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Ouvrages remarquables des écoles normales
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L'éducation du caractère
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Education morale
Education des enfants
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Martin, Alexandre
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[Librairie Hachette]
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2017-07-17
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Français
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MAG D 38 154
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
lisation qu'un tas de nos livres classiques, ou bien une liasse de nos compositions de collège, n'arrivait à la postérité, représentons-nous l'étonnement d'un antiquai1:e de l'avenir, en voyant que rien n'indique, dans ces papiers et dans ces livres, que les élèves qui s'en servaient dussent jamais avoir d'enfants. » « Bon, diraitil, cela devait être un cours d'études pour les célibataires. Je vois qu'on y portait son attention sur beaucoup de choses, particulièrement sur i'intelligence des ouvrages laissés par des peuples qui n'existaiept plus, . ou appartenant à des peuples qui existaient en~ore '(ce , qui semble indiquer que ce peuple n'en avait guère de bons lui-même); mais je ne trouve dans tout cela aucune allusion à l'art d'élever les enfants. Ces gens-là n'eussent pu être assez dénués de sens pour rester étrangers à un sujet qui implique la plus grave des responsabilités. Donc, évidemment, ceci était le cours d'études d'un de leurs ordres monastiques. » « Sérieusement, n'est-ce pas une chose iuconcevable que, bien que la vie et la mort de nos enfants, leur perte ou I.eur avantage moral, dépendent de la façon dont nous les élevons, on n'ait jamais donné dans nos écoles la moindre instruction sur ces matières à des élèves qui demain seront pères de famille? N'est-ce pas une chose monstrueuse que le sort d'une nouvelle génération soit abandonné à l'influence d'habitudes irréfléchies, à l'instigation des ignorants, au caprice des parents, aux suggestions des nourrices, aux conseils des grand'mamans? Si un négociant entrait dans le commerce sans connaître le moins du monde l'arithmétique et la tenue des livres, nous nous récrierions sur sa sottise ; nous en prévoirions les désastreuses conséquences. Si, avant d'avoir étudié l'anatomie, un homme _prenait en main le bistouri du chirurgien, nous éprouverions de la surprise de son audace et de la compassion pour ses malades. Mais que
�INTRODUCTION
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des parents entreprennent la tâche difficile d'élever des enfants sans avoir jamais songé à se demander quels sont les principes de l'éducation physique, morale, intellectuelle qui doivent leur servir de guides, cela ne nous inspire ni étonnement à l'égard des pères, ni pitié à l'égard des enfants, leurs victimes 1 ! » Faisons, dans celte critique si vive, la part _ exacte du vrai. Prenons d'abord un des cas les moins favorables, celui d'un ouvrier, d'un paysan qui n'a reçu que l'instruction la plus modeste à l'école primaire, et qui, à la suite de son mariage, se voit chargé d'élever des enfants. Bien que l'insliluteur ne lui ait point donné le moindre enseignement° de pédagogie élémentaire, il n'es t pas vrai de dire que notre homme soit, sur cette matière, dans un e ignorance complète. Il a, pour se guider, ses souvenirs d'enfance, les observations qu'il a faites pendant cet âge, et sur lesquelles il a réfléchi plus peutêtre qu'on ne le suppose; il a 1~ souvenir des lectures faites à l'école, non pas dans un livre spécial de pédagogie, mais dans les livres de lecture courante, de morale, d'histoire, et où il s·' agissait d'enfants et de parents; il a cette tradition pédagogique, qui n'est pas à dédaigner, quoiqu'elle se soit formée et se conserve en dehors de la science proprement dite; je la définissais ainsi dans l'introduction d'une étude sur la pédagogie des Grecs : « Nous ne pensons pas que les premiers paren Ls, si incultes et si grossiers qu'on les suppose, aient abandonné leurs enfants à la seule direction de la nature. La pédagogie naquit avecles premiers soins, les premiers conseils qu 'ils leur donnèrent. Comme tous les arts, elle fut d'abord bien informe et bien rudimentaire; corn me eux elle se perfectionna lentement. Grâce à
1. H. SPENCEH, Dt l'Éducalion, chap. 1•'.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
l'instinct, à l'imagination , au raisonnement, l'homme inventa des procédés no uveaux; à l'aide de l'observation il sut distingu er ceux qui lui réuss issaient, ceux qui échouaient, pour conserver et améliorer les uns, pour écarter les autres. Un penchant naturel le porta bientôt à eommuniquer les ré sultats de sa propre expérience à ses semblables, qui lui rendirent le même service. Il se forma dans chaque peuplade une tradition pour la pédagogie, comme pour l'agriculture, la métallurgie et les diITérents arts. » Que cette tradition soit, comme toutes les autres, fort imparfaite, qu'elle contienne un grand nombre de préjugés et d'erreurs, qu'ell e soit très inférieure à la vraie science, nous ne le nierons pas ; mais il nou s paraît excessif de la compter pour rien. Le père de famille qui appartient aux classes plus cultivées se trouve dans des conditions meilleures. La culture générale du monde dont il est, ses propres connaissances en physique, en hygiène, en morale, sont pour ses enfants des gages presque certains d'une éducation moins défectueuse. S'il n'a pas suivi au lycée, plus que l'autre à l' école primaire, un cours r égulier de pédagogie, il a cependant étud ié des passages d'auteurs, Xénophon, Platon, Quintilien, Montaigne, Fénelon, Rollin, où il a pu trouver d' excell ents conseils sur 1'6ducation des enfants. Toutefois, rèconnaissons-le, il n'y a pas été préparé par un enseignement régulier, et l'on peut dire que s'i l existe, dans nos écoles primaires, dans nos lycées, dans nos Facultés, des cours pour le cer tificat d'études, Je breve t, le b accalauréat, la licence, il n'y en a point dont l'obj et officiel soit de préparer à la paternilé. Faut-il donc, comme semble le demander Herbert Spencer, faire entrer la pédagogie dans le cadre des études classiques, pour cette raiso n, excellente en appa-
�INTRODUCTIOK
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rence, qu'il es l absolum ent nécessaire de donner aux jeunes gens les connaissances qui leur seront indispensables dans la vie qu'ils sont appelés à mener. S'il n'est p eul-être pas possible de les instruire, dès leurs premières années d'école, en vue de la profession spéciale qu'il s exerceront plus tard, parce qu 'il faud rait par trop multiplier les classes et les maîtres, on pe ut toujours les in struire en vue d'une profession qu'il est désirable que tou s exe rcent, cell e de père de famille. Prenons garde cependant à l'abus où des raisonnements semb lab les peuvent nous conduire et, à mon avis, nous ont déj à conduits. Cet abus consiste à la fois ·dans la surch arge excessive des programmes et dans la réduction, excessive a ussi, im posée à chac un e des maLi ères du programme pour faire place à toutes les autres . On apprend aujourd'hui un peu de tout; il y a des pessimistes qui disent que c'es t po ur se fatiguer inulilement l'esp rit et ne pas retenir grand'chose . On oublie le précepte de Montaigne, si sage, et l'on cherche trop à « meubler » la tête, lorsque l'essentiel est de la « forger ». Avec une bonne tête , une intelligence bien formée, bien ë,·eillée, à la fo is cu rieuse e t droite, il es t possible d'acquérir après le collège une foule de conn aissances dont on a besoin clans la vie; on est capable de trouver les livres nécessa ires et de les étud ier avec fruit. L'hygièn e, par exemp le, qui tient de si près à l' éducation , si, a rrivés à la maturité, nous en savo ns un peu, es t-ce parce qu'on nou s a fait là-d essus cinq ou six leço ns au lycée, ou bien parce que notre esprit curieux a.é prouvé plu s tard le besoin d'acqu érir des connaissances sur ce suj et. et a profilé des occasions qui lui étaient offertes par les a rti cles de journaux et de revues, par les livres, par les conférences et les co urs publics? Au lycée même, pourvu qu'on en mette les moyens à sa disposition et qu 'o n lui accorde dans une
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 6 certaine mesure la liberté nécessaire, le jeune homme ne peut-il pas· se meubler la tête, en dehors des cours réguliers, par son travail personnel, si fructueux, même lorsqu'il est un peu guidé par la fantaisie? Je suppose que notre lycéen, au lieu d'être un gamin qui ne demande qu'à réagir par la dissipation contre un régime trop étroit et trop sec, soit un esprit déjà curieux et capable de lectures solides : placez dans sa bibliothèque quelques ouvrages intéressants de pédagogie; dites-lui en un mot, et invitez-le à les lire dans ses moments de loisir. Cela vaudra mieux pour lui, même en vue de sa future famille, qu'un cours en quelques leçons qui lui prendrait un peu de son lem ps de travail officiel, si avi-· dement disputé par les autres éludes. N'oublions pas non plus que chaque étude doit être entreprise dans l'âge qui lui est propre, et qu'il n'est pas à propos de faire suivre un cours sur l'éducation des enfants à des auditeurs qui sont encore un peu enfants; ils n'ont pour cela ni le sérieux ni la maturité désirables. Contentons-nous des idées qu'ils puiseront euxmêmes dans leurs lectures et qu'ils s'approprieront lorsqu'elles seront à leur portée. Le moment favorable pour entretenir les jeunes gens de la pédagogie me paraît être celui où ils cessent d'être des écoliers pour devenir des étudiants. Alors la vie pratique se rapproche d'eux; ils sont sur le point d'y entrer et d'en contracter les sévères obligations. Leur esprit est plus formé, plus capable d'idées sérieuses. Ils ont même cet avantage d'avoir encore, tout en commençant à être des hommes, un souvenir assez frais de leur enfance. Car, il fout bien le reconnaître, un grand écueil pour les maîtres qui s'occupent de pédagogie, c'est d'oublier l'enfance dont l'éducation est leur objet, pour se placer trop exclusivement à leur point de vue d'hommes mûrs. Que se passe-t-il quelquefois, par
�INTRODUCTION
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exemple lorsqu'on élabore des programmes d'enseignement? Pénétré qu'on est de l'importance de certaines études, de l'excellence de certains auteurs, on fait entrer ces études et ces auteurs dans les programmes, avec l'entière conviction que l'on rend un indispensable service à la culture générale de l'esprit. Mais on néglige de se demander si l'étude qui contente notre curiosité scientifique ou qui sert nos intérêts pratiques, si l'auteur qui charme notre goût et fortifie notre pensée sont bien à la portée des jeunes gens auxquels nous les imposons. Je me trouvais un jour avec un de mes anciens élèves, devenu un très aimable et très intelligent médecin : nous causions de la classe de rhétorique que je lui avais fait faire, et en particulier de certaines versions de Sénèque sur la brièveté de la vie, sur le mépris de la mort. « Nous les expliquions, me disait-il, littéralement, et nous les traduisions en un français plus ou moins correct; mais au fond nous ne les comprenions pas; à seize ans on ne réfléchit pas sur la brièveté de la vie; on donnerait des mois de sa vie pour arriver plus vite aux vacances; on en donnerait des années pou1· arriver plus vite au baccalauréat; on ne craint ni ne méprise la mort; on n'y pense pas un instant. » Moi-même, lorsque, pour satisfaire aux exigences des programmes, j'expliquais avec mes élèves des épitres d"Horace, je me demandais avec quelque inquiétude s'ils pouvaient saisir les finesses de ces causeries d'un sceptique mûri par l'âge et l'expérience de la vie au milieu d'une grande capitale comme l'était Rome, causeries adressées à des esprits fins et mûrs comme le sien, à Torquatus, à Mécène, à Auguste. On néglige aussi quelquefois de se demander si le total des heures de travail intellectuel que l'on exige des jeunes gens n'excède pas la limite de leurs forces, et si un élève qui conserve souvent, et heureusement, l'étour-
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
derie de son âge, le besoin de mouvement, d'exercice corporel, de distraction, ne pliera pas sous le fardeau qu'un homme plus mûr soulève courageusement et porte avec constance. Il y a chez Rabelais une suite de chapitres fameux dans l'histoire de la pédagogie; ce sont ceux où, en nous racontant « comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline qu'il ne perdait heure du jour», il nous trace les règles de la bonne "' éducation telle qu'il la comprenait lui-même. Je ne puis m'empêcher de penser que Gargantua seul était capable de soutenir un lel régime, malgré les récréations et la gymnastique qui le tempèrent, et que la capacité de son intelligence, semblabfe à celle de Rabelais, et encyclopédique comme elle, égalait au moins l'extraordinaire capacité de son estomac. Je demande- pardon de m'être laissé entraîner iJ. cette digression sur un sujet qui me tient à cœur. Je reviens /t mon idée de tout à l'heure, et je crois que la jeunesse, en raison <le la fraîcheur des souven irs qu'elle conser ve de l'enfance, est un bon âge pour comprendre certaines questions de pédagogie dans lesquelles les intérêts des enfants sont en jeu. Pour ces motifs, un cours de pédagogie me semble bien placé dans une Faculté des lettres. Mais il y en a d'autres encore. J'estime que c'est nn bon moyen d'entretenir une littérature que je trouve utile entre toutes, la littérature pédagogique, celle qui comprend les ouvrages sur l'éd ucation, dont la lecture est assurément profitable pour les personnes chargées de la partie pratique d'une œuvre aussi importante, pour les pères, les mères, et aussi les instituteurs de la jeunesse. Cerles, ce genre compte déjà d'admirables ou d'estimables modèles. Il est possible que beaucoup de temps soit nécessaire pour qu'il sorte de nos cours des lines comme les Pensi!;es de Locke sur
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l' éducation, l'Jiducation des filles de Fénelon, l'Émile de Rousseau , ou même l'Éducalion p1°ogressiue de Mme Necker de Saussure. Cependant il en est de lap é- · dagogie comme de la philosophie, dont l' enseigne ment supérieur entretient le goût et pratique le culte , bi en que les professeurs de philosophie ne produisent pas chaque année des livre s qui se puisse nt co mparer à la Recherche de la vérité de Malebranche ou à !'Éthique de Spino sa. On ne doit pas s'immobiliser el s'endor mir dans l'étude indéfini e des mod èles , ni s'e n tenir éternelJ cme nt au rôle de co mm entateu r. Il faut essayer de produire soimême, ne fût-ce qne des œuvres modestes, reprendre les sujets déjà traités, tout en s'inclinant devant les maîtres et en s'inspira nt d'eux, parce qu'il n'es t pas, surtout en pédagogie, de si bon ouvrage qui ne porte la marque de son époqu e, et qui, à un certain mom ent, ne réponde plus enti èremen t aux nécessités de l'heure ac tuelle. J.-J. Rousseau, par exempl e, déclare qu e la République de Platon est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait. Mais , comme j e me suis permis de le dire autre part, « un homm e de notre temps se tromperait sing ulièrement s'il allait demand er à la Rr'publique, sur la foi d'une telle recommandation , des conseils suivis pour l' éduca tion de ses enfants. Il y trouve rait un assemblage extraordinaire des idées métaphysiques les plus é levées et des utopies sociales les plus condamnables, l'intelligence et la passion des arts en lutle avec le souvenir et l'adm iration des lois faites par Lycurg ue ponr un peuple aussi brutal que borné, les grâces libres d'Athènes, la dure contra inte de Sparte, ce mélange de folie et de raiso n que les modernes ont désigné so us le nom de fan taisie, beaucoup d'obse rvations fines et justes sur l'enfance en m ême temps que le dédain du rêveur pour la réalité, et en somme un nombre assez restreint de règles cl 'un e application pratiqu e et
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durable » Locke a surtout en vue l'éducation des enfants de l"aristocratie anglaise à la fin du xvu 0 siècle. L'Émile, rrialgré l'originalité de Rousseau et l'utilité généràle d'un grand nombre de ses remarques, contient cependant bien des parties qui se sentent trop des paradoxes de l'auteur ou des préjugés de son temps pour que nous les étudiions autrement que par cu riosité. Rousseau croyait donner des règles universelles, qui pussent être appliquées en tout temps et à tous les hommes. « Dans l'ordre naturel, disait-il au commencement de son livre, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève à l'épée, à.l'Eglise, au barreau, peu m'importe. Avant la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre .... Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre élève l'homme abstrait, l'homme exposé à tous les accidents de la vie humaine 2 • » Ne reconnaissons-nous pas là une des conceptions les plus caractéristiques de la fin du xvm• siècle, et aussi une des plus discutables, celle de l'homme abstrait, placé en dehors des conditions si · importantes de temp8, de lieu, de classe, de race, etc., pour lequel on fabrique de toutes pièces, avec une logique souvent désastreuse, des règles abstraites d'éducation, des constitutions politiques et des lois civiles abstraites, conformes à ce qu'on croit être la raison, et .d ont la force des choses concrètes, moins faciles à manier, se charge tôt ou tard de faire voir l'absurdité. Nous devons être aujourd'hui trop pénétrés par l'his1. Les clocfrines pédaqogiques cles G1·ecs, chap.
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2. Émile, liv. Je,.
�INTRODUCTION
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toire et par les sciences naturelles pour admirer l'Érnile, et surtout le système d'après lequel il a été conçu (ainsi que le Contmt social dans un autre genre), avec la même complaisance que les contemporains. On pourrait prouver par bien d'autres exemples encore que les grandes œuvres pédagogiques ont toutes leur côté faible, leurs imperfections, leurs lacunes, et ne sauraient constituer à e!Jes seules la littérature spéciale dont nous parlons en ce moment. Je ne pense pas non plus qu'.on doive se r:ontenter des nombreuses productions pédagogiques dont les auteurs appartiennent à l'enseignement primaire; sans doute, elles sont souvent des plus estimables, et leurs auteurs y font preuve de beaucoup de bonne volonté et d'expérience; mais ils s'adressent à un public trop spécial et se placent à un point de vue trop restreint pour que ces productions suffisent, avec les grandes œuvres du passé, à composer une vraie bibliothèque pédagogique. La pédagogie n'est pas exclusivement, comme certaines personnes le croient encore, du domaine de l'enseignement primaire. Il est vrai que l'enseignement primaire a devancé les autres clans cet ordre d'études, et que, jusqu'à présent, il s'y était à peu près seul établi. Ainsi ses examens professionnels les plus importants, ceux de la direction et du professorat des écoles normales, celui de l'inspection, comprennent des épreuves _crites de pédagogie. Les agrégations de l'ené seignement secondaire n'en comprennent point. Il y a encore des maîtres de l'enseignement secondaire qui se font de la pédagogie une idée bizarre, qui la considèrent comme une spéculation mystérieuse dont les initiés ont seuls le secret dans les écoles normales primaires. Je recevais dernièrement la visite d'un jeune homme, maître répétiteur dans un de nos lycées de l'Est. Il m'exposa que la licence ès lettres· était difficile,
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qu'elle ne conduisait pas sûrement à un bon poste dans les collèges communaux, qu'il avait songé à un autre examen, celui du professorat des écoles normales, dont il attendait de meilleurs résullats, mais qu'il y avait dans cet examen une composition écrite de pédagogie, et que, n'ayant pas la moindre idée de ce qu'était la pédagogie, il me priait de vouloir bien l'aid er de mes indications et de mes conseils. Ainsi voilà un universitaire chargé de fonctions que je trouve difficiles et importantes, bachelier, intelligent el, j'aime à le croire, laborieux, qui déclare n'avoir pas la moindre connaissance de la pédagogie! M'avancerai-je beaucoup en disant que la plupart de nos maîtres répétiteurs sont dans le même cas, et qu'ils ne se sont jamais, ni par l'enseignement ni par la lecture, initiés à la science de l'éducation? Et nos professeurs eux-mêmes? Dans quelles conditions, à cet égard, commencent-ils leur métier et fontil s leurs premières classes? Je garderai toujours le sou venir de mes débuts comme professeur de rhétorique devant quelques jeunes méridionaux très dociles et assez attentifs. Si je cite mon cas, c'est qu'il est encore un peu ce lui de la plupart des débutants . A cet égard, les choses n'ont pas sensiblement changé. Quelle préparation professionnelle apportai-je? Aucune. Du caractère des jeunes gens, je ne savais que ce que j'avais observé en moi-mèrne ou chez mes camarades, en y ajoutant quelques souvenirs d'auteurs classiq nes. Personne ne m'avait enseigné non plus comment on tient une classe sous Je rapport de la discipline, comment on en dirige les exercices, comment on corrige des devoirs d'écoliers, comment on fait réciter des leçons, comment on explique des auteurs. J'avais bien, pour me guider, le so uvenir de mes anciens maitres; mais, comme tous les co llégiens, je les avais jugés
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et appréciés avec beaucoup de présomption, et, à certains égards, autant d'inexactitude, plaçant très haut ceux qui m'avaient amusé, qui avaient su briller devant leur classe, moins haut des maîtres plus modestes et plus solides; ce souven ir , sur des points importants, était assez vague et ne pouvait pour moi se cônvertir en règles précises de condu ite . J'avais donc à faire presque tout mon apprentissage, à mes dépens et aux dépens de mes élèves. Quand on a des qualités naturelles de professeur, on le fait assez vite, cet app rentissage en pleine classe; mais, si l'on se rappe lle les fautes et les bévues qu'on a commises pendant sa durée, on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait mieux valu le faire ailleurs, et arriver devant les premiers élèves mieux préparé au métier, moins novice. D'autant plus qu'il y a des maîtres assez malheureux pour que ces fautes et ces bévues décident de toute leur carrière, et qui, moins assurés que d'autres, moins habiles, ne savent ni les dissimuler ni les réparer. On leur eût rendu, par une bonne préparation pédagogique qui les eût mis en garde, un très grand service . L'enseignement primaire est vraiment privilégié à cet égard. Les futurs instituteurs suivent, pendant les trois années d'école normale, des cours réguliers de pédagogie. En outre, à chaque école normale est annexée une éco le primaire où ils vont faire, à de fréquents intervalles, connaissance avec les enfants, et apprendre la pratique du métier, so us la direction d'un maître spécial. Aucune organisation de ce genre n'existe encore dans l'enseignement secondaire. Les _jeunes gens qui se destinent au professorat des lycées et des collèges auraient cependant besoin, aussi bien que les instituteurs, de suivre des cours de pédagogie et d'être initiés, sous la
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direction de maîlres capables, à la pratique de leur rnélier. Les élèves de l'Ecole Normale supérieure vont bien, quelqu es semaines avant leur sortie définitive, faire la classe dans les lycées de Paris; mais je doute fort qu'un e épreuve aussi courle, pendant laquelle ils sont presque toujours livrés à eux-mêmes, et, d'aulre part, fort distraits par le souci Je l'agrégalion, soit sufOsante et puisse être corn parée, pour les résultats, aux trois années d'apprentissage à l'école annexe. Quant aux boursiers des Facultés, qui constituent, au sein de chacune d'elles, une école normale plus modeste que celle de la capitale, mais appe lée cependant à rendre de très grands services à l'ensei gnement secondaire, il e~t temps, croyons-nous, de songer à eux pour la prép·a ration pédagogique, et dïnslituer, au profit de ces futurs maîtres, des conférences pratiques où on leur parlera d'une manière plus régulière et plus suivie, avec plus de méthode qu'autrefois, des enfants qu'ils vont bienlôt diriger, de la classe qu'ils vont bientôt faire. Je ne pense pas toutefo is que l' enseig nement de la pédagogie dans une Faculté des lettres doive se restreindre à ces conférences pratiques, destinées surtout aux boursiers de licence et d'agrégation , et fermées au grand public. Il y a dans la pédagogie une foule de questions générales, assurément les plus imporlantes, qui intéressent tout le monde et sur lesquelles il es t utile d'attirer l'attenlion des personnes cultivées, de tout âge et de toute profession, qui constituent l'auditoire des cours publics dan s les Facultés. Il est uti le, à mon avis, d'en· lretenir parmi elles ce mouvement d'études pédagogiques, presque nouveau en France, qui coïncide avec le relèvement de notre pays après les désastres de 1870, et dont certaines publications remarquables semblent avoir donné le signal; nous voulons parler du livre de
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M. Michel Bréal, intitul é Quelques mots sur l'instruction publique en France, de la célèbre circul aire ministérielle de M. Jul es Simon en 1872, de l'ouvrage du même auteur sur La réform e de l'enseignement secondaù-e, etc. Dep uis, des revues spéciales, fort estim ables, se sont fondées, avec l'intention d' étudier les questions pédagogiqu es qui se rapportent aux troi s degrés de l'en seignement, primaire, secondaire, supérieur. Les journaux politiques eux-m êmes réservent aujourd'hui à ces questions un e place parfois assez importante , ce qui p·r ouv e qu'elles intéresse nt le grand pub lic de leurs lecteurs. La pédagogie, si modeste autrefois, a fait invasion da ns la politique, ou, si l'o n veut, la politique a fait invasion chez elle; les c)Joses de l'éducation , de l'ense ignement entrent pour un e bonne part dans les préoccupations des homm es d'État; ell es font l'obj et de discussions arden les dans les Parlements, la presse, les r éunions, en un mot au sein du monde politique. Dans une chaire de Faculté on doit les envisager au point de vue élevé de la philosophie pédagogique, en laissant aux partis en lutle tout ce que certaines d'entre elles peuvent avoir d'irritant.
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Par so n objet, qui est pratique et qui consiste dan s l'éducation des enfants, la pédagogie est un art; ell e ne cherche pas seul ement à connaître la réalité, ce qui est le propre de la sc ience, elle a la prétention d'agir sur la réalité pour la modifier, ce qui est le propre de l'art. Mais, en pédagogie corn me ai lleurs, la science précède nécessairem ent l'art. Comment, en effet, agir sur la réalité, si on ne la con naît pas dans un e certa in e mesure?ll
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est superflu, du reste, de démontrer que les progrès de l'art sont en rapport avec ceux de la science, ceux de la métallurgie, par exemple, avec ceux de la chimie, ceux de la médecine avec ceux de l'anatomie et de la physiologie, etc., et que l'étude de la science doit toujours marcher avec celle de l'art, et toujours en la précédant. Ainsi l'étudiant en médecine étudie d'abord l'anatomie, la physiologie, la pathologie, avant d'aborder la médecine proprement dite. L'homme d'État ne ferait pas mal d'étudier les difl'érentes branches de la science générale qu 'Auguste Comte désigne sous le nom, très mal fait, de sociologie, avant de pratiquer cet art si délicat qui s'appelle la politique. Quelle est donc la connaissance scientifique qui doil précéder la pratique de l'art en pédagogie? C'est celle de l'enfant. Mais l'éducation de l'enfant a un double but, qui est de former son corps et de former son âme. « L'éducation, dit Socrate dans la République de Platon, forme l'âme par la musique, qui comprend les exercices de l'esprit, et le corps par la gymnastique. » Aussi la connaissance du corps de l'enfant, de la structure et du fonctionnement de ses organes, estelle le préambule indispensable de l'étude pédagogique de la gymnastique; et la connaissance de l'âme de l'enfant, de la manière d'être et du fonctionnement de ses facullés, doit-elle précéder l'élude pédagogique des procédés à employer dans l'éducation intellectuelle et morale. La pédagogie, en tant que science, n'a donc pas un domaine absolument propre. Elle appartient, d'une part, aux sciences biologiques, à la somatologie, et, d'autre part, aux sciences philosophiques, à la psychologie. Ce qui semble la distinguer, c'est qu'elle étudie pl'us particulièrement le corps et l'âme de l'enfant. Mais cette étude plus particulière, si la somatologie et la
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psychologie se faisaient d'une manière complète, serait déjà comprise entièrement dans ces deux sciences, comme l'étude du corps et de l'âme du vieillard. Il y a dans le corps et dans l'âme de l'homme des faits généraux, qui commencent avec la vie et ne cessent qu'à la mort; il y a des faits spéciaux aux différents âges, qui doivent être relevés par la science aussi soigneusement que les autres, d'autant plus que souvent ils les éclairent et les expliquent. On pourrait dire que la pédagogie, comme science, n'a pas d'existence réellement distincte, et qu'elle emprunte toutes ses données à d'autres sciences. La psychologie de l'enfant est une des parties les plus difficiles de la psychologie en général. En effet, la psychologie procède par l'observation, intérieure et extérieure. Dans l'observation intérieure par la conscience, l'homme est à la fois sujet observant et objet observé. Dans l'observation extérieure il cherche à passer de la connaissance des actes d'autrui visibles pur les sens à celle des faits de l'âme dont ces actes sont le résultat. Les faits de l'âme chez autrui ne sont connaissables pour nous qu'uutant que nous les avons, dans une certaine mesure, observés en nous-mêmes; car nous ne pourrions pas plus en avoir l'idée que l'aveugle-né ne peut avoir l'idée des couleurs, ou le sourd de naissance l'idée des sons. L'enfant est un observateur très imparfait de lui-même; il est trop atliré par le monde extérieur, trop distrait, trop peu formé encore sous le rapport de l'intelligence, pour être capable de celte attention, de cette réflexion subjective par lesquelles s'exerce l'observation psychologique. Le !lot des phénomènes s'écoule en lui sans qu'il en reste dans sa mémoire aut_re chose que des souvenirs relativement rares, si l'on en compare le nombre à celui des phénomènes écoulés. L'activité de notre 2
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pensée est prodigieuse pendant les premières années de la vie, si l'on en juge par les résultats, c'est- à-dire par les innombrables connaissances qu'alors nous avons acquises. Quels procédés notre esprit a-t-il su iYis pour les acquérir, comment se so nt développés nos instincts primitifs, se sont exercées nos premières tendances, s'est cons titu é notre caractère, dont les traits principaux sont déjà visibles lorsque à peine nous arrivo ns à ce qu'on appelle l'âge de raison? Aucun de nous ne le sait en ce - qui le concerne. Un mot de Guizot, rapporlé par sa (ille, m'a beaucoup frappé, parce que j'y trouve, bien que sous une forme un peu trop abso lue, l'expression de ce que je crois la vérilé. « Mes souvenirs ne remontent pas plus loin , disait-il en parlant de son année de philosophie; c'est alors seu lement que j'ai commencé de vivre 1. » A ce lte observation in Lime de l' enfant par lui-m ême, qui serait la plus féconde en renseignements précieux, il faut donc que supplée en grande partie l'observalion des enfants pratiquée par les hommes d'âge mûr. Mais la principale difficulté, c'est que celui qui observe dans ces conditioru; se trouve dans un état d'âme très différent de celui qu'il observe; il doit faire les plus grands efforts, d'une part pour ne. pas attribu er aux enfants ses propres sentiments, ses propres pensées, d'aulre part pour comprendre et pénétrer des pensées et des sentimenls qui ne sont plus les siens et dont il a perdu, dont peut-èlre même il n'a jamnis eu le souvenir. Il y a des pensées d'enfants que les enfants seu ls peuvent penser, des sen tim ents d'enfants que les enfants seuls peuvent éprouver. Cette observation psychologique de l'enfance est le point de départ, le préambule indispensable de la péda1. M. r:ui:ol dans sa famille, par Mme
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gogie; mais elle apparLient à une science qui n'est pas la pédagogie elle-même. La pédagogie est un art. Elle prend la nature telle qu'elle la trouve et s'efforce d'agir sur elle par certains procédés en vue d'un certain but. Ce but même, ce n'est pas elle qui se l'assigne. Le hut de l'éducation est le même que celui de la vie; le déterminer appartient à la spéculation qui porte le nom de morale . On ne peut élever l'enfant qu'en vue des fins de l'homme lui- même et d'après la conception qu'on s'en est faite; or Ja question des fins de l'homme est essentiellement du domaine de la morale. La pédagogie se trouve donc placée entre la psycho logie, qui lui fournit la connaissance de son point de départ (n'oublions pas non plus les sciences biologi ques, en ce qui concerne l'éducation phy ique de l'en·· fant), et la morale, à laquelle elle doit sa conception du but où tend l'éducation. Aussi a-t-elle des rapports étroits avec les sciences philosophiques, et un professeur de pédagogie est-il forcé de pénétrer souvc11t dans le domaine de ces sciences. Elle n'est même pas étrangère à la politique, en prenant ce mot dans son acception la plus élevée. J.-J. Rousseau distingue l'ordre social de l'ordre naturel, et l'éducation donnée en vue du premier de celle qui est donnée en vue de l'autre; c'est cette dernière seulement que recevra son Émile; en sortant de ses mains, il ne sera, dit-il, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre , il sera premièrement homme. Il y a, dans une telle conception, une part de justesse, et aussi de l'excès. L'éducation ne doit pas être, il est vrai, uniquement professionnelle; mais elle ne doit pas non plus être uniquement générale et, comme dit Rousseau, abstraite, parce qu'il n'y a pas d'homme abstrait, et que tout homme, outre sa profession d'homme, doit en exercer une autre plus déterminée, qu'il est mauvais de
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ne pas avoir un peu en perspective lorsqu'on l'élève. C'est pourquoi il est désirable que la pédagogie ne soit pils entièrement étrangère aux éludes sociales, et que ceux qui la professent aient quelque idée des besoins, des tendances, des nécessités de la société à laquelle ils appartiennent. Rien ne serait, à mon a vis, pl us funeste que l'ignorance et l'erreur en pareille matière. Car on peut faire à cet égard de bien mauvaise besogne dans les écoles de tout ordre; on en peut faire sortir bien des inutiles et des déclassés. A la pédagogie proprement dite appartient l'étude des procédés par lesquels il est possible d'exercer, en vue d'un but déterminé, une action durable sur le corps, l'intelligence et le caractère de l'enfant. J'ai dit précédemment, lorsque j'ai parlé de la tradition en pédagogie, comment ces procédés avaient été à l'origine imaginés, choisis, améliorés et transmis. Il est évident que la pédagogie, comme les autres arts, a suivi les progrès de la civilisation. Un moment est aussi arrivé pour elle où,. à la tradition populaire, s'est ajoutée l'étude réfléchie, et où l'éducation des enfants est devenue l'objet de recherches plus ou moins sérieuses. Mais il a fallu un très long temps pour que l'enseignement pédagogique se constituât sous une forme véritablement didactique, pour qu'il fût donné suivant une marche régulière. méthodiquement. Ce progrès est à peu près contemporain de nous. Parcourons, en effet, d'un rapide regard les œuvres importantes du passé qui ont pour ohjet principal ou accessoire l'éducation des enfants. Chez les Grecs, ain si que je l'ai dit dans un travail sur leurs doctrines pédagogiques, « on trouve dans Platon, dans Aristote, dans Plutarque, d'utiles conseils, des aperçus ingénieux et quelques vues profondes : mais aucun d'eux ne nous a laissé une forte conception d'ensemble. Le trait
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commun que l'on remarque chez tous, c'est une sorte d'abandon, un certain dédain de l'analyse méLhodique et de la recherche approfondie. Leurs ouvrages (en ce qui regard e la pédagogie) ne sont encore que des essais, des esquisses parfois un peu con fuses, dans lesquelles il est plus ou moins facile de déterminer ce qui revient à l'originalité de l'auteur et ce qui appartient plutôt à son pays et à son temps. Il est regrettable que la pédagogie n'ait pas eu son Hippocrate, et qu 'elle n'occupe qu'un ran g assez inférieur dans ce que l'antiquité grecque nous a lég ué en spéculations de tout genre 1 .» Chez les Latins, nous avons Quintilien et son Institution oratoire, où la pédagogie n'occupe qu'une place restreinte et disparaît assez vile devant la toute-puissante rhétorique, à laquelle l'auteur a ttachait une bien aulre importance. On peut citer quelques ouvrages du moyen âge et de la Ren aissance, comme le petit traité de Gerson : De parvulis trahendis ad Christurn, le livre d'.tEg idius de Columna sur l'h'ducation des princes, le De liberorurn educatione, d'.tEneas Sylvius Piccolomini, les deux traités d'Érasme : De pueris statirn ac liberalitei· instituendis et De civilitate rnorurn pueriliurn; celui de Sadolet : De liberis recte instituendis liber, etc. Aucun d'eux n'est arrivé à une renommée durable et n'intéresse guère d'autres personnes que les purs érudits. Rabelais et Montaigne ont touché à la pédagogie par occasion seulement, et rien, dans ce qu'ils en ont dit, ne ressembl e à un tl'aité. Le xvu 0 sièc le luimême ne nous offre pas un seul grand livre où toutes les questions qui se rapportent à la pédagogie soient embrassées dans leur ensemble et examinées en délai!, avec les proportions qui conviennent à chacune d'elles;
'1. /,es Doctrines pédagogiques des Gi·ecs. Conclusion.
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les ouvrages de ce siècle qui traitent de l'éducation offrent de très intéressantes parties, mais sont ou trop incomplets ou écrits en vue d'un objet trop spécial pour qu'on leur demande un enseignement général et méthodique. Ainsi Port-Royal songe à élever dans ses Petites Écoles de jeunes chrétiens suivant l'esprit austère de sa doctrine; Mme de Main tenon pense, avant tout, dans ses Lettres, Avis, Enti'eliens et Conversations, aux dames et aux filles de Saint-Cyr; c'est à la prière du duc de Beauvillier, qui avait huit filles à élever, que Fénelon composa, en 1680, son petit traité JJe L 'Éducation des filles, après avoir médité sur ce sujet lorsqu'il était directeur du couvent des Nouvelles Catholiques, c'est-à-dire des jeunes protestantes converties à la suite des ordres royaux qui préludaient à la révocation de l'édit de Nantes. En pays protestant, les excellentes Pensées sur l'éducation, du sage Locke, parues à Londres en 1693, sont visiblement écrites au courant de la plume, sans grand souci de composer un ouvrage ordonné et complet. Le Traité des études de Rollin est un livre de collège, une paraphrase de Quintilien en beaucoup d'endroits, plus capable d'intéresser les régents que le grand public. Le premier livre sur l'éducation qui mérite véritablement le nom de traité, et qui se présente à nous avec un ensemble d'idées générales et de détail mûries, ordonnées, développées, de manière à former une œuvre suivie, complète et forte, c'est !'Émile, de J.-J. Rousseau, qui ne date que de 1762; aussi fait-il époque dans l'histoire de la pédagogie, et exerça-t-il une influence très grande, non seulement sur la nation française, pour laquelle il était écrit, mais aussi sur l'étranger; il a inspiré .presque tous les éducateurs allemands. Après lui, aucune œuvre pédagogique n'est arrivée à la gloire; aucune n'a mérité, par des qualités aussi puissantes, de remuer les esprits et d'agir sur
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l'éducation. Il a paru de nos jours un grand nombre d'œuvres sérieuses, qui tendent de plus en plus à faire de la pédagogie l'objet d'une étude méthodique et complète, mais qui ne parviennent pas à dépasser ce que l'on appelle le succès d'estime, ni à sortir d'une demiobscu rité pour arriver au grand jour et s'imposer à l'alten lion publique. En somme, la littérature pédagogique est loin de valoir, par l'abondance et l'éclat de ses productions, telles autres littératures spéciales, comme celles qui traitent de la phi losophie, des sciences physiques et naturelles, de la médecine. Est-ce donc que la pédagogie elle-même n'intéresse point autant le public, ou qu'elle ne so it pas l'objet d'un mouvement d'esprit aussi ac.tif que les autres spéculations, qu'elle languisse dans l'inertie, qu'elle ne fasse pas de progrès comme les sciences et les arts en général, que les découvertes y soient rares, qu'en dehors de quelques préceptes de bon sens, de quelques remarques faciles à faire sur les procédés de l'éducation, elle n'ait rien de bien nouveau à nous apprendre, qu'elle soit incapable de donner lieu à un enseignement vivant? Il serait trop long de rechercher les causes de cette infériorité relative où elle est restée clans le passé. J'en indiquerai seulement une, c'est la position intermédiai re qu'elle occupe, comme je l'ai montré tout à l'heure, entre deux spécu lations de premier ordre, la psychologie et la morale, et les limites mal déterminées qui l'en séparent; les grands psychologues et les grands moralistes onl fait souvent de la pédagogie avec un éclat qui a rejailli sur ces deux spéculations plutôt que sur la pédagogie ell e-même. Les recherches pédagogiques ne doivent pas, à mon. avis, se faire uniquement dans l'enceinte des Facultés (je laisse de côté l'enseignement, plus spécial et plus
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restreint, qui se donne sur ces matières dans les écoles normales d'instituteurs), pour venir ensuite à la connaissance du public. Il y a des cenlres d'étude où la pédagogie peut être cullivée avec le plus grand fruit; ce sont, dans les établissemenls secondaires, ces réunions des professeurs que M. Jules Simon a essayé de · remettre en honneur par sa circu laire du 27 septembre i872. Je n'oserais affirmer qu'elles n'ont pas un peu langui depuis, et j'ai entendu plus d'une fois l'une des critiques les plus graves que le personnel si dislingué et si dévoué de nos lycées ait élevées contre cette utile inslitulion , à savoir son peu d'effet pratique. Assurément, il est pénible, à cerlains égards, de se livrer à des discussions sérieuses, en ayant en vue un résullat pratique, et de se voir réduit au rôle académique d'un corps savant, qui n'a ni le pouvoir légi slatif ni celui de l'exécution. Mais en supposant même, ce que je ne crois point, que les résolutions prises par les réunions de professeurs soient fréquemment condamnées à ne pas aboutir, les questions qu'on y agite n'en perdent pas pour cela leur intérêt. Il en est de même dans tous les ordres d'études pratiques. Assurément ce ux qui recherchent. le meilleur syslème d'impôts et qui arrivent à des conclu sions précises ne s'allendent pas à les voir transform.e r sans délai en lois et en règlements officie ls. Que d'études et de discussions sont nécessaires pour que l'opinion se forme sur une question, pour qu'il en résulte un mouvement puissant, qui entraîne l'action définilive de l'État. C'est déjà rendre un grand service au pays et obtenir un résullat précieux que de ne pas laisser les questions lan gui r, pour ainsi dire, au milieu de l'indifférence généra le, ce qui se rt merveilleusement la routine. Celles qui se rapporlent à la pédagogie ont du reste en ellesmêmes un intérêt purement spéculatif, qui, sans autre
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préoccupation, suffit pour attirer sur elles l'attention des esprits sérieux. Il est une partie de la pédagogie pratique pour laquelle la collaboration des professeurs pourrait être utilement sollicitée, et serait, j'en suis sûr, accordée de grand cœur; c'est la discip line intérieure des établissements auxquels ils appartiennent, en prenant ce mot de discipline dans un sens noble et large , et en désignant par là ! 'étude, le maniement, l'amélioration des caractères. Dans un grand établissement secondaire, la tâche de l'éducation des enfants est vraiment écrasante pour celui qui le dirige, sinon impossible. Quels sont, pour celte tâche si importante, si redoutab le, ses collaborateurs intimes et de chaque instant? Ce sont, non pas les professeurs, qui passent chaque jour si peu de temps dans la maison, mais de jeunes maîtres répétiteurs; c'est avec eux que le chef s'entretient des qualités morales et des défauts de ses élèves, échange des observations pédagogiques, traite des questions essentielles et capitales d'un art aussi difficile. Si nos professeurs y prenaient une part plus grande, eux dont le talent d'écrivain s'exerce volontiers sur d 'autres questions, peut-être moins importantes, que d'observations fines, que de remarques précieuses, que de bons ouvrages viendraient enrichir la littérature pédagogique et serviraient à notre enseignement! Enfin nous irons jusqu'à dire que tout père de famille intelligent et cu ltivé peut se livrer avec succès à nos recherches dans le cercle restreint de sa famille. Qu'il observe attentivement ses enfants sur divers points de leur développement physiqu e, intellectuel, moral; qu'il se rende un peu comple de la manière dont se forment leur esprit et leur caractère, et qu'il consigne ses remarques dans des notes prises au jour le jour. Ce journal de pédagogie intime, rédigé simplement par un
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père de famille perspicace, serait un document des plus précieux et vaudrait, dans sa simplicité, plus que beaucoup d'ouvrages composés avec des prétentions d'autem. L'éminent helléniste M. Émile Egger nous en a donné l'exemple dans son opuscule si intéressant intitulé Le développement de l'intelligence et du langage chez les enfants. La Revue philosophique, dirigée par M. Ribot, publie de temps à autre de très curieux travaux de ce genre. La pédagogie est un art que tout le monde pratique plus ou moins , mais la plupart du temps, comme M. Jourdain. faisait de la prose, sans le savoir. Réfléchissons davantage aux procéd és, co mplé tons et redressons par un savoir convenablrment acquis ce que la tradition présente de défectueux et d'incomplet, nous rendrons le plus grand service à ce que nous avons, à ce que la patrie a de plu s cher, aux enfants. J e serais, quant à moi, fort heureux si cet otnragc pouvait y contribuer pour une petite part.
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CHAPITRE PREMIER
Définition du caractère. - L'éducation, œuvr,3 de la liberté de l'homm e, modifie la n ature. L'œ uvre de la ualure doit- elle êlr0 modifi ée? cs l- e .lc bonne ou mauvai se? Opinions optimiste et pessimi s te. - Recherche de cc qu'elle es l réellement. Instincts primitifs qui rapprochent l'ho mm e de la bê le et l'an iment dan s la lutte pour l'existence. -Classi ficalion théologi'jue des défauts : la triple concupiscence. - Classification des mobiles de la volonlé dan s Mme Necker de Sa uss nre. - Les in s lincls primitifs ci dess us dés ignés peuvent se ramener à l'égoïsme. - La double face de la natul'C humain e.
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En commençant une étude sur l'éducation du caractère, il convient de définir exactement ce que nous entendons par le mot de « caractère », si souvent employé. Ouvrons un dictionnaire usuel, le Littré abrégé par exemple; nou s y lisons : « Caraclère : ce qui distingue, au moral, une personne d'une autre; nature, naturel, mœurs, sentiments ». Cette définition, qui serait à peu près celle que donnerait le premier venu interrogé sur le sens qu'il attache au mot dont il s'agit, nous paraît un peu vague et confuse. On peut entendre par le naturel d' un homme, au moral, la manière d'être de son âme, telle qu'elle est naturellement, abstraction faite de l'action exercée sur elle postérieurement à la naissance par les autres hom-
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mes, par l'éducation, par les circonstances, par le monde extérieur. Encore est-il à peu près chimérique de croire que l'on peut connaître cette manière d'être à l'état exclusivement natif, puisque au moment de la naissance il est impossible de rien apercevoir du moral de l'enfant, et qu'à ce moment même commence à s'exercer sur lui l'action des autres hommes, de l'éducalion, des circonstancP.s, du monde extérieur. Il est certains traits qui, par suite de celte action, ne se manifesteront jamais, d'autres qui se manifesteront plus faibles ou plus accentués. Il faut une observation pénétrante et fine pour discerner, dans ce qu'on appelle le naturel d'un homme, la part exacte de la nature et les modifications apportées à la nature par différentes causes postérieurement à la naissance. Quoi qu'il en soit, tous les traits du naturel d'un individu ne constituent pas son caractère distinctif, puisqu'il y en a qui lui sont propres, et d'autres qni lui sont communs avec d'autres individus; ce sont les traits. généraux de la famille, Je la contrée, de la nation, de la race, de l'espèce auxquelles il appartient. Afin d'éviter toute confusion, nous dirons que nous entendons dans cette étude, par le mot « caractère », \' ensemble des qualités (en donnant à ce terme le sens de manière d' être, sans y attacher d'acception favorable ou défavorable) que présentent deux des trois granùes facultés de l'âme humaine, la sensibilité et la volonté. L'âme humaine est une. Aussi le domaine des facultés plus ou moins nombreuses qu'on lui reconnait ne peut-il être limité avec une précision rigoureuse. Prenons un exemple. L'imagination est particulièrement attribuée à la faculté de l'intelligence; c'est donc l'intelligence qui agit lorsque l'enfant conçoit un fantôme par l'imagination; mais c'est la sensibilité qui s'exerce lorsqu'il
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tremble et crie de peur à la suite de cette ·concepLion. Toutefois ne doit-on pas reconnaître qu'il y a entre les deux facultés un lien tellement étroit que, dans la plupart des cas, la vivacité de l'imagination est en rapport direct avec celle du sentiment, tandis que la langueur de l'une implique celle de l'autre? Cependant il y a dans l'intelligence des facultés secondair.es qui paraissent avoir des relations moins directes avec la sensibilité el la volonté. Tels sont la mémoire, le raisonnement, etc. Celles-là, nous ne les comprendrons pas dans ce que nous appelons le caractère. Nous ne faisons guère, du reste, qu'adopter la distinction vulgaire de la tête et du cœur, attribuant à la tête ce qui est du domaine de l'intelligence pure, et au cœur ce qui relève de la sensibiliLé et de la volonté. Remarquons toutefois que le mot tête, dans le langage vulgaire, est parfois employé pour désigner autre chose que la pure intelligence, comme dans l'expression de « mauvaise tête », qui désigne évidemment une manière d'être relevant en grande partie de la sensibilité et de la volonté. L'homme, en tant qu'âme, sent, pense et veut. Nous nous occuperons surtout de la manière dont il sent et dont il veut, au point de vue de l'action que l'éducation esl capable d'exercer sur lui à cet égard. Ici se présentent à nous plusieurs questions, pour ainsi dire préjudicielles, particulièrement les deux suivantes. L'homme est-il capable d'exercer librement sur luimême une action quelconque, et de modifier par son initiative l'action des causes naturell.es? La vie de chacun n'est-elle pas la conséquence nécessaire d'antécédents · qui la déterminent aussi impérieusement que le moindre mouvement mécanique est déterminé par une infini lé de mouvements antérieurs, tous liés les uns aux autres par une nécessité inGexible? Le caractère de chacun n'est-il pas lei qu'il doit être en raison de ces antécé-
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dents, et la prétenlion d'agir sui· lui pour le modifier, le sou straire dans une certaine mesure aux fatalités naturelles, n'est-elle pas chimérique? Cette première quesLion n'est autre que celle du libre arbitre; nous ne la soulevons pas pour la traiter, m ais seulement pour dire qu'à notre avis l'œuvre de l'édu cation suppose la croyance à la liberté, au pouvoir q·u'a l'homme de modifier dans de certaines limites l'œuvre de la nature, d'introduire dans l'univers des actes qui ne sont pas nécessairement produits et rigoureusement déterminés par leurs antécédents, mais qui auraient pu ne pas être produits, si la volonté de l'homme en eût décidé autrement. Certes, nous ne nions pas que le caractère d'un individu quelconque ne soit une résultante de causes innombrables, dont la plupart échappent à notre action et dont beaucoup même échappent à notre connaissance. Mais nous croyons fermement que, parmi ces causes, il peut y en avoir une, très puissante, qui dépend de nous; celle cause, c'est l'éducation. Sinon, pourquoi nous donnerions-nous tant de peine et chercherions-nous avec tant de sollicitude les meilleures méthodes dans l'éducation de la jeunesse? Un déterministe rigoureux répondra que cette peine elle-même est voulue par la nature, que les bonnes comme les mauvaises méthodes sont son œuvre, à laquelle nous concourons en esclaves, absolument soumis au fond, mais bercés par l'illusion singulière qu'ils commandent parfois, tandis qu'en réalité ils obéissent toujours. Nous résisterons quand même, et nous penserons qu'une illusion aussi tenace, à laquelle tous les raisonnements de la scienc·e déterministe sont incapables ùe nous faire renoncer, pourrait bien n'être autre chose qu'une indestructible vérité. La seconde question n'est pas sans quelques rapports avec la première. Y a-t-il lieu de modifier la nature? ne vaudrait-il pas mieux au contraire la laisser agir comme
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une mère bienfaisante, comme une directrice infaillible, qui sait mieux que nous ce qui convient à ses enfants? L'action de l'homme, au lieu d'être utile, n'est-elle pas plutôt nuisible? tout le mal moral ne vient-il pas de ce que l'homme n'a pas su éco uter docilement la nature, de ce qu'il a eu la prétention funeste de se so ustraire à sa direction, de ce qu'il a,subslitué à la simplicité, à la droiture, à la tranquillité , à la bonté naturelles, ses r affin ements, ses inquiétud es et ses malices? Montaigne fi gure au premier rang parmi ces admirateurs de la nature. Nous lisons dans son chapitre Des Cannibales 1 : « Ils sont sauvages, de mesmes que nous appelons sauvages les fruicts qu e nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts; tandis qu 'à la vérité, ce sont ceulx que nous avons alterez par nostre artifice, et clestournez de l'ordre commun, que nous debvrions appeler plustost sauvages : en ceulx là sont vifves et vigoreuses les vrayes et plus utiles et naturelles vertus et proprietez; lesquelles nou s avons abbastardies eu ceulx cy, le5 accomodanls au plaisir de nostre goust corrompu; et si pourtant la saveur mesme et délicatesse se treuve, à notre goust mesme, excellente, à l'envi des noslres, en divers fruicts de ces contrées là, sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gaign e le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout cstoufîée : si est ce que partout où sa pureté reluict, elle faict une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles en treprinses. » Montaigne va plus loin dan s son apologie de Raimond Sebond 2 ; au lieu d'admirer clans l'homme l'effort qu'il
1. Essais, liv. J, cha p. xxx. 2. Essais, li v. lJ , cbup. x11.
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fait pour se donner lui-même ce qui lui est nécessaire et pour être lui-même en quelque sorte l'auteur de sa vie, il trouve plus beau de tout devoir à la nature et de se laisser aller à sa bonne loi : « Il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à regleement agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la Divinité, que d'agir regleement par liber.té temeraire el fortuite; et plus seur de laisser à nature, qu'à nous, les resnes de nostre conduicte. La vanité de nostre présumption faict que nous aimons mieulx debvoir à nos forces, qu'à sa libéralité, nostre suffisance; et enrichissons les aullres animaulx des biens naturels, et les leur renonceons, pour nous honorer et ennoblir des biens acquis; par une humeur bien simple, ce me semble, car je priserois bien autant des grâces toutes miennes, et naïfves, que celles que j'aurois esté mendier et quesler de l'apprentissoge, il n'est pas en nostre puissance d'acquerir une plus belle recommendalion que d'estre favorisé de Dieu et de nature. » La conséquence toute simple, c'est que l'œuvre de l'éducation est inutile, et qu'il n'y a rien de mieux à faire que de laisser l'enfant se développer su ivant ses instincts naturels; aussi Montaigne prétend-il avoir suivi cette règle pour son propre compte 1 : « J'ay prins bien simplement et crûment, pour mon regard, ce precepte ancien que : - Nous ne scaurions faillir à suyvre nature;- que le souverain precepte, c'est de- Se conformer à elle. - Je n'ay pas corrigé, comme Socrate, par la force d 3 la raison, mes complexions naturelles, et n'ay :wlcunement troublé, par art, mon inclin ation : je me laisse aller, comme je suis venu; je ne combats rien ; mes deux maistresses pieces vivent, de lenr grâce, en paix et bon accord. »
1. Essais, liv. III, cbap.
x11.
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A ceux qui opposent volontiers, comme Montaigne, la nature et l'art dans l'éducation, et qui condamnent celui-ci pour donner à celle-là Lou te leur confiance, il est facile d'adresser l'objection suivante : « Puisque la nature es t si bonne, et puisque sa direction, à condition qu'on la suive docilement, est si sûre, elle aurait bien dû ne pas mettre en nous cette manie de la modifier et de l'altérer h. A moins qu'on ne prétende que ce tte manie r és ulte d'un mauvai s emploi de notre libre arbitre. Le libre arbitre ne nous aurait donc été donné que pour suivre la nature , auquel cas il est inutile; ou pour la modifier en mal, puisqu'il est impossible de la modit1er en bien, à cause de so n excell ence, auquel cas il est nuisible. Voilà celte prérogative, co nsidérée génêral ement comme la plus bell e, la plus précieuse de Lou les, qui devient un don inutile ou funes te. Il est impossible, du reste, de prendre tout à fait au sé rieux le déd~in de l'éducation qui se fait sentir dans les passages précédemment cités, puisque nous savons · que i\fontaigne a éc rit sur l'éducation mêm e un remarquable chapitre où il l'es time à son véritable prix. Pour J.-J. Rousseau , l'éducation est un mal nécessaire, co mme il résulte du début de so n Émile : « Tout est bien, sortant des mains de l'Auleur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. Il for ce une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre; il m èle et confond les c1imats, les éléments, les saisons; il m ulile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse lout, il défigure tout : il aime la di!Tormilé, les monslres ; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homm e; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de man ège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être faço nn ée à demi. Dan s l'état où sont 3
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désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. ii Ainsi, d'après Rousseau, il eût mieux valu que l'homme restât toujours à l'état de nature, dans lequel il était parfait, puisque cc tout est bien, sortant des mains de !'Auteur des choses )) . Malheureusement l'art humain l'a tellement altéré et corrompu depuis l'origine de l'espèce, qu'aujourd'hui l'homme à l'état de nature serait le plus défiguré de tous et paraîtrait une sorte de monstre. Nous verrons bientôt ce qu'est au juste cet état de nature qui inspire à Rousseau tant de regrets, surtout, à notre avis, parce qu 'il s'en est fait, dans son imagination chimérique, une faus se idée . . En regard des opinions optimistes de Montaigne el de Jean-Jacques au sujet de la nature, il est intéressant d'entendre quelques-uns de ceux qui l'ont appréciée avec moins de complaisance et qui ont vu le mal chez l'homme dès l'o rigine, lorsqu'il sort, pour· ainsi dire, de ses mains. « Comment celui qui est né de la femme serait-il pur 1 ? )) s'écrie Bildad dans le poème de Job 1 • cc La faiblesse des organes est innocente chez les enfants, dit saint Augustin, mais non pas leur âme. J 'ai vu, j'ai vu moi-même un petit enfant dévoré par la jalousie : il ne parlait pas encore; mais, tout pâle, il regardait d'un œil haineux son frère de lait 2 )), La corruption nati,ve de l'homme est le fond de la doctrine janséniste, qui n'est, sur ce point, que celle de l'Église chrétienne tout entière, présentée sous des couleurs particulièrement sombres. « Aussitôt que les enfants, dit un janséniste, commencent à avoir la raison, on ne remarque en eax que de l'aveuglement et de la faiblesse : ils ont
1. Job, xxv, 4. 2. Confessions, liv. 1, chap,
v11.
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l'esprit fermé aux choses spirituelles et ne les peuvent _ comprendre. Mais, au contraire, ils ont les yeux ouverts p our le mal; leurs sens sont susceptibles de L oule sorte de co rrupti on, et ils ont un poid s na turel qui les y porte avec violence 1 • » « Vous devez con sidérer vos enfants, dit un autre janséniste, comme tout enclins el portés au mal. Leurs in clinations so nt toutes corrompues, et, n'é tant pas gouvernées par la raison , elles ne leur feront trouver de plaisir et de divertissement ·que dans les choses qui portent aux vices 2 • ,, Le Philinle de Molière n'appartient pas assurément à cette secte théologique, si sombre et si austère. Il a des dehors plus aimables et un langage plus indulgent. Mais ne nous y trompons pas: au fond, il n'es tim e g uère davantage l'espèce humain e ; pour lui, l'h omm e est un a nimal qui a sa méchanceté propre, comme le singe et le loup:
E t mon esprit enfin n'es t pas plus olîensé De vo ir un h omm e fourb e, inju ste, intéressé, Que de voir des vauto urs affa més de carnage, Des sin ges malfaisants et des loups pleins de rage.
La Bruyè re a écrit sur les enfants un e phrase dont on a ttribue parfois l'a mertum e à son pessimisme de célib ataire, mais qu e bien des pères de famill e observateurs signeraient volontiers : « Les enfants so nt ha uta in s, dédaigneux, colères , envieux , eurieux , intéressés, paresseux, volages, timides, intemp érants , menteurs, dissimulés ; ... il s ne veul ent point souffrir de mal, et aiment à en fa ire. Il s sont déjà des h omm es . » Le pessimisme concernant l' état naturel de l'homme
1. Cité par Compayré, Histoii·e c1·i tiq tte des doc t1'ines cle l'éclus cation en Fmnce, p. 26G, L, 1. :l . Id ., p, 266 .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ne peul, eroyons-nous, atteindre ~L une expression plus forte el plus nelte que celle qui lui est donnée par Scho- . pcnhauer : « L'homme est au fond une bêle sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s'appelle civilisation : aussi reculons-nous d'effroi devantles explosions accidentelles de sa nalure. Que les verrous et les chaînes de l'o rdre légal Lombent n'importe comment, que l'anarchie éclate, c'est alors qu'on voit ce qu'est l 'homme 1 • » C'est la thèse tout à fait opposée à celle de Rousseau: d'après le philosophe ge nevois, la civilisation a gâlé l'homme, naturellement bon; d'après le pessimiste allemand, seule elle l'emp êche d'être ce que la nature l'a créé, une bête m échante et féroce. Pour nous faire une opinion nous-mêmes, cherchons dans l'enfant l'homme lei qu'il sort des mains de la nature, tout en renouvelant la réserve que nous avons faite précédemment, à savoir qu'il est, même dès le premier âge, difficile de distinguer l'œuvre de la nature et celle de l'homme , puisque, aussitôt qu'il est né, l'enfant subit l'action de l'homme, qui modifie immédiatement l'œuvre de la nalure. Il y a plu s. En supposant, hypothèse insoutenable, que l'enfant pût vivre sans que l'action de l'homme s'exerçât immédiatement sur lui par les soins de la première éducation, et que la nature seule pût lui servir de nourrice, son développement ne serait pas, en vertu des loi s de l'hérédité, l'œuvre de la pure nature ; car, s'il n'est pas l'élève de ses parents, de ses proches, il a derrière lui une série très longue d'ascendants qui lui ont transmis, avec la vie, un ensemble d'instincts, de sentiments, d'aptitudes, d'idées, inh érent, pour ain si dire, à son sang et à tout son être. Nous étudierons bientôt celte influence si puisi. Pensées, maximes et fragment s (édi t. Bourdeau), p. 152.
�INSTINCTS PR!i\f!TIFS. GOURMANDI SE
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sante de l'hérédité. Mais nous pouvons dire dès maintenant , ce qu e tout le mond e sait, que ces qu alités dont chaqu e enfant h érite ne so nt pas simpl ement le don, précieux ou funr ste, fait p ar la na ture à so n premier ascendant, et qui se serait transmi s, de génération en génération, comme un h éritage invari able; chacun des asce ndants y a plus ou moin s ajouté , et ce don de Ja nature au pr emi er homme a con stitu é une sorte de fond s qui s'es t, à travers les àges, singulièrement au gmenté. Con sidé rons donc, sans préjugé ni parti pris, l'enfant tel qu'il se montre à l' observa teur da ns so n âge le plus tendre, avec ses qualités et ses clé fauls, les derniers n'é tant souvent qu e l'exagé ra tion, l'altéra tion des autres . Il y a tout un cô té par lequ el l' enfant est se mbla bl e à l'a nimal. Qu e l'on ne soit p as ch oqué a u premi er abord pa r le rapprochement qu e n ous allon s faire ; assez de grand eurs nou s relèvent pour que nou s ayons la franchi se de reconnaîtt·e nos b assesses. Bien des fa its de Ja psychologie des a nimaux les plus avancés m us le r apport du développement cé rébral, le chien et le singe par exemple, peuvent être constalés chez l'e nfa nt. Co mm e eux, l' enfa nt est go urma nd ; il mange jusqu'à la sati été, jusqu'à l'indi ges tion ; il rec herche non se ulem ent la qu antité, mais la qualité de la nourriture, et préfère ce qui flatte son pal ais , au point de r efu ser tout le res te, à m oin s d' une vérita ble nécessité. Le besoin de m a nge r es t primordial ch ez l' homme comm e ch ez la b êle ; il Jomin e toute la vie ; les plu s imp orlants de nos arts en résultent ; l'immense majorité des homm es travaill ent presque exclusivement pour le satisfaire, soit cla ns ses ex igences les plu s simples, soit cl a ns ses excès sous le rapport de la qu antité, so it dans ses raffinem ents. Ses excès, ses ra ffinements so nt aussi naturels qu e ses ex ige nces simples ; ni l'a nim al ni l'h omm e primitif ne save nt s'a rrê ter lorsqu'ils ont assez man gé pour réparer
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Jeurs pertes; le chien préfère un os à un morceau de pain; nos ancêtres de l'âge de pierre fendaient les os des animaux ou des hommes qu'ils avaient tués, pour en extraire et en savourer la moelle. Sauf dans certains climats, l'homme n'est pas naturellement sobre. Aussi la gourmandise est-elle un des défauts essentiels de l'enfant. Un autre besoin primordial de l'homme comme de la bête, c'est de se garantir contre les souffrances qui peuvent résulter du climat dans lequel ils vivent, et, en général, contre toutes les so ulîrances, contre ce qu'on peut appeler le mal-être. A la limite où cesse le malêtre, le bien-être commence; il n'a de limites que lorsque ses excès ramènent le mal-être, la souffrance. Ainsi un chien qui a froid à cause de la pluie et du vent cesse de souffrir lorsqu'il est à l'abri; mais il s'approche du feu pour jouir de la chaleur jusqu'à ce qu'elle lui arrive trop ardente. Il est aussi naturel de rechercher le bien-être que d'éviter la soulîrance. A ces deux grands besoins s'en ajoutent d'autres qui sont communs à l'animal el à l'homme, même dans !;enfance. (Nous laisserons entièrement de côté celui qui résulte du sexe.) Tels sont ceux de posséder, de briller, de dominer. Un chien qui ronge un os et qui le laisse pour s'emparer de l'os que ronge son compagnon, ou qui entre le premier dans une niche qui lui est commune avec un autre, et où il y a pour les deux une place suffisante, afin d'avoir toute la place pour lui, manifeste évidemment l'instinct de possession. L'enfant n'a pas assez du fruit, de la friandise qu'on lui donne; pour étendre sa possession, il tâche d'en ravir à d'autres; il s'empare d'un objet quelconque pour en faire un jouet, et, tout le temps que sa fantaisie dure, il s'y attache au point que, pour le lui enlever, il faut le lui arracher et s'exposer à ses cris, à sa colère. Il serait facile de trouver
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dans l'histoire naturelle des faits qui montrent chez les animaux, chez les oiseaux en particulier, l'instinct de la parure, le besoin du brillant, de l'éclat. Mais cet instinct est encore plus visible chez l'enfant et chez le sau vagc. Celui de dominer, ou tout au moins de sentir les autres au-dessous de soi sous un rapport quelconque, n'est pas moins manifeste. Dans un jeu auquel prennent part plusieurs enfants, il y en a un qui conduit les autres, un second qui l'aide dans son commandement, et ainsi de suite. Le dernier ne tient ce rang que parce qu'il est, pour quelque raison, le plus faible, el ne peut se placer au-dessus d'un plus faible que lui. De ces besoins et de ces instincts résultent nécessairement la lutte, l'hostilité naturelle des animaux et des hommes entre eux. En eITet, la nature ne met pas à leur disposition des ressources suffisantes pour que chacun trouve de quoi satisfaire sa faim, son besoin de bienêtre, de luxe. Ces ressources insuffisantes, ils se les disputent par la force et par la ruse, chacun tâchant non seulement de ne pas être parmi ceux qui resteront dépourvus, mais même d'augmenter sa part au détrimerit des autres, afin d'étendre sa possession et d'augmenter sa sécurité pour le lendemain. Quand même, ce qui n'est point, il y aurait une part pour tout le monde, les hommes à l'état primitif sont incapables de se foire tout d'abord entre eux une répartit.ion équitable et pacifique; leur premier mouvement est la lutte. Jetez de la. nourriture en abondauce à une troupe d'animaux domestiques; c'est à qui arrivera le premier à la pâture et se fera la part la plus abondante au détriment des autres; il en est de même dans une curée de chasse. Paraissez devant une troupe d'enfants avec un sac de dragées et faites le geste de le répandre : ils ne songeront guère à vous prier de leur distribuer les dragées pour que chacun en ait le même nombre; ils s'apprêteront à se
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bousculer pour se disputer vos largesses, et celui qui en prendra le pl us montrera sa part avec un ges L de e triomph e. Profond ément vrais sont les vers de la moralité par laquelle La Fontain e termin e une de ses fables les plu s saisissantes, cell e de l'Araign ée et l'flii·ondelle 1 ; c'est du darwinisme anticipé :
Jn pin pour chaq ue état mi t deux tables au monde: L'ad r oit, le v igil ao t et le fo rt so nt ass is A la premi ère; et les pe tits Mangent leur reste à la seconde.
Quant à l'in stinct de domination, il implique la lutte; ceux chez lesquels il est le plus marqué se disputen t entre eux la préé minence, et les plus mous ne se laisse nt pas domin er sans un e velléité de résista nce qui va parfoi s jusqu'à la révolte. L'é tat naturel de lutte enge ndre des sentim ents dont le germ e ex isL et tend à se développer dans tout cœ ur e humain, l'envie, la hain e, la vengeance, la colère, la violence, la cru auté. L'histoire des différents peuples en est plein e ; chez ce qu'o n a ppell e les pe uple s enfan ts , ils se donn ent fra nchement carrière, et , si l' édu cati on n'agissait pas, il en serait de même ch ez les enfa nts ; d 'innombrabl es traits, qu e relève une étude a ltenLi ve de cet âge, l'indiqu ent avec évidence . Nous avons déj à cité l'obse rvation si vraie de saint Au g ustin co nce rnant l'enfant qui regardait son frère de lait d'un œil haineux. Dans combi en de famill es, où certain s enfa nts paraissent l'o bj et d 'une préférence, n'o bse r verait-on pas chez les frères et sœ urs <l.es exemples d'un e envie qui peut aller jusqu 'à la haine ! Les enfa nts se querellent, se battent, se portent des co ups qu e la fa ibl esse se ul e de leurs moyens empêche d'ê tre dangereux .
1. Li v. X, fab le S.
�CRUAUTÉ, ME NS ON GE. ACTIVITÉ . PARES SE
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Les traitements qu'il s font subir pa rfoi s à des anima ux inoffensifs m ontrent qu 'il s sont cap ables d'un e cru auté d'autant plus maligne qu' elle es t gratuite;
..... Ce t âge est sans pi li é,
a dit La Fonta ine. Dans la lutte où la vie nou s engage , la force n'est pas le seu l moyen de succès ; ell e peut être secondée ou suppl éée pa r la ruse, qu 'emploient les fo rts quand la force n e suffit pas ou n'est pas de m ise , et les fa ibles pour lulter contre les fo rts par des moyens à leur portée. L'enfant, à l'égard des grandes perso nnes qui l'entourent, est un faible : comm e il est imp ossible qu 'e ll es ne lui fassent pas se ntir , sou vent pour son bien, l'autorité et la contrainte, il ru se contre ell es; en particulier, il ment a ussi volon tiers que le sauvage; so n menson ge n'es t pas toujours un e ressource de sa faiblesse ; comme l'a dulte, il ment p ar vanilé. · La n a ture a encore mis en nou s deux instin cts qui sembl ent en quelque so rte contradictoires : le besoin d'action et la pa resse. On peu t obse rver le premier même chez les anim a ux qui n'ont pas reç u le p rivilège de passer dans. le somm eil tout le temps qu 'ils ne con• sacrent poin t à la pâ ture et a u sexe : ain si le chi en n'est pas cnpable d'un so mmeil continu ; son beso in d'agir se traduit pa r des signes ma ni fes tes ; il éprouve é vid emment l'e nnui. L'en fo nt en bas âge, lorsqu 'il ne dor t pas , a besoin de remu er, d'avoir une occ up a ti on quelconqu_e , de ma nier un obj et, un jouet, d'agacer un a nim al fa milier ou les personnes qui l' a ppro chent; il fo ut, co mm e on dit, l'a mu ser ; r ien n'es t plu s in supportable qu'un enfa nt qui ne s'amuse qu' en absorba nt l' a ttention de tout le monde. Avec l 'âge, les objets ch angeront, le
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besoin d'action restera le même, et le manque complet d'occupation, le désœuvrement produira nécessairement cet état pénible qui s'appelle l'ennui. Mais l'action, si nécessaire à l'homme, s'exerce dans des conditions diverses : ou elle n'exige point d'efforts, ou elle n'exige que des efforts faciles, ou elle exige des efforts pénibles. Par exemple on cause ou l'on joue aux cartes sans fatigue; on supporte gaiement la fatigue de la chasse; on doit se contraindre pour travailler sans distraction à une tâche continue comme un travail manuel ou une œuvre de l'esprit, et surtout pour la commencer. L'effort pénible, le labeur n'offre aucun attrait à la plupart des hommes; ils le déclineraient volontiers, si la nature, qui les a faits paresseux, ne les y contraignait par la nécessité ou par l'ennui. L'enfant, moins capable d'attention que l'adulte, se fatigue plus vite; il éprouve davantage la peine du travail; il est encore plus porté à la paresse, qui est un de ses grands défauts. Voilà, ce nous semble (en omettant même des traits qui ont leur importance), l'homme tel qu'il sort des mains de la nature, si on le considère par le côté où il ressemble le plus à l'animal, c'est-à-dire surtout comme un combattant dans la lutte pour l'existence. · Notre peinture n'est pas complète; mais nous ne la croyons pas inexacte. Nous croyons que ceux qui nous parlent d'un état de nature où l'homme est exclusivement doux, bon, juste, sincère, ne font qu'imaginer la plus chimérique et la plus fade des utopies. Ce n'est pas la civilisation qui donne leurs instincts au !ou p, à l'hyène, au tigre. Le loup, l'hyène, le tigre sont des bêtes très naturelles, nullement corrompues, qui font ce qu'elles doivent faire par la volonté mystérieuse de la cause productrice. Ce n'est pas non plus la civilisation, l'éducation qui ont fait dégénérer l'homme et qui ont mis
�RESTES D'ANIMALITÉ
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en lui les instincts déclarés mauvais par l'homme luimême. Il est possible qu'à un degré de son évolution l'homme n'ait été qu'un pur animal. Si l'on admet cette hypothèse, on peut dire qu'il s'en souvient encore aujourd'hui et qu'il garde encore une large part de son • organisation d'autrefois, même au point de vue moral. Nous l'étudierons bientôt sous un aspect différent, et nous rechercherons les instincts supérieurs que la nature a mis dans son âme en même temps que les autres. C'est ce qui fait que la conception pessimiste n'est pas vraie, parce qu'elle ne lient pas compte de tous les . éléments. Mais elle n'est pas entièrement fausse non plus, et la conception optimiste, en ce qui reg:irde l'œuvre de la nature , n'est pas vraie davantage, parce qu'elle non plus n'est pas complète, et que l'optimiste ferme les yeux devant certains traits de la réalité, fort importants et fort visibles. La pédagogie janséniste n'avait pas tout à fait tort lorsqu'ell e considérait les enfants comme « enc lin s et portés au mal »; mais, si l'on se place au point de vue exclu sivement scientifique, on ne peul pas dire, avec elle, que Jeurs inclinations soient corrompues. L'homme a des inclinations semblables à celles de l'animal; si sa fin était la même, il ne serait pas plus immoral que lui en s'y abandonnant. li est possible qu e son état initial soit le même, avant la différenciation des espèces; on ne l'appe ll e pas corruption chez l'animal; ce qu'on en retrouve chez l'homme n'est pas une corruption, mais un vestige du passé. Voilà au j usle, dans la mesure où la science positive peut l'admettre, et en restant exclusivement sur son terrain, le péché originel de l'homme. La théologie a fait une étude approfond ie des mauvais instincts; elle en a donné une classification intére8sante, qui mérite d'être rappelée, d'autant mieux qu'on la retrouve dans un ouvrage de pédagogie
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remarquable, l' Enfant, de Dupanloup. Le chapitre dixième de ce livre a pour tilre: « Cause profonde de nos défauts; le péché originel; la triple concupiscence». L'auteur rappelle d'abord les paroles de saint Jean qui • servent de tcxle à l'admirable Traité de la concupiscence de Bossuel : « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et orgueil de la vie». Pour lui, voilà l'explication la plus complète des choses humaines , et la philosophie antique n'a rien dit qui égale en profondeur le verset de saint Jean. Il ajou·le : « Chose bien remarquable, ces trois paroles profondes où l'évangéli ste a résumé tout le mal du cœur humain, c'est aux jeunes gens, c'est aux enfants même qu'il les adresse, non moins qu'aux hommes faits, parce que cette concupi cence est clans les enfants et les jeunes gens aussi bien que dans les hommes; parce que les jeunes gens et les enfants sont les hommes de l'avenir; parce que toute la vie est en germe dans l'enfance et la jeunesse, et que là, dans ces jeunes cœurs, sont les semences de tout ce qui doit se lever et éclatel' plus tard. C'est donc dans ce premier âge qu'il faut combattre la triple concupiscence, sous peine de la voir pousser des jets vigoureux et terribles.» L'auteur s'allaque d'abord à l'orgueil, qui est pour lui le premier et le plus fécond des péchés capitMx « C'est la tentation de toute créature. S'exalter, s'enivrer de sa propre exce llence, monter, monter toujours dans sa pensée, dans son cœur, dans sa vie, c'est le rêve de l'orgueil en toule âme. » Ce vice est ce lui qui éclale le plus vite en nous; « il y a des enfants qui sont déjà, littéralement, des prodiges d'orgueil à dix ans, et même plus tôt >>. L'orgueil est tristement fécond. De lui naissent : La désobéissance, car on ne veut avoir pour règle que
�LA TRIPLE CONCUPISCENCE
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sa volonté, on se croit supérieur à tout et parfaitement capable de se gouverner soi-méme; L'envie , ln. jalou sie, à l'égard de la supériorité d'autrui, qui nous rabai sse, le secret désir de le rabaisser luiméme par les médisances, les calomnies, la secrète joie du mal qui lui arrive; L'égoïsme et l 'ingratitud e, - celui qui est orgueilleux rapportant tout à lui-m ême, n'admirant ri en, n'aimant pas; Le ressentiment profond, la vengeance féroce de l'orgueil humili é; La folle ambition, qui, déçue, laisse dans le cœur un fond de tristesse chagrine et de hain e sourde; La colère, l'insolence, éclats de l'orgueil qui s'exaspère contre ce qui le blesse ; La vanité, l'ostentation, la susceptibilité, même l'hypocrisie,« qui vent cacher sou s un manteau d'honneur les honteuses passions qui la dévorent », etc. La seconde concupiscence, celle de la chair, s'appelle aussi la , sensualité, c'est-à-dire l'inclination déréglée aux plaisirs des sens. Il est inutile d'énumérer tous les désordres qui en r és ultent. Enfin la troisi ème concupiscence, moins coupable peut-être, celle que l'apôtre appelle<< des yeux», n'est autre que la vaine curiosité , la légèreté, la « propension indisc rète et sans retenu e à tout voir, à tout connaître, à tout posséder, à jouir de lout »; l'inattention, l'irréflexion, l'inconstance, l'é tourderie en sont les suites. Telle est celte classification remarquable des défauts inh érents à l'homme et qui se montrent dès l'enfance. On n'en trouverait, croyons-nous, nulle part ailleurs une aussi complète, aussi détaillée et, tel est du moins notre avis, aussi exac te. Mme Necker. de Saussure, clans le y c chapitre du liHe 1er de l'Education pi·ogress·ive, étudie ce qu'elle
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
appelle « les mobiles de la volonté ». Pour elle, le principal de ces mobiles n'est pas la raison, comme le pensent les utopistes. « Soumis, dit·elle, à l'obligation de raisonner, aussilôt que notre espril, sc repliant sur luimême, veut juger de notre état intérieur, nous sommes enclins, ce me semble, à nous exagérer le pouvoir du raisonnement. Une trop grande foi à son influence en morale est peut-être l'erreur d'un siècle fier des lumières que la raison a répandues sur mille objets. Il nous est en général agréable de croire que nous agissons d'après des principes raisonnés : établir ces principes, les appliquer à notre situation particulière, et prouver que notre vie y est conforme, est la chaîne que nous cherchons constamment à former. Celte chaîne se déroule avec facilité dans notre esprit; mais il n'en est pas de mème du fil délicat qui rattache nos actions à nos sentiments. L'influence de nos instincts secrets, des goûts, des répu· gnances, des dépits, des désirs bons ou mauvais qui nous animent, est difficile à saisir, souvent embarras~ sanle à s;a vouer, et cependant ces mouvements de l'âme sont la source inconnue de la plupart de nos décisions. » Dans son style un peu mou et trop dépourvu de relief, Mme Necker essaye de donner une classification de ces mobiles de la volonté qui déterminent presque tous nos actes. « Il y a des mobiles de divers genres qu'il n'est pas inutile de distinguer. Les uns, plus particulièrement nommés instincts, veillent à la conservation de notre existence matérielle; d'autres, non moins égoïstes, mais alliés de plus près au moral, sont préposés à la garde de celte partie de notre bonheur qui dépend de l'opinion des hommes : tels sont l'amour-propre et ses nombreuses modifications. » Viennent ensuite, dans une troisième classe, les sentiments du juste, du vrai, du beau; dans une quatrième, les affections « qui semblent
�L'ÉGOÏSME
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transporter nofre existence hors de son centre et nous faire vivre dans d'autres âmes »; enfin, au-dessus de tout le reste, « un mobile qui élève l'âme non seulement au -dessus de sa propre sphère, mais de la vie >J, c'est le sentiment religieux. Nous ne nous arrêterons, pour le moment, qu'aux deux premières des classes établies par Mme Necker, parce que les instincts et les inclinations dont elle les compose sont ceux qui, mal dirigés ou abandonnés à eux-mêmes, constituent les défauts de l'enfant. Leur caractère commun, comme celui des défauts que les théologiens rap· portent à la triple concupiscence, c'est l'égoïsme. L'égoïsme est, dans le fonds que nous tenons de la nature, ce qui nous est commun avec la bête, ce qui nous met, par rapport à la moralité, non pas sur le même rang qu'elle, puisque, n'ayant ni la conception d'une manière d'être supérieure à l'égoïsme ni la possibilité d'y arriver, la bête ne peut être dite immorale, mais au-dessous d'elle, puisque l'égoïsme a en nous, capables de lutter contre lui et de nous élever à un état supérieur, une laideur morale qu'il n'a pas chez la bête. L'égoïsme est le grand, l'unique mobile de la lutte pour l'existence, loi suprême qui régit le monde animal et en grande partie l'espèce humaine, et qui développe en elle tous les instincts de lutte, depuis le mensonge jusqu'à la cruauté. Pascal l'a dit dans une de ses plus profondes pensées : « Le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre du tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». Tous les instincts égoïstes sont-ils des défauts chez l'homme? Pour répondre à celte question, il est nécessaire d'examiner maintenant l'homme naturel sous un autre aspect que celui sous lequel nous l'avons montré jusqu'à présent. Nous continuerons à le prendre, dans
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la mesure du possible, tel qu'il sort des mains de la nature, c'est-à-dire, sauf rése rves, dans l'état d'enfance. Nous assisterons à l'éveil en son âme des sentiments aITectueux, délicats, généreux, par lesquels il se dégage de l'état inférieur où notre analyse l'a laissé. Il y a longtemps que les philosophes et les moralistes ont montré dans l'homme la double nature. Chacun, pour peu qu'il y réOéchisse, ne la sent-il pas en lui, et n'est-ce pas mal voir la réalité que de s'estimer trop bas ou trop haut? « Il est, dit Pascal, dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse . Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est lrès avantageux de lui r eprésenter l'un el l'autre. » Presque tous les enfants pourraient être l'objet de l'allégorie charmante qu'un grand maître en pédagogie, Fénelon, composa un jour pour son élève le duc de Bourgogne. Il suppose qu'il reçoit une lettre de Hollande par laquelle le savant journaliste Bayle l'informe qu'on vient de trouver en ILalie une médaille antique dont il lui fait une description aussi fidèle que possible. cc D'un côté, cette médaille, qui est fort grande, représente un enfant d'une figure très bell e et très noble : on voit Pallas qui le couvre de son égide; en même temps, les trois Grâces sèment son chemin de Oeurs; Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre, etc .... Le revers est bien différent. Il est manifeste que c'e3t le même enfant, car on reconnaît d'abord le même air de lête; mais il n'a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles venimeux, comme des vipères et des serpents, des insectes , des hiboux, enfin des harpies sales qui répandent de l'ordure de tous côtés et qui déchirent tout avec leurs ougles crochus. » L'œuvre de l'éducation est pour ainsi dire de donner
�LES DEUX CÔTÉS DE LA NATURE Hm[AINE
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plus de reli ef au beau côlé de la médaille et d'en effacer Je revers. Mais il faut d'abord bien connaitre chacune des deux faces, l'une avec ses la ideurs, l'autre avec ses beautés. Au premier coupd'œil, la laid eur frapp e davantage. Dans l'enfant, la beauté morale n'es t qu'une promesse; il appartient à l' éducation de la réaliser.
�CHAPITRE Il
Les inslin cts altrui stes da ns l'e nrao t : attachement a ux personnes qui le soig nent, beso in de caresses, s ympa thi e pour la souffrance, dés ir d'éviter de la pe in e et de faire plaisir a ux a utres, libéralité, protecti on de la faibl esse , bi ed aisance. - Premi è res maoi[es ta tion s de la moralité. - L' enra n t a-t-il , da ns les premi ers te mps, un co mme nce ment de se ns moral? - La moralité de sy mpa thie. - Les croyan ces morales de l'enra nt ne sont d'abo rd qu e des acte s de foi, su r la paro le des per so nn es qui l'élèvent. - Innu ence de l'amour-p ropre. - Critérium pour a pprécier les ins tin cts de l'e nfant. li n'es t a utre qu e nolre co nception des fln s de l'homm e. - La loi morale. Opposition de l'ordre ph ys iqu e el de l'ordre moral. -Au point de vue de la morale, class ifl calio n des instin c ts en bons, ma uvai s et indifîérents ou ambi gus. - Il faut, pa r l'éducation , agir sur la na ture . .
A l'égoïsme , qui fait du « moi » l'obj et et co mme le centre de nos sentiments et de nos pensées, s'oppose ce que l'école posiliviste app ell e l'a!Lruisme, qui nous porte vers autrui et qui est, si l'on peut s'exprim er ainsi, centrifu ge . L'e nfant n'est d'abord occup é que de lui-m ême, ne cherche qu'à satisfaire ses besoins impérieux de nourriture et de bien- être; de la non-salisfaclion de ces besoins résultent en lui la doul eur, l'agilalion, les larmes, les cris , l'impatience , la colère ; de leur sali sfaclion au . contraire résultent le plaisir, le calme, la j oie même et le sourire.
�INSTINCTS ALTRUISTE S
Les premiers sig nes de plaisir chez l'enfant, ses premiers sourires, qui nous r éjouissent si dou ctm ent le cœur ; peuvent être pris comme la première manifestation de son altrui sme. Il n e faut pas cepend ant y attacher à cet égard une trop g rand e imp ortance; car l'enfant est capable de les prodigu er à des obj ets inanim és. « C'est tantôt, dit Mm e Necker de Sau ss ure, un bouton de métal poli , t a ntôt un verre écl airé du soleil, a uxqu els il parle ; il se mbl e leur dire qu 'ils sont jolis, qu 'ils lui font plaisir; il leur montre de la bienv eill a nce; qu elqu efoi s il pou sse de p etits cris joyeux et perçR nts, co rn me pour attirer leur attention 1 • » Ces actes ne ma nquent pas d'analogie avec les transports des j eun es a nima ux, qu e certains obj ets allirent e t qui s'en servent pour jouer avec t ous les sig nes du contentement, sauf le rire, qui est, comme dit Rabelais, « le propre de l 'homm e » . Mais l'e nfant ma nil'este auss i celte bienveillance, tout égoïste au fond , à ceux qui l'entourent, et en particulier à la mère, à la nourrice. Il n'a pas é vid emm ent l'inten tion de les remercier pour leurs soins , qu 'il n' a pprécie point encore : il montre se ulement qu'il conn ait déjà un peu la relation qui existe entre son bien-êlre el la cau se dont ce bien-être provient. Que le bien-ê tre cesse brusquem ent, pour une raison quelconqu e, l'enfant. est très capabl e do faire succéder a ussitàt à sa bienveill a nce un sentim ent visibl e de colère et de hain e, de fra pp er sa mère ou sa nourrice : ain si, sou s le co up d'un vif déplaisir, l'anim al déchirera la main qu'il léchait tout à l'heure. La symp a thi e vague pour la mère et la nourrice, ù'abord purement égoïste, et qu'on a vu certains enfants témoi gner à leur biberon , devient, avec le temps, plus caractéristique ; on sent qu e l'enfant disting ue plu s nettement la différence entre les personnes et les choses, la
1. L' É duca l ion p?'Ogi·essive, li v. lT , c hap .
11 .
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L'ÉDU CATION DU CAR ACTÈRE
différence enlre les personnes elles-m êmes, qu'il s'attache à certaines d'entre ell es , un peu pour elles-m êmes, et non pas exclusivement pour le bien-être qu'elles lui procurent. Ainsi, au point de vu e de l'alimentation lactée et des soins gé néraux , deux nourrices qui se succèdent auprès du même enfant peuvent se valoir; cependant il arrive assez souvent qu e l'enfant s'attache à la première et n'en change qu'avec répugnance. On dira peut- être que c'est un effet de ce tte force mystérieuse de l 'habi lud e, qui nous attache non se ulement aux personnes, mais aux lieux, aux habitations, aux vêtements, aux ustensiles, et qui agit sur les animaux eux -mêmes. On connaît les be aux vers où Virgile peint la douleur du bœuf séparé de son comp agnon de charru e. Je possède deux chiens, dont l'un , plus fort et plus vif, mord ait volontiers l' aulre jusqu'au sang et s'é tait atLiré de sa part une véritable haine ; pourtant, une sé paration complète ayant eu lieu pendant qu elques mois, Je second la supporta , ce qui ne me surprit point, avec une parfait e indifférence, mais le premier en perdit d'abord la gaieté et même l' appéti t, et fut plu sieurs semain es avant de se remettre ; lorsque son comp agnon lui fut ram ené, il lui témoi gna sa j oie par de vives caresses. « Son père étant parti en voyage , dit Bern ard P erez, Fern and, alors âgé de onze moi s, s'était difn cilement h nbilué à ne pas Je voir. Qu a nd on passait , l'enfant sur les bras, devant la chambre du père, il di sait d'un air triste : << P apa ! « papa! » Quand son père fut de r etour, il ne voul ait pas le quitter, il voul ait touj ours être avec lui ou le suivre 1 • » Parmi les besoin s dont l'enfant attend la satisfaction de ceux qui le soignent , il y en a un en pal'ti culier que l'on doit distin guer des autres, parce qu'il est un e manifestation évidente de la tend ance altruiste : j e veux parl er
1. /,' l ducation dès /e be1•ceau, cha p .
V.
�BESOIN DE CARESSES
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du besoin de caresses. Il peut y avoir dans la caresse un élément de sensualité; alors le désir d'être caressé peut n'être que purement égoïste. Mais l'enfant, croyons-nous, désire surtout la caresse parce qu'elle est un signe de la sympathie qu'on lui accorde. Certains animaux aussi sont très friands de caresses, et il est facile de distinguer les cas où l'animal y trouve une jouissance sensuelle, comme celle du chat auquel on passe doucement la main sur le dos, et ceux où il y voit surtout un témoignage de bienveillance, comme les petites tapes données sur la tête d'un chien , ou même simplement certaines inflexions de la voix qui lui parle. L'enfant prend volontiers l'habitude du baiser maternel. J 'emprunte à Bernard Perez deux faits intéressants à cet égard : « Un enfant de deux ans et demi a toujours été mis au lit par sa mère, qui ne lui a refu sé son baiser que dans des occasions graves. Souvent, quand il est couché et que sa mère cherche quelque objet dans la chambre avant de s'en aller, il craint qu'elle n'oublie de l'embrasser. « Maman, lui dit-il, je t'en prie, je ne l'ai « pas fait le baiser du soir, je ne peux pas m'endormir.» Un enfant de trois ans s'étant endormi sur les genoux de sa tante, sa mère en profita pour aller dans une chambre voisine. L'enfant s'éveille, s'étonne de ne pas voir là sa mère et, apprenant qu'elle se trouve dans cette chambre, va la chercher en se lamentant de ce qu'elle l'a laissé seul. Ne pouvant ouvrir la porte, il y frappe à coups de pied, et, comme la mère n'arrivait pas, il se fàche, pleure , hurle presque; sa mère arrive enfin et lui dit : « Eh bien, tu me commandes maintenant? « Vilaine !-C'est à moi que tu dis cela?- Oui, oui. -Eh « bien, tu es un mauvais petit garçon , je ne veux plus t'ai" mer.~ Alors je n'aimerai plus Charlot (son frère aîné, « pour lequel il est plein d'affection). -Je ne te donnerai « pas mon baiser ce soir.- Oh si! j'aimerai toujours Char-
�54
« Et «-
L ' ÉDUCATIO N D U CAHACT È HE
« lot, j e ne le dirai plu s, q uc je n 'aimerai pas Charlot. -
lu ne crieras pas qua nd je m'abse nterai un mom ent ? J e te le promets. - Viens alors m'embrasser. » L'enfant en a rrive assez vite à r endre lui-m ême les car esses. Ici enco re nous devons distin g uer celles qu'il fai t parce que ses sens, et surtout celui du tou cher , y trouvent du pl aisir, comm e lorsqu'il passe la main sm· la p ea u douce d' un visage fé minin, et celles qui ont pour but de tém oigner son attach ement. Un progrès se nsibl e da ns l'altruisme est m arqué par l'apparition chez l'e nfant des sentim ents de sympathie pour la so uffrance. Du ga ld Stewart a remarqu é qu e la sy mp athie com patissante (qu'o n n ous perm ette cet app a rent pléo nasme, nécessaire à cause du sens gé néral qu'a pris le m ot de sy mp a thie) es t en rapp ort avec l'imagin ation , et qu'o n s'apitoie plus sur les ma ux que l'on se représente vivement. Da ns le premi er àge , Jes a pparences de se nsibilité p euvent êlre lrorn pe uses. Voici un e curi euse obse rvation de Mme Necker de Sauss ure : « Chez un enfant de neuf m ois, j 'ai é té témoin d' un faiL que j e rappo rterai co mme exemple. Cet enfan t jou ait avec gaieté sur les genoux de sa m ère, lorsqu'il enlra dans la chambre un e femme dont la physionomie exp rimait une tristesse m arqu ée, m ais calm e. Celte perso nne, qu'il conn aissait, sans avoir pour elle d'affection particuli ère, fixe dès lors son a ttention. P eu à peu so n visage se décomp ose , ses joujoux tombent de ses mains, et enfin il se jett e en pleura nt da ns le sein de sa mère . Il n 'avait point de peur , point de pilié, point d 'a tten drisse ment : il souffra it, et il so ulageait so n mal p ar des la rmes 1 • » Da ns ce t exe mpl e je verrais volontiers un fait de sugges tion analogue so us ce rta in s r ap po rts à ceux que l'on étudie en ce moment a vec tant d'intérêt
1. L'Éducution p1·og1·es,ive, Ji v. ll, chap. 1v.
�SYMPA'rHIE
55
chez les hypnotisés. L'attitude de la femme triste excite l'attention de l'enfant et frappe vivement son imagination; elle fait naître dans son âme, elle lui suggère un sentiment de tristesse sans raison, qui s'exprime immédiatement par la décomposition du visage et par les larmes. La gaieté aurait pu tout aussi bien, s'il eût été d'abord dans un état de tristesse , lui être suggérée par une personne dont l'attitude eût exprimé la gaieté. A l'observation précédente, Mme Necker de Saussure en ajoute une autre, où le fait de la suggestion apparaît aussi clairement que chez les hypnotisés qui conçoivent des sentiments religieux aussitôt qu'on leur a fait. prendre l'altitude de la prière et de 'l'adoration. « A l'âge de quinze à seize mois, dit-elle, un enfant qui assiste à une lecture sérieuse et voit sur tous les visages l'expression du recueillement, est bientôt saisi d'un certain respect, et, si vous ne prolongez pas trop cette épreuve, le même eifet se reproduira dans chaque occasion semblable. » Miss Edgeworth donne un exem pie assez amusant de cette sensibilité trompeuse qui peut être suggérée aux enfants sans que leur cœur soit réellement ému. « Veuton un exemple de l'abus de cette méthode qui tend à faire étaler des sentiments avant que les enfants puissent les éprouver? il n'y a qu'à lire Mme de Genlis. Quand la duchesse d'Orléans était malade, les enfants étaient instruits à écrire des billets d'heure en heure pour savoir de ses nouvelles. Un jour, un messager va partir de Saint-Leu: la gouvernante demande aux enfants s'ils n'ont point de commissions pour Paris.« Oui, dit le « petit duc de Chartres, je voudrais qu'on m'apportât « une cage». Il oubliait sa mère; il fallut le lui dire à l'oreille. L'affection ne s'apprend pas par cœur 1 • »
1. Essays on pruclical Education, chap. x.
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L'.ÉD UCATIO N DU CARAC'l' ÈRE
La compassion de l'enfant pour la peine qu'il a faite lui-m ême à ses parents nous se mble plus sincère, bien qu'elle puisse n'ê tre en core, en dernière analyse, que d e la sensibilité par imitation et suggestion. Car c'est bi en à l'enfant qu'on peut appliqu er le vers d'Horace :
Ut rid entibu s a rrident, ila fl entibus a dsunt Hum a ni v ultu s. ,,, . 1
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La sincérité de la sy mpathie se prouve mieux par les faits que par les apparences. Ain si dirons-nous que les enfants sont r éellement sensibles seulem ent lorsque nou s constaterons en eux le désir effectif d'éviter de la peine et de faire plaisir a ux autres . Ce désir se mani fes te en particulier par ce qu'on appelle les bons procédés, les égards qui con stitu ent la civilité, la politesse . Locke attachait le plus grand prix à la civilité dans l'éducation, et il lui consacre un ch apitre plein de finesse. Pa rmi les causes qu'il assigne à l'incivilité, férocité naturelle, mépris, raill erie, esprit de contradiction , su sceptihilité, attachons-nous à la première. « La première, dit Lo cke, est cette férocité naturelle qui fait qu ' un homm e est sans complaisance pour les autres homm es , de sorte qu'il n'a aucun égard à leurs inclination s, à leur tempéra ment ou à leur état. Le vrai caractère d'un homm e grossier et rustiqu e, c' es t de ne point faiL·c de réfl exion sur ce qui plaît ou déplaît à ceux avec qui il se trouve .... Quic onqu e veut persuader aux autres· qu'il a la moindre teinture d' édu cation ne saurait se rendre coupabl e d' un tel vice, puisque l'esse nce et la vraie fin de l' éduèalion, c'est d'adoucir la féro cité naturelle des homm es et de vain cre la rudesse de leur tempéram ent, afin qu'il s pui ssent s'ajuster à ce ux avec qui ils ont affaire 1 • »
i. De l'èdacation des en fants, trad . Cos le, § 1!t4.
�POLJTESSE
57
Cette férocité naturelle n'est autre que l'égoïsme naturel, l'unique souci de soi. Les enfants, par le fait même qu'ils ne sont guère, au début, que des égoïstes, sont au début, parfaitement grossiers; ils le sont, en particulier, là où se satisfait le besoin primordial de l'égoïsme humain et où se montre le mieux la grossièreté native, c'est-à-dire à table. L'animal, lui aussi, n'est jamais plus féroce que lorsqu'il s'agit de sa pâture. Les premiers procédés de la politesse doivent donc être remarqués avec soin chez l'enfant comme une précieuse manifestation de l'altruisme, comme l'éveil de l'attention à ne pas froisser autrui et à même lui faire plaisir. La politesse chez les enfants peut -aller jusqu'à une délicatesse fort gracieuse dans sa gaucherie. Une petite fille souffrante envoyée chez sa tante à la campagne est d'abord enchantée du changement; sa joie éclate, son appétit renaît; au bout de quelques jours elle est triste, elle ne mange plus: « Qu'est-ce que tu as? lui dit sa tante; tu regrettes ta maman? » L'enfant fond en larmes et répond : « Oh! tante, c'est bien gentil ici, je ne m'ennuie pas du tout. » L'enfant n'a pas eu la force de maîtriser le sentiment tout naturel du regret de sa mère; mais elle a senti que l'expression crue de son ennui pourrait faire de la peine à sa tante, et elle l'a dissimulé par un innocent mensonge. Les égards que la politesse réclame des enfants, les petites gênes qu'elle leur impose ne sont pas bien pénibles. Il y a des sacrifices plus difficiles qu'ils font parfois afin d'être agréables, comme celui de quitter un j eu très amusant pour rendre un service, pour « aller chercher ou porter un objet dans une chambre, aller faire une commission à une personne éloignée, aider quelqu'un dans une besogne un peu ennuyeuse 1 ,,. Là
1. Bernard Perez, l'Éducalion dès le berceau, chap.
I" .
�58
L ' É DUCATIO N DU CARACTÈRE
se montre un réel effor t à la suite d' une impulsion altr uiste don t l' ani mal le plu s app rivoisé serait incapabl e. La lib ér:i lilé, la facilité à donner , la protec tion des fa ibl es, la vé ritable bienfaisance, c'es t-à-dire l'ac ti on de che rcher à so uInger la souffra nce et la misè re , a pparaissent tôt ou ta rd, suiva nt l'éd ucalion qu'ils ont reçue, ch ez les enfa nts convena bleme nt doués. Tel enfa nt de q uin ze mo is, qu a nd il a q uelqu e chose de b on, dit à sa mère : « Oh! m aman, c'es t si b on, j e voudrais que tu en goûtes» . Si on lui do nne q uelq ue ch ose, il r écla me po ur son frère Lolo, pou r maman, pour pa pa, pour g rand' mère 1 • L'a ute ur auqu el j 'e mprunte ce fait es t d'avis qu'o n en peut co nsta ter de se mbl ables ch ez les an im aux. J e les cro is fo rt ra res, et j 'ai toujours vu les a nim aux se di sp uler pour la nourrilure et pour le gtte, sauf, bien entend u, quand il s'agit de la mère à l'égard des pe tits; m ais les pe tits s'a ffa mer aient volonti ers réciproque ment po ur avoir meill e11 re part. L'en fa nt, si disposé en maintes occasions à faire abu s de sa fo rce co ntre de plu s fa ibles q ue lui, et capable d'all er, dans ce sens, jusqu'à la cru auté, en particulier avec les anim a ux, devient cependa nt t rès vol ontiers protec teur de la fa ible3se; il se ra, si l' on sait s'y prend re, et suivan t les circo nstances, un gard ien a ttentif et un souti en dévoué d' un peti t frère, d' une pe tite sœ ur, d'un camarade. P eut- être es t-ce là un curieux mélange d'égoïsme et d'altruisme ; et l'orgueil d'exe rcer une prolec ti on sur des faibl es, ce qui reh ausse la fo rce et la <li gnité de celui qui l'exe rce, se mêle-t-il a u charme de la sympa thie. Il ne fa ut pas s'éton ner de ce que la bienfaisance es t peu développée chez les enfants. Ce ux des famill es
1.
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J
1
Bern ar d Perez, l'Éducat-ion dès le bei·ceau, cbap. v.
�BIENFAISANCE
59
pauvres ne voient autour d'eux que la gêne , et ne peuvent guère encore compatir à des pri vations semblables aux leurs ; ceux des familles plu s aisées so nt tellement habitu és au bien-être dont on les entoure qu'il leur semble un e condition naturell e de la vie; ils se trouvent r a rement en conlact avec les misérab les, et, lorsqu'ils les rencontrent, la vue de la misère les étonne et les effraye plutôt qu'elle ne les touche, parce qu 'ils n'ont pas encore l'id ée des souffrances qu 'ell e comporte. « J'ai vu, diL Bernard P erez, donner bien m aladroitement un e leçon de charit.é par un e mère à son fils âgé d'environ deux a ns. Ayan t aperçu un vieux mendiant sous une porte cochère, ell e s'arrêta, mit un so u dans la main de l'e nfa nt, et, le tirant par le bras, lui dit : « Donn e à ce pauvre h om me! » Le petit, qu'e ffrayaient le visage et l'acco utre men t du misérable, recula d'abord avec un e horrible g rimace, se co lla cont re les jupes de sa mère, et lui remit le so u dans la main 1 . » Dans un autre fait, cité par le même a uteur, la mère, plus intelli ge nte, et d'un cœur plus déli cat, explique à son enfant ce que c'est que la pa uvreté d'un pelit ra moneur. « Il travaille tou s les jours, lui dit- elle; il prend beaucoup de peine, il n'a pas, comme to i et ton frère, une bonne mère pour lui donner de quoi manger, pour l'habiller, le promener, le caresse r et s'am user avec lui. » Alors l'enfant se fait une idée de celle misère, qui lui était in co n1me; sa compassion s'éveill e, elle ne reste pas stérile, ell e al'rive Lout de suite à la bienfaisance et il dit à sa mère : « Alors, quand on est pauvre, on est bien m alheure ux! Maman , j e voudrais lui donner une t artin e et un joli pantalon : veux-tu, maman? il ne sera plus pauvre 2 • » Cet enfant aurait-il élé capable,
1.. L'Éducation clds le be1·ceazt, chap. 2. fcl em.
111 .
�60
L'ÉDUCATION DU CARACT:ÈHE
spontanément, de se priver d'une tartine et d'un jQli pantalon pour les donner au ramoneur? Je n'oserais l'affirmer; il est déjà bon qu'il songe à une libéralité qui ne lui causera aucun sacrifice, et qu'il n'écoute pas seulement l'instinct égoïste de possession dont nous avons précédemment parlé. 'fout ce qui vient d'être dit montre suffisamment l'éveil, dans la première enfance, des sentiments altruistes, qui, grâce à l'éducation, prendront un développement plus ou moins large. Nous arrivons maintenant à une question fort vaste et fort délicate, celle de la moralité dans l'enfance. Si nous voulions· la traiter avec toute l'ampleur qu'elle comporte, nous définirions d'abord ce que l'on entend par la moralité, le devoir; nous examinerions les différents systèmes qui affirment ou qui nient la loi morale, et ceux qui, reconnaissant son existence en tant que concept de l'esprit humain et règle pratique de la vie, lui donnent comme origine soit le raffinement des sentiments égoïstes en vue de l'intérêt bien entendu, soit l'évolution des sentiments égoïstes et altruistes, soit une révélation faite à la raison par un être transcendant, à la fois législateur et juge, qui est son auteur et sa sanction . Ces questions ne sont nullement étrangères à la psychologie enfantine et à la pédagogie. L'école évolutionniste en biologie prétend retrouver les formes successives du développement embryonnaire des animaux les plus- parfaits, la trace des formes successives par lesquelles l'évolution les a fait passer à travers les âges pour les amener à l'état où ils sont aujourd'hui. De · 'étude du développement de la conscience ie,.t1 ~ a - z l'enfant est précieuse pour éclairer la '\ ~ra q 'es 'on de l'origine de la morale. v' Mais ,not ~ ·ntention est de nous restreindre. Sans Q:nous occupe1• â l'origine de la loi morale, nous consioO 0
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�RUDIMENTS DE LA MORALITÉ
6'1
dérerons cetle loi comme un fait, comme un concept pratique qui existe dans la raison de tout homme adulte, à partir d'un certain degré de ci vilisalion et de culture, et nous nous contenterons d'en rechercher les rudiments dans le premier âge de la vie. L'enfant, pendant les premières années, a-t-il un commencement du sens moral, c'est-à-dire distingue-t-il le bien du mal par un jugement de sa propre raison, est-il capable de choisir l'un plutôt que l'autre par une décision éclairée de sa libre volonté? Rousseau ne le pense pas. « Connaître, dit-il, le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l'homme, n'est pas l'affaire d'un enfant 1 • » Pour mieux faire ressortir la justesse de son idée, il imagine le dialogue suivant entre un enfant el son maître. cc Le maîtn. Il ne faut pas faire cela. - L'enfant. Et pourquoi ne faut-il pas faire cela? - Le maît1°e. Parce que c'est mal fait. - L'enfant. Mal fait? Qu'est-ce qui est mal fait? - L e maît1·e. Ce qu'on vous défend. - L'enfant. Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me défend? - Le maître. On vous punit pour avoir désobéi - L'enfant. Je ferai en sorte qu'on n'en sache rien. - Le maître. On vous épiera. - L'enfant. Je me cacherai. - Le maître. On vous questionnera. - L'enfant. Je mentirai. - Le maîti'e. Il ne faut pas mentir. - L'enfant. Pourquoi ne faut-il pas mentir? - Le maître. Parce que c'est mal fait», etc. On trouvera peutêtre que ce maître est peu ingénieux, et qu'il ne sait pas donner à l'enfant de bonnes et solides raisons empruntées à la morale. Mais, selon Rousseau, et nous partageons son opinion, l'enfant ne les entendrait point. Si, en vous plaçant à un autre point de vue, et pour lui parler un langage qu'il est en état de comprendre, vous lui dites de ne pas faire une action parce qu'il causera
1. Émile, liv . JI.
�ti2
L'ÉDU CATION DU CAR ACTÈRE
de la peine à ses parent s, pa rce qu'o n ne l'embrassera plus, parce qu 'on le prendra en ho rreur, alors vous faites a ppel à des sentim ents qu'un e philosop hie exacte ne doit pas con fondre avec le sens m oral. Au ssi trouvons-n ous qu'il est facile de critiquer à cet égard les faits cités pa r ce rtain s auteurs pour montrer l' a pp ariLion de la moralité chez le pelit enfant et même chez l'anim al. En voici quelques-un s. << É Lant allé, dit Roma nes, dans la maison d'un ami , j 'avais enferm é un terrier dans ma ch a mbre. F urieux d'avo ir é té laissé à la maiso n, il mit les rid eaux en la mb eaux . A mon reto ur , il m'acc ueilli t avec j oie. Mais, dès qu e j e ramassai les la mbeaux et qu e je les lui prése ntai, l' a nimal se mit à hurl er et à gémir en s'enfuyant vel's l'esca lier. Le fait est d'autant plu s remarqu a ble que l'animal n 'avait jamais été ch â tié . J e ne puis don c y voir qu'un certain sentiment de repentir 1 • >l La connaissance de l'esp èce canine peut y faire voir a utre chose. Il es t probable qu e Romanes pr ésenta les lambeaux à son terrier avec l 'allitude de l'irrita tion, ou tout au moins du repro ch e. Or on sait par exp érience combien ce tte a tLitud e a d'ac tion sur les chiens, même sur ce ux qui so nt traités avec la plu s grande douceur et qui n 'ont, p our le mom ent, a ucun re proche à se faire. Le chi en , en général, est dans un éta t de crainte perm anente, soit qu e son maître l' ait ha bitu é a ux pro cédés brutaux, soit que ce lte crainte lui vienne de !11érédilé ; un e pass ion violente est se ule ca pabl e de la lui faire ou blier. Si Rom anes lui avait prése nté les lamb eaux d' un air riant , il n'aurait co nsta té chez so n terrier aucu ne ap pa rence de t ristesse, à moins qu e, pa r une li aison d'idées qui est possible, la vue de ces la mbeau x
1. Cité pa r la Revue p hilosophique, nove m b re 1818, p . 503.
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�. MORALITÉ DE SYMPATHIE
63
ne rappelât au chien le vif déplaisir qu'il avait eu tout
à l'h eure d'être laissé par son maître.
Le jeune Tiedemann, âgé de dix-sept mois, se cache pour man ger du .sucre. F aut -il y voir l'aveu implicite d'un e faule de gourmandise et de la rcin dont il compren d la laideur et qu'il essaye de dissimuler, ou tout simplement l'intention de manger, sans être dérangé, le produit de son petit vol? Le cas du jeune Darwin, fils du grand naturaliste, n'est pas plus concluant. « Dodd y, à treize mois, paraît sensible a ux rep roches de son père, qui l'appell e méch ant. A deux ans et cinq mois, Doddy, resté seul, prend du sucre, ce qu'il sait lui être défenuu; son père le rencontre au moment où il so rt de la sa lle à manger el lui trouve dans l'allilude qu elqu e chose d'étrange. ,, EL Darwin, qui a soigneu sement releYé celle observation, pourtant si banale, croit que l'altitude de l'enfant doit êlre attribuée à la lutte entre le plaisir de manger du sucre et un commencement de remords l C'est un remords qu'il es t facile d'obser ve r Lous les- j ours, non seulement chez les enfants, mais même chez les animaux dom es liqu es pris en flagrant délit de ce que Rabelais appelle « larrecin furtivement faict »; il n 'es t autre que la crai nte de recevoir des co ups ou des reproches, ou même de se voir enlever l' obj et dérobé. Mme Necker de Saussure pense qu'il n'y a qu 'une so rte de moralité dont les tout petits en fa nts so ien t susceptibleR, c'est celle qu'e lle appelle, dans une expression qui nous semble heureuse ment trouvée , la « moralilé de sympathie ». Pour eux, le bien, c'es t de satisfaire ceux qu'ils aiment; le mal , c'est d'être blâ mé d'eux, de leur causer de la pein e. Ils peu vent épro uver du mal qu'il s ju ge nt a voir fait dans ces co nditi ons un remords qui pent aller jusqu'au désespoir; tel est le cas d'un enfant vu par Mme Necker, et qui avait frapp é sa mère;
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
« sans êlre menacé ni grondé même, il renonçait à Lous ses jeux et, le cœur gros de sanglots, allait se cacher dans un coin obscur, le visage tourné contre la muraille 1 ». Mais l'âme de l'enfant est déjà bien complexe, et on risque de se tromper en altribuant à un seul mobile une altitude qui peut exprimer plusieurs sentiments très mélangés. Il me revient un souvenir d'enfance; je me cachai, un jour, moi aussi, dans un coin, contre la muraille, étendu dans l'atlilude du plus morne désespoir, parce qu'on m'avait séparé d'un camarade avec lequel je me battais et que je frappais de toutes mes forces; qu'est-ce qui m'accablait ainsi? élait-ce le remords de ma violence à l'égard d'un ami, ou les reproches qu 'on m'avait adressés, ou la honte d'avoir reçu, en même temps que ces reproches, quelques bourrades, ou même le regret de n'avoir pu triompher jusqu'au bout de mon adversaire? Je ne sais; mais je n'ai pas oublié l'impression que j'éprouvais alors d'un vif déplaisir mêlé de honte. · A trois ans, d'après Mme Necker, on constate déjà un commencement de vérilable moralité. << Rien sans doute, dit-elle, ne parait plus irrégulier, plus versatile que le sentiment moral à trois ans. Ce sentiment existe néanmoins et se manifeste à cet âge aussitôt que les passions cessent d'être en jeu. L'enfant a une idée vive du bien et du' mal, quoiqu'il ne l'exprime pas en termes généraux. Il reconnaît une loi commune à tous, une convention tacite ·qu'on doit respecter; toute atteinte à la vérité, au droit de la propriété, aux jouissances d'autrui, le choque et le blesse, lors même qu'il n'en souffre pas personnellement; mais il faut que son attention soit excitée 2 .v »
1. L'Éducation progi·essive, liv. Hl, chap. 2. Idem, chap.-vc.
11.
�SUGGESTION DE LA MORALE
Les derniers mots de ce passage doivent être relevés, parce qu'ils contiennent une objection implicite de l'auteur contre sa propre théorie. Le sens moral de l'enfant à cet âge ne s'exerce, dit Mme Necker, que si son attention est éveillée . Mais, en éveillant son atlen tion au sujet de certains ac tes, que fait-on souvent, si ce n'es t de lui suggérer un juge ment moral qu'il n'aurait pas porté de lui-m ême ? Alors c'est bien plutôt le sens moral des grandes personnes qui s'exprime par sa bouche que le sien propre. Nous croyons, quant à nous, que la conception rationnelle et la pratique du devoir pour I ni-même ne se constatent qu'assez tard chez l'enfant, lorsque l'enseignement moral qu'il reçoit de sa famille et de ses maîtres commence à porter des fruits; mais pendant longtemps la co nception du devoir considéré com me un « impératif catégorique », pour nous servir de l'expression kantienne, est au-dessus de sa raison. Sous l'influence de l' éducation, elle apparaît dans l'âme de l'enfant,· comm e, sous l'influence de la civilisation, elle peut se manifester dans l'âme du sauvage, parce que ces âmes élaient prédisposées à la recevoir. Il y a cette différence spécifique entre l'homme et la bête, que la bête ne pourra jamais être amenée à concevoir la distinction du bien et du mal, tandis que l'homme enfant .et l'homme sauvag·e, chez qui elle peut manquer lorsqu'ils en sont .encore au plus bas degré de culture, sont susceptibles d'y être amenés. Voilà pourquoi nous trouvons peu solide, parmi les arguments employés contre l'existence de la loi morale, celui qui consiste à en objecter l'absence chez l'enfant en bas âge, chez le sauvage et même, dans un . état de civilisation avancée, chez certaines brutes qui appartiennent au monde des miséra1:iles et des criminels. Socrate, Marc-Aurèle, Benjàmin Franklin, et tant d'autres, pèse nt beaucoup plus dans la .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
question qu'un enfant moralement abandonné ou un Papou . Pour expliquer l'apparition relativement tardive de la: moralité dans l'enfance, Mme Necker de Saussure donne une raison qui nous paraît fort juste, c'est ce qu'elle appelle« l'absence de la notion du temps». Le passage est excellent et mérite d'être cité. « La nullité du passé exclut les regrets; celle de l'avenir exclut les craintes; et, tandis que l'idée des conséquences de chaque action pourrait être un bon auxiliaire pour la conscience, l'enfant, qui ne voit pas distinctement comment les faits influent les uns sur les autres, ne met point d'importance à ses déterminations. Son extrême légèreté livre ses impressiom; au vent qui souffle; ses souvenirs, sur lesquels il ne revient point, s'envolent bientôt; et, si les événements restaient dans sa mémoire, ses motifs passés seraient toujours oubliés. Trop mobile pour se croire le . même, il ne répond pas de l'enfant d'hier, qui n'est plus celui d'aujourd'hui. Il n'a pas ce sentiment de la succession des pensées qui donne l'idée dn moi et celle du temps, deux idées assez dépendantes l'une de l'autre. Un moi, spectateur immobile des variations d'un autre moi, sans cesse modifié, dont il enregistre les changements, voilà ce qui constitue notre identité, et par là notre mora lité dans la vie, mais rien n'est encore fixé chez l'enfant 1 • » On pourrait étendre la portée de celle observation si juste, et dire que le petit enfant n'est pas capable de moralité parce qu'il ne peut saisir encore les rapports très complexes de toute sorte dont l'intelligence plus ou moins nette est. impliquée dans un jugement moral. Ce qui fait, par exemple, qu'un vol est une action mau-vaise, c'est qu'il est une atteinte au principe de la pro1. L'Èducation progi·essive, liv. HI, chap.
v,.
�EFFET DE L'IGNORANCE
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priété; mais ce principe lui-même n'est pas un de ceux qni s'imposent à la raison avec la même rapidité et avec la même force que tel axiome de la géométrie ; il faut, pour s'y attacher, savoir comment la propriété se forme, se transmet, et quels droits le propriétaire possède par son travail ou par celui de ses ascendants. L'enfant prendra, par ignorance, un raisin dans une vigne, un morceau de sucre dans un sac, comme on prend de l'eau dans une fontaine ou une fleur sur le bord de la route. Pourquoi ne frapperait-il pas un petit camarade comme son père frappe un cheval ou un chien? est-il capable de se faire une idée de ce qu'est la personne humaine au point de vue de la dignité, de l'inviolabilité? Aussi la morale ne peut-elle, à mon avis, être connue de l'enfant que par voie d'autorité. Ses croyances morales ne peuvent être, au début, que des actes de foi. Pour lui, une action est mauvaise parce qu'elle lui est donnée comme telle par des personnes qui ont acquis sa sympathie et sa confiance. Il en résulte que sa moralité vaut ce que vaut celle des personnes qui l'élèvent. Par l'enseignement qu'elles lui donnent, par le jugement qu'elles portent sur ses actes, par les sentiments qu'elles en éprouvent, elles sont sa ·loi morale vivante, la seule qu'il soit d'abord capable de comprendre et de suivre. Mme Necker de Saussure prétend même qu'il y en a parmi elles une à laquelle l'enfant croit, à cet égard, dépendre d'une manière particulière et presque exclusive. « C'est envers elle qu'il se sent responsable de sa conduite; ses rapports avec les autres sont beaucoup moins intimes. li se Lire d'affaire comme il peut avec les autorités moins rapprochées, mais les reproches de son vrai maître retentissent au fond de son cœur. C'est lui qui est sa conscience . C'est lui qu'il voit en imagination au mom ent déc isif de l'épreuve; souvent il se 'lo
•
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 68 représente si vivement qu'il ne peut pl us 1ui désobéir, et. que, par l'effet assez naturel d'une illusion forle, il croit même en être vu. Aussi ne s'étonne-t-il point quand celte personne a l'air d'ê tre informée de ce qu'il a fait loin de ses yeux; l'idée d'un invisible témoin n'a rien qui répugne à cet âge. Mais si par oubli ou par faiblesse l'enfant a succombé à la tentation, c'est lorsqu'il retrouve son maître que le remords entre dans son cœur. Il pourrait revoir sans émotion le propriétaire des fleurs ou des fruits qu'il a <.lérobés; mais son front se couvre de rougeur aussitôt qu'il vient à r encontrer le représentant de sa conscience. C'est avec lui qu'ont lieu les aveux, les exp lications tendres et touchantes; c'est auprès de lui qu'il éprouve ce besoin d'expiation si naturel à un cœur coupable 1 • » L'auteur a peut-être exagéré en généralisant une observation qui est vraie dans un certain nombre de cas; mais, que la conscience de l'enfant soit incarnée en une ou en plusieurs personnes, on ne doit pas accorder à la crainte du jugement de cette co nscience une influence préventive très forte. « Il faut, dit Bernard Perez , que l'impression de la tentation actuelle soit bien faible, pour que l'imagination de l'enfant lui représente son rémunérateur-vengeur se dressant entre lui et son acte. Une fois l'acte accompli, la tentation passée, le désir assouvi, la nature de l'acle peut lui suggérer l'idée de la sanction. Un petit enfant de dix-huit mois, s'étant élancé dans le jardin en l'absence de sa bonne qui le gardait, se mit à ravager quelques plates-bandes, sachant bien qu'on lui a~ait défendu de toucher aux fleurs : il commit son acte de vandalisme avec un entrain et une insouciance admïrables; mais, quand il vit tous ces débris jonchant l'allée, il se rappela tout à coup la défense faite;
i. L'Éducation pl'Ogi·essive, liv. III, chap. v1.
�69 il se mit à rougir, quoiqu'il ne se crût vu par personne, et alla d'un air confus se cacher derrière la cage aux poulets 1 • )) Outre l'impression et le jugement des personnes qui le touchent de très près, auxquels l'enfant attache une grande importance, les opinions, les préjugés du monde au milieu duquel il vit, et dont il est de bonne heure un observateur très perspicace, agissent assez puissamment sur sa direction morale, ainsi que Je désir de s'y faire une réputation favorable, de s'attirer l'estime et )a louan ge, de briller et de primer. L'enfant gui, élevé par d'honnêtes gens, sera tout fier de rendre au possesseur un objet qu'il aura trouvé, pourrait bien, s'il était éleYé parmi des voleurs, être tout fier de son premier vol et des compliments qu'il lui vaudrait; il se constituerait facilement une morale à rebours. Dans son livre immortel des Maximes, La Rochefoucauld a essayé de montrer, par une analyse subtile, que toutes les vertus « se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer )), Il faut reconnaître au moins qu'un certain amour-propre, en particulier chez les enfants, est le mobile de beaucoup d'entre elles, et que telle bonne action, telle bonne parole, qui pourraient frapper comme un indice marqué de sens moral, doivent être attribuées au souci, déjà très éveillé, de l'opinion. Le jeune Tiedemann, à deux ans et cinq mois, disait, quand il croyait avo ir fait quelque chose de bien: c< Le monde dira : C'est un bon garçon >). Et son père affirme que, dès l'âge de quinze mois, il avait « jusqu'au sentiment de l'honneur)), En résumé, nous pensons que la moralité de l'enfant tient presque exclusivement aux grandes personnes au milieu desq uelles il se développe, et que c'est d'elles que
INFLUENCE DU MILIEU
1.
L'Éducation dès le berceau, chap. vn.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dépendent ses manifestations tardives ou promptes, rares ou nombreuses. Il n'y a guère, au fond, de morale proprement enfantine; la morale des enfants n'est autre que celle des grandes personnes, inculquée par celles-ci dans des intentions plus ou moins pures, pratiquée par ceux-là, dans la mesure de leurs forces, par intérêt, par sympathie, par obéissance, par amour-propre, jamais, pensons-nous, par le sentiment austère du seul devoir, dont nous les croyons absolument incapables . . L'étude q~li vient d'être faite des instincts, des inclinations, des sentiments de l'enfance, nous fournit les éléments nécessaires pour décider si l'homme, tel qu'il sort des mains de la nature, est bon ou mauvais. Cependant il nous en manque encore un, le plus nécessaire de tous, à savoir le criterium d'après lequel nous prononcerons notre jugement. En vertu de quel principe déclarerons-nous que l'homme naturel est bon ou mauvais, entièrement ou par parties, et que l'éducation doit se contenter de suivre la nature, ou qu'elle doit Iulter contre elle, ou qu'elle doit la seconder sur certains points, la corriger et l'améliorer sur d'autres? Ce principe ne peut être que notre conception des fins de l'homme. Notre jugement variera suivant l'opinion que nous aurons adoptée en ce qui concerne la destinée humaine, le rôle que l'homme est appelé à jouer sur la terre, le but de la vie. Si pour nous, par exemple, la vie est essentiellement une lutte où il s'agit de remporter le plus d'avantages possible sur ses concurrents, nous estimerons surtout et nous chercherons à développer les instincts égoïstes, en vue de préparer dans l'enfant un combattant redoutable par sa force et par sa ruse; nous réprimerons, au contraire, les instincts altruistes qui seraient capables de l'amollir, de lui enlever cette rudesse nécessaire pour<< jouer des coudes dans la foule », suivant l'expression vulgaire, et se frayer un
�CRITERIUM MORAL
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passage; nous ne cultiverons pas bien attentivement en lui la moralité qui lui donnerait de vains scrupules et le rendrait hésitant. Pour nous, le plus beau type humain sera l'homme fort et habile, à qui tous les moyens .sont bons pour arriver à ses fins, dont la main est successivement de fer et de velours, ce qu'était César Borgia pour Machiavel. Si nous avons adopté la règle donnée par Gœlhe, qu'il faut chercher à faire de soi une créature toujours plus noble, ce dilettantisme moral, d'une nature très élevée et d'un égoïsme supérieur, nous fera juger sévèrement des inclinations personnelles qui nous .paraîtront basses, et cultiver des sentiments allruistes dont la présence dans notre âme contribue à lui donner plus de noblesse et de beauté ; mais il accordera aux considérations esthétiques une importance telle, qu'il verra de l'humiliation et de la laideur dans certains états où se complaît l'âme qui doit au christianisme une conception de la vie non moins élevée, quoique différente, et, à quelques égards, contraire. Les inclinations naturelles de l'homme ne peuvent être appréciées ni traitées de la même manière, au point de vue de l'éducation, par un Gœthe et par un Pascal. Notre intention n'est point de passer en revue toutes les manières de concevoir les fins de l'homme et de nous prononcer après examen. Contentons-nous d'adopter la morale, pour ainsi dire, courante, celle qu'on appelle parfois universelle, comme on la trouve en général dans les esprits droits, éclairés et honnêtes, sans nous dissimuler ce qu'il y a encore de vague, de flottant, d'obscur dans celte morale, qui ne serait pas aux prises avec une analyse subtile et profonde sans éprouver quelques dommages, quoique, en somme, elle dure depuis longtemps, quoique la vie des sociétés repose en grande partie sur elle, et quoiqu 'elle nous paraisse devoir survivre à toutes les critiques dont elle peul être l'objet.
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Jamais, croyons-nous, elle ne revêtira un caractère absolument scientifique et ne recevra une expression définitive; jamais elle ne sera complètement arrêtée dans ses contours; cependant tout le monde en a une conception plus ou moins nette, et elle est la règle, sinon effective, du moins idéale de la vie. Eh bien, celte règle idéale est en contradiction complète, pour ce qui regarde les individus, avec la loi que la science semble dégager aujourd'hui de l'étude des faits de la nature, avec la loi de la concurrence vitale. D'après la science, le prix, dans la vie, c'est-à-dire le succès et la part de bonheur compatible avec les conditions qui sont faites par la nature, est décerné au plus fort el au plus habile; celui-là détruit les autres, ou les réduit à un état inférieur et les asservit. D'après la morale, le succès n'importe point, le bonheur n'est que secondaire; ce qu'il faut avant tout, c'est se conformer aux ordres d'un maître impérieux qui réside dans notre conscience, et qui s'oppose à la satisfaction de nos instincts les plus puissants, les plus naturels, pour nous imposer des devoirs envers nous-mêmes et envers les autres. Dans l'ordre physique, il n'y a pas de devoirs pour les individus; ou, si l'on veut, le seul devoir esl de vivre avec le plus de jouissances, le plus de puissance, le plus de durée possible, et de transmettre la vie à sa postérité avec la plus grande somme possible de résistance et d'énergie. Dans l'ordre moral, le bien de la vie, qui, pour le pur égoïsme, surpasse de beaucoup tous les. autres par son prix, n'a lui-même qu'une importance secondaire, et il est des circonstances où il doit être sacrifié; les autres .biens, auxquels l'égoïsme attache un prix moindre, il est vrai, mais encore très grand, les jouissances matérielles, les distinctions sociales, la richesse, le p.ouvoir, doivent être sacrifiés aussi, lorsque notre conscience juge qu'ils sont incompatibles avec la verlu. '
�CLASSIFICATION DES INCLINATIONS
Donc, si le but d' une éducation honnête et droite est d'élever l'enfant suivant les principes d'une morale qu'il entrevoit à peine et avec laqu elle beaucoup de ses. inclinations naturelles sont en opposition, mais que les adultes connaissent plus nettement et se croient obligés. de pratiquer eux-mêmes, la r éponse nous sera maintenant facile, puisque nous avons le criterium que nous. cherchions tout à l'heure . Nous rangerons les inclination s naturelles de l'enfance en trois classes : celles qui sont indifférentes au point de vue de la morale; celles qui sont contraires à la morale; celles que la morale approuve parce qu'elle trouve en elles des auxiliaires. Par exemple, en observant cette règle, nous placerons parmi les mauvaises la gourmandise, l'envie , la tendance au mensonge, la paresse ; parmi les bonnes, la sympathie, la pitié, la bienfaisance. Quant aux indifférentes, nous en trouverons peu, et peut-être conviendrait-il de remplacer ce terme par celui d'ambiguës ou à double face. Beaucoup d'inclinations, en effet, seront bonnes ou mauvaises suivant les conditions dans lesquelles elles s'exercent. Ainsi le besoin d'action est mauvais lorsqu'il entraîne l'homme à une agitation sans suite, sans but ou même malfaisante; il est bon lorsqu'il produit une série continue d'actes utiles, lorsqu'il a pour but notre propre bien et celui des autres . Le désii· de primer engendre l'émulation et peut conduire à la puissance; or il y a l' émulation dans le mal comme dans le bien, la puissance égoïste, stérile et oppressive comme la puissance féconde et bienfaisiJ,nte. Demandons-nous, pour finir cette étude, s'il convient, ainsi que le demande Montaigne dans les passages cités précédemment, de « laisser à nature les resnes de notre conduicte », de ne pas« corriger nos complexions naturelles», de ne pas« troubl er, par art, notre inclination », ou, en d'autres termes, de laisser se développer spon-
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tanément dans \'enfant toutes les énergies qu'il Lient de la nature, s'en remettant à cette même nature du soin de les équilibrer, de les contre-balancer les unes par ies autres. Elles ne sont pas toutes bonnes, l'examen auquel nous venons de nous livrer nous l'a montré. li faudrait donc espérer que la nature se prêtera, en quelque sorte, à nos combinaisons, qu'elle adoptera notre morale et qu'elle dirigera pour le mieux, en vue de nos fins, telles que nous les concevons, le développement de l 'àme de l'enfant. Cette espérance, qui rendrait l'œuvre de l'éducation inutile, nous paraît tout à fait chimérique, et nous plaindrions le père de famille qui, s'y laissant aller, adopterait pour ses enfants ce système négatif. Le « laissez faire, laissez passer » peut être un bon principe d'économie politique; la pédagogie ne saurait l'admettre. Nous déclarons, pour notre part, que, s'il nous fallait choisir entre deux conceptions qui nous paraissent fausses toutes deux parce qu'elles sont incomplètes, l'optimisme et le pessimisme à l'égard de la nature humaine, nous inclinerions du côté de celle qui nous semble la moins fausse, c'est-à-dire vers le pessimisme, et nous penserions plutôt avec Schopenhauer que l'homme doit à l'éducation et à la civilisation de n'être pas une bête féroce, qu'avec Rousseau que sa perfection primitive a été corrompue par elles. Mais il y a paradoxe des deux côtés; nous aimons mieux dire qu'on trouve dans l'homme un mélange de qualités et de défauts naturels, sur lesquels l'éducation peut exercer, pour le mal comme pour le bien, une action puissante. C'est plus banal peut-être, mais c'est plus vrai.
�CHAPITRE III
La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation. - Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible? - Le système de la faculté maîtresrn. Dirficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'obsen·ation morale pratiquée sur les enfants.
Les différents instincts peuvent entrer en lutle les uns avec les autres dans le même homme. Non seulement il y a souvent conflit entre l'égoïsme et l'altruisme, mais les instincts égoïstes eux-mêmes nous poussent vers des actes différents, qu'il est difficile ou impossible de concilier, et parmi lesquels il faut choisir. Une remarque semblable s'applique aux animaux. La faim, par exemple, attire le renard vers un poulailler; mais les observations qu'il a déjà faites et la crainte héréditaire qu'il a de l'homme lui insp rent des inquiétudes sur sa conservation personnelle et l'éloign ent. Le chien se trouve partagé entre sa gourmandise et la peur des coups. L'enfant est tiraillé en divers sens par la gourmandise, le besoin d'action, la crainte des réprimandes, la paresse, le désir des louanges, etc.
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On dit généralement que l'instinct le plus fort l'emporte. Ici encore, nous nous abstiendrons de faire une incursion sur le domaine de la philosophie pour étudier la question du déterminisme et du libre arbitre. Contentons-nous d'affirmer une fois de plus notre croyance à la liberté. Pour nous, si, dans certaines occasions, un instinct est le plus fort, celte force par laquelle il l'emporte n'est pas intrinsèque; c'est la volonté qui a choisi et la lui a donnée. Sinon, pourquoi la force d'un instinct serait-elle variable suivant les moments et les circonstances? Ce qui varie, n'est-ce pas plutôt la force de la volonté ,? Un même acte de gourmandise sollicite plusieurs fois un enfant; il résiste d'abord et finit par succomber. Est-ce parce que la relation de force entre les mobiles en lulte a varié pendant le cours de cette expérience, ou parce que la volonté elle-même a varié? La prédominance d'une impulsion sur l'autre, sans intervention de la volonté, pourrait être admise à la rigueur lorsque l'intérêt seul est en jeu, et qu'il ne s'agit que de se procurer un plaisir ou de s'éviter une souffrance. Mais, lorsque l'intérêt est sacrifié au devoir, et lorsque nous choisissons une privation, une souffrance certaine, non point par calcul, pour nous procur·e r un plaisir qui est à ce prix ou éviter une privation, une souffrance plus pénibles, mais simplement pour obéir ~ des principes en quelque sorte abstraits, on ne peut guère nier, à moins de recourfr à des subtilités vaines, qu'il intervient dans notre choix un agent autre que les impulsions fatales de l'instinct. Cet agent est la volonté. On confond sous le terme de volonté des idées qu'il importe de distinguer. Lorsqu'un homme, au lieu de se laisser diriger par les autres et d'adopter le parti qu'ils lui proposent, a l'habitude de se décider par lui-même, on dit qu'il a de la volonté. Souvent cette volonté persiste en dépit des meilleurs avis, des faits les plus défa-
�LA VOLONTÉ
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vorables; elle est alors de 1'enlêtement; souvent, non contente de garder avec un soin jaloux son autonomie, elle cherche à s'imposer; l'homme volontaire est facilement autoritaire. On dit aussi que celui-là a de la volonté qui s'est rendu maître de lui-même, qui domine les mouvements de sa chair et de son .esprit, qui est capable de leur imposer les plus dures contraintes. Volonté désigne également l'énergie et surtout la continuité de l'eJiort en vue d'un but plus ou moins lointain; le mot est alors synonyme de. fermeté, de constance. La psychologie emploie ce terme tantôt pour désigner !.a faculté de se déterminer enlre plusieurs actes qui sollicitent l'esprit avec des forces diverses, tantôt pour désigner l'activité lorsqu 'elle n'est pas une simple activité de suggestion et de contrainte, une activité passive, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais lorsqu'elle produit des actes où se dépense plus ou moins spontanément l'énergie personnelle. Si nous le prenons dans le sens de faculté de se déterminer enlre plusieurs actes, nous reconnaîtrons des rudiments de volonté presque dès le début de la vie. Par exemple, l'enfant qui crie pour qu'on satisfasse une fanitaisie, et qui se tait subitement sous le coup d'une menace ,de son père, s'il n'institue pas une délibération en règle pour décider lequel vaut mieux de cesser de crier ou de s'exposer à un châtiment, n'en fait pas moins un choix entre les deux partis el il en a vaguement conscience. La volonté, considérée comme activité personnelle, -s'exerce aussi de bonne heure. L'auteur d'un travail sur ,<c le développement psychique de l'enfant » 1, Sikorski, l'étudie d:abord comme c< principe moteur » et comme {c principe répressif des mouvements ». Disons en passant que, même dans la volonté considérée ainsi par
L Revue philosophique, mars, avril, mai i885.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
rapport à ses manifestations extérieures, une analyse psychologique très élémentaire distingue autre chose ; car un mouvement ou une répression de mouvement peuvent n'être que le signe extérieur d'un acte mental bien plus important. Par exemple, il faut le même mouvement à l'enfant pour frapper un meuble ou pour frapper sa mère, et l'enfant qui réprime, par un commencement de sensibilité reconnaissante, un mouvement violent dirigé contre sa mère, exerce sa volonté autrement que comme« principe répressif des mouvements,,. Quoi qu'il en soit, l'auteur signale d'abord chez le nouveau-né cette espèce de contractions musculaires, sans but et non coordonnées, que Bain appelle mouvements- automatiques el Preyer mouvements impulsifs; ils tiennent probablement à l'excitation immédiate des centres moleurs par l'effet de la nutrition et de la croissance. Puis viennent les mouvements réflexes, et apparaissent les premiers signes de suppression, émanant du cerveau, des mouvements réflexes, d'un cri par exemple excité par un motif quelconque et arrêté sous l'influence d'un son entendu par l'enfant, d'une menace, d' une caresse, d'un léger coup. Bientôt la volonté proquit des mouvements plus imporlants. Preyer en a relevé quelques-uns d'après les observations faites sur ses propres enfants : suivant lui, la tenue de la tête commence à la seizième semaine de la vie, les mouvements de préhension à la dix-septième, l'acte indicateur de la main à la trente-sixième, l'altitude assise et la station verticale à la quarante-huitième 1. L'enfant ne larde pas à coordonner ses mouvements pour des actes plus complexes, et, quand il se croit capable de ces actes, il veut les faire seul, sans le secours d'autrui. Ainsi, lorsqu'il a compris le mécanisme de la
1. Die See le des. Kindes, p. 206.
�ACTIVITÉ PERSONNELLE
manipulation, il veut manger seul, bien que le secours d'autrui lui rende encore celle action plus facile; il essaye de manger seul uniquement pour le plaisir d'exercer sa volonté, et au bout d'un certain temps il ne réclame assistance que parce qu'il sent sa volonté fatiguée. D'autres fois il met brusquement fin à tous ses. mouvements et prend une pose immobile, avec l'attitude de l'attention; c'est alors la volonté qui s'essaye comme principe répressif des mouvements, sans but déterminé. L'activité volontaire de l'enfant a, dans les premiers temps de la vie, un champ plus étendu que celui des mouvements. Nous ne pouvons pas affirmer qu'alors l'enfant ail une conscience nette de lui-même, puisqu'il est incapable de nous manifester à cet égard son état mental, et qu'il ne lui en reste aucun souvenir auquel on puisse recourir plus lard. Mais il est certainement attentif, d'une attention spontanée, que personne ne lui recommande ni ne lui impose, et commence avec ses sens un examen du monde qui l'entoure. I~st-ce sans but, par exemple, qu'il fixe son regard encore un peu vague, qu'il promène ses mains encore hésitantes sur un objet? Preyer a remarqué que son enfant soulevait soixante-dix-neuf fois de suite le couvercle d'une cruche sans se reposer; pour lui , c'est là une observation physique évidente: le petit observateur semble rechercher comment se produit Je son 1 • Si l'on se place à ce point de vue, un grand nombre <l 'actions qui paraissent sans raison à des personnes peu perspicaces exciteront au con traire la sollicitude des personnes plus éclairées; elles verront ainsi s'exercer dans l'enfant, et de plus en plus avec les progrès de l'àge, une attention, mobile il est vrai, mais toujours en éveil, dans le but d'acquérir
1. Die Seele cles Kindes, p. 20:5.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
une multitude de connaissances pratiques. « Avant de parler, dit Rousseau, avant que d'entendre, il s'instruit d éjà. L'expérience prévient les leçons; au moment qu'il connaît sa nourrice, il a déjà beaucoup appris. On serait surpris des connaissances de l'homme le plus grossier, si l'on suivait son progrès depuis le moment où il est né jusqu'à celui oü il est parvenu. Si l'on partageait toute la science humaine en deux parties, l'une commune à tous les hommes, l'autre particulière aux savants, celleci serait très petite en comparaison de l'autre 1 • » La volonté, en tant que revendication de l'autonomie, n'est pas non plus absente chez le petit enfant. « Quand il avait fait quelque chose de lui-même, dit Tiedemann au sujet de son fils âgé de quinze mois, il se réjouissait visiblement et trouvait du plaisir à réitérer.» De là naissent la désobéissance de l'enfant, sa résistance à la direction constante que l'entourage lui impose; il veut, lui aussi, à certains moments, agir par lui-même et montrer son indépendance. Cette réaction naturelle à l'égard d'une contrainte dont on finit par se lasser, si douce qu'elle soit, peut aller jusqu'à produire des actes extravagants et désordonnés, mais oü l'enfant affirme d'autant plus son i"llitiative qu'ils sont plus en contradiction avec la règle qu'il suit d'habitude. Ainsi un peuple trop gouverné sera capable, en temps de sédition, des plus grands excès. Ainsi un internat révolté, un jeune homme libéré de la tutelle trop assujettissante de sa famille, se livreront aux folies de tout genre. Mme Necker de Saussure raconte l'histoire d'une petite fille qui, docile d'habitude, et paraissant se plaire à l'obéissance, trouvait parfois du plaisir à y manquer ouvertement. « Restée seule avec sa mère, qui était retenue au lit par la maladie, elle entra un jour sans le
1. Émile, liv. I.
�POUVOIR DOilfiNATEUR
Si
moindre motif en révolte déclarée. Les robes, les chapeaux, les écrans, les petits ouvrages, tout ce qui lui tomba sous la main fut porté au milieu de la chambre sur le plancher; elle chantait et dansait autour du monceau avec des joies indicibles; le courroux assez réel de sa mère ne l'arrêtait point. Elle avait bien l'idée du mal, sa rougeur trahissait bien les reproches de sa conscience, mais le plaisir consistait à en étouffer la voix 1 • Comme nous l'avons fait remarquer tout à l'heure, la volonté ne se contente pas de réclamer son autonomie; souvent, par une tendance naturelle, elle cherche à imposer sa domination. 11 y a bien des enfants exigeants, capricieux, impérieux. Rousseau en a vu« qui voulaient qu'on renversât la maison d'un coup d'épaule, qu'on leur donnàt le coq qu'ils voyaient sur un clocher, qu'on arrêtât un régiment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui perçaient l'air de leurs cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt qu'on tardait à leur obéir. Tout s'empressait vainement à leur complaire; leurs désirs s'irritant par la facilité d'obtenir, i,ls s'obstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient partout que contradiction, qu'obstacles,' que peine, que clou leurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre 2 • » Certes un pareil tableau n'est pas exact pour tous les enfants volontaires; mais la tyrannie de ces faibles peut prendre des formes plus douces, moins désagréables, sans perdre de son exigence. Examinons plus attentivement encore dans l'enfance la volonté considérée comme pouvoir dominateur, régulateur, des instincts et des inclinations. Sikorski l'appelle « volonté inhibitoire » lorsqu'elle exerce une action
i. L'Éducat'ion p1·091·essive, liv. III, chap. vr. 2. Émile, liv. lll.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
répressive, et Preyer remarque que le caractère de l'enfant est surtout défini par le degré de ses capacités répressives. Voici un exemple. « Si, assis, un livre à la main, ou occupé à écrire, vous enjoignez à votre enfant de tâcher de rester aussi tranquille que vous-même, il commence par vous obéir avec plaisir; mais vous vous absorbez dans votre travail, et quelques secondes après il s'abandonne déjà à sa mutinerie habituelle. Si vouslui rappelez qu'il est bien plus turbulent que vous-même, il réprime, de nouveau pour quelques instants, tous ce& actes impulsifs et instinctifs, toute sa mécanique psychique, sous l'influence de l'idée que vous venez de lui souffler. C'est déjà beaucoup de volonté ferme pour ce petit cerveau 1 • » La volonté enfantine est capable aussi de réprimer la, sensation de la faim sous l'influence d'une autre impression, par exemple de l'attrait exercé par un jeu, une· occupation quelconque. Elle peut aller jusqu'à ce qui est pour elle un commencement de courage, jusqu'àJ triompher d'une répugnance, d'une souffrance véritable. « Ma fille, dit Sikorski, âgée de deux ans, après avoir goûté quelque chose d'amer, n'en voulut plus. L'observation de la lutte qui eut lieu chez cette enfant est · assez instructive. Elle repoussait instinctivement le verre contenant sa potion amère, comme le font souvent lesenfants; alors on exerçait sur elle une pression morale, en cessant de manger et en lui disant que personne ne pouvait manger parce qu'elle ne voulait pas prendre· une médecine amère. La résistance durait plus d'une minute, puis l'enfant, encore indécise, approchait sa main du verre pour la retirer de nouveau; mais l'hésitation était de peu de durée, la résolution s'affermissait, et, les encouragements aidant, elle finissait par prendr.e.
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1. Sikorski, l'Évolution psychique de l'enfant,. chap. m.
�EMPIRE SUR LA DOULEUR
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la médecine amère, sans laisser paraîlre aucune trace de sensation désagréable. Au contraire, on lisait sur son visage le plaisir évidemment produit par le triomphe de la volonté 1 • » Lorsqu'un enfant se résigne à subir une opération désagréable, ou même cruelle et dangereuse, a-t-il l'idée nette de la douleur qui l'attend, du danger qui va le menacer, et les affronte-t-il de parti pris par un effort véritablement héroïque de sa volonté ? On n'ose répondre affirmativement, si l'on se rappelle les circonstances des petites opérations que l'on a pu subir dans son enfance, comme l'avulsion d' une dent, l'ouverture d'un abcès, etc. On y est allé aYec un sentiment de terreur vague, eton s'est laissé faire sous l'influence de volontés plus fortes, avec un mélange d'ignorance, de défaillance, de révolte, et aussi d'acquiescement; car il est rare que l'enfant essaye de témoigner sa colère à l'opérateur par un acle de violence, comme le chien ne manque presque jamais de le faire. Mme Necker de Saussure cite à ce sujet un fait touchant. « Ceux qui soignent les enfants malades dans les hôpitaux, dit-elle, les trouvent souvent beaucoup plus doux, plus patients que les adultes. Une couper la petite fille à laquelle on s'était vu ob · · jambe avait subi toute l'opérati._,"""".,. •• Lf,i·<ifa une seule plainte, en serrant étroite..,,..,..-,,,,. poup es bras. << Je m'en vais, à présent /4fJ er la jambe ~ e « poupée, » lui dit le chirurg rt:J n Aant quand rj. t achevé l'amputation. La pan œ nf1m~.4vp.it t souffert sans dire mot, à c ~ 1 pos cruel fon if,; n larmes 2 • » Que s'était-il passé u' j te dans cet ~ te âme? Avait-elle dominé sa cloule r au . · e- s'· terdire les cris et les larmes? Était•elle plon ~......i~L
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·l . L'É_volution p sychique de l'enfant, chap. m. 2. L'Education p?'Ogressive, liv. III, chap. v.
�L'ÉDUCATION DU CA!lACTÈRE
même de cette douleur, dans une stupeur momentanée dont la sotte parole du chirurgien la tire tout à coup? Nous ne pouvons le dire. Mais que d'enfants, mis en présence d'un léger désagrémeni pour leur sensibilité, celui qui est causé par l'eau froide par exemple, ne savent pas se contenir et jettent des cris! Il y a d'autres efforts de la volonté pour dominer des instincts naturels qui leur paraissent, en général, fort pénibles, même quand ils ont déjà passé l'âge de la première enfance : tel est le travail de l'attention soutenue, la lutte contre la distraction, la légèreté, la paresse. La volonté, considérée comme patience et constance, n'est qu'une forme de la volonté considérée comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations et des passions. En effet, le manque de patience et de constance vient de ce que l'action que la volonté s'efforce de rendre suivie et continue est interrompue à un certain moment par les passions, d'abord réprimées, et qui finissent par reprendre l'offensive. On sait qu'un long exercice est nécessaire afin de donner à la volonté une force suffisante de résistance. Il ne faut donc pas s'étonner si elle est encore exposée chez l'enfaI_lt à des défaillances fréquentes, si elle ne s'exerce souvent chez eux qu'avec un sentiment de peine qui aboutit vite à la fatigue. Ceci nous amène à dire quelques mots du pouvoir mystérieux qui influe sur la sensibilité, tantôt pour l'émousser, tantôt pour l'aiguiser, sur les inclinations pour les affaiblir ou leur donner une énergie redoutable, et sur la volonté pour lui rendre sa tâche plus facile en lui adoucissant chaque jour davantage l'effort: nous voulons parler de l'habitude. Les enfants contractent de très bonne heure des habitudes. « J'ai vu, dit Mme Necker de Saussure, un enfant de neuf mois pleurer amèrement et refuser son déjeuner
�L'HABITUDE
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parce que la tasse, la soucoupe et la cuiller n'étaient pas dans leur position accoutumée 1 • » Déjà dans cet enfant semble prendre racine l'habitude de l'ordre. Re~arquons à ce sujet les rapports étroits qui existent entre l'habitude et la moralité, et combien l'habitude, en supprimant peu à peu l'effort demandé par certaines actions, en y attachant même du plaisir, déplace pour ainsi dire chez les différents individus le champ d'exercice de l'énergie morale. Telle personne a pris dès son enfance l'habitude de l'ordre; ranger est devenu pour elle une occupation qui ne lui demande aucun effort et qui lui procure une sorte de plaisir; peut-être devr ai-elle faire attention à ce que cette occupation ne prenne pas trop souvent la place d'autres plus importantes et qu'elle se laisserait aller volontiers à négliger parce que ces dernières exigent d'elle plus d'effort; l'ordre ne serait alors qu'un prétexte honorable pour la paresse. Telle autre personne, au contraire, qui n'a pas pris l'habitude de l'ordre, devra s'imposer fréquemment, pour l'établir autour d'elle, un effort pénible et méritoire. Suivant Mme Necker, des sentiments moraux importants commencent par provenir d'une habitude, le respect de la propriété par exemple. « La vie de l'enfant est surtout dans ses yeux; les objets qu'il voit constamment en regardant la personne qu'il aime font partie d'elle-même dans son souvenir; les habits, les petits meubles dont elle se sert, ont pour lui beaucoup d'importance; il se la représente accompagnée de ses attributs, comme nous voyons les dieux de la Fable; et, quand il observe qu'elle seule fait usage de ces objets, il se persuade qu'ils lui appartiennent. Il peut même en devenir jaloux pour cette personne, les garder comme un chien fidèle, et empêcher les autres d'en
1. L'Éduca.tion p1·og1·essive, liv.
m, chap.
r.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 86 approcher. J'ai vu une petite fille de dix-huit mois qui pleurait si quelqu'un touchait le panier de sa bonne à la promenade. Un jour que cette même enfant vit une femme inconnue emporter de la maison une robe de sa mère, elle poussa des cris affreux, scène qui se répéta le lendemain. Depuis lors, elle a conservé de l'inquiétude à la vue des étrangers, elle les reconduit avec une politesse affectée qui cache mal son soulagement. Ce sentiment, qu'il est aisé d'augmenter par l'exercice, peut donner une probité précoce à de très jeunes enfants 1 • » Tout peut devenir habitude, tantôt avec le concours des instincts naturels, tantôt malgré eux. Suivant que la table de ses parents sera plus ou moins abondante et délicate, l'enfant, naturellement porté à la gourmandise, comme nous l'avons vu, contractera ou non l'habitude d'une nourriture choisie et recherchée. L'habitude est même capable de lui faire trouver du plaisir à prendre des médicaments qui répugnent d'abord à son palais et lui soulèvent le cœur; témoin ce fait, rapporté par Maxime Du Camp, je crois, que, dans un hospice d'enfants, l'une des punitions en usage est la privation d'huile de foie de morue. Suivan~ qu'on lui ménagera ou qu'on lui prodiguera l'éloge et l'admiration, qu'on se mettra en garde contre ce qu'un pédagogue appelle justement la « népiolâtrie ii (l'adoration du marmot), ou qu'on s'y livrera sottement, ainsi qu'il arrive dans un si grand nombre de familles, l'orgueil naturel de l'enfant languira faute d'aliment ou prendra un développement excessif par l'effet de l'habitude. cc Souvent, dit Fénelon, le plaisir qu'on veut tirer des . jolis enfants les gâte; on les accoutume à hasarder tout ce qui leur vient dans l'esprit et à parler des choses dont ils n'ont pas encore de connaissance;; distinctes; il leur
i. L'Éducation progressive, Jiv. III, chap. ,.
�L'IMITATION
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,en reste, toute leur vie, l'habitude de juger avec prec1pitation, et de dire des choses dont ils n'ont point d'idées claires; ce qui fait un très mauvais caractère d'esprit 1 • » D'après les circonstances, et l'inclination y aidant ou résistant, les enfants sont susceptibles de prendre l'habitude du mensonge, de l'insolence, de la peur, ou bien de la sincérité, de la modestie, du courage. A quoi bon multiplier les exemples? tout le monde en connaît. L'habitude fortifie l'instinct naturel, ou l'affaiblit, ou même 'crée des instincts qu'on peut appeler acquis, à moins qu'ils ne soient que des instincts naturels qui sommeillaient et qu'on éveille. On sait qu'elle pousse des racines profondes qu'il est parfois for~ difficile et parfois impossible d'extirper. Il y a dans l'âme de l'enfant un autre pouvoir que nous aurions pu étudier lorsque nous avons parlé des instincts, mais que nous avons négligé alors, parce qu'il n'avait pas un caractère nettement marqué d'égoïsme -0u d'altruisme; nous voulons parler de l'imitation. Cependant nous y avons déjà touché en parlant de la suggestion de certaines attitudes et de certains sentiments; il y a bien des rapports entre la suggestion et l'imitation. « L'ignorance des enfants, dit Fénelon, dans le cerveau desquels rien n'est encore imprimé, les rend souples et enclins à imiter tout ce qu'ils voient 2 • " D'après Aristote, cette tendance est naturelle à l'homme en général; « l'homme, dit-il, est un animal imitateur. » Darwin l'observe dès l'âge de quatre mois chez son fils, qui paraît imiter des sons. Tiedemann, chez le sien, au même âge, croit en saisir aussi la première manifestation : « S'il voyait quelqu'un boire, il faisait avec la
1. De l'éducation des filles, chap. m. 2. Idem, chap. v.
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L'lfoUCATION DU CARACTÈRE
bouch e un mouvement comme s'il goûtait quelque chose. >> Egger pense l'avoir vue neltement vers neuf mois dans l'ac tion de se cacher et de se montrer tour à tour par manière de jeu, de jeter une balle après l'avoir vu jeter, de souffler sur une bougie, d'essayer d'éternuer en singeant la personne qui vient d'éternuer, etc. 1 • Sans préciser l'époque, nous pouvons dire que l'imitalion s'exerce de très bonne heure, et que l'enfanl lui doit une grande parlie de ses acquisitions les plus précieuses, en ce qui concerne les mouvements, le langage, les opérations des sens et de l'intelligence. Elle a aussi une grande influence sur le développement de ses facultés mor_les, de son caractère. L'imitation d'une a certaine attitude, d'un certain langage, suggère à l'enfant les sentiments que celte attitude et ce langage expriment. << Il se peut, dit Mme Necker de Saussure, que l'intérieur se moule chez l'enfant sur l'extérieur. Il voit une action qu'il copie, accompagnée d'une certaine expression de physionomie qu'il copie aussi, et bientôt il s'ouvre je ne sais quel jour au dedans de lui. Il devient grave par l'imitation du sérieux, tendre par celle de la sensibilité, et, une fois sur la voie de ces impressions, son âme est de plus en plus modifiée 2 • » Bernard Perez en donne un exemple significatif. « Une petite J1lle a commencé à prendre, seulement à l'âge de quinze mois, les froncements de sourcils de son père, ses habitucles d'irascibilité, son ton de voix criard, et bientôt ses formules expriment l'impatience ou la colère. A trois ans elle disait gravement à un visiteur avec lequel elle s'était mise à discuter, selon la manie paternelle :
1. Le Développement de l'intelligence et du lan_r;age che::. les enfants, p. 10 et suivantes. 2. L'Éducation progressive, liv. IT, chap. 1v.
�CLASSIFICATION DES CARACTÈRES
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<' Mais tais-toi donc, tu ne me laisses jamais achever ma phrase 1 ! » Les effets du bon et du mauvais exemple, que tout le monde connaît, appartiennent entièrement à l'imitation. On voit, sans qu'il soit nécessaire d'insister, quelle influence morale elle peut avoir sur l'âm e des enfants. Ainsi dès les premières années de la vie, par l'action latente de l'habitude, combinée avec celle des inclinations naturelles, de la volonté, de l'imitation, se constitue le caractère de chaque homme, ce facteur important de sa destinée. L'infinie variété des existences humaines ne tient pas seulement à la différence des conditions matérielles et sociales dan s lesquelles elles se déroulent; elle tient aussi à la différence des caractères. La natûre n'a pas mis en chacun de nous des instincts doués de la même énergie, par exemple la même dose de gourmandise, d'o rgueil, d'envie, de sympathie, de libéralité, de bienfaisance. On pourrait, à ce point de vue, établir d'abord une classification des individus, enfants ou adultes, en deux grandes catégories : ceux en qui dominent les instincts égoïstes, et ceux en qui dominent les instincts altruistes. Les uns et les autres se subdiviseraient ensuite d'après l'instinct ou le groupe d'instincts qui dominent dans leur égoïsme ou leur al truisme. Il est rare, en effet, que les égoïstes aient tous les défauts qui se rangent sous la dénomination générale d'égoïsme, et qu'on puisse dire de chacun d'eux ce que Suint-Simon disait du llardinal Dubois, que tous les vices se disputaient en lui à qui demeurerait le maîlre. L'altruisme, non plus, n'est pas parfait chez tous les gens de bien. En se plaçant à un autre point de vue, celui de la
L L'Éducation das le bei·ceau, chap. v.
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
volonté, il y aurait lieu d'établir une classification nouvelle, les individus à volonté forte d'un côté, ceux à volonté faible de l'autre. Si l'on voulait classer les individus en se plaçant à la fois à ces deux points de vue, la tàche serait complexe et embrouillée. Des instincts égoïstes très forts peuvent, pa1· exemple, coexister avec une volonté faible. Il y a, nous ne craignons pas de le dire, des monstres cachés dans la peau de gens qui passent pour très honnêtes, qui le sont en effet, à n'en juger que par leurs actes, mais qui ne se révèlent point ce qu 'ils sont parce que les circonstances, la puissance, surtout la volonté leur manquent. L'ambition d'un César peut se rencontrer dans des àmes dont l'intelligence est médiocre et l'énergie nulle. On voit combien la variété, en nombre et en puissance, des éléments qui constituent les caractères, rend difficile, sinon impossible, le travail d'une classification scientifique de ces derniers. Il y a bien un système qui simplifierait ce travail, s'il était vrai : c'est celui qui prétend qu'il existe dans chaque homme une qualité maîtresse dont les autres dépendent, autour de laquelle elles s'assemblent, pour ainsi dire, d'après une loi déterminée, et qui peut servir à caractériser non seulement l'individu, mais le groupe d'individus chez lesquels elle se montre, de même qu'un caractère général sert à constituer les ordres, les familles, les genres, les espèces en histoire naturelle. C'est le système soutenu, on le sait, par Taine avec une rare vigueur. « Les facultés d'un homme, dit-il, comme les organes d'une plante, dépendent les unes des autres; elles sont mesurées et produites par une loi unique; il y a en nous une faculté maîtresse, dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus .... Une fois
�LA FACULTÉ MAÎTRESSE
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qu'on a saisi la faculté maîtresse, on voit l'homme se développer comme une fleur. » Sainte-Beuve a critiqué ce système dans son application à l'histoire littéraire; mais les objections qu'il présente peuvent être entendues d'une manière plus générale. « Le dernier mot d'un esprit, lisons-nous dans une Causerie du lundi, d'une nature vivante! certes il exis'te, mais dans quelle langue le proférer? ... Il s'agit de trouver une juste nomenclature à des esprits et des talents humains, matière essentiellement ondoyante et flottante, diversité et complication infinies .... Arriver ainsi à la formule générale d'un esprit est le but idéal de l'étude du moraliste et du peintre de caractères .... Efforçons-nous de deviner ce nom intérieur de chacun, et qu'il porte gravé au fond du cœur. Mais, avant de l'articuler, que de précautions, que de scrupules! Pour moi, ce dernier mot d'un esprit, même quand je serais parvenu à réunir et à épuiser sur son compte toutes les informations biographiques de race et de famille, d'éducation et de développement, à saisir l'individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu'au bout de sa carrière, ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais deviner plutôt que de me décider à l'écrire, je ne le risquerais qu'à la dernière extrémité 1 • » Leçon d'une justesse exquise adressée aux présomptueux qui osent exprimer et déterminer un caractère dans une courte formule, où ressort sur tout la prétendue qualité maîtresse. Ne pourrait-on point s'appuyer sur un grand nombre d'expériences pour retirer la concession faite par Sainte-Beuve, et dire que non seulement cette qualité maîtresse est des plus difficiles à découvrir et à exprimer, mais même que dans une foule d'indiv"dus
:l. Cause1·ies du lundi, t. III •.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
elle n'existe point, que leur caractère est un assemblage incohérent des qualilés les plus diverses, souvent opposées, qui se heurtent, se gênent, se secondent, s'équilibrent entre elles, et que leur vie, au lieu d'ê tre un développement mécanique et logique suivant une loi dont il s'agit de trouver la formule, « un système nécessaire de mouvements prévus », n'est qu'une suite d'actions di verses, parfois incoh érentes, où il y a bien des facteurs différents, parmi lesquels il faut accorder une large place aux circonstances, aux hasards, à l'éducation, etc. Il n'y a peut-être pas dans la réalité autant de logique que dans les esprits à systèmes. cc Certes, dit Montaign e, c'est un subject merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l'homme : il est malaysé d'y fond er jugement constant et uniforme .... Il faut considérer comme nos âmes se treuvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu'en no s corps ils disent qu'il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle-là est maitresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions; aussi en nos âmes, bien qu'il y ait divers mouvements qui les agitent, si faut-il qu'il y en ait un à qui le champ demeure; mais ce n'est pas avec si entier advantage que, pour la volubilité et soupple!3se de notre âme, les plus faibles par occasions ne regaignent encore la place, et ne facent •ne courte charge à leur tour 1 • » Ce qui est vrai Je l'homme en général l'est encore plus de l'enfant, chez lequel le caractère se forme et peut être si profondément modifié par l' éducation. Assurément il y a dans chaque enfant des traits plus ou moins saillants. Mais il faut faire attention et ne point se laisser tromper par les apparences. Voici, par exemple, un enfant de trois ans, auquel il vient de naitre un petit frère, et qui,
L Essais, Jiv. I, cbap. r et xxxvn.
�LA FACULTÉ MAÎTRESSE
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jaloux de voir le nouveau venu accaparer les caresses de la mère, l'attention du frère, se laisse aller à dire : « Est-ce qu'il ne va pas bientôt mourir, le petit Fernand? >i Bernard Perez, à qui j'emprunte le fait, ajoule : cc Quand le nouveau venu se mit à marcher et à parler, l'autre lui faisait mille méchants tours; il le battait, le tirait d'une chaise pour se mettre à sa place, lui criait dans les oreilles, l'appelait vilain, lui prenait des mains les jouets, contrefaisait son langage et sa marche 1 • » Ne serons-nous pas tentés de mettre cet enfant dans la classe des méchants et des envieux, et ne ferons-nous pas sur lui, à cause d'un tel caractère, le plus sombre pronostic? Attendons quelque temps : l'enfant sera devenu, par le jeu d'autres instincts, et grâce à l'action de sa mère, un protecteur attentif et aimant de son petit frère, qu'il semb lait haïr à mort, on peut le dire. Voici un aulre enfant dont un observateur profond du cœur humain, Saint-Simon, nous trace le portrait. cc Le duc de Bourgogne était né avec un naturel à faire trembler. Il élait fougueux jusqu'à vouloir briser ses pendules lorsqu'elles sonnaient l'heure qui l'appelait à ce qu'il ne voulait pas, et jusqu'à s'emporter de la plus étrange manière contre la pluie quand elle s'opposait à ce qu'il voulait faire. La résistance le mettait en fureur. Tout•ce qui est plaisir, il l'aimait avec une passion violente .... De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance quels qu'ils fussent; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain. ii Dans un pareil caractère semblent dominer la violence et l'orgueil, qui seront, d'après les conjectures les plus vraisembla))les, les facteurs principaux d'une vie désordonnée; il y a tout à craindre d'un tel
1. L' Éducation dès le bei·ceau, chup. v1.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 94 enfant,« né terrible ». Or le même écrivain ajoute : « Le prodige est qu'en très peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme, el changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires ». On croira peut-être qu'il porta dans la vertu, comme il menaçait de l'employer au vice, la violente énergie qui paraissait le trait dominant de sa nature. Nullement : sa vertu est de telle sorte qu'elle fait concevoir aux contemporains les doutes les plus regrettables sur son énergie, sa décision, et même sur son courage. En 1708, commandant une armée française, il s'attire la leçon suivanle de son ancien précepteur : « Quand un · grand prince comme vous, Monseigneur, ne peut pas acquérir de la gloire par des succès éclatants, il faut au moins qu'il tâche d'en acquérir par sa fermeté, par son génie et par ses ressources dans les tristes événements ». Cette leçon sévère produit sur lui un si médiocre effet, qu'au milieu des préoccupations d'un chef d'armée il demandera bientôt à Fénelon s'il ne croit pas « qu'il soit absolument mal de loger dans une abbaye de filles». Voilà où en était venu le terrible enfant de tout à l'heure. L'histoire met ces faits en lumière; mais n'en constate-t-on point d'analogues dans la·vie privée, et les prédictions que l'on fait sur le caractère d'un enfant ne sont-elles pas souvent démenties, sans qu'intervienne une éducation aussi remarquable que celle où Fénelon réussit trop bien? Aussi faut-il, à notre avis, être très circonspect lorsqu'il s'agit de définir et de classer le caractère dans l'enfance. Il ne nous semble même pas qu'une classificaMon des caractères ait grand intérêt en pédagogie. Si l'on anivait, ce que nous croyons impossible, à déterminer nettement un certain nombre de types de caractères , dans la constitution desquels entreraient un nombre déterminé d'éléments moraux, croit-on qu'on
�LES ÉLÉMENTS DU CARACTÈRE
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pourrait également déterminer un nombre correspondant de types d'éducation? Cela faciliterait certainement la tâche des éducateurs; mais cela est impraticable. Il faut se contenter de ce qui est possible, c'est-à-dire de distinguer les éléments moraux qui entrent dans la constitution d'un caractère, et d'agir sur eux suivant les règles établies par l'expérience. Mais, comme nous l'avons dit, leur mélange dans chaque individu est variable à l'infini. Nous irons plus loin, et nous dirons que, en y réfléchissant bien, il est souvent difficile de définir ces éléments eux-mêmes avec une netteté parfaite, et de déterminer les règles générales du traitement qu'il convient de leur appliquer, tant est complexe d'un côté cette psychologie du caractère qui est le point de départ de l'éducation morale, et d'un autre côté tant est confuse, sur certains points, la morale proprement dite, qui doit en être la directrice. Vous entendez dire : « tel enfant est orgueilleux, ... tel enfant est bon, ... il faut combattre l'orgueil, ... il faut développer la bonté ». En examinant les idées que l'on croit exprimer nettement ainsi, nous y trouverons encore du vague ou même de l'erreur. On appelle parfois orgueil des sentiments qui ne doivent pas être confondus avec l'orgueil, par exemple ceux de l'indépendance, de la dignité personnelle, ou qui, tout en tenant de près à l'orgueil, n'en doivent pas moins être cultivés parce qu'ils seront très utiles à l'enfant pour stimuler son activité et le préserver de la bassesse. Il y a dans beaucoup d'âmes humaines une si grande disposition à la nonchalance, et aussi à l'adulation des forts, au culte intéressé de la puissance et du succès, qu'un peu d'orgueil ne nuit pas pour réveiller celui qui serait tenté de s'endormir, et lui faire donner plus que n'obtiendrait de lui le pur sentiment du devoir, ou pour tenir droites quelques échines, lorsque trop d'autres se
�L'ÉDUCA'rION DU CARACTÈRE 96 courbent. Quant à la bonté, c'est sans doute une vertu divine;« lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté», a dit Bossuet à propos d'un héros dans l'àme duquel la bonté n'était pas précisément la qualité dominante. Mais on sait qu'elle peut être alliée à des défauts qui lui donnent souvent des apparences plus sympathiques encore, à la faiblesse, à l'imprévoyance, à la négligence d'intérêts très sérieux; pour être vraiment une vertu précieuse et parfaite, il faut qu'elle soit ferme, prudente, perspicace, altentive. Réprimer l'orgueil, développer la bonté, voilà donc deux règles d'éducation empruntées à la morale, qui sont très imparfaites dans leur généralité et dans leur brièveté, de même que les deux mots : orgueil, bonté, employés par la psychologie enfantine, ont besoin d'être longuement définis pour ne pas éveiller dans 1'esprit des idées inexactes et incomplètes, et pour que la même épithète, celle d'orgueilleux ou de bon, appliquée à différents enfants, ne désigne pas des états d'àme très différents les uns des autres, puisqu 'il y a bien des manières d'être orgueilleux ou d'être bon. On le voit, il est impossible, en pédagogie, de classer les caractères comme les savants classent les plantes et les animaux en histoire naturelle; et il est difficile de traiter par la culture le·s divers éléments qui constituent ces caractères d'après des règles générales et fixes. Assurément il faut des règles dans cet art comme dans les autres; sinon on ne sortirait pas d'un vulgaire empirisme; mais il faut aussi les appliquer avec beaucoup de souplesse, de finesse, de sentiment des nuances. « Ceulx qui, comme porte nostre usage, dit Montaigne, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduicte, regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes; ce n'est pas merveilles si en tout un peuple d'enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui
�LE 'DIAGNOSTIC DANS L'ÉDUCATION
1•
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rapportent quelque juste fruict de leur discipline » Un médecin habile n'a pas une thérapeutique invariable dont les remèdes s'appliquent à des cas pour ainsi dire abstraits; il ne soigne pas des maladies avec des formules qu'il Lrouve en nomhre déterminé dans ses livres; !il soigne des malades, et varie ses moyens à l'infini', ~omme les cas varient aussi à l'infini, d'après les constitutions individuelles. En continuant la comparaison, je dirai que le premier soin de l'éducateur, comme du médecin, doit être d'établir son diagnostic par une observation attentive et de chercher à bien connaître le caractère de l'enfant qu'il veut élever. J.-J. Rousseau dit, en recommandant l'éducation négative pour les premiers temps de la vie : « Une considération qui confirme l'utilité de cette méthode est celle du génie particulier de l'enfant, qu'il faut bien connaîlre pour savoir quel régime moral lui ,convient. Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverné par celte forme et non par une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot; laissez d'abord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afln de le mieux voir tout ·enlier .... Le sage médecin ne donne pas étourdiment des ,ordonnances à la première vue, mais il étudie premièrement le tempérament du malade avant de lui rien prescrire; il commence tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin trop pressé le tue 2 • » J'ai parlé précédemment des difficultés que présente .en principe l'observation psychologique de l'enfance.
'1. Essais, liv. I, chap. xxv. 2. Emile, liv. 11.
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L'ÉDUC ATION D U CA RACTÈRE
L'exp érien ce nou s fait faire à ce suj et d'autres remarques inquiétantes. 11 y a J es raisons qui s'opposent à ce qu e les parents, les premiers éduca teurs en da te, soient de bons observateurs à l' égard des enfants. C'est d'abord leur compl aisanc e naturelle pour leur pro géniture. L'ai gle, dan s une fabl e de La Fontain e, dema nde au hibou de lui peindre.ses « nourrissons » :
Le hibo u r epar tit : « Mes p etits sont mi gnons, Beaux, bien fa its, et j olis sur tous Jeurs compagnons Vo us les reco nn a itrez sans pe in e à ce lle ma rqu e » .
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Une m ère trouve qu e so n enfant, qui ou vre les yeux: depui s qu elqu es jours, montre de l'intelli ge nce, de la gentillesse. Ce tte illu sion fait sourire ; m ais ell e peut se prolonger et devenir dangereuse . J e l' ai Jit ailleurs ~ « De petits êtres âgés d'un an à peine ont J éj à en eux les rudim ents de toutes leurs passions de l'âge mûr, aveccet avantage immense , qu e t out cela es t encore t endre, fl ex ibl e, et peut être modifi é, extirp é ou hesoin sans g rand e peine, mais auss i avec cet immense da nge r , qu e to ut cela se dissim ule so us les apparen ces du besoin , se pa re des grâces du premi er âge , trompe ou même flatte l'indul gence excess ive, l' affcc lion vo lonti ers aveugle de la famill e 1 >>. Cho se sin g ulière ! ch ez les parents mobiles, passionn és , peu maîtres d'e ux-mêmes , et le nombre en es l g ra nd, à ce lte affection aveugle succède par moments· une sé vérilé excessive, au ssi peu raisonnable, qui leur fait trouver alors dans leurs enfants les plu s tristes dé-·· l'au ls ; cela peut arriver so us le coup d'un e g rosse étourderi e de ces derniers, lorsqu e la p a ti en ce des pilrents es t po ussée à bout, lorsqu e leur fa ti g ue es t extrême. De plus , l 'enfant , qui Lient beauco up de ses pa rents, et p ar
1. Les Docil'ines pédagor;iques des Grecs, l oLro ducti on.
�L'OBSERVATION MORALE
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l'hérédité, dont nous parlerons bientôt, et par l'imitation, dont nous avons parlé déjà, reproduit, dans une certaine mesure, leurs qualités, leurs défauts, leurs manières, dont ils sont mauvais juges, par l'effet de l'habitude et de l'indulgence qu'on a toujours pour soi-même. C'est ce qui fait qu'un simp le visiteur, un invité, observe souvent chez les enfants de la famille où il se trouve pour quelques instants des traits que les parents n'apercevront jamais. Une raison du même ordre fait que parfois les étrangers observent mieux une nation que les nationaux eux-mêmes. En général, l'observation morale est un don assez rare. Elle demande des qualités de pénétration, de finesrn, d'attention, de sang-froid, de patience, de mesure qui ne sont pas très répandues. Dans l'histoire de la pédagogie il est plus facile de trou ver des idées préconçues, des théories, des systèmes, que des observations nombreuses et bien faites. Or, si des hommes, remarquablement doués du reste, et attirés par un goût particulier vers cet intéressant sujet, l'enfance, qu'ils ont étudié clans leurs ouvrages, n'ont pas toujours été, pour la connaissance de l'àme enfantine, à la hauteur de leur tâche, que dire du vulgaire, de cette foule innombrable de parents, d'amis, de connaissances, de précepteurs, d'instituteurs, de professeurs, qui dirigent l'éducation des enfants ou influent sur elle? Celle grande œu vre réclame, comme condition nécessaire, une connaissance sérieuse de leur corps et de leur âme. Cl1 ez combien la trouve-t-on et combien en sont capables? Lorsque, parvenus à la maturité, et plus en état de nous connaître nous-mêmes, mieux instruits sur nous el sur la vie, nous nous rappelons notre propre histoire, nous constatons plus d'une erreur d'observation commise à notre sujet par nos parents ou par nos maîtres, el plus d'une faute de conduite qui a résulté de celte erre,ur.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Cependant il ne serait pas raisonnable de tomber dans le scepticisme el de ne pas croire à l'œuvre de l'éducation, parce qu'elle est des plus ardues dès son point de dép:ul, la connaissance des enfants. Il faut voir les difficullés, non pour se laisser aller au découragement, mais pour être plus attentif, plus sérieux, et pour redoubler d'efforts.
�CHAPITRE IV
L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du proRrès par l'évolution . Oppositi on du progrès clans l'ordre na turel par la sélec tion et dans l'ordre moral pa1· l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hér édité en pédagogie.
L'éducalion se propose d'agir sur les différenls pouvoirs que nous avons étudiés jusqu'ici dans l'âme de l'enfant, pour les modifier, ou de se servir d'eux pour arriver à ses fins. Il est nécessaire qu'elle les connaisse bien, el surtout qu'elle se rende bien compte de leur énergie. La qu es tion de leur origine, leur histoire, doit avoir , à cet égard, une grande importance. Le temps influe beaueoup, lout le monde le sait, sur la force de résistance que les choses peuvent présenler à l'homme. Il est plus malaisé de déraciner un vieil arbre qu'un jeune. Les habitudes récentes changent facilement, les habitudes invétérées résistent souvenl à tous les efforls . Or la plupart des éléments qui const ituent notre caractère sont plus anciens que nous; ils existaient avant nous chez nos parents, qui nous les ont transmis et qui les
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
avaient eux-mêmes reçus de leurs · ascendants. C'est un héritage qui passe de génération en génération, par la loi de l'hérédité, dont une multitude de faits démontrent rexistence. Attachons-nous particulièrement à ceux qui se rapportent au caractère 1 • Nous pouvons, sur ce point encore, rapprocher les animaux de l'homme. « Un cheval naturellement hargneux, ombrageux, rétif, dit Buffon, produit des poulains qui ont le même naturel. » Girou de Buzareingues remarque que l'hérédité s'étend chez les bêtes aux dispositions les plus bizarres. « Un chien de chasse pris à la mamelle et élevé loin de son père et de sa mère était d'un entêtement incorrigible, et, chose remarquable, il craignait au point de n'en plus chasser l'explosion de la poudre, qui excite tant d'ardeur chez les autres chiens. Sur la surprise qu'une personne en témoignait, on lui répondit : « Rien n'est moins surprenant, son père était « ainsi . » Étudiez attentivement le caractère des enfants d'une famille qui vous est connue, ainsi que celui de leurs parents, et recueillez le plus de renseignements possible sur leurs ancêtres : vous constaterez que les traits du caractère se sont transmis des uns aux autres comme les traits du visage, suivant des combinaisons variées. On dit parfois d'un enfant : « C'est tout le portrait de son père, ou de sa mère, ou de son grand-père », etc. Rarement celte assertion est exacte, et en général il serait plus juste de dire : « Il tient ceci de son père, cela de sa mère, cela de son grand-père », etc. La ressemblance des traits du visage frappe tous les yeux; celle du moral n'échappe même pas au vulgaire. La ressemblance physique tient évidemment à l'hérédité. La res1. Voir sur celte question le remarquable travail de Ribot, l'Hérédité psychologique, auquel j'ai fait de nombreux emprunts.
�HÉHÉDITÉ DES INSTINCTS
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semblance morale pourrait être attribuée à l'influence de l'imitation, s'il n'arrivait souvent qu'un enfant reproduit certains traits du caractère d'un aïeul qu'il n'a jamais connu et que, par conséquent, il ne peut imiter. Du reste, si l'imitation était seule en jeu, on ne s'expliquerait pourquoi l'enfant aurait reproduit certains traits de préférence à d'autres : il faut faire intervenir une prédisposition naturelle, qui résulte de l'hérédité. Chaque famille pourrait donc être, à ce point de vue, l'objet d'une intéressante monographie, qui apporterait, pour confirmer l'existence de l'hérédité, des faits soit entièrement nouveaux, soit analogues à la mullitude de ceux que l'on connaît déjà. Parmi ces derniers nous choisirons quelques-uns des plus saillants. Il en est toute une catégorie qui offre aujourd'hui, malheureusement, un grand intérêt; ce sont ceux où se montre l'hérédité de celte forme de l'instinct de gourmandise qui s'appelle l'ivrognerie. « Gall parle d'une famille russe où le pèi·e et le grand-père avaient péri tous deux prématurément, victimes de leur penchant pour les liqueurs fortes; le petit-fils, dès l'àge de cinq ans, manifestait le. même goût au plus haut degré .... De nos jours , Magnus Huss et Morel ont recueilli tant de faits sur l'hérédité de l'alcoolisme, que nous n'avons qu'à choisir. Un homme adonné aux boissons alcooliques a un fils qui montra dès l'enfance les instincts les plus cruels. Contraint de s'engager, il vendit ses effets militaires pour se procurer de l'eau-de-vie, et n'échappa à la peine de mort que sur les rapports des médecins, qui conclurent à l 'irrésistibilité du penchant 1 • » Remarquons, dans cet exemple, que le fils d'un alcoolique manifeste dès son enfa_ ce les instincts les plus cruels. C'est que le n penchant est transmis, non pas seulement sous forme
1. Ribot, l'llérédilé psycholo,qique, 1r e partie, chap. ,..
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L'ÉDUCATION DU CARACTÉRE
d'ivrognerie, mais avec les plus tristes modifications, cruauté précoce, paresse, besoin de vagabondage, qui sont, d'après un célèbre aliéniste, Morel, le partage des enfants d'alcooliques. Une statistique américaine, citée par Despine, a montré qu'ils sont dix fois plus exposés que les autres à commettre des crimes et des délits. L'avarice ainsi que les instincts qui lui font pour ainsi dire cortège sont souvent héréditaires. « J'ai remarqué, dit Maudsley, que, quand un homme a beaucoup travaillé pour arriver de la pauvreté à la richesse et pour établir solidement sa famille, il en résulte chez les descendants une dégénérescence physique et mentale, qui amène quelquefois l'extinction de la famille à la troisième ou à la quatrième génération. Quand cela n'a pas lieu, il reste toujours une fourberie et une duplicité instinctives, un extrême égoïsme, une absence de vraies idées morales. Quelque opinion que puissent avoir d'autres observateurs expérimentés, je n'en soutiens pas moins que l'extrême passion pour la richesse, absorbant toute& les forces de la vie, prédispose à une décadence morale, ou intellectuelle et morale tout à la fois 1 • » Voici une curieuse généalogie qui montre l'hérédité des instincts du vol et du meurtre. Jean Chrétien a trois enfants, Pierre, Thomas et Jean-Baptiste; le premier, Pierre, a pour fils Jean-François, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol el assassinat; le second, Thomas, a pour fils François, condamné aux travaux forcés pour assassinat, et Martin, condamné à mort pour assassinat, dont le fils, voleur, est mort à Cayenne; le troisième, Jean-Baptiste, a eu sept petits-fils et petites-filles, tous voleurs, et un arrière-petit-fils, condamné à mort pour assassinat et vol 2 • Gall cite le cas
i. Patholor;y of Mind, p. 234. 2. Despine, Psychologie naturelle, l. 11, p. 1 . ,10
�EXEMPLES HISTORIQUES D'HÉREDITÉ
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d'une femme très perverse des États-Unis d'Amériquedont les quatre-vingts descendants en ligne directe ont été, pour un quart, frappés par la justice, et, pour les. trois autres quarts, ivrognes, fous. idiots et mendiants. L'histoire nous offre un grand nombre de cas où apparaît nettement l'influence de l'hérédité sur le caractère.« Le physique, ce père du moral, dit Voltaire, transmet le même caractère de père en fils pendant des siècles. Les A:ppius furent toujours fiers et inflexibles, les Catons toujours sévères. Toute la lignée des Guises fut audacieuse, téméraire, factieuse, pétrie du plus insol ent orgueil et de la politesse la plus séduisante. Depuis François de Guise jusqu'à celui ciui, seul, sans êlre attendu, alla se mettre à la tète du peuple de Napl es , tous furent d'une figure, d'un courage et d'un tour d'esprit au-d essus du commun des hommes. J'ai ,,u les portraits en pied de François de Guise, du Balafré et de son fils; leur taille est de six pieds : mêmes traits, même courage, même audace sur le front, dans les yeux et dans l'attitude 1 • >, L'étude des quatre Césars, Tibère , Cali gula., Claude et Néron, faite par Wiedemeister uu point de vue de l'hérédité morbide, élait facile; leu rs vices prodigieux. éclatent dans Tacite et dans Suétone, qui en ont déjà signalé la transmission héréditaire. Vespasien, dont l'avarice est célèbre, comptait parmi ses ascendants un commis de banque el un percepteur usurier. « Chez presque tous les princes de la famille de Condé, dit Saint-Simon, on note une chaude et naturelle intrépidité, une remarquable entente de l'art militaire, de brillantes facultés de l'intelligence, mais, à côlé de ces dons, des travers d'esprit voisins de la folie, des vices odieux du cœur et du caractère, la malignité, la bassesse, la fureur, l'avidi lé du gain, une avarice sordide, le goût
1. Diclionnaii'e philosophique, art.
CATON.
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de la rapine et de la tyrannie, et celle sorte d'insolence qui fait plus délester les tyrans que la tyrannie ellemême. » Sainte-Beuve dit à propos du livre où Loménie a étudié la famille des Mirabeau : « Il a révélé une race à part, des caractères d'une originalité grandiose et haute, d'où notre Mirabeau n'a eu qu'à descendre pour se répandre ensuite, pour se précipiter comme il l'a fait, et se distribuer à Lous, tellement qu'on peut dire qu'il a été l'enfant perdu, l'enfant prodigue et sublime de sa race». Les plus belles vertus sont elles-mêmes héréditaires, témoin celte famille des Lamoignon, dont l'un des derniers représentants, Malesherbes, a un rôle si noble Jans notre histoire, el que Fléchier appelle avec raison« une ,de ces familles où l'on ne semble naître que pour exercer la justice et la charité, où la vertu se communique avec le sang, s'entretient par les conseils, s'exalte par les .grands exemples ». Remarquons les dernières expressions de l'orateur chrétien, dans lesquelles les diverses .influences de l'hérédité, de l'éducation, de l'imitation, sont distinguées avec beaucoup de justesse. · Il y a donc des traits de caractère communs à chaque famille, et dont l'existence s'explique non seulement par l'influence, très réelle, du milieu, de l'imitation, mais encore, et surtout, par celle du sang. Il y a aussi des traits de caractère communs aux provinces, aux nations, aux races; ces traits se constituent à l'origine pour diverses raisons et, par l'influence - e l'hérédité, se transmettent à travers les âges, plus d ou moins modifiés, mais presque toujours reconnais·sables. Le Lorrain, le Champenois, le Picard, le Gascon, le J~rovençal conservent, malgré la centralisation et l'unité nationale de la France, des qualités et des défanls qui leur sont propres; ils les doivent à plusieurs causes, dont les unes ont disparu, par exemple des guerres, <les invasions, des conquêtes, certaines institutions et
�HÉfiÉDITÉ DU CAfiACTÈRE NATIONAL
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certains usages, dont les autres persistent, comme le sol, le climat, elc.; quelles que soient les causes, transitoires ou permanentes, les e!îets restent en partie et sont conservés par l'hérédité. Aussi peut-on affirmer d'avance, avec peu de chances d'erreur, sans les connaîlre individuellement, que tel Gascon et tel Lorrain par exemple, dans la physionomie et dans le caractère, offriront certains traits généraux de leur province qui les feront distinguer. Quoique assez éloignés l'un de l'autre, et vivant sous un ciel di!îérent, à proximité de peuples aussi peu ressemblants que les Allemands et les Espagnols, ce Lorrain et ce Gascon offriront aussi, surtout sous le rapport du caractère, des traits généraux de leur nation commune, la France, par lesquels ils se ressembleront; car il y a un caractère national, ·qui se forme en grande partie sous l'influence de l'hérédilé. « Si noll,'l possédions, dit Ribot, quelque bonne psychologie ethnographique, nous verrions plus dairement le rôle de l'hérédité dans la formation du caractère d'un peuple. Les historiens ont fait depuis longtemps des remarques décisives sur le caractère des peuples et l'impossibilité de le transformer. Ainsi, le Français du xix. 0 siècle est, au fond, le Gaulois de César. On trouve dans les Commentaires, dans Strabon et Diodore tous les traits essentiels de nolre caractère national : l'amour des armes, le goût de tout ce qui brille, l'incroyable légèreté d'esprit, la vanité incurable, la finesse, une grande facilité à parler et à se laisser prendre par les mols. Il y a dans César des réflexions qui sembleraient dater d'hier 1 . » · Ce passage peut soulever des objections sérieuses; on peut dire que le Français y est imparfaitement défini, qu'il faut se défier de ces généralisations dans lesquelles
. !. L' Hérédité psychologique, i rc partie, chap. vH.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
il est impossible de faire rentrer une foule de cas particuliers, que les Gaulois primitifs, qui ne formaient peut-être pas eux-mêmes une race homogène, se sont mélangés, sur divers points, avec des Ibères, des Latins, des Germains, Francs, Visigoths, Burgondes, Norm:mds, etc. Je n'entrerai pas dans l'examen d'une question ethnographique. Mais, quel que soit le sang primitif d'un peuple, du moment que ce peuple se constitue, il accumule peu à peu un fonds d'habitudes, d'idées et de sentiments communs qui pénèl:rent dans tous les esprits, qui finissent par en faire partie intégrante, qui se transmettent par le sang et qui constituent un caractère ethnique. Il y a ainsi un caractère français, un caractère anglais, distincts l'un de l'autre, mais capables, par mélange du sang de se pénétrer réciproquement. Nul doute que de quelques unions consécutives entre des familles françaises et anglaises ne résultent, au bout d'un certain temps, des. enfants qui différeront sensiblement el des purs Français et des purs Anglais, et qui présenteront sur certains points un caractère mixte où se mêlerontles qualités et les défauts des deux peuples. Toutefois reconnaissons qu'on doit se mettre en garde, dans ces matières délicates, contre les inductions défectueuses, les généralisations précipitées, et qu'on ne fait pas l'analyse ou la synthèse d'un caractère avec la précision et la certitude d'une opération chimique. ll est évident que les él émenls transmis par l'hérédité qui constituent en totalité ou en partie le caractère d'un individu, d'une famille, d'une nation, d'une race, ont eu un commencement, qu'ils ont été nouveaux à un certain moment de la durée et non héréditaires. L'hérédité peut, en ce qui concerne les divers éléments du caractère, commencer son œuvre avec chaque génération; mais l'œuvre, une fois commencée, ne s'anéantit pas avec cette génération, et elle passe aux suivantes.
�CONSTITUTION DU CARACTÈRE PAR L'HÉRÉDITÉ
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Expliquons-nous par des exemples. Il y a beaucoup de chances, en vertu même de l'hérédité, pour que, dans une famille où règnent depuis longtemps des traditions ·d'économie, de tempérance et de dignité, ne se manifeste pas le vice de l'ivrognerie chez un des membres; mais le fait, bien qu'inattendu, peut se produire. Voilà, dans le caractère de la famille, un élément nouveau, perturbateur, et qui, malheureusement, ne sera peut-être pas transitoire; l'ivrogne, en se mariant, pourra le transmettre, soit sous cette forme, soit transformé, comme nous l'avons vu. De même, une parlicularilé de l'organisme, une maladie du corps, après avoir fait une première fois son apparition dans une famille, passera aux descendants. Y a-t-il, après un certain temps, disparition de l'élément nouveau et qu'on peut appeler souvent perturbateur? Pour ce qui regarde le physique, la question est encore très obscure; des éléments se fixent, d'autres semblent disparaître. On connaît la persistance de certains traits d·1 visage dans les familles historiques, du nez bourbonien, par exemple, de la lèvre des Habsbourg. L'union d'un blanc avec une négresse produit un mulâtre; si les descendants de celui-ci ne s'unissent qu'avec des blanches, le sang noir disparaîtra graduellement, et la famille reviendra t9ut à fait au type de la race blanche après quelques générations. Quant à ce qui regarde le moral, une qualité ou un défaut de caractère pe1·sistent-ils indéfiniment dans une famille, après avoir commencé à s'y manifester, s'atténuent-ils ou se fortifient-ils par la transmission? Sont-ils destinés à une extinction lente, mais certaine? Problème difficile, presque insoluble dans l'état actuel de nos connaissances l Le caractère spécifique lui-même n'est pas entièrement fixe; la culture peut produire en · lui, avec le temps, des modifications profondes. Les animaux
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
domestiques, l'homme civilisé, descendent d'ancêtres sauvages doués d'instincts qu'on ne retrouve guère dans leur lointaine postérité. Socrate, Washington, Gœthe ont comme nous, parmi leurs ascendants, les brutes de l'époque quaternaire, qui étaient probablement anthropophages. Mais ces brutes se reconnaîtraient assez facilement, sous le rapport du caractère, dans les membres de la famille de voleurs et d'assassins dont je parlais tout à l'heure. Faut-il admettre, en vertu des lois de la concurrence vitale el de la sélection naturelle, que les éléments nouveaux se fixent pour un Lemps plus ou moins long lorsqu'ils contribuent au triomphe des mieux doués, ét qu'ils disparaissent au contraire bientôt avec les êtres dans lesquels ils se manifestent, lorsqu'ils sont une cause de faiblesse, de dégénérescence? Ainsi l'espèce humaine, et même toutes les espèces, seraient continuellement en progrès par l'effet de cette sélection de la nature qui distingue le bon pour le fixer, et le mauvais pour l'anéantir. Malheureusement il s'en faut que l'on soit d'accord sur toutes ces questions, et en particulier sur celle du progrès continu. Si l'on compare l'homme primitif, tel qu'on se le figure d'après les données, bien insuffisantes, de la science, à l'homme actuel, en laissant de côté les exceptions défavorables, et en prenant une sorte de moyenne, on doit assurément reconnaître qu'à beaucoup d'égards le ,progrès est évident, au physique comme au moral, et que l'homme semble de plus en plus se dégager de la bête. Cependant ne serait-il pas cbimérique d'espérer que par l'action des lois darwiniennes l'homme ne cessera de s'améliorer, et que la terre verra un jour le règne universel•de l'honnêtelé, de la douceur, de la bonté, de l'intelligence? D'abord , l'histoire ne nous y encourage
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nullement. Elle nous montre qu'une civilisation avancée peut, à la suite de grand s événements , faire place à une barbarie relative. Un peu avant les invasions ge rmaines, l'Italie et la Gaule offraient un état de civifüation qui, inféri eur au nôtre sur certains points, par exemple la science et l'indu strie, le valait peut-être s ur d 'au tres; quelques siècles se pasf:ient, nous a rrivo ns en plein moyen âge, et tout , dans ces mêmes pays, a rétrog rad é. En outre, comme nou s l'avons déjà dit, il n'y a pas acco rd entre nos concep tions morales et les volontés mystérieuses de la nature. Nous ne so mm es nullement certains, en développant par l' éd ucation les plu s nobles qualités du carac tère, d'armer le mieux possible pour la concurrence vitale ceux sur lesqu els nous agissons ainsi. Ce n'es t peut-être pas à eux que la nature destine le prix du com bat, el lesraces qu'elle se propose de faire triomph er ne son t peut-èlre pas celles qui, par l'honn ête té, la douce tir , la bonté, l'intelli gence même, parai se nt valoir mieux que les autres. Un savant de la célèb l'e famille genevoise desCandolle, dans un e ét ude su r l'hérédité, s'all ache à la race juive co mme à u11 exemp le frapp ant du pouvoir de l'atavi sme; il définit le ca ractère des Israélites, et cherche ce que pour rait être l'Europe s' ils étaient se ul s à la peupler. « Si l'Europ e, dit-il, était uniqu ement peuplée cl"Israélites, voici le sin g ulier spectacle qu 'elle présente rait. li n'y a urait plus de guerre; des million s d'hommes ne seraient pas arrachés aux trava ux uti les ,de toute espèce, et l'on verrait diminu er les dettes publiques et le irnpots. D'après les ten da nces co nnues des isra élites , la cullure des sciences , des lettres, des a rts, s urtout dé la musique , serait poussée très loin . L'industrie et le commerce se raient florissa nts. On verrait peu d'attentats contre les perso nn e~, et ceux co ntre la propriété se raient rarement accompagnés d e violence.
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La richesse augmenterait énormément par l'effet d'un travail intelligent et régulier uni à l'économie. Celte richesse se répandrait en charités abondantes. Le clergé n'aurait pas de collision avec l'État, ou seulement sur des points secondaires. Il y aurait des concussions et peu de fermeté chez les fonctionnaires -publics. Les mariages seraient précoces, nombreux, assez généralement respectés; par conséquent, les maux résultant du désordre des mœurs seraient rares. Ceci, joint à quelques règles d'hygiène, rendrait la population saine et belle. Les naissances seraient nombreuses et la vie moyenne prolongée », etc. Sauf quelques traits, ce tableau ne répond-il pas à l'idéal qu'on se fait d'une société civilisée, heureuse, bonne et honnête en somme? Ne nous parnil-il pas fort désirable que le progrès continu de la nôtre nous mène à un semblable état? N'est-ce pas, avec quelques corrections, le but où tendent les aspirations des politiques et des économistes raisonnables, des éducateurs bien intentionnés? Or le même savant continue en ces termes: « Après ce tableau, qui n'a pas demandé beaucoup d'imagination, puisqu'il repose sur des faits connus, je me hâle d'ajouter que la société ainsi composée ne serait pas viable. Pour peu qu'il restât en Europe ou dans les pays voisins quelques enfants des anciens Grecs ou Latins, des Celtes, des Germains, des Slaves ou des Huns, l'immense population serait bientôt soumise, violentée ou pillée. Plus les richesses seraient grandes, plus vite on les dépouillerait; plus la race serait belle, plus on la traiterait comme celle des Circassiennes et des jeunes captives qui pleuraient jadis à Babylone. Si les Barbares manquaient en Europe, il en viendrait d'au delà des mers. En un mot, supposer une grande population très civilisée, c'est-à. ,dire très humaine, très douce, très intelligente et très riche, sans pillards et sans despotes pour en profiter, est
�LE PROGRÈS PAR L'ÉVOLUTION
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aussi contraire aux faits connus que d'imaginer un continent peuplé d'herbivores sans carnivores. Théoriquement on peut concevoir une société extrêmement civili ée, c'est-à-dire éloignée deTélat barbare; mais ce ne serait pas une perfection, puisqu'elle ne pourrait plus se défendre. » On serait tenté de dire, en appliquant .::es réflexions aux individus et aux familles : « Théoriquement on peut concevoir un homme excellemment cultivé, réunissant les plus belles qualités de l'intelligence et du cœur; mais cette culture ne serait en définitive pour lui qu' une cause de faiblesse, parce .qu'elle aurait diminué en lui certaines énergies brutales el immorales, la violence et la ruse nécessaires pour l'emporter dans le combat de la vie; et, en la transmettant par l'hérédité à ses enfants, ne leur ferait-il pas un don funeste? » Si la nature fixe, à l'aide de l'hérédité, les qualités qui sont les meilleures pour triompher dans la concurrence vitale, son choix est souvent en contradiction absolue avec nos idées morales et avec l'œuvre éducative dirigée selon ces idées. Il y a là. de quoi inquiéter les éducateurs d'un e haute et sévère moralité, et aussi ceux dont l'âme tendre regarde la bonlé à la fois comme le meilleur moyen et comme le meilleur but de l'éducation. En se plaçant au point de vue des nouvelles théories scientifiques, n'ont-ils pas à craindre que la culture exquise de l'esprit et du cœur, affinant l'un et l'autre et développant la délicatesse de la conscience, ne mette ceux qui la reçoi\'ent trop au-dessus des réalités grossières, ne les rende incapables des folies, des vilenies et des violences qui sont en partie les éléments indispensables de l'action el du succès, et n'amène la Lléfaite des familles dans lesquelles se transmet un héritage lrop beau et trop pur? Si nous en avions le loisir, nous nous étendrions sur
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ce problème, sur celte antinomie entre l'ordre naturel et l'ordre moral, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois; nous trouverions peut-être qu'il est impossible d'en sortir autrement que par conception d'un ordre surnatul'el, gràce auquel tout s'explique, se corrige, se compense, s'achève, et qui seul empêche la vertu de n'être qu'une illusion, l'éducation dont la vertu est le but de n'être qu'une duperie. Pour le moment, nous nous en tiendrons aux fait& d'expérience, aux apparences positives, et, revenant à la question qui nous occupe, nous verrons que l'hérédité, si tant est que l'on puisse se reconnaître dans l'extrême complexité de ses c[ets, tend sans cesse à se corriger elle-même, parce qu'elle agit dans les sens les. plus divers. Il n'y a pas à craindre, en général, qu'elle accumule les éléments vel'lneux ou vicieux dans une seule famille d'une manière tellement exclusive qu'elle· condamne cette famille à l'impossibilité de vivre et de se perpétuer par l'excès même de ses vertus ou de ses vices. L'union de générateurs différents par le sang, l'esprit et le caractère produit une infinie variété, une modification incessante des familles et des races; chacun d'eux lègue à l'enfant des éléments plus ou moins dissemblables, qui se combinent pour former des tempéraments, des esprits, des caractères nouveaux à certain& égards. La nature elle-même veut cette variété, puisqu'elle n'a pas fait deux êtres entièrement semblables, el que dès l'origine elle a mis entre les deux générateurs, l'homme et la femme, des différences profondes. L'enfant diffère nécessairement de chacun d'eux par le fait même qu'il tient de chacun d'eux, et réunit en lui seul les traits différents de deux personnes. « Un peu de réflexion, dit Ribot, montre que l'action unique de ces deux facteurs peut donner lieu aux résultats les plus dissemblables; moyenne entre les deux parents, pré-
la
�LOIS DE L'HÉRÉDITÉ
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pondérance du père à tous les degrés possibles, prédominance de la mère à tous les degrés possibles. » Mais, outre son père et sa mère, l'enfant a comme ascendants ses innombrables ancêtres, dont il hérite au physique comme au moral. « Remarquons, dit encore Ribot, que dix générations, c'est-à-dire pour l'homme environ trois siècles, représentent 2048 générateurs dont l'influence plus ou moins marquée est possible. » Or ces générateurs sont loin d'avoir été identiques; et l'influence de chacun d'eux, relativement aux autres, peut s'exercer avec des variétés et des nuances fort nombreuses sur le descendant. Darwin a essayé de ramener à un petit nombre de lois les faits si complexes de l'hérédité; Ribot, qui adopte ces lois en général, les formule de la manière suivante, en ce qui concerne l'hérédité psychologique : i O Les parents ont une tendance à léguer à leurs enfants tous leurs caractères psychiques, généraux et individuels, anciens et nouvellement acquis. 2° L'un des parents peut avoir une influence prepondérante sur la constitution mentale de l'enfant. Dans ce cas, il peut arriver ou bien que la prépondérance suive le sexe, du père au fils, de la mère à la fille, ou bien qu'elle aille d'un sexe au sexe contraire, du père à la fille, de la mère au fils. 3° Les descendants héritent souvent de qualités mentales propres à leurs ancêtres et leur ressemblent sans ressembler à leurs propres parents. L'hérédité en retour est très fréquente en ligne directe, du grandpère au petit-fils, de la grand'mère à la petite-fille, etc. Elle est plus rare en ligne indirecte ou collatérale, du grand-oncle ou de l'oncle au neveu, de la tante à la nièce, etc. 4° Certaines dispositions mentales, d'une nature très nettement déterminée, le plus souvent morbides, se
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manifestent chez les descendants au même âge que chez les ascendants 1 • Bien que la première de ces lois affirme la tendance de chacun des parents à transmettre tous ses attributs à l'enfant, en fait il n'arrive jamais, et il est complètement impossible que l'enfant reproduise à la fois tout son père et tout sa mère. Il reproduit certains attributs de l'un et certains attributs de l'autre. La règle est même que l'un des deux ait sur lui, au point de vue de l'hérédité, une influence prépondérante, mais non exclusive. D'après Schopenhauer, la volonté, faculté essentielle et primordiale, qui comprend les instincts, les passions, le caractère en un mot, est transmise par le père; l'intelligence, faculté rl u second ordre, est transmise par la mère. Il cite, comme exemples du caractère transmis du père au fils, les Décius, la gens Fabia, la gens Claudia, Philippe et Alexandre, etc.; et, comme exemples de l'intelligence transmise de la mère au fils, J.-J. Rousseau, d'Alembert, Buffon, Hume, Kant, etc. Cette théorie est des plus discutables. D'autres ont soutenu que l'influence du père est prépondérante sur les filles, el celle de la mère sur les fils. Michelet en trouve des preuves nombreuses dans l'histoire. « Nul roi, dit-il en parlant de Louis XVI, ne montra mieux une loi de l'histoire qui a bien peu d 'exceptions. Le roi, c'est l'étranger. Tout fils tient de sa mère. Le roi est le fils de l'étrangère et en apporte le sang. La succession presque toujours a l'effet d'une invasion, les preuves en sont innombrables. Catherine, Marie de Médicis nous donnèrent de purs Italiens; Louis XVl fut un vrai roi saxon et plus Allemand que l'Allemagne 2 • » ·BuITon remarquait volontiers qu'il tenait de sa mère,
1. !}Hérédité psychologique, 2° partie, chap. 2. Histoire de France, t. XVll.
11.
�ATAVISME
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« qui avait beaucoup d'esprit, des connaissances étendues, une tête bien organisée ». Mais, si les faits sur
lesquels s'appuie la thèse de la prépondérance héréditaire d'un sexe sur l'autre sont nombreux, il y a d'autres faits, non moins nombreux, par lesquels on peut prouver la prépondérance d'un sexe sur le sexe du même nom. On appelle atavisme la transmission par le sang d'un attribut, physique ou moral, qui passe des ancêtres à leur postérité plus ou moins reculée, sans se manifester chez un certain nombre de descendants intermédiaires. Ainsi tel trait du caractère d'un enfant, qu'il n'.a reçu ni de son père ni de sa mère, existait chez un de ses aïeuls. « On observe souvent, dit Ribot, entre des parents fort éloignés et en dehors de la ligne directe, entre les oncles et les neveux, les nièces et les tantes, les cousins, les cousines, les arrière-neveux et même les arrière-cousins, des rapports saisissants de conformation, de figure, d'inclinations, de passions, de caractère, de monstruosité, de maladie 1 . » Lorsque des rapports de ce genre existent, par exemple entre un oncle et· un neveu, si l'influence de l'imitation ne peut être invoquée, il faut évidemment les attribuer à celle d'un ascendant dont le sang coule clans les veines du neveu et de l'oncle. Ribot trouve dans son expérience personnelle un cas frappant de ressemblance morale entre un neveu et son oncle maternel:« Tous deux ont eu un développement d'esprit précoce qui s'est arrêté vers quinze ans. Depuis ils sont tombés dans une sorte d'inertie qui les rend impropres à tout travail suivi. Ils ont tenté toutes les carrières, sans se fixer à aucune . Ce qui rend ces ressemblances encore plus probantes pour notre sujet, c'est qu'il est impossible de les attribuer à l'éducation ou à des influences de famille. L'oncle a passé la
1. L'Hé1·éclilé psycholggique, 2° partie, chap. u.
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plus grande partie de sa vie en Algérie; le neveu a vécu en France dans une famille rangée et extrêmement laborieuse. Je doute que tous les deux aient passé ensemble plus de dix jours de leur vie. Ces ressemblances dérivent d'un ancêtre commun 1 • '> Dans l'état actuel de la science, il n'es t pas possible de dire d'une manière certaine, surtout pour Le moral, quel estle maximum du temp s pendant lequel un attribut de l'ancêtre reste latent chez un certain nombre de ses descendants pour reparaitre ensuite. L'histoire seule nous fournit à ce sujet des faits intéressant.s, et ils sont trop rares, souvent trop discutables, pour qu'on puisse en induire une loi. Dans les familles restées obscures, et même dans beaucoup de celles qu'un ou plusieurs de leurs membres ont illustrées, le souvenir des ancêtres disparaît si vite qu'il est impossible de rien savoir d'eux au bout de quelques générations. C'est un véritable mal aux yeux de ceux qui, co mme nous, attachent le plus grand prix à la conservation des souvenirs et des traditions de famille, et qui y voient pour un pays l'une des meilleures garanties de stabilité et de force. No s mœurs et nos institutions actuelles ne feront que l'aggraver. La famille d'aujourd'hui est ém inemment instable; à peine formée, elle se déplace et se disperse avec une extrême facilité. Combien y a-t-il de Français, surtout à la ville, qui vivent dans la maison de leurs ancêtres? Combien même y en a-t-il qui, arrivés à l'âge adulte, vivent dans la maison de leur père? Avec la funes te tendance qui nous pousse aux grandes agglomérations urbain es, la possession du foyer deviendra un jour l'exception, si peut-être elle ne l'est déjà. Que de Parisiens connaissent à peine l'appartement loué où le hasard les a fait naître et auquel ne les attache aucun souvenir de famille 1
1. L'Héi'édilé psychologique, 2• partie, chap. u.
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Comment, dans de telles conditions, pourraient se former et se conserver des archives familiales? Je suppose qu'un père recueille ses souvenirs et ceux de ses aïeuls pour les transmettre à ses enfants; on peut prédire presque .avec certitude que ce legs se perdra bien vite au milieu ·des déménagements, des changements de résidence, des .partages. Aussi l'histoire des familles est-elle à peu près nulle, et ne fournit-elle en général aucun document utile sur ces graves questions d'hérédité physique et morale par atavisme. Il nous reste à dire quelques mots de la loi d'hérédité .à des périodes correspondantes de la vie. « Quelquefois chez l'ascendant, un caraclère, une disposition apparaît brusquement à l'âge adulte; chez le descendant, le même caractère, la même disposition apparaît brusquement au même âge, sous la même forme. C'est ce que Darwin .appelle l'hérédité aux périodes correspondantes de la vie, et Hœckel la loi d'hérédité homochrone .... Il n'y a ~uère de fait qui montre sous une forme plus saisissante .le caractère fatal de la transmission héréditaire. Un déterminisme latent amène chez le père ou la mère une ,i nfirmité physique, une disposition organique qui se traduit par le suicide ou par quelque forme de folie. L'enfant est sain, adulte; qu'a-t-il à craindre? Mais le Jegs fatal était en lui bien avant qu'il s'en révélât chez les parents la moindre trace. Il était dans cet ovule fécondé d'où il est sorti. A travers l'évolution de l'œuf, la vie embryonnaire, l'enfance, l'adolescence, un déterminisme inexorable, où chaque état commande celui qui suit, mène insensiblement à la date fatale. Est-il rien .qui montre mieux combien l'hérédité pèse sur nous de tout son poids, même quand nous n'en avons nulle .conscience et nul souci 1 ? » L'hérédité homochrone pouri. Ribol, l'llé,·édité psychologique, 2c parlie, chap.
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rait ex pliquer, dans plu sieurs cas, les modiflcali ons inaltendu es qui se produise nt parfois, à un certain i'tge, dan& le caractère de l'enfant, malgré l'édu cation, de même qu 'elle expliqu e celles qui se produi sent dans sa santé, en dépit de l'hygiène; les prom esses sont ex cellentes, on augure bien de l'avenir ; mais lu dépravation s'exer ce à l' éta t latent et doit se manifes ter à un mom ent détermin é. Toute cette élude sur l'hérédité a des rap po rts très directs avec la p édagogie. On a souvent comparé l' enfant à une cire moll e qu e l' on pe ut p élrir à volonlé_p our lui don ner les fo rmes les p lus diverses . Ce tte comp araiso n ma nqu e de ju stesse, e t les édu cateurs qui croiraient a u princi pe qu'elle impliqu e, c'es t- à-dire à leur pouvoir absolu sur l' enfan t, s' ex poser aient à de cru elles déceptions. Sa ns être l' esclave de la science positive, surtout lorsqu 'ell e en es t encore sur beauco up de p oints aux hypothèses, il faut cepend ant lui faire sa p art et ne p as ferm er obstinément les yeux devant ses théo ries. J 'e mprunte volontiers les li gnes suivantes à un savant dont j e n 'adopte nulle ment l'esprit phil osophique , p a rce qu'elles font bien resso rtir l'im portance de la ques ti on de l'hérédité en pédagogie. « Si grand que soit le po uvoir de l' éduca ti on, dit Maudsley, ce n'es t cependan t qu'une force rigo ureuse ment limitée. Elle es t limitée par la capacité inh érente à la n ature de l'individu et ne peul agir qu e dans le cercle plu s ou moins resserré d'une nécessité préexi stan le. Il n'y a p as d'éducation au m on de qui pui sse faire porter des r aisins à un pru n ier ou des fi g ues à un ch a rd on ; de même a ucun ê tre mortel ne peut aller au delà de sa n ature, et il sera touj ours impossible de co nstruire avec qu elq ue stabilité une intelli gence 0 11 un carac tère sur les fond ations d'une nature ma uvaise ... _ Dans ch aqu e œ uf en pa rti culier , l'h érédité in dividu ell e prép are la des tin ée propre de l 'individu .. .. Pl acez dès la
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naissance deux personnes dans des conditions identiques , soumettez-les à la même éducation; à la fin, elle& n'auront pas plus l'esprit exactement fait sur le même moule ou de la même capacité qu'elles n'at;ront lesmêmes traits et le même visage. Chacune d'ell es est sous l'empire de la loi d'évolution, sous l'empire des antécédents dont elle est le conséquent .... Il y a pour l'homme une destinée que ses ancêtres lui ont faite, et nul, fût-il capable de le tenter, ne peut échapper à la tyrannie de son organisation 1 . » Sauf la dernière phrase, les partisans du libre arbitre peu vent souscrire à tout ce qui précède. Ce qui fait la moralité de l'homme , et par conséquent son mérite, c'est précisément la lutte contre les instincts naturels et héréditaires lorsqu'ils sont contraires au devoir.Lorsq ue· l'enfant es t encore incapabl e de se diriger lui-mème, l'éducation se sert des énergies diverses qu'elle trouve en lui pour lui faire commencer cette lutte; elle l'y conduit, et l'y aide d'abord , pour le rendre ensuite capable de la soutenir seul. Mais il évident que la différence des forces engagées dans le combat rend les résultats différen ts pour chaque individu ; celui dont les passions mauvaises sont puissantes et la volonté faible y réussira moins bien que celui qui est heureusement doué so us le rapport du moral. Si l'on veut rendre l'éducation efficace, il faut croire en elle, et l'on doit croire en elle non seulement par un acte de foi aveugle, mais parce qu'une multitude de faits déposen t en sa faveur aussi fortement que d'autres faits démontrent l'influence de l'hérédité. Il n'est pas juste, il n' es t pas conforme aux faits de sotitenir comme Maudsley que nul ne peut échapp er à la tyrannie de son organisation. Le déterminisme scientifique, lorsqu'il exclut complètement la
1. Le C1·ime et la Folie, lnlroduclion.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 122 iiberté humaine, ne vaut pas mieux que le fanatisme mahométan. Nous ne nous étonnons pas de voir adopter -ce déterminisme exclusif surtout par les méd ecins et les psychologues qui étudient l'homme dans les hôpitaux, dans les asiles d'aliénés, dans les prisons, et qui ne voient guère en lui que le malade, le fou, le criminel. Ces états sont justement ceux dans lesquels, par des lois mystérieuses dont la raison morale nous échappe, la liberté humaine se voile ou disparaît entièrement. Aussi la justice ac lu elle, chez les peuples civilisés, en tient- elle eompte, pour atLénuer la culpabilité des actions qu'ils peuvent faire com mettre, ou même pour la supp rimer et ne voir dans les auteurs de ces ac tions que des irresponsables. Celui qui fonderait sa pédagogie sur les observations qu'on peut faire dans les maisons de correction, parmi les malheureux enfants à l'égard desq uels toutes les tentatives d'amélioration morale restent impuis·santes , raisonnerait fort mal; il n'aurait même qu' une ·Chose à faire, ce serait de prêcher l'abstention et de refuser toute inlluence à l'œu vre éducative. Dans ce milieu, en effet, la tyrannie de l'organisation paraît s'imposer avec un e force inéluctable. Il suffit d' envisager la réalité tout entière, de ne pas se cantonner dans les régions désolées de la folie et du crime, pour retrouver l'espérance et la foi. l\Iais, d'autre part, il serait puéril de croire que l'homme, en tant qu 'ê tre libre, es l le seul facteur de sa destinée, et que les enfants so nt uniquement ce que l'éducation les fait. Leur carac tère n'est pas celui d'un être qui sortirait tout nouveau, tout original dAs mains de la nature. Chacun de nous plonge par ses racines dans les générations antérieures; il a en lui, avec leur sang, leurs instincts, leurs passions, leurs vertus el leurs vices. 11 n'est pas cet homme abstrait dont parle Rousseau, d'après une conception tout à fait inexac te et
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antiscientifique. Les influences héréditaires de sa race, de son pays, de sa province, de sa caste, de sa famille se mélangent à des degrés infiniment divers, pour lui donner une originalité individuelle il est vrai, mais qui se décompose en éléments empruntés pour la plupart à la série des individus qui ont vécu avant, éléments dont la combinaison particulière en lui fait seule son originalité propre. Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi la pédagogie se préoccuperait-elle, en définitive, de ces questions d'hérédité? Pourvu que l'éducateur connaisse bien les caractères des enfants dont il a la charge, que lui importent ') les origines? En quoi cette recherche, qui est du domaine de la science pure, intéresse-t-elle son action pratique? L'objection serait bien superficielle. Des instincts, des passions, des habitudes héréditaires, \ en vertu même de leur durée, qui dépasse celle de l'individu chez lequel on les constate, et qui leur donne une grande puissance, ne demandent pas le même traitement que s'ils dataient de cet individu lui-même. Il importe beaucoup, pour cette raison, de sa voir non seulement qu'ils sont héréditaires, mais, sic 'est possible, depuis quand ils le sont. Un attribut qui ne s'est manifesté que depuis peu de temps dans une famille est plus facilement modifiable qu'un attribut qui remonte à des ascendants éloignés. Il y en a qu'on ne peut modifier que dans une certaine mesure. Il y en a qui sont, par l'action de l'hérédité, tellement entrés dans le caractère d'une famille, d'une classe, d'une nation, qu'ils sont devenus une de ces forces naturelles contre lesquelles on ne lutte pas et qu'il faut subir. Aussi serait-il déraisonnable de prétendre établir des règles uniformes pour tous les enfants. Que de nuances, d'habiletés, de concessions, de précautions sont nécessaires, non seulement suivant les cas individuels, mais aussi suivant les
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familles, les classes, les nations, les races! Irez-vous, par exemple, exiger le même effort d'attention scientifique d'un enfant dans la famille duquel l'ignorance et la paresse d'esprit sont héréditaires, et d'un enfant dont les ascendants ont reçu depuis longtemps une culture raffinée? Il y a, on le sait, des exceptions: de futurs savants naissent dans des familles ignorantes, et, de savants ou de lettrés, proviennent des faibles d'esprit; mais, dans ces questions, il faut s'attacher surtout à la moyenne. Irez-vous prêcher avec pleine confiance l'humilité au descendant d'une race o_ rgueilleusc et habituée au commandement, et le désintéressement absolu à celui qui n'a dans sa famiIJe que des traditions de négoce et de lucre? L'insuccès trop fréquent des éducateurs s'expliquerait souvent par l'ignorance des conditions où l'hérédité place les enfants à· qui ils ont affaire, et par la présomption, l'impatience avec lesquelJes, sans le savoir, ils luttent contre des natures dont ils ne s'expliquent pas les résistances obstinées. A cet égard comme à d'autres, il convient de rapprocher l'éducateur du médecin. Un médecin consciencieux et habile ne se contente pas d'examiner l'état de son malade et de le questionner sur sa vie passée : il l'interroge aussi sur ses parents, sur sa famille, dans le passé de laqueIJe il remonte aussi loin qu'il le peut, pour y trouver, sur le cas qui l'occupe, de précieuses ii1dications. De même l'éducateur, pour mettre de son côté toutes les chances de succès, ne devrait pas se contenter d'étudier le caractère des enfants : il lui faudrait recueilJir sur leurs ascendants des renseignements aussi nombreux que possible, constituer pour chacun ce q uc j'appellerai son dossier d'hérédité. La tâche, je ne me le dissimule pas, est des plus difficiles. Quoi qu'il en soit, j'estime que la pédagogie a intérêt à connaître ces questions, qui ont pris de nos jours.
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une importance énorme et qui jouent un rôle capital dans les sciences biologiques. Elle n'en tirera pas, comme on le fait trop souvent, des conclusions découragées et sceptiques au point de vue de l'éd ucation et de la morale. Mais elle y trouvera de nouvelles lumières. Il ne faut jamais, nous le répétons, fermer les yeux à la vérité; d'autant mieux que, pour les esprits prudents, fermes et hauts, elle n'est pas toujour5 triste, et que, pour qui saiL voir, Jes théo ries scientiflques ne sont nullement mortelles aux grandes croyances morales.
�CHA.PITRE
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Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie gui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nei·vosisme. Influence constante du corps · sur le moral, même en dehors de la maladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et l'âme. Dangers d'une culture intellectnelle excessive. - Influence favorable des exercices physiques sur le caractère.
Une petite fille jusqu'à l'âge de six ou sept ans avait été intelligente, aimable, pleine d'affection; tout à coup un grand changement se produit dans son caractère : elle devient grossière, sauvage et intraitable; elle ne fait plus rien, court les champs et, si on la réprimande, répond par des injures; ses parents n'ont plus aucune autorité sur elle, elle est constamment méchante pour ses sœurs; elle fait en tendre des jurements affreux; elle vole tout ce qu'elle croit précieux, pour le cacher ou pour le détruire. Il est probable que dans sa famille on s'en prend d'abord au moral, et que parents et maîtres usent avec elle de conseils, de réprimandes, de punitions, jusqu'à ce que, poussés à bout et désespérés, ils songent à recourir au médecin. Celui-ci examine l'enfant; il lui trouve les yeux brillants, les conjonctives rouges, la tête chaude, les extrémités froides, les intes-
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tins dérangés; on lui apprend que son appétit est perverti, qu'elle aime mieux dormir sur la terre humide que dans son lit, qu'elle se plaît à vivre dans l'ordure, etc. Plusieurs membres de la famille ont été aliénés. Le doute n'est pas possible : cette enfant n'est pas vicieuse, elle est atteinte de folie; il faut chercher, non pas à la corriger, mais à la guérir; de fait, elle guérit au bout de deux mois 1 • Un petit garçon, dès l'âge de deux ans, était méchant et intraitable; il déchirait ses vêtements, brisait ce qui lui tombait sous la main, et souvent refusait de prendre sa nourriture; un de ses amusements était de saisir un chat, de lui arracher les moustaches avec une adresse et une rapidité étonnantes, et de le jeter dans le feu ou par la fenêtre; il était complètement insensible à l'amitié et ne jouait jamais avec les autres enfants; il fut l'élève sans espoir de plusieurs maîtres; · on se décida enfin à l'enfermer dans un asile, où aucune amélioration ne se produisit 2 • Un autre petit garçon, d'un extérieur et d'une intelligence ordinaires, était de temps en temps sujet à de graves désordres de conduite; il devenait alors incorrigible, ce qui l'avait fait chasser de différentes écoles; ses actes de violence avaient un caractère si excessif, qu'on était porté à penser qu'ils pouvaient aller jusqu'au meurtre; dans les intervalles, il était doux et affectueux; lorsque ses accès le prenaient, la sensibilité cutanée était complètement abolie; on dut également l'enfermer dans un asile a. Pourquoi ai-je cité ces trois faits, pris parmi beaucoup d'autres analogues? C'est parce qu'ils montrent
1. Prichard, On the ditferent forms of insanity. 2. J\laudsley, Pathologie de l'esp,·it, chap. v1. 3. Moreau, Psychologie moi·bide, p. 31.3.
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bien une situation spéciale de l'enfant que je veux étu·dier tout d'abord au point de vue de l'influence du physique sur le moral : c'est celle où la folie, éviden Le pour ,le médecin, ne l'est pas pour les personnes peu ou point versées dans la science de l'aliénation mentale, et où ~ette ignorance de la vraie cause leur fait attribuer à .<les défauts de caractère des actes dont la folie Sl;)ule est responsable. Dans le premier des cas cités tout à l'heure, la folie est transitoire; elle n'affecte que pendant un Lemps très court le caractère de l'enfant; peut-être alors -est-elle plus visible, mème pour les personnes incompétentes, auxquelles un changement aussi subit, suivi d'une amélioration aussi prompte, peut faire soupçonner une cause purement morbide. Dans le troisième cas, la folie est intermittente et se dissimule davantage; les alternatives de bonne et de mauvaise conduite sont bien faites encore pour éto'nner; mais comme Ja mauvaise conduite revient souvent, on peut l'attribuer à des caprices d'un caractère variable, sur lequel il convient d'agir pour lui donner un peu plus de èonstance et faire disparaître les éléments perturbateurs. Enfin, dans le second cas, la folie est continue, et c'est là qu'elle se dissimule le mieux; l'enfant aliéné n'est pendant longtemps aux yeux de tous qu'un monstre dont les vices font horreur, jusqu'à ce que l'on finisse par s'apercevoir qu'il n'est qu'un malade digne de pitié. L'erreur peut, nous le répétons, durer longtemps. Il y a beaucoup de familles el d'écoles dans lesquelles se rencontrent ces malheureux qui sont le désespoir des parenls et des maîtres, et dont la maladie mentale n'est pas assez caractérisée pour qu'on la soupçonne et pour qu'on songe à les mettre en traitement dans un asile. La science médicale elle-même, ou bien s'y trompe, ou bien n'ose pns avouer ses soupçons à la famille, surtout lorsque, au milieu de leur incontestable dépravation, les enJants donnent des preuves d'une
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-certaine intelligence. Car on ne sait pas encore assez, même parmi les personnes éclairées, que folie n'est nullement dans tous les cas synonyme de démence, qu'il y a des cas de folie partielle alTectant seulement les actes et les produisant sans aucune adhésion de la volonté, ·ou affectant la volonté et les sentiments tout en laissant l'intelligence plus ou moins intacte. On se fait vulgairement une idée fausse de la folie : on lui attribue un caractère délirant qu'elle n'a pns toujours, tant s'en faut, -et, quand ce caractère manque, on ne songe pas à la folie, ou l'on refuse de la reconnaître. « Il y a, dit Maudsley, une catégorie d'enfants qui sont pour leurs parents et les personnes qui ont alTaire avec eux une -cause de trouble ou d'anxiété. Affligés d'une véritable imbécillité morale, ils sont profondément vicieux; ils mentent et volent instinctivement, avec une adresse et une ruse qu'ils n'auraient jamais pu acquérir; ils n'ont aucune trace d'affection pour leurs parents, aucun bon ·sentiment pour les autres personnes; leur unique souci, c'e t de trouver le moyen de satisfaire leurs passions et leurs tendances vicieuses; et ils le font avec une Onesse et une subtilité singulières. Leur intelligence est également défectueuse, car, à seize ans, ils ne 1isen t pas mieux qu'un enfant de six ans bien portant; et cependant ib sont adroits à tromper et à satisfaire les désirs de leur nature vicieuse. Chez d'autres, il n'y a aucun trouble apparent · de l'intelligence; leur éducation générale peul être bonne, et quelques - uns font preuve parfois d'une dextérité extraordinaire d'un ordre part.i·Culicr; la chose surprenante, c'est qu'avec une intelligence aussi vive ils soient aussi complètement incapables de voir combien leur conduite est contraire à leurs intérêts. Cependant il en est ainsi : le sentiment de leu personnalité est si absorbant et si intense qu'ils ne peuvent voir au delà de la satisfaction immédiate, et leur 9
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 130 intelligence est complètement engagée à son service .. Parfois ils sont dignes d'approbation, se tiennent bien, s'imposent habilement aux personnes avec lesquelles ils se rencontrent et se tirent d'embarras avec une grande adresse. Quand ils sont embarrassés, ils expriment les regrets les plus amers, écrivent les lettres les plus repentantes, et font la promesse solennelle de s'amender sans la moindre sincérité ou sans raire le moindre effort à la première occasion qui se présente 1 • » Mai5, dira-t-on au sujet de celle remarquable peintureempruntée à un médecin aliéniste, où voit-on que cesenfants-là aient un germe de folie? Sur quoi s'appuiet-on pour attribuer à la folie le retard de leur intelligence, les vices de leur caractère, les fautes de leurconduite? On s'appuie sur les analogies frappantes que leur état présente avec certains états de folie confirmée,. sur leurs antécédents héréditaires, qui révèlent souvent chez leurs ascendants soit une névrose transformable en folie, soit la folie elle-même, sur certains signes qu'un regard perspicace aperçoit dans leur constitution physique, el sur certain détails de leur santé, enfin surles conséquences que leur étal amène souvent dans. l'âge adulte. Beaucoup d'entre eux, s'ils ne disparaissent! pas rapidement victimes· de leur constitution physique et mentale, s'en vont finir dans les prisons, dans les asiles ou dans les maisons de santé. D'après les aliénistes, et je crois qu'ils voient juste sur ce point, il existe, entre la véritable folie et la véritable santé de l'esprit, une zone mixte, dans laquelle· vivent et s'agitent un grand nombre d'individus qu'on appelle vulgairement maniaques, bizarres, excentriques, et dont les singularités de conduite tiennent à des particularités de leur tempérament qui se manifestent aux
1. La Pathologie de l'esprit, chap. v1.
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bons observateurs, ou qui restent inconnues. Mais les limites de celte zone se franchissent assez facilement, surtout du côté de Ja folie. Alors se produisent des actes affligeants, qu'on attribue à un vice, à une faute de la volonté, lorsque le seul coupable est le système nerveux de ceux qui les commettent. Mon expérience personnelle me fournit un cas intéressant de ce genre. J'avais en 1874, dans ma classe, un élève interne médiocre, mais dont l'intelligence, quoique peu distinguée, ne me paraissait nullement atteinte; il était d'une famille aisée, instruite et jouissant de l'estime générale; je n'avais à lui faire aucun reproche pour sa conduite, je le trouvais poli, tranquille, assez attentif, et la seule chose qui m'eût frappé dans sa personne, c'était une espèce ùe contorsion nerveuse de la bouche, que j'observais même assez rarement. Le correspondant qui le faisait sortir constata chez lui, à plusieurs reprises, des vols d'argent, dont il accusa d'abord sa bonne; cette fille, très honnête, fut inquiétée par la juslice, et finalement on découvrit que le coupable était mon élève. L'enquête à laquelle on se livra fit connaître que ce jeune homme recevait largement de son père de quoi satisfaire aux menues dépenses d'un collégien de son âge, qu'il ne s'était livré à aucun excès, à aucune dépense extraordinaire au lycée ni au dehors, et que les sommes provenant de ses différents vols étaient soigneusement conservées par lui dans une cassette, enveloppées chacune dans un morceau de papier avec l'indication exacte de la date du vol. Comme il y avait eu effraction, la cour d'assises fut saisie. Le malheureux père eu beau recourir au talent d'un brillant avocat et à la science de deux célèbres médecins aliénistes; bien que ces derniers eussent prouvé qu'il y avait des fous parmi les ascendants de l'accusé, qu'il avait été atteint
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dans son enfance d'une fièv re 1y phoïde, qu'il avait un jour, sans motif sérieux, frapp é un camarade d'un coup de couteau, et surtout qu e ses vo ls avaient été effec tu és dans des conditions qui leur donnaient une grande r essemblance avec ceux d'aliénés atteints d'une folie bien connue, la kleptomanie, le jury admit la culpabilité. Malgré ce verdict, je ne doutai pas un seul instant qu'il n 'y eût là une erreur judiciaire, très excusable, du r es te, et que mon élève ne fût tout simplement un kleptomane. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Des enfants qui se trouvent dans des conditions analogues, ou dont la tare morbid e est encore plu s visible, sont parfoi s victimes d'une ignorance du même genre. « Ces enfants, dit Mauclsley , ont la mauvaise chance d'ê tre confiés, a pr'ès avoir échoué dan s les écoles ordinaires, à des individus qui demand ent des élèves indomptables et qui prétendent posséder un spécifique infaillible pour les dresse r et les instruire. Il y a quelques années, un de ces enfants fut tellement frap p é par so n maître, qu'il en mourut. ... On trouva après la mort une quantité anormale de sé rum dan s les ventricules, et le médecin légiste émit l'o pinion que c'était le ré sultat des mauvais traitements auxqnels l' enfant avait été sou mis, et que c'était l a cause probable de la mort. En r éalité, l'état morbide peut avoir eté la cause de la stupidité de l' enfant, et sa mort peut avoir été occasionnée par une punition qui n'eût pas sérieuseme nt affecté un en fant bien portant. Si nous r éflechisso ns à l'é tat du cerveau, il es t clair que des mes ures sévères ne peuvent produire aucun bon résultat, mais bten plutôt des effets fâch e ux : la patience et l'amabilité, la douceur et les encournge menls, un bon régim e et aes habitudes rég uli ère , des exercices corporels convenabl es, le co ntrôl e rég ulier d' un e personn e judicieuse sont les meilleurs moyens à employer. Avant tout, il es t bon de ne pas vouloir
�NERVOSISME
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donner à ces êtres mal organisés un degré de développement mental dont ils sont incapables 1 • » Nous ne tomberons pas dans le travers de certains aliénistes qui, à force d'étudier les fous, ne voient plus partout que folie. Mais rions estimons qu'il est bon de s'initier à leurs études, parce qu'on peut y trouver des indications utiles, des lumières nouvelles, pour distinguer la vérité, qui, dans sa complexité infinie, se cache à l'ignorance, à l'instruction superficielle, el pour éviter de regrettables erreurs. Ainsi, grâce à ces études, l'éducateur verra parfois la marque d'une lésion grave du système nerveux, souvent héréditaire, chez des erifants que l'ancienne psychologie eût envisagés sous un autre jour, comme autrefois on accusait la possession diabolique d'accidents qui sont aujourd'hui du domaine de la pathologie nerveuse. Malgré les progrès constants faits de nos jours par l'aliénation mentale , et qu 'o n attribue en grande partie soit à l'état de surexcitation cérébrale qui résulte d'une civilisation avancée, soit à l'alcoolisme, les enfants chez lesquels la folie se dissimule sous les apparences de graves défauts du caractère sont encore, nous l 'espérons, la petite minorité. Mais il y a d'autres maladies du système nerveux qu 'on appelle des névroses (épilepsie, hystérie, hypocondrie, etc.) et surtout un état morbide général, assez vague, auquel on a donné le nom de nervosisme, qui sont fort communs aujourd'hui, surtout dans les villes. Combien de fois entend-on dire qu'en enfant est nerveux, que ses parents sont ner:... veux, etc.! Or cet état physique agit beaucoup sur le moral. « L'agacement, dit Bouchut, et une extrême irritabilité lraduïts par le changement d'humeur et une disposition morale nouvelle s'observent chez tous les
1. La Pathologie de l'esp1'it, chap.
YI.
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L'EDliCATION DU CARACTÈRE
malades. Ces phénomènes sont d'une mobilité excessive, et ils disparaissent un moment sous l'influence d'une di version imprévue, pour revenir et disparaitre encore. Les uns sont mécontents de ce.qui les environne; ils se plaignent de tout; ils s'attristent; ils boudent contre leur souffrance et ils voient tout en noir; les autres, plus violents, s'emportent au moindre prétexte, et le bruit, la contradiction ou la contrariété déterminent chez eux de véritables accès de colère. On ne .ait comment les satisfaire, car tout leur devient une occasion de manifester lïrrilabililé de leur caractère, et ceux qui ne pement maîtriser celte impulsion intérieure deviennent les gens les plus désagréables qu'il soit possible de rencontrer. Celle fàcheuse disposition de l'esprit se manifeste également par une grande sensibilité morale, par un extrême besoin d'affection et par une exaltation particulière du langage 1 • » Bien des traits de cette peinture pounaient se vérifier chez les enfants dont leurs parents ou leurs maîtres disent. qu'ils sont difficiles. Or, si les nerfs en sont cause, sans qu'on le sache, et si l'on emploie, pour venir à bol:ll de ces enfants, les moyens de rigueur, qui sont souvent, et dans certains cas, justement recommandés, à quelle erreur pédagogique ne s'expose-t-on pas, par suite de l'ignorance où l'on est d'un état maladif qui réclame presque toujours, au contraire, de la douceur et de la patience! « Ils sont, lisons-nous dans un traité, sensibles aux encouragements, aux bonnes paroles, à l'intérêt affectueux qu'on leur témoigne. C'est bien là celle disposition du caractère qu'exprimait par ces parole8 un méùecin névropathe : Depuis que l'homme existe et qu'il souffre, le langage de la pitié a· été une de ses meilleures assistances, et souvent il obtient plus d'adoui. De l'étal nerneux ou nei·vosisme, cbap. 1v, sect. 2.
�IN~'LUENCE DE LA SANTÉ SU!l LE MORAL
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-<:issement à ses maux par un coup d'œil, par une pression de main, par une phrase, par une interjection charitable, que par tous les ingrédients que nous faisons bouillir, filtrer, concasser et moudre 1 • » Je n'ai pas l'intention de passer en revue les diverses affections qui peuvent réagir sur le caractère des enfants. Il est d'observation vulgaire que l'état de leur corps, même lorsque la santé n'est pas sérieusement compromise, influence à chaque instant leur moral. Voici une ·scène à laquelle on assiste fréquemment : Un jeune enfant, à peine au sortir des langes, s'agite, pleure, crie ·sans motif visible; le père, impatienté, se fâche et menace; la mère recourt aux caresses; mais menaces et caresses n'y font rien, et l'enfant continue à crier; c'est qu'un malaise physique qu'on ne voit pas, et qu'il ne peut pas encore expliquer aux aulres, le tourmènte, ,l 'empêche d'être calm e, docile et affectueux. Rousseau prétend même que dès les premiers jours ·on altère l'humeur des enfants par l'usage du maillot. « Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur humeur ainsi que sur leur tempérament? Leur premier sentiment est un sentiment de douleur et de p eine : ils ne trouvent qu'obstacles à tous les mouvements dont ils ont besoin: plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils ,crient. Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs . .Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes; les premiers traitements qu'ils éprouvent sont -des tourments 2 • » Il y a dans I'Émile des pages excellentes sur la disposition des jeunes enfants à l'emportement, au dépit, à
1. Axcnfeld cl 1-Iucharcl, T1·aité des névi·oses, liv. III, sect. 3.. .2. Emile, liv. 1.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
•
la coitire, qui n'est pas un véritable défaut de leu1~ caractère dont on doive chercher à les corriger par la: rigueur, mais qui demande au contraire des ménagements extrêmes, parce qu'elle résulte de leur santé. Un bon moyen de faire naître en eux des passions violentes, ce serait justement de les traiter avec une rigueur maladroite. « Je n'oublierai jamais, dit Rousseau, d'avoir vu· un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ : je le crus intimidé. Je me disais : Ce sera une âme servile dont on n'obtiendra, rien que par la rigueur. Je me trompais: le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cri& aigus; Lous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans celte agitation 1 • » Aussi Rousseau recommande-t-il d'éloigner des enfants avec le plus grand soin les personnes qui les agacent, les irritent, les impatientent et qui « leur sont cent fois . plus dangereuses, plus funestes que les injures de l'air et des saisons ». Quand l'âge est venu de les envoyer en classe, il faut que le maître ait reçu de son inslrucliou pédagogique quelques idées exactes touchant l'influence du physique sur le moral, et qu'il connaisse les relation& étroites qu'il y a sur certains points entre l'hygiène de l'école et le maniement du caractère des élèves. Je suis convaincu qu'un grand nombre des difficultés qui se présentent dans la discipline des collèges tiennent à ce qu'on y néglige des règles d'hygiène importantes. Par exemple, dans certains établissements, le temps consacré au repas est trop court, et, dans la plupart, les élèves doivent manger en silence. Or on sait que la masi. Emile, liv. I.
�JNFLUEI\CE DE L'EXERCICE PHYSIQUE
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tication lente et une certaine animation pendant lesrepas sont de bonnes cond itions pour une digestion rapide, et que, d'autre part, la lenteur de la digestion dispose mal l'esprit; aussi ne faut-il pas s'étonner si certains élèves sont lourds et endormis, ou remuants et agités, pendant la partie de la journée où ils se trouvent sous cette mauvaise influence. Une température trop .chaude ou trop froide dans la classe, un air épais et vicié, influent aussi sur la discipline. La claustration, l'insuffisance des exercices corporels, le manque de grand air agissent à la longu e sur les caractères, produisent en eux un sourd malaise qui peut s'aggraver et se traduire par des fautes sérieuses, des tendances à l'insubord ination. Je connais un proviseur qui, sentant, à certains symptômes, l'imminence d'une révolle, la conjura par une promenade extraordinaire. Qui n'a éprouvé, même dans la maturité de l'âge, l 'io.fluence salutaire des fortes marches sur la fatigue de l'esprit, sur la tendance nux idées tristes, sur la dépression de l'intelligence et de la volonté? Un grand savant anglais, qui est en même temps un grand ascensionniste, dit, en parlant des Alpes: « C'est au milieu d'elles que, chaque année, je viens renouveler mon bail avec la vie et rétablir l'éq uilibre entre l'espr it et le corps, équilibre que l'excitation purement intellectuelle de Londres est surtout propre à détruire 1 • )) Le docteur Lortet s'exprime ainsi en pré~entant au public le livre auquel je viens d'emprunter ces lignes : « C'est là une de cesœuvres à part qui caractérise celte race anglo-saxonne jeune et forte, rude même encore quelquefois, qui aime et qui comprend la nature. Au milieu des Alpes. et de leurs scènes grandioses, ces hommes énergiques viennent retremper leur corps, leur esprit el leu~
i. Tyndall, Dans les montagnes, trac!. Lortet, préface.
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
-cœur en luttant contre les difficultés du monde matériel ,et en triomphant des émo tions qu'on éprouve à chaque pas dans ces région s sauvages, quelquefois terribles. C'est là que la jeunesse anglaise s'envole chaque année, qu'elle trouve ce courage froid et indompla ble qui la distin gue, eelte patience à toute ép reuve, celte volonté de fer qui sait surmonter tous les obstacles; là tous vienne nt se ,débarrasser de ce virus des gra ndes villes, qui, au moral comme au physique, lu e les populalions de nos cilés où la vie dévorante ne permet plus à l'âme el au corps de s'équilibrer dans une ha rmonie commune. » Notre syslème d'éducation privée et publique en France ne mérite-t-il pas, à ce point de vue, de graves reproches? En particulier, dans les classes aisées, on traite les enfants co mme de purs corps lorsqu'o n les en toure de toutes les recherches d'un bien-être animal qui risque d' a ITaiblir pour toujours leur énergie, et on les traite .co mme de purs esprits lorsqu'o n les pousse à l'élude avec une ardeur impatien te , en vue du succès, de la posilion qu'il s'agit de conq uérir, et avec une négligence excessive des exercices physiqu es. La mère, aux heures de loisir, habille sottement ses j eu nes enfants en grande toilette pour leur faire faire un e petite promenade dans un jardin public, où ils sont censés prendre l'air, et elle Jes garde auprès d'e lle en leur recommandant bien de ne pas se salir, de ne pas s'éc hauffer. Mollement élevés dans leurs premières ann ées , ils iront ensuite au collège; pour y satisfaire aux exige nces de pro grammes qui vont sans cesse en s'élargissant, et dont un émin ent universitaire a dit « qu'il n'es t pas un e réforme qui n'ait eu pour -obj et de les restreindre el pour effet de les étendre 1 », ils verront la pl us g rande par lie de leur temps réclamée Jlar le travail inlellecluel, el les exercices du corps, qui
1. Gréard, l'Espril cle cliscipline dans l'écluca tion.
�SURMENAGE INTELLECTUEL
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sont précisément les plus nécessaires à celte époque de la vie, relégués à un rang inférieur. S'ils sont internes, ils passeront leurs récréations entre les murs d'une cour, trop souvent à se promener comme des hommes; leurs promenades du jeudi et du dimanche se feront pendant deux heures, le long d'une roule, dans un rayon d'une lieue à peine, avec des haltes pour se reposer d'un pareil déploiement de forces l Assurémenl la sanlé générale ne paraîtra pas en souffrir; des statistiques très sincères montreront qu'elle est meilleure dans nos internats qu'au dehors. Mais ce qu'une slatislique ne relève pas, c'est l'affaiblissement de la force physique et de l'énergie virile, dont on peut avec raison rendre responsables en partie l'insuffisance de l'éducalion du corps et la prédominance excessive de la culture inlellectuelle. « Ce n'est pas une âme, dit Montaigne, ce n'est pas un corps qu'on dresse; et, comme dict Platon, il ne fault pas dresser l'un sans l'autre, mais les conduire égualement, comme une couple de chevaulx attelez à mesme timon 1 • » Si le corps souffre par la faute de l'àme, il ile tarde pas à se venger sur elle. Ainsi que l'a fait remarquer un médecin, il ne faut jamais meltre les nerfs contre soi. Du resle, le mal dont nous nous plaignons n'affecte pas seulemenl l'éducation française. Nous lisons dans un rapport adressé en 1882 par une commission de médecins au gouverneur impérial d'Alsace-Lorraine : « Des plainles générales s'élèvent dans les assemblées de médecins aussi bien que dans les parlet'nenls de l'Empire et des Élats confédérés. Des associations se forment pour protéger la jeunesse menacée 2 », etc.
1. Essais, liv. I, chap. xxv.
2. Rapport sw· les écoles publiques mpérieu1·es d'Alsace-L01·-
raine, t rad. Roth .
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Le docteur russe Sikorski signale ce qu'il appelle « des déviations dans l'évolution névro-psychique », produites par le manque d'équilibr·e dans le développement physique el intellectuel. « La déviation la plus nuisible, ditil, consiste dans le développement prématuré ou trop rapide des facultés intellectuelles, qui sont alors en disproportion avec la faible croissance du corps. Il m'est arrivé d'observer de pareils désaccords chez des enfants de tous les àges. Ils amènent avec eux la faib_lesse , l'anémie, et ils gàtent le caractère, en le rendant irritable. Les premiers-nés de parents intelligents sont ordinairement l'objet de soins attentifs, ce qui naturellement est très utile à l'e 1, fant, mais risque d'amener un développement trop précipité. C'est ce que produit nécessairem ent l'influence constante des adultes, qui, poussés par l'affection et l'intérêt qu'excite en eux un enfant bien doué, ne l'abandonnent jamais à lui-même, et contribuent, par leur conversation surtout, à éveiller en lui une foule d'idées nouvelles qui, sans cela, n'auraient pas surgi de si bonne heure. Dans ces conditions, l'attention . et le travail intellectuel de l'enfant sont excités outre mesure. Plus tard ces conditions rendent l'enfant extraordinairement intelligent, impressionnable, et développent en même temps l'irritabilité de son caractère 1 • » Il est piquant, par contraste, de remonter en imagination le cours des âges, et de se transporter chez ce peuple grec qui nous valait bien, sinon par la science, du moins par l'intelligence et l'esprit. La profonde conviction où il était qu'un développement équilibré du corps et de l'àme est nécessaire pour la santé des deux, et que l'àme est la première à souffrir de la négligence qu'elle apporte au soin bien compris du corps,.lui faisait
1.. Le développement psychique de l'enfant, 3, Revue philosophique de mai 1885.
�GYMNASTIQUE CHEZ LES GRECS
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donner dans l'éducation des enfants, et même dans les habitudes des adultes, une la rge place à la gym nastiqu e; il dissertait et écrivait moins que nous sur l' hygiène; mais, grâce à un heureux instinct, il la pra tiquait mieux. J e ne saurais trop r ecommander , à ce sujet, la lec ture d'un dialogue intitulé c, Anacharsis ou les gy mnases », dans lequel Lucien s'est plu à retracer , en un tableau plein de vivacité, l'éd ucation que recevait -autrefois la jeunesse grecque · avant la décadence des 1nstitntions et des mœurs. Le Scythe Anacharsis se prom ène avec Solon dans un gym nase d'Athènes, et ,ce qu 'il y voit faire le re mplit d'étonnem ent. Devanl lui les jeunes gens ont commencé par quitter leurs vêlements, et se frotter d'huile avec le plus grand calme; puis ils se so nt diri gés ve rs un espace couvert de boue, et là, dans un accès de fureur bizarre, ils se sont rués 1es uns sur les autres. Celui-ci tient son adversaire étroitem ent embrassé et cherch e à le plier comme une tige ·d'o sier; ce lai-là l'enlève par les j ambes, le jette à terre, se précipite sur lui , le pou sse dans la boue, lui presse le ventre avec ses ge noux e t lui appliqu e le coude sur la -gorge . D' autres se battent à co ups de poing et à coups -de pied. D'autres enfin, quoique solitaires, ne paraissent pas moins in sensés; il s s'agitent avec violence, saut ent comm e s'ils co uraien t, tout en restant à la même place, et lancent des co up s de pied en l'air. Tout cela se passe so us les ye ux d'un magistrat en robe de pourpre -qui, au lieu de meltre fin à ces ac les de démence , les considère avec une a ttention mêlée de plaisir. Solon explique alors au Scythe la raison d' être de CflS exe rcices en a pp arence si bizarres ; il montre les excellents effets d'une éd uca tion intelli gente du corps par la gymnas -tique, non se ul emen t pour le co rps lui-même , mais aussi et surlout pour l'àme, qui lui doit la vigueur, la ferm eté el le cou r:ige . c, Nos jeunes gens , dit-il, colorés et
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L'ÉDUCATION DU CAilACTÈRI,
brunis par le soleil, ont un air mâle et plein de vie qui annonce l'ardeur et le courage, fruits d'une santé florissante; aucun d'eux n'est ridé ni maigre; aucun n'est chargé d'embonpoint; ils ont toutes les proportions d'un corps bien dessiné; le superflu, l'excès des chairs s'est fondu par les sueurs; Je reste est demeuré sans mélange d'aucune humeur vicieuse. Ce que le vanneur fait au blé, nos exercices le font au corps des jeunes gens : ils jettent au vent la paille et les barbes dont ils séparent le froment pur qu'ils gardent en dépôt 1 • » Comme je le faisais remarquer dans une étude consacrée à !'intéressant opuscule de Lucien, cet éloge convaincu des exercices du corps, cette démonstration de leur utilité au point de vue de la morale et du patriotisme, sont particulièrement propres à nous faire réfléchir. Plus instruits que les jeunes Grecs, nos enfants ne répondent pas malheureusement au portrait que Lucien a tracé d'une jeunesse au sang riche, élégante et robuste. Nous avons beaucoup trop d'adolescents « dont le teint est pâle et qui sont élevés à l'ombre», suivant les expressions de l'auteur. Une réaction vigoureuse contre des habitudes de mollesse et de langueur est seule capable de leur donner du sang, des muscles et, par suite, certaines vertus morales qui n'habitent pas d'ordinaire dans des corps énervés. Nos voisins d 'outre-Manche semblent avoir sur ce point de meilleures habitudes que les nôtres dans leurs grandes institutions d'enseignement secondaire, si j'en juge d'après ce qu'on lit dans le remarquable rapport présenté en 1867 par MM. Demogeot et Montucci sur l'enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse. A Eton, à Rugby, à Harrow, qui correspondent, avec des différences considérables cependant, à nos grands lycées, « une part essentielle de l'éducation, la plus importante
1. Anachai·siB, édition Tanchnitz, p. 279 et 280.
�GYMNASTIQUE ANGLAISE
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aux yeux des élèves, et peut-être même à ceux des maîtres », ce sont les exercices athlétiques, paume , ballon, canotage, course, « et surtout le roi des jeux, le noble et savant cricket». Les jeux viennent au premier rang, d'après la remarque d'un maître d'Eton, les livres au second. A Harrow, le cricket occupe quinze heures par semaine; à Eton, il en exige vingt-sept; à Winchester, on consacre au èricket an moins trois heures par jour. Qu'il y ait là quelque excès, nous nous résignons à en convenir, pour ne pas trop choquer nos habitudes françaises. Avec un pareil régime il serait peut-être difficile de se préparer au baccalauréat et à !'École Polytechnique, ce rêve de toutes les familles en France. Mais écoutons ce que disent Dernogeot et Montucci sur le résultat final: « Grâce à son éducation physique, soutenue par une forte et simple nourriture, la jeunesse anglai se se développe avec une énergie triomphante. C'est plaisir de voir ces beaux et jeunes corps, si grands et si bien faits, toutes les forces de l'homme avec la taille frêle encore de l'adolescent, ces muscles si pl eins et si souples, ces couleurs de santé si fraîches, ces poses à la fois si modestes et si fi ères. On lit d'un r egard sur ces jeunes figures viriles l'habitude de braver la fatigue et le danger, le courage simple et noble qui existe naturellement et sans orgueil, parce qu'il n 'a pas seulement conscience de lui-même .... Et quelle habileté de la part des maîtres d'avofr su opposer ·Ja nature à la nature, et placer celte salutaire dépense de force physique au moment où ils en devaient craindre la dan gereuse surabondance! Aussi tous s'accordent-ils à voir dans les jeux athlétiques une sauvegarde puissante, un auxiliaire indispensable de la morale 1 • » C'est là une des profondes convictions de la
1. De l'enseignement secondail·e en i' 0 pa rti e, 1re secli on, chap. 1v.
Anqlete1·1·e et en Ecosse.
�1H
· L'ÉDUCATION DU CARACTÙRE
pédagogie anglaise. On la retrouYe dans l'un des meilleurs livres dont la lecture puisse être recommandée aux jeunes gens et à leurs maîtres, !'Éducation de soimême, par John Stuart Blackie. Au commencement de la partie consacrée à l'éducation physique, se lit cet aphorisme: « Le premier devoir de l'élève est de veiller à la parfaite santé de ses mu scles et de son sang». Puisse une pareille conviction pénétrer aussi dans notre pédagogie française, et surtout y produire des effets pratiques! 11 importe peu de proclamer les plus beaux principes, si l'on s'en lient là. « S'il ne s'agit que de poser les principes, dit Jules Simon en parlant de l'éducation physique, c'est un chœur général d'applaudissements; si vous parlez de passer à l'application, tout le monde secoue les épaules et retourne à ses affaires. Ce n'est pas la philosophie, c'est la routine qui est notre maîtresse 1 • » Il est absolum ent nécessaire que les parents et les maîtres de l'enfance soient avertis, par des connaissances sérieuses en hygiène et en pédagogie, que le caractère des enfants a Jes rapports étro its avec leur constitution physique; que bien des traits de l'un s'expliquent par des particularités de l'autre; que, dans beaucoup de cas, pour modifier le caractère, il faudrait d'abord modifier l'état de santé; qu'il est maladroit, injuste, parfois même cruel de s'en prendre au moral de l'enfant. lorsque son physique seul est coupable, et -d'agir par des réprimandes ou des punitions lorsqu'il conviendrait d'appliquer un traitement médical ou simplement des règles hygiéniques; que soigne r le corps de l'enfant, c'es t aussi soigner son âme; qu'il faut faire au corps, dans l'éducation, une large part; que cléve1.
La Réfo,·me de l'enseignement secondaire, 2• partie, Inlroduc-
lion.
�L'ÉDUCATION VŒILE DU CORPS
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lopper l'âme , surtout dans ses facultés intellectuelles, aux dépens du corps, est un e grave imprudence qui retombera sur ell e plus tar d, peul-être très lourdem ent; qu'au contra ire l'édu ca tion viril e du corps a sur le caractère la plus h eureuse influ ence. Tout cela n'attaque en rien les croyances les plus spiritu ali stes, et se concilie fo rt bien avec elles. Le co rps, « celte guenille », co mm e disent les femmes savantes dans Molière , r écla me une attention intelli gen te . Mais, je l'ai remarqué, ce ux qui le négligent le plus lor qu'il s'agit de lui accorder les soins virils d'un e gy mnastiqu e appropriée , sont parfois ee ux qui le choi ent jusqu 'à l' énerver par tous l es r affinements du bi en- être. La gymn as tiqu e sérieu se demande de l'énergie et du courage . Qu oiqu'ell e s'appliqu e au corps, ell e est essentiell ement une œ uvre de l'âm e. « L'esprit, dit Blackie, est la force motrice. »
NOTE
E XTR AIT DES C OMPUS R ENDUS DE L'ACADÉMIE DES S CIENCES MORAL ES ET POLITIQ UES
(Séance du 16 janvier 1886)
Le surmenage intellectuel et les habitudes sédentail'es dans tes écoles . - Au n om de l'hygiène, M. Gustave Lagneau vient protester contre les usages en vigueur dans nos écoles et les fun estes conséqu ences qui en résultent pour produire l'abâtardissement de la race et la propagation des mala dies con stitutionnell es et héréditaires . Déjà MM . Thiers, Carnot, de Lapra de , Duruy, Jules Simon, Gréard ont insisté sur la nécessité de limiter le travail intellectuel des écoliers . En dépit de ces remontrances, auxquelles on aurait dû déférer, car elles venaient d'hommes dont l'expérience était consommée et la clairvoyance non suspecte, il semble qu'on n'ait eu d'autre souci que d'augmenter le fardeau déjà trop lourd des jeunes étudiants : les program10
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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mes se sont ·étendus; les représentants de toutes les connaissances ont rivalisé d'ardeur pour introduire leurs études dans l'enseignement et donner à cet enseignement la sanction des examens. Le catalogue des questions auxquelles doit pouvoir répondre l'infortuné qui brigue les diplômes des baccalauréats constitue une effrayante encyclopédie où la chimie, l'algèbre, la physique, la géométrie, l'histoire universelle, le latin, le grec, l'all emand, l'anglais, la rhétorique et la philosophie se donnent la main. · C'est abs urde et, de plus, extrêmement dangereux. S'appuyant sur de nombreuses statistiques portant sur plus de 40 000 élèves et empruntées à vingt observateurs de tous pays, parmi lesquels il suffira de citer MM. Wave ," Cohn,, Durr, Key, Giraud-Teulon, Java!, Maurice Perrin, Motais, M. Lagneau démontre que les elfets du mauvais éclairage des salles et de l'encombrement des dortoirs, des attitudes videuses, des habitudes sédentaires, de lïmmobililé prolongée, sont la myopie, la scoliose, les déviations de la colonne vertébrale, les maux d'estomac, la carie dentaire, enfin la tuberculose. Le surmenage inlellecluel détermine des céphalalgies r ebelles, des ép istaxis r éitérées, la fatigL1e mentale, un véritable épuisement cérébral. M. Lagneau conclut en demandant qu'on modifie les plan s d'enseignement et les programmes d'examen en vue d'alléger le fardeau trop lourd à portet· qu'on impose à des enfants et à des jeunes gens; il demande surtout que les · h eures en levées au travail int!:lllecluel soient données à des exercices militaires en plein air, à des promenades instructives, à la gymnastique, etc.; il réclame enfi n, pour les j eunes gens plus âgés, un supplément d'espace, de liberté et d'exercices physiques. ·
�CHAPITRE VI
L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il en rapport avec celui de la civilisation et en particulier de l'instruction? La criminalité n'est pas le crilerium de la ruoralité. - L'enseignement moral.- Objections de Herbert Spencer.-Inlluence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau. - Dangers de la mauvaise littérature.
« Du foyer des sentiments tendres et généreux, dit Mme Necker de Saussure, il rayonne sur l'intelligence je ne sais quelle vie, quelle douce chaleur dont elle est intimement pénétrée .... Une aridité, un froid mortel, accompagnent les plus beaux discours des êtres égoïstes, secs, remplis d'eux-mêmes 1 • » Si tel est le pouvoir de la sensibilité sur l'intelligence, celle-ci, de son côté, a sur les sentiments, sur la vol on té, sur le caractè1·e en un mot, une influence qu'il .convient d'étudier avec al tenlion. Nous avons déjà cité la remarque de Dugald Stewart sur les rapports de l'imagination et de la sympathie. « Beaucoup d'hommes, dit Marion, en la commentant, ne manquent de bonté que parce qu'ils manquent d'imagination. Ils s'apitoieraient sur les maux des
1.
L'Éducation progi·essive, liv. IV, chap. m.
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L'iDUCATION DU CARACTÈRE
aulres, s'ils se les représentaient assez vivement. Tout homme est plus semible aux souffrances plus voisines de lui; on est ému malgré soi de celles dont on est témoin. Un accident qui arrive dans not,·e quartier, dans notre maison, nous bouleverse; mais il faut plus d'imagination pour prendre à èœur les catastrophes lointain es; il en faut beaucoup pour travailler avec suite à adoucir les misères ou à réparer les injustices dans une autre partie du mond e 1 • » Nous n'attachons pas plus d'importance qu'il ne convient à cette sensibililé cosmopolite, et nous nous soucions assez peu que les enfants prennent part à des souscriptions destinées à soulager les maux des Espagnols, des Américains ou des Chinois. Mais il nous paraît fort désirable qu'on leur fasse connaitre et même observer de bonne heure, dans la mesure de leurs moyens, la société au milieu de laquelle ils vivent, au point de vue des maux que produit le paupérisme, afin que cette connaissance intellectuelle éveille en eux le sentiment moral d'une compassion active. On peut attribuer à l'égoïsme, à la dureté du cœur une indifférence à l'égard des misères humaines qui n'est parfois que le résultat de l'ignorance. Un enfant qui vit dans le bien-être ne soupçonne pas naturellement que beaucoup de ses semblables soulîrent du froid, de la faim, des privations de toute sorte. Pour échauffer son cœur, il faut d'abord éclairer son .esprit. Nous venons de parler des inconvénients de l'ignorance à un point de vue bien restreint. Donnons à la question plus d'ampleur. D'abord, est-il vrai, comme l'affirme Platon, que la vertu soit identique à la science, le vice à l'ignorance, que les hommes se portent au mal par ignorance du bien, et que, s'ils voyaient leur vrai
1.
De la solidai·ité morale, p. 61.
�L'IGNORANCE ET LE MAL
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bien, qui n'est autre que le bien en soi, ils le rechercheraient naturellement avec l'ardeur qu'ils mettent à en suivre les apparences trompeuses? Celle question philosophique est tout à fait du domaine de la pédagogie, puisque la théorie de Platon, si on la fait descendre des _ hauteurs de la métaphysique dans les régions plus humbles de la sociologie, est fort en honneur chez la plupart de nos pédagogues aussi bien que de nos politiques contemporains, aux yeux desquels l'instruction est l'instrument le plus sûr et le plus rapide de la moralisation universelle. On répète volontiers un mol dont je ne connais pas l'auteur, mais qui exprime bien l'opinion dont il s'agit dans ce qu'elle a de plus affirmatif: (( Pour toute école qui s'ouvre, une prison se ferme ». Celte opinion repose à la fois sur des faits cerlaiqs et sur des hypothèses discutables. Il est constaté que, dans ce qu'on peut appeler le monde du crime, parmi ces vagabonds, ces voleurs et ces assassins de prnfession qui récidivent toujours après une première faute, l'ignorance est générale. Il est constaté aussi que chez les peuplades sauvages qui sont placées au plus bas degré de l'espèce humaine, et qui pratiquent sans aucun remords les actions les plus c,·iminelles, mensonge, vol, meurtre, l'ignorance est absolue. On peut dire de ces malheureux, avec le procureur général Renouard : « L'ignorant complet est un être neutre, aux actes duquel, œuvres d'un instinct sans règle et sans guide, manque la responsabilité. Il est juste de lui beaucoup pardonner, car il ne sait ce qu'il fait; mais il est un fléau pour la sociélé, que sa brulalité menace. C'est un impérieux devoir de travailler à introduire quelques rayons de lumière dans ce chaos inintelligent 1 • n Nul doute que le progrès de la civilisation, qui est insépai. De l'impartialité. Pari~, 18H, p. 24.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
rable de celui de l'instruction, ne nous ait amenés d'un état primitif semblable à celui-là, où dominaient la ruse et la violence animales, à l'état de douceur et de paix relatives où nous vivons aujourd'hui. L'hypothèse commence lorsqu'on prétend que la civilisation nous amènera sûrement, dans l'avenir, à des étals de moralité de plus en plus parfaits, grâce au progrès constant de ce qu'on appelle les lumières. Il y a des faits qui sont de nature à nous inspirer quelques doutes à ce sujet. Je lis dans un travail où l'on corn. mente les données de la statistique criminelle : « Un peuple en train de se civiliser présente un accroissement proportionnel de la criminalité astucieuse ou voluptu euse et une diminution relative de la criminalité violente .... La contagion civilisatrice fait diminuer dans son nouveau séjour la criminalité cruelle, qui auparavant y sévissait, et elle y fait augmenter la criminalité perflde ou lascive, qui naguère éta it inférieure à la première 1 • » La Corse, pays peu instruit, comparée à la France, donne un chiffre considérable d'homicides et un chiffre très faible de vols, ce qui confirme la remarque précédente. En Prusse, le progrès de la civilisation n'a même pas diminué la criminalité violente, puisque l'homicide y est en voie d'accroissement notable. En France, les régions des grandes villes, foyers de civilisation et de lumière, prése ntent sur les cartes annexées à la statistique criminelle de 1880 des teintes sombres, non seulement pour les attentats contre les personnes, mais aussi poul· ceux qui sont commis contre les propriétés. La criminalité n'est qu'un des éléments du problème qui nous occupe, car il n'est nullement permis de dire
i. Tarde, Problèmes de criminalité, 2, Revue philosophique de janvier 1886.
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qu'elle est un sûr criterium de la moralité. Il y a une foule d'actes contraires à la morale que la loi ne connait point, contre lesquels elle reste impuissante , et qui ne sont pas relevés par la statistique. Une vi e très im mo. raie, pleine d'égoïsme, d'avarice, de cupidité, de débauches, peut se dérouler au grand jour, sans que la ju stice humaine intervienne, et sans que ceux qui se livren·t à tous ces vices cessent d'être sans reproche à ses yeux, puisqu'il est impossibl e de leur constituer un casier. L'instruction est même fort utile à certaines gens pour faire le mal sans violer la loi. La question prin ci pale serait de savoir si le nombre des actes immoraux qui ne so nt pas du ressol' t de la justice diminue par l'eITet de l'in struction , et si l'amélioration morale avance parallèlement avec la culture intellectuelle. Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de répondre par un jugement sur la moralité général e qui s'app uie assez solidement sur un nombre suffisant de faits bien éta blis pour ne pas êll'e disc uté. Chacun ne peut guère qu'interroger là-dessus so n expérience en même temps que l'histoire, et donner son opinion personnelle, toujours suje tte à contes tati on. Pour moi, j e pense assez volontiers que nous sommes moins violents, moins rudes qu'autrefois, que nous valon s mieux moralement que les sauvages, qui représe ntent encore aujourd'hui, à quelques égards, l'éta t primitif de l'humanité, mais qu'à partir d'un certain degré de civilisation, relativeme nt assez inférieur, où l'humanité se dégage de la brutalité bestiale, il reste dans l'âme humain e un fonds de mauvais instincts sur lesq uels l'instruction proprement dile n'a guère de prise que pour modiller la manière dont ils se sa tisfo nt, sans les détruire le moin s du monde. Celui qui, par d'habiles calcul s, amène sciemment la ruine d'autrui pour édiller sa fortune, ne vaut pas mieux, moralement, que celui
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L'ÉDUCATION DU CARACTERE
qui tue pour voler; c'est le même instinct, avec des manifestations différentes. La concurrence commerciale est une forme, adoucie en apparence, de la concurrence vitale; mais il y a bien des cas où cette douceur apparente cache une cru au lé féroce. Un juge des consciences · qui lirait au fond de toutes, et qui apprécierait leurs déterminations d'après les principes d'une haute et pure morale, trouverait-il qu'elles valent mieux aujourd'hui qu'au lrefois, chez les peuples très civilisés que chez ceux qui passent encore pour grossiers, chez les hommes instruits que chez les ignorants? Nous n'osons répondre par l'affirmative. Est-ce sans raison que au progrès de la civilisation on attribue des lumières, du bien - être, la disparition graduelle des formes religieuse et guerrière de l'enthousiasme, qui se concilient parfaitement avec la rudesse et la violence des mœurs, mais qui n'en sont pas moins très nobles au point de vue moral, parce qu'elles déterminent le sacrifice des biens les plus chers, de la vie même, à un sentiment désintéressé ou à des espérances ullralerrestres? Quoi de plus absurde, aux yeux de la raison positive, que de se faire tuer pour une croyance théologique, pour un chef militaire? Et que d'atrocités l'enthousiasme religieux ou guerrier n'a-t-i1 pas fait commettre! Si on peut le remplacer par un. autre qui résiste à la critique et qui produise les mêmes actes d'énergie et de dévouement, rien de mieux. Sinon, la disparition de tout enthousiasme, de toute foi n'amènera-t-elle point une dépression morale dont les progrès du bien-être, de la sécurité et même de la science ne seront pas capables de consoler les âmes un peu hautes? Quoi de plus immoral, en somme, malgré la paix matérielle et la cullure scienlitique, qu'une humanité sans énergie désintéressée et sans idéal? Herbert Spencer soumet à une critique très vive l 'opi-
�OBJECTIONS DE HERBERT SPENCER
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nion dominante, absurde selon lui, qui a une confiance si grande dans les effets moralisateul's de la culture intellectuelle. D'abord il y a toute une série de connaissances qui n'influent en rien sur le caractère. << Quel rapport, dit Spencer, peut.-il y avoir entre apprendre que certains groupes de signes représentent certains mots, et acquérir un sentiment plus éleYé du devoir? Comment la connaissance de la table de multiplication, ou la pratique des additions et des divisions, peuvent-ell es développer les sentiments de sympathie au point de réprimer la tendance à nuire au prochain? Comment les dictées d'orthographe et l'analyse grammaticale peuvent-elles. développer le sentiment de la justice? Pourquoi enfin des accumulations de renseignements géographiques, amassées avec persévérance, accroîtraient-elles le respect de la vérité 1 ? » Cet argument était facile à trouver. En voici un autre plus profond, et qui contient, à notre avis, une grande part Lie justesse. On prétend que la connaissance de la conséquence des actes, donnée par l' instruction, est de nature à influer puissamment sur la coud uite, et par là sur le caractère. L'ignorant; que rien n'éclaire, cherche aveuglément à satisfaire ses instincts; faites pénétrer dans sa cervelle quelques notions claires sur les conséquences les plus certaines de ses actes, il corn men ce à réfléchir, à réprimer le premier mouvement, qui est souvent le mauvais; il exerce sur lui-même le pouvoir· inhibitoire de la volonté; c'est le début d'un travail d'amélioration du moral par l'intelligence, travail qui produira des e1Tets de plus en plus grands, à mesure que· l'instruction se développera et fera connaître les conséquences lointaines et complexes des actions. Or, d'après la remarque de Herbert Spencer, les idées, en tant que1. lnt?'Ocluction à la science sociale, chap. x,·.
�L'ÉDUCATION I;)U CARACTÈRE
conceptions de l'intelligence pure, n'ont sur la conduite qu'une très faible influence, et les vrais mobiles de l'action sont les sentiments qui accompagnent les idées ou qu'elles excitent. « L'ivrogne a beau savoir qu'après la débauche d'aujourd'hui viendra le mal de tête de demain, le sentiment de cette vérité ne l'arrête pas, à moins que son imagination ne lui représente distinctement la punition qui l'attend, à moins qu'il ne surgisse dans sa conscience une idée nette de la souffrance qu'il faudra endurer, à moins que quelque chose n'excite assez fortement en lui un sentiment opposé à son désir de boire. Il en est de même de l'imprévoyance en général. Si l'on se représente clairement les maux à venir et que l'on re~sente par l'imagination les souffrances dont on est menacé, la disposition à se livrer sans retenue aux jouissances du moment est réprimée; mais, en l'absence de celte conscience des maux futurs constituée par les idées vagues 011 distinctes de douleurs, il n'y a pas résistance efficace au désir passager. On a beau reconnaître que l'insouciance amène la misère, on ne tient aucun compte de celle vérité. La connaissance pure n'aITecte pas la conduite; la conduite n'est aITeclée que lorsque la connaissance passe de la forme intellectuelle, dans laquelle l'idée de misère n'est guère que verbale, à une forme dans laquelle ce terme de la proposition devient une représentation vivante de la misère, un sentiment douloureux 1 • » Je me rappelle à ce sujet une conférence que je Ds à un public d'ouvriers sur l'assurance en cas de décès. Je leur démontrai assez clairement, je crois, le mécanisme de cette assurance, les facilités qui leur étaient offertes pour en profiter, les bons effets qu'elle aurait pour eux et pour leurs familles. Cependant le résultat pratique fut à peu
1. lnti-oduction à la science sociale, chap. x,·.
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près nul; bien que je me fusse mis à leur disposition pour toutes les démarches nécessaires, aucun d'eux ne s'assura. C'est qu'au lieu de porter presque tout mon effort sur une démonstration, et de m'adresser à leu1· intelligence, j'aurais dû Lâcher de remuer leurs sentiments; une peinture palhéliq ue, effrayanlc, de la misère qui attend l'ouvrier imprévoyant aurait produit plus d'effet que mes raisonnemenls et mes chiffres. Le don d'agir ainsi sur les cœurs par le pathétique est plus rare que celui d'éclairer les esprils par l'enseignement précis et méthodique des faits el par le raisonnement exact. De plus, il y a là une sorte de cercle vicieux. Pour exciler par l'éducation un bon sentiment dans une âme, il faut que ce sentiment y existe déjà et qu'il y ait même une certaine force; sinon, l'éducation est impuissante; les plus beaux discours ne feront pas naître la charité dans un cœur sec, la délicatesse dans une âme grossière. Les époques où l'on parle le plus éloquemment sur le devoir, la vertu, le patriotisme, ne sont pas celles où on les pratique le mieux. D'après Herbert Spencer, l'enseignement moral n'est guère qu'une illusion, et les espérances qu'on fonde sur lui sont chimériques. Elles partent du principe que l'action d'accepter par l'intelligence certains préceptes de morale produit l'obéissance à ces préceples. L'expérience de la vie montre cbaque jour qu'il n'en est rien. Un poète latin a dit, bien avant Spencer :
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Le philosophe anglais estime que l'enseignement religieux, quoiqu'il soit donné depuis de longs siècles dans des conditions meilleures, au point de vue de l 'efficacité sur la conduite, que l'enseignement moral, n'a
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
produit que des résultats assez faibles. « Les commandements et les défenses formulés par un prêtre en surplis devant un auditoire dont l'esprit était préparé par le chant et les orgues, ont été méconnus; voyons si, répétés machinalement sur une mélopée traînante et monotone, devant un maîlre d'étude râpé, au milieu du bourdonnement des leçons et du cliquetis des ardoises, ils seront mieux obéis. Voilà, à ce qu'il semble, des propositions qui ne promellent guère; elles procèdent de l'idée qu'un précepte moral produira d'autant plus d'effet qu'il sera reçu sans accompagnement d'émotion, ou de celle que son efOcacité sera proportionnée au nombre de fois qu'il aura été répété. Ces idées sont toutes deux en contradiction directe avec les résullals de l'analyse psychologique et de l'expérience journalière. L'influence qu'on peut exercer en adressant à l'intelligence des vérités morales est certainement bien plus grande dans un milieu qui éveille des émotions du même ordre, comme le fait un service religieux. Par contre, il n'est pas de plus sûr moyen d'empêcher ces vérités morales de faire une impression profonde que de les associer à des ch oses prosaïques et vulgaires, au spectacle que présente une réunion d'enfants, aux bruits et aux odeurs qui s'en élèvent. Et il n'est pas moins certain que les préceptes qu'on entende fréquemment sans y prêter grande attention perdent, par la répétition, le peu d'influence qu'ils pouvaient avoir 1 • " Laissons de côté les détails accessoires de cette critique, bien qu'ils soient importants et que la question des circonstances, en particulier des conditions esthétiques dans lesquelles l'enseignement moral est donné, ne soit nullement à dédaigner. Le grand danger qu'on ( peut signaler avec Herbert Spencer, c'est que l'enseigne1. Introduction à ta science sociale, chap. xv.
�L'INTELLIGENCE ET LE SENTIMENT
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ment moral ne prenne un caractère purement intellec- · tuel, et que l'on se croie quitle, à l'égard de l'enfant, avec -des expositions plus ou moins dogmatiques, enrichies -d'exemples, des raisonnemenls, des tirades éloquentes -et des lectures. Tout cela n'a aucune valeur s'il n'arrive -dans une âme bien disposée, tout cela n'est qu'un adjuvant. Une harangue militaire ne donne pas du ,courage aux soldats; elle n'excite que ceux qui brûlaient -de se battre et qui, à la rigueur, auraient pu se passer -d'être harangués; qnant aux pollrons, s'ils finissent par Î/ marcher, c'est grâce à un entraînement qui n'a aucun , apport avec l'éloquence du général. r Lorsque l'intelligence seule dispute au sentiment une / ( -détermination de la volonté, elle est vaincue d'avance. 1 Elle est même tellement subordonnée au sentiment, que celui-ci peut presque toujours compter sur sa complicité, sur son empressement à lui fournir des excuses, des raisons, des théories de complaisance; grâce à elle, l'égoïsme, la dureté, la faiblesse, la paresse, les défauts et les vices de toute sorle se justifient ingénieusement. Que de systèmes politiques et économiques très bien déduits et appuyés sur des raisonnements et sur des faits ne doivent l'existence qu'à des sentiments plus ou moins avouables! Mais, si le sentiment exige volontiers en sa faveur la collaboration de l'intelligence, il est sourd à ·sa voix lorsqu'elle lui est contraire. Les meilleures raisons n'arrêteront pas un homme que la passion ,emporte. Celui qui souffre dans un état social où il ne trouve point le bien-être qu'il désire, que ce soit sa faute ou non, pourra se laisser séduire par de fausses ·doctrines qui flatteront son mécontentement et ses ran-cunes; les plus claires et les plus irréfutables démonstrations de la science économique ne l 'eftleureront même pas; qu'il devienne subitement intéressé au maintien <i'un état social qui le révoltait tout à l'heure, sa corn-
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
plaiS'ante intelligence saura bien vite lui en démontrer la justice. Toutefois, de ce que l'enseignement moral est nécessairement stérile s'il ne s'adresse qu'à l'intelligence, et de ce que l'intelligence ne joue, à cet égard, qu'un rôle secondaire dans l'éducation, on ne doit pas en conclure que ce rôle est nul. Ne nous contentons pas de parler aux hommes de leur devoir; mais ne tombons pas dans le paradoxe, et ne soutenons pas qu'il est inutile de leur en parler. C'est déjà leur rendre un grand service que de le leur faire· connaître. Cicéron pense très sagement là-dessus dans les lignes suivantes de son traité Des devoÙ's : « Comme ni les médecins, ni les généraux, ni les orateurs, tout instruits qu'ils sont dans les préceptes de l'art, n'obtiennent jamais de grands succès sans la pratique et l'usage, de même les préceptes des devoirs, que nous donnons nous-mêmes, ne suffisent pas; une chose aussi importante demande encore de l'usage et de l'exercice 1 • " La question générale des rapports de la culture intellectuelle avec la moralité est donc fort complexe; il faut se garder, en ces matières, de prononcer un jugement absolu. Examinons-la encore, en nous plaçant au point de vue plus modesle de l'expérience pédagogique. Un groupe d'e nfants étant donn é , demandons-nons si les plus intelligents, ceux qui ont le mieux profité de l'instruction, sont aussi les meilleurs sous le rapport du caractère, et, pour chacun des enfants en particulier, si l'amélioration de son caractère a été en rapport avec les progrès de son instruction. Il y a tant de cas différents, et même contradictoires, qu'il semble impossible d'établir la moindre loi. Voici deux enfants d'humble famille qui se font remar1.
Des devoirs, liv. T, chap. xvm.
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quer par leur intelligence et leur travail, et qui s'élèveront certainement à une condition supérieure à celle dans laquelle ils sont nés : l'un reste simple, modeste et affectueux; l'autre devient orgueilleux, dédaigneux et dur. l'instruction a laissé l'un comme elle l'a trouvé; peut-être même a-t-elle donné à ses bons sentiments plus de délicatesse. On dira qu'elle a gâté l'autre; ce ne serait pas entièrement exact; mais elle a faYOrisé l'éclosion de mauvais sentiments qui étaient en germe et qui, sans elle, ne se seraient peut-être pas autant développés. Voici un autre enfant qui fait ses éludes avec profit; toutes les belles leçons de morale qui abondent dans les chefs-d'œuvre des grandes littératures lui sont prodiguées; il semble se les assimiler; il les répète avec élégance et chaleur. Quelques années après, point de fautes de conduite qu'il ne commette, point de mauvaises passions auxquelles il ne s'abandonne. Tels de ses camarades qu'il effaçait par son éclat, et qui étaient mis parmi les enfants bornés, sont les meilleurs des hommes. J.-J. Rousseau nous raconte, au début de ses Confessions, que Plutarque était la lecture favorite de son enfance. « De ces intéressantes lectures, dit-il, se forma cet esprit libre el républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes ... , je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'histoire de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action 1 • » Nous savons
,J. les Confessions, 1" partie, liv, J.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 160 malheureusement, par ses aveux mêmes, bien qu'ils ·soient arrangés, que Rousseau oublia en maintes occasions l'exemple des héros de Plutarque; nous savons aussi que des éléments fort divers entraient dans ce qu'il appelle l'indomptable fierté de son âme. Peutêtre ne convient-il pas de trop compter sur l'influence des premières lectures pour former le moral de l'enfant. Nous ne contesterons pas cependant qu'elles n'aient leur utilité, non point pour éveiller des sentiment absents, mais pour entretenir et fortifier ceux qui existent déjà. Maudsley pense que l'élude des sciences physiques agit heureusement·sur le caractère. « La nature morale, dit-il, éprouve l'influence bienfaisante de l'application aux études scientifiques. C'est une tâche dans laquelle il n'est qu'un moyen de réu:1sir, et ce moyen c'est l'obéissance. Pour pénétrer les secrets de la nature et se rendre maître de ses lois, la patience, l'humilité et la véracité sont les qualités essentielles. Et par véracité, ici, je veux dire non seulement l'expression sincère des -opinions qu'on s'est formées, mais aussi la sincérité dans la poursuite de la vérité, un entier affranchissement des inclinations individuelles, une absolue sincérité dans les motifs aussi bien que dans l'expression du jugement. On dira, sans doute, que la formation d'un caractère implique autre chose qu'un accroissement de savoir pat la méthode inductive ou un accroissement de puissance intellectuelle résultant de cette première acqui- · ·sition. Ce n'est pas ce qu'il s'agit de discuter en ce moment; présentement, mon but est simplement de démontrer que la méthode scientifique réclame et, par consé-quent, fortifie certaines qualités de la nature morale 1 • » Pour apprécier cette opinion de Maudsley, il y a des .distinctions à faire : le savant qui étudie la nature avec
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L Le Crime et la Folie, chap.
1x .
�INFLUENCE n:i;: L' ESPRIT SUR LE COEU R
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une entière b onn e foi pour découvrir de nouvelles lois ou de nouveaux faits ne doit pas ê tre co nfon du a vec l'écolier qui étudi e les sciences p hysiq ues. Évid emm ent le premier, pour arriver à la vérité e t pour mériter la co nfi a nce, ne peut se départi r un in stant des h abi tud es de sin cérité qui s'impo sent à la recherche scientifiqu e; mais l'autre, pa r le fait m ême qu'il s'approprie les rés ulta ts de ce tte rec herche, ne contracte pas nécessairement les h a bi tudes de sin cérité qu 'elle implique. De même, il a fallu d'admira bles vertu s a u célèbre voyageur Livin gs tone pour fa ire ses déco uve rtes en Afriqu e; mais il n'e n faut aucune p our füe le r écit de ses voyages . Si ce lte lec ture suscite qu elque nouvea u Livin gs tone, elle n e ser a, comm e on dit en philosophie, qu 'un e ca use occasionnell e, et ne servira qu'à ma nifes ter un e voca tion qui était en p uissance; car des milliers d'autres lec teurs de Li ving5 L one ne so nge ront pas à quiller le coin de leu r feu. De p lus, l'expé rience de la vie montre que le savant lui-m êm e p eut fort bien , en dehors de ses élud es spéciales , ne p as montrer les qu alités qui lui so nt n écessaires pour y réussir; t el qui es t très sin cère comm e chimiste ou entomologiste sera 1 ~usé, intrigant et hypo crite dans la vie ordin aire. On dit que l'é tude des lettres, des a rts e t des scien ces en général donne à l'àme un e certain e ha uteur qui l' élève au-dess us d'un e fo ul e de mi sères et de bassesses où le vul gaire se consume. Lu crèce a exprim é ce tte id ée en t erm es magnifiques, pour ce qui regarde la philosophie et la science. « Rien n 'es t plus agréable, dit-il , que d'occ uper les citadell es élevées p ar la science, asile in expugnable des sages, d 'o ù l'on peut voir so us ses pieds les autres hommes errant à l'aventure 1 )) ' etc.
1. De natui·a rerum, liv. II, trad. Crous!é.
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L'ÉDUCA'l'ION DU CARACTÈRE
Dans le Songe de Scip·ion, la co ntemplation des sphères célestes inspire à Cicéron de très belles paroles touchant les vanités de la terre. Qu e d'amplifications on a faites sur l'in !luence moralisatrice des arts, sur ce culte de la beauté qui fait prendre en dégoût toutes les laideurs, sur le beau qui est la splendeur du vrui, la p arure du bien, etc. Or une étude assez sup erficielle de l'histo.i re nous montre que les beaux- arts , les belles-lettres et les sciences peuvent prendre un très grand essor au milieu d'une société immorale, et que les vices les plus divers peuvent élire domicil e dans une âme avec le génie du poète, de l'artiste, ou avec le goût pur et délica t du dilettante. Qu'on lise, par exemple, la vie si curieu se de Benvenuto Cellini écrite par lui-même, et l'on verra jusqu'à quel point un sentiment artistique puissant et exquis se concilie chez le même homme avec toutes so rtes de vices et de petitesses. Ici encore il est, croyons-nous, plus juste de dire que le ·fonds primitif de l'âme, le caractère, résiste à l'influence de la culture, esthétique ou scientifiqu e, lorsqu'ell e lui est contraire, mais qu'il en profile lorsqu'elle s'exerce dans le même sens que ses inclinations naturelles. Ainsi l'âme d'un ·Benvenuto Cellini gardera sa violence, sa ridicule vanité, ses ruses, tous ses vices, lorsque l'art exaltera encore l'âme naturellement sublime d'un Michel-Ange. Le président de Brosses éc rivait un jour à Voltaire: « Malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un très grand homm e ... dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu'il s contiennent .... En vérité, je gémis pour l'hum anité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse travaillé par des misères de jalousie ou de lésine 1 . »
1. Cité par Sainte-Beuve,
Cause1·ies clu luncli, t. VII.
�PARADOXE DE ROUSSEAU
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Si l'on doit, pour rester dans la vérité, se mettre en garde contre les préjugés optimistes qui accordent à la cullure intellectuelle une influence trop bienfaisante sur le développement du caractère, il ne faut pas accueillir non plus le paradoxe qui lui attribue la dépravation de l'homme. J.-J. Rousseau, on le sait, l'a développé avec complaisance. « L'élévation el l'abaissement journalier des eaux de l'Océan, dit-il dans son discours sur les sciences et les arts, n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait à notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans Lous les lieux. » L'ignorance e t donc la plus sûre protectrice des mœurs; l'inévitable exemple de Sparte se présente à l'esprit de notre auteur et lui fournit l'occasion d'une belle apostrophe : « 0 Sparte, opprobre éternel d'une vaine doctrine! tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient en• semble dans Athènes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince, des poètes, tu chassais de les murs les arts et les artistes, les sciences et les savants ! » Ce n'est pas qu'un tel paradoxe soit tout à fait dépourvu de vé rité. Il est certain qu'on voit souvent dans l'histoire le progrès des lettres, des arts et des sciences coïncider avec l'apparition des vices propres aux sociétés dont la civilisation se raffine, et qui arrivent do ucement à la décadence au milieu des jouissances du bien-être, du luxe et de l'esprit. Mais il ne faut pas s'en prendre surtout à ce progrès, qui n'est qu'un effet, ou qu i, du moins, dans ses excès, n'est qu'un des facteurs de la décadence, mais non le principal. Au sujet de l'opinion contraire, qui, s'appuyant sur
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
la statistique, fait de l'ignorance la cause du vice, Herbert Spencer présente les piquantes remarques qui suivent : « Il ne leur vient pas à l'esprit de se demander si d'autres statistiques, établies d'après le mêmé système, · ne prouveraient pas d'une façon tout aussi concluante que le crime est causé par l'absence d'ablutions et de linge propre, ou par la mauvaise ventilation des logements, ou par le défaut de chambres à coucher séparées. Entrez dans une prison quelconque et demandez combien de prisonniers avaient l'habitude de se baigner le matin; vous trouverez que la criminalité va habituellement de pair avec la saleté de la peau. Faites le compte de ceux qui possédaient un costume de rechange; la comparaison des chiffre;; vous montrera qu'une bien faible proportion de criminels ont habituellement de quoi changer 1 >>, etc. Le vice et le crime ne doivent être attribués, en réalité, à aucun de ces motifs, et il ne faut pas plus compter d'une manière exclusive sur l'ouverture des écoles pour .les faire disparaître que sur l'établissement de bains à bon marché, de logements populaires établis suivant les règles de l'hygiène, ou sur des distributions de chemises. La vraie cause est une infériorité originelle de nature, d'où résulte un genre de vie inférieur. L'ignorance, suivant l'expression d'Herbert Spencer, n'est qu'un« concomitant » . De même, le progrès des lettres, des arts et des sciences n'est qu'un concomitant dans un état de civilisation qui, à force de se raffiner, tend à la décadence. Voilà au juste, selon nous, ce qu'il y a de vrai dans le paradoxe de Rousseau, qui n'est pas, du reste, original, et que l'on trouve chez bien des auteurs avant lui. Comme tous les paradoxes qui ne sont pas entièrei. lntroduction à la science sociale, chap.
xv.
�INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE
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ment faux, il peut attirer notre attention sur une quesLion importante et nous faire réfléchir utilement. En ce qui regarde les sciences, nous ne croyons pas qu'elles puissent avoir une action dangereuse sur le caractère, si elles ne détruisent pas, en aboutissant au matérialisme et, au déterminisme universel, ce fonds dé croyances religieuses el morales dont le maintien nous paraît nécessaire pour que la plupart des hommes ne finissent point par s'émanciper de tout devoir et s'abandonner sans scrupule à tous les vices qui ne craignent rien des lois, Quant aux arts et surtout aux lettres, il y a réellement lieu de concevoir des inquiétudes. Par son action sur les mœurs générales, et en particulier sur celles de la jeunesse, la mauvaise littérature peut faire beaucoup plus de mal que la bonne ne peut, à notre avis, faire de bien. A cet égard, la poésie, le .th éâtre et le roman contem porains ne sont pas à l'abri de tout reproche. Nous ne croyons pas trop à l'efficacilé des tragédies de Corneille pour faire des héros; nous pensons qu'on peut vibrer aux accents de la plus noble musique, concevoir un instant sous son influence des sentiments très virils, pour rentrer immédiatement après dans sa pusillanimité habituelle. En revanche, il y a des lectures et des spectacles d'où l'on sort déprimé, moins bon, moins généreux, plus accessible aux tentations dangereuses; si leur effet se renouvelle, cela peut amener à la longue de tristes résultats. Il ne faut pas s~ulement signaler à la défiance des éducateurs les livres et les spectacles plus ou moins grossiers ou obscènes; contre ceux-là on pourrait croire que tout le monde est en garde, si l'on ne constatait parfois la négligence des familles, qui laissent parvenir jusqu'aux enfants. les pires lectures, et leur complaisance à les conduire au théâtre pour y voir des pièces dont ils
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
sont les spectateurs aussi éveillés qu'attristants pour le moraliste. Mais il y a d'autres productions littéraires oü s'expriment le désenchantement, le scepticisme moral, l'expérience amère de la vie; celles-là ne valent rien pour la jeup.esse, car elle risque d'y perdre ses charmantes et fécondes illusions, son ardeur et sa foi dans le bien. Après Werther il y eut, on le sait, une sorte de contagion du suicide. Le mal n'était pas profond, il était légèrement ridicule, et il guérit vite. Avec ses impitoyables analyses et son parti pris de ne voir dans la vie réelle que la laideur, l'ignominie et la corruption, la littérature dite réaliste ou naturaliste est capable, croyons-nous, de faire dans les cœurs plus de ravages. Je ne crains rien pour les âmes fortes et viriles; elle excitera peut-être leur curiosité, peut-être leur dégoût; mais elle ne les aLLeindra point. Je crains davantage pour les âmes médiocres ou faibles. On dit bien que la littérature est l'image de la société au milieu de laquelle elle se produit, et que, si cette société souffre d'un mal profond, la mauvaise littérature n'en est que le symptôme. Il faut, croyons-nous, lui reconnaître une action plus puissante. Les héros d'une littérature sont faits à l'image des hommes du temps, mais il arrive aussi que les hommes du temps façonnent leur caractère sur celui de leurs héros favoris. Quand même ils n'iraient pas aussi loin, l'inspiration générale d'une littérature énervante et déprimante peut se foire sentir dans les mœurs, surtout au moment Lie la jeunesse, où elles se forment. Il y a dans la République de Platon un jugement sévère des poètes au point de vue pédagogique. Ils montrent les dieux sous un jour défavorable, avec leurs violences, leurs caprices et même leur libertinage. Les fables relatives aux enfers amollissent !_es cœurs et ne sont propres qu'à entretenir la crainte de la mort. Les
�INFLUENCE DE LA LITTÉ R AT URE
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œuvres dra ma tiqu es présentent des perso nn ages vulgaires, grotesqu es et h onte ux; il est à craindre qu e le spec ta teur ne se laisse aller à l'imit a tion. « Or l'imitation, lorsqu' on en contracte l'habitude dès la jeun esse, p asse da ns les mœ urs , se ch ange en n ature et fait prendre l' altilud e, le ton et le carac tère de ses modèles 1 • » Pluta rqu e et saint Basil e ont étudi é a ussi cette qu es tion de l'influence de la lec ture sur les mœ urs. On t ro uve de bonn es observations dans le p etit traité de Plutarqu e « sur la manière de lire les poè tes ». Le sage de Chéro née sait très bien que les œ uvres po étiques ne sont pas exemp les de dangers. Ce pendant il ne croit pas qu 'il faill e les écarter de pa r li pri s, mêm e lorsqu'elles ne so nt point irrép roch abl es au p oint de vue de la morale . « En duirons-nous, dit-il , d'une cire imp énétrable les oreilles des jeun es gens, co mm e Ulysse fit aux llha ciens ?.. . Ou plutôt n e vaut-il p as mieux prémunir leur raiso n et l'e nchaîn er par de sages co nseils? Dirigés ainsi et surveillés, ils ne céderont pas à cette voix séd uisante q ui les perdrait. » Comm e Pluta rqu e, nous penson s qu 'il ne faut pas être, sur ce poin t, tro p pudibo nd et t rop timid e, et dissim uler entièrement à la jeunesse les laideurs de la réalité. L'éducati on qui consisterait , co mm e j e l'ai dit aill eurs, « à les retenir dans une so rte d' a tmosphère spéciale et fac tice oü ib ne respirero nt q u'un air pur, dans un milieu fe rm é oü il s ne ve rront que des exemples h onn êtes », ce lle édu cation n 'es t guère p ossibl e ; elle n'es t même ni virile ni sûre el offre de réels da ngers. Mais la co nn aissan ce de la r éalité doit a ussi avoir des limi tes p our l'en fa nt , peut-être même pour l'h omme fait, lorsqu e cert ain es nécessités ne l'exige nt pas tout entière. Déterminer ces limites, et consid érer comm e
1. République, édili on . Tau chnilz, p. 87.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dangereux tout ce qui les dépasse est un point important de la pédagogie et de la morale . En ce qui regarde la culture de l'intelligence et ses rapports avec le développement du caractère, tenonsnous dans un juste milieu entre un obscurantisme qui serait intolérable et que, du reste, nos mœurs ne comportent plus, et un libéralisme excessif, qui permettrait à l'enfant de tout voir et de tout lire, sous le prétexte que la Yérité doit passer avant le reste. 11 y a dans ce monde autre chose que la vérité, ou, pour mieux dire, que la vérité telle qu'elle est connue par la pure intelligence. Il est des choses essentielles, délicates et saintes, qu'on ne doit pas compromettre par un amour exclusif de la vérité entendue dans un sens trop étroit, amour qui peut devenir grossier et funeste quand il méconnaît certaines réserves. L'éducateur sage fait la part de l'esprit et celle du cœur. Il tâche de diriger l'un et l'autre; mais il n'a pas dans l'esprit une confiance sans li miles; il n'est pas l'adorateur fanatique de l'intelligence et de la science.
�CHAPITRE VII
Importance du rôle du caractère dans la vie des individus. Ce rôle est méconnu dan s la pratique de l'éducat.ion, et celui de l'intelligence est exagé ré. - DifTérence de point de vue chez les anciens et chez les modern es. - L'effort moral; !"énergie du caractère. - La vertu consiste dans celte énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans leg sociétés démocratiques.
Dans un des nombreux passages du De natura rerwn où s'exprime en admirables vers le sentiment mélancolique et pessimiste du poète, Lucrèce décrit ainsi la naissance de l'enfant : « Semblable au nautonier jeté sur le rivage par la fureur des ondes, voyez-le nu, à terre, sans langage, dénué de tout ce que la vie réclame, au moment où la nature, le chassant avec effort du sein Je sa mère, l'expose à la lumière du jour! Il remplit l'espace de vagissements lamentables, et c'est justice: il lui reste tant de maux à traverser dans le cours de la vie 1 ! » Nous trouvons des idées analogues dans une conférence faite par l' AmÙicain Horace Mann sur l'importance de l'éducation dans une République. « S'il était
1. De natw·a 1·erum, liv. V, 222-221, trad. Crouslé.
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L' É DUCATI0 "1 DU CAR ACTÈRE
donné, dit-il, à un homme intelligent et sensible de voir pour la première foi s un doux enfant re posant dans son bercea u ou sur le se in de sa mère, et si on lui disait : Cet enfa nt est constitu é de telle so r te que chac un des membres, des organes de son être peul devenir le rendez-yous des so uŒrances, des tortures les plus a troces ; sa stru cture intern e est telle, q ue ch acun des nerfs, chacun e des fi bres que sa peau reco uvre est destin ée à palpite r par le fait d' un e do ul eur propre; da ns la série indéfini e des malheurs, des désastres , des hontes de l'hum anité, peut-ê tre n'est-il pas de misè re qui doive lui être épa rgnée; da ns le Co de civil de la société, dans le Code divin , plus compréhe nsif encore et q ui s'appliq ue sponta nément , il n 'es t pas un crim e auqu el son cœur ne doi ve se résoudre à u n mo ment donné et q ue sa main ne doive accomplir; dans la cohorte des passions tragiques, crain te, envie, j alousie, h aine, remords , dés espoir, il n'en es t pas un qui ne doive déchirer so n âme et déterminer une catas trophe spéciale ; si le se nsible spectateur que j 'ai s upp osé voyait celte armée de Iléa ux se presser a u-desso us, au to ur, a u-dess us de leur fa ible et inconsciente victim e, épiant en quelque sor te le moment de se ruer sur ell e et d'e n faire leur proie, ne serait-il pas excusa bl e de fo rme r le vœu qu e ce lte àme à peine éclose pût être r end ue à la paix du néant ? » La naissance d' un enfa nt ne doit pas inspirer des réfl exions a ussi lugub res ; mais ell e es t to ujours un événement sérieux, prop re à suscite, en nous des pensées qui ne so nt exe mptes ni de grav ité, ni même d'inqui étude. Il y a là un inconnu, toute la vie à veni r de ce nouveau-n é; elle va se déro ul er dans des co ndi tions qui, en grnnde parti e, ne dépenden t pas de nous ; l' en fa nt apporte des instincts, des passions en germ e, des fac ullés, qu 'il tient soit des ascenda nts dont il h érite, soit de ce tte fo rce mystéri euse dont il émane, et que les uns
�LES DONS DE L'ENFANT
17'1
appellent la nature, que d'autres appellent le Créateur. Ces différents pouvoirs qui existent en lui se développeront; ils seront, avec les circonstances extérieures et avec l'éducation, les facteurs de sa destinée. Est-il bien, ou médiocrement, ou mal doué? Question inquiétante , à laquelle nul n'ose répondre à ce moment, si ce n'est ses parents, qui caressent de touchantes illusions dès le principe et qui fondent les plus belles espérances sur un être chez lequel l'intelligence et le sentiment ne se manifestent encore par aucun signe. Peul-être est-il né pour une brillante destinée; peut-être une vie douce et calme l'attend-elle; peut-être, si l'on pouvait voir en lui les éléments moraux qui y sont en germe, aurait-on le droit de lui prédire une existence agitée et misérable. Le bon Perrault nous raconte que l'on donna pour marraine à la Belle au Bois dormant « toutes les fées que l'on put trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que, chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût, par ce moyen, toutes les perfections imaginables». Si ce beau temps durait encore et si les fées entouraient le berceau de nos enfants, quels dons leur demanderions-nous? Il est facile de dire à l'avance quelles seraient les prières des parents légers; quant aux sages, à ceux qui connaissent bien la vie, nous croyons que d'abord leur embarras serait grand et qu'ils ne se décideraient point sans d'assez longues réflexions. Horace écrit dans une épître à Tibulle : « Que peut souhaiter de plus une nourrice à son cher nourrisson que d'être sage, de bien exprimer ce qu'il pense, d'avoir la faveur, la réputation, la santé, une vie délicate et suffisamment d'argent 1 ? >> Il y aurait beaucoup à dire sur cet idéal du po ète. En réalité, dans une telle question est impliquée toute la
1. Epître 4, livre I•r, trad. Leconte de Lisle.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
question de la morale. Mais, quelque idéal que nous nous formions de la vie, nous ne nous tromperons pas en affirmant qu'elle dépend en majeure partie du caractère que chacun y apporte, et que la vie d'un homme, comme celle d'un peuple, est surtout ce que la font ses sentiments, ses passions, sa volonté. Prenez dans la période actuelle de votre vie une suile de journées qui vous ont laissé des souvenirs assez vifs; considérez la série des actions qui les ont remplies, et recherchez-en les causes; vous verrez que la plupart de celles qui dépendaient de vous ont été déterminées par votre caractère, par l'ensemble des énergies, instincts, sentiments, volonté, qui le constituent. Analysez toute votre vie pa 0 sée, et vous arriverez au même résultat. En dehors de l'influence exercée sur elle par les circonstances et par les hommes, vous constaterez que ce qui lui a donné sa physionomie propre, que ce qui a dirigé votre conduite, ce sont les énergies plus ou moins visibles de votre caractère. L'influence même des circonstances et des hommes s'exerce, non pas sur un objet indilTérent en soi, mais sur un être moral qui, suivant son caractère, est modifié par elle, la subit ou réagit contre elle en divers sens. La vie de tout homme pourrait être expliquée, en dernière analyse, par un petit nombre de sentiments principaux qui inspirent ses actes, et la variété infinie des existences humaines tient à la variété infinie des caractères, composés, comme nous l'avons dit, d'éléments qui diffèrent en chaque individu par le nombre et par la puissance. Pourquoi tel enfant, très bien doué sous le rapport du physique, de l'intelligence et même des qualités morales, ne donnera-t-il point plus tard tout ce qu'on se promettait de lui? pourquoi sa vie avortera-t-elle en quelque sorte? C'est qu'un défaut du caractère a été pour lui une cause de faiblesse, souvent cachée à ses
�RÔLE PRÉPONDÉRANT DU CARACTÈRE
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yeux. « On passe ainsi, dit Dupanloup, de longues années avec des défauls que tout le monde aperçoit, dont tout le monde souffre, qui ont produit en mille occasions des fruits d'amertume, et l'on ne s'en doute même pas. C'est de Ja sorte qu 'on trouve des personnes parvenues à l'âge de quarante, cinquante ans et au delà, sans jamais avoir eu le moindre soupçon d'un défaut qui a fait Je malheur de leur vie. Un ami courageux ose-t- il enfin, un jour, dans une circonstance favorab le, leur révéler le mal : Vous croyez? lui disentelles tout étonnées. - Oui. Examinez-vous à ce point de vue, et vous verrez qu'il y a là de quoi expliquer telle imprudence, tel malheur, peut-être tous vos chagrin s et toutes vos fautes 1 • n Ce ne sont pas seulement les graves im prndences et les grandes fautes qui gâtent une vie; les petites fautes quotidiennes, résultant de l'action constante d'un défaut, ont à la longue, en s'accumulant, une action aussi funeste. De petits efforts quotidiens, produits par une énergie vigilante, qui s'exerce sans éclat, mais aussi sans défaillance, finissent au con traire par mener au succès. Ce rôle prépondérant du caraclère, que chacun, en -y réOéchissant bien, pourrait vérifier dans sa vie, semble pourlant être méconnu. A entendre le langage des familles, à suivre les préoccupations des éducateurs, on croirait que l'intelligence tient de beaucoup la première place. Lorsque des parents me disaient de leur fils : <c Il est très inLelligent, il a beaucoup de facilités pour apprendre, mais il est insouciant et paresseux n, que de fois me suis-je aperçu, à leur sourire plein d'indulgence, que la satisfaction vaniteuse qui leur était causée par les cc facilités » plus ou moins réelles de l'enfant était à peine troublée par son insouciance et sa paresse l Il y a
1. L'Enfant, chap. vrn.
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L ÉDUCA1'I0N DU CARACTÈRE
1
plus : on éprouve un réel orgueil à dire que les résultats obtenus par un enfant lui coûtent peu d'efforts, qu'il réussit en se jouant, et l'on parle avec une compassion dédaigneuse des camarades qui, moins bien doués sous le rapport de l'esprit, ont le travail difficile. Dans la plu part des établissements où l'on élève la jeunesse, presque tout l'effort porte sur l'intelligence, presque tout le temps de la journée est consacré aux exercices de l'esprit, qui sont, au fond, la grande préoccupation des maîtres. Les prospectus, les discours officiels disent peut-être le contraire; ils reconnaissent, ils proclament l'importance de l'éducation morale; mais, bien qu'on soit, à cet égard, très sincère, on laisse s'établir, par la force du préjugé, le désaccord entre les discours et les actes. Les enfants auxquels on réserve les récompenses brillantes et flatteuses, ce sont ceux qui réussissent Jans les concours de l'intelligence. Ce succès, il est vrai, est dû souvent aux qualités morales d'application, d'énergie et de suite dans le travail; mais il n'est pas nécessairement en rapport avec elles, et ce ne sont pas elles que l'on admire, mais bien ce don brillant et séduisant de l'intelligence. La question des programmes d'enseignement paraît capitale; il semble que de ce qu'on enseignera dans les collèges dépende, tant on y atlache d'importance, l'avenir des jeunes gens et celui mème de leur pays. Mais la question de l'éducation morale, pour laquelle il est beaucoup moins facile de rédiger des programmes, est reléguée au second plan. On discutera longuement, par exemple, pour savoie s'il convient de remplacer les langues mortes par les langues vivantes, . d'enseigner les sciences naturelles dans les classes inférieures, de donner à la géographie une large place. Mais on s'occupe moins de rechercher les moyens de développer chez les enfants des qualités comme la
�MÉCONNAISSANCE DE CE RÔLE
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fermeté, la modération, la dignité, le respect, le courage, l'initiative; on s'en remet, pour cela, aux excellentes leçons de morale qu'ils trouveront dans les auteurs et aux exhortations que de temps en temps on . leur adresse avec éloquence. Cependant leur vie individuelle dépendra plus de ce qu'ils seront par le cœur, par le caractère, que des connaissances qu'ils auront accumulées dans leur esprit. Tel brillant lauréat, la tête « bien pleine", comme dit Montaigne, attendra sa sortie du collège pour commettre toutes sortes de sottises, qu'on lui eût peut-être évitées par une éducation morale plus intime et plus profonde. Les exigences encyclopédiques de notre éducation intellectuelle réclament un emploi du temps si ingénieux à la fois et · si rigoureux que, pour éviter toute perte d'instants dans la journée, on règle aux enfants leur besogne dans les plus petits détails, en diminuant autant que possible la part du travail libre, de la fantaisie, du loisir. On se met ainsi en garde contre la paresse, et on le fait dans l'intérêt même des enfants, auxquels on évite les punitions qu'ils ne manqueraient pas d'encourir par d'innombrables manquements, ·si on les laissait davantage à eux-mêmes. Le souci constant des acquisitions intellectuelles que l'on juge nécessaires domine ici encore. De l'emploi du temps à l'étude et en classe, le besoin de réglementation s'étend à toute la vie scolaire. << A dix-huit ans, dit Michel Bréal, le lycéen n'a pas plus la libre direction de sa personne, de son temps, de ses facultés, de son avoir, qu'à dix : la responsabilité n'existe pas pour lui,. le collège s'étant fait son tuteur pour toute chose. Il ne faut donc pas s'étonner si nos enfants, une fois sortis du collège, ressemblent à des chevaux échappés, se butant à toutes les bornes, commettant toutes les sottises .... Bien des parents et des
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L'ÉDUCAT!ON DU CARACTÈRE
maîlres accusent la dépravation des temps, qui devraient avant tout s'accuser eux-mêmes, puisqu'ils ont mieux aimé enchaîner la liberté de leur fils ou de léur élève que de la diriger, et puisqu'ils l'ont laissé arriver à l'âge d'homme sans lui donner une occasion d'exercer son initiative et sa force de résistance 1 • » Affirmez que ces deux éléments du caractère, l'initiative et la force de résistance, ont la plus grande importance dans la conduite de la vie, personne ne vous contredira. On ne reconnaîtra peut-être pas aussi facilement qu'ils importent bien plus encore que les qualités brillantes et les acquisitions de l'intelligence . Mais, quant à les cultiver avec suite et méthode, en vue de l'action pratique, quant à diriger dans ce but les occupations de l'école, combien d'éducateurs y songent! Où sont 110s programmes pour l'éducation des habitudes morales et de la volonté? Croit-on qu'il suffise d'imposer une règle uniforme de discip line tout extérieure à des caractères di!îérents, et de réprimer les manquements à celle règle par des punitions, par des réprimandes, des semonces paternelles? Dans ces conditions, la régularité de la conduite ne prouve rien pour l'avenir en faveur des enfants les mieux notés; l'obéissance à la discipline peul dissimuler de très graves défauts, qui se manifesteront plus tard, lorsque les jeunes gens seront devenus leurs maîtres. On affüme bien haut la nécessité d'une forte éducation morale; puis, sauf ! 'institution d'une discipline qui n'impose qn'une régularité d'apparence, on porle tout son e!îort sur la culture de l'esprit. L'explication et même, jusqu'à un certain point, l'excuse de cette erreur de pédagogie qui, en pratique,
1. Quelques mols et 309.
SU?'
l''insti·uction publique en Fi·ance, p. 308
�OPINION DES ANCIENS
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met au premier rang ce qui ne devrait être qu'au second, se trouvent peut-être dans le développement indéfini que prend le savoir humain, dans l'extension sans cesse croissante de nos connaissances, à laquelle ne correspond nullement l'extension de nos facultés morales. Des qualités comme le courage, l'énergie, la bonté sont exactement les mêmes aujourd'hui qu'il y a des milliers d'années. Mais, dans l'antiquité, la science était très bornée; il était alors plus facile d'embrasser le cercle des plus hautes connaissances qu'll ne l'est aujourd'hui d'en apprendre les simples éléments. On avait du temps de reste pour l'éducation morale, et l'instruction proprement dite semble n'avoir tenu qu'une place assez restreinte dans les préoccupations des pédagogues. Aujourd'hui elle a tant d'exigences qu'elle nuit à l'éducation morale et qu'elle réclame une grande partie du temps et des efforts qu'il faudrait consacrer à cette dernière. Notre supériorité sur les anciens est plus manifestfl da ris la science que dans la vertu; il est naturel que nous soyons surtout fiers de notre science et qu'elle passe pour nous avant le reste. Si l'on veut constater, à cet égard, la différence de point de vue entre les anciens et les modernes, on n'a qu'à lire, après certains traités modernes, celui de Bain. par exemple, sur la Science de l'education, où la ri:ueslion des éludes tient une si large place, des ouvrages comme la Cy1·opedie et la Republique de Spa?·te, où !'Athénien Xénophon a exprimé ses idées pédagogiques. Il n'y est pas dit un mot sur l'instruction des enfants. Xénophon nous raconte, dans son roman sur l'éducation de Cyrus. que les enfants el les adolescents forment deux classes. Dans la classe des enfants, l'éducation comprend la pratique de la justice, l'exercice de l'arc et du javelot, l'enseignement de la tempérance par l'exemple des vieillards et par un régime austère de nourriture qui n'admet que
12
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
le pain et le cresson. La classe des adolescents s'exerce
à l'arc, au javelot, à la chasse, qui est un apprentissage
du métier de la guerre, à la poursuite des malfaiteurs et, en général, aux actions qui demandent de la vigueur et de la célérité 1 . Dans la République de Sparte est exposé le système d'éducation inslilué par Lycurgue. Les enfants, confiés à un pédonome, qui marche toujours avec des acolytes armés de ve1·ges, ne portent pas de chaussures et n'ont qu'un habit pour toute l'année; leurs repas sont extrêmement sobres; lorsqu'ils passent. dans la classe des adolescents, la contrainte est encore plus rigoureuse; leur plus important exercice, ce sont les combats de vertu, que Xénophon explique assez longuement 2 • · La République de Platon ne considère dans l'instruction, sauf en ce qui concerne les futurs magistrats de la cité, que la poésie, la musique et la danse. Aristote, qui expose sa méthode pédagogique dans les septième et huilième livres de la Pol-itique, interdit d'appliquer les enfants jusqu'à l'âge de cinq ans à aucune sorte d'instruction; c'est à peine s'il parle d'instruction jusqu'à l'adolescence; et ce qu'il en dit à partir de cet âge est fort bref, excepté pour la musique; mais, en revanche, l'Éthique à Nicomaque et la Politique contiennent un grand nombre d'observations sérieuses et profondes sur l'éducalion ùu caractère. Il ne nous est plus permis de traiter aussi sommairement une question qui a pris, par le progrès des sciences, une importance extrême, et la pédagogie moderne doit mettre l'instruction au rang qui lui est dû. Mais ce rang n'est pas le premier, parce que l'intelligence n'est pas la première de nos facultés et qu'elle est, dans la coni. Voir la Cyropédie, liv. I, chap. rr. 2. Voir République de Spm·te, chap. rr, m el 1v.
�L'EF'FORT ET LA VOLONTÉ
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duite de la vie, subordonnée aux facultés motrices de l'âme et productrices de l'action, à la sensibilité e t à la volonté. Nous lisons dans la conclusiou d'une histoire de la philosophie les lignes sui vantes, que nous citerons parce qu'elles exposent ce que l'auteur appelle un « spiritualisme concret » auquel il nous semble bon de rattacher .notre pédagogie : « La science moderne a ramené l'idée de matière à celle de force, et déjà Leibniz a dit excellemment : Point de substance sans effort. Or faire effort, c'est vouloi1·. Si l'effort est l'essence de la matière, c'est donc la volonté qui est le fond, la substance et la cause génératrice de la matière. D'autre part, l'effort est aussi la source de la perception, car il n'y a ni perception sans attention, ni attention sans effort. C'est de la volonté que proc.ède la perception, et non vice versa. C'est donc, en définitive, la volonté qui est l'unité su périe ure et la cause première de ce que nous appelons la matière et de ce que nous nommons l'esprit. ... La volonté est au fo11d de tout (Ravaisson), elle n'est pas seulement l'essence de l'à.me humaine (Duns Scot, Maine de Biran, Bartholmess), le phénomène prcmie1· ùe la vie psychique (W. Wundt), mais le phéno mène universel (Schopenhauer), le fond et la substance de l'ètre (Secrétan), le seul principe absolu (Schelling). A ce principe, comme dit Aristote, sont suspendus le ciel et toute la nature 1 • » L'effort suppose la résistance. Nos instincts, nos inclinations tendent à différents buts; pour y arriver, il nous faut souvent lutter contre la résistance que nous opposent le monde extérieur ou nos semblables, et aussi contre la résistance que nous nous opposons à nousmêmes. Car d'abord on doit distinguer parmi les in1. Weber, Histoii·e de la philosophie eul'opéenne,
conclusion.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
stincts qui existent en nous ceux qui nous poussent à agir et qu'on pourrait appeler les instincts d'action, et ceux au contraire qui tendent au repos et qu'on pourrait appeler les instincts d'inertie. L'effort pour agir est nécessité non seulement par la résistance que nous opposent le monde extérieur et nos semblables, mais aussi par celle qu'opposent nos propres instincts d'inertie. Remarquons ensuite que rarement nos instincts d'action sont en harmonie et tendent au même but; il y a lutte entre eux, non seulement entre les instincts égoïstes et les instincts altruistes, mais même enlre plusieurs de ceux qui appartiennent soit au groupe de l'égoïsme, soit au groupe de l'altruisme. Dans l'âme de !'Harpagon de Molière, riche bourgeois à qui sa situation impose un assez grand train de maison, Ja vanité est en lutte contre l'avarice. Analysez les mouvements qui agitent certaines personnes pour aboutir à un acte de charité : il a fallu qu'elles sortissent de leur inertie pour s'occuper d'affaires qui ne s'imposaient pas à elles, que la compassion pour la misère triomphât de leur avàrice et aussi de cette tendance que nous avons à tout réserver pour les objets de nos affections intimes et familiales. Ainsi dans l'àme humaine, comme dans le monde des êfres organisés, règne en permanence l'état de guerre; la vie de l'àme, à sa plus haute expression, est, comme on l'a dit, un « combat spirituel », qui ·semble finir à chaque instant, puisque à chaque instant, en prenant une détermination, nous faisons cesser la l ulte des instincts aux prises, mais qui recommence sans cesse. Nous avons conscience de l'effort plus ou moins grand qui a précédé la détermination, el du mérite moral qui est en rapport avec lui. Le bien spontané, à moins qu'il ne résulte de l'habitude de la vertu péniblement contractée, n'est pas plus méritoire que le mal spontané, commis par suite de ce que la médecine appelle une
�L ' EFF ORT
ET LA VOLONTÉ
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impulsion irrésistible, n'es t coupable, à moins que l'impul sion ne r ésulte d'une sé rie d'actes antérieurs dan s lesqu els la responsabilité de celui qui la subit est engagée . Pour qu 'il y ait mérite ou démérite, il faut qu'il y ait délibération, c'est-à-dire lutte intérieure, victoire du bien récomp ensant l' effort , ou victoire du mal punissant la défaill ance. On le sent, c'est là ce qui fait la grandeur et l'intérêt de la vie, bea uco up plu s encore que la pensée pure, dont Pascal, dans un morceau bi en connu , fait le plus noble privilège de l'h omm e. « Toute notre d ignité, ditil, consiste en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever , non de l'espace et de la d urée, que nou s ne saurions remplir. Travaill ons donc à bien penser : voilà le prin cipe de la morale. » Notre plus haute dignité co nsiste dans la vo lonté libre, dans l' effort moral, et Pascal le savait bien, puisque, da ns l' admirable passage · où il corn pare les trois ordres de grand eur, il met celle de l'es prit si fo rt au-d esso us de celle de la charité. « Tous les co rp s, le firm amen t, les étoiles, la terre el ses royaum es ne valen t pas le moindre des esp rits ; car il connaît tout cela , et soi; et les co rp:i, rien. Tous les corps ense mble , .et tous les esprits ensemble, et toutes leurs produ ctions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela es t d'un ordre infinim en t plu s élevé 1 • » Peut-être ce mot de charité est-il trop th éologique pour nous. La charité rentre elle-même dans le devoir, qui_ es t notre id éal et notre véritabl e fin. Nous avon s opposé plu sieurs foi s déj à la loi de la concurrence vitale à la loi du devoir , l'ordre de la nature et celui de la morale. Nou s avons dit que, dans le combat pour la vie, le triomphe a ppartenait à des instincts de viol ence et de ruse r éprouvés par la morale, et que l'hon1. Pensées, édit. Have l, art. 17.
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L 'ED UCATI ON DU CARACTÈRE
nêtelé, la bon lé, la déli catesse exquise du cœ ur pouvaient ê tre une cause de da ngereuse faiblesse. Cependant il es t un point sur lequ el les deux ordres se mblent conco rder : dans tous les de ux , ce qui est nécessaire avant tout, c'est l'énergie, l'aptitud e à l'effort. La nature ainsi que la m orale co ndamn ent les faibl es , ceux qui ne trouvent p as et ne développ ent pa s da ns leur ca rac lère l'énergie et la co nsta nce nécessaires pour une action diffi ci le e t incessante, ceux chez qui les instincls d'action ne p arviennent p as à triompher des in stin cts d'in erti e. P our r éussir dan s la vie, n 'eût- on en vu e que l'intérêt perso nn el, il fa ut se donn er beaucoup de mouve ment et beau co up de mal. Ne nous arrêtons pas aux exceptions qui se mblent contredire la règle. Nou s verrons q u'en général la mollesse , la pa resse , la négligen ce, l'imprévoyance, l' étourderie, la légèreté so nt sé vèrement punies p ar la fo rce des choses , et que le succès presqu e toujours s' ex pliqu e par les qu alités co ntraires, l'ac tivité, l'appli calion, l'a ttention . Nous verrons que ce ux qui so nt a rriv és à la puissance el à la gloire étaient doués d' un e vo lonté éminemm ent énergique et patienle, qui peut exister da ns une âme avec des vices très bl â mables, m ais qui la relève et qui l' aurait porlée à la vé ritable gra ndeur si ell e eût été mi se au service de la vertu. César n 'é tait peut-être pas plus intellige nt qu e son contemporain Atticus, mais celui- ci n'a été qu' un épicurien distin gué, tandis que César a conquis l'empire. Ses vices étaient rnns mesure; m ais il est facile de relever da ns le portrait qu e Suéton e trace de lui un ense mble de qualités morales a ux qu elles il a dû sa gra nd eur et qu'il avait à un ùegré é minent, résistance à la fa tig ue, rapidité, pruden ce, hardiesse, courage, fe rmeté. Lisez le portrait de Catilin a par Sallu ste, et vous Lrouverez a u premier rang, parmi les qualités qui firent de lui le ch ef d'une
�IMPORTANCE DES QUALITÉS MORALES
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redoutable conjuration contre la république romaine, la résistance incroyable de son corps à la faim, au froid, au sommeil, l'audace de son âme. Tels sont les dons qu'il fout surtout souhaiter à l'enfant et s'attacher à développer en lui, si on désire l'armer pour la victoire dans le combat de la vie, sans méconnaître cepe.ndan t l'importance de certains dons de l'esprit, comme la justesse, la pénétration, la finesse. S'il y joint l'honnêteté et la bonté, ses succès seront légitimes, il sera grand dans l'ordre naturel et clans l'ordre moral. Celle loi qui donne la prépondérance au rôle du caractère dans la vie individuelle s'étend à la vie des nations. L'admirable chapitr:e du Discours su1· l' histofre univei·selle où Bossuet parle des Romains montre très bien qu'il faut attribuer la puissance de ce peuple à son caractère national. « De tous les peuples du monde, dit Bossuet, le plus réglé dans ses conseils, le plus avisé, le plus labol'ieux et enfin le plus patient a été le peuple romain .... Tite-Live a raison de dire: qu'il n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur», etc. De nos jours surtout, où la facilité et la rapidité des com m unicalions internationales contribuent de plus en plus à mettre en commun, chez les peuples civilisés, les ressources de l'industrie et de la science, ce qui paraît devoir assurer le succès, dans la concurrence vitale qui existe entre les nations comme entre les individus, ce sont les qualités morales bien plutôt que les qualités intellectuelles, et particulièrement l'énergie, l'esprit d'initiative, la vigilance, la résistance à l'amollissement causé par les progrès du bien-être et du luxe . L'industrie d'un pays battra par la concurrence celle d'un autre où les patrons seront moins hardis, moins attentifs, plus indolents, où les ouvriers seront moins sobres, moins résistants aux privations, moins laborieux.
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Quant à la guerre, qui sera longtemps encore le principal arbitre de lu destinée des nations, il est certain que les armées qui l'emporteront par leur valeur morale y réussiront le mieux; et cette valeur morale résulte de qualités nombreuses et diverses, parmi lesquelles le courage, il est vrai, et le sentiment de la discipline, vertus essentiellement militaires, tiennent le premier rang, mais dont beaucoup d'autres sont les mêmes que celles qui donnent le succès dans les travaux de la paix. A la fin d'un livre remarquable qui a pour titre la Nation armée , un écrivain militaire allemand fait bien ressortir le rôle que joue à la guerre ce qu'il appelle cc les forces morales » ; les conseils qu'il adresse à ses compatriotes ne valent pas seulement, pour eux. « La souveraine sagesse politique, dit-il, sera longtemps _encore pour nous de travailler sans relâche à perfectionner notre organisation militaire nationale. L'augmentation des forces morales, dont tout dépend à la guerre, devra marcher de pair avec ce perfectionnement. L'augmentation, disons-nous, et non simplement le maintien; car les forces morales sont sans cesse en mouvement, elles n'ont pas d'arrêt, et, si elles ne tendent pas à monter, c'est qu'elles tombent el faiblissen l.... On devra sans cesse, par l'exemple qu'on donne, par la parole, par les écrits, faire en sorte que l'amour passionné de la patrie, la résolution de ne pas fuir les plus dures épreuves, le renoncement et la résignation sereine visà-vis des plus grands sacrifices, que tous ces sentiments grandissent sans cesse dans nos cœurs et dan·s ceux de nos enfants 1 • » La question des causes de la décadence d'un peuple est souvent complexe et obscure, parce que ces causes sont multiples et qu'il est difficile soit de les discerner,
1. Von der Goltz, la Nation et1'1née, lrad. Jreglé, conclusion.
�LA VERT U DANS L A DÉ MOCR-ATiE
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soit de marquer exactem ent l'action de chacun e d'elles . .Mais l'un e des plus ce rtain es dans la plu par t des cas es t la décadence des mœurs, et, en particuli er, la diminution de l'énergie, de la capacité pour l' effort d'ac tion ou de r ésistance. D'a utres causes, qui semblent purement matériell es , la dépopulati on par exempl e, ont des r app orts étroits avec la morale ; si la dépopulation se produit da ns un pays , n'est -ce po int so uvent parce qu e ce pays a perdu le co urage et la confi ance avec lesquels on assume les charges d'u ne nom breuse fa mille, parce qu'on y est devenu inca pable des privations et des sacrifi ces qu'elle exige? La dése rtion des camp agnes, l' afflu ence vers les villes , avec le dévelop pement des vices qu e les grandes agglomérations entretienn ent et développe nt, ne sont pas d ues uniquement à des cau ses éco nomiqu es; l'indu strie moderne for ce bien les travailleurs à se grouper autour des usines , dans les faub ourgs des g randes villes ; mais ils y _ nt attirés aussi par l' espé rance so d'un e vie plus facile et pa r les jouissances grossières qui se mullipli ent autour d'eux. Si l'o n adop te la célèbre th éorie de Montesquieu , le carac tère es t loin de perdre son rôle prépondérant da ns les sociétés démo cratiqu es . L'auteur de l' E spr it des lois, on le sait, co nsidère la vertu com me r esso rt princip al d 'un État populaire 1 • No us lison s da ns le livre qua trième de cet ou vrage, où il s'o cc up e des lois de l'éducation par rappo rt au p rincipe du gou ve rn ement : « C'est dans le go uvernement républicain qu e l' on a besoin de la toute-puissance de l'édu cation . La crainte des gouvernements des potiqu es naî t d'e lle- même parmi les menaces et les châtiments ; l'homme des monarchies est favorisé par les passion s et les favorise à so n tour ; mai s la vertu politique est un r enoncement à soi-même qui est tou1. Vo ir Esprit des lois, li v. llI, chap.
ll!.
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jours une chose très pénible. On peut définir celte vertu l'amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; ell es ne sont que celte préférence 1 • >i Remarque profonde, malgré son apparence de paradoxe! Car, parmi les nombreuses définitions que l'on peut donner de la vertu, celle-là n'est-elle pas une des meilleures qui la fa it consister dans l'effort que demande le sacrifice des jouissances personnelles qui résulLent de la satisfaction des instincts égoïstes, à un idéal supérieur, que cet idéal soit scientifique, patriotique, humanitaire ou reli gieux? Un publiciste éminent, Tocqueville, au milieu du tableau vaste, nouveau el confus que présente la démocratie moderne, entrevoit quelques traits principaux qui se dessinent et qu'i l indique. On sent qu'à ses yeux la vertu, considérée comme l'énergie morale au service du bien, n'est pas le trait dominant. « Les désirs, dit-il, e t les jouissances se multiplient. ... Les particuliers font de petites choses, et l'État d'immenses .... Les âmes ne sont pas énergiques .... Il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très hautes, très brillantes et lrès pures .... Presque Lous les extrêmes s'adoucissent et s'émoussent; presque tous les points saillants s'effacent pour faire place à quelque chose de moyen .... Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d'êtres pareils, où rien ne s'é lève ni ne s'abaisse. Le spectacle de celte uniformité universelle m'attriste et me glace 2 • » Ce tableau mélancolique est tracé par un publiciste trop perspicace pour ne pas voir le progrès invincible de la démocratie et pour caresser des idées de réaction
1. Espi·it des lois, li v. IV, chap. v.
2. De la démocratie en Améi·ique, 4° parlie, chap. vm.
�LA VERTU bANS LA DÉMOCRATIE
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chimérique, mais trop attaché encore à l'ancienne société par ses origines et ses traditions pour ètre un juge favorable de la nouvelle. Il est intéressant d'entendre après lui un homme qui plonge, pour ainsi dire, en pleine démocratie, né d'ouvrie rs sous un gouvernement populaire, aux États-Unis, n'ayant reçu dans son enfance qu e l'in struction d'une misérable école, obli gé de tresser de la paill e pour acheter des livres, arrivé peu à peu par son travail personnel à une haute situation dans son pays, n'ayant par conséquent aucune raison pour regretter par tradition de famille ce que nous appelon s chez nous l' « ancien régime » et pour en vouloir au nouveau, puisqu'il y a trouvé la récompense de son mérite: je veux. parler d'Horace Mann, le réformateur des écoles d'Amérique. Eh bien, Horace Mann est peut-être moins indulgent, moins rassuré encore qu'Alexis de Tocqueville, lorsqu'il ex.amine au point de vue moral Ja société qui l'entoure et lorsqu'i l la juge sous Je rapport du caractère . Il voit toutes les passions déchaînées qu i trouvent dans les institutions des instruments et des stimu lants, « la pu issance du nombre excluant de plus en plus toute appréciation des puissances morales dans l' admin istration et le gouvernement », la poursuite de la richesse et des honneurs sans mesure et sans scrupu le, entraînant des duperies sans nombre, des fraudes, des banqueroutes, des injures, des calomni es, une véritable curée de l'argent et des places, tout enfin li vré, dans la République, au vote universel, mal éclairé, égaré par des idées fausses qui sont pires que la complète ignorance. Après avoi r longuement tracé ce tableau, où les cou leu rs sombres ne sont point ménagées, il se demande avec la plus vive anxiété de quelles institutions assez puissantes, assez efficaces la démocratie dispose pour se protéger contre les dangers qui surgissent de son propre sein. Il passe successivement
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en revue l' armée, laj us lice, le go uvern ement, la science, la religion, la presse, les moyens de rigueur, les moyens de douceur, e t il les trouve tous sans force pour« faire prévaloir les id ées de modération, de sacrifice, et assurer le triomphe de l'o rdre et des lois ». Tous, excepté un cependant, l'é ducation de l'enfance, dans laquelle il a une foi profonde. Mais, à ses yeux comme aux nôtres, l' éd ucation doit s'adresser surtout au, caractère, parce que les énergies du caractère sont les grands mobiles des actions humain es el qu'il dépend de nous de les laisser tendre indifférem ment au bien ou au mal , plutôt au mal, puisque le fond de l'homm e es t, comme nous l'avo ns vu, loin d'être bon, ou de les diriger vers le bien par une éducation vraiment efficace, qui pénètre dans l'intimité de l'âm e et y agisse réellement sur les instin cts, les passions, les habitudes, la volonté. C'est maintena nt de ce cô té qu'il co nvient de diri ger nos recherch es. Nous avons étudié les différe nts pouvoirs clc l'âme humain e, tels qu'ils se manifestent chez l'e nfant, leurs rapports , leur influence r éciproque. Bien convaincus que, dans celte â me qu e nous avons ch erché à connaître, ce qui importe le plus pour la conduite de la vie, c'est le caractère, nous ·allons aborder la partie pratiqu e de notre suj et.
�CHAPITRE VIII
Les principaux collaborateurs clans l'œuvre de l'éducalion. Le père et la mè re. Les grands parents. Les domestiqu es .
Parmi les œuvres qui comportent la collaboration de plusieurs personnes, s'il en est une qui exige entente, union des esprits et des cœurs, direction ferme et suivie, c'est sans doute cell e de l'éducation. Pourtant on n'y constate trop sou vent qu'incertitude, désaccord et incohérence. Le père et la mère sont désignés par la nature pour y travaill er les premiers. Ils apportent en général la même bonne volonlé, mais il est rare ;qu'on trouve chez eux une compétence égale et les mêmes vues concernant les moyens de former le corps, l'intelligence et le caractè re de leur enfant. Le manque d'entente se manifes'te parfois dès le début de la vie du nouveau-né pour les premiers soins que son corps réclame ; il s'accentuera dans la su ite, en maintes occasions, et les conséquences en seron t plus ou moins sé rieuses. Il y a au fond si peu d'harmonie dans notre état social actuel, après les révolutions qui l'ont agité et les grands changements d'idées qui s'y sont produils, qu'un grave désaccord peut éclater, pour une qu eslion religieuse, près du berceau de l'enfant. Mais si à ce moment, et plus tard encore,
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dans quelques circo nsla nces, des co ncession s sonl faites à des usage;; respectabl es, l'abse nce d' une fo i religieuse co mm une aux de ux épo ux peu t en traîner chaqu e j our des disc uss ions pénibl es . Ce lle q uestion capit ale mise à part, qu e d' occasions en co re se présente ront où il y a ura co nflit entre l' un e t l'autre, l 'un , par exem ple, tena nt pour la rig ueur , l'autre pour l' indul ge nce, l' un montran t da ns son œ uvre éduca tive de la réfl exion et de la suite, l'aulre de l'in altcntion et de la légère lé, to us deux ayant , à cause de la différence de leur carac tère el de leur espri t, un e idée différente de la vie, et, a u lieu de s'ap puye r r éciproqueme nt dans l'éJ ucalio n d' un êt re qu 'ils chérisse nt, se contredisan t da ns le la ngage qu 'ils lui adressent, la direction qu'ils lui impriment, les exempl es qu'ils lui donn ent. Que ce soit là un e imperfec tion, perso nn e n e le co ntestera, aucune entre prise ne p ouvant être menée à bi en p a r des moyens inco hére nts el contrad ictoires. Mais, à moins qu'on ne s'y résigne, comme à d 'autres faiblesses hum ain es, et qu'o n ne se di se q u'après tout il y aura un r ésultat te l q uel à ce tte éd ucalion si balloltée, à quels remèdes peut- on reco urir ? Aux unions bien asso rties, princi pa iement sous le rappor t de l'es prit et du ·cœ ur ? Ce serait se faire une illu sion naïve que de croil'e qu'on diminuera dans ce lle qu es tion , pourtant si g rave , du ma riage la p art du hasard , du sentimen t mal éclairé, des calculs intéressés, compl ète ment étrangers à la moral e et à la pédagogie. Du res te, la resse mblance des p arents sous le r apport des q ualités intell ec tuelles et morales n'es t peut-ê tre pas à désirer en v ue de leur fulure fa mille, car il a rrive que les élémen ts tra nsm is par l'un s'op posent he ureuse ment à ce ux que transm et l' a utre, et les co rrige nt . Dira-t-on que, du pè re et de la mère, celui -là doit,
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dans l'éducation des enfants, avoi r l'autorité qui a le plus de sagesse, et que l'aulre doit n' être que son collaborateur docile? Mais qui, à ce point de vue, décidera? et comment, une fois la décision rendue, assurer l'obéissance à la règle? Le droit romain, en conférant la toute-puissance au père dans la famille, proclamait ainsi l'infériorité morale de la mère. Notre Code civil en a conservé l'esprit lorsqu'il édicte, dans le chapitre des droits et des devoirs respectifs des époux, que la femme doit obéissance à son mari. Nu l doute que le devoir de l'obéissance ne soit prescrit pour l'œuvre de l'éducation des enfants comme pour tout le reste i. Mais cette disposition de la loi at-elle la même puissance dan s les mœurs que dans les institutions? En ce qui concerne particulièrement l'éducation des enfants, est- elle applicable, est-elle juste? Le père est-il toujours digne d'exercer l'autorité que la loi lui confère? Je trouve dans une produclion de l'école positiviste, qui a pour titre Principes d' éducation posit·ive, une longue étude de cette question, avec des conclusions pe11 favorables à la femme. Après des considérations historiques destinées à montrer que, depuis l'antiquité jusqu 'à nous, et même malgré l'influence du christianisme, la femme n'a jamais été considérée comme l'égale de l'homme, on arrive aux faits. « Aucune œuvre réellement sérieuse, dit-on, en philosophie, en science, en indu strie ou en esthétique, n'est encore sortie de leur cerveau à plis moins nombreux ou de leurs mains plus délicates. » Le cerveau féminin paraît être aussi, comme poids, inférieur à celui de l'homme; d'ap rès certains relevés, la moyenne du poids du cerveau, à l'âge de lrente à quarante ans dans la race blanche, serait de
1. Article 213.
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141.0 grammes pour les hommes et de 1262 pour les femmes 1 . Chez les femmes,« les conceptions abstraites, opérées par les facultés de synthèse et d'analyse, manquent de vigueur et de suite, et, tandis que la science chez l'homme se convertit en raison, elle se transforme en sentiment chez les femmes. On ne leur doit aucune invention dont le point de départ ait élé puisé dans les éléments déjà importants de leur instruction actuelle; et, depuis l'époque où elles ont commencé à connaître le calcu l, la cosmographie, un peu de physique et de mécanique et les applications de ces sciences dans les affaires de commerce et d'industrie, on ne les a vues coopérer à aucun perfectionnement de fabrication ou de métier. Sur 54 000 brevets d'invention, il n'y en a que 6 réclamés par des femmes, pour modes et confections 2 • >> D'autre part, l'infériorité de ses forces matérielles et de son intelligence a pour conséquence chez la femme, d'après l'auteur, une certaine infériorité morale. cc Les femmes sont condamnées, en raison de leur faiblesse, à remplacer tout ce qui leur manque par des efforts de séduction, <le flatterie et de dissimulation .... L'égoïsme presse si étroitement la femme, qu'elle se laisse toucher par un crime commis pour elle plus que par une vertu qui la dédaigne 3 », etc. Le dénigrement de la femme, qui s'exprime assez lourdement chez le médecin positiviste., prend une forme vive et piquante chez le pessimiste a ll emand Schopenhauer. Nous n'avons que l'embarras de choisir parmi ses nombreuses invectives. cc La raison et l'intelligence de l'homme, dit-il, n'atteignent guère tout leur développement que vers la vingt-huiti ème année; chez la femme, au contraire, la maturité de l'esprit arrive à la
L Topinard, Anthropologie, 1.817, p. 122. 2. Docteur Bourdet, Principes d'éducation positive, chap. m. 3. Même ouvrage.
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dix-huitième année. Aussi n'a-t-elle qu'une raison de dix-huit ans, bien strictement mesurée. C'est pour cela que les femmes restent toute leur vie de vrais enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s'attachent au présent, prenant l'apparence pour la réalité et préférant les niaiseries aux choses les plus importantes. Ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est la raison; confiné dans le présent, il e reporte vers le passé et songe à l'avenir : de là sa prudence, ses soucis, ses appréhensions fréquentes. La raison débile de la femme ne participe ni à ces avantages ni à ces inconvénients; elle est affligée d'une myopie intellectuelle qui lui permet, par une sorte d'intuition, de voir d'une façon pénétrante les choses prochaines; mais son horizon est borné, ce qui est lointain lui échappe 1 . » Quant aux qualités morales, s'il leur accorde la pitié, l'humanité, la sympathie pour les malheureux, Schopenhauer trouve les femmes inférieures aux hommes en tout ce qui touche à l'équité, à la droiture et à la scrupuleuse probité. L'injustice est leur défaut capital, ainsi que la dissimulation, la fourberie instinctive et un invincible penchant au mensonge 2 • Il serait facile de réunir en quelques instants un ensemble imposant de textes sacrés et profanes où l'opinion pessimiste au sujet de la nature féminine s'expr·Î merait sous les formes les plus variées. Il serait facile aussi de leur opposer d'autres textes, non moins nombreux, qui les contrediraient. ·Je citerai les lignes su ivantes, parce qu'elles ont été écrites par une femme d'une rare clistinclion, mère excell ente d'un fils qui a compté parmi les hommes éminenls de notre époque, et aussi parce qu'on y trouve
1. Pensées, max imes et fragments, édil. Bourd eau , p. 120. 2. Même ouvrage, p. 121 et 122.
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l'appréciation qui est peul-être la plus juste dans cet éternel débat sur la situation respective des deux sexes au point de vue de la valeur intellectuelle et morale. « Rarement, dit Mme de Rémus. t, on nous a mises à a notre véritable place; rarement on a songé à ne voir dans une femme qu'un être sensible, raisonnable et borné, la compagne de l'homme et l'ouvrage de Dieu. La femme est sur Ja terre la compagne de l'homme, mais cependant elle existe pour son propre compte; elle est inférieure, mais non subordonnée. Le souffle divin qui l'anime et qui, par son immortalité, l'appelle à la progression, la connaissance du mal, le sentiment du devoir, le besoin d'un avenir, tous ces dons accordés aux femmes aussi bien qu'aux hommes leur permettent de revendiquer une certaine égalité. l\lais, pour toutes les choses de celte vie, l'homme a été doué d'une portion de force et dévoué à une sorte d'activité refusées à sa compagne. Tout indique que dans nos rapports avec ce monde notre destinée nous place sans appel au second rang. Une constitution physique plus délicate et plus fragile, un continuel besoin de secours matériel et de bien moral, nos qualités comme nos défauts, notre faiblesse comme nul re force, tout indique que la solitude, qui n'est point bonne pour l'homme, serait mortelle pour la femme. Celte dépendance est un signe certain d'infériorité, Dans ce qui concerne les intérêts essentiels de la société, dès que nous prétendons donnet· le mouvement, tout dégénère. La suite et la profondeur nous manquent quand nous voulons nous appliquer à des questions générales. Douées d'une intelligence vive, nous entendons sur-le-cJ?.amp, devinons mieux et voyons souvent aussi bien que les hommes. Mais, trop facilement émues pour devenir impartiales, trop mobiles pour nous appesantir, apercevoir nous va mieux qu'observer. L'attention prolongée nous fatigue; nous sommes
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enfin plus douées que patientes; la privation nous est plus supportable que l'attente d'une espérance retardée 1 • » En résumé, d'après Mme de Rérnusat, les femmes vaudraient mieux par la spontanéité de l'esprit et la vivacité du sentiment, les hommes par la réflexion, la volonté et la constance. Pourquoi ne pas faire concourir au même but, avec harmonie, des qualités si diverses, également précieuses? Mais celle question de prééminence, particulièrement en ce qui concerne l'éducation de l'enfant, se décide entre le père et la mère, dans la vie réelle, lorsque la loi civile ne peut intervenir, autrement que par des discussions théoriques. En matière d'éducation comme en tout le reste, l'autorité appartient à celui des deux qui sait la prendre et qui, par la fermeté de son caractère, impose sa direction à l'autre. Si une telle autorité ne finit pas par s'établir, s'il y a, d'une part, deux caractères également fermes ou, ce qui revient au même à ce point de vue, également faibles, et, d'autre part, divergence ou absence d'idées touchant l'éducation, alors l'enfant est élevé d'une manière inégale, capricieuse, sans méthode et sans suite. Il assiste même assez souvent à des querelles dont il est l'objet, et il attend pour savoir qui, de son père ou de sa mère, l'emportera ·dans telle ou telle circonstance, auquel des deux il devra obéir, ce qui est.., remarquons-le en passant, une bien mauvaise école d'obéissance et de discipline. Dans le passage de son chapitre sur l'éducation morale où il expose son système de discipline par les réactions naturelles, Herbert Spencer parle d'une petite fille qui s'attirait chaque jour des réprimandes parce qu'elle n'était jamais prêle pour la promenade quoti1. Essai sm· {éducation des femmes, p. 2-4.
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dienne ; si on l'eût laissée à la maison, dit-il, et si elle eût été, une ou deux fois, privée ainsi de la promenade par sa faute, elle se fûl bien vite corrigée 1 • Ri en de mieux. Mais je suppose que le père soit partisan de ce système et qu'il ordonne qu'on parte avec les autres enfants sans attendre la petite retardataire; si la mère se confoi·me à cet ordre, le r ésultat sera excellent; si elle résiste, il sera très mauvais; les enfants entendront une discussion plus ou moins aimable et verront mettre en échec la volonté de leur père ou de leur mère. Pour que ce système réussisse, une seule épreuve souven-t ne suffit pas; il faut une fermeté constante; si l'un des deux époux en manque, si la mère, comme il anive, fini.t par faiblir, la première épreuve devient inutile; de là des récriminations et un mécontentem ent réciproque. Des scènes analogues se passent à chaque instant dans les familles. En supposant qu 'il y ait entre eux des divergences, les parents doivent, dit-on, les dissimuler aux enfants et s'expliquer en leur absence. La règle est fort bonne, mais elle suppose chez les parents un e sagesse dont ils feraient bien d'user, si elle existait en eux, pour se mettre préalablement d'accord, ne se di sputer jamais, prévoir toutes les circonstances délicates, et ne montrer à leurs enfants qu'un e seule volonté en deux personnes. La lutte entre deux sentiments dans la même âme reste en général silencieuse, et il est possible que personne ne s'en aperçoive. Mais la lutt e entre les idées et les volontés du père et de la mère éclate au foyer dom estique, et il est impossible qu'à un mom ent ou à un autre les enfants n'en so ient pas les témoins de plus en plus attentifs avec l'âge. En peut-il être autrement dans nos demeures si étroites, où la place nous est si petitement mesurée et où les enfants sont sans cesse
L De l'educa tion intellectuelle, momle et physique, chap. m.
�ATTRIBUTION S DES DEUX ÉPOUX
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mêlés à notre vie ? Les r essources de la plupart des familles n e leur perm ettent point de faire vivre les enfants à part; quand même elles le pourraient, elles n e le voudraient pas. Car n os habitudes modern es ne le comportent plu s, sauf da ns ce rta ines classes . Le remède qui consiste à se priver d 'e ux e n les internant dans les pensionnats est encore pire qu e le m al. La différence d'a ttributions entre les de ux époux tend à donner la prépond éra nce à la mère pour l' édu cati on de l' enfa nt, surtout dans les premières années, p end ant lesqu elles il es t gardé à la m aison, car il se trouve bien plu s consta mm ent en co ntac t a vec sa m ère qu 'avec so n p ère. Xé nophon, en un charm ant p assage de son Économique, définit le rôle de l'un et de l'autre dans la fa mill e ; je n e crois pas qu'en so mm e, malgré les différences profondes qu 'il y a entre notre état social e t celui de la Grèce au vr0 siècle a va nt J.- C., les remarques de !'écrivain attique aient cessé d'être vraies. Il distin g ue les occ u pali ons du dehors et celles de la maison . cc Or, dit-il, comm e ces doubles occ upations de l'intérieur et de l'extéri eur dem andent de l'activité et du soin, la divinité a d'ava nce approprié, selon moi, la na ture de la fe mm e pour les soin s et les trava ux de l'intérieur , et celle de l'h omm e pour les travaux et les soins du dehors. Froit.l, ch ale ur, voyages, guerre, le corps de l'homm e et son âme ont été mis en é tat de lout supp orle r, et la di vinité pour cela l'a cha rgé des tra vaux du dehors ; quant à la femm e, en lui donna nt une plus faible co mpl exion, la divinité m e se mble avoir voulu la r es treindre aux travau x de l'intérieur. C'es t pour une raiso n se mblabl e que , la femm e ayant la mission de nourrir ses enfants nou veau-n és, la divinité lui a donn é bien plu s qu'- l'homme le besoin d'aim er ces à petits êtres. » La première éducation a ppartient don c princip ale-
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L' ÉDUCATIO N DU CAR ACTÉRE
ment à la mère, par la volonté de la nature. C'est ell e qu i soigne le co rps du nouveau-né, qui préside à l'éveil de ses sens, de son esprit, de son cœ ur, qui lui enseigne la la ngue qu 'on ap pell e si justement m a tern elle, ainsi q ue les prin cip es de la morale. << On sait, dit le P. Girard, qu ' un an cien a si vivement saisi ce tte émin ente prérogative, qu 'il a urait volontiers ôté la dénomina tion de pa trie à notre pays na tal p our l' éch a nger dans sa la ng ue co ntre celle de ma trie 1 • » La mère appo rte alors à sa tâc he un dévouement ex trême, dont le père serait peut-ê tre incapabl e; mais il est bien des cas où ce dévo ueme nt a besoin d 'ê tre éclairé et diri gé, parce q u' il s'exerce dans les co nditions défa vorables où la mère es t pl acée par lïn sufflsance de son savo ir. Sous ce r apport, Herbert Spe nce r fa it subir à l 'é ducati on de la fe mm e une critiqu e a uss i vive qu 'à ce ll e de l'autre sexe . « On n'a ja ma is appelé sa p ensée sur les graves respon sa bilil és de la m aternité ; on ne lui a guère do nn é celte solid e cul Lure int ellec tuell e qui eùt pu la préparer à porte r ces responsab ilités. Voyez-la do nc ma intenant aux prises a vec un caractère qui se développ e et dont le développement lui est co nfié? Voyez so n ignorance profond e des phénomènes a ux quels elle a affaire, et comm e elle intervie nt ave uglé ment da ns des faits au xqu els on ne saurait touc her d'une main sùre, p ossédâ t-o n la science la plu s h a ute! Ell e ne sait rien de la na ture des émoti ons, de l'ord re qui préside à leur évoluti on , du point précis où elles cessent d'être sa lutaires p our devenit· nuisibles . . . . Ne conn aissant pas l'organi sme qu 'elle a devant ell e, ell e ne co nn aît p as davantage l'influen ce qu e p eut exe rcer sur ce t organi s me tel ou tel traite ment. Quoi de plus in évitabl e qu e les rés ult a ts
1.. De l'enseignement 1 ·égulie1 cle la langue maternelle, li v. I , · chap. 1.
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désastreux dont nous sommes journellement témoins! Ignorant, comme elle les ignore, les phénomènes mentaux, leurs causes et leurs effets, son intervention est souvent plus nuisible que ne l'eût été son abstention absolue .. .. Dépourvue de toute lumière théorique, in capable de se guider elle-même par l'observation des faits de développement qui s'accomplissent chez son enfant, la jeune mère suit l'impulsion du moment d'une manière légère et funeste 1 • » Sans doute il y a bien du vrai dans ces remarques. Nous ne croyons pas, pour les raisons que nous · avons déjà données au sujet de l'enseignement de la pédagogie dans les écoles primaires et secondaires de garçons, qu'il convienne d'introduire cet enseignement dans les écoles de jeunes filles. Mais il se placerait assez bien, à notre avis, dans cette période de la vie des femmes qui s'écoule entre la sortie des écoles et le mariage. La maternité les trouverait moins novices en ce qui concerne .la connaissance du caractère de l'en fant et des moyens d'agir utilement sur son évolution. Nous ne voyons pas non plus pourquoi on ne leur donnerait pas, dès le temps de l'école, des notions de physiologie, d'hygiène, et surtout pourquoi l'on n'exciterait pas en elles le désir de pénétrer davantage ensuite dans le domaine de ces sciences, qui ont des rapports étroits avec la science de l'éducation. Comme le dit Spencer, nombreux sont les exemples des résultats dép lorables produits par une erreur d'éduc:üion physique ou morale dont l'enfant a été victime au début de la vie; toute une existence peut se traîner maladive pour une faute commise dans l'alimentation du premier âge. Mais la situation n'est peut-être pas aussi inquié1. De l'éducation intellectuelle, moi-ale et physique, chap. r.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
lante que le prétend le philosophe anglais. La mère a des conseillers tout désignés dans les personnes instruiles qu'elle peut appeler à son aide, dans le médecin, et surlout dans son mari, lorsque le mariage n'a pas uni deux êtres également ignorants de ce qu'il leur importerait le plus de savoir. On exagère aussi en la donnant comme incapable d'étudier son enfant, de se guider d'après les observations qu'elle aura faites, de suivre autre chose que l'impulsion du moment, sans réflexion et sans méthode. Enfin il y a ce que la science positive ne saurait donner, ce qu'ell e traitera peut-être légèrement et avec dédain, l'inslinct de la femme et de la mère, qui ne mérite pas une confiance absolue et qui ne saurait remplacer tout le resle, mais qui doit compter cependant et pour beaucoup, parce qu'il donne des lumières et des inspirations qu'on ne trouverait point dans le savoir le plus méthodique. « On dirait, écrit le P. Girard, qu'elle agit par un instinct supérieur qui tient à la maternité, et qu'elle n'est, clans cette belle fonction, qu'un instrument docile en d'autres mains .... Elle se sent elle-même pleine de souvenirs, elle observe, raisonne, invente et ne cloute pas que tout ce qu'elle trouve en elle-m ême ne se trouve aussi dans son enfant, comme la rose dans son bouton, et qu'avec le temps tout se montrera .... Elle croit bien faire, celte première institutrice, et elle s'inquiète peu si des raisonneurs et des savants ne trouvent en ce qu'elle fait que désordre et déraison 1 • » Dans l'un des chefs-d'œuvre du cé lèbre romancier russe Tolstoï 2 un passage m'a vivement frappé; la pénétration singulière de cet écrivain à la fois réaliste
ri!gulie1· de la langue matemelte, liv. I,
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et mystique lui a fait voir dan s la femm e ce qui échapp e au pur philosophe : l'un des personnages est avec sa j eune femm e et un e vi eille ser vante a u li t de son frère mourant ; il s'étonn e de nê pas trouver , avec toute sa science puisée à l'Université et dans les livres, avec sa maturité d' homm e réfléchi , et même avec l'affec ti on profonde qui l' attach e à son fr ère, les soins déli cats, les dou ces parol es qui r end ent l'agonie moin s cru elle el que trouve nt tout na turell emen t ces deux femm es. Voilà bien longtemps que l'o n élève des enfants; si les mères , presqu e toujours pl us ou i::n oin s ignorantes au point de vue de la science posifü e, n'eu ssent apporté à cette œuvre , comm e le dit Herbert Spencer, qu e légèreté, inco hérence et déraison , l'humanité, qui es t loin d'être parfaite, vaudrait moin s encore. Ceci n'est pas toutefois pour diminu er l'importan ce de l'in struction pédagogique. Le rôle du père, d'abord un peu effacé, grandit à mesure que l'en fant avance en âge. Toutefois, si le père intervi ent dès lors plu s souve nt et d'un e manière plus intime dans. l' édu cation de l'enfant, s'il doit même en avoir la direction générale, pa rce qu'il es t plu s capab le de suivre u11 dessein, de prévoir les con séquences, moins sensibl e aux impressions du moment , peut-ê tre co nvient-il qu'il ne se prodigue pas trop et qu 'il sauvegarde avec tact son autorité patern ell e, en évitant les deux ex trêmes d'un e fa mili arité sa ns p res tige et d'une sévé rité san s tendresse. Il n'es t pas bon qu e les enfants t remblent devant leur père ; rien ne glace comm e le spec tacle de ces famill es où les enfants, craintifs , to ujours sous le coup d'un e parole dure ou d' un châ tim ent, répriment en sil ence les impul sions de leur âge et se confo rment tri s tement à un e r ègle qui s' impose par une sorte de terreur du chef de la fam ille. Telle est la puissance d' une idée fa usse, lorsqu'ell e
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es t accompa gnée de bonnes intention s , que certains pères sont capabl es de réprim er leurs élan s naturels de tendresse pour a ffe cter une ri gueur sans détente qui leur se mbl e nécessaire à l' égard des enfants. « Feu Monsieur le marescbal de Montluc , nous raconte Montaigne, aya nt perdu son fil s, qui mourut en l'i sle de Madères, b rave ge ntilhomme, à la vérité, et de grand e espérance, me faisoit fort valoir , entre ses aultres r egrets, le desplaisir et crèvecœur qu'il sen toit , de ne s'estre j a mais co mmuni qué à luy; et d'avoir perdu, sur cette hum eur d'une gravit{: et grimace paternelle, la commodité de gou ster et bien cognoi stre son fils , et aussi de luy déclarer l'extrême amitié qu'il lui portoit, et le digne jugement qu'il fai soit de sa vertu. Et ce pauvre garson, disoit-il, n'a rien veu de rn oy qu'un e contenance renfron gnée et pl eine de mespris; et a emporté celte créance, qu e je n'ay Eceu n'y l'aim er, ny l' estimer selon son mérite .... Je me suis contrainct et gehenné pour maintenir ce vain masque ; et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonlé quant et quant, qu'il ne me peult avoir portée aultre que bi en froide, n'ayant j amais r eceu de moy que rudesse, ny se nty qu 'une façon tyrannique 1 • >i Mais, de nos j ours, ce n'es t pas en général contre un e telle rigueur qu'il faut mettre les pères en garde. Tout tendrait plutôt à l'a utre excès, c'es t- à -dire à une familiarité avec les enfants qui risque . de corn prom ettre pour le moins l'autorilé du père, lorsque sa di g nité el~emême n'en es t pas atteinte. On admire un trait de la vie de Henri IV faisant chevaucher ses enfants sur son dos en prése nce de l'ambassadeur d'Espag ne ; il faut être bien sûr de soi pour servir ainsi, sans s'abaisser, à de pareils jeux. La tend ance toute naturell e et humaine
1. Essais, liv. II, cbap . vm.
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au manque de respect, à la désobéissance, à l'indiscipline est telle, qu'on ne saurait veiller avec un soin assez attentif à ce qu'il y ait dans la famille au moins une personne devant laquelle les enfants ne se sentent pas entièrement à l'aise, et qui agisse sur eux non par la rudesse et la force, mais par le pouvoir de l'autorité personnelle, pouvoir instable, sans cesse menacé, qu'on ne maintient qu'avec beaucoup de vigilance à l'égard des autres et de soi. Non seulement le père a le devoir de se faire respecter lui-même, afin de conserver dans le gouvernement de la famille l'autorité qui lui est indispensable, mais il doit aussi faire respecter la mère, pour qui l'affection tendre et indulgente qu'elle porte aux enfants est parfois une cause de faibles se. Tacite, en parlant de ses beaux-parents, Agricola et sa femme, dit qu'ils vécurent dans un admirable accord et avec un amour mut uelquiles faisait se préférer sans cesse l'un à l'autre.Nul dou Le qu'un tel spectacle au foyer domestique n'ait sur les enfants, au point de vue de l'autorité du père et de la mère, une influence profonde, tandis que celui du désaccord et des querelles nuit à tous les deux et diminue singulièrement leur prestige. Marmontel, dans ses Mémoires, où l'on trouve tant de renseignements intéressants sur la vie sociale au xvm 0 siècle, parle en ces termes de son père, qui n'était qu'un petit tailleut· limousin : « Mon père, un peu rigide, mflis bon par excellence sous un air de rudesse et de sévérité, aimait sa femme avec idolâtrie .... Mon père avait pour elle autant de vénération que d'amour. » Aussi ne faut-il pas s'étonner si, parmi les nombreux enfants dont Marmontel était l'aîné, régnaient les sentiments d'amour et de respect ·à l'égard des parents, d'affection entre les frères et sœurs, qui, au milieu des traverses inévitables, font la force et la dignité des familles.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Dans ceJie dont Marmontel nous entretient avec un souvenir attendri, le même toit abritait, outre le père, la mère et les enfants, une tante, une grand'mère et trois grand'tantes. « C'était, dit-il, au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfants que mon père se trouvait seul : avec très peu de bien, tout cela subsistait. » Ce trait de mœurs était g6néra l autrefois dans la plupart des familles urbaines ou rurales; autour du chef, de sa femme et de ses enfants vivaient un certain nombre d'ascendants et de collatéraux . Peut-être ces habitudes sociales, à peu près disparues aujourd'hui, sont - elles regrettables au point de vue pédagogique. Car la vie commune entretenait dans Lou te la famille une communauté de traditions, de sentiments et de discipline morale qui ne pouvait, en beaucoup de cas, qu'exercer une bonne influence sur l'éducation des enfants . Le père et la mère ne sont point, parmi les parents, les seuls éducateurs; l'enfant fréquente d'autres membres de la fami ll e, qui habitent de différents côtés, souvent avec des idées et des habitudes bien différentes. Si cette fréquentation est rare, passagère, elle n'aura sur lui qu'une action assez faible; cependant il pourra être exposé à entendre un langage, à voir des exemples qui contrediront la discipline suivant laquelle il est élevé à la maison paternelle et qui, dans une certaine mesure, en souffrira. Mais les grands parents en particulier ont, à l 'égard de leurs petits-enfants, des droits qu'ils réclament, qu'il serait injuste et cruel de leur dénier. JI arrivera clone souvent que l'enfant passera de longues heures auprès d'eux, en l'absence de son père et de sa mère. Ce temps suffit pour qu'une action efficace soit exercée sur lui; alors l'œuvre éducative entreprise à la maison paternelle peul être secondée par les aïeuls; mais elle peut aussi être modifiée et compromise sur des points très impor-
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tants. La pratique de la vie donne aux vieillards l'expérience; ell e a développé en eux des qualités précieuses de prudence et de sagesse; mais l'âge amor tit l'é nergie et dispose à un e indulgence enver s les enfants qui va facil ement jusq u'à la faiblesse, défaut qui n'est pas , chez les a'ie ul s, toujours exempt d'égoïsme, puisqu'il fait souvent subordonner les ex ige nces d'une éducation ferme au désir du repos, à l'envie de s'attirer, par toutes so rtes de concessions et de gâteries, l'affec tion intéressée des enfants. Il n'es t pas besoin de r épéte r les co nse ils qu 'o n trouve partout concernant les relations d'amitié et de camaraderie dans le j eun e âge . Mais on ne saurait trop éveiller la sollicitud e des parents sur les humbles collabora teurs qui vivent dans un g rand nombre de fa milles en qualité de dom es tiques et qui, mal gré l'infériorité de leur position sociale, sont capables d'avoir sur le caractère et s ur les m œu rs de l'enfant une grande influ ence, p arfois des plus mauvaises. La par t. que prennent les dom estiqu es dans l' éd ucation d es enfants n'est pa s, comme beauco up trop de parents sem blen t le penser, un e quantité négli geabl e ; elle a, depuis lon g temps , attiré l'attention des pédagogues . Platon et Plutarque ne dédaig nent pas de donner des conseils sur le choix de la nourrice, et recommandent de veiller soigneuse ment à ses propos, qui pourraient, dès le déb u·t, emp lir une jeune â me de so ttise et de co rruption. « Ce qui arrive aujourd'hui à beaucoup de pères, dit Plutarque, est bi en ridi cule . De leu rs bon s esclaves, ils désignent les uns comme cultivateurs, ,les autres co mm e matelots, ' d 'autres comme marchands, intendants, éco nomes. Mais, lorsqu 'ils trouvent un esclave ivrog ne, glouton , incapable de toute fonction util e, c'est à lui q u ïl s confien t leurs enfants 1 • »
L De l'éducation des enfants, éd it. Ta.uchniLz, p. 1.
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L'ÉDUCATION bU CARAC'l'EHE
Si nos mœurs ne donnent plus lieu à une semblable critique,il n 'en est pas moins vrai que l'on constate souvent dans les familles une regrettable négligence touchant les rapports qui existent entre lP.s enfants et les domestiques, ces témoins muets et envieux de notre vie intime, prompts à saisir nos ridicules et nos faiblesses, et toujours disposés à r echercher auprès des enfants, par de mauvais moyens, la familiarité qui leur est in terdite au près des maîtres. Locke a signalé le mal que les domestiques font aux enfants lorsqu 'ils ·rendent inutiles par leur,, flalleries les ré(Jrimandes des parents, dont ils diminuent ainsi l'autorité. « En voir.i, dit-il, un autre fort dan gere ux qui vient du même li eu , je veux parler. des impressions que peuvent faire sur l'esprit des enfants les mauvais exemples qu'ils r encontrent dans la compagnie des domestiques. Il faut les empêcher, s'il est possible, d'avoir absolument aucun commerce avec eux; car la contagion de ces exemples, également contraires à la politesse et à la vertu, gâte étrangement leur esprit toutes les fois qu'ils y sont exposés. Ils apprennent souvent d'un valet mal élevé ou débauché des discours, des manières indécentes et des vices qu'autrement ils auraient peut- être ignorés toute leur vie. Il est fort difficile de prévenir tout à fait cet inconvénient. Vous serez sans doute bien heureux si vous n'avez jamais des domestiques grossiers ou vicieux, et que vos enfants ne prennent j amais d'eux aucune mauvaise habitude. Mais on ne doit rien négliger pour parer ce coup 1 • » On le voit, il y a plusieurs collaborateurs, assez différents les uns des autres, dans l'éducation que l'enfant reçoit au sein de la famille, avant de fréq uenter les écoles. C'est une œ uvre commune, où l'entente parfaite est rare, dont la direction est difficile et _réclame beau1. De l'éducation des enfants, trad. Coste, seclion 6.
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coup de réflexion et de vigilance. Heureuses les familles où un père apte à ce grand rôle par son caractère et par ses lumières sait la prendre d'une main assez ferme pour la mener à bien, malgré les tiraillements nombreux auxquels il faut s'attendre, et cependant assez doucement et avec assez de tact pour ne pas froisser par une volonté trop absolue les prétentions, à beaucoup d'égards légitimes, des autres proches parents, surtout de la mère. Malheureusement beaucoup trop de pères, absorbés pendant tout le jour par ce qu'on appelle les affaires, se font de la famille l'idée d'une société intime et charmante où ils viennent se reposer des fatigues et des soucis que leur cause l'àpre lutte pour la vie; lorsqu 'ils s'aperçoivent que ces moments qu'ils croyaient consacrer au repos sont réclamés par de nouveaux efforts, que l'éducation donnée en dehors de leur action n'est point parfaite, qu'elle présenle de sérieux défauts et de grandes lacunes, qu'elle demande leur intervention suivie et constante, effrayés par la perspective de la peine qu'il leur faudrait encore prendre, et croyant avoir assez fait pour les enfants par un travail professionnel destiné en grande partie à leur donner les moyens de vivre, ils se résignent, ils ferment les yeux, ils laissent faire. Ou, s'ils interviennent, c'est d'une manière intermiltente, capricieuse, qui risque de soulever l'opposition de la mère et qui étonne les enfants. Nous ne saurions les blâmer bien sévèrement, car les forces de l'homme ont des limites. Nous ne pouvons que souhaiter à ceux qui ne sont pas trop absorbés un sentiment de leur devoir paternel q.ui les anime à l'égal de ce Calon le Censeur, dont Plutarque nous raconte le dévouement à l'égard de son fils : « Il en prit un soin particulier dès le berceau, de sorte qu'il quittait toutes sortes d'affaires, excepté celles qui intéressaient le public, pour se rendre chez lui
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lorsque sa femme, qui allaitait elle-même cet enfant, devait le laver et le remuer. Et, quand il fut parvenu à l'âge cle rai son, et qu'il commença à être capable d 'apprendre, Caton lui enseigna lui-même la grammaire, le droit et toutes sortes d'exercices nécessaires à un homme de g uerre .... On dit outre cela qu'il composa des histoires et les écrivit de sa propre main en gros caractères, a!1n que son fil s connût, avant d'entrer dans le monde, les grands hommes des siècles passés et leurs belles actions, pour se form er sur ces grands modèl es 1 • » Le sentiment du devoir paternel a-t-il augmenté ou a-t-il baissé chez nous avec les progrès de la civilisation et de l'instruction générale~ L'éd ucation de la famille es t-elle mieux ou moins bi en dirigée qu'autrefois? Cette question pourrait faire l'objet d'une longue et intéressante étude d'histoire pédagogique, dans laquelle nous ne voulons pas entrer. Nous dirons se ulement que nous avons entendu chez les maîtres de la jeunesse des plaintes fort nombreuses et fort vives sur un excès d'indulgence qui se manifeste dans les familles à l'égard des enfants, et qui tend à dégénérer en une faibl esse extrême. « Qu 'on accepte le fait ou qu'on y résiste, dit M. Gréard dans une de ses belles études pédagogiques , qu'on s'en applaudisse ou qu'on s'e n effraye, le monde moral autour de nous se transforme. Serviteurs et maitres, ouvriers et patrons, enfants et parents, go uvernés et go uvernants, ne sont plus attachés les uns aux autres par les mêmes liens qu'autrefois. Tous les rapports sociaux changent de caractère. L'autorité n'est plus le principe souverain qui les r ègle 2 • >> Que l'autorité paternelle ne soit plu s rigid e et d'asi . Vie de Caton. 2. L'Espi·it de discipline dans l'éducation .
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pect maussade comme autrefois chez le maréchal de Montluc, rien de mieux. Mais qu'elle s'affaisse et s'amoindrisse au point de disparaître, et que le père devienne pour ses fils un camarade sans dignité, comme il n 'arrive que trop souvent, voilà une siLuation à laquelle il est difficile de se résigner. Ni la famille ni l'État ne peuvent, sans menacer ruine, ressembler à cette abbaye de Thélème à l'entrée de laquelle Rabelais met l'inscription : « Fais ce que veulx ». Le progrès consiste seulement à rendre l'autorité de plus en plus raisonnable et éclairée; mais elle sera toujours, croyons-nous, l'un des principes, sur lesquels reposeront les sociétés humaines, ·grandes ou petites, et en particulier la famille, dans laquelle il ne convient point que le père abdique son principat.
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�CHAPITRE IX
L'éducation dans la famille et réducalion en commun. -- Quelques iuconvénienls de l'éducation dans la famille. - Avantages attribués à l'éducation en commun. - Faiblesse de la culture morale dans celle éd ucation. - Les maitres.
Nous avons montré les divergences, les tiraillements qui peuvent se produire dans l'éducation de la famille, et la nécessité d'une direction éclairée, ferme et constante, qui revient au père, lorsqu'il est capable d'exercer sa prérogative. L'éducation familiale, pour ces motifs, a éveillé depuis longtemps la défiance de beaucoup de législateurs et philosophes; certains d'entre eux, afin de prévenir les dangers qu'elle présente, n'ont vu rien de mieux à faire que de la supprimer. Les lois de Lycurgue enlevaient les enfants à leur famille au sortir des langes. Plato'n va plus loin: il charge l'État du soin des enfants dès leur naissance; on les réunit dans un bercail commun sous la direction de gouvernantes qui y conduisent elles-mêmes les mères pour l'allaitement, « en ayant bien soin qu'aucune d'elles ne puisse recounaître sa progéniture »; quant aux veilles et aux menus soins, on en charge ces mêmes gouvernantes et les nourrices supplémentaires qu'ell es ont sous leurs ordres 1 • Après un tel début il va sans dire
1. Républi que, édit. Tauchnilz, p. 16R et 169.
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que la famille, depuis le premier âge jusqu'à la fin de l'adolescence, n'intervient pas un instant dans l'éducation de l'enfant, qui est entièrement confiée à des magistrats spéciaux . Platon a même, dans ses Lois, l'idée d'une sorte de ministère de l'éducation publique, et détermine la manière dont il faut choisir le titulaire de ce département, qu'il regarde, non sans raison, comme l'une des plus hautes charges de l'État. c< Que celui sur qui tombe ce choix, et ceux qui Je font, se persuadent qu'entre les grandes charges de l'État celle-là tient le premier rang .... Le législateur doit faire de l'institution des enfants le premier et le plus sérieux de ses soins. S'il veut s'acquitter convenablement de ce devoir, il commencera par jeter les yeux sur le citoyen le plus accomp li en tout genre de vertu, pout· le mettre à la tête de l'éducation de la jeunesse 1 • » Du reste, les lois doivent régler dans les plus petits détails la lâche de ce ministre et de ses subordonnés, comme ell es règlent tout dans la vie publique et privée des citoyens . Platon éprouve, à l'égard de l'initiative privée et de la liberté, une défiance insurmontable. « Chacun se laissant entraîner par le chagrin, le plaisir ou toute autre passion, les mœurs des citoyens n'ont rien d'uniforme ni de ressemblant entre elles, ce qui est un grand mal pour l'État.. .. Si l'administration domestique n'est pas réglée comme il faut dans les cités, en vain compterait• on que les lois qui ont pour objet le bien commun puissent donner à l'État la stabilité qu'il attend d'elles 2 • » Que peut-il résulter de la variété infinie des éducations privées, sinon le manque d'harmonie et la division chez les citoyens qu'elles auront formés? On voit que ceux qui combattent la liberté de l'enseignement et qui affiri. Lois, édit. Tauchnilz, p. 1.81. 2. Lois, édit. Tauchnilz, p. 208.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ment le droit exclusif de l'État à instru·re la jeunesse, ont un précieux auxil iaire dans le philosophe grec, dont ils ne font guère que reproduire les arguments sous une autre forme. La tendance à rem placer la famille par l'État se trouve chez la plupart des utopistes qui ont songé à l'éducation dans leur~ chimères. Qui a lu Platon connaît d'avance le fond de leurs théories. Nous n'y insisterons pas. Mais il est intéressant de comparer, au point de vue de leur influence sur le caractère, l'éducation privée et l'éducation en commun. Nous n'aboutirons certainement pas à l'exclusion de l'une ou de l'autre. Elles ont toutes deux leurs avantages et leurs défauts. Dans notre état social actuel, presque tous sont appelés à passer successivement par l'une et par l'autre, ou à les recevoir toutes les deux en même temps. Remarquons d'abord que l'éducation en commun, bien qu'elle soit soumise, en général, à des programmes et à des règlements qui prétendent lui imprimer une direction uniforme, ne présente nullement, dans la pratique, cette uniformité rêvée par les utopistes. Il faut bien faire appliquer les programmes et les règlements par des maîtres, qui sont des hommes et non des machines, qui diITèrent profondément entre eux par les sentim ents et par les idées, et dont l'action, bien qu'officiellement déterminée à l'avance, s'exerce pourtant dans des sens assez divers, par l'effet de la spontanéité individuelle, qui tient au caraclère et à l'esprit de chacun . Par exemple, la consigne de faire observer une discipline sévère peut être imposée à des maîtres dont les uns s'y conformeront. très volontiers, parce qu'ils y seront portés par une sévérité natul'elle, et dont les autres ne pourront se défendre de tempérer par une indulgence parfois excessive les rigueurs du règlement.
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L'équité, l'impartialité sont recommandées à tous; mais il est plus facile d'en faire l'objet d'une prescription officielle que de les faire passer dans le caractère des maîtres disposés aux préférences et aux injustices. Il est un ordre religieux célèbre dont tous les membres sont entre les mains de leurs chefs« perinde ac cadaver », ~ ';:.~ """-suivant une expression bien connue, et doivent abdiquer toute individualité pour prendre l'esprit ùe la compagnie. Marmontel, dont nous avons déjà parlé, fut élève dans un de leurs collèges, et il nous trace le portrait de quelques-uns de ses ·régents : « Celui-ci avait dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et sensible, que son premier abord annonçait un ami à l'inconnu qui lui parlait»; celui-là était« aussi sec, aussi aigre que l'autre était liant et doux »; un troisième élait « injuste et violent»; un autre, quoique d'une trempe d'àme moins douce que celle du premier, avait le caraclère ferme et franc; « l'impartialilé, la droiture, l'inflexible équité qu'il portait dans sa classe, et une estime noble et tendre qu'il marquait à ses écoliers », lui avaient gagné leur respect et leur arfection. Combien chacun de ces maîtres, malgré les efforts faits par la discipline de l'ordre pour identifier leurs âmes, devait donner d'impulsions dirférentes au caractère d'un même élève qui étudiait successivement sous eux. Aujourd'hui les maîtres de nos établissements sont loin de présenter, en général, un esprit de corps aussi puissant que celui des jésuites; par devoir, ils se conforment à la règle; mais il y a bien des manières d'appliquer la même règle; et les mêmes institutions pédagogiques peuvent produire, pour cette raison, des effets assez divers. Donc l'éducation en commun est loin d'être aussi uniforme, aussi suivie, aussi harmonique
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qu'on pourrait le croire. Tout ce qui tend à augmenter la liberté des maîtres, à émanciper leur esprit à l'égard de l'autorité et des traditions, ne fait qu'augmenter les possibilités de discordance dans l'œuvre commune. Mme Necker de Saussure conseille aux parents de garder auprès d'eux leurs fils jusqu'à l'âge de dix ou douze ans, si les circonstances le permettent. Elle constate que, chez beaucoup d'enfants, il se produit vers sept ou huit ans une crise d'indocilité que bien des parents n'ont pas le courage de traverser; mais ils devraient faire tous leurs efforls pbur prolonger autant qu'ils le peuvent le séjour des enfants dans la famille. « Prolonger la vie de famille : que de choses dans ces simples mots! La prolonger jusqu'au temps où l'enfant en goûte avec vivacilé les plaisirs et où il n 'en connaît point d'autres; que de souvenirs, que d'affections , que d'images à la fois douces et favorables à la moralité ne se forment pas dans ces années que je réclame en faveur du toit paternel!. .. quel courage ne faut-il pas pour se séparer de fils encore inconnus auxquels on reste inconnu soi-même .... De quel bonheur, d'ailleur3, ne seraitce pas priver son enfant! Quelle obscure nuit ne se répandrait pas pour lui sur tous les rapports de famille! Il n'y a plus vraiment de frères et de sœurs quand les traces du temps où l'on a partagé les mêm es plaisirs, les mêmes chagrins, s'enfoncent trop profondément clans les nuages de l'enfance. Et ces diverses particularités dont· se compose l'idée de famille, ce qui en fait un certain tout et non pas un autre, ces traits qui la caractérisent à la manière d'un individu, le logis, la position de fortune, les rel a tions d'amitié ou de voisinage, les plans pour l'avenit·, toutes ces choses auxquelles on ne prend pas d'intérêt à sept ans, seraient à jamais ignorées d'un fils! Il ne viendrait du moins à les
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connaîlre qu'à l'âge où tout le cours de .ses pensées serait déjà dirigé ailleul's 1 ! » Cet excellent observateur du jeune âge remarque qu'il arrive cependant un moment où l'éducation de la famille semble ne plus convenir autant à l'enfant qui grandit. Il trouve trop uniforme le cours régulier des choses, et il s'en ennuie. Connaissant très bien la discipline qui lui est imposée, il sait jusqu'à quel point il peut l'enfreindre sans inconvénient, « du moins avec un inconvénient si léger, qu'en courir la chance n'est qu'un atlrait de plus ». Il devient plus espiègle, il a une tendance à l'insubordination, au dénigrement, à la raillerie. L'autorité des parents, trop souvent capricieuse, a fini par s'user. « Tout languit, tout se relâche, tout va au jour le jour, et les abus s'introduisent en foule. L'arrêt par lequel un père envoie son fils au collège est le dernier acte d'un empire que la lassitude lui fait abdiquer 2 • » L'éducation familiale trop prolongée présente d'autres inconvénients, dont plusieurs sont encore signalés par Mme Necker avec beaucoup de finesse. Au point de vue des études, l'absence d'émulation empêche l'enfant de faire, en vue du succès, des efforts aussi énergiques que dans les écoles; pourvu qu'il montre quelque application, on se décla1:e satisfait de sa volonté, et l'on n'ose le gronder, quand même le résullat serait pitoyable. Or, dans la vie réelle, ce qu'on apprécie, ce n'est point la bonne volonté, c'est le succès, qui, du reste, presque tonjoul's récompense l'énergie de l'effort. La vie de famille ne tend pas, en général, à développer l'énergie de l'enfant. « Dans un paisible ménage il n'y a aucune énergie à déployer. Tous les faibles sont protégés, nul
1. L'Education p1·ogressive, livre Vll, chap. r.
2. Idem, chap.
III.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
n'a besoin de se défendre lui-même ou de défendre d'autres que lui : condilion fort heureuse sans doute, mais où la force d'âme ne s'acquiert pas 1 • » Ajoutez qu'au logis, les hommes étant souvent dehors pour leurs affaires, l'enfant se trouve davantage dans la société des femmes; il passe avec elles des heures oisives, s'associe à leurs occupations, à leurs intérêts; il s'effémine. Ce n'est pas sans raison qu'on se moque de celui qui n'a jamais quitté les jupes de sa mère. Le monde au milieu duquel vit l'enfant qui ne quitte point sa famille est si -restreint que, d'une part, l'expérience de la vie sociale ne peut lui venir dans la mesure où i.l convient qu'elle lui vienne, et que, d'autre part, son caractère et son intelligence risquent de n'être, par l'effet de l'imitation, qu'une copie trop fidèle de ses parents, de se laisser pénétrer trop intimement par leurs préjugés et par leurs défauts. Tous les inconvénients signalés ci-dessus se font principalement sentir lorsque l'enfant arrive à ce qu'on appelle l'âge de raison, qu'il est impossible de fixer et même de définir d'une manière précise. Disons seulement que c'est l'âge où l'enfant corn mence à prendre plus nettement conscience de lui-même, à se sentir une personne capable d'autonomie, et aussi à exercer sur le monde qui l'entoure une observation plus large. Il convient alors de corriger, en l'envoyant à l'école, les inconvénients de l'éducation exclusivement familiale. L'éducation en commun lui donnera l'idée d'une égalité qu'il n'a pas encore trouvée dans la famille. « Sous le toit paternel, dit Mme Necker de Saussure, il n'est sur un pied d'égalité avec personne; des différences d'àge ou de condition le séparent de tous les êtres avec qui il vit. On lui dit de céder aux petits
1. L'Éducation p1'0g1·essive, liv. VII, chap. m.
�AVANTAGES DE L'ÉDUCATION EN C0~1MUN
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parce qu'ils sont petits, aux grands parce qu'il leur doit de la déférence. Comment alors se ferait-il une idée nette de la justice? Au collège il n'en est point ainsi: là l'égalité est complète; là le jeune homme apprend à connaître ses droits comme ceux des autres. Aucun de ses camarades n'étant pour lui un objet de respect ou de générosité particulière, il s'accoutume à résister aux tentations comme aux menaces, quand il croit avoir l'équité pour lui.» Il acquiert ainsi le courage moral, que Mme Necker de Saussure définit bien« celte qualité si rare . et si précieuse qui consiste dans le pouvoir de résister aux caresses, aux flatteries ou à la violence des autres 1 ». Pour accommode!" ces remarques au goût du jour, on peut faire intervenir les théories de la science contemporaine et dire qu'au collège l'enfant commence à connaitre la lutte pour l'existence, que les soins prolongés de la famille lui avaient jusqu'alors dissimulée. Non qu'il ait à peine1· déjà pour se procurer les moyens de vivre; ses parents y pourvoient encore. Mais il commence à sentir le rude contact de la vie, l'indifférence des uns, 1'hostilité sourde ou déclarée des autres, l'envie, l'insulte, la raillerie, toutes sortes d'aiguillons qui le pénètrent et le font sortir de la douce quiétude dans laquelle il était resté jusque-là. 11 ne s'agit pas encore de luller contre des hommes pour leur disputer la considération, l'argent et le pouvoir; mais il faut lutter avec des camarades pour leur disputer le succès dans les éludes, avec des maîtres souvent impatients, parfois malveillants, avec une règle de discipline qui prétend comprimer les impulsions irréfléchies de l'enfance et qui représente assez bien ces conventions sociales, cette force des choses contre lesquelles les étourdis, les imprudents, les enthousiastes se heurteront plus tard.
1. L'Éducation progressive, liv. VII, chap. ru.
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L ' ÉDUCATION DU CARACTÈRE
La justice du collège, dans les études, accorde le succès aux plus intelligents, et, en dehors des études, dan s les rapports des collégiens entre eux, l'assure aux plus forts, a ux plus adroits, à ceux qui ont, dès l'enfan ce, le don de s'attirer la sympathie et. la considération des autres, sans que cette qualité du caractère, des plus précieu ses pour la conduite de la vi e, soit, tant s'en faut , touj ours accomp agnée d'une droiture et d'une bonté véritables. Un e telle justice r essemble . assez à cell e de la société au milieu de laquell e les éco liers vivront quand ils se ront devenus des hommes; le coll ège les .Y prépare et les endurcit contre les froisse ments ultérieurs. · · Voilà, ce me sembl e, comment on doit entendre cette assertion , souvent répétée, que l' éducation en commun développ e le sentiment de l'égalité et de la justice. Il ne s'agit que d'une sorte d'égalité et d 'un e sorte de justice. L'égalité absolue n'existe null e part ; il n'y a pas deux êtres entièrement égaux par leurs qu alités physiques, intellectu elles et morales . Les soc iétés politiques qui pro clament le plu s haut le prin cipe de l'égalité consacrent cependant l'inégalité en accordant aux plu s capables des avantages qu' ell es refu se nt à ceux qui le sont moins. Les avantages sociaux attachés à la naissance ne portent g uère plus alteinte, pour le philoso phe, au principe de l'égalité, que ceux qui so nt attachés à l'intelligence , à la beauté, à la force, qu alités na turell es , pour la possession primitive desqu elles il ne faut qu e se donner, suivant un mot fam eux , « la peine de naître ». Assurément la culture de l'intelli ge nce native exi ge des efforts qui constitu ent le vrai mérit e; mai s les mêmes efforts, et de bien plu s grands, peuvent être fait s par des individus peu doués, qui mériteraient da vantage le sui.:cès, si l'on se plaçait au point de vue de la pure justice, et qui cependant ne l'obtiennent pas. Deux écoliers
�ÉGALITÉ. JUSTICE
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de la même classe sont voisins d'étude; l'un travaille héroïquement et n'arrive qu'à un résultat médiocre; l'autre fait avec aisance des devoirs qui désespèrent son voisin par leur difflcullé; celui qui est intelligent remporte des succès; l'autre n'oLtient, à meltre les choses au mieux, qu'une fro ide estime, heureux quand il ne s'attire pas les railleries des camarades et les reproches du maître. Tel étourdi, poussé par un camarade qui se dissimule habilement, commet une grosse sottise dont il est sévèrement puni, tandis que le conseiller perfide s'en tire sans aucun dommage, après avoir satisfait un mauvais instinct, une rancune. Tel autre, pour quelque ridicule innocent, est bafoué et doit souffrir en silence, s'il n'est pas assez robuste pour impose1· le respect en faisant craindre les coups. Le collège, où de pareils faits se voient souvent, est-il, autant qu'on le dit, une école d'égalité et de justice? On pourrait même constater, en allant au fond des choses, que l'égalité, considérée au point de vue social, n'existe guère, dans nos collèges, qu'en apparence, qu'elle n'est pas en réalité dans les idées et dans les cœurs. Sans doute, le collège réunit des enfants de toutes conditions; ceux qui appartiennent à des familles pauvres y entrent comme boursiers, et les boursiers ne subissent pas les mépris dont l'oppidan, l'élève payant, accable le colleger ou tug, le boursier, dans les collèges d'Angleterre. « Nos boursiers, dit M. Gréard, connus comme tels par tous ceux au milieu desquels ils vivent, maîtres et camarades, ne sont ni moins bien traités que les autres ni moins honorés . On serait même disposé parfois à les considérer avec plus d'égards, par cela seul que leur situation mérite plus d'intérêt 1 • >> Tous vivent sous le même régime, se tutoient, jouent ensemble, et
1. L' Espi·it cle discipline dans l'éducation, p. 30.
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aucun d'eux ne reçoit des autres, à cause de la condition de sa famille, la moindre marque de déférence ni de respect. Celui qui manifesterait des prétentions à cet égard serait accablé sous les railleries et les mauvais procédés de ses camarades. Comment se fait-il pourtant qu'après plusieurs années de cette vie égalitaire par laquelle passent presque tous les enfants, se retrouvent ensu'ite parmi eux, lorsqu'ils sont entrés dans la véritable vie sociale, des préjugés très visibles sur la supériorité que donnent la naissance, la fortune et certains autres avantages? Comment se fait-il qu'une hiérarchie très compliquée se maintienne encore dans les mœurs, en dépit des institutions? Un étranger, assez bon observateur, a écrit sur nous les lignes suivantes, qui ne sont point sans quelque vérité : « Le Français se vante de son goù.t pour l'égalité; aucune prétention n'est moins justifiée. Du bas en haut, cela est vrai, chacun se croit l'égal de celui qui est au-dessus; de haut en bas, il n'y a rien de pareil. Dans aucune contrée les classes ne sont plus nettement séparées, les préjugés sociaux plus enracinés. Aujourd'hui encore, dit Tocqueville, la jalousie et la haine entre les différentes classes survivent à leur existence juridique; il n'y a que la politesse réciproque et générale qui donne à l'observateur superficiel la fausse impression de l'égalité 1 • » S'il en est réellement ainsi, comme nous le croyons,si l'influence de l'égalité au collège n'a pas été assgz forte pour faire disparaître les préjugés anti-égalitaires chez ceux q1.ü l'ont subie, n'est-il pas permis de croire que ces préjugés se maintenaient en eux, même alors, à l'état plus ou moins latent. c< Ici, disait Rollin, les rangs sont réglés non par la naissance ou les richesses, mais
1. K. IIillebrand, la France et les Français pendant la seaonde moiti!! du xrx0 siècle, 1,0 partie, chap. 1.
�LOYAUTÉ. SOLIDARITÉ
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par l'esprit ou le savoir. Le roturier se trouve de niveau avec le prince, et pour l'ordinaire le devance beaucoup 1 . » Mais, après la sortie du collège, l'un se retrouvait prince et l'autre roturier, parce qu'en réalité chacun, même au collège, avait gardé son rang. Les choses ontelles complètement changé aujourd'hui? Il faut plaindre les lauréats des distribu lions de prix qui s'imaginent qu'ils seront les premiers dans la vie comme dans leurs compositions scolaires. « La fausse idée, dit Michel Bréal, que les hommes ont droit à être classés d'après leur valeur person nelle, comme si la société était la continuation du collège, leur prépare de nombreuses déceptions 2, » S'ils étaient plus perspicaces, ce qu'ils pourraient voir dès Je collège les mettrait en garde contre des espérances trop naï ves . Je ne me fais guère plus d'illusions touchant l'influence qu'on attribue à l'éducation en commun sur le caractère, pour ce qui r egarde l'esprit de loyauté et de franchis e, ainsi que le sentiment de la solidarité. c< La feintise et la politique, dit M. Gréard, ne sont pas de cet âge, suivant la judicieuse remarque de Montaigne : l'escholier a de soi le cœur ouvert et droit. Celui qui se ferme, qui se retranche et dissimule, qui ne se montre pas, en un mot, tel qu'il est, celui-là.est mal vu et durement qualifié : c'est dans ces so rtes de sévérilé qu'ils exercent les uns contre les autres que les enfants sont vraiment sans pitié. Le monde corrige plus tard ces âpretés de langage; mais, lorsque le fond de probité sur lequel cetle loyauté repose a été bien établi par l'éducation publique, ce qu'elle a d' éminemment moral résiste et demeure 3 • » Les écoliers au collège ne res1. Trnité des études, liv. VIII, 2• pa rt .. chap. 1, art. 2. 2. Quelques mots sur l'in struction publique en France, p. 321. 3. L' Espi·it de discipline clans l'éducation, p. 31.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
sembleraient-ils point aux hommes réunis pour voir une pièce de théâtre? Ils applaudissent en masse la loyauté, la vertu, et honnissent le traître : une fois la toile baissée, chacun reprend son vrai caractère et n'est ni meilleur ni pire. Voyez au bout de quelques années ces condisciples qui semblaient si bons camarades, si ou verts, si disposés à la confiance et à l'as· sistance mutuelles. La vie réelle les a entraînés dans ses âpres luttes, où les instincts naturels d'égoïsme, de ruse et de violence se réveillent et se donnent carrière; il ne reste des sentiments d'autrefois que des « associations amicales )> où l'on fraternise à certains anniversaires. En donnant aux enfants l'habitude d'une vie réglée, moins exposée au laisser-aller que celle de la famille, l'éducation en commun présente pour eux un avantage qui ne paraît pas aussi sujet à discussion. « Mon père, dit le président de Mesmes, cilé par I-lollin, disait qu'en cette nourriture du collège il avait eu deux regards : l'un à la conversation de la jeunesse gaie et innocente; l'autre à la discipline scolastique, pour nous faire oublier les mignardises de la maison, et comme pour nous dégorger en eau courante. Je trouve que ces dix-huit mois de collège me firent assez bien ..... J'appris la vie frugale de la scolarité, et à régler mes heures. » Toutefois, en regard de cet avantage, il convient de mettre l'inconvénient, déjà signalé par nous, d'un excès de régularité qui enlève à l'enfant toute liberté personnelle et le déshabitue de l'initiative lorsqu'il a une volonté faible, ou, s'il a un caractère énergique, provoque en lui un besoin de réagir, d'où résultent souvent des fautes graves contre la discipline au collège el des fo lies au dehors. « Soumis en tout, dit Rousseau, à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur
�INCONVÉNIENTS
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parole; il n'ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour l'autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit; bientôt il n'osera respirer que sur vos règles 1 • » Je voyais un jour sorlir du lycée pour rentrer dans leurs familles les externes de la petite classe; le maître chargé de les conduire les avait fait ranger en rang dans la rue, el, par des paroles brèves prononcées d'une voix rude, il leur ordonnait de se taire, de presser le pas, de le ralentir; je n'y aurais attaché aucune importance si je n'eusse vu là un signe de cette manie de la réglementation qui se retrouve partout dans nos établissements d'instruction publique, et qu'on défend en disant que l'on donne ainsi aux enfants des habitudes d'ordre et de discipline. La véritable raison est, à mon avis, tout autre. Les règlements minutieux sont, je crois, nuisibles au caractère des enfants, chez lesquels ils diminuent, comme je l'ai dit, l'initiative, l'énergie du caractère, et développent, par réaction, une tendance à l'insubordination et au désordre lorsqu'ils échappent au regard de l'autorité qui ordinairement les surveille avec tant de sollicitude. l\fais, en revanche, surtout dans ces grands étabfüsements où les élèves sont agglomérés par centaines, ils fac;ilitent beaucoup la tâche des maîlres et diminuent leur responsabilité. Pour empêcher un enfant de tomber et pour éviter les désagréments qui résulteraient de sa chute, il n'est rien de plus commode que de le tenir en lisière. Mais c'est là un point sur lequel nous aurons l'occasion de revenir plus tard. Le plus grave reproche qu'on ait fait à l'éducation en commun, c'est qu'elle néglige la culture morale. « La considération vraiment importante, dit Mme Necker de
i. Émile, liv. II.
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Saussure, c'est que l'éducation du cœur est comme nulle dans les collèges 1 . » Nous avons vu qu'il ne fallait pas admettre sans bien des réserves ce qu'on dit sur l'éducation indirecte que donnent au caractère des enfants les habitudes, les mœurs, les sentiments qui règnent dans les écoles; nous avons vu que cette éducation ne développe peut-être pas autant qu'on l'affirme l'égalité, la justice, la franchise, la loyauté, la solid arité . Quant à l'action directe des maitres sur le caractère des élèves, s'exerce-t-elle d'une manière vive et profonde, condition nécessaire pour qu'elle soit efficace? Il ne faut pas mettre, nous l'avons montré, une confiance trop grande dans l'enseignement moral, qu'il soit donné directement, sous forme de conseils, de préceptes et de leçons, ou à l'aide des beaux exemples, des développements éloquents qui abondent dans les auteurs classiques . Cet enseignement n'est certes pas stérile; mais il court un grand danger, celui de devenir purement intellectuel, de ne pas pénétrer au fond des cœurs, de remplacer les bonnes actions par les belles paroles. Pourtant, procéder par voie d'enseignement général, d'une part, et, d'autre part, veiller à l'observation d'une règle uniforme, c'est à peu près tout ce que les maîtres peuvent faire. Le nombre des enfants qui leur sont confiés s'oppose à ce que chacun reçoive d'eux l'éducation individuelle qui serait nécessaire pour agir sérieusement sur son cœur. Rousseau fait remarquer avec raison qu'il faut bien connaitre ce qu'il appelle le « génie particulier » de l'enfant pour savoir quel régime moral lui convient. «Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d'être gouverné; et il importe au succès des soins qu'on prend qu'il soit gouverné par cette forme et non par
L L'Education pro,q1·essive, liv. VII, chap. r. ·
�225 une autre • » La plupart du temps, cette connaissance intime de chaque enfant es t impossible d'aborù, et, fûtelle acquise, il serait également imposs ibl e d'établir un régim e moral particulier pour chaque cas. On doit donc procéder par des moyens généraux; en y réfléchissant bien, on ne trouve g uère qu e l'enseignement moral et les règles d'un e disciplin e presqu e en tièrement n égative, qui contient surtout des prohibitions. Mais, sin gulier résultat! en opposant un si grand nombre de défenses aux impulsions na turelles du jeune âge, la disciplin e fait naître da ns le cœu r des élèves à l'égard des maîtres des sentiments qui son t le contraire de la sym pathie et de la co nfi a nce. Il faut qu'un enfant soit foncièrement bon pour ne pns en vouloir un insta nt à so n père, et même à sa m ère, lorsqu 'il éprouve d'eux un refu s, lorsqu e sa volonté doit s'annihiler devant la leur; mais les bienfaits qu 'il reçoit d'eux sans cesse le ramènent à l'affec tion et à la reco nnaissance . Ceux qu'il reçoit de ses maîtres sont moins visibles, plus mêlés d' exigences e t de rigueurs. Dan s maintes circonsta nces il les croit hostil es. Une telle situ a tion, à laqu elle s'appliquerait bien le vers de La Fontaine,
1
DISCIPLINE PROHIBITIVE
Notre enuemi, c'est not re mallre,
dispose assez peu l 'enfant à ces effusions clans lesq uelles il ouvre son cœ ur à ses parents; les maîtres reçoivent très rarement ses confidences; son â me reste pour eux fermée. Comment, dans de pareilles conditions, pourraient-ils entreprendre une sérieuse culture morale? La discipline impose à tous les mêmes r ègles, les mêmes exigences, les mêmes défenses, les mêmes punitions; .et il est fort difficile a ux maîtres de l'approprier
L Emile, liv. J[.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
aux caractères différents des enfants qu'ils dirigent, sans s'exposer au reproche de partialité et d'injustice. L'action qu'elle leur donne sur ce caractères manque ainsi de souplesse et peut aboutir à de médiocres résultats. Si l'on punit, par exemple, un enfant paresseux qui ne sait pas sa leçon, il n'est guère possible d'épargner son camarade qui, malgré tous ses efforts, n'a pu l'apprendre. J'avais un jour pour voisin, dans une composition en allemand où le succès devait décider pour moi du prix d'excellence, le plus mauvais élève de ma classe; il copia sur moi, et, comme nos deux devoirs étaient identiques, la règle nous fut appliquée, nous fùmes mis hors de composition l'un et l'autre; je pro testai vivement auprès du proviseur, j'osai prononcer le mot d'injustice, et je n'y gagnai que d'être chassé de son cabinet, avec une verte semonce pour mon insolence. Peut-êlre avait-on raison d'agir ainsi pour le principe; mais ce n'était certes pas d'une bonne éducation morale. Michel Bréal l'a remarqué : « Les fautes ne sont pas jugées en elles-mêmes, mais d'après la nécessité de maintenir l'ordre, d'après le besoin de foire des exemples. La raison morale est dominée par la raison politique 1 . » Sans doute, la justice du collège connaît, elle aussi, les circonstances atténuantes, les circonstances aggravantes, la sévérité pour les récidivistes. Mais la bonne éducation réclamerait une discipline spéciale pour chaque enfant; ce qui est praticable dans la famille ne l'est plus du tout à l'école. Nous avons précédemment, dans notre étude sur les rapports de l'intelligence et du caractère, donné l'une des raisons principales qui font la faib lesse de l 'éducation morale dans les établissements où l'on élève la jeunesse; c'est la préoccupation excessive de la culture
1. Quelques mots sw· l'insfruction publique en Fl'(tnCe, p. 301.
�LE S MAÎTRE S
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inlell eclu elle, et la place démesurée qu'occupent les exercices de l'esprit dans la vie des écoliers, nous pouvon s ajouter dans celle des maî tres. Ce qu e Lo cke dit d_s gouverneurs ou p récepteurs me paraît fort se nsé, et e pourrait , j e crois, être mi s à p rofit par tous les maîtres. « La grand e a ffaire d' un gouvern eur, c·es t de donner à son élève des manières polies, de lui faire prendre de bonnes habitudes , de lui inspirer des princip es so lid es de ver tu et de sagesse, de lui apprendre insen siblem ent à connaître les homm es, el de l'engager à a imer et à imiter ce qui est excell ent et digne d'es time, mais avec ce degré de vigueur , d'acLi vilé et cl 'application dont il a besoin pour en venir heureuse ment à bout. Qu e s'il l 'attach e à qu elqu es études particulières, ce n'est que pour mettre en œuvre les facultés de son esprit, l'accoutum er au travail , et lui do nn er quelque go ût pour les choses qu'il doit ensuite apprendre plu s exactement de luimême .... Un gouvern eur se rait bl â mable d'attacher trop longtemps l'esprit de son disciple à la plupart des sciences et de l'y engager trop avant. Il n'en es t pas de même de la politesse, de la conn aissanc e du mond e, de la vertu, de l'application au trava il et de l'a mour de la réputation : ce ne sont des choses dont un j eune homm e ne saurait être surchargé 1 • » Cependant les garanties que nous exige ons en général de nos maî tres sont bien plutôt la sûreté et l'é tendu e des connaissan ces, l'aptitude à l'ense ignement des sciences et des lettres , que l' aptitude à l'éducation moral e . Pe utêtre n'en saurait-il être autrement. M. de Laprade, si peu favo rable à notre sys tème d'éd ucation publique, avoue qu ' « on ne peut pas fair e des classes de car actère, comme on fait des classes de latin, d'histoire et de
L De !'Éducation des enfants,
chap. XCVII,
trad.
Cos te, sec lion IX,
�228
L 'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
mathé matiques 1 ». Il n'est pas facile non plus de faire subir aux maîtres de la j eunesse des examens de caractère, et de constater par des épreuves officielles leur capacité dans le maniemen t des âmes . Leur succès dans les examens difficiles a uxquels ils so nt soumis prouv·e leur intellige nce et leur a pplication au travail, mais rien de plus. De ces succès et des rés ultats qu'ils obtiennent dans la pratique de l' enseigneme nt dépend leur carrière. On s'occupe moins de savoir si les enfants sortent de leurs classes l'âme meilleure et le cœur plus h au t. L'éclat des qualités de l'esp rit nous rend même indulgents sur bien des choses; et , s'il est vrai, comme l'af~ firm e Pascal, qu e « tous les esprits ensemb le et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité », on peut uire que ce tte manière de voir n ·es t pas celle du mond e. Même chez les maîtres de l' enfance, on semble mettre la valeur de l'esprit au-dess us de celle de l'âme, qui pourtant n 'est pas toujours, ta nt s'en faut, en rapport avec la première . Le bon Rollin dit naïv ement : « Parmi ceux qui sc cha rgen t de l'éducation de la j eunesse, il y en a plusieu rs que l'état se rré de leurs affaires, ou même souvent un e pauvreté entiè re, obligent d'entrer dans ce lle profession, et ils ne doivent point en rou gir .... Le salaire qu'ils retirent de leurs peines est cer tain ement bien légitime et bien mérité. Je voudrais cepend ant que ce ne fùt point là le se ul motif, ni même le motif dominant qui les y enga geâ t; mais qu e la volonté de Dieu· el le dés ir de se sanctifi er y eussent la principal e el lu, première part 2 • » Sans doute, ce so nt là des considérations qui ne peuvent plus avoir a uj ourd'hui la même force qu'autrefois pour déterminer l'une des plus nobles
1. L'Éducalion libé1'ale, 20 pa rti e, chap . 1v. 2. Traité des études, liv. VJII, 2° partie, chap. v.
�LES MAÎTRES
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vocalions qui exislent. Mais il serait fort désirable qu'avant de se destiner à l'instruction, comme on dit et il vaudrait mieux dire à l 'éducnlion - on se demandât si l'on a bien les qualités nécessaires pour connaître les enfants, les aimer, s'intéresser à leur vie morale, cultiver en eux non seulement l'intelligence, qui est peut-être secondaire, mais les dons du cœur, et les former à la vertu.
�CHAPITRE X
L'internat. - Nécessité de remplacer dans l'inte rn at la fam ill e absente. - On n' y arrive point dans le systè me français act uel. - Les chambri ers en Allemag ne et autrefois en France. - Le sys lèrne tutori al. - Réfo rm es à opérer dan s l'interna t françai s.
La famille doit suppléer à l'insuffi sance de la culture morale dans l' éducation en commun. « L'éducation que le père et la mère se uls peuvent donner, dit Victo r de Laprade, est tout à fait distincte de l'in stru ction ; c'est l'édu ca ti on morale propremen t dite, cell e du cœur et de la volon lé, du caractère, cell e de la r aison elle-m ême, cette faculté supérieure à l'intelli gence et de laquelle dépend la valeur de l'esprit tout enlier ... . C'es t dan s la famille que toutes ces qualités qui font le vrai mérite et la dignité de l'homm e s'acquièrent et s'accroissent le plus sûrement. En dehors de la vie de famille et dans le régim e des collèges, elles n'o nt que des risques à courir 1 . » Les parents seuls sont capables d'acquérir cette connaissance intime des enfants qui es t nécessaire afin d'établir le régime spéc ial qui convi ent à chacun,
1. L'Éclucation libérale, 2° partie, ehap.
1.
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d'abord parce que les sujets d'étude sont pour eux en nombre très restreint, et ensuite parce qu'ils obtiennent des enfants une sympathie et un e confiance que les maitres n'auront presque jamais au même degré. Seuls ils sont capables d'appliquer ce régime, d'en suivre les effets, de le modifier au besoin, enfin de manier l'âme enfantine avec le tact et la souplesse que réclame une œuvre aussi délicate. Malheureusement tous les enfants qui reçoivent l'éducation en commun ne rentrent pas chaque jour au logis pour jouir pendant une bonne partie de la journée des bienfaits de la vie de famille; un grand nombre, plus de la moitié, restent à demeure au collège en qualité d'internes. Il faudrait clone que l'on s'appliquât à remplacer pour eux, autant que possible, la famille dont ·ils sont éloignés. Mais nous ne saurions reconnaître que l'on y soit arrivé dans notre système national d'internat, et même, en nous appuyant sur des autorités très compétentes, nous regrettons de dire qu'on ne paraît pas y songer suffisamment. L,'intcrnat, tel qu'il est pratiqué en France dans les établissements de l'État et clans beaucoup d'établissements libres, a été l'objet de critiques très sérieuses clans trois ouvrages pédagogiques remarquables, parus à la même époque, un peu après les désastres de '1870 : Quelques mots sur l'instntction publique en France, de Michel Bréal; La Réforme de l'enseignement secondaire, de Jules Simon, et l'Éducation libérale, de Victor de Laprade . Ces ouvrages ne sont point, tant s'en faut, passés inaperçus; les partisans du système qu'ils condamnent se sont tus ou n'ont fait que des réponses assez médiocres. Les idées contenues dans ces livres souffriraient peu, je crois, si elles étaient soumises à la discussion des pères de famille intelligents et réfléchis, ou des maîtres les plus disiingués de la jeunesse
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
réunis en un de ces congrès pédagogiques assez fréquents chez certains peuples étrangers, mais à peu près inconnus parmi nous. Les maux de l'internat qui y sont signalés ne sont ignorés de personne. Cependant la situation s'est peu modifiée. Les réformes profondes qu'elle appelle sont difficiles à réaliser, parce qu'elles exigeraient une transformation de nos mœurs scolaires qui ne peut être obtenue qu'avec beaucoup de temps et d'efforts. Je m'attacherai ici au point principal. Voyons combien la vie de l'internat diffère de la vie de famille, el place par conséquent l'enfant dans des conditions défavorables pour son éducation morale en empêchant le bienfait d'une action particulière et intime sur le développement de son caractère, et cherchons quels sont les moyens de la rapprocher de la vie de famille dans la mesure du possible. Les plus distingués des membres du personnel attaché à nos grands établissements, c'est-à-dire les professeurs, restent à peu près étrangers à la vie morale des élèves; ils viennent faire la classe, enseignent, apprécient surtout l'intelligence et l'application, et, s'ils sont observateurs, peuvent, d'après certains jndices, se faire une idée du caractère des enfants; mais ils demeurent trop peu de temps avec eux pour les pénétrer à fond et exercer sur eux une action efficace. Quel est le professeur qui peut se vanter d'avoir corrigé l'égoïsme, la sensualité, l'orgueil, la fausseté d'un élève? Cette besogne, tout à fait distincte de l'enseignement du laLin ou de la physique, incombe aux administrateurs de la maison et aux maîtres d'étude. « Que dire de nos proviseurs, lisons-nous dans Michel Bréal, qui ne sont pas seulement responsables des études, mais qui ont à veiller sur la vie matérielle et intellectuelle d'une population égale souvent à celle
�ADMINISTRATEUR S, MAÎTRE S D'ÉTUDE
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d'un gro s vill age? Combien de mom ents par jour peuvent-ils consacrer à chacun de leurs élèves, après avoir terminé toute la besogne r églementaire, et en supposant que leurs forces ne fl échisse nt pas sou s un tel fardeau ? C'est un événement quand un élève est appelé chez le provi seur. Il app araît d'ordin aire dans les étud es une fois par semain e pour la lecture du bull etin hebdom adaire, et il accompag ne de quelqu es paroles les notes lues par le censeur 1 • » Celui- ci es t également fort occup é ; « ce ux qui le voient vaquer à ses multiples et in gra tes fonction s save nt qu'il lui es t diffi cile d'y aj outer celle d'édu ca teur. Ses rapp orts essenti els avec la jeunesse du lycée se bornen t à confirm er les punitions donn ées par le professe ur et le maître d'é tude , à priver de sortie le mauvais élève ou à le fa ire monter en prison, à di stribu er des exemptions aux élèves méritants. Quelques paroles de bl âme ou d'approbation, lrop générales pour être bien effic aces, accompagnent d'ordinaire ces actes de justice ou de bi enveillance 2 • » Les maîtres d' étud e se uls viven t presqu e continuellement avec les internes et se trouvent ainsi dans les conditions favorables pour les observer et pour agir sur eux. Mais nous savons bi en quelles raisons les empêchent de mettre ces co nditions à proflt ; il es t inutile cl 'insister sur ce suj et délicat; perso nne ne se fait illusion touchant l'influence morale qu e les m aîtres d'étud e peuvent exercer autour d'eux; le mi eux qu'on pui sse souhaiter dans l'état ac tuel des choses, c'est qu'ils aient une tenue correcte , un e vie régulière au dehors, laborieuse à l'intérieur de la maison ; qu e, dans leurs rapp orts avec les élèves, il s montrent du tac t ; qu'ils évitent l'excès de rigueur qui les rend odieux aux
1. Quelques mots sw· l'insfruction Jntblique en Fi-ance, p. 296 . 2. l bicl ., p. 29 7,
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈHE
enfanLs, ou l'excès d'indùlgence qui leur enlève taule autoriLé. Quant à compter sur eux pour remplacer la famille.auprès des internes, nul n'y songe . . En réalité, cette famille absente, personne, dans nos gr,a nds internats, ne la remplace, et l'on ne saurait trop -lQ regretter. Cependant l'internat est un mal nécessaire. 11 est facile de dire aux familles : « Gardez vos enfants auprès de vous », mais, dans une foule de cas, cela équivaudrait à les priver de l'insLrucLion qui leur est indispensable pour exercer la profession à laquelle ils se croient appelés ou que l'on désire pour eux. Un de nos contemporains dit que le baccalauréat est « la porte majesLueuse et stupide qui donne accès aux foncLions publiques»; il n'en est pas moins vrai qu'on doit passer par cette porte, qu'on ne prépare le baccalauréat qu'au collège, lorsque la famille n'est pas assez riche pour faire venir un précepteur, et que la nécessité d'étudier au collège force un grand nombre d'enfants à être internes. Sans doute, il vaudrait mieux souvent qu'ils restassent à la maison, et que, sans se laisser aller à des visées ambitieuses, ils prissent le sage parti de continuer le métier de leur père; cela ne nuirait ni à leur bonheur ni à la prospérité du pays. Combien d'observaLions aLtristantes j'ai recueillies à ce sujet dans le cours de ma carrière! Mais, après avoir inutilement donné des conseils qui ne sont jamais suivis, que peuton f~ire, sinon de rester spectateur impuissant du mouvement général qui emporte une société à de nouvelles et inquiétantes destinées? Nos campagnes ne connaissent plus . les nombreuses familles d'autrefois, qui vivaient, non sans un rude labeur, il est vrai, en cultivant leur patrimoine. Des paysans relativement aisés n'ont souvent qu'un flls, qu'ils destinent aux carrières dites libérales; ils se condamnent ainsi à des sacrifices
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très lourds et, au point de vue s.ocial, stériles, sinon funestes : car on peut envisager dans l'avenir, quand ces parenls imprudents seront morts, un foyer délaissé au village, des champs vendus au-dessous de leur valeur, et, à la suite d'un grand nombre de sottises du même genre, l'agriculture lan guissant faute de bras, de capitaux et d'intelligence: triste situation dont le recrutement de plus en plus assuré des fonctionnaires, des avocats, et l'augmentalion du nombre de ceux qu'on pourrait appeler les parasites sociaux ne nous consolent que médiocrement! Mais qu'y faire? Si l'ÉLal fermait ses internats, comme on le lui demande souvent, nos mœurs n'en seraient point modifiées; tout de suite l'initiative privée en ou vrirait d'autres, qui n'offriraient pas plus de garanties. De grands établissements libres se sont fondés et ont eu la vogue, sans avoir la moindre supériorité sur les lycées au point de vue de l'éd ucation morale des internes. ll ne faut pas compter beaucoup sur le succès d'efforts qu'on pou nait faire pour développer un usage qui existe à peu près partout en Allemagne, et y remplace l'internat: je veux parler de l'admission des enfants éloignés de leur pays dans· les familles de la ville où est placé le collège. « 011 s'enq uiert, dit Michel Bréal, de quelque famille de bonne vo lonté, jouissant d'une réputation honorable, qui veuille donner à l'enfant le vivre et le couvert. Il y est reçu comme le camarade des enfants de la maison, et il y a sa place au foyer. Beaucoup de familles bourgeoises, rentiers modestes, petits employés, veuves ayant elles-mêmes des enfa nts à élever, trouvent dans un ou deux pensionnaires un utile supplément de revenu; non que la rémunération soit grande; quelquefois elle est éton namm ent petite; mais une chambrette inoccupée peut servir au nouvel hôte de la maison; sa place à table n'augmente pas beaucoup la dépense.
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L'ÉDUCATIO N D U CAR AC TÈRE
L'affec tion qui ne tard e pas à. na ître fait oublier ce qu e le march é peut avoir de méd iocre .. .. En gé néral, on s'appliqu e à trouver une famill e du mêm e niveau social que la m aison pa tern elle .... Dans ce système d'édu cation , la mère ad opLive joue un rôle esse nti el 1 • » Cet usage, qui nou s pa raît si é trange r aujourd'hui , était pourtant fort répandu dan s notre pays avant la Révolution. J e fe rai encore ici un emprunt aux curi eux Mémoires de Marm ontel, qui m 'ont déjà servi deux fois ; la p etite bourgeoisie provin ciale du xvm 0 sièc le s'y retrouve toute viva nle. « Je fu s logé , di t -il , selon l'usage du collège , a vec cinq a utres écoli ers, chez un h onn ête artisan de la ville; et m on père, assez triste de s'en all er sans moi, m'y laissa avec mon paque t e t des vivres pour la semain e. Ces vivres con sistaient en un g ros pain de seigle, un p etit from age , un m orceau de la rd et deux ou trois livres de b œuf; ma m ère y a vait ajouté un e douzaine de pommes. Voilà, po ur le dire un e fois, qu ell e était, toutes les se maines, la provi sion des écoliers les mie ux nourri s du coll ège . No tre bourgeoise nous fai sait la cuisine ; et pour sa pein e, son fe u, sa lampe, ses lits, son logem ent, et même les légum es de son petit jardin, qu'ell e mettaiL au pot, nous lui donnions par tête vin g t- cinq sou s par mois ; en so rte qu e, tout calculé, hormis mon vêlement, j e pouvais coûter à mon père de quatre ou cinq louis p ar a n. » Les pages où l' auteur raco nte la vie intim e des écoliers dans les chambrées sont plein es d'intérêt; nous voudrions pouvoir les citer en entier. Mais ce qui précède suffit pour montrer qu e, si les écoliers r etrouvaient un peu de la vie de famill e dans les maison s où ils demeuraient, les braves gens qui les logeaient ne remplaçaient
1.
288.
Quelques mots sm· l'instruction publique en Fmnce, p. 287,
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point le père et la mère pom leur éducation morale et n'avaient pas une autorité suffisante pour diriger leur conduite. Si cette conduite restait bonne, le mérite en revenait surtout aux écoliers eux-mêmes, aux rnœurs générales du tern ps, au milieu sain et droit dans lequel ces enfants avaient grandi ; cependant il convient de r ec on naîlre aussi l'influence bien faisan te d'une liberté assez grande, qui, tout en les exposant à quelques dangers, leur laissai t l' entrain, la bonne humeur, l'iniliative, le sentiment de la responsabilité, toutes choses que ! 'on ne connait pas au même point dans les tristes murs d'un collège. L'institution des chambi·iers, qui n'es t pas, comme on. le voit, propre à l'Allemagne, a presqu e entièrement disparu de chez nous, et nous croyons qu'il serait difflcile de la faire renaître. Il ne faut attribuer sa disparition à •aucun r èglement officiel autre que les décrets imp éri a ux de 1811, qui n 'o nt pu avoir un effet bien durable. Tout lycée qui reçoit des externes serait forcé de recevoir des chambriers, s'il plaisait aux parents de confier leurs enfants à des familles demeurant dans la ville où le lycée est situé, et surtout s'ils découvraient des familles présentant des . garanties suffisantes et prêtes à se charger d'un tel office. En s uppo sant qu'il s'en trouvât, l' effort qu 'ell es feraient pour s'imposer ce que presque toutes, en raison de nos habitudes privées; co nsidéreraient comme une gène, demanderait à être réco mpensé par des avantages pécuniaires qui entraîneraient pour les parents des chambriers des dépenses plus lourd es que celles de l'internat proprement dit. Cependant l'État pourrait faire un essai sérieux du sys tème dans les conditions suivantes, qui nous paraissent les plus favorables. Il faudrait choisir un petit lycée situé dan s une ville de médiocre importance, où la vie est à bon marché , et oü un certain nombre de
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familles appartenant à la bourgeoisie honnête et digne, mais peu aisée, seraient capables de se laisser tenter par la perspective d'un léger bénéfice . Le proviseur qui dirigerait le lycée, et qui serait disposé, condition essentielle, à lout faire pour mener l'essai à bonne fin, rechercherait lui-même ces familles et serait l'intermédiaire entre elles et les parents des élèves. On ne viserait pas à transformer d'un seul coup Lous les internes en chambriers; on commencerait par les plus jeunes, ceux qui entrent au lycée, qui n'ont pas encore pris les habitudes de l'internat et qui retrouveraient un peu dans leur famille d'adoption celle qu'ils viennent de quitter. Car prendre, pour en faire des chambriers, des collégiens déjà soumis pendant quelques années à la discipline qu'on pourrait appeler« inhibitoire », et qui comprime l'initiative et la volonté des enfants en même temps qu'elle développe en eux des tendances à l'insubordination et aux légèretés de toutes sortes, ce serait s'exposer à un échec presque certain. Si l'essai, ainsi dirigé, réussissait une première année, on pourrait le prolonger dans la même ville, puis 1'étendre à cl 'autres. Il y faudrait, on le voit, de la suite el de la constance. Des précautions du même genre devraient être prises si l'on voulait établir en France le système tulorial qui est en vigueur dans les grands collèges anglais. Le beau rapport de MM . Demogeot et 1\fontucci nous donne sur ce système de très intéressants détails. « Les écoles publiques, disent-ils, sont presque toutes placées loin des grandes villesj à la campagne, dans un site agréable, près d'un cours d'eau, au milieu de vertes pelouses, de collines boisées et de larges horizons .... L'éJucalion publique, telle y_ue les Anglais la comprennent, ne paraît pas compatible avec l'étroit casernement qu'impose le séjour d'une ville populeuse ... . L'école anglaise est un hameau dont les divers bâtiments, dispersés çà
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et là, se groupent dans un désordre capricieux et pittoresqu e, autour de l'édifice qui contient les salles de classe .... Les élèves se rassemblent au bâtiment central à l'heure des classes. Après la leçon, chacun quitte l'école pour se rendre dans la maison où il réside, où il trouve le couvert, la table, l'é tude, la direcli on intellectuelle et moral e. C' es t là le point essentiel de l'éd ucation anglaise, la clef de voùte de tout Je système .... Les élèves que leurs familles envoient comme pensionnaires à une école publique sont confiés par elles à l'un des maîtres, dont la maison devient la leur. Il y a autour de chaque école plusieurs de ces pensions, autorisées par le princip al, et dont le nombre est fixé d'a près le chiffre total des élèves .... Le directeur de la pension est ordinairement, mais non pas toujours, tuteur, c'est-à-dire répétiteur, directeur intellec tuel des élèves qui l'habitent. Les prin cipaux, quand ils tiennent des pensions, sont trop occupés néanmoins pour foire répéter eux-m êmes leurs pensionnaires; les maitres de mathématiques, de langues vivantes, les personnes étrangères au profes· sorat, sont obligés de confier leurs pensionnaires à la direction d'un professeur classique de l'é tablissement, répétiteur externe, qui, sous le nom de tuteur, vient dans la maison à des heures déterminées pour faire l'appel, dire la prière, corriger les devoirs de la classe et diriger les travaux particuliers qui la complètent 1 • » Cette distribution des élèves en petites pensions, dirigées toutes par des perso nnes respec tables qui ont pour la plupart la double qualité de maître de pension et de tuteur, permet de témoig ner aux élèves un e ce rtaine confiance et de leur laisser une certaine liberté que nos grands in ternals, dans le,;quels '. les pensionnaires sont
1. De l'enseignement secondaù·e en Angleten·e et en Ecosse, partie, i c section, chap. m.
1re
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agglomérés comm e les soldats à la caserne, ne pourraient admeltre. Les professe urs du collège, à la fois m aîtres de pension et tuteurs , vivent avec leurs élèves dans un e intimité qui leur perm et d 'être les rempl açants de leurs p ères, in loco p arentis, comm e disent les sta tuts. « Je crois, dit le révérend Stephens Ha wlrey (cit é par Dem ogeot e t Monl.ucci comm e un juge compétent et au cou ra n t des différents sys tèmes d'éducati on adoptés en Euro pe) , qu'o n n e p eut a ttacher trop de valeur à cette li aiso n et à l'i nflu ence qu'elle exerce, soit sur l 'enfant , soit sur le tuteur. Celui-ci est en r a pport d'amitié et en co rresponda nce intime avec les parents de son élève; . il est a u fait de toutes les circonsta nces particulières dans lesqu ell es il se trouve . Le pupille ne l'ignore pas, et il s'attache bienlôl à son tuteur avec un sentim ent d'affection et de confia nce. Quand le tuteur est da ns la chambre de l' enfant, ou quand il le reçoit da ns so n cabinet, il sait al ors dépose r le rôle de maître et n'être plus qu'un ami. " Malgré les différe nces profondes qui sépare nt les deux peuples, Anglais et F rançais, je ne voi s rien, dans notre caractère et dans n os mœ urs, qui s'oppose en prin cipe à l'institution du sys tème tutorial parmi n ous ; il y existe m ême, bien res treint, il es t vrai ; qu elqu es professe urs de Paris· ont a uprès d'e ux , comm e pensionnaires , des jeunes ge ns qu'il s co nduise nt a ux co urs du lycée et aux· quels ils donnent des soins pa rtic uli ers. Mais ce régime, employé dans un e gra nde ca pital e; ne peut produire, a u point de vue moral, tou s les résultats qu 'on a le droit d;e n a ttendre, et, de plus; il coûte assez cher a ux parents. En Angleterre, quoiqu e les gra nds coll èges soient à la campagne, il nécessite, de la part des fam ill es , des dé penses q ue nos resso urces, en gé néral beaucou p plus m odes tes, ne nous permettraient point de supporter . Un élève de Rugby, de flarrow, d'Eton coûte à ses parents
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pour son entretien au collège une somme annuelle qui n'est jamais inférieure à 2000 francs, et qui, surtout à Eton, peut dépasser 5000. Les frais de premier établissement pour un professeur maître de pension, avec les exigences de représentation et de confortable qui s'imposent à lui, sont très élevés. Il faudrait donc, si l'on voulait faire en France un essai méthodique du système tutorial, l'accommoder à nos habitudes et à nos ressources. L'entreprise, dont l'État prendrait l'initiative, serait d'abord modeste. On commencerait par construire, aux environs d'une grande ville, où résident en nombre des familles intelligentes et riches, un petit bâtiment pour l'école proprement dite, et deux ou trois maisons de campagne pour loger dans cha,cunc un professeur avec sa famille et une dizaine de pensionnaires; les professeurs seraient choisis parmi les maitres qui présentent toutes les qualités nécessaires non seulement pour donner un bon enseignement, mais pour diriger le moral des élèves et tenir une maison; quant aux enfants, comme je l'ai dit précédemment à propos des chambriers, ils devraient être tout jeunes, sortir de leur famille, et n'avoir pas encore reçu l 'éducation publique dans un internat. Un administrateur de confiance, sans être spécialement attaché à ce collège d'un nouveau genre, suivrait de près l'essai et serait le conseiller et le guide des professeurs, tout en leur laissant une large initiative. Si les premiers résultats étaient bons, le col lège grandirait peu à peu, pour devenir avec le temps un établissement de plein exercice, qui servirait de modèle à d'autres. Il faut se défier, en général, des entreprises précipitées et trop vastes; les insuccès partiels, les tâtonnements y aboutissent à la confusion et au désarroi, tandis qu'ils peuvent aboutir au perfectionnement et au succès final lorsque le champ d'expérience est plus restreint.
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Quoi qu'il en soit, le type actuel d'internat durera longtemps enco r e dans les maisons de l'État et dans les institutions libres. Mais on pourrait y apporter, en vue de la culture morale des enfants, des modifications utiles et supprimer de regrettables abus . « La situation, dit M. Gréard, appelle des remèdes énergiques. Le premier de tous, celui sans lequel tous les autres se raient inutiles et impuissants, c'est la diminution du nombre des élèves 1 • n Cet éminent pédagogue demande la limitation des cadres de tout établisse ment à 500 jeunes gens au plus. A notre avis, la question du nombre des élèves est intimem ent liée à d'autres. Si le proviseur et le cenceur d'un lycée continuent à avoir seuls la charge de l' éducation morale des enfants avec la collaboration stérile de jeunes maîtres d'étude sans compétence. et sans autorité, ce n'es t pas à 500 qu'il faudrait r éduire le nombre des élèves, mais à 50 ou 60, qui suffiraient largement à occuper l' esprit de deux éducateurs. A Eton, au contraire, il y a 800 élèves; mais qu'importe, si ces élèves sont répartis en un grand nombre de petites pensions dans chacune desquelles un tuteur spécial remplace le père de famille? Comme le disent fort bien MM. Demogeot et Montucci, " les inconvénients du nombre disparaissent devant les sages mesures de l'organisation n . Sans doute il serait bon de restreindre dans nos lycées français le nombre des internes. Mais le plus important, à notre avis, serait de donner aux chefs de ces établissements, pour leur tâche d'éducateurs, qui est au-dessus de leurs forces , des auxiliai res sérieux . Les trouvera-t-on parmi les professeurs? Nos mœurs scolaires actuellement. n 'admettent pas cette combinaison; comme nous l'avo,ns dit, les professeurs viennent au lycée pour
1. L' Esprit de discipline dans l'éducation, p. 41.
�RÉFORME S A OPÉRER
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faire la classe, donn er clos leçons pa r'liculières; quant a u r es te, il s y so nt à peu près étran ge rs; p ar exempl e, il s apprenn ent souvent a vec surprise qu ' un de leurs bons élèves s'es t rendu à l'intérieur coupabl e d'une faute . gra ve et a été frapp é d'un e p uniti on exceptionnelle, ou même exclu, sa ns qu'il s aient été co nsultés en quoi que ce soit da ns ce lte circo nstance . Serait-il imp ossible, lorsque l'a utorité et l'expérience acquises pa r l' àge les rend ent dig nes d'exe rcer les fon cti ons Luloriales, de les a ttac her p ar ce rta in s avantages à des petils g roupes d'internes en qu alilé de tuteurs, de chercher à établir entre eux e t ces éli\ ves les rela tion s d'intimité e t de confia nce qui existent da ns les g rands coll èges a nglais, de faire d'e ux, à cô té du prov ise ur et du ce nse ur , ma is n on pas t out à fait en dehors de l'action de ces chefs, les représenta nts des famill es. Il y D. lieu, qu and o n y réOéchit , d'être surpris et a fOi gé de voir ex ister ain si entre les fon cti onn aires de l'admini stration des lycées et ce ux de l' enseig ne ment une lig ne de démarcation a ussi tran chée . Da ns notre systè me actu el, les professe urs exp érim entés a uraient , ce se mbl e, plu s de titres à se mêler des choses de P~ducali on m orale qu e les admi n istra teurs, en gé néral, n 'e n ont à s'immisce r dans ce ll es de l' enseig nement. En All emag ne , le direc teur d'un gymn ase es t touj ours choi si p a rmi les professe urs les plu disting ués, non se ul ement en raison de ses ca pacités administratives, mais surtout à cau se de sa valeur comm e savant, comm e maître et comm e p édagog ue. Il n'es t p as, ain si qu e cela se vo it so uvent en France, inférieur p ar les litres unive rsitaires à plu sieurs de ses subord onnés; il est réellement, e t à tous égards , suivant une expression souvent citée, primus inter pares. Il ne se rése rve p as avec un soin j aloux l' exa men de t a ules les affaires qui intéressent la direction de la m aison , mais il prend, en maintes
�L'ÉDUCATIO N DU CARACT È RE 244 circo nstances, l' avis des professeurs réuni s en co nse il. « Pour toutes les afîaires imp ortantes, dit Michel Bréal, le direc teur doit assembler le co nseil des professe urs et .s'entretenir avec lui des détermination s à prendre . Ce n'est pas qu e les gymnases a ient une constit ution républicaine ; mais il est toujours bon de prendre l'avis d'hommes exp érimentés 1 • n Dans ce noble rôle de tuteur des enfants il y aurait de qu oi séduire les hommes de cœur et de dévouement, qui sont nombreux parmi nos universitaires. Peut-être ces m œurs nouvelles seraient-elles un peu lon gues à établir; m ais, en ou vrant la voie d'une manière fran che el libérale, et en faisant co mprendre à ce rtain s opp osants, qui n'ont pas pour mobile dans leur résistance les intérêts de la j eunesse, qu 'on ve ut que toLll soit fait pour qu e l'essa i réussisse, on arriverait à des résultats dont les enfants, pour qui , en somm e, existent les lycées, seraient les premiers à s'aperce voir et à se féli citer. Beaucoup ont dans leur vie d'in te rn es des moments de crise ; tout le monde, provise ur , ce nseur, maîtres d' étude, semble se tourner co ntre eux ; alors il s tombent. dans un profond déco urage ment, ou, ce qui arrive so uvent, se cabrent et s'endurcissent. Si la fa mille est invo qu ée par eux , celle- ci , qui ne connaî t rien de la situation q ue par les pl aintes des admini strateurs ou par les récriminations des enfants, ap prouve la sé vérité des un s ou, par un e regretta ble faibl esse, la résistance des autres. Dans ce cas, Je tuteur, mieux au co urant , et qui a ura it par ses bons soin s gagné la sy mpathie de l' élève, serait un interm édiai rn excellent, un con se ill er éc outé. Dans les jours de so rtie, penda nt lesqu els nos coll égiens disent ou font parfois L de so tti ses, il se rait le co rresant po ndant respec té, auprès du quel l'enfa nt trouverait la
1. Excursions pédagogiques, p. 1,1.
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vie de famille, les avis salutaires, les remontran ces affectueuses. Tout cela n'es t pas de l'utopie ; en le voulant bien, on pourrait en faire une r éalité. L'institution des maîtres d'é tud e demande au ssi un e réform e profonde. Tout le temps que la place ne vaudra pas mieux qu 'aujourd'hui , non seul ement sou s le rapport du traitement, mais surtout au point de vue de la co nsidéra tion qui y es t attachée et du service qu'elle exige, on ne trouvera pas mieux pour l' occup er que de j eunes débutanls, souvent très dignes d'intérêt , mais qui ne demandent qu'à la quitter le plus tôt possible et qui ne présentent pas du tout les qualilés nécessaires pour exercer les belles fonctions d'édu cateul', ou de vieux maîtres qui , pour la plupart, n'ont pu , faute /intelligence ou de travail , se faire un e positi on plus bril lante, qui ont blan chi dans la routine de l'intern at, et qui ne peuvent prétendre à l'autorité morale nécessaire pour agir en bien sur les enfants. J e voudrais que les fonctions de maître d'é tude (le nom devrait être changé) fuss ent aussi dés irables qu e celles de professe ur , jouisse nt d e la même considération et des mêmes avantages, exige assent par con séqu ent les mêmes garanties et les mêmes titres. P ourquoi la classe paraîtrait- elle moins pénibl e et plu s digne d'eslime que la surveillance des enfants p end ant les études et les prom enades, exercée par un maître qui les entoure d' une sollicitude à la fois affec tueuse et ferme, et qui inter vient a vec tact et autorité dan s leurs travaux et clans leur vie moral e? Les professe urs surveillent bien sans déroger des compositions et des co ncours; un professe m d'his toire naturelle conduit bien ses élèves dans les h erb orisations et dans les excursions gé ologiqu es. Nous ose rons même demander pourquoi existerait toujours cette distinction absolue entre les fonctions de professe ur enseignant et cell es de maître surveillant,
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L 'ÈilUCATIO N DU CARACTÈRE
pourquoi la làche de la surveillance ne serait point r épar lie entre les nombreux professeurs d'un lycée, en l'all~geant toutefois du service au dortoir, ce qui serait indisp ensable, mais ne nuirait pas beaucoup à l'éducation des élèves? Au dorloir il ne s'agit que d'imposer un e discipline rigoureuse ; des sous-officiers bien choisis y suforaient. Mais il faudrait que la disc iplin e de l'inlernat subît, elle auss i, de grandes modifications, si l'on confiait le soin de l'appliqu er à de vrais maître s, dignes de considération et de respect. Il faudrait qu'elle ne fùt pas exclusivement inhibitoire, qu'elle ne pesâ t pas sa ns cesse comme un lourd fardeau sur la ga ieté et sur l'activité du j ~une àge , que le maître n'apparût pas uniquement aux enfants comme un surveillant désagréable, dispensateur des pensums et des consignes. Je ne suis nullement un optimiste r empli d'illusion s . .Je sais que le mal existe à l'ori gine clans le cœur de l'enfant , et que celui-là s'exposerait à des déceptions cruelles qui n'aurait recours qu'à la liberté, aux moyens de douceur et de raison , pour lutter co nlre l'ac tion incessante des mauvais in stincts inn és dans l'homme. Mais je crois aussi que la discipline de nos internats penche trop du cô té de la prohibition, qu'elle ne seconde pas assez, qu 'elle contrarie même le développement norm al de l'activité juvénile, que, pour emp êcher que le collège ne dégénère en une rép ublique bruyante et désordonnée, elle s'expose trop au re proche de le faire r esse mbl er au cou vent ou à la caserne, qu'elle n'a pas sur les cœurs cette action intime , délicate, profonde, qui seule peut être salutaire, et qu' elle n'obtient qu 'une régularité d'app arence, d ont l'insubordina lion et la révolte viennent varier parfois la lourde monotonie. « Comme s'il y avait trop d'énergie dans le monde, dit Jean-Paul, il n'y a de récompenses que pour
�247 l'abstention. Les châtiments ne manquent pas pour imprimer la crainte de mal faire : mais où est l'enseignement, où sont les récompenses pour l'initiative et le .courage? ... Pourtant un bras cassé guérit plus vite que la volonté brisée. Aucune ·force ne doit être atténuée dans l'homme ; il faut seulement augmenter la force op· posée 1 • >> Je ne sais point si j'exagère, mais je dirai que j'ai toujours trouvé la jeunesse de nos internats, après quelques années de pension, plutôt ennuyée et sournoise que franche, vive et de bonne humeur. Ce n'est pas là cependant notre caractère national, tel qu'il se montre en pleine liberté. Conserve-t-on un souvenir riant et affectueux des années d'internat? Peut-on appliquer à nos écoliers français ce qui nous est dit de ceux des collèges d'Angleterre, comme Eton, Rugby, Harrow, cc qu'ils conservent de l'école oü il., ont passé leur enfance le souvenir le plus cher et le plus reconnaissant? Hommes faits, ils en parlent avec affection comme d'une patrie; ils en restent les amis, les protecteurs .... Nous avons vu, dans les bibliothèques de plusieurs écoles, des collections d'objets précieux envoyées par d'anciens élèves du fond de l'Inde ou de la Chine, comme présents, comme souvenirs. Il y avait quelque chose de touchant dans ces gages d'affection-venant de si loin et·après tant d'années d'absence 2 • >> Si l'on vou lait effectuer dans la discipline de l'internat les réformes qui nous paraissent nécessaires, malgré le vif désil' avec lequel nous les souhaitons, nous sommes d'avis qu'il convient de procéder ici encore avec méthode et réserve, par voie d'essais sucRÉFORMES A OPÉRER
1. Cilé par Bréal, Excursions pédagogiques, p. 99. 2. Demogeot et l\iontucci, ouvrage cité, 1'• partie, 1re section, chap. w.
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L 'EDU CATIO N DU CAR ACTÈRE
cessifs. Il ne s'agit pas d'accorder à nos lycées une ch arte d'affranchissement, ni d'o pérer dans les mœurs scolaires une révolution sembl able à celle qu'Edmond About a raco ntée avec tant de charm e dan s son Roman d'un bJ'ave homme. On risquerait de t out comprom ettre. Qu e les provise urs qui n'ont pas cl ans le système actu el de discipline une foi entière et qui so nt capables d' une initiati ve libérale examinent leurs r èglements avec attention, et qu'ils aient le droi t d'y introduire modes tement les petites lib ertés qui leur parait ront les moins dangereuses, d'e n supprimer les prohibitions do nt l'utilité es t très discutable. Qu'ils tentent quelques essais avec le désir sincè re de les voir r éussir et la pa tience qui leur fe ra supp orter, en vue du su ccès fin al, des désagréments inévitab les. Ou je me trompe fo r t, ou ils s'apercevro nt bientôt qu'o n peut, sans péril , marcher dans cette voie, non pas à l' étou rdie, mais en se soutenant, au milieu des difflcullés qu e l' on pourra r enco ntrer , par la conviction qu e l'on est da ns le vrai, el en la faisant partage r aux autres. Il y a chez nous des édu cateurs qui inclinen t toujours à la répression , ·à la prohibition ; je connais un établissement où le j eu de paum e, qui passionnait les élèves de la grande cour, fut défendu pa rce qu ïl s avaient cassé quelques vitres: on aurait mieux fait de mettre un grillage en treillis aux fen êtres, et de les laisser animer par un jeu excell en t la langueur habitu elle de leurs r éc réations. Il y a d'autres éd ucateurs, plus r ares, qui ressembl ent à ce maî tre anglais a uquel on demandait si ses élèves n'abu saient pas de leur liberté au détriment de leurs devoirs : « Il est vrai , répon dit-il, qu e quelqu esuns en abusent : nous aimons mieux cela qu e si t ous ensemble n'apprenaient pas à en use r 1 » .
1.
Demogeot, etc, , même chapitre.
�RÉFORMES A OPÉRER
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Par des réformes comme celles que nous venons d'indiquer, en augmentant dans une juste mesure la liberté, l'ac livilé des enfants, en leur faisant aimer le collège par Lous les moyens honnêtes, en surveillant avec une sollicitude plus aITectueuse et plus pénétrante le développement de leur caractère, en mettant auprès d'eux, au milieu d'eux, sous le nom de professeurs, régents, tuteurs, peu importe, <les conseillers sympathiques et respectés, en faisant concourir sérieusement tous les fonctionnaires du collège à l'œuvre de l'éducation morale, plus nécessaire et plus difficile que celle de l'instruction, on atténuera beaucoup les graves défauts qui ont été vivement et justement reprochés à l'internat en Prance. Quelques lycées se distinguent par leurs succès dans les concours de l'intelligence; des administraleurs sont notés comme prudents et habiles à faire venir dans les maisons qu'ils dirigent le flot des élèves. Nous souhaiterions qu'il pût y a voir entre nos lycées un concours permanent pour l'excellence de l'éducation donnée aux enfants; qu'il n'y eût pas entre eux, sous ce rapport, une trop monotone ressemblance, et qu'on employât plus largement les forces vives qui existent chez les élèves et chez les maîtres. Tout notre effort doit tendre, non pas à développer chez les enfants des habitudes passives d'obéissance et de travail, mais à exciter leur énergie dans la lutte pour l'existence, relevée et ennoblie par l'idéal du devoir.
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CHAPITRE XI
Moye ns gé néraux d'éducati on : l'obéissa nce. - Lèg ilimilé du pou voir de co mm a nd er exe rcé pa r les èdu caleurs. - Règles à s uivre. - L' obéissa nce ne diminue pas l'énergi e. - Sentiments q ui dé terminent l'o béissance. - La conlrainle.
Nous all ons éludier maintenant les moyens généraux dont les éduca teurs , so it dans la fa mille, soit dans les écoles , disposent pour form er le caraclère de l'enfant. La p édagogie scolaire, sur certains points, diffère de la péd agogie familiale ; elle a ses règles particuli ères ; mais toutes deux présentent un grand nombre de traits communs, et les remarques qui s' adressent aux parents peuvent, la plupart du temps, être mises à profit par les maîLres. L'enfant, dans les premiers temps de son existence, n'est guère entre nos main s qu'un être passif, qui dépend entièrement de nous et qui se laisse faire. Mais sa perso nn alilé n e ta rde pas à se manifester; nous nous a percevons bientôt qu'il n 'es t pas, comm e on le dit, un e cire molle, prête à prendre toutes les formes , mais qu 'il est un être actif, qu'il p ossède un e énergie propre, qui résiste souvent à la nôtre, et que nous ne pouvon s pas laisser se développer en pleine lib erté, puisque l' enfant, enco re ignorant de la vie, de ses véritables intérê ts et· de ses devoirs, est inca pable de se diriger lui-m ême.
�L'OBÉŒSANCE
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Parmi les moyens dont nous nous servons pour le diriger, figure au premier rang l'obéissance, qui fait plier la volonté naissante de l'enfant devant la nôtre, et qui le détermin e soit à s'abstenir des actes qui lui sont défendus, soit à exécuter ceux qui lui sont ordonnés. L'acte défendu lui aurait été agréable, parce qu'il aurait servi à la satisfaction de l'un de ses instincts; l'acte ordonné, au contraire, lui est fréquemment désagréable, parce que ses instincts ne l'y portent point d'eux-m êmes et qu'il doit, pour l'exécuter, s'imposer un effort; l'obéissance implique donc pour lui un rncrifice consistant à renoncer à un plaisir espéré ou à. se donner quelque peine. Elle en implique aussi un autre, très sensible à l'orgueil inn é dans tout homme et déjà vivace chez l'enfant, ce! ui qui consiste à incliner sa volonté devant celle <l'autmi. Un grand nombre d'actes de désobéissance ont pour cause la difficulté qu'éprouve l'enfant à subir ce que son orgueil considère comme une humiliation, plutôt que l'attrait du plaisir ou la crainte de l'effort. Ces petits êtres sont capables, en maintes circonstances, d'un entêtement extrême à résister lorsque l'ordre qui leur est donné semble cependant pour eux d'une exécution facile; c'est qu'il s'agit d' une chose bien autrement difficile que de se priver J'un petit pl aisir ou d'imposer un petit effort à sa paresse naturelle: il s'agit d'abaisse r un orgueil qui a jeté des racines profondes longtemps avant que l'enfant ait une conscience nette de sa penonne : mais le sentiment personnel, quoique confus, est déjà puissant en lui. Dans le Ruy Blas de Victor Hu go , lorsqu e don Salluste ordonne de ramasser un mouchoir et de fermer une fenêtre à l'homme qui n'est pour lui qu'un laquais, lorsqu'il est pour tous les autres le premier ministre de l'Espagne, assurément ce n 'est pas l'acte de
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L'ÉDUCAT10 N DU CARACTÈRE
fermer une fenêtre, insignifiant en lui-m ême, qui torture le cœur de Ruy Blas, c'est l'humiliation de se trouver dans l'état dépendant ù'un laq uais avec un e â me d'homme libre et d'ambitieux, sans la haute vertu stoïcien ne ou sans l'humilité chrétienne qui lui feraient co nsidérer sa bassesse avec inpifférence, ou même avec joie. La dépendance forcée où l'on se trouve à l' égard d'un a utre homm e engend re naturellement des sen timen ts de révolte, d'envie et de haine, à moins qu'elle ne soit adoucie par d'autres sentiments, co mme celui de la reconnaissance qui attache l'enfant à ses parents, ou celui du dévouement, d'autant plus profond qu'il est moins raisonné, des suje ts enve rs le prince, dan s certains Étals monarchiques. J.-J. Rousseau, qui avait été laquais, n'adm ettait point la dépendance d'homme à homme : pour lui , le système social devrait êlre organisé de telle façon que nulle vo lonté particulière n'y pùt être ordonnée. « 11 y a, dit-il, deux sor tes de dépendances : celle des cho ses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépenda11ce· des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté et n' engendre point de vices; la dépendance des hommes, étant désordonnée, les engendre tous, et c'est par ell e que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. S'il y a qu elque moye n de remédier à ce mal dan s la so ciété, c'est de substituer la loi à l'h omme et d'armer les volontés générales d'une force réelle, sup érieure à l' ac tion de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avo ir, co mm e celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes deviendrait alors celle des choses ; on réunirait dans la république tous les avantages de l'état naturel à ceux de l' état civil : on joindrait à la liberté qui maintient
�THÉORIE DE J.-J . RO USSEAU
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l'homme exempt de vices , la moralité qui l'élève à la vertu 1 • >> Ces id ées donnent lieu à bi en des obj ections. Il est inexact d'abord qu e la dépendance des choses ne nuise point à la lib erté, puisqu e les races énergiques qui la se ntent pese r sur elles font tout ce qu 'elles peuvent pour s'en affranchir, et qu'elles ne se rés ignent à la subir que quand leurs efforts demeurent impuissants. Les découvertes de l'industrie hum ain e sont autant d~ conquêtes sur la na ture, autant d'affranchi ssements à l'égard des choses . La dépendance des h omm es, co nsidérée d'un e certaine façon , n'es t elle-m ême qu e la dépe ndance des choses; car il faut attribuer en g ra nde partie à la nature la faiblesse et la fo rce qui fo nt que les un s obé isse nt et que les autres com mandent. En fi n ce lte fo rce infl exibl e que Rou sseau désire voir donn er à la loi, exp ression de la volon té gé nérale, ne pèserai telle pas en ce rtain es circo nstances sur la liberté individu elle d'une manière tout à fait oppressive? C'est un dangereux so phiste que celui qui, so us prétexte de supprim er la dépend ance des hommes, aboutit dans so n Contrat social à l'organisation du des potisme démocr atique le plu s lourd et le plus intolérable ! Il appli que sa théorie à l' éducation. « Maintenez l'enfa nt, dit-il , dans la seul e dépendance des choses, vo us aurez suivi l' ordre de la nature .... Qu 'il ne sac he ce que c'es t qu' obéissance quand il agit, ni ce qu e c' es t qu'empire qu and on agit sur lui. Qu'il sent e également sa liberté dans ses actions et dans les vô tres 2 • >> Dans l'état social a u milieu duquel il a véc u, l' imagination de Rousseau ne voyait partout que des maîtres et des valets ; il se r eprésentait sou s les pl us tristes coul eurs
1. Emile, li vre II. 2. Ibid.
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L'ÉDUC ATIO N DU CARA CT È RE
l'in solence des uns, la bassesse des a utres; confondant l'obéissan ce avec la se rvilité, il voulait qu e t oute idée , tout e habitud e de subordin a tion fût so ig neusem ent écar tée dès l'enfa nce , et que l' on préparâ t ainsi pour l'âge adulle des citoyens égaux et libres . Suivant la rem arqu e très se nsée de Ka nt , « il ne faut p as essayer de donn er à un en fa nt le carac tè re d'un citoye n, mais celui d'un enfant 1 » . P our exa miner la ques ti on de l'ob éissance, on doit se pl ace r surtout au point de vue de l 'enfa nt, se de mander s'il y a , da ns les pre mi ères ann ées, un m eilleur moyen d 'agir sur son ca ractère p our le modifier en bien, comba tt re les tendances ma uvaises et lui donn er de b onnes hab itu des . Le pe tit enfant ne peut g uère connaitre q u' un seul « impératif catégo riqu e » , une seule loi m orale : c'est la volonté de ceux dont il dépend; ain si qu e le dit l 'épi g ra phe placée p ar Mme Necker de Sa uss ure en tête du chapitre o ù ell e tra ite de l'o béissance penda nt le premi er âge, le devoir de l'obéissance es t le se ul qu'il puisse co mprend re. Il obéit à la volonlé de ses parents co mm e il se co nforme plus. ta rd à la loi m orale, en s'impo sant un effort, une peine, un sac riû ce . La volonté des parents, deva nt laquell e il doit s'in cliner sans disc uss io n, représe nte al o rs pour lui les p rin cipes de mora le qui devront dirige r sa vie dans l'a ve nir. On peut m ême dire qu e les p a rents, qu a nd il s so nt h onnêt es, servent simpl ement clïnLerm édiaires entre l'e nfant et la loi mora le, dont il n'entend pas encore directement les prescriptions da ns sa co nsc ience. Lorsqu 'ils lui défendent, p ar exe mpl e, la gou rma nd ise, le m ensonge , le lar cin, a uxqu els il est natu re lle ment p orté, lorsqu'ils ·tui ord onnent le res pect de l'âge ou de la faiblesse, qu 'il ne p ra tiq uerait pas de lui-mè me, font-ils
1. Tmilé cle pédagogie, éd it. Tham in , p. 95.
•
�LÉGITIMITÉ DU COMMANDEMENT
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autre chose que de parler à l'enfant le langage que sa conscience lui parlera plus tard? Les réprimandes, les châtiments, les éloges, les réco mpen ses, le plaisir qu 'il fait à ses parents, la peine qu'il leur cause, sont de véritables sanctions, les seules auxquelles il puisse être sensible. Quant aux actions indiITérentcs au point de vue de la morale, c'est encore la volonté des parents qui remplace pour l'enfant l'expérience qui lui manque. On lui défend de toucher aux objets tranchants, de s'appro cher trop près du feu, parce qu'il ne conné!ît pas encore le danger des coupures et des brtilures. Qu 'es t-ce qu'un homme honnête et expérimenté a de mieux à faire que d'obéir à sa propre raison, lorsqu'elle oppose aux impulsions de la sensibilité la règle du devoir et les . conseils de l'expérience personnelle? La raison de l'enfant ne pouvant connaître encore cette règle et ces consei ls, ses éducateurs les lui snggèrent avec le ton de l'autorité et sous la forme d'ordres. C'est un devoir que la nature leur impose, puisqu'elle ne fait pas naître l' enfant avec une raison adulte, et un droit qu 'ils tiennent d'elle. « (.)u'on ne croie pas, dit Mm e Necker de Saussure , qu'un froid système puisse jamais à cet ég:ud pénétrer au fond du cœur. Rousseau a beau vous avoir inquiété sur la légitimité de votre empire, aussitôt que votre enfant s'exposera, je ne dis pas à un danger réel, mais à un inconvénient léger, imaginaire peut-être; lorsque seu lement il vous impatientera à un certain point, vous le prendrez dans vos bras, vous l'emporterez. Vos scrupu les, vos résolutions, vos prin cipes puisés dans Émile seront oubliés, et la nature sera la plu s forte 1 • » Si le droit des parents à imposer leur volonté à l'eni. L'Éduca tion prog1·essive, li v. llI, chap. u.
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L'É DU CATION DU CARACTÈRE
fant n'est pas contestable, il s'en faut que tous en usent bien et puissent se passer de conseils à ce sujet. Trop so uvent, au contraire, l' exercice de l'autorité des parents est plein de maladresses, de caprices; l' effort de la pédagogie doit tendre à y mettre le plus possible de réflexion et de méthod e. Il faut d'abord faire tout ce qu'on peut pour qu e les défenses et les prescriptions aient co mme résultat final, malgré les résistances de l'enfant, l'emp êchem ent de l'ac te défendu, ou l'exécution de celui qui est prescrit. Vous défendez, par exemp le, à l'enfant de s'approcher du feu; s'il n'obéit pas imm éd ia tement, vous l' en écartez vous-même, et vous le mettez dans l'impossibilité d'y retourner. Vous lui ordonnez de fermer la porte; s'il refuse, vous l'y contraignez en dépit de ses larmes et de ses convulsiom. Que de fois, au contraire, voyons- . nous gronder ou même punir un enfant pour sa désobéissance, en lui laissant la satisfa ction, très vive pour so n petit org ueil, d'avoir fait ce qui lui était interdit, ou d'avoir échappé à l'acte qui lui était commandé! Cette r ègle implique la précaution de n'interdire à l'enfan t que ce qu'on peu t empêcher , et de ne lui prescrire en gé néral que les actes auxquels on peut le co ntraindre. Il faut mettre de la suile cl de la constance dans les prohibitions ainsi que dans les ordres positifs. Vous ne voulez pas, en général, que votre enfant s'approche du feu; ne J' en laissez jamais approcher, et réitér ez-lui votre défense cent fois, s'il est nécessaire. « Il es t inutil e, remarque justeme nt Mme Necker de Saussure, d'espérer qu e le petit enfant croie d'abord vos défenses permanentes; il n'y voit que l' expression de votre volonté du moment. Vous avez beau vouloir enchaîne r son avenir, il n'entend rien à vos prétentions. cc Il ne faut cc jamais monter sur les chaises », est pour lui : cc Je ne
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«veux pas à présent que vous montiez sur celte chaise». Aussi vous désobéira-t-il longtemps sans révolte réelle en votre présence, et à plus forte raison loin de vos yeux, car il ne craint que de vous déplaire. Mais lors~u'il au,.souvent associé l'idée de votre mécontentement à ffle ·d'un certain acte, à la fin il s'abstiendra de l'exécuter. Et s'il ne passe de vos mains que dans celles d'une personne qui empêche les mêmes choses par les mêmes moyens que vous, peu à peu il se sentira sous l'empire d'une loi qui lui en interdira jusqu'à la pensée 1 • )) Le manque de suite, au contrail'e, empêchera vos efforts partiels d'aboutir, et compromettra votre autorité aux yeux de l'enfant, qui saisira bien vite ce qu'il y a de capricieux dans votre discipline. Rien n'est plus mauvais que d'établir une défense pour l'oublier ensuite et la rétablir après une négligence plus ou moins .longue. Les ordres doivent toujours être donnés sérieusement, en évitant l'air ou le ton de la plaisanterie. Non pas qu'il soit nécessaire de montrer constamment un visage grave et de s'interdire de partager la joie de ces petits êtres, qui a pour nous tant de charmes; il faut seulement savoir, au besoin, y mettre fin, et faire sentir aux enfants qu'en jouant avec. eux on n'est pas descendu au rang de camarade, qu'on reprend, quand il ne s'agit plus de jouer ensemble, mais de commander d'un côté, d'obéir de l'autre, l'attitude de l'autorité qui exige la soumission. Les enfants connaissent bien cette faiblesse de l'homme qui se laisse si facilement désarmer par le rire; ils remplacent au besoin la résistance ouverte par une malicieuse bouffonnerie; c'est à nous de nous tenir sur nos gardes et, dans ces circonstances, de les décourager par notre froideur. Ils sont
1. L'Èducation p1·og1·essive, liv. UJ, chap. rr.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
déjà capables de sentir tout ce qu'il y a de piteux dans une plaisanterie manquée. Mais ils connaissent d 'antres moyens encore pour faire fl échit· notre volonté, dont ils redoutent bien plus la constance que les caprices autoritaires . .rés par des périod es de faibl esse et de gâterie . Ils nous montrent de la mauvaise humeur, de l'aversion ; il s affectent de témoigner à d'autres la sympathie qu 'il s nou s retirent; en désespoir de cause, ils ont recours aux larmes, aux cris, à l'expression d' un désesp oir navrant. Ces moyens ont trop souvent un plein succès ; pour ramener la joie sur le visage d e l'enfant, reconqu érir son affection, calm er sa doul eur, les parents mollissent, et, dans cette lutt e du faible contre le fort , où le faibl e .déploie in stinctivement toutes sortes de ru ses pom éluder l'ob éissan ce, c'est lui qui finit par l'emporter. Il aurait fallu, au contraire, en gardant une atLitud e indifférente et froide, lui faire voir qu 'on n'est pas sa dupe et qu e tout échou era devant un e ferme volonté d' être obéi. « Reprenez tranquillement vos occupations, dit Mme Necker de Saussure, et soyez certain qu e bientôt les larm es cesseront ou chan ge ront ·de nature ; bientôt ell es seront un lége r appel à votre piti é, et le moindre regard déterminera le coupabl e à venir se j eter dans vos bras . Alors il y aura un moment d'effu sion, un e réconciliation tendre et cordiale. L' enfant dira qu'il est fâch é, mot plus aisément obtenu et plus sincèrement prononcé qu'une triste demande de pardon. Vous voulez l' expression d'un tendre regret, celle d' un retour réel à la sagesse ; vous ne voulez pas l'humilia tion de votre enfant 1 • » Le meilleur moye n de se prémunir contre les conces· sions que peut a mener la tendresse à l'égard des enfants,
1. l 'Éducation progi·essive~ li v. llI, chap. u.
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c'est d'ériger en règle invariable que l'obéissance, volontaire ou forcée, sera immédiate, qu'on ne tolérera aucun atermoiement, que pour l'enfant un acte ordonné sera un acte exécuté, ou qu'il sera mis fin sur-le-champ au commencement d'exécution d'un acte défendu. Lorsqu'un enfant est en âge de discuter avec ceux qui le dirigent, on n'admettra point la discussion, on ne justifiera point les ordres qu'on lui donne; ce serait se mettre avec lui sur un pied d'égalité, abdiquer le pouYOir en vertu duquel on commande, et même s'exposer parfois à des débats humiliants, dans lesquels on n'est pas sûr de trouver toujours les réponses décisives qui imposent le silence; si, embarrassé et impatienté, vous Ol'donnez à l'enfant, après une discussion plus ou moins longue, de se taire et d'obéir, il trouve singulier de vous voir changer aussi brusquement d'attitude; pourquoi, l'ayant d'abord traité en égal, vous dressez-vous ensuite devant lui comme un despote qui n'admet point la réplique? Est-ce parce que vous vous sentez battu par ses raisons, et que, ne pouvant lui en opposer de meilleures, vous recourez à la force? Il est impossible de justifier devant l'enfant tous les ordres et toutes les défenses qu'on lui adresse; il faudrait pour cela, dans une foule de cas, lui communiquer une expérience de la vi.e que la maturité seule comporte, et qui serait souvent très mauvaise pour lui, qui risquerait d'atteindre sa pudeur, sa délicatesse. Si tantôt vous faites appel à sa raison pour justifier vos commandements, tantôt au contraire vous lui refusez toute explication : ne lui paraîtrez-vous point inégal et capricieux? N'aura-t-il pas l'idée de vous refuser sa soumission, lorsque vous ne le mettez pas en état de la raisonner? Jamais un ordre donné d'un ton impératif ne doit, lorsque l'enfant résiste, se transformer en une prière;
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ainsi que cela se voit si souvent dans les familles. Mme Necker de Saussure conseille surtout aux mères de ne jamais employer la forme de la prière pour obtenir ce qu'elles veulent de leurs enfants. « La prière, dit-elle, adressée par les mères, renverse les rapports naturels et produit un échange de rôles. A force de s'entendre solliciter, lès enfants se croient faits pour accorder des faveurs; ce sont eux qui ont pour nous des bontés, et c'est nous qui sommes des ingrates 1 • » Malheureusement ce conseil pourrait s'adresser maintenant aux pères eux-mêmes : le proviseur d'un lycée me racontait un jour qu'un père de famille, venu spécialement pour infliger à son fils une verte semonce, n'avait pu soutenir longtemps le ton du reproche et de la fermeté, et qu'il était arrivé bien vile à Ja supplication, pour aboutir à la promesse d'une belle partie de chasse. Des maîtres dans leur classe, lorsqu'ils ont perdu toute autorité et qu'ils ne savent plus se faire obéir, recourent à la prière pour obtenir, non plus le respect et la soumission , mais l'indulgence et la pitié des élèves. Comment peuvent-ils se résigner à une situation aussi humiliante? et quel exemple pernicieux pour les enfants! Il y a, je le sais, des fatalistes en pédagogie, qui prétendent que l'autorité est un don de nature, qu'elle ne s'enseigne pas, que, parmi les éducateurs, les uns sont faits pour être obéis et respectés, d'autres pour être, malgré tous leurs efforts, des objets de dédain et de risée. Assurément le don naturel a, ici comme ailleurs, la plus grande importance. Des éducateurs plus favoi'isés que d'autres apportent dans leur œuvre ces « qualités nécessaires pour commander aux hommes» , suivant l'expression de Voltaire, qui leur auraient aussi bien
1.
L'Éclucntion progressive, liv. V, chap. v1
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donné l'autorité dans l'exercice du pouvoir politique, ou à la tête d'un groupe social quelconque. Il n'en est pas moins vrai que l'on compromet souvent son autorité par des fautes que l'on aurait pu éviter et contre les.quelles ceux qui n'ont pas, comme quelques rares privilégiés de la nature, la science innée du commandement, feront bien de se mettre en garde. On peut, en suivant de bons conseils et en profitant de l'expérience personnelle, gagner beaucoup comme éducateur, se sentir, avec le temps, plus sûr de soi et plus maître des enfants. Lorsque l'œuvre éducatrice se fait en collaboration, ce qui est le cas le plus fréquent, dans la famille comme à l'école, les observations générales que nous avons faites précédemment sur la nécessité de l'entente entre les collaborateurs doivent s'appliquer d'une manière toute spéciale à ce qui regarde l'obéissance. Un ordre donné à l'enfant par un de ses éducateurs doit être strictement rnaintenu par les autres, quand même il serait mauvais, à moins que son exécution ne présente des inconvénients graves, ou qu'on ne puisse l'éluder, s'il ne vaut rien, sans que l'enfant s'en aperçoive. La meilleure manière de ruiner l'autorité d'un éducateur, c'est de le contredire devant son élève. Que l'on s'explique en l'absence des enfants; que celui qui a une autorité supérieure trace des règles fixes et adresse au besoin des observations sérieuses à ceux de ses collaborateurs qui lui sont subordonnés; mais que les enfants ne soupçonnent aucun désaccord, qu'ils croient à l'unanimité chez ceux qui leur commandent; c'est une condition essentielle pour leur obéissance. Ni dans la famille ni à l'école il ne doit y avoir pour eux une cour d'appel. Le droit de commandement que possèdent les parents et les maîtres, despotique en apparence, a son tempéra-
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ment et ses limites dans un certain nombre de règles que nous dictent le bon sens, le sentiment du devoir, l'affection pour les enfants. D'abord il ne faut point leur défendre ni leur ordonner des actes qui ne sont pas réellement en leur pouvoir. On ~e défendra pas à un enfant d'avoir mal, ni même de se plaindre pour attirer l'attention sur sa souffrance. Qu 'on se rappelle ce qui a été dit touchant l'influence . de l'état physique sur le caractère : bien des fois nous sommes impatientés par les cris et l'agitation d'un enfant qu'il ne s'agit pourtant pas de faire taire ni de rendre immobile, mais de soigner et de soulager. Lorsque les enfants auront commencé leurs études, on ne leur imposera pas des tâches au-dessus de leurs forces, ni une attention, une immobilité, un silence prolongés, qui ne sont pas de leur âge. D'une manière générale, on n'abusera pas de leur soumission et l'on ne s'exposera pas plus qu'il ne faut à leur désobéissance, en multipliant outre mesure les prohibitions et les prescriptions; sur ce point, on ne dépassera pas le strict nécessaire, et l'on ne consultera exclusivement que leur propre intérêt. La discipline doit être faite pour corriger les enfants de leu ra mauvais instincts et améliorer leur caractère, non pour procurer aux parents et aux maîtres une tranquillité que l'œuvre difficile de l'éducation ne comporte point et diminuer le plus possible leur responsabilité. Celui qui a charge d'enfants doit s'attendre à une foule d'ennuis, d'agacements et de misères; s'il fait peser le joug sur eux dans le but égoïste de se ménager luimême, il ressemble à ces malheureuses femmes qui donnent de l'opium à leurs nourrissons pour les tenir tranquilles et n'être pas dérangées. Les enfants ont un besoin perpétuel de mouvement, d'investigation, de diver. tissement, d'expansion et même de sympathie qui les
�RÈGLES A SU IVRE
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pou sse à nou s déranger sans cesse pour nou s occuper d'eux e t qui les rend in supportab les à ceux qui ne les aiment point. Mettez un petit enfant à votre table : vous courez grand risq ue qu'il n e vous laisse ni man ger ni causer en paix, et qu'en attira nt mille fois votre attention par des ac tes très naturels pour lui, mais très désagréables pour vous, il vous gâ te le plaisir du r epas familial. Mieux vaut alors s'armer de patience que de lui imposer un e sagesse et un e tenue qui ne sont point de son âge. Vos défenses et vos ordres ne doivent intervenir qu e quand vou s vous !),percevez qu'il commence à con tracter de mauvaises habitudes, ou que vous pouvez com mencer vous-même à lui en faire con tracter de bonnes, en conciliant les ex igences de son âge et cell es de la vie sociale et morale qui l'attend dan_s l'avenir. Il est infiniment préférable, en maintes ci rconstan ces, de le laisse r faire, lorsqu'on n'y voit pas un rée l dange r, que de lui imposer une discipline minutieuse et tracassière qu 'il ne cessera de tra nsgresser, ce qui vous forcera so it à le reprendre continuellement, soit à compromettre votre discipline ell e-m ême par des alternatives d'indul gence et de rigueur. Le devoir de l' éducateur est d'établir une règle à la fois très simple et très sévère, que l'enfant n 'aura pas trop souvent l'o ccasion de violer, mais qu'il ne violera jamais impun ément lorsq u'il saura qu e vous co nnai ssez sa faute . L'éducateur ne doit point ignorer l'art de fermer les yeux , qui peut êlre pratiqué même par des personnes très fe rm es. La désobé issance manifeste sera toujours relevée; mais s'il faut s'effo rce r de tout vo ir, il est parfois opportun de paraître ignorer; sinon il serait nécessaire d'intervenir, èe qui présenterait des inconvénients au point de vue même de l'autorité, qu'on doit maintenir avant tout. << Il faut un e conduite ferme, disait
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Mme de Maintenon aux dames de Saint-Cyr, mais il ne faut point tr.o p gronder; il faut souvent fermer les yeux et ne point tout voir, et surtout prendre garde à ne point aigrir vos filles et ne pas les pousser à bout indiscrètement. Il y a des jours malheureux où elles sont dans une émotion, dans un dérangement, prêtes à murmurer; tout ce que vous feriez alors, toutes les remontrances, toutes les réprimandes ne les remettraient pas dans l'ordre. Il faut couler cela le plus doucement que l'on peut, afin de ne point commettre son autorité, et il arrivera quelquefois que le lendemain elles feront des merveilles. Il y a des enfants si emportés et qui ont des passions· si vives que, quand une fois ils sont fâchés, vous leur donneriez dix fois le fouet de suite que vous ne les mèneriez pas à votre but; ils sont incapables en ce temps-là de raison, et le châtiment est inutile. Il faut leur laisser le temps de se calmer, et se calmer soimême 1 • » Le pouvoir presque arbitraire que nous possédons sur les enfants est légitimé par leur intérêt même; c'est ce qu'il leur est souvent impossible de comprendre, et nous avons vu qu'on ne doit point s'efforcer de justifier devant eux les ordres qu'on leur donne. Mais, pour éviter de leur rendre la discipline odieuse, nous devons par nos soins, notre attachement, notre tendre sollicitude, leur avoir bien fait sentir qu'ils nous sont plus chers que tout au monde, et que nos exigences, désagréables et pénibles pour eux, se concilient avec une vive affection. Sinon, ils ne seraient que des esclaves, et leur âme, pour peu qu 'elle eût d'énergie, nourrirait des idées de révolte. Rien n'est plus pénible que d'obéir à un maître sec et dur; mais l'observation de la discipline est facilitée lorsqu'au sentiment de la contrainte
i. Ex traits su.i· l éducation, écl iL. Gréard,
p. 41.
�RÈGLE S A S UIVRE
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s'en joignent d' aut res plu s doux, l'affecti on filiale, la confiance , la reconnaissance. Enfin, n'oublions point qu e l' obéissance n' est pas un but, ma is un moyen, dont la faibl esse des facultés de l'enfant rend seul e l'emploi nécessaire. Si tou s les hommes étaient égaux en r aison et en sagesse , il n'y aurait ni supérieurs ni subordonnés ; le pouvoir ne serait pas légitime, parce qu'il ne serait pas nécessaire, et, du res te, personn e ne chercherait à le conqu érir. Le pouvoir qu e l'homme fait exerce sur l' enfant est éminemm ent légitim e; il existe en vertu d'un droit qui rés ulte lui-m ême d'un devoir, celui de diriger l'enfant tout le temp s qu'il est incapabl e de se dirige r lui-même. « Nous répond ons de ces êtres si chers devant Di eu comme devant la so ciété entière, dit Mm e Necker de Saussure, et l'autorité, se ul moyen simple de r emplir nos obli gations, nou s serait refusée 1 ! » Mais ce pouvoir n 'est légitime qu e t ant qu'il est nécessaire, et les éducateurs ne doivent l'exercer qu'avec le désir de l'abdiquer le plus tôt possibl e. Il ne faut même pas le conserver tout enti er jusqu 'à la fin, pour s'en débarrasser d'un se ul coup . Il faut initier petit à petit l'enfant à la liberté , et lui laisser de plus en plu s l'initiative de ses actes . Jusqu 'au mom ent de l'éman cipation complète, le jeune homme doit rester assez respectueux de ! 'autorité de ses éduca teurs pour ob éir aux ordres qui pourraient lui être donn és; mais, quand l'édu cation a été bien diri gée, ces ordres sont alors devenus rares, et le jeune homme ne passe pas bru squ ement, ainsi qu e cela se fait trop souvent en France, surtout chez ceux qui ont r eçu comm e intern es l'édu ca tion publique, d e l' extrême assuj ettissement à l' extrême lib erté. Se servir fréqu emment de l'obéissance pour donner
1. UÉditcationp1 ·og1·essive, li v III , c lrnp. 1r.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
aux enfants de bonnes habitudes morales el les préserver des mauvaises; puis, au fur et à mesure que leur raison se forW1e et que leur expérience s'étend, non pas relâcher l'obéissance, mais rendre de plus en plus rares les occasions de la mettre en pratique; enfin n'y plus recourit· que dans des circonstances exceptionnelles : telles sont les trois périodes de l'éducation sur Je point qui nous occupe. Ceux qui ont le mieux obéi pendant leur enfance ne sont pas ceux qui, une fois entrés dans la vie sociale, montreront le moins d'énergie, à condition qu'on n'ait pas énervé leur volonté en ne lui laissant pas, par une intervention trop constante, les moyens de faire, pour ainsi dire, son apprentissage. Un éducateur qui se montre rude et despotique toutes les fois qu'il intervient, mais qui n'intervient pas sans cesse, et qui laisse à l'enfant des moments nombreux de liberté, fait peu de tort à l'énergie de son élève. A cet égard, on doit déclarer bien plus mauvaise l'action de celui qui en Loure l'enfant d'une sollicitude maladroite, et qui, par un excès de tendresse, lui épargne les ennuis de l'obéissance, en même temps qu'il lui relire toutes les occasions d'exercer son énergie et de s'endurcir. Les enfants gâtés sont toujours désobéissants, et presque toujours la gâterie indique chez les parents de la faiblesse de caractère, un manque général d'énergie. L'enfant qui s'est trouvé aux prises avec une volonté forte a reçu un bon exemple, dont les effets dureront. « Un vieux sergent, dit Mme Necker de Saussure, qui a toute sa vie obéi à son capitaine, ne manque pas de fermeté avec ses soldats : ceux-ci, rentrés dans leurs foyers, ont plutôt des habitudes trop impérieuses, et, dans les siècles d'énergie, le pouvoir des parents sur les enfants était illimité. La force de la volonté, comme la plupart de nos qualités, se propage par l'exemple, et
�SENTIMENTS DÉTERMINANT L'OBEISSANCE
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il en est de même de la mollesse . » On peut donc dire . que celui qui, dans .son enfance, apprend à obéir, apprend aussi · à commander. L'idéal pour l'éducateur serait d'obtenir l'o-béissance des enfants par sa seule autorité morale, de leur inspirer une telle déférence et un tel respect, qu'ils ne concevraient même point l'idée de résister et s'empresseraient de se conformer à toute volonté manifestée par lui. Mais les enfants, surtout dans les premières années de leur vie, sont trop légers, trop étourdis, trop peu raisonnables, pour être capables d'une pareille obéissance. Il faut donc s'adresser à d'autres sentiments, dont ils sont plus susceptibles d'être touchés. Je mettrai en première ligne, parce qu'il est le plus noble, ce sentiment de sympathie dont j'ai déjà pnl'lé, par lequel l'enfant désire éviter de ln peine à ceux qui l'élèvent et leur causer du plaisir. Quand il obéit pour être agréable, rien de mieux. Mais dans beaucoup de cas ce sentiment ne suffit point pour empêcher la désobéissance. L'ennui qu'un ordre donné, une défense imposée, causent à l'enfant, est souvent assez fort pour faire disparaître momentanément en lui toute sympathie à l'égard de ceux auxquels il est soumis; loin de songer à leur être agréable, il leur en veut, et son premier mouvement est <Je leur faire de la peine : il n'y résiste pas toujours, et, dans sa désobéissance, entre fréquemment de la malice. Je n'aime pas beaucoup le moyen, fort usité dans les familles, qui fait de l'obéissance un calcul intéressé, par lequel l'enfant se soumet grâce à la promesse d'une friandise, d'un jouet, d'une jouissance quelconque dont il a le désir. Il y a, pour moi, de l'humiliation dans ·ce rôle des parents qui achètent, pour ainsi dire, l'obéis1. L'Éducation JJl'Ogrcssive, !il'. III, cbap.
Il.
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sauce, au lieu de l'imposer; et il faut, à cet égard, se défier de la ruse enfantine; car l'enfant arrive à se faire. payer son obéissance le plus cher possible. Au début, ce qu'il convoite le plus souvent, c'est le plaisir de la gourmandise; le gâteau, le boribon prennent dans sa vie une place vraiment excessive, et ce n'est pas au profit de son estomac, ni même de sa moralité naissante. Plus tard il convoitera des plaisirs plus dispendieux, et assez souvent on verra ce singulier spectacle de parents délibérant sur les moyens d'être agréables à un enfant qui mériterait tout le contraire, le supplier de vouloir bien travailler, se conduire décemment, être soumis à ses maîtres, moyennant quoi on lui procurera toutes les distractions qui pourront lui plaire, la chasse, les bains de mer, les voyages. En dernière analyse, il faut reconnaître que l'obéissance est, dans un grand nombre de cas, inséparable de la contrainte. « L'obéissance, dit Kant, peut venir de la contrainte, et elle est alors absolue; ou bien de la confiance, et elle est alors volontaire. Cette dernière est très importante, mais la première est extrêmement nécessaire; car elle prépare l'enfant à l'accomplissement des lois qu'il devra exécuter plus tard comme citoyen, alors même qu'elles ne lui plairaient pas 1 • » La con train te, qu'il nous pai:aît indispensable d'admettre, consistera d'abord, ainsi que nous l'avons dit, à empêcher par la force l'acte défendu, et à faire exécuter par la force l'acte prescrit, toutes les fois qu'on le pourra; et, en second lieu, à faire suivre d'une punition tout manque d'obéissance. L'enfant est déjà très sérieusement puni pour avoir été forcé de renoncer à ce qu'il prétendait fait·e, ou d'exécuter l'ordre auquel il prétendait se dérober. Dans certains cas même cette
i. Traité de pèclago,qie, trad. Barni, édit. Thamin, p. 95.
�LA CON'tRAINTE
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première puniLion suffit. Mais si l'on pense qu'elle n'a pas produit sur lui une impression assez forte, que son àme est encore mal disposée, qu'elle est prête à la récidive, il faut y ajouter les punitions proprement dites. La question des punitions se rattache donc étroitement à c.elle de l'obéissance. Toute faute de l'enfant qui mérite d'être punie n'est qu'une désobéissance: car on peut dire que pendant longtemps il est innocent, lorsqu'il ne transgresse pas les ordres de ses éducateurs, dont la volonté est son unique loi morale, jusqu'à cc qu'il entende vraiment la voix de sa conscience; il serait injuste et absurde de punir un enfant pour une action qui ne lui a jamais été défendue.
�CHAPITRE XII
Les p uniti ons dans la famill e el à l'école. - Règles de Benth am co nce rn a nt la péna li té. - Différence e ntre la péna li té da ns la soc iété el la pé na lité dans l'ccluca ti o n. - Puni tions morales. - Punit ions so us forme de p ri va ti on. - Ma la ise mora l produit par les dive rses pun itions. - Les châ tim ents co rp orels en F ra nce, en Angleterre et en All emag ne. - La punition n'es t qu' un moyen ex trême.
La société réprime les délits et les crim es a u moyen de peines qui sont édictées par le législa teur et formu· lées d'une mani ère précise dans les codes. Le but qu'elle se propose en punissànt est multiple. Pour assurer sa propre sécurité, d'une part elle met le coup abl e hors d'état de nuire pendant un temps plus ou moins long, et d'autre part elle tâche d'e mpêch er des fautes analogues à celle qu'il a commise par l'ac tion préve ntive de l'exemple qu'ell e fa it sur lui . La pein e est aussi un e ex piation imp osée au coupable a fin de satisfaire le sentim ent de justice inné dans le cœ ur hu main, qui exige que tout manqu ement au de,·oir entraîn e une souffrance, et qui , abstrac tion faite de l'intérêt social , se r évolte lorsqu e le crim e r es te impu ni. E nfin la pein e es t un moyen d'a mende ment, lrès in ce rtain , il es t vrni , et so uvent inefficace . Le célèbre publiciste anglais Bentham a. fait une
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étud e approfondie de ce lle grave ques tion de la peine , surtout au point de vue juridique. « Tou s ceux, dit Bain , qui exercent un e autorité, de quelque na ture qu'elle so it , devraient connaîlre à fond les conditions et les princip es gé néraux de la punition tels q u'ils sont exposés dans le code pénal de Benth am 1 • » Indiquons d'abord les circon stances dans lesquelles il ne convi ent pas, d'après lui, d'y avoir recours : c'est lorsqu 'il n'y a pas eu rée ll ement de parti e lésée; lorsque le coup able ignorait la loi, qu'il ne co nnaissait pas les conséqu ences de so n ac tion, qu 'il n'a pas agi librem ent ; lorsque les mauvais effets de la punition surpassent ceux de la fa ute; enfin, lorsqu e la puniti on n'es t pas nécessaire et q u'on peul obtenir autrement le rés ultat qu e l' on désire. E n seco nd lieu, la puniti on doit être mesurée d'a près ce rtaines règles, dont les prin cip ales so nt les suivantes. Elle doit faire plu s que co ntre-balan cer le bénéfi ce de la faul e, et non seulement le bénéfi ce imm édiat , • mais encore tous les ~va ntages réels ou im agin aires qui ont poussé le co upabl e à la comm ettre. Elle ne doit pas dépasser la mes ure indispensable po ur arriver au but que l'on se propose. Il faut tenir co mpte de toutes les circo nstances qui rendent les co upables plus ou moins se nsibl es à la p unition, âge, sexe, fortun e, position, et par suite desquell es la même pein e pe ut frap per d' une manière inégale. La punition doit être d' autant plus forte qu'elle es t moin s cer taine ou plu s éloignée . En troisième lieu, il faut que la peine rem plisse ce rtaines co ndilions; qu'elle soit variable , c'est- à -dire qu 'ell e co mp orte différents degrés d'intensité et de durée ; commensurabl e, c'es t-à-dire si bien pr oporti onnée qu e le co upable co mprenne clairement qu e la so uffrance es t en r apport a vec la gravité de la faute ; caractéristiqu e,
1. La Science de l'éduca tion, liv. I, chap. v •
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L ÉDUCATION DU CARACTÈRE
1
c'est-à-dire qu'elle ait en soi quelque chose dont l'idée soit en rapport avec la faute commise; exemplaire; réformaLrice; réparatrice à l'égard de la partie lésée; populaire, c'est-à-dire qu'elle doit être approuvée par l'opinion publique; formulée clairement; et enfin, rémissible en cas d'erreur 1 • Plusieurs des observations qui précèdent peuvent être mises à profit par la pédagogie. Mais il ne convient pas de pousser trop loin le rapprochement entre la société qui frappe ceux de ses membres qu'elle déclare coupables d'un délit ou d'un crime, et l'édu.c ateur qui punit son élève en faute. La pénalité de l'éducateur beaucoup plus variable, plus souple, plus délicate que celle qui est établie par les lois; il doit entrer dans son application un élément qui est à peu près inconnu à l'âme de ceux qui rendent la justice, je veux dire l'affection sincère, la vive sollicitude pour le justiciable. Ainsi, en ce qui concerne le but de la punition, nous lJ remarquerons que l'on a surtout en vue d'améliorer les enfants que l'on punit, et qu'on y réussit mieux que la société ne le fait à l'égard des criminels qu'elle frappe. On peut même dire que, plus la pénalité dans l'éducation ressemblera à celle qui est en usage dans la société, moins forte sera son action moralisatrice. Un père constate lui-même la faute de son fils; il est entièrement maitre de la peine; il la prononce comme un juge qui connaît à fond le caractère de son justiciable, qui sait quel est le moyen le plus sûr d'agir sur lui pour l'amener au repentir et le corriger ; enfin il en surveille l'application; il peut l'aggraver, l'adoucir, en faire la remise. La pénalité à l'école se trouve dans des conditions bien moins favorables, parce qu'elle res-
est1
n
1. Voir, pour le résumé des idées de Bentham, Bain, la Science cle l'éducation, liv. Ij chap. v.
�LA P ÉNA LIT É DANS L'É DUCATION
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se mble déj à b eau coup plus à la pénali té sociale ; so uvent la personn e qui co nslale la fau te n'est pas cell e qui prononce la peine, qu'une autre personne encore est chargée de faire ex éc u ter ; il y a un code scolaire, qui ressemble un peu, p a r sa ri gidité, au cod e p énal. Aussi les p uni lion s de l' éco le agissent-elles en général par la crainte qu 'elles inspirent à l'égoïsme des enfants plu s qu'ell es ne le co rrigent. J'é tais un jout· en chemin de fe r dans le co mpartim ent voisin de celui qu'occ up aient des intern es en sortie; il s p arl aient si for t qu e, m algré la cloiso n, je pus assister à un e véritable débauche de la ngage grossier et ordurier ; je savais cepend ant qu 'aucun d'e ux , à l'intéri eur du coll ège, n'aurait osé, par crainte des punitions, faire entendre à ha ute voix un seul des mols qu'il s prodig ua ient alors avec un e jouissance brutale. Dans la fa mill e, la défense d'e mploye r des mots g rossiers, lorsqu 'elle e5t m aintenue a tten tivement et à ! 'a ide des moye ns r épress ifs dont le père dispose, produit un résulta t t out autre ; n on seulement l'enfant s'a bstien t de ces m ots en p résence de ses pa rents, m ais l'ac tion de la di sciplin e famili a le es t assez fo rte po ur les lui fa ire prendre en a ve rsion. C'est p a rce que, dans ce cas, co mm e da ns une foul e d 'autres, les punitions n e so nt point à peu près l'uniqu e moyen d'éd ucation, et qu'elles so nt employées simulta nément avec d'autres moyens qui concourent avec ell es à l'ac tion moralisatrice. ( To,utc punition consiste en un e so uffrance imposée \i. li sen sibilité ph ysiqu e ou moral€ de l'enfant. Un coup, pa r exempl e, produit un e souffra nce pbysique; il peut être aussi un e humiliati on qui s' adresse a u moral. On montrerait facil em ent du reste que l' â me souffre touj ours plu s ou moins quand le co rps es t atteint. ,, La puniti on,dit Kant, est m orale lorsqu e l'on froisse otre pen chant à être honorés et aimés, par exempl e 18
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
~orsqu'on humilie l'enfant, qu'on accueille avec une ,~roideur glaciale. JI faut autant que possible entretenir ce penchant. Aussi cette espèce de punition est-elle la meilleure, car elle vient en aide à la moralité, par exemple si un enfant ment, un regard de mépris est une punition suffisante, et c'est la meillenre 1 • » Bain pense même que dans certains cas le simple exposé de la faute, fait devant l'enfant, sans observations ni commentaires, est par lui-même un moyen de punition, et qu'il est plus éloquent que toutes les épithètes qu'on pourrait y ajouter. Les punitions morales agissent principalement sur les natures délicates et sensibles. Mais beaucoup d'enfants, sans être foncièrement mauvais, s'endurcissent assez vite contre elles et ne paraissent pas souffrir bien fort lorsqu'on les humilie ou qu'on leur témoigne de la froideur; du reste, les éducateurs, surtout dans la famille, sont rarement capables de garder aussi longtemps qu 'il serait nécessaire l'attitude froide el sévère à l'égard de l'enfant coupable. Celui-ci sait, par expérience, que toujours vient un moment où leur visage s' éclaircit et reprend son expression habituelle; alors la faute est oubliée, sans avoir entraîné pour le coupable de grands inconvénients. Aûn de rendre plus pénible le sentiment de la honte, 0n a imaginé pour les enfants des postures humiliantes : on les fait mettre à genoux; on les place dans un coin, la figure tourn ée vers le mur; on leur couvre la tête d'un bonnet d'âne; on.leur pose entre les épaules un écriteau qui indique le défaut pour lequel on les punit. Parmi les punitions édictées par le statut universitaire du 19 septembre 1809, deux sont de ce genre : d'abord les arrêts, qui consistent à ètre placé pendant la récréa1
1. Ti·ailé de
pédagogie, édit. Tamin. p. 97.
�PUNITIONS SOUS FOR~m DE PRIVATION
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Lion à l'extrémité de la cour, sans pouvoir sortir d'un cercle donné; ensuite et surtout la privation de l'uniforme, remplacé par un habit d'étoffe grossière et d'une, forme particulière. On sait qu'une punition employée parfois dans quelques écoles consiste à faire porter à. l'élève sa veste retournée. « Ces moyens, remarque Bain, produisent un grand effet sur les uns et sont sans action sur d'autres; leur puissance varie selon la manière dont la classe les envisage, et aussi selon la sensibilité du coupable. Ils sont suffisants pour les fll,utes légères, mais non pas pour les plus graves; ils peuvent être efficaces au début, mais la répétition leur enlève rapidem ent tout leur pouvoir 1 • » Je ne vois, quant à moi , aucune raison sérieuse pour ne pas en user, quand ils sont efficaces, et tout le temps que l'âge de l'enfant le permet; car il est évident qu'à partir d'un certain moment on ne doit plus songer à y recourir 2 • La privation de ce que l'enfr.nt désire est, d'après Kant, intermédiaire entre la souffrance physique et la souffrance morale. Il y a sur ce point bien des nuances à distinguer. Le besoin de manger, par exemple, peut être considéré comme tout physique; il s'impose à nous, et la nature exige impérieusement qu'il soit satisfait. Priver l'enfant de toute nourriture serait donc une punition très forte, et d'un succès à peu près cerlain pour le réduire à l'obéissance dans les cas graves; c'est ainsi que l'on en use parfois avec des animaux que l'on veut dompter. Mais qui oserait recourir à ce moyen extrême? Le désir de se procurer le plus largement possible la
1. La Science 2. Voir dans très péné trante teau humiliant
de l'éducation, liv. I, chap. v. David Copperfield de Dickens, chap. v, l'analyse des sentiments d'un enfant au dos duquel un écria été attaché.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
jouissance qu'on éprouve lorsqu'une nourriture friande flatte le sens du goût, qui a son siège dans le palais et dans la langue, s'appelle gourmandise et constitue un défaut moral. Si nous étions dégagés de tout iimon terrestre, nous mangerions pour apaiser la faim, rien de plus; et, afin de ne pas tomber dans le péché de gourmandise, nous imiterions l'exemple de Pascal. « Il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu'il mangeait, dit Mme Perier; lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait soulTrir; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes; parce qu'il .disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal. » Si l'on adoptait celte morale austère, la privation de friandises, d'aliments superflus ne serait pas pour les enfants une exception dans le but de les punir, mais une règle excellente, qu'ils accepteraient comme telle, en voyant les adultes s'y conformer eux-mêmes. Il n'en est pas ainsi, on le sait; même dans les familles et rlans les pensionnats qui croient éviter tout excès de table, un janséniste comme Pascal trouverait beaucoup à blâmer et à retrancher. « La réunion des plaisirs très vifs du goût, dit Bain, avec la satisfaction de l'estomac et le bien-être que cause l'abondance des aliments nutritifs dans un corps vigoureux, constitue une somme considérable de sensations agréables. Entre le minimum nécessaire à la conservation de la vie et la nourriture luxueuse que permet la richesse, l'échelle est fort étendue et offre un vaste champ d'influence pour l'éducation des enfants. Comme leur régime ordinaire est fort au-dessus du strict nécessaire, tout en restant bien au-dessous du superflu exagéré, le maître peut agir soit en réduisant, soit en accroissant le bienêtre, sans risque d'affaiblir ou de trop donner; et,
�LA'. RETENUE
comme les enfants sont généralement friands, ce mobile exerce sur eux une grande influence. Le maître qui voudra s'assurer ce moyen d'action sur ses jeunes élèves aura soin de régler leur régime de manière que des changements en bien ou en mal soient faciles 1 • » Le statut du 19 septembre 1809 prescrivait parmi les punitions « la table de pénitence », dont nos règlements universitaires ne font plus mention aujourd'hui. Je crois qu'ils méritent d'être approuvés sur ce point. ,T'aime mieux que les aliments donnés aux enfants soient considérés comme le strict nécessaire, qu'il ne convient pas plus de réduire que de dépasser. Je verrais volontiers supprimer de la table des lycées tout ce qui est dessert et friandise. Mais lorsqu'on ne donne aux enfants que ce qui est nécessaire afin de répondre aux justes exigences de leur appétit, en suivant les règles d'une hygiène intelligente, je préfère que l'on s'adresse, pour les punir, à d'autres sentiments qu'à ce vilain défaut de gourmandise. Pour d'autres raisons, je considère comme une punition détestable en général la privation de mouvement · qui résulte de ce qu'on appelle la retenue. Si, avec nos mœurs modernes, les enfants passaient une bonne partie de leur temps à se mouvoir et à jouer, j'admettrais fort bien qu'on leur imposât l'immobilité pour les punir. Mais comme le temps des récréations, c'està-dire du mouvement, leur est très parcimonieusement mesuré, et que celui de l'étude, c'est-à-dire de l'immobi lité du corps avec contention de l'es9rit, dure beaucoup trop pour eux, diminuer leurs trop courtes récréations et allonger leurs études déjà trop longues me paraît être non seulement une cruauté, mais encore et surtout une sottise. La récréation, venant à propos,
1. La Science de l'éducation, Iiv. J, chap.
IV,
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L'ÉDUCATION DU CÀRACTÉRE
-peut être pour l'enfant un utile dérivatif, en lui permettant de satisfaire le besoin de dissipation, de légèreté, de bavardage, de bruit, dont il est tourmenté aux heures de classe et d'étude; s'il n'a pas eu, pour s'amuser, la sagesse d'attendre ce moment bienfaisant, vous l'en privez! Croyez-vous que vous avez réprimé le besoin dont je viens de parler? C'est tout le contraire; et plaise à Dieu que vous n'y arriviez pas, que vous restiez impuissant à donner aux enfants celte morne sagesse qui rendrait votre discipline si facile! La retenue est une punition très sérieuse pour le bon élève, parce qu'elle ne le frappe qu'exceptionnellement; mais le médiocre et le mauvais s'y habituent assez vite et finissent par la supporter avec philosophie; elle ne les corrige pas, et leur tempérament, leur caractère aussi en souffrent. « On peut bien contraindre le corps, dit Rollin, faire demeurer un écolier à sa table malgré lui, doubler son travail par punition, le forcer de remplir une certaine tâche qui lui .est imposée, le priver pour cela du jeu et de la récréation. Est-ce étudier que de travailler ainsi comme un forçat? Et que reste-t-il de cette sorte d'étude, sinon la haine et des livres, et de la · science, el des maîtree, souvent pour tout le reste de la vie 1? » Cependant les huit peines établies par le règlement universitaire du 7 avril 1854 ne sont, sauf la dernière, l'exclusion du lycée, que des formes de la retenue ou y aboutissent comme à une conséquence forcée. La première, en effet, la mauvaise note, n'afflige guère les élèves qu'au tant qu'elle entraîne, en se répétant, une punition plus grave; la seconde et la troisième consistent dans la retenue pendant la récréation ou pendant la promenade; la quatrième, l'exclusion momentanée de
L T,·aité des éludes, Iiv. VIII, 1ro partie, art. 10.
�LA RETENUE
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la classe ou de l'élude, ne serail qu'un plaisir pour le mauvais élève, si elle ne menait droit à une grande retenue tout au moins; la cinquième, qui consiste dans la privation de sortie chez les parents, est une retenue d'un genre spécial, quand elle ne se complique pas d'une retenue ord inaire; la sixième, qui est la mise à l'ordre du jour du lycée, a la retenue comme accompagnement; la septième, que le règlement appelle « les arrêts avec tâche extraordinaire dans un milieu isolé», n'est encore que la retenue aggravée. La retenue, c'est-à-dire l'immobilité forcée avec pensum, voilà donc le fond de la pénalité de nos établissements d'enseignement secondaire. Il serait à désirer que l'on essayât d'autre chose, que l'on cherchât par exemple si l'on n'obtiendrait pas uri résultat meilleur du travail manuel forcé, du peloton de punition dans le genre de celui qu'emploie la discipline militaire, et, en général, des punitions qui, an lieu d'imposer aux enfants l'immobilité et le travail intellectuel dans un endroit fermé, les contraindraient à exercer leurs muscles en plein air. Si j'approuve peu les privations infligées à la gourmandise, qui semblent consacrer le droit de satisfaire ce défaut en cas de bonne conduite, si je condamne la privation de mouvement, j 'eslime que l'éducateur peut recourir en maintes circonstances à des privations d'un autre genre, qui seront très sensibles à ses élèves. Telles sont, par exemple, celles qui consistent à exclure l'enfant de la table commune pendant un ou plusieurs repa,;, à ne point l'admettre dans une partie de plaisir à laque lle prend part le reste de la famille, à lui refuser un jouet, un livre qu'il désire vivement. Toutes ces punitions manqueraient complètement leur but si elles n'aboutissaient qu'à des calculs intéressés, à une sorte de délibération qui se passerait dans l'âme de l'enfant pour savoir s'il veut renoncer à la satisfac-
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tian qu'il allend de sa mauvaise conduite par crainte des conséquences pénales qu'elle entrainera pour lui. « Faut-il, pour obéir à mon père, sacrifier le plaisir de jouer avec les petits po lissons de ma rue, ou ce plaisir n'est-il pas préférable à la partie de campagne qu'on fera demain, et dont je serais certainement privé?. Lequel des deux ennuis faut-il choisir, celui d'apprendre ma leçon, ou de manger seul dans une chambre?» Ce n'est point ainsi, heureusement , qu'un enfant qui n'est pas vicieux au fond raisonne d'habitude. Les diverses punitions qu'on lui inflige le mettent dans un étal général d'inquiétud e, de malaise, qui lui es t extrêmement pénible, et dont il a hâte de sortü· en revenant à une conduite meilleure; alors il retrouve avec délices la paix de la conscience, la sécurité, la sympathie de ses parents et de ses maîtres. Ceux qui persistent, à moins d' être de francs mauvais sujets, ne trouvent pas dans leur situalion irrégulière une véritable jouissance; pourquoi ne se corrigent-ils point? Il serait souvent impossible au psychologue le plus pénétrant de découvrit· les mobiles qui les dirigent. Je me rappelle une de mes anllées de collège qui fut particulièrement diffici le el agitée, et dont peu de semaines se passè rent sans que mes parents reçussent le fatal bulletin qui me convoquait à la grande retenue du jeudi; la veille au soir, je restais des heures en Li ères à ma fenêtre dans des transes fort désagréables , pom voir si le concierge porleu1· du maudit papier n'apparaissait pas au bout de la rue. J'étais très malheureux, et cependant je récidivais! Deux mois de vacances et un changement de professeur suffirent pour faire de moi un élève convenable. J 'ai réservé, pour la traiter en dernier lieu, l'intéressante question des châtiments corporels. En France, elle est officiellement résolue. L'article 17 du règlement scolaire modèle pour les écoles primaÎl'es publiques en
�CHATIMENTS coaPORELS
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date du 18 juillet 1882 est ainsi conçu : cc Il est absolument interdit d'infliger aucun châtiment corporel »; et il ne fait que reproduire une défense contenue depuis longtemps dans les règlements antérieurs. Pour l'enseignement secondaire, le slatut de 1809 soumet ft la juridiction des tribunaux universitaires le maître qui frapperait les enfants. L'interdiction absolue d'avoir recours aux châtiments corporels est mieux observée dans nos collèges que dans nos écoles primaires; les instituteurs qui louchent les enfants d'une main plus ou moins légère ne sont pas tellement rares que l'on n'en puisse trouver encore sur divers points du pays, sans que l'administration soit amenée à sévir par la connaissance du délit et les plaintes des victimes; un maître qui se laisserait aller à frappet· un élève de lyr.ée n'échappc;·ait pas à une sévère punition. Cette horreur pour les coups n'existe pas à un aussi haut degré dans l'éducation privée. cc Celui qui ménage la verge hait son fils », si nous en croyons !'Écriture sainte 1 • Nous avons presque tous des souvenirs d'enfance où figurent quelque peu la main du père ou de la mère, et même les verges et le martinet; peut-être nous les rappelons-nous sans éprouver une indignation rétrospective bien forte, el sans penser que notre dignité enfantine ait reçu alors une incurable atteinte; peut-être) même jugeons-nous qu'en certaines circonstances un châtiment corporel nous a fai.t le plus grand bien, comme remède lopique et punition rapide d'une incarlade qui demandait à être immédiatement relevée. Jusqu'à la fin du siècle dernier, le fouet, la férule et les verges figurèrent parmi les moyens de correction employés dans les écoles françaises. Au livre quatrième de son Pantagruel, I-labelo.is parle d'un certain Tempes le
1. Prnverbes, Xlll, 24.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈI\E
qui « feut un grand fouelteur d'escholiers au college de Montagu ,>; et dans le Gargantua il maudit ce « college de pouillerie »; « car trop mieulx sont traictez les forcez enlre les Maures et Tartares, les meurlriers en la prison criminelle, voire cerles les chiens, que ne sont ces malautruz audict college ». Montaigne appelle les collèges de son temps « une vraye geaule de jeunesse captive ». « Arrivez-y, dit-il, sur le poinct de leur office, vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere . Quelle maniere pour esveiller l'appetit, envers leur leçon, à ces tendres ames et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains arméez de fouels 1 ! » Les grands maîtres de la pédagogie pratique au xvn° siècle, les oratoriens, les jansénistes et les jésuites, différaient sensiblement d'avis sur celle question. « Il y a, dit le P. Lamy, de l'Oratoire, plusieurs autres voies que le fouet pour ramener les enfants à leur devoir; une caresse, une menace, l'espérance d'une récompense, ou la crainte d'une humiliation, font plus d'effet que les verges 2 • » Port-Royal s'interdisait les punitions corporelles. Mais les jésuites leur donnaient une assez large place dans la discipline de leurs collèges. Un correcteur spécial, qui ne faisait point partie de l'ordre, élait chargé de les administrer, aux grands comme aux petits 3 • Le fils aîné du maréchal de Boufflers, raconte Saint-Simon, âgé de quatorze ans, fut lellement désespéré d'avoir élé foueùé sur l'ordre des Pères, qu'il lomba malade et mourut au bout de quatre jours. En i764 un pamphlet anonyme fut publié sous le titre de « Mémoires historiques sur l'orbilianisme et les cori. Essais, liv. I, chap. xxv.
2. Entretiens su1· les sciences, i c, entretien. 3. Ratio studio1·1tm Sodetatis Jesu, i635, p. i01.
�L 0RBILIANISME
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recteurs des jésuites ». Le mot « orbilianisme » était inventé en souvenir du grammairien-fouetteur Orbilius, que le poète Horace, son élève, a flétri par l'épithète de « plagosus ». On racontait dans ce pamphlet, entre autres barbaries, qu'au collège de Rodez « les jésuites choisissaient un écolier bien planté, gaillard solide, un pauvre diable du reste, qu'ils nourrissaient, qu'ils élevaient gratuitement, à condition qu'il leur rendît le service de fouetter ses camarades .... La victime était attachée aux barreaux d'une chaise, et l'exécution avait lieu en pleine classe .... Le nombre de coups, pour chaque correction, était de soixante-dix à quatre-vingts; on n'en donnait jamais moins de quarante;._. il était défendu au patient de crier, et ordonné à l'exéc uteur de mettre quelques secondes d'intervalle d'un coup à l'autre, afin qu'ils fussent plus sensibles 1 • » Le sage Rollin n'allait pas jusqu'à défendre tout à fait le châtiment des verges, mais il insiste sur ses inconvénients et ses dangers; il expose longuement les règles à observer lorsqu'on y a recours en désespoir de cause, et il le réserve pour l'opiniâtreté dans le mal, « mais, dit-il, une opiniâtreté volontaire, déterminée et bien marquée ». Il ne tolère pas que la punition corporelle ait une autre forme, et il interdit aux maîlres « les soufflets, les coups et Iehutres traitements pareils 2 ». Cette répugnance de celui qui fut recleur de l'Université de Paris à l'égard des châtiments corporels n'a fait que s'étendre et grandir en France, pour aboutir, dans les écoles, à une suppression complète et certainement déflnili ve. D'autres pays, aussi éclairés et civilisés que le nôtre,
1. Compnyrè, llistoire c1·ilique des c/ocl1·ines de l'éducation, etc., livre VII, chap. r. 2. Tmité des éliutes, livr.e VlII, 1re partie, ar L. 5.
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n'ont pas encore suivi l'exemple de mansuétude qui leur a été donné par notre législation scolaire. En Angleterre, la tradition des coups e t des verges remonte aussi h a ut qu'en France et s'est mieux conservée. Dans son truité De pueris instituendis, Érasme donne à ce sujet de curieux détails. « J 'ai connu, dit-il, un théologieQ. célèbre qui ne pouvait se r assasier de cruels traitements à l'égard de ses élèves, quoiqu'il eût sous ses ordres des maîtres bravement fouetteurs. Il pensait que c'é tait là le moyen uniqu e de rabaisser l'orgueil des enfants et de dompter la fougue de leur âge. Il ne donnait pas de banqu et dans son école sans qu e, pour le couronner gaiement, il fit traîner dans la salle un ou J eux enfan ts à fouetter. Parfois il punissait même des innocents pour les habitu er a ux co ups. J 'ai assisté moimême à une de ces exécuti ons. Après le dîner, il fit venir, selon sa coutume, un enfant, qui me sembla avoir dix ans : c'était un nouveau venu, qui venait de quitter sa mère. II commença par me dire que ce tte mère était un e femm e distinguée par sa piété, et qu'elle lui avait recommandé son fils d'un e façon toute particulière . Puis, pour avoir un prétexte de punition, il se mit à lui reprocher je ne sais quel org ueil, quoiqu e l'aspect du pauvre enfant fùt loin d'annoncer rien de pareil, et il fit signe au so us-maî tre de l'éco le de le fouetter. Celui-ci j eta l' enfant par terre et le frapp a comme s' il eû t commis un sacril ège . Le th éologien interpella une ou deux fois l'exéc uteur en lui disan t : C'est a~sez. Le bourreau, so urd cl 'entraînement, continua sa b esogne jusqu'à ce que le patient fût su r le point de s'é vanouir. Alors le théologien, se tournant vers nous : Il n'a rien fait de mal, dit-il , mais il fallait l'humilier. Ce fut le mot dont il se se r vit. » L'usage du fouet, le cc flo gging )) , existe encore dans les écoles anglaises. Au collège, le principal a seul le
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droit de fouetter, et il s'en acquitte en •personne; il fouette de confiance tout enfant qui lui est envoyé par un professeur. Dans la salle des classes de la grande école publique de Winchester figure l'in scription suivante, qui s'adresse à l'enfant: Aut clisce, aut discede; manet sors tertia, cœdi. Un jeun e gentleman de six pieds de haut était à la veille de quitter le collège d'Eton; il avait acheté une commission dans la cavalerie et devait rejoindre le régiment dans dix jours au plus' tard; il était prêt. Dans l'ivresse de son affranchissement, il eut le malheur de faire des libations trop copieuses avant son départ, il dut subir douze coups d'é trivières 1 • En certains endroits, le fouet traditionn el est remplacé par des procédés moins barbares. « Nous avons assisté, disent MM. Demogeot et Montucci, à une petite exécution à Christ's Hospital, où la peine infligée n 'avait rien de dégradant. Le professeur, armé d'un jonc flexible, ordonna à l'élève de tenir la main ouverte, et il le frappa nin si sur la paume à plusieurs reprises. Quelquefois il manquait le coup, mais ce n'était pas la faute de l'élève, qui tenait bravement étendue tantôt la main droite, tantôt la main gauche, sans faire mine de la retirer. On voyait qu'il mettait de l'orgu eil à ne pas crier, bien que ses yeux fussent un peu humides 2 • » Ces châtiments corporels ne sont impopulaires ni parmi les maîtres ni même parmi les élèves . Un des grands pédagogues de l'An gleterre, le docteur Arnold, a écrit une éloquente dissertation en faveur du fouet. Un principal de la célèbre éco le de la Chartreuse, ennemi du châtiment corporel, s'était avisé de le rem1. Brin sley-Richard, Sept ans à Eton, ci Lé par Gréard, l'Esp1·it de discipline clans l'éducation, p. 3. 2. De L 'enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, i" partie, 1,0 section, chap. vn.
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placer par l'amende ; les élèves se soulevèrent au cri de : cc A bas l'amende! Vive le fouet! >l Le fouet fut rétabli. cc Alors nous en eûmes à cœur joie, dit l'élève de la Chartreuse qui raconte ce curieux épisode. Le lendemain du jour où l'amende fut abolie, au moment où nous entràmes en classe, nous y trouvâmes une superbe forêt de verges, et les deux heures de la leçon furent consciencieusement employées à en faire usage. n Toutefois des protestations commencent à s'élever contre le cc flogging >i, mais en dehors des écoles. Herbert Spencer le condamne. Bain dit, avec quelque exagération peut-être : « Dans les maisons où l'on maintient les châtiments [corporels, il faut les mettre tout au bout de la liste des punitions; le moindre de ces châtiments doit être considéré comme un véritable déshonneur et accompagné de formes humiliantes. Tout châtiment corporel doit être présenté comme une injure grave pour la personne qui l'inflige et pour ceux qui sont forcés d'en être témoins, comme le comble de la honte et de l'infamie 1 . n L'histoire du rôle joué par les châtiments corporels dans la pédagogie allemande est pleine de détails piquants; nous en choisirons quelques-uns presque au hasard, sans remonter plus haut que la Réforme. L'auteur de ce grand mouvement, Luther, se souvenait d'avoir été battu à l'école jusqu'à quinze fois dans une même journée. A la même époque, le maître d'école Trotzendorf employait dans son étab lissement de Goldberger tout un arsenal : la verge, le bâton, la vielle (Fiedel, instrument de torture scolastique), le chevalet. En 1548, le règlement scolaire d'Essling interdisait une série de punitions en usage, comme les coups de savate, l'anachement des cheveux, l'emploi du gourdin, et
'I. La Science de l'éducation, liv. I, chap. v.
�LE FOUET EN ALLEMAGNE
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autorisait « l'application des verges sur le derrière ». En 1583, le règlement de Nordhausen réglait le nombre des coups d'après les fautes commises . Au xvu 0 siècle, un maître cl 'école de la Hesse faisait prononcer aux enfants la formule suivante :
0 du lie/Je Ruth', llfach' du mich gut, Mach' clu mich fromme, Dass ich nicht zwn ffenke,· komme : « 0 loi, verge chérie, - Rends-moi bon, - Rendsmoi sage, - Pour que le bourreau ne me prenne pas.» A lorphelinat de Francfort-sur-le-Mein il y avait le banc de discipline (Zuchtbank), sur lequel l'enfant était maintenu pendant la fustigation, et la cage aux ours (Barenkasten), où l'on ne pouvait se tenir ni assis ni debout. Au xvm 0 siècle, le règlement du gymnase de la mêm e ville, où étudia Gœlhe, soumettait les petits à la férule, et accordait aux grands le privilège d'être châtiés avec le bâton, mais en présence des classes réunies. Pn maître d'école de Souabe, dont parle Raumer dans son Histoire de la pédagogie, avait, pendant cinquante et un ans et sept mois, tenu registre des châtiments corporels infligés par lui; le total général se décomposait ainsi : 9H 257 coups de bàton, 124 000 coups de verge, 10 235 soufflets sur la bouche, 7 905 calottes sur les oreilles, 20 909 coups de règle sur les doigts, 1115 000 coups de poing sur la tête, 22 763 coups donnés avec des livres pour réveiller l'attention des enfants, l'agenouillemen.,t, 77 777 fois sur des pois secs, 813 fois sur une barre triangulaire, etc. Un conhemporain, qui a publié en 1875 un intéressant travail sur les punitions corporelles, M. Freimund, avoue qu'à ses débuts dans l'enseignement il éprouvait fréquemment une colère
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L'ÉDUCATION DU CAR ACTÈRE
qui lui se mbl ait ne pouvoir être soulagée qu'en tirant qu elques pa ires d'oreill es; mal g ré les conseils de ses coll èg ues. il s'éta it fait une r ègle de ne jamais empl oye r les voies de fait ; il se soul ageait en se frapp a nt violemm ent les doigts sur la tabl e. Le même auteur cite deux exempl es très signifi catifs r ecueillis autour de lui : d'abord celui d' un maître de Kœ nigsberg qui demand ait comm e un e fa veur à ses collègues de lui aba ndonner l' exécution des correc ti ons corr orelles ; puis celui d' un re cteur de la même ville qui, tous les j ours, avant l'ouverture de la cla sse , frappait l'un après l' autre la plu part des élèves , sans a ucune raison, parce que c'é tait devenu ch ez lui un besoin 1 • La législation scolaire des différents Éta ts d'Allemag ne a utori se encore p artout l' empl oi des châ tim ents co rpor els; mais il y a, p our réglementer ce tte importa nte m a tière, un g rand nombre de circulaires et d'ac tes officiels qui entrent dan s les détail s les plus minuti eux . Topf, cit é pa r d' Ar ve rs dans la Revue pédagogique, a g roupé, da ns un ouvrage paru à Vienn e et à Leipzig, en 1884 2, les données de se pt de ces doc um ents app a rt enant à di ve rses régions de l' Allemag ne du Nord (D essau, Meinin gen , Liegnitz, Bade, Lippe, W eim a r, Breslau) ; on p eut se faire, d'après son travail, un e id ée assez ex acte de la situ a tion sco laire sur le point qui nous occ upe. Les cas p assibles de peines corporell es sont l'indi sc iplin e, l'obstination. l'ha bitud e du menson ge, la p aresse incorrigible, la cru a uté envers les bêtes ou les faibl es, l'in conduite, le bris d'arbres avec r écidive, le vo l d'un e certain e imp ortan ce. En ce qni concerne l 'âge et le sexe, les enfants au-d essou s
1. J'a i e mprunté ces dé ta il s à l' inléressa ot ar ti cle publi é pa r Fran ck cl'Arve rs cl a ns la Revue pédagogique, n° du 15 juille t 1885. 2. Das Stmfrecht der deutschen Volksschuten.
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de sept ans ou huit ans sont exempts des punitions corporelles, qui ne doivent être appliquées aux filles que par exception et avec les plus grands ménagements pour la cc délicatesse féminine » . Les instruments de supplice sont le jonc léger, la canne flexible de la grosseur du petit doigt, les verges, la férule. La partie du corps qui doit recevoir les coups est soigneusement déterminée en raison du sexe et de l'âge. Le nombre de coups est aussi plus ou moins déterminé; en général, il est prescrit de les administrer sans colère, à la fin de la classe. S'ils ont entraîné pour la santé de l'enfant des conséquences graves, le maître est passible de peines judiciaires; lorsque les suites sont seulement des meurtrissures, des boursouflures, une raideur passagère de la partie frappée, il n'est passible que de peines disciplinaires; encore un arrêt de la haute cour de Prusse déclare-t-il que la présence de meurtrissures et de boursouflures sur le corps de l'élève ne prouve pas que le maître ait excédé son droit. L'opinion pédagogique en Allemagne se prononce généralement en faveur des châtiments corporels; on les regarde comme un moyen de discipline regrettable, mais nécessaire. La question de leur utilité est revenue cinq fois depuis trente ans dans les assemblées générales des chefs d'établissements d'instruction secondaire ; chaque fois elle a élé résolue dans le sens de l'affirmative. En 1874 les directeurs d'écoles publiques de Dresde ont fait paraître sur cette question une consultation de dix grandes pages; cc ils y soutiennent que la correction physique est indispensable; ils s'expliquent fort au long sur les précautions à prendre, sur l'instrument à préférer, sur la partie du corps qu'il convient de frapper. Ils revendiquent enfin pour l'instituteur le droit de frapper ·même les grandes filles, à condition que les coups tombent sur le clos (on sait qu'en Allemagne et
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
en Autriche les classes ·de filles, comme les classes de garçons, sont généralement dirigées par des instituteurs) 1 • » Dans le R ecueil des conférences pédagogiques tenues par les instituteurs allemands de 1879 à 1882, parmi les plus importantes qu estions figure celle des châtiments corporels; non seulement ils n'en proposent pas la suppression, mais ils réclament le droit de les appliquer plus librement. Ils signalent une recrudescence des vices tels que le mépris de la vie et de la propriété d'autrui, la brutalité et l'amour de la jouissance, le manque d'inclination pour une activité énergique. « L'école, disent-ils, a dans ces vices sa part de respon-' sabilité; elle doit chercher à les combattre. Si la douceur ne suffit pas, on ne doit pas reculer devant l'emploi des châtiments corporels; mais ces châtiments ne peuvent être efficaces que si le droit qu'a l'instituteur de les infliger n'est pas trop restreint .... Quoiqu'on ne puisse pas former par le bâton des hommes moral ement bons, on peut cependant par là les habituer au bien 2 • » Ce serait vraiment le cas d'appliquer le mot fameux de Pascal : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà 1>, qui n'est du reste qu'une forme plus vive donnée à l'idée qu'exprime en ces termes le grand sceptique Montaigne : « Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà? >1 Car il ne s'agit pas simplement ici d'usages scolaires que des peuples moins changeants que nous conserveraient par tradition, et qui seraient destinés à tomber bientôt en désuétude, comme toutes les vieilles coutumes. Il s'agit d'un principe de pédagogie qui est en même
1. F. Buisson, Bappoi·t sui· l'instn,ction primaire à l'Exposilion 1 universelle de Vienne en • 873, chap. v, § 4. 2. Voir FaLaloL, les Confèi·ences pédagogiques des inslituleui·s allemands, Bevue pédagogique, numéro du 15 juillet 1884.
�LE CHÂTIMENT CORPOREL MOYEN EXTRÊME
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temps un principe de morale. En France nous considérons les châtiments corporels comme une cruauté digne des temps barbares, un abus du fort à l'égard du faible, un emploi avilissant de la terreur qui ne convient qu'envers les animaux, une atteinte coupable à la dignité de l'homme qui existe déjà dans l'enfant. Les Anglais et les Allemands ne voient point de la même manière que nous; chez eux, des pédagogues savants, éclairés, humains et dévoués à l'enfance considèrent comme une nécessité, c'est-à-dire comme un devoir, des actes qui, chez nous, sont condamnés comme des fautes graves lorsqu'ils se produisent. Cependant il est un point sur lequel on s'accorde aujourd'hui : c'est pour mettre les châtiments corporels au plus bas degré de l'échelle des punitions, et pour y voir une extrémité à laquelle les uns se résignent et les autres se refusent à recourir. Nous sommes certains que les pédagogues des trois nations dont nous avons parlé souscriraient tous à ces belles paroles, qui se lisent dans le règlement rédigé en 1769 pour les exercices intérieurs du collège Louis-le-Grand : 7c°'Comme le bien de l'éducation ne consiste pas tant à corriger les fautes des jeunes gens qu'à les prévenir, autant qu'il sera possible, tous les maîtres se feront de leur exactitude et de leur surveillance un premier moyen de faire éviter à leurs élèves les fautes que leur négligence pourrait occasionner .... Ils n'useront de sévérité qu'après avoir épuisé tous les moyens qui peuvent faire .impression sur une âme honnête et sensible. » Qu'on pousse la sévérité plus ou moins loin, il y a là matière à discussion; mais que la bonté vaille mieux, et qu 'o n doive la préférer toutes les fois qu'elle ne nous condamne point à l'impuissance, c'est là un principe de pédagogie et de morale qui s'impose à tous les esprits bien faits et qui vit dans tous les cœurs aimants .
•
�CHAPITRE XIII
Le système de la discipline des conséquences naturelles dans J.-J. Rousseau et dans Herbert Spencer. -Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections.
Dans l'étude sévère qu'il consacre à J.-J. Rousseau et où il montre que tous les écrits du philosophe genevois portent la marque de ce qu'il appelle l'esprit d'utopie, M. Nisard constate que le système de !'Émile peut se résumer en ceci : prendre le contre-pied de ! 'usage. « Règle générale :·laissez faire à l'enfant tout ce qu'il veut .... Par une conséquence naturelle, là où le maître n'a le droit de rien commander ni de rien défendre, l'obéissance est supprimée .... On punissait les enfants. Plus de châtiments, dit Rousseau 1 • » La nature doit être leur unique maitresse; ils ne recevront de leçons que de la simple expérience. « Ne donnez pas à votre élève des leçons verbales : il n'en doit recevoir que de l'expérience .... N'offrez jamais à ses voiontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes et qu'il se rappelle dans l'occasion .... Il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment; il doit toujours leur
1. 1/islofre de la litlémlu re fi·ançaise, liv. lV, chap.
11.
�SYSTÈME D'HERBERT SPENCER
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arriver comme ûne suite naturelle de leur mauvaise action 1 • » Ce système de Rousseau a été repris et longuement développé par Herbert Spencer dans son chapitre « de l'éducation morale », et il lui accorde une telle importance que, pour lui, l'éducation morale consiste presque entièrement dans la discipline des conséquences naturelles. Une telle pédagogie ressemble assez à ce qu'on appelle la médecine expectante, qui laisse agir la nature; elle diminue beaucoup le rôle de l'art et, en apparence, la responsabilité de ceux qui le pratiquent. Herbert Spencer part du principe, éminemment utilitaire, que la conduite est bonne ou mauvaise selon qu'elle produit des résultats bienfaisants ou nuisibles. Ainsi, l'i\Tognerie est mauvaise parce qu'elle entraîne des conséquences funestes pour l'ivrogne et pour sa faD;1ille. Le vol ne serait pas un délit s'il ne causait aucun désagrément au volé. La bonté ne serait pas une vertu si elle multipliait les souffrances humaines. Or la nature nous montre elle-même clairement le caractère des actions bonnes ou mauvaises, des défauts et des qualités, des vices et des vertus, par les sanctions qu'elle y attache. « Si le jeune homme qui entre dans la vie, dit Spencer, perd son temps dans l'oisiveté, ou remplit mal et lentement les fonctions qui lui sont confiées, le châtiment naturel ne se fait pas attendre; il perd son emploi, et il souffre, pendant un temps, les maux d'une pauvreté relative. L'homme qui n'a point de ponctualité, qui manque continuellement ses rendez-vous de plaisir et d'affaires, en supporte les conséquences, qui sont des pertes d'argent et des privations de jouissances. Le marchand qui veut faire de trop gros profits perd ses pratiques et est ainsi arrêté dans son avidité. Les
1.. Emile, Jiv. II.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
malades qui le quiltent apprennent au médecin distrait
à se donner plus de peine pour ceux qui lui restent. Le
créancier crédule, le spéculateur trop confiant reconnaissent, par les embarras dans lesquels ils se jettent, la nécessité d'être plus prudents à l'avenir dans les affaires. Il en est ainsi dans la vie tout entière 1 • » Les conséquences naturelles de nos actions constituent donc la pénalité la plus sùre, la plus efficace, célle qui présente le mieux cette condition importante que Bentham veut trouver dans la peine, à savoir d'être réformatrice. Les peines artificielles, au contraire, ne la présentent jamais; elles n'amendent point les coupables et produisent même parfois une recrudescence de criminalité. Pourquoi celle discipline, qui tient sous sa loi les hommes faits et exerce sur eux une action morale si salutaire, ne serait-elle pas employée avec les enfants, exclusivement à toute autre? Herbert Spencer nous donne, à l'appui de sa Lhèse, de nombreux exemples, habilement choisis. La recommandation de faire attention à ses mouvements vaudra-t-elle, pour rendre l'enfant attentif, la douleur que lui cause une chute ou un heurt de sa tête contre la table? C'est en se brûlant qu'il apprendra à ne plus se brûler, en se piquant et en se coupant qu'il se défiera des objets tranchants ou pointus. Le philosophe anglais appelle ces soulTrances des empêchements bienfaisants mis aux actions qui contrarient essentiellement les intérêts de notre corps, empêchements sans lesquels la vie serait bientôt anéantie par les outrages qui lui seraient faits. Il estime qu'elles sont toujours proportionnées aux fautes dont elles résultent, quoique l'expérience ne lui donne pas tout à fait raison; car un enfant peut se blesser grièvement ou même se tuer dans une chute
i De l'éclucation inlellecluette, mo1·ale et physique, chap. m.
�EXEMPLES
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amenée par une légère élourderie; j'en connais un qui, pour avoir agacé un coq, a eu un œil crevé par l'animal, a ensuite perdu l'autre, et expie ainsi depuis longtemps une faute bien légère par la plus terrible des punitions. J.-J. Rousseau nous recommande, si l'enfant casse les vitres de sa chambre, de ne pas les remplacer, de laisser le vent souffler sur lui nuit et jour, sans nous soucier des rhumes; il ne songe pas que cette expérience pédagogique peut coûter fort cher en portant une incurable atteinte à la santé du petit coupable. Le cas que voici, supposé par Spencer, est moins délicat, et je ne vois pas le moindre inconvénient à suivre son conseil : « Quand un enfant, assez âgé pour avoir un canif, s'en sert avec si peu de précaut.ion qu'il en brise la lame, ou quand il le laisse dans l'herbe au pied de quelque haie, après avoir coupé une baguette, un père irréfléchi ou un parent complaisant va tout de suite lui en acheter un autre, sans voir qu'il enlève ainsi à l'enfant l'occasion de recevoir une leçon ulile. En pareil cas, un père doit expliquer que les. canifs coûtent de l'argent; que, pour avoir de l'argent, il faut l'acquérir par le travail, et qu'il ne peut acheter des canifs pour quelqu'un qui les casse ou qui les perd; que par conséquent, jusqu'à ce que l'enfant ait donné la preuve qu'il est devenu plus soigneux, il ne réparera point la perte. Une discipline semblable servira à arrêter les prodigalités chez son enfant 1 • » Le manque de complaisance, défaut plus grave que la négligence et l'étourderie, sera puni d'après le même principe : dans la vie ordinaire, les services s'échangent, et l'on pratique généralement la règle « donnant donnant » ; si un enfant vous refuse un petit service que vous lui aurez demandé, ne lui faites pas de repro1. De l'éducation, elc., chap. u1.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
ches, ne lui infligez ni blâme ni châtiment; mais lorsqu'il viendra lui-même vous adresser une demande quelconque, refusez avec froideur. Dans un cas de ce genre, emprunté par Herbert Spencer à l'expérience d'un de ses amis, la discipline des conséquences naturelles eut un succès complet. « Le lendemain matin, à l'heure de son lever, notre ami entendit à la porte de sa chambre une voix qu'il n'avait pas coutume d'entendre à cette heure. C'était son petit neveu qui lui apportait de l'eau chaude. Regardant autour de la chambre, l'enfant cherchait ce qu'il pourrait faire encore, et il s'écria : Oh! vous n'avez pas vos bottes! en se précipitant dans l'escalier pour aller les chercher. De celte façon et de plusieurs autres, il montra un vrai repentir de sa conduite. Il essaya de compenser son refus de service par des services inaccoutumés 1 • » Mais l'enfant peut commettre des fautes beaucoup plus graves encore, telles que mensonges, larcins, actes de violence contre les personnes, etc. Spencer pense d'abord que l'emploi exclusif de la discipline des conséquences naturelles agit assez heureusement sur le caractère de l'enfant pour rendre très rares les fautes de cette sorte; il estime que les enfants traités avec une douceur intelligente sont meilleurs, et que ceux qui sont gouvernés sévèrement contractent une irritation chronique qui les pousse à se mal conduire. Mais si, comme cela peut arriver quelquefois sous le meilleur régime, l'enfant commet une vilaine action, la discipline des conséquences naturelles ne cesse pas d'être supérieure à toutes les autres. Par exemple, celui qui s'est rendu coupable d'un vol doit en subir les conséquences, qui sont de deux sortes, directes et indirectes; la conséquence directe, c'est la restitution de l'objet volé, ou le
1. ,De l'éducation,
etc., chap. m.
�AVANTAGES OU SYSTÈME
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payement par le voleur d'une somme équivalente, qui sera prise sur l'argent de poche de l'enfant; la conséquence indirecte, c'est le mécontentement des parents. Spencer développe avec complaisance les avantages de son système. D'abord il engendre dans l'esprit les notions justes de cause et d'eITet, que l'enfant acquiert, non pas sur les leçons de ses parents et de ses maîtres, mais par l'expérience personnelle. La moindre brûlure qu'il se sera faite lui en apprendra bien plus que tous les discours sur le danger des brûlures et toutes les réprimandes infligées lorsqu'il s'y est exposé. Lui dire que le désordre es t un défaut et le punir par un pensum lorsqu'il s'est montré négligent, est beaucoup moins efficace que de lui faire subir tous les ennuis qui résultent naturellement du désordre. Celte habitude de constater soi-même les bonnes ou les mauvaises conséquences de ses actions, au lieu d'y croire sur l'autorité des autres, s'acquiert ainsi dans l'enfance très ulilement pour le reste de la vie. Autrement les enfants ne considèrent pas les actions comme bonn es ou mauvaises en elles-mêmes, par rapport aux conséquences naturelles qu'elles entrainent et qui sont constanles; ils ne les consi1tèrent comme bonnes ou mauvaises qu'autant qu'elles produisent le mécontentement des parents et des maîtres et qu'elles aboutissent à des punitions; lorsque ce mécontentement et ces punitions ne sont plus à craindre, alors rien ne les retient plus, et ils se livrent à tous les écarts, jusqu'à ce qu'ils aient été sévèrem ent disciplinés par l'expérience de la vie. Un autre avantage, c'est que la discipline des conséquences naturelles est éminemment juste et qu'elle ne peut pas ne point paraître telle à l'enfant. « Celui qui ne supporte d'autres maux, dit Spencer, que ceux qui, • dans l'ordre naturel des choses, résultent de sa mauvaise conduite, ne se trouvera point injustement traité,
J
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L'ÊDUC.I.TION DU CARACTÈRE
comme celui qui supporte un châtiment artificiel; et cela est vrai des hommes aussi bien que des enfants. Prenez pour exemple un enfant qui est habituellement négligent dans le soin de ses habits, qui traverse les haies sans précaution, qui ne fait point attention à la boue. Si on le bat ou si on le met au lit, il se trouvera maltraité; et il sera plus occupé à ruminer sur ses griefs qu'à se repentir de sa faute. Mais supposez qu'on l'oblige à réparer autant que possible le mal qu'il a fait, à netloyer la boue dont il s'est couvert, à raccommoder les déchirures de ses vêtements, ne saura-t-il pas que c'est là un ennui qu'il s'est causé à lui-même 1 ? » Il ne pourra donc s'en prendre qu'à lui; quelque impatience qu'il éprouve, il n'accusera pas les autres de malveillance et d'injustice. En troisième lieu, l'emploi de la méthode ordinaire, qui repose sur l'obéissance et sur les punitions, entretient entre les éducateurs et les enfants une aigreur, une irritation réciproques. Les éducateurs se fâchent contre les enfanls de ce qu'en transgressant leurs lois, ils ne respectent ni leur autorité ni leur dignilé; les enfants se fâchent contre les éducateurs qui les irritent constamment par leurs prohibitions et par les punitions qui en sont la suite. Supposez une mère dont l'enfant se brûlerait pour avoir, malgré les défenses, touché à la bouilloire, et qui, si cela lui était possible, prendrait pour elle la douleur de la brûlure, mais donnerait un coup à l'enfant afin de le punir; ne serait-ce pas une double souffrance provoquant une mauvaise humeur absurde des deux côtés? Cependant, suivant Spencer, c'est là ce qu'on fait d'habitude. « Un père qu~ but son fils parce qu'il a, par insouciance ou par malice, brisé le jouet de sa petite sœur, et-qui ensuite achète à celle-ci un autre
...... :~ ,)·· · . · 1.. De l'i!ducalwn, etc., chap. m.
,
.
...
.
�299 jouet, ce père-là fait tout à fait la même chose : il inflige une peine artificielle au transgresseur, et prend pour lui la peine natll!'elle de la transgression, ce qui exaspère à la fois le père et l'enfant, tout à fait inutilement. S'il disait à son fils qu'il doit acheter à ses frais un nouveau jouet à sa sœur, et qu'on lui retiendra pour cela son argent de poche jusqn'à concurrence de la somme nécessaire, il y aurait beaucoup moins d'aigreur des deux côtés 1 • » Cette mauvaise humeur que les éducateurs et les enfants éprouvent si souvent les uns contre les autres finit par altérer leurs rapports de la manière la plus fàcheuse; les uns sont regardés comme des tyrans, les autres comme des fléaux. Avec la discipline des conséquences naturelles, les relations entre les éducateurs et les enfants seraient plus affectueuses et, par conséquent, plus fécondes. Le système emprunté par Herbert Spencer àJ.-J. Rousseau soulève d'assez . nombreuses objections; quelquesunes des plus fortes ont été développées par M. Gréard dans son mémoire sur « l'esprit de discipline ». l!Jxaminons sans parti pris ce que vaut la discipline des conséquences naturelles et dans quelle mesure la pédagogie peut user de son action. D'abord il nous est impossible de reconnaître à la nature cette jus lice que Spencer trouve si exacte . Trop souvent les conséquences naturelles sont, par leur gravité, hors de toute proportion avec les actions dont elles résultent. L'enfant qui Louche au feu, tantôt ne se fera qu'une brûlure légère, et tantôt se brûlera cruellement, se défigurera pour toute la vie; une chute n'entraînera pour celui-ci qu'une bosse au front : celui-là se cassera la jambe et restera estropié. De petites imprudences amènent, tout le monde le sait, des maladies mortelles .
OBJEC'l'JONS
l. De l'éducation, etc., chap.
•1
111.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Pendant que le jury, en lui accordant des circonstances atténuantes, épargne la vie d'un misérable assassin, la nature condamne à la peine de mort, sous forme de fluxion de poitrine ou de rhumatisme articulaire, un brave homme qui a commis la faute de prendre froid. Que dire de l'hérédité naturelle, celte odieuse injustice, qui fait expier par les descendants les sottises et les vices de leurs ancêtres? Dans l'ordre moral, ne voyonsnous pas tous les jours les fautes les plus légères entraîner les conséquences les plus redoutables? Par un propos un peu trop franc, par un trait d'esprit qu'on aurait pu retenir, il est vrai, mais qui ne prouve aucune malveillance, on peut se faire un ennemi mortel; en laissant trainer un papier par une négligence qui n'est même pas habituelle, on peut amener une catastrophe; le ridicule tue, dit-on; qui ne sait pourtant quels menus incidents peuvent couvrir un homme de ridicule? Au contraire, des actes monstrueux, dans certaines conditions , n'entraînent pour leurs auteurs que des conséquences avantageuses. La justice des choses est, , comme celle des hommes, très équitable dans beaucoup de cas, très imparfaite dans beaucoup d'autres; il ne faut ni la nier, ni l'admirer outre mesure. L'éducateur prudent, qui sait combien, sous le rapport de la graviLé, les conséquences peuvent être hors de proportion avec les actes, se gardera bien d'y exposer les enfants, lorsqu'il y a pour eux un réel danqer, et, par les moyens ordinaires, c'est-àdire par les défenses accompagnées au besoin de punitions, il préviendra les actes pour prévenir les conséquences. Par exemple, il laissera un enfant taquiner un chat, pourvu que cet amusement n'aille pas trop loin, et attendra la correction naturelle, qui consiste dans un bon coup de griffes; mais il ne le laissera pas agacer un chien hargneux; après lui avoir intimé la défense d'ap-
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procher de ce chien, il le grondera vertement et le punira s'il la transgresse. Dans les deux cas, la faute de l'enfant serait la même; mais les conséquences naturelles pourraient être très différentes et avoir, dans le second cas, une bien autre gravité que dans le premier. La nature serait donc alors, comme elle l'est souvent, fort injuste. Encore ne faut-il pas seulement considérer la faute en elle-même, mais apprécier l'intention du coupable. Ainsi, pour m'en tenir à l'exemple que je viens de prendre, l'enfant qui agace un chien hargneux peut le faire par simple besoin de mouvement el de distraction, ou pour le plaisir d'enfreindre une défense qui lui ?- été intimée, ou par pure méchanceté, pour faire souITrir l'animal. La discipline des conséquences naturelles ne punira que l'acte, sans avoir égard à l'intention, et elle le punira aussi sévèrement si l'intention est innocente que si elle est coupable au plus haut degré. Est-ce là de la justice? Peut-on raisonnablement préférer ce système à celui qui recherche, au contraire, l'intention du coupable, apprécie d'après cette intention la gravité de la faute, et détermine seulement alors la mesure de la punition qu'elle mérite? Ainsi que le remarque M. Gréard, la discipline des conséquences naturelles, qui peut s'appliquer dans les petites circonstances de la vie enfantine, ne mérite plus notre confiance lorsque nous avons affaire à des adolescents. « Assurément, dit-il, il n'y a pas grand inconvénient à laisser l'enfant qui s'entête briser le canif qu'on est décidé à ne pas lui rendre, mettre en désordre la chambre qu'on lui fera ranger, manquer la promenade pour laquelle il ne s'est pas assez diligemment préparé. Mais donnera-t-on à l'adolescent le temps de voir le résultat de sa mollesse lui apparaître dans un avenir perdu? Il est facile. de dire : l'homme qui ne fait
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pas ses affaires est puni de sa négligence par cela seul que ses affaires sont mal faites; il peut se relever. Mais si l'écolier ne fait pas ou fait mal son métier d'écolier, s'il ne discipline pas son esprit et son caractère, si, autour de lui, on ajourne la réforme de ses défauts jusqu'à ce que ses défauts éclatent en leurs conséquences, c'est sa vie entière peut-être que l'on compromet. Qu'à côté du raisonnement ou de l'exemple d'autrui, trop souvent impuissant, on fasse la part de l'expérience personnelle, rien de mieux ; elle est la rançon de la liberté. Mais attendre que le jeune homme s'instruise exclusivement par ses propres fautes, n'est-ce pas la plus dangereuse des utopies 1 ? » Il y a entre l'enfant et l'adolescent élevés dans la famille ou à l'école, et l'homme adulte qui est entré dans la vie réelle, cette différence capitale, que ce dernier, par cela même qu'il est indépendant et jouit de tous ses droits, de toutes ses facultés, doit ne plus compter que sur lui et s'attendre à subir sans atténuation la conséquence de ses actes, tandis que les autres, justement considérés comme des mineurs, doivent être traités et ménagés en raison de leur dépendance et de leur faiblesse. Rien n'est donc plus faux que de rapprocher les. actes de l'enfant ou de l'adolescent et ceux de l'adulte au point de vue des conséquences naturelles. Dans la vie réelle, un homme sans fortune qui se refuse à travailler tombe dans la misère noire et meurt de faim ou vole; voilà les conséquences naturelles de l'extrême paresse. Si un enfant se refuse à travailler, irez-vous le priver de toute. nourriture et lui laisser porter des vêtements en loques, le forcer à coucher dans un taudis ou dans la rue, comme les vagabonds? Tout le temps que vous lui
i. L'Esp1·il de discipline dans l'éd1J,calion, p. 1G.
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donnerez à manger, qu'il portera des vêtemenls convenables, et qu'il demeurera dans un vrai logis, la discipline des conséquences naturelles ne lui sera pas strictement appliquée. Si vous arrangez vous-même ces conséquences, alors elles ne sont plus naturelles, et vous retombez dans la discipline artificiel!~, contre laquelle Herbert Spencer proteste. Qu'y a-t-il de plus artificiel que les scènes imaginées par J. -J. Rousseau pour échapper à l'emploi des procédés ordinaires? Aussi n'est-il pas nécessaire d'aller jusqu'à l'adolescence pour montrer que le syslème exclusif de Spencer est inapplicable; il l'est dès le premier âge dans une foule de cas. Comment s'y prendra, par exemple, un partisan de ce système en présence du premier mensonge de son petit enfant? L'éducateur sans parti pris, et qui recourt aux procédés habituels, lorsqu'ils lui semblent bons, reprendra.vivement le coupable, lui témoignera toute l'aversion que lui inspire la laideur de son mensonge, et tâchera de produire sur lui une impression assez forte, assez désagréable, pour que l'idée du mensonge s'associe dans son esprit à l'idée de quelque chose de très vilain et de très pénible. Ce n'est pas ainsi que l'on traite les menteurs dans la vie réelle : suivant le cas, on les plaisante ou on leur témoigne une défiance froide, ou on leur inflige un affront sanglant. Ces procédés n'auraient pas du tout la même aclion sur un petit enfant que sur un homme; la défiance prolongée pourrait, en particulier, donner d'assez mauvais résultats. Dans la vie réelle, les conséquences nat)lrelles ne punissent en général que les défauts confirmés; elles se font attendre, puis, à un certain moment, elles se produisent avec une sévérité extrême. La conséquence naturelle du premier acte par lequel un vice s'acquiert peut être imperceptible pour celui chez qui le vice s'im -
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plantera jusqu'à devenir indéracinable. C'est justement ce premier acte que l'éducateur habile tâche de saisir, pour le faire suivre d'une conséquence artificielle, d'une punition qui affectera l'enfant et sera le début du traitement auquel il convient de le soumettre. « Le secret de l'éducation, dit M. Gréard, est d'intervenir à temps. C'est à ce diagnostic, pris de haut et de loin, que se reconnaît l'œil du maîlre; c'est à la façon dont il suit et traite le mal encore latent que se révèle la sûreté de sa main. Élever, ce n'est pas seulement prévoir, c'est aussi prévenir 1 • » Herbert Spencer compte trop sur son système pour obtenir l'adhésion des enfants à la discipline à laquelle il les soumet, en raison du caractère de justice qu'il lui attribue, et pour prévenir entre eux et leurs éducateurs toute irritation réciproque. Cette discipline, nous l'avons montré, n'est pas conforme à la justice; mais, quand elle le serait, les enfanls ne l'en subiraient pas davantage avec la soumission qui, aux yeux des hommes éclairés, convient seule devant la force irrésistible des choses. La célèbre parole du poète grec, « qu'il ne faut pas s'indigner contre les choses, parce que cela leur est égal », n'est pas du tout à la portée des enfants. « La tendance anthropomorphique, dit Bain, c'est-à-dire le penchant à tout personnifier, ayant sa plus grande force dans l'enfance, tout mal naturel est attribué à quelqu'un de connu ou d'inconnu. L'habitude de regarder les lois de la nalure, lorsqu'elles nous font souffrir, comme froides, sans passion et sans intenlion, ne s'acquiert que très tard et avec beaucoup de peine; c'est un des triomphes de la science ou ùe la philosophie. Nous commençons ordinairement par en vouloir à tout ce qui nous fait du mal, et nous ne sommes que trop disposés à
1. L'Espi·it de discipline, etc., p. 16.
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chercher autour de nous un être réel sur lequel nous puissions décharger notre colère 1 • » Cette remarque est des plus justes; l'être réel sur lequel l'enfant déchargera sa colère, ce sera l'un de ses éducateurs. Il a déchiré un vêtement et vous le condamnez à le porter ainsi, ce qui l'humilie beaucoup : cette humiliation l'irritera contre vous, quoiqu'il sache qu'il est lui-même l'auteur responsable de l'accident. Il y a là une difficulté inhérente aux punitions en général, et à laquelle les punitions naturelles n'échappent pas plus que les autres; à moins d'être immédiates et instantanées, l'impression ii:ritante qu'elles produisent sur le cœur de l'enfant efface trop souvent le souvenir de sa faute; alors il ne se considère plus que comme une victime, et il a pour ceux qui l'ont puni un sentiment qui est le contraire de la sympathie. La sincérité grâce à laquelle nous nous avouons nos fautes il nousmêmes et nous faisons antérieurement notre mea culpa, n'est pas une vertu sur laquelle on doive trop compter avec lui. Spencer lui accorde aussi trop de prévoyance en supposant que les leçons de l'expérience le mettent en garde contre des fautes nouvelles, parce qu'elles lui font prévoir les suites que ces fautes comportent. « Dès que les enfants, dit Bain, sont sous l'influence de quelque mauvais penchant, les conséquences n'existent plus pour eux »; nous ajouterons : surtout quand elles ne sont pas évidemment immédiates et inévitables. La remarque est applicable même aux hommes faits, bien que dans l'âge adulte le sentiment des conséquences se développe et s'oppose plus souvent à l'envie de mal faire. Celui qui s'est brûlé une ou deux fois prendra garde au feu; celui qui est tombé à l'eau fera plus altenlion en marchant près
1. La Science de !'.éducation; li v. I, chap. v.
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du bord; mais celui dont un mets délicat rend la digestion difficile retombera facilement dans le péché de gourmandise; le plaisir de faire de l'esprit aux dépens d'autrui résiste aux conséquences désagréables que ce travers entraîne parfois; en général, ainsi qu'on l'a remarqué, nous ne profitons de l'expérience acquise qu'au déclin de la vie, lorsqu'il est trop tard pour recommencer et pour réparer nos fautes. Tâchons au moins d'en faire profiter la jeunesse, et ne la laissons pas recommencer cette rude école, s'il y a moyen de faire autrement pour lui éviter des sottises semblables aux nôtres. L'objection la plus grave qui puisse être élevée contre le système que nous discutons en ce moment, c'est qu'il repose tout entier sur la doctrine utilitaire et qu'il ne suppose pas un instant l'existence d'une morale désintéressée. « Dans la doctrine sur laquelle Spencer établit son système d'éducation, dit M. Gréard, il n'existe ni bien ni mal en soi. On chercherait vainement dans ses déductions l'idée d'une obligation morale; il ne prononce pas une seule fois le mot de devoir. C'est le résultat d'un acte qui en détermine la nature et la valeur. Supposez qu'un enfant ait la main assez leste pour échapper à la réaction d'une imprudence, l'esprit assez délié pour esquiver les conséquences d'une foule, le voilà quitte. Il s'agit non de bien faire, mais d'être adroit, non d'être sage et honnête, mais de réussir. Toute la morale se résout ainsi en une question d'habileté avec l'intérêt pour mobile. Certes, l'intérêt et l'habileté ont leur place légitime dans le monde, mais à la condition de se subordonner à une règle su périe ure 1 • » Nous avons dit précédemment que l'enfant était, à notre avis, incapable, dans les premières années, de connaître la loi morale, mais qu'en attendant que sa con1. L'Esprit de discipline,
etc., p.
n.
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science fût en état de la lui révéler, la volonté de ses éducateurs en tenait lieu pour lui, et que par conséquent la pratique de l'obéissance à une volonté raisonnable et honnête était l'apprentissage du devoir. La discipline d'Herbert Spencer remplace le devoir par la force des choses, et la loi morale par la loi naturelle. Aussi s'explique-t-on facilement que les exemples dans lesquels le philosophe anglais montre avec le plus de bonheur l'application de son système rentrent dans l'ordre des réactions physiques. L'enfant se heurte la tête par étourderie, il perd un canif par négligence et on ne lui en achète point d'autre, il manque la promenade par ses lenteurs, tout cela es t matériel. Mai s lorsqu'on arrive à des fautes plus graves, qui intéressen t davantage la moralité, notre auteur semble moins heureux. En cas de larcin , par exemple, il distingue, comme nous l'avons vu, parmi les conséquences qu 'il croit naturelles, celle qu'il appelle directe, à savoir la restitution de l'obj et volé ou l'indemnité éq uivalente, et celle qu'il appelle indirecte, à savoir l'expression du mécontentement des parents. Or, à notre avis, ni l'un e ni l'autre de ces conséquences ne doit être appelée naturelle et ne peut le paraître à l' enfant. Ce n'est pas la restitution qui est co nforme à la loi de nature, c'est le vol, œuvre de violence et de ruse; si on le laisse faire, si on ne le met pas en garde par une défense formelle, accompagnée, au besoin, d'une sanction pénale, l' enfant y est, comme l'animal, comme le sauvage, naturellement porté. On a beau dire qu'il a dans son cerveau l'héritage physique des idées morales de ses asce ndants; ne dites pas à votre enfant un se ul mot du péché de vol, et il y a beaucoup de chances pour que, spontanément, il y tombe sans le savoir; car ce ne sera pas pour lui une mauvaise action, mais simplement l'action indifférente de prendre un objet qu'il désire et qui est à sa
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 308 portée. Comme il n'est pas encore capable de comprendre Cf que c'est que le droit de propriété et qu'une atteinte à ce droit, il faut, ou bien que vous le laissiez aux impulsions de sa nature, qui le porlent à prendre tout ce qui lui fait plaisir, auquel cas l'obligation de restituer lui paraîtra quelque chose de bizarre, une contrainte gênante que lui impose votre arbitraire, ou que vous lui défendiez nettement de toucher à tout ce que vous ne mettez pas vous-même à sa disposition. Qu'est-ce, dans ce second cas, sinon recourir à l'obéissance? Dans les deux cas, à quoi l'enfant se soumet-il? Ce n'est pas à la loi de nature, mais purement et simplement à votre volonté. Et plus lard, lorsqu'il sera déjà capable de raisonner, lorsqu'il aura quelque connaissance de la vie réelle, quelles discussions singulières ne devrez-vous point soutenir avec lui, quelle confusion d'idées et de sentiments ne mettrez-vous point dans son esprit et dans son cœur ! Par exemple, s'il est paresseux, comme vous ne vous résoudrez point à lui faire supporter les conséquences naturelles qu'entraîne assez souvent la paresse pour celui à qui la nécessité du travail est imposée, c'est-àdire le dénuement de tout, la faim, le vagabondage, vous ne pourrez guère, si vous ne voulez point recourir aux punitions habituelles, que lui montrer ces conséquences dans l'avenir, ainsi que la perspective de la déconsidération, du mépris public. Mais peut-être ne sera-t-il pas assez naïf pour ignorer que dans le monde il y a beaucoup de paresseux qui vivent dans l'abondance et dans la joie, et que la hiérarchie sociale place beaucoup plus haut l'oisif riche que le travailleur pauvre. Si vous êtes riche vous-même, il comptera sur votre héritage; si vous n'avez point de fortune à lui laisser, il rêvera de ces places, comme il s'en trouve encore quelques-unes, dont on lui a parlé, et qui per-
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mettent de vivre avec une très petite somme de travail. J'assistais il n'y a pas longtemps à un colloque entre un collégien paresseux et l'un de ses plus proches parents : celui-ci, recourant, sans le savoir, au système spencérien des conséquences, essayait de démontrer à l'autre qu'il faisait mal l'apprentissage de la vie, qu'on devait partout se donner beaucoup de peine; mais le jeune homme lui citait une place à laquelle il se destinait, parce qu'on n'y avaiL rien à faire. « Oui, répliquait le premier, c'est peut-être vrai; mais, pour y arriver, il faut d'abord passer des examens; tâche d'y réussir, et ensuite tu flâneras tout à ton aise. » En se plaçant au seul point de vue de la réalilé, ce langage n'avait rien d'inadmissible. Tel n'est point, il est vrai, celui que parle une conscience droite et ferme; mais il ne s'agit poinl de conscience, de langage du devoir dans la pédagogie d'Herbert Spencer. Cependant, comme M. Gréard le montre, il se garde bien de pousser à fond les conséquences de son principe; averti par le sentiment exact de la réalité morale, il arrive à s'amender lui-même, et mérite que celui qui l'a critiqué d'une manière si pressante le juge définitivement en ces termes : « Aucun pédagogue, peut-être, n'a donné de la personnalité morale de l'enfant une idée plus ferme; aucun n'a mieux établi, assurément, que l'objet propre de l'éducation est de faire un être apte à se gouverner. C'est par cette définitiOJ1 qu'il conclut; en est-il qui réponde mieux aux besoins de la société moderne 1 ? » En ce qui concerne J.-J. Rousseau, le vrai créateur du système d'éducation morale que Spencer préconise, sa , vie nous expliquerait facilement ses idées. « Il suffit,
1. L' Esprit de discipline, etc., p. 26.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dit un critique sévère, mais perspicace, de noter le trait qui en marque toute la suite; ce trait, c'est le dégoùt du devoir. Rousseau ne s'est pas fait faute de s'en confesser. Toutes les fois que le devoir était la seule issue d'un mauvais pas, il y restait engagé ou s'y enfonçait plus avant. Il n'est que le plus éloquent des gens qui ne veulent point se gêner, et qui rêvent toutes les immunités pour eux dans une société oü toutes les charges seraient pour les autres. C'est presque au lendemain du jour où il avait manqué au premier et au plus doux des devoirs, qu'il s'éveilla d'un sommeil sans remords, réformateur public de son temps. C'est après avoir commis la moins pardonnable de toutes les fautes, qu'éclata dans sa tête cette effervescence de vertu durant laquelle il fit le procès à toutes choses et la leçon à tout le monde 1 • » Peut-être aurait-il eu une conscience .plus exigeante s'il avait pris au foyer domestique, dès le premier âge, l'habitude du devoir tel qu'il convient aux enfants, c'est-à-dire de l 'obéissance. Mais sa mère était morte en le mettant au monde, et son père, « né tendre et sensible », passait des nuits entières à lire des romans avec lui! En dépit de Rousseau et de Spencer, nous ne croyons pas que les idées sc modifient beaucoup dans les familles et dans les écoles touchant le principe de l'obéissance avec sanctions pénales. Mais nous ne sommes pas aussi rassurés en ce qui regarde la pratique. Les éducateurs n'ont pas encore des doutes sérieux au sujet des droits qu'ils possèdent sur les enfants; peut-être en usent-ils généralement avec quelque mollesse. Quoique Spencer accuse la discipline qui repose sur l'obéissance de nuire à l'affection mutuelle des éducateurs et des enfants, nous ne pensons pas que le progrès de la pitié filiale et du
1. Nisard, Jfistofre de la litlératw·e française, liv. TV, chap. x11.
�LA DISCIPLINE FAi\ULJALE
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respect affectueux pour les maîtres soit en rapport avec la diminution de la fermeté à l'égard de l'enfance. Il y a encore des familles où n'a pas pénétré l'influence amollissante de nos mœurs, et où les parents savent commander, où les enfants sont habitués à obéir. Ce ne sont pas, croyons-nous, celles où l'on s'aime le moins.
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�CHAPITRE XIV
Des récompenses. - Discussion du principe. - La pratique. Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école.
Les punitions, qui affeetent péniblement la sensibilité physique et morale de l'enfant, ont surtout pour but d'établir dans son esprit une association d'idées durables, par laquelle le manquement au devoir lui paraît inséparable d'une souffrance. Les récompenses au contraire sont destinées à unir dans son esprit l'idée de l'accomplissement du devoir avec celle d'un plaisir qui en résulte. Aussi ont-elles, en principe, excité la défiance des moralistes austères, aux yeux desquels le devoir s'impose par lui-même. << Devoir 1 mot grand et sublime, dit Kant, toi qui n'as rien d'agréable ni de flatteur et commandes la soumission en te bornant à proposer une loi, qui d'ellemême s'introduit dans l'âme et la force au respect (sinon toujours à l'obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est digne de toi? Où trouver la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants 1 ? » Comme, en dernière
1. Ci·itique de la i·aison pi·atique,
1re
partie, livre T.
�DISCUSSION DU PRINCIPE DE LA RÉCOMPENSE
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analyse, un plaisir n'est que la satisfaction d'un penchant, et, comme toute réco·mpense est destinée à faire naître un plaisir, il s'ensuit, d'après Kant, que le devoir repousse fièrement la récompense. C'est pourquoi le même philosophe disait encore : « Si l'on récompense l'enfant quand il fait bien, il fait alors le bien pour être bien traité ». Il est évident qu'un semblable calcul est tout égoïste, qu'il est étranger à la vertu, si la vertu existe par elle-même, si elle est autre chose que l'intérêt bien compris, ainsi que le prétend l'école utilitaire. Port-Royal écarte les récompenses en principe, par une considération non moins élevée, mais d'un caractère différent, et qui emprunte toute sa force au système théologique de la grâce. Tout ce qu'il y a de bon dans ,l'homme étant un pur don de Dieu, lorsqu~ l'homme fait ·· te bien, ce n'est pas lui qu'il faut féliciter et récompen. ser, c'est à Dieu seul qu'il faut exprimer sa gratitude, par une adoration silencieuse. « Quand il y avait quelque bien clans quelqu ' un de ces enfants, raconte Fontaine en rapportant un entretien avec M. de Saci, il me conseillait toujours de n'en point parler et d'étouffer cela clans le secret. Si Dieu y a mis quelque bien, disait-il, il l'en faut louer et garder le silence, se contentant de lui en rendre dans le fond du cœur sa reconnaissance. » Pascal, animé de cet esprit, se plaint que l'admiration gâte tout dès le premier ùge, et qu'on s'exclame sans ces e, au sujet des enfants : « Oh I que cela est bien dit! qu'il a bien fait! qu'il est sage! » Il ajoute, et c'est pour lui une preuve de la misère humaine, que « les enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie et de gloire, tombent dans la nonchalance 1 ». Oui, assurément, c'est une marque de notre misère que la vue claire du devoir ne suffise pas pour déter1. Pensées, édit. Louandrc, 66, art. 26.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
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miner notre volonté, et qu'il faille presque toujours y ajouter les aiguillons de la souffrance et du plaisir pour nous détourner du mal et nous pousser au bien. Par quelques côtés, nous ressemblons assez aux bêtes; en effet, on les dresse tantôt avec le fouet, tantôt avec des friandises. Mais ce qui distingue la véritable éducation du dressage, c'est d'abord que le but en est tout autre, et ensuite que les moyens de punition ou de récompense employés par elle tendent à différer le plus possible de ceux dont on use dans le dressage. Le fouet, type de la punition corporelle, est absolument condamné dans certains pays; et ailleurs on n'y recourt que parce qu'on juge les autres punitions insuffisantes. Quant à la friandise, nous la condamnerons tout à l'heure comme récompense. Mais s'interdire en principe la punition et la récompense, sous prétexte que le devoir repousse fièrement toute alliance avec la sensibilité, comme dit Kant, ou que, comme le pense Port-Royal, Dieu, étant le seul maître des cœurs, est seul capable d'agir sur eux par sa grâce, c'est, à force d'élévation religieuse ou morale, se priver de ressources fort utiles et, ainsi que le remarque M. Gréard, briser dans le cœur de l'enfant deux des plus précieux ressorts de la vie intérieure. L'enfant ne sera jamais, quoi qu'on fasse, un stoïcien, ni un saint. L'homme, a dit Pascal, n'est ni ange ni bête; mais pendant l'enfance il est bien plus près encore de la bête que de l'ange. Si, pour le former à la vertu, nous usons alors de procédés qui ont avec ceux dont on use avec la bête cette ressemblance qu'ils s'adressent surtout à la sensibilité, du moins pouvons-nous dire pour nous justifier que l'idéal auquel nous aspirons les relève, et qu'en raison même de nos aspirations nous nous attachons à les dégager le plus possible de l'élément matériel. Ainsi nous préférerons les punitions et les récompenses qui s'adressent à ce qu'il y a de plus
�DISCUSSION DU PRINCIPE DE LA RÉCOMPENSE
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noble dans la sensibililé morale, et nous écarterons celles qui ravaleraient l'enfant au rang de la bête. Mais nous savons que nous n'avons pas affaire à un pur esprit, à une raison libre de toute attache avec les penchants, et qu'en nous plaçant trop haut, nous risquons de nous condamner à l'i[l?puissance. « On est en droit de penser, dit Guizot, que le sentiment du devoir, réduit à ses propres ressources, ne saurait être pour l'enfance un mobile suffisant : dans tous les états d'ailleurs et à tout âge, ce sentiment est plutôt la règle que le principe de notre activité; il nous indique ce que nous devons éviter, la route que nous devons tenir, les bornes que nous ne devons pas dépasser, les conditions enfin que la vertu prescrit à l'action des facultés; mais rarement ces facultés lui doivent leur première impulsion : sa destination est de nous apprendre à marcher droit plutôt que de nous faire marcher .... Pourquoi exigerait-on des enfants ce qu'on ne saurait prétendre des hommes? ... Pourquoi refuseriez-vous de profiter, en les élevant, de ces principes d'activité plus pressants et plus immédiats que Dieu a rendus inséparables de la nature humaine, en donnant aux hommes des besoins, des intérêts, des passions 1 ? » Nous admettrons donc le principe de la récompense comme une concession qu'il est indispensable de faire à la faiblesse du cœur humain, et qui, sagement mesurée, peut servir à l'amélioration de l'enfant, au lieu de le dépraver. Occupons-nous maintenant de la pratique. Il faut d'abord marquer la distinction importante, mais trop souvent négligée, qui existe entre la récompense promise à l'enfant au préalable, en vue d'un acte déterminé, promesse qui constitue pour lui une sorte de
1. Conseils cl'un
pèi·e sui· l'éclucalio11: des moyens cl'émulatio11.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
droit, pour ses parents une sorte d'engagement, et la récompense accordée en toute liberté par ceux-ci, après l'acte, comme un témoignage de satisfaction auquel l'enfant pouvait bien penser el aspirer, mais qu'il n'avait aucun droit de réclamer comme son dû. On peut faire de celle du second genre un usage excellent; mais, pour plusieurs moLifs, l'autre ne vaut rien. D'abord, par la récompense ainsi entendue, on fait presque toujours appel à l'instinct dangereux qui porte l'enfant au plaisir, et on le fortifie, ce qui n'est pas prudent. Comme le remarque Locke, un grand nombre de nos prohibitions ont précisément pour but de combattre cet instinct; il est donc assez peu raisonnable de dédommager l'enfant de la contrainte qu'on impose à son goût pour le plaisir en lui promettant des objets capables de le sati,sfaire. On répète à l'enfant qu'il ne faut être ni gourmand ni cupide, qu 'il faut aimer les vêtements simples. << Mais, dit Locke, si vous le portez à faire une chose raisonnable en elle-même, en lui présentant de l'urgent, si vous le récompensez de la peine qu'il a d'apprendre sa leçon par Je plaisir de manger quelque bon morceau, si vous lui promettez une cravate à dentelle ou un bel habit neuf, pourvu qu'il s'acquitte de quelques-uns de ses petits devoirs, n'est-il pas visible qu'en proposant ces choses en forme de récompense, vous les faites passer pour des choses bonnes en elles-mêmes, que votre enfant doit tâcher d'obtenir, et que par là vou s l'excitez à les désirer avec d'autant plus d'ardeur, et l'accoutumez à mettre son bonheur dans leur jouissance 1 • » De plus, on remplace la véritable obéissance, qui est, comme nous l'avons dit, l'apprentissage du devoir, par un calcul intéressé; l'enfant ne se conduit pas bien parce
1. De l'éducation des enfants, trac\.
Coste, section 4.
�LA PROMESSE DE LA RÉCOMPENSE
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que son devoir l'y oblige, mais parce que son intérêt l'y invite; si le plaisir de mal faire lui agrée plus que celui qu'üpeut se promettre des récompenses qui lui sont proposées, il les dédaignera. Il finira peut-être par débattre avec vous le prix de son obéissance, et ne vous la donnera que comme un service qu'on échange contre un autre de même valeur. En tout cas, il ne prendra pas l'habitude de faire le bien pour lui-même , avant toule considération d'intérêt personnel.<< Si vous ne savez animer sa volonté, dil Guizot, que par la promesse d'un plaisir, le plaisir deviendra la loi suprême de l'enfant; ce sera le seul but de ses travaux : faire son devoir ne sera pour lui qu'un moyen d'arriver à ce but, une idée secondaire qui n'acquerra à ses yeux ni la hauteur ni la gravité qu'elle doit avoir 1 • » Autre est la récompense qui, sans être déterminée à l'avance ni promise comme une espèce de salaire du devoir satisfait, arrive à la suite de ce devoir, et aug~ mente le plaisir que l'enfant trouve dans sa conscience, plus salutaire des punitions est de même que l'effet d'augmenter le malaise général de l'enfant, le mécontentement de lui-même à la suite de ses fautes. Faisons mieux comprendre encore cette différence par un exemple. C'est s'y prendre mal que de dire à l'enfant : « Si tu travailles bien cette semaine, je te ferai faire dimanche telle partie de plaisir » . A la fin de la semaine il réclamera de vous, comme un créancier, le payement de votre dette; si, par hasard, il ne trouve pas dans la récompense tout le plaisir qu 'il en avait attendu, il se considérera comme lésé; il pensera en lui-même : « Ce n'était vraiment pas la peine de me donner tant de mal »; et, comme les parties de plaisir ne peuvent se répéter sans cesse, il y a des chance,; pour qu'il travaille
le
L Conseils, elc.; des moyens cl'énwlatio11.
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L 'EDUCATION DU CARACTÈRE
moins bien les jours suivants. Au contraire, rien de plus naturel et de plus admissible que de dire à l'enfant : « Tu étais en bonnes dispositions cette semaine, tu as bien travaillé ; aussi serai-je content de faire demain avec toi telle partie de plaisir ». Certes, si l'enfant était arrivé à la hauteur morale d'un vrai stoïcien ou d'un vrai chrétien, ce témoignage de satisfaction serait inutile pour entretenir son zèle. Mais il faut avoir égard à sa faiblesse, sans l'augmenter par de maladroites complaisances. Car, en ne lui témoignant jamais par des récompenses la satisfaction qu'on éprouve de sa bonne conduite, on risquerait fort de le décourager. Les récompenses dont les éducateurs disposent pour témoigner de la satisfaction aux enfants et encourager leur application au devoir sont de bien des sortes; mais il y a un choix à faire. Les raisons que nous avons données plus haut nous feront écarter presque entièrement celles qui consistent en friandises, en objets destinés à la parure, en dons d'argent et autres de même genre. « On peut, dit Rollin, récompenser les enfants par des jeux innocents, et mêlés de quelque industrie; par des promenades, où la conversation ne soit pas sans fruit; par de petits présents qui seront des espèces de prix, comme des tableaux ou des estampes; par des livres reliés proprement; par la vue de choses rares et eu~ rieuses dans les arts et dans les métiers .... L'industrie des parents et des maîtres consiste à inventer de telles récompenses, à les varier, à les faire désirer et attendre, en gardant toujours un certain ordre, et commençant toujours par les plus simples, qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'il est possible 1 • n Ce dernier conseil du bon Rollin s'appliquerait bien en particulier aux jouets. Il y a depuis quelque temps,
L T1·aité des études, liv. VlU, trc ·partie, art. 7.
�LES JOUETS
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pour les jouets, un luxe ridicule, qui fait préférer les plus brillants, les plus compliqués et les plus chers aux simples jouets d'autrefois, qu'on procurait aux enfants à peu de frais et qui les amusaient davantage. Car ce qui leur cause un vif plaisir, ce ne sont pas tant les jouets en eux-mêmes que les combinaisons infinies de mouvements, d'idées, d'imaginations surtout auxquels ils peuvent donner lieu. De modestes soldats en plomb ou en papier, par exemple, serviront à des évolutions sans nombre dans lesquelles la stratégie enfantine s'exercera avec délices. L'enfant, qui rêve tout éveillé, et dont l'imagination est capable d'inventer avec une fécondité extrême, se sert même souvent, comme jouet, du premier objet venu, qu'il soumet à des métamorphoses merveilleuses le plus facilement du monde. Un morceau de bois recouvert de quelques chiffons deviendra pour la petite fille un poupon charmant auquel elle prodiguera des soins empressés; je me souviens d'avoir joué tout un après-midi sur une charrette que, la tête farcie de récits ma1·itimcs, j'avais transformée en un vaisseau .à trois rnùts. « Un enfant de deux ans et demi, de ma connaissance, raconte Mme Necker de Saussure, passe une partie de ses journées à jouer le rôle de cocher. Ses chevaux sont deux chaises, dont il fait un attelage au moyen de rubans. Lui-même, assis derrière sur une troisième, les rênes clans une main, un petit fouet dans l'autre, mène ses paisibles coursiers. Un léger balancement de son corps montre qu'il les croit en marche .. .. Si quelqu 1un vient à se placer devant les chaises, alors il tempête, il se désole : Oh empêche ses chevaux d'avancer 1 • » L'imagination des enfants est capable d'aller encore plus loin et d'inventer des objets entièrement imagi1. L'Education progi·essive, liv. Ill, chap. v.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
naires avec lesquels ils jouent les mains vides; elle s'exerce alors si vivement qu'elle est en pleine hallucination. J 'en trouve un exemple curieux chez le même observateur. cc Un père, dit Mme Necker de Saussure, entend de sa fenêtre que ses enfants tirent de l'arc dans le jardin. L'un est juge des coups; d'autres en appellent à ses décisions. On se dispute, on crie, on applaudit aux vainqueurs, on insulte aux maladroits. Le père conçoit quelque inquiétude. Où ont-ils pris des arcs? peuvent-ils en tirer à leur âge? ne se feront-ils pas de mal? N'y pouvant plus tenir, il descend dans le jardin et les observe. Il les voit rouges, animés, pleins de cette ardeur sérieuse qui accompagne les grands plaisirs. Toute la pantomime était parfaite; mais il n'y avait ni arcs, ni flèches, ni but; un mur formait tout le matériel de l'exercice 1 • » Laisser les enfants s'amuser simplement, avec l'aide de leur imagination toujours en éveil, vaut donc mieux que de leur acheter des jouets dispendieux dont ils n'apprécient que le luxe, au risque de les rendre dédaigneux à l'égard des autres jouets et de leur enlever une source inépuisable de plaisir. Un pédagogue fort estimable, Bernard Perez, a eu l'idée assez paradoxale de juger sévèrement l'usage des poupées. Il reproche à ce jouet classique des petites fllles, en raison de la toilette dont on l'affuble, de favoriser presque dès le berceau le débordement du luxe, l'instinct de vanité et même celui de l'envie. « Toute belle poupée, dit-il, fait une orgueilleuse et cent jalouses. » Il estime que les récréations dont la poupée est le prétexte et l'instrument sont faites pour enniaiser les petites fllles, qui jouent avec une imitation servile et ridicule les rôles de grandes personnes. Il trouve que celles dont la sensibilité est très vive prennent au sérieux
1. L'éducation pi·ogi·essive, liv. III, chap. v.
�LA POUPÉE
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leur rôle de maman, qu'elles en sont obsédées jusqu'à en perdre l'appétit, le sommeil et la santé, que les prétendues maladies, les migraines, les blessures, les ennuis de leur enfant imaginaire les affolent de pitié et de terreur. « Avoir, ajoute-t-il, les yeux et l'esprit fixés sur une petite caricature insensible et inerle, lorsqu'on devrait les avoir sans cesse éveillés sur toute chose autour de soi; croupir dans lïmmobilité comme un oiseau sans ailes, lorsqu'on devrait toujours être en mouvement; parodier avec la mémoire seule les gestes, les attitudes, les inflexions de voix, les formules de conversation des grandes personnes, alors qu'on devrait vivre en enfant naïf que l'on est: est-ce là une situation d'esprit et de corps désirable pour un petit enfant 1 ? » Ces critiques, sans doute exagérées, contiennent cependant une part de vrai. L'usage des poupées est tellement ancien, tellement général, et paraît encore si vivace, qu'on est forcé d'admettre qu'il résulte d'une tendance innée dans le cœur des enfants et qu'il est voulu par la nature elle-même. La petite fille, destinée· à la maternité, en fait pai- instinct, dès le bas âge, une sorte d'apprentissage; elle soigne sa poupée maternellement, comme il lui arrive si souvent de soigner une sœur plus jeune qu'elle; dans ce dernier cas, comme l'instinct est plus satisfait encore, il arrive que les soins donnés à l'être vivant font délaisser l'être imaginaire. Quant à la tendance à l'imitation des grandes personnes, elle est tellement naturelle chez les enfants, qu'elle se mêle à la plupart de leurs jeux : les petites filles jouent à la maman, à la marchande, à la mailresse de maison, comme les garçons jouent au soldat, au voiturier, au maître d'école. Mais il n'en est pas moins utile de signaler l'excès. Ce que nous avons dit en général sur les jouets
'.l. l'Education clè.s
~
be1'cemt 1 chap. Ill.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
dispendieux touche aussi bien le luxe des poupées. Les parents sensés, lorsqu'ils voient que leur fille s'absorbe trop ilans son rôle de maman, s'efforceront de la distraire. Si, dans son imitation, elle se montre sotte et affectée, ils trouveront assez facilement le moyen de la redresser. Nous n'avons que peu de chose à dire des caresses employées comme récompenses. Elles sont trop naturelles et trop douces pour ne pas occuper une grande place dans l'éducation des enfants, surtout pendant le premier âge. Mais il ne faut pas en abuser, ni développer par elles une sensibilité passionnée, ni s'en servir comme d'un moyen banal pour calmer les enfants désagréables. Nous n'aimons pas l'expression « dévorer un enfant de caresses», et nous croyons qu'il faut se défier de l'excès qu'elle désigne. L'expérience ne montre pas que les mères les plus caressantes soient les meilleures éducatrices. Locke recommande a'vant toutes les autres une récompense qui satisfait la tendance naturelle de l'homme à ·rechercher l'estime de ses semblables, c'est-à-dire l'éloge donné d'une manière intelligente. « De tous les motifs propres à toucher une âme raisonnable, dit-il, il n'y en a point de plus puissant que l'honneur et l'infamie, lorsqu'une fois elle se trouve disposée à en ressentir les impressions. Si donc vous pouvez inspirer aux enfants l'amour de la réputation et les rendre sensibles à la honte et à l'infamie, dès lors vous avez mis dans leur âme un principe qui les portera continuellement au bien 1. » Les principales autorités pédagogiques sont loin d;être d'accord à ce sujet. Nous avons vu que PortRoyal interdisait l'éloge par des considérations d'humilité chrétienne. Mme Necker de Saussure ne lui est
1. De l'éducation des enfants, trad. Coste, sec tion 4.
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pas beaucoup plus favorable; se plaçant à un point de vue moral très élevé, elle le condamne en ces termes, comme les autres récompenses : « Quand la rémunération serait uniquement honorifique, l'effet n'en serait pas meilleur pour le cœur. La sensualité morale, nommée vanité, ne vaut pas beaucoup mieux que la sensualité matérielle, et son apparence plus noble là rend bien autrement difficile à corriger. Si malgré nous la vanité se nourrit de tous les succès, restreignons-lui sa part le plus que nous pourrons .... Lorsque le devoir lui-même commande, estimons trop l'enfant pour le récompenser d'en suivre l'appel.. .. L'amour-propre bien placé est encore celui que je crains le plus. J'y vois une tache indélébile, un mélange impur qui adhère aux meilleures qualités dans le cœur humain. Aucune vraie grandeur, aucun oubli de soi-même n'est plus possible : l'éternel moi se retrouve toujours 1 • n Nous avons dit, au commencement de celte étude, qu'il y a, suivant nous, dans cette manière d'envisager les récompenses, et en particulier l'éloge, une concep- . tion trop haute du devoir, eu égard à la faiblesse de l'enfant et même de l'homme. Combien y a-t-il d'hommes qui méprisent sincèrement l'éloge et qui se contentent d'être approuvés par leur conscience? Ce dédain est presque toujours un signe d'envie, d'impuissance ou une pose. Ainsi que l'a remarqué un ancien, les philosophes inscrivent leur nom en tête des livres qu'ils écrivent contre l'amour de la gloire. Rollin est plus dans la mesure lorsque, tout en reconnaissant que le désir de la louange est un faible, il conseille d'en profiter et d'en faire une vertu. << Il faut, dit-il, tâcher de s'en servir pour animer les enfants sans les enivrer 2 • »
1. L'Éducation pi·o.qi·essive, liv. VI, chap. 1v. 2. Traité des études, liv, VIII, i" partie, arL. 7.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Là est la juste limite, que malheureusement les parents, et même les maîtres, dépassent en maintes circonstances; les parenLs surtout se complaisent dans leur progéniture, et aiment à penser, avec un sentiment plus ou moins exact de l'hérédité, que les qualités vantées chez l'enfant sont un legs qu'il a reçu d'eux. J'oserai dire que la vanité entre souvent pour une bonne part dans les motifs qui déterminent certains parents peu aisés à faire des sacrifices pour l'instruction de leurs enfants; on n'est pas bien sûr qu'ils seront plus heureux dans une situation plus élevée que celle où ils sont nés, mais l'essentiel est qu'ils s'élèvent et qu'ils fassent naître dans leur milieu des sentiments d'admiration, de jalousie peut-être. Rien n'est plus fréquent, et aussi plus insupportable, que les éloges accordés à l'intelligence des enfants.« On peut poser en principe, dit Guizot, qu'on ne doit jamais les louer de ce qui n'a pas dépendu de leur volonté, de èe qui ne leur a pas coûté un effort ou un sacriGce. Si vous les louez de quelques dons naturels, comme de leur intelligence ou de leur figure, vous les accoutumez à mettre un grand prix à ce qui peut être un bonheur, mais non un mérite, et, dès lors, leur amourpropre prend une direction dangereuse; car c'est en se portant sur des avantages purement accidentels qu'il devient plus tard présomption, vanité et sottise 1 • >> L'éloge doit donc être réservé au véritable mérite, qui, comme nous · 1·avons déjà dit à plusieurs reprises, résulte exclusivement de l'effort, c'est-à-dire d'un acte de volonté plus ou moins difficile et soutenu. L'homme est ainsi fait que la considération de ses semblables lui est bien plus chère encore lorsqu'ils lui reconnaissent, après comparaison, la supériorité sur
1. Conseils cl'un père, etc.; des moyens d'émulation.
�L'ÉMULATION
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d'autres. Être le premier, voilà le désir des âmes sensibles à l'aiguillon de la gloire; et, de fait, personne, ou à peu près, n'y est insensible. Tel qui ne prétend pas à la primauté dans les œuvres de l'intelligence, et qui n'aspire pas aux premiers rangs dans la hiérarchie politique, est heureux d'être proclamé le meilleur tireur, le possesseur des plus beaux bestiaux, de remporter le prix dans un de ces i1:mombrables concours où l'on ne cesse de classer les mérites les plus divers. Assurément le plaisir qu'on éprouve à être le premier n'est pas inspiré par la pure charité chrétienne, car il faul compter parmi les éléments qui y entrent le chagrin que les concurrents éprouvent d'être mis à un rang inférieur. Mais ce plaisir n'en est pas moins vif. La pédagogie se demande s'il convient d'y faire appel et de proposer la primauté qui le cause comme but aux efforts des enfants. · Ceux qui condamnent les récompenses en principe ne peuvent pas admettre, pour les mêmes motifs, l'émulation dans la concurrence. Tout en admirant leur élévation morale, nous trouvons qu'ils se privent d'un moyen précieux, dont il s'agit seulement de bien régler l'emploi. Guizot distingue avec raison « l'émulation d'un à plusieurs », qui existe à l'école, et « l'émulation d'un à un », qui ne peut guère exister que dans la famille, et qui présente de graves inconvénients. Il faut se garder, par exemple, d'établir une sorte de concours permanent entre deux frères qui sont à peu près du même âge. « Dans les familles, dit Guizot, où les parents ont l'habitude d'exhorter et de sermonner beaucoup leurs enfants, ils ne manquent pas, en génér&l, lorsque l'un a mieux fait que l'autre, de développer longuement à celui-ci sou tort, c'est-à-dire son infériorité.... Lorsqu'une rivalité s'établit ainsi entre deux enfants, le père
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 326 ou le précepteur a à traiter avec deux amours-propres, un amour-propre mécontent et un amour-propre satisfait: de l'amour-propre satisfait peuvent naître l'orgueil, l'arrogance, la dureté, toutes les passions hautaines; l'amour-propre mécontent peut conduire au découragement, à l'indifférence, à la jalousie, à l'aigreur, aux passions basses et faibles 1 • » Rappelons-nous nos souvenirs /le collège : il est rare que l' émulation entre plusieurs élèves qui se disputent le premier rang produise d'aussi mauvais effets. On n'éprouve guère envers ses concurrents des sentiments d'aigreur et d'envie. Les facultés dans lesquelles on concourt sont assez nombreuses; tel qui se laisse battre dans l'une se relève dans l'autre. cc Il y a toujours, dit Guizot, dans les triomphes mêmes des meilleurs élèves, une fluctuation, des alternatives qui ne permettent guère à l'un d'entre eux de devenir spécialement le rival mécontent ou orgueilleux d'un autre; ils brûlent tous de dépasser des concurrents, aucun ne songe à terrasser un adversaire; le vaincu d'ailleurs rempo1·te une victoire qui le console de sa défaite : Edouard est forcé de céder à Alphonse le premier rang, mais il a obtenu le second sur Henri, celui-ci le troisième sur Auguste, et ainsi de suite 2 • » L'Université française, ainsi que le remarque Michel Bréal, pour entretenir l' émulation parmi la jeunesse, suit encore en partie les traditions des Jésuites. Nous lisons dans leur plan d'études : « Honesta œmulatio, quœ magnum ad studia incitamentum est, fov enda ..... Un des plus sûrs moyens d"exciter les enfants à l'étude, c'est d'entretenir parmi eux une honnête émulation. » Les meilleurs elèves recevaient des croix, des rubans,
1. Conseils d'un pere, etc.; des moyens d'émulation.
2. Même ouvrage,'_ même article.
�LES PRIX
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des insignes. Dans chaque classe, l'élite formait une académie. Mais le stimulant le plus actif était demandé aux compositions périodiques; l'élève classé le premier était investi de la magistrature souveraine, summo magistratu; les suivants recevaient des honneurs gradués. Les prix donnés à la suite des compositions sont dans nos lycées la plus enviée des récompenses. Les compositions, on le sait, son t très fréquentes. Ce système, outre le défaut qu'on peut reprocher en général à la récompense, et qui consiste à substituer le mobile de l'intérêt à celui du devoir, présente des inconvénients particuliers. Le principal, déjà signalé par nous dans une précédente étude, c'est qu'il est fait pour mettre en lumière certains dons de l'intelligence beaucoup plus que ceux du caractère, qui ont cependant une bien autre importance dans la vie des individus et dans celle des nations. Souvent, chez les brillants élèves, les dons du cœur vont de pair avec ceux de l'intelligence; mais les cas sont tellement divers qu'il est impossible de dire que c'est la règle générale. En fait, la vie modifie parfois beaucoup le r,lassement du collège. Et quand même elle le confirmerait, ceux qui sont les premiers dans le monde comme ils l'ont élé au collège, ces hommes en vue, ayant le privilège de fixer constamment sur eux l'afü;ntion publique, ne sont pas toujours les serviteurs les plus utiles de leur pays. Il y a tel de nos condisciples fort obscur dans sa classe, fort obscur dans la vie, qui u su appliquer à l'agriculture des qualités d'esprit qu'on ne lui soupçonnait guère, et qui rend plus de services que d'autres camarades arrivés à de très hautes situations. Les conditions qui assurent le succès au collège ne sont pas des garanties sufJ1santes pour qu'on puisse affirmer que les lauréats sont de ces hommes comme un pays a intérêt à en compter beaucoup. Si l'on a pu, non sans de bonnes raisons, critiquer
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
les compositions et les distributions de prix en usage dans les collèges, on a le droit, à notre avis, de se montrer plus sévère encore pour les concours généraux, dont les récompenses éclatantes semblent hors de proportion avec le mérite réel de ceux qui les obtiennent. Tout le monde connaît la part du hasard dans ces sortes d'épreuves . Sans doute, cette part n'est pas assez grande pour que les premiers prix puissent être remportés par des élèves qui n'appartiennent point à l'élite. Mais Je premier rang n'est pas assuré au mérite le plus solide, et il ne paraît pas juste qu'une heureuse inspiration de quelques instants procure une distinction si grande, qui peut enivrer ceux auxquels elle est accordée. « Que peut leur offrir la. vie, dit Michel Bréal, pour répondre à de tels débuts?» La vie réelle a aussi ses hasards : il est des hommes que les circonstances favorisent, qui ont la chance de se produire au bon moment, et qui jouissent longtemps des fruits d'un seul effort fait à propos. Mais, en vue du succès, la patience et la constance· dans l'effort sont des qualités plus sûres. Aussi voudrions-nous que, sans renoncer à stimuler les jeunes gens par la concurrence, on cherchât les moyens de restreindre le plus possible dans les concours qui se font à l'école le rôle du hasard, de l'effort momentané; qu'au lieu d'être périodique, la lutte fùt permanente, et que le classement résultât de la supériorité montrée, non pas dans quelques épreuves, mais dans les exercices quotidiens de la classe. On serait moins exposé à voir la vie de l'écolier se partager en périodes alternatives de langueur et de fièvre; le travail se soutiendrait mieux, et l'on ne constaterait pas à époques fixes cette préoccupation extrême du SJICCès, qui a frappé certains moralistes et leur a fait condamner d'une manière absolue notre système d'émulation. Enfin, sans demander que l'on distribuât des prix
�LES PRIX
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d'application, de bonne volonté, destinés à consoler les écoliers laborieux, mais moins favorisés que d'autres sous le rapport de l'esprit, nous voudrions que les maîtres s'appliquassent à les encourager, non pas avec la compassion assez dédaigneuse qu'on leur témoigne trop souvent, mais avec une bienveillance pleine de tact. Il y a moins de mérite à pousser les bons élèves qu'à s'intéresser aux médiocres et à obtenir d ·eux tout ce qu'ils peuvent donner.
�CHAPITRE XV
Rôle de l'eITort dans la vie morale. - Il est nécessaire d'habituer l'enfant dès le premier fige à faire eITort sur lui-même pour r éprim er les impulsions des penchants. - Éducation des habitudes morales. - Rôle de l'exe mple. - Les exemples cité~ et les exempl es donn és par les éducateurs. - Influence gé nérale du milieu social clans lequel l'e nfant se développe.
Si nous observons attentivement ce qui se passe en nous lorsque, dans une circonstance déterminée, nous sommes incertains sur la conduite à tenir, nous verrons que notre hésitation résulte de ce que nous sommes sollicités par plusieurs mobiles. Tantôt l'un d'eux l'emporte sans qu'il y ait eu grande lutte, et sans que nous devions faire un effort sensible pour lui maintenir la victoire; tantôt au contraire la lutte entre les différents mobiles a été vive, et celui qui l'emporte ne triomphe point sans être exposé au retour agressif des vaincus. Par exemple, partagés entre la crainte de la pluie et le désir de la promenade, nous nous décidons à rester au logis; celte décision est assez facile à prendre et à maintenir. Mais, sollicités à la fois par la paresse et le besoin d'agir, par la douceur du repos et le sentiment du devoir, nous nous mettons, non sans peine, à un travail difficile; pl us d'une fois la paresse reviendra pour nous faire sentir la fatigue de l'attention et nous inviter au divertissement. ·
�L'EFFORT
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Si l'on pousse l'analyse encore plus loin, on verra d'aboru que tous les actes peuvent être classés en deux grandes catégories : ceux qui se font sans effort t, comme de manger lorsqu'on est en appétit devant une table servie, de parler dans une conversation intéressante, de lire un livre amusant; et ceux qui demandent un effort quelconque ; ensuite, que, parmi ces derniers, il y a des différences pour ainsi dire infinies, suivant que l'effort à faire est plus ou moins considérable; enfin, que l'hésitation morale existe généralement lorsqu'il y a un choix à faire entre deux actes dont l'un ne demande aucun e!fort et dont l'autre en exige, ou bien entre deux actes dont chacun demande un effort différent de l'autre en intensité. L'effort apparent peut di!férer de l'effort réel. L'homme d'un esprit lent ou distrait qui s'applique chaque jour pendant quelques heures à un travail intellectuel se donne réellement plus de peine que celui qui, emporté par l'inspiration ou la curiosité scientifique, ne sent pas marcher le temps au milieu des recherches qui l'absorbent. Celui qui, comme Socrate l'avouait de lui-même, est né avec un penchant à l'intempérance, se donne plus de peine pour rester sobre que celui qui n'apporte pas en naissant des goô.ts semblables. L'effort est inséparable de la peine ; par exemple, celui quf trouverait dans le travail autant de plaisir que d'autres dans l'oisiveté, ne ferait pas plus d'efforts quand il travaille que ceux-ci lorsqu'ils restent oisifs. Les hommes, qui ont naturellement de l'aversion pour la peine, tendent naturellement au moindre elfort. Cependant, quand même il n'y aurait que des intérêts dans la
1. II est à peine besoin de dire que nous employons ce mot dans un sens moral et qu'il ne s'agit point ici de l'effort musculaire,
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L'ÉDUCATIOC'I DU CARACTÈRE
' vie, des efforts de toute sorte n'en seraient pas moins nécessaires. Mais il y a de plus le devoir, avec les nombreux sacrifices qu'il nous impose. On ne saurajt donc développer de trop bonne heure chez les enfants l'aplitude à se donner de la peine, à faire effort, qui est le vrai criterium de la valeur morale, et aussi la plus sûre garantie du succès au point de vue de l'intérêt. Sans être dur pour les enfants, il ne convient pus cependant de donner dans leur vie une part trop large au plaisir. Le plaisir est le contraire de la peine, de l'effort; nous sommes aussi instinctivement portés à l'un que nous nous détournons de l'autre, et il est toujours à craindre qu'en faisant une concession à notre goût pour le plaisir, nous ne diminuions notre énergie en vue de la peine. ,La faiblesse de notre tempérament moral, incapable d'un effort continu, exige l'intervention du plaisir sous forme de récl'.éation; en surmenant l'enfant, on l'épuiserait. Mais on doit exiger de lui tout l'effort qu'il est capable de donner sans compromettre en rien la santé de son corps et de son esprit. Le plaisir est un compagnon dangereux de la peine, plein de séductions, capable d'attirer lentement à lui toute l'âme. On C'onnaît l'apologue de Prodicus, raconté par Xénophon dans les Mémoires sur Socrate : à l'âge où Hercule, maître de lui-même, doit choisir lé chemin par lequel il entrera dans la vie, deux femmes se présentent à lui; l'une, la Volupté, s'efforce de l'attirer par l'appât des plaisirs; l'autre, la Vertu, lui parle le langage austère du devoir. La volupté n'attend pas la jeunesse pour exercer sa séduction sur l'homme; elle l'attire dès la première enfance; aus;;i faut-il, dès ce moment, se mettre en garde contre elle, et, sinon parler à l'enfant le langage du devoir, qu'il ne .pourrait comprendre encore, du moins lui faire pratiquer autant
�LA VERTU
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qu'on le peut la règle capitale du devoir, qui commande l'effort et le sacrifice, pour qu'il ne se fasse de la vie une fausse et dangereuse idée, celle d'une fête perpétuelle à laquelle il est convié. Dans son chapitre sur « l'institution des enfants », Montaigne a parlé de la vertu en termes auxquels il est difficile de donner une adhésion sans· réserves. « La vertu, dit-il , n'est pas plantée à la teste d'un mont coupé, rabolteux et inaccessible : ceulx qui l'ont approchée la tiennent, au rebours, logée clans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle veoid bien soubs soy toutes choses; mais si peult on y arriver, qui en sçait l'adresse, par des routes ombrageuses, gawnnées et doux Ileurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie comme est celle des voulles célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pom guide nature, fortune et volupté pour compaignes; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuEe, et la placer suP un rochier à l'escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gents 1 • » Le passage est charmant; maîs on y trouve la fantaisie de l'écrivain qui joue avec les mots et les idées plutôt que l'autorité du moraliste sérieux. S'il n'est pas vrni que la vertu soit « triste, querelleuse, despite », il ne l'est pas non plus qu'elle ait fortune et volupté pour compagnes, et il y a une contrainte dont elle ne saurait être ennemie, sans cesser d'exister, à moins qu'on ne joue sur son nom, comme Montaigne semble le faire; c'est la contrainte souvent désagréable et pénible que l'homme doit exercer à l'égai·d de lui-même, sur ses
1. Essais, liv. I,. chap. xxv.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
passions, et ;dont il importe beaucoup que les enfants prennent de bonne heure l'habitude. J.-J. Rousseau, qui, malgré ses 'effusions d'enthousiasme pour la vertu, avait un .assez médiocre sentiment du devoir, prend prétexte des exigences trop grandes dont les enfants sont parfois victimes pour nous donner des conseils assez dangereux, parce qu'ils ressemblent beaucoup à ceux de la molle philosophie épicurienne, et parce que beaucoup de parents, se faisant le même raisonnement que lui, ne sont que trop disposés à les suivre. « Pourquoi, dit -il, voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants? Ne vous préparez pas des regret,: en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne. Aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils·ne meurent point sans avoir goülé la vie 1 • » Sous une forme plus grave, c'est, au fond, le même langage que celui qui nous est tenu dans une foule de poésies épicuriennes où, de la brièveté de la vie, l'on conclut à la jouissance et au plaisir. Carpe diem, quam minimum credula poste1'o, disait Horace à Leuconoe. Avec ce raisonnement on vivrait au jour le jour et l'on ne ferait rien en vue de l'avenir, parce qu'on n'est jamais sü.r de recueillir le fruit de son travail. Sans doute, si l'enfant n'est pas destiné à vivre, notre éducation, à ne voir que les apparences, sera perdue, et les gênes que nous aurons cru devoir lui
1. Émile, liv. Il.
�APPRENTISSAGE DE L'EFFORT
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imposer n'auront servi qu'à le priver de plaisir. Mais il vaut mieux appliquer à la pédagogie ces réflexions de Vauvenargues : « On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort.. .. Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. » Nous devons donc considérer l'enfant, non comme un être dont la vie ne tient qu'à un fil et qu'il convient de laisser s'amuser le plus possible, afin qu'il ne la quitte pas sans l'avoir goûtée, mais comme un futur homme, appelé à prendre sa part des épreuves et des luttes de la vie, et dont les premières années ne sont qu'une préparation, un apprentissage en vue de l'avenir. Il commence cet apprentissage le jour où il fait son premier effort pour réprimer l'impulsion d'un instinct. Par exemple, il est seul, et une friandise à laquelle on lui a défendu de toucher se trouve à sa portée; il est alors partagé entre sa gourmandise naturelle et le devoir de l'obéissance; si ce dernier l'emporte, cette petite victoire marque le commencement d'une série d'efforts par lesquels l'enfant se rendra peu à peu maître de lui. Au contraire, la défaillance serait dangereuse, non à cause de l'acte en lui-même, qui n'est rien, mais parce qu'elle en amènerait d'autres. On prend beaucoup plus facilement l'habitude de la faiblesse que celle de l'énergie. Les éducateurs surveilleront avec une attention vigilante les débuts de l'enfant dans la vie morale, et principalement la formation des habitudes de faiblesse ou d'énergie à l'égard des inclinations naturelles. Les défauts et les qualités n'existent pas toujours au début avec toute leur force; il est rare qu'on naisse entièrement bon, menteur, gourmand, laborieux; on le devient par une série d'actes de la volonté, victoires ou défaillances, dont les effets s'accumulent et finissent par constituer un tempérament moral en
�336
L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
grande parlie acquis, et qu'on aurait pu, avec une autre conduite, rendre bien différent. Ainsi les défauts et les qualités s'enracinent, se fortifient par l'habitude. Notre pouvoir sur les actes de l'enfant étant très grand, nous sommes, dans la mesure de ce pouvoir, les maitres de ses habitudes, et notre responsabilité est forlement engagée dans celles qu'il contracte. Toutes ., les./ois qu'il se trou:v.e,. à . no.tr~ co1maissance, placé · d'entre· une concession à faire ou une rési_tance à opposer s aÙx mauvais instincts, ne soyons pas les spectateurs inactifs de cetle lutte, ni surtout les témoins résignés de la défaite. Par un emploi méthodique des moyens dont nous disposons, ordres, défenses, récompenses, punitions, empêchons les mauvaises habitudes de naître , et faisons naître et développons les bonnes. oc Un enfant de vingt-devx mois, raconte Bernard Perez, mala~ dif, gâté et volontaire, se trouvait en wagon à côté de moi. Sa mère lui donna un morceau de poulet à manger : la peau ne lui plaisant pas, il l'enleva et la donna à sa mère, en lui disant: Tiens, mange la peau. Quelques instants après, il mangeait un grappillon de raisin, et quelques grains dont il ne voulait pas furent aussi présentés à la mère 1 • » Qu e l'égoïsme naturel à l'homme ait été de naissance assez fort chez cet enfant, nous ne le nierons point; mais on · ne l'aurait pas vu arriver en si peu de temps à une telle grossièreté si l'on avait eu soin de le réprimer dès sa première manifestation et d'imposer à l'enfant, d'une mani ère suivie, des procédés tout différents : si, par exemple, la première fois qu'il a choisi pour lui le meilleur morceau à la table de famille, on l'avait réprimandé et si on l'avait habitué à offrir aux autres ce qu'il trouvait de meilleur; ce petit sacrifice, d'abord très pénible, lui aurait ensuite
i. L'Éducation dès le bei·ceau, chap. v11.
�L'EXEMPLE
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coûté moins d'efforts et aurait fini par passer en habitude. Des moyens analogues peuvent être employés pour faire contracter aux. enfants un grand nombre de bonnes habitudes morales, et empêcher la naissance des mauvaises. Mais tout est compromis si, afin de leur être agréable, de ne leur causer aucune peine et de les faire jouir de la vie, comme le demande Rousseau, on les laisse à leurs impulsions et on n'exige jamais d'eux. une suite d'eŒorts pour les réprimer. Celui qui a pris dès l'enfance l'habitude de vaincre ses passions pour obéir au devoir trompe rarement les espérances qu'on peut fonder sur une éducation aussi ferme. Mais il ne peut recevoir cette éducation que dans un milieu sain, lorsqu'il grandit parmi des personnes habituées elles-mêmes à dominer leurs penchants, à résister aux. séductions du plaisir et à diriger leur vie sans faiblesse vers le but du devoir. Rien ne vaut l'action de l'exemple. Au commencement de ces admirables pensées qu'il écrivait cc pour lui-même », l'empereur Marc-Aurèle rappelle les exemples qu'il a reçus de ses parents et de ses maîtres; si l'on en croyait son extrême modestie, aucune de ses vertus ne lui appartiendrait en propre; toutes lui auraien.t été transmises par l'exemple. Distinguons bien les exemples que l'on cite et ceux que l'on donne. cc Mon excellent père, dit Horace, m'a enseigné à remarquer les mauvais exemples afin de les fuir. Quand il m'exhortait à vivre avec économie et frugalité et à me contenter de ce qu'il m'avait amassé : Ne vois-lu pas combien le fils d'Albius vit mal? combien Barrus est pauvre? Grande leçon pour qui ne veut pas dissiper son bien paternel!. .. S'il m'ordonnait de faire quelque chose : Tu as un exemple à suivre; et il me citait un des juges choisis; ou s'il me faisait une
22
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
défense Douterais-tu que ceci soit malhonnête et inutile, quand cette mauvaise rumeur assiège celui-ci et celui-là? De même que les funérailles du voisin épouvantent le malade affamé et le forcent de se ménager par la crainte de la mort, de même l'opprobre d'autrui fait souvent peur du vice aux jeunes esprits 1 • » Ce moyen d'éducation est fréquemment employé; Locke le met parmi les plus faciles et les plus efficaces. « Les paroles, dit-il, quelque touchantes qu'elles soient, ne peuvent jamais donner aux enfants de si fortes idées des vertus et des ·vices que les actions des autres hommes, pourvu que vous dirigiez leur esprit de ce côté-là et que vous leur recommandiez d'examiner telle et telle bonne ou mauvaise qualité, dans les circonstances où elles se présentent dans la pratique 2 • » Mais il est un exemple dont l'action est beaucoup plus efficace encore, c'est celui que donnent les éducateurs eux-mêmes. En ce qui concerne la famille, on peut dire que l'exemple continue l'œuvre de l'hérédité, car les parents transmettent aux enfants leurs qualités et leurs défauts d'abord par le sang, et ensuite par l'exemple. Aussi est-on effrayé parfois en songeant aux conditions défavorables dans lesquelles, en maintes circonstances, se fait l'éducation au sein de la famille. Comment, pense-t-on, les parents combattraient-ils des vices qu'ils ont donnés aux enfants avec la vie, auxquels ils ne cessent de se livrer devant eux, et dont il leur arrive même, souvent de ne pas avoir conscience? Comment dans une famille aux idées basses, étroites, aux sentiments cupides et vils, se développeraient des âmes élevées et généreuses? Comment les enfants seraient-ils simples, modestes, énergiques, si le milieu
1. Satire 4 du livre I, traduction Leconte de Lisle. 2. De l'éducation des enfants, sect. 8, trad. Coste.
�L'EXEMPLE
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où ils grandissent a des habitudes de faste, de luxe et de mollesse? Ce grave inconvénient a été depuis longtemps signalé. « Plût aux dieux, s'écrie Quintilien, qu'on n'eût pas à nous imputer à nous-mêmes de perdre les mœurs de nos enfants!. .• S'il leur échappe quelque impertinence ou quelques-uns de ces mots qu'on se permettrait à peine dans les orgies d'Alexandrie, nous accueillons toutes ces gentillesses d'un sourire ou d'un baiser; et tout cela ne me surprend pas; ce ne sont que de fidèles échos : ils sont témoins de nos impudiques amours; tous nos festins retentissent de chants obscènes, et nous y étalons des spectacles qu'on aurait honte de nommer. De là l'habitude, qui devient en eux comme une autre nature. Les malheureux! ils apprennent tous les vices avant de savoir ce que c'est que des vices. Aussi n'est-ce pas des écoles qu'ils en rapportent, mais bien dans les écoles qu'ils les introduisent, tant ils y arrivent pervertis et gâtés 1 ! » Nous trouvons des plaintes semblables dans le Dialogue SU?' les oratew's attribué à Tacite : « Nul dans la maison ne prend garde à ce qu'il dit ni à ce qu'il fait en présence du jeune maître. Faut-il s'en étonner? les · parents mêmes n'accoutument les enfants ni à la sagesse ni à la modestie, mais à une dissipation, à une licence qui engendre bientôt l'effronterie et le mépris de soi-même et des autres 2 • » Juvénal a écrit sur ce sujet l'une de ses plus belles satires, qui vaut les meilleurs chapitres des traités de pédagogie sur l'exemple. « Il est, dit-il, bien des vices déshonorants et capables de flétrir à jamais les plus heureux caractères, que les parents eux-mêmes ensei1. De l'institution oratoire, liv. I, chap. u, trad. Panckoucke. 2, Dialogue su1· les orateurs, 29, trad. Burnouf.
�L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE 340 gnent et passent à leurs enfants. » Tel leur transmet son goût pour le jeu, tel autre sa gourmandise, un autre sa cruauté à l'égard des esclaves, un autre son avarice, presque tous la passion des richesses, effrénée et sans scrupules. Le satirique latin remarq·ue avec raison que « les exemples domestiques nous corrompent plus sûrement et plus vile que les autres, parce qu'ils ont pour eux l'autorité des parents », et que le maître se voit bientôt surpassé par son disciple : cc Va, ne t'inquiète pas; ton fils l'emportera sur toi, autant qu'Ajax l'emporta sur Télamon, et Achille sur Pélée .... Jamais, diras-tu quelque jour, je ne lui conseillai de tels forfaits. Ils n'en sont pas moins le fruit de tes leçons. Quiconque allume les passions dans un jeune cœur a lâché les rênes à des coursiers fougueux; en vain il voudrait les retenir; méconnaissant sa voix, ils emportent loin des bornes et le char et le maître. L"homme, naturellement disposé à étendre la liberté qu'on lui accorde, ne croit jamais avoir assez profité de la permission de faire le mal. » Juvénal connaissait trop bien ses contemporains pour espérer une restauration des mœurs antiques; mais il demande aux parents de s'interdire le mal afin de préserver de la corruption ceux qui leur doivent la vie. « Écartez, dit-il, des murs qu'habite l'enfance ce qui pourrait souiller ses oreilles ou ses yeux .... On ne saurait trop respecter l'innocence de l'enfant; médites-tu quelque action dont tu doives rougir, songe à ton fils au berceau, et que cette image t'arrête dans le mal que tu vas faire 1 • » Admirables paroles, qu'il sera toujours utile de répéter! Sans doute, dans la plupart de nos familles françaises, les vices sont plus atténués, plus discrets qu'ils ne l'étaient au milieu . de cette prodigieuse décadence
1. Juvénal, salire 14, passim.
�INFLUENCE DU MILIEU SOCIAL
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des Romains. Mais ce qui en arrive à la connaissance des enfants suffit pour exercer sur eux une très mauvaise influence. Aussi beaucoup de parents devraientils refaire leur propre éducation avant de commencer celle de leurs enfants. L'influence de l'habitude, combinée avec celle de l'exemple, voilà, croyons-nous, le plus puissant moyen de culture morale. L'éducation des enfants vaut donc ce que vaut le milieu social où ils se développent, et ils sont soumis,. comme leurs parents et leurs maîtres, à l'action de ces causes générales et profondes dont résultent la grandeur morale ou l'abaissement d'une nation, d'une époque. Chez les Romains, par exemple, l'enfant du temps des Fabricius et des Cincinnatus ne pouvait être élevé comme le contemporain de Domitien et d'Héliogabale. Juvénal rappelle les discours que les vieux Latins, le l\farse, l'Hernique, devaient tenir à leurs enfants : « Sachez vous contenter de ces cabanes et de ces coteaux. Gagnons, en labourant la terre, le pain qui suffit à nos besoins .... Jamais il ne sera criminel; celui qui ne dédaigne pas une chaussure grossière pour affronter les glaces, et qui brave l'aquilon avec des toisons retournées. C'est la pourpre étrangère, inconnue à nos climats, qui conduit à tous les crimes 1 • ,i Rien de plus vrai. Tout le temps qu'un peuple vit isolé des autres, occupé de ses champs et de ses troupeaux, avec une industrie rudimentaire, il mène une existence simple, rude, laborieuse, où le mal n'est pas sans tenir quelque place, parce que dans aucune condition le cœur humain n'est exempt du vice originel, mais dans laquelle les raffinements sont inconnus. Les enfants sont alors élevés à la dure; les faibles succombent, mais les autres grandissent au milieu d'habitudes
1. Satire 14.
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T.'ÉDUCATION DU CARACTÉRE
et d'exemples qui ne peuvent en rien les amollir et qui développent au contraire l'énergie, la résistance à la fatigue, toutes les vertus qu'on appelle primitives et antiques, parce qu'elles se montrent surtout au début de la vie des peuples et qu'elles semblent diminuer lorsqu'ils mût'Ïssent. Tels sont en certains endroits les paysans, qui, à cause de leur éloignement des centres de civilisation, restent plus près de l'état primitif, et parmi lesquels Rousseau voulait élever son Émile, cc loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires mœurs des villes, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus propres à rebuter qu'à séduire 1 ». Mais le jour arrive fatalement où, pour me servir de l'expression de Juvénal, la pourpre étrangère commence à pénétrer chez ce peuple grossier et primitif dont nous parlions tout à l'heure; il noue avec les peuples voisins ou même éloignés des relations qui deviennent de plus en plus fréquentes et intimes; l'industrie et le commerce se développent chez lui; il est envahi par les vices des civilisations plus raffinées en même temps que par leurs produits matériels, ou bien ces vices se développent naturellement dans ses mœurs par le progrès de sa propre civilisation, qui ne se fait pas toujours dans le sens de la moralité, comme nous l'avons dit précédemment. Un publiciste français, Prevost-Paradol, a résumé en quelques pages admirables lea causes de la grandeur et de la décadence des peuples. cc On oublie trop, dit-il, que les causes de ces grands événements sont purement morales, et qu'il faut toujours en revenir à les expliquer
1.
Émile, liv. li.
�INFLUENCE DU MILIEU SOCIAL
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par un certain état des âmes dont les changements matériels, qui frappent plus tard l'imagination du vulgaire, ne sont que la conséquence visible autant qu'inévitable 1 • » La condition essentielle de la grandeur d'un pays, c'est un sacrifice perpétuel et volontaire de l'intérêt particulier à l'intérêt général; voilà le fonds de toute moralité et de toute bonne conduite humaine. Or, en dernière analyse, on trouvera que trois grands mobiles seulement peuvent porter les hommes à ce sacrifice : la religion, le devoir, l'honneur. Les sentiments religieux s'affaiblissent peu à peu par l'effet du raisonnement, la diffusion des sciences positives et les attaques constantes de la philosophie. Le pur dévouement au devoir suppose une âme trop élevée pour devenir un mobile général de conduite. Le sentiment de l'honneur, c'est-à-dire la crainte d'encourir le mépris des autres et le désir de remporter leurs élogès, est le seul mobile qui, lorsque celui de la religion a perdu sa force, soit capable d'agir encore vigoureusement sur les âmes; il est le dernier et puissant rempart des sociétés vieillies. « Le point d'honneur fait tourner toutes les forces de l'amour-propre au profit du bien public et défend de la sorte le grand appareil de la société et de l'Etat contre une ruine qui autrement serait inévitable. On voit souvent, au bord de quelque ruisseau, un arbre profondément atteint par le temps; le tronc est largement ouvert, le bois y est détruit, il ne contient guère qu'un peu de pourriture; mais son écorce vit encore, la sève y peut monter, et chaque année il se couronne de verdure, r,omme au beau temps . de sa jeunesse; il reste donc fièrement debout et peut même braver plus d;une tempête. Voilà l'image fidèle d'une nation que le point d'honneur sou-
f. La France nouvelle, liv. III, chap. u.
�3li4.
L'ÉDUCATION DU CARAC'rÈRE
tient encore après que la religion et la vertu s'en sont retirées 1 • » Ces idées seront peut-être discutées en ce qui concerne l'importance et la force relatives des mobiles; mais la disposition de l'àme qu'ils excitent et qu'ils entretiennent, c'est-à-dire l'esprit de sacrifice en vue d'un intérêt plus élevé que l'intérêt particulier, me paraît être incontestablement, ainsi que le veut l'auteur que nous venons de citer, la base de la moralité des individus et de la grandeur des nations, comme l'égoïsme en est le dissolvant. Si cet esprit s'est affaibli chez les éducateurs, parce qu'il a diminué en général dans la masse, comment les enfants n'éprouveraient-ils point les funestes effets d'une telle décadence? On aura beau leur prodiguer les conseils, les belles leçons de morale qu'on emprunte à la littérature et à la philosophie parce qu'on ne les trouve point dans son cœur, les exemples tirés de l'histoire: il y aura entre le langage et la conduite un désaccord qui leur sautera aux yeux. Ils vivront, pour ainsi dire, dès le berceau dans une atmosphère d'égoïsme, de relâchement et de mollesse, et ne prendront point l'habitude d'un effort constant sur soi-même dont personne ne leur donnera l'exemple. Est-ce à dire que, en présence de ces courants qui emportent tout un peuple vers la grandeur ou vers la décadence, l'éducation des individus n'ait que des résultats insignifiants, et que les efforts faits pour élever un enfant en particulier soient impuissants à réagir? Ce fatalisme historique serait mortel pour la pédagogie comme pour la morale. Mais les causes profondes qui mènent les hommes pendant qu'ils s'agitent ne leur enlèvent point toute leur liberté. Quand même nous
1. La France nouvelle, liv. HI, chap. u.
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serions bien sûrs d'appartenir à une époque de décadence, il dépend toujours de nous de lutter contre le courant et de tenir bon. Sans doute, lorsqu'une société entière présente des signes manifestes de la décadence des mœurs, il est plus difficile de garantir l'enfant contre les exemples qui l'assiègent et qui tendent à le dépraver. Mais chacun de nous peut tâcher de pratiquer au foyer domestique les vertus qui, autour de lui, se font plus rares, et de donner un exemple qui servira d'abord à sa famille, peut-être ensuite aux autres. Ne nous laissons pas gagner par les théories énervantes, et croyons à l'efficacité de l'effort personnel.
�CHAPITRE XVI
De l'action de l'éclucalion sur quelques qualités el quelques défauts du caractère en particuli er. - L'application au travail et la paresse. - La sincérité el le mensonge. - La vanité. Le courage moral et le courage physique. - La timidité. La bonté.
Nous avons étudié jusqu'à présent les principes de l'éducation morale. Il resterait à entrer dans le détail des qualités et des défauts du caractère sur lesque ls · l'éducation doit agir suivant les principes qui ont élé posés. Mais, si l'on voulait être complet, ce détail serait presque infini; car longue est la liste des vertus et des vices que présente l'espèce humaine et qui se trouvent en germe chez les enfants. De plus, à propos de chaque qualité, de chaque défaut en particulier, nous serions forcés de répéter sans cesse les conseils généraux que nous avons déjà donnés. Contentons-nous de passer en revue quelques-unes des principales qualités du caractère, ainsi que les défauts qui leur sont opposés, et d'indiquer brièvement de quelle manière l'éducation peut agir sur les unes et sur les autres. Bain considère le travail comme la base et la condition des autres vertus; un adage bien souvent répété dit que l'oisiveté est· la mère de tous les vices. Il faut distinguer soigneusement l'activité du travail. L'acti-
�L'APPLICATION AU TRAVAIL
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vité, c'est-à-dire le besoin de ne pas rester complètement en repos quand on le pourrait faire, existe plus ou moins chez tous les hommes, même chez les Orientaux, qui passent de longues h eures dans cet état de rêverie somnolente qu 'ils appellent le kief, même chez les plus désœuvrés de nos oisifs; elle est surtout un impérieux besoin de l'enfant, et elle ne lui est jamais pénible, tout le temps qu'elle est spontanée, lorsqu 'il choisit luimême ses occupations en vue de son plaisir; l'activité devient pénible lorsque l'occupation est imposée. « Au moment de partir pour la promenade, un enfant . de deux ans et demi dit à son frère aîné : « Va me chercher << mon chapeau, je te prie ». Sa mère lui dit : « Va le « chercher toi-même ». L'enfant de repartir : « Où estil? » sachant bien qu'il se trouve dans une chambre d'en haut, et à tel endroit. « Tu le sais bien•, ajo ute la mère. L'instinct de paresse ne se rend pas encore. « L'esca« lier est trop grand; je ne peux pas monter 1 • » S'il s'était agi d'un j eu, l'enfant aurait fait sans y penser cette ascension qui lui inspirait alors tant de répugnance. La paresse, au point de vue moral, n'est pas tant l'aversion pour l'action en général que pour l'action imposée soit par une contrainte extérieure, soit par celle de notre raison. Locke le comprenait bien, lorsqu'il donnait l'excellent conseil qui suit : << C'est une chose importante et bien digne µe nos soins d'apprendre à l'âme à vaincre sa paœsse, toutes les fois qu'elle voudra, pour s'attacher vigoureusement à ce que sa raison ou quelques personnes sages lui proposeront. C'est à quoi il fatlt accoutumer les enfants en les mettant quelquefois à l'épreuve, c'est-à-dire en leur proposant quelque objet à considérer, et en tâchant de fixer entièrement leur attention
i. B. Perez, l'Éducation dès le bei·ceau, chap. rr.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
de ce côté-là, lorsqu'ils ont l'esprit détendu par paresse, ou fortement appliqué ailleurs 1 • n Nous irons plus loin que Locke, et nous dirons que cette épreuve ne doit pas seulement revenir à certains intervalles, mais qu'elle doit être constante et se répéter plusieurs fois dans la journée, par l'institution d'un règlement de travail qu'on imposera le plus tôt possible à l'enfant, et qu'on lui fera exécuter avec une stricte ponctualité. On peut être sûr qu'il lui arrivera souvent, en commençant tel ou tel exercice, d'éprouver .un sentiment de contrainte plus ou moins pénible; mais ce qui est salutaire, et ce qu'on doit le plus désirer, c'est qu'il prenne l'habitude d'en triompher et de s'appliquer à un travail qui ne l'attire par aucune séduction. Grande est donc, à notre avis, l'erreur pédagogique de ceux qui veulent que le travail soit toujours attrayant pour lui. « N'use pas de violence envers les enfants, dit Platon, dans les leçons que tu leur donnes; fais plutôt en sorte qu'ils s'instruisent en jouant 2 • n Nous retrouverons ce précepte sous bien des formes dans Plutarque, Sénèque, Quintilien, Montaigne, Locke, Rousseau. Il ne faudrait pourtant pas le prendre trop à la lettre. Stuart Mill nous paraît avoir un sentiment beaucoup plus juste des nécessités de l'éducation, lorsqu'il doute qu'on puisse uniquement, par la douceur et le plaisir, amener les enfants à s'appliquer avec énergie et persévérance. « Il y a, dit-il, beaucoup de ch9ses que les enfants doivent faire et beaucoup qu'ils doivent apprendre, qu'ils ne font et n'apprennent que par la contrainte d'une discipline sévère. Sans doute, on fait de louables efforts dans l'enseignement moderne pour rendre autant qu'il est possible les études des enfants
1. De l'éducation cles enfants, sect. S, trad. Coste. 2. République, édition Tauchnitz, p. 242.
�L'APPLICATION AU TRAVAIL
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faciles et intéressantes. Mais si l'on voulait aller jusqu'à ne leur demander d'apprendre que ce qu'on peut rendre facile et intéressant, on sacriûerait l'un des principaux objets de l'éducation. Je vois avec plaisir tomber en désuétude la brutalité et la tyrannie de l'ancien système d'enseignement, qui pourtant réussissait à donner des habitudes d'application; mais le nouveau, à ce qu'il me semble, concourt à former une génération qui sera incapable de rien faire de cc qui lui sera désagréable 1 • » Bain trouve, non sans raison, qu'on a tort d'afûrmer que le travail est par lui-même un bonheur; sans doute, tout être humain a une somme d'énergie disponible, et il trouve à la dépenser un véritable plaisir, mais quand il choisit lui-mème, à son gré, l'occupation dans laquelle il la dépense; au contraire, il éprouve parfois une très grande répugnance à employer son activité de telle ou telle façon. « Cependant, dit Bain, il faut que cette répugnance soit vaincue, et même que la dépense de force soit poussée souvent jusqu'à un état de fatigue pénible. Mais comme nous ne pouvons, sans subir ces ennuis, nous procurer ni ce qui est nécessaire à notre existence ni surtout les plaisirs de la vie, la sagesse nous conseille de nous soumettre au mal pour obtenir le bien. Tel est le résumé exact des conditions du travail 2 • » On ne craincl ra donc pas de faire connaîlre à l'enfant la fatigue pénible qui résulte de l'effort soutenu; la mesure à garder, c'est de ne point lui imposer, comme on le fait trop souvent, une application au travail qui soit au-dessus de sa force et de ne pas compromettre la santé d'un corps et d'un esprit en voie de développement. Comme il n'est pas encore capable d'une attention très prolongée, on mettra de la variété dans les exercices
1. Mémoires, tro.d. Co.zelles, p. 50.
2. La Science de l'éducation, liv. Ill, chap. n.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
entre lesquels sera réparti son temps de travail; mais on ne le laissera pas non plus éparpiller son activité. « L'acti vilé désordonnée, ou dépourvue de plan, qui voltige d'un objet à l'autre, vaut à peine mieux que l'oisiveté absolue 1 • » Nous avons dit que le mensonge esl, comme la paresse, un défaut naturel chez les enfants. Ainsi que le remarque Mme Necker de Saussure, il y a en eux un mélange singulier de fin esse et d'abandon; ne se faisant pas encore une idée bien nette du devoir qui oblige l'homme à la sincérité, ils regardent le mensonge comme un excellen t moyen dont se sert leur faiblesse pour plaire, pour obtenir ce qu'ils convoitent et pour éviter ce qu'ils redoutent. Ils sont parfois d'excellents comédiens. « Un enfant, dit Mme Necker de Saussure, emprunte un bel éventail d'un e personne étrangère, puis, dans l'espoir qu'elle oubliera de le reprendre, il lui apporte successivement des fleurs, ses vieux joujoux, mille objets divers, les lui offrant avec l'empressement de la politesse la plus marqu ée. Un autre demande du bonbon, ou la jouissance de tel plaisir, pour son petit frère 2 • ,> Toutes les passions portent au mensonge, et elles sont en germe chez l'enfant, même l'envie, une des plus mauvaises. « Une petite fille de trois ans, voyant que sa mère caressait son jeune frère depuis quelques minutes sans faire attention à elle, se mit à dire : « Tu ne sais « pas, maman, Henri a fait une grosse méchanceté au cc perroquet». C'était un mensonge par jalousie 3 • » Les mensonges de l'enfant sont assez souvent si ingénieux qu 'au lieu de les relever avec sévérité, on en rit, comme on ferait des tours d'un animal amusant par sa
1. Blackie, l'Education de soi-nu!me, trad. Pécaut, p. 16.
2. L'Éducation pl·o,qressive, liv. III, chap. 1v. 3. B. Perez, l'Education des le berceau, chap.
11.
�LA SINCÉRITÉ
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malice, ou des contes d'un gascon tel que ce « bon garçon de tailleur » dont nous parle Montaigne, et auquel il n'avait jamais entendu dire une vérité 1 • On devrait au contraire être, dès le début, impitoyable pour ce vice, et recourir à tous les moyens dont on dispose pour le réprimer. Chaque fois que l'on constate un mensonge, une ~·use chez l'enfant, il faut lui montrer que l'on n'est pas sa dupe, empêcher absolument qu'il relire aucun bénéfice de sa faute, lui en faire supporter au contraire les plus désagréables conséquences. Mais il ne suffit pas de l'intéresser ainsi à éLre franc. Locke recommande de parler devant lui du mensonge lorsque l'occasion s'en présente, « comme de la chose la plus monstrueuse du monde, comme d'une qualité si indigne d'un homme de bonne famille, qu'il n'y a personne en quelque estime dans le monde qui puisse sou!frir qu'on l'accuse de mentir, en un mot comme d1un vice qui déshonore entièrement un homme, qui le dégrade et le met au rang de ce qu'il y a de plus bas et de plus méprisable, et qui, par conséquent, ne peut être souffert dans une personne qui veut fréquenter d'honnêtes gens ou qui a quelque réputation à ménager i ». La confiance qu'on lui inspire et qu'on lui témoigne est aussi un bon moyen de le rendre sincère. Qu'on tâche d'obtenir l'aveu de ses fautes, et, quand elles ne sont pas trop graves, que cet aveu en soit l_ seule a punition. Que les éducateurs se montrent eux-mêmes à son égard entièrement sincères, et qu'ils ne se servent jamais de la ruse avec lui, fût-ce pour son bien, sauf dans des cas exceptionnels; par exemple, lui faire une promesse et ne pas la tenir est un manque de
1. Essais, liv. I, chap. 1x. 2. De l'éducation des enfants, trad. Coste, sect. 19.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
bonne foi dont il se souvient. Il ne suffit pas de lui inspirer de la confiance, il faut encore lui en témoigner et lui faire comprendre que cette confiance est d'autant plus grande que ses procédés sont plus francs. « Notre estime, dit Mme Necker de Saussure, qui se mesure sur le d~gré d'exactitude des assertions, rend l'enfant attentif à ses paroles. Et quand nous ne doutons plus de ce qu'il affirme, quand son plus simple témoignage produit à l'instant chez nous une pleine conviction, le sentiment de joie et de dignité qui remplit son âme lui montre le prix de la bonne foi 1 • » Car l'enfant est rarement capable de cette perversité si fréquente chez l'adulte, qui consiste à abuser de la confiance d'autrui et à n'y voir qu'une facilité de plus pour le tromper. Je trouve dans Blackie une observation morale très juste : c'est que chez les jeunes gens le mensonge tient, la plupart du temps, à la paresse,. à la vanité et à la lâcheté. Le paresseux cherche à excuser sa fainéantise, à simuler le travail par des lrom peries bien connues de tous les maîtres; telle est celle qui consiste à copier un devoir, à s'aider d'une traduction; un jour le devoir d'un élève médiocre et nonchalant présente des qualités qui vous surprennent; le français de sa version est excellent; un paragraphe de sa composition française tranche sur tout le reste par les idées et par le style; si vous faites appel à sa sincérité, il est rare qu'il vous avoue d'abord son plagiat, qui est un premier mensonge, et que, pour le nier, il n'en ajoute un autre. La vanité, le désir de se faire valoir et de paraitre aux yeux d'autrui avec toutes sortes d'avantages est aussi une source inépuisable de mensonges. « Les enfants, dit Bernard Perez, sont tous plus ou moins poseurs, quelquefois par timidité, pensant qu'on les observe, et
1. L'Éducation progresoive, liv. III, chap. 1v.
�LA VANITÉ
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pour distraire notre attention par leurs jeux, leurs saillies, leurs drôleries, mais le plus souvent aussi par une inconsciente fatuité, pour se faire remarquer, caresser et louer 1 • » L'éloge prodigué à tort et à tra vers ne fait qu'accroître celte fatuité natu relie; aussi avons-nous conse illé d'en être très ménager;:;, de ne l'accorder qu e comme récompense des elîorls sérieux . Non seulement l'enfant est lrès fier de la supériorité qu'il croit devoir à la situation de ses parents, au genre de vie qu'i l mène, aux vêtements dont on le pare, à l'instruction qu'il r eçoit, mais enco re il aime à la faire sentir, à. humilier les autres. Des parents sages ne manqueront jamais l'occasion de rabaisser ce sot orgueil, en rappelant l'enfant au sentime nt de sa faiblesse, en lui montrant qu'il a reçu d'autrui tout ce dont il est fier, et que si on l'abandonnait à lui-m ême, il serait un petit être malheureux, en lui faisant voir chez ceux qu'il cherche à humilier des qualités supérieures riux siennes: par exemple, tel enfant mal vêtu qu'i l dédaigne est un des premiers à l'école. Tel autre rend déjà des services à ses parents et commence à gagner sa vie. Le pédantisme apparaît de bonne heure chez l'enfant, et c'est là un des effets les plus déplaisants de sa première instruction; Montaigne recommande de le dresser « à estre espargnant et mcsnagier de sa sufli sance, quand il l'aura acqu ise; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importunité de ch ocquer tout ce qui n'est pas de nostre appétit 2 » . · Enfin on d issimule souvent la vérité par lâcheté, parce qu'on n'ose pas la dire. « Il y a telle occasion où un homme doit jeter la vé rité à la face des gens, au
i. L'Éclw:ation dès le berceau, chap. vr. 2. Essais, li v. I, chap. xxv.
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L' ÉD UCATION DU CATIACTÈRE
risque de blesser gri èvement l'autorité la plu s ha ute. S'il manque à ce devoir, il est un lâche, et cela en dépit des milliers et des millions de cou ard s qui l'imitent 1 • » Le courage moral qui est nécessaire pour dire ainsi la vérité au péril de ses intérêts, et qui constitu e, lorsqu 'il n'est point gâté par l'orgueil, une des pln s b. lles e vertus de l'homme, a beaucoup moin s d'occasions de s'exercer pendant l'enfance qu e plu s tard. Il y a cependant maintes circonstances où l'enfant est accessibl e au sentiment faible et lâche qu'on appelle le r espec t hum a in. L' éducateur qui attachera du prix à cette bell e et rare vertu du courage moral trouvera donc un jour ou l'autre l'occasion de la signaler à son élève et d'en jeter dans son cœur les premi ères semences. Quant au mépris du dan ger , auqu el on donne plu tôt le nom de courage physique, bien qu'il ti enn e autan L qu e l'autre au moral , il faut y am ener l'enfant en luttant contre un e di sposition naturelle toute contraire, la ,pollronn erie, qu'il a reç ue de l'h érédité et qui lui est commune avec les a nim aux. Touj ours menacé pc ses lr con currents dans la lutte pour l'existence, l'animal es t continuell ement aux aguets ; le moindre signe qui lui semble l'annonce d'un dan ge r lui inspire de la crainte; son premier mouvement est, lorsquïl le peut, de se cacher ou de fuir. Sous ce rapport, nos premiers ancêtres devraient ressembler beaucoup aux animaux. La vive imagination de l'enfant augm ente encore en lui celte disposition h éréditaire; un danger r éel, comm e celui de tomber à l'eau , l' elfraye bea ucoup moins qu'un bruit so udain, un e grim ace . J e rne r app elle a voit· éprouvé, certain soir qu'on veill ait à la lu eur de la lampe, un sentiment de terreur extrême à la vu e de mon ombre qui se proj etait sur une porte ; j e croyais probabl ement
1. Blac ki e, l '.Éducal io n de soi - m!Jme, p. 75.
�LE COURAGE
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qu'un mystérieux. inconnu s'introduisait sans bruit dans la chambre. Si l'enfant craint l'obscurité, eest que, ne pouvant plus se rendre compte de ce qui l'environne, il y suppose des êtres qui le menacent. cc J'ai beau savoir, dit Rousseau, que je suis en sùreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement : j'ai donc toujours un sujet de crainte que je n'avais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, qu'un corps· étranger ne peut guère agir sur le mien sans s'annoncer par quelque bruit; aussi, combien j'ai sans cesse l'oreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, l'intérêt de ma conservation me fait d'abord supposer tout ce qui doit le plus m'engager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent tout ce qui est le plus propre à m'effrayer. N'entends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela plus tranquille; car enfin, sans bruit, on peut encore me surprendre .... Forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt je n'en suis plus le maître, et ce que j'ai fait pour me rassurer ne sert qu'à m'alarmer davantage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs; sije n'entends rien, je vois des fantômes : la vigilance que m'inspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte 1 • » Sachant que l'imagination entre pour la plus grande part dans les terreurs de l'enfant, nous connaissons le meilleur moyen de les dissiper et de les prévenir : il faut d'abord nous interdire absolument tous les sots contes oü figurent des ogres, des loups-garous, des croquemitaines, des fantômes, des revenants, parce qu'ils surexcitent une imagination déjà trop vive; il faut ensuite mettre le plus possible l'enfant en présence de la vérité et en contact avec elle, l'habituer à se rendre
1. Emile, liv. Il.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
compte de tout ce qui éveille sa frayeur, à marcher vers le danger mystérieux qu'il soupçonne. Rousseau veut « qu'on l'habitu e à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin , jusqu'à ce qu 'il y soit accoutumé, et qu'à forc e de les voir mani er à d'autres, il les manie en fin lui-m ême. Si, durant son enfance, il u vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur , étant grand , quelqu e animal qu e ce soit. Il n'y a plu s d'obj ets affreux pour qui en voit tous les jours. » On ne se contentera pas de prémunir ainsi l'enfan t contre des terreurs puériles; on saisira toutes les occasions de lui faire faire l'apprentissage du courage véritable; par exe mpl e le soi r un bruit in solite se produit dans la maison : le père piquera son fils d'honneur, et le prendra comme compagnon pour faire une rond e; il le cond uira la nuit dans les bois, clans les ru es désertes de la ville. « Comme il est impossible, dit Bernard Perez, qu'il n'entend e pas parler tout jeune de la mort, cet effroi suprême des adultes, il fa ut le familiariser avec cette id ée et ne la lui présenter que sous la forme d'un repos étern el ou d'un sommeil tranquille 1 • » On ne pousse ra pas les exercices d'endurcissement contre l'instinct naturel de poltronnerie jusqu'à l'exposer ù la mort, mais on ne l'entourera pas non plus d'une so llicitude énervante pour lui év iter jusq u' à la plus petite douleur. Toutefois c'est là un point dé lica t, et celui qui conseille aux parents d'exposer leurs enfants ~ la douleur risque fort de froisser leur tendresse ; les accid ents, dira -t-on, arrivent trop facilement pour qu'on nille les chercher; quant aux souffrances artificiell es, l'idée se ul e en est révoltante. Aussi ne citerai-j e qu'à titre de curio1. !)Éducation dès le bei·ceau, chap.
111.
�LA TIMIDITÉ
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sité l'expérience pédagogique que Locke nous raconte dans les termes suivants : « On doit exposer les enfants tout exprès à la douleur. Mais il faut prendre son temps, et n'en venir là que lorsque l'enfant est de bonne humeur et qu'il est persuadé de l'affection de celui qui le traite de cette manière .... J'ai vu donner de bons coups de gaule avec le ménagement et dans les circonstances que je viens de marquer à un enfant qui n'en faisait que rire, quoiqu'il n'eût pu s'empêcher de verser des larmes ù'êlre sensiblement affligé si la même personne qui lui donnait ces coups lui eût dit un mot un peu rude ou l'eût regardé avec froideur pour le punir de quelque faute 1 • » Sans recourir à de tels moye_ns, on peut fortifier le courage des enfants en écartant d'eux tous les raffinements du confortable, en leur faisant mener une vie simple et même un peu dure, en ne leur conseillant pas toutes sortes de précautions pour ménager leur santé, et en ne leur témoignant pas une inquiétude et une compassion maladroites au moindre accident qui leur arrive. Disons quelques mols d'un défaut très fréquent chez les enfants, la timidité, qui n'est nullement compagne de poltronnerie et de làchelé, mais qui n'en déprime pas moins le carnclère et peut avoir dans la vie des conséquences fâcheuses. J.-J. Rousseau l'a observé profondément chez lui-même; il raconte, en plusieurs endroits de ses Confessions, combien ce défaut le rendait parfois bizarre et stupide . Voici une admirab le analyse morale clans laquelle Benjamin Constant nous montre jusqu'à quel point la timidité peut gâter les relations les plus étroites de la famille, en supprimer Loule la douceur, et exercer une mauvaise influence sur le caractère de l'enfant : « Les lettres de mon père, dit-il dans le roman
1. De l'éducation des en fants, scc t. 14, traù. Coste.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
d' Adol7Jhe, qui est une autobiographie, étaient pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l'un de rautre qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer et qui réagissait sur moi d'une manière pénible .. Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire; ... je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoignages d'affection que sa froideur apparente semblait m'interdire, il me quHtait les yeux mouillés de larmes et se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas. Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j'étais plus jeune, je m'accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j'éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à considérer les avis, l'intérêt et jusqu'à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle 1 • » Ce malheureux défaut de la timidité, souvent dissimulé sous les apparences de la hauteur, de la froideur, du sarcasme, est dans la vie sociale une source de souffrances et d'ennuis. Mais n'est-il pas bien difficile de le combattre lorsqu'il se forme, puisque l'expérience nous montre qu'un enfant timide le devient encore davantage quand l'attention se fixe sur son défaut, et que, si on l'en reprend, si on l'engage à essayer de réagir par une manifestation de sociabilité, d'assurance, il s'enfonce de plus en plus dans une sorte de stupidité farouche?
'I. Adolphe, chap.
1.
�LA BONTÉ
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« Lève les yeux, regarde-moi, n'aie pas peur, parle», autant d'excitations vaines, qui ne font que redoubler le ·malaise de l'enfant timide. Dans ces circonstances, il ne convient pas d'insister, parce qu'on n'arriverait qu'à provoquer une crise de désespoir. Les personnes avec lesquelles l'enfant se sent à l'aise, c'est-à-dire, en général, celles qui l'approchent de plus près, pourront seules l'habituer petit à peLit à se produire devant le monde, et lui faire prendre un peu d'assurance; mais c'est une œuvre qui demande beaucoup de ménagements. Un homme qui pratique ces grandes vertus de l'application au travail, de la sincérité, de la modestie, du courage, a déjà une élévation morale qui le met audessus d'une foule de ses semblables. Mais il peut manquer d'une auLre vertu, la bonté, qui est supérieure encore; consistant en effet dans une disposition active à s'oublier soi-même pour penser aux autres et leur faire du bien, elle est ce qu'il y a de plus beau dans l'homme au point de vue moral, le triomphe des sentiments désintéressés sur les passions égoïstes. La bonté n'est pas une vertu banale et facile. << Être bon el rester tel, dit Michelet, entre les inj us lices des hommes et les sévérités de la Providence , ce n'est pas seulement le don d'une généreuse nature, c'est de la force et de l'héroïsme .... Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor, cela est divin. Ceux qui persistent et vont ainsi jusqu'au bout sont les vrais élus. » Tâchons donc de donner à nos enfants celle force, d'échauffer leur âme afin qu'il s traversent l'expérience, suivant la belle expression de Michelet, sans y contracter le sec et dur mépris des hommes qui existe dans tant de cœurs. Il faut, dès leur naissance, les entourer, pour ainsi dire, ,]'une atmosph ère de calme. Mme Necker de Saus-
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sure insiste, avec raison , sur la nécessité de maintenir autour des enfants le calme extérieur, d 'où résulte celui de 1'àrn e; elle demande qu'on lem épargne les pleurs, que l'on melle de la rég ularité dans l'ordonnance de leur vie, que l'on n'excite pas leurs désirs et que l'on satisfasse leurs besoins dan s la m es ure qui convient. « Avec ces soins, dit-elle, et d'autres pareils, on maintiendra chez les enfants le calme habituel de l'àme, bien imm ense et facile à p erd re , le plus nécessaire peut-être ù. leu r constitution morale, enco re si frêle et si ind écise .... Il est tout un ordre de facultés, el les plus éle·vées peut-être, qui ne crnissent qu'à l'ombre tutélaire du repos.... Il n'est rien de grand dans la nature morale, dont la sérénité ne favorise le développement.. .. De la sérénité naîtra naturellement la bienveillance .... Dans l'état le plus sain de l'enfant, quand le sentiment de l'existence es t à la fois animé et calme, toutes les sympathies naturelles agisse nt en lui . Un invin cibl e a urait l'unit à ses se mbl ables, le lien de l'hum a nité rapproche son âme de la leur 1 • » Maintenir le calme autour Je l'enfant ne suffit pas; il faut enco re qu 'un milieu bienveilla nt et a ffectueux agisse sur lui par la force de l'habitude et de l'exem ple. Malheureusement, sous ce rapport, les milieux so nt très différents; il y a des familles où la bienveillance pénètre si intimement tou s les cœu rs, qu e les étrangers e uxmêmes en reçoivent le témoignage; il en est d'autres où existe une disposition constante au méco nlenlement, à la critiqu e, au reproche, à la défianc e; l' enfant y entend des plaintes et y assi~te à des querell es qui ont sur son caractère une mauvaise influence. « Tous ce ux qui ont réfléchi sur l'éduca tion, dit Mme Necker de Saussure, ont se n li l'extrème importance d'éviter qu'au1. L'Éducalion J.,rogressive, liv. II, cha p.
IU.
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cun acte d'impatience ou de colère, aucun accent aigre, aucun regard farouche, ne vienne frapper les sens des petits enfants .... Les enfants ont une inconcevable facilité à recevoiL· le mouvement, à partager des impressions dont ils sont encore incapables d'apprécier la cause .... En entourant les enfants de visages riants, d'expressions de douceur et de bienveillance, on leur communique bientôt des sentiments affectueux 1 • » Arrivés à l'âge adulte, nous pouvons, en recueillant nos souvenirs, nous rendre compte de l'influence profonde exercée, en ce qui concerne les sentiments sympathiques, par le caractère des parents, par leur manière cl'être entre eux et avec nous, et constater qu'alors notre sensibilité a pris une direction qui ne sera plus que difficilement changée. Mais l' enfant n'est pas seulement un être passif subissant le contre-coup de notre conduite. Il faut faire appel à son activité pour développer ses qualités effectives; car s'il a besoin que nous l' entourions de bienveillance, c'est pour le mettre dans une disposition favorable à l'éclosion de sentime11ts qui sont en lui à l'état de germe. J..J. Rousseau, toujours paradoxal, voudrait qu'on se contentâl de lui apprendre à n e pas faire le mal. « Qui est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait, le méchant comme les autres; il fait un heureux aux dépens de cent misérables; el de là viennent toutes nos calamités. Les.plus sublimes vertus sont négatives; elles sont aJssi les plus difficiles, parce qu'elles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si doux au cœur de l'homme, d'en renvoyer un autre content de nous. 0 quel bien fait nécessairement à ses semblables celui d'entre eux, s'il en est un, qui ne leur fait jamais
1. L'Éducation /J1°og1·essive, liv. II, chap.
111.
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de mal 1 ! » Ces observations, quoique l'auteur en tfre des conséquences excessives, ne manquent pas de justesse, ni même de profondeur; elles s'appliqueraient bien en particulier à ceux chez qui les apparences de la bonté dissimulent une réelle faiblesse, et qui se donnent trop facilemeut le plaisir de faire des heureux, sans se demander si les bienfaits qu'ils accordent aux uns ne pèseront pas lourdement sur d'autres. Reconnaissons que c'est déjà beaucoup qu'un enfant s'abstienne du mal, ne cause point de pein'} à ses parents par sa méchanceté, ne tourmente pas ses frères et sœurs, ne maltraite pas ses camarades. Étendons même le cercle de la sympathie, et tâchons qu'il épargne les animaux. « La pitié qui s'adresse à l'animal, dit Bernard Perez, doit être surveillée avec le plus grand soin, pour elle-même, dans l'intérêt des animaux avec lesquels l'enfant doit être en rapport, et pour son influence indirecte sur l'humanité proprement dite .... Certains enfants sont d'une innocente et terrible cruauté, surtout quand ils sont en colère .... Le fait le plus ordinaire est celui d'un défaut de sensibilité inconscient, que beaucoup de naturalistes contemporains regardent comme un caractère primitif de l'animalité 2 , )) C'est précisément sur ce point particulier que l'expérience nous montrera ce qu'il y a d'inexact dans l'opinion de Rousseau, et combïen la bonté négative, pour ainsi dire, qui c:onsiste à ne pas faire de mal, est liée à la bonté active, celle qui fait du bien. En effet, pour obtenir que l'enfant ne soit point cruel à l'égard des animaux, le meilleur moyen est de lui apprendre à les soigner, à les caresser, à les traiter comme des êtres
1. Emile, li v. li. 2. L'Èducation dès le hei·ceau, chup. v.
�3û3 sensiblca, capables d'allachement et de connaissance. L'idée de la souITrance épargnée est trop négative, trop froide, elle ne parle pas à son cœur; on y fera mieux pénélrer la bonté en lui donnant le plaisir ùe faire du bien, qu'en lui recommandant de s'abstenir du mal. Il s'habituera plus doucement ainsi à penser aux autres, ce pclit être qui naît avec de si terribles instincts d'égoïsme, mais aussi avec des instincts de sympathie auxquels l'éducation peut donner une énergie assez grande pour contre-balancer et même dominer les premiers. Le plaisir très vif que tout homme, à moins d'être un monstre cl 'égoïsme, éprouve à faire naître le conten tement auprès de lui, à obtenir des éloges et des remerciements pour sa complaisance, est donc un moyen précieux dont il faut user avec l'enfant dans la plus large mesure. D'abord, sans sortir de la famille, mille occasions se présentent de lui fafre témoigner son a!Tection, non pas SE 11lement par des paroles et des caresses, mais par des attentions matérielles, par de pelils services, de pelils cadeaux, et même de l'amener à s'imposer de vrais sacrifices, comme de renoncer à une partie de plaisir pour resler auprès d'un membre de la famille qui est malade. A quoi bon insister sur le détail? le principe suffit; les parents intelligents ne seront pas embarrassés pour l'application. Puis viendra la bienfaisance au dehors, celle dont on lui donnera l'exemple, et celle qu'il exercera lui-même, non pas celle bienfaisance dont nous avons déjà parlé, qui ne coûte à l'enfant aucun effort, parce qu'elle ne lui demande aucun sacrifice, mais celle qu'il peut exercer aux dépens de ses propres jouissances. « Un enfant, dit Rousseau, donnerait plutôt cent louis qu·un gâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des bonbons, son goûter, et nous saurons bientôt
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si vous l'avez rendu vraiment libéral 1 • » Lorsqu'il sera plus grand, on le mellra plus intimement en contact avec la misère. Je trouve que les élèves de nos écoles restent en général trop étrangers aux œuvres de bienfaisance; je voudrais que chaque établissement d'instruction publique eût sous son patronage un certain nombre de familles, qu'il les visitât, qu'il fût initié à l'art difficile de rechercher la vraie misère, qui se cache et ne se fait pas un métier d'exploiter la charité. La quête pour les indigents une ou deux fois dans l'année ne suffit pas; les jeunes gens, comme beaucoup de grandes personnes du reste, croient trop facilement s'acquitter avec quelques aumônes de leur devoir de bienfaisance. Signalons pour finir un déplorable travers de l'éducation qui nuit plus que tout le reste au développement de la bonté . nous voulons parler de la gâterie. Certains enfants gâtés semblent témoigner par leurs manières tendres et aimables une reconnaissance affectueuse qui trompe les parents et les fait redoubler de caresses et d'attentions. Mais, comme le remarque un bon observateur de cet âge, « bientôt les grâces trompeuses de l'enfant s'effacent, la tendresse apparente du cœur se perd : tout à coup on découvre en eux, avec effroi, une désolante sécheresse d'âme, une dépravation profonde : et, en fin de compte, ces jolis enfants deviennent véritablement effroyables; on s'aperçoit alors, mais trop tard, qu 'il n'y a pas d'êtres plus durs, plus méchants, plus hautains, plus violents, plus égoïstes, plus ingrats, plus injustes, plus odieux, que les enfants gâtés par la mollesse 2 ! >i Comment n'en :serait-il pas ainsi? On a tout fait pour
1. Émile, liv. IL -
2. Dupanloup, l'Enfanl, chap. m.
�L'ENFANT GATÉ
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leur épargner l'effort, le sacrifice,' qui sont les éléments esse ntiels de toutes les vertus, et en parti culier de la b onté, à laqu elle n'appartient le premier r ang qu e parce qu'ell e exige le sac rifice le plus diffi cile, celui de l 'intérêt perso nn el. Les paren ts qui gâtent l'e nfant n'ont même point, dans beaucoup de cas, l'excuse de lu bonté ; ca r il s le font p ur une faiblesse qui n'est pas exempte d'égoïsme; ils croient s'a ttirer ain si son uITection, les marqu es si dou ces de sa tendresse ; ils sont in ca pables de s'exp oser, qu and il le faut, à ses rancun es passagères , et ils s'é pargnent l'effort soutenu que réclame la bonté ferme et vi gilante, la seule vraie. La sécheresse de cœur <le l'enfant gâté est alors, on peut le dire, la punition d'un égoïsme des parents qui s'i g norait lui-m ê me.
�CHAPITRE XVII
L'exa men de consc ience. - Quelle co nception de la vie il convi ent de donner aux enfants. - Le sen timent pratique de l'idéal.
Une des conditions essentielles pour se corriger et s'améliorer, c'est de se bien connaitre, de se rendre un compte exact de sa situation morale. « Si vous ne voulez pas vivre au hasard, dit Blackie, Dxez les heures régulières où vous ferez vos comptes avec vous-même. Dans les tran sac tions commerciales, c'est une grande sauvegarde contre les dettes qu e de tout payer comptant, quand on le peut; si cela est impossible, il faut du moins ne pas làisser s'allonger les comptes et avoir soin d'établir la balance à époque fixe. Il en est ainsi pour les comptes que nous avons à rendre à Dieu et à nousmêmes. » Tel est le principe qui guidait Benjamin Pranklin lorsque, vers l'âge de vingt-deux ans, ayant formé le dessein d'a rriver à la perfection morale, il imagina le procédé qui suit. D'abord il fixa au nombre de treize les vertus qui lui paraissaient désirables, à savoir : la tempérance, le silence, l'ordre, la résolution, l'économie, le travail , la sincérité, la justice, la modération, la propreté, la tranquillité, la chasteté, l'humilité.
�L'EXAMEN DE CO~SCIENCE
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Puis il flt un petit livre, dont il régla chaque pnge de manière à avoir sept colonnes verticales, une pour chaque jour de la semaine, et treize colonnes horizontales, une pour chaque vertu. Tous les soirs il faisait son examen de conscience, et pointait sur la case correspondant à la fois au jour et à la vertu le manquement qu'il avait pu commettre dans !ajournée 1 • Celle comptabilité peut paraître un peu singulière; mais la méthode est excellente; elle consiste à voir chaque jour ses fautes, à constater chaque jour qu'on avance vers le bien, ou qu'on rétrograde, ou qu'on piétine sur place. L'enfant n'a pas encore cette pleine conscience de lui - même qui lui permettrait de s'examiner à fond et de savoir au juste où il en est au point de vue moral. Cependant, lorsque nous lui avons suggéré par notre enseignement, par un système intelligent de punitions et de récompenses, par l'habitude, et surtout par l'exemple, des règles flxes ùe conduite, lorsque, grâce à nous, une conception nette du bien et du mal s'est établie dans sa pensée, qui était peut-être incapable de l'acquérir spontanément, il est alors_possib le de mettre l'enfant en présence de ses actes, de les lui faire appré cier, non pas seulement un à un, au fur et à mesure qu'i ls se produisent, mais en les groupant dans un certain ensemble. On procédera d'abord avec lui à l'examen d'une période très courte de sa vie, par exemple de l'heure qui vient de s'écou ler, et pendant laquelle sa conduite peul être caractérisée par une note bonne, passable ou mauvaise, suivant le nombre et la nature de ses bons mouvements ou de ses manquements au devoir. L'heure qui suivra sera comparée à la précécl-ente. Puis vien dront des relevés de journées, de semaines entières.
1. Mémoires cle Ji'1'Clnlclin, trac!. Laboulayc, cbap. v,.
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L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
Qu'on se garde bien de les faire devant l'enfant sans qu'il y prenne part; qu'il ne reste point comme un auditeur muet qui baisse la tête avec une expression de honte plus ou moins sincère devant l'énumération de ses fautes. Dans ces conditions, l'altitude des enfants est peu significative : quelques-uns écoutent avec un ai r indifférent ou même insolent; mais presque tous ont une apparence contrite, sous laquelle peuvent se dissi-. mu Ier des sentiments bien différents du repentir. L'aveu des fautes amené par un éducateur adroit et bienveillant produit un effet plus salutaire. Tout aveu est humiliant pour les natures qui ne sont pas perverties; or l'humiliation devant autrui qu'on s'impose à soimême après la faute demande un très grand effort; mais, précisément parce qu'elle est pénible, elle réagit heureusement sur le moral, pour lequel elle est une véritable expiation. Qu'un enfant soit amené à la nécessité d'adresser des excuses à une personne qu'il a offensée : il s'y décidera sans trop de peine si l'on commet la maladresse de parler pour lui, quelle que soit l'humilité de la posture qu'on lui fern prendre et des sentiments qu'on lui prêtera; le vrai supplice est de parler lui-même, parce qu'il sent qu'alors seulement il acquiesce bien à son humiliation, et qu'elle l'atteint au fond du cœur. Tel, c'est-à-dire actif et personnel, doit être son rôle dans l"exnmen de conscience; c'est lui-même qui doit reconnaître ses fautes, les avouer sans réticences. L'éducateur est pour lui le directeur de conscience, à la fois sévère et affectueux, qui le force tendrement à ouvrir son cœur, à revoir le passé avant qu'il se plonge dans l'oubli , qui lui montre, pour nous servir des expressions d'un ancien, où il a dirigé ses pas, ce qu'il a fait de meilleur, les bonnes actions qu'il a négligées, et qui, une fois le compte établi, passe l'éponge
�CONCEPTION DE LA'V!E
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sur le mal avec un doux reproche, mais le félicite et le rend heureux de ses progrès dans le bien. Ainsi l'enfant acquiert peu à peu une idée des plus précieuses, à savoir que la vie est, non pas une suite d'actions sans lien, qui se succèdent au hasard, mais un ensemble dont loules les parties se tiennent, et dans lequel chaque acte, influencé par ceux qui le précèdent, doit influer à son tour sur ceux qui le suivront. Il ne s'agit pas de montrer à l'esprit mobile et léger de l'enfant les conséquences lointaines de sa conduite; nous avons déjà dit qu'il est à peu près incapable de p·r évoir ainsi à longue échéance. Mais on peut très bien lui faire comprendre comment telle semaine, telle année de sa vie se relient à celles qui précèdent, comment les progrès qu'il a faits se sont accumulés et lui ont rendu la tâche de plus en plus facile, comment au contraire les fautes ont élé non seulement mauvaises en elles-mêmes, parce qu'elles sont ùes manquements au devOÎI', mais maurnises aussi par leurs conséquences, qui pèsent forcément sur le coupable. A cet âge, où le caractère se forme, l'œuvre du perfectionnement moral peut être à chaque instant compromise par une rechute. Tel enfant par exemple était en train de se corriger du mensonge; il gagnait de plus en plus, par une suite d'efforts sur lui-même pour être sincère, la confiance de son entourage; un moment de défaillance a suffi pour tout remettre en question. L'examen de conscience, bien dirigé, lui fera sentir la gravité de son nouveau mensonge, plus léger peut-être en lui-même que les précédents, mais très regretlable cependant, parce qu'il vient mal à propos interrompre' une série heureuse et qu'il risque d'être le point de départ d'une série mauvaise. · A l'idée dont nous venons de parler s'en ajoute nécessairement une autre, qui résulle de la première : c'est 24
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L'ÉDUCATION DU CAR.ACTÈRE
que la vie, où tout s'enchaîne ainsi, est une œuvre, à laquelle nous nous mettons dès la première heure pour la poursuivre sans interruption, et dont nous sommes les ouvl'iers responsables. Je ne vois pas de mal à ce qu'on imprime celle idée jusqu'à l'exagération dans l'esprit de l'enfant. Pour le spéculatif, elle n'est pas entièrement exacte el comporte de sérieuses réserves : au dedans de nous le pouvoir de l'hérédité, qui détermine en partie la constitution de notre organisme et même de notre esprit, au dehors le pouvoir des circonstances extérieures, influent grandement sur notre destinée, dont notre libre effort n'est pas, tant s'en faut, le seul facteur. Mais l'éducation, qui est éminemment pratique et qui n'a pas de raison d'être si elle ne procède point d'une foi profonde en la liberté humaine, l'éducation doit s'attacher à fortifier le plus possible cette foi chez les enfants et à développer en eux l'énergie morale. Or rien n'est mortel pour l'énergie comme le sentiment de notre faiblesse, sinon de notrn impuissance, en présence des forces qui pèsent sur nous. On ne peut pas tout ce qu'on veut; mais le meilleur moyen de ne pas vouloir tout ce qu'on peut, de se laisser aller à la mollesse et à l'inertie, c'est de considérer les difficultés et les obstacles de préférence aux ressources dont on dispose pour les surmonter. A quoi sert d'éclairer l'enfant sur les fatalités qui prendront une trop large part dans la direction de sa vie, sinon à augmenter cette part, à réduire celle de son activité propre? Il vaudrait bien mieux, fût-ce en entretenant quelques illusions, illusions bienfaisantes 1 le convaincre qu'il est le principal artisan de sa destinée, qu'elle sera ce qu'il l'aura faite, que toutes ses actions concourent à cette œuvrc, tantôt pour l'améliorer et la mener à bien, tantôt pour la compromettre et la faire ayorler. Loin de nous ces
�LE SENTIMENT PRATIQUE DE L'IDEAL
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pensées énervantes, où se complaît l'esprit moderne, sur la vanité de l'effort humain, sur les duperies dont la nature nous rend victimes, nous, ses jouets, qui avons la naïveté de nous croire libres! Ne nous lassons pas au contraire de répéter devant les enfants les affirmations encourageantes, comme celle-ci, de Rousseau : « C'est la seule tiédeur de notre volonté qui fait notre faiblesse, et l'on est toujours fort pour faire ce qu'on veut fortement. » · Tâchons de mettre en eux la conviction qu e l'œuvre de la vie ne doit finir qu'avec la vie même, que l'homm e n'es l pas sur la terre pour acheter un long repos par l\Jl court travail , mais que son activité doit s'exercer jusqu'à la fin, pour amé[orer sa situation matérielle, étendre son intelligence, perfectionner son âme, et aussi pour contribuer à l'amélioration du sort, au perfectionnement de l'âme des autres. Ce souci constant du mieux pour soi et pour autrui, c'est le sentiment pratique de l'idéal, qui doit animer notre cœur, en même temps que notre raison doit nous prémunir contre l'impatience et la chimère. Il ne faut pas trop exiger de l'enfant, pour ne pas le décourager; mais il faut l'habituer à exiger le plus possible de lui-même, à ne pas s'endormir dans le contentement que lui causent des résultats partiels, à ne voir en tout qu 'un commencement, un achemin~ment vers un but très éloigné, qui recule à mesure qu 'on avance dans la vie. Si satisfaisant que soit, à un moment donné, l'examen de conscience, il ne doit jamais attirer à l'enfant, de la part de l'éducateur, une approbation sans réserves : sa conduite, son caractère s'améliorent, on est heureux de le reconnaître, on rend justice à ses efforts et l'on y applaudit; mais on lui en demande de nouvea ux , parce qu'on le sait capable de mieux faire encore . Si l'on ne trouve pas autour de lui d'autres
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L'EDUCATION DU CARACTÈRE
enfants auxquels on puisse le comparer pour lui montrer son infériorité à leur égard, qu 'on le compare à ce qu'il peut êlre lui-m ême. Nous ne doulons pas qu'on n'arrive n.insi à développer en lui un sens moral exigeant et délicat, une ardeur pom le Lien, grâce à laquelle la vie lui présentera sans cesse un objet nouveau, un inlérêt toujours renaissant. Devant le mal qui existe en nous, même chez les meilleurs, devant les misères dont on souffre autour de nous, il faut rougir, comme d'une lâche faiblesse, de trouver la vie monotone cl vaine . Il y a immensément à faire. Ouvrons les yeux, et voyons la lâche qui nous appelle, qui réclame Ioule notre énergie. Le plus beau résultat que puisse obtenir l'éd ucation, c'est de faire que Je5 enfants voient de bonne heure cetlc lâche et qu'ils s'y appliquent avec une foi vaillante .
FIN
•
�TABLE DES MATIÈRES
LNTHOD UC TIO N .. • •... , ... •. •. , .•.•. . • . . ... ...•.• .•..• .•• . • ,
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CHAPITRE PREMIER
Définition du caractère. - .L'éducation, œuvrJ de Ja liberté de l'homme, modifie la n ature. L' œ uvre de la nature doitelle être modifi ée? es t- elle bonn e ou mauvaise? Opinions optimi ste et pessimiste. - Recherch e de ce qu'ell e es t réellement. In stincts primitifs qui rapproch ent l'h omm e de la bête et l'anim ent dan s la lutte pour l'exi stence. Classifi ca tion théologique des défauts : la tripl e concupi scence. - Class ificati on des mobiles de la volonté dans Mm e Necket· de Saussure. - Les instincts primitifs cidessus désignés peuvent se ramen er à l'égoïsme. - La double face de la nature hum ain e.. .. ... . ... .. ........ . .
CHAPITRE II
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Les in stincts altruistes dan s l'enfant .' : attachement aux perso nnes qui le soignent, beso in de caresses, sympathi e pour la souITrance, dés ir d' év iter de la peine et de faire plai sir aux a utres , libéralité, protection de la faibl esse, bienfaisance. - Premi ères manifes tations de Ja moralité. - L'enfant a-t-il, dans les premi ers temp s, un co mme ncement de se ns moral? - La moralité de sy mpa thie. Les croyances morales de l'e nfan t ne so nt d'a bord qu e des ac tes de foi, sur la parole des perso nn es qui l'élè-
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TABLE DES MATIÈRES
vent. - Influence de l'amour-propre. - Critérium pour apprécier les instincts de l'enfant. Il n'est autre que notre conception des fins de l'homme. - La loi morale. Opposition de l'ordre physique et de l'ordre moral. - Au point de vue de la morale, classification des instincts en bons, mauvais et indilîérents ou ambigus. - Il faut, par l'éducation, agir sur la nature......................
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CHAPITRE JlI La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation. - Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible? - Le système de la faculté maîtresse. - Difficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'observation morale pratiquée sur les enfants... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . .
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CHAPITRE IV L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du progrès par l'évolution. Opposition du progrès dans l'ordre naturel par la sélection et dans l'ordre moral par l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hérédité en pédagogie......... 101
CHAPITRE V Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie qui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nei·vosisme. Influence constante du corps sur le moral, même en dehors de la m,iladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et
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l'âme. Dangers d'une culture intellectuelle excessive. Influence favorable des exercices physiques sur le caractère ....-....... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . 126 CHAPITRE VI L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il eu rapport avec celui de la civilisation et en particulier de l'instruction? - La criminalité n'est pas le critérium de la moralité. - L'enseignement moral. - Objections de Herbert Spencer. - Influence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau. - Dangers de la mauvaise littérature.,................. 147 CHAPITRE VII Importance du rôle du caractère dans la vie des individus. - Ce rôle est méconnu dans la pratique de l'éducation, et celui de l'intelligence est exagéré. - Dilîérence de point de vue chez les anciens et chez les modernes. L'elîort moral; l'énergie du caractère. - La vertu consiste dans cette énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans les sociétés démocratiques.......................................... 169 CHAPITRE VIII Les principaux collaborateurs dans J'œuvre de l'éducation. Le père et la mère. Les grands parents. Les domestiques. 189 CHAPITRE IX L'éducation dans la famille et l'éducation en commun. Quelques inconvénients de l'éducation dans la famille. - Avantages attribués à l'éducation en commun. Faiblesse de la ctùture morale dans cette éducation. Les maitres............................................
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE X L'internat. - Nécessité de remplacer clans l'internat la famille absente. - On n'y arrive point dans le sys tème français actuel. - Les chambriers en Allemagne et autrefois en France. - Le système tutorial. - Réformes à opérer clans l'internat français............... . . . . . . . . 230 CHAPITRE XT Moyens generaux d'éducation : l'obéissance. - Légitimité du pouvoir de commander exercé par les éducateurs. Règles à suivre. - L'obéissance ne diminue pas l'énergie. - Sentiments qui déterminent l'obéissance. - La contrainte......... .. ................ . .. .... ..... . . . . . . 250 CIIAPJTRE Xll (Les punitions dans la famille et à l'école.- Règles de Bentham concernant la pénalité. - Difîérencc entre la pénalité clans la société et la pénalité clans l'éducation. Punitions morales. - Punitions sous forme de privation. - Malaise moral produit par les diverses punitions. Les châtiments corporels en France, en Angleterre et en Allemagne. - La punition n'est qn'nn moyen extrême.. ... . .......... . ..................... ... .. . ...... 270 CHAPITRE Xlll '\ Le système de la discipline des conséquences naturell es clans J.-J . Rousseau et clans Herbert Spencer. - Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections ..... ,.. ... .. 292
ClIAPITnE XIV Des récompenses. - Discussion du principe. - La praliquc. - Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école....
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�TABLE DE S MATIÈRE S
CHAP IT RE XV Rùle de l'effor t dan s la vie morale. - 11 es t nécessaire d'habitu er l'e nfant dès le pr emier âge à fa ire effort sur l!]i-m ême pu ur r éprimer les impulsions des penchants. Educa tion des habi tud es morales . - Rùle de l'exe mple. - Les exe mples cites et les exe mpl es donn és par les édu cateurs. - Iufluence gé nérale d u mil ie u social dans lequel l"enfant se développe .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 330 CHAP ITRE XVI De l'ac ti on de l'éducati on sur quelq ues qualités et quelq ues défauts du caractèr e en particuli er. - L'appli cn.ti on an trava il et la paresse . - La sin cérité et le mensonge. La vanité. - Le co urage moral et le co urage physique. La timidité. - La bonté. . . .. . .. . .. . ... . . .. . .... . .... . .. 346 CHAPITRE XV!l L'ex am en de co nscience. - Qu elle co ncep ti on ùe la vie il convient de donner aux enfants. - Le sen liment pratiq ue de l'idéal ... .. .... . .. . . .... . .. .. . ... . . , . . . . . . • . . . . . . . . . 366
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1|TABLE DES MATIÈRES|377
2|INTRODUCTION|5
2|CHAPITRE PREMIER|31
3|Définition du caractère. - L'éducation, œuvre de la liberté de l'homme, modifie la nature. L'œuvre de la nature doit-elle être modifiée ? est-elle bonne ou mauvaise ? Opinions optimiste et pessimiste. - Recherche de ce qu'elle est réellement. Instincts primitifs qui rapprochent l'homme de la bête et l'animent dans la lutte pour l'existence. -Classification théologique des défauts : la triple concupiscence. - Classification des mobiles de la volonté dans Mme Necker· de Saussure. - Les instincts primitifs ci-dessus désignés peuvent se ramener à l'égoïsme. - La double face de la nature humaine|31
2|CHAPITRE II|54
3|Les instincts altruistes dans l'enfant . : attachement aux personnes qui le soignent, besoin de caresses, sympathie pour la souffrance, désir d'éviter de la peine et de faire plaisir aux autres, libéralité, protection de la faiblesse, bienfaisance. - Premières manifestations de la moralité.- L'enfant a-t-il, dans les premiers temps, un commencement de sens moral ? - La moralité de sympathie. - Les croyances morales de l'enfant ne sont d'abord que des actes de foi, sur la parole des personnes qui l'élèvent. - Influence de l'amour-propre. - Critérium pour apprécier les instincts de l'enfant. Il n'est autre que notre conception des fins de l'homme. - La loi morale. Opposition de l'ordre physique et de l'ordre moral. - Au point de vue de la morale, classification des instincts en bons, mauvais et indifférents ou ambigus. - Il faut, par l'éducation, agir sur la nature|54
2|CHAPITRE III|79
3|La volonté dans l'enfance considérée comme faculté de se déterminer entre plusieurs actes, comme activité personnelle, comme autonomie, comme pouvoir dominateur et régulateur des inclinations. - L'habitude. - L'imitation.- Variété des caractères. - Une classification scientifique des caractères est-elle possible ? - Le système de la faculté maîtresse. - Difficulté de définir un caractère, et même les éléments qui le constituent. - Le diagnostic dans l'éducation. - Difficulté de l'observation morale pratiquée sur les enfants|79
2|CHAPITRE IV|105
3|L'influence de l'hérédité sur le caractère. Faits qui la montrent. Hérédité des instincts d'ivrognerie, d'avarice, du vol, du meurtre. Exemples historiques. - Hérédité du caractère provincial et national. - Constitution des éléments du caractère par l'hérédité. - La question du progrès par l'évolution. Opposition du progrès dans l'ordre naturel par la sélection et dans l'ordre moral par l'amélioration du caractère. - Les lois de l'hérédité. - Importance de la question de l'hérédité en pédagogie|105
2|CHAPITRE V|130
3|Influence du physique sur le moral des enfants. - Manifestations de la folie qui peuvent faire croire chez les enfants à des vices du caractère. - Influence des diverses névroses et de l'état général appelé nervosisme. Influence constante du corps sur le moral, même en dehors de la maladie. - Nécessité de l'équilibre entre le corps et l'âme. Dangers d'une culture intellectuelle excessive. -Influence favorable des exercices physiques sur le caractère|130
2|CHAPITRE VI|151
3|L'influence de l'intelligence sur le caractère. - L'ignorance et le mal. - Le progrès de la moralité est-il en rapport avec celui de la civilisation et en particulier del'instruction ? - La criminalité n'est pas le critérium de la moralité. - L'enseignement moral. - Objections de Herbert Spencer. - Influence des lettres, des arts et des sciences sur le caractère. - Paradoxe de J.-J. Rousseau.- Dangers de la mauvaise littérature|151
2|CHAPITRE VII|173
3|Importance du rôle du caractère dans la vie des individus.- Ce rôle est méconnu dans la pratique de l'éducation, et celui de l'intelligence est exagéré. - Différence de point de vue chez les anciens et chez les modernes. - L'effort moral ; l'énergie du caractère. - La vertu consiste dans cette énergie mise au service du bien. - Le rôle du caractère dans la vie des nations. - Les nations en décadence. - Le caractère et la vertu dans les sociétés démocratiques|173
2|CHAPITRE VIII|193
3|Les principaux collaborateurs dans l'œuvre de l'éducation. Le père et la mère. Les grands parents. Les domestiques|193
2|CHAPITRE IX|214
3|L'éducation dans la famille et l'éducation en commun. Quelques inconvénients de l'éducation dans la famille.- Avantages attribués à l'éducation en commun. - Faiblesse de la culture morale dans cette éducation. -Les maîtres|214
2|CHAPITRE X|234
3|L'internat. - Nécessité de remplacer clans l'internat la famille absente. - On n'y arrive point dans le système français actuel. - Les chambriers en Allemagne et autrefois en France. - Le système tutorial. - Réformes à opérer clans l'internat français|234
2|CHAPITRE XI|254
3|Moyens generaux d'éducation : l'obéissance. - Légitimité du pouvoir de commander exercé par les éducateurs. - Règles à suivre. - L'obéissance ne diminue pas l'énergie.- Sentiments qui déterminent l'obéissance. - La contrainte|254
2|CHAPITRE Xll|274
3|Les punitions dans la famille et à l'école.- Règles de Bentham concernant la pénalité. - Différence entre la pénalité dans la société et la pénalité dans l'éducation. - Punitions morales. - Punitions sous forme de privation. - Malaise moral produit par les diverses punitions. - Les châtiments corporels en France, en Angleterre et en Allemagne. - La punition n'est qu'un moyen extrême|274
2|CHAPITRE Xlll|296
3|Le système de la discipline des conséquences naturelles dans J.-J Rousseau et dans Herbert Spencer. - Exemples. - Arguments à l'appui. - Objections|296
2|CHAPITRE XIV|316
3|Des récompenses. - Discussion du principe. - La pratique. - Récompenses diverses. - Des jouets en particulier. - L'éloge. - L'émulation dans la famille et à l'école|316
2|CHAPITRE XV|334
3|Rôle de l'effort dans la vie morale. - Il es t nécessaire d'habituer l'enfant dès le premier âge à faire effort sur lui-même pour réprimer les impulsions des penchants. - Éducation des habitudes morales. - Rôle de l'exemple.- Les exemples cités et les exemples donnés par les éducateurs. - Influence générale du milieu social dans lequel l'enfant se développe|334
2|CHAPITRE XVI|350
3|De l'action de l'éducation sur quelques qualités et quelques défauts du caractère en particulier. - L'application au travail et la paresse . - La sincérité et le mensonge. - La vanité. - Le courage moral et le courage physique. - La timidité. - La bonté|350
2|CHAPITRE XVII|370
3|L'examen de conscience. - Quelle conception de la vie il convient de donner aux enfants. - Le sentiment pratique de l'idéal|370