1
1000
1
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/2ea0f54933aa6de1d72858416cf35e22.pdf
fd8b0a811557e71d8d068baed5a36d81
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Ouvrages remarquables des écoles normales
Description
An account of the resource
Document
A resource containing textual data. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre text.
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
L'éducation libérale : l'hygiène, la morale, les études
Subject
The topic of the resource
Education
Hygiène
Morale
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Laprade, Victor de (1812-1883)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Didier
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1873
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-02-21
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/048611794
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 vol. au format PDF (363 p.)
Language
A language of the resource
Français
Latin
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG 37 065
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Lille
Rights Holder
A person or organization owning or managing rights over the resource.
Université d'Artois
PDF Search
This element set enables searching on PDF files.
Text
Text extracted from PDF files belonging to this item.
�L'ÉDUCATION LIBÉRALE
L'HYGIÈNE, LA MORALE, LES ÉTUDES
�OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PÊRNETTE.
Édit. illustrée tic.27 belles grav. Prix : br.
3
E
10
IV.; relié..
W »
3 00 3 3 3 3» » » >
ld.
édition. Joli vol
ET POEME
S
in-12
1
PSYCHÉ, ODES
3«
E
édit.
vol. in-12 in-12 l Vf'l. ill-12 vol. in-12
AVANT LE CHRISTIANISME.
l'OBMES ÉVANGÉLIQUES. 3
édit.
1 VOl.
LES SYMPHONIES, IDYLLES HÉROÏQUESLES VOIX DU SILENCE. 1
vol. in-12 édit.
1 DE LA NATURE
QUESTIONS D'ART ET DE MORALE. 2» HISTOIRE 2" DU 1 DU SENTIMENT
3 50
édit.
vol. in-12
SENTIMENT UE LA NATURB CBEZ LES MODERNES. ' HOMICIDE. 2« 1
3 50
HISTOIRE
vol.
3 50 I 50 50 50
in-12
L'ÉDUCATION
édit. lll-12 Ill-12 br
LE BACCALAUREAT ET
LES ÉTUDES C&ASSIQCES.
1 1
LA POÉSIE DE LAMARTINE,
Pour paraître : POEMES CIVIQUES
LE
P'JY.
—
TYPOGRAPHIE
MARCHB-SSOlf.
�L'ÉDUCATION^
/lu /
LIBÉRALE
W
L'HYGIÈNE, LA MORALE, LES ÉTUDES
PAR
VICTOR DE
Oe l'Académie
LAPRAJ
française.
PARIS
LIBRAIRIE
é
M. I Q u
E
3M/J^!ÏP {Q
DIDIER ET G", LIBRAIRES-ÉDITEURS
35,
OIJAI
DES
AUGUSTINS,
35
1 873
Tous droits réservés.
ARCHIVES
�CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
L'éducaliou libérale ne peut être séparée de l'éducation chrétienne. Lors même qu'on voudrait écarter de l'esprit des enfants les croyances et les traditions religieuses, il n'y a pas moyen de former des intelligences libres, élevées, ouvertes aux idées morales sans admettre en première ligne, parmi les objets d'études, l'ensemble de doctrines qui constitue le christianisme. Sans morale chrétienne, pas d'honnête bomme; sans doctrine chrétienne, pas d'homme éclairé. Il y a donc, outre l'éducation religieuse proprement diie , une éducation chrétienne qui s'impose aux plus libres penseurs, s'ils veulent rester dans la civilisation. Mais l'éducation la plus religieuse, la plus chrétienne ne suffit pas à la pleine culture de l'esprit; elle ne saurait former, à elle seule, des intelligences, des classes, des nations libérales ; or, c'est des moyens de former les
i
�DIS
L'ÉDUCATION LIBÉUALE
intelligences, les classes appelées à pratiquer les arts libéraux, à diriger la société, que nous traitons ici, en cherchant les conditions de l'éducation libérale. Nous avons à juger, d'abord, les prétentions», les influences, les préjugés qui dominent à noire époque dans l'éducation, cette ambition qu'affectent les sciences, ou la science comme on l'appelle aujourd'hui, cette ambition de s'emparer de l'homme tout entier et de gouverner souverainement l'esprit humain. Sans nul doute, les sciences naturelles, les sciences exactes ont leur place nécessaire dans l'éducation libérale, mais une place qui pourrait être fort restreinte sans le moindre danger pour la vigueur, pour la rectitude, pour l'élévation, pour la liberté de l'intelligence. La plus haute culture scientifique, si on pouvait la concevoir entièrement séparée de l'étude des lettres et de l'éducation morale, serait impuissante à former un esprit libre, clairvoyant, maître de lui-même, en un mot ce que l'on doit appeler une intelligence libérale. Je sais que je heurte un des préjugés favoris de notre temps; mais l'infirmité des sciences, lorsqu'elles sont seules, je dirai plus leur danger comme élément exclusif ou principal de la culture des jeunes âmes, est un fait aussi bien démontré pour moi que les faits de la géométrie. Il est un autre point sur lequel je me trouve encore en contradiction avec les idées courantes et probablement avec beaucoup de mes amis. L'objet de ma grande sollicitude comme Français, comme chrétien, comme citoyen de la grande civilisation moderne, ce n'est pas l'instruction primaire qui passionne aujourd'hui tous les partis. Ce sont d'abord les hautes études, c'est ensuite l'enseignement secondaire destiné à préparer des mal-
�CHAPITRE PRELIMINAIRE.
3
I
1res cl des disciples à l'enseignement supérieur. Quand les organes et les membres viennent à fléchir chez un peuple comme chez un individu, c'est dans le cerveau, c'est dans l'intimité du principe vital qu'il faut en chercher la cause. Je prétends trouver la cause de l'insufli| sance, des vices, de la non-existence de notre instruction primaire dans le sein même de notre enseignement supérieur, et je n'admets pas, comme on semble aujourd'hui l'admettre, que si l'enseignement supérieur fléchit, que si les études secondaires périclitent, que si la France elle-même est atteinte dans sa suprématie, dans sa vie intellectuelle, c'est que l'instruction primaire n'est pas convenablement répandue. J'attache, certainement, la plus grande importance à l'instruction primaire ; mais je demande la permission de n'en pas parler dans ce livre sans qu'on accuse de méconnaître son utilité. Je ne dois pas m'écarler de mon sujet. Je ne dirai qu'une chose de l'instruction primaire, malgré tout le respect et l'affection chrétienne que je porte aux classesà qui elle est dispensée : c'est qu'elle est entièrement distincte de l'éducation libérale dont j'étudie ici les conditions diverses. J'ose ajouter que ce que j'appelle la culture libérale ne peut, dans aucun temps et dans aucun pays, être donné à l'universalité des citoyens. J'affirme enfin, dussé-je blesser profondément le dogme de l'égalité, que toute tentative pour établir le niveau dans l'éducation, pour faire descendre jusqu'aux classes inférieures les mêmes études, les mêmes lumières qui sont dispensées à quelques-uns par l'enseignement secondaire et supérieur n'aurait d'autre résultat que d'affaiblir, que d'abolir progressivement ces hautes éludes. Pour n'avoir pas consenti à se soumettre aux inégalités qui sont dans la nature, on en arriverait à
�4
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
établir l'égalité dans l'ignorance générale. C'est le chemin de la barbarie ; l'égalité d'éducation n'existe que chez les sauvages. Il faut bien montrer où nous conduisent, en toute matière, les principes de la démocratie radicale, et c'est particulièrement sur le terrain de l'éducation qu'il faut combattre ces monstrueuses folies. On peut ainsi formuler toute la politique du radicalisme : périssent tous les avantages sociaux, toutes les beautés, toutes les lumières dont chaque citoyen ne peut pas avoir sa part! plus de privilèges! Que la science, comme les richesses, comme les droits politiques, soit égale pour tous, sinon plus de science! Tout Français ne peut être membre de l'Institut et passer par l'Ecole polytechnique : périssent l'Ecole polytechnique et l'Institut ! Je n'oublierai jamais ce toast porté dans une réunion radicale de 18i-8 : « A L'abolition de l'aristocratie intellectuelle, la plus oppressive de toutes ! » Abolissons chez autrui toute lumière , toute vertu que nous n'avons pas. Voilà le fond du radicalisme. Jugez par là du cœur et de l'esprit des radicaux, fussent-ils membres de l'Assemblée nationale, de l'Institut et de l'Académie française. Nous avons, pour notre compte, le souci tout contraire au souci du radicalisme. Ce sont les hautes vertus, les hautes lumières, toutes les sciences et toutes les vertus difficiles, toutes celles que nous ne possédons pas et que nous désespérons de pouvoir jamais atteindre, dont nous souhaitons le plus ardemment la conservation dans la société française. Aussi la grande question de l'éducation nationale n'est pas à nos yeux clans l'instruction primaire, mais dans l'enseignement supérieur, mais dans l'éducation libérale de la classe riche et de la classe aisée. Soyons certains que nous n'aurons un bon système d'ins-
�CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.
5
I traction primaire et de bons maîtres d'école que si nous I avons, au sommet de la société, une classe fortement letI trée et d'excellents professeurs pour les éludes secondai1 res et les hautes études. Nous sommes tout disposés à I I I I
| | [ admettre cette formule du sainl-simonismc : « Toules les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Mais il faut ajouter à ce principe l'explication suivante : Celle amélioration ne peut être obtenue que par la conservation politique et l'amélioration inlellecluelle des classes supérieures. Quelles sont aujourd'hui les choses et les personnes menacées? Sont-ce les droits populaires, les légitimes avantages que réclament les ouvriers, l'instruction qu'il est juste et raisonnable de mettre à la portée du plus humble citoyen? Non ; ce qui est allaqué dans la société française, ce sont les classes élevées, les grandes posilions, les grandes lumières, les hauteurs morales d'où découlent sur le peuple l'instruction, le travail régulier, les jouissances honnêtes et les améliorations auxquelles il a droit. Les lettres, pas plus que la politique, ne manqueront jamais d'hommes disposés à flatter ceux qui menacent, à saluer ceux qui seront les maîtres demain. Pour nous, noire cœur nous pousse toujours du côté de ceux qui sont menacés; et ici la raison, la logique la plus sévère viennent en aide au sentiment de l'honneur. Ce qui est menacé, c'est la source de la vie sociale, c'est l'intelligence humaine dans les trésors qu'elle a mis tant de siècles à acquérir. Sauvons les hautes éludes, sauvons l'éducation libérale et nous aurons sauvé tout le reste. Oui, l'éducation libérale est un privilège; elle n'a jamais été, elle ne sera jamais le lot de tous les citoyens
I I I
I
I
[ ;
i
: \
i
[ i
!
1
�6
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE;
composant une nation. Mais si ce privilège, qui peut s'étendre chaque jour à un plus grand nombre d'esprits dans une nation bien administrée, était aboli pour les classes supérieures, par quelqu'une des mesures dont le radicalisme menace l'instruction publique, c'est la science elle-même, c'est l'art, c'est la littérature qui seraient abolis. Est-ce que, d'ailleurs, les sources de l'éducation libérale sont fermées aux enfants des classes les plus pauvres? Est-ce que l'Etat, par les bourses dont il dispose dans les lycées, est-ce que le clergé surtout, dans sa propagande aussi infatigable que sa charité, n'appellent pas, chaque année, aux bienfaits de l'instruction classique et de la haute culture littéraire des milliers d'enfants tirés des familles qui vivent d'un travail manuel? L'essentiel c'est que cette instruction soit de bon aloi, qu'elle soit assez répandue dans une nation pour former une classe moyenne très-intelligente et très-morale, et que tous lés jeunes gens qui ont déjà le privilège de la naissance et de la fortune reçoivent de cette éducation la sagesse et les aptitudes nécessaires pour faire tourner les avantages dont ils jouissent au bien de leur pays et à l'accroissement de l'esprit humain. Nous avons dit que la culture scientifique ne suffisait pas à constituer l'éducation libérale; nous ajoutons qu'elle serait impuissante à le faire, même en étant aidée par la meilleure direction morale. L'élude des belles-lettres, de tout cet ordre de choses que l'antiquité appela si bien humaniores littéral, restera toujours, quoiqu'on disent les matérialistes et les radicaux, l'agent essentiel de toute éducation sérieuse, de celle qui cultive à la fois toutes les puissances de l'âme, qui fait que l'homme le plus éclairé est en même temps l'homme le plus responsable, Celui qui se détermine le plus librement, qui sait imposer avec
�CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.
7
Ile plus (le vigueur, à ses passions, le joug de la raison et ■ du devoir. Qu'est-ce, au fond, que cet enseignement professionnel que l'on met aujourd'hui tant de zèle à substituer au vieil enseignement classique? Qu'est- ce, à un degré plus relevé, que l'instruction scientifique que l'on reçoit clans les écoles spéciales? C'est une éducation qui, par ellemême, ne fait pas des hommes, mais des outils. Des outils intelligents, je le veux bien, mais rien que des outils et non pas des intelligences libres, clairvoyantes, larges, sympathiques, ouvertes, comme il convient, à tout ce qui est du domaine de l'humanité. Osons le dire : les hommes qu'on appelle aujourd'hui, avec un barbarisme, les hommes spéciaux, ont largement contribué à corrompre l'intelligence générale, à affaiblir la raison; j'ajoute qu'ils sont fort souvent médiocres dans leur spécialité. Sans l'éducation libérale, l'homme le plus instruit dans une science déterminée peut rester incapable d'avoir, un avis sérieux dans les questions essentielles à connaître pour l'homme et le citoyen. On ne devient un esprit vraiment libre et éclairé qu'à des conditions toutes différentes de celles qui forment un homme spécial. Un développement parallèle, harmonieux des diverses facultés de l'intelligence, des études faites de façon à ce que le cœur lui-même soit intéressé dans les connaissances acquises, à ce que l'action de ces éludes se fasse sentir jusque dans les profondeurs de 'àmc, voilà ce qui est indispensable pour constituer une éducation libérale. Celle haute culture ne donne pas, je e sais, une aptitude professionnelle et ce qu'on appelle un gagne-pain. Aussi elle doit être suivie, pour le plus jrari'à nombre des jeunes gens, par des études spéciales
�<s
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
qui font ou l'ingénieur, ou l'avocat, ou le médecin, ou le militaire, ou l'industriel, ou le commerçant; mais elle est réservée à ceux qui peuvent attendre, aux familles qui ont un capital acquis. Les sectes politiques qui déclament contre le capital demandent, par cela seul, l'abolition des sciences, des lettres et des arts. Le développement intellectuel d'une société repose sur son capital. Dans le sein même des classes aisées et cultivées et qui affichent des prétentions libérales, les éludes qui font l'homme vraiment éclairé rencontrent des adversaires, parce qu'elles ne produisent pas immédiatement des aptitudes professionnelles et des résultats financiers. Mais, en dépit de toules les déclamations contre le latin et le grec, contre la vieille Université et ses vieilles méthodes, l'étude des langues anciennes, de l'histoire, de la critique, de la philosophie restent la base de toute éducation sérieuse et propre à faire un homme complet. Tous les traits qu'on lance aux bonnes lettres éducalrices du genre humain se brisent comme verre contre l'expérience des siècles. On nous répôle, ce que nous savons très-bien, qu'un jeune homme, au sortir des études classiques, ne sait que fort peu de lalin, encore moins de grec, fort peu d'histoire et encore moins de philosophie, presque point de sciences naturelles et de sciences exactes; cela ne nous empêche pas d'affirmer que l'état d'esprit de cet adolescent, pour peu que son savoir élémentaire ait été acquis sous une bonne direction et par une bonne méthode, est infiniment supérieur à celui d'un homme nourri dès l'enfance de géométrie, de physique et d'algèbre, et capable à vingt ans d'être ingénieur des ponts et chaussées ou maître d'usine. Le savoir des plus savants est bien peu de choses. Ce
�CHAPITRE P R É M Ml N AI H R.
9
qui fail l'homme supérieur, c'est la qualité de l'esprit et non pas la quantité des connaissances que l'esprit contient. Cela est vrai, surtout pour le jeune homme, au moment où il entre dans la vie active pour y recevoir l'éducation de l'expérience après l'éducation du lycée. Répétons-le d'après nos pères : les premières études, les études de collège ont pour but moins d'acquérir de la science que d'apprendre à étudier. Ce principe est aujourd'hui trop oublié dans la direction des classes, dans le choix des livres et des méthodes. Oui, des études classiques les mieux faites on ne rapporte aucune connaissance complète et parachevée, pas môme celle du latin, qu'on a mis dix ans à étudier, commedisentlesjournalistes. Maison a tiré de ces études quelque chose de mieux que le don de parler une langue étrangère ou d'appliquer telle ou telle science à une industrie lucrative ; on s'est assimilé la plus vitale substance intellectuelle, on a puisé dans les plus belles fleurs de l'esprit humain la plus douce et la plus saine nourriture, un miel qui fortifie à la fois et l'esprit et le cœur; on n'a pas développé jusqu'à l'exubérance telle faculté ou tel organe; on a élevé, aggrandi son âme tout entière ; on ne s'est pas fait ouvrier ou maître de telle industrie, ou s'est fait homme. Pour que nos classes de grammaire et d'humanités produisent d'aussi nobles fruits, il ne suffit pas qu'elles conservent pour matières le lalin, le grec, l'histoire, la rhétorique, la philosophie et les principes des sciences ; il faut qu'elles nous enseignent ces divers objets de notre futur savoir, de manière à nous donner, non pas seulement-une instruction, mais une éducation. Et je ne parle pas seulement ici de la place que doivent tenir, au collège et dans la famille, l'enseignement de la religion et
�IO-
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
de la morale, les bonnes pratiques, les bons exemples ; je parle de la méthode qui fait sortir de la simple étude et des lettres ellés-mômes un aliment moral, qui fait que l'instruction littéraire vient merveilleusement en aide à l'éducation proprement dite. L'étude des belleslettres double du plus précieux et du plus solide métal l'armure dont nous revêt l'enseignement religieux. A notre avis, les études classiques, telles qu'on les fait de nos jours et dans l'Université et ailleurs, ont beaucoup perdu de leur action morale et de leur puissance éducalrice. Et cela parce qu'on a trop oublié que le savoir n'est pas le but, mais le moyen de la première éducation. Nous nous expliquerons dans ce livre sur ce vice des éludes contemporaines à propos du baccalauréat et de notre système d'examens. Nous disons ici seulement, qu'une classe littéraire bien conduite doit donner l'éducation en même temps que l'instruction; non pas qu'elle puisse tenir lieu et de la religion et de la famille, mais parce qu'elle les complète; parce que les lettres seules peuvent faire d'un esprit honnête et religieux, ce qu'on appelle un esprit libéral. Ce qui distingue l'éducation de l'instruction, c'est que l'instruction s'adresse à une faculté déterminée et que l'éducation profile à l'homme tout entier. L'instruction est une escrime qui donne la souplesse à certains organes, à certains mouvements ; l'éducation est une hygiène qui donne la santé et la vigueur à l'âme toute entière. Pour concourir à l'éducation libérale, il faut qu'une élude n'intéresse pas seulement l'intelligence, mais qu'elle fasse sentir son action jusque dans le cœur et qu'elle agisse, par là, sur la volonté, sur la moralité humaine. Un exemple pris dans l'élude de l'histoire sur laquelle nous reviendrons : nos professeurs d'autrefois, en
�CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.
M
nous racontant la mort do Léonidas, insistaient sur la beauté de cette mort; les manuels et les examinateurs d'aujourd'hui insistent sur la date du combat des Thermopyles. Ce que j'appelle le libéralisme des études, c'est donc, l'action qu'elles exercent sur le cœur et la volonté de l'homme, c'est le secours qu'elles prêtent à la conscience morale, à la faculté de se déterminer librement. Les bonnes lettres viennent en aide à la liberté morale par une double voie : en augmentant notre clairvoyance du bien et du mal, en poussant les penchants honnêtes jusqu'à la délicatesse et à la passion de l'honneur, en faisant ressortir la beauté du bien, en transformant l'estime que nous inspiraient les actes vertueux en enthousiasme iour la vertu. Il est certain que le strict enseignement des langues nciennes, de la rhétorique et de l'histoire, que l'cneignement littéraire donné comme on donnerait des leons de géométrie ou de mécanique ne saurait produire es grands effets que nous attribuons à l'élude des belesrlettrns. On pourrait conserver cet enseignement dans 10s collèges et lui faire perdre sa plus salutaire inïluence. Ce serait toujours une gymnastique intellectuelle très-supérieure, pour les jeunes gens, à celle qu'ils |iratiqucraient dans l'élude des mathématiques; mais ce ne serait plus la grande hygiène morale qui fait les hommes sains et vigoureux d'esprit et de caractère. Nous ne saurions trop le répéter, l'instruction n'est lias l'éducation, le savoir tout seul ne fait pas des hommes vraiment éclairés; car un homme n'est pas seulement une intelligence, il est une âme. Une âme est une pree clairvoyante, aimante et libre, appelée à se déteriner par l'attrait qu'exerce sur elle la révélation de la
�12
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
beauté morale. Toute élude a pour but immédiat une idée, une nolion produite dans l'esprit; mais si l'effet s'arrête à la connaissance donnée, sans pénétrer jusqu'à la région ou se produisent l'attrait, l'enthousiasme, la détermination de la volonté, celle étude, si utile qu'elle soit, n'est pas de celles qui concourent directement à l'éducation libérale. Il faut qu'à travers l'intelligence, l'âme elle-même soit atteinte, ébranlée, entraînée par un enseignement pour que je donne à cet enseignement le litre de libéral. Le savoir tout seul, la science des faits et celle des lois, à moins de s'élever à des hauteurs où ne parviennent que de rares génies, la science reste étrangère à ce qu'il y a de plus noble, à ce qu'il y a de divin dans la nature de l'homme, à son âme. Avec un savoir incomplet cl borné, mais dont la matière est bien choisie, avec des éludes modestes, mais sagement conduites, on peut s'emparer de l'âme, la fortifier, l'agrandir, l'éclairer, suggérer de nobles motifs à sa volonté, faire, en un mot, des intelligences vraiment libres et maîtresses d'ellesmêmes. Le but de ce livre est d'examiner si l'éducalion, telle qu'on la donne en France, est capable de produire beaucoup d'esprits de celte trempe; et, enfin, de chercher quelles réformes on pourrait introduire, de ce point de vue, dans la pédagogie contemporaine.
Lyon, 15 février 1872.
�PREMIÈRE PARTIE
DE
L'ÉDUCATION PPIYSIQUE
CHAPITRE PREMIER
I. Que nos collèges et lycées ,ont eu pour modèles les cloîtres du moyen âge; que l'éclticaLion, c'est-à-dire l'apprentissage de la vie y est calquée sur un apprentissage de la mort. II. Que le but direct de l'éducation n'est pas l'intérêt de la société, mais la personne môme de l'enfant, corp, et ame.
I Nous plaidons, ici, la cause de l'enfance, sans demander qu'on nous livre les enfants. Il ne s'agit pas de confisquer leur âme au profit d'une opinion, d'expérimenter une méthode aux dépens de leur esprit. C'est pour leurs droits que nous nous présentons, pour les droits les plus sacrés de la race et de la personnalité humaine,
�!4
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE
pour les droits de la vie menacée d'étiolcment et de l'âme étouffée par le machinisme. Qu'on cherche à faire de nos fils des savants ou des lettrés, des conservateurs ou des démocrates, mais qu'avant tout on n'empêche pas la nature d'en faire des hommes. ' Sachons condescendre aux besoins du premier âge, pour assurer à l'âge viril les vertus nécessaires à l'accomplissement de ses devoirs. Transformer le printemps de l'homme en saison lugubre, imposer l'ambition et la terreur à qui doit vivre d'insouciance et de joie, enchaîner à l'immobilité de la plante ce qui est né pour bondir comme le chevreuil, refouler la séve et réprimer l'essor des organes chez les apprentis de la vie, comme l'ascétisme les réprime chez les aspirants de la mort, est-ce le meilleur moyen de préparer à notre pays de fortes générations? Sera-t-on plus homme à l'heure où le demande la société, parce qu'on n'a pas été enfant à l'heure où le voulait la nature? Une éducation meurtrière du corps saura-t-elle vivifier l'esprit? Nulle et stô- " rile pour le cœur, fécondera-t-elle mieux la raison? L'âme de l'homme, au premier âge surtout, est-elle indépendante de ses organes? Un écolier, enfin, n'est-il rien autre chose qu'un parchemin où l'on écrit en-lignes serrées le plus possible de grammaire, de géométrie et d'histoire? Que l'esprit de l'enfant soit doué d'un corps, que le jeune homme soit soumis à des besoins délicats comme la jeune plante ou le jeune oiseau, que la vigueur du sang et l'équilibre des organes soient nécessaires à l'équilibre de l'âme et à la vigueur de la pensée, que l'éducation doive instaurer l'homme tout entier, sous peine de le laisser tout entier dépérir, ce sont là des vérités bien vulgaires. Qui s'en douterait en lisant tout ce qui
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
s'est écrit depuis trente ans sur ce sujet auguste, l'institution de la jeunesse ! D'innombrables discussions se sont succédé sur la liberté d'enseignement, sur la suprématie de l'Etal ou de l'Eglise en matière d'éducation ; toutes les communions religieuses, toutes les sectes politiques y ont pris part, avec plus ou moins de justice et de bonne foi. On s'est disputé avec éloquence la possession des enfants; et dans toutes ces disputes nous cherchons en vain la trace d'une vraie sollicitude pour l'enfance; on eût dit qu'il s'agissait d'une proie. A qui appartiendront les enfants, au séminaire ou au lycée, à l'école laïque ou à l'école cléricale? Qu'ils appartiennent le moins possible à la famille et à la nature. L'Etat, l'Eglise, la Révolution les revendiquent avec une égale instance et une insouciance presque égale des besoins les plus essentiels de ces chers petits êtres. Lycées universitaires, institutions libres, partout les mêmes méthodes, partout le même régime, à très-peu de chose près. La différence est dans les opinions du maître; différence toute théorique et dont l'écolier ne s'aperçoit guère : une heure de plus de gymnaslique au grand air le loucherait davantage et marquerait mieux la supériorité d'une maison d'études. Une chose nous a toujours émerveillé dans cette polémique sur l'enseignement. Depuis plus de trente ans qu'elle s'agite avec passion, comme entre des gens qui auraient des idées très-diverses et très-nouvelles, l'uniformité la plus absolue n'a pas cessé de régner dans le mode d'éducation; pas une vraie réforme n'a été introduite, essayée, ou même proposée. La routine est la même. Les programmes d'examens deviennent plus bouffis chaque jour, sans profil pour les études, au grand détriment de la vigueur du corps et de la spontanéité de l'esprit.
�10
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
Nous avons surtout en vue l'enseignement secondaire et la vie de collège. C'est là que se constitue la classe cultivée; c'est là que s'élève ou s'abaisse le niveau intellectuel d'une nation. A quel régime seront soumis les enfants de la classe moyenne, ceux qui formeront plus tard toute la nation lettrée, pendant les dix années ou environ que comporte la vie du collège? Si nous rappelons à ce propos la discussion qui dure encore sur la liberté de l'enseignement, c'est pour nous étonner et nous affliger qu'elle ail engendré si peu de réformes, et dans la manière d'enseigner et dans l'éducation proprement dite. N'en déplaise à notre vanité, la France, ce pays des révolutions, est aussi le pays de la routine. Sans examiner si les révolutions elles-mêmes ont consacré les routines en empêchant les réformes, constatons, avec tristesse, que c'est surtout en matière d'instruction publique et d'éducation que la France s'est montrée routinière, malgré les agitations de la presse et l'inquiète activité de la bureaucratie. On n'a pas touché au point essentiel, au régime des collèges, exclusif de la bonne éducation de la jeunesse. Et, d'abord, qu'est-ce qu'un collège? Nous nous servons du vieux mot qui comprend tous les nouveaux, lycée, séminaire, école libre, A qui revient l'honneur de celte invention et du système d'éducation moderne? Si étroitement que le nom de collège semble lié à celui des Grecs et des Romains, soyez rassurés, vous tous qui accusez de paganisme notre enseignement classique : Rome et la Grèce ne sont pour rien dans l'institution des lycées. Les anciens respectaient trop la nature, ils honoraient trop la force et la beauté du corps, la santé et la liberté de l'âme pour soumettre l'enfance à la vie clans-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
17
traie. Savez-vous ce que c'est qu'un collège, ô libres penseurs! c'est un couvent; le savez-vous, ô chastes mères de famille! c'est une caserne; vous le savez trop, pauvres enfants, c'est une prison. A l'origine et en principe, c'est un couvent. N'étalons pas d'érudition inutile. Sans citer de dates et de lieux précis, d'arrêts du parlement, ou de décrets des conciles, d'ordonnances du roi, ou de bulles du pape, voici les faits : le collège est une institution monacale dont le premier modèle a été pris sur le couvent. Au moment où commençait, sous toutes ses formes, la réaction du despotisme et de la mécanique contre cette époque d'immense énergie individuelle et d'immense liberté naturelle qui se nomme le Moyen âge, où, dans les rêves des parlements et des rois l'idéal de la monarchie commençait à se montrer sous la forme du césarisme romain, au moment de la Renaissance et de la Réforme, une foule de circonstances, dont l'énumération nous entraînerait trop loin, déterminèrent la transformation de l'écolier libre dans sa famille ou chez un hôte, en écolier cloîtré, et la fondation des premiers collèges. La force des choses appelait alors les ordres religieux à celle création. Le type naturel d'une société fondée par des moines, c'est le monastère. Le collège fut donc institué sur le modèle du couvent (1).
(1) La fondation des collèges date du Moyen âge, si c'est du mol de collège qu'il s'agit et non pas de la chose que nous avons sous les yeux. Les escholiers du Moyen âge étaient, comme chacun le sait, de grands jeunes gens, souvent dos hommes; c'étaient les étudiants et non les collégiens de nos jours. On n'imagina qu'après la Renaissance et la Réforme d'appliquer aux enfants ce régime claustral. On nous fait donc une querelle de
�l'8
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
La Renaissance copia ici le Moyen âge avec la môme sollise qu'elle mcltait à le supprimer sur d'autres points. Le mot de Renaissance est pour nous le nom de l'époque tout entière; il n'implique pas, on le verra bien, le moindre reproche au génie de la Grèce retrouvé alors et mal compris; disons, si vous l'aimez mieux, Réforme au lieu de Renaissance. Il s'agit de marquer le temps qui a suivi et détruit le Moyen âge et préparé la Révolution. Donc, la Renaissance et plus lard la Révolution prirent, au Moyen âge, l'idée, la forme, les murailles mêmes du couvent pour en faire le collège. Or, qu'est-ce en réalité que le couvent et la vie monastique? un long apprentissage de la mort. Et qu'est-ce que l'enfance et l'éducation, sinon l'apprentissage de la vie? L'ascétisme chrétien, la plus haute condition de la vie religieuse, celle qui est imposée tout particulièrement au moine, s'appelle d'un nom caractéristique : la mortification. Le régime du couvent mortifie, l'éducation doit vivifier; et l'on a sagement calqué l'une sur l'autre!
mot on nous rappelant los collèges du douzième, du treizième et du quatorzième siècle. Peut-être no nous étions-nous pas suffisamment expliqué, croyant la confusion impossible entre les eseholiers du temps de saint Louis et les élèves do nos collèges et lycées depuis Henri TV et Napoléon. Nous n'avons pas prétendu attribuer aux seuls jésuites la création dos collèges d'enfant et du régime que nous combattons; c'est le fait des ordres religieux en général. L'Université du premier Empire adopta et aggrava ce régime; mais il est certain qu'entre le seizième siècle et le nôtre, pendant l'époque où s'est formé et développé le système d'éducation commune dont nous demandons la) réforme, les jésuites ont exercé l'action principale dans l'enseignement et dans la discipline de la jeunesse. Nous n'avons rien voulu dire de plus.
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
19
Voici qu'on m'accuse à la fois de manquer de respect à une grande institution chrétienne et de jouer sur une antithèse. Il me suffira, pour toute profession de foi et de respect à l'endroit de la vie monastique, de renvoyer mon lecteur à l'un des plus beaux livres de ce temps : je pense des moines comme M. de Montalemberl. Après ce qu'il en a dit, personne n'a plus à les attaquer, pas plus qu'à les défendre. Dieu me garde de rien objecter au christianisme et à l'Eglise contre la noble et sainte théorie de la mortification. A n'en voir que les côtés les plus humains, c'est elle qui a sauvé la liberté de l'âme du despotisme de la nature; c'est elle encore qui, dans la pauvreté et la privation volontaires, donne, au citoyen comme au croyant, le plus solide bouclier contre toutes les tyrannies du dehors. Mais il ne faut pas se dissimuler une chose : c'est que, môme en ce qui louche à l'homme fait, aux races en pleine puissance de leur énergie native, le mépris du corps a été exagéré par l'ascétisme chrétien. La mortification est un remède pour les individus : elle ne saurait être un régime et une hygiène pour une race. L'Eglise, s'emparant des barbares pour en faire les peuples modernes, n'avait pas d'inquiétude à concevoir sur l'avenir physique de ces races exubérantes de vigueur et de séve. En leur enseignant la tempérance, elle leur livrait d'ailleurs le grand secret de la conservation cl de la force; son souci était de défendre l'intelligence et la moralité naissante contre les violences de la chair. Le Moyen âge n'eût pas d'autres soins à prendre de l'individualité humaine et de la race. Mais il est certain que, sous l'empire de causes diverses, l'éducation du corps et son perfectionnement, qui chez les anciens faisaient partie de la religion, n'ont pas été encouragés par l'E-
�20
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE
glise. Le Moyen âge n'a pratiqué d'autre gymnastique que celle des métiers et surtout du métier des armes. Si l'horreur de la propreté et de l'hygiène sont des marques de spiritualisme, le Moyen âge a donné celte preuve de sa déférence pour l'âme. Les ordres religieux qui furent ses instituteurs le défendirent de toute idolâtrie du corps. Quand vint le moment où l'éducation, cessant d'être individuelle et fortuite, dut se faire systématiquement et par masses, le clergé régulier qui organisa les premiers établissements de pédagogie n'y tint pas plus de compte de l'instauration physique de la jeunesse, de l'accroissement de la force et de la beauté corporelles? qu'il n'avait tenu compte du bien-êlre et de l'hygiène clans les cloîtres consacrés à la pénitence, à la répression des passions, à l'immolation de soi-même. Sauf les violences du moine contre sa chair, on laissa subsister la plupart des austérités passives : c'est-à-dire le travail forcé, la récréation insuffisante, l'immobililé absolue transportée des stalles du chœur aux bancs de la salle d'étude, enfin la claustration et l'oubli des soins du corps. Appliqué à des enfants, un pareil régime, si adouci qu'on le suppose par le bon sens des maîtres et si tempéré qu'il soit par la fraude des écoliers, n'en mérite pas moins le nom de mortification. C'est en effet le refoulement des instincts légitimes etdes besoins les plus sacrés de l'enfance. La culture de ces jeunes corps doit précéder celles de leurs jeunes âmes et marcher de pair avec elle. La règle monastique des collèges l'oubliaiL complètement. Disons de suite, pour l'excuse des fondateurs religieux et pour la condamnation des imilaleurs laïques, qu'à l'origine les pensionnaires de ces maisons de pénitence étaient de fort grands garçons, presque des hommes faits, et que l'invention des écoliers cloîtrés de
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
■>\
seplà huil ans était réservée à la philanthropie dudixhuilième siècle et à la nôtre. Les premières maisons d'éducation calquées sur les couvents furent donc ce qu'elles sont encore de nos jours, à peu de chose près, des maisons de force que l'on croirait fondées en haine de l'enfance, et pour lui infliger une participation précoce aux lutles et aux douleurs de la vie. Nous savons bien que ce sylème est en voie de se modifier, et c'est pour cela que nous écrivons. Mais des antécédents de trois siècles pèsent sur lui, et il esl bon d'exposer tout ce qu'il a de monstrueux dans sou principe pour mieux faire ressortir tous les vices qui lui restent. Oui, les premiers collèges furent des couvents à peine modifiés; c'est-à-dire des lieux de mortification pour le corps au lieu d'être des asiles pour l'instauration de l'homme complet. Je ne réponds pas qu'au plus profond de la pensée des inventeurs, et avec les idées qu'avait léguées le Moyen âge, ces maisons ne fussent, en principe, de véritables pénitenciers, et qu'il n'y eût pas, dans la règle établie, un parti préconçu d'infliger la douleur à l'enfant comme l'éducalrice nécessaire à notre nature corrompue. Horrible et naïve exagération du dogme de la .chute originelle ! Aujourd'hui même, où l'esprit du siècle nous entraîne dans l'erreur contraire, où la législation et la politique s'occupent à faire la vie aussi doueeque possible aux scélérats, quille à la rendre très-dure aux honnêtes gens, nous connaissons encore de saintes âmes convaincues que l'enfant est, par lui-même, une créature profondément perverse, un futur monstre qu'il s'agit de désarmer de ses griffes, un apprenti damné qu'il est bon de réprimer, de comprimer toujours et de torturer quelquefois pour le bien de son âme et celui de la société. C'est
�22
DË
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
aux. théologiens à fixer le point où s'arrêtent les conséquences du péché originel dans l'éducation ; mais avant tout, rappelons-nous la tendresse que le divin Maître témoignait à l'enfance et ces adorables paroles de l'Evangile : « Laissez venir à moi les petits enfants. »
il
La sollicitude pour l'enfance est, il faut le reconnaître1, une des vertus de notre temps ; sollicitude bien nouvelle encore, assez égoïste et peu éclairée. Elle était nulle, sachons le reconnaître, avant le dix-huitième siècle. Les institutions qui avaient l'enseignement pour prétexte et l'enfance pour matière avaient en vue d'autres intérêts que les véritables intérêts de l'enfance. N'oublions jamais ceci : que l'éducation est la formation d'une personnalité en vue d'elle-même ; tout autre but est secondaire. Les droits de la société, si elle en a, ne viennent qu'après les droits de l'enfant. Nous devons, envers et contre tous, à nos fils d'en faire des hommes, c'est-à-dire des personnalités aussi fortes, aussi libres, aussi actives, aussi résistantes qu'il se pourra. Le respect dû à l'enfant, les droits de l'enfant dans l'éducation, c'est le droit même de la personnalité humaine, c'est le respect dû à cet être créé à l'image de Dieu. La personne humaine, voilà l'objet de mon amour et de mon culte ; je sais ce que c'est qu'un homme, je ne sais pas ce que c'est que l'humanité. De ce nom-là s'autorisent toutes les tyrannies. Octave et Robespierre ont représenté, à leur heure, contre les personnes l'intérêt du genre humain, de la collectivité, comme disent nos petits terroristes moder-
�DE L'ÉDUCATION, PHYSIQUE.
23
nés. Ce n'est pas île la discipline du genre humain, d'une église, d'un gouvernement, d'une caste qu'il s'agit auprès de l'enfance, mais de la discipline et de la formation du seul être réel et éternel, la personne. Je me défie, en matière d'éducationcomme en matière politique, de tout pouvoir, de toute institution, de toute association qui n'a pas pour principe les droits imprescriptibles de l'individu et qui les subordonne, avec plus ou moins de franchise el d'adresse, aux droits prétendus de l'idée, à je ne sais quel intérêt de communaulé. Les idées n'ont aucun droit; car elles n'ont ni responsabilité, ni devoir ; l'homme seul a des droils, car il est seul responsable. Toutes les fois que je verrai poindre dans un système d'éducation la moindre velléité de plier les âmes et d'assouplir les caractères à d'autres devoirs qu'aux devoirs généraux de tout être moral, de tout citoyen et de tout chrétien, à un autre but qu'à l'accomplissement de leurs libres conceptions et de leurs destinées d'être responsables, je signalerai là une atteinte aux droits de l'enfance, c'est-à-dire à la dignité de l'homme. Quand j'assiste par l'histoire à la création des premiers établissements d'éducation commune, de ces collèges qui sont le modèle assez bien imité de nos lycées d'aujourd'hui, je rencontre, comme princfpaux inventeurs el législateurs, les chefs d'une illustre société qui date du seizième siècle comme l'absolutisme monarchique, comme toutes les grandes tentatives contre la personnalité humaine, comme l'idée de la confiscation complète de l'individu au profit d'un but général. Nous sommes pur de toute malveillance pour cet ordre tant discuté. L'attaquer aujourd'hui est plus qu'une injustice, c'est un ridicule. Sans prétendre le juger ici,
�24
DÈ
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
el surloul sans adopter les jugements de ses délracleurs, on peut dire, en dehors de toutes préventions, que l'Institut des jésuites, fondé en face de la Réforme pour combaltre les excès de la raison individuelle, n'est pas une école d'indépendance exagérée et dont les doctrines, en éducation comme en toute matière, tendent à faire prévaloir le développement personnel sur les exigences du but social. En frappant de leur sceau les premiers règlements faits pour le régime des écoliers nourris chez leurs maîtres et cédés par les familles à l'omnipotence de l'instituteur, ces religieux, si conséquents et si habiles, n'ont certainement pas calculé leurs méthodes d'éducation pour favoriser avant tout l'énergie du tempérament et du caractère, la vigueur et l'indépendance de la raison, en un mot tout ce qui constitue la forte personnalilé. Ce n'est pas s'avancer beaucoup que d'affirmer, en face des collèges, qu'aux anciennes idées de compression physique et de mortification du corps léguées par le Moyen âge, les fondateurs des couvents destinés à l'enfance ont ajouté l'idée de la compression morale, de la soumission présentée comme l'unique source de vertu, de la suppression systématique de la volonté el de la raison personnelles. Que la docilité, c'est-à-dire l'aptitude à être enseigné, soit la première vertu de l'enfance et une très-grande vertu chez l'homme, cela n'est pas douteux; mais la docilité de l'enfant n'est pas un but, c'est un moyen; il s'agit de l'utiliser et non de l'éterniser. Après la docilité d'instinct dont la nature a pourvu le premier âge, c'est une docilité volontaire el raisonnéc que l'éducalion doit produire pour l'âge viril ; or, le meilleur moyen de rendre l'esprit sainement docile, c'est de laisser toute leur force à la volonté et à la raison.
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
2o
L'éducation de la raison el de la liberté morale, c'està-dire de ce qui constitue l'homme, lui-même, celte sainte image de Dieu, ne saurait se faire, comme celle de l'intelligence, par de simples conseils, par des leçons, des études, en un mot par la voie littéraire. C'est l'homme | tout entier âme et corps, tempérament et caractère, qu'il s'agit d'instaurer par l'hygiène et la gymnastique de la volonté et des membres. La culture de l'esprit et celle des organes appelés à le servir doivent marcher de pair, si l'on ne veut pas forcer la nature à produire des monstres. Sans l'équilibre de toutes les facultés, et quand les unes s'atrophient au profit des autres, il n'y a plus d'homme, mais un être anormal et misérable. La véritable éducation, c'est donc beaucoup moins la doctrine, les avis, les exemples mêmes qu'on reçoit, que le régime auquel on est soumis. Je n'ai pas besoin de dire que j'entends ici par régime tout autre chose que la nourriture et les soins du corps. La régime, c'est l'ensemble des actes, c'est l'emploi habituel de la journée , c'est la somme des mouvements de l'esprit, de la volonté et des membres auxquels on est contraint par la règle. Or, l'exercice du corps, les conditions matérielles où on le place, sont pour beaucoup dans l'influence du régime, même sur les hommes faits. Que sera-ce donc pour les hommes en voie de formation, pour la jeune plante humaine, pour l'enfant à ce moment sacré de la puberté, qui est aussi celui des études"? La vie des ascètes et des cénobites, la vie du cloître appliquée aux enfants, et à peine adoucie en leur faveur, est, de tous points, le contraire de l'éducation qui convient à la jeunesse. Le régime du couvent, la mortilicalion systématique de la chair a pour but presqu'avoué, et pour effet certain la ruine du tempérament, la
2
�26
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
desli'uclion des organes, L'homme fait est libre de s'infliger ce régime, s'il est convaincu que son âme s'élèvera plus forte sur les ruines des forces physiques et de la santé. Essayé pendant les premiers siècles sur des races luxuriantes de chair, quand il s'agissait de faire prévaloir l'intelligence chez les individus destinés à la direction morale des autres, ce système a pu être nécessaire, comme la saignée est parfois nécessaire aux pléthoriques. Appliqué à l'enfance, môme en des siècles mieux trempés et moins nerveux que le nôtre, ce régime d'immobilité, d'abstinence, de compression physique et de contention d'esprit est une institution aussi féroce et plus délétère que le Saint-Office.
�CHAPITRE II
I.
Tableau do la journée d'un enfant au collège. Quo ee régime est destructeur de la forco et de la santé. IL Que dans les institutions religieuses l'éducation physique est en général moins mauvaise que dans les lycées île l'Etat. IH. Que le personnel enseignant do l'Université est innocent des vices de l'éducation des lycées. Le coupable, c'est le législateur, c'est l'Etat.
I On nous trouve, j'en suis sûr, plus exagéré qu'il ne convient, même à un poëte. Répondons par les faits présents; quittons vile la question des origines, oublions la doctrine des fondateurs. Admettons que le collège n'ait pas été créé sur le modèle du couvent et sur le principe de la mortification; prenons-le tel que nous l'avons tous pratiqué, tel qu'il existe encore sous nos yeux, avec les adoucissements et les aggravations que le régime des écoliers a subis depuis quelques années. Voyons si la vie de collège conslitue une éducation véritable, propre à développer les forces physiques et morales, qui ne marchent pas longtemps les unes sans les autres, à culti-
�28
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
ver la vigueur du caractère liée à celle du tempérament, et la santé de la raison solidaire de la santé du corps? Serait-ce, par hasard, un régime absolument contraire à la nature, dépressif de la force vitale, énervant pour la constitution de l'individu et pour celle de la race qui s'y soumettrait longuement? Jugez-en par ce tableau de la journée d'un écolier. A très-peu de choses près, tous les collèges se ressemblent sous ce rapport. Lycées de l'Etat ou institutions libres, maisons laïques ou maisons religieuses, tous jettent l'enfant dans le même moule imposé, de plus en plus forcément, par les programmes officiels. L'écolier sort du lit entre cinq et six heures. C'est une très-bonne chose que le lever matinal, passé la première enfance; mais à la condition de donner au corps ce qu'il demande à cette heure, un peu de mouvement et de grand air qui dissipent les miasmes du dortoir et les dernières torpeurs du sommeil. Nos poumons et nos muscles ont besoin à ce moment d'une secousse, imprimée par l'activité volontaire, qui fasse succéder à la chaleur un peu énervante du lit et de la chambre, une chaleur acquise par le mouvement, qui provoque une circulation plus rapide et une réaction vitale. Après une courte toilette et une prière marmottée dans la distraction et le demi-sommeil, l'élève est enclavé entre un banc et une table pour deux heures environ. Quand la saison froide appelle un peu d'exercice musculaire, ou quand le soleil invite à l'air extérieur, c'est pour de jeunes corps, au moment du réveil, comme le supplice chinois de la cangue. Pour ces jeunes âmes de dix ans, cet ennui est compensé par les douceurs du thème ou de l'analyse grammaticale et logique. De sept heures et demie à huit heures, le déjeuner laisse quelques minutes à la récréa-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
29
tion ; si l'on peut appeler ainsi un temps trop court pour entreprendre aucun jeu, aucun exercice réparateur. De huit heures à midi, sous divers noms, quatre heures d'immobilité et d'étude, coupées par le passage d'une salle à l'autre qui se fait en rang et en silence. A midi le repas. Comme nous ne donnons point ici un plan d'institution et un programme particulier, nous ne disons rien du régime alimentaire. C'est la seule chose qui varie d'une maison à l'autre. Nous le supposons partout convenable ; et, en réalité, ce chapitre de l'hygiène est aujourd'hui assez bien entendu. Ce n'est pas en faveur de la délicatesse et du luxe que nous plaidons., tout au contraire. Donnez aux enfants le pain noir de nos montagnes et le brouet de Lacédémone, mais avec les bains de l'Eurolas et les courses sur le Taygôte. Quel que soit leur dîner, je m'en contente ; mais je remarque, en le déplorant, qu'ils vont s'asseoir à la table du repas sans avoir quitté, ou à peu près, la table de travail depuis leur réveil. Vous m'objecterez le bon appétit qui subsiste. Il ne manquerait plus à votre pédagogie que le jeûne et l'abstinence; et ils n'y manquent pas toujours! Après la demi-heure de réfectoire (silencieux comme l'étude, là même où la barbare tradition d'assaisonner le repas d'une lecture n'a pas été maintenue), on descend, pour la première fois du jour à l'air libre, dans le préau, sur la terrasse, dans le parc, ou dans ce qui en tient lieu. C'est pour les trois quarts des pensionnats et surtout des lycées de l'Etat, tous placés dans les villes, une cour rarement vaste, entourée de bâtiments à plusieurs étages dont le soleil ne visite les recoins que lorsqu'il est brûlant et d'aplomb, que l'air ne balaye que lorsqu'il est glacé, en un mot une cour de prison. Là, nos ascètes de quinze et quelquefois de sept ans ont en-
�30
DR L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
On la permission de secouer de leurs jeunes têtes le poids de la réflexion, de tendre et de détendre leurs muscles perclus d'immobilité et de tirer de leurs poitrines quelques-unes de ces joyeuses clameurs, un des besoins de l'enfance, comme la course, la lutte et le pugilat. En voilà pour trois quarts d'heure, une heure au plus, de mouvement, de grand air et de repos d'esprit. J'oublie, au milieu de ce gai tumulte, les entraves imprévues que la récréation peut subir, les pensums, les retenues, les devoirs arriérés, les excès de zèle de l'écolier studieux à qui l'on permet l'inertie musculaire comme préparation à la vigueur intellectuelle. Je n'admets, clans mon tableau, que les habitudes générales et moyennes; je ne tiens pas compte des exceptions qui confirment trop ou contredisent quelque peu cet exposé de situalion générale. J'omets le régime particulier fait aux paresseux qui ne sont souvent que les maladifs, aux récalcitrants, c'est-à-dire à ceux qu'excèdent le plus l'immobilité et le silence, en un mot aux deux familles de tempéraments à qui le grand air et l'exercice sont le plus nécessaires. Ceux-là resteront privés, des mois entiers, de récréations et de promenades. Mais restons en face des situations et des caractères moyens; et, pour écrire au centre des faits et sous l'impression de la réalité, transportons-nous dans la cour d'un collège à l'heure de la récréation. Je ne décris pas le site ; il est à portée de tous les visiteurs. A Paris et dans nos grandes villes, quatre hautes murailles bordées de fenêtres grillées et douze platanes rabougris, voilà le paysage. Une odeur de moisissure ou de maçonnerie salpêtrée, la température d'une cave ou d'un four, suivant la saison, voilà l'air ambiant et le parfum vital que respirent ces jeunes poitrines. Entrons
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
31
cl menons avec nous tous nos souvenirs d'écolier, nos joies, nos tristesses d'enfance, même nos ressentiments; laissons-les pénétrer côte à côte avec nos idées de père de famille et de moraliste ; ne consignons à la porte que nos préjugés entés sur la routine officielle. Nous sommes dans la division des petits, chez ces pauvres créatures de sept à dix ans, livrées si tôt par leurs mères, qu'en conscience l'Université devrait forcera les reprendre. Là, on joue encore ; et si le corps ne se récrée pas de la façon la plus profitable, au moins l'esprit se repose et l'on s'amuse. J'aperçois encore, mais plus rares tous les jours, des billes, des cerceaux, des ballons et des toupies. Un peu de gymnastique fortuite compense l'omission de la gymnastique raisonnée. Entre un thème latin et une règle d'arithmétique, entre un pensum et une retenue, l'imprescriptible nature impose à ces petits corps et à ces jeunes âmes un peu de mouvement. Mais nous voici dans une région supérieure, chez les grands, même chez les moyens. Ici la puberté commencée, ou la pleine adolescence exigeraient impérieusement comme hygiène physique et morale une somme beaucoup plus grande d'exercices corporels. Ce n'est pas seulement l'activité et les jeux qui sont alors nécessaires, c'est le travail des muscles, la fatigue môme, une gymnastique complète. Les parties de barres, de paume, les luttes, une foule d'espiègleries belliqueuses y pourvoyaient autrefois dans la mesure du temps laissé aux récréations. La tendance naturelle de l'écolier pour la bataille sous toutes ses formes, jeux du cesle et du pancrace , défi à la course et à l'escalade, se donnait alors pleine carrière et laissait moins regretter l'absence d'une gymnastique mieux ordonnée et de meilleur ton. Le corps agissait pour son compte, et il se trempait dans
�3:>
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
l'effort et dans la saine lassitude. L'agilité, la vigueur, la hardiesse étaient honorées comme doivent l'être toutes les qualités viriles. Oh ! les belles parties de coups de poings, les seuls souvenirs sans nuages, les meilleurs bénéfices que m'ait laissés le collège avec quelques bonnes amitiés ! Les progrès de la discipline et des grandes manières ont emporté ces derniers vestiges de l'âge héroïque et barbare. Voyons ce qui reste pour le développement du corps dans ces récréations de l'adolescence cloîtrée. Je cherche clans la cour des grands l'apparence d'un exercice musculaire, celle d'un jeu, d'un divertissement quelconque. Je vois des groupes de promeneurs comme je les pourrais trouver au Corps législatif, ou au Palais-de-Justice dans la salle des pas perdus. À peine si, de temps en temps, un éclat de voix peu parlementaire, un bond subit et sans transition d'un groupe à un autre, ce qui se fait aussi dans les assemblées politiques avec un peu plus de gravité, un temps de course de quelques secondes suivi d'une bousculade entre deux causeurs adverses, me rappellent encore que je suis dans la cour d'un collège et non dans celle d'un couvent ou de l'Institut. Mais le tambour ou la cloche, après trois quarts d'heure de cette promenade parlementaire entre quatre murs, ramène encore trois heures d'immobilité et de silence : à quatre heures ou quatre heures et demie, après le goûter, la môme promenade, aussi variée que celle de l'écureuil dans sa cage, recommence pour une heure environ avec les mêmes incidents. C'est la récréation la plus longue de la journée, la plus grande concession faite aux besoins de la vie musculaire; et vous avez vu quel merveilleux profit on en sait tirer! Après ce moment tout est dit pour le repos de l'esprit et l'exercice
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
33
des membres, l'étude qui suit va rejoindre le souper, puis la prière, puis le sommeil. En tout onze heures d'immobilité, de silence et môme d'attention, commandée sinon obtenue. Or, il s'agit d'enfants de dix, de quatorze, de dix-huit ans; de jeunes garçons, à l'âge où l'action physique, l'exubérance des mouvements et de la voix, une saine lassitude des membres, tous les exercices violents sont d'une nécessité impérieuse pour le développement de l'homme. ONZE HEURES d'immobilité et d'intention de travail imposées à des garçons de quinze ans! A combien de membres de l'Institut, le zèle de la science et l'amour de la gloire font-ils d'aussi laborieuses et sévères habitudes? Nous en connaissons qui renonceraient bien vite au frac à palmes vertes, s'il fallait le payer au prix d'un pareil régime.
11
Ne croyez pas que j'exagère; ces onze heures pendant lesquelles le corps de l'enfant doit se pétrifier pour obéir à la règle, ne sont que la plus petite moyenne de sa captivité de chaque jour. Les pensums, les retenues, les punitions infligées à l'étourderic, à la paresse, au manque de sagacité et de mémoire, augmentent d'une heure ou deux la part de l'inertie musculaire pour un quart, un cinquième, un sixième au moins des écoliers. Il y a, nous le savons, pour le collégien deux jours du Seigneur par semaine, le jeudi et le dimanche. C'est, dans les lycées du moins, trois heures de promenade et pas davantage à retrancher du carcere duro. Sous ce rapport, de notables différences existent entre les maisons universi-
�34
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
taifos et certains établissements libres; nous y reviendrons. Restons dans les faits communs à tous les collèges depuis nombre d'années. Le plus grave, au point de vue du développement physique et de la santé, n'est pas seulement l'immobilité réglementaire de onze heures par jour, c'est surtout l'inaction volontaire des écoliers pendant ces courts moments de récréation, autrefois si bien remplis, l'abandon des jeux du premier âge et des exercices violents si çhers jadis à la jeunesse. On aurait beaucoup à dire sur ce point, dans un traité d'éducation et de discipline universitaire. De tous les tristes motifs qu'on peut alléguer de ce dégoût croissant des écoliers pour les amusements de leur âge et les jeux gymnasliques, un seul suffit à notre texte, car il découle du vice même de ce régime de claustration. Le système entier de l'éducation universitaire est calculé de façon à soutirer aux muscles des enfants, à tous leurs organes, la vitalité et la force pour les porter exclusivement sur le cerveau. L'écolier ne sent plus dans ses membres atrophiés cette séve surabondante qui répandait dans tout son corps le besoin de se mouvoir et la joie de vivre. L'enfant est moins gai de nos jours qu'autrefois. Outre la part de tristesse qui rejaillit sur lui des soucis croissants de la vie de famillCj outre les terreurs de cette guerre aux diplômes à laquelle on ne songeait pas il y a trente ans et qui fait du baccalauréat une institution meurtrière, l'écolier subit une diminution forcée de la gaieté de son âge avec la privation d'exercices musculaires, avec l'accroissement du travail, du travail ennuyeux et mécanique qui prévaut aujourd'hui avec chaque nouveauté. Si les écoliers ne jouent pas pendant les heures de récréation, c'est que le moderne régime du lycée leur
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
35
ôlo, ii la fois, le plaisir et la force de jouer. Voici un fait dans lequel l'expérience des pères de famille sur un enfant isolé et celle des instituteurs sur' des masses d'élèves concordent pleinement. L'époque qui suit les vacances est la plus turbulente, la plus animée sur le préau, la moins paisible dans les salles d'étude. A mesure qu'on avance dans l'année scolaire, les jeux et l'agitation physique diminuent : les récréalions deviennent plus mornes, comme les visages. Et ce qui prouve que celte tranquillité ne tient pas à un progrès dans le goût de l'élude et le respect de la règle, c'est que la discipline morale décroît souvent en raison directe de cette apathie physique. La longue immobilité, cette monstrueuse immobilité de onze à douze heures par jour, imposée à de jeunes corps, au lieu de produire une réaction d'exubérance, finit par éteindre le désir même et le pouvoir de la réaction. Il y a une sorte de résignation physique du tempérament, comme il y a une résignation de l'âme. L'une aidant l'autre, l'écolier s'accoutume à subir, sans donner trop de signes de souffrance, un régime délétère et mille fois absurde. Mettons que les élèves ne soient pas devenus tristes, mais sérieux. Le beau progrès! Les lions en cage cessent de se révolter contre leurs barreaux de fer; ils bâillent ou sommeillent éternellement; on pourrait dire aussi qu'ils sont devenus sérieux. A voir ces souples et vaillantes créatures tourner sur elles-mêmes entre quatre planches, je songe aux promenades entre quatre murs qui remplacent aujourd'hui tous les jeux, toutes les joies, tous les exercices du corps pour les élèves de nos lycées. Disons-le de suite et sans aucune arrière-pensée d'opposition et de critique contre les établissements de l'Etat, pas plus que de partialité en faveur des autres : pour la
�DE
L'ÉDUCATION
LIDÉHALE.
bonne discipline des récréations, et pour l'éducation du corps, nos lycées sont très-inférieurs aux maisons religieuses. Ils ont ceci contre eux d'abord, qu'ils sont presque tous dans les villes et que les collèges tenus par des congrégations ou par des prêtres sont presque tous clans la campagne. Il faut reconnaître aussi que les instituteurs religieux se préoccupent beaucoup plus des soins et de la direction personnelle à donner à chaque élève, de la nécessité physique et morale des jeux du premier âge, des exercices qui stimulent l'activité musculaire et détendent l'esprit chez les écoliers. Ils savent qu'au moment de la puberté ce qu'il y a de plus à craindre, c'est que le système nerveux ne vienne à prédominer; ils comprennent enfin que chez les enfants la vigueur de la santé est à la fois une preuve et une cause de bonnes mœurs. La discipline est chez eux plus douce, plus maternelle; elle consent à se plier à la diversité des caractères et des besoins. Leur direction ne s'adresse pas seulement à l'esprit, elle sait mieux que dans les établissements universitaires embrasser l'homme tout entier, et ne force pas l'écolier à faire abstraction de son corps et de son âme pour le profil douteux de son intelligence. Ils pensent que la récréation est pour l'écolier un devoir, parce qu'elle est un besoin; et ils veillent à ce qu'elle soit aussi active et aussi complète que possible. Ils font preuve en cela de celte sagesse supérieure que donne au maître un mobile puisé dans la religion. Si la nécessité du principe religieux existe quelque part, c'est surtout en matière d'éducation. Que la philosophie s'empare, si vous le voulez, de l'homme fait et des nations vieillies; mais montrez-moi une seule race dont la jeunesse n'ait été bercée dans les bras de la religion, et je vous accorderai que l'enfance ne doit pas vivre clans
�DÉ
L'ÉDUCATION
PHYSÏQÛË
37
mie atmosphère religieuse. La politique aura beau.s'améliorer et se faire plus libérale cl plus humaine ; l'Etat peut arriver à ne plus subordonner les questions morales aux questions dynastiques; on verra peut-être, quelque jour, un gouvernement qui, en matière d'éducation, se préoccupera des intérêts de l'enfant plus que de sa propre influence; l'Etat, en un mot, pourra, devenir un passable instituteur, il ne sera jamais une mère. La politique doit céder ce rôle auguste à la religion.
III
L'Université, qui représente l'Etat auprès de la jeunesse, a porté ce doux titre de mère : aima -parens; elle l'a mérilé par la saine culture qu'elle a donnée de tout lemps à la raison et par le soin qu'elle apporte à la conservation des bonnes lettres et du bon langage. Les rares excentricités qui s'y sonl produites ne justifient pas les attaques, un moment si violentes, dont elle a été l'objet. Il était surtout inique de faire rejaillir l'odieux de celle imputation de monopole sur les membres du corps enseignant à qui l'Etat fait des avantages si modestes en échange de toute une vie de labeurs cl d'obscur dévouement. Que l'Etal, depuis le commencement de ce siècle, ail constamment tendu à s'arroger tous les monopoles, y compris celui de l'éducation, c'est un fait évident, et jusqu'à ce jour irrésistible comme la centralisation. Mais en quoi ce monopole dérive-t-il des professeurs et sert-il leurs intérêts? On n'a certes jamais vu la carrière de l'enseignement conduire à l'opulence ; et le petit nombre de ceux qu'elle
�38
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
a conduits aux honneurs, ces grands esprits qui ont été nos maîtres, seraient arrivés plus -vite encore, par tout autre chemin. Tout ce que nous disons contre le système d'éducation traditionnel dans les établissements de l'Etat n'implique donc pas, de notre part, le moindre blâme contre le corps enseignant; ce n'est pas lui qui fait la loi, il la subit. Toutes les grandes mesures qui ont été prises en matière d'enseignement sont l'œuvre de la politique; l'Etat seul et les pouvoirs publics en sont responsables vis-à-vis de la nation. L'Université n'a pu faire autre chose que les appliquer passivement, en suivant, pour tout le reste, des habitudes antérieures de beaucoup à noire siècle et qui sont communes à toutes les maisons laïques et religieuses. Justice et honneur soient donc rendus à ce corps laborieux et modeste : la nation n'a pas de serviteurs plus désintéressés et plus éclairés; on ne trouve nulle part ailleurs des esprits plus élevés, plus franchement et plus sainement libéraux, des âmes plus capables de sacrifice. C'est de là que sont parties, en faveur du droit violé le 2 décembre, les protestations les plus nombreuses et les plus méritoires. La gloire en est aux lettres : dans les situations les plus humbles comme les plus illustres, elles trempent les cœurs, elles inspirent les résolutions magnanimes et suffisent à les récompenser. Qu'il soit donc bien entendu que, clans toutes nos critiques adressées au système actuel d'éducation et au régime des collèges, le personnel enseignant est hors de cause. Tout ce qui peut être fait pour parer à ces vices, les professeurs et directeurs le font avec la même sollicitude. Mais ils ne peuvent pas l'impossible, et les tendres soins des parents eux-mêmes viennent se briser
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
39
contre les obstacles inflexibles qu'opposent, à la bonne discipline de la jeunesse, la forme actuelle de la collation des grades, les programmes officiels et mille préjugés absurdes que l'Etat favorise quand ce n'est pas lui qui les a créés. Son devoir serait d'être plus sage que le public; lors même que le public aurait la liberté de se passer de lui et de lui résister dans l'institution de la jeunesse et la préparation aux diverses carrières. Qu'il devienne possible en France de faire quelque chose sans l'Etat, et nous accorderons qu'il est ridicule de le mettre en cause à tout propos. Est-il quelque moyen de soustraire l'éducation présente aux vices rendus nécessaires par les programmes et les examens officiels? En attendant que chaque métier devienne une fonction publique déléguée par le pouvoir, l'Etat veille à la porle de toutes les carrières libérales. Nul n'y pénètre sans avoir passé par ce laminoir qu'on appelle baccalauréat. Tous sont contraints de subir cette épreuve à peu près au même âge pour ne pas rester trop en arrière dans la course au clocher des emplois, des honneurs et même du pain quotidien ; tous sont contraints de s'y préparer par les mêmes méthodes pour n'être pas trop dépaysés en face des questionnaires officiels. Notre siècle de progrès a ajouté ceci au vice originel du régime des collèges : les études actuelles ne sont plus une éducation libérale, mais un système d'entraînement pour les divers baccalauréats et l'Ecole polytechnique. On n'étudie plus pour savoir, mais pour répondre à un examinateur, ce qui est fort différent.
�CHAPITRE III
Que tous les anciens vices de l'éducation physique dans les collèges sont maintenus et agravés par suite de notre système d'examens pour l'obtention des grades et l'admissibilité aux écoles spéciales.
I Le baccalauréat ! Nous avons prononcé un des mots les plus formidables de notre temps. Si tout écolier tremble et se révolte à ce mot, n'accusez pas la seule paresse de cet effroi; il sort d'un instinct profond de la nature humaine, du besoin sacré de la conservation personnelle. Nos pères ne marchaient pas avec cette terreur à la conquête de leurs vieux diplômes de maîtres h arts; et, sans remonter aussi loin, la génération dont je fais partie n'a rien à reprocher au baccalauréat des tristesses du collège ; nous nous sommes trouvés bacheliers à la fin de notre année de philosophie, sans y avoir songé. Pas un écolier de mon temps ne faisait ses études sous l'empire de cette préoccupation qui saisit aujourd'hui les élèves dès les classes de grammaire. Quelques semaines avant la sortie du collège, nous ap-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
il
prenions que nous avions à subir un examen, comme nous en avions tant subi, et qui n'inquiétait pas beaucoup plus, même les écoliers médiocres. Il n'y avait pas alors de programmes aussi parfaits et de questionnaires imprimés. Il se trouvait, en face des candidats, des hommes sensés qui n'étaient supérieurs en rien aux examinateurs d'aujourd'hui, mais qui avaient la liberté de se mouvoir dans le cercle entier des éludes, d'y promener l'inlelligence des jeunes gens, de la tâter dans tous les sens et de constater ainsi la seule chose qui puisse êlre en question, avant les éludes supérieures et profesionnelles, à savoir l'ouverture de l'inlelligence et l'aptitude générale. Les études en France et l'esprit littéraire ont constamment baissé depuis l'institution des programmes et la stricte réglementation des examens. Cerles, le baccalauréat n'a pas fait la décadence, mais il n'y a pas nui. Son procès, au point de vue des bonnes études, serait long et curieux à instruire. On y verrait ce que produit la manie de réglementer, quand il s'agit du développement des âmes, ce qu'on gagne à substituer la mécanique administrative à la liberté, ou même, si vous le voulez , à l'arbitraire des hommes honorables et capables à qui l'Etat prodigue sa défiance chaque fois qu'il leur confie une fonction. Un grand vice existait, dans les éludes et la collation des grades avant l'invention du baccalauréat, que je date des premiers programmes imprimés. Les élèves pouvaient impunément se passionner pour telle ou telle partie de leurs études, contracter un goût très-vif pour telle ou telle branche du savoir, grec, latin, histoire, philosophie, géométrie, histoire naturelle; en négliger d'autres, je l'avoue, mais, enfin, trouver un intérêt puissant,
�DU
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
un stimulant à la curiosité, à l'activité de l'esprit, à l'amour du beau, dans cette vie d'écolier où la poursuite actuelle de l'universalité du bachelier ne laisse plus subsister qu'un immense et incurable ennui. J'ai vu encore de mon temps, sur les bancs mômes du collège, des condisciples qui aimaient de passion une langue, un auteur, une science, une époque de l'histoire, une doctrine philosophique; et pendant quatorze ans que j'ai contribué comme examinateur à la fabrication des bacheliers, je n'en ai pas rencontré un seul dont les réponses ne témoignassent d'autant de passion pour le diplôme qui débarrasse du souci d'apprendre que de superbe indifférence pour toutes les matières de l'enseignement. Le goût de l'antiquité classique résistait en France, môme à l'ennui du collège; survivra-t-il aux épreuves du baccalauréat? La probité des examinateurs courait d'aussi grands périls sous ce régime d'arbitraire que l'universalité des candidats. Les professeurs pouvaient se laisser séduire par des réponses marquant du goût, de la vivacité d'intelligence, de l'élévation d'esprit ou de cœur, et fermer les yeux sur l'insuffisance de certaines notions techniques. Il est plus facile de peser ce que renferme un examen en réponses précises et concordantes à des questions imprimées, que d'apprécier l'étendue et la capacité véritable d'une jeune intelligence. De cette manière les admissions et les refus se répartissent d'une façon en apparence plus équitable, et le contrôle de l'autorité, qui ne saurait avoir de prise sur une appréciation générale de l'aptitude de l'élève, s'exerce avec infaillibilité sur des chiffres marquant les fautes et les demi-faules. Or, l'essentiel, en matière de baccalauréat comme en tùute autre, c'est que tout se fasse au nom de l'Etat et soil
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
43
censé se faire par lui ; ce n'est pas un professeur qui examine le candidat, ce n'est pas une Faculté qui confère le diplôme, c'est l'Etat lui-même. C'est l'Etal, partout agissant, et partout présent, qui seul a droit de juger en dernier ressort des solécismes et des contre-sens d'un candidat. Vous riez; vous ne connaissez pas ce détail, entre mille autres, de la centralisation universitaire : les versions et les discours écrits des candidats, avec la mention des fautes en marge, sont envoyés de tous les points de la province à M. le ministre de l'Instruction publique. C'est quelque chose comme vingt mille copies chaque année. L'Etat s'est réservé, en la personne du ministre, le droit de contester un contre-sens admis et de relever un solécisme omis par les Facultés. Les professeurs savent probablement le latin, puisqu'on les a chargés de l'enseigner; mais l'Etat le sait encore mieux qu'eux. L'Etat est seul, en France, savant, honnête, intelligent; tout homme investi d'une fonction est tenu à l'avance pour incapable ou prévaricateur. L'Etat ne peut pas laisser, à une Faculté des lettres, la responsabilité d'une version corrigée ; il faut, pour que justice soit faite aux candidats, que l'Etat soit censé revoir par lui-même les vingt mille versions ou discours latins que produit le baccalauréat chaque année. Il n'y a pas de personnification si haute de l'Etat qui ne soit censée intervenir ; c'est peut-être le Roi ou l'Empereur qui, d'après les constitutions académiques, est posé comme le souverain juge des fautes de latin faites par toute la France. Pour descendre de ces hauteurs, la fiction du contrôle de l'Etat sur les examens nous conduit dans un bureau du ministère et nous soumet à l'arbitraire d'un commis. Il en est ainsi de tout en France : Un commis parisien qui n'a jamais vu que ses cartons, en sait plus
�DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
que les villes de Lyon, de Bordeaux ou de Marseille sur leurs intérêts municipaux ; un commis, fruit sec du professorat ou de la presse, admonestera toute une Faculté des lettres au sujet d'un examen auquel il n'a pas assisté ; mais il aura découvert un solécisme inaperçu sur l'une des vingt mille copies soumises au contrôle de l'Etat! Peut-on aller plus loin dans le burlesque? Mais la centralisation est capable de tout et s'applique à rendre tout citoyen incapable d'initiative et toute initiative impuissante, hormis celle de l'Etat.
Il
C'est parce qu'il est impossible sous la férule de l'Elal de rien améliorer dans l'éducation de la jeunesse , même dans les établissements soi-disant libres, même dans la famille, que nous réclamons contre le système d'études et d'examens officiels. Tous ceux qui sont assez heureusement placés pour épargner à leurs fils la vie du collège,sont contraints, par les exigences du baccalauréat, à implanter plus ou moins la règle du collège dans l'intérieur de la famille; c'est-à-dire de surmener l'esprit de l'enfant, d'énerver son corps et d'appauvrir toute sa personne par le défaut d'exercice musculaire et la compression de la vie organique. Le mode actuel de collation des grades et d'accession aux grandes écoles de l'Etat, lout ce système d'épreuves, dont l'examen du baccalauréat est le type, a eu pour premier effet de rendre impossibles les bonnes études et de ruiner en France le sentiment littéraire ; el pour effet pire de rendre impossible la bonne institution
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
de la jeunesse et de ruiner le tempérament des classes qui s'y soumettent. Hâtons-nous de le dire, si les programmes officiels et le régime des bacheliers deviennent plus absurdes chaque jour, c'est grâce au vice originel; et ce vice c'est la substitution d'un inflexible questionnaire à l'intelligent et paternel arbitraire de l'examinateur. Toujours et partout, la substitution de la mécanique et du chiffre à l'action de l'âme et de la conscience ! Ce formidable germe d'où devaient sortir tant de misères, sans compter le dépérissement des études, il date de l'avènement au pouvoir des hommes d'études, des professeurs, des gens de lettres. C'est le gouvernement de juillet, peuplé d'universitaires et d'académiciens, qui est le véritable père du baccalauréat et de l'enseignement à la mécanique. Disons de suite que l'enfant a été adopté et choyé par les gouvernements qui ont suivi. Quand l'Etat a mis la main sur quelque chose, il ne lâche jamais sa proie. Sa proie, ici, c'est la raison, le caractère et la santé de la jeunesse, dévorés par un absurde système d'éducation. Or, l'absurdité de ce système vient précisément de ce qu'il a été imaginé par des professeurs et des gens de lettres. Le collège est œuvre de moine, le baccalauréat est œuvre de cuistre; la véritable instauration de la jeunesse est œuvre de père de famille. C'est aux pères de famille, et non à un conseil de professeurs, de réglementer l'éducation. Mais celte réforme c'est la liberté ; et qui veut en France de la liberté? A ceux qui la veulent il est impossible de l'acquérir, même dans une chose sacrée comme l'éducation de leurs enfants. Tant que l'Etat n'aura pas réformé ses propres écoles et le système de collation des grades, toute réforme sérieuse sera impossible dans les écoles
�4.6
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
libres et même dans les éducations de famille ; n'était pour un très-petit nombre de privilégiés de la richesse. Dans toute la classe moyenne, dans toute la classe, au moins, qui aspire aux carrières libérales, on est contraint d'élever et d'instruire les enfants en vue des divers baccalauréats et des grandes écoles du gouvernement. Cette instruction, la presque totalité des familles ne peut la faire donner à ses fils que dans les établissements publics, lycées ou autres, asservis tous à celte discipline meurtrière que nous combattons. Les pères de famille les plus convaincus des inconvénients du collège et des dangers de la préparation hâtive aux grades universitaires sont obligés d'y exposer leurs enfants, sous peine de les voir proscrits des carrières libérales et privés de culture classique. Que l'ignorance, l'insouciance, l'esprit de routine, l'ambition des parents se rendent complices de tous les vices imposés à l'éducation actuelle par l'initiative de l'Etat, cela n'est que trop évident. L'ambition, surtout, dans cette époque de déclassement général, ne se contente pas de torturer l'âge mûr, elle empoisonne le sentiment de la paternité ; elle rend la famille impitoyable pour l'enfant, quand elle n'a pas saisi le cœur de l'enfant lui-même. Et cette ambition, hélas! n'est pas toujours le cri de l'orgueil et la soif du superflu, ce n'est souvent que le cri du besoin, le sentiment de la nécessité, le juste désir de ne point déchoir. Légitime ou insensée, elle règne aujourd'hui dans toutes les classes. Du moment où chacun peut espérer de parvenir à tout, à d'exorbitantes richesses et jusqu'au rang suprême, les ambitions n'ont plus de frein ; elles corrompent même la tendresse maternelle. Un fait nouveau, propre à notre temps et que nous
�DE
L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
47
avons constaté mille fois, c'est l'inquiète ardeur des mères à stimuler chez leurs fils les études précoces, le travail excessif et l'envie de parvenir, aux dépens des joies de l'enfance, du développement physique, aux dépens de la santé et du caractère. Jadis nos mères nous défendaient contre le zèle paternel en matière d'instruction et de travail rigide ; elles plaidaient la cause de notre santé et de notre épanouissement à la vie, la cause de notre corps et de notre cœur. Il n'est pas rare, aujourd'hui, de voir la mère plus âpre encore que le père à la curée des diplômes, conditions des places lucratives et des honneurs officiels. C'est elle qui rogne le plus volontiers sur les récréations, la gymnastique, la promenade, parce qu'elle entrevoit au bout de ces études hâtives, superficielles et forcenées, un habit brodé, une robe rouge, de grosses ôpauletles et tout d'abord les lauriers du grand concours et le frac de l'Ecole polytechnique.
III
Nous avons nommé, avec cette institution que l'Europe nous envie, — c'est la formule, — un des fléaux de l'enfance et de l'éducation de notre temps. Le rôve de l'Ecole polytechnique! Que de familles mises à la gène ou enfiévrées, que de garçons surmenés et abrutis par celte malencontreuse ambition ! Nous tiendrons, si vous le voulez, l'Ecole polytechnique pour la plus merveilleuse institution, et la mieux appropriée aux besoins de notre temps. Mais si nous ne savons pas au juste combien de grands savants , d'esprits originaux et
�48
DR
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
inventifs en sont sortis depuis sa création, nous pourrions dire combien la prétention d'y arriver ravage tous les ans de pauvres créatures épuisées par un travail exorbitant et si souvent stérile. Sur cent ou deux cents élus, combien de futurs grands géomètres? Sur deux mille aspirants, combien de fièvres cérébrales, de congestions, de ramollissements? Combien resteront névropalhiques, phlliisiques, rachiliques et idiots? Singulière préparation à la vie militaire! On n'entre dans les écoles qui conduisent aux premiers grades qu'à la suite de ces excès de cerveau, destructeurs de l'énergie du corps à un âge où la vitalité physique doit être, avant tout, cultivée comme la condition nécessaire de toutes les forces morales ! La jeunesse tout entière n'est pas soumise, il est vrai, à ce régime exceptionnel qu'exigent certaines écoles. Toutes les familles ne visent pas si haut. Mais tous les écoliers sont astreints à la conquête d'un diplôme, s'ils veulent vivre dans une carrière libérale. L'Etat, seul dispensateur de ces diplômes, seul régulateur des conditions et de l'âge où ils peuvent être obtenus, impose par cela seul, à tous les collèges, à toutes les familles, un règlement à peu près uniforme pour les études et pour le régime de l'enfance. Aucune réforme n'est donc possible en matière d'éducation, si l'Etat se refuse à réformer les programmes et le système d'épreuves universitaires. Nous avons si peu d'initiative et de hardiesse, nous sommes tellement garrottés par la routine et les nécessités de chaque jour, que rien de grand ne sera tenté en faveur de la jeunesse, si l'Etat ne prend l'initiative et. ne donne l'exemple. Nous permettrait-il d'ailleurs de rien faire sans lui ! Nous savons combien est difficile celte question îles
�DE I,'EDUCATION PHYSIQUE.
49
diplômes el de l'admission dans les écoles spéciales. Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui croient servir la liberté en demandant qu'on supprime toutes les épreuves à l'entrée de toutes les carrières. Il faut que la jeunesse appelée aux emplois publics, à toutes les fondions libérales ou simplement à la richesse héréditaire fasse de fortes éludes. Or, nous reconnaissons ce triste fait, que dans un grand nombre, disons le plus grand nombre des familles de la classe moyenne et môme de la classe supérieure, les parents ne voient, dans les études, qu'une ennuyeuse et onéreuse condition de l'accession aux emplois. S'il était possible d'avoir des places et de faire fortune sans autre instruction que l'instruction primaire, il y a en France une foule de gens aisés, riches même, et non sans prétentions aristocratiques, qui s'accommoderaient fort de supprimer pour leurs lils les éludes classiques, pourvu qu'ils gardassent l'apparence de la culture intellectuelle. C'est de là que proviennent tous ces candidats qui niellent à la loterie du baccalauréat au sortir des classes de grammaire, après une préparation mécanique de quelques mois qui laisse ces jeunes cerveaux dans un état pire que l'absence complète d'éludés. Pour un homme d'une certaine position, il faut 'paraître avoir fait des éludes, cela suffit. En France, plus qu'ailleurs, il faut paraître, quitte à n'être pas ce qu'on paraît. C'est une devise que nul n'affiche, mais que tout le monde pratique àf envi, gouvernants et gouvernés. Bien des gens veulent un diplôme, pour s'exempter d'acquérir une instruction véritable, comme d'autres veulent une décoration pour s'épargner la peine de la mériter. A voir ce qui s'est passé depuis la suppression du certificat d'études, et cet erii-
�50
DU
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
pressemenl des parents, égal à celui des écoliers, pour supprimer les études elles-mêmes, on peut croire que l'abolition du baccalauréat abolirait en France toute culture littéraire dans la classe moyenne. Dans l'état des choses, il est indispensable de maintenir de sérieuses épreuves à l'entrée des écoles spéciales et des carrières publiques. Nous sommes convaincu qu'il y a des réformes à faire; mais ces réformes peuvent être ajournées sans qu'on ajourne clans les collèges les réformes urgentes que demandent la santé, le bien-être moral, le développement dif corps et du caractère des enfants, c'est-à-dire l'avenir même de la race. En laissant, provisoirement, ce qu'ils sont, le baccalauréat, les examens d'admission aux écoles spéciales, et ces écoles elles-mêmes, est-il absolument impossible de réformer le régime des collèges, c'est-à-dire l'hygiène et l'éducation de l'enfance? L'âge où l'on affronte celte épreuve encyclopédique est, en moyenne, la dix-huitième année. Ne saurait-on préparer les jeunes gens à franchir avec succès cette barrière sans les soumettre, dès la première enfance, à la vie du cloître et aux travaux forcés, sans déprimer chez eux l'essor de la vie physique et l'essor de l'âme, sans fatiguer les esprits par un dressage violent et mécanique? Ne dites pas que cela dépend du père de famille. Combien y en a-t-il en France de pères de famille des plus éclairés, des plus convaincus du vice de l'éducation universitaire et à qui leur fortune, leurs loisirs, leurs connaissances spéciales permettent d'instruire eux-mêmes leurs enfants ou de leur ménager une éducation complète en dehors des établissements publics et des routines officielles? L'étal acluel de la France impose à tous l'uniformité dans les études. A peine libres, de par les lois, d'élever leurs fils
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
■'il
d'après leurs croyances, les parents sont asservis, de par les faits, à suivre des méthodes qu'ils réprouvent. Le régime du collège est imposé même dans la maison paternelle à tous les enfants destinés aux examens faits par l'Etat. Externes, ou internes, c'est pour tous la même surexcitation du cerveau, la même immobilité du corps, la même atrophie musculaire, si ce n'est pas le même air, les mêmes aliments et la même nourriture morale. Tout Français, pour pénétrer clans les carrières libérales, doit traverser ces bagnes de l'enfance qu'on appelle lycées, écoles ou séminaires.
IV
Quel affreux mot nous avons prononcé et comme on a trouvé tout ceci violent, exagéré, paradoxal ! J'entends d'ici toutes les objections et toutes les épigrammes. Combien d'enfants dévore donc chaque année le Moloch universitaire? Ne voyez-vous pas tous les jours une foule de vaillants garçons parfaitement sains de corps, d'esprit et de cœur, émerger de ces collèges que vous appelez des tombeaux? Avez-vons prouvé par des faits et par des chiffres cette action délétère que vous attribuez à l'éducation classique? Quoi! vous attaquez tout le système d'études nationales sur d'aussi vagues allégations ! Montrez-nous donc ces générations moissonnées par la faux du baccalauréat, étouffées sous les voûtes universitaires? Il est certain qu'on ne meurt pas absolument de la vie de collège :
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
�DE
I, EDUCATION UHKHALE
Sulifit-il qu'où n'en meure pas? L'éducation ne doitelle pas être un accroissement de la vie sous toutes ses formes? Et si les maisons et les méthodes qui la dispensent ne rendent pas le jeune homme plus sain et plus énergique, plus vivant de corps et d'esprit, plus ardent pour l'action et pour l'étude, à quoi servent-elles? Faire un homme, est-ce déposer dans la cervelle d'un enfant une certaine dose de latin, de grec, d'histoire, de physique? Sufïil-il de n'avoir pas ruiné son tempérament pour avoir investi ce jeune corps de la santé, de la beauté, de la vigueur que lui devait l'éducation? Là où la nature toute seule aurait mieux fait que vous, qu'êtesvous venu faire? C'est à vous à me prouver que la santé, que la vigueur, que la beauté des classes cultivées peuvent gagner quelque chose à la culture qui se donne au collège. Ce sera plus difficile que de prouver ce qu'elles perdent à cette vie sans air, sans mouvement et sans joie. On devrait essayer d'une enquête sur l'état physique des classes lettrées. Sans toucher à cette grosse besogne, posons seulement quelques questions aux partisans du statu, quo en matière d'éducation. Est-il vrai que la médecine constate chaque jour, surtout dans la population cultivée, l'immense multiplication des maladies nerveuses? Les nombreuses variétés de la névrose, les névropathies, névralgies, rhumatismes, paralysies, ramollissements du cerveau et de la moelle, ne sont-elles pas infiniment plus fréquentes qu'autrefois? La principale cause de cet épuisement du système nerveux n'est-elle pas dans les surexcitations qu'on lui imprime.aux dépens de la vie musculaire? L'exercice musculaire, le grand air, le repos d'esprit ne sont-ils pas indispensables pour maintenir l'équilibre entre la vie cérébrale et la vie or-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
53
ganique? N'est-ce pas, surtout, dans l'enfance et dans l'adolescence que le système nerveux doit être ménagé et les organes fortifiés par l'exercice des membres et la vie au grand air? C'est là une vérité triviale et qu'il est presque ridicule de rappeler, tant elle est évidente. Or, notre éducation classique est le démenti le plus formel jeté à cet axiome. N'est-ce pas une idée monstrueuse, en hygiène et en morale, que d'imposer une moyenne de onze heures d'immobilité et de travail d'esprit, dans des salles plus ou moins tristes et mal aérées, à de pauvres créatures humaines de huit ou dix ans? Le simple énoncé d'un fait aussi absurde nous dispense de toute enquête sur les résultats. Au lieu d'énumérer des cas de ramollissement, de folie, d'anémie, de fièvres cérébrales, de paralysies et de névroses de toute espèce, constatons dans l'ordre moral lui-même et dans l'intelligence de notre temps les conséquences de ce désordre dans la vitalité physique. Le mauvais état du système nerveux, après notre éducation insensée, ne se traduit pas toujours par la pâleur de la face, l'amaigrissement et la débilité apparente du corps. La sainte nature et la sainte jeunesse réussissent quelquefois à guérir ou à pallier le mal fait aux muscles et aux poumons par ce régime d'inertie et d'élout'femenl. Chez les sujets les plus distingués, le système nerveux n'en a pas moins acquis une prépondérance' funeste, non pas seulement à la vie physique, mais à la sauté de l'esprit. Que déjeunes âmes nées pour penser avec la raison, et qui, de nos jours, ne font plus que rêver avec les nerfs?
�CHAPITRE IV
Que l'affaiblissement de la raison, dans la littérature et les arts contemporains, et tout ce qu'ils enferment de malsain et de maladif, tient en partie à la prédominance nerveuse ei au dépérissement de la race, suite de l'éducation de collège.
t
Il faudrait ici un médecin moraliste pour démontrer avec autorité tous les mauvais effets produits sur la jeunesse par l'oubli où on a laissé la culture du corps. Une gymnastique bien ordonnée serait nécessaire; et au lieu de ces exercices salutaires, nous imposons à l'écolier de longues heures d'inertie physique et de contention d'esprit. Admettons qu'il n'en résulte pas toujours de maladie apparente ; il est du moins certain que les muscles n'atteignent pas tout leur développement et toute leur vigueur; l'homme reste incomplet. Nous ne prétendons pas produire des athlètes pour les jeux olympiques : mais aucun physiologiste ne nous démentira, si nous disons que la vigueur du corps est une condition de santé pour l'esprit; et qu'une organisation maladive, ou simplement nerveuse, expose un adolescent à plus de
�DE L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
55
dangers du côté des mœurs que l'exubérance du plus beau tempérament musculaire. Aucun genre de faiblesse n'est une condition de vertu. Dans un corps bien équilibré, la volonté est plus ferme et plus droite, la raison plus saine et plus lucide. Notre éducation classique nous tient depuis trois siècles à l'école des Grecs ; je ne m'en plaindrais certes pas, si nous les avions imités de tout point et copié le gymnase et la palestre au lieu du couvent et de la prison. On ne m'accusera pas d'être un détracteur du Moyen âge, des institutions chrétiennes et de la poésie contemporaine, je n'en suis pas moins convaincu avec les fondateurs de notre littérature, que l'art, la philosophie, toute l'œuvre intellectuelle des Grecs seront toujours pour l'humanité le meilleur sujet d'étude et le meilleur modèle. J'admire dans la littérature grecque, avec mille autres choses souvent louées, la merveilleuse santé, le parfait équilibre dont elle témoigne. C'est l'harmonie, la juste mesure, l'heureuse proportion qui caractérisent cet art, et voilà pourquoi il est devenu et restera classique. On ne contestera pas que l'éducation de ces poètes, de ces artistes, de ces historiens, de ces orateurs, de ces philosophes, si étonnants de sagesse humaine que la sagesse divine a pu seule les corriger et les compléter, fût pour quelque chose dans leur génie. Le gymnase, dans cette éducation, tenait plus de place que l'école ; et l'école se faisait d'ordinaire en plein soleil. Nous avons supprimé le gymnase, entassé les enfants dans des casernes, et la promenade est un luxe qu'on ne leur accorde pas toujours deux fois par semaine. Puisque nous avons trouvé les Grecs si bons à imiter dans leur poésie, dans leur sculpture, dans leur philosophie, dans leur politique, comment se fait-il que
�56
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
nous ayons pris le contre-pied de leur système dans ce qu'ils avaient de meilleur, l'éducation physique de la jeunesse ! C'est là que je ferai le procès à l'ascétisme exagéré du Moyen âge qui nous propose l'affaiblissement des organes comme moyen de perfectionnement de l'esprit. Je demande pour une race la vigueur et la beauté du corps comme condition de la santé de l'âme. Malgré trois siècles de collège, notre littérature échappe singulièrement aujourd'hui à la tradition des Grecs et à l'art classique. Ce n'est pas nous qui la blâmerons, en face de Chateaubriand, de Lamartine cl de tant d'autres, d'avoir ajouté des cordes à la Lyre. Mais ces gloires, si récentes, sont déjà du passé. Prenons les lettres et les arts tels qu'ils sont à l'heure présente dans les générations surmenées depuis trente ans par le régime du baccalauréat, et déjà soumises par héritage à la prépondérance excessive du système nerveux. N'ayant pour but que de proposer une modeste réforme dans l'éducation publique, nous ne voudrions pas traiter en passant et à la légère de oinni re scibili et faire ici le tableau critique de notre littérature. Pour être banales et bourgeoises, les accusations qu'on lui prodigue ne sont pas toujours fausses. A notre avis, ce n'est pas un réquisitoire qu'appelle l'état des lettres, mais une consultation médicale. On a parlé du bagne, c'était brutal et insensé ; il fallait parler d'hôpital. L'art contemporain exhale une odeur de pharmacie : on hésite entre l'apothicaire et le parfumeur comme dans certaines chambres de malades. Ceux qui voient dans l'avènement du réalisme un symptôme de jeunesse et de vigueur, jugent les choses sur l'écorce. L'excès de la couleur qui prédomine aujourd'hui chez les poètes, chez les peintres, chez tous les écrivains et les artistes à la mode, n'est
�DE L'ÉDUCATION IMIVSH.U K
rien (le plus qu'une couche épaisse de fard appliquée sur l'intelligence malade. Sous ce blanc et sous ce carmin, il n'y a pas de muscles solides, il n'y a pas de raison, il n'y a pas de pensée. Tout s'agite à la surface et sur l'épiderme, en dehors de l'esprit môme et dans ce que l'homme a de plus extérieur et de moins humain, dans la pure imagination et la substance nerveuse commune à tous les animaux. Pour caractériser d'une phrase les arts contemporains, peinture, musique et poésie, roman et théâtre, critique et journalisme, je dirai qu'ils agissent beaucoup sur les nerfs et très-peu sur la raison. La sensibilité matérielle et maladive est surexcitée chez nous aux dépens du sens moral et de l'intelligence. L'élément féminin prédomine partout. Nous prenons pour des idées, pour des convictions, pour des enthousiasmes, pour des résolutions de consciences, les impressions poignantes de nos nerfs surexcités. J'ai là, sur ma table, une foule de volumes éclatants, célèbres, qui ont fait le tour de l'Europe, qui pénétrent chez nous jusque dans les masses populaires et les enivrent; l'imagination et la sensibilité nerveuse y débordent; je vois, je sens, je touche tout ce qui est décrit ; je souffre physiquement des convulsions qui sont dépeintes, et l'odeur de certaines pages agit sur mon estomac de façon à me couper l'appétit; je reste émerveillé de ce talent, stupéfait de celle magie, humilié de mon impuissance à évoquer ainsi la réalité ; jamais pareil enchantement ne mit ainsi la création tout entière à portée de ma main. Je vois et je palpe dans ces pages tout ce qu'il est possible de voir de ses yeux' et de palper de ses doigts. La métaphysique elle-même s'y revêt d'une substance tangible. Ces peintres et ces poètes sont les pontifes, les législateurs, les hiérophantes d'une société nouvelle; ils
�DE j/ÉDUCATION LTBEHALE
me le disent, et je suis Ion 16 de les croire dans l'éblouissement qu'ils me causent. Mais quand j'ai fermé' les yeux à ces flammes du Bengale, quand la dernière vibration de ces cuivres ne tinte plus dans mes oreilles, quand je regarde là-dedans avec mon esprit tout seul, il m'est impossible d'y découvrir quelque chose qui ressemble à une pensée et qui dénote l'exercice de la raison. Telle est, du petit au grand, et à divers degrés de charme ou d'ennui, l'impression qui ressort de la littérature propre aux vingt dernières années. Cette littérature a, me direz-vous, mille raisons d'être plus plausibles que les défauts de notre éducation publique. îl vous parait, surtout, étrange de me voir chercher les causes de ce dévergondage des imaginalions dans un amoindrissement de la vitalité physique, dans l'absence de récréations suffisantes et d'exercices corporels, dans les vices hygiéniques inhérents à notre système d'études. Je reconnais avec vous toutes les causes politiques, morales, économiques, qui concourent aujourd'hui à l'affaiblissement des caractères et de la raison. Mais je maintiens, en première ligne, la dépression de l'énergie vitale chez les classes cultivées. Que la question soit soumise à de vrais médecins, c'est-à-dire à des philosophes, et tous vous répondront que l'affaiblissement de la constitution physique d'une race se traduit aussitôt dans son intelligence. Et, voici qui est moins évident pour les observateurs superficiels : ils ajouteront que ce n'est pas dans l'imagination, dans la vivacité d'esprit, dans le talent proprement dit, en un mot, dans les facultés les plus en vue et les plus en exercice, que s'opère d'abord la déchéance; mais que c'est avant tout dans les facultés radicales, essentielles, dans la région la plus noble de l'àmc, dans la conscience, dans la li-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
3LJ
berté intérieure, dans la raison. L'imagination ne manque pas aux races inférieures, voyez les nègres. Ce qui leur manque, c'est la puissance rationnelle et le sens de l'idéal. La raison, chez les races humaines, est en proportion de leur force vitale, de leur énergie et de leur beauté corporelle. C'est une très-grande erreur de croire que les sauvages et les races absolument incultes soient douées d'une plus grande force physique que l'homme civilisé. Dans la race blanche, le principe vital est beaucoup plus résistant et la mortalité moins grande que dans toutes les autres. Or, la supériorité intellectuelle de ces races réside surtout dans leur aptitude à la pensée pure, à la philosophie, dans la prédominance de leur raison. Quand une race est épuisée, quand l'équilibre est rompu dans sa constitution physique, il se rompt entre les facultés de son esprit; avec sa vigueur musculaire, c'est sa force morale et sa raison qui dépérissent. Les plus nobles attributs de l'âme humaine sont les premiers à souffrir de la déchéance du corps.
Il Tous les vices que la critique éclairée ou le simple bon sens reprochent à la littérature d'aujourd'hui proviennent d'un affaiblissement de la raison, d'une exubérance de l'imagination, de la sensibilité physique, de tout ce qui se produit sans liberté et sous la seule action des nerfs. Les tempéraments mal équilibrés font les esprits malsains. Les maladies littéraires de notre temps sont du ressort de la médecine autant que de la philosophie. On les combattrait avec avantage par une meil-
�(50
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
leure édticalion de L'homme physique. N'eulravez pas chez l'enfant le développement du corps par l'absurde régime de vos lycées ; cultivez en lai le tempérament et les forces vitales, comme vous cultivez l'imagination et le calcul, et vous aurez rendu à sa raison, à la santé de son esprit, autant de services qu'à ses muscles et à la santé de ses organes. Quand il faudrait pour cela de grandes réformes dans le système d'études, dans l'organisation des collèges, dans les épreuves qui conduisent aux grades littéraires, ne devrait-on pas les tenter, puisqu'il s'agit de l'avenir même de la race? Mais l'intérêt du moment, un intérêt très-mal entendu, mille préjugés ancrés clans la famille, comme chez les professeurs, maintiennent la vieille routine universitaire qui, dans l'éducation, ne poursuit autre chose que la formation précoce de l'intelligence, oubliant que celte intelligence a besoin d'un corps, et tenant fort peu de compte de l'âme. Tous les-anciens vices des collèges et de l'éducation claustrale sont renforcés de nos jours par ce besoin de précocité, ce désir d'arriver vile, ce déclassement el cette ambition maladive qui sont un des fléaux de notre temps et deviennent, pour beaucoup de familles, une nécessité au milieu de la concurrence effrénée qui se dispute tous les emplois. Il s'agit avant tout, aux yeux des parents et des maîtres, d'amener l'enfant le plus tôt possible à conquérir les divers diplômes dont il a besoin pour être fonctionnaire. Tout est sacrifié à ce but, l'âme, le corps et par-dessus le marché celle intelligence ellemême que l'on a mise en serre chaude. Le besoin de vite arriver qui fait que l'on rêve des bacheliers préparés en six mois, est un des grands obstacles à la réforme de l'éducation publique. Le maintien du statu- quo dans
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
61
le mode de collation des grades perpétuera toutes ces misères. Mais il y a bien d'autres causes à notre cruauté, à notre absurdité vis-à-vis de l'enfance, des causes très-anciennes. Le besoin de supprimer le temps comme élément de production, l'idée de jauger mécaniquement les esprits au lieu de les juger, tout cela est moderne; et, cependant, avant le baccalauréat et les éludes en train express, le collège existait avec toutes ses tortures. Le vice de l'institution est dans son principe même. Nous l'avons dit : les premiers collèges ont été calqués sur les couvents; c'est-à-dire qu'un régime d'expiation et de mortification, accepté par des hommes mûrs et retirés du monde, a été imposé aux enfants, à ceux qui vont entrer dans la vie et dans le inonde et pour qui la surabondance de mouvements, de grand air, de nourriture est un besoin absolu. Le régime de l'enfant doit être une récréation perpétuelle, si nous savons bien ce que veut dire ce mot. Notre époque de matérialisme et de mollesse est certainement bien loin, trop loin de ces idées de compression de la chair au profit de l'âme et de la volonté. Mais la barbare pensée d'appliquer cette règle aux enfants ne fut pas étrangère à la fondation des collèges; et ce venin s'est perpétué dans les entrailles de l'institution, aujourd'hui même qu'on cherche à faire des prisons un lieu de plaisance. Est-ce à croire que nous méconnaissons dans l'éducation, comme dans la vie, la nécessité de l'effort et jusqu'à un certain point de la douleur? Nous ne voulons pas d'une jeunesse efféminée, et c'est justement ce que produit le collège en comprimant la vie musculaire, eu exaspérant le système nerveux. Il ne s'agit pas de dres-
�(12
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
sér de jeunes sportsmen à de ridicules exercices. Faisons des chrétiens et des stoïques, je ne demande pas mieux. Mais pour y loger une âme énergique faisons à l'enfance un corps vigoureux : Mens sana in corpore sano. Abolissons celte monstrueuse hygiène du collège, compressive de la vitalité et des organes. Encore une fois, nous ne songeons pas à multiplier les amusements dans la journée de l'écolier, mais les saines récréations. L'esprit de notre époque, laissant subsister tous les anciens vices de collège, en introduit de nouveaux avec certaines jouissances et certain luxe parfaitement inutiles à une éducation forte , joyeuse et salubre. Personne n'est plus ennemi que nous des comédies, des concerts, des autres divertissements mondains introduits dans beaucoup d'écoles. La musique elle-même, cet art presque nécessaire dans une éducation libérale, ne tient-elle pas, dans quelques maisons, une place exorbitante? Il faut se défier aujourd'hui de cette muse adorable qui tend à opprimer toutes les autres. Combien de jeunes femmes doivent leur nullité d'esprit et leurs crises de nerfs aux trois heures par jour qu'elles ont passées, depuis l'âge de cinq ans, à tourmenter leurs doigts et les" touches d'un piano ? Celte gymnastique peu virile ne doit pas supprimer, pour les écoliers, d'autres exercices et d'autres récréations, comme cela se fait trop souvent. Le chant suffit au commun des élèves. N'entravons pas les vocations musicales plus que les autres, mais ne les excitons pas. Ainsi, pas d'amusements futiles, pas de luxe, pas de mollesse dans le régime de l'écolier. Nous ne voulons pas qu'on fasse du collège un salon ; il n'en resterait pas moins un cloître, et de la pire espèce, un cloître matérialiste. Qu'il soit un gymnase en même temps qu'une
�DR L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
63
école ; qu'il fasse marcher l'instauration du corps de pair avec celle de l'esprit. Il préparera la force de l'âme en fondant celle des organes. Comment se fait-il donc qu'aujourd'hui, au milieu de l'universel entraînement vers le bien-être matériel, au milieu du relâchement de toutes les disciplines, on laisse subsister tous les anciens vices des collèges, en les palliant, il est vrai, sous des vices nouveaux? Tout ce qui est contraire à la santé, tout ce qui nuit à l'accroissement de la vigueur a été conservé et aggravé par certaines habitudes de luxe et de mollesse. Le luxe qu'il faut à l'écolier, c'est beaucoup de grand air et beaucoup de mouvement. Avec des dortoirs parquetés et cirés, des calorifères, des tapis, d'épais manteaux et des cache-nez, des soirées de comédies et de concerts, le collège est devenu pire, pour la bonne humeur et la bonne sanlé des élèves, qu'il n'était à l'époque rustique des lycées de la Restauration et du premier Empire. Pourquoi l'ancienne et brutale compression de la vie chez les enfants a-t-elle été ainsi maintenue au milieu du relâchement général et du luxe introduits dans les pensionnats? Ce n'est certes pas l'idée chrétienne et s toi'-que d'exercer les hommes à la douleur et à l'effort qui reste aujourd'hui le mobile de l'éducation. Cette idée si haute et si sainte quand on l'applique à l'âge mûr, si absurde et si féroce quand il s'agit de l'enfance, n'est certes pour rien dans les erreurs de notre temps en matière d'éducation. C'est l'idée contraire qui est l'hérésie dominante. Si le collège, cet affreux mélange du cloître, de la caserne et de la prison, est resté ce qu'il est sous les enjolivures contemporaines, c'est en vertu de la puissance de la routine, puissance absolue chez le peuple français, cet initiateur du genre humain h toutes les des-
�6|
DE
L'ÉDUCATION
LIHÉHALE.
tructions. Vouloir tout détruire, c'est se résoudre à ne rien améliorer. La démocratie songe à détruire les études littéraires ; c'est plus tôt fait que de réformer l'enseignement classique. L'idée que nous avons en France de notre perfection, tout en nous appliquant sans relâche à ne laisser subsister aucun vestige de notre passé, est une autre cause de la perpétuité de tout ce qui est vicieux parmi nous. Il n'est pas une de nos institutions que l'Europe ne nous envie, au dire de nos journalistes, tout en se gardant bien de l'imiter. En matière d'éducation surtout, l'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse, tous les pays honnêtes, libéraux et lettrés, s'empressent de pratiquer dans l'institution de la jeunesse les méthodes les plus contraires aux nôtres. C'est probablement incapacité de nous égaler, restons-en convaincus. Il y a peut-être une autre cause à cette différence de méthode, chez les nations étrangères ; c'est que l'uniformité, l'égalité des intelligences, l'absence d'initiative personnelle, d'originalité et de liberté, la centralisation en un mot, ne passe pas chez ces peuples pour la suprême perfection. En France, depuis le premier Empire, la question essentielle, en matière d'éducation, c'est de passer le même niveau sur tous les esprits, de préparer des administrés machines à des administrateurs mécaniciens, de se précaulionner contre toutes les supériorités de naissance ou de génie. Il faut que tous les cerveaux français soient coulés dans le même moule. Voilà le principe de tout ce qui a été fait et défait depuis soixante et dix ans par la pédagogie d'Etat aux grandes acclamations des Joseph Prudhomme de la bourgeoisie. Certes nous ne prenons pas le chemin de Sparte; mais la doctrine sparliate qui ôte les enfants à la famille et à
�DE
L'ÉDUCATION
IMIVSIQUE
6a
eux-mêmes pour les donner à l'Etat est en train de prévaloir avec l'idée romaine de la démocratie impériale La fameuse thèse de l'instruction gratuite et obligatoire signifie cela, même avant de vouloir dire : guerre à mort au christianisme. Les enfants appartiennent à l'Etat, lequel a droit de soumettre toutes les intelligences, tous les cœurs, toutes les âmes au lit de Procaste. L'Etat nous doit une littérature, une philosophie, une religion, une physionomie officielles, et s'empresse de nous les servir. De là tout notre système d'instruction publique et son couronnement, le baccalauréat et les programmes. L'étroite liberté d'enseignement concédée aux familles, et tous les jours menacée, consacre, sans doute, l'imprescriptible droit des croyances religieuses. Mais le mode de collation des grades impose à tous l'uniformité des méthodes et jusqu'à un certain point celle du régime intérieur et de l'hygiène. L'exemple de l'Etat toutpuissant en France asservit les écoles libres à l'imitation des lycées universitaires. C'est-à-dire que toute la jeunesse, appelée aux carrières libérales, est soumise à un régime destructeur delà vigueur du corps, de l'équilibre des organes, funeste par conséquent à l'esprit, funeste surtout à la plus noble de nos facultés, à la raison. Ne nous lassons pas de répéter ceci : la débilité physique, le défaut d'équilibre et d'énergie dans le tempérament, la prédominance des nerfs peuvent s'allier avec un frès-grand développement d'une faculté spéciale; on devient un artiste, un musicien, un peintre, un naturaliste, un géomètre, un poète même, je ne dis pas de quel ordre, avec une constitution énervée; on s'élève, si vous voulez, à force de génie indélébile, à être un grand logicien visionnaire comme Pascal, un utopiste comme Rousseau; mais on ne saurait être un homme
4*
�60
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE;
de large, sereine et lumineuse raison. Il y a un aït, une littérature, une philosophie môme, qui se font avec les nerfs tout seuls, presque sans le secours de l'intelligence ; et nous vivons dans ce milieu à l'heure qu'il est. Rien dans les lettres de complet, d'éternellement vrai, juste et beau, en un mot de profondément raisonnable, qui ne soit le produit d'une âme saine logée dans un corps vigoureux.
�CHAPITRE V
Revenir, en matière d'éducation physique, aux méthodes de l'antiquité. Que la France est, en cette matière, la plus arriérée des grandes nations européennes. II. Que l'éducation actuelle consacre la destruction politique de la bourgeoisie. III. Qu'on peut améliorer chez nous l'éducation physique même avant d'avoir réformé notre système d'examens. IV. Que le service militaire, obligatoire pour tous, nous impose un changement complet dans l'éducation physique des classes lettrées.
r.
I Il n'est pas, que je sache, dans l'histoire de l'esprit humain, des modèles d'inaltérable, je dirai presque d'infaillible raison, comme les grands artistes et les grands penseurs de la Grèce. L'orthodoxie la plus scrupuleuse ne contestera pas cet éloge. N'admet-elle pas, avec tous les Pères, que Socrate et Platon, par exemple, sont ceux de tous les hommes qui, sans le secours d'une lumière surnaturelle, se sont le plus approchés des vérités révélées? On me dira, il est vrai, que tel penseur moderne, fouriériste ou positiviste, conteste à Platon et à son maî-
�68
DE
r/ÉDÙCÀTION
MUERA LE
tre le titre de philosophes. J'avoue que j'en suis peu ému et je continue à tenir ces grands Athéniens pour les types de toute la perfection que l'homme peut atteindre eu dehors de la vie surnaturelle et chrétienne. Eh bien, j'en demande pardon aux détracteurs du sang et de la chair, ces deux magnifiques esprits, Socrate et Platon, étaient, non pas des athlètes de parade comme nos gentlemen riders, mais des athlètes pratiquant, et à l'occasion joutant, habit bas, dans la palestre avec leurs disciples. Platon, sur les registres de l'état civil, s'ap pelait, si je ne me trompe, Aristoclès. La largeur de ses épaules lui valut le sobriquet illustre qui est devenu le nom même de la sagesse éloquente cl du haut spiritualisme. Socrate, à la déroute de Delium, armé en oplile, c'est-à-dire en fantassin chargé d'un lourd équipement, se retirait des derniers à côté du général qu'il aidait de ses conseils, marchant à pelils pas et toujours combattant. Il aperçut le jeune Xénophon épuisé de fatigue et renversé de cheval, le prit sur ses épaules, et l'ayant porté l'espace de plusieurs stades avec toutes ses armes, il le mit en sûreté, fin maintes rencontres, il se montra le plus brave et le plus vigoureux soldat de l'armée. Je ne veux pas dire que je prise la carrière militaire de Socrate à l'égal de sa philosophie et ses robustes épaules à l'égal de sa haute raison. Je veux prouver seulement que chez lui comme chez Platon, comme chez tous les beaux esprits de la Grèce, l'énergie musculaire s'alliait à la vigueur rationnelle , et je ne crains pas d'ajouter : l'un portant l'autre, comme faisaient ces nobles Athéniens sur le champ de bataille. Si Socrate, avec les mêmes dons du ciel, était né à Paris en 1820, avait subi, en 1836, au sortir de Louis-le-Grand ou de Charlemagne son examen de bachelier, avait traversé enfin l'Ecole
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
normale et les épreuves de l'agrégation, je ne cloute pas qu'il n'eût professé à la Sorbonne un cours aussi piquant que peu original, qu'il n'eût fait vaillamment son devoir de garde civique aux journées de juin 1848; mais je suis certain que, si, pour sauver la vie à un cuirassier de ses amis, gravement blessé, il avait fallu le porter avec ses armes l'espace d'un demi-kilomètre, jusqu'à la pharmacie voisine, le cuirassier serait reslé entre les mains de l'ennemi, et le philosophe serait mort sans nous léguer l'ombre d'une philosophie. Tout ceci n'est pas pour réclamer en faveur de nos enfants une éducation qui développe avant tout les aptitudes militaires. Nous tenons fort peu à ce qu'on en fasse des soldats, mais beaucoup à ce qu'ils deviennent des hommes,-des hommes complets, en pleine possession de l'équilibre vital, ayant des muscles aussi bien que des nerfs, cloués de reins autant que de cerveau. Il ne faut pas que l'homme des classes lettrées, par une éducation contre nature, qui laisse atrophier les membres en surexcitant le chef, soit transformé en une sorte de machine à sécréter des idées, idées plus ou moins saines comme l'organisme débile qui les élabore. Le régime de la jeunesse cultivée, le régime du collège semble aujourd'hui conçu parmi nous comme l'élève des bestiaux en Angleterre. On s'efforce de produire un homme qui soit tout nerfs et tout cerveau, comme les Anglais ont obtenu le bœuf sans pieds ni tête, tout filet et entre-côtes. On commence à reconnaître, nous assure-t-on, que la viande de ces monstres, créés en dépit de la nature, est tout simplement un poison. Je ne l'ai pas goûtée; mais j'en suis sûr. Je sais aussi que lorsque les Anglais veulent là ter d'un filet de bœuf parfaitement savoureux, ils viennent l'emprunter à la boucherie française qui se pour-
�70
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE
voit encore, grâce à Dieu, d'animaux moins perfectionnés. Tl en est des idées de nos générations soumises à ce régime intellectuel, comme de la chair de ces animaux qu'on destine à n'être que viande et suif; quand ces idées ne sont ni empoisonnées, ni trop malsaines, elles ont du moins très-peu de saveur et très-peu de substance nutritive. Cette éducation qui pousse au développement exclusif d'une certaine portion de l'animal, l'Angleterre l'a inventée pour ses bestiaux, et nous l'appliquons à nos enfants. L'Angleterre se garde bien de faire comme nous, et le régime de la jeunesse anglaise est le plus parfait modèle d'une discipline calculée pour produire des hommes complets de corps et d'âme et doués tle toutes les énergies viriles. La vie physique des écoliers est largement cultivée, non-seulement dans les familles, mais dans tous les collèges de la Grande-Bretagne. Le nombre d'heures données au travail du cerveau est de moitié moindre que chez nous. Pour juger des résultats, comparez l'instruction classique de la jeune aristocratie anglaise avec celle des classes qui lui correspondent dans notre pays. Je ne veux pas pousser le parallèle au delà du savoir littéraire. Si je cherchais de quel côté est la plus grande aptitude à la vie publique, à la vie de citoyen d'un pays libre, je serais trop peu fier pour mon pays. On pourrait dire, à divers degrés, de l'Amérique, de l'Allemagne, de la Suisse, ce que nous disons ici de l'Angleterre : l'éducation y est infiniment plus saine que chez nous. Là on croit travailler pour l'intelligence et la moralité des enfants en cultivant avec soin leur vitalité el leurs forces musculaires. La politique est aussi
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
71
intéressée que la morale et le bonheur privé, dans cette grande question du régime des enfants. A celte heure où l'on constate de toute part, et dans l'inanité des produits intellectuels, et dans l'abaissement des caractères, et dans la diminution des naissances, un véritable affaissement de la race française, il s'agit d'examiner sincèrement si le mode d'éducation auquel sont soumises la classe supérieure et la classe moyenne n'entre pour rien dans cette décadence. Les causes qui corrigeaient la mauvaise influence du collège dans l'ancienne société n'existent plus aujourd'hui. La race est plus vieille, et, de l'avis de tous les médecins, le système nerveux a subi chez nous de notables désordres. L'énergie physique des classes supérieures n'a pas seulement besoin d'être soutenue, mais relevée. Après plusieurs générations de. gens de lettres, d'avocats, d'hommes de bureau, de scribes de tout genre, dont les muscles s'atrophient entre quatre murs pendant que leurs nerfs font courir la plume, il faut aux enfants des familles lettrées une autre hygiène que celle des collèges.
II
*
S'il est bon que les classes anciennement cultivées disparaissent de l'Etal sous la pression de la démocratie, que toute l'influence du talent, des fonctions, de la force et de l'audace passe aux mains d'énergiques parvenus sans traditions, privés de tous les secours que le sentiment de la famille apporte à celui de l'honneur, de lout exemple héréditaire, de cette foule de lumières qui ne s'allument qu'à la flamme du foyer des aïeux, on peut
�72
DE L'ÉDUCATION
LIBÉIIALE
s'en rapporter au système actuel d'éducation classique pour énerver, pour anihiler, pour détruire politiquement les classes supérieures. On s'est plaint beaucoup des idées trop libérales qu'inspirait aux bacheliers la fréquentation des Grecs et des Romains, et la difficulté de gouverner une bourgeoisie nourrie de Tite-Live, de Tacite, de Thucydide et de Démosthène. Et d'abord, grâce à la bifurcation et à bien d'autres causes, eette nourriture devient de plus en plus rare et. légère. Mais si l'influence de tous ces auteurs républicains et païens n'agit plus guère sur les écoliers, le collège n'en subsiste pas moins avec ses autres vices, un peu plus graves, nous le croyons. Nos gouvernements présents et futurs peuvent se rassurer : les lycées, séminaires, pensionnais de tous genres, toutes les maisons vouées à ce système de préparation pour le baccalauréat et les écoles spéciales, qui remplace aujourd'hui, partout, la saine éducation, ne leur préparent pas des générations indomptables. Qu'ils fassent étudier par un physiologiste nos plus vaillants jeunes gens de dix-huit ans, la veille et le lendemain d'un examen ou d'un concours de cette nature, à la suite de ces épreuves qui tombent justement sur ces précieuses années de la puberté et de la croissance et qui les flétrissent. Quelle dépression vitale, quel énervement profond il faudra constater chez la plupart des sujets! J'écarte une foule d'autres causes qui tendent il paralyser, à étouffer chez nous l'énergie individuelle, l'initiative, l'indépendance du caractère. Comment d'une jeunesse ainsi étiolée, desséchée, suscilerez-vous des esprits résolus, fiers, décidés à se suffire à eux-mêmes, capables d'exercer sans faiblir leurs droits et leurs devoirs; en un mot, des citoyens comme il en faut dans un pays qui veut être libre? Vous aurez ce qui convient
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
73
au eésarisme el à la démocratie autoritaire : une population de fonctionnaires, je ne dis pas dévoués, mais dociles jusqu'aux dernières limites de ta soumission et jusqu'au dernier jour de votre pouvoir. Vous aurez dompté la jeunesse et l'esprit français comme les dompteurs d'animaux en cage et par d'aussi nobles moyens. Mais si cette éducation qui appauvrit le sang, apprivoise du même coup les caractères, elle a aussi ses dangers pour une politique qui redouterait par-dessus toute chose l'initiative individuelle, l'esprit d'indépendance et les robustes personnalités, qui vivrait de soumission pure, d'uniformité, d'égalité dans le néant, qui reposerait, en un mot, sur l'universelle platitude. Toute espèce de gouvernement doit redouter des citoyens ou des sujets réduits par l'appauvrissement de la race à la seule vie des nerfs et du cerveau dans un corps débile. Les utopistes sont des malades. Toutes les excentricités politiques el littéraires, toutes les folies mises en circulation dans notre siècle sont nées de l'exubérance des nerfs et de cet affaiblissement de la raison qui suit toujours l'affaiblissement vital. Les intelligences deviennent malsaines dans des corps mal équilibrés. Sans parler des fous reconnus et traités pour tels el dont la statistique nous montre le nombre toujours croissant, le sens commun, la raison virile n'ont jamais élé si rares en France que de nos jours. Le premier intérêt d'un gouvernement qui veuf le bien est d'avoir affaire à des hommes sensés. Je sais que certains adversaires de l'enseignement actuel ont vu tout le mal dans la matière même des études. C'est la littérature païenne, c'est Homère, c'est Virgile, c'est Platon, Cicéron et Tacite qui sont les vers rongeurs de la société moderne. Merveilleux lémoi-
�74
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉHALE.
gnage de la maladie que je déplore! Les anciens, ces gens raisonnables par-dessus tout, ces modèles d'équilibre, de proportion, de justesse infaillible, accusés de surexciter et de pervertir l'imagination française! Mettez donc la raison de la jeunesse au régime des légendes du Moyen âge el des fantaisies germaniques! Le mal n'est pas dans ce qu'on enseigne au collège, mais dans le collège lui-même; el certes ce ne sont ni les Romains, ni les Grecs qui auraient inventé ce régime. Le mal est dans tout notre système de pédagogie, dans toute l'hygiène, dans tout ce qu'on aurait appelé au seizième siècle la nourriture de l'enfance. Après l'élève du bétail, améliorons, s'il vous plaît, l'élève de l'humanité.
III Je ne touche pas encore à la question de l'enseignement, proprement dit, je plaide la cause de l'hygiène, de l'éducation en général, de l'élève de la jeunesse. Je suppose tout conservé dans les études littéraires et scientifiques. J'admets qu'à l'âge de dix-huit ans, en moyenne, un jeune homme destiné aux carrières libérales doit savoir, et mieux qu'on ne le sait d'ordinaire, le latin, le grec, un peu de philosophie et de sciences; et j'émets pourtant les affirmations suivantes, certain de leur justesse, certain d'avoir tout gagné pour la cause que je défends, si l'autorité universitaire consentait à l'expérience que je propose. Le collège impose aux enfants pendant les années les plus essentielles au développement physique, une im-
�DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
7o
mobilité de onze heures par jour entre un banc et une table, onze heures présumées d'attention et de travail d'esprit. Les élèves externes sont soumis au même supplice, astreints qu'ils sont à faire les mêmes devoirs, à griffonner la môme quantité de papier. Réduisez de moitié celte tâche monstrueuse, gardez à l'élude cinq ou six heures. L'âge mûr bien réglé n'en comporte pas davantage; c'est assez, même pour un homme de lettres qui veut penser et laisser vivre son âme, qui veut n'être ni un des forçats, ni un des malfaiteurs de l'intelligence. C'est le maximum de ce que la raison et la miséricorde peuvent admettre pour des enfants. Rendez à la vie du corps et du cœur ces cinq heures soustraites au fonctionnement mécanique du cerveau. Donnez-les à la gymnastique, à la promenade au grand air, à la conversation avec les parents ou les maîtres, aux jeux naturels à l'enfance, à ces charmantes études qui peuvent se faire en pleins champs : botanique, géologie, histoire naturelle, philosophie morale; et je soutiens qu'au bout de dix ans que dure en moyenne la vie de collège, vous aurez ainsi des bacheliers plus instruits, mieux portants, plus moraux, plus hommes, enfin, que tous ceux que vous fabriquez aujourd'hui. Je ne propose pas, tant s'en faut, de diminuer le nombre des années données à l'éducation. A quoi voulezvous consacrer la vie de l'homme jusqu'à dix-huit ans, si ce n'est à la formation de lui-même, comme l'indique la nature? Respectez-la, imitez-la par-dessus toute chose. C'est une des sottises les plus universellement répétées dans la bourgeoisie française que celle-ci : Ne pourraiton pas apprendre en trois ou quatre ans tout ce que l'on apprend en dix ans au collège? Oui sans doute, mais à quel âge? à dix, ou à dix^huit ans? Voulez-vous donc
�76
DE L'ÉDUCATION LIBERALE.
supprimer l'enfance et la jeunesse de vos lils? supprimer pour eux. l'éducation tout entière, faire d'eux des ouvriers et des fonctionnaires avant qu'ils soient des hommes, ou les laisser végéter jusqu'à dix-huit ans comme de petits animaux? Les études nécessaires à l'éducation libérale, à l'instruction d'un jeune homme des classes éclairées, doivent être réparties sur toutes les années qui vont de l'enfance à la virilité complète. C'est là l'indication, le précepte formel de la nature. Mais ces années sont assignées par Dieu à la formation de l'homme tout entier corps et âme, et non pas à la fabrication artificielle d'un candidat aux diplômes universitaires. A chaque journée doit suffire sa peine ; la culture du corps el de l'âme doit être mêlée à celle de l'esprit, et garder la préséance. L'Université supprime le corps et l'âme : elle considère l'enfant comme un pur cerveau. Celte opération même, qui a remplacé partout l'éducation, ce dressage aux examens, peut se faire avec beaucoup plus de fruit, en diminuant le nombre d'heures d'attention imposées chaque jour à l'élève. Cinq à six heures d'études, dans une journée largement récréée par le grand air et les exercices physiques, avec un régime qui fortifie le corps au lieu de l'énerver, qui suscite la vitalité au lieu de l'abattre, qui laisse au cerveau sa fraîcheur et à la volonté son aiguillon, ces cinq heures de vrai travail porteront plus de fruit que les onze heures d'ennui, de dégoût, d'étiolement, de révolte, de bâillement et de rongement intérieur que vous infligez à des enfants de quatorze ans, au mépris de la raison et de la nature. Ce que je propose en France n'est pas une nouveauté ailleurs. C'est le régime de presque toute la jeunesse anglaise. En Angleterre, clans la plupart des maisons d'en-
�DE
L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
seignement libéral, pour cinq ou six heures de travail, les enfants et les adolescents ont dix heures de réfection, de gymnastique et de grand air. En France il y a deux heures, non pas de saines récréations, mais de cessation d'études, pour onze heures de travail. Mais aussi quel travail ! Il n'est pas plus actif que ne le sont les jeux au fond de ces cours sombres, étroites, humides, non pas même des cours, mais des puits, où se traînent l'ennui et la langueur de nos écoliers, dans presque tous les lycées de France, dans tous ceux de Paris et des grandes villes. Quand il s'agirait uniquement de faire des candidats à nos diplômes et non pas des hommes, la claustration, l'énervement, l'ennui, la souffrance, la vie contre nature, à laquelle nos enfants sont condamnés seraient encore la plus mauvaise des méthodes. Pourquoi, d'ailleurs, outre la bonne institution de l'homme, ne pas se proposer aussi pour but le bonheur actuel de l'enfant? N'est-ce rien d'avoir été heureux ou torturé dix ans de sa vie? Je ne connais aucun de nos contemporains, — sauf, je dois le dire, quelques élèves des pères Jésuites — qui n'ait conservé du collège un souvenir plein d'horreur. Pour mon compte, je ne recommencerais pas mes dix ans de lycée, au prix du sceptre de Charlemagne et du laurier de Dante. On a du reste plus de chance de sortir grand homme, ou tout simplement homme sain de corps et d'esprit, de la plus sauvage métairie des Alpes que d'une maison universitaire. Que l'éducation publique n'ait pas pour objet la culture des individualités exceptionnelles, je l'admets sans peine? Mais c'est précisément du plus grand nombre qu'il s'agit ici. Faisons, pour tous les citoyens, de l'enfance et de la jeunesse la préparation d'une saine el ro-
�78
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
buste maturité. Essayons même, s'il est possible, d'en faire une saison heureuse, de lui laisser au moins les joies que Dieu lui a réservées; et, qu'enfin, notre système d'instruction publique ne semble pas conçu tout entier en haine de l'enfance. L'enfance a droit d'exiger une tendresse de père de la part de tous ceux qui ont la prétention de s'occuper d'elle. Toute pédagogie est absurde et féroce qui n'est pas issue du sentiment de la paternité. C'est là, pourtant, l'histoire de l'éducation publique en France. Inventés par des moines, les collèges ont été rétablis par d'autres célibataires. Quand la nouvelle Université fut fondée, la caserne vint perfectionner le couvent. Ce n'est pas sous le régime d'alors que le sentiment de la paternité aurait pu s'introduire dans l'éducation. Le grand homme, qui remplaçait les anciens collèges par les lycées, ne considérait pas autrement la jeunesse française que comme une ample fourniture de chair à canon. Le célibat imposé, à cette époque, aux membres laïques de l'Université était une garantie contre toute espèce de douceur et même de bon sens dans la discipline. Le prêtre seul est capable du sentiment paternel dans le célibat. Encore faut-il que la vraie paternité intervienne pour bien comprendre et bien régir les enfants. Le premier principe de l'éducation, c'est l'amour du maître pour le disciple. Toute l'histoire de la pédagogie française avant les trente dernières années porte les traces de l'inintelligence et de la dureté. Depuis lors, il faut le reconnaître, de grands progrès ont été faits, mais encore bien insuffisants. Demandons les autres à un sentiment plus vif de la paternité et de nos devoirs envers la race. Celuilà est indigne d'être père qui ne désire pas fortement
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
79
que ses fils soient meilleurs et plus heureux que lui. Aimons l'enfance. Ne supprimons pas cette saison bénie en lui imposant un précoce apprentissage des efforts, des douleurs et des vices de l'âge mûr. La plus auguste fonction que nous ayons à remplir en ce monde, c'est de préparer à la vie et à la vertu les générations qui doivent nous suivre. Si le rôle de l'homme est quelque part semblable à celui de la providence divine, c'est dans l'exercice de la paternité, c'est dans l'œuvre de l'éducation. Ne rejetons pas celte œuvre comme un fardeau. Les soucis, dont les parents et les maîlres cherchent à s'exempter, retombent sur la tête des enfants. Epargnons ces chères âmes innocentes; et si nous voulons en faire des âmes sages et robustes, songeons quelque peu à leur délicate enveloppe. Cultivons en eux la vie, avant môme de cultiver l'intelligence. La vie précède l'esprit dans la destinée humaine : la santé de l'âme est liée à celle des organes. En dépit des vieux préjugés, tenons ceci pour un axiome : Tout ce qui est donné dans la jeunesse à la vigueur du corps profite à la vigueur morale. D'un tempérament bien équilibré dépendent la justesse et la fermeté de la raison.
IV
Voici, pour la jeunesse et les pères de famille, un sujet d'anxiétés plus graves que la guerre aux diplômes et la conquête des grades scientifiques. L'obligation du service militaire est étendue à tous les citoyens valides ou censés l'être. Il ne suffit pas d'être brave et décidé à mourir pour
�Su
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
faire un soldat utile ; il faut avoir la force de vivre dans les fatigues, les privations, dans les neiges de Crimée el sous le soleil du Mexique. Niera-t-on que des organes robustes soient pour cela nécessaires à l'âme la plus vaillante? On peut improviser l'enthousiasme et la ferveur militaire dans une jeunesse noblement douée, comme la jeunesse française; mais on n'improvise pas la vigueur dans des corps de vingt ans, énervés, étiolés par une mauvaise éducation physique, dont le cerveau seul a été cultivé durant l'absurde vie qu'on inflige à nos écoliers, dans les dix ans d'adolescence où nous les tenons courbés tout le jour sur une table à écrire. De bonne foi, croyez-vous que le régime imposé jusque dans la famille à tous les élèves de notre enseignement secondaire, à tous les aspirants aux divers grades scientifiques, en un mol, à toute la jeunesse de la classe moyenne, prépare à l'Etat une génération de soldats? Envoyer sous la tente un bachelier ès lettres, tel que l'ont fait nos collèges et nos examens, le jeter dans un camp au sortir de la salle d'études et de la Sorbonne, cela ne serait pas seulement cruel, c'est absurde et impossible. Changez alors une moitié de vos casernes en hôpitaux militaires. Convaincu des inconvénients physiques, sans compter les autres, du régime appliqué dans nos collèges à toutela jeunesse destinée aux fonctions libérales, je demande si le premier de ces inconvénients, au point de vue qui préoccupe aujourd'hui l'opinion et le pouvoir, n'est pas de rendre nos jeunes lettrés absolument impropres au service militaire. Que la vie de soldat leur soit plus lourde, plus odieuse et plus funeste qu'aux conscrits tirés des professions manuelles, je n'en tiens pas compte. Je cherche un moyen de leur donner ces aptitudes nou-
�DE L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
si
velles, ce tempérament militaire que l'Etat va exiger d'eux, après leur avoir administré l'éducation la mieux faite pour leur ôter la vigueur du corps. Leur infériorité, dans l'ordre physique et militaire, vis-à-vis des classes agricoles et des classes ouvrières ne saurait être un instant douteuse, pas plus que la grandeur des sacrifices et les souffrances particulières que leur imposera le métier de soldat. Les travaux de la campagne, ceux des diverses industries manuelles, développent autrement la force physique, l'adresse des membres, et rendent le corps autrement robuste el dur à la fatigue que les travaux de cabinet. Un jeune homme dont toute l'adolescence s'est passée à feuilleter un dictionnaire et puis un code, ne saurait être assimilé, pourles aplitudes gymnastiques, à ceux qui ont manié depuis leur enfance la hache, la bêche ou le marleau; personne ne disconviendra que le sac et le fusil pèseront quatre fois plus à un bachelier ès lettres qu'au laboureur et à l'ouvrier. Je professe, très-sincèrement, cette opinion que tout citoyen doit se tenir prêt à être soldat. Je sollicite en faveur de notre jeunesse une éducation qui la rendrait assurément plus propre à remplir ce devoir. Je ne saurais cacher que mon esprit, en réfléchissant aux vices de la pédagogie acluelle et aux moyens de l'améliorer, était fort loin de toute idée guerrière. Le bien de l'éducation en elle-même, le bien de la jeunesse, l'accroissement de sa vigueur, de sa santé, de sa beauté, de ses facultés de tout genre, et, par cette amélioration de la jeunesse, la régénération, l'ennoblissement de toute la race, voilà ce qui me préoccupait et ce qui me passionne encore par-dessus toute chose. Ce n'est pas pour demander à l'Etat de fournir à nos enfants une instruction mi-
�82
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE;
litaife que j'ai pris la plume; mais pour le supplier de nous permettre de leur donner une éducation saine et virile. J'entends parler d'introduire dans les lycées des leçons de fusil à aiguille; je suis certain que ce ne serait pas au préjudice des autres devoirs, que l'on n'en gratterait pas pour cela une feuille de papier de moins, qu'on n'aurait pas un quart d'heure de plus à respirer le grand air, à jouir d'une récréation véritable. Je l'avoue, cependant, j'aimerais encore mieux cet exercice que l'inertie physique et les heures de retenue et de pensum. Mais est-ce là tout ce que doit nous inspirer notre sollicitude pour le corps de l'enfant? Le maniement du fusil leur tiendra-t-il lieu d'une gymnastique plus attrayante, de ces promenades salubres, des courses à travers champs qui dilatent ces jeunes poitrines, rafraîchissent ces jeunes esprits fatigués de latin et d'algèbre? Je ne puis le croire. Une si haute importance nous semble attachée à la réforme de l'éducation physique de la jeunesse, que ces nécessités militaires, qui causent aujourd'hui tant d'effroi aux familles, seraient peut-être un bonheur pour la nation si elles engageaient le pouvoir universitaire à s'apercevoir, enfin, que les écoliers ont un corps comme ils ont une intelligence, et qu'il est du devoir de l'instituteur de ménager, de cultiver, de fortifier ce jeune organisme. Sans dresser à ce sujet un programme de gymnastique et d'hygiène, nous résumons en une phrase ce plaidoyer pour les élèves de nos lycées : moins de travail d'esprit, plus de mouvement et de grand air. Par-dessus tout, que les pensionnats soient placés hors des grandes villes. La véritable éducation, la saine et joyeuse et vivifiante culture de l'enfant ne peut bien se faire qu'à la campagne. A-l-on songé à dépenser
�DE
L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
83
pour la bonne hygiène des écoliers la millième partie des sommes folles consacrées à tant de bâtisses inutiles? Connaissez-vous beaucoup de séjours plus lugubres et plus malsains que la plupart des lycées de Paris? Qu'adviendra-t-il de ces doléances? rien, absolument rien. Imagination de poêle, dira-t-on ! Nous ne sommes pourtant que l'écho des pères de famille qui s'occupent un peu de leurs fils, des professeurs que n'aveugle pas la routine officielle. Quant aux enfants, ils sont tristes, éteints, mais ils ne se plaignent pas. Avec le courage, l'insouciance, toutes les admirables vertus de leur âge, ils se courbent sans révolte sous cette règle homicide, comme les héros d'Homère sous la fatalité. Chères et nobles créatures, tout ce qui reste de grâce, d'innocence et d'avenir dans ce lugubre monde! Je sais que je souffre plus que vous de vos misères; vous les portez vaillamment, avec espérance, comme si YOUS sentiez que vous vaudrez mieux que nous, malgré nous. La nature est là, l'imprescriptible nature, pour réparer les loris de l'éducation ; nous en restons coupables, mais vous n'en serez pas victimes. Dieu veille sur ces fleurs de l'humanité et leur mesure l'ombre el le soleil. Vous grandirez, vous verrez des jours meilleurs; vous les ferez vousmêmes par votre énergie et votre sagesse. Les biens que nous avons perdus vous les reprendrez et d'autres encore que nous ne soupçonnons pas. Dans ce travail où nous avons failli, vous saurez vous aider, et le Ciel vous aidera. Et vous laisserez à vos fils une richesse absente de notre héritage, ce suprême trésor, sans qui rien ne vaut, ni hommes ni choses, l'indépendance et l'honneur.
�CHAPITRE VI
De quelques objections contre teb-uécessilé d'une réforme de l'éducation physique dans les maisons d'études.
L'éducation de la jeunesse appelée aux éludes libérales ne doit pas être seulement conservatrice de la santé, mais réparatrice de la vigueur physique. C'est là unp vérité qui ressort de tous les travaux de la statistique médicale. Cette vérité n'est crue qu'à demi, contestée quelle est par les défenseurs de la routine universitaire et cléricale ; nous défions qu'on nous cite un seul médecin hygiéniste qui ne l'admette pleinement. Tous les hommes de science que nous avons consultés conlre-signeraient celte sentence de réminent hygiéniste Fonssagrives : « L'humanité s'en va par le cerveau; elle peut être sauvée par les muscles, mais il n'y a pas de temps à perdre. » Il ne suffit donc pas que l'éducation laisse aux écoliers la dose de force musculaire et sanguine qu'ils doivent à leur naissance; chez la plupart des sujets, celte force a besoin d'être augmentée par une bonne hygiène et par la culture rationnelle' du corps.
�DE L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
85
Lorsqu'on vient aujourd'hui plaider la cause de la bonne éducation physique, après tant de siècles de désuétude, il semble qu'on porte atteinte à la culture de l'àme el à celle de l'intelligence, en rappelant aux instituteurs qu'il faut cultiver aussi le corps de l'enfant. On doit, dans notre siècle, en fait d'hygiène el d'éducation physique, comme en une foule d'autres matières, rentrer, par la science, dans les bonnes pratiques abandonnées par les mœurs et par les lois, et qui résultaient jadis de la force des choses beaucoup plus que de la sagesse de nos aïeux. Il faut revenir scientifiquement aux procédés de la nature; la médecine n'est pas autre chose. J'ajouterai, sans crainte du scandale, qu'il faut reprendre plusieurs instincts, prédilections el coulumes des siècles appelés barbares et des civilisations que nous croyons avoir de beaucoup dépassées, comme la civilisalion hellénique. Dans les deux plus grandes nécessités de notre temps et de tous les temps, le bon aménagement du sol et celui de la race, la science nous enseigne à respecter, à imiter, à recommencer ce qui se faisait jadis de soi-même, en vertu des lois naturelles et sans que la réflexion intervînt. Il faut rendre aux montagnes gauloises leurs forêts, à la jeunesse française les muscles de ses aïeux -celtes et germains; et cela, non pas seulement pour faire de nos fils des soldats, mais pour en faire des hommes intelligents et raisonnables, et pour ramener le bon sens clans la littérature, clans la politique et clans les mœurs. Depuis l'époque où la culture du corps est devenue en France une des nécessités de l'éducation, l'hygiène de l'enfance et l'éducation scolaire n'ont pas cessé d'être vicieuses. Il est certain qu'aux premiers siècles de notre histoire etau Moyen âge, le besoin de grand air et cVexer-
�86
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
. cice était amplement satisfait pour les classes nobles et les classes populaires, et que le cerveau de la bourgeoisie naissante n'était pas surmené. Il est certain de même qu'on pouvait défricher une bonne part des forêts premières, sans crainte de trop appauvrir ces grands réservoirs de fécondité. La France vivait sans entamer ses capitaux d'aucune sorte, ni la richesse du sang, ni la richesse du sol. Tout n'était pas usé comme aujourd'hui par la circulation ; il existait d'amples réserves. A partir du règne de Louis XIV, ces réserves de tout genre ont été atteintes, et depuis 89, la nation française, au point de vue de la race et du sol, a mangé son fond avec son revenu. Il est temps d'aviser par l'éducation à cet énervement de la race, si marqué clans toutes les classes autres que la classe agricole ; les soins les plus pressants doivent se porter là où est le plus grand intérêt et le plus grand danger, sur la jeunesse des classes supérieures appelée aux études libérales. Or, nous affirmons hardiment que, depuis qu'il existe une éducation publique pour cette portion de la jeunesse française, cette éducation a été mauvaise en tout ce qui concerne le corps et l'hygiène physique. Nous ne sommes pas bien sûr qu'on n'en doive pas dire autant.de l'hygiène morale. Depuis le même temps, et sous l'influence d'une foule de causes, l'éducation du corps se gâtait aussi clans la famille. Les bonnes habitudes gymnastiques, resle des époques féodales et militaires, tout ce qui favorise la vigueur des muscles et durcit le corps aux intempéries, toute la bonne hygiène traditionnelle disparaissait de nos mœurs et l'hygiène scientifique n'était pas encore née. Depuis environ trois siècles, les classes cultivées sont soumises à un régime qui tend à faire prévaloir ou-
�DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
87
tre mesure le système nerveux, à débiliter les muscles, à appauvrir le sang, à rompre tout équilibre dans l'organisme et par conséquent à l'épuiser. Il aurait suffi jusqu'à notre temps pour l'éducation de ne pas porter atteinte à la santé ; cela ne suffit plus aujourd'hui. L'éducation doit tendre à rétablir la race dans sa vigueur première. Or, dans la plupart des familles et dans tous les établissements d'instruction publique, l'éducation est contraire à la vigueur du corps. Notre système d'études et notre système de travail industriel sont, aussi bien que les mauvaises mœurs, les causes de l'affaiblissement de la race. Peut-on nier cet affaiblissement en présence de la statistique militaire et médicale? La taille moyenne s'est abaissée, les cas d'exemptions pour infirmités se multiplient chaque année ; de nouvelles maladies cérébrales et nerveuses ont fait invasion ; la paralysie et l'aliénation mentales deviennent de plus en plus communes; on n'entend parler que d'anémie. Les croyants au progrès continu et nécessaire répondent par la prolongation de la vie moyenne, que prouvent aussi les statistiques. Ce n'est là qu'une compensation apparente et les faits qui l'amènent, si louables qu'ils soient au point de vue de la charité, nous apportent de nouvelles causes d'amoindrissement dans la santé et dans la vigueur générales de la race. Ce n'est point à l'accroissement de la longévité chez les hommes faits que tient cette prolongation de la vie moyenne; il n'y a pas plus de vieillards qu'autrefois et les infirmités de tous les âges ne sont pas moins nombreuses, tant s'en faut. C'est la moindre mortalité des enfants dans le premier âge, c'est la conservation des personnes valétudinaires, grâce à des soins plus atten-
�88
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE-
tifs, c'est la suppression d'une foule de causes d'insalubrité due à l'aisance croissante, à la police mieux faite, au perfectionnement de certains instruments de travail qui nous font illusion sur l'affaiblissement de la race, en permettant aux statistiques d'affirmer le prolongement de la vie moyenne, sans que la santé moyenne soit meilleure pour cela et sans qu'il y ait un plus grand nombre d'hommes parvenant à la vieillesse. On réussit à retarder la mort d'une foule de sujets destinés par la nature à disparaître ; on fait quelques santés artificielles et éphémères; cela est très-louable et très-attendrissant. Mais il est certain qu'au lieu d'accroître, par ce moyen, la vigueur générale du sang d'une nation, on tend à l'abâtardir en s'opposant à la sélection naturelle qui supprimerait dès l'enfance les individus mal constitués et ne réserverait qu'une élite vigoureuse à la propagation de l'espèce. Sans insister sur celte question, il est facile de faire comprendre que la conservation artificielle d'une foule d'êtres débiles, et leur union par le mariage n'est pas chez un peuple une cause de force et de santé. Tâchons donc de regagner, à l'aide d'une excellente hygiène et d'une éducation physique mieux entendue, ce que la race est exposée à perdre en vigueur de tempérament par les causes que nous venons de mentionner et par une foule d'autres qui ne sont pas du ressort de ce livre. Mais ici nous avons rencontré une singulière objection chez quelques défenseurs du régime de nos lycées et pensionnats. Peu s'en faut qu'on ne nous ai dit : « Mais à quoi bon la -vigueur et la santé ? on peut avoir beaucoup d'esprit sans cela. » Voici du moins quelques phrases d'un des plus éminents contradicteurs de nos thèses sur l'éducation qui semble faire très-bon
�DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE
.
89
marché de toutes ces vertus physiques nécessaires à l'homme complet, et sans lesquelles la vigueur de l'esprit dépérit bien vite dans les familles et dans les nations. « Le développement de la force physique que tant de causes, l'éducation à part, tendent à contrarier dans les hommes au temps où nous vivons, n'est pas toujours en étroit rapport avec celui des intelligences et de la vigueur morale qui leur est propre. L'esprit est une force swi generis ; il est en même temps un producteur fécond de la force matérielle au service des idées non moins que des intérêts. Il y faut sacrifier beaucoup à une époque où il est presque tout. Connaissez-vous beaucoup tle descendants de nos races nobles aujourd'hui vivants, pour peu que leur blason date de trois siècles, qui pourraient porter la pesante armure de leurs pères et monter, comme on disait alors, sur leurs grands chevaux. Je n'en conclus rien contre leur valeur personnelle ou leur aptitude à la vie sociale. Un individu chétif, l'œil fixé sur une cornue, va trouver un secret qui renversera le monde, et quelques flots de vapeur bouillonnante et comptée vont amener sur le champ de bataille, en quelques heures, toute une armée, hommes et chevaux. » C'est très-bien ! mais parce que l'homme moderne a créé de vigoureux instruments de travail, peut-il se dispenser d'avoir lui-même des muscles vigoureux; et si l'armée que la vapeur amène sur le champ de bataille est composée d'individus chélifs, si intelligents qu'ils soient, n'est-il pas probable qu'au bout de huit jours elle sera tout entière à l'hôpital, laissant l'a victoire à des ennemis plus robustes, eussent-ils moins d'esprit. Croyez-vous aussi que la valeur intellectuelle des classes nobles et leur aptitude aux grandes fondions sociales
�90
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
se soient singulièrement accrues depuis qu'elles ne peuvent plus porter la pesante armure de leurs pères? J'en cherche encore la preuve. Reste donc, tout entière, celte question que mon aimable contradicteur et moi n'avons pas qualité poui'résoudre, et qui n'est ni du domaine de la poésie ni de celui de la critique littéraire ; elle appartient à la physiologie : la force physique peut-elle dépérir dans une rase sans danger pour la force d'esprit ? la vigueur musculaire contrarie-t-elle en rien la vigueur de l'intelligence? la prédominance exubérante du système nerveux sur les autres systèmes, l'appauvrissement de la musculature au profit de l'irritabilité cérébrale, ne sont-ils pas des causes de destruction pour l'organisme humain? Si le cher et spirituel confrère qui m'accuse de faire de la poésie quand je réclame en faveur de la culture du corps contre la mauvaise éducation physique qui est donnée dans nos lycées, trouve un seul physiologiste, un seul médecin qui ne résolve pas ces questions de la même façon que moi, je consens à être'banni à tout jamais d'une discussion sérieuse par ce titre de poète qu'il objecte à mes arguments. Malheureux titre sur cette terre de France si littéraire, et qui semble forclore un homme de tout droit au bon sens, à la clarté, à la fermeté de la raison ! Je ne dis pas que quelques-uns de nos maîtres n'aient pas un peu abusé des prétentions de la muse au gouvernement des hommes. La poésie ne confère pas de droits politiques et ne donne pas l'omniscience ; mais elle ne s'oppose pas à ce qu'un rimeur puisse étudier et savoir autre chose que la prosodie ; l'hygiène, la physiologie, la pédagogie ne lui sont pas essentiellement fermées. La science des chiffres elle-même n'a pas toujours à perdre au contact de l'imagination poétique, et je connais plus
�DE L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
91
d'un calcul très-positif en apparence qui ne résiste pas à l'argument en apparence le plus paradoxal. Voici, par exemple, un calcul de statistique cité par M. Guvillier-Flenry pour nous prouver que nous accusons à tort le régime des lycées d'être contraire au développement normal, à la santé de la jeunesse. « D'après les renseignements officiels, la moyenne des décès annuels, pour les garçons de dix à dix-huit ans, dans la population française, est de 0,54 pour 100, et les lycées n'ont perdu, en 1865, qu'un élève sur 505 ; ce qui donne une proportion trois fois moindre... » « Le nombre moyen des internes au lycée de Lyon a été de 280 ; ce qui pour cinq ans (1862-1866) donne 1,400 ; le chiffre des décès a donc été de deux seulement. Le tant pour cent des décès a donc été, au collège, de 0,142, un peu moins de 1 et demi pour 1,000 ; il a été en ville de 0,886, près de 9 pour 1,000, c'est-à-dire six fois plus considérable qu'au lycée. » On voit que nos contradicteurs ont pris très à la lettre le litre d'Education homicide donné à mon premier plaidoyer en faveur de la santé et de la vigueur des jeunes gens. La plupart d'entre eux, avec beaucoup de bienveillance et de courtoisie, m'ont démontré que tous les élèves de nos lycées n'étaient pas immolés avant le baccalauréat, je n'ai pas de peine à l'admettre. Je tiens même pour certain, d'après la statistique, que l'on meurt au collège moins que partout ailleurs. Mais, je demande, en passant, s'il suffit qu'on n'y meure pas pour prouver qu'on y reçoit une éducation physique appropriée aux besoins de toute la vie et aux nécessités actuelles de la race française. Serait-ce donc un bien grand malheur que l'éducation, au lieu de respecter simplement la vie et la vigueur du jeune homme, accrût la
�92
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
force de son tempérament et ses énergies de toutes sortes? Mais est-il donc bien sûr que cette moindre mortalité de la jeunesse dans les collèges prouve quelque chose en faveur du régime qu'on y suit? Avant d'examiner celte question, je me hâte de rendre hommage à l'un des éléments de santé les plus incontestables de la vie de collège et de toutes les vies, la régularité des repas, du coucher, de toutes les habitudes, la sobriété forcée, et enfin à cette absence de soucis et d'excitations mondaines qui forment aussi un des avantages du cloître. Voilà, pour l'éducation de collège sur la plupart des éducations de famille, une supériorité réelle et que je suis très-loin de méconnaître. Cela étant admis, je déclare que les statistiques universitaires citées par M. Cuvillier-Fleury ne prouvent absolument rien, et je m'étonne que l'éminent critique s'y soit laissé prendre. Pour qu'on puisse affirmer que la mortalité dans la jeunesse des collèges est réellement trois fois ou six fois moindre qu'au dehors par la seule vertu de l'hygiène universitaire, il faudrait prouver que mille élèves placés au lycée sont exactement pareils, le lycée à part, à mille jeunes gens vivant au dehors, c'est-à-dire non pas seulement dans les familles aisées, maisavecles indigenls vivant dans le vagabondage, dans les professions insalubres, dans les misères de toute sorte : la statistique oublie, et notre contradicteur oublie aussi, que mille jeunes gens placés dans les lycées sont déjà une élite pour la santé et toutes les conditions de survie. L'Université ne reçoit pas les infirmes ; les parents ne placent pas dans les collèges les enfants trop délicats, ceux dont la santé inspire de légitimes appréhensions. Il serait assez extraordinaire que dans la jeunesse des manufactures, des mines et de tant de professions délétères, parmi les en-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE;
93
fànts des pauvres, surmenés, mal nourris, mal surveillés, exposés à tant de chances de morts qui n'existent pas au lycée, on ne mourût pas en plus grand nombre que parmi des jeunes gens choisis et soumis à une active surveillance. Il y a donc là une erreur de calcul concevable de la part d'un mathématicien, mais non pas de la part d'un philosophe et d'un critique; un poëte ne l'aurait pas commise, car un poëte ne croit pas aux chiffres, et il ose le dire : un chiffre est le contraire d'une réalité vivante. Mille enfants des lycées et mille enfants pris au hasard dans toute une ville ne font pas deux mille enfants sur lesquels on puisse baser un calcul solide. Mille et mille font deux mille, deux et deux font quatre pour un élève de l'Ecole polytechnique et sur le tableau ; mais dans la vérité, dans la nature, nous savons, nous autres poêles qui la fréquentons quelque peu, qu'il est infiniment rare que deux et deux fassent quatre, si môme le cas s'est jamais présenté : deux bons élèves et deux autres ne font pas quatre dans une classe ; deux vaillants soldats et deux poltrons ne font pas quatre sur le champ de bataille; deux poulets étiques et deux chapons de Bresse ne font pas quatre dans un menu. Voilà ce que la poésie répond à l'arithmétique, et la raison pourrait bien être cette fois du côté de la poésie. Mais la question essentielle n'est pas de savoir si l'on meurt un peu plus ou un peu moins dans les lycées de Paris et de Lyon qu'on ne meurt, dans la ville et les faubourgs. Mieux vaudrait, dans l'intérêt général, que la proportion fût renversée au détriment des collèges et que les survivants sortissent de leurs études mieux équilibrés de corps et d'âme et plus fortement trempés. Je m'étonne que des esprits aussi distingués que ceux aux-
�94
DE
L'ÉDUCATION LIUÉUALE.
quels je réponds fassent ainsi bon marché de la force de résistance des organes, de la vigueur et même de la beauté physique dans une nation. C'est une idée tout à fait nouvelle et contredite par l'histoire tout entière. Si poétiques et si surannées que soient ces autorités, je ne me lasserai jamais de citer la Grèce et Rome sur ce point, comme je citerais Homère et Virgile, Platon et Cicéron en matière littéraire. Si de cette antiquité, trop lointaine et trop païenne, je me transporte en pays contemporain et chrétien, je ne puis m'empêcher de remarquer que la plus puissante des races modernes, celle qui couvre déjà plus d'un tiers du monde connu, celle dont la puissance industrielle et maritime et le génie politique prouvent qu'elle est asez fortement douée du côté de l'esprit pour ne rien envier à personne, la race anglaise, en un mot, est aussi celle où la jeunesse lettrée accorde le plus d'importance aux exercices du corps, où l'éducation laisse le plus de place à la vie physique, où la culture de la force musculaire et de la vigueur du tempérament passe pour un devoir, comme elle est un plaisir qui persiste même dans l'âge mûr chez les hommes les plus occupés de grandes affaires. On va me répondre à cela qu'au moment où je réclame pour notre jeunesse une éducation analogue, autant que le comportent les différences des deux pays, quelques Anglais commencent à récriminer contre ce système. J'en ai entendu moi-même plusieurs, et de beaucoup d'esprit, critiquer l'exubérance musculaire de leurs étudiants en les comparant à la tranquillité et à la douceur de nos petits jeunes gens du monde ou de l'Université. Ce jugement ne m'a pas convaincu, et je vais citer, sans le moindre embarras, les objections faites par
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
9b
les Anglais eux-mêmes aux habitudes de leurs écoles. C'est à l'occasion de notre livre sur l'Education homicide qu'elles ont été réunies; elles nous sont parvenues par l'intermédiaire d'un docte écrivain de la Compagnie de Jésus, analysant et critiquant avec autant de courtoisie que de science notre travail dans un article des Etudes religieuses et historiques. Voici la citation anglaise, nous la transcrivons dans son entier, fort disposé que nous sommes à proposer comme des modèles ce que l'écrivain anglais considère comme des vices dans les universités de son pays. « M. de Laprade — ainsi que la plupart des Français qui ont une plainte à faire — signale avec admiration le système anglais comme présentant un contraste avantageux avec le système français sur le point dont il s'occupe. Certainement, dans nos grandes écoles, on avait d'ordinaire assez peu à redouter l'oubli des exercices hygiéniques et des jeux virils... la tendance actuelle dans les écoles publiques va plutôt à l'exagération de la culture du corps. Citons les paroles d'un témoin trèssensé, le professeur Rogers, d'Oxford. Il parle du progrès qu'a fait celte exagération dans la vie de l'université : « Le progrès de cette extravagance qui pénètre dans toutes les classes par l'influence de l'exemple, est certainement dû en grande partie au déclin sensible de la discipline académique ; mais, dans ma conviction personnelle, il tient beaucoup plus encore à la folie pernicieuse de ce qu'on appelle « le Christianisme musculaire, » ou l'éducation physique. A entendre certaines personnes, on serait tenté de conclure que, pour elles du moins, les plus élevés et les plus saints devoirs de la vie consistent à développer ses muscles, à fortifier ses
�96
DU
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
poumons, à exceller dans loules sortes d'exercices gymnastiquès. Le bateau, le cricket-club, la partie de ballon sont, non-seulement le lieu et la sphère d'action où l'on est disposé à faire de son mieux, en fait d'exercices sérieux, mais c'est là ce qui doit être la passion, l'ambition, la maîtresse pensée de l'étudiant. Les maîtres ont été pris de celle absurde manie ; et l'on entend dire de tous côtés que les victoires remportées par leurs élèves dans ces exercices, sains et nécessaires quand on les maintient dans de justes bornes, sont les véritables objets qui occupent la jeunesse, pour laquelle la science et le travail scolaire sont, en somme, secondaires. Les enfants délicats doivent être munis, dit-on, de certificats attestant qu'ils ne peuvent prendre part à ces luttes absorbantes. « A l'Université, les exercices de ce genre sont extrêmement recherchés. Chaque collège a son terrain pour le cricket, sa remise pour les bateaux, et, si les choses continuent de ce train, il aura son jeu de paume et peut-être sa salle de billard. Le trimestre d'été, au dire de personnes graves, aélé abrégé parce qu'il était absolument impossible d'obtenir aucun travail d'hommes qui passaient tout le long de la journée au jeu de cricket ou sur la rivière. Assurément, il y a vingt ans, avant que nous eussions entendu parler de ce devoir prééminent envers notre organisme physique, les hommes étaient aussi actifs, aussi robustes que maintenant. Un sous-gradué qui se livrait à la rêverie et se tenait à l'écart était vu de mauvais œil; et un homme qui étudiait vigoureusement et se livrait de tout son cœur aux exercices propres à entretenir la santé, non-seulement était aimé, mais en général battait ceux qui ne reconnaissaient point la sagesse qu'il y a de joindre les exercices physiques aux travaux de l'esprit. Nous en sommes revenus aux exer-
�DE
L'ÉDUCATION PHYSIQUE
cices de Lacédémone, et peut-être faudrait-il appliquer aux pratiques de notre jeunesse la critique qu'Aristote adressait aux institutions Spartiates : « Le premier devoir d'un instituteur est de former la partie morale et intellectuelle, et non la partie animale d'un jeune homme. » Ces plaintes émanées, je le suppose, d'une plume ecclésiastique , ne détruisent pas cet autre fait à l'avantage des universités anglaises, que les études littéraires y sont poussées beaucoup plus loin que chez nous, et que parmi les hommes politiques de l'Angleterre, pour ne parler que de cette classe, sortis presque tous d'Oxford, de Cambridge ou d'Eton, le grec et le latin, contre lesquels on réclame si fort en France, sont beaucoup plus connus et cultivés qu'ils ne le sont chez nous par les classes dirigeantes. Je demanderai aussi aux détracteurs de l'éducation anglaise, en quel ordre de sciences et d'études nous seraient aujourd'hui inférieurs ces hommes si actifs et si solides, je n'oserai pas dire si supérieurs dans l'industrie, la colonisation et tout l'ordre politique? Je né vois guère pour nous d'éclatante supériorité sur nos voisins que dans cet ordre intellectuel qui produit le vaudeville, l'opérette bouffe, le roman graveleux, la petite presse et le calembour. Voilà le vrai triomphe de l'esprit français contemporain. Il est vrai qu'en regard de ces gloires littéraires, mes contradicteurs pourraient me citer d'autres gloires que je suis loin de répudier, celle des vigoureuses campagnes militaires faites par nos contemporains, par nos camarades de lycée et d'école, et qui prouvent que nous avons encore dans les veines, au lieu d'encre, un sang généreux. Je ne veux pas discuter ici les qualités militaires des deux nations, c'est un point trop délicat, mais on m'ac6
�38
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
cordera que sur ce terrain la rigueur de l'esprit ne suffit pas, et que la vigueur des tempéraments, la force de résistance d'un corps bronzé aux intempéries entre bien pour quelque chose dans l'idée qu'on se fait d'un soldat, même depuis l'abandon des lourdes armures et l'invention des mitrailleuses. Je ne prétends point que nous ayons cessé, malgré nos désastres, d'être les premiers soldats du monde; j'espère que nous ferons encore nos preuves, et que nous prendrons une éclatante revanche; mais je redouterais de nous voir perdre nos qualités militaires, pour peu que le tempérament de la classe moyenne continuât à s'énerver chez nous par la mauvaise éducation physique ajoutée à tant d'autres causes, en même temps que s'énervent les populations manufacturières. Il s'agit ici de physiologie : or la physiologie et la morale se louchent par mille points comme le corps et l'âme. La vigueur du tempérament d'une race se forme d'un mélange de la force physique et de la force morale et se mesure surtout au degré de résistance qu'oppose l'individu aux causes de destruction. La vivacité et la fougue du sang ne sont que des qualités secondaires. Voici un fait bien connu de tous les médecins et qui prouve que les Anglais n'ont pas à se plaindre du genre d'éducation qui contribue à former leur tempérament. Il est constaté que, sur la même quantité d'opérations dangereuses, faites avec les mêmes procédés et les mêmes soins, en des maladies identiques, il y a un beaucoup plus grand nombre de malades qui résistent et qui survivent parmi les Anglais que parmi nous. C'est quelque chose que la supériorité de celle force de résistance vitale, lors surlout qu'elle n'est accompagnée d'aucune infériorité intellectuelle.
�DE
L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
99
Nous sommes donc bien loin de taxer de folie pernicieuse cette éducation physique appelée chez les Anglais Christianisme musculaire, et nous refusons de nous rendre au raisonnement de l'auteur de the Church and the World, appuyé pourtant de l'esprit et du savoir de nos contradicteurs français. Aucune éloquence, aucune érudition ne saurait nous prouver que ce n'est pas un avantage considérable que d'avoir une santé robuste et une grande vigueur musculaire et qu'il soit nécessaire, ou même utile, d'être malingre et chétif pour avoir du génie ou du talent. L'histoire tout entière dépose contre ces étranges assertions. Un peuple fait donc sagement de s'assurer, par une bonne éducation physique, d'une jeunesse fortement constituée, pourvue même de cette exubérance musculaire dont se plaint le professeur Rogers et que semblent redouter pour nos fils le R. P. Clair et M. CuvillierFleury. Notre spirituel confrère ne veut voir qu'une thèse poétique, une fantaisie d'imagination dans notre plaidoyer en faveur des santés solides et des corps aguerris; et le pieux jésuite n'est pas loin de taxer de paganisme notre culte pour la jeunesse, pour la personne humaine, pour la nature, parce que nous leur donnons l'épithète de saintes. Nous ne prétendons pas attribuer à ce mot une portée théologique, ignorant le dictionnaire de la théologie; mais, humainement parlant, pourquoi cette oeuvre de Dieu si admirable, si merveilleuse, qu'il a faite à sa propre image, cette personne, cette forme humaine qu'il a daigné revêtir lui-même en Jésus-Christ, ne pourrait-elle pas être appelée sainte et tendrement vénérée ? L'éloignement et presque le scandale que nos idées
�■100
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
sur ce sujet et sur la culture du corps paraissent causer au religieux écrivain lient à une question grave sur laquelle nous oserons revenir avec respect, mais avec fermeté. L'Eglise a prêché, avec raison, le mépris de la sensualité et la domination de l'âme sur le corps. C'est là un principe au-dessus de toute controverse. Mais l'application des plus sages principes posés par l'Eglise s'estelle toujours faite, dans la pratique séculière, avec une bien juste mesure? N'est-il pas vrai que le mépris du corps et des soins qu'il exige a été souvent poussé trop loin sous l'influence de la doctrine ecclésiastique? Que ce soit aux jésuites ou à d'autres religieux qu'on doive l'établissement des premiers collèges pour la jeunesse, il est certain que, jusqu'à la fondation de l'Université par Napoléon et pendant toute la durée de l'ancienne monarchie, tous les collèges ont été fondés par des religieux et, autant que le comportait leur but, sur le modèle des couvents. L'Université adopta ce modèle, presque sans y rien changer, sauf, hélas! la prédominance de la piété chrétienne, si propre à en atténuer les inconvénients. Mais l'ordonnance matérielle, le régime-, la distribution du temps furent entièrement conservés. Or, ce régime, jusqu'à ce jour, a été radicalement contraire à la bonne hygiène de la jeunesse virile et à celte éducation du corps qui devient de plus en plus dans la classe moyenne une impérieuse nécessité. Par une illusion très-sincère, nous n'en doutons pas, chez nos contradicteurs laïques et surtout ecclésiastiques, mais un peu offensante pour notre propre sincérité, on nous accuse de prêcher la mollesse, la paresse, le bien-être excessif et le luxe dans les collèges, quand nous demandons, au contraire, une éducation Spartiate. Nous désirons que les jeunes gens fortifient leur corps
�BE L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
101
et l'endurcissent dans nos gymnases, et nous avons horreur de toutes les délicatesses ridicules, de toutes les superfluités qui s'y sont introduites depuis un certain temps. Dans nos premiers souvenirs de collège, souvenirs très-peu reconnaissants, comme nous l'avons dit, un seul élément figure comme une légère compensation à l'excès du travail, au manque d'exercice et de grand air, c'est une certaine rudesse militaire de nos habitudes, un mépris de la douilletterie et du luxe, c'est la gymnastique batailleuse de nos récréations, enfin tous les défauts qu'on a supprimés chez les petits gentlemen des lycées d'aujourd'hui. Oui, la mollesse et les superfluités se sont introduites dans le régime des collèges, tout en y laissant subsister les anciennes causes de mauvaise éducation physique ; et ce n'est certes pas en faveur de ces délicatesses et de ces élégances ridicules que nous avons plaidé. Mais pour être juste entre l'Université et les jésuites, — s'il est permis de l'être sans subir une accusation d'impiété, — nous ferons une remarque sur ces innovations. Nous n'avons pas hésité à reconnaître que, dans les pensionnats religieux, situés d'ordinaire hors des villes, le grand air, les saines récréations, les exercices favorables au corps étaient, en général, plus largement accordés aux élèves. Malheureusement, c'est aussi par les établissements libres, surtout par ceux des jésuites, qu'ont pénétré dans la vie de collège la plupart de ces douceurs et de ces superfluités mondaines que nous n'hésitons pas à condamer. Les nécessités de la concurrence et des prospectus nt fait taire sur ce point l'austérité cléricale. Il ne sufit pas aux parents d'aujourd'hui des bons principes, ou es bonnes études, ou de la bonne hygiène pour les déider dans le choix d'un collège; le cuisinier et le tail-
�102
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
leur de la maison n'y sont pas sans influence. Les concerts, les comédies, les cavalcades sont, aux yeux des mères, un irrécusable indice de supériorité. L'Université a fait aussi quelques pas dans cette voie du luxe, des superfluités et du faux bien-être ; mais elle est encore devancée de beaucoup par les maisons religieuses destinées aux classes riches. Félicitons l'Université de ce qu'elle a gardé encore de simplicité et même de rudesse; demandons-lui le véritable bien-être, le véritable luxe de l'enfance, le grand air, les exercices du corps, tout ce qui peut faire des jeunes gens robustes et hardis, en un mot, la bonne éducation physique. On dirait, à la façon dont certains de nos contradicteurs repoussent ces réformes, qu'ils redoutent une jeunesse trop bien portante dans l'intérêt de la discipline et de l'autorité, même en dehors du collège. Ils nous rappellent, sans comparaison, ces exécrables nourrices qui font boire de l'opium aux enfants pour en obtenir la tranquillité et le silence. Ils nous donnent à penser que l'idéal de l'éducation consiste pour eux à faire des hommes qu'on puisse facilement dominer. Dans tous les cas, cela ne peut pas être le but de l'éducation nationale; il s'agit pour elle de préparer les jeunes gens à la vigueur, à l'indépendance en même temps qu'on les forme au savoir et aux bonnes'mœurs. Le spirituel écrivain des Débats qui combat nos idées sur l'éducation physique, sous un titre qui est déjà un argument contraire, la poésie et l'hygiène, ne se doute pas que, dans celle question, il est de beaucoup le plus poëte des deux; il semble faire revivre la théorie romantique du poêle poitrinaire et du penseur cataleptique qui régnait dans la littérature et auprès des femmes de 1820 à 1840; sans doute par réaction contre le règne
�DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
■103
du carabinier et du grenadier de la garde sous le premier empire. Dans les écoles où nous commencions à rimer, en 1832, nous croyions tous, sur la foi des Méditations, au poëte mélancolique et anémique. Les vignettes de Tony Johannot et des autres, qui seules nous avaient fait voir, à nous, étudiants provinciaux, la figure de Lamartine, le déguisaient en un pâle jeune homme, baissant la tête au clair'de la lune, drapé d'un épais manteau et collant un mouchoir contre sa bouche, de crainte de s'enrhumer. Voilà comment le romantisme avait métamorphosé cet agile centaure, le plus beau des gardes du corps de Louis XVITI, en 1816, et qui, deux ou trois ans avant de mourir octogénaire, se tenait encore, — Dieu sait sous quel fardeau de travail et de soucis, —aussi droit et aussi ferme qu'un cent-garde de Napoléon III! J'ajoute en passant que Lamartine, comme bien d'autres illustres, n'avait jamais paru dans un collège que pour s'en échapper au bout de quelques mois. Je m'arrête; on va prétendre que je conseille à tous les écoliers de sauter par-dessus les murs du lycée pour devenir des Lamartine. Je veux dire seulement ceci : que la plupart des grands esprits que j'ai connus étaient logés dans des corps très-sains et souvent très-vigoureux : j'en appelle aux souvenirs académiques de notre aimable confrère. Combien l'Académie n'a-t-elle pas vu et ne possède-t-elle pas encore de vaillants octogénaires? La longévité de l'organisme ne prouve pas, je suppose, contre sa vigueur. Cette vigueur ne saurait certainement pas se maintenir dans une race au bout de plusieurs générations soumises à l'éducation physique de nos lycées. La force cérébrale et nerveuse ne saurait survivre longtemps à l'épuisement de la force musculaire. Je ne dis pas qu'il
�104
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
faille faire des athlètes pour avoir des hommes intelligents : Socrate et Platon, cependant, avaient des muscles , et tous les hommes de haute valeur intellectuelle, directement sortis des classes populaires, comme on en citerait tant de nos jours, prouvent bien que la force et l'activité physiques ne sont pas inutiles pour fonder la vigueur de l'esprit. L'idée contraire, quoiqu'elle ne vienne pas d'un poète, est un paradoxe, et ne comporterait pas une minute de discussion entre médecins physiologistes. Quand il s'agit des familles et des classes depuis longtemps cultivées et lettrées, ou tout au moins depuis longtemps soustraites aux bienfaits de l'hygiène et de la gymnastique agricole, l'éducation, nous ne nous lasserons pas de le répéter, doit être, non-seulement conservatrice, mais restauratrice de la force musculaire et sanguine. Pour les enfants de la bourgeoisie qui peuplent en grande majorité nos lycées et nos collèges, il importe, aujourd'hui, de faire plus que le strict nécessaire en matière d'éducation physique. Il faut accroître l'énergie des tempéraments, il faut relever la race. On va me dire encore que je n'aperçois pas mille causes de décadence physique autres que la mauvaise éducation, et mille autres remèdes plus nécessaires que le grand air et les exercices du corps. Améliorer l'éducation physique, ce n'est pas, que je sache, mettre obstacle à la réforme des mœurs et aux autres réformes propres à relever l'énergie et la vitalité d'une race.
�CHAPITRE VII
Témoignage des médecins hygiénistes. — Des différentes espèces de paresse chez les écoliers, qu'elles relèvent presque toutes de l'éducation physique et de l'hygiène. — De l'abrutissement par la surexcitation nerveuse.
• Il a été fait, je le sais, quelques réformes ou plutôt quelques tentatives de réforme dans les lycées depuis ces dernières années. Quelques amis trop flatteurs ont bien voulu nous dire que la publication de l'Education homicide avait contribué peut-être à attirer sur la question d'éducation physique les yeux d'un minisire. Si mon petit livre avait eu cet honneur, je m'applaudirais de lui avoir donné ce titre un peu criard qu'on m'a reproché avec une si sérieuse naïveté, et sans lequel personne ne l'aurait lu, si peu on s'occupe en France des sujets essentiels de la pédagogie. Depuis quarante ans que j'entends disserter sur la liberté d'enseignement, je comprends bien qu'on se dispute pour savoir qui se rendra maître de la jeunesse ; mais je ne vois pas que les uns s'occupent véritablement
�■10 G
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
de la mieux élever que les autres dans son intérêt et dans l'intérêt national. On ne combat pas pour l'éducation, mais pour la domination. Voilà pourquoi je n'ai pris, je le confesse, si catholique et si libéral que je sois, qu'un très-médiocre intérêt et qu'une médiocre part à ces luttes sur la liberté d'enseignement. Avant tout je suis père, et il ne s'agissait pas tant du bien de nos enfants que de nos vanités et de nos partis. Je resterai donc neutre encore dans la discussion pendante sur l'enseignement supérieur. Pendant quinze ans d'exercice des fondions d'examinateur au baccalauréat, j'ai trop vu que la principale liberté que demandaient pour leurs enfants la plupart des familles de la bourgeoisie et de la noblesse française, c'était la liberté de ne rien apprendre et de ne rien savoir, et d'arriver, malgré cela, aux honneurs et à la fortune. Cette liberté me séduit peu, et je conçois qu'aucun gouvernement ne veuille prendre l'initiative de la décadence des éludes classiques, c'est-à-dire de la décadence même de l'esprit humain. Si je réclame pour qu'on fasse aux élèves de fortes santés, ce n'est pas pour avoir des lutteurs et des clowns, des écuyers du cirque ou même des gentlemenriders, c'est pour obtenir des esprits vigoureux et de fermes caractères; j'ajouterai même, aujourd'hui surtout, de robustes soldats. Après les divers ministres que nous avons eus à la tête de l'instruction publique, pourquoi n'y mettrait-on pas quelque jour un médecin hygiéniste? J'ai beau le supposer étranger aux goûts et aux études littéraires et à toutes les questions de l'enseignement, il serait impossible qu'il leur fût plus complètement fermé que tel chef de parquet devenu gouverneur général de la Banque de France. Les habitudes d'un médecin consultant
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
ou d'un médecin philosophe ne seraient pas plus déplacées dans la grande maîtrise de l'Université que celle d'un magistrat. Hygie saurait présider à l'Université aussi bien que Thémis et les Muses elles-mêmes; et, vraiment, ce ne serait pas trop tôt pour l'appeler au conseil.
"îyisict, rtpiaÇiarz, fxtx,xxp&v •
« Hygie, la plus vénérable des divinités! » comme dit un hymne grec :
Mstà asïo, f*ân*f/5 'ïy/sf*, léô&'ke rfxvrx.) xx,t %éôev Si
XÛIIXT!SI
Xxpitmv ixp'
x®pîs
ovtis £ùS«//!x£»y.
« Avec toi, bienheureuse Hygie, tout fleurit, avec toi brille le printemps des grâces. Sans toi, il n'y a personne d'heureux. » Hygie, c'est la santé du corps et de l'âme qui n'existaient pas l'une sans l'autre aux yeux des Grecs. En ce point, comme en tout le reste de la philosophie et de la science, la sagesse moderne a pu compléter, mais n'a jamais contredit la sagesse hellénique. Il n'y a pas de véritable traité d'hygiène qui ne soit un cours de morale tout autant que de médecine. L'hygiène scolaire est une partie essentielle de la science de l'éducation ; mais elle est encore à créer, et l'Université ne s'en occupe pas. « On a multiplié les inspections générales universitaires, dit M. FonssagriveSj en vue de porter partout l'influence de la pensée qui dirige, et d'exercer sur les études un contrôle nécessaire. Voilà pour l'esprit... Mais le corps, le pauvre corps, par
�108
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
qui sont surveillés ses intérêts, si menacés cependant par les empiétements de l'esprit? Où est l'inspection d'hygiène scolaire qui embrasserait tous les établissements d'instruction publique et privée dans une même surveillance? » C'est un médecin très-spiritualiste et très-ami des lettres qui écrit ces lignes ; et tout en déclarant que : « c'est vouloir bâtie sur le sable que de ne pas songer à donner avant tout à l'instruction l'assise d'une bonne et solide santé, » il maintient que « la culture de l'esprit (j'entends la culture raisonnable) est aussi directement une condition de la santé. » Nous glanerons d'ici et de là quelques-unes de ses idées pour montrer combien se tiennent de près, quand il s'agit de l'enfance, la science morale et l'hygiène. Je trouve, par exemple, cette pensée profondément juste, vérifiée pour nous par l'expérience, et dont jamais universitaire, que je sache, n'a paru se douter; elle n'est pas bien profonde sans doute, mais il fallait, pour faire cette observation, un hygiéniste et non pas un simple pédagogue. « Je dislingue plusieurs paresses : la paresse d'indocilité, la paresse de souffrance, la paresse de fatigue et la paresse d'ennui. La paresse de soufrance exige, pour qu'on ne la confonde pas avec l'autre, beaucoup d'attention et de sagacité, et aussi une connaissance complète des habitudes physiques ou morales de l'enfant. » Les trois quarts des punitions dont on nous écrasait durant ma vie d'écolier étaient appliquées, pour moi du moins, à cette paresse de souffrance que nos ineptes surveillants étaient parfaitement incapables de discerner. Je voudrais pouvoir citer ce chapitre tout entier, car il est à la fois profondément vrai et charmant. Si je
�DE I,'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
109
choisis le paragraphe suivant, c'est, je l'avoue, parce qu'il justifie quelques-unes des assertions qui m'ont fait prendre, par certains universitaires, pour un avocat de la paresse. Bien heureux M. Fonssagrives d'être physiologiste par état, et surtout de n'être pas poëte de profession ! Quel monceau de paradoxes ne verrait-on pas dans la page que nous allons transcrire, si elle sortait originairement d'une plume habituée aux alexandrins ! « Quant aux deux autres paresses, celle de l'ennui et de la fatigue, j'avouerai hautement (que nul collégien ne m'entende) que je les considère comme légitimes et salutaires. La faute en est au système qui sépare l'attrait intellectuel du travail et qui écrase les écoliers sous la masse d'un programme de plomb. Qu'on trouve mieux, et l'on pourra gourmander les enfants tout à son aise. Je bénis provisoirement la paresse qui seule leur permet de résister aux périls d'une culture intensive. » Je recommande ce passage à mou cher confrère, M. Cuvillier-Fleury, que j'ai si fort scandalisé en écrivant : « Je sens que je n'ai été sauvé de la destruction physique ou d'une incurable ineptie que par ma paresse et un peu d'indiscipline. Si j'avais été un bon élève, je ne serais jamais devenu un homme, elc. « Mmc de Sévigné, attendant une lettre de sa Jille, et songeant au froid et à la pluie que trouvait sur sa route le courrier qui la lui apportait, s'écriait : « Mon Dieu, que vous êtes bon d'avoir inventé la cupidité! » Nous pouvons, nous aussi, parents, le remercier avec effusion d'avoir inventé la paresse. L'enfant pratique avec une merveilleuse facilité cet art de ne pas penser, que Xavier de Maistre proclamait un des plus dilliciles ; il élude ainsi bien des surcharges cérébrales qui aboutiraient à des catastrophes ; son esprit saute les fossés, joue aux
�110
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
barres, ou fait des bulles de savon, tandis que l'autre est attaché à la glèbe; et cette séparation, sauvegarde pour la santé, si elle est préjudice pour l'instruction, est la meilleure critique des sévices de l'ogre-programme. Ramener l'attrait et la mesure dans le travail, voilà la formule... La paresse se guérit plus aisément par l'attrait que par la répression. On a dit que la suprême sagesse consiste à mettre son plaisir dans ses devoirs ; cela est vrai de l'écolier comme de l'homme. » J'ajouterai, pour compléter le traitement des paresseux avec d'autres remèdes indiqués ailleurs par le docteur lui-même, que celte paresse aux travaux de l'esprit, engendrée dans un très-grand nombre de cas par la souffrance ou la faiblesse du corps, serait singulièrement diminuée par tous les exercices qui amènent la vigueur et l'endurcissement physiques. Les vrais paresseux sont rares; il n'y a que des impuissants, qui sont rares aussi, grâce à Dieu. De nos jours, surtout, les paresseux de collège sont moins des coupables que des malades; les stimulants au travail sont plus vifs et plus multipliés qu'autrefois, la nécessité de se faire une position et, pour cela, de conquérir un diplôme, la terreur précoce du baccalauréat sont des aiguillons qui poussent les plus inertes, et en même temps sont des causes de soucis prématurés très-funestes à l'hygiène de l'adolescence. La paresse n'est rien de plus qu'un manque de vitalité et de vigueur, une des formes de l'anémie. Fortifiez par une excellente hygiène les organes de vos élèves, et vous n'aurez plus, ou presque plus, de paresseux. Il vous restera quelques incapables, mais que faire à cela? écartez-les doucement des études classiques :
Soyez plutôt maçon si c'est votre talent.
�DK
L'ÉDUCATION PHYSIQUE.
C'est une erreur de croire que la paresse est inhérente à la nature humaine. Je' ne parle pas de la paresse qui figure parmi les sept péchés capitaux et qui a pu être définie par je ne sais plus quel théologien : « La paresse est un dégoût de ce que les choses spirituelles sont spirituelles, etc. » Mais en prenant la définition du catéchisme : « La paresse est une lâclielé et un dégoût qui fait qu'on néglige ses devoirs plutôt que de se faire violence, » je dis encore qu'il y a très-peu de paresseux; il n'y en a que parmi ceux qu'aucune nécessité ou qu'aucun attrait ne pousse au travail; et ceux-là sont rares dans notre société fiévreusement active. L'homme est essentiellement une activité; et, quand cette activité fléchit, c'est que les organes manquent à la volonté et au besoin d'agir. L'enfant est par nature plus actif encore que l'homme fait; il a horreur de l'immobilité et de l'inertie de corps et d'esprit. Proposez à ce paresseux qui bâille devant son thème une partie de lutte, de course, d'escrime, de ballon, de rame, une ascension à pic, dites-lui d'aider les faucheurs, les moissonneurs ou les vendangeurs dans le champ voisin, ou môme le charpentier cl le maçon dans le chantier le plus proche, vous verrez avec quel empressement il acceptera, s'il n'est pas un malade! Il s'agit donc dans l'éducation et dans l'hygiène de savoir profiter de celte activité naturelle de l'enfant en la stimulant par l'attrait, pour que l'exercice accroisse dans un juste équilibre les forces de l'esprit et du corps. Quand vous aurez des élèves très-bien portants et trèsvigoureux, il ne vous restera guère de paresseux, en France surtout, où la vivacité d'esprit et de corps est un apanage de la race. Nous serons alors en l'ace des paresseux par indocili*
�i 12
DU
[/ÉDUCATION
LlBÉÏtALK
té; nous n'avons plus affaire au dégoût, à la lâcheté, mais à la rébellion. Ceci n'est plus du domaine de l'éducation physique, mais regarde le professeur, le directeur, le confesseur, en un mot l'autorité morale. Mais la paresse la plus fréquente chez l'enfant et l'adolescenl, ces êtres vifs par excellence, appelle le médecin hygiéniste plutôt que le pédagogue et demande la gymnastique, le grand air, l'hydrothérapie, plutôt que les pensums et la férule. Ai-je besoin d'ajouter que je place eu première ligne les remèdes moraux et religieux? Mais ceux-là ne sont pas de noire sujet;ils supposent d'ailleurs toujours une âme, une intelligence pourvue d'organes capables de la servir; et c'est à préparer ces organes qu'est destinée l'éducation physique. « Vient enfin, dit M. Fonssagrives, le troisième ternie de la perversité scolaire : l'ëtourdërie. C'est là une fonction de l'enfant; tout est mobilité chez lui, el il éprouve à fixer son esprit la même difficulté qu'à ne pas remuer ses jambes. Les avertissements et les conseils ne laissent pas plus de sillons dans sa mémoire que les hirondelles dans le ciel bleu qu'elles traversent; impressions, souvenirs, jeux, travaux, il effleure tout sans aller au fond de rien ; il passe sans jamais s'arrêter ; abeille étourdie, il n'a qu'un but, c'est de faire de la gaieté avec toutes les fleurs; il les aime, parce qu'il peut passer de l'une à l'autre; le dégoût viendrait vite si on le forçait à s'arrêter constamment sur l'une d'elles. « Il faut que l'instruction soit mobile comme l'est l'attention de l'enfant, et qu'elle s'inspire du principe nécessaire de la variété. Il faut aussi qu'elle n'exige pas de l'enfant une continuité de tension d'esprit qui est antipathique à sa nature comme à ses goûts, et cela est
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
d'autant plus indispensable qu'il est plus jeune. On doit bien se garder surtout, pour combattre la légèreté, d'éteindre chez les enfants cette fougue primesaulière et mobile pour en faire des modèles, c'est-à-dire de petits esprits bien rangés, bien étriqués, bien méthodiques, creusant leur sillon géométrique, allant de la huitième à la philosophie, comme les hommes rangés vont du berceau à la tombe, à la façon du train de Birmingham à Manchester, comme ditTopfer, et auxquels il ne manque qu'un front chauve pour être des savants accomplis. » Je-voudrais citer encore une page sur l'enfant gâtéproduction récente de nos mœurs qui a remplacé l'enfant contraint et qui ne vaut pas mieux. On verrait que M. Fonssagrives est à la fois, ce que tout vrai médecin doit être, un physiologiste et un moraliste. Il touche en passant aux questions de méthodes littéraires et d'enseignement proprement dit; et, telle est la justesse que donne à l'esprit cette étude de la nature faite sur le vif qui constitue la médecine, que le savant observateur de la santé des enfants se rencontre toujours avec les meilleurs praticiens de l'instruction classique. C'est ainsi qu'il réprouve l'enseignement prématuré de la grammaire, étude trop compliquée pour le premier âge; car elle exige une raison déjà développée et doit être précédée par le mécanisme et les acquisitions de la mémoire. Les excellentes doctrines scientifiques et religieuses de cet écrivain sont pour beaucoup dans la justesse de ses idées sur l'hygiène. Un médecin spirilualiste est seul capable d'avoir de saines théories hygiéniques. Le grand souci que nous montrons comme lui de la santé du corps des jeunes gens, repose sur le respect et l'amour de leur personne morale, et non point, comme on ne manquera pas de nous le reprocher, sur une adora-
�DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
tion do la rie physique et sur le culte de la matière. La bonne hygiène n'a aucune indulgence pour la matière ; elle demande, au contraire, à l'âme de dominer le corps et au besoin de le rudoyer, tout en étant juste avec lui comme avec un serviteur nécessaire et fidèle. Pureté, sobriété, activité; voilà les trois grands principes de l'hygiène. Qu'y pourrait objecter le christianisme le plus sévère ? Quand nous parlons de la culture du corps, des soins et du respect qu'on lui doit, on voudrait nous faire dire que nous réclamons à l'usage des écoliers l'office du parfumeur, du tailleur à la mode et du confiseur. Ce que nous demandons pour le corps durant la jeunesse, c'est de l'activité, c'est de la fatigue. L'éducation présente tient le corps inactif et laisse dépérir le système musculaire. Que l'exercice et l'air pur soient introduits à haute dose dans l'hygiène de nos lycées, que la gymnastique prenne sa place parmi les devoirs de la journée; non pas cette gymnastique de clowns et d'écuyer du cirque qui a prévalu un moment, mais un art et des exercices plus voisins de la gymnastique naturelle. Jusqu'ici, en matière d'éducation physique, les établissements les plus avancés n'ont guère fait que des programmes. Sortons des prospectus pour entrer dans la réalité. L'Université, jusqu'à ces dernières années, s'était honnêtement abstenue des prospectus. Mais quand on veut tout défaire et avoir l'air de tout refaire, le prospectus devient une uécessité. La concurrence produite par la liberté de l'enseignement explique aussi, sans la justifier, celte manie des circulaires et des programmes. Ce qu'il faut à l'hygiène de nos internats exige autre chose que des programmes. Les lumières et les bonnes
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE,
HS
intentions d'un ministre n'y suffisent pas. Quand la France, qui trouve de l'argent pour tout, en trouvera quelque peu pour l'instruction publique, il faudra songer à la transformation des locaux de presque tous nos lycées et transporter hors des villes toutes les agglomérations d'internes qui, d'ailleurs, ne doivent jamais dépasser trois cents. Après avoir transformé le local des lycées, il faut distribuer le temps des écoliers d'une manière toute différente et qui rentre, pour les plus jeunes, dans le système que les Anglais appellent half-time. Enfin, il faut que les exercices du corps, —je ne dis pas la gymnastique de saltimbanque, — deviennent obligatoires comme les exercices de l'esprit. L'obligation sera douce, car une grande partie de ces exercices peut consister dans les jeux usités de temps immémorial par les écoliers et délaissés de notre temps. L'insuffisance des locaux, et de la durée des récréations n'est pas, je le sais, la seule cause qui éloigne aujourd'hui les collégiens de ces jeux, salutaires, où se déployaient l'adresse et la force physique. Mais, avec un peu de bonne volonté des maîtres, le goût de ces exercices renaîtrait bien vite, car il est tout à fait dans la nature. Enfin, la grande question qui domine toute réforme, dans l'éducation physique comme dans les éludes en général, c'est celle des programmes d'examen, de l'époque où ces examens doivent être placés, de l'ordre dans lequel on doit les échelonner, de l'âge au delà duquel les aspirants ne seront plus admis dans les grandes écoles spéciales. Conlenlons-nous de rappeler ici qu'il est du plus grand intérêt, et pour les éludes elles-mêmes et pour la santé d'esprit et de corps des jeunes gens, que l'Etat résiste à cette ambition de précocité pour les enfants, qui n'a d'égale chez les parents de nos jours
�DE
l,!ÉlHICATÏON L1BKHA1JÎ
que l*ambition de les voir proraptemenl déban-assés do toute élude qui ne conduit pas à un gain immédiat. Soyez ignorants, tant que vous voudrez, mais soyez au plus tôt bacheliers ès lettres, licenciés en droit, ou docleurs en médecine, etc.. Voilà quelle est, au fond, la consigne que donnent à leurs enfanls la plupart des familles dans les classes dites cultivées. On prise beaucoup en France les dehors de l'instruction et les avantages qu'ils procurent ; l'instruction pour elle-même est peu recherchée. En attendant [que l'on pourvoie, s'il est possible, à relever parmi nous le culte désintéressé de la littérature et de la science, il est certain que le niveau actuel des éludes classiques ne s'abaisserait pas le moins du monde si l'on introduisait dans tous nos lycées et internats une forte éducation physique. Les quelques heures que l'on ôterait ainsi à la durée du travail de l'esprit seraient compensées largement par la vivacité et la force qu'apporteraient à ce travail des organes plus frais et plus vigoureux. On ne sait point assez combien est funeste à l'esprit et toujours vicieux par quelque côté un travail accompli dans la surexcilation des nerfs, à l'aide d'une force artificielle, quelle que soit son origine, au lieu d'être produit par la vigueur spontanée de l'intelligence et du tempérament. Sur ce point, quoiqu'il s'agisse de la valeur même des idées et non pas de l'effet sur les organes, les physiologistes m'entendront encore mieux que les simples moralistes. Outre que l'ivresse et tout ce qui lui ressemble est funeste au corps, il est certain que malgré toutes les théories qui peuvent avoir cours dans la littérature d'estaminet, aucune œuvre saine et sérieuse ne s'est jamais accomplie que dans le calme et la puissance réfléchie de l'esprit humain. Le vice delà plupart
�DE
I.'KDUCATÏON
PHYSIQDE
des écrits do notre temps, c'est de trahir leur provenance artificielle et fiévreuse et l'habitude des auteurs de travailler avec des nerfs agités plutôt qu'avec une vraie puissance cérébrale. Ces milliers d'auteurs, qui écrivent en France des articles très-médiocres, sont, pour la plupart, inférieurs encore à leurs écrits. Ils en puisent la matière en dehors d'eux, dans un certain courant d'idées qui permet au plus inepte de se donner les airs d'un penseur en adoptant certains lieux communs; ils acquièrent, par l'habitude, une certaine adresse à les exprimer, et tous les genres de surexcitation leur viennent en aide pour trouver parfois le mot pittoresque qui doit séduire le lecteur. Voilà quels sont, pour plus des trois quarts, les soi-disant lettrés qui préparent chaque matin au peuple français sa nourriture intellectuelle, et voilà le genre de talent que le système actuel d'éducation et d'études est capable de former. Bien heureux et bien forts ceux qui reviennent de notre éducation classique et de nos examens.avec toute leur virilité, toute leur sincérité, toute leur droiture, toute leur spontanéité intellectuelles! Notre système d'hygiène pour la jeunesse, et notre système d'études ne sont bons qu'à préparer à la France deux classes d'esprits, dès longtemps les plus influentes, mais les plus funestes à l'esprit humain, des avocats et des journalistes. J'entends par avocats et journalistes, les hommes qui ont le don de parler agréablement des choses dont ils ne savent pas le premier mot, et qui, grâce à ce don, finissent par perdre entièrement la faculté de penser. L'intelligence de la France est entre les mains de ces singuliers instituteurs depuis plusieurs générations; et l'esprit funeste qui préside à notre système d'études et
�118
DR l/ÉDUCATION LIBÉRAtE.
d'hygiène scolaire n'est pas une des moindres causes des vices de la littérature et de la presse. Depuis l'avénement de ces programmes d'examen qui contraignent les écoliers à se tenir prêts à répondre de omni re scibili, l'habitude de toucher à tout, de tout effleurer, sans rien approfondir, est devenue une des nécessités de la vie scolaire. Un candidat qui saurait autant de latin et de grec qu'un professeur en Sorbonne est perdu s'il fléchit sur les mathématiques et l'histoire. Or le plus mauvais régime auquel on puisse soumettre l'esprit d'un jeune homme, ce n'est pas de ne rien savoir du tout, c'est d'apprendre mal et de mal étudier. Un ignorant peut apprendre plus tard, un esprit détraqué par de fausses méthodes et des habitudes vicieuses, n'aura jamais qu'un savoir funeste. Mais, outre ces causes de perturbation intellectuelle, il en est qui tiennent directement à l'hygiène et à l'éducation physique. En même temps que l'intelligence dévoyée s'affaiblit et se fausse clans ces études hâtives et superficielles, que l'orgueil corrompt ces esprits qui s'imaginent connaître tout ce que le programme les a contraints de regarder, le cerveau, le système nerveux, tout l'appareil organique de la pensée ont pris de leur côté de vicieuses allures : la surexcitation est devenue pour eux l'état permanent; et la surexcitation permanente est à la fois une preuve et une cause intime de faiblesse. La vraie force intellectuelle, celle qui repose sur une saine et forte raison, se déploie sans agitation, avec lenteur, comme la vraie force morale. Sous la double influence de notre hygiène scolaire et des habitudes intellectuelles que contractent les élèves, c'est la surexcitation qui prévaut en eux sur l'activité normale. Tls pensent avec leurs nerfs plus souvent qu'a-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
119
vec leur raison, et prennent pour des idées le tapage que font les mots à la surface de leur cerveau. L'esprit et ses organes manquent chez eux de la vraie vigueur, tout en possédant parfois une vivacité extrême qui fait illusion sur leur force aux personnes peu réfléchies ou élevées comme eux. On peut se faire une idée de celle dégradation mentale et cérébrale à voir le genre d'écrits qui pullulent depuis un quart de siècle, et les innombrables lecteurs qui s'en nourrissent. L'existence et l'éclatant succès d'un certain journalisme, de la littérature et des arts qui lui correspondent, roman, théâtre, critique, musique et peinture, est un des symptômes d'abaissement intellectuel les plus irrécusables qui se soient jamais produits chez une nation. Déjà les journaux sérieux et même les revues faisaient aux grands livres et aux lectures suivies une concurrence fâcheuse pour l'esprit humain. Quant à cette presse, dérisoirement appelée la presse littéraire, et qu'il est déjà très-indulgent d'appeler la petite presse, elle a été pour l'intelligence un fléau pire que la suppression de toute culture et l'ignorance même de l'alphabet. Les encouragements qui lui ont été donnés sous l'Empire, aux dépens et en haine de la presse politique, constituent un véritable crime social. Après avoir fait sa proie de la bourgeoisie, cette presse abrutissante est entrée, en s'envenimant de socialisme, dans les habitudes des ouvriers. Combien de temps la raison publique pourra-t-elle résister à ces causes d'hébétement"? La multitude, et je parle d'une multitude bourgeoise, qui fait sa lecture à peu près exclusive de ce genre de journaux, ne se doute pas de l'effet qu'ils produisent sur les gens qui ont l'habitude d'occuper autrement leur esprit. Pour nous, lorsque le hasard nous a contraint à un
�1-20
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉBALE
quart d'heure de tête-à-tête avec une de ces feuilles qu'on trouve si amusantes, si spirituelles, si françaises, et môme si sensées, quand elles ne sont pas du parti contraire, et qu'après cette lecture nous courons nous réfugier dans un livre honnête, je ne parle pas d'un livre éminenl, il nous semble que nous entrons dans un aréopage au sortir d'un hospice consacré aux plus hideuses maladies de l'âme et du corps. Il y a sans doute plus d'une cause à l'envahissement des esprits par cette presse malsaine ; mais l'éducation énervante, l'instruction hâtive, superficielle, vaniteuse et agitée que nous recevons y est pour beaucoup. L'hygiène de nos collèges, compliquée des exigences de nos programmes d'examen, contribue singulièrement à préparer des écrivains et des lecteurs à celte presse qui hébété la bourgeoisie plus encore qu'elle ne la corrompt. Si cela devait durer, au nom des bonnes lettres non moins que de la morale, il faudrait demander la suppression de l'instruction primaire et souhaiter qu'il \ eût en France le moins possible de gens capable? le lire ou d'épeler. Une race ne résiste pas longtemps à une pareille déperdition de raison et de santé morale. Or la surexcitation des nerfs, la fatigue du cerveau, la perte de l'équilibre physique, est une cause incontestable de l'affaiblissement de la raison. Tâchons de faire des écoliers vigoureux et bien équilibrés dans leurs organes, si nous voulons avoir des hommes sensés. Un bouvier robuste, ignorant la lecture et l'écriture, ne sachant que son catéchisme et le pratiquant, dressé au labourage par la simple routine, est plus respectable, moins éloigné de la vraie science, plus utile à l'Etat que cinq cents écrivains de la presse soi-disant littéraire. C'est de lui et de ses reins vigoureux que sortira le salut de l'intel-
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
ligence, lorsque auront disparu tous les crevés de la littérature. En attendant, pour mon instruction et pour mon plaisir, j'aime mieux le trouver sur mon chemin, causer avec lui de son travail, de sa récolle, de sa famille, de ses idées sur les choses du temps, que de parcourir pendant la même heure les plus spirituels et les moins malhonnêtes des petits journaux. L'un me fait aimer les classes populaires, en me donnant le regret d'avoir trop peu travaillé pour elles ; les autres me feraient presque haïr ce noble métier des lettres auquel j'ai consacré ma vie.
�CHAPITRE VIII
De la gymnastique.
L'éducation physique comprend une multitude de soins dont nous n'avons pas à parler dans ce livre qui n'est ni un manuel d'hygiène scolaire, ni un traité complet de pédagogie. Les questions du logement, du vêtement, de la nourriture, de la vie au grand air peuvent être résolues de bien des façons diverses. Nous souhaitons que les internats deviennent très-rares, que l'élève réside le plus souvent dans sa famille, ou clans une famille. Chaque famille éclairée saura veiller à la santé de ses enfants, suivant les exigences de sa position. 11 faut reconnaître, d'ailleurs, que dans la plupart des internats tout ce qui tient à la salubrité, à l'hygiène proprement dite, a fait d'immenses progrès, et que, dans un grand nombre de maisons, le danger h redouter, c'est une trop grande mollesse et même un certain luxe dans le régime et les habitudes physiques. Il ne s'agitpas seulement de maintenir et de préserver
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE,
123
la santé, mais encore de contrebalancer les funestes effets que produit sur le corps l'excès du travail de l'esprit ; il s'agirait môme d'accroître la vigueur des générations nouvelles disposées, par leur naissance, à l'étiolement, car elles sont sorties de parents déjà énervés et surexcités. Ces générations ont besoin de quelque chose de plus que les soins qu'a toujours exigés l'enfance; il leur faut toute une hygiène réparatrice dans laquelle la gymnastique doit tenir le premier rang. Je crains ici de me faire accuser de paganisme; mais je ne saurais cacher mon entière admiration pour la savante culture que les Grecs donnaient à" leur corps et qui profitait si bien à leur esprit. Je mets ce que j'ai à dire de la dignité du corps et de la nécessité de le cultiver par la gymnastique, sous la protection du grand évôque qui a traité si supérieurement de nos devoirs envers la jeunesse. Son avis aura d'autant plus de poids que son traité d'éducation, écrit surtout au point de vue de l'éducation morale et chrétienne, ne comportait pas une longue étude des questions hygiéniques. « L'Eglise enseigne, dit M«r l'évôque d'Orléans, que e corps de l'homme est le plus noble ouvrage du Créateur après son âme. Parmi les œuvres les plus brillantes de la création matérielle, rien n'y est comparable et cela se comprend. Le corps est comme le domicile de l'âme; c'est l'organe, l'instrument, la puissance extérieure de l'âme; et voilà pourquoi, sans doute, le Créateur prit soin de le façonner lui-môme de ses mains, et celte œuvre, travaillée par des mains divines, apparut sur la terre, revêtue de la forme la plus digne et de la figure la plus belle qui soit dans l'univers. « Il suffit de voir le sourire, le regard, le coloris, la
�l)R
[vÉUUCATION
LIBÉRALE
parole el la grâce qui brillent sur le visage d'un enfant et embellissent sa physionomie : il suffit de voir quelle vie l'anime, quelle force le soutient, quelle ardeur le transporte et l'élancé, pour comprendre que la beauté, la dignité, la pureté, l'adresse, l'agilité du corps ne sont en aucune façon des choses méprisables. Il est remarquable que l'Eglise a des lois expresses pour interdire l'entrée du sanctuaire et le ministère sacré à ceux dont le corps offrirait quelque difformité, nec déformes. « Qui ne sait la touchante histoire de saint Grégoire le Grand? Un jour, traversant le forum romain, il aperçut des esclaves anglais qu'on y avait mis en vente. En voyant ces corps si bien faits et ces visages si beaux et si purs : Quel malheur, s'écria-t-il, que de tels hommes ne connaissent pas le Dieu de l'Evangile ! Et c'est à la suite de cette rencontre qu'il envoya en Angleterre le saint moine Augustin et les apôtres qui la firent chrétienne. « Mais si rien n'égale la noblesse de la destinée du corps en ce monde, où il est le compagnon et le serviteur d'une intelligence, que dire de sa destinée dans l'autre, où Dieu lui réserve une transformation céleste, qui sera la glorieuse récompense de ses services et sa félicité immortelle? « L'éducation physique n'a certes pas pour but de flatter ici-bas les sens et leurs mauvaises inclinations; mais bien de rendre l'homme, corps et âme, aussi fort, aussi sain, aussi indépendant que possible des accidents extérieurs. Ce seul mot suffît pour faire comprendre l'importance et la nécessité de cette éducation. En effet, sans une constitution forte, l'homme le plus intelligent et le plus laborieux, est réduit à l'impuissance. Triste jouet des maladies, il se trouve arrêté à chaque pas dans la
�m
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
carrière ; les lettres, les sciences, les arts, les métiers les plus humbles, comme les professions les plus élevées ; rien n'est possible sans le secours d'une bonne santé. « L'éducation physique a pour but de conserver, d'affermir ou de réparer cette santé si précieuse. » Celte éloquente apologie du corps faite par un évêque nous prouve qu'en principe l'Eglise n'a jamais condamné l'hygiène et l'éducation physique ; mais la nécessité où l'illustre écrivain s'est cru placé de faire cette apologie, confirme ce que nous avons dit du dédain pratique où le corps a été si longtemps tenu par nos instituteurs chrétiens, et du peu de souci qu'a montré le clergé pour l'hygiène scolaire et la gymnastique, lorsqu'il était l'unique dispensateur et le maître absolu de l'éducation. Les ordres religieux sont déjà convertis à des pratiques meilleures : c'est l'Université et l'Etat luimême qu'il s'agit aujourd'hui de convaincre des droits du corps. En cette matière, comme en une foule d'autres, nous ferons sagement de nous remettre à l'école de l'antiquité grecque. Les anciens déclaraient hautement que la gymnastique et tout leur système de culture physique de la jeunesse avait pour but de produire, non-seulement la santé, la vigueur, l'aptitude aux exercices et aux fatigues militaires, mais aussi la beauté. Cette idée revient à chaque instant dans les Lois, dans la République, dans tous les nombreux passages de ses dialogues où Platon a traité de l'éducation. A lire tout ce qui a été écrit sur la pédagogie depuis l'époque chrétienne, on n'ose plus prononcer le nom de beauté à propos de la jeunesse. Je ne sais quelle terreur vous saisit en face de ce mot, mais il est certain que jamais un instituteur moderne
�126
DE L'ÉDUCATION
MBÉUALE.
n'a dit ou écrit que le développement de la beauté de l'élève était un des buts que l'éducation devrait atteindre. Au moyen âge on l'eût accusé d'un matérialisme damnable, dans nos siècles utilitaires, on répondrait à quoi bon? Et l'on taxerait l'écrivain de chimère et de poésie. Nous consentons à être matérialistes comme Platon et l'art grec, à être chimériques avec tous les médecins et professeurs d'hygiène qui nous disent que la parfaite beauté du corps est un signe non équivoque de santé physique et morale. Nous posons donc hardiment la beauté du corps comme un des buts que l'éducation doit poursuivre, et la beauté en toute chose, comme un des grands moyens de l'institution de la jeunesse, moyen entièrement négligé parmi nous, ou plutôt absolument proscrit de l'éducation moderne. Comme nous ne faisons pas ici un cours d'hygiène générale, nous n'enregistrerons que pour mémoire cette coutume des gentilshommes de Sparte d'entourer leurs femmes grosses de belles statues et de belles peintures. Les tribus Spartiates, les femmes surtout, étaient les plus belles et les plus vigoureuses de la Grèce. Les Grecs avaient étendu à l'enfance et à la jeunesse cette éducation inconsciente qui se fait par le spectacle habituel de la beauté. Tout, clans nos mœurs, clans notre climat, clans nos idées religieuses, clans notre constitution démocratique, s'oppose à ce que nous donnions à nos fils et à nos filles cette sorte d'enseignement. Ne pourraiton pas cesser, du moins, d'infliger à leurs jeunes imaginations le continuel aspect de la laideur? Est-il quelque chose de plus repoussant que l'ensemble d'objets matériels que les enfants ont encore sous les yeux clans la plupart des internats? Qu'on les place au moins, ces maisons, en pleine campagne, et que les beautés du ciel,
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
m
de la végétation, les mille splendeurs que garde la nature dans les plus pauvres pays, effacent de ces âmes délicates la sombre laideur de la salle d'étude, de la classe, du réfectoire, de la cour entourée de quatre murs à cinq étages, et des pédants à mine refrognéc. Nous ne pouvons pas donner, comme les Grecs, à nos écoliers, même à nos écoliers gentilshommes, le luxe des beautés de l'art et du climat incomparable de la péninsule hellénique; donnons-leur, du moins, l'innocent luxe de la campagne, des arbres, des fleurs, d'un horizon étendu, d'un large espace du ciel étoilé et d'un large rayonnement de notre soleil gaulois; ce n'est pas le soleil de l'Attique, mais il n'en fait pas moins mûrir des vignes généreuses et des âmes de héros. Une large respiration dans l'air pur, dans un beau site élevé et salubre, voilà le premier et le plus nécessaire des exercices gymnasliques de l'enfance. Le grand air et le grand mouvement, deux conditions fondamentales de la bonne éducation physique! Nous ne demandons pas d'autre luxe à nos internats, et nous faisons passer ce besoin même avant celui d'une nourriture substantielle. Il ne faut pas se tromper sur le mot de gymnastique; nous n'attachons qu'une importance très-secondaire et très-médiocre aux exercices de dislocation introduits depuis quelques années, sous ce nom, dans les collèges cl jusque dans les pensionnats de jeunes filles, le trapèze, l'échelle renversée, l'échelle du bossu, etc., peuvent être utiles dans le traitement de certaines infirmités ou difformités spéciales, mais, comme système habituel de gymnastique, cela nous semble plus propre à faire des saltimbanques et des clowns, que de beaux et vigoureux jeunes hommes.
�128
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
Avant la gymnastique artificielle, si savamment calculée qu'elle soit par des professeurs d'anatomie, nous plaçons la gymnastique de la nature, celle qui dérive tout simplement des instincts, des besoins, des habitudes nécessaires de l'enfance et de la jeunesse, et qui consiste en une foule de jeux et d'exercices traditionnels. Cette gymnastique peut se passer de professeurs et n'est pas imposée aux écoliers comme un devoir; elle a cet avantage qu'elle peut remplir toutes les heures des récréations et durer, si on le voulait, toute la journée. Avec !e système des leçons de gymnastique, de cette gymnastique à trapèzes et à barres parallèles, on en est arrivé à ce résultat dans beaucoup d'internats : un certain nombre d'heures seulement pouvant être consacrées chaque semaine, par le professeur, aux diverses classes d'un lycée, chaque élève fait en moyenne dix minutes d'exercices tous les deux ou trois jours. On appelle cela enseigner la gymnastique. Donnons d'abord aux enfants le temps et les moyens de pratiquer la gymnastique que leur enseigne la nature et qu'ils s'enseignent eux-mêmes avec la multitude de ces jeux antiques, hélas! trop oubliés : d'abord la promenade, la course, l'escalade des arbres et des rochers, le jeu de barres, le jeu de paume, la lutte courtoise et surveillée, enfin, les divers exercices qui deviennent un art et qui doivent être démontrés par des praticiens, l'équitalion, la natation, l'escrime, le maniement des diverses armes et des principaux outils, la danse elle-même, si elle redevient autre chose qu'une promenade langoureuse à travers des groupes confus ou qu'une série de tortillements des hanches aussi laids au point de vue de la statuaire qu'inconvenants au point de vue de la décence. Hélas! la danse moderne a bien
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
mérité l'ignoble représentation qu'a faite d'elle avec un si grand talent le sculpteur Carpeau, et que l'Empire a eu la scélératesse d'exposer sur la façade du nouvel Opéra comme une provocation permanente à la débauche. Les païens de Sparte bannissaient Terpandre pour avoir ajouté aux trois cordes de la lyre une quatrième corde moins héroïque; quel supplice eussent-ils imaginé pour un crime pareil contre l'art, contre l'art héroïque et religieux entre tous, la statuaire? Un peuple chez qui l'architecture officielle, chez qui les monuments publics étalent de pareilles obscénités aux regards des femmes, aux regards des adolescents, aux regards du peuple, cet enfant éternel, est incapable de comprendre ce que c'est que l'éducation, même l'éducation physique, même celle qui n'aurait d'autre but que la beauté du corps. Cet enseignement de toutes les minutes qui se grave dans t-âme à travers les yeux, à l'aide des divers objets dont la nature ou l'art ont entouré les jeunes gens et la population d'une ville, est un des plus puissants moyens pour agir sur les esprits, pour les élever ou pour les dépraver, et les souillures de l'esprit se traduisent bien vile sur le corps en difformités et en souillures. ; Ayons autant de pudeur que ces païens de l'antiquité et autant de respect qu'ils en ont eu pour l'enfance. Ce sont eux qui ont écrit : Maxima debctur pueru reverëntia, si quid Turpe paras, ne tu pueri contempseris arinos. En tolérant l'exposition publique de tant d'infamies gravées, peintes ou sculplées, l'Etat oublie le respect dû au peuple et aux enfanls.
�■130
DU
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
La nudité des anciens dans les jeux de la palestre n'offensait pas la pudeur comme une foule de nos usages, de nos peintures et de nos danses en toilette. Nous ne proposons pas, certes, de rétablir l'entière nudité dans les exercices gymnastiques; il est cependant d'une excellente hygiène d'exposer directement la peau à l'air et au soleil quand la température le permet. La meilleure gymnastique, nous ne saurions trop le répéter, c'est la gymnastique naturelle, la promenade dans la campagne, les jeux et les travaux manuels au grand air, en un mot, tous ces exercices qui n'ont pas besoin d'être enseignés par un maître et qui sont de tradition parmi les écoliers. Voilà pour la première enfance. Ce n'est qu'un peu avant la puberté qu'il faut commencer les arts gymnastiques. Nous sommes loin de proscrire entièrement tous les appareils et exercices usités depuis quelques années, mais on doit être sobre dans leur emploi et les réserver, en général, pour des cas spéciaux, pour rétablir l'équilibre détruit entre certains membres et pour parer à quelques infirmités. Après la gymnastique naturelle, il faut donc passer surtout aux exercices qui, par eux-mêmes, ont une utilité pratique et sont à la fois des moyens de fortifier le corps et de munir l'homme d'une ressource pour le travail, pour la récréation ou contre le danger. L'escrime, le maniement des diverses armes auquel nous ajouterons celui de certains outils primitifs, l'équitation, la natation, la danse, voilà des arts plus profitables à la beauté et à la force musculaire et moins ennuyeux que les contorsions du trapèze et les autres usages de la gymnastique scientifique de nos jours. L'escrime, c'est-à-dire le maniement de l'épée, doit se compléter forcément de nos jours de l'exercice du sabre
�DE L'ÉDUCATION
PHYSIQUE.
131
de cavalerie et, dès que les forces le permettent, d'une autre excellente gymnastique, l'escrime à la baïonnette. Ce dernier exercice, outre son utilité militaire, est le meilleur peut-être de tous ceux qui ont été imaginés récemment pour donner au corps souplesse et vigueur. Le poids du fusil, si vivement manié par nos fantassins, ajoute à la vertu de ces mouvements rapides, mesurés, et qui ne manquent pas d'élégance. Le jeu de l'épée doit précéder celui des autres armes ; il peut être enseigné môme avant la puberté, à la condition d'être alternativement pratiqué de chaque main : car il donne à la main dont on se servirait exclusivement, vis-à-vis de celle qui resterait inactive, un surcroît de force trop disproportionné. Ce n'est qu'après un temps assez long qu'il faut décidément tenir l'épée de la main droite et étudier l'escrime comme un art d'application. Donnons-nous le plaisir, sur cette humble matière de l'emploi égal des deux mains, de citer le plus profond et le plus aimable des sages, le divin Platon, qui, en maints passages, a si merveilleusement traité de la gymnastique (1) : « L'important est surtout de savoir ce qui concerne le maniement des armes. Car il y a aujourd'hui, à ce sujet, un faux préjugé auquel personne ne fait attention. On s'imagine, par rapport à l'usage des mains dans toutes les actions qui leur appartiennent, que la nature a mis de la différence entre la droite et la gauche. Quant aux pieds et aux autres membres inférieurs, il ne paraît pas qu'il y ait aucune distinction entre la droite et la
]) Lois 7, t. VHI, p. 17-
�\'6i
»G
L'ÉDUCATION
LIBÉRALK.
gauche pour les exercices qui leur sont propres; mais à l'égard des mains, nous sommes en quelque sorte manchots par la faute des nourrices et des mères. La nature avait donné à nos deux bras une égale aptitude pour les mômes actions. C'est nous qui les avons rendus fort différents l'un de l'autre par l'habitude de nous en servir mal. «.... Nous en avons la preuve dans les Scythes chez qui l'usage n'est pas d'employer la main gauche uniquement pour éloigner l'arc, et la droite pour amener la tlèche à eux, mais qui se servent indifféremment des deux mains pour tenir l'arc ou la flèche. Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples pris de l'art de conduire les chars et d'ailleurs, lesquels nous montrent clairement qu'on va contre l'intention de la nature en se rendant la gauche plus faible que la droite Un athlète parfaitement exercé au pancrace, au pugilat ou à la lutte, n'est point embarrassé de combattre de la main gauche, et ne devient point tout à coup manchot, ni ne se présente avec effort et dans une position désavantageuse à sou adversaire, lorsque celui-ci, transportant l'attaque d'un autre côté, l'oblige à suivre son exemple; voilà, ce me semble, ce qu'on a droit d'attendre de ceux qui manient les armes pesantes et toute autre espèce d'armes. 11 faut que celui qui a reçu de la nature deux bras pour se défendre et pour attaquer, autant qu'il dépend de lui n'en laisse point un inaclif et incapable de lui servir. Et si quelqu'un naissait tel que Géryon ou Briarée, il faut qu'avec cent mains il puisse lancer cent javelots. C'est aux hommes et aux femmes qui président à l'éducation de la jeunesse à prendre des mesures sur tout ceci et à faire en sorte, celles-ci en veillant sur les jeux des enfants et la manière dont on les élève, ceux-
�on
L'ÉDUCATION 'PHYSIQUE
la en dirigeant leurs exercices, que lous les citoyens, hommes et femmes, qui naissent avec la faculté de se servir également bien des deux pieds et des deux mains, ne gâtent point, par de mauvaises habitudes, les dons de la nature. » L'équilation fait partie de l'apprentissage militaire auquel toute notre jeunesse est aujourd'hui contrainte ; c'est un excellent exercice, mais qui, dans lu constitution de l'armée et de la société elle-même, ne peut être offert également à tous, même dans les établissements d'études libérales. Il serait bon, sans doute, d'avoir un manège à portée de lous les grands internats, et possible d'avoir quelques chevaux de main dans les collèges situés à la campagne. Mais l'équilation est encore un exercice de luxe que toutes les familles de la classe cultivée ne peuvent pas donner à leurs enfants. C'est, de toutes les parties d'une gymnastique complète, celle que j'abandonne le plus volontiers comme une récréation coûteuse et réservée seulement à quelques-uns. Pour ceux-là même à qui leur fortune permet de s'y livrer dès l'enfance, je partage les appréhensions exprimées par le judicieux évêque d'Orléans, dans son traité d'éducation. Cet exercice, dans les mœurs d'aujourd'hui, passionne trop vivement la jeunesse et détourne trop souvent les écoliers de leurs devoirs sérieux. Nous ajoutons ceci : que la manie des courses équestres et la façon dont ces courses sont pratiquées, le genre d'influence qu'elles exercent sur la production du cheval el l'éducation du cavalier , sont un symptôme de corruption et de décadence. Le vrai cheval el le vrai cavalier de guerre ne se forment pas à celte école. La France n'a pas besoin de jockeys, mais d'hommes d'armes. La crainte de faire de nos fils des jockeys nous
8
�131
DE
L'ÉDUCATION
LIHÉKALE.
inspire une certaine déliance contre l'équitalion introduite dans les collèges. Elle doit cependant avoir sa place dans une éducation libérale, mais .rien que sa place. Le plus salutaire des exercices du corps et à la portée de tous, quand les lieux le permettent, c'est la natation. La gymnastique n'a pas un moyen supérieur de développer harmonieusement tout l'organisme. Dans la natation, tous les muscles travaillent; les quatre membres sont mis en jeu dans une égale proportion, aucune hypertrophie de telle ou telle portion de la machine humaine ne peut se produire, le poumon lui-même se fortifie en concourant par un jeu particulier à l'ensemble de l'action. Ajoutez à cela l'elfet tonique d'une eau fraîche et vive, l'action du grand air et du soleil sur la peau qui ne les ressent jamais que dans ces occasions, et vous aurez les plus excellentes conditions de gymnastique et d'hygiène dans lesquelles on puisse placer le corps de l'enfant et du jeune homme. On ne saurait trop exposer la peau, surtout pendant la jeunesse, à la vivifiante influence du soleil et de l'air. Un des mérites de la natation, c'est la nudité qu'exige cet exercice. Le bain doit être précédé et entremêlé d'une insolation sagement mesurée, mais aussi longue que possible. Quand la qualité de l'eau se joint aux vertus qu'a par elle-même la natation, la vigueur el la beauté se développent singulièrement chez les races qui la pratiquent. Sans parler des populations maritimes, nous voyons encore, au bord de certains fleuves, de fortes familles de bateliers qui figurent parmi les plus belles, les plus saines, les plus vigoureuses de la France. Noire fleuve par excellence, pour la natation hygiénique, c'est le Rhône, avant qu'il soil devenu tout à fait méridional. La nature
�DE
L'ÉDUCATION PHYSIQUE;
135
a rais dans ses eaux merveilleuses le remède à l'étiolement et au lymphatisme que produisent les villes et les manufactures voisines. On voit encore, entre Lyon et Valence, quelques-uns de ces admirables mariniers du Rhône, pareils à des Neplunes sculptés par Phidias, et qui tirent de leur fleuve une partie de leur force el de leur beaulé. La navigation à vapeur et, peu à peu, la suppression de toute navigation sur le Rhône ont déjà fait disparaître en grande partie cette noble race. Toutes les maisons d'études n'ont pas un fleuve, et surtout un fleuve comme le Rhône, à leur portée; mais une très-grande abondance, une profusion d'eau est absolument nécessaire à tous les internats. A défaut du voisinage d'une belle rivière, que les fondateurs choisissent un beau site, largement pourvu d'eaux vives et salubres, orné d'arbres, embelli de quelques perspectives faites à souhait pour l'élévation de l'âme par le plaisir des yeux. Qu'on y pratique, en plein soleil, de vastes bassins de natation, assez étendus, s'il est possible, pour que les écoliers y prennent quelquefois l'excellent exercice de la rame. Enfin, que le parc du lycée permette aux enfants l'utile plaisir du jardinage, dont presque tous sont avides. Ils y trouvent le double avantage d'un travail salutaire à leurs membres et certaines notions d'agriculture et de botanique élémentaire reçues de la nature elle-même, et qu'il est honteux de ne pas posséder à l'âge où l'on sort des collèges. Constatons ici, une fois de plus, que ces divers moyens de bonne éducation physique, indiqués à la fois par l'expérience et par la théorie, sont infiniment plus répandus et mieux administrés dans les institutions dirigées par les ordres religieux que dans les maisons de l'Université. Il n'y a rien encore, entre les mains de
�DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
l'Etal enseignant, de comparable, sous le rapport de la gymnastique et de l'hygiène, à certains établissements tenus par des prêtres catholiques. C'est là un argument de plus, après tant d'autres, contre les internats universitaires. Les familles el le pays n'ont rien à gagnera ce que l'Etatse fasse maître de pension et mérite le nom vulgaire de marchand de soupe. Il serait très-piquant et très-instructif de voir l'éducation physique restaurée par le clergé. Si l'Eglise, an moyen âge, a cru devoir dompter par le jeûne, la macération et l'immobilité, des races exubérantes de sang et de passions barbares, elle commence à reconnaître qu'elle est aujourd'hui en face de populations anémiques, énervées, et qu'il s'agit de relever la vigueur des tempéraments. On pouvait l'abaisser autrefois sans péril pour des corps gonflés de la sève barbare, et au plus grand profit de l'équilibre intellectuel. C'est l'esprit luimême, de nos jours, qui nous sollicite à augmenter la vitalité physique; il se sent dépérir dans nos corps appauvris. Après mille déclamations éloquentes en faveur de l'hygiène publique, de plaidoyers grivois et mystiques pour la réhabilitation de la chair, les libres-penseurs matérialistes et l'Université éclectique n'ont encore, rien fait de sérieux dans le sens de l'éducation réparatrice que réclament les générations nouvelles. Sans nous parler d'autre chose que de nos devoirs et de nos besoins moraux, nos prêtres catholiques ont pris plus de souci de la santé de nos enfants. Les droits du corps ont été mieux sauvegardés par ceux qui s'occupent avant tout de la vie de l'âme. Tant sont fécondes la pensée religieuse et l'ardeur dominante pour les choses divines! Dans la plus humble, comme dans la plus haule matière, on trouve à vérifier la puissance civilisatrice de
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
137
ce précepte de l'Evangile : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, le reste vous sera donné par surcroît. » Rentrons dans notre sujet et passons de cette philosophie sacrée au plus profane, je veux dire au plus profané de tous les arts. La danse fut d'abord un acte religieux, lié à la musique, comme la musique était liée à la poésie. Elle a depuis longtemps cessé d'être un art, pour devenir un amusement de plus en plus grossier. Il ne s'agit pas pour nous d'en proposer la réforme, mais de chercher si elle nous offre encore quelques ressources pour la bonne éducation physique. Si l'on veut se faire une idée des hauteurs d'où est tombé cet art depuis l'époque des païens d'Athènes jusqu'à celle des païens de Paris, si l'on veut savoir en même temps quel parti on peut tirer de la danse dans un système complet de gymnastique, qu'on nous permette de citer encore l'harmonieux disciple de Socrate. On rougira pour notre société, dite chrétienne el civilisée, en comparant, et sous le rapport de la noblesse, et sous celui de la décence, et sous celui de la grâce, la danse athénienne aux danses modernes. A nos yeux, trop vieillis peut-être, et pour notre imagination désintéressée des joies mondaines, rien de plus disgracieux, de plus désordonné, de plus indécent, de plus désagréable à la vue et à lous les sens que le bal moderne le plus ruisselant de lumières, de fleurs et de pierreries. Pour se plaire dans cet étouffant tohu-bohu et ne pas trouver nos danses grotesques, il faut être fort jeune et apporter dans ces réunions un tout autre intérêt que celui de l'art. Une rustique bourrée d'Auvergne, dansée sous un chêne, n'est pas plus laide au point de vue plastique que nos danses de salons ; et en Auvergne au moins on respire. Pour les yeux d'un statuaire, d'un s*
�138
niî
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
artiste amoureux d'harmonie, de noblesse, d'ordre et des véritables élégances de la forme humaine, une fêle dansante a toujours quelque chose de choquant, depuis les bals des Tuileries jusqu'à ceux des eldorados, des alcazars, des casinos et des alhambras où se trémousse la canaille, sous l'œil indulgent de la police. Revenons vile à l'antiquité grecque. « La gymnastique, dit Platon,a deux parties : la danse et la lutte. Il y a aussi deux sortes de danses; l'une qui imite, par ses mouvements, les paroles de la Muse, en conservant toujours un caractère de noblesse et de liberté; l'autre destinée à donner au corps el à chacun des membres la santé, l'agilité, la beauté, leur apprenant à se fléchir el à s'étendre dans une juste proportion, au moyen d'un mouvement bien cadencé, distribué avec mesure et soutenu dans toutes les parties de la danse... Nous ne négligerons pas les danses imitalives, telle qu'est ici la danse armée des Curé tes, et à Lacédémone celle des Dioscures. Chez nous pareillement, la vierge Pailas, protectrice d'Athènes, ayant pris plaisir aux jeux de la danse, n'a pas jugé qu'elle dût prendre ce divertissement les mains vides, mais qu'il convenait qu'elle dansât armée de toutes pièces. Il serait donc à propos que les jeunes garçons et les jeunes filles, pour faire honneur au présent de la déesse, suivissent son exemple : ce qui leur serait avantageux pour la guerre et servirait à embellir leurs fêtes. Il faut aussi que les enfants, dès leurs premières années, jusqu'à ce qu'ils soient en état de porter les armes, fassent, en procession, des prières publiques à lous les dieux, montés sur des chevaux et toujours revêtus de belles armes, et que , dans les danses et dans la marche, ils accompagnent leurs prières aux dieux et aux enfants des dieux, d'évolutions
�DE
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
139
el de pas tantôt plus vifs, tantôt plus lenls. C'est aussi à celte fin, non à aucune autre, que doivent tendre les combats gymniques et les exercices qui les précèdent, car ces combats ont leur utilité pour la guerre comme pour la paix, pour l'Etat comme pour les particuliers (1). » La danse doit donc être conservée dans la gymnastique, c'est la partie de cet art destinée h donner au jeune homme l'élégance, la noblesse et la grâce des mouvements comme les autres exercices donnent la souplesse et la vigueur. L'instituteur est malheureusement contraint à prendre cet art tel qu'il est devenu dans la société présente. Mais il est possible de le ramener à des' altitudes plus décentes et plus nobles, à des mouvements plus profitables à l'élégance et à la dignité du corps. Les jeunes gens d'aujourd'hui, dans leurs costumes, dans leur tenue, dans tout l'ensemble de leur aspect, rappellent beaucoup les palefreniers de leurs grands-pères. L'enlaidissement général est sans doute une des conséquences de la démocratie; tâchons cependant de résister, sur ce point comme sur les autres, à ce que tant de solennels imbéciles appellent le progrès. Le vrai progrès de la danse consisterait pour nous à revenir dans cet art, comme dans beaucoup d'autres, aux pratiques athéniennes. Rien ne s'oppose k ce qu'on rétablisse dans les gymnases des grands internats et des villes la danse armée dont parle Platon; la chose est même si facile qu'elle a été faite. Nous avons vu des exercices avec la lance et le bouclier exécutés en cadence et réglés par la musique, une sorte de pyrrhique dansée avec beaucoup de grâce et de noblesse par des
(1) Platon, les Lois, livre Vit.
�no
DU
L'ÉDUCATION
LIBÊIULE
écoliers. Ce n'élait pas dans celle pauvre Université tant accusée de paganisme'et qui a trop oublié les traditions païennes, en fait de gymnastique. C'était dans le collège dominicain d'Oullins qu'a dirigé le fondateur d'Arcueil, l'excellent, l'admirable père Captier, ce grand cœur, digne d'être martyr de la religion et de la France. Nous ne savons si cet exercice a subsisté. L'idée en était parfaitement sage, assez sage pour avoir, sans doute, été combattue de tous les côtés et pour avoir succombé, très-probablement. Nous avons aujourd'hui, en faveur des divers exercices gymnastiques, comme préparation au maniement des armes, à la vie des camps et à la guerre, un douloureux mais irréfutable argument. La jeunesse lettrée n'a plus le droit d'être délicate et faible de corps. Tous nos enfants sont appelés au service militaire. Que cette mesure nous agrée ou non, il le faut pour le salut, pour l'honneur, pour la vengeance de notre pays. Si elle contraint toutes les familles aisées à s'occuper plus qu'elles ne le font de maintenir et d'accroître, par une bonne éducation physique, la santé et la vigueur de leurs enfants, nous aurons tiré un grand bénéfice de nos malheurs. Ce n'en est pas moins une calamité et une honte que, dans un monde civilisé comme prétend l'être le monde européen, tous les jeunes hommes, sans exception, soient condamnés, bon gré mal gré, au militarisme et à tous les abrutissements de la caserne. Lorsqu'on songe que cette nécessité est imposée à l'Europe par l'altitude qu'a prise et le régime qu'adopte pour elle-même une nation qui se dit chrétienne, savante et lettrée, on est éclairé plus que jamais sur tout ce qu'il y a de faux et de menteur dans la science, dans l'art, dans le caractère germaniques; on connaît à fond ces barbares à demi bapti-
�j)K
L'ÉDUCATION
PHYSIQUE
141
sés et frottés d'érudition qui, après dix-huit siècles de christianisme et trois cents ans de haute culture littéraire, viennent implanter en Europe le dogme de la guerre perpétuelle. Haïssons-les de tout notre cœur et faisons-nous, par l'hygiène et la gymnastique, des corps assez robustes pour les écraser et mettre fin à la guerre sauvage qu'ils nous ont faite par une paix triomphante !
�DEUXIÈME PARTIE
DE
L'ÉDUCATION MORALE
CHAPITRE PREMIER
Du coter., — I. L'éducation morale, et en particulier celle du cœur, ne peut se faire que dans la famille. II. Que toutes les grandeurs morales viennent du cœur. De l'amitié; de sa nécessité dans - l'éducation libérale.
I Avant de devenir ceci ou cela, il faut être ; il faut posséder un corps sain et robuste, capable de servir une raison éclairée et une volonté droite, primo vivere deindepliilosophari. C'est pourquoi les soucis de l'éducation physique doivent précéder tous les autres dans l'institution de l'homme. Nous avons étudié ce qui regarde le corps sans perdre de vue l'âme un seul instant .
�I îi
nK
L'ÉDÛÇÀTJON
UBÉHALK.
L'éducation morale, celle du cueur el de la volonté, peut el doit marcher de front avec les premiers soins que l'on donne aux organes et aux membres délicats de l'élève. Noire répugnance pour la précocité des études lient à notre respect pour l'éducation proprement dite, et à celte idée que la formation de la raison et du cœur doivent devancer le développement de l'inlelligence. 11 faut que l'instruction soit donnée le plus lard et l'éducation le plus tôt possible. Rien ne s'oppose à ce que la culture morale soit commencée par la nourrice ellemême et dans les langes; elle se concilie très-bien avec la vie au grand air, la gymnastique et l'absence des livres. En créant, d'ailleurs, la santé du corps, nous travaillons à celle du cœur el de l'esprit. C'est là une vérité qu'on a trop complètement perdue de vue clans la pédagogie des siècles derniers. La sentence meus sana in corpore sano n'est pas seulement l'expression d'un vœu que chacun doit former; elle indique une alliance, une subordination nécessaire entre nos deux natures ; elle pose la santé du corps comme une condition de la santé de l'esprit. Tous ceux qui se sont occupés d'éducation morale jusqu'à ce jour ont craint de faire une concession au matérialisme en admettant celle incontestable vérité. Elle est pour nous un axiome. Nous ne voulons pas dire qu'un homme devenu mal portant ne puisse conserver, durant un temps plus ou moins long, la rectitude de sa volonté et de sa raison; mais, parlant ici de l'adolescence et du premier âge, nous affirmons que l'équilibre physique, la bonne constitution des organes, est indispensable à l'équilibre intellectuel, à la bonne constitution du caractère. Nous n'entreprenons pas un traité complet d'éducation. Les devoirs du père, de la mère, de l'instituteur
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
■145
ont été retracés avant nous avec une autorité que nous n'avons pas la prétention d'égaler. Sans parler des maîtres du dix-septième siècle, d'éminents chrétiens de nos jours nous ont devancé sur cette matière de l'éducation morale de façon à ce qu'il ne nous reste plus qu'à les citer. Le grand ouvrage de l'illustre évêque d'Orléans sur VEducation ne dispense pas de lire les excellentes Lettres à un père et à une mère sur l'éducation de leur fils par M. Laurentie, cet éminent écrivain auquel on n'a pas rendu la justice qu'il mérite. Le dix-huitième siècle, lui-même, nous fournit quelques lumières sur ce sujet. Il faut reconnaître qu'il a prêché, s'il n'a pas pratiqué, le respect de la personne humaine et des droits de l'enfant. L'Emile restera un ouvrage considérable, aussi instructif par ses innombrables erreurs que par ses rares vérités. Il nous offre, comme tous les ouvrages de J.-J. Rousseau, beaucoup de perles dans beaucoup de fumier. Après tous les hommes de talent, de génie, de haute autorité religieuse qui ont écril sur l'éducation morale, nous n'avons plus de préceptes généraux à donner aux parents et aux maîtres. Le but de ce livre est lout à fait particulier et contemporain. C'est surtout un ouvrage de critique ; il s'agit de faire la guerre à certains vices, anciens ou nouveaux, de l'éducation. Nous avons écarté de notre sujet l'éducation des filles, celle des enfants du peuple. Ce qui nous occupe , surtout, c'est l'éducation des garçons dans les classes moyennes et les classes supérieures, de cetle partie de la jeunesse appelée à exercer les professions libérales, à concentrer l'activité intellectuelle et à exercer l'influence politique dans noire pays, Nous venons combattre les erreurs de leur éducation, écarter de mauvais
9
�146
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
systèmes, de mauvaises habitudes. Nous supposons que les parents ont appris, ailleurs que dans notre livre, la façon dont ils doivent se comporter envers leurs fils. Notre but est de les prémunir contre des traditions fâcheuses et d'inculquer dans leur esprit les nécessités nouvelles que l'état de la race française impose au régime de la jeunesse. Pour ce qui est de l'éducation proprement dite, de l'enseignement qui s'applique à former le cœur, la volonté, le père et la mère, dans les classes auxquelles nous nous adressons, doivent être capables de la donner. Rien n'empêche qu'ils s'entourent, pour mieux faire, de conseils éclairés et qu'ils se préparent par quelques études à l'auguste fonction qui leur est dévolue par la religion et par la nature. Ce que nous avons à leur dire ici, c'est qu'ils doivent être les instituteurs de leurs fils, ne pouvant être que rarement leurs professeurs. Les médecins hygiénistes sont venus, depuis le dix-huitième siècle, se joindre aux philosophes pour recommander l'allaitement maternel; les moralistes devraient entreprendre une pareille campagne en faveur de l'éducation paternelle, c'est-à-dire de l'éducation par la famille el contre le système des internats. Le père et la mère peuvent seuls donner au jeune homme une éducation conforme à ses traditions de race, aux sentiments dont il doit hériter, à la situation pour laquelle il doit se préparer. Dans le temps de dissolution où nous sommes, il importe de lutter contre le mal révolutionnaire à l'aide des traditions et des sentiments héréditaires. Les familles qui ont le bonheur d'avoir une tradition, et ce bonheur peut exister chez les plus humbles, doivent tenir à la conserver et à l'inculquer à leurs enfants. Les internats,
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
147
sous toutes leurs formes, sont des instruments de dislocation sociale, de déclassement; c'est la ruine des sentiments de famille. Si vous voulez rester le père de vos fils, devenez leur instituteur, sous votre toit. L'éducation que le père et la mère seuls peuvent donner est tout à fait distincte de l'instruction; c'est l'éducation morale proprement dite, celle du cœur et de la volonté, du caractère, celle de la raison elle-même, cette faculté supérieure à l'intelligence et de laquelle dépend la valeur de l'esprit tout entier. La raison peut très-bien se développer à part de la culture scientifique et littéraire. Chez des hommes fort peu instruits on la voit devenir très-puissante. C'est dans la famille que toutes ces qualités qui font le vrai mérite et la dignité de l'homme s'acquièrent et s'accroissent le plus sûrement. En dehors de la vie de famille et dans le régime des collèges, elles n'ont que des risques à courir.
II
La plus noble faculté de l'homme est le don qu'il a reçu d'aimer autre chose que lui-même, d'aimer fortement, passionnément et jusqu'au sacrifice de sa vie. C'est par le cœur que l'homme communique avec l'infini. Sa raison, son intelligence, ses forces de toute nature sont bornées ; sa puissance d'aimer n'a pas de limites. Depuis l'amour du petit enfant pour sa mère jusqu'à l'enthousiasme du héros et du saint pour Dieu et pour la beauté morale, c'est le cœur, c'est la faculté d'aimer qui donne la mesure d'un homme. Celui qui vaut le plus, c'est celui qui aime le mieux ; c'est le plus capable
�148
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
de s'arracher à son égoïsme, de sacrifier son moi à ses affections, à ses croyances, à ses enthousiasmes. La plus aveugle des passions impersonnelles est une faute pardonnable; l'irrémissible damnation est celle de l'égoïste qui n'a jamais senti, aimé, compris et voulu que luimême. Malgré tout ce qu'on peut dire, et dire justement, des inconvénients d'une sensibilité exaltée, la première faculté qu'il faut cultiver chez les enfants, c'est la faculté d'aimer, c'est le penchant à donner leur cœur à tout ce qui les entoure, depuis leur mère et leur petite sœur jusqu'à l'oiseau familier et au chien de la maison. L'homme qui n'a pas connu ces mille tendresses du premier âge ne connaîtra jamais les grands enthousiasmes de l'âge mûr ; il ne saurait aimer, avec l'énergie du sacrifice, son Dieu, sa patrie, son devoir. Avant toute chose, inspirons à nos fils le besoin et la force d'aimer. Celle éducation du cœur ne peut se faire largement et sainement que dans le sanctuaire de famille, dans une famille telle que Dieu les veut, dans une famille nombreuse. L'enfant unique est le plus difficile à élever; c'est pour lui et pour lui seul qu'on peut invoquer parfois, avec raison, la triste nécessité du collège. Mais tous les arguments que l'on donne en faveur des internats pour la formation du caractère tombent devant un groupe de frères et de sœurs. La vie de famille n'exclut pas la présence des camarades et les amitiés étrangères ; mais ces amitiés sont alors des amitiés choisies et que le hasard n'impose pas aux enfants avec les autres fatalités de l'internat. Enfin l'éducation paternelle et privée doit marcher, après la première enfance, avec l'instruction publique ; or, dans les classes d'externes, des relations s'établissent entre les élèves, très-suffisantes pour
�DE L'ÉDUCATION MORALE.
149
éprouver les caractères par le frottement des personnalités et pour engendrer des sympathies qui deviendront des amitiés véritables. Les parents, même après avoir dirigé la première enfance, ne doivent pas s'en remettre au hasard qui, dans la vie de collège, choisit seul les maîtres et les camarades. Ils ne peuvent être les professeurs, mais ils doivent rester les surveillants, les préfets d'études, les directeurs journaliers de leurs fils. D'autres peuvent former l'esprit, la volonté même et le caractère, les parents seuls peuvent former le cœur, c'est-à-dire enseigner à aimer. Ils l'apprennent, d'abord, d'une façon interdite aux plus dignes instituteurs, par l'exemple. Où est le collège, même le collège chrétien et monastique, où le préfet d'études peut aimer chacun de ses élèves comme l'élève est aimé par son père ? Croyez-vous que l'absence de la mère, pendant les dix années d'études classiques, soit une lacune facile à combler, même par les plus tendres des religieux ? La source et le type de toutes les affections divines et humaines se trouvent dans la famille ; c'est dans la famille que doit se faire, pour l'enfant et pour le jeune homme, l'apprentissage d'aimer. La vie de collège, le régime cénobitique sous des directeurs étrangers ne peut que troubler cet apprentissage et faire dévier les premières affections hors de leur sentier naturel. Je n'ai pas à indiquer ici à des parents, bien élevés eux-mêmes, les moyens de diriger, de fortifier la puissance d'aimer chez leurs enfants ; il y faudrait un volume. Je dois supposer les pères auxquels je m'adresse munis des mêmes lumières et des mêmes intentions que moi, et je viens les conjurer de se réserver à eux seuls le ministère sacré de surveiller le cœur de leurs fils. Il faut ignorer
�150
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
entièrement ce que c'est qu'un collège, fût-il tenu par les plus excellents prêtres, pour n'être pas convaincu que c'est là le pis-aller pour l'éducation du cœur. Dans les collèges de l'Université, avec les surveillants qu'on leur donne, elle est entièrement nulle, quand elle n'est pas vicieuse. Je reconnais, sous ce rapport, la supériorité des internats religieux; mais, dans ces maisons même, il ne peut rien y avoir que de très-incomplet. L'éducation, c'est là une sentence banale, est un apprentissage de la vie ; la vie n'est pas un cloître ou une caserne. Le monde ne se compose pas d'écoliers et de professeurs ; les sexes y sont mêlés comme les âges. Destiné à rencontrer partout des femmes au sortir de ses études, i'élève devra-t-il passer dix années de sa vie sans approcher des jeunes filles de son âge, et ne sachant rien d'elles, si ce n'est qu'elles existent? Même pour un jeune homme destiné à la vie monacale, ce système ne vaudrait rien. Un pareil système est donc absurde pour un élève appelé à vivre dans le monde, qui doit se former de bonne heure aux manières délicates, et se préserver également de la rudesse ou d'une timidité ridicule. Mais ce qui nous inquiète ici, ce sont moins les bonnes manières que les bons sentiments, c'est la source même des affections tendres et des enthousiasmes virils, c'est le cœur tout entier. Dans quel milieu la puissance d'aimer se développera-t-elle d'une façon plus vive, plus profonde et plus saine que dans la famille? L'amour respectueux, confiant, plein d'admiration et de foi, qui devrait unir l'élève à son maître et revêtir le caractère d'un amour filial, est-il possible dans les grands internats? Cet homme qui devra être tenu par l'enfant pour son père intellectuel, sera-ce le proviseur ou supérieur
�DE
L'ÉDUCATION MORALE.
chargé de cinq à six cenls élèves, et qui ne les connaît que par leurs noms ? Sera-ce un des trois ou quatre professeurs de chaque classe, qui se renouvellent chaque année? Sera-ce un de ces malheureux surveillants désignés, suivant les lieux, sous le nom de pions ou de chiens de cour? Voilà ce que les lycées offrent à la jeunesse, en échange du père et de la mère. Certains moralistes verront peut-être un bien dans cette éducation de couvent ou de caserne qui tarit les sources régulières de la sensibilité, relâche les liens de la famille et en diminue les saintes affections. Dans notre siècle empoisonné par le cosmopolitisme, où l'amour de la patrie est déjà considéré comme une affection surannée, où l'on tourne en dérision, sous le nom de patriotisme de clocher, cette tendresse sacrée qui attache un homme de cœur au lieu natal, l'amour de la famille risque d'être taxé i'égoïsme à plusieurs, comme on a défini l'amour d'où la famille dérive un égoïsme à deux. Puisse la France abonder en égoïsmes pareils! C'est dans la famille, c'est sous le clocher natal que se développe le culle de la grande patrie. Voyez d'où sont sortis les gens qui se dévouent avec le plus d'ardeur à leur pays ? N'est-ce pas des familles où l'on s'aime le plus, où l'on respecte le plus son nom? N'est-ce pas des villages et des manoirs d'où l'on a le plus de peine à s'arracher pour s'exiler dans les villes ? Quant à ces faubourgs des grandes cités industrielles, où la famille existe si peu et l'Eglise encore moins, ceux-là n'ont pas, il est vrai, d'égoïsme à plusieurs et de patriotisme de clocher; nous venons de voir ce qu'ils ont fait pour la grande patrie française. Les plus tendres fils, les frères les plus dévoués seront les meilleurs citoyens. Laissez-les donc apprendre de
�152
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
leur mère, de leur père, de leurs soeurs comment on doit aimer. La règle monacale ou militaire des collèges fait dévier les affections quand elle ne les étouffe pas. Est-ce avec raison que les maîtres et les parents euxmêmes redoutent le développement de la sensibilité chez les enfants? Personne n'a plus d'horreur que nous dans la vie usuelle, comme dans les arts, les lettres et la politique, du sentimentalisme et de la sensiblerie; Dieu nous préserve de tout ce qui pourrait faire de nos fils des rêveurs germaniques, des élégiaques ou des négrophiles ! Mais plus on développe largement et dans les voies de la nature la sainte faculté d'aimer, moins l'on s'expose aux sentiments faux, bâtards et romanesques. Peut-être au nom du plus noble, du plus généreux, du plus viril sentiment de l'âme humaine va-l-on nous reprocher d'enfermer trop étroitement notre élève dans la vie de famille, et l'on va défendre les internats au nom, toujours si bien venu, des amitiés de collège? On s'adresse à l'homme du monde le plus amoureux de l'amitié et qui, n'ayant gardé du collège lui-même qu'une profonde horreur, lui pardonne presque en songeant à quelques bons amis. Est-ce bien le collège qui a formé ces amitiés? Les liaisons de hasard, les camaraderies qui se nouent dans les internats ne sont-elles pas souvent, pour le reste de la vie plus compromettantes qu'agréables? N'est-ce pas seulement lorsqu'elles ont été cimentées hors du collège, par de longues années d'épreuves qu'elles deviennent de véritables amitiés ? Enfin, nous prions instamment le lecteur de bien noter ceci : qu'en plaidant avec conviction contre les pensionnats pour l'éducation de famille, nous recommandons tout aussi vivement l'instruction publique, les classes régulières, l'externat dans un grand lycée. La vie de l'externe
�DE
L'ÉDUCATION MORALE.
153
élevé dans sa famille, mais instruit au collège, comporte, outre les camaraderies de la parenté, du voisinage, des relations héréditaires, une camaraderie d'études qui peut donner lieu à de bonnes amitiés. Ces diverses amitiés de l'adolescent pensionnaire dans sa famille peuvent être bien mieux choisies et bien autrement surveillées que les liaisons engendrées dans les murs du lycée par une captivité commune. L'amitié, comme l'amour, est un choix libre du cœur. La camaraderie de collège, même lorsqu'elle prend le nom d'amitié, ne provient souvent que des impérieuses circonstances qui réunissent deux compagnons de chaîne. Combien seront autrement vraies et solides des affections choisies en pleine liberté ! Dans la variété des camaraderies permises à un jeune homme dont la vie se partage entre la maison paternelle et les classes du lycée, l'écolier trouve des relations plus indépendantes avec ceux de son âge; il obéit, dans le choix de ses amis, à la sympathie, aux convenances de famille et non pas aux nécessités de la salle d'étude et du dortoir. Mais que ce soit dans son collège ou dans sa ville et sa parenté, il faut, par-dessus toute chose, que l'élève se forme de bonne heure à l'amitié! Les belles amitiés sont l'indispensable complément d'une éducation libérale. Un homme qui aspire à l'élévation morale, à l'indépendance d'esprit, aux larges pensées, aux nobles passions du citoyen, ne saurait fournir sa carrière s'il n'a rencontré des amis dignes d'être ses confidents, ses conseils et au besoin ses maîtres. La discipline d'un grand nombre d'internats religieux semble viser à prémunir l'adolescent contre l'amitié. Je ne vois pas qu'il soit question de cette douce vertu dans le beau traité sur l'éducation de Mgr l'évêque d'Orléans.
9*
�154
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
L'amitié serait-elle considérée comme une vertu païenne, et devons-nous renoncer, dans notre juste horreur des désordres antiques, à ce sentiment qui faisait des héros? Ce qu'il y a de certain, c'est que les moralistes modernes n'ont rien pu dire de plus élevé et de plus délicat sur l'amitié que les philosophes anciens. Ecoutez Cicéron : « Préférer l'amitié à tout le reste, c'est mon conseil. Car l'amitié est ce qu'il y a de plus conforme à la nature, et qui s'adapte le mieux à la bonne comme à la mauvaise fortune. Mais j'ajoute qu'elle n'est possible qu'entre des âmes vertueuses Ceux qui mettent dans la vertu le bien suprême ont raison, sans doute; mais la vertu même, c'est ce qui fait et règle l'amitié, et l'amitié n'est qu'à ce prix Il est des gens qui vous disent que les amitiés doivent être formées comme un moyen de force et de secours dans la vie, et non point comme un lien de bienveillance et d'affection. De telle sorte que le plus faible d'entre les mortels serait celui qui devrait aspirer le plus à l'amitié ; et ainsi, disent-ils, les femmes rechercheraient ce secours plus vivement que les hommes, les pauvres plus vivement que les riches, les* infortunés plus vivement que ceux qui passent pour être heureux. 0 la belle sagesse! Ils semblent ôler le soleil du monde, ceux qui ôlent l'amitié de la vie : l'amitié, le meilleur, le plus doux bienfait des dieux immortels. Quelle est, après tout, celte sécurité que l'on ambitionne, elle est flatteuse en apparence, et le plus souvent impossible en réalité. Il n'est pas, en effet, dans la convenance de ne s'attacher à une chose honnête ou de ne la repousser que par le désir d'échapper aux soucis, et si nous fuyons les soucis, il nous faut fuir la vertu. La vertu qui certes ne se met
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
pas sans quelque sollicitude en conflit de haine ou de mépris avec les choses qui lui sont contraires : comme la bonté avec la malice, la tempérance avec la débauche, le courage avec la lâcheté. N'écoulez pas ceux qui voudraient rendre la vertu dure et comme de fer. La verlu, au contraire, est le plus souvent fendre et flexible, et elle l'est principalement dans l'amitié; de telle sorte que les amis s'épanchent dans le bonheur et s'attachent par l'adversité. Aussi celte participation qui est due aux sollicitudes d'un ami, n'est pas plus de nature à ôler l'amitié de la vie que les chagrins et les angoisses qui accompagnent la verlu ne sont de nature à l'arracher du cœur La plupart, par une prétention perverse et je dirai imprudente, veulent que leur ami soit tel qu'ils ne sauraient être eux-mêmes : ce qu'ils ne font pas pour autrui, ils l'exigent pour eux. L'égalité dans l'amitié, c'est d'abord être homme de bien, et puis de se chercher un semblable. Ainsi s'établit et s'affermit l'amitié; ainsi les hommes unis d'affection commanderont aux passions qui maîtrisent le resle des humains. Ils aimeront l'équité et la justice, et tout leur sera commun, et nul n'attendra de l'autre rien qui ne soit honnête et vertueux, et entre eux se formera, non-seulement un culte mutuel d'affection, mais une sorle de respect : car ôter le respect de l'amitié, c'est en ôler le plus bel ornement. « Aussi c'est une pernicieuse erreur d'imaginer que l'amitié autorise et admet la licence des passions et des débauches. L'amilié nous est donnée par la nature comme un auxiliaire des vertus, et non comme une compagne du vice; de sorte que la verlu qui ne pourrail, solitaire, monter aux choses sublimes, y puisse aspirer par celle association La verlu, dis-je, la verlu, voilà
�156
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
ce qui fait les amitiés et qui les conserve. En elle la convenance des choses, en elle la stabilité, en elle la perpétuité. » Nous citons ces passages de l'aimable philosophe latin d'après les Lettres sur l'Education, de M. Laurentie qui parle lui-même avec tant de sagesse et de charme de l'utilité des amitiés pour le cœur de l'enfant. Voici les judicieuses remarques dont l'éminent publiciste fait suivre cette citation : « Ce ne sont là que quelques pensées de Cicéron. Tout son petit traité mérite d'être médité par une âme vertueuse et tendre. Quelle raison dans l'amour et quelle douceur clans la sagesse! On ne sait comment il a pu se faire que Cicéron ait deviné ou pressenti ce qu'il y a de plus délicat dans les affections chrétiennes, lui qui assistait à la fin du vieux monde romain, et qui le voyait s'abîmer dans les débauches et les saletés. Quel malheur et quelle honte, si, dans la lumière du christianisme, nous n'étions pas capables de réaliser par nos exemples de tels conseils d'amitié délicate et pure ! « Soyez attentive à l'éveil de l'amitié dans le cœur de votre enfant. Vous ne serez pas auprès de lui pour le guider. Mais vous l'aurez accoutumé à vous ouvrir son âme, et il voudra vous rendre la confidente des joies que déjà il aura trouvées clans la première naïveté de ses attachements. « L'amitié a des douceurs, mais elle a aussi des périls; l'enfant ne le sait pas, dites-le lui, dites-le lui souvent. Qu'averti par vos conseils toujours discrets, il se tienne en garde contre les mauvaises inspirations d'une amitié qui ne serait pas vertueuse. Votre parole à ce sujet aura un grand empire, et plus elle sera vague et voilée, plus elle retiendra l'affection qui serait sujette à s'égarer.
�DE L'ÉDUCATION MORALE.
157
« Provoquez doucement et prudemment les épanchements de votre enfant. Heureux enfant ! s'il sait garder toujours son âme limpide et transparente aux yeux de sa mère. » Les dangers des amitiés de l'adolescence n'existent guère que dans les internats; ils sont faciles à conjurer dans la vie de famille. On cherche à les prévenir dans les collèges et séminaires en supprimant l'amitié ellemême, et c'est ce que nous n'admettons pas. Un des plus beaux fruits que l'éducation puisse porter, c'est une belle amitié. Après la piété filiale et la foi religieuse, rien n'est plus nécessaire que l'amitié pour élever et pour fortifier le cœur du jeune homme. C'est le sentiment des hommes libres et des héros. Il est particulièrement à sa place chez les nations indépendantes et républicaines. C'est un stimulant et un secours dans la vie politique dont nous éloignent volontiers l'amour et les autres affections de famille. L'amitié n'est-elle pas de même un appui et un charme dans la vie religieuse et dans une carrière chrétienne ? La philosophie et la poésie antiques ont divinisé l'amitié; l'Evangile à son tour la sanctifie. Notre-Seigneur Jésus-Christ aima l'apôtre saint Jean. C'est au sujet d'une autre amitié du Fils de l'homme, au sujet de sa tendresse pour Lazare, qu'ont été écrits les vers suivants :
Pain des forts que le cœur à son gré multiplie, Galice aux profondeurs pures de toute lie, Vin qui réchauffe l'âme et n'enivre jamais, Chaste plante qui croît sur les plus hauts sommets, Amitié ! don du ciel, fleur des vertus- de l'homme. Nom viril dont l'amour chez les anges se nomme ! Le cœur qui t'appartient et qui suit ton sentier, Aux austères devoirs reste encor tout entier; Bien loin de l'épuiser, tu rends double sa force. Tes fruits, à toi, n'ont pas de cendres sous l'écorce.
�158
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
Amilié! joug divin qu'on porte librement! Chaîne où l'on s'est lié sans fol aveuglement, Qu'aucun hasard fatal n'aggrave ou ne dénoue; Election du cœur que la raison avoue ! Amitié! notre appui quand tout autre s'abat; Sagesse qui prévoit et force qui combat ; Acier fidèle, armure et lame bien trempée, Je te serre à mon flanc comme on serre une épée ! Par toi, contre le sorl, sachant que l'on est deux, On marche confiant dans les chocs hasardeux. Quand l'amour le plus pur sous maints voiles se cache, On te porte au grand jour comme un écu sans tache. Oh! bonheur de donner ce nom sacré d'ami, Présage de vertus en deux cœurs affermi ! Outre sa conscience, avoir un autre juge; Contre son propre cœur se créer un refuge, Un témoin qui vous suit, vous conseille en tout lieu, A qui l'on se confesse et l'on croit comme à Dieu, Qui reste clairvoyant quand notre esprit s'enivre, Donne un rude conseil, et nous aide à le suivre, Et si nous faiblissons, devenu triste et doux, Du juste châtiment pleure avec nous, sur nous; Le seul qui puisse, avec ses mains tendres et pures, Sans irriter le mal, toucher à nos blessures ! Amitié ! nœud charmant que tressent les douleurs, Beau jour qui, bien souvent, se lève au sein des pleurs ; Amitié ! toi qui peux, sans autres espérances, Faire un double bonheur en mêlant deux souffrances. Soleil de tout climat et de toute saison, Douce chaleur au cœur, lumière à la raison, Amilié ! lu ne luis que sur les grandes âmes ; Jamais un œil impur ne réfléchit tes flammes, Tu ne dores qu'un front de sa candeur vêtu. Amitié! n'es-tu pas toi-même une verlu? Porte yertu qui cache une douceur insigne; On ne peut s'en sevrer sitôt qu'on en est digne ; Saint trésor qu'on achète avec le don de soi, Amitié ! l'Hommo-Dieu n'a pas vécu sans toi !
Ce qui nous fait insister avec tant de force sur la culture de. l'amitié dans le cœur du jeune homme, c'est
�DE L'ÉDUCATION MORALE.
159
qu'entre tous ce sentiment est le plus désintéressé, celui qui nous porte le plus au sacrifice du moi, à l'héroïsme. Il y a dans tous les autres amours de la jeunesse une part d'intérêt personnel. En dehors de ceux où la recherche du plaisir joue un si grand rôle, et dans les affections les plus saintes et les plus pures, l'adolescent aime par un besoin de sa faiblesse, tout autant que par un choix et un élan de son cœur. Dans son père et dans sa mère il aime, à son insu, le protecteur et la nourrice. Dans son ami il aime des qualités, des beautés qui l'ont saisi, qui l'ont arraché à lui-même, qui le forcent à subordonner son égoïsme à l'estime, à l'admiration, au culte d'une autre personnalité que la sienne. Le plaisir, l'utilité peuvent régler les autres affections. « Mais la vertu même, c'est ce qui fait et règle l'amitié; et l'amitié n'est qu'à ce prix... » Répétons le d'après l'antiquité qui connut et pratiqua mieux que nous ce noble sentiment. Les affections de famille sont le nécessaire du cœur, l'amitié en est le luxe et la richesse. Travaillons à donner celle richesse à nos fils. Par la piété filiale, par l'affection fraternelle, par l'amitié des compagnons d'études, apprenons-leur l'amour sous toutes ses formes les plus pures et les plus vives. Entre toutes les facultés qui doivent se développer entre nos mains, agrandissons particulièrement leur cœur ; c'est la maîtresse faculté de l'homme, c'est la flamme, c'est la force, c'est le moteur souverain qui met en jeu tous les organes, qui suscite toutes les énergies de l'intelligence et de la volonté. Le cœur est infini dans ses aspirations; il multiplie à l'infini toutes les puissances de l'esprit humain. Ne craignons pas d'allumer chez notre élève les flammes de l'enthousiasme ; nous saurons les diriger et les contenir.
�CHAPITRE II
DE LA RAISON.
— Que son développement ne dépend pas de
l'instruction reçue, mais de l'ensemble ds l'éducation morale.
La raison, dans son essence, est cette lumière impersonnelle qui éclaire tout homme venant en ce monde; elle émane de Dieu; elle est Dieu lui-même. Il semble donc, au premier abord, que l'éducation ne saurait avoir de prise sur elle et qu'il ne dépend pas de l'homme de l'augmenter en lui, puisqu'elle est une communication divine. L'éducation s'applique, cependant, à la raison aussi bien qu'à tout ce qui constitue l'être humain. S'il ne nous est pas donné d'agir directement sur cette lumière, dont Dieu nous fait part, comme il nous fait part de la vie et sans que nous ayons de pouvoir sur elle, nous pouvons du moins lui faire en nous sa place, écarter les ombres qui l'obscurciraient et lui préparer des instruments dociles et robustes. L'intelligence, la volonté, le cœur, toutes les puissances de notre âme doivent être mises au service de
�DE
L'ÉDUCATION MORALE.
161
la raison. Les facultés de l'intelligence lui fournissent ses organes les plus directs, et sa force s'accroît en nous avec toutes les autres forces de l'esprit. Elle est pourtant susceptible de se développer par une éducation spéciale et qui n'est pas entièrement subordonnée au développement de l'intelligence. On rencontre, à chaque pas, des hommes de beaucoup d'esprit, d'une vive intelligence, d'une culture étendue et chez qui la raison demeure faible, obscure, vacillante. Ce n'est donc pas par l'instruction toute seule que vous fortifierez la raison de l'enfant. Ce n'est pas, surtout, par l'instruction scientifique et positive qui tend à prévaloir aujourd'hui, par l'enseignement des mathématiques et par ces études qu'on appelle exactes et qui n'ont pour objet que des hypothèses. Nous pouvons dire hardiment des sciences exactes, quand on en fait la principale étude de la jeunesse, ce que dit le poëte de la maison des Femmes savantes :
Et le raisonnement en bannit la raison.
Le développement de la raison dans une jeune âme s'opère par l'ensemble de la culture appliquée à son esprit, à son cœur, à sa conscience morale et à ses sens eux-mêmes. C'est un résultat de l'éducation tout entière et non pas de la seule instruction. Il faut s'attacher, d'abord, à former l'être moral pour faire la créature raisonnable. Un enfant honnête deviendra seul un homme sensé. L'instruction destinée à l'intelligence se donne, à certaines heures, dans la classe, dans la salle d'études. L'éducation de la raison est de toutes les minutes. Dans toutes les circonstances de la vie, dans les jeux, dans les travaux, dans les châtiments et dans les récompenses,
�4 62
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
dans les épanchemenls de la tendresse et de la douleur, dans les plaisirs et dans les maladies, un instituteur trouve le moyen de développer la raison de son élève. Le meilleur moyen d'arriver jusqu'à la raison de l'enfant et de réveiller pour lui, dans toute sa clarté, cette divine lumière, c'est de s'adresser d'abord à sa conscience morale. Dieu a voulu que l'idée du bien et du mal fût la plus claire et la plus vivement sentie dans l'intérieur de notre âme. Cette perception ne nous laisse pas inactifs et presque indifférents comme la perception de la vérité scientifique; elle est accompagnée pour nous du plaisir ou de la douleur. Eveillez d'abord, éclairez, fortifiez le sens moral de l'enfant; vous le rendrez par là plus attentif et plus docile à la raison pure; vous écarterez plus sûrement les ombres qui voilent cette lumière impersonnelle. Le Verbe divin ne sera plus troublé dans celte âme par la voix de l'égoïsme et de la passion. Quel autre instituteur, aussi bien que le père et la mère, pourra donner à l'élève cette éducation de la raison, cet enseignement de toutes les minutes? Ce n'est pas l'affaire d'une classe, d'un devoir, d'un conseil, d'une réprimande, distribués au hasard, dans la cour des récréations ou dans la salle d'études. Il y faut une connaissance du caractère de l'enfant, une application, une prudence, une tendresse qu'aucun surveillant, qu'aucun professeur ne peuvent avoir. Demanderez-vous à trois ou quatre professeurs de faire pour cinq cents élèves ce qu'un père fait à grand peine pour ses cinq enfants? De toute part jaillissent des arguments contre le système des grands internats. Leur infériorité pour la formation de la raison, c'est-à-dire de la plus haute de nos facultés, me paraît à moi très-évidente et je voudrais la rendre aussi claire à tous les yeux. Je n'aurai garde, en un livre
�DE L'ÉDUCATION MORALE.
163
qui veut être lu, môme par les femmes, de faire un longétalage de psychologie. 11 faut ici en appeler à l'expérience plus qu'à la théorie. Et cependant disons encore quelques mots de ce qui distingue la raison de l'intelligence et des autres facultés de l'âme, quand on se place au point de vue de l'éducation. L'intelligence s'accroît par l'instruction; toutes les forces dont elle se compose : attention, perception, jugement, raisonnement, mémoire, imagination se fortifient en s'exerçant. Les notions que ces facultés acquièrent font plus que les enrichir d'un certain capital d'idées; elles augmentent leur énergie pour acquérir des connaissances nouvelles. Mais on peut dire que, par elle-même, l'intelligence n'est pas productrice des idées, qu'elle n'en contient aucune qui soit antérieure et supérieure à l'expérience. Elle est, chez tous les hommes, en proportion du travail accompli et de l'instruction reçue. On peut dire que c'est la masse des notions acquises qui constitue l'intelligence ; qu'elle ne s'étend que par l'instruction et qu'il faut des éludes très-variées et très-considérables pour la pousser à son entier développement. De deux hommes également doués à leur naissance , le plus intelligent dans l'âge mûr sera celui qui aura le plus étudié et le plus amassé de connaissances diverses. Il n'est pas certain que celui-là soit le plus.raisonnable. La raison, dans les principes qui la constituent, ne comporte pas d'acquisitions nouvelles. Elle existe armée de tontes pièces chez tout homme venant en ce monde et qui n'est pas frappé d'imbécillité. Il ne s'agit pas de la créer, comme l'intelligence, par des apports successifs ; il s'agit d'écarter d'elle tout ce qui pourrait la troubler, l'obscurcir, la faire dévier dans ses applications aux diverses matières de nos jugements. C'est une
�■164
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
lumière qui nous est donnée indépendamment des objets qu'elle doit nous rendre visibles. Nous jugeons des objets aux rayons qu'ils reçoivent de cette lumière; mais celte lumière n'a rien à recevoir des choses qu'elle illumine. Nous ne l'avons pas allumée, mais nous pouvons l'éteindre. Tout le travail de l'instruction, tout celui de l'éducation doit être de la conserver pure. Quand les études sont mal conduites, quand la direction morale est vicieuse, plus il y a d'études et de direction, plus il y a de savoir et de scrupule et plus la raison en souffre. Avec un très-mince bagage intellectuel, avec une éducation très-simple, on peut posséder une très-saine et très-puissante raison. Il faut pour cela avoir exercé son intelligence sérieusement sur des objets sérieux, avec droiture sur des choses honnêtes, avec sincérité sur des oeuvres sincères. Il faut avoir été préservé des esprits faux, des mauvais modèles, des productions d'un art et d'une science équivoques. Cette abstinence est plus utile pour former la raison qu'un grand luxe d'études et d'investigations hasardeuses. La raison d'un jeune homme bien né est un trésor sur lequel l'instituteur doit veiller avec soin sans prétendre y rien ajouter de nouveau. Le but de l'éducation est de conserver cetle lumière entièrement pure, celui de l'instruction est de lui ouvrir des voies, de lui fournir les méthodes qui doivent la diriger sur les divers objets de nos connaissances et de nos déterminations morales. C'est dans l'ordre moral, c'est dans la conscience que la raison apparaît d'abord et nous luit avec le plus de clarté ; c'est donc dans le caractère de l'enfant, dans ses actions, dans sa conduite journalière que la raison doit être cultivée avant de l'être dans ses études. Quand l'enfant passe des mains de sa mère sous la direction pater-
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE
165
nelle, son esprit a déjà subi des influences dont sa raison se .ressentira. Ce que le père fait, à son tour, aidé par l'ensemble de la famille, l'instituteur parviendra difficilement à le rectifier ou à le déformer. La famille est le sanctuaire naturel où se constitue la raison de l'enfant aussi bien que son cœur. Nous sommes convaincu qu'une famille honnête sous la direction d'un père sensé, fût-il ignorant, est un milieu préférable pour le développement et la conservation de la raison au meilleur des collèges sous les plus savants professeurs. L'œuvre des professeurs est défaite chaque jour par les surveillants et les camarades; non pas l'œuvre qu'ils font dans l'intelligence, mais celle qu'ils pourraient opérer sur la raison. Le père et la mère, par leur tendre vigilance, peuvent seuls aider, affermir, compléter l'action de celui qui enseigne. Car, nous ne saurions trop le répéter, c'est dans les mille incidents de la conduite, des conversations, des jeux, des traits de caractère, des mouvements de la sensibilité ou de l'égoïsme, que l'éducateur trouve les plus sûres occasions de faire apparaître, de dégager de toutes les ombres et de toutes les incertitudes l'infallible clarté de la raison. Ce travail de la sagesse peut s'accomplir dans la plus humble maison de paysan, si elle est honnête, laborieuse et chrétienne, aussi bien qu'au foyer d'un membre de l'Institut et plus sûrement que dans le meilleur collège.
�CHAPITRE III
DE LA. VOLONTÉ.
— Que le but suprême de l'éducation est de
fortifier la volonté et d'apprendre au jeune homme à se déterminer librement, selon les lumières de la droite raison. Contre ceux qui préfèrent les consciences soumises aux consciences pures.
La raison est une lumière, le cœur est une force : quel est le principe qui met en jeu cette force en obéissant à cette lumière? C'est le principe en qui réside essentiellement le moi, la personnalité humaine, c'est la volonté. La volonté est identique au franc arbitre, c'est la faculté de se déterminer librement. « Vouloir, dit Bossuet, est une action par laquelle nous poursuivons le bien et fuyons le mal, et choisissons les moyens pour parvenir à l'un et éviter l'autre (1). » Les actes de l'homme sont seuls des actes de volonté, des actes de choix, des actes libres. La nature ne renferme que des
(1) De la connaissance de Dieu et de soi-même, chapitre i".
XVIII.
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
167
forces aveugles. L'animal a des instincts, des appétits, mais n'a pas une volonté. Chez les animaux supérieurs, une sorte de volonté apparaît avec une sorte d'intelligence. Mais la volonté, c'est-à-dire le libre arbitre dans sa plénitude, n'existe que chez l'homme, chez l'homme civilisé, instruit, éclairé par une tradition, chez qui l'enseignement moral a dégagé la lumière rationnelle de toutes les ténèbres dont l'enveloppent nos instincts, nos préjugés et nos passions. La volonté, la liberté morale, le moi du jeune homme, voilà donc le vrai sujet, le sujet par excellence de l'éducation; la culture de l'esprit, l'instruction n'est que d'une importance secondaire à côté de cette haute importance. Les soins que l'instituteur donne à la volonté de son élève doivent avoir pour but de la rendre souverainement libre, de dégager son franc arbitre de toute autre influence que celle des lumières de la raison, et la raison se nomme ici la conscience morale. Apprendre à vouloir, à se déterminer rationnellement, à réaliser avec énergie les injonctions de la volonté, c'est le plus utile, le plus noble enseignement que puisse recevoir la jeunesse. On peut dire que c'est toute l'éducation ; c'est ce qui constitue l'homme moral. On peut en juger de suite aux prémisses que nous venons de poser : la formation de la volonté du jeune homme par l'instituteur ne consiste pas à lui prêcher, à lui imposer la soumission à d'autres volontés. Le but qu'il faut atteindre, c'est de rendre le franc arbitre de l'élève, sa liberté intérieure aussi indépendante que possible de ses penchants et de ses passions, de façon à ce qu'elle ne connaisse plus d'autre empire que celui de la loi et de la lumière rationnelle.
�168
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
Je sais que, dans le premier âge, la docilité, la soumission de l'élève à son précepteur, je veux dire à son père et à sa mère, est une condition nécessaire à la formation de sa liberté. Avant qu'il obéisse à la raison, il faut que la raison existe en lui ; et, durant bien des années, la raison se manifeste à lui dans la parole du maître. Mais ce maître aura manqué le but de l'éducation et manqué à son devoir, s'il n'inspire à la volonté de l'enfant d'autre règle que la soumission à des volontés supérieures. La docilité est une vertu qui tient lieu de toutes les autres, mais avant le réveil de la raison et la constitution d'une volonté éclairée. Quand l'homme est devenu raisonnable, le penchant à la soumission n'est plus chez lui qu'une faiblesse, une paresse d'esprit, un abandon de ses facultés, une défaillance du libre arbitre. Or, c'est la vigueur du libre arbitre qui est la vertu par excellence et le but suprême de l'éducation. Enseigner au jeune homme à se déterminer librement selon les lumières de la droite raison et à vouloir, avec une indomptable énergie, tout ce que la raison lui conseillera, voilà le grand talent de l'instituteur. C'est dans ce sens qu'il doit corriger la nature, qu'il doit l'aider dans sa faiblesse, c'est vers le développement de la volonté qu'il doit diriger tous ses efforts. Disons-le franchement, toute la vieille pédagogie monacale, toute la morale des collèges universitaires et autres ne vise à rien moins qu'à la destruction de la volonté. Substituer son propre vouloir au libre arbitre de l'élève, le placer continuellement dans des situations où il n'y a pas à choisir, où la nécessité le contraint, où la force pèse sur lui, où il agit sous l'empire de la crainte et sans pouvoir consulter ni sa raison, ni son cœur, voilà toute la théorie du maître, voilà toute la discipline
�DE
L'ÉDUCATION
MOHALE.
du collège. Exécrable système dont la corruption morale, la lâcheté, l'esprit de servitude sont les fruits naturels. Depuis trois siècles, ils empoisonnent la France. J'ai lu jadis, dans un philosophe chrétien, une juste critique de ces directeurs spirituels « qui préfèrent les consciences soumises aux consciences pures. » Je n'ai pas à juger ce système au point de vue do la vie dévote ; ce n'est pas de la vie dévote, mais de l'éducation des enfants que je m'occupe. Or, je trouve dans l'éducation publique en France la pratique de ce système à des degrés divers. Il existe dans l'Université, moins que partout ailleurs, et sous sa forme la moins dangereuse. Je ne dirai pas dans quels établissements s'en trouve l'application la plus complète et la plus fâcheuse. Je ne fais ici la critique de personne, j'essaie de faire la théorie d'une bonne éducation. Dans l'Université, la discipline, la sévérité du maître brisent la volonté de l'élève sous un joug quelquefois trop rigoureux et trop uniforme ; mais elles ne l'amollissent pas par des compromis avec la règle ; elles ne la font pas dévier clans les petites hypocrisies ; elles engendrent une pleine soumission ou une franche révolte. Cette sévérité et ces révoltes ont des inconvénients sans doute ; mais, au point de vue de la formation de la volonté chez les élèves, je ne sais pas si ces inconvénients sont pires que ceux d'un système de douceur, de précautions minutieuses, de surveillance mutuelle supprimant les révoltes et l'occasion du mal, au risque d'énerver et d'endormir la liberté morale. C'est une bonne chose de tenir un jeune homme dans l'ignorance du mal et dans l'impossibilité de le commettre ; mais, outre que c'est à peu près impossible, il vaut mieux l'armer contre le mal et le tremper pour la résistance en dévelop10
�•170
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
pant chez lui toutes les énergies nécessaires à la lutte. Il faut qu'il respire de bonne heure l'amour désintéressé du bien, l'horreur de tout ce qui ressemble à la lâcheté et à la bassesse. J'aime à le voir docile aux remontrances, mais la fierté ne me déplaît pas en lui. Si, durant sa vie de collège, il a eu pour seuls mérites la soumission et l'ignorance du mal, je redoute beaucoup pour lui les premières épreuves de la vie du monde et de l'indépendance. Il est bon qu'il se soit exercé à résister et à vouloir, avant de se trouver en face des grandes tentations et d'être pleinement son maître. Un homme d'expérience et de vertu qui avait aidé la jeunesse contemporaine dans la fondation de plusieurs sociétés de bonnes études et de bonnes œuvres et vu passer sous ses yeux observateurs bien des générations d'étudiants, avait constaté ceci : les élèves de certains établissements religieux très-renommés, à leur première année d'écoles spéciales, entraient en grand nombre dans ces pieuses et laborieuses conférences. Pleins de ferveur et de zèle au début, ils n'étaient pas sans manifester quelque dédain de leurs confrères plus calmes et sortis d'une autre origine. La seconde année, ces fervents devenaient lièdes et beaucoup d'entr'eux ne paraissaient pas aux réunions. La troisième année, il n'en restait qu'une faible minorité; le reste s'était jeté dans la vie oisive et dans les plaisirs. Les élèves des collèges universitaires étaient moins nombreux, au début, dans les conférences, mais presque tous persévéraient. Il m'est impossible de ne pas attribuer à ceux-là une volonté mieux dressée au combat, une liberté morale supérieure à celles des précédents. Voici un renseignement concordant à celui-là et qui nous vient de plusieurs chefs militaires. On sait que
�DE
L'ÉDUCATION MORALE.
171
depuis quelques années, ces établissements auxquels nous osons reprocher d'amollir quelque peu la volonté de leurs élèves, font recevoir un grand nombre de candidats aux écoles polytechnique et militaire. Ils y sont admis en très-bon rang, car la préparation est excellente; ils en sortentd'ordinaire à un rang inférieur. Privés des maîtres qui substituaient leur direction à la liberté de leur élève, livrés aux seules forces de leur volonté propre dont ils n'avaient pas l'habitude de se servir, ces jeunes gens sont dépassés par des rivaux plus maîtres d'eux-mêmes. Devenus officiers, ils se montrent fort braves en temps de guerre, mais en temps de paix et dans la vie de garnison, leurs chefs les accusent d'être plus occupés de leurs plaisirs que de leurs devoirs. Je conclus de tout ceci, que la volonté de ces jeunes gens est mal cultivée pendant leur vie de collège et qu'ils sont soumis à une gymnastique morale défectueuse. Le but de l'éducation n'est pas de nous conserver le plus longtemps possible soumis à nos directeurs, mais de nous rendre plus libres de nos passions et plus maîtres de nous-mêmes. Il faut reconnaître que la rudesse des anciennes mœurs et de l'ancienne discipline universitaires, énervées aujourd'hui comme tout le reste, offraient quelques avantages pour la formation de la volonté. L'état de lutte continuelle où l'élève se trouvait placé, de mon temps, et contre ses camarades et contre ses maîtres, faisait des athlètes bien trempés de ceux qu'il n'écrasait pas; ceux d'entre nous qui sortaient triomphants et de la corruption et de la brutalité générales, étaient désormais invulnérables et à toute épreuve. Mais, franchement, ce n'est pas à un pareil régime que des pères
�172
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
doivent s'en remettre pour l'éducation de leurs fils, pas plus qu'à celui qui ne leur évite les meurtrissures et les chutes qu'en les menant aux lisières et qu'en substituant habilement l'influence et la surveillance de l'instituteur à la liberté morale de l'élève. Sans doute, un internat où se coudoient, comme des hommes faits dans la vie, un grand nombre d'enfants, est un théâtre favorable à l'exercice de la volonté et de l'énergie personnelle. Mais à quel prix? Au prix de l'effacement, de l'abêtissement, de l'écrasement de tous les plus faibles. C'est précisément pour eux que la gymnastique de la volonté comme la gymnastique du corps doit être pratiquée. Ce travail ne peut s'accomplir efficacement et sans danger que dans la famille. Il y faut toute la vigilance, toute la tendresse, tout le désintéressement d'un père et d'une mère éclairés. Je sais que dans la vie d'un écolier, soit dans un lycée universitaire, soit dans un collège religieux, soit dans la famille, il y a partout un excellent élément pour la formation de la volonté, le meilleur et le premier de tous, la nécessité du travail. Tout travail est un acte de liberté morale; tout travail exige un effort, une décision de la volonté que l'habitude, il est vrai, rend tous les jours plus facile. Un écolier qui travaille comme il le doit, fait déjà provision de volonté et de force mo raie. Parmi les innombrables sottises dont fourmille la philosophie démocratique, socialiste, anti-chrétienne, il en est une que le fourriérisme avait particulièrement mise à à la mode et qui prouve, une fois de plus, cette profonde méconnaissance de la nature humaine propre aux sectes révolutionnaires de notre temps. C'est la doctrine du travail attrayant. Comme il s'agit de supprimer, dans la
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
173
destinée de l'homme toute idée d'expiation, de devoir, de soumission à une volonté divine, et comme le travail est pourtant une nécessité pour des nations qui veulent vivre grassement comme nos matérialistes modernes, il a fallu présenter le travail, non plus comme l'accomplissement d'une loi mystérieuse, non plus comme un châtiment, mais comme un plaisir. De là ces burlesques systèmes d'éducation qui reposent sur le travail amusant. Diminuer quand on peut les souffrances et la peine de l'écolier, c'est très-bien; mais prétendre faire pour lui de l'étude une récréation perpétuelle, c'est simplement absurde. Quel est le travail plus attrayant que celui de l'artiste, du poète, du penseur? Avec quelle passion, quand l'heure de l'esprit est venue, ne saisit-on pas sa plume ou son pinceau. Eh bien ! je le demande à mes confrères de lettres les plus heureusement doués, aux improvisateurs les plus faciles, à ceux auxquels les vers ou la prose ne coûtent rien que la peine de les écrire : chaque fois qu'ils prennent la plume et s'asseoient devant leur table, quand il serait si doux d'aller flâner ou sur le boulevard, ou dans la campagne, ou de causer, dans un fauteuil, avec un ami, ou de faire tout autre chose que réclament la sensualité ou la paresse, ne leur faut-il pas un certain effort de volonté pour se mettre à la besogne et pour écrire leur première phrase? Comme je serais bien moi-même sur le canapé voisin à feuilleter ce volume de vers qui m'arrive, au lieu de griffonner celte page de mes doigts endoloris, en faisant violence à tout mon corps affaibli par l'insomnie et tourmenté par le rhumatisme ! Tout travail, depuis le coup de pioche jusqu'au coup de plume, est une victoire remportée par la volonté. C'est en ce sens qu'on peut affirmer, avec
10*
�174
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
conviction, quoique les démocrates le répètent, que le travail est essentiellement moralisateur. L'écolier le moins actif travaille toujours quelque peu, c'est-à-dire qu'il est obligé à beaucoup se contraindre et à faire beaucoup d'efforts. C'est une bonne gymnastique, mais qui ne suffit pas pour la formation de la volonté et l'affermissement du libre arbitre. Il faut que l'enfant s'habitue à remporter chaque jour d'autres victoires sur lui-même, et c'est le devoir et l'art de l'instituteur de lui en préparer les occasions. Quel autre que le père peut s'astreindre à ces précautions délicates, à ces soins de tous les instants, à ce travail invisible qui, sans que l'enfant s'en aperçoive, le contraignent à vouloir, à lutter, à se vaincre? Il faut pour cela, outre le dévouement, l'affection et les lumières, une connaissance parfaite du caractère, de la nature de l'élève; et quel fonctionnaire d'un internat peut se flatter de la posséder, je ne dis pas au même degré que les parents, mais à un degré quelconque? Dans une agglomération de deux ou trois cents, de cinq à six cents élèves, aucun enfant ne peut recevoir la direction particulière dont sa volonté aurait besoin; il n'y a de possible qu'une discipline générale qui peut devenir funeste à certaines natures. Apprendre à vouloir, à se vaincre soi-même, élever de quelques degrés sa liberté morale, c'est un art difficile pour un homme fait; mais il est bien plus difficile encore quand il s'agit de l'appliquer à la formation de la liberté d'aulrui, à l'éducation des enfants. Dans les lycées et les collèges, la question se tranche simplement par cette formule : obéissez au maître et ne raisonnez pas. Certes, l'obéissance est une bonne école, car pour obéir au maître il faut presque toujours se commander
�DE
L'ÉDUCATION MORALE.
175
à soi-même. Mais il y a bien des caractères auxquels la soumission à autrui est facile et qui ne sont pas capables d'exercer la domination d'eux-mêmes et de vouloir quoique ce soit avec énergie. Vis-à-vis de ceux-là, l'art de l'instituteur doit être de stimuler la volonté et non pas de la contraindre. Un père éclairé sait faire naître autour de son fils des circonstances qui le contraignent à vouloir, à se décider par lui-même, qui l'obligent à faire acte de liberté morale et l'y accoutument par l'exercice. Pour cela il faut vivre côte à côte avec l'enfant et ne pas se contenter de l'apercevoir, lui cinquantième ou centième, du haut de la chaire d'un professeur ou du banc de quart d'un surveillant. De toutes les disciplines employées pour former la volonté dans l'éducation publique ou privée,je n'en connais pas de plus mauvaise que celle qui cherche, par-dessus tout, à produire la soumission, la docilité absolue, et qui l'amène en flattant l'élève, en le séduisant par les amusements multipliés, par une sorte de câlinerie pédagogique. Ce régime complété d'un autre système, celui d'écarter de l'enfant toutes les occasions de fautes, toutes les tentations, de donner pour seule base à sa vertu l'ignorance du mal, forme les âmes vaniteuses et faibles dont nous parlions tout à l'heure, ces âmes incapables d'effort qui se présentent au combat de la jeunesse trèsinfatuées de leur innocence, et succombent aux premiers chocs sans pouvoir trouver en elles-mêmes la force de se relever. L'ignorance du mal et la soumission ne peuvent pas durer toujours, à moins que l'instituteur ne prétende rester à perpétuité le directeur de son élève. J'aime mieux moins d'innocence et plus de vertu, moins de soumission au maître et plus d'énergie dans le gouvernement de soi-même. Un enfant doit être élevé, un
�176
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
homme doit être formé en vue de lui-même et pour sa propre valeur, non pas en vue de son père, de son directeur, de son souverain. Les pires des instituteurs sont ceux qui travaillent surtout à assurer leur domination future sur leurs élèves devenus hommes. Un père, tel que le veut la raison et tel que le fait la nature, n'a pas de ces visées dominatrices; il aspire à voir le moment où son fils pourra voler de ses propres ailes, où son autorité à lui, où sa vigilance, son énergie seront remplacées chez son élève par la vigilante énergie de la conscience et par l'autorité de la raison.
�CHAPITRE IV
Do
CARACTÈRE.
— Contre cette erreur que le régime des collèges
est utile à la formation du caractère. Ce qu'il faut entendre par ces mots : Un homme de caractère, un caractère.
Le cœur, la raison, la volonté de l'élève combinés avec l'humeur qu'il tient de son tempérament physique consliluent ce qu'on appelle son caractère, c'est-à-dire la forme que prennent ses relations habituelles avec ses supérieurs et ses égaux. C'est dans ce sens qu'on dit un bon caractère, un caractère difficile. Nous allons parler de la formation du caractère à ce point de vue. Plus tard, en résumant toute l'éducation, nous aurons à définir ce mot dans un autre sens et à montrer ce que c'est qu'un homme de caractère, un grand, un beau caractère. Nous entendons répéter tous les jours que l'éducation commune, le lycée, le pensionnat sont nécessaires aux enfants pour former leur caractère. On fait valoir, en faveur de l'internat, cet argument, môme quand on ou-
�178
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
blie les très-bonnes raisons qui militent pour les études faites en commun et les classes publiques. L'éducation dans la famille et l'instruction dans un lycée, en un mot, l'externat, voilà pour nous ce qui répond le mieux à toutes les nécessités de l'enfant, môme à la formation du caractère. Les moeurs des lycées et des pensionnats se sont singulièrement adoucies et civilisées depuis notre enfance. La boxe, les gourmades de tout genre et la force physique y sont moins en honneur qu'autrefois. J'aime à croire que les autres actes d'oppression du faible par le fort y sont aussi plus rares et mieux réprimés. Contenues dans une certaine mesure, les batailles n'étaient pas le plus mauvais côté de la vie de collège. L'apathie, l'oisiveté, l'immobilité qui leur succèdent pendant les récréations ont peut-être de pires inconvénients. Cependant il faut reconnaître que l'habitude d'opprimer quand on est le plus fort et celle d'être opprimé quand on est le plus faible ne sont pas d'excellentes conditions pour former les caractères. Ce régime diminue beaucoup ce qu'on appelle les avantages du frottement, car ce frottement est parfois un peu trop rude. On nous accordera sans peine que les sujets débiles d'esprit ou de corps n'ont rien à y gagner. Les forts, ceux qui exercent le métier de tyran, n,'y gagnent pas davantage. Tous les caractères se dépravent et s'avilissent à qui mieux mieux dans ces habitudes. On peut, par une exacte surveillance et une forte discipline, atténuer beaucoup ces méchants usages dans les internats; mais, dans toute agglomération d'écoliers un peu nombreuse, il est impossible de les abolir complètement. Disons vite à l'honneur de notre jeunesse et de nos collèges français que ces persécutions du fort sur le faible, des grands sur les petits, y deviennent tous les
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
179
jours plus rares et y ont toujours été plutôt bouffonnes que méchantes. Il n'en est pas de même chez nos voisins, les Anglais, dont l'éducation a tant d'autres avantages sur la nôtre. La force physique y est très-cultivée et c'est un grand bien; mais elle abuse de cette culture pour devenir oppressive. N'en accusons pas la gymnastique et l'excès de la santé. La douceur de l'âme s'allie le plus souvent à la force musculaire. Les énervés de tout genre sont d'ordinaire plus irritables, plus capricieux, plus rageurs que les athlètes. Les prodiges de méchanceté qui s'accomplissent dans les universités anglaises, de la part des anciens sur les nouveaux, sous le nom de fagging, el auprès desquels les plus ignobles brimades de SaintCyr ne sont que d'innocentes plaisanteries, ces actes féroces ne tiennent pas à l'éducation, mais à la race. Il y a dans le sang des races leutoniques, dans l'inlimité de leur nature morale, une dureté, un égoïsme, une barbarie incurables. La richesse chez les Anglais, la science chez les Allemands, n'ont pas encore triomphé de celle férocité nalive. Une nation de philosophes, d'érudits, de musiciens faisant systématiquement, au milieu du dix-neuvième siècle, une guerre de voleurs, de pélrolcurs, d'assassins et d'espions, comme celle que nous venons de subir, c'est un speclacle que la race germanique pouvait seule donner, après la race mongole. Nous devons nous défier, cependant, môme chez nos fils, de ce fond d'égoïsme et de cruauté inhérent, hélas! à la pauvre humanité déchue. Nous autres, de souche gauloise, nous sommes les moins cruels des hommes, et cependant, que de crimes nous avons commis ! Evitons, par-dessus tout, dans l'éducation, ce qui peut réveiller les instincts barbares et le goût de la tyrannie.
�180
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
Comment se fait-il que ces lâches méchancetés, abolies dans nos plus mauvais collèges, régnent encore pleinement entre des jeunes gens qui sont presque des hommes, et dans une grande école comme celle de Sainl-Cyr, dans une école militaire qui devrait ôlre un apprentissage de chevalerie? Singulière préparation à la vie, pour nos officiers successeurs des gentilshommes! Je ne connais pas toute l'histoire de nos écoles militaires, mais je suis convaincu que ces procédés ignobles ont une récente origine, une origine révolutionnaire, démocratique, impériale. Excellenl pour former des prétoriens, des coureurs de rubans et d'ôpauleltes, ce régime n'ouvre guère le cœur au patriotisme, à la délicatesse chevaleresque, au respect de soi-même et d'autrui, au désintéressement, à toutes les vertus que possédait chez nous la noblesse militaire, et qui doivent être l'apanage des chefs d'une armée française. J'imagine que les brimades datent de 4803, époque où le premier consul, Bonaparte, transféra à Saint-Cyr l'école fondée à Fontainebleau, l'année précédente. La république décente qui aspire à se fonder, devrait bien supprimer ces avilissantes coutumes ; fallut-il pour cela congédier toute une promotion, ou l'envoyer dans des compagnies de discipline. Revenons aux collèges, où règne aujourd'hui une camaraderie moins barbare. Je ne les crois pas nécessaires pour cela à la formation du caractère chez les jeunes gens. Le niveau commun qui est l'idéal de la démocratie en toute chose, est l'absurde par excellence, en matière d'éducation ; et le grand inconvénient d'un internat de deux à six cents élèves, c'est qu'il est impossible d'y tenir compte de la diversité des natures, c'est que les forts et les faibles, les orgueilleux et les humbles,
�L>K
L'ÉDUCATION MOHALK
181
les généreux el les égoïstes, les tendres et les féroces, les joyeux et les mélancoliques, les bien portants et les malades y sont tous soumis a la même hygiène physique el morale. Lorsqu'on y entre avec une vertu, on est grandement exposé à l'y perdre ; mais on est assuré d'y voir grandir tous ses défauts. Un brutal en sort féroce, un timide y devient hébété, un vaniteux, s'il a le poignet solide et un prix à la fin de l'année, en demeure pétri d'orgueil. Mais, comme dans toutes les agglomérations humaines, c'est la faiblesse qui a le plus à souffrir et qui risque de s'y transformer de malheur en vice. Les supérieurs en tout genre, en intelligence, en santé, en vertu, se tirent d'affaire. Ils s'établissent dans une moyenne de savoir, de bonté, de vigueur ; mais les autres sont sacrifiés, et rien ne certifie à un père de famille que son enfant ne sera pas des autres. Les caractères et les talents moyens se maintiennent dans la vie de collège ; les plus forts n'ont rien à y gagner, les plus faibles ont tout à y perdre et tout à y souffrir. On croit que l'orgueil, que la colère, que l'indocilité, que la brutalité, que la jalousie d'un enfant se corrigent au collège, par le voisinage des mêmes défauts et la lutte qui s'engage entre ses vices et ceux de ses camarades. Au lieu de s'user dans celle lutte, les vices se forlilient par l'exemple. Chez ceux qui ont le dessous dans ces combats, la rancune, la perfidie, la lâcheté sont à craindre comme conséquence de la défaite. Quant aux pauvres petits êtres d'humeur douce, tendre, affectueuse, soumise el de nerfs délicats, vous les envoyez, dans un collège, à la démoralisation et au supplice. Ceux là ont un perpétuel besoin de l'affection, de la clairvoyance, de la sagacité du père et de la mère, pour être relevés, raffermis, encouragés ; comme les égoïstes
11
�182
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE
en ont besoin pour être humiliés et contenus. Un directeur de collège connaît ordinairement la capacité d'un élève, il connaît quelquefois ses vertus et ses défauts les plus apparents ; un père seul peut connaître à fond le caractère de son fils, et le soumettre au régime moral dont il a besoin. Il faut par une suite de leçons bien placées, d'incidents saisis ou provoqués avec sagesse, donner à l'enfant ou lui ôler de la confiance en luimême, modérer ou exciter sa sensibilité, dompter sa nature rétive par l'inflexibilité du commandement, ou soutenir sa volonté trop faible et l'encourager à se décider par lui-môme, appliquer enfin à la personne de l'enfant une méthode et un régime tout personnels. Il est très-bien d'avoir des classes nombreuses de latin, de grec, d'histoire et de mathématiques ; mais on ne peut pas faire des classes de caractère; il faut pour cet enseignement autant de professeurs et autant de méthodes que d'élèves. La nature a donné le professeur, deux professeurs à chaque élève, en lui donnant son père et sa mère. Egaux par la tendresse el divers d'esprit, ils mettront dans le commandement et dans la direction, une utile variété. Dieu qui les a institués, leur a donné sur le caractère de leurs enfants une action.particulière qu'aucun maître ne peut avoir. Je cherche à quels caractères peut s'appliquer le plus utilement, c'est-à-dire avec le moins de danger, la vie de collège. Ce n'est ni aux bons, ni aux mauvais, ni aux tendres, ni aux rudes, ni aux généreux, ni aux égoïstes, ni aux faibles, ni aux forts, c'est à une moyenne de personnages neutres destinés à n'avoir de caractère d'aucune sorte et que le niveau du collège maintiendra tous dans la médiocrité. S'il y a une chose à laquelle çon-
�DE L'ÉDUCATION
MORALE.
183
vienne parfaitement l'image banale du lit de Procruste, c'est l'éducation des internats. En mettant à part quelques mauvaises natures, fort rares, grâce à Dieu, on peut réformer et développer utilement par réducal ion tous les caractères; on peut enseigner à tous à contenir les mouvements désordonnés du moi, de la colère, de l'avidité, de l'orgueil; à suppléer par l'énergie de la conscience, de l'amour du bien et de la honte du mal, ce qui manque originairement à la vigueur de la volonté, enfin à se vaincre soi-même el à rester maître absolu de son esprit et de son cœur. C'est là le but par excellence et le chef-d'œuvre de l'éducation. La grande différence entre un enfant bien ou mal élevé, entre un homme inculte et celui qui a reçu de l'éducation, c'est que l'homme sans éducation est celui qui se possède le moins, qui est le moins maître de ses penchants et de lui-même. On aurait tort de croire, d'après les moralistes de la démocratie, que c'est dans les classes riches, dans les classes supérieures que se trouvent les enfants gâtés. En général, les enfants du peuple, quoique soumis de temps en temps à des corrections plus violentes, sont les plus complètement livrés à leurs penchants, à leurs caprices, à leurs appétits; la nécessité seule et non pas la raison y met une borne. Au lieu d'être dressés à se vaincre eux-mêmes, ils sont accoutumés à violenter les autres ; aussi voyons-nous quels hommes politiques ils deviennent quand les éruptions de l'émeute ou les aberrations du suffrage universel les ont portés au pouvoir. Quand l'éducation opère sur une riche nature, sur un cœur de noble race, elle ne fait pas seulement un honnête homme, un homme d'un bon et loyal caractère, mais ce qu'on appelle, et ce qui est si rare, un homme
�184
DE
1,'ÉDUÇATION LIBERALE.
de caractère; un caractère Rester toujours maître de soi et conforme à l'idéal qu'on s'est fait de la justice, dominer par sa volonté, par ses inébranlables convictions les événements qu'on ne peut conduire et les hommes qui croient vous dominer par la force ; inaccessible à la crainte, se montrer tel aux séductions de la vanité, de l'ambition et du plaisir; suivre toujours celte ligne droite qui est la plus courte et la plus sûre pour arriver non pas aux honneurs mais à l'honneur, c'est être un homme de caractère, un grand caractère. On a choisi ce nom pour désigner l'homme de bien, l'homme de vertu par excellence, comme on désigne sous le nom de génie l'excellence du talent et de l'esprit. On dit souvent de nos jours qu'il n'y a plus de grands caractères, que les caractères s'en vont. J'en conclus contre l'éducation et non pas contre la nature. Le sang de la France n'est pas appauvri à ce point. L'éducation ne peut susciter des hommes de génie, même des hommes de talent, elle peut toujours former des hommes de caractère. Le caractère, c'est la perfection de la liberté morale, c'est la soumission de l'esprit à la conscience. Il ne s'agit pas pour le former de créer une force; Dieu seul est le dispensateur des forces dans l'âme et dans la nature;il s'agit de se servir d'une force dont nul homme n'est privé, du libre arbitre, de le développer, de l'aecroilre comme s'accroissent toutes les forces par l'exercice, de l'éclairer en éclairant la conscience. L'éducation du libre arbitre, c'est-à-dire la formation de la personnalité, du caractère ne peut pas se faire en masse el sur un troupeau et comme on enseigne l'exercice à cinquante conscrits à la fois. Elle s'opère d'une personne à une autre personne, d'un seul maître à un seul élève, du père ou de la mère à l'enfant. Hors de la
�DE L'ÉDUCATION MOHALE.
18.3
famille, elle n'est possible que par un hasard heureux , celui qui amène un enfant près d'un véritable maître , d'un maître qui peut se consacrer presque exclusivement à son élève. Dans la conduite des enfants par troupeaux, dans les internats, on reçoit une instruction qui peut être excellente, on reçoit des principes de-morale, on n'apprend pas à s'y soumettre, à les pratiquer librement, à faire triompher sa volonté des obstacles intérieurs, en un mol on ne reçoit que très-incomplètement l'éducation. Dieu a voulu, pour la récompense ou le châtiment des familles, qu'elles exerçassent l'influence suprême sur le caractère des enfants. Pour punir la paresse des pères à diriger leurs fils, il a fait que les bonnes traditions s'oublient facilement dans la vie de collège, tandis que les mauvaises ne s'y réforment presque jamais. Faites un chrétien d'un enfant dont le père et la mère ne croient pas en Dieu et voyez ce qu'il est devenu trois ans après le collège? Olez la foi au fils d'une famille chrétienne, je ne sais s'il la retrouvera ; mais j'ai cependant plus d'espérance pour lui que pour l'enfant baptisé d'un ennemi de Dieu et d'un ami de Voltaire. Le fils de la chrétienne retournera au Dieu de son berceau, dût-il attendre jusqu'au bord de la tombe. Le collège peut gâter l'âme de nos fils, nous seuls pouvons la préserver et l'améliorer.
�CHAPITRE Y
LA QUESTION DES IXTEIIXATS.
— Que l'Université, que l'Etal ne doivent pas avoir de collèges d'internes. Divers moyens d'y suppléer. Citations h ce suji-l.
La question îles internais et surtout des internats universitaires est la plus grave qui puisse être soulevée en matière d'éducation. Nous avons marqué nettement notre opinion sur ce point dans les pages précédentes; il est besoin, cependant, de traiter la question d'une manière plus directe et plus décisive, en citant quelques opinions sur ce sujet . En général, les écrivains ecclésiastiques el catholiques soutiennent les internats; el cela s'explique, car les internats religieux, les collèges chrétiens ne sont pas seulement les meilleurs, ils sont les seuls possibles. Nous reconnaissons nous-méme la nécessité actuelle des internats, tout en souhaitant qu'ils deviennent extrêmement rares. Le beau livre de Mgr l'évêque d'Orléans sur l'éducation suppose l'éducation faite , ou du moins achevée, dans un internat. Si tous les collèges étaient
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE
■187
pareils à celui que veut bien diriger lui-même le grand évêque, je serais tenté de rendre les armes sur la question des internats, tout en maintenant la supériorité de l'éducation de famille quand il est possible de l'unir à l'instruction publique. Mais tous les collèges, même les collèges religieux, ne ressemblent pas au séminaire de la Chapelle et à quelques autres maisons vénérables. En face de ces établissements, il y en a d'autres que dirigent ou des particuliers ou l'Etat lui-même ; il y en a qui ont fourni à un partisan convaincu de l'internat les originaux du portrait suivant : « Il existe, en effet, un type de collège, et puisse-t-il n'exister désormais que dans le souvenir, qui ressemble plutôt à une prison dure, à cette prison infernale du Spieberg dont le bon Silvio nous a parlé, qu'à un lieu destiné à recevoir l'enfance pour la former aux grâces et aux vertus d'un âge plus avancé. « Avez-vons vu ces lieux de tristesse et de douleur? La jeunesse y est flétrie avant le temps sous l'autorité des maîtres sombres qu'elle ne connaît pas, qu'elle voit seulement, qu'elle entend et qu'elle maudit. Entrez clans ces lieux. Chaque heure y est fixée pour les travaux du jour. Rien n'est omis dans cet ordre immense d'études et de loisirs. On passe avec ponctualité du bruit au silence et de l'immobilité aux jeux. C'est une cloche, c'est un tambour qui avertit. On dirait, au premier aspect, quelque chose d'admirable dans cet ensemble. Mais je ne sais quoi de farouche se reconnaît bientôt. Le maître n'approche pas du disciple; la voix du commandement est âpre et formidable. Le disciple n'approche pas du maître. L'obéissance est craintive et menaçante. Il y a de la violence dans cet ordre. Point de confiance et d'amour, point de douces paroles qui aillent au cœur, point
�188
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
de consolations pour les douleurs du premier âge, point d'excitation pour ses premiers élans de vertu, point de conseils d'affection pour ses premières erreurs, c'est-àdire, en un mot, point d'éducation. C'est une armée d'enfants livrés à une gymnastique extérieure. « Ce sont des disciples enrégimentés, dont les corps se plient à toutes les volontés d'un règlement mécanique où rien n'est omis, il faut le dire, car Dieu même y a une place, mais la pensée intime reste inculte. On dresse les membres, on ne touche pas l'âme. El il s'ensuit que cet ordre extérieur cache des vices qui dévorent et empoisonnent le cœur. « Il y a sur la face des disciples ainsi formés je ne sais quoi de triste et de terne qui révèle de profondes flétrissures. L'âge même semble changé, c'est une enfance vieillie, c'est une adolescence décrépite. La Heur des premiers ans a disparu, et la grâce ingénue de la jeunesse n'est pas venue. C'est comme une nature mutilée. Les passions se sont hâtées et ont tout aussitôt absorbé les premières émotions de l'âme. « Ces émotions si vives dans leur innocence, elles n'y ont laissé de place que pour les impressions ardentes, extraordinaires, pour les voluptés violentes et désordonnées. De là une sombre fermentation sous ce silence et ce calme imposés. De là des chocs sourdement médités. De là des scènes de révolte et de frénésie. De là des études qui trompent l'effort du maître et de l'élève même. De là, dans le petit nombre de ceux qui gardent quelque goût de l'instruction, une précocité fugitive. De là des travaux sans avenir et des succès sans durée. Puis, lorsque le collège s'ouvre pour laisser échapper ces pâles captifs, une vie tout épuisée d'avance, vie sans illusion el sans espérances, ou bien encore de pires mal-
�DE L'ÉDUCATION MORALE
189
heurs, le désespoir qui suit le désenchantement, l'âme qui s'affaisse sur elle-même, le besoin d'infamies qui succède aux voluptés et, après que ce besoin même est satisfait, un dégoût universel qui commence et souvent le suicide au bout de cet épuisement. Quel tableau, mon ami! et, s'il est vrai, quelle horreur! « Oui, il s'est trouvé des collèges de cetle sorte, et je permets bien qu'on les maudisse. Car l'homme y meurt dans ce qu'il a de plus pur, de plus beau, de plus divin. Et, s'il n'y avait pour la jeunesse d'autre éducation possible que cetle éducation, je lui préférerais de bon cœur l'ignorance inculte et grossière, puisque la pire barbarie est celle qui vient du raffinement de la corruption. « Mais, grâce à Dieu, tous les collèges ne porteront point cette empreinte d'anathème, s'il reste des maîtres de l'enfance inspirés par la pensée de Dieu. « Le collège chrétien n'a rien qui ressemble à ce lieu de désolation et de supplice, et c'est du collège chrétien que je parle quand je réponds à ceux qui frémissent à ce nom seul de collège. « Le collège chrétien, c'est une famille. » Cet éloquent tableau tracé de la main d'un maître, notre vénérable ami M. Laurenlie, nous semble, à noiismême ennemi des collèges, un peu trop foncé en couleurs sombres. Cependant nous avons connu de près quelque chose de très-semblable à ce carcere duré. sauf le tragique dénouement. Je devrais faire suivre celte effrayante peinture du collège laïque de l'esquisse d'un internat religieux faite de la même main. Le peintre nous y transporte en plein âge d'or, je veux dire en plein paradis terrestre. Convaincu comme lui de l'incontestable supériorité, de la nécessité absolue d'une éducation chrétienne, je ne puis admettre cependant
�1 <)0
DE 1,'ÉDOCATION Itl HÉUAI.E
que l'enfer règne au lycée clans toute sa laideur et que le séminaire ait un avant-goût du ciel. Et d'abord les internats universitaires ou laïques ne sont pas si antichrétiens que cela; rien ne manquait à notre instruction religieuse et à la régularité de la maison sur ce point dans le lycée, dirigé presque toujours par d'excellents prêtres, où j'ai passé dix ans de ma vie et dont j'ai gardé un souvenir plein d'horreur. 11 est difficile de nous faire croire que tous les inconvénients attachés à une agglomération de trois à six cents enfants, entièrement séparés de leurs père et mère, forcément soumis à une direction uniforme vont disparaître et se transformer en perfections, parce que les surveillants et les professeurs appartiennent à un ordre religieux. Il faudrait pour que les deux tableaux de notre cher contradicteur fussent exacts que les directeurs universitaires fussent tous des scélérats ou à peu près et les ecclésiastiques tous des saints et des hommes de génie.
Ni si haut ni si bas, simple enfant de la terre.
Le caractère religieux des maîtres, l'idée religieuse, présente à tous les instants et dans toutes les circonstances de la vie de l'écolier, donnent, à nos yeux, une immense supériorité au collège ecclésiastique sur le collège laïque. Dans l'impossibilité manifeste où nous sommes de supprimer les internats, je suis pleinement d'avis d'abolir d'abord les internats universitaires au profit des maisons religieuses. Mais je déclare hautement que loin de considérer les collèges de jésuites, dominicains ou autres comme la perfection, je ne les admets que par nécessité, quand l'éducation de famille ne peut pas être
�DE
L'ÉDUCATION
HOÙALE.
191
donnée à portée d'un externat et simplement comme minima de malis. Je démôle chez les défenseurs des internats, si justement sévères, mais non sans exagérations, pour les lycées, cetle opinion inavouée que l'instruction, que l'éducation de la jeunesse appartiennent nécessairement au clergé ; on verrait là un droit divin. Pour la préparation religieuse, pour l'institution chrétienne, il va sans dire que c'est le droit et le devoir de nos pasteurs. Qu'il y ait grande utilité, grande convenance à ce que le reste de l'instruction soit donné par de savants prêtres, je suis très-disposé à l'admettre. Mais, pour l'éducation dans son ensemble, je ne reconnais de droit divin, de droit éternel qu'à la famille ; elle est libre de choisir les professeurs, puisqu'elle ne peut pas enseigner elle-même les lettres el les sciences. Elle est libre de choisir les éducateurs quand, par malheur et par hasard, elle ne peut pas faire elle-même et toute seule l'éducation de ses enfants. Nous saurons respectueusement maintenir la vérité même en face des autorités que nous vénérons : les enfants n'appartiennent pas plus à l'Eglise qu'à l'Etat ; ils appartiennent à la famille. Que l'intérêt, que le devoir des familles soit de faire donner aux enfants l'éducation religieuse par leurs pasteurs religieux, j'en suis persuadé étant chrétien et catholique. Qu'il vaille infiniment mieux, quand un père et une mère sont obligés de se séparer de leur fils, placer l'enfant sous une direction ecclésiastique que sous une direction sceptique, cela n'est pas douteux pour moi. Mais ce qui est préférable à tout, c'est que l'écolier reçoive l'éducation de sa famille et. l'instruction seulement de professeurs étrangers. Eriger en principe les collèges pourvu qu'ils soient chrétiens, plaider leur supériorité sur la vie de famille au point de
�192
DE l/ÉDUCATION LIBÉRALE.
vue de l'éducation, c'est une erreur; c'est de plus un danger, sous la menace où nous sommes des envahissements de l'Etat et de l'oppression des Eglises par la société civile. Mes plus chers et mes plus illustres contradicteurs ne me convertiront pas à la cause des internats. Citons à l'appui de notre thèse un des plus éminenls conservateurs, un libre penseur, il est vrai, et des plus attaqués, mais certainement l'esprit du monde le moins révolutionnaire et le plus indépendant de toutes les billevesées démocratiques, un philosophe resté si respectueux, je dirai presque si tendre pour la religion qu'une foule de ses pages pourraient être signées par des plumes chrétiennes. M. Ernest Renan, dans une courageuse conférence où il combat en face de la démocratie parisienne le système de l'instruction gratuite et obligatoire et l'exagération des droits de l'Etat au préjudice de la famille, a écrit ces excellentes et charmantes pages sur les internais : « Entre les parties si diverses dont se compose la culture de l'homme, il en est que l'Etat peut donner, peut seul bien donner; il en est d'autres pour lesquelles l'Etat est tout à fait incompétent. La culture morale et intellectuelle de l'homme, en effet, se compose de deux parties bien distinctes : d'une part, Vinstruction, l'acquisition d'un certain nombre de connaissances positives, diverses selon les vocations et les aptitudes du jeune homme; d'autre part, l'éducation, l'éducation, dis-je, également nécessaire à tous, l'éducation qui fait le galant homme, l'honnête homme, l'homme bien élevé; il est clair que cette seconde partie est la plus importante. Il est permis d'être ignorant en bien des choses, d'être même un ignorant dans le sens absolu du
�DE
L'ÉDUCATION
MORALE.
193
mot; il n'est pas permis d'être un homme sans principes de moralité, un homme mal élevé. « Que ces deux éléments fondamentaux de la culture humaine puissent être séparés, hélas! cela est trop clair. Ne voit-on pas tous les jours des hommes fort savants dénués de distinction, de bonté, parfois d'honnêteté? Ne voit-on pas, d'un autre côté, des personnes excellentes, délicates, distinguées, livrées à toutes les suggestions de l'ignorance et de l'absurdité? Il est clair que la perfection est de réunir les deux choses. Or, de ces deux choses, il en est une, l'instruction, que l'Etat seul peut donner d'une façon éminenle; il en est une autre, l'éducation, pour laquelle il ne peut pas grandchose. « Livrez l'instruction à l'initiative et au choix des particuliers, elle deviendra très-faible. La dignité du professeur ne sera pas assez gardée, l'appréciation de son savoir se trouvera livrée à des jugements arbitraires et superficiels. Livrez, d'un autre côté, l'éducation à l'Etat, il fera son possible, il n'aboutira qu'à ces grands internats, héritage malheureux des jésuites du dixseptième et du dix-huitième siècle où l'enfant, séparé de la famille, séquestré du monde et de la société de l'autre sexe, ne peut acquérir ni distinction ni délicatesse. Je l'avoue, autant je maintiens le privilège de l'Etat sur l'enseignement proprement dit,autant je voudrais voir l'Etat renoncera ses internats; la responsabilité y est trop grande; la famille seule peut ici apporter une efficace collaboration. L'éducation, c'est le respect de ce qui est réellement bon, grand et beau; c'est la politesse, charmante vertu qui supplée à tant d'autres vertus, c'est le tact qui est presque de la vertu aussi. Ce n'est pas un professeur qui peut apprendre tout ce-
�194
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
la, celle pureté, cette délicatesse de conscience, base de toute moralité solide, cette (leur de sentiment qui sera un jour le charme de l'homme, celte finesse d'esprit consistant toute en insaisissables nuances, où l'enfant et le jeune homme peuvent-ils l'apprendre? dans des livres, dans des leçons attentivement écoutées, dans des textes appris par cœur? Oh! nullement, messieurs, ces choses-là s'apprennent dans l'atmosphère où l'on vit, dans le milieu social où l'on est placé, elles s'apprennent par la vie de famille, non autrement; l'instruction se donne en classe, au lycée, à l'école; l'éducation se reçoit dans la maison paternelle; les maîtres, à cet égard, c'est la mère, ce sonl les sœurs. Rappelez-vous, messieurs, ce beau récit de Jean Chrysostôme, sur son entrée à l'école du rhéteur Libanius, à Anlioche. Libanius avait coutume, quand un élève nouveau se présentait à son école, de le questionner sur son passé, sur ses parents, sur son pays. « Jean, interrogé de la sorte, lui raconta que sa mère, Anthuse, devenue veuve à vingt ans, n'avait pas voulu se remarier pour se consacrer tout entière à son éducation. « 0 dieux de la Grèce, s'écria le vieux rhéteur, quelles mères et quelles veuves parmi ces chrétiens! » Voilà le modèle, messieurs; oui, la femme profondément sérieuse et morale peut seule guérir les plaies de notre temps, refaire l'éducation de l'homme, ramener le goûl du bien et du beau. « 11 faut pour cela reprendre l'enfant, ne pas le confier à des soins mercenaires, ne se séparer de lui que pendant les heures consacrées à l'enseignement des classes, à aucun Age ne le laisser tout à fait séparé de la société des femmes. Je suis si convaincu de ces principes, que je voudrais voir introduire chez nous un
�m
L'ÉDUCATION MORALE
usage qui existe chez d'autres nations, et qui produit d'excellents résultats; c'est que les écoles des deux sexes soient séparées le plus tard possible, que l'école soit commune aussi longtemps que cela se peut, et que cette école commune soit dirigée par une femme. L'homme, en présence de la femme, a le sentiment de quelque chose de plus faible, de plus délicat, de plus distingué que lui. Cet instinct obscur et profond a été la base de toute civilisation, l'homme puisant dans ce sentiment le désir de se subordonner, de rendre service à l'être plus faible, de lui prouver sa secrète sympathie par des complaisances et des politesses, la société de l'homme et de la femme est ainsi essentiellement éducatrice. L'éducation de l'homme est impossible sans femmes. On dit, je crois, que la séquestration que je combats se fait dans l'intérêt de la morale; je suis persuadé qu'elle est une des causes de ce peu de respect, pour la femme qu'on regrette de trouver dans une certaine jeunesse. La jeunesse allemande a sûrement des mœurs plus pures que la nôtre, et, cependant, son éducation est beaucoup plus libre, bien moins casernée. « Vous tracez là, me dira-t-on, un idéal chimérique, « même dans une grande ville, un tel système d'éduca« tion, avec nos mœurs,serait très-diflicile; dans les pe« liles villes, dans les campagnes, il est impossible : « l'internat est la conséquence nécessaire de ce fait. <c que toute famille n'a pas à sa portée un établissement « d'instruction où elle puisse envoyer ses enfants. » — Je sais qu'un tel idéal sera, dans beaucoup de cas, diflicile à réaliser. Ce que je maintiens seulement, c'est que l'internat doit toujours être un pis-aller, même dans les cas où la séparation de l'enfant et de sa famille est nécessaire, je voudrais qu'on se passât le plus possi-
�196
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
ble de ce moyen désespéré. En Allemagne, pays si avancé pour tout ce qui touche aux questions d'éducation, il n'y a presque pas d'internats. Comment s'y prend-on? Si l'on est obligé de se séparer de son enfant, on le met chez des parents, chez des amis, chez des pasteurs, chez des professeurs, réunissant dans leur maison une dizaine d'élèves. A un âge où nous croyons que l'enfant a besoin d'être surveillé à toute heure, on ne craint pas de le livrer à lui-même : on le charge de se loger, de se nourrir, de se conduire dans une grande ville. Permettez-moi de rappeler ici un souvenir d'enfance. Je suis né dans une petite ville de la Basse-Bretagne où se trouvait un collège tenu par de respectables ecclésiastiques, qui enseignaient fort bien le latin. Il s'exhalait de cette maison un parfum de vétusté qui, quand j'y pense, m'enchante encore : on se fût cru transporté du temps de Rollin ou des solitaires de Port-Royal. Ce collège donnait l'éducation à toute la jeunesse de la petite ville et des campagnes dans un rayon de six ou huit lieues à la ronde. Il comptait très-peu d'internes. Les jeunes gens, quand ils n'avaient pas leurs parents dans la ville, demeuraient chez les habitants, dont plusieurs trouvaient dans l'exercice de cette hospitalité de petits bénéfices : les parents, en venant, le mercredi, au marché, apportaient à leurs enfants les provisions de la semaine ; les chambrées faisaient le ménage en commun avec beaucoup de cordialité, de gaieté et d'économie. Ce système était celui du moyen âge. C'est encore celui de l'Angleterre el de l'Allemagne ; que si nos mœurs ne comportaient pas de tels arrangements; que si la forme nouvelle de Paris se prête, en particulier, aussi peu que possible à ce que celte ville reste toujours ce qu'elle a été, une ville d'études, je demanderais au moins une chose, c'est
�DU
L'ÉDUCATION
MORALE.
197
que les pensionnais, s'il en faut, ne soient pas tenus par l'Etat, qu'ils soient des établissements privés placés sous la surveillance des parents et choisis par eux en toute responsabilité. « Responsabilité, mot capital, messieurs, et qui renferme le secret de presque toutes les réformes morales de notre temps. Certes, il est commode de déléguer à d'autres ce poids de la conscience qui fait notre noblesse et notre fardeau, mais aucune de ces délégations n'est valable. Le tort de nos vieilles habitudes françaises, en fait d'éducation comme en bien d'autres choses, était de chercher à diminuer la responsabilité. Les parents n'avaient qu'un seul désir, trouver une bonne maison à laquelle ils pussent confier leurs enfants en toute sûreté de conscience, afin de n'avoir plus à y penser. Eh bien, cela est très-immoral. Rien ne dégage l'homme de ses devoirs, de sa responsabilité devant Dieu (1). » Voilà la triste vérité sur la nécessité prétendue des internats ; elle repose, avant tout, sur la paresse des familles et le désir des parents de s'affranchir de leur responsabilité. Il est si commode de croire à la perfection, à l'infaillibilité pédagogique de telle ou telle congrégation et de se décharger sur elle de la moralité de ses enfants! J'oserai reprocher franchement à ces congrégations d'avoir trop fait pour persuader aux parents qu'ils peuvent échapper ainsi à leur responsabilité et qu'un collège môme parfait remplace avec avantage le père et la mère dans l'éducation.
(1) Ernest Renan. — La part de la famille et de l'Elal dans l'éducation, clans le très-remarquable livre .- La réforme intellectuelle el morale.
�DE
L'ÉDUCATION
LinÉRAiE
On ne peul invoquer en faveur des grands internais que l'impossibilité de s'en passer pour le moment. Conservons-les, améliorons-les tant qu'ils seront nécessaires. Mais, dès à présent, le nombre en pourrait être fort réduit et tous ceux de l'Etat devraient être supprimés ; ils ne laisseraient pas le moindre regret. On y suppléerait dans les villes par les divers moyens usités ailleurs qu'en France et indiqués dans les pages que nous venons de citer. L'Université n'aurait dorénavant que des externats ; les principales attaques qu'on lui lance n'auraient plus d'objet ; elle renoncerait à essayer ce qu'elle est incapable de faire et s'attacherait à perfectionner ce qu'elle fait mieux que personne. L'instruction qu'elle donne, pour le compte et avec les ressources de l'Etat, resterait infiniment supérieure à celle qu'on puise dans les collèges de l'enseignement libre. Autant nous sommes hostiles aux internats universitaires, à l'Etal, marchand de soupe, autant nous sommes convaincus de la nécessité d'un corps enseignant salarié, recruté, surveillé et dirigé par l'Etat. Sa suppression serait l'abolition même des hautes études ; nous le démontrerons ailleurs. Ces observations sur l'éducation libérale ne s'ap-. pliquent qu'au régime des jeunes garçons de la classe aisée. L'éducation des filles reste en dehors du sujet de ce livre. Cependant, puisque je traite la question des internats, je ne puis m'empêcher d'exprimer, avec la rudesse habituelle de ma franchise, à propos des pension nats de jeunes filles, une opinion qui me vaudra, je le crains, des analhèmes de toutes sortes. Qui pis est, je l'exprimerai sans la moliver, car il y faudrait un volume. On voit à chaque page de ce livre combien peu j'apprécie les pensionnats, lycée universitaire ou collège cléri-
�DE L'ÉDUCATION MORALE
199
cal, appliqués aux garçons. Mais je m'empresse de reconnaître que pour la plupart des familles, placées hors des grandes villes, ces pensionnats sont presque une nécessité, quoiqu'il y ait divers moyens de les suppléer avantageusement. Mais aucune nécessité ne peut être alléguée, sauf des cas très-rares, en faveur des internats de jeunes filles. Je considère comme un des fléaux de notre temps, la multiplication des couvents et pensionnats. Ils altèrent l'esprit de famille et dénaturent le caractère et la mission des femmes. La femme est faite pour le foyer domestique ; tout ce qui l'en détourne, ne fût-ce qu'un moment, est contraire à son éducation et à son rôle. Il n'y a aucune bonne raison à donner, en faveur des agglomérations de jeunes filles. Les femmes ne sont pas destinées à la vie publique, au régiment, aux assemblées politiques, administratives, judiciaires, scientifiques. La place d'une jeune fille est à côté de sa mère. La plus médiocre famille vaut mieux à son éducation que le plus parfait des couvents. A moins qu'une mère ne soit décidément malhonnête ou inepte, et son entourage complètement vicieux, il faut que sa fille sJinitie auprès d'elle aux devoirs qu'elle devra remplir un jour, je dirai plus, aux souffrances qu'elle est exposée à subir plus tard. Les jeunes filles de la classe aisée n'ont pas, comme leurs frères, d'éducation professionnelle à recevoir. Leur profession sera d'être les compagnes de leur mari, les directrices de leur ménage, de leurs domestiques, les mères de leurs enfants. Tout ce qu'il est nécessaire à une fille de savoir dans sa condition, sa mère peul le lui apprendre, ou le lui faire enseigner sous ses yeux, quand elle aspire à l'orner de beaucoup de talents superflus. Une femme suffisamment éclairée doit suffire, avec très-
�200
DE
L'ÉDUCATION
LIUÉUALE.
peu d'aide, à la cuUurc essentielle do sa fille. Je suppose toujours une famille régulière, où n'éclate aucun scandale, comme le sont de nos jours, grâce à Dieu, la plupart des familles dans les classes élevées. J'oserai donc dire à chaque mère honnête et raisonnable, ce que dit Fénelon dans ses Avis à une dame de qualité, sur l'éducation de sa fille : « Je vous préfère, pour son éducation, à tous les couvents. Il y a môme un grand avantage dans l'éducation que vous'donnez à mademoiselle votre fille auprès de vous. Si un couvent n'est pas régulier, elle y verra la vanité en honneur, ce qui est le plus subtil de tous les poisons pour une jeune personne. Elle y entendra parler du monde comme d'une espèce d'enchantement, et rien ne fait une plus pernicieuse impression que cette image trompeuse du siècle, qu'on regarde de loin avec admiration, et qui en exagère tous les plaisirs sans en montrer les mécomptes et les amertumes. Le monde n'éblouit jamais tant que quand on le voit de loin, sans l'avoir jamais vu de près, et sans être prévenu contre sa séduction. Ainsi, je craindrais un couvent mondain encore plus que le monde môme. Si, au contraire, un couvent est dans la ferveur et dans la régularité de son institut, une jeune fille de condition y croît dans une profonde ignorance du siècle : c'est sans doute une heureuse ignorance, si elle doit durer toujours ; mais si celte fille sort de ce couvent, et passe, à un certain âge, dans la maison paternelle, où le monde aborde, rien n'est plus à craindre que celte surprise et que le grand ébranlement d'une imagination vive. Une fille qui n'a été détachée du monde qu'à force de l'ignorer, et en qui la vertu n'a pas encore jeté de profondes racines, est bientôt tentée de croire qu'on lui a caché ce qu'il y
�DE L'ÉDUCATION MORALE.
201
a tic plus merveilleux. Elle sorl du couvent comme uue personne qu'on aurait nourrie dans les ténèbres d'une profonde caverne, et qu'on ferait tout d'un coup passer au grand jour. Rien n'est plus éblouissant que ce passage imprévu, et que cet éclat auquel on n'a jamais élé accoutumé. Il vaut beaucoup mieux qu'une tille s'accoutume peu à peu au monde auprès d'une mère pieuse et discrète, qui ne lui en montre que ce qui lui convient d'en voir, qui lui en découvre les défauts daus les occasions, et qui lui donne l'exemple de n'en user qu'avec modération, pour le seul besoin. J'estime fort l'éducation des bons couvents, mais je compte plus sur celle d'une bonne mère, quand elle est libre de s'y appliquer. Je conclus donc que mademoiselle votre fille est mieux auprès de vous, que dans le meilleur couvent que vous pourriez choisir, mais il y a peu de mères à qui il soit permis de donner un pareil conseil. » Fénelon conclut, il est vrai, par celte phrase : « Mais il y a peu de mères à qui il soit permis de donner un pareil conseil. » Nous pouvons écarter, je le crois, de celle conclusion, la part de flatterie que l'antique politesse imposait à un gentilhomme, fûl-il évôque, lorsqu'il parlait à une dame. Il reste ceci : que beaucoup de femmes de qualité du temps de Fénelon étaient empêchées ou incapables d'élever elles-mêmes leurs fdles. Dans la classe de mères auxquelles nous nous adressons aujourd'hui, beaucoup plus nombreuse que celle des dames de qualité et qui les comprend aussi bien que les bourgeoises, ces empêchements ont diminué el les incapacités n'existent plus. Toute mère, si elle le veut bien, peut présider, dans son hôtel ou dans son modeste ménage, à l'éducation de sa fille. Plus le ménage est modeste, plus il y a de convenances pour qu'il en soit ainsi : il faut
�202
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
qu'une jeune personne fasse, sous la direction de sa mère, l'apprentissage des travaux et des soucis auxquels elle est destinée. 11 faut enfin qu'elle reste la fille de ses parents, la sœur de ses frères, sans aller se créer ailleurs une famille artificielle aux dépens de celle que Dieu lui a faite. Je connais les objections et j'entends les reproches; mais rien ne m'émeut sur ce point : pas de couvent pour d'autres que pour celles qui doivent y rester toute leur vie. Je ne demande pourtant rien d'absolu. Il y a des situations exceptionnelles qui obligent, pour l'éducation, comme pour tout le reste, à des moyens d'exception. Qu'il existe donc de rares internats de jeunes filles au lieu de ces myriades qui pullulent parmi nous; mais, en principe, gardons nos filles sous notre toit el nos garçons eux-mêmes, autant que faire se pourra.
�TROISIÈME PARTIE
DES
ÉTUDES
CHAPITRE PREMIER
DES ÉTUDES EN GÉNÉRAL PAR RAPPORT A L'ÉDUCATION.
— De l'enseignement professionnel. — Que les vieilles études classiques, la connaissance des langues et des littératures grecque et latine sont le seul et l'éternel instrument de l'éducation libérale. — Que le génie bellônique est pleinement d'accord avec le génie chrétien. — Que la culture du jeune homme doit se faire dans le sein de la tradition par la connaissance dés origines, et par l'étude des choses immuables. — Les ennemis de l'antiquité classique.
Nous considérons ici les études au point de vue de l'éducation, de la formation d'un honnête homme, d'un homme éclairé et non pas au point de vue de l'exercice d'une profession, même libérale. Avant d'instruire le médecin, l'avocat, le commerçant, l'ingénieur,
�DU
L'ÉDUCATION LÏBÉUALK:
l'agriculteur, il faut instituer l'homme. Commençons, pour cela, à développer son esprit el son cœur à l'aide de ces études qui ne donnent pas seulement une instruction mais aussi une véritable éducation. Elles seules ont mérité le nom d'études libérales: elles seules préparent dignement l'élève aux carrières élevées, aux grandes fonctions sociales. L'enseignement professionnel n'est qu'un apprentissage; quand il n'a pas été précédé par les éludes, par l'éducation libérale, il ne fait pas des hommes mais des outils. 11 fait des ouvriers en construction, en médecine, en jurisprudence, mais non pas des ingénieurs, des médecins, des jurisconsultes. On a beaucoup prôné el développé de nos jours l'enseignement professionnel. C'est une Irès-bonne chose pour remplacer la routine chez les ouvriers, les contremaîtres, les patrons eux-mêmes, s'ils ne travaillent que de routine. C'est un excellent achèvement de l'éducation première qui a fait l'honnête homme, l'homme religieux, le citoyen. Mais je constate que la plupart des pi-ôneurs de l'enseignement professionnel, et je n'en excepte pas l'Etat dans les encouragements qu'il lui a donnés sous l'empire, ont trop considéré cet enseignement comme pouvant dispenser des autres. Les professeurs et les élèves des cours professionnels que j'ai pu connaître dans quelques grandes villes, paraissaient trop convaincus que lorsqu'on sait tout ce qu'il faut pour faire un parfait teinturier, ou un parfait mécanicien, on p ut en remontrer à tout le monde el surtout à son curé, en religion, en morale, en politique et dans l'ordre entier des connaissances morales. Au fin fond de l'âme des propagateurs de l'enseignement professionnel, il y a l'idée que ce genre d'instruction suffit à remplacer tous les autres et donne au citoyen des droits à une foule
�DUS ÉTUDES.
de fonctions qu'il est parfaitement incapable de remplir. Le césarisme et la démocratie s'entendaient fort bien sur l'instruction professionnelle; car il y avait là une idée de nivellement el d'abaissement. L'ouvrier pourvu de l'instruction professionnelle, le patron réduit à celte instruction, fût-ce à un degré très-supérieur, se trouvent au même niveau moral : l'un ne s'est pas élevé, mais l'autre a beaucoup descendu. Tous les deux se croient fort éclairés, très-libres d'esprit et se passent d'une instruction religieuse gênante et arriérée, comme l'instruction chrétienne. Tout ceci n'est pas pour prétendre que l'enseignement professionnel donné à son heure, après les études libérales pour les classes élevées, après l'éducation religieuse pour les classes populaires, n'est pas une chose fort utile, fort indispensable. Nous voulons seulement combattre la tendance universelle de notre époque à donner aux études professionnelles une importance supérieure à celle des éludes libérales, et à ruiner l'éducation libérale en y introduisant prématurément des exigences utilitaires et professionnelles. Voulez-vous une preuve de celte tendance? Je vous la montrerai dans ces nombreuses réclamations contre les anciennes éludes classiques, réclamations auxquelles vous-même, peut-être, avez pris part, en voyant quelles difficultés votre fils avait à vaincre pour se faire recevoir bachelier. Que signifient au fond ces attaques contre l'enseignement du latin et du grec, cette idée de leur substituer les langues vivantes, en y joignant les sciences exactes et en élaguant la philosophie? « Nous ne voulons plus d'une instruction qui ne produit pas une aptitude im12
�âQ6
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉHALË
médiate ii gagner de l'argent; nous voulons devenir le plus vile possible des outils, des machines productives, peu nous importe d'être des hommes éclairés et de posséder la science réelle, pourvu que nous en ayons les profils. » L'éducation que nous recommandons dans ce livre, est tout le contraire de cet apprentissage mécanique, de cet entraînement pour la course industrielle, qui tend à s'établir même parmi les classes autrefois lettrées. C'est aussi un enseignement professionnel, puisqu'on aime ce mot, c'est un apprentissage à la profession d'honnête homme, d'homme éclairé, d'esprit indépendant et maître de lui-même. Voilà le but que veut atteindre notre système d'études, lequel n'est pas autre que l'ancien, le très-ancien système des études classiques ramené à ce qu'il devrait être, à ce qu'il a été, amélioré par une hygiène physique, par une pédagogie meilleure, par une action plus constante de la famille. Nous ne cesserons de le répéter, en face de l'industrie, en face des sciences et de leurs innombrables découvertes contemporaines, il n'y a pas de bon esprit, il n'y a pas d'esprit libéral sans les bonnes lettres, c'est-àdire sans les langues et les littératures antiques. Parce qu'on nous citera tel chansonnier célèbre, tel mécanicien, tel illustre dentiste qui ne savaient pas le latin, on ne nous aura pas prouvé que les vieilles études classiques ne sont plus nécessaires pour former ce qu'elles formaient autrefois en France, des classes supérieures, éclairées et capables de remplir utilement el dignement les hautes fonctions sociales. Si l'on ne veut plus de classes éclairées, supérieures, dirigeantes, on a raison de ne plus vouloir du latin, du grec, de la littérature,
�DES ÉTODRS.
207
de ta ptiilosQphie. Mais alors, qu'on le dise, el qu'on affiche franchement les doctrines de Y Internationale. Pour nous qui ne saurions croire qu'une société peut marcher sans tôle, ou la tête en bas, nous restons fidèles à la vieille instruction de collège, tout en voulant supprimer la vieille éducation claustrale, la vieille caserne, le vieux couvent scolaire, el rendre l'écolier à sa famille autant que faire se pourra. Dans celte question du latin et du grec, si pédanlesque et si bornée en apparence, c'est la civilisation elle-même qui est disculée. Il s'agit de savoir si une société peut vivre sans traditions, sans morale, et avec la seule science qui change, qui se renouvelle et qui se dément d'une année à l'autre. La coutume de tous les peuples chrétiens et civilisés, qui fait reposer l'éducation libérale sur l'enseignement de deux langues morles et de deux littératures anciennes, est à la fois une nécessité intellectuelle et un hommage rendu à la sainteté de la tradition, de la parole originelle, à la civilisation qui nous a tous engendrés ! C'est un usage profondément chrétien, en oubliant môme que le latin est la langue sacrée, la langue universelle de noire Eglise. La France, plus qu'aucune nation du monde, est intéressée à la perpétuilé de cette coutume. Héritier du génie grec et latin, le génie français, qui a été jusqu'ici dans le monde le génie chrétien par excellence, a tout à perdre en se séparant de ses origines, en oubliant, en reniant la tradition dont il est l'apôtre. S'il a été le grand agent de la civilisation, de la vraie civilisation, de telle sorle qu à côté de lui celle Allemagne, aujourd'hui triomphante, n'en peut pas moins être réputée une race barbare, c'est qu'il a été le continuateur chrétien
�208
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
de l'hellénisme, et que l'hellénisme est la grande tradition de la raison humaine, le principe de toutes les sociétés civilisées, justes et raisonnables. La Grèce a élé chargée de préparer l'esprit humain à la doctrine chrétienne, de même que Rome a été chargée de préparer l'Occident à la discipline, à l'autorité de l'Eglise. L'histoire de la civilisation, l'histoire de la société chrétienne commence par les annales de la Grèce et de Rome. En disant ceci, nous ne méconnaissons point la révélation, les sources divines de l'Evangile et la tradition biblique. Nous n'adoptons pas les conclusions d'un livre Irès-savant, d'ailleurs et plein de bonne foi qui fait sortir la religion chrélienne de la philosophie et des religions helléniques en tout ce qui ne dérive pas de certaines sectes juives. L'Evangile de Jésus-Christ est divin, nous adorons en lui la parole éternelle du Père; c'est tout autre chose qu'un simple écho de Socrate et de Platon, mais c'est tout autre chose aussi que la loi révélée à Moïse; c'est une loi nouvelle, entièrement nouvelle, car c'est une loi de grâce et d'amour. Or, la loi biblique étail tout le contraire ; si bien que chez les nations chrétiennes il ne subsiste absolument rien du génie et des mœurs judaïques et que les races juives et sémitiques ont été jusqu'à ce jour entièrement rétives au christianisme. De telle sorte que, quoique la loi chrétienne soit l'accomplissement divin de la loi mosaïque, les nations chrétiennes, pour tout ce qui est humain, pour l'art, pour la science, pour la philosophie, pour la poésie, pour les mœurs, pour la politique, pour le langage, pour le sang lui-même, ont leurs traditions dans l'hellénisme el la civilisation propre aux races aryennes. Ce n'est pas ici le lieu de discuter longuement cette question d'origine et de traditions ; mais voici un grand
�DES ÉTUDES.
209
fait qui la domine et qui nous ramène à notre sujet de l'éducation. Depuis que l'Eglise est fondée, depuis qu'elle a fondé elle-même l'éducation de la jeunesse, l'enseignement libéral qui subsiste encore entre les mains laïques tel que l'ont donné les religieux pendant des siècles, cet enseignement repose sur la connaissance du latin et du grec, des littératures grecque et latine, des annales de la Grèce et de Rome. Tout en faisant de l'histoire des Hébreux le fondement de toutes les histoires, l'Eglise n'a jamais songé à faire de la langue hébraïque sa langue sacrée et la langue littéraire de ses écoles. Elle s'appelle l'Eglise catholique, mais elle s'appelle aussi l'Eglise latine; et par le fait elle n'a jamais régné pleinement que chez les peuples de race aryenne et surtout chez les peuples latins. Les races sémitiques sont à peine représentées, à l'heure qu'il est, dans la grande famille chrétienne et civilisée. On ne saurait donc méconnaître ceci : le christianisme et la civilisation sont restés concentrés depuis dixhuit siècles dans les régions soumises à l'influence romaine, chez les races consanguines des Hellènes, chez les peuples préparés à la religion par le génie hellénique. En étudiant le latin et le grec, nous étudions nos propres origines el nous ne sortons pas du monde chrétien. On démontrerait facilement que l'étude d'une langue littéraire et particulièrement d'une langue morte est la meilleure méthode pour former l'intelligence du jeune homme ; que le latin et le grec sont les plus belles des langues mortes et peut-êlrc de toutes les langues; que les littératures grecque el latine sont les plus parfaites des littératures. Pour le moment, ce que nous voudrions prouver c'est celle vérité : 'que l'instruction de l'enfant, celle instruction qui esl en môme temps une acquisition 12*
�210
DE
1, EDUCATION LIBERALE
de savoir et une éducation, qui forme à la fois l'inlelligence et la moralité, doit se faire dans le sein des traditions, dans l'histoire du passé, dans l'étude des choses immuables. C'est ainsi que se fait l'éducation d'un peuple, Celle de l'humanité tout entière par la tradition d'une langue et de tous les enseignements moraux et civilisateurs que celte langue renferme. C'est donc précisément parce que le latin et le grec sont des langues morles, des langues anciennes, les premières à travers lesquelles la religion, la poésie, la philosophie, la science ont parlé à des nations de notre race, qu'il est désirable que l'éducation de nos fils soit faite par ces deux langues, les langues sacrées de" la civilisation. Il n'y a pas d'intelligence complète, libérale, el d'homme vraiment éclairé en dehors des traditions el de la pleine connaissance du passé. Comme la gestation du corps dans le sein maternel, la gestation de l'esprit se fait dans le sein de la tradition. Les monstres intellectuels, si fréquents dans notre siècle, font seuls exception. Prolem sine maire creatam. Les langues et les littératures qui sont choses anciennes, choses de tradition, qui représentent l'élément immuable de l'esprit humain, sont donc le véritable milieu où doit s'épanouir l'esprit du jeune hemme. La science est d'hier, que dis-je? elle est d'aujourd'hui : la découverte de ce soir annullera celle de ce malin. La science n'enseigne à l'enfant pour toute moralité que le mépris du passé, la croyance à quelque chose de vague qui est toujours en voie de progrès, toujours en voie de devenir, mais qui n'a jamais eu, qui n'aura jamais d'existence fixe et déterminée. Je sais que celte éducation, que cette religion sont celles que la démocratie veut nous donner : aussi la démocratie nous conduit-elle à la barbarie et à la mort.
�DES
ÉTUDES.
La France et la civilisation no mourront pas; elles sauront consolider chez elles les conditions nécessaires à la vie et, au premier rang de ces nécessités, l'existence d'une aristocratie intellectuelle, la plus essentielle de toutes, celle qui doit survivre quand toutes les autres périraient. Il est certain que l'éducation dont nous étudions ici les méthodes sous le nom d'éducation libérale, et qui repose sur l'étude des langues el des sociétés anciennes est une éducation aristocratique. C'est en même lemps, el par cela même, une éducation religieuse et nous reviendrons sur ce point. C'est la seule éducation conservatrice, libérale, civilisatrice. Aussi nous n'avons jamais été étonnés des attaques parties du camp démocratique, révolutionnaire, des régions socialistes, matérialistes, alliées, contre nos vieilles éludes classiques si sagement conservées par l'LIniversilé cl le clergé. Il est tout naturel que les pétroleurs déclament contre le latin et le grec, contre ce système qui relient dix ans un jeune homme dans les travaux de col lége, dans la littérature, dans l'histoire, dans la philosophie, dans tout ce qui peut élever son esprit et son cœur, au lieu d'en faire, dès son enfance, un apprenti mécanicien, teinturier, chimiste, chirurgien, apothicaire, etc., ce qu'on appelle, enfin, dans la démocratie, un homme utile. La révolution est une maladie mortelle qui procède à la destruction du corps social par le nivellement et l'égalitarisme. Au fond, dans sa guerre contre les privilèges de la naissance et de la fortune, ce qu'elle hait le plus: c'est la supériorité intellectuelle, ce sont les privilèges de l'esprit. De telle sorte que celte campagne commencée au nom des capacités, au nom des intelligences, contre les situations héréditaires, est devenue, par-dessus tout, une guerre faite à l'intelligence elle-même. L'été-
�212
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
yalion morale, la noblesse du cœur, la vertu en un mot, voilà le véritable objet des haines démocratiques. Je n'oublierai jamais ce toast porté dans un grand banquet de démocrates, en 1848, — et ceux-là sont des réactionnaires auprès des communards de nos jours, — à l'abolition de l'aristocratie intellectuelle LA PLUS OPPRESSIVE DE TOUTES. Le problème révolutionnaire n'a jamais été plus logiquement et plus fermement posé : « Nivelons tous les humains dans une grossièreté, dans une bêtise, dans une bassesse commune. » C'est là le secret de la guerre faite par le socialisme, l'industrialisme, le matérialisme aux vieilles études classiques. Ces études forment, en dépit de tout, une nristocratie intellectuelle. Malgré les déclamations de quelques conservateurs très-aveugles et très-bornés contre les bacheliers déclassés el les avocats, il est certain que si l'éducation de collège ne transforme pas le fils d'un portier en gentilhomme, elle fait, dans l'ordre intellectuel, des conservateurs, des aristocrates et non point des niveleurs par essence. L'éducation révolutionnaire, c'est l'éducation matérialiste, ce sont les études scientifiques et professionnelles séparées de la culture morale et des connaissances littéraires. La prédilection des démocrates pour ce genre d'éludés, toutes les tentalives socialistes et impérialistes pour faire prédominer les sciences et leurs applications dans l'éducation de la bourgeoisie et des classes supérieures, viennent de ce désirde nivellementeLd'abaissementgénéràl. Un homme qui possède les langues et les littératures anciennes, qui est nourri de l'histoire, de la philosophie, des arts, des traditions morales de la Grèce et de Rome, garde sur le plus grand savant, si ce savant est illettré, sur un chimiste, sur un géomètre, sur un mé-
�DES ÉTUDES.
213
canicien, une telle supériorité d'esprit qu'elle équivau: à nos yeux à celle qui sépare le civilisé du barbare. Dans l'ordre des sciences appliquées, un très-grand savoir ne met pas une grande différence morale entre les hommes. Un chimiste de premier ordre, qui n'est que chimiste, el un teinturier, qui n'est que teinturier, sont au même niveau dans le véritable ordre intellectuel, dans l'ordre de la pensée pure et dans l'ordre moral. C'est pour cela que les démocrates prônent cette éducation qui place le maître aussi bas que l'élève et qui met tous les hommes sur le môme plan. Je conçois donc trèsbien la haine du socialisme pour les études classiques et les déclamations de l'industrialisme révolutionnaire contre le latin et le grec. Ce qui m'a toujours paru inexplicable, ce sont les attaques parties d'un camp tout opposé contre les vieilles traditions classiques; ce sont les catholiques traitant-de ver rongeur l'enseignement de la littérature ancienne et signalant une propagande païenne dans la lecture d'Homère, de Sophocle, de Platon, de Cicéron et de Virgile, parce que ces grands génies n'étaient pas baptisés. Je me hâte de dire, ce que chacun sait du reste, que l'Eglise n'a pas toléré un moment, môme par son silence, cette hérésie contraire à ses usages de dixhuit siècles. Un acte de Rome a maintenu la légitimité et la nécessité de l'élude des auteurs profanes, et pas un seul des ordres religieux n'a montré la moindre velléité d'écarter Homère et Virgile des mains de ses élèves. Le principal des ordres enseignants, celui des Jésuites, a toujours été inébranlable sur ce point et il s'honore, aujourd'hui comme autrefois, d'une foule de latinistes, d'humanistes très-distingués. Je dirai ce que je pense de celte réaction cléricale
�214
DE h EDUCATION lilHERALE
contre l'antiquité avec la môme franchise, la même imprudence si l'on veut, qui président à mes opinions sur la démocratie. L'Eglise elle-même a ses radicaux, ses démocrates, ses jacobins, rêvant la soumission des cœurs à l'autorité par l'abaissement des esprits. Il faut reconnaître que l'étude des auteurs latins et grecs est une forte école d'indépendance intellectuelle et politique. Mais, puisque l'Eglise la tolère, que voulaient donc ces abbés et ces journalistes plus exigeants que l'Eglise? Est-ce que l'idée d'une aristocratie intellectuelle révolte les jacobins noirs comme elle révolte les jacobins rouges? Serail-on mauvais catholique parce qu'on sait ce qu'ignore le sacristain de la paroisse? A défaut d'arguments sérieux et vraiment chrétiens contre l'étude de l'antiquité païenne constamment pratiquée par les docteurs et favorisée par les papes, je ne vois guère qu'une cause à cette croisade rétrospective contro le paganisme des Latins et des Grecs. Le grand homme qui personnifie aujourd'hui les intérêts, les doctrines, les vertus el les droits de correction de l'Eglise et qui, du haut des colonnes de l'Univers, exerce si rudement sa papauté laïque sur le clergé et sur les fidèles de France, cet habile apologiste qui rend à lui tout seul au catholicisme plus de services que Voltaire, Rousseau, Proudhon, Michelet, Lillré et cent autres, M. Veuillot, écrivain d'ailleurs très-habile, n'a pas fait d'études classiques. Jamais il n'a laissé passer une occasion de marquer son profond mépris pour Cicéron, Virgile, Platon, Sopho de, pour tous ceux qu'on appelait avant lui les beaux génies de la Grèce et de Rome, quelquefois même les lumières de l'esprit humain. Tout cela doit disparaître au souffle de M. l'abbé Gaume et des MM. Veuillot. Cependant l'Eglise a maintenu, même contre ces docteurs,
�DUS ÉTUDES.
l'étude de l'antiquité païenne dans les collèges chrétiens. Elle n'avait pas à s'expliquer de nouveau sur ce sujet, elle n'avait qu'à rappeler sa tradition. Chaque hdèle a le droit de chercher les arguments qui peuvent appuyer cette coutume. Nous avons commencé à le faire et nous allons poursuivre, au risque de nous répéter ; mais la question mérite toute notre insistance. 11 ne faut pas se laisser prendre à ce mot de paganisme dont on a flétri les arts et la littérature de la Grèce; comme si la religion, la morale, la politique, les mœurs des anciens, dans leur essence, étaient radicalement subversives du christianisme. Les Grecs, sans doute, ne possédaient pas comme nous la vérité religieuse, ils n'étaient pas chrétiens. Pour ceux qui n'ont étudié la mythologie que dans les dictionnaires de la fable, qui ne connaissent l'antiquité et sa philosophie que comme on les connaissait jadis au collège, la religion des Grecs peut rester un tissu d'impuretés et d'absurdités, el leur philosophie la source de.toutes nos erreurs. Quand on a sérieusement pénétré dans les fables de la Grèce et dans les doctrines de ses sages on est étonné de leur concordance avec les lignes essentielles du christianisme, de telle sorle qu'il faut réserver les noms de paganisme et d'idolâtrie à ces milliers de cultes et de superstitions barbares qui furent pratiqués par tout le reste de la lerre et reconnaître à la race hellénique un génie religieux tout pareil au nôlre, quoiqu'égaré sur des mythes et des symboles imaginaires. En creusant quelque peu ces symboles, on y trouve des idées parfaitement analogues à nos croyances, un profond spiritualisme, une morale entièrement semblable à la nôlre. Ce que la raison et la conscience humaine, ce que le caractère moral d'une race apportent à la religion en dehors de ce qui
�216
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
est divinement révélé, se rencontre à la fois dans les légendes grecques et dans nos légendes ; c'est par l'imagination seulement que nous différons, c'est-à-dire par l'écorce des choses et non par leur sève et par leur esprit. Nous oserons dire que la religion et la philosophie des Grecs constituaient une sorte de christianisme naturel, tout humain et très-incomplet, mais qui préparait merveilleusement les hommes au christianisme révélé. Sur cette concordance de la morale et de la métaphysique helléniques, avec la morale et les principaux dogmes chrétiens, nous citerons une autorité peu orthodoxe, il est vrai, mais dont l'hostilité même contre le christianisme, mêlée à une grande admiration pour la Grèce, rend le témoignage précieux en cette matière. C'est l'auteur du Christianisme et ses origines, M. Ernest Havet, un des esprits les plus élevés, les plus sincères, les plus vigoureux de notre littérature, que nous gémissons de compter parmi les plus ardents adversaires de la religion. Cette conformité sur tant de points de l'hellénisme avec le christianisme, démontrée dans les textes euxmêmes par M. Havet, n'est pas à ses yeux un argument en faveur de la philosophie grecque ou de la religion chrétienne, il y voit plutôt des vices communs à toutes les deux. Fervent admirateur des beaux génies de la Grèce qu'il a étudiés et qu'il connaît à fond, il semble, fort souvent, leur faire un grief de leurs idées, qui sont aussi des idées chrétiennes; tant il est vif dans sa lutte contre les institutions religieuses. Il cède avec regret à l'évidence, en constatant, ce qu'admettaient avec joie les premiers apologistes de l'Evangile, que Platon est aussi un des Pères de l'Eglise. Il nous paraît donc un très-puissant argument en faveur de notre thèse que
�DES ÉTUDES.
le génie grec a été le précurseur humain et naturel de la révélation chrétienne, et que ses grandes œuvres, sainement interprétées, ne contredisent en rien la foi et la philosophie catholiques. Ainsi, en maintenant le jeune homme pendant ses dix années d'études dans la communion du génie hellénique, par l'étude du grec et du latin, on ne l'éloigné pas du christianisme. On munit, au contraire, sa raison et son cœur d'une foule d'idées et de sentiments auxiliaires qui viennent en aide, sans qu'il s'en aperçoive, à ses croyances catholiques. Dire tous les trésors de sagesse, d'élégance, de beauté et de bonté dont s'enrichit l'intelligence dans le commerce des anciens, ce serait recommencer le panégyrique de la Grèce en répétant toute son histoire. Contentons-nous d'affirmer avec tous les plus grands modernes, avec nos admirables écrivains français du dix-septième siècle, que les littératures grecque et latine sont les œuvres les plus parfaites de l'esprit humain.
�CHAPITRE II
De la rivalité des sciences et des lettres dans l'enseignement. — De la préférence à donner aux langues mortes sur les langues vivantes.
11 n"y a donc pas à toucher à ce qui fait encore aujourd'hui le fond des éludes libérales, c'est-à-dire à l'enseignement des langues anciennes ; il n'y a qu'à maintenir la priorité et la supériorité accordées dans ces éludes aux belles-lettres sur les mathématiques et les sciences naturelles. Ce n'est pas ici une stérile question de prééminence entre les sciences et les lettres. Il s'agit de savoir lesquelles sont les plus propres à devenir la substance qui doit vivifier la personne intellectuelle et morale de l'enfant et du jeune homme. Fières des conquêtes que leur doit l'industrie, et s'aidant de l'esprit d'un siècle à la fois mercantile el révolutionnaire, les sciences exactes empiètent chaque jour
�DES ÉTUDES.
sur les lettres, dans le domaine de l'éducation. Toutes les critiques adressées dans le monde et dans la presse au mode actuel d'enseignement parlent au fond d'une partialité plus ou moins avouée pour les sciences et pour l'ordre matériel qu'elles sont appelées à servir. Les glorieux effets du progrès des sciences naturelles et des sciences exactes éclatent de toutes parts dans la société moderne. Si l'homme semble avoir conquis la puissance de multiplier les heures et d'engendrer, pour ainsi dire, le temps, à force de rapidité ; si l'abolition des distances établit un contact journalier, présage d'une intimité fraternelle entre des peuples jusque-là étrangers et hostiles, si la pensée se transmet au loin avec autant de vitesse que la lumière, si les métaux et les agents de la nature, asservis et façonnés en esclaves dociles et presque intelligents, nous affranchissent déjà d'une part de nos labeurs, si l'on peut entrevoir dans l'avenir une époque où la durée moyenne du travail matériel étant abrégée par le travail des machines, les hommes auront plus de temps à donner à la culture essentielle entre toutes, à celle de l'âme, ces magnifiques résultats de la civilisation moderne, c'est aux sciences que nous les devons. Qu'elles en soient hères et que la philosophie leur soit reconnaissante. Mais, à en juger par le langage, par toutes les habitudes intellectuelles de leurs adeptes, enfin, par les prétentions mêmes qu'elles ont émises jusqu'à la tribune nationale dans cette question de l'enseignement, n'est-on pas fondé à reprocher aux sciences, vis-à-vis des lettres, un peu d'intolérance el d'orgueil ? Constatons aussi qu'indépendamment de ce qu'elles puisent d'exclusivisme dans leur propre nature, les influences qui prédominent dans la société depuis un siècle, sont venues singulièrement aider leur
�220
DÉ
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
tendance à dominer l'éducation et tout le monde intellectuel, comme elles régnaient déjà dans le monde des intérêts. L'accession à la vie politique, des classes que la force des choses retient sous une préoccupation plus constante des besoins matériels, l'initiative que les révolutions ont donnée à ces classes, l'accroissement du bien-être qu'elles ont trouvé pour un temps dans les progrès de l'industrie, toutes ces causes ont concouru à grandir l'importance des sciences dans l'opinion du siècle. Si les lettres el les arts correspondaient mieux aux goûts patriciens, les sciences telles qu'elles se sont produites dans le monde depuis un siècle, c'est-à-dire les sciences appliquées, ont servi d'une manière plus frappante les intérêts populaires. Les sciences se sont donc élevées sur le flot croissant de la démocratie; elles ont gagné dans l'estime publique et dans l'enseignement tout le terrain qu'y gagnait la révolution; elles ont affecté pour les lettres le même dédain, la même ignorante ingratitude que la foule prodiguait aux puissances détrônées. Elles ont oublié d'abord une chose, c'est que, dans l'histoire de l'esprit humain, l'élude du monde matériel est postérieure aux connaissances morales, c'est-à-dire que les sciences sont postérieures aux lettres, qu'elles ont été conçues dans le sein des lettres, qu'elles ont été longtemps portées et nourries par elles; qu'à l'époque, appelée un moment la nuit du moyen âge, leurs germes ont été couvés dans les flancs de la philosophie, de la théologie elle-même; qu'il n'y a eu des naturalistes, que parce qu'il y a eu d'abord des poètes et des mystiques, et qu'enfin les vraies découvertes, les inventions vitales, la révélation des grands principes que la science actuelle
�DES ETUDES.
231
ne fait qu'appliquer, datent, pour la plupart, de celte époque où les savants étaient des mystiques et des poètes. Certes, nous ne voulons contester ni la noblesse de l'histoire naturelle et de la géométrie, ni leur portée dans la science générale qui prend le nom de philosophie et qui a Dieu lui-môme pour fin. Toute philosophie a besoin de la physique; mais à la condition de la tenusubordonnée, comme les ressorts visibles de la création sont subordonnés à l'âme qui les dirige. 11 serait insensé de discuter la grandeur des sciences en elles-mêmes; il ne peut être ici question que de leur valeur relative comme aliment de l'intelligence et en particulier comme moyen d'éducation. Chacune de nos connaissances doit être jugée moins sur ce qu'elle nous enseigne de la nature des choses extérieures, toujours si obscures pour nos regards bornés, que sur l'accroissement apporté par elle dans notre aptitude générale à mieux sentir, à mieux juger, à mieux agir, en un mot sur la manière dont elle contribue en nous à l'édification de la personne intellectuelle et morale. On ne contestera pas que la poésie, que l'histoire, que la morale, que la théologie ne parlent plus au cœur de l'homme que la géométrie et la physique. Notre conscience, notre imagination, notre volonté trouveront-elles à mieux s'éclairer, à se rendre plus pures par l'observation des faits matériels et des lois mécaniques de l'univers, que par l'élude de tout ce qui nous révèle le plus directement la nature el les besoins de l'âme? La supériorité morale des éludes littéraires n'est donc pas à discuter. Il serait tout aussi superflu de démontrer leur action sur l'imagination, sur le sens du beau, celle noble
�222
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
faculté, la source la plus vive de tous les enthousiasmes, de toutes les nobles passions. Quelle vérité formulée par le raisonnement a le don d'entraîner les hommes comme une vérité révélée sous la forme du beau? En comparant les sciences qui démontrent avec les arts qui nous présentent le beau, on peut dire que la beauté est la plus vraie de toutes les vérités. La beauté, comme s'exprime le divin Platon, a seule reçu en partage d'être h la fois la chose la plus manifeste comme la plus aimable. Nous ne ferons pas ici un titre exclusif aux arts, à la poésie, d'éveiller dans l'âme le sentiment du beau et d'agrandir l'imagination ; nous n'avons pas l'injustice de méconnaître que les sciences, que l'astronomie, par exemple, et la géologie, que la géométrie elle-même sollicitent aussi les hautes pensées et l'enthousiasme; à la condition, il est vrai, d'être autrement comprises, autrement enseignées, qu'elles ne le sont par ceux qui prétendent isoler l'explication de la nature de l'étude de nous-même et de la connaissance de Dieu. Insister trop sur la part qui doit être faite à l'imagination et au cœur dans la vie de l'intelligence, c'est se rendre suspect à ceux qui pensent que la raison se for-' tiflë de tout ce qu'on retranche à l'imagination. Prenons la question dans les mêmes termes que les ennemis de l'éducation littéraire : Le but est avant tout de créer des hommes de sens; nous le pensons comme eux. Les nobles facultés qui font les poètes, les artistes, les hommes d'enthousiasme se feront jour toutes seules; elles sont si vivaces que l'enseignement lui-même, si mal conçu qu'il soit, ne saurait les étouffer. C'est le droit sens, le sens commun, le sens pratique que l'éducation doit cultiver, et dont nous devons avant tout maintenir Fin-
�DES ÉTUDES.
2.23
tégrité clans nous-même, quel que soit le genre de nos études. Eh bien! c'est surtout en prenant ce but principal, unique, posé comme tel par les lettrés ainsi que par les savants, le but de créer des hommes de sens, que nous verrons éclater la supériorité des études littéraires. Un savant illustre, le plus populaire de nos savants, plaidant la cause des sciences à la tribune de l'ancienne chambre, contre le plus grand de nos orateurs et de nos poêles, demande, à propos des objections faites contre la prépondérance des mathématiques dans l'éducation, comment, en habituant l'esprit à raisonner, on arriverait à fausser le jugement. On peut lui répondre que cela se fait précisément en habituant l'esprit à raisonner, comme on raisonne dans les sciences exactes. Lorsqu'on préconise les mathématiques, comme le modèle par excellence d'une méthode, pour apprendre à raisonner, sait-on bien à quelles conditions la logique de la géométrie est si rigoureuse, pourquoi ses démonstrations sont si évidentes? Ces sciences qui se sont décorées du nom d'exactes, ne doivent cette exactitude qu'à l'absence de réalité des objets sur lesquels elles opèrent. Ces objets ne sont que de pures abstractions, des points de vue de notre esprit, des entités idéales, mais qui n'ont pas d'existence dans la nature. Toutes leurs propriétés sont rigoureusement déterminées à l'avance par la convention qui les nomme et les définit. Certainement la géométrie est exacte ; mais elle n'est pas réelle. Avezvous rencontré quelque part le triangle abstrait et la ligne droite des géomètres? où résident les nombres séparés des êtres réels dont les propriétés sont si multiples et si complexes, que la moindre est, sans contredit, celle de pouvoir être dénombré? Qu'est-ce qui fait enfin
�m
DE
L'ÉDUCATION
LIDÉIULE.
l'exactitude des mathématiques? C'est l'étroite simplicité des faits dont elles raisonnent ; leurs formules ne sont si précises et si rigoureuses, que parce que leur point de vue est borné. "Vous avez sous les yeux dix personnes, dix animaux mêmes ou dix plantes, et vous êtes théologien ou poëte. Tandis que votre esprit est entraîné à travers les mille jugements divers que ce spectacle suggère au philosophe ou à l'artiste, moi, algébriste, je raisonne des propriétés du nombre dix. Dans une opération aussi simple, aussi pauvre, à côté du monde de pensées qui s'élève en vous, aurai-je grand sujet de me vanter si mes conclusions sont plus nettes, sont plus exactes que les vôtres. Après cela, si l'évidence des résultats auxquels j'arrive dans la sphère rétrécie des chiffres et des lignes, m'inspire dans ma méthode et dans ma raison une telle confiance que j'imagine pouvoir les appliquer souverainement au monde immense des réalités vivantes, si je veux disserter des êtres qui sentent, qui pensent et qui veulent comme je raisonnais des unités abstraites, croyezvous que j'en sois quitte pour des erreurs? Dans tous les jugements portés sur les caractères, les mœurs, les intérêts mêmes, d'après la logique des mathématiques, un enfant démêlerait les plus monstrueuses absurdités. La sagesse pratique, l'art déjuger sainement dans les choses usuelles, cette qualité d'homme de sens que l'éducation doit développer avant tout, suppose un esprit, autrement souple, autrement habitué à tenir compte de mille nuances, de mille complications, de mille contradictions, que l'intelligence rigide des géomètres. Dans le domaine de la physique et de l'histoire naturelle, combien paraîtront peu nombreux et peu complexes les rapports sous lesquels on considère les objets, si l'on songe
�DES ÉTUDES.
2215
à la variété, à la complication que présentent les faits de la psychologie, de l'histoire, de la poésie, tout ce qui est le théâtre d'action de l'âme humaine, tout ce qui réflèle le jeu des passions et de la liberté morale. Un homme formé dans l'étude des belles-lettres, nourri de poésie, de philosophie, d'histoire, constamment tenu en présence des images vivantes et non point du chiffre des choses, n'aura-t-il pas habité un monde plus réel, plus humain, plus pratique, ne sera-t-il pas plus près d'être un homme de sens, c'est-à-dire de connaître les affaires et les hommes, que celui qui n'aurait étudié que les évolutions des lignes et des nombres? Le préjugé qui attribue aux hommes de science un sens plus droit qu'aux gens de lettres, ne serait pas difficile à ruiner complètement, si les tendances matérialistes de l'opinion ne lui venaient en aide. On prône les sciences, parce que chacun les croit à sa portée, tandis que tout le monde sent que l'imagination nous est donnée ou refusée, et qu'elle vient d'en haut. Si donc il fallait répudier les lettres comme premières nourrices de l'intelligence, j'aimerais mieux, même au seul point de vue du bon sens à acquérir, du jugement à former, réduire l'éducation à l'étude de l'un des beauxarts. Sans parler de toutes les autres facultés, la raison se formerait mieux en dessinant avec correction un arbre, une tête, une main, qu'en reproduisant sur le tableau tous les théorèmes de la géométrie. Une bouche ou un œil, copiés avec vérité d'après la nature, supposent, chez le peintre, plus de sagacité, de justesse d'observation, de liberté d'esprit, de jugement droit, de bon sens en un mot, qu'un professeur d'optique n'est obligé d'en dépenser dans tout le cours de ses études. Interrogeons, d'ailleurs, notre expérience de tous les
�22U
DU
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
jours et ce que nous possédons chacun de connaissance du monde sur cette supériorité de jugement que s'attribuent les hommes nourris de sciences exactes. La géométrie et l'algèbre ont-ils défendu bien efficacement leurs adeptes des plus folles erreurs de notre siècle? Le Saint-Simonisme et le Fourriérisme ont recruté un peu partout; mais qui leur a fourni leur étal-major? est-ce la poésie ou la science? N'ont-ils pas enrôlé surtout dans une école célèbre qui se considère elle-même comme le sanctuaire des études exactes, et d'où il est sorti jusqu'à présent beaucoup d'agitateurs et d'utopistes, si elle a produit peu de grands savants. Qui, de nos jours, n'a payé son tribut à l'utopie? qui n'a voyagé un peu de son cabinet, ou même de son comptoir, dans le pays des chimères politiques? Un artiste, un poète reviennent de ce pays-là, ne fût-ce que par amour du changement. Un savant y demeure; il est SÛT de la méthode qui l'y a conduit; il est habitué à faire la preuve de toutes ses opérations. Faut-il donc redouter plus la versatilité littéraire que l'entêtement scientifique? Qui jugera entre la morgue et la vanité ? A tout prendre, la vanité me divertit quelquefois ; la morgue souvent me blesse, et toujours m'ennuie. Dieu nous garde de toute irrévérence vis-à-vis des savants; mais il est trop vrai qu'en toute occasion, les sciences en agissent un peu vis-à-vis des lettres avec l'orgueil des parvenus. La poésie et les éludes littéraires, le grec, le latin, la métaphysique auront encore à essuyer plus d'une fois les dédains des géomètres, en même temps que les brutalités révolutionnaires. On les relègue dans les abîmes du passé comme la religion, la noblesse, l'autorité. Les bonnes lettres ont partagé, avec tout ce qu'il y a de grand, de solide et d'éternel,
�DES ÉTUDES.
227
l'insigne honneur d'être déclarées mortes par la démagogie. Ne leur serait-il pas permis à elles aussi, comme il serait de tactique meilleure, de se défendre en devenant aggressives à leur tour? Dans ces débats s»r l'enseignement, les lettres portent avec elles l'intérêt moral de la société; sur tout autre terrain, elles peuvent céder la préséance avec courtoisie, mais il est de leur devoir de ne pas se dessaisir des jeunes intelligences, dont l'expérience de tous les siècles et de la nature même leur ont confié la culture. Le but de l'instruction dans le premier âge, c'est, avant tout, de former l'âme; quand la personne intellectuelle et morale existera, vous songerez à l'homme spécial. Ce n'est point par une fantaisie du langage que l'on a nommé libérale l'éducation littéraire classique. L'élude des bonnes lettres est seule capable de créer un esprit libre, c'est-à-dire un esprit qui possède la conscience et la domination de lui-même. C'est le plus souvent au point de vue de l'éducation professionnelle et spéciale que l'on propose de substituer, clans les maisons d'études, les sciences aux langues anciennes, à la philosophie, à l'histoire. Or, il est certain qu'avec l'enseignement professionnel commencé trop tôt et aux dépens de l'instruction générale, au lieu de créer un homme, vous ne faites que forger une machine. Les études littéraires s'adressent à l'âme tout entière; il n'est pas un recoin de l'imagination, de la raison et du cœur où elles ne portent le flambeau. En nous faisant vivre de compagnie avec les hommes de tous les siècles, la poésie et l'histoire érigent en nous le type de l'homme idéal. Vers cet idéal, elles dirigent, en l'éclairant, notre volonté ; elles la vivifient parle puissant mobile de l'enthousiasme.
�228
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
Si donc, l'homme est autre chose qu'une machine intelligente dont l'éducation doit monter le ressort pour une fonction déterminée, si l'homme est avant tout un être moral, la question entre l'éducation professionnelle et l'éducation littéraire est jugée. Elle est jugée aussi entre les lettres et les sciences, du moment où l'enfant est à vos yeux quelque chose de plus qu'un appareil logique à faire mouvoir, du moment où vous tenez compte de sa volonté et de son cœur. Il y a trop de nécessités morales qui plaident la cause des belles-lettres, pour qu'on refuse entièrement les éludes littéraires à l'institution de la jeunesse. On admet les principes, mais on se réserve d'en ruiner l'application en sapant la base de l'enseignement classique, c'està-dire l'étude des langues, et, en particulier, celle des langues anciennes. A force de banales railleries adressées au grec et au latin, le préjugé commun contre les langues anciennes, parti du fond du matérialisme industriel et des instincts grossiers de la démagogie, a fini par s'imposer même à des gens raisonnables. L'enseignement d'une langue est trop évidemment le début nécessaire de toute instruction, mais pourquoi pas, s'écriet on triomphalement, une langue vivante au lieu d'une langue morte ? Une langue, c'est toute une philosophie. C'est d'abord toute une logique et non point une logique étroite, spéciale, comme celle des sciences exactes, fausse par conséquent en dehors du monde auquel elle s'applique, c'est une logique vivante qui découle de faits réels et palpables, qui ressort de la nature elle-même. Une langue porte en elleson enseignement métaphysique; enfin, elle renferme par-dessus tout, avec le génie, avec le caractère ils la race qui la parle, une tradition, une substance,
�DES
ÉTUDES.
229
une nourriture morale. Le premier mode de culture intellectuelle , le travail fécondant par excellence, c'est l'étude d'une langue. L'initiation suprême, celle de laquelle toutes les autres dépendent, c'est l'acquisition de la langue maternelle. Des conditions particulières de pureté, de noblesse, d'élégance, de profondeur avec lesquelles la langue maternelle a [été enseignée, disons mieux, révélée à un enfant, dépend le niveau de son intelligence et même de son sens moral. L'homme destiné au ministère de la parole reçoit son style dès le berceau avec le langage de sa mère. Si inculte que soit ce langage au point de vue de la rhétorique, il porte l'empreinte d'une raison et d'un cœur, et il grave cette empreinte dans un autre cœur et dans une autre raison. Les qualités de la langue d'un peuple et les qualités de l'intelligence nationale sont identiques. Félicitonsnous, d'avoir eu pour nourrice notre langue française , si, surtout, elle nous a été donnée avec les saines et vigoureuses traditions de ses jours de grandeur et préservée de ce levain de bassesse qui tend aujourd'hui à la corrompre, en même temps que nos mœurs et notre génie national. Il est des langues qui ne peuvent plus se corrompre, et qui, placées au-dessus des atteintes du changement des mœurs et des révolutions sociales, se conservent pour nous avec toute la pureté et tout l'éclat de la jeunesse dans les impérissables chefs-d'œuvre qu'elles ont produit. On appelle ces langues des langues mortes, mais leur véritable nom, comme l'a dit ie grand poêle qui plaidait leur cause à la tribune, est celui de langues immortelles. Elles vivent, en effet, depuis des siècles, de la plus noble des vies; elles n'ont pas cessé un instant
�DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
de parler à toutes les intelligences cultivées, à tous les grands esprits. Si l'on dispute de l'âge entre ces langues et nos idiomes usuels, ce sont elles qui ont, en réalité, la supériorité de la jeunesse. Elles ont gagné à l'extinction des races chez qui elle6 se développèrent, ce que l'âme gagne à sa délivrance du corps, elles vivent dans une région sereine , elles sont entrées en possession de l'éternité. L'ignorance la plus complète des véritables conditions du développement intellectuel de l'enfance est au fond de toutes ces attaques contre le latin et le grec. Déguisée sous ce faux semblant de bon sens et de sagesse pratique qui s'impose si vile à l'opinion, parce qu'on y croit entendre la voix môme des intérêts matériels, celle erreur semble ne plus rencontrer de contradiction; et nous voyons des hommes, lettrés pourtant, se demander pourquoi l'on ne remplace pas le latin et le grec par des langues vivantes. Un parallèle entre les deux grands idiomes de l'antiquité et les principaux dialectes modernes, est une œuvre trop vaste pour être traitée ici sous forme incidente, elle demanderait d'ailleurs des connaissances plus profondes que les nôtres. Cependant, la supériorité des langues anciennes, au point de vue de l'éducation première, éclate d'une façon si évidente que nous n'aurons pas de peine à la faire ressortir. Les mêmes causes qui tendraient à faire de la langue française la langue universelle et classique de l'Europe, et à remplacer dans l'enseignement le grec et le latin, si ces deux langues périssaient, ces causes et d'autres encore militent en faveur des langues de l'antiquité. Le français est clair, logique, raisonnable entre toutes les langues ; mais il est l'idiome analytique d'une époque
�DES ÉTUDES*
231
de maturité de l'esprit humain ; il n'a pas celte sonorité, cet éclat, et en même temps cette énergique concision des dialectes qui servirent à la poétique adolescence des peuples. L'ordre d'idées, d'images, de sentiments qu'il est le plus apte à rendre et qui remplissent nos chefsd'œuvre littéraires, estmoinsjeune, moinssimplc, moins universel que l'ordre où se renferme la poésie antique. Les formes sont plus abstraites, les expressions moins pittoresques, et par là moins propres à se graver clans la mémoire ; en même temps la complexité des sentiments rend le fond plus difficile à saisir par de jeunes et fraîchesimaginations. Tout ce qui provient du génie des anciens, langue, art, poésie, est plus spontané, plus naturel et, par là, plus universellement humain que les œuvres modernes. La poésie allemande, la poésie espagnole ont avant tout une valeur nationale. Le mérite supérieur de notre littérature est dans la généralité des sentiments qu'elle exprime. Ce mérite, la poésie antique nous le présente à un degré encore plus éminent. C'est un aliment approprié à toutes les jeunes intelligences, comme le lait à tous les nouveaux-nés. lin même temps, ces œuvres du génie grec restent, par cela même qu'elles sont plus naturelles, ce qui a été fait de plus sain, de plus pur, de plus raisonnable, en un mot, de plus beau, clans toute l'histoire de l'art. À mesure que l'homme avance dans la vie et les peuples clans l'histoire, tout se complique et devient tourmenté, les sentiments, les physionomies et l'art qui les reproduit. L'art antique pour modèle des types qu'il nous a transmis, trouvait des formes corporelles et des caractères nettement définis, composés de traits purs, symétriques et non pas de ces figures qui abondent dans nos cités modernes, et dont la face est un amas confus de
�232
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
ratures, selon la pittoresque expression d'un penseur américain. Si l'âme et la littérature moderne sont plus profondes, plus sublimes, elles sont aussi plus tourmentées, moins harmonieuses. L'antiquité plus simple, plus calme et plus sereine est aussi plus belle. La Grèce représente excellemment cette courte époque de l'histoire où les deux grandes conditions du beau se rencontrent : c'està-dire où la civilisation a déjà produit un art libre, une pensée indépendante qui commence à se posséder, à se raisonner elle-même, et où la nature est encore assez jeune, assez primitive, assez puissante pour dominer l'art et l'inspirer avec une simplicité souveraine. La littérature antique est belle de celte merveilleuse et fugitive beauté du jeune homme qui porte déjà sur sa face l'expression de la passion et de la pensée, et qui garde encore pourtant cette fleur de grâce simple et sereine qui est le propre d'une saine et robuste adolescence. « Celte littérature s'exprime simplement comme le font sans le savoir les personnes d'un grand sens, avant que l'habitude de réfléchir soit devenue l'habitude prédominante de l'esprit. Notre admiration de l'antique n'est donc pas l'admiration du vieux, mais du naturel (I). » C'est parce que l'intelligence de l'enfant doit, comme son corps, être nourri de tout ce qu'il y a de plus sain et de plus simple, que nous préférons pour les premières études les langues et les littératures anciennes aux langues et aux littératures contemporaines. L'enseignement d'une langue morte existe chez tous les peuples aussi loin que l'histoire nous permette de
I) Ralph Emerson. Essai de philosophie américaine.
�DES ÉTUDES.
233
remonter. Jusque dans l'antique civilisation de l'Inde, nous trouvons une classe cultivée à l'aide d'une langue sacrée, antérieure au dialecte usuel et dépositaire des traditions. Mais ce n'est point seulement par la nécessité de ne pas rompre la chaîne des traditions humaines, que nous devons maintenir l'étude des langues antiques, c'est avant tout à cause de la beauté, de la perfection de leur littérature. Si l'instruction secondaire est autre chose qu'un apprentissage professionnel, si elle doit tendre avant tout, comme nous le pensons, à créer des hommes de bon sens, c'est au nom du sens le plus droit, de la raison la plus saine, que nous plaidons la cause des lettres antiques. Nous nous sommes élevés à propos de l'éducation littéraire contre l'esprit d'ironie; mais, si nous demandons qu'en dressant les jeunes intelligences, on leur apprenne surtout l'admiration, l'amour du beau, lui-même, de ce juste équilibre en qui réside la perfection, nous fait détester l'aveuglement dans l'enthousiasme. Il faut mettre avant tout dans l'âme de l'enfant de l'harmonie, de sages proportions entre toutes les facultés et c'est là le don par excellence du génie ancien. L'ironie y tient peu de place à côté de la naïveté et de l'enthousiasme ; mais, l'enthousiasme, dans la poésie grecque, est avant tout celui de la raison. Si vigoureuse que soit son inspiration, celte inspiration se maîtrise dans son énergie comme tout ce qui est véritablement fort. Le fruit que les jeunes intelligences recueilleront des lettres antiques, est donc celui qu'on doit chercher à travers tout exercice de l'esprit et du cœur, à travers toute éducation, à savoir le sens de l'ordre et la domination de soi-même.
�DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE
Soyons donc armés dorénavant contre toutes ces attaques dirigées sur les études classiques et à travers elles sur toute culture littéraire. Sous ces prétentions de remplacer les langues anciennes par un enseignement professionnel ou par celui des sciences combiné avec l'étude des langues vivantes, ce n'est point le zèle des sciences qui se cache, ni même une meilleure entente des intérêts industriels. Ce n'est rien de plus qu'un des mille déguisements de l'esprit révolutionnaire, qu'un des épisodes de la guerre éternelle de tout ce qui est bas et médiocre contre tout ce qui est noble et élevé ; c'est une concession faite à cet égalitarisme aveugle qui a posé, en fait d'enseignement, cet article de la charte socialiste : une éducation la même pour tous, et obligatoire pour tous. Or, comme il ne peut y avoir de commun à tous, en fait de savoir, que ce qui est possible au plus médiocre de tous, abolissons toute haute culture de l'esprit, établissons le niveau là seulement où il peut exister, c'est-à-dire dans la stupidité et dans l'ignorance. D'un bord opposé, l'on récrimine souvent et avec justice contre les demi-lettrés. Trouvez le moyen de diminuer le nombre de ceux qui ont mal étudié le latin et le grec; n'imposez pas la nécessité de ces études mal faites à des professions qui n'en ont pas besoin. Mais si vous pouvez accroître la famille des esprits, sérieusement, sainement nourris des bonnes lettres, c'est-à-dire des lettres antiques, vous aurez élevé le niveau intellectuel de la nation tout entière, vous aurez fait ce qui peut le plus contribuer à son influence, à sa véritable grandeur. En dépit des splendeurs de l'industrie, il faudra dans l'avenir, comme il le fallait dans le passé, pour être une grande nation, viser plus haut qu'à former une société de castors ou de fourmis. Un peuple découronné de
�DES ÉTUDES.
toute auréole littéraire passera sans nom parmi les peuples. Mais ce n'est pas seulement à une question de grandeur que se lie le maintien des études littéraires dans une nombreuse portion de la jeunesse, c'est aussi à une question de conservation sociale. On cherche, dans la religion, dans les intérêts, une barrière contre la démagogie envahissante et la barbarie qui marche sur ses pas. Contre toutes ces folles utopies dont le moindre vice, si elles pouvaient se réaliser-, serait d'enfanter un monde tout de grossièreté et de laideur, il existe aussi un préservatif en dehors même de la morale, dans le simple amour du beau. Soyez certains que nous n'exagérons rien en vous disant : tant qu'il y aura chez un peuple une notable quantité d'hommes nourris de belles-lettres, tant que les grandes voix de l'antiquité, tant qu'Homère, Sophocle, Platon, Virgile charmeront encore de nombreux esprits, tant que le jugement et le goût qui est une des faces du sens moral, se formeront à l'école de ces Grecs et de ces Latins que l'on déclare surannés, tant que l'on pourra juger encore la poésie, l'art, la philosophie moderne à la lueur d'Athènes et de Rome, la société française subsistera, et vous ne verrez pas s'établir sur nos ruines la ruche communiste ou l'étable phalanstérienne. Vous objecterez en vain l'action critique exercée par la littérature païenne sur le monde que nous avait légué le moyen âge, vous citerez les parodies classiques de l'époque révolutionnaire, vous accuserez dans Platon lui-même un ancêtre du socialisme. Relisez sérieusement les anciens avant de maintenir ces accusations, étudiez sérieusement l'histoire, et vous verrez dans quel camp sont, en réalité, Platon le théocrato et l'aristocrate
�23(5
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
Brutus. Il est vrai que la littérature antique, en se réveillant, a combattu l'œuvre du moyen âge : prétendrezvous qu'il n'y avait rien à réformer? Après les écarts du mysticisme et de la politique féodale, le génie grec a reparu au milieu de nous comme la raison se redressant au sein d'une imagination déréglée ; il est venu, comme elle, nous enseigner la mesure, l'équilibre, la proportion en toutes choses. Mieux nous le connaissons, mieux nous voyons combien il fut étranger, dans la politique et dans les arts, aux aberrations dont les plagiats modernes ont voulu le rendre complice; car nous le trouvons toujours souverainement dominé par le bon sens, le goût, le sentiment de l'ordre et de l'harmonie. Comme ce génie a été le recours de l'esprit humain et de la civilisation moderne contre les dérèglements du passé, il peut être encore notre défense contre les folies monstrueuses qui menacent l'avenir. Nous donc qui rêvons pour notre pays une autre dignité que celle d'une ruche ou d'une fourmilière, nous qui voulons une société libre, morale, intelligente, grande par la pensée et par le cœur au moins autant que par la richesse, nous qui savons qu'une société n'est rien de tout cela sans un développement littéraire, résistons à cette avant-garde des barbares qui veut détruire avec les études classiques les fondements de toute grandeur littéraire. Ayons le courage de ne pas rougir des Grecs et des Latins. Sans doute, notre admiration n'est refusée à aucune grande poésie moderne. Nous relirons avec enthousiasme Dante, Shakespeare, Goethe, Biron, Chateaubriand, Lamartine. Nous lâcherons surtout par un culte assidu d'obtenir notre initiation à ce merveilleux
�DUS ÉTUDES.
langage que parlèrent Corneille, Molière et Racine, Bossuet, Pascal et Fénelon. Et lorsqu'au milieu des nobles jouissances que nous devons à leur génie il nous arrivera de nous sentir fier pour notre pays de cette immense gloire littéraire du dix-septième siècle , allons dans quelqu'un des sanctuaires où se conservent les œuvres du ciseau grec, et saluons avec reconnaissance les bustes d'Homère et de Platon, de Cicéron et de Virgile.
�CHAPITRE III
De l'instruction primaire des enfants destinés aux études libérales. — Contre l'enseignement précoce de la lecture et surtout de l'écriture. — Importance des exercices de mémoire. — La grammaire est-elle une étude du premier âge? — Contre les grammaires compliquées. — De la façon d'enseigner l'histoire et la géographie aux enfants. — De la musique et du dessin,
Les premières leçons données à l'enfant destiné à recevoir l'éducation libérale, répondent à peu près à l'instruction primaire des écoles publiques ; elles comprennent la lecture, l'écriture, un peu de grammaire, d'histoire, de géographie et de calcul. Mais cet enseignement ne saurait être distribué dans les mêmes conditions à l'enfant qui doit s'arrêter là, cl à celui qui doit pousser plus loin ses études. Pour l'un, l'instruction primaire forme une complète encyclopédie ; pour l'autre, ce n'est qu'une préparation. Je me place ici dans ce dernier cas. Quoique la lecture puisse être montrée aux. enfants presque en jouant, il est bon de ne pas l'enseigner trop têt, et avant l'âge de six à sept ans. Il est infiniment préférable de consacrer le temps qui serait donné à cette
�DES ÉTUDES.
239
étude, à des exercices de mémoire ; il faut faire apprendre aux petits enfants le plus de vers et môme le plus de prose que l'on pourra, en les lui récitant soi-même, et en les lui faisant réciter correctement. On me trouvera bien étrange de renvoyer, comme je le fais souvent, mes lecteurs à la philosophie de l'histoire, à propos d'école et d'instruction primaire. Mais l'histoire et sa philosophie ce n'est que la nature prise sur le fait; nous devons opérer en petit sur nos enfants ce que la Providence a opéré en grand dans l'éducation de l'humanité. La civilisation a précédé l'écriture de bien des siècles, et l'enseignement des peuples s'est fait d'abord tout entier par la tradition orale et l'exercice de la mémoire. Procédons ainsi vis-à-vis de nos enfants; nous contribuerons à développer, à créer dans les cerveaux les plus rétifs la première et la plus essentielle des facultés, la mémoire. La mémoire toute seule ne prouve pas et ne donne pas l'intelligence; mais le plus intelligent des hommes, je dirai même l'homme de génie, qui n'est servi que par une mauvaise mémoire, est condamné à un travail beaucoup plus âpre, et parfois à une sorte d'impuissance. Le grand défaut de l'enseignement moderne, c'est qu'il ne développe pas assez la mémoire, si facile à développer chez l'enfant. La principale réforme à apporter dans les premières années d'études, c'est de remplacer ce grattage du papier qui fait dévier la taille des élèves, qui les énerve et qui les abêtit, par des exercices de mémoire. Je . sais que ce système-là donne beaucoup plus de peine au père, à la mère et à l'instituteur, qui, dans ce cas, doivent eux-mêmes répéter longuement la leçon orale et la faire réciter à l'enfant. Mais le métier d'éducateur n'est pas une sinécure. Nous devons être les pères de
�240
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
l'esprit de nos enfants, si nous prétendons à quelque chose de plus qu'à la paternité animale. Ne nous pressons pas d'apprendre à lire aux enfants, mais surtout de leur apprendre à écrire. Exerçons de très-bonne heure leur mémoire par l'enseignement oral. Quand ils sont en possession de l'écriture, n'en abusons pas; que le grand travail de l'élève, non-seulement à l'école primaire, mais dans les premières classes de collège, consiste surtout à beaucoup apprendre par cœur. De cette façon, il fortifie la faculté essentielle de l'éducation, qui deviendra plus tard la grande ressource de l'homme d'étude, il amasse un trésor d'idées et de belles expressions pour les traduire. Qu'il apprenne beaucoup de nobles et charmants récits, beaucoup de belle prose et surtout de beaux vers. Enseignez-lui tout, et la langue principalement, par l'expérience et par l'usage. Ecartez de l'enfant la théorie, et qu'il soit trèslonglemps sans connaître l'existence des règles. L'humanité a parlé, elle a chanté, admirablement chanté el parlé, elle a composé et conservé de mémoire les plus admirables poèmes, elle a écrit même, écrit de belles histoires et jusqu'à des traités de philosophie, avant qu'on se doutât des lois de la grammaire. Un enfant autour de qui l'on parle un très-bon langage, parlera très-correctement. Si, de plus, les premiers morceaux de vers ou de prose dont on ornera sa mémoire sont des chefsd'œuvre de bon sens et de bonne langue, la raison et le style du jeune homme en garderont une indélébile empreinte. Tel éminent écrivain a reçu ses premières leçons de rectitude, de clarté, d'élégance, entre les bras de son père et de sa mère, et avant de savoir lire. Nous touchons ici à une des plus grosses questions de l'enseignement. A propos de cette nécessité de multi-
�DES ÉTUDES.
241
plier les exercices de mémoire et de restreindre les devoirs écrits dans l'enseignement de l'enfance et de la jeunesse, nous ne pouvons résister au plaisir défaire une citation qui paraîtra bien solennelle et bien pédantesque en pareille matière. L'abus de l'écriture avait déjà frappé les sages de l'antiquité, à plusieurs points de vue, et particulièrement pour cette cause, qu'il faisait négliger la mémoire. Et cependant ce n'est pas de l'instruction des enfants qu'il s'agit dans le passage suivant, c'est de l'instruction des hommes faits et des peuples eux-mêmes. L'inconvénient signalé par Platon est encore plus grave dans une classe de collège que dans une école de philosophes. Voici le discours que, dans le Phèdre, Platon fait tenir par le roi Thanus au dieu Teuth, inventeur de l'écriture : « Toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, lu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science, sans la réalité; car, lorqu'ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. (1) »
(I) Dialogues de Platon, traduction "V. Cousin, tome VI, p. 122.
il
�242
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
Ne dirait-on pas que Platon prévoit ici l'imprimerie, le journalisme et ces lecteurs des feuilles démocratiques, qui, ayant lu beaucoup de choses sans maîtres, deviennent insupportables non-seulement dans le commerce de la vie, ce serait fort peu, mais dans les affaires publiques et le gouvernement d'une nation. Revenons à l'instruction primaire. Nous allons loucher à l'une des plus grosses questions de cet enseignement et même de celui des collèges. Nous allons nommer un des fléaux de l'enfance, un fléau de son corps et de son esprit, la grande absurdité de la pédagogie moderne, le chef-d'œuvre de la cuistrerie et du pédantisme: la grammaire, je veux dire l'étude prématurée et les complications de la grammaire. Avant de dire toute mon opinion sur l'enseignement de la grammaire au premier âge, je veux citer, en ma faveur, l'avis d'un homme avec qui j'ai peu d'idées communes, quoique nous soyons animés l'un et l'autre des meilleures intentions en matière d'instruction publique. M. Duruy adressait, il y a quelques années (I), aux recteurs, contre l'abus des grammaires trop compliquées, une circulaire pleine de sagesse. On y lisait avec bonheur ce paragraphe le plus sensé, peut-être, et le plus piquant qui soit jamais sorti d'une plume officielle : « Des enfants de dix à onze ans parlent de verbes transitifs et intransitifs, d'attributs simples et complexes, de propositions incidentes explicatives ou délerminatives, de compléments circonstanciels, etc., etc. Il faul n'avoir aucune idée de l'esprit des enfants, qui répugne aux abstractions et aux généralités, pour croire qu'ils
(t) Circulaire du 7 octobre 1866.
�DES ÉTUDES.
243
comprennent de pareilles expressions, que vous et moi, monsieur le Recteur, nous avons depuis longtemps oubliées ; c'est un pur effort de mémoire au profit d'inutilités. « Si l'étude sérieuse de la grammaire est une des plus importantes à poursuivre ; si, par l'analyse des procédés du langage, elle nous conduit à découvrir certaines lois de l'esprit; si, par la comparaison des grammaires entre elles, on arrive à retrouver la filiation des peuples et l'identité des races; si enfin elle constitue, pour une intelligence déjà mûre, une des applications les plus fécondes de la philosophie éclairée par l'histoire, on doit avouer que, pour les enfants, elle n'est trop souvent qu'un objet d'effroi. Une grande partie du temps de la classe est chaque jour employée dans cerlaines écoles à la récitation de longues leçons de grammaire, à la rédaction d'interminables analyses logiques et grammaticales, qui remplissent les cahiers et la mémoire et ne disent rien à leur esprit. Cet enseignement doit être remplacé par des leçons vivantes. Il faut réduire la grammaire à quelques définitions simples et courtes, à quelques règles fondamentales qu'on éclaircit par les exemples; il faut aussi, à mesure que l'intelligence des enfants se développe, la mettre en présence de beaux morceaux de notre littérature, leur y faire reconnaître d'abord le sens et jusqu'aux nuances des mots, la suite et l'enchaînement des idées, plus tard les inversionst même les hardiesses du génie, et compter, dans ce, exercice, encore plus sur cette logique et cette grammaire naturelle qu'ils portent en eux que sur le vieux bagage d'abstractions et de formules dont on accable leur mémoire sans profit pour leur intelligence. Lhomond disait, il y a quatre-vingts ans : « La métaphysi-
�DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
que ne convient point aux enfants, et le meilleur livre élémentaire c'est la voix du maître, qui varie ses leçons et la manière de les présenter selon les besoins de ceux à qui il parle. » Le ministre de l'instruction publique était là sur le chemin d'un principe complètement méconnu dans l'enseignement actuel. Les vieilles traditions scolasliques avaient été la clairvoyance de cette vérité aux anciennes congrégations religieuses fondatrices de nos collèges. L'Université créée par Bonaparte, dans l'ignorance la plus absolue de la nature de l'enfant, a marché plus avant encore dans les voies funestes à la saine pédagogie. L'esprit de l'enfant ne procède pas par les mômes méthodes que l'intelligence de l'homme fait; il agit sans pouvoir se rendre compte de son mode d'action. Il apprend merveilleusement par l'usage, par l'exemple, par la routine si vous voulez, et resle longtemps incapable d'appliquer le raisonnement aux choses de la vie et du langage, incapable de s'élever à l'idée de loi, en un mot, de bien comprendre une règle. La véritable grammaire de l'enfant, c'est la récitation des beaux vers et de la belle prose, c'est la conversation des gens qui parlent correctement et noblement. L'étude de la syntaxe est une philosophie et la philosophie ne peut opérer que sur des connaissances acquises. Pour ne pas trop nous enfoncer nous-mêmes dans l'analyse psychologique à propos de quelques principes d'éducation, et pour ramener l'esprit de notre temps sur un terrain où il excelle, invoquons de nouveau l'histoire, invoquons la nature et voyons s'il ne faut pas procéder, pour l'instruction de l'enfant, dans le même ordre que l'humanité a spontanément suivi pour sa propre
�DES ETUDES.
24a
éducation. La plus belle conquête intellectuelle de notre siècle, c'est le génie de l'histoire, c'est le sens critique appliqué à la poésie, aux arts, aux religions antiques, c'est une notion plus exacte des âges primitifs. Nous savons, par exemple, que sur toute la surface du globe les poètes ont précédé les grammaires d'un grand nombre de siècles et que les langues étaient parfaites depuis longtemps, avant que personne s'avisât d'y découvrir la matière d'une syntaxe. Homère a chanté en grec assez correct, je suppose, six cents ans au moins avant qu'Aristote n'écrivît; et telle langue possède d'immenses et merveilleuses épopées dont la grammaire n'a été faite que depuis que la langue est morte. Ces notions, triviales aujourd'hui, étaient encore étrangères aux plus grands esprits du dix-septième siècle qui ont fondé notre littérature et notre enseignement classiques. Nous pouvons voir, dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, à la façon dont les Grecs étaient attaqués et défendus par Boilcau, Perraut et leurs adhérents, à quel point l'antiquité était peu comprise en dehors de la jslricle beauté littéraire. Nul doute qu'aux yeux de Doileau et de Racine lui-même, l'auteur de l'Iliade n'apparût comme un studieux homme de lettres muni de [fortes études classiques chez les Jésuites ou les Oratoriens d'Athènes et de Chio, nourri d'Aristote et de Vau^elas et coiffé du bonnet de Sorbounc ; de même. qu'Aamennon, Cyrus et Clodion le Chevelu se coiffaient ■dors de la perruque de Louis XIV. Parlant de celte idée pue la rhétorique et la grammaire avaient précédé la poésie et presque le langage, il était naturel que l'on Infligeât la syntaxe pour première élude à tous les hompies destinés à écrire ol à parler correctement. De profile en proche, elle est devenue la nourriture des bébés
U1
�240
DE L'ÉDUCATION
LIBERALE
de six. ans. Et cependant, ô divin Molière, il y a plus de deux siècles que vous avez fait applaudir le Bourgeon Gentilhomme.
M. JOURDAIN.
El loi, sais-lu bien comment il faut faire pour dire un v.
NICOLE.
Comment?
M. JOURDAIN.
Oui. Qu'est-ce que tu fais quand tu dis u.
NICOLE.
Quoi ?
M. JOURDAIN.
Dis un peu u pour voir.
NICOLE.
Eli bien ! u.
M. JOURDAIN.
Qu'est-ce que lu fais?
NICOLE.
.le dis u.
M. JOURDAIN.
Oui. Mais quand tu dis u, qu'est-ce que tu fais?
�DES
ÉTUDES.
247
NICOLE.
Je fais ce que vous me dites?
M. JOURDAIN.
Oh! l'étrange chose que d'avoir affaire à des bêles! Tu allonges les lèvres en dehors et approches la mâchoire d'en haut de celle d'en bas. u, vois-tu? Je fais la moue : v.
NICOLE.
Oui, cela est biau!
MŒE JOURDAIN.
Voilà qui est admirable !
M. JOURDAIN.
C'est bien autre chose si vous aviez vu o et
FA, FA!
DA, DA
, et
Les leçons de grammaire données à un bébé de sept ans sont de même force que la leçon donnée à Nicole par M. Jourdain. — « Bébé, que faites-vous quand vous dites : ma chère maman, je vous souhaite une bonne nuit? — Eh bien, je dis : ma chère maman, je vous souhaite une bonne nuit. — Oh l'étrange chose que d'avoir affaire à des ignorants ! — Vous placez d'abord la seconde personne au vocatif, puis le sujet de la proposition, puis le verbe, puis, par une inversion, en sous-entendant à, le régime indirect, puis le régime direct, etc., etc., etc. » Ajoutez que depuis les innocentes grammai-
�248
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
res qui tourmentaient notre enfance, celles qui hébètent nos fils ont découvert, outre le régime direct et le régime indirect, une foule d'autres régimes, sans compter le régime au pain et à l'eau qui, je le reconnais, est de nos jours à peu près aboli dans les collèges. Conclusion : J'écarterais entièrement la grammaire des études de Bébé en la remplaçant par de bonnes récitations et de bonnes lectures. Je la renverrais si loin qu'elle irait, Dieu me pardonne, se confondre avec la philosophie. Dans tous les cas lorsqu'elle devrait faire son apparition, au moment où l'élève aurait appris par l'usage, par la conversation, par les leçons orales de ses parents et de ses maîtres, par la lecture et la récitation d'un grand nombre de belles pages intelligibles pour lui, notre admirable langue maternelle, notre ferme et loyale langue française, je n'admettrais la grammaire que sous sa forme la plus simple et la plus primitive. Tout ce qui a été fait pour compléter, corriger et compliquer les vieilles grammaires deLhomond est exécrable. Pour les enfants destinés à étudier les langues anciennes, j'ajournerais la grammaire jusqu'aux premières leçons de latin. La grammaire est la philosophie du langage. Il faut connaître un certain nombre de faits pour philosopher et s'élever à l'idée de loi. En comparant le latin qu'ils étudient avec le français qu'ils parlent, les élèves feront, du même coup, sans se mettre l'esprit à la torture et presque sans s'en apercevoir leurs cours de grammaire latine, de grammaire française et de grammaire générale. Je connais bien des gens qui n'écrivent pas Irop mal et qui ont fait toute leur éducation grammaticale dans le vieux rudiment deLhomond. La vanité des instituteurs, l'étroitesse de leurs vues
�DES ÉTUDES.
et leur ignorance des véritables principes de l'éducation sont les principales causes de la complication de la grammaire et de la place excessive qu'on lui donne dans le premier enseignement. La possession de cette grammaire quintessenciée devient une sorte de privilège et de secret franc-maconique pour les adeptes qui les grandit singulièrement à leurs propres yeux. Je ne doute pas que telle institutrice brevetée n'en remontre sur ce point aux quarante membres de l'Académie française. Le corps des grammairiens a besoin, pour maintenir son lustre, de rendre la grammaire très-difficile et presque mystérieuse. Enfin le siècle où nous sommes est celui des manuels, des livres de receltes où les arts sont mis à la portée de tout le monde en un certain nombre de leçons. La théorie de toute chose est aujourd'hui minutieusement faite; depuis l'art d'élever les lapins jusqu'à celui de fonder des républiques ou des empires. Les auteurs et les propagateurs de ces énormes grammaires sont convaincus qu'ils contribuent largement au bel esprit, au beau parler, à l'éloquence de leur temps. Ils ont peut-ôlre raison. Jamais en France dans la parole courante de la politique et des affaires, de la vie privée et de la vie politique, de la tribune et de la chaire, des salons et du journalisme, jamais il n'y a eu plus de mauvais langage, moins de style... et jamais autant de grammaire qu'aujourd'hui. L'abus de la grammaire dans l'éducation du premier âge est officiellement reconnu, grâce à M. Duruy. Il faut d'ordinaire qu'une vérité contraire à la routine ait fail le tour du monde pour qu'elle arrive jusqu'à un professeur et jusqu'à un homme d'Etat. Disons à l'éloge de ce ministre que nous avons parfois combattu, qu'il a devancé la tendresse et la clairvoyance des mères. Les
�DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
mamans de nos jours s'acharnent encore à écraser l'esprit de leurs fils et de leurs fillettes sous des grammaires autrement lourdes, autrement ennuyeuses que celle de l'honnête et judicieux Lhomond. La grammaire française ne doit donc apparaître dans les éludes des enfants dont nous nous occupons qu'avec la grammaire latine et toutes les deux doivent être les plus simples que l'on pourra trouver. C'est la classe de philosophie qui sera chargée des notions de grammaire générale. L'histoire dont on abuse si fort dans les collèges ne doit pas comme la philosophie du langage être bannie de la première éducation, mais on ne doit pas tolérer dans les mains de l'enfant ces manuels qui la rendent insipide et lui ôlent toute sa valeur pour l'éducation. L'étude de la chronologie, des concordances historiques, des théories ethnographiques, politiques, économiques, etc., viendra plus tard; mais au premier âge, l'histoire doit être ce qu'elle a été pour les premiers peuples un travail de la mémoire, de l'imagination et du cœur et non pas une dissertation archéologique. Je dirai plus lard, à propos des programmes du baccalauréat, ce que je pense de l'enseignement de l'histoire dans les collèges. En ce moment, à propos de l'enfance, je réclamerai plus vivement que jamais l'étude des beautés de l'histoire et non pas celle de la chronologie et de l'engendrement des faits. On m'accusera de remplacer l'histoire par la légende, c'est précisément ce que je voudrais faire pour l'instruction du premier âge. J'entends ici, par la légende, le récit des belles actions, des grands événements décisifs, des traits de mœurs et de caractère, tout ce qui peut intéresser vivement l'esprit, en un mot, la
�DES ÉTUDES.
251
poésie de l'histoire. Je connais mieux que personne tous les anathèmes qui pèsent en France sur ce mot de poésie. Je n'en allirme pas moins, à propos de l'histoire et de toutes les autres études du premier âge, que l'enfance de l'homme doit se passer en pleine poésie, comme s'est passée l'enfance des nations. Soyez tranquilles, vous aurez probablement moins de rimeurs que vous n'en avez aujourd'hui; vous aurez des hommes dont l'intelligence, dont le cœur n'auront pas été flétri dès le début et le corps épuisé par la sécheresse, l'ennui, la pesanteur, la multiplicité des éludes; des hommes qui auront été dressés à la sympathie , à l'admiration, à l'enthousiasme, au lieu d'être dressés comme aujourd'hui, dès qu'ils bégayent, à l'ironie, au scepticisme, au dénigrement, à l'universelle indifférence. Je ferais, dans la géographie enseignée au premier âge, des réformes analogues à celles que je demande pour l'histoire. Je voudrais qu'elle fût autre chose qu'une nomenclature de noms, de lieux, de fleuves, de montagnes et de chiffres de populations. Comme je demande le secours de l'imagination et du cœur pour l'élude de l'histoire, je réclame celui des yeux pour la géographie. Celle science ne devrait être enseignée aux enfants qu'avec des caries. Je ne connais rien de plus propre à les intéresser et à graver profondément dans leur mémoire tout ce qui est le plus essentiel à connaître d'une contrée, sa structure physique, la disposition de chaînes de montagnes, les bassins, le cours des fleuves, etc., rien de meilleur que ces cartes en reliefs, excellente invention dont toutes les écoles et toutes les familles aisées devraient être pourvues. De longues promenades dans la campagne, quelques ascensions sur les hauteurs les plus accessibles du pays, seraient nécessaires pour aider
�252
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
l'enfant à se bien représenter cette image de la terre que l'on cherche à graver dans son esprit. On lui apprendra plus tard à peupler les contrées dont il connaît la figure des diverses races qui les habitent, et à connaître la position et l'importance des villes. 'roule éducation libérale comporte l'étude de ce qu'on appelle les arts d'agrément que nous nommerons ici de leur vrai nom les beaux-arts. Nous avons parlé ailleurs des envahissements, des abus et de la corruption de la musique, de façon à nous faire accuser d'être un ennemi de cet art si charmant et si consolateur, si noble, si élevé, si religieux quand il veut l'être. La musique, dont le nom chez les Grecs comprenait avec celui de la gymnastique toutes les matières de l'éducation de la jeunesse, doit faire aujourd'hui partie de tous les enseignements, môme de l'instruction primaire. 11 faut reconnaître que, grâce à la prépondérance dont elle jouit parmi nous depuis nombre d'années, elle est parvenue à occuper dans l'éducation à peu près la place qu'elle y doit avoir. Cette place devient souvent excessive dans l'éducation des jeunes filles de la classe moyenne, grâce à l'instrument à la mode, au piano. Je veux que tous mes écoliers soient un peu musiciens, chacun selon sa force, mais j'écarte du piano tous ceux qui ne se sentent pas un irrésistible amour pour cet instrament et une impérieuse vocation pour la musique. On sait que la plus grande partie des jeunes filles abandonne le piano dès les premières années de liberté et de mariage; et Dieu sait combien d'heures elles ont perdues, avant cette libération, à se tordre la taille, à s'énerver, il s'hébéter, à exaspérer leurs voisins en tapotant ces implacables louches d'ivoire! Le piano, j'en suis con-
�JJKS ÉTUDES.
2o3
vaincu, contribue, pour sa bonne pari, à la propagation du nervosisme chez les jeunes femmes et par elles dans loute la société polie. Je proscris donc le piano de mes écoles de garçons, sauf des cas de monomanie désespérés, où l'on peut craindre de voir mourir un futur Mozart. On ne disputera pas avec les autres élèves sur le choix des instruments; mais, par la force des choses, les instrumentistes seront toujours des exceptions. La règle générale , c'est l'enseignement de la musique vocale. A part un très-petit nombre d'exceptions, tout homme peut et doit savoir chanter. L'homme est de sa nature un animal chanteur ; la parole lui a été donnée pour se parfaire en une musique. La parole parfaite, la poésie, est inséparable d'une mélopée. Les premiers vers furent chantés ; la première musique fut la récitation des premiers vers. Aujourd'hui encore, le vers doit se dire en musique, et ceux qui prétendent qu'on doit le débiter comme de la prose sont tout simplement des barbares. Si vous aimez mieux la prose, ne faites plus de vers. Je me demande aussi pourquoi l'on rime les vulgarités, les platitudes qui se débitent sur nos théâtres. Mais revenons à la musique, à celle qui n'a pas eu le tort de s'affranchir complètement de la parole, à la musique vocale. J'en impose l'étude à tous nos élèves, comme je leur impose la gymnastique. Ceux qui en tireront le moins de profit, qui n'y gagneront aucune aptitude mélodique y prendront au moins un exercice Irôs-salutaire à la diction, très-favorable à la santé des poumons et du larynx, très-utile à la gaîté, à la bonne humeur, au bon caractère. Le chant est si bien dans la nature de l'homme, que tous les petits enfants, pour peu qu'ils soient bien portants, joyeux et d'heureuse venue,
15
�254
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
gazouillent et chantonnent constamment dans leurs jeux et dans leurs exercices, même lorsqu'ils sont seuls. Un enfant qui ne chante pas m'attriste et m'inquiète, comme un oiseau devenu muet dans sa cage. Je crains pour sa santé, pour son humeur, pour son imagination, pour son intelligence. Il ne sera pas d'un esprit vif et d'un heureux caractère, ou, peut-être, quelque chose au tour de lui le comprime, l'assombrit, étouffe dans son gosier la mélodie comme la cage fait pour le rossignol. L'introduction du chant dans les écoles primaires et son mélange avec tous les exercices est de beaucoup la meilleure, peut-être la seule bonne, invention de la pédagogie moderne. Je voudrais voir cet usage largement pratiqué dans les collèges, et combiné avec la gymnastique. Dans tous les cas, l'étude de la musique vocale dans les établissements publics ne devrait pas être laissée au libre choix des parents ou de l'élève, elle devrait faire, comme la gymnastique, partie nécessaire du programme de la journée de collège. Dans toutes les familles, même en l'absence d'un piano, frères et sœurs doivent former un chœur chantant. L'influence de la musique s'exerce sur ce qu'il y a de plus intime dans la personne humaine. Cet art agit si fortement sur le caractère, sur l'humeur, sur le cœur lui-même, que nous aurions dû parler de lui en traitant de l'éducation morale, plutôt qu'au sujet des études. Apprendre la musique, c'est moins un travail qu'un régime, une sorle d'hygiène dont se ressent le tempérament tout entier. Le bon effet de cette hygiène dépend de la direction morale donnée à l'élève, et des études accessoires. Car, par elle-même, la musique n'inspire ni le bien ni le mal; elle se fait indifféremment complice
�DES ÉTUDES.
de l'un et de l'autre. Elle agit très-profondément sur la sensibilité, mais elle ne dit rien à l'intelligence, à la raison ; elle ne suscite aucun jugement qui ait un autre objet qu'elle-même. Aussi je me sers de la musique, comme de la gymnastique, pour former le tempérament de mes élèves, sans aspirer à leur faire pratiquer cet art assidûment, à moins que la nature leur ait donné le génie tout spécial de la composition. J'oserai même ajouter, revenant aux erreurs qu'on me reproche, que la musique cesse d'être une bonne école, quand elle devient l'école principale. La sensibilité s'y exalte et s'y subtilise; le cœur s'y fait abstracteur de quintessence ; mais l'intelligence, mais la raison, mais la volonté, toutes les vraies forces viriles n'en profitent que très-indirectement, ou n'ont rien à y gagner. Nous ne jugeons pas ici du degré de noblesse de chacun des arts et de sa valeur intrinsèque comme traduction de l'idéal ; nous cherchons quel parti on en peut tirer pour l'éducation libérale, pour la formation d'une saine intelligence, d'une raison droite et d'une ferme volonté. Sous ce triple rapport, nous ne sommes pas sans défiance contre la musique, dès qu'elle excède le chant, cet art naturel à l'homme. Notre élève peut trouver du plaisir mais aucun profit intellectuel à se faire instrumentiste. Je dirai tout autre chose de la peinture. Elle n'a pas, sans doute, sur le tempérament, sur la sensibilité, sur le cœur lui-même, celte action intime, magnétique et quasi înédicalricc qu'exerce la musique, mais elle a des rapports beaucoup plus directs avec l'intelligence et la raison. C'est une grande erreur de croire que l'ouïe est le plus immatériel, le plus intellectuel de nos sens, parce que l'Apôtre a écrit fides ex audita. La parole qui pro-
�m
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
duij la foi, qui enseigne la science, est un système de signes ne s'adressant pas nécessairement à l'oreille ; et la preuve, c'est que le grand organe de la parole moderne, l'instrument de la propagation des idées morales, des découvertes scientifiques, c'est l'écriture, c'est l'imprimerie. La vue est donc le sens intellectuel par excellence; elle juge du rapport des choses d'une façon beaucoup plus prompte, beaucoup plus précise, beaucoup plus certaine et beaucoup plus profonde que l'ouïe. Avec quel sens percevons-nous l'immensité de la création, la pluralité, la multiplicité des mondes? N'est-ce pas des opérations de la vue que nous sommes partis pour créer l'astronomie, la géologie, la physique, la chimie, la géométrie elle-même, en un mot, toutes les sciences de la nature et toutes les sciences exactes? Le calcul géométrique est sollicité d'abord et singulièrement aidé par la justesse du regard. La rectitude du coup d'œil, le don d'apprécier les dimensions, les proportions, les dislances, les évolutions de la ligne et tous les accidents de la forme, n'est pas étrangère à la reclitude des jugements sur les idées. Un vrai peintre, un grand dessinateur ne sauraient avoir l'esprit aussi faux que le permet tel ou tel autre talent spécial. Si les hasards de l'expérience personnelle ne nous ont pas trompé, les peintres ont un sens plus exact des choses réelles que les musiciens. Ils ont l'esprit plus varié, l'intelligence plus ouverte aux connaissances étrangères à leur art. On peut citer parmi les génies les plus universels des temps modernes, deux peintres, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Quels musiciens pourrait-on mettre avec eux en parallèle pour la diversité des aptitudes et l'étendue de l'esprit? Seraient-ce les deux plus grands compositeurs, Mozart et Beethoven ? Je ne le crois pas.
�DES ÉTUDES.
257
Mais il est superflu de comparer ici les génies créateurs en musique aux génies créateurs dans les arts du dessin. Ce n'est pas d'après le caractère de ces personnages qui échappent à la règle commune, que nous devons juger de la portée de leur art dans l'éducation destinée à tous. Il y a cependant, si l'on prend dans son ensemble chaque classe d'artistes, des faits qui peuvent nous guider. C'est d'après ces faits que nous croyons pouvoir affirmer que l'étude du dessin est pour l'esprit de l'adolescent une école plus sûre et plus riche que l'étude de la musique. A la différence de la musique, le dessin, selon l'avis des meilleurs maîtres, ne gagne pas à être enseigné de trop bonne heure. On peut, avec de grands avantages pour l'aptitude musicale, sinon pour le reste de l'éducation, commencer, dès le premier âge, les leçons de musique. L'enfant, comme nous l'avons dit déjà, est naturellement disposé à chanter; il ne s'agit que de régler cette habitude et de la soumettre à des exercices rationnels. S'il s'agit du jeu d'un instrument, il est bon de profiler de l'âge où la souplesse des doigts permet de les mieux dresser à des mouvements difficiles. Mais cette précocité même des dispositions de l'enfance pour la musique est un indice de son infériorité au point de vue de l'esprit. La sensibilité presque toute seule est en jeu dans cette étude et le succès dépend beaucoup plus du tempérament de l'enfant que de sa raison. Il n'en est pas de même pour le dessin. L'élève n'y fait de progrès réels qu'à mesure que son jugement se développe. L'éducation de la main n'est pas la grande affaire du peintre; ce qui lui importe c'est l'éducation de l'œil qui suit forcément celle de l'intelligence tout entière, et qui ne dépend pas, comme celle de l'ouïe, des
�258
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
accidents de la sensibilité. Les jugements de la vue sont plus uniformes entre gens de tempérament divers que ceux de l'oreille. L'élève dessinateur opère sur des éléments plus précis, moins variables. Si la couleur est par elle-même toute relative, la ligne a quelque chose d'absolu. Or il est bon de mettre l'esprit et le regard du jeune homme en face d'un absolu, autant que l'absolu peut être perçu par les sens. Le dessin doit donc tenir une place notable dans l'éducation du jeune homme qui veut développer largement son intelligence, une place beaucoup plus large que la musique. Ce n'est pas pour sa plus grande utilité pratique que je le recommande, quoique ce côté de la question ne soit pas à dédaigner. La nécessité de savoir faire un croquis se présente dans presque toutes les professions et dans mille circonstances de la vie habituelle. Mais c'est principalement comme un cours de méthode et comme une sorte de logique et de philosophie que je veux l'introduire dans toute éducation libérale. Enfin, quand le terme des études est arrivé et durant sa carrière positive, l'homme fait ne trouvera dans son talent musical qu'une distraction et un plaisir; il peut tirer du dessin des services très-réels. Il en est de même pour une jeune lille dans les mille travaux que lui imposera plus tard le gouvernement d'une maison. Mais il ne faut pas dans l'élude du dessin d'enseignement prématuré. L'élève et le maître y perdraient leur temps. Quand le goût très-vif et l'aptitude spéciale de l'enfant lui font un besoin de son crayon, ne contrarions pas son goût, bien au contraire. Mais n'allons pas de trop bonne heure imposer le dessin aux enfants ordinaires comme travail régulier. Attendons que l'âge ait un peu mûri leur jugement et donné de la certitude à leur coup d'œil.
�CHAPITRE IV
Le programme des études classicpies doit-il être conservé? — doit-il être modifié? — doit-il être réduit? — Que le latin et le grec sont l'éternel fondement de l'instruction'libérale. — De l'exubérance du programme d'histoire. — Contre l'enseignement de l'histoire contemporaine. — L'histoire doitelle être enseignée dans les collèges par un professeur spécial?
Répétons-le hardiment en face des sciences, de l'industrie, des écoles professionnelles et de tous les préjugés utilitaires et démocratiques, il n'y a pas d'éducation libérale sans latin et sans grec. Conservons avec ces précieuses vieilleries, si nous voulons les posséder sûrement, les vieilles grammaires, les vieilles méthodes et jusqu'à ce vieux Jardin des racines grecques qui a effarouché la poésie et l'atlicisme du dernier réformateur des collèges. Le grec a été menacé de payer les frais d'un nouveau remaniement du programme des études, qui serait vraiment réduit cette fois, car il serait décapité. Il faut, avant tout, que les études grecques et latines
�DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
restent intactes, dût-on pour les sauver jeter il la mer tout le reste de l'enseignement. Il faut que les belles années de l'adolescence s'accomplissent toujours en la compagnie des grands écrivains de l'antiquité. Etudier dix ans le latin et le grec, ce n'est pas mettre dix ans à apprendre deux langues mortes, c'est suivre pendant toute sa jeunesse la meilleure école de logique, d'éloquence et d'héroïsme. Le cours le plus profitable d'histoire et de philosophie qui se puisse faire au collège, c'est celui qui commence dès la septième avec le vieux De Viris et finit en rhétorique avec Homère, Sophocle, Thucydide et Platon, avec Virgile, Cicéron, Tile-Live et Tacite. Nous avons lu toutes les déclamations imprimées contre le latin et le grec. Nous avons vu de près quel premier fruit elles ont porté ; nous avons jugé à l'œuvre cet attentat contre les bonnes lettres, contre le bon sens, contre l'esprit humain qui s'est produit sous le nom sauvage de bifurcation au moment de la grande ferveur anti-libérale. Aussi, quoique persuadés que les années de collège et le programme du baccalauréat sont beaucoup trop surchargés, nous n'en voudrions pas ôter une ligne de latin et pas un vers grec. Par où donc commencer les réformes et les réductions nécessaires? La première chose à faire, c'est de modifier la méthode générale de l'examen et l'esprit des programmes, comme nous l'expliquerons plus bas. Enfin il convient d'examiner quelle est la partie de ces programmes qui n'a cessé de s'accroître depuis trente ans, c'est-à-dire depuis l'époque où les études classiques se sont mises à fléchir, où l'enthousiasme littéraire, où le goût se sont abaissés de façon à nous conduire, avec bien des aides sans doute, jusqu'à ces productions ab-
�DES ÉTUDES.
261
jectes qui font aujourd'hui les délices du peuple français et des principaux souverains de l'Europe. Je suis loin d'accuser la noble Muse que je vais nommer tout à l'heure, d'être complice le moins du monde de notre dégradation littéraire, elle à qui nous devons le plus grand peut-être et le plus original des mérites de notre siècle. Mais de ce que l'histoire tient une place magnifique dans les travaux de notre temps, s'ensuit-il qu'on devait lui faire une si large part dans les travaux du collège et la constituer comme une Faculté spéciale dès les classes de grammaire? L'histoire est une élude de L'âge mûr, un produit tardif de l'esprit réfléchi et des sociétés avancées. Elle est précédée chez toutes les nations par des siècles de poésie et de légendes. Quand elle apparaît pour la première fois chez le peuple qui l'a créée comme il a créé la grammaire, la logique, la rhétorique et toutes les formes de l'analyse, elle n'est pas dans son premier chef-d'œuvre très-différente de la légende. Hérodote, en réglant la prose grecque, est encore un poète; son récit n'est ni une chronique, ni une histoire ; c'est une épopée légendaire et partant véridique, car la vérité sur les âges primitifs, c'est la poésie et la légende. L'histoire est si lente à se perfectionner, à s'armer du sens critique, à découvrir les faits certains sans parler de les juger, qu'après Thucydide, après Tacite, après tout le Moyen Age et la Renaissance, après les dix-septième et dix-huitième siècles on peut dire que notre siècle a créé l'histoire, en ce sens qu'il a été le premier pourvu de toutes les connaissances et de la liberté d'esprit nécessaires pour l'écrire. C'est dans l'histoire, c'est dans la critique, on l'a répété maintes fois, que se montre l'originalité littéraire de notre temps. Il faut avoir vécu, il faut avoir amassé
�262
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
des souvenirs, il faut avoir soi-même des annales pour comprendre l'histoire et pour l'aimer. Ceci est vrai des individus comme des nations. Tous les esprits cultivés témoigneront de ce fait. A part le petit nombre de ceux que la vocation d'historien a saisis dès la jeunesse, les hommes voués aux lettres se sentent attirés vers l'histoire à mesure qu'ils mûrissent. La poésie, les lettres pures, la philosophie même, sont la passion de la jeunesse. A cet âge on méprise les faits, on n'a de culte que pour les idées. A mesure que la vie produit l'expérience, on prend plus de goût pour les études expérimentales ; on renonce à tirer tous ses principes de soi-même, on veut connaître les actions des hommes, les juger, y chercher des règles de conduite. De la politique spontanée et préconçue on tend à la politique enseignée par les événements. Les nations anciennes sont comme les vieillards, elles vivent- de souvenirs, elles n'agissent plus d'inspiration, mais d'après leur passé, essayant de se copier elles-mêmes. Les années de l'adolescence appartiennent à l'imagination, aux sentiments désintéressés, au culte de l'idéal, aux idées pures, aux principes sans application précise, à l'amour du beau sous toutes ses formes. La littérature proprement dite, la poésie, l'éloquence, la philosophie, telles sont les études qui répondent à ce besoin. L'enfance des nalions a été bercée de chants et de légendes héroïques et religieuses, leur jeunesse d'éloquence et de philosophie; la jeunesse de l'homme destiné à la vie libérale doit recevoir la même nourriture. Comment, nous dirat-on, vous excluez l'histoire, la Muse libérale par excellence du berceau de l'homme intellectuel et de la jeunesse du citoyen! Patience, vous êtes trop prompt à nous accuser d'exclusivisme. C'est
�DES ÉTUDES.
263
la forme actuelle de l'enseignement historique, c'est sa précocité que je combats, c'est l'aridité nécessaire d'une nomenclature de faits et de dates qui vont, dans vos programmes, d'Adam à Napoléon III, et de la sortie du Paradis terrestre à l'évacuation du Mexique. J'honore l'histoire, je l'aime et je la cultive de plus en plus à mesure que je vieillis; elle me console, elle m'inspire des émulations passionnées ; elle m'apprend à mépriser le succès, à ne jamais désespérer des causes vaincues, à vénérer les grandes âmes au-dessus des grands génies. C'est par respect pour la grande histoire, pour l'histoire qui parle au cœur, que je m'élève contre l'abus de la chronologie, contre les manuels et les programmes universitaires. Qu'on me permette de rappeler ici ce qui se passait dans l'Université elle-même, avant l'invasion des programmes et l'exubérance du questionnaire historique qui date d'il y a trente ans, comme le déclin des études. La vieille façon d'enseigner usitée dans les collèges du temps de Rollin, régnait encore dans les lycées. Il n'y avait pas de professeur spécial pour l'histoire; on l'apprenait par l'explication des auteurs classiques, par l'enseignement oral du maître, par la lecture des historiens, lecture déjà trop rare alors, rendue impossible aujourd'hui par l'excès des devoirs écrits et remplacée par l'abrutissante étude des manuels. J'avoue d'abord, au grand scandale des auteurs de manuels, et d'un grand nombre de professeurs d'histoire, que nous étions médiocrement ferrés sur les dates et même sur les synchronismes historiques; que nous n'avions jamais mis les pieds dans une foule de contrées visitées depuis par les questionnaires; que les annales des grands-ducs de Moscovie et celles des rois de Suède et de Norwég^e
�264
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
nous étaient absolument inconnues; enfin, que les deux petits coins de terre qu'on appelle l'Attique et le Latium, nous cachaient, trop complètement peut-être, le reste de la mappemonde. J'avoue encore qu'à mesure que l'on avançait à travers la France vers les époques tout à fait modernes, l'enseignement devenait un peu insuffisant et que je suis sorti du collège, muni de mon diplôme de bachelier sans rien savoir de ce qui s'était passé dans le monde depuis 1789 autrement que par le récit de mes grands'mères. Je ne crois pas être aujourd'hui pour cela un esprit moins libre et plus mauvais citoyen. Mais il est certain, cependant, que nous arrivions alors à la rhétorique et à la philosophie sachant moins l'histoire elle-même avec ses dates, sa chronologie, sa géographie physique et industrielle, ses nomenclatures de tout genre, que ce qu'on pourrait appeler les beautés de l'histoire. On nous laissait ignorants, trop ignorants, si vous le voulez, de la théorie des divers gouvernements, des lois de la production et de la consommation, de la question des races, de l'ethnographie des âges primitifs, des divers systèmes de philosophie de l'histoire, on se bornait en quelque sorte à sa poésie et à sa morale. On nous traitait, nous, enfants de douze ans, adolescents de dix-sept, comme l'esprit humain s'était traité lui-même à notre âge, par le régime des légendes, des épopées, des récits héroïques. Nous ne possédions de l'histoire véritable que des lambeaux, mais des lambeaux de pourpre et d'or. Quelques pages d'Hérodote, de Thucydide, de Tite-Live s'étaient gravées dans notre mémoire. Mais nous avions tous, ou presque tous, le privilège de notre ignorance et de notre jeunesse, l'enthousiasme. Nous avions des passions historiques, politiques même; on n'avait pas produit
�DES
ÉTUDES.
en nous, à force de savoir, cette magnifique indifférence pour tous les temps, tous les lieux, tous les hommes et toutes les choses humaines que l'on peut constater chez les bacheliers d'aujourd'hui. Nous avions des haines et des amours rétrospectifs très-vivaces : qui pour les Romains', qui pour Annibal, qui pour Athènes, qui pour Lacédémone, qui pour Démosthène, qui pour Alexandre, qui pour Scylla, qui pour Marius, et tous, je dois le dire, contre Jules César. Quelques-uns ont changé d'avis, éclairés par le progrès et les récentes découvertes historiques; d'autres esprits, moins ouverts, se sont voués dès lors au sobriquet de rétrogrades et au métier de vaincus; je suis de ceux-là. J'ai dû refaire, je l'avoue, ma mince érudition historique depuis ma sortie de collège, et je suis loin d'avoir acquis toute la science déposée dans les manuels que récitent aujourd'hui par cœur les écoliers. Mais cette science, je l'envie médiocrement, et ce n'est pas celle que je souhaite le plus à mes enfants ; je la donnerais tout entière, avec l'économie politique par-dessus le marché, pour les larmes que j'ai versées à douze ans sur Léonidas et sur Caton. Sortons de la poésie, me direz-vous; il ne s'agit pas de faire des rêveurs et des illuminés politiques, mais des bacheliers munis de tout ce qu'on doit savoir au sortir du collège. Inscrivons ici de nouveau cette sentence si souvent professée et toujours violée dans la pédagogie actuelle : l'enfant est au collège moins pour acquérir des connaissances positives que pour apprendre à étudier. Il s'agit avant tout de lui inculquer de bonnes méthodes, de bonnes tendances, de lui donner le goût des choses intellectuelles, de fortifier, d'assouplir, d'agrandir son jeune esprit, d'élever son âme. L'étude,
�266
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
en un mot, doit être au premier âge comme une sorte de gymnastique destinée à accroître les forces et la santé, quelle que soit l'application que ces forces doivent recevoir ensuite. On dit cela, ou plutôt on le disait autrefois : c'est pourquoi notre système d'instruction publique semble calculé pour énerver le corps et l'esprit par l'inertie de l'un et la surexcitation de l'autre, patun véritable gaspillage de la vitalité des enfants. Les méthodes que l'on suit, ce continuel labourage du papier qui laisse la mémoire en friche, celte multiplicité des professeurs, de telle sorte que l'enfant est tiré à quatre pédants au lieu d'être guidé par un maître, les exigences du baccalauréat qui prétend trouver dans une tête de dix-huit ans une encyclopédie au grand complet, tout cela est de nature à produire un dégoût absolu pour la matière de ces études hâtives et forcément superficielles, parce qu'on les veut universelles. Grands ou petits, nous n'aimons à faire que ce que nous pouvons faire bien. Devoir de rhétorique, article de journal, tout travail ennuie, quand on est obligé de le brocher. Contraint d'effleurer toutes les connaissances humaines, le candidat bachelier ne prend goût à aucune; il y touche, mais il n'y mord pas. Ainsi pour l'histoire avec les programmes qui vont de l'âge de pierre à l'âge de papier, qui mettent sur la même ligne Athènes et Mexico, la bataille de Magenta et la bataille de Marathon. J'accuse les programmes d'histoire, tels qu'ils ont subsisté pendant les vingt-cinq dernières années, d'être cause pour une bonne part de la faiblesse des études et du dégoût croissant des écoliers pour les matières de l'examen. Il fallait connaître la Scandinavie, la Moscovie et le Pérou, comme on nous demandait autrefois de connaître l'Attique et l'Italie;
�DES ÉTUDES,
267
classer dans sa mémoire un million de faits et dates, comme nous classions autrefois dans notre cœur les saintes figures de héros en qui se résume la grandeur de l'humanité; faire, en un mot, à l'endroit de l'histoire, de la mnémolechnie au lieu de morale. Est-ce là le moyen d'intéresser de jeunes âmes, de leur rendre l'histoire attrayante et utile? Je demande pardon au lecteur de faire intervenir si souvent ici des souvenirs personnels, mais je ne puis oublier, en parlant des études, ce que j'ai vu pendant quinze ans comme examinateur de bacheliers. Visité par les candidats avant l'examen, cherchant à calmer leurs terreurs, j'aimais à savoir d'eux laquelle des matières de leurs études les intéressait ou les inquiétait le plus, en quoi ils étaient plus forts ou plus faibles; quelle partie de leur examen ils repassaient avec le plus de préoccupation pendant les dernières semaines. Tous ou presque tous se plaignaient de l'histoire et s'absorbaient dans ce programme sous l'empire de l'idée funeste que c'est avec la mémoire que l'on se tire d'un examen et à l'aide des connaissances hâtives que l'on acquiert pendant les derniers mois. L'exubérance du questionnaire historique et tous les détails qu'il comportait étaient bien faits pour favoriser celte erreur; car il est certain que les faits particuliers, les dates, la géographie physique et industrielle, les nomenclatures de princes et de dynasties, tout ce qui surchargeait en ce temps-là les programmes, ne relève que de la mémoire. L'histoire était alors, elle est encore aujourd'hui, dans d'autres conditions, une des causes qui rendent absolument nulle pour l'élude de la philosophie la dernière année de collège qui s'appelle cependant la classe de philosophie. Cette année, si importante autrefois, parce qu'elle achevait d'initier
�268
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
les jeunes esprits à la méthode, se perd aujourd'hui tout entière à disséminer l'intelligence sur toutes les matières du programme et à la ruiner par ce gaspillage de son attention et de ses forces. Les derniers programmes d'histoire en étaient responsables pour une grande part ; le nouveau en sera plus coupable encore. Avant d'examiner cette question, plaçons ici un trait de l'illustre philosophe que la France a récemment perdu. Cette petite anecdote renferme, sous la forme pittoresque et dramatique que M. Cousin savait si bien donner à ses épigrammes, la plus sanglante critique des questionnaires. Le caustique interrogateur était chargé ce jour-là de l'histoire; il avait affaire à un excellent élève, déjà quitte des autres parties de l'examen, assuré de plusieurs boules blanches, avec qui, par conséquent, on pouvait jouer un peu sur le programme sans méchanceté et sans péril. « Monsieur, dit le professeur à trèshaute voix, quelle est la date de la bataille de Villaviciosa? » L'élève, tremblant : « Monsieur..., je ne connais pas cette bataille. » — « Comment, monsieur, vous ignorez la bataille de Villaviciosa, et vous osez vous présenter à l'examen! » Silence et consternation du candidat, commencement d'indignation dans l'auditoire; on trouve l'examinateur par trop exigeant et quelque peu féroce. M. Cousin, profondément sérieux, regarde son public plongé dans la stupeur; l'attente dure plusieurs secondes; puis, montrant son manuel avec celte mimique adorable qui n'appartenait qu'à lui : <f Eh bien! monsieur, il y a un quart d'heure, je n'en savais pas plus que vous! Et j'en suis charmé, car cela aurait tenu dans mon cerveau une place qui pouvait être mieux em • ployée. » Que de fois les examinateurs sur l'histoire auraient
�DES ÉTUDES.
269
pu faire un semblable aveu! Mais il faut, pour oser pareille chose, être un docteur incontestable, un ancien ministre comme M. Cousin, ou un poëte compromis et peu soucieux de devenir quelque chose dans ce monde. Mais, nous dira-t-on, voilà de la critique purement rétrospective ; aujourd'hui le programme du baccalauréat ne mentionne l'histoire qu'à partir du règne de Louis XIV, en comprenant, il est vrai, celui de Napoléon III. Hélas ! vous connaissez trop les candidats pour croire qu'ils consacreront une minute aux années qui ne sont pas marquées sur le questionnaire. Nos jeunes lettrés seront-ils donc ainsi autorisés à ignorer tout ce qui s'est passé avant le dix-septième siècle en attendant que le monde commence aussi pour eux à 89 ? Il est vrai que le cours d'histoire subsiste tout entier dans les lycées : môme nombre de professeurs, autant d'heures de classe, autant de devoirs. L'enseignement continue à embrasser l'universalité des temps et des nations, quoique l'examen ne porte plus que sur deux siècles. Cela signifie que l'examen étant resté l'unique préoccupation des écoliers, des parents et souvent des maîtres, les élèves consumeront le même nombre d'heures à l'occasion de l'histoire, mais ne s'appliqueront à retenir que les faits modernes qui peuvent être l'objet d'une question au baccalauréat. Cela veut dire, enfin, qu'il se passera dans les éludes exaclement le contraire de ce qu'on devrait faire au collège. Les jeunes gens ignoreront l'histoire ancienne, l'histoire grecque, l'histoire romaine, et seront appelés à discuter la politique contemporaine. Il avait semblé jusqu'ici que, dans une éducation libérale, les années de collège étaient destinées à enseigner à l'enfant les choses sur lesquelles on ne revient guère, une fois les examens subis, et qu'on devait laisser en
�270
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
dehors des éludes scolaires tout ce qui s'apprend plus lard par le simple usage de la vie, comme l'histoire contemporaine et la politique. Combien de bacheliers ayant négligé, pour se préparer sur le règne de Napoléon, les grandes époques classiques de l'histoire auront-ils le courage d'étudier ces époques une fois leur examen subi? C'est donc l'ignorance de l'histoire qui a été décrétée dans ce nouveau programme, tout en laissant la vie de l'écolier aussi chargée de labeurs par le fait de l'enseignement historique. Nous n'insisterons pas sur la valeur de cette mesure au point de vue politique. Contraindre nos fils à subir comme parole de maître une explication officielle des événements dont nos pères ont été les acteurs, auxquels nous avons pris part nous-mêmes, c'est un des attentats les plus graves que l'on ait commis contre nos droits do citoyens, contre la liberté de nos enfants. A partir de 89, l'histoire cesse ; on entre dans la controverse politique, et malheureusement dans la guerre civile. Là, je ne suis plus l'auditeur forcé d'un ministre de l'instruction publique, je suis peul-être son adversaire; et la pudeur lui défend de tourner mes fils contre moi. La meilleure histoire de la Révolution est celle que chacun entend raconter dans sa famille. Vous avez la vôtre, j'ai la mienne. Votre père a jugé, il a tué ou déporté le mien, et c'est vous qui commenterez cet arrêt devant mes enfants !!! Mais revenons aux pures questions de pédagogie. Tout le monde est d'accord sur ces deux points ; la politique ne doit pas entrer au collège ; on doit enseigner aux élèves les choses qu'ils ne pourront ou ne voudront plus étudier dès qu'ils seront lancés dans une profession. Or, l'histoire depuis 89 c'est de la politique; or on
�DES ÉTUDES.
271
n'apprend plus l'histoire grecque et l'histoire romaine lorsque arrivent les éludes professionnelles, et l'on apprend forcément chaque matin en lisant son journal, et chaque soir en causant, les choses et les hommes de la Révolution. Nous .aimons à considérer comme très-passagère une erreur aussi grave en matière d'instruction publique. La lecture du Moniteur ne peut pas être appelée à remplacer dans l'enseignement des belles-lettres, celle de Thucydide et de Tacite. On rentrera sur ce point dans les convenances et dans le sens commun. Mais faut-il pour cela revenir aux précédents programmes et questionner des bacheliers sur toutes les annales du genre humain avant la Révolution française? Dans quelles limites doit-on renfermer au collège l'élude de l'histoire? Ne perdons pas de vue ce principe, que le but de l'éducation classique est de former l'intelligence, de la construire avant de la meubler de toutes les connaissances qu'elle est destinée à contenir un jour. Il s'agit de développer sainement une jeune âme, d'armer l'esprit d'une bonne méthode, de susciter en lui de nobles aspirations. La vie de collège doit être, avant tout, un cours de logique et de morale, d'hygiène et de gymnastique intellectuelle. Il faut que le jeune homme en sorte apte à tout apprendre, mais sans avoir la prétention de tout savoir. L'étude des langues et des littératures latines et grecques restera éternellement la matière de l'instruction libérale. Toutes les autres études que l'on fait au collège, l'histoire, la philosophie ellemême ne sont que des objets secondaires, ou plutôt la philosophie et l'histoire sont contenues dans l'élude du grec et du latin. L'antiquilé sera l'éternelle nourrice de l'esprit humain; tout homme qui veut èlre une intelligence et non un simple outil, se mettra d'abord à l'école
�272
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
des langues anciennes et restera toute sa vie leur disciple. Second point. Durant ces années d'apprentissage de la vie et des carrières libérales, on enseignera surtout ce que l'étudiant et l'homme mûr n'ont plus l'occasion et le temps d'apprendre à travers les études professionnelles; pour l'histoire, ce sera surtout l'histoire ancienne, l'histoire grecque, l'histoire romaine. Le programme du baccalauréat ne pouvant embrasser l'histoire tout entière, s'il fallait en écarter certaines époques, ce seraient précisément les seules époques qu'on y a laissées. Il y faut surtout maintenir les périodes qu'on étudie non pas seulement dans des résumés et des manuels, mais par l'explication des auteurs qui en racontent les événements et qui en décrivent les mœurs et le caractère. Que les écoliers aient le temps de lire quelques véritables historiens au lieu d'apprendre par cœur des manuels. Il vaut mieux, pour un bachelier savoir à fond, avec l'esprit, avec le cœur, les plus nobles parties de l'histoire que de posséder la plus complète nomenclature de faits, de dates et de noms propres. L'histoire réduite à ses beautés suscitait chez les écoliers de mon temps de véritables et de nobles passions; étendue à la chronologie universelle, elle n'inspirait aux bacheliers que j'ai vu faire, qu'un dégoût universel. Pour avoir des écoliers qui ne haïssent pas l'élude, il ne faut pas exiger d'eux l'omni-science. Je vais renouveler des critiques bien téméraires contre des hommes illustres, contre des maîtres que j'honore et que j'aime de toute mon âme. Mais je dois dire, avant tout, ce que je crois. La décadence des études classiques a commencé sous le gouvernement de Juillet avec l'exubérance des programmes du baccalauréat, et
�DES
ÉTUDES.
273
surtout avec l'exubérance du questionnaire et de l'enseignement historique. Je soulèverai ici contre moi des objections de tout genre; on m'accusera d'obscurantisme; on m'appellera clérical et poêle qui pis est; je n'en déclare pas moins que la création des professeurs spéciaux d'histoire dans les collèges me semble une mesure désastreuse pour les bonnes études. Et d'abord il faut qu'un écolier ait le moins grand nombre possible de professeurs afin d'avoir un véritable maître, un éducateur, un père intellectuel. Enfin, si le métier d'historien suffit largement à la carrière d'un homme de lettres, l'enseignement de l'histoire, tel qu'il doit être fait à un écolier, n'exige pas un homme spécial; un historien de profession risque d'être dans un collège un très-mauvais professeur d'histoire. . Que la Muse de l'histoire ait dans l'Université ses autels particuliers et ses pontifes, rien de plus juste et de plus nécessaire. Une chaire de faculté et une grande liberté dans cette chaire, voilà ce que l'Etat doit offrir aux historiens pour l'honneur et l'avancement de la science. On ne peut pas espérer qu'un professeur de collège ait le temps, les ressources et la liberté nécessaire au perfectionnement des travaux historiques. On n'a donc pas prétendu, en créant des chaires d'histoire dans les lycées, créer des canonicals scienlifiques, comme devraient être les chaires de faculté. Qu'a-t-on fait pour les professeurs et pour les élèves, par celle création que l'ancienne Université avait jugée inutile? J'oserai dire, malgré mon eslime et mon affeclion pour d'anciens collègues, pour des amis professeurs d'histoire : On a créé une foule de candidats malheureux aux chaires de faculté, voire même à la tribune polilique. Un homme de quelque valeur employé dans un collège
�274
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
à l'enseignement exclusif de l'histoire, doit cherchera compléter son enseignement par l'érudition, à l'élargir par la politique. Il ne faut rien de tout cela dans une classe. Il n'y faut pas davantage d'exercices oratoires, comme on peut les redouter de la part d'un jeune aspirant au Collège de France ou à la Sorhonne. On ne doit pas enseigner l'histoire à des écoliers même de rhétorique, comme on la professe devant un public de curieux, d'oisifs ou d'érudits. Grâce aux chaires d'histoire on a eu souvent des cours de Sorbonne dans les lycées et pas des meilleurs. Retenu par les nécessités fixes de l'étude des langues, le professeur des classes de grammaire et d'humanités est préservé de certains écarts, politiques ou autres, dont la réglementation la plus minutieuse ne saurait défendre les professeurs d'histoire. Par la nature spéciale de leurs travaux, ceux-là sont plus sujets que d'autres maîtres à professer pour eux-mêmes et non pour leurs élèves. L'étude et l'enseignement de l'histoire telle qu'on doit la professer au collège ne suffisent pas à alimenter l'esprit d'un professeur. S'il a un talent d'écrivain, d'orateur, d'historien original, tant pis pour lui : il s'ennuiera; tant pis pour ses élèves : il absorbera leur attention au détriment du principal objet des études. Un professeur d'histoire, — et on peut en dire autant des professeurs spéciaux qui divisent leurs soins entre deux, trois ou quatre classes différentes, — n'a pas d'élèves, à proprement parler, il a des auditeurs. Ces professeurs ne peuvent pas connaître leurs disciples et leur porter cet intérêt qui est le charme et la récompense des labeurs du maître véritable, de celui qui voit s'épanouir entre ses mains lajeune intelligence des élèves, du professeur qui enseigne le latin et le grec. Je sais que l'unité abso-
�DES ÉTUDES
273
lue du professeur dans les hautes classes est impossible, mais il ne faut pas s'en écarter au delà de l'indispensable. Les professeurs spéciaux d'histoire entrent nécessairement dans une foule de détails et d'appréciations qui grossissent outre mesure et de la façon la plus inutile la place que la politique, l'érudition, la chronologie, l'ethnographie, l'économie sociale doivent tenir dans la tête d'un écolier de quinze ans. Songez que cet écolier est astreint de plus au latin, au grec, à une langue vivante, à la géométrie, à l'arithmétique, à l'algèbre, à la physique, à la chimie, à la cosmographie, à l'histoire naturelle, à la philosophie, à l'histoire de la philosophie et, depuis M. Duruy, à la politique contemporaine! Quelle encyclopédie ou plutôt quel épouvantable chaos! Il faut que la sainte nature soit bien puissante pour tirer de là nos fils autrement qu'idiots! Ils gardent, hélas! de cette initiation vertigineuse à la science universelle, ce qu'il y a de pire après l'idiotisme; ils en sortent ahuris, blasés, ennuyés, dégoûtés à tout jamais de l'étude. Que faut-il donc faire pour ramener l'enseignement de l'histoire à ce qu'il doit être dans les collèges? Avant tout il faut rayer du programme la politique et l'histoire contemporaine; et j'appelle contemporaine, quand il s'agit d'un auditoire d'écoliers, toute la période qui commence à 89. On doit insister au collège, nous le répétons, sur la partie de l'histoire que le jeune homme négligera sûrement après les éludes classiques, sur celle dont l'explication des auteurs anciens forme le commentaire et l'illustration naturelle. En un mot, et j'en demande bien pardon aux modernes, on doit s'enfermer surtout dans les annales de ces Grecs et de ces Romains
�DU L'ÉDUCATION
LIUÉUALIJ.
dont lu littérature ne se délivrera qu'en s'atïrancliissaul de l'éloquence et de la raison. Après l'histoire de l'antiquité hellénique, je n'ai pas besoin de dire que c'est l'histoire de France qui doit être au collège le centre auquel toutes les digressions doivent être ramenées. Mais il ne suffit pas de circonscrire l'histoire dans le temps et dans l'espace pour qu'elle devienne classique, il faut la purifier d'une foule d'accessoires qui tendent à devenir le principal dans les programmes perfectionnés par les historiens ministres. Je supplie le lecteur de ne pas m'accuser de dédaigner l'histoire des arts, l'archéologie, l'économie politique, la cosmographie, l'industrie, l'histoire naturelle, l'histoire littéraire, parce que je suis d'avis d'éloigner de l'enseignement classique, les détails qui se rapportent à ces sciences quand ces détails ne sont pas foncièrement inhérents à l'histoire elle-même. J'avoue que, lorsque je vois la question de Y échelle mobile figurer dans un programme de collège, je ne puis m'empêcher de lever les épaules. Examinateur en pareil cas, je mettrais le programme dans mapoche et j'interrogerais le candidat sur d'Assas,sur Jeanne d'Arc, sur Godefroy de Bouillon, sur Régulus et sur Lycurgue. Ce n'est pas au point de vue utilitaire, professionnel, matériel, pas plus qu'au point de vue de l'érudition et des arts, que l'histoire doit être enseignée à la jeunesse, mais au point de vue littéraire et moral. Il s'agit par-dessus tout de former des âmes, de nobles âmes de citoyens, j'oserais ajouter de chrétiens, si la démocratie voulait bien me le pardonner. Que les bacheliers étudient plus tard les annales du monde en économistes, en artistes, en industriels, en philologues, rien de mieux. Mais j'exige que mes enfants lisent d'abord l'histoire pour y respirer tous les
�DES ÉTUDES.
277
souilles d'héroïsme qui la traversent, pour y recueillir tous les germes de beauté morale qui se répandent autour des grands hommes et des grandes nations. S'il ne s'agit de rien de mieux que de farcir une jeune cervelle d'une nomenclature de princes et de batailles, de chiffres de population, de degrés de latitude, de produits et d'échanges, de dates de naissances et de morts, laissez grandir en paix le pauvre enfant ; vous mettrez plus tard sur sa table le dictionnaire de Bouillet ou de Desobry et vous trouverez le jeune homme infaillible sur les noms, sur les lieux et sur les chiffres de l'histoire ; l'essentiel est qu'il ne soit pas absolument indifférent au bien, au mal, à la bassesse ou à la grandeur dans les annales de l'humanité. Pour nourrir les jeunes âmes de celte moelle de l'histoire, le professeur de belles-lettres, le maître de langues anciennes suffisait autrefois. Il suffirait encore aujourd'hui, si l'on n'avait pas introduit dans la pédagogie des idées absolument fausses sur ce que doivent être au sortir du collège l'intelligence et le savoir d'un écolier. Vous supposez, j'imagine, que le professeur d'humanités connaît de l'histoire tout ce qu'un esprit éclairé et libéral en doit connaître ; il a passé sa vie avec Hérodote et Thucydide, avec Tite-Live et Tacite, avec Bossuel, avec Vollaire, avec Chateaubriand, Augustin Thierry et Guizot. Croyez-vous que ce maître ne suffira pas à pourvoir un bachelier de connaissances historiques? Mais alors renvoyez-le à l'Ecole normale. Je conclus en rappelant un grand principe de saine pédagogie : n'avoir qu'un petit nombre de professeurs et, s'il est possible, un seul maître pour chaque classe ; me fondant de plus sur le caractère essentiel que doit garder au collège l'enseignement historique, je de10
�278
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
mande formellement la suppression du professeur d'histoire. Je sais que cette requête a peu de chances d'être admise. On m'accusera de manquer de respect à l'histoire, de méconnaître l'œuvre la plus considérable du génie de notre temps, la lumière introduite par la critique moderne dans l'explication du passé, de prêcher systématiquement l'ignorance en haine de la révolution et de la démocratie, etc., etc. Parce que les vices de l'instruction publique actuelle ont pour principe certains préjugés révolutionnaires et démocratiques, est-ce combattre le progrès que d'attaquer ces vices ? L'idée de prendre un entassement de mots sonores pour le savoir véritable et la superficie d'un programme pour le fond d'une intelligence, de bourrer l'esprit des enfants et des hommes d'une foule de notions indigestes, de confondre un dictionnaire avec un livre, de disséminer la pensée des écoliers à travers une encyclopédie au lieu de la fortifier par la méthode et de la concentrer sur des principes, de combattre l'originalité et l'indépendance de l'esprit partout où elles se montrent, de jeter toutes les âmes dans le même moule, de prendre des examens et des concours pour le suprême critérium de la valeur personnelle, toutes ces erreurs font un part essentielle de la logique révolutionnaire. Or, il y a une chose que la philosophie démocratique, la critique et la pédagogie modernes méconnaissent plus complètement encore que l'âme humaine en général, c'est l'âme et la nature de l'enfant. Enivrée de l'invention des machines, la science contemporaine ne voit plus partout qu'une matière à mécanique. On veut ajuster les facultés de l'enfant comme les pièces d'une locomotive. La multiplication des matières d'enseignement et du nombre des maîtres se rat-
�DES ÉTUDES.
279
tache à cet ensemble d'erreurs, erreurs tellement accréditées qu'en plaidant ici la cause des bonnes études et de la solide instruction, nous avons l'air de parler en faveur de l'ignorance. Convaincu que tous les futurs progrès ne changeront rien aux leçons que nous donne le passé sur la conduite des choses humaines, pénétré plus que personne de l'importance des études historiques, nous semblons refuser aux jeunes gens leur initiation à l'histoire. Et pourquoi cela? Parce que nous voulons que l'histoire soit rendue attrayante aux écoliers, en conservant pour eux son caractère littéraire et moral au lieu d'être l'objet d'une simple mnémotechnie, au lieu de se compliquer d'une foule d'accessoires superflus et de s'envenimer des passions contemporaines. Au nom des bonnes études, nous n'en persistons pas moins dans nos conclusions : réduction des programmes, suppression du professeur d'histoire.
�CHAPITRE V
Faut-il conserver dans le programme des études secondaires et du baccalauréat les questions de critique littéraire et ce qu'on appelle l'explication des auteurs français ? II. Los langues vivantes sont-elles partie nécessaire de l'enseignement classique? III. Dans quelle mesure les sciences sont-elles indispensables à un bachelier ès lettres?
I.
1 Je cherche quelles autres nouveautés sont venues surcharger le baccalauréat depuis l'invention des programmes à effet et la réglementation minutieuse du questionnaire. Constatons encore une fois, à ce propos, que l'affaiblissement des études classiques et l'abaissement du goût littéraire ont commencé chez nous à la même époque où les examens prenaient leur formidable importance. Je vois s'adjoindre alors à l'explication des auteurs latins et grecs, aux questions de goût, d'histoire, de rhétorique et de grammaire, que cette expli-
�DES ÉTUDES.
281
cation comporte, une sorte de cours de littérature française timidement voilé, aujourd'hui, sous le nom que je ne comprends pas : explication d'un auteur français. Je sais ce que c'est de la part d'un écolier que l'explication d'un auteur latin ou grec ; c'est la traduction, d'abord mot à mot, puis dans un français aussi correct et aussi élégant que possible de chaque phrase de cet auteur, accompagnée d'une analyse grammaticale et logique, de quelques observations sur les étymologies et les racines des mots, sur les concordances des deux langues anciennes et des auteurs anciens, sur les beautés de style et de pensée répandues dans des textes que l'on connaît à peu près par cœur. Le sens littéraire, l'imagination, si le candidat en est pourvu, trouvent suffisamment à s'affirmer dans ces épreuves, tout en leur laissant ce degré d'exactitude et de précision auquel les rappelle sans cesse la nécessité de traduire chaque mot par le mot propre. Ce qu'on appelle dans le dernier programme explication d'un auteur français, est-ce quelque chose d'aussi positif et d'aussi sérieux? Evidemment il ne s'agit pas lie l'intelligence des mots, ni même d'un simple exercice de grammaire, de logique et d'ancienne rhétorique. Ce. ne peut être qu'un véritable cours de littérature et d'histoire littéraire, une sorte d'article critique, un feuilleton que l'on prie l'élève de faire sur l'un des auteurs mentionnés dans le programme. J.,e programme dira que ce n'est pas là son intention, le bon sens dira que celte exigence est absurde; mais en fait, c'est ainsi que la chose se passe, si raisonnable que soit l'examinateur et si décontenancé que se montre le candidat. En réalité, vous demandez à l'élève et vous ne pouvez lui demander que ceci : Appréciez Pascal, Bossnçt,
16*
�282
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
La Bruyère, Fénelon, Bufïon, Voltaire, Boileau, Corneille, Racine ou Lafonlaine. Vous me direz en vain qu'il s'agit de certains ouvrages déterminés de chacun de ces grands hommes ; il ne s'en agit pas moins d'un article, un peu critique, un peu biographique, en un mot d'un jugement littéraire. Je sais que vous êtes disposés à vous contenter de peu, de très-peu ; et pour moi, je déclare par expérience, que je préfère hautement à ce peu le rien absolu. Il faut avoir vu de près l'examen de littérature française au baccalauréat pour se faire une idée de l'inutilité et du grotesque de cette épreuve. Si le juge, chargé de soumettre à. cette question extraordinaire l'esprit d'un échappé de collège, n'est pas seulement un homme de sens et de goût, un lettré classique comme doit l'être tout universitaire, s'il a le malheur de joindre au savoir strict du professeur une certaine pratique personnelle des œuvres d'imagination, de style et de poésie, le supplice qu'il endure alors dépasse même les angoisses de sa victime. « Monsieur, quel est votre sentiment sur le Misanthrope ? Quelle différence faites-vous de Corneille et de Racine ? de Bossuet et de Fénelon ? de Pascal et de La Bruyère? » Ou, si vous aimez mieux des questions plus précises et mieux appropriées en apparence à un rhétoricien : « Monsieur, voudriez-vous bien m'analyser le troisième acte de Britannicus, ou le quatrième acte d'Athalie, ou le cinquième acte de Polyeucte? Que pensez-vous de la quatrième fable du troisième livre de Lafontaine, de la vingt-cinquième pensée de Pascal, du deuxième livre de l'Art poétique de Boileau? » A vous qui trouvez ces questions toutes naturelles clans un examen de bachelier et qui avez rencontré parfois des jeunes gens de dix-huit ans capables
�DES ÉTUDES.
283
d'y bien répondre, je vais dire ce que j'ai observé pendant quinze ans à ce sujet sur un personnel de trois ou quatre mille candidats. Je vous fais grâce, la matière étant sérieuse, des burlesques énormilés que des questions pareilles faisaient chaque jour jaillir de ces pauvres cerveaux d'enfants, contraints de dire leur mot sur Voltaire ou sur Pascal. J'arrive de suite au genre de réponses dont l'examinateur devait se contenter, de quelque manière qu'il eût posé les questions, ou en homme de lettres ou en simple professeur de rhétorique. Il faut que l'on sache d'abord comment ces questions sont étudiées par tous les candidats sans exception, hors le cas d'un rhétoricien de génie. Le goût et la distinction d'esprit des professeurs chargés de la préparation, n'y changent pas grand'chose; le temps leur manque et les élèves ne les écoutent guère, afin d'aller droit au positif, c'est-à-dire au manuel. Les plus ferrés, les excellents élèves se présentent donc avec le bagage suivant : ils savent par cœur toutes les phrases des manuels d'examen ou des éditions scolaires des auteurs français qui renferment un jugement sur ces auteurs ou un parallèle de l'un h l'autre ; enfin, ce qui est encore mieux, ce qui présente la seule utilité véritable, ils sont capables de réciter un certain nombre de pages de nos grands écrivains. Je parle ici des meilleurs entre les candidats. Pour la grande masse de ceux môme qui sont admis, lorsqu'on arrive, après une foule de détours pour tàter leur critique et leur érudition en littérature française, à se faire dire que Bossuet, Racine et Boileau vivaient au siècle de Louis XIV, que Bossuet est sublime, que Racine est tendre, que Boileau est judicieux, lorsqu'ils vous ont récité à l'appui un quart de page d'une oraison funèbre, vingt vers de Y Art poétique, douze
�DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
d'Esther ou d'Athalie, on doit se tenir pour très-satisfait et j'ajoute qu'on a raison. Pour mon compte, j'exigerais beaucoup moins, ou beaucoup plus, comme on l'entendra. J'aimerais à trouver la mémoire de l'élève meublée du plus grand nombre possible de beaux vers et de belles pages de prose ; je le dispenserais de me réciter, d'après les manuels, les détails biographiques et les jugements tout faits dont fourmillent aujourd'hui les éditions scolaires des grands auteurs, pour dispenser nos écoliers de réfléchir et pour leur en ôter le temps. Mieux vaudraient, dans le cerveau d'un candidat, cinquante vers de Racine, fût-ce le songe d'Alhalie ou le récit de Théramène, que toutes les annotations qui les accompagnent dans son livre et toutes les réflexions des manuels. Puisque, en effet, on est obligé de se contenter de quelques preuves de mémoire, et, à travers de prétentieuses questions historiques et littéraires, de recueillir quelques bonnes réponses de rhétorique et de grammaire, comme celles que peut faire un rhétoricien en traduisant un morceau de Démosthènes ou de Virgile; pourquoi ce fastueux appareil des programmes qui tendrait à faire croire que, au sortir du collège, on n*a plus besoin de suivre un cours de littérature française ? Ce pourquoi, tout le monde le sent, mais personne n'ose le dire en face de tant d'illustres coupables. Il faut, d'ailleurs, rester sérieux en cette grave matière ; et, vraimont, il est difficile de ne pas appliquer aux prospectus universitaires les mêmes épithètes dont on accueille ces mille carrés de papier que les industriels de toute espèce nous glissent dans la main sur les trottoirs des grandes villes. A leur insu, nous n'en douions pas, les très-sa vants, les ires-honorables rédacteurs de tous ces pros-
�DES ÉTUDES.
283
pectus ont obéi au besoin de prodiguer les promesses, les apparences, les espérances, qui règne aujourd'hui du haut en bas de la société, depuis la grande politique jusqu'à la petite industrie. Le succès en toute chose n'appartient plus aux réalités, mais aux réclames; or, ce succès, escamoté par tel ou tel intérêt privé, c'est la ruine de l'intérêt public. En étalant sur un programme d'études et d'examen toutes les questions qui supposent l'universalité littéraire et scientifique, on finit par se persuader à soimême, et l'on croit persuader au public que nos collèges sont en possession de distribuer la science universelle. A chaque gonflement des prospectus, on se flatte d'avoir fait monter le niveau des éludes, que dis-je, le niveau de l'esprit humain! Ceux qui trouvent que le niveau de l'esprit humain, et surtout de l'âme humaine, a monté en France depuis vingt ans, peuvent se dispenser de nous lire. Pour rentrer sérieusement et honnêtement dans ce que doivent être les études de collège, dans ce qu'elles étaient chez nous aux meilleures époques de notre histoire intellectuelle, je rayerais hardiment du programme cette nomenclature d'auteurs français qui fait supposer qu'une classe de rhétorique peut suppléer un cours de littérature; j'en reviendrais simplement aux vieux usages : faire apprendre par cœur, dès la troisième, de belles pages de prose et surtout de vers français ; augmenter leur nombre dans les classes supérieures, mêler à la récitation de ces pages les leçons de grammaire, de style, de goût et de sentiment qu'elles comportent, en se rapprochant beaucoup des méthodes de la vieille rhétorique tant méprisée. Je n'admets pas qu'on persuade à un écolier qu'il est
�286
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
capable d'analyser le Misanthrope ou les Pensées de Pascal et déjuger Corneille et Racine. Ce syslème d'éducation a fait plus que de contribuer à la décadence littéraire; il a beaucoup aidé à produire ce manque de modestie et de respect, cette superbe indifférence, celte universelle fatuité qui sont aujourd'hui le caractère du premier âge. Il y a quelque chose de pire que de ne rien savoir, c'est de croire que l'on sait tout; c'est de ne rien admirer et de ne rien aimer; et tel est aujourd'hui le caractère de la jeunesse studieuse. Nos vieux, maîtres de latin et de grec nous dressaienl à l'admiration; on croit mieux faire en dressant les écoliers à la critique. Nous cueillons les beaux fruits de ce système. On a supprimé, depuis bien des années, dans les classes ce qu'on appelle proprement la rhétorique comme on a supprimé la dialectique; j'avoue que je ne les regrette pas vivement. Toutefois, si je suis d'avis que la vieille rhétorique ne franchisse pas les murs du collège pour s'ingérer dans l'éloquence et dans la poésie moderne, il ne m'est pas démontré qu'elle ne doive pas séjourner quelques instants dans la classe qui porte son nom; j'aimerais mieux voir la classe de rhétorique actuelle rétrograder un peu de ce côté-là que trop avancer vers le Collège de France et vers la Sorbonne. Chaque âge a ses travaux comme ses plaisirs. Après vingt ans les cours de Facultés, avant vingt ans les classes de collèges.
II
Nous avons touché à tous les chapitres de l'examen du baccalauréat ès lettres, sauf à un seul qui ne figure, il est
�DES ÉTUDES.
287
vrai, dans le prospectus que pour mémoire. Je lis dans l'arrêté ministériel, art. 25 : « Lorsqu'un candidat demande à être interrogé sur une langue vivante, il lui est tenu compte, pour le résultat total, de la note qu'il a obtenue dans cette partie de l'examen. » Je serais curieux de savoir combien de candidats, sur un grand nombre de mille qui ont été interrogés depuis 1864, ont usé de celte faculté. Leur nombre jugera la valeur de cet article et la question de l'enseignement des langues vivantes concurremment aux langues classiques* En face des résultats entièrement nuls de l'élude obligatoire des langues vivantes dans les lycées, on a élé amené à prendre celle demi-mesure qui n'est pas absurde à demi : dans les classes inférieures l'élève est contraint à suivre un cours d'anglais ou d'allemand ; à partir de la troisième, il est affranchi de cette nécessité et continue si cela lui plaît. Un certain nombre continue, je ne sais dans quelle proportion ; mais sur cinquante bacheliers, il en est à peine trois ou quatre qui sachent assez bien une langue étrangère pour ne pas être obligés de recommencer entièrement à l'apprendre s'ils veulent la posséder de façon à en tirer quelque profil. Je conclurai donc sur ce sujet, comme presque sur tous les aulres, et dans le môme sentiment rétrograde : je demanderai qu'on revienne aux anciens usages universitaires qui laissaient les élèves entièrement libres d'étudier ou de ne pas étudier les langues étrangères. Quand ces langues n'étaient pas exigées, l'élève devait rogner le temps de celte étude sur ses aulres devoirs. C'est exactement la même chose aujourd'hui. Quoique la classe d'anglais ou d'allemand soit officielle, les autres professeurs n'en tiennent absolument aucun compte et accablent l'élève de devoirs comme s'ils étaient seuls
�288
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
à lui en donner. Il en est de même vis-à-vis du professeur d'histoire, vis à-vis du professeur de mathématiques; de là une telle surcharge pour l'écolier qu'elle produit chez un grand nombre l'abrutissement par le travail. C'est le pire de tous les abrutissements; celui que produirait la dissipation m'effrayerait moins. Les élèves les plus sages, les plus zélés courent plus de risques que les autres; ils ont plus de chances de rester profondément médiocres. Je sais que je professe là des maximes énormes; mais je suis pleinement convaincu. A l'époque où j'ai fait mes études, les devoirs, quoique fort exagérés, étaient loin d'être aussi écrasants qu'aujourd'hui. Or, je sens que je n'ai été sauvé de la destruction physique ou d'une incurable ineptie que par ma paresse et un peu d'indiscipline. Si j'avais été un bon élève, je ne serais jamais devenu un homme; et, peut-être, j'aurais faituu grand penseur, un grand poêle, si, au lieu de moisir dans un lycée, j'avais gardé les bœufs jusqu'à dix-huit ans. Mais revenons à la question des langues étrangères. J'apprécie vivement les avantages qu'elles procurent et pour les grandes affaires et pour les hautes études. Le pelit nombre de bacheliers ès lettres appelés à la production intellectuelle saura se munir de ces langues sans qu'on l'y contraigne. La grande masse n'en a pas besoin, pour arriver à la perfection de l'éducation classique, à la plus haule culture de l'esprit. Ce n'est pas avec des mots que l'on édifie les intelligences, mais avec des idées. Les deux, langues classiques, le latin et le grec, ne nous sont pas enseignées comme deux manières de plus de rendre nos idées et pour nous mettre deux dictionnaires de plus dans le cerveau,,mais pour nous y mettre une logique, une morale, une esthétique, une
�DES ÉTUDES.
289
histoire; la vraie logique, la vraie morale, la véritable esthétique, et la plus belle parce qu'elle est la plus humaine de toutes les histoires. Je ne veux pas faire ici le parallèle des langues mortes et des langues vivantes, mais il est bien certain que si l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol nous sont plus utiles pour courir le monde et communiquer avec un plus grand nombre de nos contemporains, le latin et le grec nous mettent seuls en rapport avec l'humanité de tous les temps et, j'ajouterai, avec l'éternelle raison. D'aucuns vont m'accuser de porter en moi le ver rongeur du paganisme. On ne m'accusera pas, je l'espère, de ne point admirer Dante, Shakespeare et Goethe, ajoutez-y Cervantes, quatre grands génies nés en pays chrétiens. Voici, néanmoins, ma profonde conviction : Si ces dix années de l'adolescence employées à préparer l'homme intellectuel et qui ne sauraient être abrégées sans péril, si cette période de la jeunesse, qui sera toujours vouée aux lettres plus qu'aux sciences tant qu'il y aura une civilisation, se passait en tête à tête avec Dante, Shakespeare, Goethe et Cervantes, au lieu de s'écouler entre Homère, Virgile, Sophocle, Cicéron, Démoslhènes et Tacite, vous n'auriez pas plus d'imaginations poétiques dans votre société moderne, mais vous y trouveriez infiniment moins d'esprits sensés, moraux, libéraux, maîtres d'eux-mêmes, et capables de résister aux sophismes, possédant la justice et la justesse; pour tout dire, vous auriez beaucoup moins de chrétiens que n'ont aidé à en faire ces admirables païens de Rome et de la Grèce. La possession des langues vivantes est un excellent instrument de travail, un moyen précieux d'informations, le complément de toute culture distinguée del'in17
�290
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
telligence. L'étude des langues anciennes constitue cette culture elle-même. C'est plus qu'une instruction, c'est toute une éducation libérale. Je comprends que lorsqu'il s'agit de faire non pas des hommes éclairés, mais des hommes spéciaux, de préparer à divers degrés des employés à l'industrie et non pas des citoyens à la république des lettres, c'est-à-dire des âmes, j'admets que dans les écoles dites professionnelles, dont je n'ai pas à m'occuper ici, l'étude des langues vivantes suffise au peu d'enseignement philosophique et littéraire qu'on y donne. On ne les étudie dans ces écoles que pour l'usage des affaires et il est rare cependant qu'on y parvienne à les parler, même à les écrire. Le goût des langues étrangères, la faculté de les saisir promptemenl sont assez rares en France. On s'en plaint, moi je m'en applaudis pour la rectitude et l'originalité de l'cspril français. « Un homme qui parle plusieurs langues, disait je crois Charles-Quint, vaut plusieurs hommes. » Voici ce que disent la raison et l'expérience : un tel homme vaut presque toujours plusieurs perroquets. N'envions pas le don des langues à certaine race du Nord qui n'a pas de littérature, qui n'en aura jamais. Nous, Français, sachons notre propre langue et pour cela étudions le latin et le grec; apprenons à nos moments perdus l'anglais, l'allemand, mais sans trop nous désespérer de n'y réussir qu'à demi. Ceux qui les possèdent pleinement resteront en France d'utiles exceptions, mais des exceptions. On peut être un parfait lettré et les ignorer toujours. Voyez les gens du dixseptième siècle! Je n'admettrais donc dans nos lycées les langues vivantes qu'aux moments perdus... s'il y en a. Le baccalauréat ès lettres ne doit tenir aucun compte de cette
�DES ÉTUDES.
291
étude; pas plus qu'il ne tient compte de la musique... au moins jusqu'à présent.
III Après l'histoire, ce sont les sciences qui ont le plus ajouté à la superficie des études classiques et le plus augmenté le fardeau du baccalauréat. Il ne faut pas s'en étonner, la science est comme l'histoire la grandeur originale de notre siècle et l'objet de son aptitude. Mais ne perdons pas de vue que nous sommes au collège, non pas à l'Institut ou à la Sorbonne, qu'il s'agit d'éducation, non pas d'une classification des sciences humaines. Avant de solliciter la plus légère réduction du questionnaire scientifique, nous avons de grandes précautions à prendre. Les puissances du jour ne tolèrent que 'adoration; dès qu'on ne met pas un prince, un aueur, une science, un art à la mode, au-dessus de tous es princes, de tous les auteurs, de toutes les sciences et de tous les arts, on est accusé de les insulter. Dès u'on établit une hiérarchie dans notre siècle égalilaire, ntre les hommes ou entre les objets de l'esprit humain, 1 semble qu'on veuille détruire tout ce qu'on ne place as au premier rang. C'est ainsi que nous avons été ersonnellement convaincu d'être un ennemi acharné e la musique, d'avoir jeté l'anathème sur la science et uenous avons été foudroyé pour injure au prince et à a nation française. Si nous nous avisons de dire une ois que la rime riche et l'image ne passent pas avant es idées, on nous prouvera que nous avons fait foin de a poésie. L'industrie et la science ne sont pas les moins inlolé-
�292
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
rantes parmi les vainqueurs de l'heure où nous sommes. Achevons de nous perdre auprès des ingénieurs et des géomètres ; demandons hardiment que le programme scientifique du baccalauréat ès lettres soit réduit de moitié. Il ne s'agit pas ici de rouvrir le débat entre les lettres et les sciences comme élément d'éducation et gymnastique de l'esprit. Cette question est épuisée dès longtemps, 11 existe un baccalauréat ès sciences, et c'est de toute nécessité. Qu'il soit exigible de tous ceux qui se destinent à certaines carrières, rien de plus juste. Mais je demande d'abord qu'à ce sujet comme en beaucoup d'autres, on revienne à l'ancienne jurisprudence universitaire, qui faisait du baccalauréat ès lettres une condition sine qua non de l'admission aux examens des sciences. Je maintiens obstinément que nul n'a reçu d'éducation libérale qui n'a pas étudié les langues anciennes et tout ce qui s'y rapporte. Les futurs médecins et autres aspirants aux carrières scientifiques étant soumis aux examens de la Faculté des sciences, que doit-il rester de mathématiques, physique, chimie, etc., dans le baccalauréat ès lettres, condition commune de toutes les professions libérales? Je ne dirai pas qu'il y doit rester seulement la dose de calcul nécessaire à un avocat, à un magistrat, à un propriétaire, à un homme de lettres, à un banquier, pour leur économie commerciale ou domestique. D'ailleurs, à part un petit nombre de règles d'arithmétique, il n'y a absolument rien d'usuel dans les connaissances scientifiques exigées d'un bachelier ès lettres et il ne doit rien y avoir de tel. Ce n'est pas à l'arpentage, à la manipulation des vins, des engrais ou des substances tinctoriales que nous dressent les études classiques. Il
�DES ÉTUDES.
293
faut plus et moins que cela à un homme lettré. Il lui faut sur chaque science des notions générales assez exactes pour qu'il puisse juger de la place et de l'importance de cette science dans l'ensemble des connaissances humaines. Nul n'est tenu à être chimiste que les chimistes eux-mêmes ; mais on est tenu de savoir ce que c'est que la chimie. Voici pour les gens du monde. J'ajouterai pour les bacheliers ès lettres qu'ils ont besoin de posséder sur les mathématiques, sur les sciences naturelles, des idées assez claires et assez étendues pour être capables de suivre un cours de philosophie. Nul n'entrera dans la classe de philosophie, s'il n'est un peu géomètre. C'est le maître qui l'a dit. Mais combien le programme dépasse ce peu de science exacte qui est nécessaire à un élève de philosophie, même à ceux qui sont destinés à devenir des penseurs et d'excellents lettrés! Nous n'avons pas la prétention de faire ici le triage de ce qui doit subsister du questionnaire scientifique, comme nous l'avons ébauché pour le programme d'histoire, cela nous entraînerait trop loin et nous ne sommes pas assez compétent; mais nous soumettons sans crainte à nos maîtres l'affirmation déjà énoncée : le questionnaire des sciences peut être réduit de moitié et plus, sans le moindre détriment pour la culture philosophique de l'élève, et c'est d'elle uniquement qu'il s'agit dans le baccalauréat ès lettres. On va nous objecter une idée que nous avons émise à propos de l'histoire : les études classiques et le savoir d'un bachelier doivent porter principalement sur les choses qu'on ne se résigne pas à étudier après le collège ; or, il serait bon que tout lettré rapportât du collège un certain bagage de sciences exactes et naturelles.
�294
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
Sous le règne du présent programme, que reste-t-il des sciences mathématiques dans la tête d'un bachelier six mois après l'examen? Un peu de méthode si elles ont été bien enseignées; cela suffit à les reprendre plus tard s'il est besoin ou à s'en passer tout à fait. Le champ des sciences est aujourd'hui si vaste, le savoir qui s'y applique a besoin d'être si complet et si précis que l'esprit d'un adolescent sera toujours inégal à ces sévères connaissances. L'enseignement secondaire ne peut que les effleurer plus superficiellement encore que les lettres. C'est de la science surtout qu'il est juste de dire que le collège n'en donne pas la possession, mais qu'il enseigne seulement à bien l'étudier.
�CHAPITRE VI
Nécessité d'un très-fort enseignement philosophique à la fin des classes de collège. — Deux années de philosophie. — Que la valeur de cette classe dépend toute entière de l'homme qui professe.
Montons de la rhétorique à la philosophie. Je vais encore ici mériter les plus graves reproches : outre celui de contempteur de la science et du progrès de mon siècle, j'encours celui de raisonneur inconséquent. Je viens demander un très-fort enseignement philosophique, après avoir sollicité la diminution des études dans presque toutes les aulres branches. J'entends les objections : vous amoindrissez l'histoire et les sciences, vous supprimez presque la littérature en la réduisant aux questions de grammaire et de style, et vous prétendez faire de vos écoliers des philosophes ! Une analyse du Misanthrope, de Britannicus, d'une page de Pascal vous semble au-dessus des forces d'un bachelier, et vous le condamnez à comprendre Platon, Descarles ou môme Victor Cousin ! Voilà ce qu'on m'oppose de toutes parts. J'aurai peut-être quelquepeine à répondre, mais j'essaye.
�296
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
Je vais dire d'abord comment je rêve une classe de philosophie. Avant tout, si j'avais voix au chapitre, je prendrais une mesure parfaitement rétrograde, car elle régnait dans l'ancienne Université et surtout dans les collèges religieux : je rétablirais les deux années de philosophie. Par le temps d'improvisation et de précipitation qui court, où les familles, les gouvernements, les individus, personne ne se résigne à attendre, où tout le monde mange son blé en herbe, je n'ose pas maintenir ce projet excessif. Retarder d'une année le jour où l'écolier se croit un homme ! où il se dispense de respecter et d'obéir et cesse d'apprendre autre chose qu'une façon quelconque de gagner de l'argent! certes, je n'élèverai pas une.prétention pareille. Mais ne serait-il pas possible d'écarter de l'année dite de philosophie, ce qui l'empêche aujourd'hui d'être une classe sérieuse, une initiation telle quelle aux connaissances et à l'esprit philosophique? Aucun ami de la philosophie, aucun professeur dans l'Université ou ailleurs, ne me contredira si j'affirme que, depuis longues années, depuis que les programmes du baccalauréat ont commencé à croître, la classe de philosophie n'existe plus, quel que soit son nom. La dernière année d'études n'est autre chose qu'une révision générale des matières de l'examen, histoire, littérature, langues anciennes, mathématiques, etc. Elle vient d'être encore grevée de l'histoire contemporaine, c'est-à-dire delà politique et de l'économie politique. Le professeur de philosophie explique aujourd'hui l'expédition du Mexique, la théorie du libre échange et fait faire des versions latines. Jugez du temps que les candidats lui laissent pour le véritable enseignement philosophique ! Jadis à l'époque où l'on faisait deux années de philo-
�DES ÉTUDES.
297
sophie, plus tard quand cette classe réduite à une seule année se faisait encore pour elle-même et sans nulle préoccupation du baccalauréat, aucune élude étrangère n'y pénétrait; l'histoire et les langues restaient à la porte ; les sciences seules étaient admises comme un auxiliaire et un arsenal indispensables. Je ne dis pas, si cette classe décisive pouvait être prorogée deux ans, qu'on ne fît bien d'y réintégrer la littérature et l'histoire sous des formes appropriées. Mais en l'état, sous peine de la réduire à rien, on n'y peut tolérer qu'un complément de l'instruction scientifique exigée des bacheliers ès lettres. Comment doit se faire une classe de philosophie? Quel doit être son programme pour se conformer aux conditions modestes auxquelles nous voudrions ramener l'enseignement secondaire et l'examen du baccalauréat, et enfin pour que le collège n'affiche pas la prétention de produire autre chose que des écoliers, mais de très-bons écoliers? La question est grave; de plus habiles que nous ne la résoudraient pas aisément. Mais comme il est toujours plus facile de critiquer ce qui est que de trouver ce qui doit être, commençons par la critique du dernier programme et de la méthode que l'on paraît avoir voulu imprimer depuis vingt ans au peu qui reste de l'enseignement philosophique dans les lycées. Ce dernier système est parti du sentiment le plus déplorable, de la méfiance qu'on éprouvait vis-à-vis des professeurs chargés de cet enseignement. Lorsque le principe d'autorité a été rétabli en 1851, aux acclamations du clergé, de la bourgeoisie, de toutes les classes conservatrices, les profonds politiques qui, dans le parti religieux, s'associèrent à ce mouvement, crurent avoir remporté une foule de victoires. En première ligne, et parmi les plus exécrés des vaincus, figu17*
�298
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
raient l'Université et la philosophie. L'Université et la philosophie, la philosophie surtout, payèrent les pots cassés de la révolution autoritaire. Le nom de la philosophie et la chose elle-même furent supprimés dans les lycées; et certes, après le congrès de Liège et les manifestations de l'Ecole de Médecine, après la Commune, les conservateurs et les catholiques doivent s'applaudir d'avoir fait élever, pendant quinze ans, les jeunes générations sans études philosophiques ! Il fallait bien laisser l'apparence de ces études dans l'enseignement secondaire et dans les programmes d'examen. Mais il fallait en même temps restreindre, réduire à néant, s'il était possible, l'initiative du professeur. On imagina alors, comme une digue à ses mauvais principes, d'introduire dans son enseignement, à trèshautes doses, l'analyse d'un certain nombre d'auteurs réputés irréprochables. Nous les tenons aussi pour tels et nous estimons qu'ils peuvent être mis entre les mains d'un étudiant de philosophie. Mais la classe, mais l'examen de philosophie doivent-ils rouler presque uniquement sur des analyses d'écrits philosophiques, leurs auteurs fussent-ils Platon et Cicéron, Descartes et Bossuet? Mais le professeur doit-il n'être qu'un commentateur de ces beaux ouvrages? Nous croyons qu'il y a dans ce système une méconnaissance complète de ce que doit être la première éducation philosophique. C'est cependant ce système qui règne depuis vingt ans, même depuis que le nom de philosophie a été rétabli, et que l'on a songé à restaurer cette classe, intention dont nous sommes, pour notre part, sérieusement reconnaissant. Ce système peut s'expliquer, du reste, par des motifs plus respectables que celui qui l'a d'abord inspiré, c'est-à-dire la méfiance contre le professeur. Il provient
�DES ÉTUDES.
299
en partie du goût qu'a noire siècle pour l'histoire, en partie de son scepticisme et des craintes qu'éprouvent les conservateurs, les hommes politiques contre toute espèce de théorie. Montrer aux enfants ce qu'ont pensé les philosophes tenus pour les moins subversifs, nous le tolérons; mais gardez-vous de penser vous-mêmes devant vos élèves ; gardez-vous surtout de leur apprendre à penser par eux-mêmes. Voilà ce que le grand parti de l'ordre voulait dire aux professeurs de philosophie, en 1852, par l'organe d'un ministre ancien saint-simonien et ancien radical. Il eût mieux valu les supprimer purement et simplement : c'eût été plus loyal et pas plus funeste aux études. Je sais que nous n'en sommes plus là, et que, s'il y a quelque chose à redouter aujourd'hui du pouvoir universitaire, ce ne sont pas des ménagements excessifs pour la réaction cléricale. Mais je souhaite que ce pouvoir, si indépendant vis-à-vis des catholiques, travaille sérieusement au bien des études et de la philosophie. Pour cela, il faudrait d'abord ne pas surcharger l'année de philosophie de l'histoire contemporaine; il faudrait enfin élaguer les préoccupations étrangères qui étouffent l'étude de la philosophie, et par conséquent réduire de quelque chose les autres branches du baccalauréat. Viennent maintenant la part de la philosophie ellemême dans l'examen, la forme de son programme, l'œuvre de son professeur. Disons vite, et franchement, que nous ne voyons point d'objections à faire à l'esprit du programme en vigueur. Toutes les questions essentielles sont posées, et la manière dont elles le sont indique par avance une solution spirilualiste. Il nous semble que l'orthodoxie la plus scrupuleuse n'a rien à réprouver dans ce plan de cours, et que les esprits les plus indé-
�300
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
pendants peuvent y souscrire. Nous lui adresserons néanmoins un reproche : pourquoi conserver comme questions spéciales dans l'examen et cornn^e ayant l'air d'être la matière même du cours, sous la rubrique analyse et explications d'auteurs philosophiques, cette liste, si brève en apparence et si formidable en réalité, de grands penseurs et de grands ouvrages? Quoi! pendant les neuf mois que dure la classe dite de philosophie, celle qui précède l'examen, avec la nécessité de repasser le latin, le grec et l'histoire générale, de compléter les études mathématiques, physiques, chimiques, d'apprendre de toutes pièces l'histoire contemporaine de 1789 à 1868, de s'assimiler les solutions que donne le professeur aux questions théoriques du programme, et quelques notions d'histoire de la philosophie, vous imposez à l'élève l'obligation de se mettre en état d'analyser, au choix de l'examinateur : Xénophon : Mémoires sur Socrate. Platon : Gorgias. Cicéron : De republica, Tusculanes, de Ofliciis. Lettres choisies. Logique de Port-Royal. Descartes : Discours de la méthode. Pascal : De l'Autorité en matière de philosophie, Réflexions sur la géométrie, De l'Art de persuader. Bossuet : Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Fénélon : Traité de l'existence de Dieu. Mais je donne l'année tout entière à une foule de hauts fonctionnaires de l'Université, à M. le ministre lui-même, quel qu'il soit, pour se rendre capable de répondre pertinemment sur tous ces beaux livres. Quant à moi, qui pourtant les ai étudiés et qui, hélas ! ai ques-
�DES ÉTUDES.
301
tionné bien des élèves à leur sujet, je demande deux ans pour me mettre en état d'en parler sans me faire honte à moi-môme. Vous me direz qu'on n'est pas très-exigeant sur les analyses présentées par les candidats. Il le faut bien ; car au milieu de tant d'autres travaux, tous impérieux, il est matériellement impossible aux écoliers de philosophie de lire tous ces ouvrages jusqu'au bout, sans songer à les analyser, à les expliquer et même à les comprendre. En fait, vous savez bien qu'il n'y a pas un élève sur dix, sur vingt, sur cent qui en ait jamais lu la moitié, le quart, un seul peut-être, à moins qu'il ne l'ait traduit en rhétorique comme version grecque ou vertion latine. Qu'arrive-t-il donc? Exactement ce qui se passe pour les auteurs français inscrits dans le questionnaire de littérature. L'élève vous récite plus ou moins heureusement vingt lignes d'analyse et de jugement apprises par cœur dans ces exécrables manuels qui sont un des fléaux de l'intelligence de notre époque. S'il avait exercé sa pensée sur une seule des vraies questions de la philosophie pendant le quart du temps qu'il a mis à charger sa mémoire de ces phrases de manuel qui s'évanouiront toutes avec le peu d'idées qu'elles représentent le lendemain de l'examen, il serait plus près d'avoir fait sa philosophie qu'en ayant récité sans faute la plus correcte analyse de tous les grands ouvrages sur lesquels vous l'interrogez. Ce que je dis là, tout le monde le sait mieux que moi, dans l'Université surtout ; pourquoi donc maintenir cette nomenclature dérisoire qui n'est pour les élèves qu'une occasion de plus de disperser, de dissiper sur des mots une intelligence qui, dans cette classe au moins, devrait se concentrer tout entière sur des idées.
�302
DE L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
Le programme fait mieux que de leur donner l'occasion de commettre celte faute, il semble le leur enjoindre. Qu'un élève de philosophie doive faire beaucoup de bonnes lectures philosophiques, sous la direction du professeur, que tous les ouvrages énoncés par le programme doivent être entre ses mains, cela est incontestable. Mais laissez d'abord à l'élève le temps de lire, et pour cela ne l'écrasez pas d'écritures. Les deux classes les plus surchargées à cause de l'approche de l'examen, celles où les lectures instructives et attrayantes sont le plus impossibles, devraient comporter beaucoup, beaucoup de lectures; or, toute proportion gardée, on lit moins en rhétorique et en philosophie que dans les classes inférieures ; on n'a pas le temps. Qu'on me permette de renouveler ici mes supplications contre le travail dont on écrase les élèves de nos lycées; je réclame non plus seulement au point de vue de leur santé, mais en faveur de leur esprit. L'intelligence des enfants a encore plus besoin que la nôtre de se détendre un moment; ne fût-ce que pour digérer tout ce qu'on l'a contrainte d'engloutir. Vous laissez à peine à l'enfant la dose de distraction et de mouvement physique nécessaire au maintien de la vie, et vous lui demanderiez de se rogner à lui-même ce peu qui lui est accordé pour lire quelques pages en dehors des leçons exigées ? Ce serait absurde ; et cependant les lectures très-utiles clans toutes les classes sont indispensables dans les classes supérieures. Un jeune professeur, profondément lettré, sensé, laborieux, comme l'Université en compte un si grand nombre, et d'une distinction d'esprit très-rare partout, nous racontait un jour ceci : un de ses élèves, non
�DES ÉTUDES.
303
pas des plus forls, avait été retenu plusieurs semaines chez ses parents par une indisposition. Ne pouvant ni sortir, ni travailler, il avait lu, beaucoup lu, et sans un guide bien sévère, probablement. Thèmes, versions, grammaire et dictionnaire avaient complètement chômé pendant près de deux mois. Rentré au lycée, cet élève prenait la tête de sa classe et ne la quittait plus. Je ne donne pas cet exemple comme universellement applicable; il prouve, du moins, que la diversion et le repos ne sont pas toujours funestes à l'intelligence. Le remarquable professeur qui nous L'a cité agissait dans le sens de cette expérience; de tous ceux que nous avons connus, c'est celui qui chargeait le moins ses élèves. Nous conclurons donc absolument comme ferait un écolier : le meilleur professeur est celui qui donne le moins de devoirs ; le meilleur programme d'examen est celui qui renferme le moins de matières. Mais la matière d'une classe n'est pas seule essentielle; le plus essentiel, c'est l'homme. Voulez-vous avoir de vrais élèves de philosophie, ayez un professeur philosophe. Après l'avoir choisi, respectez-le. Ne l'entravez pas sous un réseau de réglementations puériles comme un enfant ou un malfaiteur; ne l'écrasez pas de besognes inutiles et fastidieuses, comme un commis de bas étage. Permettez-lui d'étudier et de réfléchir un peu pour lui-même, si vous voulez qu'il apprenne à ses élèves à étudier et à réfléchir. Des hommes et non pas des programmes ! voilà ce que l'Université doit à nos fils. Les hommes existent, je n'en doute pas; débarrassez-les des prospectus et de la bureaucratie. Le lecteur nous permetlra-t-il encore une digression, un souvenir personnel? Je sais qu'on a mauvaise grâce à se produire soi-même si souvent, et c'est, hélas I un
�304
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
aveu de vieillesse que d'avoir tant à se souvenir. Mais le souvenir que je demande à placer ici est un argument pour ma thèse aussi bien qu'un devoir pour mon cœur. J'ai parlé du collège, dans un précédent écrit, de façon à me faire accuser d'ingratitude. Vous l'appelez une prison, m'a-t-on dit, vous n'y avez donc vu que des geôliers? Ce sont les murs, les règlements surannés, l'institution elle-même que je maudis au nom de l'enfance, et non pas tant d'hommes excellents qui souffrent autant que leurs élèves des vices de ce régime. Quand j'ai traversé ces années de collège, qui ne sont point le plus beau temps de la vie, quoi qu'on dise, mais qui pourraient en être le moins malheureux, les excès du réglementarisme commençaient à peine, le règne des programmes du baccalauréat n'était pas encore venu, il était encore possible aux professeurs et aux élèves, aux enfants et aux hommes de s'épanouir dans une certaine liberté d'esprit, d'obéir un peu à la nature en même temps qu'à la règle, de s'élancer dans la direction de leurs facultés, de communiquer entre eux avec quelque abandon. L'écolier pouvait être encore un disciple, et le professeur un maître, si Dieu l'avait fait tel. Ce maître, nous l'avons trouvé jadis dans notre lycée de province; toute une génération d'élèves s'est attachée à lui, dans cette classe de philosophie qui décide de l'avenir intellectuel d'un jeune homme. Au milieu des sombres images que le collège nous a laissées, sa figure est un des plus chers, disons mieux un des plus grands souvenirs de notre jeunesse. Son enseignement socratique s'était si bien emparé de nous tous, qu'au bout de vingt et de trente années, à travers les carrières les plus dissemblables, nous tous ses vieux élèves,
�DES ÉTUDES.
305
les forts et les faibles, nous nous reconnaissons encore à certains signes. Je sens, pour mon compte, que je n'en parlerai jamais avec assez de reconnaissance. C'est lui qui, le premier, m'a fait connaître l'enthousiasme pour une idée. C'est lui qui m'a fait aimer la philosophie. 11 ne nous a pas transmis un système, je l'avoue. Ceux qui rêvent comme le professeur par excellence un rude pédagogue scolastique, inculquant violemment à ses auditeurs une philosophie d'Etat ou d'école, inquisiteur ou magistrat de police, autant que docteur, ceuxlà dénieront tout mérite à cet excellent maître. Nous nous sommes échappés de ses mains clans les directions les plus variées du spiritualisme et dans des opinions politiques divergentes ; mais tous, j'ose le dire, avec une certaine rectitude, avec largeur en même temps, et sachant faire emploi de notre raison. Ce libre penseur était un prêtre, un prêtre entièrement catholique et qui n'a jamais varié dans son orthodoxie. Je confesse qu'au milieu de ses élèves distingués, il a eu des radicaux et jusqu'à un ministre autoritaire. Un professeur pas plus qu'un chef d'école ne saurait répondre de tous ses disciples. Mais il a été aussi le maître profondément vénéré de Frédéric Ozanam et d'une foule de libéraux et de catholiques moins éminents. Dans la première conférence de Saint-Vincent-de-Paul, qui compta tant de Lyonnais, ces jeunes et vaillants chrétiens de notre ville venaient de suivre ses leçons. Quel sujet de scandale pour bien des gens et à droite et à gauche ! Un prêtre dont tous les élèves ne haïssent pas la philosophie! Un philosophe dont les disciples fondent la Société de Saint-Vincent-de-Paul ! C'est pourtant ce que nous avons admiré, ce qui a été applaudi et récompensé dans l'Université elle-même. Maintes
�306
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
fois le disciple qui rend ici témoignage a eu la joie d'entendre l'illustre V. Cousin qui avait ce savant prêtre pour subordonné dans l'instruction publique, sans l'avoir eu pour disciple, qui, sur une foule de questions, était combattu par lui, s'écrier avec chaleur dans sa vieille Sorbonne : « M. l'abbé Noiret est le premier professeur de philosophie qu'il y ait en France; les autres m'envoient des livres, celui-là m'envoie des hommes. » Celte supériorité était dans le maître, mais aussi dans la méthode qui suscitait le besoin de la réflexion, le goût des recherches, l'amour de l'idée pure, l'enthousiasme pour le beau intellectuel. Il ne s'agit pas de faire d'un élève de philosophie un futur sectaire de telle ou telle doctrine, mais un futur amant de la science et de la vérité. Une classe de philosophie professée au nom de l'Etal n'est acceptable qu'à ce prix. L'Etat ne doit pas tolérer, dans une chaire de collège, de nouveautés aventureuses; rien de ce qui contredit ce grand spiritualisme chrétien en dehors duquel il n'y a pas de société et de civilisation possibles; mais il ne doit pas davantage se faire le propagateur, nécessairement tyrannique, d'un système parliculier de philosophie. Il doit s'assurer, avant de choisir ses professeurs, de leur moralité, de leur savoir, de leur direction d'esprit; après cela, qu'il leur donne la liberté, c'est respecter du même coup la liberté des enfants et celle des familles. Je conclus sur la classe et sur le programme de philosophie : la valeur de la classe n'est pas clans le programme, dans les règlements, dans les indications ministérielles, dans la surveillance de l'Etat; elle est dans l'homme qui professe. La valeur personnelle du professeur dans une chaire de philosophie a une importance
�DES ÉTUDES.
307
infiniment pins grande que dans toute autre chaire. Un professeur, même en rhétorique, est réglé, réglementé, presque suppléé, par les textes eux-mêmes. Il explique du latin et du grec ; pour peu qu'il ait de goût et qu'il sache de français avec les langues anciennes, c'est en définitivôHomère, Virgile, Cicéron, Démosthènes, Thucydide, Tacite, Sophocle qui parlent par sa bouche. Le professeur de philosophie doit être laissé libre de tous les textes écrits; il doit travailler avec sa propre pensée et celle de ses élèves. Ce caractère de gymnastique intellectuelle, que doit avoir dans son ensemble toute l'éducation du collège, est surtout le propre de la classe de philosophie. C'est clans celte classe excellemment que l'on doit apprendre à étudier et à bien conduire son esprit. Une fois donné le sage professeur, le vrai philosophe, j'écarterais de cette classe toute réglementation, je la laisserais surtout entièrement dégagée des études accessoires qui l'encombrent aujourd'hui. Puisqu'il est à peu près impossible de revenir aux deux années de philosophie — on verra plus tard comment j'y suppléerais dans ce plan d'éludés — je voudrais qu'au moins cette dernière année fût accordée sans parlage à la philosophie elle-même. Cela n'exclut pas le complément des éludes scientifiques ; la géométrie sert d'auxiliaire à la métaphysique. Enfin, malgré la haute importance de l'histoire de la philosophie, malgré le goût dominant pour les considérations historiques, je donnerais presque toute la place aux exercices théoriques, j'en accorderais très-peu à l'histoire. On excelle de notre temps dans l'exposition impartiale des divers systèmes. C'est une conséquence du sceplicisme régnant; c'est une manière de le produire;
�308
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
c'est donc une très-mauvaise méthode d'enseignement. Le maître en philosophie doit guider ses élèves à travers leur conscience, à travers les idées pures, à travers les facultés et les sentiments humains, beaucoup plus qu'à travers les livres. Ce maître a son modèle depuis bien des siècles. Si prétentieux qu'il paraisse de prononcer, à propos d'une classe de collège, le grand nom de Socrate, nous oserons l'écrire ici. Toutes les ambitions sont justifiées quand il s'agit de l'âme de nos enfants. La même méthode qui a servi à Socrate pour fonder Là philosophie dans l'esprit humain, doit servir aussi à la fonder dans l'intelligence d'un jeune homme. L'histoire n'entre à peu près pour rien dans cette méthode. La conscience humaine toute seule lui fournit sa matière et son champ de manœuvres. Je n'admettrais donc dans ma classe de philosophie que tout juste assez d'histoire pour faire connaître aux élèves les plus grands noms et les plus grandes époques ; je ne parlerais que très-accessoirement des systèmes et des écoles. Le dernier programme d'examen me paraît une indication très-convenable et très-suffisante de la région où le maître doit se maintenir, des questions à travers lesquelles il doit conduire l'esprit de ses écoliers et des sujets d'exercice qu'il doit leur donner. Qu'on engage les élèves à lire et à analyser pour leur compte — s'ils en ont le^temps, hélas ! — les livres énumérés dans le programme, c'est un très-bon conseil. Mais je ne saurais comprendre qu'on fasse, de l'analyse de ces ouvrages, la principale occupation des élèves de philosophie, et du devoir d'en rendre compte la principale obligation d'un bachelier. Je demande qu'on raye cette obligation du programme.
�CHAPITRE VII
De la nécessité d'une épreuve publique pour constater le résultat des études. — De l'examen et des programmes du baccalauréat. — Réduction de ces programmes et quelles matières doivent être supprimées.
On dit souvent, à propos d'éducation, que le but des études de collège est moins d'amasser du savoir, que d'apprendre à étudier. Cette maxime est parfaitement juste, quoiqu'universellement admise de nos jours et non pratiquée. Il est certain qu'à l'âge de dix-huit ans, époque moyenne où se termine l'enseignement classique, un jeune homme d'un esprit ordinaire a beaucoup fait s'il a contracté le goût du travail, l'habitude de la règle, l'amour des lettres et des recherches désintéressées; s'il est en possession d'une bonne méthode et s'il a été préservé d'idées fausses. Un peu d'enthousiasme, fût-il sans objet précis, ne gâterait rien à ce résultat et ferait autant d'honneur aux leçons du maître qu'à la nature de l'élève. Les exercices de l'esprit et du corps, dans l'âge de la croissance physique et du premier développement intel-
�310
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉHALE
lectuel, sont destinés à régler l'équilibre vital, à augmenter l'adresse et la vigueur, à produire une certaine aptitude générale. L'éducation n'est pas l'enseignement de telle ou telle science, pas plus que la gymnastique n'est l'apprentissage de tel ou tel métier ; c'est mieux que cela, c'est l'apprentissage de la force et de la vie. On retrouve ces idées partout, jusque dans le préambule du dernier programme de l'examen pour le baccalauréat ès lettres. « Avant de rendre un élève à sa famille et à la société, dit le ministre de l'instruction publique, l'Université lui demande de prouver qu'il emporte réellement du lycée ce qu'il y est venu chercher. Est-ce une masse considérable de connaissances éphémères? Non. Les connaissances sont le moyen, mais non pas le but de l'éducation ; ce but, c'est de cultiver son esprit, de l'exercer, de l'assouplir par un commerce prolongé avec les maîtres de la pensée humaine. Le savoir positif spécial sera puisé ailleurs... » Et plus bas : « Ce qui importe, dans la vie du lycée, c'est moins la matière de l'enseignement que les qualités qui peuvent être développées dans l'esprit par l'étude, et ce sont ces qualités qu'il faut demander au candidat de montrer, bien plus que le faix, moles indigesta rerum, sous lequel son intelligence reste parfois ensevelie. » On ne saurait mieux dire : tout homme sensé pense et parle sur cette matière comme M. le ministre ; c'est pourquoi nos bacheliers sont interrogés de omni re scibili et quibusdam aliis ; et le dernier programme, sous prétexte de supprimer tout un appareil formidable, de fortifier l'examen en le simplifiant, de le rendre plus paternel tout en le rendant plus sérieux, est venu surcharger les programmes précédents de ces quibusdam aliis qui leur manquaient encore clans ces derniè-
�DES
ÉTUDES.
3M
res années. Le dégrèvement de l'examen, si sagement annoncé, a consisté dans l'adjonction aux études classiques de la politique, de l'économie politique et de cet édifiant sujet, l'histoire contemporaine. Tel est, disons-le en passant, dans cette noble histoire de nos jours, le haut caractère de nos préambules officiels : tout gouvernement qui va établir un nouvel impôt l'annonce comme une économie ; plus l'impôt sera écrasant, plus l'économie est vantée. Tout magistrat prêt à conclure à dix ans de prison et à cent mille francs d'amende contre un journaliste, débute par une profession d'enlhousiasme pour la liberté de la presse. Toute révolution se garderait de démolir les églises, de piller les couvents, de supprimer les œuvres de charité et de prière, d'expulser les religieux et les prêtres sans avoir d'abord solennellement proclamé la liberté d'association et la liberté des cultes. En vertu de cette loi du prospectus, qui régit également aujourd'hui les industries politiques et les industries privées, nos programmes d'examen, depuis que je les connais, n'ont cessé de grossir à chaque réduction. J'aime à croire qu'ils ont touché le terme. Après l'histoire de l'année courante, l'éloge du décret qui vient d'être rendu et de l'expédition qui commence, je ne vois pas ce qu'il est possible d'ajouter aux matières de l'enseignement. Affranchi de ce dernier excès qui ne saurait être durable, l'examen du baccalauréat ès lettres, tel qu'il est pratiqué depuis trente ans, n'en demeure pas moins un obstacle formel aux bonnes études, un fléau pour la jeunesse, une des causes principales de l'abaissement du goût littéraire. « Qu'on le supprime, et que l'entrée des carrières libérales soit dégagée de toute preuve à fournir; le gou-
�312
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉKALE.
vernement et le public jugeront et choisiront entre les capables et les incapables ! » Voilà la thèse des partisans du laissez passer universel. D'autres, plus sages et plus libéraux d'intention, demandent que, les preuves de capacité demeurant exigibles, le diplôme soit donné, non plus par les Facultés et les jurys universitaires, mais par d'autres professeurs et par d'autres établissements. Ami très-ardent de toutes les libertés, mais non moins ami des lettres et des progrès de l'esprit humain, nous ne saurions admettre aucun de-ces deux systèmes. Que rien ne soit à changer dans l'Université, que les jurys d'examen doivent rester absolument ce qu'ils sont, nous ne le prétendons pas; mais qu'il faille supprimer les examens eux-mêmes, ou transférer les fonctions d'examinateurs aux maîtres des universités libres, sans contrôle de la part de l'Etat, ce seraient là deux mesures extrêmes, et nous voyons à l'une et à l'autre des inconvénients presque également funestes à la prospérité des études. L'omnipotence de l'Etat et cette ingérence universelle qui se substitue, en toute occasion, à l'initiative privée et s'applique à paralyser ses effets, sont le grand malheur de la société française, telle que l'ont faite les derniers règnes de la monarchie, la Révolution et, par-dessus tout, le premier empire. S'ensuil-il que, dans nos mœurs actuelles, en l'absence de toute vie municipale et provinciale, de toute corporation littéraire, riche et indépendante, dans la situation précaire qui est faite aux congrégations religieuses ou civiles, à travers cet éparpillement des familles et des fortunes, en face de l'industrialisme qui envahit les plus nobles professions et qui étouffe, chez les pères comme chez les enfants, le souci d'une sérieuse culture intellectuelle, l'Etat doive
�DES ÉTUDES.
313
abdiquer le contrôle qu'il exerce sur les études et supprimer l'enseignement qui s'exerce avec ses ressources, en son nom et sous sa responsabilité? Peut-être un jour serons-nous capables du régime de l'Amérique du Nord en matière d'instruction publique. Est-ce le meilleur de tous pour l'avancement des sciences et le maintien des hautes traditions littéraires? Je n'oserais l'affirmer. J'admets qu'il soit très-profitable à la liberté politique, mais il la suppose acquise et ne peut exister que chez une nation qui la pratique depuis longtemps. Nous n'en sommes pas là. Pour être une nation vraiment libre, nous avons bien des choses à demander à l'Etat avant la suppression de l'Université et des diplômes officiels. Où sont les héritiers du corps enseignant, si l'Etat cessait d'entretenir et de surveiller une Ecole normale, de nombreux lycées, des facultés de lettres, de sciences, de droit et de médecine? Sont-ils dans le clergé et les congrégations religieuses? Sont-ils dans nos rares institutions libres? Rendez à leur propre initiative et à celle des parents les mille professeurs tout formés dont l'Université dispose, qui les groupera dans le cadre régulier d'un collège, qui se chargera d'assurer leur avenir et le recrutement de cette milice laborieuse? La sagacité des chefs de famille suffira-t-elle pour contrôler leur savoir? Comment garderont-ils, sous la pression de tant d'intérêts privés, l'indépendance et la sévérité nécessaires dans les épreuves destinées à constater chez les élèves le résultat des études et les capacités acquises? Les effets d'un tel régime sont déjà fort incertains, à le considérer en lui-même, abstraction faite de nos erreurs et de nos tendances actuelles. Cette incertitude n'existe guère pour quiconque a l'expérience de l'esprit des familles dans toutes les classes
18
�314
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
qui reçoivent aujourd'hui l'enseignement supérieur et fournissent les candidats aux grades universitaires. Yoici sur ce point, après quinze ans de professorat et trente ans de vie littéraire, notre opinion bien formelle : laissez aux lumières des parents, dans les classes les plus riches et les plus éclairées, à leur zèle pour la science pure, à leur goût de la distinction intellectuelle, le soin de fixer le niveau des études classiques, et je vous réponds que dans quinze ans d'ici la grande masse de nos lils de famille saura lire, écrire et compter. S'il ne fallait rien de plus pour obtenir de bons emplois dans l'administration, une bonne clientèle de médecin ou d'avocat, l'ardeur littéraire de la bourgeoisie et de la noblesse de nos jours irait peut-être jusqu'à l'orthographe, mais s'arrêterait là. Dans ces dernières années, pour répondre à des réclamations très-justes en elles-mêmes, quoiqu'assez mal motivées dans l'esprit des principaux réclamants, on a remanié les programmes d'examen. De nouvelles préoccupations, tout à fait étrangères aux études classiques, ont présidé à ces changements. Sous l'empire de ces préoccupations on ne s'est pas aperçu, en 1864, qu'on étendait ces programmes au lieu de les réduire. La partie scientifique du baccalauréat es lettres est restée ce qu'elle était, sauf l'énoncé des questions; le latin et le grec ont été sagement respectés, la philosophie et la littérature française maintenues, l'histoire déjà exubérante a été accrue démesurément. De ce que les candidats ne seront plus interrogés que sur l'époque qui commence à Louis XIV et finit à l'année courante, il ne s'ensuit pas, j'imagine, qu'il leur soit permis d'ignorer l'histoire antérieure et qu'on cesse de l'enseigner dans les lycées. Il en a été de ce dégrèvement du baccalauréat, pompeuse-
�DES ÉTUDES.
ment annoncé dans le préambule de 1864, comme de l'annonce d'un dégrèvement d'impôt; le contribuable s'est trouvé plus chargé qu'auparavant. Mais l'essentiel était fait, le mot d'amélioration, de progrès était prononcé sur ce terrain ; on pouvait passer à d'autres prospectus. Des mots, toujours des mots! C'est avec des mots qu'on gouverne notre époque si positive. Il est de l'essence des sociétés démocratiques d'aimer à être trompées. Les charlatans illustres ne travaillent à l'aise que sur ce théâtre. Le génie de Barnum n'aurait pu se développer ailleurs que dans l'Amérique du Nord ; et sous ce rapport au moins, nous sommes déjà une Amérique. Le dernier programme déclare l'examen réduit aux matières enseignées en rhétorique et en philosophie, selon la pensée du législateur de 1808. C'est là un compliment à l'adresse de ce législateur. Mais la question est de savoir quelles sont aujourd'hui les matières de ces deux classes, si elles demeurent ce qu'elles étaient dans la vieille Université; sans parler de l'histoire contemporaine et de l'économie politique dont on les a surchargées. On nous prend vraiment, nous autres hommes d'études, pour le suffrage universel en personne, quand on vient nous dire qu'il y a quelque chose de changé à l'examen du baccalauréat parce qu'il roulera sur les matières enseignées en philosophie et en rhétorique. A quelle époque a-t-on donc demandé à un candidat de répondre sur le latin, le grec, l'histoire, la philosophie, la littérature, l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie plane et sphérique, la géographie, la cosmographie, la physique et la chimie, comme pourrait Te faire un élève de quatrième ou de cinquième? La rhétorique et la philosophie
�31G
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
ne sont donc plus préparées et supportées parles autres classes? Voici les élèves officiellement invités à oublier tout ce qui précède les deux années supérieures! Passons des promesses aux faits eux-mêmes, et du rapport aux articles de la loi. Après le préambule de 1864, lisons la nomenclature des matières étudiées en rhétorique et en philosophie, sur lesquelles le candidat sera interrogé et qu'il n'est apte à connaître qu'en vertu des classes précédentes. Nous resterons convaincus que le nouveau programme, au lieu de réduire le champ des études de collège et de l'examen qui les consacre, l'a considérablement élargi. Soyons justes, le même décret renferme une excellente mesure, mais une seule, la suppression du tirage au sort des questions. Quant à la simplification des questionnaires, qu'importe si, le nombre des questions étant diminué, une des nouvelles formules contient le sujet de dix anciennes? La réalité, la voici : le dernier programme du baccalauréat ès lettres reste aussi étendu que les anciens, s'il ne l'est davantage; il est aussi mal conçu. Nous n'avons pas besoin de dire pourquoi nous ne parlons ici que du baccalauréat ès lettres. C'est celui qui se trouvera éternellement placé à l'entrée de toutes les carrières libérales et qui devrait toujours précéder les diplômes scientifiques. Quels seraient donc les changements et les réductions à opérer dans ce formidable programme; en d'autres termes, que doivent être l'enseignement secondaire et les études de collège? Je résume cette pétition en faveur des études classiques. Voici pour leur grand bien tout ce que j'ai réclamé : suppression d'une moitié au moins des matières scientifiques; suppression des jugements sur les au-
�DES
ÉTUDES.
317
teurs français; suppression de l'histoire depuis 89, et je remonterais bien plus haut si j'osais; réduction de cette élude à la vieille histoire de collège, les Hébreux, les Grecs, les Romains, les Français d'autrefois; suppression des analyses d'auteurs dans l'examen de philosophie, et restauration sérieuse de l'enseignement philosophique. On me demande : si quelque idée générale préside à toutes ces suppressions ; si ce n'est pas un simple parti pris contre notre enseignement secondaire; par quelle inconséquence, élaguant une foule de choses moins ardues en apparence, je maintiens la philosophie et veux la renforcer; et, enfin, si j'ai un plan d'études à substituer au programme que je veux détruire. Mon idée première c'est qu'un écolier de seize à dixhuit ans, au sortir du collège, ne doit pas être soumis à des épreuves qui supposent un étudiant de faculté et vingt-cinq ans d'âge. Je n'admets pas qu'on pose à des adolescents des questions qui exigent la maturité d'un homme, ou qui demandent la mémoire d'un perroquet. Si le collège, tout lugubre et tout malsain qu'il est pour l'âme et pour le corps, ne veut pas être entièrement meurtrier de l'intelligence, il doit se restreindre à Yenseignement secondaire, et ne pas viser à devenir la Sorbonne. On remarque en toute chose de nos jours une précipitation à parvenir, une manie de déclassement, un besoin de charlatanisme qui, du grand au petit, se fait partout sentir. Je compare les classes d'un lycée d'aujourd'hui à ce qu'elles étaient il y a seulement trente ans : les mômes auteurs qu'on nous donnait à expliquer en cinquième sont descendus en sixième, ainsi de suite ; et il n'y a guère de professeur qui ne prétende exiger de ses élèves ce qu'on ne devrait faire que dans la classe
18*
�318
DE
L'ÉDDCATIÔN
MllÉlULE
supérieure. C'est comme cela qu'on arrive à mal faire toutes les classes. C'est ce système qui, appliqué à l'ensemble de l'enseignement secondaire, est parvenu peu à peu à rendre impossible les bonnes études. Il y faut couper court et se résigner à laisser sortir du collège des écoliers ignorant beaucoup de choses afin d'en savoir quelques-unes. Il faut qu'on ne demande pas à des milliers d'enfants d'être des enfants prodiges et d'être des hommes à dix-huit ans. Il ne faut pas que les grands maîtres de l'Université aient l'air de croire, comme les élèves, que toute culture littéraire se termine au baccalauréat et qu'on n'a plus rien à apprendre en philosophie, en histoire, en lettres anciennes ou modernes, quand on entre à l'école de droit ou de médecine. Le défaut général de toutes les éducations contemporaines, privées ou publiques, c'est l'impatience des instituteurs ou des parents. On suppose partout à l'enfant des facultés au-dessus de son âge. On lui impose des travaux dont sa raison est incapable. Qu'arrive-t-il alors? il renonce à se servir de sa raison. On peut faire ainsi avorter les intelligences les plus distinguées. Qui prévient le moment l'empêche d'arriver, a dit le poète. Dans le développement de l'individu comme dans celui des nations et de l'humanité, il ne faut jamais essayer de franchir à la fois deux degrés d'initiation, aurait ajouté notre vénérable Ballanche. C'est là en politique la cause de toutes les révolutions violentes toujours suivies d'un mouvement rétrograde. Ce fut là le péché originel, d'après notre cher théosophe. Le premier homme prétendit passer docteur avant d'être bachelier. Que d'Eves maternelles renouvellent de nos jours sur la personne de leurs enfants cette prévarication d'essence féminine! Sur ce point, comme sur tant
�DES ÉTUDES.
319
d'autres, les sociétés démocratiques sont femmes. La France contemporaine l'est devenue entièrement. S'il appartient à quelqu'un chez nous de pratiquer la patience et la raison viriles et de nous les enseigner, c'est au corps universitaire, nourri à l'école des anciens, nos maîtres éternels en virilité et en raison. Que l'Université cesse donc, elle aussi, de vouloir faire franchir à nos fds plusieurs degrés d'initiations à la fois, qu'elle ne cherche pas à faire du baccalauréat un doctorat, ou tout au moins une licence prématurée. Mais la philosophie à qui je voudrais garder une large place dans l'examen au détriment de certaines connaissances réputées plus faciles, n'est-elle pas pour l'écolier une étude prématurée? Nous ne répondrons pas par un fait d'expérience qui peut être une exception. Le véritable enthousiasme avec lequel se pressèrent plusieurs générations d'écoliers autour de l'admirable professeur que nous citions tout à l'heure, prouve qu'il savait se faire comprendre par de jeunes âmes de seize à dixhuit ans. Je n'ai jamais vu d'élèves prendre aussi à cœur une partie de leurs études que nous autres élèves de ce temps prenions à cœur la philosophie. Mais je cite de nouveau ce fait comme un cher souvenir, non point comme un argument. Qu'est-ce qu'une classe de philosophie professée comme elle doit l'être, c'est-à-dire par un philosophe, et dégagée, comme je le demande, de ce lourd attirail d'ouvrages analysés et d'histoire des syslômes?A quelle œuvre très-élevée et très-simple en même temps reslet-elle consacrée, en se réglant sur la partie du programme que je voudrais voir conservée et plus sérieusement étudiée? C'est une sorte d'examen de leur conscience intellectuelle que font les élèves, guidés par
�320
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
un maître habile dans la géographie de l'esprit humain. Il ne s'agit pas d'introduire dans ces jeunes esprits une foule de connaissances nouvelles, comme on prétend le faire aujourd'hui en leur imposant par-dessus la géométrie et l'algèbre, et la physique et la chimie, cet absurde fardeau de la politique et de l'histoire contemporaine. Il s'agit d'appeler leur réflexion sur ce qu'ils savent déjà; de leur faire trouver en eux-mêmes, et non ailleurs, un moyen de juger ce qu'ils ont appris et ce qu'ils apprendront; de leur tracer une voie pour apprendre plus sûrement, une méthode; en un mot, d'exciter en eux les divers mobiles qui nous poussent à l'étude et aux recherches désintéressées, de les rendre témoins des nobles jouissances que procure la poursuite du vrai et du beau ; de provoquer leur amour pour les idées pures, pour le bien en lui-même, comme on l'a provoqué en rhétorique pour les splendeurs de l'idée exprimée dans un beau langage et des nobles sentiments réalisés dans un fait. Il faut qu'ils sortent de là piqués par le divin aiguillon de l'enthousiasme pour les choses de l'esprit, c'est-à-dire qu'ils soient tout le contraire de ce que les font la vie de collège et notre absurde préparation au baccalauréat. Je reconnais que, pour cette oeuvre, il faut un homme, un homme de cœur tout autant que d'esprit, un penseur qui soit modeste, un homme de bonne volonté. Mais à quoi nous sert l'Ecole normale si elle ne peut pas fournir tous les trois ans quatre ou cinq vrais professeurs de philosophie? et à quoi nous servent votre administration, votre bureaucratie, vos réglementations infinies, si elles n'aboutissent, comme de fait, qu'à entraver, ennuyer et finalement abrutir et le professeur et les élèves? Avec un professeur instruit et honnête, ayant tant
�DES
ÉTUDES.
321
soit peu de cœur et de flamme intérieure, si vous ne l'excédez pas de stupides minuties, si vous ne lui faites pas prendre ses fondions en horreur en les rendant toutes mécaniques et serviles, si vous lui témoignez, ce que l'Etat refuse en France à tous ses fonctionnaires, confiance et respect; si vous lui laissez un peu de ce qui est la vie même des esprits sincères, la liberté, vous aurez la véritable classe de philosophie, une classe attrayante autant que sérieuse; vous nous donnerez cet enseignement qui convient à la fois aux enfants et aux hommes, l'enseignement socratique. Le professeur étant trouvé, un professeur capable de la liberté et digne d'elle, le cours étant dégagé des études inutiles et de la préparation mécanique à l'examen, serait-ce une utopie que de vouloir transformer le lieu de la classe? Le maître ne pourrait-il pas sortir quelquefois avec ses disciples de la salle infecte et noire, pour continuer son dialogue avec ces jeunes âmes dans l'air pur, en plein soleil, en face des œuvres de Dieu? Ces promenades que ne dédaignaient pas les anciens sages et qui les aidaient à penser agréablement et sans pédantisme, nous les interdisons à nos écoliers; sans doute parce qu'ils n'ont pas autant de force d'esprit et qu'ils ont plus besoin de grand air, de mouvement et de joie que les hommes faits! Mais il est convenu que l'écolier est une machine, une machine capable de souffrir; il faut qu'il souffre et qu'il fonctionne : voilà le principe sur lequel semble reposer toute l'éducation universitaire. Nous reviendrons plus tard sur la question d'hygiène physique et morale; nous nous bornons aujourd'hui à ce qui concerne strictement les études et nous concluons à cette réforme de l'examen du baccalauréat dont nous venons d'esquisser les conditions principales.
�CHAPITRE VIII
I. Que la forme des épreuves pour le baccalauréat doit être modifiée. — Nécessité de plusieurs examens à longs intervalles. II. Que, le programme du baccalauréat étant réduit, l'examen subi pour ce grade à la sortie du collège ne doit pas être le dernier. — Que les études classiques doivent être poursuivies par les élèves des écoles spéciales. — Que ces élèves doivent être astreints à un nouvel examen littéraire correspondant à la licence, mais fort réduit pour ceux qui ne sont pas destinés à l'enseignement.
I
On a remarqué sans doule, que, jusqu'ici, nous nous sommes occupé à peu près exclusivement de la matière de l'examen sans toucher à sa forme, du programme et des études beaucoup plus que de la façon de constater leur résultat. C'est qu'il est évident que la chose principale au collège est dans ce qu'on apprend, dans la manière de l'apprendre, dans le régime auquel sont soumises les jeunes intelligences. La question de savoir quand,
�DES ÉTUDES.
323
comment et par qui les élèves seront interrogés, pour obtenir leur diplôme d'aptitude, n'est que secondaire. La réforme la plus radicale et la plus sage que l'on ait proposée contre le système actuel d'examen pour le baccalauréat est celle qui substituerait à l'épreuve unique subie à la fin des études une série d'épreuves placées entre chacune des classes. Une foule de bons esprits appuient cette idée; elle obtiendrait, je crois, la majorité dans le corps enseignant. Elle présente quelques difficultés d'exécution au point de vue de la liberté d'enseignement ; mais ces difficultés pourraient être vaincues en supposant une administration sincèrement libérale et des instituteurs libres sincèrement amis des études. Il va sans dire que ces examens publics et décisifs n'auraient lieu qu'à partir des classes supérieures, et que pour les classes de grammaire chaque établissement resterait juge de ses élèves et de leur aptitude à monter d'un degré sur l'échelle des études. Fixer d'une manière précise l'époque du premier examen, serait-il après la troisième, après la seconde, c'est une question de détail que l'expérience résoudrait. Mais il est certain que ce genre de preuves aurait un grand avantage : celui de contraindre les élèves à s'occuper sérieusement chaque année des matières de leur classe, sans ajourner leur préparation jusqu'à l'année de l'examen unique comme il arrive pour les paresseux, sans prétendre anticiper sur les matières des années suivantes comme l'essayent souvent les plus zélés, et enfin sans se bourrer de ces ridicules manuels comme presque tous sont aujourd'hui contraints de le faire. Il y aurait de vraies humanités, de vraies classes de rhétorique et de philosophie, au lieu d'un entrainemcnt et d'un dressage au galop
�324
DE L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
d'un seul et unique examen. L'on sortirait du collège, comme autrefois, bachelier sans avoir pensé à le devenir ; ayant travaillé et fait ce qu'on a pu, au jour le jour, sous la direction respectée d'un maître, comme il convient à des écoliers. On ne verrait plus des élèves, et souvent les meilleurs, rappeler leur professeur au manuel du baccalauréat dès qu'il a la prétention de cultiver leur esprit au lieu de leur mémoire, et de leur apprendre le fond des choses au lieu de les mettre vite en possession des mots qui répondent strictement à une question de programme. Pour laisser les établissements non universitaires et les éducations de famille entièrement libres dans les méthodes, dans le classement des années d'études, dans tout leur régime intérieur, on conserverait l'examen unique et général, subi après l'âge de dix-sept ou dixhuit ans, pour tous les jeunes gens qui n'auraient pas été assujettis aux examens de fin d'année ; de cette manière, tous les droits seraient respectés. Il est à croire qu'un très-petit nombre d'établissements libres se refuseraient à ce mode d'examen, si utile pour astreindre les élèves à un travail soutenu et patient dans toutes les classes et les professeurs à la surveillance égale de tous les élèves ; à une épreuve, enfin, qui permettrait de faire bénéficier un bon écolier au bout de chaque classe de ses notes de toute l'année, et qui assurerait par conséquent au jugement du maître sur chaque élève une grande influence sur le résultat de l'examen. Car il va sans dire que, pour des épreuves de ce genre, les juges, qu'ils fussent fournis par les Facultés, ou désignés d'une autre façon, seraient dans la nécessité de s'adjoindre le professeur de la classe, d'admettre à concourir au résultat les notes qu'il aurait
�DES ÉTUDES.
323
données à ses élèves pendant toute la durée du cours, et entin d'écouter toutes ses observations. Celte méthode serait beaucoup plus paternelle, beaucoup plus libérale et beaucoup plus sûre en même temps; elle ferait disparaître ce qui donne à l'examen du baccalauréat quelque chose d'une loterie. On ne verrait plus, ce qui est arrivé parfois, de fort bons élèves échouer dans cette épreuve et, ce qui arrive très-souvent, les plus mauvais écoliers réussir par le hasard heureux d'une question étudiée la veille. On supprimerait ces excès de travail des retardataires qui prétendent remplacer par trois mois de préparation mécanique les dix années qu'ils ont perdues, et les efforts des timorés qui ont besoin de surexciter leur mémoire ; affreux régime intellectuel et physique, qui aboutit à tant de fièvres cérébrales et à tant d'ignorance avec ou sans diplôme ! Au point de vue libéral, on ne pourrait rien trouver de mieux que cette mesure ; elle associerait dans l'inspection des études les professeurs libres aux jurys nommés par l'Etat. Les actes des fonctionnaires de l'Etat seraient soumis à un contrôle perpétuel et compétent, comme ils doivent l'être dans tous les objets de la vie publique, auxquels on prétend appliquer le régime de la liberté. Cette mesure si sage est, en effet, beaucoup trop libérale pour qu'on l'obtienne de notre bureaucratie. C'est la seule dont il n'ait jamais été question dans les innombrables manifestes émanés du ministère de l'instruction publique. Il ne faut pas s'attendre à la voir jamais adoptée. Mais ce qu'il est possible de demander et d'espérer sous tous les régimes, c'est la réduction du programme du baccalauréat et du plan des éludes de
19
�326
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
collège à une surface moindre, à des proportions moins ambitieuses. Plus l'épreuve du baccalauréat se placera par la modestie de son programme au-dessous des épreuves pour la licence, plus elle avoisinera les simples examens que l'on subit dans le lycée lui-même à la fin de chaque classe, plus on lui fera perdre en étendue et en apparence, plus elle gagnera en sérieuse efficacité.
II Est-ce à dire qu'immédiatement après le baccalauréat on doive déclarer les études littéraires terminées? C'est le contraire que nous demandons.. Une fois bachelier, les étudiants destinés aux carrières libérales ne doivent pas dire, comme aujourd'hui, un éternel adieu aux langues anciennes, à la littérature, à la philosophie, à l'histoire. Que l'on place à ce moment, si l'on veut, mais pas avant, ce choix entre les lettres et les sciences qu'on imposait naguère aux élèves à la fin de la troisième. Mais qu'au sortir de l'enseignement secondaire, l'enseignement supérieur saisisse le jeune homme, et que nos Facultés des lettres et des sciences, au lieu de n'avoir que des auditeurs bénévoles, aient de véritables élèves. En un mot, les aspirants aux carrières libérales, après cet examen du baccalauréat, et pendant la durée de leurs études professionnelles, doivent être astreints à l'enseignement supérieur, littéraire ou scientifique, suivant leur vocation. Nous ne voulons toucher ici à la question de l'enseignement supérieur que très-accessoirement et seulement en vue de la réforme du baccalauréat. Si nous
�DES ÉTUDES.
327
demandons que l'on supprime des classes de collège et de l'examen qui les consacre toutes les prétentions qui font supposer qu'un candidat bachelier est l'élève d'une Faculté plutôt que d'une classe de philosophie et de rhétorique, ce n'est pas pour que la jeunesse soit privée de ce développement supérieur qu'il est impossible de lui donner, quoi qu'on fasse, avant la sortie du collège. Celte haute culture doit être donnée dans les Facultés des lettres et des sciences. Depuis longtemps l'autorité universitaire se préoccupe à bon droit d'assurer aux chaires de Facultés des auditeurs assidus et sérieux. Le dernier rapport sur l'enseignement supérieur (16 novembre 4 868) a posé cette question. On est bien loin de la résoudre par ce qu'on appelle, un peu trop pompeusement, création d'écoles normales secondaires ; création qui se réduit à l'obligation imposée aux maîtres d'études des lycées voisins d'une Faculté de suivre certaines conférences faites par les professeurs et par l'invitation adressée aux jeunes gens libres de se faire inscrire pour les mômes leçons. Dans les plus grandes villes de France le nombre d'auditeurs qu'on s'est procurés de cette façon n'a jamais atteint qu'un chiffre dérisoire. Parmi ce petit nombre d'auditeurs très-peu visent au diplôme, ce qui veut dire que très-peu travaillent sérieusement. Ces conférences, plusieurs fois créées et mortes plusieurs fois depuis qu'il y a des Facultés en province, ressuscilées toujours avec un grand appareil de promesses et décorées récemment du nom d'écoles normales secondaires, n'ont jamais produit que des résultais trèsinsignifiants. Ce n'est pas sur elles qu'il faut compter, pour faire ressembler, comme on l'a dit, nos Facultés à des Universités allemandes.
�328
DÉ L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
11 ne faul pas se figurer, non plus, qu'on élèvera beaucoup le niveau de l'enseignement supérieur et qu'on lui assurera un auditoire laborieux en contraignant les professeurs, comme on en montre l'intention, à faire un plus grand nombre de leçons par semaine. C'est là une de ces idées qui fait partie du système de fonctionnement à outrance que chaque ministre veut imposer à ses subordonnés pour faire croire au public qu'il gagne mieux que ses devanciers l'argent de son budget. Sans songer à proposer ici un plan d'enseignement supérieur, disons que, jusqu'à une réorganisation complète, la principale utilité des Facultés est celle qu'on cherche à leur ôter chaque jour, en chargeant les professeurs de nouvelles entraves et d'une foule de petits travaux inutiles et stupides. Ce que je vais dire paraîtra monstrueux à tous les gens de la bureaucratie d'abord, puis à cet innombrable public qui n'admet pas qu'il y ait travail en dehors d'un travail mécanique et d'un résultat évalué en chiffres. Les Facultés, quand elles ont été rétablies ou renouvelées sous le gouvernement de juillet, étaient conçues, et très-sagement, comme des chapitres de chanoines littéraires, dévoués pour leur propre compte à la culLure des hautes études et destinés surtout à produire de beaux ouvrages sans être obligés de demander le pain quotidien à l'article de journal, au roman, ou au vaudeville. Ils avaient pour cela une rétribution fort modeste, mais deux choses inappréciables : du temps et de la liberté. On n'a cessé de travailler depuis à leur ôter l'un et l'autre; on y est parvenu. Et il est bien difficile aujourd'hui d'être à la fois un professeur de Faculté et un homme de hautes lettres. On constate, en même temps, qu'en dehors de leur
�DES ÉTUDES.
329
auditoire bénévole de gens du monde, les professeurs n'ont pas d'élèves; c'est-à-dire que, sauf leurs fonctions d'examinateurs pour le baccalauréat et la licence, ils sont à peu près inutiles. Afin de les rendre plus utiles, on veut leur arracher un peu du temps dont ils disposaient encore pour leurs propres éludes en les forçant à faire un plus grand nombre de leçons sans auditeurs et dans le vide !!! Si tous les étudiants en droit, par exemple, si tous les aspirants à certaines fonctions publiques étaient astreints, après un baccalauréat plus modesle, à prendre le diplôme de licence un peu modifié, vous assureriez un vrai public à vos Facultés ; ce qui ne vous dispenserait point de laisser un peu de loisir et de liberté à vos professeurs, pour qu'ils ne devinssent pas ce que tout devient en France aujourd'hui, des machines. Réduire le baccalauréat aux proportions plus modestes en apparence et à la valeur au fond plus sérieuse des simples études de collège dans la vieille Université; exiger des aspirants aux carrières libérales, pendant leur passage à l'école de droit et à d'autres écoles, un examen de licence ès lettres, voilà un moyen de dégrever l'enfance et l'adolescence pendant les premières études, et de contraindre la jeunesse à ne pas oublier dès le lendemain du baccalauréat tout ce qu'elle a appris au lycée. Il s'agirait de déterminer un nouveau programme pour la licence un peu différent du programme actuel. Car aujourd'hui le grade de licencié ès lettres est exclusivement recherché par ceux qui se destinent à l'instruction publique. Si ce grade était exigé de tous les aspirants aux carrières libérales, les conditions de l'examen devraient être modifiées. Mais il est certain que cette exigence élèverait le niveau de la cul-
�330
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
ture littéraire de notre jeunesse, et que, par cette innovation, on s'acheminerait vers l'établissement d'universités plus semblables aux universités allemandes dont on parle avec tant d'admiration. Les jeunes gens indécis sur leur carrière, ou ceux à qui leur fortune permet de se passer d'une profession, seraient contraints à poursuivre leurs études jusqu'au niveau de la licence, comme ils sont aujourd'hui forcés de les pousser jusqu'au baccalauréat, pour ne pas se sentir trop inférieurs au reste de la classe cultivée. Il y aurait donc là un grand public universitaire et on pourrait efficacement songer à la rénovation de l'enseignement supérieur. Mais il faudrait renoncer pour cela à d'invincibles routines, se résigner à un peu de liberté et porter atteinte au despotisme de la centralisation. Meurent plutôt les lettres, les sciences, l'esprit français, l'esprit humain I Sans toucher à la question de la liberté de l'enseignement supérieur qui est à l'ordre du jour, sans prétendre le moins du monde présenter un plan d'universités ou discuter le dernier rapport ministériel sur ce sujet, disons ce qui est dans tous les esprits, ce que nous avons entendu répéter mille fois dans toutes les conversations des gens spéciaux ou simplement des gens éclairés, sur l'instruction publique. Au lieu de dix-huit centres académiques pourvus d'un petit nombre de chaires et de deux ou trois Facultés seulement, ayons six ou huit grandes Universités réunissant toutes les Facultés des lettres, des sciences, de droit, de médecine, et dotées de toutes les chaires, ou à peu près, qui sont attribuées aux Facultés de Paris. Il n'est pas de mon sujet d'entrer ici dans les détails de cette organisation. Les avantages de toute espèce, litté-
�DES ÉTUDES.
331
ràil'és, moraux, et politiques, se touchent du doigt. Il n'y a pas, sans cette mesure, d'amélioration possible dans notre système d'enseignement. La très-modeste réforme que cet écrit a pour but de solliciter — une réduction du programme pour le baccalauréat — est elle-même assez difficile, si les cours de Facultés ne font pas partie des études régulières ; ce qui suppose une distribution nouvelle de ces Facultés et des hautes écoles sur le territoire. Cependant nous sommes bien certain que la témérité et l'activité d'un ministre de l'instruction publique n'iront jamais jusqu'à un acte de vraie décentralisation et de vraie liberté de l'enseignement. On se maintiendra dans cette agitation inquiète qui détruit beaucoup et ne crée rien que des prospectus; enfin l'Université, comme le reste de la France, continuera à être régie en vue des nécessités électorales et du suffrage universel. On pourrait mieux faire et à peu de frais. Il y a de grandes lumières dans le corps enseignant. Là on sent les vices intérieurs et les moyens de les réformer, plus clairement peut-être que d'autres corps ne le sentent pour eux-mêmes. Mais il y a une fatalité qui règne sur la période où nous sommes; du petit au grand, elle n'excelle qu'à détruire. La foule, très-nombreuse encore, grâce à Dieu, des honnêtes gens, des gens éclairés, est condamnée chaque jour à faire ce qu'elle désapprouve. Le désaccord entre la théorie et la pratique, entre la réalité et l'idéal, n'a jamais été aussi complet qu'à présent pour tous les hommes publics. Ce que chacun de nous peut se dire pour sa conduite morale, tous les fonctionnaires un peu judicieux se le disent en obéissant à leurs règlements et à leurs chefs :
Video meliora proboque Détériora stqxtor.
�332
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE
Nulle part on n'a plus clairement que dans l'Université celte conscience du mieux qu'on ne peut pas atteindre et du bien qu'on ne peut pas faire. Là, plus qu'ailleurs il faut le dire, la patience devant les abus et la prudence devant les réformes doivent être pratiquées. En matière d'éducation on ne doit toucher qu'à très-bon escient à ce qui est consacré par l'usage, quoique combattu par la théorie. Lorsqu'il y a une trentaine d'années, dans un sincère désir d'élever le niveau des études et de rendre l'épreuve du baccalauréat plus exacte et plus concluante, on imagina les questionnaires imprimés et l'appareil des programmes encyclopédiques, on introduisait par le fait un germe de décadence dans les études et dans l'esprit littéraire. On voit aujourd'hui le mal; mais il ne suffirait pas pour le guérir entièrement de revenir aux anciens usages. Les circonstances et le milieu social ont changé. Cependant comme on est loin d'avoir encore trouvé un système complet de bon enseignement secondaire et supérieur, ce qui vaudrait le mieux, comme état transitoire, ce serait de se rapprocher des examens paternels d'il y a trente et quarante ans qui supposaient dans le candidat un bon écolier destiné à poursuivre ses éludes littéraires et non pas un jeune homme qui n'a plus rien à apprendre pour être un véritable lettré. Nous avons cherché nous-même à nous inspirer de cette prudence; aussi on sera peut-être étonné de voir des critiques aussi vives se résumer en des demandes aussi modestes. Une réduction du programme des études secondaires qui rendrait l'épouvantail du baccalauréat moins effrayant pour les élèves, pour les parents et pour les professeurs, laisserait aux écoliers le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour acquérir une pre-
�DES ÉTUDES.
333
mière instruction sérieuse et solide au lieu de se livrer à cette préparation fiévreuse d'un examen aussi funeste à la santé de l'esprit qu'à celle du corps. On pourrait, alors, songer à cette amélioration du sort de l'enfance, à ce dégrèvement de la journée des écoliers, sans laquelle il n'y a pas d'hygiène raisonnable pour cet âge de la croissance physique et de la formation du tempérament.
�CHAPITRE IX
Que l'État ne doit pas se dessaisir du droit de présider aux examens et de conférer les grades.
Hâtons-nous de le dire, la plupart de ceux qui s'élèvent contre l'existence de l'Université, et ce qu'il est permis d'appeler le monopole de l'Etat jusqu'à ce qu'on nous ait fait certaines concessions légitimes, ont à proposer une solution meilleure que l'abandon de l'enseignement à des efforts isolés et à l'industrie particulière. On nous présente ajuste titre le clergé et les congrégations religieuses comme la précieuse ressource de l'instruction publique, si le gouvernement venait à s'en dessaisir. Ici je demande à mes meilleurs amis la permission de dire ce que je pense avec autant de franchise, et s'il le faut de rudesse, que j'en aurais vis-à-vis de nos adversaires. S'il me fallait taire ce que je crois la vérité ou seulement lui mettre un voile tant léger qu'il fût, je renoncerais à tenir une plume. La raison d'écrire est dans le besoin d'exprimer tout ce que l'on sent. Je sais mieux qu'un autre qu'on trouve peu de profit clans la sincérité, mais j'y goûte beaucoup de bonheur. Je dirai
�DES ÉTUDES.
335
donc sans détour que, si le clergé et les corporations religieuses, avec leur constitution, leur esprit et leurs nécessités présentes, héritaient sans partage de l'instruction publique abandonnée par l'Etat, ce serait au grand détriment des études classiques et de la science générale. On peut ajouter qu'il n'y aurait nul avantage pour l'orthodoxie des jeunes générations. Matériellement le clergé et les ordres religieux ne sont pas prêts à recevoir les élèves que leur céderait' l'Université. Quels que soient leurs ressources et le rapide développement de toutes les oeuvres soutenues par le zèle catholique, il y a une chose qui ne peut s'improviser dans l'enseignement, ce sont les professeurs. Il faut encore aux collèges indépendants de l'Etat, cléricaux ou laïques, un long usage de la demi-liberté qui leur est concédée, pour que les maîtres se soient multipliés de façon à pourvoir aux besoins des élèves, si leur nombre venait ainsi à tripler. Après dix-huit ans de jouissance de la loi libérale de 1850, les ordres religieux n'ont pas encore formé chez eux un noyau suffisant de professeurs; ils sont obligés de s'adjoindre des laïques. Nous ne voulons établir ici aucune comparaison blessante pour les professeurs autres que ceux de l'Université, mais nous devons dire que tous les amis les plus zélés de l'enseignement catholique comprennent qu'une pépinière de jeunes maîtres analogue à l'Ecole normale est absolument indispensable pour que le clergé puisse faire honneur à la quasi-liberté qu'il a conquise, sans parler de suffire au quasi-monopole qu'il acquerrait si l'enseignement de l'Etat venait à cesser. Or cette école n'a pas encore été fondée; voilà le fait, il ne nous appartient, pas d'en examiner les causes. Une autre circonstance propice aux ordres religieux et qui assure, à,
�336
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
l'heure qu'il est, un incontestable avantage à l'enseignement des congrégations, c'est que, pour les ecclésiastiques séculiers, le professorat n'est jamais une carrière, c'est une sorte d'intérim dans le ministère. La plupart des classes dans les nombreux petits séminaires dépendant des évêques sont confiées à de jeunes prêtres destinés à être répartis plus tard dans les paroisses. Qu'il y a loin de cette condition à celle des 'professeurs de l'Université dont la vie militante se passe dans une chaire conquise par de formidables épreuves littéraires! Nous admettons sans peine qu'avec du temps, de la liberté et le zèle qui ne leur fera jamais défaut, les catholiques sauraient remédier à ces désavantages de l'enseignement clérical. Nous n'avons pas besoin qu'on nous rappelle le glorieux passé des ordres religieux conservateurs des lettres, seuls instituteurs des brillantes générations du dix-septième et du dix-huitième siècle. Mais la situation du clergé vis-à-vis de la science au dix-neuvième siècle n'est-elle pas profondément changée? Ici encore nous réclamons la tolérance de nos amis pour toucher à la plus grosse question de ce temps et pour l'aborder dans cette condition fâcheuse de ne pouvoir que l'effleurer. C'est un fait que devant la science, l'érudition, la critique moderne, le clergé catholique se tient dans la défiance quand il ne témoigne pas d'une entière répulsion. Il faudrait des volumes pour analyser, expliquer, commenter ce fait et lui trouver des remèdes. Le justifier d'un mot en déclarant que la science, l'érudition, la critique moderne sont irréligieuses et sont absurdes, ce serait trop prompt et trop facile. Dans tous les cas, ce n'est pas nous qui dirons ce moWà. En admettant la lé-
�DES ÉTUDES.
337
mérité, la fausseté même d'un très-grand nombre des assertions de la science moderne, de toutes ses assertions si l'on veut, il est incontestable que leur absurdité n'est pas tellement évidente qu'elle se réfute toute seule. Pour combattre et pour terrasser ces erreurs de l'érudition et de la science contemporaine, il faut entrer aussi profondément que les docteurs laïques dans la science et dans l'érudition. Le clergé de nos jours l'a-t-il su faire? Cela n'est pas encore apparent. Le clergé a-t-il d'ailleurs le loisir et le goût de ces recherches? n'est-il pas poussé à les éluder par scrupule ou par une conviction a priori de leur impuissance et de leur vanité? En un mot, dans l'état actuel de la société et de l'esprit d'investigation, est-il possible aux prêtres et aux religieux de reprendre la tête des sciences humaines? Le droit d'enseigner est à ce prix. Enseigner, ce n'est pas seulement tenir des collèges si nombreux qu'ils soient, c'est occuper toutes ces chaires des hautes écoles qui ont jeté tant d'éclat depuis cinquante ans. Il est inévitable que les hommes à qui leur compétence assure la possession de ces chaires supérieures, que l'association qui les réunit doivent arriver à dominer l'enseignement secondaire, indépendamment de tout monopole consiitué par l'Etat. A qui recourir pour préparer, examiner, consacrer les professeurs secondaires, si ce n'est aux maîtres de l'enseignement supérieur ? Directement ou indirectement, c'est à eux encore qu'on s'adresse pour obtenir les grades scientifiques, les diplômes qui ouvrent seuls l'entrée des carrières libérales. Combien de temps faudrait-il et de changements profonds pour que le clergé fût en mesure d'occuper ces hautes chaires scientifiques si l'Université les laissait vacantes?
�338
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
Mais je suppose qu'à l'abri d'une liberté absolue et par un long usage de celte liberté, un nombre suffisant d'institutions libres, laïques ou cléricales, soit fondé et fleurisse déjà; que nous ayons à Paris et dans chacune de nos villes centrales des universités de toutes pièces entièrement indépendantes du gouvernement et conférant chacune des diplômes sous leur responsabilité privée; je me hâte de dire que cet état de choses ressemble beaucoup à celui que je rêve comme le seul vraiment libéral. Voici cependant ce qui se produirait entre ces universités, si elles fonctionnaient à l'heure présente. Il y en aurait de laïques, il y en aurait surtout de catholiques. J'admets que dans la science pure et dans les chaires supérieures l'émulation engendrât un zèle trèsprofitable au savoir lui-même et à l'esprit humain. J'admets encore que la même rivalité assurât l'excellent recrutement des professeurs secondaires. La concurrence porterait-elle d'aussi bons fruits dans ce triage des capacités qui précède la délivrance des diplômes aux écoliers à la fin des études? Quelle serait la valeur de ces diplômes et des autres, si l'Etat renonçait au contrôle et même à l'initiative des examens? On va me trouver bien pessimiste, mais je dois continuer à parler franchement : si la majorité des universités libres étaient laïques, —les nécessités de la concurrence et les dispositions actuelles des familles étant données, — les diplômes seraient mis partout au plus bas prix du savoir, et il y aurait entre les élèves de ces diverses institutions un assaut d'ignorance, comme on n'en a jamais vu. Le monopole des universités catholiques dirigées par des religieux ou du moins leur très-grand nombre, fait probable de ce nouveau régime, serait-il un remède à
�DES ÉTUDES.
339
cette concurrence et un gage bien certain de la sévérité nécessaire dans la délivrance des certificats d'aptitude? Le clergé ne saurait perdre de vue que sa mission est de prendre souci des âmes beaucoup plus que des intelligences. Fût-il pleinement réconcilié avec le savoir moderne, il devra lui préférer toujours la vertu sous toutes ses formes et avec toutes ses apparences. Auprès des instituteurs, des examinateurs ecclésiastiques, la soumission, la piété, l'innocence des mœurs risquent de suppléer trop fortement dans la balance la légèreté des réponses sur le latin, le grec, les mathématiques, l'histoire et la philosophie ; et c'est cependant de tout cela qu'il s'agit et qu'il s'agit uniquement dans un examen de baccalauréat ès lettres. Je conclus qu'il n'y a pas lieu d'arracher à l'Etat le privilège de faire éprouver les candidats aux grades scientifiques par un jury de»son choix. Demandera-t-on que ce jury soit autrement composé? Est-il convenable de joindre aux professeurs officiels de la Faculté deslet-. très et de la Faculté des sciences un certain nombre d'instituteurs libres? Je n'y vois aucun danger et fort peu d'avantage. La compétence des facultés n'est contestée par personne. Si au nom delà liberté, du droit de contrôle public, de la défiance du clergé et des familles on veut prendre des gages contre leur partialité possible, il est facile d'introduire, à la dose qu'on voudra, dans les jurys officiels un élément de surveillance étrangère. Je crois que ce serait gratuitement injurieux pour nos professeurs, mais enfin c'est plus conforme aux principes, aux tendances libérales qui sont les miennes. Je ne saurais me taire à cette occasion sur les attaques si violentes dont les facultés ont été l'objet durant la polémique pour la liberté d'enseignement. Il était ad-
�340
DE
L'ÉDUCATION LIBÉRALE.
mis chez les adversaires de l'Université, et on voulait le persuader an public, que les élèves des maisons religieuses étaient l'objet de la part des examinateurs d'une perpétuelle injustice et qu'il leur fallait faire preuve d'une écrasante supériorité pour conquérir leur diplôme. Les nécessités du combat ne justifiaient pas ces calomnies. Voici ce que j'ai vu d'aussi près que possible, dans les commissions mêmes où dominaient ce qu'il est convenu d'appeler les libres penseurs. Quand il se présentait un candidat dont la provenance cléricale était connue — et les trois quarts du temps les examinateurs ne connaissent en rien l'origine des élèves — une telle crainte d'être ou de paraître plus sévère pour lui que pour les écoliers des lycées s'emparait de la commission, que la juste mesure de l'indulgence était fort souvent dépassée. Combien j'ai vu de candidats cléricaux ne devoir leur admission qu'à leur robe connue ou présumée ! Et les professeurs catholiques n'étaient pas les plus empressés à cette légère et bien pardonnable prévarication. Où sont les juges qui se puissent flatter d'avoir appliqué toujours l'infaillible justice? Quelle que soit donc l'importance d'un bon jury, le plus important c'est la méthode suivie dans l'examen, c'est la matière même des études et la détermination du programme. De la nature des épreuves destinées à constater les ré ■ sùltats de l'enseignement classique dépend la valeur de cet enseignement; notre système d'éducation publique et privée s'y rattache par les liens les plus étroits. Laissez aux programmes celte immense étendue et vous condamnez les candidats à ne connaître que la surface des choses, à se contenter de ce savoir hâtif gui ne résiste pas à quelques mois de loisir, comme s'exprime le préambule de 1862. Durant tout le cours des
�DES ÉTUDES.
341
études il sera interdit aux maîtres et aux élèves de rien approfondir, et, ce qu'il y a de plus funeste, c'est que l'intelligence des jeunes gens aura pris du savoir par à peu près, le plus dangereux de tous, une habitude dont elle ne pourra se guérir. La mémoire surexcitée de telle sorte se passe de l'assistance de la raison. S'il peut y avoir quelque chose de pire que cet affaiblissement de la raison par le non-usage, on le voit se produire aujourd'hui dans l'âme des élèves : le cœur s'absente de tous les actes de l'esprit ; la jeunesse se dégoûte de tout ce qu'elleapprend, car elle n'étudie rien que d'ennuyeux. Il faut qu'elle s'assimile des nomenclatures, des procèsverbaux, des tables de matière, des formules, tout ce qui peut étouffer la pensée et le goût du beau. C'en est fait souvent pour la vie entière de l'amour des lettres et de tout enthousiasme. Il serait facile de suivre à la trace, chez les générations soumises au régime du baccalauréat depuis une trentaine d'années, l'abaissement du goût littéraire. L'inaptitude aux idées profondes, aux convictions sincères, marchent de pair avec l'accroissement de la surface des études. L'esprit ne s'intéresse pas à ce qu'il ne fait qu'effleurer; il n'aime avec ardeur que ce qu'il embrasse pleinement. Ajoutez à cette décadence de l'enthousiasme et du sens littéraire, l'épuisement physique et tous les vices que nous avons signalés dans l'Education homicide et vous ne chargerez pas trop le tableau du mal que peut faire un système d'instruction subordonné tout entier au programme du baccalauréat. Il y avait, sans doute, d'excellentes intentions chez les premièrs auteurs de ces programmes et de grandes lumières, de trop grandes lumières sur les objets mômes des études, sur tout ce^
�342
DE
L'ÉDUCATION
LIBÉRALE.
qu'on peut apprendre dans le cabinet. Mais il y avait aussi une grande méconnaissance de la nature de l'enfant et de tout ce qu'enseignent la paternité et la vie de famille. Joignez à cela qu'en toutes choses les programmes fastueux sont un des travers de notre siècle. Les nations éprouvent le besoin de s'éblouir elles-mêmes, par l'énumération des grandeurs qu'elles s'attribuent. Notre sage Université de France, les honnêtes et les grands esprits qui la dirigeaient ont cédé à leur insu à ce travers général. En étalant à leurs propres yeux, à ceux des familles, à ceux des nations étrangères, cette magnifique nomenclature de toutes les connaissances demandées aux élèves et que nos lycées étaient censés leur donner, ils ont cru de bonne foi qu'ils allaient faire monter, avec le niveau des études et l'influence universitaire, le niveau même de l'esprit humain.
�CONCLUSION
On a remarqué, peut-être avec élonnement, que nous attribuons une extrême importance à l'éducation du corps et qu'une partie des plus vives critiques adressées par nous au régime actuel des collèges et à la pédagogie française est dirigée contre cette négligence de l'hygiène et de là culture des forces physiques. La nécessité de la bonne santé se comprend assez d'elle-même; son utilité pour faire un écolier actif, intelligent, bien équilibré au moral et plus tard un citoyen capable de servir son pays, n'a pas besoin d'être démontrée; et, cependant, nous avons dû faire ressortir, à diverses reprises, les avantages moraux de la vigueur du corps, car les instituteurs et les parents semblent les ignorer. A tous nos arguments de détail en faveur de la bonne éducation physique nous allons ajouter la raison principale du souci, que nous cause le corps de l'homme. Ce sera une occasion de renouveler et de compléter notre profession de foi sur le but auquel on doit tendre dans l'éducation. Certains systèmes, et particulièrement ceux de l'antiquité grecque et romaine, veulent que l'éducation soit
�344
CONCLUSION.
entièrement dirigée dans l'intérêt de l'Etat; l'intérêt du jeune homme, celui de la personne humaine, ne doit être compté qu'après les droits de la société. Nous faisons plus que repousser cette doctrine, nous l'avons en horreur. C'est la plus anti-chrétienne, la plus inhumaine en matière d'éducation. Nous répétons hautement que, dans toutes nos idées sur l'institution de la jeunesse, nous avons perpétuellement et exclusivement en vue non pas l'Etat, mais la personne humaine, le moi humain, l'homme, en un mot, dans ce qui constitue son individualité, c'est-à-dire dans son corps pour sa vie passagère et dans son âme pour sa vie éternelle. Toutes les facultés qui ne sont que des facultés secondaires de la personne, toutes les connaissances qui n'ont pour emploi qu'une fonction sociale, en un mot tout ce qui a un but extérieur à l'homme lui-même, est par nous complètement subordonné dans l'éducation à ce qui doit servir son développement personnel, c'est-à-dire sa santé, sa vigueur, sa beauté physiques, sa force, sa grandeur, sa perfection morales. Nous n'avons pas besoin de dire que s'il y avait à choisir, que si les deux intérêts se combattaient, c'est l'intérêt de son âme immortelle que nous prendrions contre son corps. Mais la plus grave erreur que l'on puisse commettre en pédagogie et en morale, c'est de croire que les vrais intérêts du corps sont opposés à ceux de l'âme et réciproquement. En travaillant à la santé du corps, on travaille à celle de l'âme ; la perfection de l'âme garantit la santé du corps. Notre but c'est d'équilibrer dans une force et dans une vigueur pareille les deux natures de notre élève ; devant les intérêts et la destinée de son moi, de sa personne morale, tout autre intérêt disparaît pour nous. A nos yeux d'instituteur et de père, l'Etal n'existe pas.
�CONCLUSION.
345
Et, cependant, nous croyons travailler pour l'Etat plus sûrement, plus utilement et avec plus d'amour en nous occupant à perfectionner ce qui fait le moi, ce qui fait l'individualité de notre élève, qu'en subordonnant nos méthodes d'éducation à la pensée des droits de l'Etat sur le citoyen, de la fonction sociale que l'élève doit remplir un jour et du service qu'il doit à son pays. C'est dans notre ardent amour pour la France que nous voudrions faire de chacun de ses fils un homme parfait en lui-même et pleinement maître de lui-même. Quand cet homme existera, soyez certains qu'il se donnera sans hésiter, qu'il se donnera passionnément à la patrie, à l'humanité. Et ce présent vaudra quelque chose, car ce sera le don d'un homme libre pour qui les devoirs de citoyen ne sont pas une servitude, mais un privilège et un litre de noblesse. Celui qui se donne librement à son pays le servira mieux que celui dont l'Etat s'empare de force et qui ne fait que subir l'autorité de la loi. L'Etal n'a le droit de prendre que celui qui aurait le droit de se donner, celui qui a déjà une personnalité, une liberté morale. Il faut que l'homme s'appartienne entièrement à lui-même avant d'appartenir à l'Etat. L'enfant n'appartient pas à la société, car de longtemps il ne sera pas une personne distincte ; il reste, jusqu'à complète formation, attaché à son père et à sa mère et dépendant d'eux comme la fleur reste attachée au rameau et dépendante de l'arbre jusqu'à ce que le fruit soit mûr, bon à cueillir et prêt à se détacher de lui-même. L'enfant appartient donc à sa famille; le père et la mère ont seuls des droitssur lui, tant que son âge le retient sous leur dépendance, tant que sa raison, tant que sa liberté imparfaites, ne peuvent lui constituer unepersonnalilê distincte et libre,
�346
CONCLUSION.
tant que son corps imparfait lui-même n'a pas atteint son plein développement. La plus abominable des théories, en matière d'éducation, est celle qui transporte au gouvernement les droits de la paternité et prétend que les enfants appartiennent à l'Etat. Or, si l'Etat a des devoirs vis-à-vis de l'enfant, il n'a aucun droit sur lui ; l'Etat doit à l'enfant, au mineur, comme à tout autre citoyen, plus qu'atout autre citoyen, la protection nécessaire pour le garantir de toute violence; mais il n'a pas le droit d'en faire son élève et de lui inculquer une doctrine de son choix. Ces droits sur l'enfant, je les refuse à tout autre qu'aux parents; je ne les accorderais même pas à l'Eglise, quoique l'Eglise, vis-à-vis de l'Etat, soit une mère vis-à-vis d'un agent de police et d'un marchand d'esclaves. Tous les genres de servitude et d'abaissement moral découleraient de ce principe que les enfants appartiennent à la société, et que le gouvernement a le droit de s'immiscer dans leur éducation. Que deviennent dans cette hypothèse les droits de l'individu, les droits de la personne morale, du seul être réellement existant devant Dieu et devant la nature? L'Etat, la société, l'Eglise sont des abstractions; il n'y a de réel, il n'y a de vivant, il n'y a d'éternel, dans l'Etat et dans l'Eglise, que l'âme humaine. Le droit absolu de l'Etat sur le citoyen, particulièrement sur l'enfant, c'est la thèse favorite de la démocratie révolutionnaire. De là tous ces manisfestes en faveur de l'instruction gratuite, obligatoire, laïque, civile, etc. ; on n'ose pas dire encore matérialiste et athée, quoiqu'au fond la haine de toute idée religieuse soit le point de départ de ces théories. Les radicaux, socialistes, démagogues, nivelleurs de toute espèce sentent bien que
�CONCLUSION.
347
le christianisme est une armure pour la personnalité humaine et que jamais une âme munie de la lumière chrétienne ne pourra être abaissée jusqu'à leur ignoble niveau. Ce qu'il s'agit d'organiser par le radicalisme, c'est-à-dire la servitude des honnêtes gens et la domination de la canaille, n'est possible qu'en remplaçant l'éducation libre et chrétienne par ce qu'ils appellent l'instruction laïque et obligatoire. L'éducation chrétienne toute seule, à défaut de l'éducation libérale, constituerait en face d'eux une indestructible aristocratie de raison et de vertu qui les dominerait tôt ou tard. Il faut détruire ce qui reste de celte aristocratie, il faut l'empêcher de se continuer en imposant à tous l'obligation de l'école athée et matérialiste. C'est peut-être la plus grande honte de notre temps que de voir les questions d'éducation traitées par des gens qui n'ont reçu aucune culture et dont l'esprit est infecté de la triple crasse de l'ignorance, de l'immoralité et de la basse origine. Ces gens qui ne s'appartiennent pas à eux-mêmes,etdontlesplus misérables passions ont détruit le libre arbitre, ces tribuns de bas étage, esclaves du club ou du cabaret voisin, déclarent que nos enfants leur appartiennent, lisse font les apôtres des droits de l'Etat en matière d'éducation ; ils prétendent que l'âme de la jeunesse doit être livrée aux maîtres choisis par leurs municipalités illettrées, par des ouvriers ignares, par des clubistes haineux et décidés à effacer de ce monde toutes les distinctions auxquelles ils ne peuvent atteindre, surtout celle de la vertu. Ce serait là le plus avilissant des despotismes. Cette digression politique n'est pas si étrangère à notre sujet qu'elle peut sembler l'être. En combattant la théorie qui fait des enfants la propriété de l'Etat, qui re-
�348
CONCLUSION.
connaît à l'Etal le droit d'imposer à nos fils une instruction, une éducation, une morale de sa fabrique, il fallait bien montrer ce que l'Etat lui-même peut devenir : il peut s'appeler tour à tour Gambetta, Raoul Rigaut et Delescluze. Quelque soit le nom qu'elle porte, la révolution veut s'emparer de l'âme de nos enfants pour en extirper la religion et toute espèce d'idéal. Mais elle pourra tout briser, excepté la résistance des familles chrétiennes. Non, vous ne me prendrez pas mes fils, citoyens démocrates ; si vous les avez un jour, ce sera comme vous avez eu mes aïeux, en les égorgeant ! Revenons à notre pacifique étude sur l'éducation libérale. Au-dessus de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les prétentions de l'Etat, elle place les droits, les intérêts, les légitimes aspirations de l'âme humaine, le devoir du père et de l'instituteur de travailler à constituer dans l'enfant la libre personnalité de l'homme. Aussi, ce qui nous occupe le plus dans notre élève, c'est ce qu'il a de plus personnel, son corps et son âme, son corps serviteur nécessaire de sa volonté pendant cette vie de combat, son âme qui doit recevoir dans une vie meilleure les récompenses de la victoire. L'intelligence et ses facultés diverses, l'imagination, le calcul, toutes les aptitudes spéciales doivent être soigneusement cultivées ; mais ce n'est pas elles qui font l'objet et la fin dernière de l'éducation, car elles ne sont pas l'homme lui-même. Nous devons les développer pour assurer à l'homme des moyens d'action, des organes propres à servir sa volonté, à modifier le monde extérieur, à faire à l'individu sa place dans la société, à remplir les devoirs que celte place lui impose. Tous les soins donnés aux facultés du jeune homme en vue de leur futur emploi dans une carrière et dans la vie so-
�CONCLUSION.
ciale sont indispensables et sacrés. Mais c'est là une sorte d'instruction professionnelle, ce n'est pas ce que nous entendons par l'éducation libérale. Dans les études les plus désintéressées, les plus étrangères à toute application matérielle, clans celles qui ont pour but le pur développement de l'esprit et la possession d'un savoir tout idéal, par exemple dans l'élude des langues et des littératures anciennes, il y a deux directions différentes à suivre, ou plutôt deux actions simultanées à produire. Toutes les deux sont nécessaires dans le travail de l'homme mûr, mais l'une doit être subordonnée à l'autre dans l'instruction du jeune homme. Pour l'homme en pleine possession de lui-même, de toutes ses facultés actives, de sa volonté, de sa liberté morale, le but principal de l'étude c'est d'acquérir une science déterminée, une connaissance pratique, un moyen d'action. Sa conscience, sa personnalité sont formées, son âme est faite; il a sans doute le devoir de l'agrandir, de la purifier, de la fortifier encore, mais elle existe pleinement et la nécessité présente est de la pourvoir de tous ses moyens d'actions dans la vie. Pour l'adolescent, pour le jeune homme aux mains de son maître et de son père, il s'agit d'abord de devenir un homme, une conscience, une liberté morale, une âme maîtresse d'elle-même. Tout le travail fait dans ce but, c'est l'éducation libérale. Elle comporte une façon particulière de traiter les divers objets des études que nous avons essayé de déterminer dans le cours de ce livre. Il s'agit d'extraire des sciences, des langues, des littératures, des histoires qu'on apprend leur substance nutritive de l'âme, de la volonté, de la moralité humaines. Chaque étude, outre le savoir pratique et positif qu'elle donne, apporte à l'intelligence générale une plus grande vitalité; chaque connaissance
■20
�350
CONCLUSION.
contient dans sa matière un esprit, un élément qui s'adresse à l'âme et c'est celui-là surtout que l'adolescent doit recueillir sous la direction d'un véritable maître. L'élève de l'enseignement secondaire, l'élève d'un lycée n'est pas un apprenti latiniste ou géomètre entre les mains d'un praticien; il est un disciple des muses libérales, un néophyte de la sagesse et de la vertu sous le regard d'un instituteur, d'un père selon l'esprit. Nous travaillons pour cette âme immortelle de notre enfant, objet de tous nos soucis, pour les enfants de nos enfants et pour la patrie elle-même. En donnant au corps les soins assidus que réclame son développement, nous aspirons à rendre l'âme maîtresse d'elle-même et de son corps. Mais il faut le reconnaître, de par la nature, notre corps tient notre âme sous une étroite dépendance. Et, bien loin que cette dépendance devienne plus rigoureuse par l'accroissement des forces physiques, elle diminue, elle cesse tout à fait dans la parfaite santé du corps. L'âme alors peut prendre le dessus et c'est sa faute si elle ne domine pas. La santé, la force et la beauté du corps sont les premiers besoins de l'âme; car l'âme risque fort de rester infirme clans un corps malsain; et les races humaines ne diffèrent par l'intelligence' qu'autant qu'elles diffèrent par la constitution physique. Les plus belles sont et demeureront les plus intelligentes. Les soins que nous réclamons pour le corps de l'élève sont, répétons-le bien, le contraire de la mollesse et du sybaritisme; c'est l'exercice, c'est le travail, c'ést l'épreuve savamment ménagée des intempéries. L'air pur, le grand air de la campagne, voilà le luxe que nous voulons lui donner. La forte nourriture dont il a besoin n'est pas celle qui éveille et qui flatte la sensualité de l'enfant. Ce n'est pas son goût, mais son
�CONCLUSION.
351
tempérament que nous consultons pour régler ses repas. Le régime des athlètes chez les Grecs était aussi sévère pour les sens que celui des ascètes chrétiens, quoiqu'il eût pour but le contraire de la mortification, c'est-à-dire l'énergie vitale. Nous devons faire de nos fils, dans une certaine mesure, des athlètes, des soldats pour les combats de l'âme, hélas ! et pour ceux de la guerre que chaque phase de nos prétendus progrès rend plus impérieux, plus universels et plus atroces. 11 faut donc en revenir à la formule de Platon, en sachant bien la comprendre : « L'éducation se compose de la gymnastique et de la musique, » la gymnastique pour former le corps, la musique pour former l'âme. Nous n'avons pas besoin d'expliquer ici de nouveau ce que le sage des sages entendait par la musique : c'est l'action de toutes les muses, c'est l'ensemble des arts de l'esprit. Cependant ce mot de musique, qui désignait dès lors plus spécialement la science de l'harmonie, doit nous arrêter un moment et nous faire réfléchir. En donnant ce nom, le nom de l'harmonie à toute la partie de l'éducation qui n'est pas l'éducation du corps, à la culture de l'intelligence, Platon nous montre clairement qu'elle est, à ses yeux, la fin suprême de cette culture. Ce n'est pas l'accroissement de telle ou telle des facultés de notre esprit ou même de toutes ses facultés, c'est la grandeur, c'est la force, c'est la beauté de l'âme tout entière. La musique, celte musique morale qu'il enseigne à son élève et qui se compose de toutes les sciences et de tous les arts réglés selon les lois du nombre et de la mesure, c'est-à-dire de la sagesse suprême, a pour but d'établir dans l'âme de l'homme cet équilibre, cette mesure, cette harmonie, celte ineffable beauté qui s'appelle la vertu.
�3o2
CONCLUSION.
La doctrine de Platon est d'accord ici, comme toujours, avec la doctrine chrétienne. « Que sert à l'homme de gagner le monde s'il vient à perdre son âme. » Avec des termes différents et dans une société très-opposée à la nôtre, le divin Athénien dit la môme chose en traitant de l'éducation. C'est l'âme du jeune homme qui est son objet. Il en veut faire ce qu'il appelle un guerrier, c'est-à-dire un citoyen de la classe noble et dirigeante, un militaire et un homme d'Etat ; il lui enseigne toute la science et tout Part de son temps, afin qu'il soit capable de bien servir son pays et de lui commander au besoin. Mais il veut, par-dessus tout, que son disciple soit capable de se commander à lui-même; le jeune homme doit s'exercer à devenir à la fois athlète, géomètre, musicien, orateur, pour remplir ses devoirs de citoyen. Mais le but suprême de tous ses exercices est de produire en lui la beauté, la splendeur qui ne passe pas, celle de l'âme immortelle. C'est là aussi le but que nous donnons à l'éducation libérale. Nous cherchons la suprême beauté de l'âme dont l'essence est la suprême liberté. L'âme vraiment libre, vraiment maîtresse d'elle-même, l'âme qui s'est rendue indépendante de toutes les passions, de toutes les suggestions inférieures, monte infailliblement et d'un irrésistible essor vers le vrai bien. Il suffit qu'elle l'ait entrevu; alors, comme le dit Platon, elle prend des ailes et vole vers la beauté, emportée par le désir et par l'amour. C'est à produire chez le jeune homme cette clairvoyance du bien, c'est à faire croître ces ailes de l'enthousiasme qui nous emportent vers le beau que vise l'éducation libérale. Comme une mère passionnée, elle couve l'âme de son enfant sous ses larges ailes pour la rendre capable de s'envoler.
�CONCLUSION.
353
La voilà munie de toutes ses forces, cette âme qui doit livrer le combat de la vie et traverser victorieusement le tombeau. Elle connaît son but ; elle aime avec ardeur cet idéal qui l'attire; elle a tout ce qu'il faut de vigueur et de lumière pour monter à lui d'un infaillible essor. Elle s'est enrichie, fortifiée, embellie de tout le travail de ses serviteurs, les organes de l'intelligence et du corps. C'est pour elle, c'est pour qu'elle ait dans tous ses membres d'infatigables esclaves dociles à ses moindres signes, que nous avons assoupli les muscles par la gymnastique et conservé par l'hygiène la pureté du sang et l'énergie des fonctions vitales. Il faut que ce même esprit fait à contempler, à saisir, à posséder l'invisible, puisse au besoin s'emparer du monde réel, creuser son sillon sur la terre de la patrie et frapper de l'épée pour sa défense. Comme les penseurs d'Athènes, ces maîtres de toute sagesse, comme Socrate qui se montrait à son heure le meilleur soldat de l'armée, le jeune homme que nous dressons aux carrières libérales deviendra le meilleur dans la guerre, comme il sera le plus éclairé dans les arts de la paix. Il aura puisque la force de l'intelligence, il aura la force de l'âme. Nous avons appelé toutes les muses à l'éducation de son esprit; elles l'ont bercé dès sa première enfance, elles enchantentson âge viril de cette incomparable musique formée par l'accord de toutes les facultés et l'harmonieuse variété des connaissances. Toutes ces facultés, toutes ces connaissances ont été cultivées et dirigées dès le premier jour vers la richesse, vers la grandeur de son âme. Pour cette âme l'imagination s'est ornée de la poésie et de tous les arts; pour elle l'élude des sciences a développé la spéculation et le calcul; pour qu'elle entrevît plus clairement le vrai bien, la philosophie a écarté les
�354
CONCLUSION.
ombres qui obscurcissent la raison et fait luire de toute sa splendeur au fond de la conscience ce verbe divin qui éclaire tout homme venant en ce monde. C'est pour l'âme enfin, pour cette chose ailée, immatérielle, immortelle, pour ce principe qui nous constitue, qui est nousmême, qui partage avec Dieu le privilège de la personnalité, c'estpour l'âme destinée à survivre éternellement, pour elle seule que s'est fait le travail entier de l'éducation et que doit s'achever l'œuvre de la vie. Va maintement, ô Psyché, tes ailes ont grandi et tu peux voler en pleine lumière; monte sans relâche à travers tous les obstacles venus des hommes ou de la nature. Tiens tes regards constamment fixés vers le but. L'aspect de l'idéal soutiendra tes forces ; tu les sentiras croître à chaque coup d'ailes et, d'heure en heure, dans la contemplation du beau suprême, ton effort deviendra plus léger et ton ascension plus facile.
(*) Plus haut! toujours plus haut, vers ces hauteurs sereines Où nos désirs n'ont pas de flux et de reflux, Où les bruits de la terre, où le chant des sirènes, Où les doutes railleurs ne nous parviennent plus ! Plus haut dans le môpris des faux-biens qu'on adore, Plus haut dans ces combats dont le ciel est l'enjeu, Plus haut dans vos amours ! Montez, montez encore Sur cette échelle d'or qui va se perdre en Dieu.
(*) Idylles héroïques. A la jeunesse.
FIN.
�TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE Ce qu'il faut entendre par éducation libérale.
PREMIÈRE PARTIE
DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE
CHAPITRE I".
DES
VICES DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE EN FRANCE. — I. Que nos collèges et lycées ont eu pour modèles les cloîtres du moyen âge. Que l'éducation, c'est-à-dire l'apprentissage de la vie, y est calquée sur un système de mortification II. Que le but direct de l'éducation n'est pas l'intérêt de l'Etat, mais la personne môme de l'enfant, corps et àme
CHAPITRE II. I. Tableau de la journée d'un enfant au collège. Que ce régime est destructeur de la force et de la santé II. Que dans les institutions religieuses l'éducation physique est, en général, moins mauvaise que dans les collèges de l'Etat... ■>
�356
TABLE DES MATIÈHES. Pages.
III. Que le personnel enseignant de l'Université est innocent des vices de l'éducation des lycées. Le coupable, c'est le législateur CHAPITRE III. Que tous les anciens vices de l'éducation physique, dans . les collèges, sont maintenus et aggravés par suite de notre système d'examen pour l'obtention des grades et l'admissibilité aux écoles spéciales CHAPITRE IV. Que l'affaiblissement de la raison dans la littérature et les arts contemporains, que tout ce qu'ils renferment de malsain et de maladif tient en partie à la prédominance nerveuse et au dépérissement de la race, suite de l'éducation de collège CHAPITRE V. I. Revenir, en matière d'éducation physique, aux méthodes do l'antiquité. Que la France est en cette matière la plus arriérée des grandes nations de l'Europe II. Que l'éducation actuelle consacre la destruction politique de la bourgeoisie III. Qu'on peut améliorer chez nous l'éducation physique avant môme d'avoir réformé notre système d'examens IV. Que le service militaire, obligatoire pour tous, nous impose un changement complet dans l'éducation physique des classes lettrées CHAPITRE VI. De quelques objections contre la nécessité d'une réforme de l'éducation physique dans les maisons d'études
37
40
ôi
07 71
74
79
84
�TABLE
DES MATIÈRES.
337
CHAPITRE VII.
\ ' Pages.
Témoignage des médecins hygiénistes. — Des diflérentes espèces de paresse chez les écoliers. Qu'elles relèvent presque toutes de l'éducation physique et de l'hygiène. — De l'abrutissement par la surexcitation nerveuse... CHAPITRE VIII. De la gymnastique
105
122
DEUXIÈME PARTIE
DE L'ÉDUCATION MORALE
CHAPITRE I". Du COEUR. — I. Que l'éducation morale, et en particulier celle du cœur, ne peut se faire que dans la famille. II. Que toutes les grandeurs morales viennent du cœur. — De l'amitié; de sa nécessité dans l'éducation libérale
143
147
CHAPITRE II.
DE LA RAISON.
— Que son développement ne dépend pas de l'instruction reçue, mais de l'ensemble de l'éducation morale
CHAPITRE III.
1 GO
DE LA VOLONTÉ.
— Que le but suprême de l'éducation est de fortifier la volonté et d'apprendre au jeune homme à
�338
TABLE DES MATIÈRES.
se déterminer librement selon les lumières de la droite raison. — Contre ceux qui préfèrent les consciences soumises aux consciences pures CHAPITRE IV. Du CARACTÈRE. — Contre cette erreur que le régime des collèges est utile à la formation du caractère. — Ce qu'il faut entendre par ces mots : un homme de caractère, un grand caractère CHAPITRE V.
LA QUESTION DES INTERNATS.
— Que l'Université, que l'Etat ne doivent pas avoir de collèges d'internes. — Divers moyens d'y suppléer. — Citations à ce sujet
TROISIÈME PARTIE
DES ÉTUDES
CHAPITRE I".
DES ÉTUDES EN GÉNÉRAL PAR RAPPORT A L'ÉDUCATION.
— De l'enseignement professionnel. — Que les vieilles études classiques, la connaissance des langues et des littératures grecque et latine sont le seul, l'éternel instrument de l'éducation libérale. — Que le génie hellénique est pleinement d'accord avec le génie chrétien. — Que la culture du jeune homme doit se faire dans le sein de la tradition par la connaissance des origines et par l'étude des choses immuables. — Les ennemis de l'antiquité classique
�TABLE DES MATIÈRES.
339
CHAPITRE IL De la rivalité des sciences et des lettres dans l'enseignement. — De la préférence à donner aux langues mortes sur les langues vivantes
Pages.
218
CHAPITRE III. De l'instruction primaire des enfants destinés aux études libérales. — Contre l'enseignement précoce de la lecture et surtout de l'écriture. — Importance des exercices de mémoire. — La grammaire est-elle une étude du premier âge? — Contre les grammaires compliquées. — De la façon d'enseigner l'histoire et la géographie aux enfants. — De la musique et du dessin... CHAPITRE IV. Le programme des études classiques doit-il être conservé? — Doit-il être modifié? — Doit-il être réduit? — Que le latin et le grec sont l'éternel fondement de l'instruction libérale. — De l'exubérance du programme d'histoire. — Contre l'enseignement de l'histoire contemporaine. — L'histoire doit-elle être enseignée dans les collèges par un professeur spécial? CHAPITRE V. I. Faut-il conserver dans les programmes des études secondaires et du baccalauréat, les questions d'histoire et de critique littéraire et ce qu'on appelle l'explication des auteurs français? IL Les langues vivantes font-elles partie nécessaire de l'enseignement classique ? III. Dans quelle mesure les sciences sont-elles indispensables à un bachelier ès lettres?
238
259
280 286 291
�360
TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE VI. Nécessité d'un très-fort enseignement philosophique à la lin des classes de collège. — Doux années de philosophie. — Que la valeur de cette classe dépend toute entière de l'homme qui professe CHAPITRE VII. De la nécessité d'une épreuve publique pour constater le résultat des études. — De l'examen et des programmes du baccalauréat. — Réduction de ces programmes et quelles matières doivent être supprimées CHAPITRE VIII. I. Que la forme des épreuves pour le baccalauréat doit être modifiée. — Nécessités de plusieurs examens à longs intervalles H. Que le programme du baccalauréat étant réduit, l'examen subi pour ce grade à la sortie du collège ne doit pas être le dernier. — Que les études classiques doivent être poursuivies par les élèves des écoles spéciales. — Que ces élèves doivent être astreints à un nouvel examen littéraire correspondant à la licence, mais fort réduit pour ceux qui ne sont pas destinés à l'enseignement CHAPITRE IX. Que l'Etat ne doit pas se dessaisir du droit do présider aux examens et de conférer les grades
CONCLUSION
Le Puy. — Typographie Marchessou.
�
PDF Table Of Content
This element set enables storing TOC od PDF files.
Text
TOC extracted from PDF files belonging to this item. One line per element, looking like page|title
1|Chapitre Préliminaire|5
1|Première Partie - De éducation physique|17
2|Chapitre 1er|17
2|Chapitre II|31
2|Chapitre III|44
2|Chapitre IV|58
2|Chapitre V|71
2|Chapitre VI|88
2|Chapitre VII|109
2|Chapitre VIII|126
1|Deuxième Partie - De l'éducation morale|146
2|Chapitre 1er|146
2|Chapitre II|163
2|Chapitre III|169
2|Chapitre IV|180
2|Chapitre V|189
1|Troisième Partie - Des études|206
2|Chapitre 1er|206
2|Chapitre II|221
2|Chapitre III|241
2|Chapitre IV|262
2|Chapitre V|283
2|Chapitre VI|298
2|Chapitre VII|312
2|Chapitre VIII|325
2|Chapitre IX|337
1|Table des Matières|358