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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
A name given to the resource
Chemin faisant : notes et réflexions sur l'éducation, l'enseignement et la morale de ce temps
Subject
The topic of the resource
Education morale
Pédagogie
Education
Creator
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Vessiot, Alexandre
Publisher
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E. Dentu
Date
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1891
Date Available
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2017-07-18
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Language
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Français
Type
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MAG D 37 840
Provenance
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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����Chemin Faisant
�OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
L'Education à l'Ecole, 8° édition . L' Enseignement à l'Ecole, 7e édition.
Ces ouvrages ont obtenu le prix
HALPHE>i,
3 fr. 50 3
décerné par l'Acad.é-
mie des Sciences ;\forales et Politiques .
La Question du Lati11, de ;vr. Frary, 3° éd. Pour nos Enfants, livre de lecture, 5° édit. La R écitation
et la lecture
r fr. oo
30
eJ.pliquée, 6° édit.
50
Lecène, O udin et O c éditeurs.
W.f.11. Nord · Pas de calM
.......
,
Médm-thè1l,l.le
S~Ade Douai 161 rue d'E-3qUerchln •
8.P. 827 58508DOUAI Têt. 03 27 93 51 78
Impri merie de
Saint-Amand (Cher). -
DESTENAY.
�A. VESSIOT
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Chemin F.ai
NOTES ET RÉFLEXIONS SUR
L'Ed11cation, l'Enseignement et la 111ora7e
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BIBLIOTHEQUE
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Tous Droits réservés.
��CHEMIN FAISANT
PREMIÈRE PARTIE
EDUCATION
I
ATHÉISME ÉDUCATIF
On travaille à mettre Dieu hors de nos affaires; nous ne pensons pas que la divinité ait beaucoup à y perdre; la question est de savoir si l'humanité doit y gagner.
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Enfin Dieu est mis à la retraite et avantageusement remplacé ; son successeur est en fonction, c'est le suffrage universel; celui-là au moins est juste et bon ; il ne connaît ni la faveur ni le caprice; il est impeccable, infaillible et surtout il est incorruptible.
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I
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CH EMIN FAI SANT
Il y a eu dans tous les temps des cas d'athéisme, mais cet athéisme n'était que· spor.a.dique: aujourd'hui il est endémique. L'athéisme est le dieu du jour, il a ses fidèles, ses prêtres, ses apôtres, ses prophètes ; il a son tribunal de l'index, sa police et ses délateurs. * "" On a dit longtemps : les Dieux s'en vont; il faut corriger la formule et dire maintenant: Dieu s'en va. * "" Il y a deux manières de faire des athées; la première, c'est de parler contre Dieu, la seconde, c'est de n'en point parler du tout. Le silence est plus redoutable encore que la propagande; les croyances spiritualistes en meurent, comme les êtres animés quand l'air respirable vient à leur manquer. L'athéisme de nos jours a plus d'une forme et d'un nom ; il s'appelle pessimisme, positivisme, matérialisme. Le premier a de la distinction, un certain cachet philosophiqu e, un vernis littéraire, un e attitude quasi noble, un air maladif, le regard morne et profond. Le second a fait son deuil
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des croyances perdues, il a pris son parti, il est tout consolé; actif, pratique, content de la vie terrestre, il ne perd pas son temps à regarder le ciel; l'au-delà le laisse indifférent, son ambition ne dépasse pas la tombe; il fait des affaires, et travaille résolument à ce qu'il appelle le progrès. Le troisième et dernier est vulgaire et grossier; il n'a même plus la bonne gaîté épicurienne d'autrefois; _ il est brutal, abrutissant et abruti. *" . Il y a encore des gens · et beaucoup qui croient à l'existence de Dieu; mais on n'en trvuve plus guère qui aient le courage de le dire; on cache sa croyance comme une infirmité.
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Chez les grands esprits du jour, cette croyance inoffensive et vénérable a le don d'exciter tantôtla raillerie, tantôt la pitié, parfois même une douce hilarité; elle est l'indice certain d'un ramollissement du cerveau. * "" Ils sont rares les endroits où l'on enseigne encore les doctrines spiritualistes, tandis que partout et par toutes les voies, par la parole et par la plume, par le livre et par le journal, par le théâtre et par le roman, le matérialisme se propage, descend dans les masses populaires et en prend possession. *
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CHEMIN FAISANT
La politique elle-même est devenue un véhicule de l'athéisme. Dans certains milieux, on ne demande plus seulement aux candidats une profession de foi démocratique, on leur demande aussi une profession de foi matérialiste. L'athéisme est la condition d'une candidature et la garantie d'une élection. Avec quelle facile rapidité se répand l'athéisme; on dirait vraiment qu'il y a nombre de gens intéressés à ce qu'il n'y ait point de Dieu; on dirait que cette doctrine secourable arrive à point, à souhait, et qu'elle répond à l'état général des esprits, aux secrets désirs des cœurs. Elle est la bienvenue, elle met les gens à l'aise, elle rassure et tranquillise les consciences, d'autant mieux accÙeillie qu'elle se présen't e sous le patronage de savants authentiques et honorables, et qu'au plaisir d'être délivré d'une vérité gênante, se mêle la satisfaction de prendre rang parmi les esprits supérieurs, affranchis des vains préjugés. Du haut de cet athéisme bréveté et garanti par la science, on ne peut se défendre d'une certaine pitié pour les pauvres d'esprit qui s'attardent encore dans les croyances spiritualistes, et suivantla disposition etl'humeur du moment, on est porté soit à en rire doucement, soit à en triompher bruyamment. C'est ainsi; et à l'heure qu'il est, il faut quelque courage pour penser aveç Platon et Descartes, Voltaire et V. Hugo.
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Nous avons aujourd'hui presque toutes les variétés imaginables d'athéisme: l'athéisme philosophique, souriant et bonhomme, qui se complaît dans le sentiment de sa supériorité, et raille doucement les croyances enfantines dont il s'est affranchi; l'athéisme poétique, farouche et sombre, qui du haut de son roc solitaire, jette au ciel, comme l'aigle blessé, son cri rauque et sauvage ; l'athéisme scientifique, calme et froid, qui dissèque et dissout, qui invente et découvre, et dans les lois qu'il trouve ne voit plus de législateur; l'athéisme naturaliste, ordurier et cuEide, qui ravale si bas la pauvre humanité, q~ Dieu lui devient inutile; l'athéisme bohême, épileptique et cynique, qui insulte Dieu pour lui prouver qu'il n'existe pas; l'athéisme ouvrier, grondant et menaçant, qui s'avance, agitant sa loque rouge, et hurlant son 11 i Dieu ni maître.
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Une des variétés les plus .redoutables de l'athéisme contemporain, c'est l'athéisme éducatif; avoir l'homme, c'est bien; prendre l'enfant, c'est mieux, car l'enfant, c'est l'avenir. A peine l'enseignement religieux était-il sorti de l'école, au nom de la loi, qu'on a vu arriver bannière déployée, l'athéisme éducatif, escorté par le conseil municipal de Paris. On s'est rangé sur son passage ; la porte était entr'ouverte, il a poussé la porte, et il est entré.
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L'athéisme municipal est riche, généreux, tout-puissant; l'argent ne lui coûte rien, c'est celui des contribuables ; aussi le répand-il à profusion. Il a un peu partout des compères, des agents, des protecteurs avoués ou cachés; suivant les temps et les lieux, il s'insinue,. ou il intimide et s'impose; il se fait donner des auxiliaires par ceux-là même qui devraient le combattre. Parmi les fonctionnaires publics, il a ses clients, qu'il patronne, qu'il fait avancer sur place et groupe autour de lui. Il a sa publicité, sa presse; il a ses bibliothèques, ses cours publics, ses livres de classe et ses livres de prix. C'est un at~isme entreprenant, persévérant, quia son plan bien arrêté, et qui en poursuit l'exécution avec une ténacité rare. Il a entrepris de façonner les générations nouvelles à son image; les pouvoirs publics assistent avec un sourire bienveillant à cette œuvre de régénération sociale et nationale; nous pouvons donc être tranquilles; l'avenir est assuré et rassurant.
""
Pour préserver l'esprit de l'enfance de toute contamination religieuse ou spiritualiste, un des premiers moyens employés par l'athéisme éducatif, ç'a été l'expurgation des livres ·scolaires. Le procédé n'était pas nouveau, mais on l'a renouvelé. Autrefois aussi, on expurgeaitles livres ad usum juventutis : ce travail consistait à retrancher des textes tout ce qui paraissait
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contraire aux bonnes mœurs; aujourd'hui l'on expurge encore,' mais dans un autre but et d'une autre manière; l'opération consiste à rayer le nom de Dieu, partout où il se rencontre. Ce dangereux monosyllabe est coti.sidéré comme une tach~ qui gàte les meilleurs ouvrages, et comme une sorte de virus, propre à corrompre le sens moral de l'enfance. Dieu, voilà l'ennemi; il ne faut pas que les enfants soient exposés à en voir même le nom; car du nom ils pourraient conclure à l'existence de l'être. Mais c'était peu d;effacer le nom de Dieu dans les Üvres qui en étaient infectés; le biffage est inefficace; car, le nom biffé, l'idée reste, et l'idée est insaisissable. C'est aux livres eux-mêmes qu'il fallait s'attaquer, ce sont ces livres eux-mêmes qu'il fallait faire disparaître. Pour y réussir, le moyen le plus sûr et le plus doux était de les remplacer l'un après l'autre par des livres nouveaux, composés tout exprès, par des écrivains spéciaux, purs de · toute souillure spiritualiste, matérialistes de profession ou de circonstance. En mettant ces livres au concours, en y attachant certains avantages matériels, on était bien sûr de créer une émulation féconde. Mais par où fallait-il commencer? Ici encore la sagesse du conseil ne se démentit pas. Il fallait commencer par le commencement,
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par l'A B C, par la grammaire enfin; car la grammaire est le premier des livres qu'on met entre les mains de l'enfance; elle succède immédiatement à la nourrice; et non seulement elle est la première à s'offrir aux enfants, mais elle est la dernière à les quitter; elle est leur compagne de tous les jours, de presque toutes les heures, pendant tout le temps de la scolarité; aussi son influence est-elle considérable sur la formation et le développement des intelligences. Après la grammaire, viendraient peu à peu en bon ordre les autres livres scolaires, composés dans le même esprit, marqués au même coin et qu'on n'aurait plus besoin de soumettre au fastidieux travail de l'expurgation, expurgés qu'ils seraientàpriori; une histoire purement humaine où il ne serait question ni du Christ, ni du Christianisme, ni de l'Islamisme, ni du protestantisme, ni de quoi que ce soit pouvant faire supposer qu'à aucune époque un peuple quelconque; même barbare, aitjamais eu l'idée d'un Etre qui n'est pas. Puis arriveraient les livres de lecture d'où seraient naturellement exclus tous nos plus grands poètes, de Corneille à V. Hugo, mais où l'on ferait large place à Baudelaire et Richepin ; ôù l'on ne trouverait ni Descartes, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Rousseau même, mais où ces écrivains tous plus ·ou moins déistes, seraient remplacés par les grands prosateurs et les grands orateurs du conseil municipal et de sa clientèle.
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Enfin, quand les esprits auraient été ainsi lentement et savamment préparés, paraîtrait, comme le couronnement de l'éducation populaire, le livre des livres, le manuel de morale pratique et scientifique, le catéchisme de l'athéisme ; ainsi se réaliserait l'idéal rêvé, l'École et l'enfant sans Dieu. Grâce à une faiblesse qui touche à la connivence, ce qui ne pouvait, ce semble, n'être qu'un rêve, a commencé à prendre corps. Le premier livre de la série a paru; un concours a eu lieu, et de ce concours une grammaire est sortie triomphante. A peine née, passant à côté des commissions cantonales instituées par la loi, de par la volonté du Conseil, elle est entrée dans les Écoles, elle en a pris possession, sans bruit, sans viole'nces, par la seule vertu de la gratuité. Le Conseil a trouvé un moyen bien simple de l'imposer sans en avoir l'air: il la donne, et n'en donne pas d'autre. Or, à Paris comme ailleurs on aime mieux recevoir que payer ; les grammaires payantes ont donc cédé le pas à la grammaire gratuite, la grammaire municipale est restée maîtresse de la place. Le tour était joué. On tlit qu'enhardi par ce premier succès, l'athéisme grammatical est en train de rôder en province et de tâter nos pauvres écoles; il n'est malheureusement pas impossible que, suivant l'exemple de la capitale, certains Conseils provinciaux ne fassent à leurs écoles ce présent dangereux.
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Il faudrait plus que de la bonne volonté pour voir dans l'introduction et la propagande de tels livres une application du principe de la neutralité religieuse; ce n'est point là de la neutralité, c'est la guerre sous sa forme la plus perfide, la guerre jésuitique, la guerre en dessous. En faisant le silence sur le principe commun de toutes les religions, on n'est point neutre, on se conduit en en- · nemi, car en fait de croyances, le silence n'est pas inoffensif, il est mortel; le silence n'est pas de l'abstention, c'est la négation sous sa forme la plus redoutable. Mais si, dans cette volumineuse grammaire, le nom de Dieu n'est pas une seule fois prononcé, si l'on n'y trouve plus dans les exemples ou les dictées, ces beaux vers, ces belles pensées qui s'imprimaient avec les règles -grammaticales .dans la mémoire des enfants et s'y convertissaient en règles de conduite et en sentiments généreux, par contre, on y puise de grandes et précieuses leçons. On y apprend entre autres choses qu'il ne faut pas s e moucher bruyamment, ni tousser dans la figure des gens; qu'on ne doit pas fourrer ses doigts dans la salière, qu 'i l est bon de màcher avant d'avaler, que les noyaux sont une nourriture indigeste, que le bœuf se mange saignant, et le porc, cuit; on y trouve dans des dictées choisies avec un goût délicat et un tact exquis, des notions abondantes et précises sur le foie, sur le pancréas, l'intestin
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grêle et le duodenum. Tel est le caractère à la fois noble et pratique de cet enseignement grammatical; on comprend que formés pendant six ou huit années consécutives par des leçons de ce genre, les enfants sortent de l'École avec une éducation achevée et une connaissance approfondie de leurs matières. Mais quelque place qu'occupent dans ce remarquable ouvrage les conseils du savoirvivre et les mystères de la digestion, ils n'y tiennent pourtant qu'une place secondaire; en réalité l'ouvrage est un monument élevé en l'honneur de la capitale; nosJ petits provinciaux y trouveront les renseignements les plus complets et les détails les plus circonstanciés sur le Paris des premiers siècles, sur l'histoire de Paris, sur les hommes célèbres de Paris, sur les monuments de Paris, les places de Paris, les fontaines de Paris, les jardins de Paris, et même sur l'entrée des vivres à Paris, décrite par un écrivain classique bien connu sous le nom d'E. Zola . . Cette grammaire monumentale est tellement pleine de la gloire de Paris, que des esprits malveillants pourraient soupçonner l'auteur d'avoir voulu se· préparer le succès en chatouillant l'amour-propre des "représentants les plus autorisés de la Capitale. Quoi qu'il en soit, grâce à cet heureux choix de dictées parisiennes, quand les petits provinciaux viendront à Paris, ce qu'ils ne sauraient manquer de faire nprès une pareille prépara-
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tion, ils ne s'y trouveront pas en pays inconnu, ils n'y seront point dépaysés, ils y seront comme chez eux; et, après tout, c'est là un résultat appréciable, pour un enseîgnement grammatical. Il n'entre pas dans notre plan d'énumérer ici tous les mérites de la grammaire municipale; la place et le temps nous manqueraient; il en est un pourtant que nous ne saurions passer sous silence parce quïl explique et justifie à merveille la préférence du jury. Cette œuvre éminemment pédagogique rend aux maîtres un service immense, qui est de les rendre inutiles. En effet, elle abonde et surabonde tellement en exercices de tout genre, exercices au tableau, exercices individuels, exercices écrits, exercices oraux, exercices d'invention, exercices d'application, exercices de récapitulation, exercices de rédaction, exercices d'associations d'idées, exercices sur les homonymes, exercices sur les synonymes, exercices d'interrogations, sans compter les indications pédagogiques, les exemples à foison, les dictées, les commentaires . sur les dictées, que sais-je? et tout cela en double, pour la première et pour la seconde année de chacun des trois cours,que le maître n'a proprement plus rien à chercher,plus rien à trouver, plus rien à faire: il est anéanti.Avoir composé un livre qui supprime le maître est un service si éclatant rendu à la pédagogie que tous les avantages du monopole, toutes
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les faveurs, tous les honneurs, ne sont pl.us qu'une récompense insuffisante, insignifiante, et que, seule, la reconnaissance des maîtres peut égaler le bienfait.
A l'autre bout des études, le plan du Conseil reparaît dans la création des cours d'enseignement populaire. Ces cours doivent être le complément et comme le couronnement de l'enseignement primaire à Paris; ils attendent l'enfant à la sortie de l'école, pour lui dégager l'esprit des quelques superstitions qui pourraient l'embarrasser encore. Transformation des croyances, le Bouddhisme en Orient, le Christianisme en Occident, sources multiples du dogme chrétien etc., tels sont quelquesuns des sujets qui doivent être traités dans ces cours dits populaires, et qui semblent empruntés aux programmes du Collège de France. On voit que la sollicitude ambitieuse du Conseil s'étend de l'enfance à la jeunesse, et de l'enseignement grammatical à l'enseignement philosophique. Il y a maintenant une orthodoxie à rebours, et nos édiles veillent aveè un soin jaloux à la pureté de la doctrine nouvelle. · L'administration préfectorale, après quelques réserves de pure forme, n'a pu qu'approuver ce judicieux emploi de :l'argent des contribuables.
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."*"
Ceux qui parcourent les listes triennales des auteurs à expliquer aux épreuves orales du Brevet supérieur et du Certificat d'aptitude au professorat des Écoles normales primaires, · ont dû s'étonner pl us d'une fois de voir apparaître sur ces listes officielles certains noms d'auteurs contemporains, dont la lecture ne devrait pas être conseillée et à plus forte raison imposée à des jeunes gens et surtout à des jeunes filles. Dans la part qu'il a faite aux auteurs modernes, l'Enseignement secondaire n'a pas toujours montré cette sûreté de goût, ce tact, qu'on est en droit d'attendre de lui; mais l'Enseignement primaire, qui est atteint de la manie de l'imitation, et qui ne cesse de se guinder jusqu'au secondaire, a fini par dépasser son modèle ,et provoquer les plaiµtes de ses amis les plus fidèles 1 • En rapprochant les unes des autres les listes triennales, on voit croître par degrés sa hardiesse et son imprudence. Il y a quelques années, on avait trouvé déjà assez risquée l'introduction d'Alfred de Vigny parmi les auteurs du programme; beaucoup jugeaient inutile sinon dangereux d'inoculer le virus du pessimisme à des jeunes gens qui, pour la plupart venus des campagnes, apportent à
1 Voir les articles du Temps et du P a1·ti nntioual des 30 et 31 octobre 1890.
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l'enseignement primaire un esprit encore sain et tranquille ; la demi ère liste va pl us avant dans la même voie ; elle force les aspirants et aspirantes au professorat de goûter à la philosophie décevante et dissolvante de M. Renan ;, elle ~es oblige à s'initier aux finesses, aux curiosités, aux petitesses, aux malices de la critique essentiellement négative de Saint-Beuve. Rien de tout cela n'est bon, n'est fait pour l'Enseignement primaire; de telles lectures veulent une préparation générale qui lui manque et lui manquera toujours. Ce n'était pas assez de jeter prématurément des esprits simples et droits, dans des milieux difficiles et inquiétants 1 on n'a pas craint d'acheminer des jeunes filles vers l'étude d'un poète comme A. de Musset, au risque de troubler à la fois leur esprit et leur cœur. C'eût été déjà beaucoup, c'eût été trop que de les attirer par un choix de morceaux irréprochables à la lecture du reste de l'ouvrage; on a cependant fait plus et pis; on a été jusqu'à offrir aux aspirantes un recueil oü se rencontrent des passages d'une explication plus qu'embarrassante, et des vers scabreux 1 •
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*
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Devant l es r éclamations de l'opinion publique, on s'est décidé
à rayer Alfred de t,'fusset de la liste triennale du brevet supérieur.
(Arrêté du 31 octobre_r890.)
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Comme les hommes, les croyances meurent d'inanition.
* ....
Si la partie du programme des écoles primaires, qui contient la do~trine spiritualiste; reste lettre morte; si les livres d'enseignement moral, qui se répandent dans les classes, restent muets sur les devoirs de l'homme envers Dieu ; si des fonctionnaires, qui se sont engagés librement à appliquer ciu faire appliquer les programmes du 27 juillet 1882, se croient le droit de propager par le journal ou le livre des croyances contraires ; qu'on y prenne garde : l'enseignement laïque aura simplement fait le lit du matérialisme.
* ....
Le manuel général de l'instruction publique contient dans ses numéros de décembre 1889 une étude sur l'enseignement moral tel qu'il se donne dans les Ecoles normales et les Ecoles primaires de filles. L'auteur de cette étude passe en revue les cahiers d'élèves envoyés à !'Exposition universelle; il cherche à découvrir dans le choix ·des modèles de calligraphie,dans les sujets de dictées et de compositions françaises, en un mot, dans tous les exercices scolaires, les méthodes employées par les maîtresses pour enseigner à leurs élèves les préceptes de la morale. Parmi tous les exemples cités par l'auteur, et ces exemples
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sont nombreux, on chercherait vainement le nom de Dieu ; il n'y est pas écrit une seule fois. Nous voulons bien croire qu'il n'en est pas· de même pour tous les cahiers sans exception; mais c'est déjà un fait grave que dans un ensemble d'exercices choisis entre mille pour nous éclairer sur le caractère de l'enseignement moral élémentaire, une telle lacune puisse être constatée.
""
Jusqu'à ce qu'on ait démontré que Dieu n'existe pas, et il se pourrait que la démonstration se fît attendre, peut-être serait-il sage de ne pas pousser au Ministère de l'instruc. tion publique des hommes qui font profession d'athéisme. Car enfin nombre de pères de famille ont encore la faiblesse de croire à l'existence de cet être qui s'obstine à rester invisible; nous ne serions même pas étonnés que ces faibles d'esprit fussent en majorité; par ces temps de suffrage, la ·majorité, c'est bien quelque chose, si même ce· n'est tout. Enfin l'on n'a pas encore voté sùr l'existence de Dieu, et, en attendant ce vote inévitable, ·qui doit dissiper tous les doutes et trancher la question, Dieu peut encore exister, provisoirement. Le choix d'un athée pour grand maître de l'université n'est donc pas fait pour réjouir et rassurer les familles, qui, à tort ou à raison, à raison selon nous, considèrent
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l'athéisme comme un incomparable agent de démoralisation publique.
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C'est très flatteur pour nous de penser qu'il n'y a pas dans l'univers de plus haute intelligence que la nôtre ; mais, qu'elle doit être bornée, l'intelligence qui peut concevoir d'elle-même une idée si ridicule! C'est pourtant là que mène l'athéisme; il aboutit à diviniser l'homme. Plus de Dieu, reste l'homme, et c'est cet être inexplicable à lui-même qui maintenant va tout expliquer!
""
Depuis que nos modernes moralistes ont mis Dieu hors la loi, ils ressemblent à des gens qui ont éteint leur lanterne et qui ne peuvent plus trouver le moyen de la rallumer.
* 'f"
*
Ce germe de la plante, qui dans son développement s'arrête to 1Jjours au même point sans le dépasser jamais, ce germe, ne contient-il pas une volonté ? Est-ce la nôtre? Est-ce celle de la plante?
* "'f
Les découvertes de l'astronomie en ouvrant à nos yeux éperdus une perspective infinie de mondes dans le monde et de ciels dans le ciel,auraient dû agrandir dans les mêmes proportions l'idée que l'homme se faisait de la
�CHEMIN FAISANT
Divinité ; il semble au contraire qu'un Dieu lui paraisse insuffisant pour une immensité si prodigieusement accrue, et que cette conception attachée à l'ancien monde de la création ne pouvant pas s'élargir et s'étendre assez pour embrasser le nouvel univers, se soit comme fondue et perdue dans l'espace infini; comme si de la grandeur de l'œuvre on pouvait ·conclure à la non existence de l'ouvrier! Comme si l'agrandissement de l'univers détruisait la nécessité d'une cause universelle !
'f 'f
*
Cette extension de l'univers aurait dû réduire l'orgueil de l'homme: elle n'a fait que l'accroître. Dieu disparaissant, en l'absence d'une intelligence suprême, l'intelligence humaine montait au premier rang, et l'homme était divinisé.
)(.,,.
*
On n'empêchera jamais l'esprit humain de voir dans l'ensemble du monde un effet, et d'attribuer à cet ensemble une cause, et une cause infiniment supérieure en intell/gence aux êtres qui le c.omposent. , Résoudre une cause première en une multitude de causes secondaires; morceler la puissance créatrice en une myriade de petits pouvoirs, en une poussière de propriétés, ce n'est pas une solution, c'est une défaite. La divinité n'est pas
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une pièce qu'on puisse convertir en menue monnaie. Ce n'est pas avec les m enues règles de la syntaxe qu'on explique Polyeucte ou Athalie. Non, l'on ne réussira pas à emprisonner dans l'inextricable filet des phénomènes contingents l'ardente et puissante aspiration de l'âme vers la raison suprême; l'âme se dégagera toujours de ces réseaux mobiles et changeants, elle s'élèvera toujours assez haut, pour embrasser d'une vue la création entière, pour en réclamer et proclamer l'auteur. Elle ne se paiera point de mots ni d'apparences trompeuses; on aura beau changer de systèmes et substituer l'évolution à la création ; elle ne prendra pas le change. L'évolution suppose un principe, un germe qui contient tout le développement qui en doit sortir. Ce principe, ce germe, il faut l'expliquer. Reculer le point" d'interrogation, le reporter à l'origine de l'évolution, ce n'est pas le détruire. La question reste entière, si question il y a.
'f. 'f.
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On réduit l'homme à un composé d'éléments étrangers à lui-même, on l'émiette, on le dissout, et montrant je ne sais quel résidu, on dit : voilà tout l'homme. Mais si tout l'homme est là, s'il consiste dans ce qui n'est pas lui, dans ce qui lui arrive par transmission. héréditaire, dans ce que lui apportent les influences exJ:érieures, d'où sort donc sa personnalité? D'où vient cette puissance inté-
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rieure qui dit: moi, et qui dure? Comment, de ces éléments hétérogènes et changeants, tirer cette force une et simple qui sent, pense et veut? Qu'était donc le premier homme? Car il y a eu un premier homme; et l'on ne saurait revendiquer pour la race humaine le privilège de l'éternité ; puisque la terre a commencé, la race humaine, elle aussi) a eu son commencement. Qu'était-il donc ce premier homme ? Etait-il donc vide de toute volonté ? et s'il n'avait rien en lui, rien à lui, rien en propre, comment a-t-il pu transmettre ce qu'il n'avait pas ? Ainsi le système même de la transmission héréditaire implique un premier germe de personnalité qui n'avait pu être transmis et qui ne pouvait naître de lui-même. Le milieu a influé sur le développement de ce germe, il ne l'a pas créé.
Il est facile de dire : Il n'y a pas de Dieu; s'il y en a un, qu'il se montre; il n'y a pas d'àme; s'il y en a une, montrez-la. Ce grossier matérialisme est à la portée des derniers individus de l'espèce. C'est pourtant celui qui règne et qui prend en pitié les plus grands génies de tous les temps. Gugusse crie: « De Dieu, n'en faut plus - l'âme? qu'est-ce que c'est qu'çà? »
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Le beau coup de maître, et que nous voilà bien avancés ! on supprime la cause, c'est parfait, mais ce n'est pas assez, il faudrait aller plus loin, il faudrait supprimer l'effet; malheureusement, l'univers résiste, et le pourquoi subsiste; on peut supprimer la réponse, mais non pas la question.
Il y a un genre de folie qu'on appelle la folie des grandeurs, et qui a pour cause une ambition désordonnée. Ceux qui en sont atteints se croient princes, rois, empereurs ; ces malheureux, on les met à Bicêtre. Où pourrait-on bien mettre ceux qui se croient Dieu ?
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Docteurs en athéisme et en matérialisme, ne parlez pas de justice, vous n'en avez pas le droit; vous qui bornez la vie à cette vie; car vous condamnez l'homme à la plus horrible des injustices, à l'injustice sans remède et sans espoir.Ce n'est pas vous gui rendrez l'enfant à sa mère, ni sa mère à l'enfant orphelin; vous ne rendrez pas la santé à qui naît malade et ne doit vivre que pour souffrir; vous ne rendrez pas ses membres au soldat glorieusement mutilé; vous ne pouvez rien pour les disgraciés de la nature, pour les déshérités du sort, pour les victimes de la fatalité , pour tout ce qui souffre d'une souffrance imméritée et incurable; rien pour les blessés du
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combat dela vie,ceux qui cachent dans l'ombre et le silence leurs déceptions amères et leurs douleurs inconsolées et inconsolables. Vos bienfaiteurs eux-mêmes,que pouvez-vous pour eux ? Boite use est votre justice; rarement elle arrive avant la mort ; et si pour quelques-uns, elle arrive après, qu'importent à qui doit les ignorer ces honneurs posthumes, qu'engendre la vanité bien plus que la reconnaissance? Et combien de fois cette justice tardive et intéressée n'est-elle pas elle-même injuste, oublieuse des vérïtables services et partiale, jusque après la mort.? Et tous ces malheureux pour lesquels vous ne faites ou ne pouvez rien, leur seule et unique consolation, l'espérance, vous la leur ôtez. Vrais fléaux de l'âme humaine, doctrinaires du désespoir, vous menez au suicide.Mais quand vous touchez à l'enfant, quand vous lui soufflez votre froide haleine, vous êtes doublement coupables; car l'homme au moins peut se défendre et l'enfant ne le peut pas.
11 faudrait trouver un moyert de faire entendre clairement que l'Ecole est élevée non pas contre l'Eglise niais à côté, et que la religion et l'instruction sont des forces qui concourent au même but, l'éducation du peuple, et qui doivent s'entr'aider au lieu de se combattre. A laisser s'accréditer l'opinion contraire, l'enseignement public perd plus qu'il ne gagne, et il
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y perdra chaque jour davantage. L'irréligion
populaire a fait ses preuves, et il faut se fermt>r volontairement les yeux pour ne pas voir où elle nous mène.
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Le voltairianisme a fait ·son temps ; la science des religions l'a tué. Sous la diversité infinie des croyances, elle a trouvé un fond commun et indestructible, elle a constaté l'existence d'un besoin de l' âme humafne: et l'on ne peut ni méconnaître ni tromper longtemps impunément un semblable besoin.
�ÉD U CATIO N PUBLIQUE
Le développement des facultés intellectuelles se concilie pj rfaitement avec le développement de l'égoïsme; car non seulement il procure à l'égoïsme des jouissances délicates et d'ordre supérieur, mais il lui fournit des ressources variées et des moyens puissants pour s'assurer la victoire dans sa lutte contre les intérêts et les passions contraires. Si donc l' éducation ne domine et ne dirige l'enseignement, elle trouve en lui non pas un auxili aire, mais bien le plus redoutable des adversaires. L'enseignement n'est pas un but, c'est un moyen.
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L'instruction qui ne rend pas l'enfant meilleur n'est qu 'un aliment malsain.
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Etant donné le penchant de l'homme à l'imitation, penchant qui de tous est le plus général, on peut, sans exagération, dire que la société actuelle avec ses habitudes et ses mœurs est une grande et redoutable école de démoralisation. Car partout et sous toutes les formes, le mal et le vice ·s'y montrent à nu et en pleine liberté. Cette école-là tue les autres.
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Dans notre pays, la ql,lestion d'éducation publique a toujours été sous-entendue; on a cru ou feint de croire que l'é~ucation est une sorte de résultante des études; on s'est plu à exagérer l'efficacité morale de l'enseignement et cela malgré des preuves aussi nombreuses qu'évidentes de sa parfaite insuffisance. On a déployé un zèle excessif et bruyant pour le r progrès des études, laissant dormir d'un long et paisible sommeil la question vitale de l'éducation. Pendant qu'on travaillait ainsi à côté, le mal s'aggravait sans cesse, et le niveau moral baissait à vue d'œil, sans qu'on réussît même à maintenir le niveau intellectuel.
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Tous les torts ne sont pas d'un côté; pendant que l'Etat semblait s'en remettre aux familles du soin de l'éducation, de leur côté les familles semblaient s'en remettre à l'Etat. Grâce à cet accord tacite et à cette confiance mutuelle, la jeunesse suivait sans être inquié-
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tée ni gênée la pente de l'instinct; elle passait tranquillement entre la famillè qui se désintéressait, et l'Etat qui restait indifférent. On fait une ligue pour la régénération phy~ique du pays, c'est bien ; à quand la ligue pour la régénération morale ? s'imagine-t-on que l'une soit possible sans l'autre? Est-ce que les mauvaises mœurs ne sont pas la véritable cause de la dégénérescence? C'est là qu'il faut porter le remède; sans le relèvement de la moralité, toutes les forces physiques acquises et accrues iront se perdre dans le vice et la débauche ; c'est l'immoralité qui en profitera.
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C'est une chose admirable que la liberté; disons mieux, il n'en est pas de plus belle, puisqu'elle est la condition même de la moralité ; car le seul bien méritoire est celui qu'on fait librement. Il est vrai aussi que l'apprentissage de la liberté en suppose l'exercice; mais cet exercice ne peut être salutaire qu'autant que les épreuves auxquelles on soumet un _i-eune homme, les tentations auxquelles on l'expose, sont en rapport avec les lumières de sa raison et l'énergie de sa volonté ;. on doit donc lui mesurer progressivem en t la liberté, on doit la 1ui départir dans .la mesure que comporte l'état de ses forces mora-
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les; il faut bien qu'il coure quelques dangers, mais il faut aussi qu'il soit capable de les éviter. Lui donner trop tôt la liberté, ce n'est pas lui en apprendre l'usage, c'est lui en enseigner l'abus; ce n'est pas le former à la victoire, c'est l'envoyer à la défaite.
Il y a aujourd'hui nombre d'honnêtes gens chargés d'instruire et d'élever · 1a jeunesse, qui, par respect pour le principe de la liberté, livrent les jeunes gens à eux-mêmes, au mo. ment où ceux-ci ont le plus besoin de direction et de conseils. Cet abandon prématuré d'une autorité nécessaire est l'une des causes du désarroi moral des générations nouvelles. Dans-cette abstention Je jeune homme ne voit guère qu'un aveu d'impuissance ou une preuve d'indifférence.Il sent bien qu'il a besoin d'être soutenu contre lui-même; il s'étonne qu'on lui retire cet appui et qu'on lui témoigne une confiance qui lui paraît à bon droit moins flatteuse qu'imprudente. Que les partisans de ce dangereuxsystème en soient bien convaincus: si dans l'entraînement de la passion, le jeune homme vient à compromettre sa santé, son à.venir, à commettre quelqu'une de ces fautes qui pèsent lourdement sur la vie entière, ce n'est pas à lui-même qu'il s'en prend, ce n'est pas sa propre faiblesse qu'il accuse, mais bien l'imprévoyance et l'aveuglement de ceux qui lui ont accordé trop tôt une liberté
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sa ns bornes, et qui se sont volontairement réduits au rôle de spectateurs dans une épreuve où ils auraient dû être des auxiliaires et des con seillers; c'est sur eux qu'ils rejettent le poids d'une responsabilit~ doi:it on s'est dé. chargé sur lui avant l'heure.
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Cette épreuve d'une liberté sans limite et sa ns contrôle est particulièrement dangereuse aux tout jeùnes gens qui passent brusquement des petites villes dans les grandes et surtout de la campagne à la ville. Ils vivaient jusq u'alors sous les regards de leurs parents, da ns des milieux relativement sains où ils étaient connus de tous ; et voilà que soudain ils sont jetés dans des centres populeux, perdus dans une foule où ils ne coudoient que des inconnus, livrés à leur inexpérience,attirés par des plaisirs nouveaux, exposés à des entraî nements presque inévitables ,assiégé$ par les tentations, les sollicitations, les provocations du vice, qui dans les grandes villes, jouit d' une entière impunité; car, il faut bien le dire, par ce temps de liberté absolue, il s'est formé une tyrannie d'un nouveau genre ; les vi lles ne s'appartiennent plus; la prostitutio n sous toutes ses formes, depuis les plu;:, discrètes jusqu'aux plus brutales, depuis . les plus éléga ntes jusqu'aux plus immondes, la prostitution y règne en maîtresse, elle y a conquis la rue et les places, elle y passe et re-
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passe, elle s'y étale et s'y carre avec l'assurance insolente que donne seul le long exercice d'un droit incontesté; il n'y a plus de gêne que pour les honnêtes gens; c'est à eux à se détourner, à céder le pas, ou à rester chez eux.
Dans mainte école primaire, on a, par une sage prévoyance, pendu au mur la déclaration des droits de l'homme; gràce à cette mesure, l'enfant se pénètre de bonne heure du sentiment de ses droits; il traite ses maîtres sur le pied de l'égalité; il prend avec eux toutes les libertés; il est en mesure de les rappeler à toute heure au respect de sa dignité. Peut-être eût-il été sage de mettre à la place ou au moins à côté le tableau de ses devoirs ; l'enfant a du temps devant lui pour apprendre à connaître les droits dont il n'usera que plus tard, tandis qu'on ne saurait s'y pren·dre trop tôt pour lui enseigner des devoirs qu'il doit pratiquer dès l'école; c'est pour cela surtout qu'on l'y envoie. Mais quoi! par une faiblesse qui est devenu chronique, on a laissé la politique entrer à l'école et s'y installer comme chez elle. En ces temps de sottise triomphante, le courage le plus rare est celui du bon sens.
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Il manque à l'Université une sollicitude plus affectueuse, un souci plus tendre pour la destinée de l'enfant pris individuellement; une participation plus active à sa vie personnelle et intérieure, quelque chose de plus maternel enfin. Elle traite les enfants collectivement, par groupes, par masses, à peu près comme on traite les hommes au régiment. Elle est toujours en chaire, elle est toute en classes; elle enseigne de haut, de loin, ne s'app rochant jamais de l'enfant avec intérêt et douceur. C'est la règle ; à peine y a-t-il que lques exceptions pour les bons élèves pris en affection par leurs maîtres.
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En général, dans les lycées et collèges, l'enfan t perd ses croyances religieuses bien avant d'avoir pu se faire des croyances philosophiques . A ce moment psychologique où le caractère se forme, où les passions s'éveillent, à cet âge de transition où les impressions sont si vives et laissent des traces si durables, en pleine crise de puberté, il reste seul, sans directio n, sans conseils, al:)andonné à luimême, exposé aux influences les plus pernicieuses, travaillé par les curiosités malsaines, livré à l'initiation précoce du mal, à l'enseigne ment mutuel du vice, à la contagion de l'exemple. Pour sortir, sinon sans tache, du moins à peu près sain, de cette longue et redoutable épreuve, il faut qu'il soit doué d'une
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singulière force de volonté, d'une rare délicatesse de cœur et d'esprit: il faut qu'il ait su braver les moqueries, les railleries, fouler aux pieds le respect humain; en un mot il faut l'impossible.
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Dans l'éducation publique à tous les degrés, il y a un énorme sous-entendu, qui à lui seul compromet toute l'œuvre de l'éducation; ce sous-entendu, c'est la question des mœurs. On enseigne la morale, tant bien que mal ; mais des mœurs, on n'en parle pas; on n'ose ; il semble que personne ne se sente qualité pour aborder ce sujet délicat; cette lacune est un abîme.
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Que peut ·penser l'enfant de ce silence prolongé et en quelque sorte systématique sur une chose qui, pendant des années entières, est pour lui une cause de trouble, d'étonnement et d'inquiétude continuelle? que peut-il penser, sinon qu'on n'a rien à lui dire et qu'on renonce à le conduire? Sans doute, pour être utilement abordé, un tel sujet veut plus de confiance et d'intimité qu'il n'en existe entre l'élève et ses maîtres; cependant, tant qu'on n'aura pas trouvé 1~ moyen de rapprocher les distances et de rendre p_ ossible une direction nécessaire, l'œuvre de l'éduca-
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tion restera, sinon stérile, au moins bien inco mplète et bien superficielle.
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On s'est enfermé obstinément dans laquestion des programmes; on s'est ingénié à de stériles et perpétuels remaniements; on s'est livré à un minutieux et incessant travail de dosage et de mesurage, comme si l'avenir intellectuel du pays dépendait uniquement d'une sorte de combinaison chimique et de la proportion relative des matières enseignées; on n'oubliait qu'une chose, qui à elle seule vau t toutes les autres, l'àme de l'enseignement. Puis, la fatigue venue, et la pauvreté des résultats bien constatée, on se rabattait sur le surmena:ge, comme si les élèves ne réussissaient pas à s'affranchir des exigences d'un programme encyclopédique, comme si l'élasticité nouvelle de la discipline scolaire et la mansuétude administrative ne leur permettaient pas d'en prendre et d'en laisser ; comme s'il n'y avait pas une cause bien autrement active et inquiétante de l'énervement intellectuel et de l'anémie morale des générations nouvelles, à savoir le surmenage, bien réel celui-là et parfaitement volontaire, le surmenage des plaisirs anticipés, auxquels se livre une jeunesse sans guide, sans contrôle et sans soutien.
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A cette question: - Comment se donne l'éducation dans les lycées et les collèges ? On peut répondre tout uniment: - El,le ne s'y donne point. Les seuls fonctionnaires de ces établissements qu'on puisse appeler des éducateurs sont les Proviseurs et les Censeurs ; car les maîtres répétiteurs n'ont aucune prétention à ce beau rôle; on ne leur a guère demandé jusqu'à ce jour, que de savoir maintenir un semblant d'ordre, une apparence de discipline. Quant aux professeurs, chacun sait qu'ils ne sont que professeurs ; on n'exige pas d'eux autre chose, et eux-mêmes ne paraissent pas désirer outre mesure d'étendre leurs fonctions ni d'en changer le caractère ; ils arrivent à l'heure voulue, font leur classe et s'en vont; à bien peu d'exceptions, dans les lycéens ils ne voient que des élèves, ils ignorent les jeunes gens. Le censeur, luL est le règlement fait homme; toujours en mouvement, il arpente le lycée dans tous les sens, il monte, il descend, il paraît au dortoir, au réfectoire, il se montre dans les études, il assiste aux récréations, il surveille les entrées, les sorties; il est partout et nulle part; c'est l'homme le plus occupé du lycée. Sévère par état, il fait faire les punitions et au besoin il en donne; son action est purement disciplinaire. Reste le proviseur. Le proviseur reçoit les familles, il leur prodigue les renseignements,
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écoute leurs désirs, leurs doléances, leurs demandes indiscrètes; il rédige des rapports, il annote les bulletins trimestriels,il fait et reçoit des visites officielles ; une fois par semaine ou par quinzaine il apparaît dans les classes, escorté du censeur, il assiste à la lecture des places, des notes; il donne des conseils et distribue des punitions et des récompenses. De loin en loin; dans les cas exceptionnels, quand une faute grave a été commise, il mande le coupable et lui administre une réprimande ; là en général se borne son action ; peut-on lui demander davantage? Perdu dans la foule des élèves, (il.Y a des lycées qui comptent sept à huit cents internes et plus), on ne peut raisonnablement exiger qu'il en sache tous les noms; comment connaîtrait-il leurs caractères? li connaît les bons élèves, parce qu'il a de temps à autre l'occasion de les récompenser; il connaît les mauvais, parce qu'il· est fréquemment obligé de les punir ; les autres, c'est-à-dire le plus grand nombre, il les ignore ou peu s'en faut. C'est ainsi que l'interne passe sa vie entre des maîtres répétiteurs qui le surveillent, des professeurs qui lui font des cours, le censeur qui ne lui dit rien, et le proviseur qui lui parle à tout le plus une fois l'an.
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On n'enseigne pas le pessimisme dans les lycées, et le corps enseignant n'en paraît pas atteint; et cependant les écrivains pessimistes n'ont pas été élevés aux champs ni à l'atelier. L'enseignement n'est-il pas devenu trop exclusivement critique, trop indifférent, trop négatif? N'a-t-il pas perdu avec la chaleur et l'accent de la con victiori la prise qu'il avait autrefois sur les âmes? Beaucoup de ceux qui enseignent n'ont-ils pas craint de passer pour des _ sprits attardés, arriérés, s'ils parlaient e encore avec autorité des croyances régulatrices de la vie ? N'y a-t-il pas eu comme un refroidissement progressif de i.'enseignement ? N'a-t-on pas laissé ainsi glisser et s'échapper vers les eaux malsaines bien des âmes qui ne demandaient qu'à boire aux sources vives et pures? N'a-t-on pas laissé agir, sans les combattre assez résolument, _les influences funestes qui du dehors pénétraient par toutes les issues dans l'enceinte des lycées et des collèges ? Et dans ce pays habitué à recevoir l'impulsion, à écouter la parole qui vient d'en haut, l'impulsion s'est-elle assez fait sentir, les voix autorisées se sont-elles assez fait entendre? N'y a-t-il pas eu comme une sorte d'arrêt, qui trahissait l'hésitation, le trouble, et qui devait engendrer le doute et le malaise .? Ne s'est-il pas fait comme un long et inquiétant silence qui prenait le caractère d'un abandon ?
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11 nous a été donné d'entendre un homme chargé de veiller aux grands intérêts moraux de l'éducation nationale, -un Ministre de l'instruction publique, faire publiquement, à la tribune, l'éloge d'un écrivain qui semble avoir pris à tâche de démoraliser le peuple et de déconsidérer les lettres françaises. Partie d·e si haut, cette profession de foi littéraire ne pouvait manquer d'avoir un retentissement imme nse; elle devait aider le roman naturaliste à forcer l'entrée des lycées et des collèges où jusqu'alors, il avait eu, comme on sait, tant de peine à se glisser. Désormais la vigilance et les sévérités administratives étaient désarmées; surpris Genninal ou l'Assommoir en main, le lycéen n'avait plus qu'à prononcer le nom du Ministre admirateur de Zola, et grâce à ce nom tutélaire il pouvait poursuivre paisiblement sa bienfaisante lecture. Désormais la distance qui séparait le chaste romancier des écrivains classiques, cette distance était franchie, et sa pl.a ce était déjà marquée entre Corneille et Lamartine dans les bibliothèques de quartier et sur la liste des ouvrages à décerner en prix.
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L'enseignement religieux a disparu de l'école primaire, on l'y a remplacé pàr l'enseignement moral. Dans les lycées et collèges on est plus tolérant, et l'enseignement religieux s'y donne encore à ceux qui le
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demandent c'est que la politique, aujourd'hui maîtresse absolue de l'Enseignement primaire, n'a pas encore réussi à s'emparer compl_ tement de l'Enseignement secondaire; è elle y travaille e't il est aisé de prévoir qu'elle pourrait bien y parvenir. Les discours que dans ces dernières années certains ministres ont prononcés à la distribution des prix du concours général ont laissé clairement entrevoir l'avenir qu'on réserve à l'Université. En attendant le triomphe annoncé des doctrines positivistes et en prévision même de ce triomphe, comme déjà l'enseignement religieux est considérablement réduit dans les lycées, et que ce qui en reste encore est d'une insuffisance et d'une inefficacité notoires, il serait bon, ce nous semble, d'y organiser un enseignement moral. Cet enseignement n'est pas moins nécessaire aux enfants de la bourgeoisie qu'aux enfants du peuple ; en l'état de nos mœurs et surtout dans les villes, il l'est peut-être davantage. Sans méconnaître la vertu moralisatrice inhérente à l'enseignement littéraire, cette influence, si bienfaisante qu'on la suppose, ne saurait remplacer un enseignement proprement dit. Elle peut créer certaines dispositions d'esprit, elle ne suffit pas à régler la vie ; elle est un auxiliaire et rien de plus. C'est compromettre l'efficacité de la morale que d'en ajourner l'enseignement à la fin des études ; lorsqu'un élève arrive en philosophie, son caractère est formé et l'en-
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seignement moral qu'il reçoit alors est plus propre à mettre de l'ordre dans ses idées et à éclairer son esprit qu'à lui faire contracter des habitudes et à diriger sa conduite.Avec le régime de discipline libérale qu'on essaie d'introduire dans les lycées et les collèges, l'utilité de l'enseignement moral paraît plus grande encore; outre le profit qu'en doivent retirer les élèves, cet enseignement donné par les professeurs eux-mêmes n'est-il pas de nature à les rapprocher de leurs élèves, à leur donner sur eux plus de prise .et d'action, à accroître leur influence, et à rendre plus facile leur tâche d'éducateurs?
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La démocratie contemporaine est indifférente à la valeur morale des hommes; elle ne tient compte que des services qu'on lui a rendus, elle élève des statues à des hommes dont la vie a été désordonnée, dont la plume a été licencieuse ou même ordurière; ce n'est pqint la vertu qu'elle honore, c'est le talent, c'est le génie. Ce culte indiscret ne peut qu'accroître les difficultés de l'éducation; la contra-diction qu'il met en lumière ne saurait échapper à l'esprit de la jeunesse. Ces mêmes écrivains contre lesquels on la met en garde, dont on lui déconseille ou lui interdit la lecture, elle les voit coulés en bronze ou taillés en marbre, deboi.it au milieu des villes ; leur Conduite n'est donc pas si blàmabfo, leurs
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écrits, si coupables; ce qu'ils se sont permis, pourquoi ne pourrait-on se le permettre ? Ce qu'on pardonne aux grands esprits, ne doiton pas à plus forte raison le pardonner aux autres? Si eux, les forts, ils ont eu des faiblesses, comment les faibles n'en auraient-ils pas? - Et c'est ainsi que la rue détruit l'école, et que la jeunesse apprend qu'on peut beaucoup se permettre non seulement sans encourir le blâme, mais sans perdre ses droits aux plus grands des hommages.
Le vrai patriotisme est large et compréhen- · sif; il n'a rien de commun avec cet esprit de parti qui rejette du passé tout ce qui ne répond pas à son idéal politique et social, tout ce qui n'a pas contribué directementau triomphe de ses théories. Cet exclusivisme est ingrat et impie; il rétrécit, il altère l'image de la patrie. A la place de cette grande figure, sereine et majestueuse, qui impose le respect et inspire l'amour, il nous met sous les yeux une figure tourmentée, grimaçante, qu'enlaidissent la colère et la haine. · L'image de la patrie doit être celle d'une mère qui aime tous ses enfants, qui est prête à les défendre tous; son regard ·d oit respirer à la fois la tendresse et le courage, mais la tendresse sans partialité, le courage sans défaillance; la patrie est douce à tout ce qui est français, menaçante pour l'étranger seul.·
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N' imitons pas ces sectaires qui dans l'histoire nationale se livrent à une sorte de mutilation coupable, retranchant , flétrissant tout ce qüi ne rentre pas dans le cadre étroit de le urs systèmes, tout ce qui ne flatte pas leurs passions présentes. Recueillons au contraire avec un soin jaloux tout ce qui,dans n'importe quel temps, à n'importe quel titre, faH honn eur à la race et au pays.
C'est une chose mauvaise de mêler l'e nfance aux manifestations politiques. On p rend de toutes jeunes filles, on les habille de blanc, on leur met un bouquet à la main, un compliment sur les lèvres, et on les amène souriantes à quelque personnage en tournée qui peut n'être qu'un roué, un charlatan, ou même un factieux, bien indi gne de recevoir ces hommages candides ; n'est-ce pas abuser de l'ignorance et de l'innocence? Et n 'y a-t-il pas là quelque chose comme un détournement moral ?
La justice est le meilleur instrument de gouve rnem ent; c'est aussi le meilleur instrument d' éducation. Que penserait un maître de l'élève qui viendrait à tout propos, à toute heure, solliciter des exemptions, des faveurs? Et si le maître avait la faiblesse de les lui accor-
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der, que penserait la classe d'un tel maître? Et si, entre autres choses, cet élève demandait à obtenir dans les compositions, dans les listes de classement, un rang qu'il n'aurait pas mérité; à recevoir des prix dus à ses camarades, quelle idée le maître se ferait-il d'un tel élève? ne se sentirait-il pas blessé qu'on eût pu le croire capable de commettre une injustice? Et si, non content de demander lui-même ces récompenses imméritées, l'élève les faisait demander par ses parents, par les amis de sa famille, l'étonnement, le mécontentement du maître ne seraient-ils pas portés à leur comble? Eh bien, que les maîtres s'appliquent à euxmêmes la règle ,q u'ils trouvent bonne pour leurs élèves, et tellement nécessaire, que sans elle l'enseignement commun serait impossible. Quand les maîtres demandent ou font demander pour eux une place, un avancement, auquel ni leurs titres, ni leurs années de services ne leur donnent des droits, ils se conduisent comme cet élève dont nous venons de parler. Et que peuvent penser d'eux leurs chefs hiérarchiques? qu'en penseraient leurs collègues, s'ils connaissaient leurs demandes indiscrètes, si non qu'ils n'ont pas ou qu'ils n'ont plus le sentiment de la justice ?.Et comment pourraient-ils être de bons ~ducateurs, puisqu'il ne saurait y avoir d'éducation qui ne s'appuie sur ce sentiment?
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Certaines gens réussissent à descendre en montant: cesontles solliciteurs. Il y aura toujours des hommes qui aimeront mieux se faire porter que marcher euxmêmes,prendreles raccourcis et les chemins de traverse que le grand et droit chemin, tenir leurs places des autres que les devoir à euxmêmes. D'un autre côté il se trouvera toujours des gens pour rendre des services intéressés, pour vendre leur .a ppui à la flatterie, à la servilité, à la bassesse; mes amis, ne soyez ni des uns ni des autres. Recherchez avant tout votre propre estime; celle des. autres viendra par surcroît.
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L'éducateur est comme le jardinier : il sarcle et il sème, il taille et il arrose, et surtout il greffe. L'éducation doit tenir un juste milieu entre l'indulgence qui encourage au mal et la sévérité qui décourage du bien. Pour bien conduire un cheval il faut la bride et l'éperon; de même pour l'homme, il faut tour à tour retenir et pousser en avant.
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Ce serait le triomphe de l'éducation de nous habituer non pas tant à voir toujç)Urs le bon côté des choses, ce qui certes n'est pas à dédaigner, qu'à chercher et à voir le bon · côté des personnes; ce serait le moyen d'assurer à la fois notre bonheur et celui de nos semblables; la rage de la critique empoisonne la vie. L'éducatrice par excellence, c'est la bonté; un bon cœur est un foyer de chaleur morale qui rayonne en tous sens, et qui pénètre toutce qui l'entoure. De même qu'on ne peut se tenir près du feu sans se réchauffer, ainsi l'on ne peut vivre près de la bonté sans devenir meilleur.
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La première éducation est donnée par l'homme à l'enfant; la seconde, par l'enfant à l'homme.
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Les terres les plus riches sont aussi celles qui jettent le plus de ronces et de mauvaises herbes, quand on les laisse sans culture; il faut que la sève dont elles regorgent se répande en productions bonnes ou mauvaises.
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Il faut traiter les enfants en hommes et souvent les hommes en enfants.
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L'homme dans son enfance se façonne comme le plâtre humide, mais la statue une fois sèche, impossible de la retoucher, on ne peut que la briser.
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L'estime et le respect forment autour du vérita ble maître une sorte d'atmosphère saine et douce dans laquelle il fait bon vivre et respire r.
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L'ÉDUCATION AU LYCÉE ET A L'ÉCOLE NORMALE
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Pour plaire aux familles et complaire aux députés,ona créé nombre de lycées qui n'étaient nullement nécessaires; car les chemins de fer ont tellement rapproché les distances qu'il ne faut pas plus de temps aujourd'hui pour se rendre à une ville, même éloignée, qu\l n'en fallait autrefois pour gagner la ville voisine. On a ainsi accru la faiblesse des études, que déjà bien d'autres causes tendaient à affaiblir, car en général la force des études est en proportion du nombre des élèves. Dans le même but et pour donner ~atisfaction à de prétendus besoins, on a dédoublé nombre de classes et par suite doublé dans ces classes le nombre des professeurs. Des villes se sont endettées, l'Etat s'est obéré, et le budget de l'Instruction publique s'est vu grevé de c_ arges excessives. h Avec l'argent employé à ces dépenses au moins · inutiles, on aurait pu faire sa part à l'éducation; car la question d'éducation est aussi une question d'argent. *
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Ce qui manque à la jeunesse des lycées, ce sont des hommes qui s'intéressent à autre chose qu'au progrès intellectuel et aux succès scolaires; des hommes qui vivent avec les jeunes gens et les enfants et non simplement à côté d'eux; qui sachent gagner leur confiance et ne soient pas uniquement pour eux des objets de crainte ;des hommes qui aient Je souci du développement moral, qui sachent observer, devi ner etcomprendre;qui aientassez d'autorité, de mérite et de bonté pour inspirer le respect, l'estime et l'affection ; enfin de véritables ~ducateurs. Ces hommes-là sont-ils donc impossibles à trouver? En choisissant pour la surveillance intérieure des lycées des jeunes gens qui viennent d'en sortir et n'y rentrent qu'à regret; qui sont à bon droit préoccupés de leur avenir et par là même médiocrement disposés à s'occuper des autres; qui ont des examens à préparer, des épreuves à subir et qui par suite ne voient dans les enfants confiés à leur garde qu'une gêne, un souci continuel, un sujet de distraction, de dérangements et d'inquiétude ; qui sont dans l'effervescence des passions et souffrent de la contrainte que leurs fonctions leur imposent, du régime auquel ils sont astreints, de l'internement qui n'est plus de leur âge; on peut dire que l'Université a choisi les hommes que leur inexpérience, leur situation précaire et
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leur âge rendaient le moins aptes à remplir le rôle qui leur était dévolu; elle a choisi à contre sens. Maigrement rétribués,mécontents du présent, incertains de l'avenir, travaillés par les passions, assujettis à une règle sévère, ne pouvant inspirer ni respect, ni confiance, forcés de se faire craindre, ils ont été ce qu'ils pouvaient être; l'Université a fait des pions, il lui fallait des éducateurs. Cette erreur a eu des conséquences déplorables; elle a donné à la discipline intérieure des lycées cette sécheresse, cette rudesse, qui répondent si mal aux besoins de l'enfance, et qui faussent ou suppriment l'éducation ; elle a dénaturé les rapports qui doivent unir les élèves à leurs maîtres. Elle les a refoulés sur eux-mêmes ou rejetés les uns sur les autres, elle les a constitués en un état permanent de défiance et.d'hostilité visà-vis des influences bienfaisantes auxquelles ils devaient s'ouvrjr,et surtout elle a frappé de discrédit et d'infériorité les fonctions les plus élevées et les plus délicates, celles qui demandent, pour être bien et dignement remplies, les meilleures qualités de l'esprit et du cœu'r. Faut-il donc moi ris d'intelligence pour comprendre la nature humaine que pour comprendre l'arithmétique, la grammaire ou l'histoire ? Est-il plus facile de lire dans les àmes, et d'en découvrir le fond que de lire dans un texte et d'en expliquer le sens? Faut-il moins de tact et de jugement pour te~ir à un jeune
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homme le langage que demande son humeur, son caractère, son état d'es'p rit, ses dispositions présentes que pour développer ·un lieu commun ou traiter une question des programmes? . Lequel est le plus aisé de corriger les fautes d'une copie ou les défauts d'une nature? Et quant au caractère des fonctions, nous ne voyons pas bieh en quoi il serait moins noble de s'entretenir avec un élève pendant les récréations que de lui parler du haut d'une chaire pendant les cours ; il ne nous paraît pas plus humiliant de veiller à la discipline d'une. étude que de maintenir la discipline dans une classe; d'apprendre aux élèves à bien faire leurs devoirs que de leur en sorriger ; il y faut au moins autant d'art, et peut-être plus de dévouement. Du reste la plupart des professeurs ne se font-ils pas eux-mêmes répétiteurs? Sans parler des leçons particulières, que bien peu dédaignent de donner, et qui prennent forcément le caractère de la répétition, est-ce que · les professeurs qui sont pères de famiUe ne sont pas aussi, dans le sens le plus large du mot, les répétiteurs de leurs enfants ? Est-ce que leurs conseils n'ont trait qu'aux devoirs de la classe? n'embrassent-ils pas tous les devoirs, toute la conduite, toute la vie morale de leurs enfants? Mais quoi, demanderez-vous aux profes-
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seurs de faire pour leurs élèves ce qu'ils font pour leurs propres enfants? - Justement. Si l'éducation n'a pas moins de prix que l'instruction, ce qui ne nous parait point contestable, comment se refuserait-on à faire pour l'une les sacrifices que l'on fait pour l'autre? Dans certaines classes les professeurs sont tenus à donner des heures supplémentaires qui leur valent un supplément de traitement; ne pourrait-on leur demander de passer dans les récréations et les études quelques heures qui seraient rétribuées comme les autres? Et si l'on craint de leur imposer un surcroît d.e peine, y aurait-il un si grand inconvénient à raccourcir la durée des classes pour étendre celle des études et des récréations ? Est-il bien nécessaire que toutes les classes durent deux heures, et celles du soir en particulier ne gagneraient-elles pas à être abrégées d'un bon quart ou d'un tiers? Mais, nous dira-t-on,les professeurs accueilleraient assez mal des chan gements decegenre; ils allègueraient qu'ils ne se sentent ni goût, ni aptitude pour les fonctions qu'on leur propose; ils objecteraient qu'ils sont entrés· dans le corps enseignant pour y enseigner et non pour autre chose, et ils demanderaient à rester ce qu'ils sont, c't..:st-à-dire professeurs purement et simplem~nt. Nous ne contestons point la valeur de l'objection, et nous reconnaissons sans peine
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que l'habitude et une tradition déjà longue ont créé aux professeurs une apparence de droit. Cependant, il nous paraît difficile d'admettre que l'Etat n'ait pas lui aussi le droit d'introduire dans les lycées et collèges une réforme jugée nécessaire, s'il le fait sans nuire aux intérêts des fonctionnaires, et en leur ass urant des compensations nouvelles pour des services nouveaux. S'il en était autrement, tout prop;rès deviendrait impossible, car le progrès implique un certain changement. Nous reconnaissons aussi que s'il est une tâche qui veuille qu'on s'y porte de bon cœur et de plein gré, c'est la tâche de l'éducateur; on ne peut pas être éducateur malgré soi. Mais en même temps nous nous demandons si parmi nos professeurs il n'en est pas un bon nombre, qui, sentant la nécessité d'une réforme, ne soient par là même disposés à s'y associer. Peut-être pousse-t-on sous ce rapport la défiance un peu trop loin. Sans doute il faudrait s'attendre à bien des objections, à bien des critiques, et même à des refus; mais dans une innovation de ce genre, il ne nous paraîtrait pas nécessaire de procéder par autorité et de tout faire à la fois et d'un seul coup; le mieux serait d'ouvrir le champ aux bonnes volontés.
Il y a dans l'université un assez grand nombre de maîtres dont la santé s'altère rapide-
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ment dans les fonctions du professorat; ils y restent pourtant, parce que lorsqu'on s'est une fois engagé · dans une carrière, il est difficile et souvent impossible d'en sortir; ils y restent donc, au . détriment de leur santé, et aussi, il faut bien le dire, au détriment des études. Peut-être dans le nombre . en trouverait-on, et plus d'un, qui seraient disposés à échanger des fonctions trop laborieuses, qui exigent une trop grande dépense de forces vives, pour des fonctions plus douces et moins épuisantes. Au lieu de passer au lycée quatre heures par jour à enseigner, ils y passeraient volontiers cinq ou six heures à surveiller les élèves, à_travailler, à s'entretenir avec eux; ils deviendraient pour les enfants, pour les jeunes gens, des auxiliaires obligeants, des conseillers affectueux; par leur influence bienfaisante, la discipline intérieure perdrait enfin ce caractère de sècheresse et de ra.ideur qu'on ne cesse de luireprocher ·et qu'on cherchera vainement à faire disparaître, tant que l'organisation actuelle sera maintenue. Il y a encore d'autres professeurs qui pourraient se prêter à cette transformation de leurs fonctions; ce sont ceux qui après · de longues années d'enseignement commencent à ressentir la fatigue et dont le zèle se refroidit à mesure que leurs forces décroissent; seule, la nécessité lss retient dans leur chaire. Plusieurs, ce nous semble, accepteraient un
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changement qui serait pour eux un allègement sensible, et qui leur permettrait d'arriver à la retraite avant d'avoir perdu la santé; car il faut bien· le reconnaître, l'enseignement secondaire fart à ses professeurs des conditions rigoureuses·; soixante ans d'âge et quarante ans de services sont des limites difficiles à atteindre. Cet échange de fonctions ne serait pas moins profitable à l'enseignement et à l'éducation qu'utile aux professeurs. Deux raisons pourraient les retenir ; la crainte de perdre de leurs avantages, et celle de perdre de leur considération. Si l'on voulait assurer le succès de là réforme, il faudrait élever le traitement des proff>sseurs qui accepteraient ces fonctions nouvelles;· mais pour ne pas le compromettre, il faudrait au moins le maintenir; car en France comme ailleurs, on n'est que trop enclin à prendre les traitements assignés aux fonctions diverses comme le critérium de leur importance relative; et d'un autre côté, les fonctions universitaires ne sont pas si largement rétribuées que les professeurs puissent aisément consentir à perdre au change. Quant à la considération, elle tient à l'homme, elle le suit et ne diminue que si l'homme diminue lui-même. Pour descendre de sa chaire, .Je maitre ne descendrait pas d;un degré dans l'opinion des élèves et des maîtres; on lui saurait gré d'avoir ·eu le courage de rompre avec une tradition tyrannique et
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de s'être mis au-dessus d'un préjugé nu1s1ble; sa résolution lui vaudrait un surcroît d'estime, et la reconnaissance des parents ne tarderait guère à s'y ajouter. Lorsqu'on verrait dans les études,dans les cours,des hommes égaux en titres et en valeur aux professeurs des classes, ce ne sont point ces hommes d'expérience et de cœur qui perdraient de leur prestige, ce sont les fonctions éducatives qui en gagnei;aient; elles reprendraient le rang et Je crédit qu'une fausse attribution leur a enlevés; et la réflexion aidant, on les verrait bien vite remonter dans l'opinion. L'éducation cesserait enfin d'être cette chose que tout le monde proclam~ nécessaire, dont tout le monde déplore l'insuffisance ou !'.absence, mais dont personne au monde ne veut ou ne peut s'occuper.
La commission des réformes nommée l'année dernière, propose, par l'organe de son rapporteur, de donner aux proviseurs un rôle plus actif et plus important, d'accroître leur autorité, d'en faire de véritables é~ucateurs; et, afin de rendre leur action plus efficace, de limiter à trois cents le nombre des élèves internes. Même réduit à trois cents, le n'ombre des internes serait encore dix fois trop grand pour une action vraiment éducatrice; du reste, pour qu'une telle réduction fût possible, il faudrait presque doubler le nombre des ly-
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cées; la solution que nous avons indiquée serait assurément moins coûteuse et probabl ement meilleure. Au milieu de trois cents élèves le proviseur sera toujours un étranger ou peu s'e n faut; il faut à l'éducation plus de temps, plus d'occasions, plus d'intimité ; ce n'est pas avec quelques apparitions ni avec quelques mots, qu'on peut suivre et diriger le développement moral d'un jeune homme ou d'un enfa nt.
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Qui croirait que dans le premier des établissements universitaires, dans celui-là même où se forment les maîtres chargés d'instru ire et d'élever la jeunesse il n'y a pas une chaire, pas une seule chaire d'éducation ? Les futurs professeurs s'y élèvent entre eux, comme ils peuvent, comme ils veulent, par l'action qu'ils exercent les uns sur les autres. Peut-être la question d'éducation est-elle touchée ou même traitée, comme les autres, à son tour, quand elle se présente dans la suite du programme, encore ne pourrions-nous l'affirmer; mais elle n'y fait pas l'objet d'une étude spéciale, approfondie, d'une préoccupation dominante et constante, comme l'exigerait, ce semble, le caractère même et le rôle d'une institution de ce genre. L'école normale supérieure n'est guère qu'un lycée, d'un ordre plus élevé, où l 'on con-
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tinue à s'instruire pour se mettre en état d'enseigner. L'instruction y est l'unique souci des futurs maîtres; on ne les entretient pas dans l'idée qu'ils auront un jour à former non seulement des élèves, mais des hommes; on s'en remet à eux du soin de leur développement moral; · on estime sans doute qu'ils peuvent se passer de conseils et qu'ils doivent apprendre à se diriger eux-mêmes pou.r se mettre en état de diriger les autres.
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Peut-être aussi croit-on qu'ils seraient peu disposés à se laisser conduire. - C'est leur faire à la fois trop et trop peu d'honneur. On n'arrive pas mûr à l'Ecole, on vient s'y mûrir; et si parmi les jeunes gens qui y entrent, il en est qui ne veulent relever que d'eux-mêmes, il en est aussi qui se prête. raient volontiers à une direction morale, qui s'attendent à l'y recevoir et qui s'étonnent de ne pas l'y trouver. Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée; nous ne demandons pas qu'on traite des jeunes gens en enfants et qu'on les mène à la lisière; entre une direction qui se fait trop sentir, et une direction qui s'efface, entre la défi ance et l'excès de confiance, entre l'action abusive et l'abstention, il y a un milieu à tenir; les élèves ne sont plus des enfants, mais ce ne sont pas des hommes ; et à un âge où l'on est encore
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docile aux conseils de l'autorité paternelle et où celle-ci ne pense pas encore pouvoir abdiquer, on ne saurait se croire en droit de refuser les conseils d'une autorité sous laquelle on vient se placer pour le reste de sa vie. Il ne faut donc pas s'étonner que les professeurs se bornent pour la plupart à l'ensei-: gnement proprement dit et se croient dispensés de prendre une part directe à l'éducation de leurs élèves, puisqu'à l'Ecole où on les forme, on ne leur met point sous les yeux ce côté _ leur profession et qu'on se désintéresse de de leur propre éducation. Nous voudrions nous tromper ; mais il nous semble que si l'administration ne s'était pas tenue dans une réserve, qui sans doute n'est pas l'indifférence, mais qui y ressemble, on n'eût pas eu plus d'une fois à constater parmi les élèves sortis de l'Ecole de si brusques changements de direction et d'aussi surprenantes déviations. Il s'est fait dans · ses derniers temps quelques réputations bruyan ... tes dont on est stupéfait de trouver l'origine à l'Ecole et dont le caractère est si antiuniversitaire, qu'on y chercherait vainement la trace d'une influence morale et d'un long séjour dans un milieu normal.
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DE LA DISCIPLINE -
ESSAI DE REFORME
DISCIPLINAIRE
Une mère est un berceau vivant. Le père et son enfant font deux; la mère et son enfant ne font qu'un.
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Les enfants sont comme les mouches: on en prend plus avec de l'huile qu'aveè du vinaigre . .
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Le moyen le plus sûr de corriger les enfants de leurs défauts, c'est pour un père et pour un maître de se corriger des leurs.
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Les enfants sont de vrais magiciens; ils métamorphosent. Dans une seule récréation Paul a été tour à tour ch€val, voiturn, arbre,
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juge, que
maison, gendarme, marchand, sais-je?
Le propre de la maturité de l'esprit est de fa ire entrer dans la pensée du présent le souvenir du passé et le souci de l'avenir. L'enfa nt cesse de l'être quand le passé et l'avenir fo nt leur apparition dans son esprit.
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Les enfants sont ce qu'il y a de meilleur ou de pire; ils sont le charme ou le fléau de la maison, l'espoir ou la crainte des parents, l' honneur ou la honte des familles; plus que la nature, c'est l'éducation qui en décide.
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Les enfants prennent d'abord toute la liberté qu'on leur Ïaisse, et ensuite ils essaient d'en prendre davantage ; c'est bien d'eux qu'on peut dire:
Laissez-leur prendre un pied chez vous, Ils en auront bientôt pris quatre. ·
* Sans fermeté dans le maître, sans respect dans les enfants, il n'y a pas d'école possi-· ble.
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Le maître qui n'est pas maître dans sa classe n'est qu'un souffre-douleurs.
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La discipline est la condition de l'enseignement ; sans discipline, le maître perd sa peine, les élèves perdent leur temps; de plus ils contractent des habitudes mauvaises qui les suivent dans la vie. La règle est pour l'écolier te que la loi est pour 1~ citoyen; et le respect du maître, c'est le respect de l'autorité. Si l'enfant n'apprend de bonne heure le respect et l'obéissance, il est à craindre qu'il ne l'apprenne jamais. ,Il en est de l'autorité comme de l'estime, on la perd sans retour.
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Par ces temps d'anémie morale et d'affaissement intellectuel, les parents n'ont plus la foi;-ce de commander; les maîtres, de punir; les .écrivains, de penser ; les jurys, de con. daniner ; et les gouvernements, de se faire respecter; tout es~ à plat. Une discipline nouvelle s'établit dans les lycées et collèges ; d'aucuns l'appellent une discipline libérale, mais son véritable nom pourrait bien être l'indiscipline difficile, l'éducation l'est' plus ènles conditions créées par l'interest si difficile qu'on semble avoir
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rec ulé jusqu'ici même devant un simple essai ; car en l'état actuel, le régime des lycées n'est pas une forme de l'éducation, c'en est l'absence ou la négation. Dans ces de rniers temps, sous la pression de l'opinion pu blique, on s'est décidé à nommer une « Commission pour l'étude des améliorations à introduire dans le · régime des établisseme nts d'enseignement secondaire. » ·Cette commission a rédigé plusieurs rapports qui ont été suumis au Conseil supérieur. Sur la lecture et après la discussion de ces rapports, le Conseil supérieur a adopté certaines propositions qui ont pour but de rendre la discipline des lycées plus libérale, plus souple et plus vraiment éducative. Ces propositions ont été aussitôt transformées en mesures, et ces mesures sont, croyons-nous, dès maintenant appliquées. Da ns le nombre, il en est qu'on ne peut qu'ap· pro uver; mais il en est aussi dont l'efficacité peut paraître douteuse et dont les effets pourraient être fâcheux. Il n'y a qu'avantage, ce semble, à adoucir les exigences d'une discipline qui n'est point et ne peut pas être une discipline militaire, encore qu'elle doive préparer les jeunes gens au service qui les attend à la sortie du lycée. Le régime du lycée doit, autant que possible, se rapprocher du régime de la fam_lle. Il n'y a donc pas grand inconvénient à i laisser les élèves causer dans les mouvements
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èt au réfectoire; on aura du bruit sans doute, mais le bruit n'est pas le désordre et on peut empêcher qu'il ne tourne en vacarme; vraisemblablement les élèves apprendront à user de cette liberté pour ne pas s'exposer à la perdre. Quant aux exercices gymnastiques, ils ne nous semblent pas comporter la même liberté; il y a des exercices d'ensemble qui veulent le silence; il y en a même d'individuels que le grand bruit trouble ou gêne ; c'est au maître à ·voir ce qu'il peut permettre et ce qu'il doit interdire. Supprimer les punitions qui condamnent l'élève à l'immobilité ou le privent de l'exercice nécessaire à sa santé, nous paraît aussi une bonne mesure ; il en est de même de la supp·ression du pensum en tant que punition pu rem en t ina térielle. Ce n'est point par ces suppressions que ce premier essai de réforme disciplinaire se recommande à l'attention; c'est plutôt, c'est surtout par IE's restrictions qu'il apporte au droit de punir, tel que professeurs et maîtres répétiteurs l'ont exercé jusqu'ici. Il y a là quelque chose d'assez grave et d'un peu inquiétant : c'est d'une part un accroissement considérable de l'autorité administrative et de l'autre une diminution sensible de l'autorité du personnel enseignant et surveillant. Désormais les maîtres répétiteurs ne doivent punir que par des notes qui sont ensuite soumises au surveillant général, nu censeur
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ou au proviseur. Des notes, c'est quelque chose sans doute, mais cela peut n'être que peu de chose et même rien du tout. Si la note a une valeur purement morale, son efficacité dépend uniquement du caractère et de l'ascendant de celui qui la donne; comme elle n'est qu'une marque de désapprobation, elle ne produit d'effet qu'autant qu'elle vient d'un homme dont on craint le jugement, ce qui n'est pas le cas. Si la note au contraire a une valeur matérielle, si elle doit se transformer en punition, alors elle est en réalité une punition, et le maître punit. Mais il n'en sera probablement pas ainsi ; l'échelle des mauvaises . notes ne répondra pas exactement à une échelle de nitions, et ce sont les surveillants généraux, censeurs et proviseurs qui seront juges et décideront. Nous ne savons si à l'aide de simples notes les maîtres répétiteurs parviendront à maintenir l'ordre dans les études ; ce qui paraît certain, c'est que leur part d'autorité reste très amoindrie, et que leur tâche qui n'était pas facile devient plus difficile encore. Réduits à la mauvaise note, comme seul moyen disciplinaire, il est à craindre qu'ils n'en abusent et si, soumises à l'appréciation des survJillants gé néraux et des censeurs, ces notes sont adoucies, ou si elles demeurent sans effet, que deviendra le peu d'autorité qui reste · aux maîtres? Ce caractère en quelque sorte provisoire
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et incertain des punitions données par eux laissera toujours dans l'esprit des élèves • un espoir d'adoucissement ou d'annulation qui n'est pas de nature à les rendre plus dociles. Il est à croire aussi qu'ils n'en deviendront pas plus respectueux ; car dans ce système de discipline à deux degrés, dans ce partage inégal du pouvoir disciplinaire, ils verront, non sans quelque raison, une marque de défiance à l'égard des maîtres. Que ceux-ci aient parfois usé indiscrétement 011 abusé du droit de punir, cela n'est pas douteux: la question est de savoir si en voulant régler l'usage d'une autorité nécessaire, on ne l'aura pas trop affaiblie, et si le remède n'aura pas été pire que le mal. ~es mesures prises à l'égard des professeurs sont de nature à causer les mêmes craintes. Désormais les diverses peines encourues pendant la classe ne doivent plus être prononcées qu'à la fin de la classe. Nous croyons comprendre les raisons qui ont suggéré cette suspension ; mais elle ne nous paraît pas sans inconvénients.L'on a voulu sans doute mettre en garde les professeurs contre leurs propres entraînements et leur laisser le temps de réfléchir et de se calmer avant de punir ; peut-être aussi a-t-on voulu éviter le trouble que jettent dans la classe les punitions qui l'interrompent et lui donnent quelque chose de désagréable. Outre que l'immense majorité des professeurs pouvait se passer .de ces précautions,
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nous ne voyons pas comment, dans bien des cas, le professeur pourrait attendre et s'abstenir. S'il s'agit d'une leçon mal sue ou d'un devoir mal fait, passe encore: mais si un élève se dissipe ou fait du bruit, il faut bien le rappeler à l'ordre; et s'il se per1net une impertinence, une insolence, il nous parait bien difficile de se borner à lui répondre: « Monsieur, nous réglerons votre compte à la fi n de la classe. » Ce renvoi de la punition la rendra-t-il plus éq uitable et plus efficace? Il y a entre la faute et la peine un lien étroit, comme celui qui unit l'effet à la cause; une suspension n'est-elle pas de nature à change r le rapport ? la punition ne sera-t-elle pas tantôt trop _légère et tantôt trop rigoureuse, suivant les caractères? Le professeur fera connaître la note qu'il donne, mais non la punition; l'élève restera donc pendant une ou deux heures dans l'ince rtitude et dans la crainte ; cette préoccupation ne ·sera-t-elle pas une distraction? et sous le coup de la punition qui le menace, l'élève sera-t-il plus attentif? Quand on Il!; punit pas sur l'heure, il semble que par là même on renonce à punir. Si l'élève ne perd rien pour attendre, ce qui arrivera plus d'une fois, son mécontentement n'en sera que plus vif. Il quittera la classe avec un sentiment de colère et de rancune qui s'exhalera dans la liberté des récréations.
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Et si, après s'être bercé de l'espoir qu'il en · était quitte pour une simple note, il voit arriver la punition différée, cette désagréab.l e surprise ne lui sera-t-elle pas plus pénible encore? Lorsque la punition tombe sur la faute, l'élève, qui sè sent coupable, se résigne; mais quand elle vient en retard et à froid, la résignation lui est moins facile. Cette petite innovation d'une couleur philosophique et d'une valeur problématique en amène une autre d'un caractère plus net et d'un effet plus certain. Le proviseur pourra, dans tous les cas, lever ou réduire une punition, après en avoir conféré avec le professeur. Celui-ci devra désormais consigner sur un registre spécial, visé chaque semaine par le proviseur, toutes les punitions données en classe, de quelque nature qu'elles soient. C'est là, croyons-nous, une grave atteinte portée à l'autorité nécessaire aux professeurs. Le vrai juge d'une faute est le professeur devant qui et contre qui la faute a été commise; lui seul en peut bien apprécier le caractère et la portée-. Il y a mille circonstances qui accompagnent la faute et qui en augmentent ou en atténuent la gravité, comme le moment, le lieu, le ton, l'attitude, le geste etc. De ces circonstances, on juge mal de loin et ailleurs. Pour punir comme il convient, il faut avoir vu et entendu. De plus l'autorité du professeur risque d'être ébran lée, si les élèves ne sont et ne de-
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meurent convaincus qu'il est leur maître, et que ce qu'il a fait est fait et bien fait. Donner aux élèves une sorte de droit d'appel, c'est leur offrir un appui contre le professeur, c'est les pousser à l'indocilité; astreindre le professeur à consigner sur un registre toutes les punitions qu'il donne, même les plus légères, les plus insignifiantes, c'est lui témoigner de la défiance, c'est le mettre dans une sorte de tutelle, c'est l'amoindrir dans l'opinion des élèves, c'est le blesser dans sa dignité. Il faut prendre garde .q·ue des mesures, prises dans l'intérêt des élèves, ne paraissent prises contre les professeurs; il y a là beaucoup plus à perdre qu'à gagner. Autant l'intervention du proviseur dans les cas graves, et par suite exceptionne1s, paraît utile et légitime, autant ce contrôle permanent, incessant, minutieux paparaîtra, excessif, inutile et peut-être dangereux. Cette concentration de l'autorité disciplinaire pourrait bien être préjudiciable à la discipline elle-même et par suite aux études. Elle peut enhardir les élèves, accroître les exigences des parents, et surtout elle doit avoir pour effet de désarmer, d'inquiéter, de désorienter les professeurs. L'ennui de voir leurs moindres actes épluchés, la crainte de voir leurs punitions levées ou réduites, les détournera de punir; le travail des élèves, qui dans l'incertitude de toutes les choses scolaires, · a déjà diminué, diminuera encore, et le respect des maîtres et des professeurs, ce senti-
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ment qui est à la fois le principe et le fruit de l'éducation, n'en sera pas accru. Il ne faut pas oublier que dans le système actuel, le professeur est tout pour l'élève, le proviseur n'est rien ou . peu s'en faut. L'élève voit le proviseur de loin en loin, il l'entend parler une ou deux minutes par semaine ou par quinzaine, tandis qu'il passe quatre ou cinq heures en classe tous les jours'. Le professeur est sinon la seule, au moins îa plus grande influence morale du lycée; cette influence, on doit craindre de l'affaiblir. On s'est mal · trouvé d'avoiraccompli les réformes scolaires sinon contre, du moins sans l'avis du corps enseignant; si l'on en use de même en fait d'éducation, il est à présumer qu'on ne s'en trouvera pas mieux. Le contrôle des punitions données à des centaines d'élèves, s'il pouvait être réel et sérieux, serait absorbant; un proviseur a mieux à faire. Qu'il laisse au professeur la part de responsabilité qui lui revient; qu'il s'occupe un peu moins du menu détail de la classe et un peu plus de la conduite des élèves hors des classes. On a de la peine à concevoir ce professeur qui m'ose plus punir, qui garde ses punitions comme une chose qu'on ne doit pas faire voir, qui se demande sans cesse s'il sera approuvé ou désavoué. En vérité, dans un tel ordre de choses, c'est le professeur qui prend la place de l'élève; c'est lui qu'on corrige et qu'on punit. On ne veut pas que les élèves
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soient réprimandés devant leurs camarades, et l'on punit moralement le professeur au vu et su de ses élèves. Comment le Conseil supérieure a-t-il pu adopter des mesures de ce genre? Vont-elles au but qu'on se propose? Rendront-elles la discipline des lycées plus libéraleet plus vraiment éducative? Une discipline libérale, est, pensons-nous, celle qui laisse à l'élève une large part de liberté, celle qui lui permet de commettre certaines fautes sans encourir de punitions, celle qui à la sanction · pénale substitue le plus souvent une sanction purement morale, comme le jugement des maîtres et le témoignage de la conscience. Cette discipline libérale est certainement éducative, puisqu'elle pèrmet à l'élève de se conduire I ui-même, par des motifs étrangers à la crainte; mais le succès en est-il certain ? estil seulement probable dans un établissement d'instruction publique ? Si l'on accorde à l'élève plus de liberté, si on lui lédsse le soin de se conduire, si l'on accroît sa responsabilité, c'est à ses risques et périls; car cette liberté, il faut s'attendre à l'en voir abuser. Quelques-uns sans doute en feront un bon usage, mais les autres, mais le plus grand nombre, en useront à leurs dépens plus qu'à leur avantage.Un père de famille peut accorder à son fils plus ou moins de liberté, il est responsable à ses propres yeux, et s'il a été imprudent ou aveugle, il ne saurait s'en pren-
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dre qu'à lui-même. Mais dans un internat, sur qui pèse la responsabilité? Si un élève travaille mal, si, le moment venu, il échoue à ses examens, si par suite son avenir est compromis, à qui s'en prendra le père de famille? assurément ce n'es.t .pas à lui-même. Il fera des reproches à son fils, mais au fond, c'est le lycée qu'il accusera. Et son fils lui-même regrettera la liberté qu'on lui aura laissée; lui aussi il accusera ses maîtres, « Si l'on . m'avait fait travailler, dira-t-il, je n'aurais pas manqué mes études.» Un enfant n'est pas un homme; l'on ne peut le traiter en homme, ni le ren.d re arbitre de son sort. Son âge, son inexpérience, son imprévoyance, ne permettent pas de lui laisser la responsabilité de sa destinée; il a le droit d'être soutenu contre lui-même. A la sortie du lycée, les jeune~ gens deviennent libres et l'on sait si cette liberté tourne toujours au profit des études et des mœurs. On ne doit donc dispenser la liberté à des enfants, à de jeunes garçons, à des adolescents, que dans la mesure où cette liberté ne saurait leur causer des dommages irréparables. Le dosage de la liberté est le grand art de l'éducation, mais les conditions de l'internat, les exigences des études, le rendent singulièrement difficile, sinon tout à fait impossible. D'une manière générale, la liberté doit suivre le progrès de l'âge et par conséquent de la raison; encore ne faut-il pas oublier que les passions se dé-
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veloppent en même temps que la ;aison, et qu'il devient moins facile au jeune homme qu'à l'enfant de se bien conduire. Cependant la discipline doit se détendre. à mesure que l'enfant grandit et sa part de responsabilité dans sa propre éducation doit aller grandissant. On pourrait donc, dès la division moyenne, et surtout dans la division supérieure, laisser s'accroître le nombre d.es fautes dont la punition serait purement morale, des leçons mal sues, des devoirs négligés; mais il faut que les élèv·es sachent bien dans quel but on leur accorde une liberté croissante, qui pour eux est à la fois une condition de progrès moral et un danger; il faut qu'ils voient là un système d'éducation et non une preuve de · faiblesse ou d'indifférence; il faut .surtout que les parents soient bien avertis, qu'ils sachent quelles peuvent être les conséquences d'une liberté accrue et qu'on leur ôte ainsi le . droit de se plaindre par la suite et de récriminer. Pour l'application de ce système, il n'est nullement besoin de retirer aux maîtres le droit de punir, ou d'en soumettre l'exercice à des conditions presque humiliantes ; il suffit de décider quelles sont les fautes qui resteront impunies ou dont la punition sera une simple note ou un mot de blâme. Si les professeurs se montrent sévères, ce n'est point par plaisir, c'est par devoir, c'est qu'ils se sentent responsables; si l'on veut diminuer leur responsabilité en augmentant celle des
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élèves, or. ne rencontrera pas plus de résistance d'un côté que de l'autre.
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On garde dans les lycées des élèves qui en sont le fléau et la honte; exemples d'indiscipline constante, de paresse incurabl_ de core, ruption précoce et contagieuse. Si quelque administrateur veut fair·e son devoir et rendre à leurs familles ces hôtes dangereux, alors paraît quelque personnage influent, il parle, l'élève reste, et c'est la discipline qui s'en va avec la dignité des maîtres. La commission des réformes demande qu'on élimine résolument les enfants qui se montreront réfractaires à la discipline nouvelle; il faut se réjouir de ce symptôme de fermeté. Mais est-ce surtout dans les petites classes qu'il faut prodiguer les éliminations? Nous ne le pensons pas ; on doit laisser à l'enfant le temps de montrer ce qu'il est et ce qu'il peut être. C'est quand l'épreuve a duré, qu'il faut se montrer sévère ; et c'est surtout quand l'enfant, arrivé à la crise de la p·uberté et devenu vicieux, peut gâter les autres. Chez les jeunes enfants, l'indiscipline n'est souvent que légèreté. Combien d'entre eux, qu'on tenait pour indisciplinables, sont devenus plus tard des élèves modèles ! qu'on élimine donc résolument, mais non prématurément.
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Le jour où l'on aura décidé que :- lorsque les professeurs réunis en conseil ont déclaré un élève incapable ou indi gne, cet élève doit être rendu à sa famille , ce jour-là, la discipline des lycées et collèges sera fondée; l'on a ura relevé l'autorité des professeurs et rendu service aux études. Mais, nous dira-t-on, les élèves renvoyés iront dans les établissements r ivaux. Ce n'est point là une objection, ce serait plutôt une raison. La réputation des établissements de l'Etat ne peut que gagner à ces éli minations nécessaires; le renvoi des mauvais élèves aurait pour effet certain d'attirer les bons. Quand on saura, à n'en pouvoir douter, qu'on ne tolère plus ni l'incapacité ni l'inconduite, la confiance des .familles renaîtra; la qualité des élèves, et vraisemblablement, le nombre iront en augmentant. Mais par ces temps d'utopies disciplinaires et <l 'anémie administrative, on ne peut guère espérer une mesure aussi ferme et au~si sensée.
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La consputation est définitivement entrée dans les mœurs de la jeunesse studieuse ; parti des rangs les plus élevés, l'exemple est rapidement descendu jusqu'aux derniers degrés de l'échelle scolaire ; les étudiants en pharmacie ay ant conspué jusqu'à extinction de voi x et non sans succès un directeur qui n'était plus de leur goût, les petits lycéens 5
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se sont piqués d'honneur,et se sont mis à conspuer. Un beau jour on a vu un long monôme de lycéens en herbe se diriger vers la rue de Grenelle St-Germain, et saluer l'avènement d'un nouveau ministre par une consputation des mieux nourries. Il faut reconnaître que ce ministre novice avait été bien mal inspiré; ne s'était-il pas permis, sans avoir au préalable obtenu l'agrémentdes intéressés, de raccourcir d'un ou deux jours un congé traditionnel? Du reste ce malencontreux Ministre a racheté son imprudence par une douceur exemplaire; il a laissé les conspueurs s'égosiller tout à leur aise, et les plus enragés en ont été quittes pour un simple enrouement. C'est par le pardon des injures qu'on prévient de nouvelles offenses. Aussi, tout récemment, vienton de voir un second monôme reprendre pour une cause semblable le chemin de la rue de Grenelle, et porter à un autre ministre aussi mal inspiré des hommages aussi flatteurs.
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Déjà la consputation ne suffit plus à la jeunesse ; ce procédé un peu enfantin est abandonné à l'enfance ; les hautes études commerciales ont trouvé plus et mieux. Les . monômes autrefois gais et inoffensifs sont devenus agressifs et sauvages; on casse les vitres, on rosse les cocheJ"S, et quand l'autorité se montre dans la personne d'un agent de la paix, on la roue de coups, on la roule
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par terre, et si, ce qui arrive, l'agent porte la médaille militaire, on lui arrache sa médaille et on la foule aux pieds. Voilà où mènent les hautes études commerciales! L'exemple est donné; après les sergents de ville, viendra le tour des maîtres; c'est un progrès tout indiqué.
Rien n'est plus attristant dans la jeunesse que la précocité du scepticisme, le mépris de l'autorité et une indifférence railleuse pour tout ce qui est noble et grand.
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Ceux qui ont observé de quels yeux les ouvriers et les femmes du peuple regardent passer les étudiants avec leurs étudiantes au bras, ceux-là comprendront quelle peut être la part des mœurs dans la question sociale; il n'y a pas d'exagération à dire que ces regards sont chargés de mépris. Les étudiants, c'est la bourgeoisie qui les donne; mais les étudiantes, c'est le peuple qui les fournit.
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��DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT
I
MENUES PENSÉES
L'enseignement n'éclaire que s'il échauffe; sans chaleur il ne produit pas de lumière.
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Il faut que l'enfant sente un homme dans le professeur: le véritable maîtr.e n'est pas un esprit, c'est une âme.
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La meilleure école est celle où le maître s'instruit encore plus qu'il n'enseigne.
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Le meilleur maître est celui qui enseigne le moins. Il faudrait que l'on quittât la table avec la faim, et l.'école avec l'appétit du savoir. Tout ce qu'on fait de bien porte en soi sa récompense ; celui qui enseigne bien a du plaisir à enseigner et à se voir compris et goûté; celui qui enseigne mal souffre à la fois et de son insuffisance et de l'indifférence des enfants. L'enseignement perd en profondeur ce qu'il gagne en étendue. Pas plus en enseignant qu'en marchant on ne peut faire deux pas à la fois.
Regratteurs de manuscrits, rapetasseurs de textes, rebouteurs de phrases, éplucheurs de mots : fléaux de l'enseignement.
Quand le vrai maître parle aux enfants, c'est comme quand la ménagère jette du grain; tous d'accourir et de becqueter.
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Un maitre doit se faire une idée aussi exacte que possible de la valeur de ses élèves, et chaque fois qu'il interroge l'un d'eux, mesurer ses exigences au degré d'intelligence qu 'il lui a reconnu ; c'est pour lui le plus sûr moyen d'être juste et de rester calme.
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On ne doit pas pour quelques traînards suspendre ou ralentir la marche du corps de l'armée ; il en est de même d'une classe.
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On se donne beaucoup de mal pour enseigner prématurément aux petits enfants ce qu'ils apprendraient mieux et sans peine une fois l'heure venue.
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Les deux écueils de l'enseignement sont la substitution du maître à l'élève et la substitution de l'élève au maître; ou le maître seul parle, ou l'élève parle seul. Une classe doit se faire à deux ; l'art consiste à réserver à chacun la part qui lui revient ; or cette part varie suivant la nature des sujets; tantôt celle de l'élève augmente et tantôt celle du maître. Le difficile est de trouver la juste mesure.
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Il ne faut pas rompre prématurément les intelligences au mécanisme des démonstrations géométriques ou algébriques; cette gymnas-
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tique automatique et rude les dessèche plus qu'elle ne les fortifie. Les études sont comme les voyages en diligence ; chaque classe est un relais: arrivé au bout du relais, le postillon dételle et revient prendre une autre voiture et d'autres voyageurs; ainsi, au bout de l'année , le professeur passe ses élèves au professeur qui les attend et revient en chercher d'autres pour les conduire au même point. Il s'est'. fait dans ces derniers temps un vigoureux effort pour ralentir et régler le mouvement instinctif qui emporte l'esprit français vers l~s généralisations précipitées, . et pour l'assujettir à l'étude méthodique et patiente des faits et des phénomènes. Mais cet effort à son tour doit être modéré, car il conduirait vite au dédain des idées abstraites et à la matérialisation de l'enseignement. L'enseignement moral demande plus de moralité que de savoir. La vertu est une flamme, et celui qui ne brûle pas, aura beau disserter sur les propriétés du feu, sur les manières de l'allumer, sur les aliments dont on doit le nourrir; il aura enseigné doctement à faire le feu, il ne l'allumera pas.
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On introduit prématurément les filles dans un monde d'idées où elles ont plus à perdre qu'à gagner. Ce n'est pas sans répugnance et sans crainte qu'on voit le squelette ou l'image du squelette exposé dans une école de filles ; ce n'est point là un objet à tenir sous leurs yeux. On leur fait compter et nommer les os des pieds à la tête et de la tête aux pieds; arrivé à un certain point, le professeur fait un crochet ; mais ni les yeux ni l'imagination ne le suivent; l'esprit scientifique développe une curiosité qui s'accommode mal des lacunes et des réticences ; elle veut connaître ce qu'on montre et surtout ce qu'on ne montre pas.
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L'enseignement dit spécial n'a rien de spécial; c'est un enseignement secondaire de seconde qualité. L'enseignement secondaire, c'est l'enseignement cellulaire; chaque professeur reste confiné dans sa classe ; s'il a une bonne méthode, elle est pour lui seul ; il ne tire rien de ses collègues, il ne leur prête rien.
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Dans un temps où l'Europe se partage le monde, et où l'avenir des Etats semble lié à la grandeur et à la prospérité de leurs colonies, nous· n'avons rien dans notre enseignement qui soit de nature àdévelopper 1 à seconder le
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mouvement colonisateur; rien qui tourne l'esprit vers ces perspectives lointaines ; rien qui stimule l'esprit de curiosité et d'initiative ; rien ,qui puisse susciter des vocations, créer ces courants nécessaires qui emportent la jeunesse vers les long~ voyages et les explorations fécondes, d'où elle revient un jour riche d'informations et mûre pour les entreprises difficiles et les établissements durables.
Est-ce que tous ces riens philologiques dont on fait tant d'état valent une belle pensée, un beau sentiment? La menue critique à la mode, celle qui pique les points et les virgules, qui épluche les textes, qui dissèque les mots, qui met à nu leurs racines, qui les suit dans leurs métamorphoses, a fait aux textes consacrés mille petites incisions par où s'écoulent la vie et l'âme de l'enseignement littéraire. On tra- · vaille sur les chefs-d'œuvre comme sur des cadavres. Grâce à la philologie, à la linguistique, à la phonétique, à la grammaire historique, l'enseignement littéraire a pris dans lès lycées et dans les écoles une couleur, un vernis scientifique; mais les lettres en souffrent, et la grammaire elle-même, et l'orthographe aussi ; on apprend l'histoire des mots, leur origine, leur formation, leurs transformations, leurs déformations, que sais-je ?tout ce qui est secondaire, accessoire, mais c'est au-
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tant de pen;lu, ou peu s'en faut, pour le principal, Et puis toute cette menue science de lettres, de syllabes, de racines, de préfixes, de suffixes, est en somme une maigre nourriture pour l'esprit de la jeunesse. Le grand mal de cet enseignement' sec et curieux, c'est qu'il sacrifie le fond à la forme, la pensée au mot, la proie à l'ombre. Pendant qu'on tourne et retourne les mots, qu'on les décompose et recompose, qu'on les coupe ~t les découpe, le sentiment se glace, la vie, l'âme, la pensée s'échappe et s'évanouit. Tous ces procédés analytiques, prématurément et immodérément appliqués, dessèchent l'admiration et a troph ien t le sens esthétique ; et d'un enseignement autrefois élevé, vivifiant, fortifiant, il ne reste que rognures, détritus et poussière. Ajoutons que ces études stériles, portant presque exclusivement sur des formes concrètes, n'exigent aucun de ces efforts qui fécondent l'intelligence, et qu'elles sont le triomphe des esprits les plus· froids et les plus bornés.
La psychologie, psychologie; elle, Jamais on n'a tant temps où l'on ne l'âme!
la psychologie et encore la toujours elle, elle partout. étudié l'âme que dans un croit plus à l'existence de
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Psychologie de l'enfant, psychologie de l'adulte, psychologie de la femme·,psychologie des bêtes, 1 sychologie des plantes; eh ! mon 1 Dieu, pourquoi pas? parmi les plantes il y a bien des sensitives.
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Les fils et filles de paysans font de la psychologie dans les Ecoles normales primaires; les filles des bourgeois en font dans les lycées ; les artistes dans Jeurs ateliers, les savants dans leurs laboratoires, les philosophes dans leur cabinet ; mais ils sont bien distancés, les philosophes! l!= psychologue par excellence; c'est le héros du roman contemporain, c'est le Disciple de P. Bourget, c'est f. Bise de J. Loucey; celui-là passe sa vie en dedans de lui-même, penché sur son moi, à observer, à analyser ses sentiments, ses sensations. S'il sort de son moi, c'est pour étudier le m·oi des autres; il n'y épargne rien, il veut voir et sa voir à tout prix. Autrefois les héros dt: roman séduisaient les femmes pour leur plaisir; fi donc! aujourd'hui, ils séduisent pour là psychologie; la séduction, s'appelle une expérience psychologique. De quoi les femmes pourraient-elles se plaindre?
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DE LA PART FAITE A L'CN U.ê _,_ Ifi DANS LES RÉFORMES UNIVERSITAIRES
L'universit~ est un grand corps bien discipliné; l'autori _é n'y rencontre guère qe résist tance; mais s'il n'en est pas où l'on parle plus discrètement tout haut, il n'en est pas non plus où l'on parle plus hardiment tout bas. On s'y dédommage à petit bruit, par une entière liberté d'appréciation et par une certaine sévérité de jugement, des réformes qu'on désapprouve et des ministères qu'on subit. L'Université, qu'on disait autrefois fermée à toutes les influences extérieures, est aujourd'hui ouverte à tous les vents; elle, qu'on disait sourde ou qui faisait la sourde, maintenant elle a l'oreille au guet. Au moindre bruit venu du dehors, au moindre tressaillement, au moindre mouvement de l'opinion, la voilà qui s'émeut, elle ou pll).tôt ses chefs. Un ou deux journaux ont-ils parlé de surmenage,
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vite une commission, deux commissions, trois commissions ; on siège, on discute, on, pérore; on rédige et l'on vote des conclusions, des vœux, des résolutions. La panique de l'enseignement seeondaire gagne le primaire; là aussi on se remue, on s'assemble, on commissionne à outrance ; alors commence un nouveau surmenage, incontestable, celui-là, le surmenage des commissions. Quant à l'autre, celuj des élèves, après de longs et fastidieux débats, on commence à entrevoir qu'il pourrait bien n'être qu'imaginaire, et que la presse a fait, ce qui n'est pas rare, beaucoup de bruit pour peu de chose.
L'Université est restée jusqu'à ce jour à peu près étrangère aux réformes de l'Enseignement secondaire; non qu'elle ne s'y fût de bon cœur associée, mais parce elle n'a pas été appdée directement à y prendre part. Sans doute ces réformes ont été soumises à l'approbation du Conseil supérieur ; mais elles n'ont pas été élaborées par l'Université. Le Conseil supérieur est un corps savamment et symétriquement constitué ; on y trouve des représentants de toutes les formes de l'enseignement à tous ses degrés; mais la représentation de l'Enseignement secondaire .Y est d'une pauvreté extrême, un prof~sseur
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pour chaque matière d'enseignement plus pauvre encore est la représentation de l'Enseignement primaire 1 qui ne compte que cinq m embres. Du reste, le conseil eût-il été plus riche en représentants élus, que, limitée et réglementée comme elle l'a été et comme elle l'est encore, son action fût restée insigni.,. fiante. D'abord le Conseil est saisi brusquement de questions qui n'on t pas été préalablement soµmises à l'étude du corps enseignant ; en second lieu la durée des sessions est strictement fixée à J'avance et quelle que soit l'importance des questions à l'étude, cette durée ne dépasse guère la huitaine réglementaire; enfin et surtout le Conseil n'est pas appelé à délibérer sur le fond même des réformes, mais simplement sur les détails ; son initiative est réduite au droit à peu près illus,)ire d'émettre des vœux; ajoutons qu'il délibère à huis clos, que le procès-verbal de ses séances ne reçoit aucune publicité. Par la valeur et l'éclat des membres qui le composent, c'est un corps imposant et de belle apparence ; mais il est surtout décoratif; son rôle est plus que secondaire ; aussi recherche-t-on une place au Conseil supérieur plutôt comme un honneur que comme un moyen d'action. L'Université, ou si ' l'on veut, l'immense majorité des fonctionnaires qui composent ce grand corps, n'a donc pris qu'une part indirecte et insuffisante au travail de sa propre réorgan.isatioI).. Cependant aucune institution
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ne méritait mieux cette confiance et cet.honneur. Sans doute l'Université a ses traditions, son esprit, ses méthodes; elle y tient et non sans quelque raison; car il ne paraît pas qu'elle ait laissé descendre le niveau intellectuel de la nation ; par la forte et saine éducation littéraire qu'elle a donnée jusqu'à ces derniers temps, elle a maintenu aux lettres françaises leur ancienne supériorité; c'est avec les premières atteintes portées à cette éducation éprouvée qu.e coïncident les premiers symptômes de décadence. Bien qu'attachée à ses traditions, l'Université n'est pourtant ni entêtée ni routinière ; elle n'est point fermée aux influences extérieures; elle ne reste ni indifférente, ni étrangère aux questions qui s'agitent autour d'elle; chaque année des recrues nouvelles lui apportent quelque chose de l'esprit nouveau ; seulement elle ne changé pas à vue d'œil, elle se modifie lentement. Quelle raison aurait-elle de repousser des améliorations reconnues nécessaires? Elle n'est point liée par un Credo, elle n'est pas vouée à l'immobilité. Libre de tout engagement, son seul intérêt est l'intérêt du pays. Aussi, comme son œuvre est une œuvre de l'esprit, comme l'enseignement n'est point une affaire de pure discipline, comme il demande plus et mieux que la simple obéissance, il eût été bon et sage de faire appel à sa bonne volonté, à ses lumières, de la faire juge dans une question
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si grande, de la gagner, de la convaincre. Sorties d'une discussion libre et étendue, des réformes, même moins radicales, eussent été bien autrement fécond.e s; car en matière d'enseignement on n'applique bien que des réform_ s comprises et consenties. e Quelle force et quelle garantie de succès, si au lieu d'être imposées, ces réformes eussent été librement débattues et pleinement acceptées; si au lieu d'être dues à ,l 'initiative de qµelques esprits hardis, on eû1. pu les présenter comme le fruit d'un effort commun, comme une image de l'opinion dominante, comme le résultat d'une grande et sincè·re consultation! En tenant l'Université à l'écart, en ne lui réservant que l'application des innovations projetées, on allait manifestement contre l'esprit du temps et contre le caractère des institutions que le pays s'est données. Alors que partout ailleurs et dans toutes les questions on jugeait bon de dégager l'opinion cÎe~ majorités, de s'assurer l'adhésion et le concours du plus grand nombre, pour l'Université seule, on agissait au rebours, et c'était précisément au corps le plus compétent, le plus éclairé, qu'on refusait l'exercice d'un droit devenu presque le droit commun. Il y allait de l'avenir de l'Université, et l'Université n'était pas consultée. L'Enseignement primaire avait ses comices, ses conférences, ses congrès; on l'appelait à discuter ses propres affai".'
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res, on l'intéressait à ses destinées; seul l'Enseignement secondaire, tenu pour suspect, attendait en silence qu'd!n lui promulgàt sa charte nouvelle. C'était plus qu'une imprudence. Cependant l'organisation de l'Université se fût aisément prêtée à cette consultation désirable. Récemment instituées, les assemblées de professeurs pouvaient être saisies de la question des réformes. C'eût été une occasion unique de donner à ces assemblées la vie qui leur manque et qui leur manquera longtemps encore. Car les menues questions d'administration locale et les détails de réglementation les laissent en général assez indifférentes et n'offrent à leurs discussions que des aliments et un attrait par trop insuffisants. Au contraire une question comme celle des programmes les eût vraisemblablement arrachées à leqr indifférence; se sentant prises au sérieux, elles se fussent mises,sérieusementà l'œuvre. Leurs délibérations, conservées à titre de documents, eussent abouti à des conclusions, que des professeurs choisis par leurs collègues auraient reçu mission de défendre en un congrès: chaque lycée, chaque collège aurait eu ainsi sa voix à l'assemblée plénière. Si l'on répugnait à l'idée d'un congrès, dont les délibérations trop solennelles et les résolutions trop importantes auraient pu faire obstacle aux réformes, on pouvait par excep-
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tion confier aux Conseils académiques le soin de dépouiller les cahiers des assemblées de professeurs et d'en tirer sur chaque question, dans chaque académie, l'opinion de la majorité. Mais: nous dira-t-on, si l'on n'a point consulté l'Université, c'est que l'on préjugeait sa réponse, et que bien décidés à passer outre, les réformnteurs ont mieux aimé rencontrer une opposition inévitable mais tacite, que de provoquer une désapprobation formelle. Dans ce cas nous croyons qu'ils se sont trop défiés des professeurs et d'eux-mêmes. L'Université n'avait point de parti pris à l'endroit des réformes. En contact continuel avec les élèves, en relations fréquentes avec les familles, elle sentait bien qu'il y avait quelque chose à faire. Un débat public eût dissipé bien des doutes, affaibli des résistances; d'ailleurs une réforme sûre d'elle-même ne doit pas craindre la contradiction, elle a tout intérêt à en mesurer la valeur; elle puise dans cette épreuve nécessaire ou un surcroît de force et d'auto,rité, qui 1;n assure le succès, ou une défiance salutaire qui la préserve des erreurs irréparables.
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PREMIÈRE FORME DE LA RÉFORME. L'ENSEIGNEMENT SPÉCIAL
Qu'une réforme ou que des réformes fussent devenues nécessaires, la chose n'est ni contestée ni contestable ; mais en quoi devaient consister ces réformes? là est la question. La science était en progrès; l'importance de son rôle allait croissant: il fallait donc fortifier les études scientifiques. Stimulée, menacée par une concurrence ch-aque jour plus ardente et plus étendue, l 'industrie demandait . qu'on lui vînt en aide; il fallait lui préparer des auxiliaires plus instruits, mieux armés pour la lutte, mieux renseignés sur les conditions .nouvelles de la vie économique. Il en était de même pour le commerce que l'agrandissement des marchés, l'ouverture fréquente de d~bouchés nouveaux, la mobilité et la diversité des stipulations internationales, inquiétaient, troublaient, déconcertaient dans ses transactions ; de même aussi pour l'agri-
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culture, travaillée par des fléaux renaissants, appauvrie par le manque de bras, découragée par la concurrence étrangère. Voilà les besoins profonds, pressants, auxquels on avait à répondre; c'est l'enseignement scientifique, industriel, commercial, agricole qu'il fallait réorganiser, étendre, perfectionner. Quand parut l'Enseignement spécial, on put croire qu'il arrivait à point, comme le remède nécessaire, attendu. Son nom même semblait en indiquer le but, en marquer le caractère ; mais ce n'était qu'un nom sans la chose. Le créateur de cet Enseignement avait-il réellement voulu donner à la nation l'enseignement technique qui lui manquait, ou n'y avait-il là qu'une - erreur de dénomination, nous ne saurions le dire. Toujours est-il, qu'après quelques tâtonnements, quelques oscillations, l'Enseignement dit spécial s'orientait vers l'Enseignement secondaire, où il s'est définitivement établi à côté de l'Enseignement classique. Ce fut une déception doublement fâcheuse; d'abord parce que le service qu'on attendait du nouvel enseignement se trouvait indéfiniment ajourné ; en second lieu, parce que l'Enseignement dit spécial attaché aux flancs de l'Enseignement classique, allait commencer à exercer sur I ui une déplorable influence; il allait en fausser la notion, en altérer le caractère, en rabaisser le niveau. Èn attendant, le vide qu'on avait peut-être songé à combler, restait grand ouvert; et ni
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l'Enseignement primaire supérieur qui montait par en bas, et qui peut-être a fait remonter le spécial vers le secondaire, ni l'extension donnée dans quelques grandes ·villes à certaines écoles commerciales ou industrielles véritablement spéciales, n'ont rempli et ne pourront remplir la place considérable que la situation économique du pays assignait d'avance à l'Enseignemènt annoncé. Car l'Enseignement primaire supérieur, en prenant, comme il le fait chaque jour davantage, un caractère professionnel, fournira à la nation de bons ouvriers et de bons contre-maîtres, mais il ne lui donnera ni des industriels, ni des négociants, ni des agriculteurs. Quant à l'Enseignement spécial, après avoir trompé l'attente qu'il avait fait naître, a-t-il au moins rendu quelque signalé service, a-t-il rempli quelque grande mission ? Nous voudrions le croire, mais nous en doutons.Quelle est donc la pensée qwi l'a fait dévier dès sa naissance, et qui lui a fait prendre une direction inattendue? A lire le rapport présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique au nom de la comrµissron de l'Enseignement spécial (Juillet 1881), il semble, au premier abord, que cet Enseignement n'ait pas encore changé de caractère, et qu'il veuille prendre sa véritable voie. En effet, « La réorganisation de l'Enseignement spécial, dit le rapporteur, intéresse une partie considérable de notre population
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scolaire, celle qui n'aspire point aux professions dites libérales, mais qui peut à sa manière,dans les carrières que lui ouvrent l'agriculture, l'industrie et le commerce, servir et honorer le pays. » Ces prémisses semblent devoir aboutir comme conclusion à la constitution d'un enseignement agricole, industriel et commercial. Il n'en est rien, et la pensée de la commission ne tarde pas à se dégager des mesures qu'elle propose. L'Enseignement spécial devra comprendre trois divisions ou trois cours ; comme le cours élémentaire est le même que celui de l'Enseignement classique, c'est dans les cours moyen et supérieur qu'il faut chercher le but et l'esprit du nouvel enseignement. Remarquons tout d'ab9rd que le cours moyen est de trois années, et Je supérieur de deux seulement. Cinq années · d'études suffisent donc à conduire au baccalauréat de l'Enseignement spécial; encore le baccalauréat n'est-il proposé qu'à l'élite des élèves, et la commission prévoit que le plus grand nombre se contentera du certificat d'études, qui se délivre à la fin du cours moyen. « D'une part, conserver à l'Enseignement spécial son caractère propre et sa direction normale ... de l'autre combler, dans la mesure du possible, la distance qui le sépare à présent de l'Enseignement classique, telle est, dit le rapporteur, la pensée à laquelle ont obéi et ceux qui ont proposé et ceux qui ont revu les
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programmes de l'Enseignement spécial ; tel estle problème dont ils ont cherché la solution. » Ainsi qu'on le voit, la première .pensée s'est accrue d'une seconde ; il y a maintenant deux pensées, il y a double but; l'enseignement. nouveau doit conserver son caractère propre, c'est-à-dire rester spécial, et il doit en même temps devenir secondaire, du moins, autant qu'il sera possible. Spécial, le nouvel enseignement avait vraisemblablement voulu l'être, mais il ne l'avait pas été et il ne faisait rien pour le devenir; les quelques notions de comptabilité et de législation commerciale portées aux premiers programmes et conservées dans les seconds n'avaient pu et ne pouvaient évidemment suffire à lui imprimer ce caractère ; secondaire, il cherchait à l'êtr!'; et on l'y aidait, avec plus de bonne volonté peutêtre et de complaisance que d'habileté. Toutes les marques d'intérêt qu'on lui prodiguait à l'envi avaient pour effet ina'ttendu de le déprécier; en s'efforçant de le servir, on ne réussissait qu'à lui nuire, et ceux-là même qui . voulaient en faire l'éloge en faisaient involontairement la critique. Les avocats de ce malencontreux enseignement semblent toujours plaider _les circonstances atténuantes. Le rapport même, auq~1el nous venons de faire des emprunts, est à ce point de vue d'une lecture bien instructive et quelque peu récréative.
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« Les élèves de l'Enseignement spécial n'ont, dit-il, ni l'ambition, ni le loisir de suivre jusqu'au bout les études patientes et délicates d'où sortent les lettrés et les érudits ... » .:__ « Le moment est venu de le relever, de le ranimer, de réviser ses programmes, de le recruter dans des cqnditions plus favorables, de l'établir enfin à c6té de l'enseignement classique, dans le rang auquel il a droit. » On adopte un plan nouveau, celui des trois cours, « pour empêcher les désertions fâcheuses que l'ancien système·(celui des cercles concentriques) facilitait et semblait encourager.» - « Le premier cours peut suffire aux élèves qui veulent entrer le plus t6t possible dans les carrières auxquelles conduit naturellement l'enseignement spécial. » - Il ne s'agit pas seulement « de munir les élèves de notions pratiques et immédiate.ment utiles, mais aussi de leur donner un peu de cette culture désinté'ressée et supérieure qui est le but et 'l'honneur de l'Enseignement secondaire. » - Le seul moyen de relever un enseignement si digne d'intérêt (le spécial), c'était de placer au somtnet de -ses études un diplôme considéré ... Que si la séduction de ce titre est telle qu'il attire vers l'Enseignement spécial une bonne part du contingent classique, les humanités seront ainsi allégées de tous ceux qui actuellement sy attardent et sy traînent sans résultats. » « Souvenons-nous d'ailleurs que l'ensei6
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gnement spécial prépare, par définition en quelque sorte, à des professions qui n'ont point d'attache officielle .... ». - etc. etc. Il n'y a rien dans tout cela qui soit précisément flatteur pour l'Enseignement spécial; ses clients sont pressés ; ils veulent arriver vite aux carrières qui les attendent; beaucoup s'en vont chemin faisant, ils désertent; ils ne sont point faits pour les études patientes et délicates, pour cette culture désintéressée et supérieure dont on voudrait pourtant leur donner quelque chose. L'Enseignement spécial débarrassera le classique des médiocrités qui l'encombrent et l'alourdissent. Né d'hier, déjà il a besoin d'être relevé, ranimé, recruté dans des conditions meilleures. Qu'est-ce à dire en somme, et quelle est la vérité qui apparaît clairement sous ces témoignages un peu accablants d'intérêt et de sympathie? Cette vérité c'est que l'enseignement spécial est un enfant d'une santé chétive, un enfant mal baptisé, qu'on destinaH d'abord à une carrière modeste, et qu'on achemine ensuite, qu'on pousse bon gré mal gré vers une carrière pl us haute et de pl us glorieuses destinées. On a pour cet enseignement plus d'ambition que n'en comporte sa nature et qu'il n'en montrait lui-même. Les élèves lui manquent : on s'ingénie à lui en procurer, on détourne vers lui une partie du courant classique; ses élèves le quittent en route, ils s'arrêtent à toutes les stations: pour les retenir
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on leur offre l'appàt d'un baccalauréat plus accessible et plus voisin. Bien plus, on QUblie que « l'enseigneme1ü spécial prépare par définition à des professions qui n'ont point d'attache officielle, » et le nouveau baccalauréat créé, on s'empresse de lui ouvrir l'accès du plus grand nombre possible de fonction$ publiques. Enfin, comme pour forcer l'opinion, qui se montre rebelle, au mépris de toute justice, on décrète l'égalité des traitements dans les Enseignements classique et spécial, malgré l'incontestable inégalité des ép reuves professionnelles. On a donc tout fait, le possible et l'impossible, pour mettre sur le même pied deux enseignements dont l'un est si évidemment inférieur à l'autre ; on a blessé au vit le sentiJnent de la justice et mécontenté profondément le corps entier des professeurs de l'Enseignement classique. Il était difficile d'aller plus loin, à moins de décréter la supériorité de l'Enseignement spécial,c'est un dernier pas qui restait à faire. Le rapport présenté au Conseil supérieur à la fin de l'année 1889 par la Commission pour « l'étude des améliorations à introduire dans « le régime des établissements d'enseignement « secondaire » nous montre qu'on n'a guère changé d'opinion sur la valeur de l'enseignement spécial, mais qu'on n'en persistera pas moins à le maintenir en le développant. Le rapport fait la critique du nom, « nom fà.
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cheux, qui donnait à cet enseignement je ne sais quel air professionnel ; » mais il nous paraît attribuer à ce nom plus d'importance qu'un nom n'en saurait avoir: «delà en partie la situation inférieure, de cet enseignement dans les lycées, où beaucoup _ le trouvaient ne pas à sa ·place. » Mais sa critique s'arrête au nom, et il passe à l'éloge de la chose. « Les conditions budgétaires, dans lesquelles on opérait, ne permettent d'appeler faute rien de ·ce qu'on fit alors pour réorganiser, en le dédoublant, l'enseignement secondaire. » Ainsi la création de renseignement spécial aurait été une réorganisarion et un dédoublement de l'enseignement secondaire ; deux mots nous sembleraient plusjustes, doublure et désorganisation. ~ On fit ce qu'on put, ajoute le rapport, on ji.t m ême l'impossible ; et plus on relèvera d'imperfections dans la création nouvelle, plus il faudra convenir qu'elle avaiti donc bien sa raison d'être ; car, au bout de trois ans, elle vi'1ait si bien que ni la chute du m:nistre, ni les désastres publics, ni la tiédeur et parfois l'hostilité du pouvoir ne l'empêchèrent de subsister intacte ... » On ne voit pas bien comment ni pourquoi les désastres publics auraient ruiné l'enseignement spécial;· en 1870 et dans les années qui suivirent, on ne songeait guère à cet enseignement; et plus tard, nous avons vu par quels moyens et à quel prix on a réussi à le faire subsister et à 1ui donner une sorte de
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vie artificielle. Le rapport les mentionne en ces termes:
« L'assimilation complète de ses professeurs agrégés à ceux de l'enseignement classique
avait été dès lors accordée, non sans quelque i'ésistance. Ce qu'on y ajoutait maintenant, c'étaient les sanctions extérieures nécessaires à son crédit auprès des familles. On accordait d'emblée à son baccalauréat l'équivalence avec le baccalauréat-ès-sciences, si bien qu'il ouvre aujourd'hui l'accès de toutes les mêmes carrières ... » On remarquera en effet qu'on a reculé devant l'assimilation du baccalauréat spécial au baccalauréat-ès-lettres. Le ton des deux rapports, celui de r88r et celui de 1889,ne diffère pas très sensiblement. L'un et l'autre rapport donnent à entendre qu'on s'est montré plus que large envers le nouvel enseignement. Lette assimilation des professeurs à ceux de l'enseignement classique, cette équival~nce du baccalauréat spécial avec le baccalauréatès-sciences accordée d'emblée ne paraissent pas citées comme des mesures absolument irréprochables. Le sentiment qu'elles inspirent perce enco'r e pl us clairement dans les lignes suivantes:
<i Tant que le r'ecrutement des maîtres ne sera pas identique dans les deux enseignements secondaires, tant que les professeurs ne formeront pas un même corps ayant une G'
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même origine, l'égalité de prestige sera mal assurée.» C'est un aveu. Pour que les professeurs eussent une mème origine, il faudrait, ce semble, réunir en une seule les deux Ecoles Normales des deux enseignements, ou au moins les rapprocher, en transportant celle de Cluny dans la capitale ; c'est la mesure qu'indique le rapport. Les fondre en une seule paraît difficile ; cette réunion ne serait pas l'union; elle ne ferait qu'accuser les diffé.rences. L'effet qu'a produit dans les lycées la juxtaposition des enseignements se ferait aussi bien sentir à l'Ecole. Du reste, au moment même où l'on conseille de séparer les enseignementsetdeles installer dans des lycées distincts,il serait singulier de mêler leurs écoles normales. Ce qui fait l'unité d'un corps, ce n'est pas seulement la communauté d'origine; les professeurs de l'enseignement classique ne sortent pas tous à beaucoup près de l'Ecole Normale supérieure; mais ils ont tous subi les mêmes épreuves, et tous ils ont des titres semblables.Lorsque l'agrégation de l'Enseignement spécial sera aussi difficile à atteindre que celle de l'Enseignement classique, un grand pas sera fait vers l'unité morale du corps enseignants ; et cependant l'on n'aura pas pour cela mis sur le même rang les deux enseignement. La condition de l'égalité du prestige entre eux, c'est que dans l'un comme dans l'autre la culture intellectuelle soit portée au même degré. On peut comprendre l'égalité
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entre deux enseignements de nature pourtant différente, comme l'enseignement scientifique et l'enseignement littéraire, si dans l'un et l'autre on pousse le développement de l'esprit jusqu'au point où il acquiert une certaine supériorité. Or, en dehors des sciences et des lettres, il n'y a pas un troisième ordre de connaissances; tout ce qui est matière à enseignement est scientifique ou littéraire. Le seul fait de réunir dans un même enseignement les lettres et les sciences et de leur y faire une part égale (r2 heures pour les trois dernières années) ce seul fait constitue pour cet enseignement une infériorité de nature, dont on ne le relèvera pas, même dans l'opinion. Les élèves de cet enseignement sauront peut-être plus de choses, mais leur valeur intellectuelle sera moindre, parce que dans leurs études ils auront plus embrassé et moins approfondi. Vouloir à tout prix assimiler des enseignements de valeur différente, ce n'est pas de l'égalité, • c'est du nivellement; on n'élève l'un qu'en rabaissant l'autre. Cet esprit égalitaire , fléau de la démocratie, ne devait pas entrer dans l'Université.
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MOUVEMENT ET PRESSION DE L'OPINION. LE PUBLIC, LA PRESSE
· Il est clair qu'un enseignement public ne saurait demeurer le même quand la société ·change. Or la société française allait changeant de jour en jour; l'esprit pratique, uti- · litaire, y faisait de rapides progrès; l'opinion publique n'y était plus faite ni dirigée par quelques hommes d'élite ; une multitude d'esprits d'une valeur médiocre, d'une culture superficielle concouraient à la former. Initiés par le suffrage universel à la discussion des a·ffaires politiques, les citoyens s'habi. tuaient peu à peu à discuter les questions de tout genre, et l'enseignement est chose d'un intérêt trop général et trop considérable pour que le public n'en vînt pas bien vite à s'en préoccuper. Cette question, il devait naturellement la résoudre dans le sens de ses aspirations et de ses préférences. Tant d'hommes arrivés sans le secours des études classiques à l'aisance ou à la richesse ne pouvaient
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avoir une grande prédilection pour ces études ; elles devaient leur paraître inutiles, puisqu'ils avaient pu s'en passer. Ce qu 'ils voulaient pour leurs enfants, c'étaient les connaissances dont ils avaient senti le besoin et qui auraient pu les mener eux-mêmes plus vite à la fortune ; qu'avait-on besoin pour s'enrichir de grec et de latin? Ces adversaires nés des lettres anciennes trouvèrent des auxiliaires ardents en ceux-là même qui les avaient cultivées sans fruit ou sans succès et qu'une sorte de rancune animait contre elles. De ce nombre beaucoup s'étaient jetés dans le journalisme; plusieurs y avaient réussi; ils pouvaient donc agir et ils agissaient en effet sur l'opinion. De cette alliance entre les illettrés et les lettrés mécontents est sortie contre les langues anciennes cette campagne furieuse qui leur a été si tuneste. Au gros des assaillants se sont joints quelques volontaires de talent et d'esprit, que l'amour du paradoxe ou le goût du scandale a poussés aux premiers rangs, et qui ont tourné contre les lettres anciennes toutes les forces et les ressources qu'ils avaient puisées dans leur commerce. Considérable est la part qui revient au journalisme dans cette question des réformes, et c'était chose inévitable. De notre temps l'influence du journalisme a démesurément grandi, et par contre, celle du livre n'a cessé de décroître: c'est que tout le monde .
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lit les journaux ou un journal, tandis que peu de lecteurs ont le temps ou le goût de lire des ouvrages. Le journal n'a pas seulement sur le livre !;avantage d'être plus tôt lu, il paraît tous les jours, il revient sans cesse a la charge, il frappe sans relâche, coup sur coup, et finit par forcer les esprits les plus indifférents et les plus rebelles. De plus, tandis que le livre est ordinairement froid ou calme, le journal est ardent, violent; l'un est une rivière paisible, l'autre un torrent fougueux; il répond donc mieux au tempérament du lecteur français, qui est tout passion. Enfin, comme en général il s'adresse non à une élite mais au grand, au gros public, il est naturellement porté à en prendre l'esprit, à en défendre les idées, à en embrasser les erreurs; il suit l'impulsion plutôt qu'il ne la donne, il pousse du côté où l'opinion penche, il grossit le courant, il le précipite. Dans cette question des réformes, ou plutôt dans cet assaut livré aux langues anciennes, la plupart des journaux ont donné avec tant de force et d'ensemble, ils ont parlé pour ne pas dire crié si fort et si longtemps, que les autorités universitaires, d'ordinaire assez calmes, ont fini par s'émouvoir. Elles ont commencé à se défier de la bonté de leur cause, et à croire, elles aussi, que l'enseignement classique tel qu'il se donnait depuis un siècle, pourrait bien n'être plus de son temps. Insensiblement elles en vinrent à penser que
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le latin et le grec devaient être enseignés d'une autre manière et daps un autre esprit; qu'ils pouvaient cesser d'être l'instrument même des études, sans cesser d'être encore un objet d'études. De ce moment les adversaires des langues anciennes avaient cause gagnée ou peu s'en faut ; car c'est précisément dans la conception du rôle attribué aux langues anciennes dans l'éducation intellectuelle de la jeunesse française qu'est le nœud de la question. Du moment qu'on ne voit plus dans l'étude des langues mortes qu'un moyen d'arriver à la connaissance de leurs littératures, tout l'ancien système s'écroule. Mais ce n'est pas sur les seules autorités universitaires que cette campagne du journalisme produisit son effet; elle exerça sur la population scolaire et par suite sur le personnel enseignant,sur les études elles-mêmes, la plus fâcheuse influence. Au lycée, en dépit des règlements et défenses, on lit le journal; on le lit en cachette, rien n'est moins difficile, et les jours de sortie, on le lit à son aise. La gent écolière suivait donc avec un intérêt passionné le débat qui venait de s'ouvrir et dont elle était l'objet; comme on devait s'y attendre, elle accueillait avec faveur les attaques les pl us viol en tes contre le système en vigueur. On ne pouvait raisonnablement s'attendre à ce qu'elle fît dans les critiques de la presse la part de l'exagération; ce
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n'était _;_:>oint son affaire. Comme conséquence probable de la lutte engagée elle voyait venir un changement, qui, à ses yeux, ne pouvait être qu'une amélioration. En attendant, elle se refroidissait de plus en plus pour des études si rabaissées, si malmenées, si cruellement raillées ; les élèves médiocres, (et au lycée comme partout la médiocrité c'est la majorité) travaillaient de moins en moins et les raisons ne leur manquaient plus pour justifier leur paresse ou leur indifférence. Comme il arri.ve toujours, les bons, les meilleurs, se laissaient gagner par le refroidissement des autres ; leur zèle s'attiédissait, leur foi chancelait. A leur tour, les professeurs voyaient décroître leur prestige et leur autorité ; ils sentaient dans leurs classes comme un fond d'hostilité contre leur enseignement; ils rencontraient la plus invincible des résistances, celle de l'inertie; leur .voix n'avait plus d'écbo, elle tombait dans le vide. Tout ce qui dans leur enseignement sortait du cadre étroit de la préparation directe aux examens inévitables, tout cela ne portait plus; leur auditoire semblait ne plus les comprendre. Alors c'était ou un redoublement de punitions qui restaient sans effet, ou un redoublement d'efforts tau t · aussi superflus. Il arriva alors ce qui arrive (l'ordinaire, lorsque dal\s une malaise général on croit en avoir trouvé la cause ou l'auteur. Ce coupable, vrai ou supposé, devient un bouc émis-
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saire. Dans le malaise des études, le latin fut le bouc. On lui attribua, ou peu s'en faut, tous les maux dont on se plaignait. C'est ainsi que le baccalauréat, ce fléau dont les études littéraires souffraient plus que toutes les autres et depuis longtemps, le baccalauréat, dont on n'avait pas su les affranchir, retomba sur les langues mortes de tout le poids de son incomparable impopularité ; comme si le grec et le latin l'avaient engendré! On a pu voir depuis qu'il n'est besoin de latin ni de grec pour donner le jour à un baccalauréat, car l'enseignement spécial avait à peine quelques années d'existence, que déjà il avait procréé le sien. Il n'est pas jusqu'à l'internat, objet de tant de critiques, les unes malheureusement fondées, les autres singulièrement exag·érées, dont l'existence et le maintien ne parussent en quelque manière liés au système de l'enseignement en vigueur. Enfin la nécessité qu'on jugeait inévitable de faire une part de plus en plus large aux langues vivantes et aux sciences dans le cadre de l'enseignement classique ajoutait encore au discrédit des langues mortes qui semblaient faire obstacle à ·tous les changements réclamés par l'esprit et les besoins dt1 temps. Il n'est pas jusqu'à la philologie, que des travaux et des progrès récents avaient mise en honneur, qui ne parùt impatiente de réduire à
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son profit le rôle prédominant de l'enseignement littéraire en France. Toutes ces causes réunies amenèrent la réforme de 1880.
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DES BESOINS INTELLECTUELS D'UNE DÉMOCRATIE, RÉFORME DE
1880-84. -
DE
QUELLES
ERREURS PÉDAGOGIQUES PROGRAMME MOSAÏQUE.
ELLE EST SORTIE. -
Sous des apparences assez bénignes, la réforme atteignait l'enseignement classique dans son principe de vie, elle lui portait un coup presque mortel. Depuis lors, cet enseignement végète, il ne vît plus. Les rapports complaisants, les assurances officielles ne peuvent plus tromper personne; le niveau des études va baissant et ne cessera de baisser, tant qu'on persistera d&ns la voie où 1' o_ n s'est engagé. Quatre ans à peine après la mise en vigueur des nouveaux programmes, on commençait à les retoucher; on les retouchera bien des fois encore, sans pour cela po rter remède au mal. Ce ne sont pas des retouches que la situation . demande, c'est la suppression. Ces programmes sont sortis d'une fausse conception de l'enseignement secondaire, et chaqûe jour en fait mieux
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sentir la fausseté. Le surmenage, dont personne ne parlait il y a dix ans, a été une des premières conséquences de l'erreur "et de la faute commises; cette fois, il était difficile de s'en prendre au grec et au latin, qui ont fait les frais de la réforme. Toutefois il ne serait pas impossible que les réformateurs, trompés dans leun espérances, s'en prîssent encore à ces pauvres lan·gues et en vînssent à proposer, comme unique et dernier moyen de salut, l'achèvement des coupables. Née du surmenage et de la nouvelle législation militaire, la question de l'éducation physique est venue faire une utile diversion; si l'on réussit. à la résoudre, ce sera le seul bien qui soit sorti du mal fait à l'Enseignement classique. Quand les corps seront mieux trempés, les esprits y gagneront forcément quelque chose. A la suite de l'éducation physique, on a vu paraître enfin la question longtemps et vainement attendue de l'éducation morale, que l'éternel remaniement des programmes semblait devoir ajourner · indéfiniment. Elle aurait dû venir en première ligne, mais . ·mieux vaut tard que jamais. Quand on aura fait quelque chose pour la santé physique et morale des jeunes générations, il faudra revenir à la réforme scolaire, qui pendant ce temps aura développé ses dernières conséquences et porté tous ses fruits. Alors peutêtre on se décidera à reconnaître deux vérités bien simples et maintenant méconnues: la
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première, c'est que ~'esprit est un organisme et non un sac; la seconde c'est que nous sommes français et que notre premier devoir est d'apprendre à bien parler notre lan~ue et à la bien écrire.
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Tous les changements opérés dans les études ont été faits dans le même but et dans le même sens: on a voulu répondre aux besoins du pays et du temps. Parmi les besoins d'une démocratie, il en est un pourtant et non le moindre, auquel on n'a peut-être pas assez songé: ce besoin, c'est celui de donner à la démocratie un contre-poids nécessaire. Plus l'esprit démocratique se développe dans un pays, plus il importe qu'il y rencontre une force contraire, qui puisse le tempérer et l'ennoblir. Toute démocratie est utilitaire, elle réclame des études dont le profit soit clair et prochain; l'intérêt est son premier, son unique souci ; désireuse avant tout d'améliorations matérielles, elle est assez indifférente à cette supériorité intellectuelle et morale qui fait la grandeur d'un peuple. A une société démocratisée il faut donc un nombre de plus en plus considérable d'esprits à la fois élevés · et solides, plus touchés du bien et du beau que de l'utile, gardiens des bonnes· traditions, jaloux de conserver aux lettres leur dignité, à la langue ses qualités premières, à la discussion la
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mesure, aux relations sociales leur agrément et leur douceur. Que les études classiques, les humanités proprement dites, soient éminemment propres à former ces esprits, c'est ce qui ne saurait être mis en doute. Au lieu donc de les restreindre, de les réserver pour quelques privilégiés, pour une élite, ce qui est la part et le rôle qu'on leur attribue dans l'avenir, il eût fallu au contraire les étendre et les répandre; il eût fallu y convier le plus grand nombre possible de ces enfants que le flot montant de la démocratie apporte à l'Enseignement secondaire, et auxquels leurs parents arrivés à l'aisance veulent assurer l'instruction dont ils ont été privés eux-mêmes. Et, pour cela, il n'y avait pas grand effort à faire; car, en dépit de toutes les critiques et des attaques dont il était l'objet, l'Enseignement classique était si bien établi dans l'opinion des familles, qu'on n'a pas réussi sans peine à les détournef vers l'Enseignement dit spécial. Allant aux études classiques, elles avaient conscience qu'elles s'élevaient; en les menant à l'autre on semblait les empêcher de monter. Mais quoi, dira-t-on, si l'on eût favorisé l'expansion de l'enseignement classique, n'aurait-on pas encore ac'cru le nombre des déclassés? Les déclassés, c'est là un mot dont on a singulièrement abusé, et grande est chez nous la puissance des mots. Il y a des déclassés partout, à tous les degrés de l'échelle
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sQciale, et ce ne sont point les langues mortes qui ont le privilège d'en faire. L'agriculture, l'industrie, le commerce ont les leurs.Sont déclassés tous ceux qui se montrent-impropres à pratiquer un métier,à exercer une profession, à suivre une carrière, et qui ne peuvent trouver l'emploi régulier de leurs aptitudes et de leurs connaissances. Mais neuf fois sur dix, ce déclassement n'est pas imputable à l'enseignement, c'est à eux-mêmes que les déclassés doivent s'en prendre; c'est la volonté, c'est le courage, c'est l'esprit de suite, c'est la conduite qui leur ont manqué. Avec plus d'initiative ou de persévérance, ils seraient parvenus à se faire dans la société une place convenable, tout comme bien d'autres qui n'étaient ni mieux doués ni plus instrqits. Toujours il y a eu des déclassés et il y en al}ra toujours; l'enseignement nouveau aura les siens, parce que le lycée n'est pas et ne peut être un bureau de placement et qu'il ne suffit pas de placer les gens pour qu'ils restent en place. Le moyen de diminuer le nombre des déclassés, ce n'était pas de restreindre un enseignement devenu plus que jamais nécessaire, c'était plutôt, ce nous semble, d'arrêter chemin faisant et d'écarter résolûinent les élèves reconnus incapables, au lieu d'en laisser continuellement grossir le nombre par des simulacres d'examens de passage. Une sélection véritable aurait suffi amplement à préserver la
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société du mal que peuvent lui faire des bacheliers de fabrique ou des bacheliers manqués ; elle eût aussi préservé les études classiques d'un abaissement inévitable et d'un discrédit imrµérité. En élevant graduellement le niveau des études, en ne laissant arriver à l'examen de sortie que ceux pour qui cet examen n'eût été qu'une formalité et non une épreuve, on sauvait du même coup tous les intérêts. Et l'on n'avait pas à craindre d'appauvrir le recrutement de l'Enseignement classique; avec plus de prestige il eût eu plus d'attrait; le flot toujours croissant d'élève<; qui se pressent aux portes des lycées eût rendu le choix plus facile; on aurait eu des élèves et plus nombreux·· et meilleurs. Cette sévérité salutaire, l'Etat pouvait la montrer, il le devait. Comme l'enseignement secondaire n'est pas un enseignementobligatoire,l'Etata le droit et le devoir d'en régler les con di tians, de manière à lui conserver son caractère, à lui maintenir son rang, à lui assurer le succès de sa mission. On a pris une autre voie ; pour remédier aux fâcheux effets du baccalauréat, on a créé un baccalauréat nouveau, de qualité inférieure; quant à l'ancien, loin de le rend·re moins accessible, on en a facilité l'accès, par l'abaissement des études classiques: car il n'y a pas d'autre nom à donner à la prétendue réforme de r $80-1 884. Cette réforme, avons-nous dit, procède
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d'une doublé erreur pédagogique, l'une, sur la nature même de l'esprit humain, l'autre sur le rôle des langues anciennes .et particulièrement du latin dans l'enseignement classique. Les sciences s'accroissent tous les jours, elles sont destinées à s'accroître sans cesse, et non seulement les sciences physiques et naturelles, dont les progrès sont si rapides, mais les sciences philologique, historique, géographique et autres, dont le progrès pour être plus lent, n'en n'est pas moins continu. Mais si toutes les sciences vont se développant, il n'est pas de même de l'esprit, qui reste ce qu'il était, de la durée des études, qui a sa limite naturelle, et de la durée des jours qui ne saurait changer. Vouloir que les programmes aillent toujours en s'élargissant, vouloir qu'ils soient une image complète quoique réduite du savoir humain, c'est vouloir l'impossible. Aussi depuis longtemps déjà, le partage des études en études scientifiques et en études littéraires s'est-il imposé; seulement, si dans les programmes de l'enseignement scientifique on a considérablement réduit la. part des lettres, dans les programmes de l'enseignement littéraire on ç1 considérablement accru la part des sciences. A tous les degrés les progr_ mmes sont fora cés et faussés. Dans la division élémentaire, on apprend tout, jusqu'à la géométrie inclusivement; on apprend tout, et même un peu le
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français. Dans la division de grammaire, le programme est une petite encyclopédie ; la zoologie, la botanique, la géologie s'y succèdent en bon ordre; la grammaire proprement dite ne suffisant plus à des enfants si savants, on y a joint la grammaire historique et la philologie; il y a là tant et tant de connaissances à acquérir, qu'il reste à peine assez de loisir pour apprendre un peu l'orthographe. Quatre langues, tant mortes que vivantes, six sciences, l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la physique, la cosmographie, la chimie, sans compter la géographie et l'histoire politique, sans parler des trois histoires littéraires, grecque, latine et française, non compris le dessin, composent le programme substantiel de la division supérieure. Nous nous sommes demandé quelquefois comment l'on avait dû s'y prendre pour l'élaboration de ces admirables programmes ; voici, croyons-nous, comment la chose s'est passée. On a mandé et réuni dans une même enceinte les représentants les plus autorisés des sciences, des lettres et des arts ; on les a enfermés, comme on enferme les membres d'un jury qui va rendre un verdict, et on les a laissés ensemble en leur disant: vous ne sortirez qu'avec un programme. - Les auteurs, ou les inspirateurs, ou les initiateurs de la réforme se sont discrètement retirés, pour ne pas gêner les élaborateurs, et pour que les
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changements qui allaient sortir de ces discussions mémorables parussent moins l'œuvre d'un seul, que l'œuvre de tous. Alors commença une lutte homérique. Pénétré de l'importance et de l.a dignité de sa missi.on, chacun des combattants· voulait d'abord pour la science qu'il représentait toute la place enlevée au latin et .au grec refoulés et réduits. Mais ces ambitions contraires furent obligées de composer; et après un débat opiniâtre, de concessions en concessions, on en vint à constituer ce programme composite. toutes les matières juxtaposées occupent un.e place proportionnée à leur importance relative. Il rappelle les traités ;i.-ssus des congrès diplomatiques; les vaincus y sont naturellement mai partagés, mais aucun des vainqueurs n',e st con~nt de sa part, et chacun espère un dédommagement, chacun rêve un agrandissement. Quand on embrasse du regard l'ensemble du programme, on croit vo:ir une grande mosaïque; le nombre et la diversité des couleurs, la variété ingénieuse des combinaisons dans les trois parties qui la composent, sont d'un effet agréable; mais on y cherche en vain la pensée qui lui donnerait l'unité et l'harmonie. Chaque couleur a sa part, aucune n'y domine. Il semble donc qu'aux yeux des auteurs tous les éléments qui sont entr_s dans leurs comé binaisons aient une valeur à peu près égale et puissent concollrir dans 13 même mesure au
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développement de l'esprit. Dans l'ensemble des études, l'histoire et la géo.graphie ont 26 heures; les sciences, 24; le français, 26; les langues vivantes, 17 ; le grec, 20; le latin, 37. C'est donc le latin, en somme, qui en apparence a la plus large part; et,à ne considérer queleschiffres,on pourrait croire qu'il reste la cheville ouvrière des études; ce serait une erreur. La distribution de ces heures dans les divers cours affaiblit singulièrement l'efficacité de cet enseignement. Absent dans la division élémentaire, il se trouve concentré dans les classes de sixième et de cinquième, où il occupe JO et 8 heures par semaine ; puis, à partir-de la quatrième où il n'a déjà plus que 6 heures, il va se réduisant jusqu'à la seconde et à la Rhétorique où on ne lui donne plus que 4 heures ; encore sur ces 4 heures faut-il prendr·e le temps consacré à l'histoire de la littérature latine. Cette répartition malheureuse j oin teà la suppression presque totale des exercices de composition latine dans les humanités, a été funeste à l'enseignement du latin et par suite préjudiciable à l'enseignement du français. L'étude du français et celle du latin étant une seule et même étude, on ne saurait commencer trop tô_ à les unir; et puisque dès la t neuvième les enfants paraissent en état d'aborder l'étude d'une langue vivante, à plus forte raison sont-ils capables de commencer Je latin, qui ressemble infiniment plus à leur lan~
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gue maternelle qu'aucune des langues vivantes qu'on leur enseigne, et qui les aide à apprendre leur propre langue, avantage énorme que n'offrent ni l'anglais ni l'allemand. Si l'on eût maintenu ce principe, qui n'est pas contestable, la langue latine n'avait plus besoin de la part léonine qu'on lui a faite en sixième et en cinquième, et l'on pouvait se montrer plus généreux dans ces classes pour la langue maternelle, qui s'y trouve réduite à la portion congrue, 3 heures par semaine. C'est une erreur de croire que des enfants de dix à douze ans puissent apprendre à fond, même grammaticalement, une langue quelconque, fût-ce leur langue maternelle; et ce brusque renversement qui substitue une langue à une autre comme objet spécial ou au moins principal d'étude, implique une maturité d'esprit que ne comporte pas l'àge des élèves de la division de grammaire. Ce qui est possible et ce qui peut être utile à 18 ou 20 ans, ne l'est pas à 10; cet effet de bascule trouble le développement de l'étude du français qui doit être soutenu et continu. Sur les dix heures consacrées au latin en sixième et en cinquième deux ou trois pourraient faire retour au français, ce qui rétablirait l'équilibre entre les deux langues. Quant à la division élémentaire, il faudrait se· hâter d'y faire une place à l'étude du latin; rien ne serait plus facile et rien n'est plus désirable. Il n'y aurait qu'à reeuler ou mieux
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encore, à supprimer l'enseignement soi-disant scientifique qui s'y donne. Dans cet enseignement prématuré, les enfants ne puisent qu'un certain nombre de notions vagues, flottantes, incohérentes; une telle étude, forcément superficielle, peut bien éveiller la curiosité, mais elle ne peut la satisfaire; elle est moins utile aux sciences, qu'elle déflore et altère, que nuisible aux lettres et au développement général de l'esprit. Non moins stérile est l'enseignement des langues vivantes dans la division élémentaire; les professeurs spéciaux en conviennent euxmêmes. Sans parler des difficultés très réelles qu'il .crée à la marche générale des études, parce que nombre d'élèves n'entrent au lycée qu'en sixième, et qu'ils y arrivent pour la plupart sans aucune connaissance d'aucune langue étrangère, on peut dire qu'il est comme l'autre, prématuré. L'étude d'une langue vivante, telle que la comporte l'enseignement public, n'est et ne doit être qu'une comparaison .continuelle entre cette langue et celle que l'on parle ; en d'autres termes, on doit s'appuyer sur ce qu'on sait pour apprendre ce qu'on ignore. Or, au moment où ils abordent une langue vivante, les enfants ne possèdent pas encore assez leur propre langue pour y greffer celle d'une langue étrangère. Il en est tout autrement de la langue latine où ils se trouvent en pays de connaissance et de reconnaissance.
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Tout l'enseignement de la division élémentaire, par l'excessive variété des matières qui le composent, tend à disséminer les forces intellectuelles des enfants et à accroître la légèreté naturelle à cet âge.
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On peut dire des programmes d'enseignement ce qu'un poète a dit du dictionnaire de l'Académie :
On fait, défait, refait ce beau dictionnaire Q,ti, toujours si bien fait, sera toujours à faire
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CARACTÈRES BLES. MENT POUR UN
ESSENTIELS
DE
L'ENSEIGNEMENT SE-
CONDAIRE. -
ÉCONOMIES DE TEMPS RÉALISANÉC.ESSITÉ DU LATIN QUEL-
UNE FORME NOUVELLE DE L'ENSEIGNECLASSIQUE. ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
CONQUE.
Les professeurs de grammaire et de lettres sont presque tous d'accord sur ce point qu'on donne trop à l'élève et qu 'on ne lui demande pas assez. Le nombre des devoirs qui dans la division de grammaire exigent de l'attention, du jugement, des efforts, est insuffisant; les exercices qui ont pour but et pour effet d'habituer l'enfant à chercher par lui-même, à se rendre peu à peu maître de son esprit et capable de le diriger, sont noyés dans le nombre des exercices mnémoniques; c'est la mémoire qui joue le rôle principal. A lire les instructions du Comité consultatif, il semble quel' on craigne toujours de faire appel à la réflexion, et cette préoccupation se révèle jusque dans les conseils donnés pour
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l'enseignement des mathématiques, d'où l'on exclut tout raisonnement jusqu'à la quatrième. Cependant, c'est la surcharge des matières, c'est le trop plein des connaissances qui alourdit l'esprit et lui ôte tout ressort; tandis que la fatigue momentanée que cause l'effort de l'attention et de la recherche est une fatigue fortifiante, une gymnastique dont l'esprit sort plus souple, plus vigoureux, plus apte à de nouveaux efforts. Dans les classes de lettres, le caractère de l'enseignement est le même ; là cependant l'âge et la maturité des élèves devrait permettre de faire à l'effort de l'invention des appels plus fréquents. Il n'en est rien. Même en rhétorique, c'est à peine . si une fois par semaine les jeunes gens ont à faire un devoir de ce genre. Par contre les exercices qu'on pourrait appeler exercices de surface, par opposition aux exercices de fond, ceux qui répandent l'esprit au lieu de le concentrer, les explications volantes, les analyses littéraires rapides et superficielles, les rédactions faites au courant de la plume, les leçons d'histoire littéraire cousues de menus faits et d'e jugements empruntés, tous ces exercices ont pris la pl;:tce ôtée à la comp9sition. La narration, le discours surtout, ces excellents exercices, sont tombés en défaveur. On a beaucoup déclamé contre le discours français, quand depuis longtemps il avait cessé ·de déclamer lui-même, et qu'il avait pris de sages habi-
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tudes d'exactitude historique et de simplicité oratoire; nous doutons fort qu'on puisse trouver pour l'esprit une discipline plus salutaire et un meilleur instrument de progrès. Dans l'ensemble le système inauguré par les programmes a pour effet de meubler l'espr:t plutôt que de le former, de l'approvisionner de connaissances utiles et variées, plutôt que de lui donner de la trempe, du ressort et de la solidité. Avec ce système on aura des hommes un peu plus instruits, mais de moindre valeur.
Le but de l'enseignement littéraire doit être d'apprendre à écrire, c'est-à-dire à penser: de développer toutes les forces de l'esprit, et non de lui faire parcourir toutçs les voies tracées par Ja science pendant une longue suite de siècles. La société en général et les professions libérales en particulier n'ont pas de besoin plus grand ni plus pressant que d'avoir de bons et solides esprits. Quelle que soit la direction qu'ils prennent, ils y apportent les qualités acquises, et grâce à ces qualités, ils acquièrent sans peine les connaissances spéciales qui peuvent leur devenir nécessaires. Il faudrait donc revenir résolument et autant que possible à la simplicité, à la mesure; . il faudrait concentrer l'esprit au lieu de l'éparpiller dans tous les sens. L'assiette nécessaire
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d'un bon enseignement classique, c'est un solide enseignement grammatical ; il serait grand temps de le reconstituer. L'instrument par excellence des humanités, c'est la composition, sous toutes ses formes, avec cet ensemble d'exercices en langue latine, dont le temps avait assez prouvé la valeur, et qu'on a si imprudemment abandonnés; aura-t-on le courage d'y revenir? Nous avons montré comment on pourrait alléger le programme de la division élémentaire, nous croyons qu'il est possible de réduire de même le programme des deux autres. Sans parler des sciences, dont la part est trop considérable, on pourrait faire sur l'enseignement historique des économies de temps notables. Dans cPt enseignement, on use et on abuse de la leçon orale; le professeur parle des heures entières; on l'écoute ou on ne l'écoute pas; les plus laborieux Je suivent la plume à la main et remplissent de notes souvent illisibles des cahiers volumineux. Nous n'avons qu'une médiocre confiance dans l'efficacité d'une semblable méthode. On ne peut parler avec animation, avec entrain qu'à des yeux qui vous regardent; sur ces têtes penchées_la parole du maître tombe comme la pl vie, froide et monotone. Distrait par l'effort matériel qu'exige la plume, préoccupé du soin de résumer en écrivant et de ne pas perdre le fil du récit, l'élève se fatigue plus qu'il ne s'intéresse
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et ne s'instruit; il comprend ·à moitié, il comprend mal. De son côté le maître, qui suit des yeux le mouvement des plumes, est amené par une sorte de pitié à modérer sa propre allure, à ralentir son débit; sa parole devient languissante, somnolente, les pauses se multiplient; il ne parle plus, il dicte ou peu s'en faut. On pourrait user du livre beaucoup plus qu'on ne le fait; on y gag,nerait de .toute manière; .les élèves griffonneraient moins, ils apprendraient mieux et davantage; aujourd'hui rares et courtes, les interrogations pourraient devenir plus étendues et plus fréquentes; le professeur parlerait moins longtemps, mais sa parole serait plus vivante et plus intéressante. Les bons livres d'histoire ne font pas défaut, le nombre s'en a·c croît tous les jours; sans faire tort aux professeurs, on peut dire qu'en · moyenne, une leçon orale n'est pa-s supérieure à un bon chapitre d'ouvrage; elle n'en est le plus souvent et ne peut en être que la reproduction plus ou moins fidèle. Ce chapitre, les élèves pourraient le lire à l'avance; puis en classe le professeur donnerait les éclaircissements et les dévelop·pements nécessaires; éclairci et complété, au besoin résumé, ce chapitre serait appris à l'étude, et récité à la classe suivante. Ce que nous disons de l'histoire politique, nous le dirons à plus forte raison de l'histoire littéraire. C'est dans les facultés qu'est sa
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place véritable; au lycée, dans la mesure où il ·se donne, on peut avantage1:1sement le remplacer par le livre. Une lecture à l'étude et des interrogations en classe prendront moins de temps et porteront plus de fruits. Il n'est donc pas impossible d'éclaircir les programmes et de les ramener sans dommage à cette simplicité qui est la condition des fortes études. C'est un recul, nous dira-t-on ; ce ne peut être un recul, car la réforme n'a pas été un progrès; c'est un simple retour. Mais les besoins du temps? mais l'esprit du temps? nombre de gens ne veulent plus entendre parler ni de latin, ni de grec; ne fautil pas leur donner satisfaction? ne peut-on sans ces langues, qui après tout, sont bien mortes, èonstituer un enseignement véritablement secondaire?
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Que ces langues soient mortes, c'est là une pure apparence; elles sont vivantes et bien vivantes; tant qu'on 1?arlera français, le latin vivra, et le grec aussi; à elle seule la science se chargerait de faire vivre le grec, dont elle ne peut se passer. A nos yeux il n'y a pas et il ne peut y avoir de véritable enseignement secondaire français sans le secours du latin; il lui est si indispensable, qu'on l'avait introduit dans l'enseignement secondaire des filles; et il est à ce point nécessaire à quiconque veut connaître sa propre langue, que
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l'enseignement primaire lui-même le réclame, et qu'ici ou là, dans les écoles normales surtout, sous une forme ou sous une autre, grammaire historique ou études étymologiques, on en fait peu ou prou. Sans la connaissance du latin, on ne peut arriver à la pleine connaissance de la langue française, on ne peut l'écrire avec sûreté,avec propriété; quelques exceptions ne prouvent rien contre la règle ; et maintenant que tant de causes concourent à corrompre notre langue, affaiblir et. restreindre l'étude du latin, c'est la vouer à une irrémédiable décadence. Quant à la constitution d'une seconde forme d'enseignement secondaire, qui ne fût pas trop inférieure à l'ancienne, nous ne la croyons pas impossible, et l'essai pourrait en être tenté.Nous comprenons qu'afin de répondre au besoin chaque jour plus pressant pour nous de connaître à fond les langues étrangères, on essaie de faire jouer à l'anglais et à l'allemand par exemple une partie du rôle que remplit le latin dans)'enseignement classique, c'est-à-dire, de donner à l'enseignement de ces langues un caractère vraiment littéraire, d'apprendre aux élèves non pas seulement à jargonner et à déchiffrer un peu ces langues, mais à les bien parler et surtout à les bien écrire. Ce qui fait le caractère propre de l'enseignement secondaire, ce n'est ni la variété ni même l'étendue des connaissances qu'on y
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peut acquérir,c'est le développement des qualités littéraires, du goût, du jugement, de l'imagination; ce n'est pas le savoir,c'est l'art; et c'est précisément pour cette raison quel'enseignement spécial n'est pas réellement secondaire. On appliquerait donc à l'étude de l'anglais ou de l'allemand le système si longtemps suivi dans l'étude du latin et qui nous a donné tant et de si bons écrivains; on transporterait dans cette étude cet ensemble d'exercices, savamment combinés et gradués,qui apprennent lentement mais sûrement à connaître et à manier tous les éléments du langage; qui arrêtent longtemps l'attention sur le sens et sur le choix des mots, qui donnent aux idées de la netteté, de la précision, qui habituent l'esprit à un contrôle sévère, qui le rendent scrupuleux, difficile, qui le font pénétrer peu à peu dans les secrets du style et çle la composition. On ne se contenterait pas de faire, comme aujourd'hui, des thèmes utilitaires, avec le dictionnaire de poche, on ferait des thèmes li ttéraires. On s'exercerait à traduire non plus seulement à livre ouvert et par à peu près,mais à loisir et avec exactitude; enfin l'on passerait par tous les exercices et par toutes les formes de la composition pour arriver à une pleine et entière possession de la langue. Mais même dans cet enseignement, nous maintiendrions l'étude du latin, commencée dès la neuvième et poursuivie quoique dans de moindres proportions jusqu'au terme des
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études. La différence essentielle consisterait dans la substitution d'une langue vivante au latin pour les exercices de composition. Le français conserverait sa place et sa part, seulement dès la troisième la part du latin serait réduite à l'explication des auteurs. Entre l'enseignementprimaireet l'enseignement secondaire, on peut certainement organiser et étager d'autres formes d'enseignement; mais si ces formes sont a"u-dessus du primaire, elles resteront au-dessous du secondaire ; un enseignement français sans le latin sera toujours inférieur à un enseignement français par le latin.
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AMBITION, CONFUSION.
Dans notre société égalitaire, tout citoyen veut s'élever au- dessus de ses concitoyens; de par la loi les citoyens sont égaux, mais par nature les hommes sont vaniteux . Sous ce rapport, les sociétés, les associations, les corps de l'Etat, ressemblent aux particuliers ; c'est à qui passera avant l'autre. Et dans un même corps, l'Université par exemple, l'ambition des divers ordres tend sans cesse à confondre les · limites et les programm·e s. L'ense.ignement primaire veut devenir secondaire; la langue française, les langues étrangères ne lui suffisent plus; il lui faut du latin. On latinise donc à l'école primaire ; on s'y livre à l'étude des étymologies latines,· grecques même; on s'yplonge da.ns la grammaire historique, c'est-à-dire dans le latin; on y enseigne couramment ce qu'on ne peut savoir. De même 1pour les autres branches de l'enseignement: les curiosités de l'histoire littéraire, les raffinements de la criti8
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que savante, les hautes questions d'esthétique, les fines analyses psychologiques, toute la culture supérieure des lycées, tout cela est en pleine floraison dans les écoles normales primaires. Au lycée, l'enseignement 'dit spécial, dont la spécialité consiste surtout à abaisser le niveau des études classiques pour les mettre à la portée de sa clientèle, l'enseignement spécial ne se. contente plus de l'égalité si aisément conquise en matière de traitements; il a une ambition plus haute qui est d'absorber, de supplanter l'enseignement secondaire. A son tour le classique est poussé hors de ses limites naturelles, il empiète sur le supérieur; il lui prend des méthodes d'enseignement qui sont déplacées dans des lycées; il lui emprunte des études qui dépassent la portée et les forces des lycéens. Dans les hautes classes beaucoup de professèurs ne font plus de classes, ils font des cours; les élèves ne sont plus des élèves, mais des étudiants ; l'enseignement n'est plus, comme il devrait l'être, un dialogue, mais un long monologue. On a l'ambition d'y expliquer couramment les auteurs anciens et non pas des extraits (les extraits sont bons tout au plus pour les classes inférieures) mais des ouvrages entiers, de l'un à l'autre bout. Pour qui sait ce qu'est un texte grec ou latin, et ce que la préparation sérieuse d'un simple morceau demande aux professeurs eux-mèmes de temps, de peine et
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de soin, la prétention à l'explication courante paraîtra quelque peu ambitieuse ; surtout si l'on songe que la suppression presque totale des exercices de composition latine n'a pu avoir pour effet de rendre l'explication plus facile. C'est là un empiètement sur l'enseignement supérieur; c'est aux candidats à la licence et à l'agrégation qu'il faut demander des explications courantes, et encore doutons-nous qu'elles puissent être demandées à personne; à très peu d'exceptions près,les auteurs grecs et latins ne s'expliquent point à livre ouvert; pour les expliquer ainsi, il faut les savoir presque par cœur. Les épreuves pourtant assez bénignes du baccalauréat nous montrent où conduit l'explication courante ; bien loin de courir, les pauvres candidats ont grand peine à marcher. On veut, nous dit-on, que nos élèves cônnaissent non le~ langues, mais les littératures anciennes ; on veut qu'ils soient en état de juger les auteurs et leurs œuvres ; or, pour juger un ouvrage, pour en apprécier la valeur, pour le mettre à son rang, il faut pouvoir en saisir le plan, il faut l'avoir lu en entier. - C'est là, croyons-nous, une ambition trop haute; les jugements d'ensemble sont du domaine de l'Enseignement supérieur. Que si l'on doit initier les élèves de nos lycées à ces travaux .de critique littéraire, c'est plutôt sur les auteurs français que sur les auteurs
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anciens qu'on peut exercer leur jugement ; car un ouvrage français se lit en quelques· heures, tandis qu'un livre grec ou latin veut pour être lu des semaines entières, sinon des mois entiers; et dans cette lecture nécessairement fracti-onnée, il est dif~cile de bien saisir l'ensemble et de bien juger tout l'ouvrage. Mais le propre de .l'Enseignement secondaire est de faire comprendre et goûter les auteurs, d'en faire sentir les beautés, d'enseigner par. eux à bien penser, à bien écrire ; la grande critique viendra plus tard. Une réforme n'est pas toujours un progrès; la dernière a fait descendre à ce point le niveau des études, que les candidats à la licence en sont réduits pour la plupart à refaire en partie leurs études secondaires; ils ne savent .Plus ni latin ni grec. ·A-t-on gagné au moins sous le rapport de la composition fra_ çaise ce qu'on n perdait d'un autre côté? On l'espérait sans doute, mais cet espoir a été déçu .. Les élèves n'écrivent plus en latin, mais ils n'écrivent pas mieux en français, au contraire. Dans les grands lycées de Paris qui écrèment la province, on peut encore se faire illusion ; ailleurs, le doute n'est plus possible. Les élèves emportent peut-être du lycée un bagage plus lourd de connaissances plus variées, mais ils en sortent avec un esprit moins solide, un goût moins sûr ; le but de l'éducation littéraire est manqué. Pour mieux faire perdre à l'Enseignement
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secondaire son caractère véritable, voilà qu'il est question de changer aussi le caractère de l'agrégation des lettres ; cette agrégation deviendrait une manière de doctorat. Chaque candidat devrait préparer deux ou trois petites thèses, et prouver qu'il est doué de l'esprit scientifique; il devrait apporter quelques pierres, ou au moins quelques cailloux à la construction du grand édifice. Dans ces travaux les futurs professeurs puiseraient le goût des recherches personnelles, et tout porte à croire qu'une fois en fonctions ils tiendraient à honneur de poursuivre ces recherches. A notre avis, une telle exigence pousserait_l'Enseignement secondaire hors de sa voie et au-delà de ses limites ; c'est déjà beaucoup pour un professeur de bien savoir ce qu'il doit enseigner; s'il a le goût des re. cherches, rien ne l'empêc_ de s'y livrer, et he Je doctorat lui ouvre l'Enseignement supérieur. Mais soumettre à ces épreuves le personnel des lycées, pour faire éclore des vocations scientifiques, serait une imprudence et une imprudence dangereuse. L'Enseignement secondaire n'est pas fait pour contribuer à l'avancement de la science ; tout autre est sa mission. Il n'est dù reste que trop solli cité en ce sens; ce n'est pas tout à fait sans raison que l'Ecole normale passe pour four-· nir trop de recrues aux Facùltés et trop peu aux lycées, et cela au grand détriment des études secondain~s et des véritables intérêts
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du pays. Qu'on éclaircisse un peu moins ou un peu plus de points obscurs dans l'histoire littéraire, la chose est de peu d'importance; ce qui importe, c'est que les générations nouvelles soient formées au culte du vrai, du bien et du beau.
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LE PETIT BACCALAURÉAT PRIMAIRE
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Au temps jadis il n'y avait qu'un baccalauréat; c'était déjà bien quelque chose et d'aucuns trouvaient que c'était frop: ils en demandaient la suppression. On leur répondit par la création de trois baccalauréats nouveaux. Maintenant toutes les issues de l'Enseignement secondaire sont fermées par des baccalauréats. Devant toutes les portes, se dresse le bureau où siège la commission souveraine, qui arrête les lycéens et les jauge au passage. De quel poids cet inévitable examen pèse sur les études, il serait superflu de le répéter après tant d'autres: Tout le monde en convient et nul n'y contredit, cbmme dirait Alceste. Jusqu'à ces derniers temps le mal ne sévissait que sur l'Enseignement secondaire, et l'on pouvait raisonnablement espérer qu'il bornerait là ses ravages. Vain espoir! Il y avait des esprits que les baies du laurier empêehaient de dormir. Frappés des écla-
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tants services que ce merveilleux instrument de progrès avait rendus aux études secondaires, ils se sont avisés d'en pourvoir l'Enseignement primaire; on ·y sommeillait, paraîtil, un peu; il fallait à tout prix secouer du même coup élèves et maîtres dans leur indifférence et leur apathie.
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Ainsi est né le baccalauréat des champs, et pour l'appeler par son nom, le Certificat d' études primaires . Un beau jour nos pauvres petits paysans, qui' travaillaient paisiblement, honnêtement, dans leurs villages, ont vu tout à coup se _ dresser devant eux le fatal bureau; ils ont vu arriver l'imposante commission, etils ont tremblé dans leurs blouses et.leurs sabots. Adieu le travail tranquille et désintéressé! l'inquiétude, l'ambition étaient entrées dans l'école. Désormais ce ne serait plus seu- , lement pour contenter leurs maîtres et leurs parents qu 'ils s'efforceraient de bien faire, les petits écoliers ; eux aussi ils auraient un diplôme à conquérir, ils auraient à donner publiquement des preuves de leur savoir, ils auraient à paraître, à briller. On leur avait inoculé le virus . On leur avait donné la fièvre de l'examen. Maintenant chaque jour, à toute heure, ils allaient entendre résonner à leurs oreilles le mot sacramentel, menaçant et fascinateur: « Songez au Certificat; vous n'aurez pas votre Certificat; que pensera-t-'on de
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vous si vous n'obtenez pas votre Certificat?» Ce mot inévitable, ils allaient le voir paraître et reparaître partout, sur les murs de leurs classes, sur leurs livres, sur leu.rs cahiers; il bourdonnerait à leurs oreilles, il obséderait leurs yeux, il hanterait leur esprit, il remplirait leur vie. C ertificat! ·certificat! Dès leur septième ou huitième année; il allait se présenter à eux sous toutes les formes, s'attacher à eux; mais aussi dès la onzième, ils pourraient en finir, et leur diplôme en -main, sortir triomphalement de l'école. Quel stimulant! quel appât! Ç'a été un des premiers effets de cette ·heureuse innovation, de rapprocher la sortie de l'entrée de l'école et d'ouvrir aux écoliers une perspective souriante d'émancipation prématurée; si bien que destiné à élever le niveau des études, il a commencé par en raccourcir la durée. Le ·certificat a encore ceci de particulièrement bienfaisant, c'est q_ 'il n'agit que sur les u bons écoliers, sur ceux qui sorit studieux, qui ont de l'amour-propre et tiennent à faire honneur à Jeurs màîtres et plaisir à leurs pa-' rents. Quant aux indifférents, aux paresseux, le certificat ne les trouble guère; ils ne travaillent pas plus pour lui qu'ils n'auraient travaillé sans lui; ils s'habituent sans peine à l'idée de ne point l'obtenir, et du reste ils n'en ont pas besoin.A ce·ux-là le Certificat ne fait aucun bien, tandis qu'aux autres il fait
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du mal; il les inquiète, il les tourmente, il les poursuit comme une idée fixe, il les préoccupe, les absorbe, gêne le développement de leur esprit et rétrécit leur horizon. Ce n'est pas tout: il a arrêté net l'essor que la loi du 28 mars r 882 avait voulu donner à l'Enseignement primaire. Cette loi, en effet, avait doublé le nombre des matières de cet enseignement, etles programmes du 27 juillet 1882 avaient réglé conformément à la loi l'organisation pédagogique des écoles et le nouveau plan des études. Mais cette même loi avait du même coup institué ou mieux, maintenu le certificat d'études (article 6) dont le programme, fixé par l'arrêté du 16 juin 1880, était strictement limité au minimum de l'ancien enseignement primaire. Ainsi cette loi ingénieuse d'un côté portait l'enseignement bien au-delà de ses anciennes limites et de l'autre elle l'y enfermait; l'article 6 paraly'sait l'article 1. L'Instituteur se trouvait placé entre deux programmes, l'un celui du 27 juillet, qui embrassait toutes les matières inscrites dans la loi, et l'autre, celui du 16 juin, qui n'en contenait qu'une faible partie; l'un qui le poussait en avant, l'autre qui le retenait en arrière. Entre ces deux exigences, tiraillé en sens contraire par · le grand programme et par Je petit, il hésitait, oscillait, et finalement, prenant conseil de son intérêt, . presque toujours il s·' en tenait au petit. Le nombre des certificats allait devenir
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bon gré mal gré le critérium ordinaire et commode de la valeur des écoles et aussi des maîtres; désormais la première question, la question inévitable d'un Inspecteur entrant dans une classe allait être: « Combien avez-vous eu de certificats l'ann~e dernière ? » ou: « Combien aurez-vous de certificats cette année?» Désormais les maîtres allaient se mettre à supputer leurs chances, à trier leurs candidats, à les pousser, à les stimuler, à les chauffer, non sans dommage pour le reste de leurs classes ; l'enseignement allait perdre son véritable caractère, et la préparation, disons le mot, la fabrication allait commencer. Sans doute il s'est trouvé des maîtres, et en assez grand nombre, qui, s'inspirant de l'esprit de la loi, ont voulu suivre l'impulsion donnée à l'enseignement primaire, et sans souci du certificat, élargir, étendre leur enseignement jusqu'aux limites mêmes des nou~ veaux programmes. Mais ils ne l'ont pas fait sans inquiétude, ni peut-être sans regrets; il faut une grande hauteur d'esprit et une grande force d'âme pour résister à un entraînement général et s'exposer à paraître inférieur aux autres tout en faisant plus et mieux qu'ils ne font. Cette coexistence de deux programm-es que la loi met aux prises ; cet antagonisme que l'imprévoyance a fait naître, et · que la faiblesse a laissé subsister, a donc eu pour effet
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de créer deux catégoi-ies de maîtres, les préparateurs et les vrais instituteurs. Il excite le mécontentement, les jalou$ies; il provoque à des comparaisons qui ne tournent pas toujours à l'avantage des maîtres les plus intelligents et les plus consciencieux; il abrège la durée de l'année scolaire, car il faut s'y prendre de bonne heure pour expédier ces examens innombrables et interminables ; il vide les écoles, car une fois nanti du précieux Certificat, l'élève se garde bien de reparaître: il en traîne des déplacements coûteux et des absences préjudiciables aux études; il réduit encore le peu de temps qui restait aux Inspecteurs primaires pour le service de l'inspection; il abaisse et rabaisse l'enseignement primaire; au développement normal des facultés il substitue un progrès factice et hàtif; à l'emploi des bonnes méthodes il fait préférer l'usage des procédés artificiels; et enfin, , et surtout, il suggère le recours à tous les moyens plus ou moins scrupuleux qui servent à conjurer la mauvaise chance et à se ménager le succès. Faut-il parler du cortège de misères qui aécompagnent et suiventles commissions d'examen, des difficultés de tout genre auxquelles donne lieu le choix des membres; des recommandations, des sollicitations dont ces membres sont assiégés; des critiques inévitables que soulève le choix des sujets; des plaintes encore plus nombreuses que provoque la
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correction des épreuves écrites, la nature des questions orales et les procédés d'interrogation; des récriminations qu'excitent les résultats de l'examen; des soupçons, des insinuations détournées, des accusations ouvertes, des réclamations écrites que font naître les échecs inattendus; des rancunes que laissent les sessions, des jalousies qu'elles engendrent et du ferment malsain qu'elles déposent dans le corps enseignant? N'était-ce donc pas assez des examens professionnels qui sont nécessaires, et qu'on a du reste multipliés outre mesure, et fallait-il encore déchaîner dans nos tranquilles écoles ce fléau d'un certificat nuisible aux bons élèves 4 inutile aux mauvais, nuisible aux bons instituteurs, utile aux moins bons, nuisible aux inspecteurs dont il gaspille le temps et peut tromper le jugement, enfin préjudiciable aux véritables intérêts de l'enseignement primaire?
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rrsPECTION, . INSPECTEURS
Autrefois, sous l'Empire, un rectorat étant vacant, on y nommait un magistrat; c'est ainsi que M. D. fut nommé recteur de l'Académie d'Aix. Aujourd'hui, les rectorats sont, comme il est juste, donnés à des universitaires. Il n'y .a plus guère que l'inspection générale de l'enseignement primaire où l'on arrive par des chemins de traverse, ou par des raccourcis, ou même d'emblée, par la députation. Les fonctionnaires méritants, qui ont fait leur carrière de l'enseignement, qui ont passé par tous les degrés de la hiérarchie, et qui aspirent à l'Inspection générale, comme au digne couronnement de leur vie universitaire, sont exposés à de pénibles déceptions; leurs titres, leurs longs services, ne peuvent à l'occasion balancer le mérite de la députation perdue.
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Dans l'Enseignement secondaire, les Inspecteurs généraux forment un comité, et pour les nominations, les déplacements, les avancements, la direction prend d'ordinaire l'avis de ce comité. Il n'en est point ainsi dans l'Enseignement primaire ; étrangers au mouvement du personnel, les Inspecteurs généraux n'y sont consultés qPe pour les promotions· de classe des Inspecteurs primaires et des professeurs des Ecoles Normales. C'est donc à tort qu'on les rendrait responsables de certains actes qu'il ne peuvent ni empêcher ni même déconseiller.
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L'inspection est par excellence une fonction d'Etat; c'est de l'Etat seul que doivent relever les Inspecteurs de tout rang et de tout ordre. Permettre à des corps élus, conseils municipaux ou conseils généraux, de rémunérer ces fonctions, sous une forme ou sous une autre, allocations ou indemnités, c'est en altérer le caractère, c'est en affaiblir l'autorité, c'est la rendre suspecte. Sous ce rapportla situation actuelle de l'Inspection primaire est fausse et dangereuse ; elle crée à l'administration supérieure des difficultés nombreuses et sans cesse renaissantes; elle place les Inspecteurs eux-mêmes dans une sorte de dépendance nuisible à leur dignité, contraire à la hiérarchie. · La plupart des conseils généraux votent
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annuellement des allocations aux Inspecteurs primaires de leur département. Ces allocations sont fort inégales; elles varient avec les ressources des: budgets départementaux et avec les dispositions plus ou moJns bienveillantes des Conseils généraux ; il en est de trois ou quatre cents francs, mais d'autres s'élèvent jusqu'à I 500, 2000 francs et même au-dessus. De telles inégalités mettent entre les postes d'inspection des différences considérables et compliquent singulièrement les questions d'avancement. Quand on déplace un Inspecteur primaire, on n'a pas à ·se préoccuper seulement de trouver un poste qui réponde à ses aptitudes, à ses services, à ses désirs; il faut trouver un poste qui lui conserve au moins ses avantages, et la chose est loin d'être toujours facile. Si l'on n'y prend garde, on risque de changer un avancement en disgrâce, ou une disgrâce en avancement. Voilà un premier inconvénient ; en voici un second. 11 arrive que faute de ressources budgétaires et même pour d'autres raisons, les Conseils généraux suppriment brusquement les allocations dont jouissaient les Inspecteurs. Du jour au lendemain, ces fonctionnaires se voient enlever d'un seul coup le cinquième, le quart, le tiers même de leurs appointements ; pour ceux qui sont pères de famille, ces réductions énormes et inattendues sont un véritable désastre. Et ce n'est pas seulement dans Je présent qu'ils ont à en souffrir: comme
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ils subissent d'ordinaire la retenue sur ces allocations départementales, leur retraite peuten être diminuée. Dans un département qu'il est inutile de nommer, le Conseil général s'avisa de supprimer l'allocation de tous les Inspecteurs; cette allocation se montait à 17oofrancs. Emu de leurs plaintes, l'Etat prit d'abord à sa charge l'allocation supprimée; mais bientôt la commission du budget la supprima à son tour, et les Inspecteurs restèrent sans allocation. Ce n'est pas tout. A quelque temps de là, revenant sur sa décision, le Conseil général rétablit l'allocation, mais avec cette condition expresse que, seuls, les anciens Inspecteurs qui avaient joui de l'allocation en jouiraient désormais. Arrive un nouvel Inspecteur qui ignorait la clause ; en l'apprenant, il se récrie et ses plaintes étaient fort naturelles, car, il avait cru gagner au change, et l'amélioration sur laquelle il comptait s'était convertie en une diminution de traitement considérable. Revenu de son désappointement, il se mit à faire des démarches; il s'adressa aux conseillers les plus influents, et finit, non sans peine, par obtenir en sa faveur le rétablissement de l'allocation votée à ses collègues . La chose finissait bien; mais croit-on que cet Inspecteur fût désormais en bonne position pour refuser aux conseillers qui lui avaient rendu ce service ce que ces conseillers pouvaient avoir à lui demander? Et quel est le conseiller général
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qui n'a rien à demander? L'honorable Inspecteur avait sans ·doute la fermeté nécessaire pour repousser une demande indiscrète ; mais · il était l'obligé des conseillers qui l'avaient servi, et aux yeux du personnel son indépendance pouvait ne plus paraître entière. Enfin voici qui est plus grave. L'année suivante, à la session d'août, sur la demande d'un conseiller influent, le Conseil vota la suppression pure et simple de l'allocation accordée jusqu'alors à l'un des Inspecteurs du département. Cet Inspecteur qui était des plus anciens et des plus méritants, avait eu le malheur de déplaire à l'exigeant conseiller. Ainsi, le Conseil s'érigeait en juge de la valeur professionnelle des fonctionnaires, il se substituait à l'autorité administrative, et contre tout droit, sans motif plausibl'e, il frappait un honorable Inspecteur dans sa dignité et dans ses intérêts. Ce sont là de détestables abus, et de véritables usurpations; il serait temps d'aviser. Si l'Etat veùt assurer l'indépendance des Inspecteurs, leur conserver le prestige et l'autorité nécessaires, il doit les soustraire à des tenta tians dangereuses, à des h umi_ tians lia imméritées, à des mesures vexatoires et préjudiciables ; il doit mettre un terme à cette ingérence abusive et arbitraire des Conseils généraux dans les affaires de l'administration . Si les départements doivent contribuer aux traitements des Inspecteurs, il faut que
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cette part contributive soit fixée par une loi, qu'elle cesse de dépendre des dispositions souvent changeantes d'un Conseil et de·varier d'année en année au gré de ses caprices. C'est aussi le moyen de régulariser d'une manière équitable l'avancement des inspecteurs.
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L'Enseignement primaire est en proie à la politique ; les personnages de petite ou de grande envergure s'y sont taillé selon leurs dents et leur appétit, qui un fief, qui une province. En maint endroit le personnel a été soustrait à ses chefs naturels, et s'est formé en clientèles autour de ces grands patrons; ce sont eux qui demandent pour leurs clients des places, des avancements, des promotions, des distinctions honorifiques ; c'est de leur côté qu'on regarde, c'est à eux qu'on s'adresse, c'est d'eux qu'on attend tout et surtout les faveurs. En certains pays, ce déplacement de l'autorité est si bien un fait accompli, la recherche du patronage est si bien entrée dans les habitt:1des et les mœurs, qu'au saut de l'Etole Normale des élèves-maîtres s'en vont d'abord et tout droit se placer sous les ailes de quelque haut personnage, qui puisse les couvrir de sa protection, et les défendre contre les sévérités àdministratives qu'ils pourraient par la suite encoùrir. Entre lePréfet qui i ~ e et le député qui dispose, la pauvre autorité académique est trop souvent
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sans force, sans prestige et sans crédit. Si l'Inspecteur d'académie n'est pas indépendant par fortune ou par caractère, s'il n'est fermement résolu à être tout ce qu'il doit être, il est bientôt réduit à rien. Aussi de tous les corps administratifs, celui des Inspecteurs d'Académie est-il le plus difficile à recruter; l'offre y dépasse de beaucoup la demande.
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Un simple vœu. Avant d'envoyer les inspecteurs généraux aux quatre coins du pays, serait-il donc impossible de les réunir et de les mettre d'accord? !'Inspecteur y gagnerait en prestige et l'enseignement en unité. Quelle peut bien être l'autorité des Inspecteurs, s'ils se contredisent les uns les autres, si l'un déconseille ce que l'autre a conseillé? la chose pourtant n'est pas rare. Un professeur novice et scrupuleux s'applique à suivre les indications qu'il a reçues dans une première inspection; survient un autre inspecteur qui le désapprouve et lui donne des indications contraires. Le professeur s'étonne; comme il est bien élevé, il ne veut pas opposer autorité à autorité; il garde le silence; mais intérieurement il pense: « Dorénavant, je suivrai mes propres inspirations, » et qui pourrait l'en blàmer? Les habiles, eux, se disent: « C'est bien ; désormais je tâcherai de savoir à l'avance à qui je dois avoir affaire, et je servirai mon homme suivant ses goùts. » De la
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sorte, au lieu d'être utile et obéie, l'inspection n'est souvent qu'une visite désagréable et inévitable, et le mieux pour le professeur est de s'y résigner sans trop s'en préoccuper.
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ADMINISTRATEURS,
ADMINISTRÉS. RETRAITÉS
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RETRAITE,
Dans la république, comme chacun sait, les citoyens sont égaux; dans une administration, comme beaucoup l'ignorent, les fonctionnaires sont inégaux en titres, inégaux en capacité, inégaux en services, et par suite inégaux par le rang et par les traitements ; c'est proprement le règne de l'inégalité. Cette monstruosit~ explique la haine que les politiciens ont vouée aux administrations de tout genre. Les hiérarchies administratives sont à ·1eurs yeux des anomalies révoltantes dans un pays foncièrement démocratique ; elles co nsti tuent une violation flagrante etpermanentedu principe des principes, de l'égalité absolue. Aussi depuis quelque vingt ans les personnages politiques de tout ordre d de tout rang travaillent-ils avec un ensemble admirable et une louable persévérance, à détruire ces hiérarchies anti- égalitaires, à en confondre les degrés, à y rapprocher les extrêmes, à les ani-
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mer enfin d'un souffle et d'un esprit nouveaux. Pour y réussir ils ont créé un nouveau genre de mérite et de services, le mérite et les services politiques, qui, tenant lieu de la valeur professionnelle et des années d'exercice, permet d'élever aux premiers rangs des fonctionnaires que leur paresse, leur incapacité,ou leur rtiàuVaise conduite aurait autrefois retenus darts les rangs et les emplois inférieurs.
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Les mœurs politiques ont envahi les administrations. Les subordonnés parlent de leurs chefs; comme l€s électeurs parlent de leurs élus ; ce sont les mêmes familiarités de langage et de ton, Il semble que l'administrateur dépende non du gouvernement, mais de ses administrés; le moment approche où il devra comparaître devant eux pour rendre compte de sa conduite, et où il sera traité avec le sans-gêne dont usent envers leurs députés des électeurs mécontents.
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Appuyé sur un personnage politique, le dernier des administrés tient en échec le premier des administrateurs.
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Il nous a été donné de voir,dans l'Enseignement primaire,des fonctionnaires sans scrupules, le prendre à l'aise avec Jeurs fonctions, se dispenser de leurs devoirs, . s'affranchir
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délibérément du respect hiérarchique, et narguer leurs supérieurs qui les re~ardaient faire ou feignaient de ne rien voir. Où donc avaientils puisé tant de hardiesse? vous le demandez? Ils étaient protégés. Des députés les avaient pris à leur service, ils les couvraient de leur patronage et leur assuraient l'impunité. C:, n'étaientplus des fonctionnaires,c'étaient des clients; mais s'ils ne remplissaient plus leurs fonctions, ils touchaient encore leurs appoin tements et recevaient de l'avancement.
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Nous en sommes arrïvés à ce point qu'u:1 fonctionnaire, quel qu'il soit, ne croit plu:.; pouvoir adresser une demande, si juste, si fondée qu'elle puisse être,sans la faire appuyer par une demi-douzaine de recommandationi,. Il est et demeure convaincu,que son mérite et ses services ne sont plus que des titres insu!fisants, et que s'il ne trouve des protecteurs influents, sa demande sera considérée comme: nulle et non avenue. Cela est triste, mais cela est. Combien a-t-il fallu de faveurs immé-ritées, de passe-droits, d'injustices, pour engendrer une conviction si profonde et si gt-· nérale ! ·
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On s'étonne de voir certains administrateurs rester indéfiniment en place; autour d'eux tout change, tout passe, ils restent; le
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secret de leur force est dans leurs faiblesses. Beaucoup de gens savent monter, très peu savent descendre. . Se résigner à ne plus rien être après avoir été quelque chose, si peu que ce fût, est un genre de résignation presque introuvable.
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Plus encore que les disgrâces imméritées, les avancements scandaleux contribuent à démoraliser un personnel. _ Quand un fonctionnaire connu pour indigne est élevé à un poste important, tout le personnel placé sous ses ordres commence par s'étonner; il a peine à croire que l'administration seule ignore ce que tout le monde sait; il a peine à comprendre qu'elle conserve une confiance que personne n'a plus. · Mais lorsqu'après avoir été dans son nouveau poste un sujet de scandale, ce même fonctionnaire est appelé à de plus hautes fonctions, alors ce n'est plus de l'étonnement q uele personnel éprouve, c'est de l'indignation. Chacun se dit: « Si j'en avais fait le quart, le dixième, le vingtième, j'aurais été impitoyablement sacrifié! l'administration a deux poids et deux mesures; et ce qui attire au modeste fonctionnaire une disgrâce ou la révo-
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cation vaut à d'autres avancement et faveurs. » Et quand une idée de ce genre s'est répandue dans un personnel, il peut encore faire son devoir, mais on a perdu )e droit de le lui imposer. -- Maintenir en place un fonctionnaire indigne, le reprendre après l'avoir écarté, sont pour une administration des fautes graves; mais l'.é lever,mais le récompenser, c'est plus qu'une faute, plus qu'une injustice, c'est un défi à la cdhscience publique. Il artive qu'on laisse entrer dans les cadres des fonctionnaires suspects; bn les connaît, on sait à quoi s'en tenir sur lellt compte; mais ces fonctionnaires ont des patrons auxquels on craindrait de déplaire. Ce ne sont point là des actes d'imprudence, ce sont des actes de faiblesse.A peine ces ·intrus sbntils en fonctions, que les plaintes arrivent; oh fait la sourde oreille; les rappbrts inquiétants se succèdent; on les jetteau panier. Enfirt un scandale éclate: alors il faut révoquer. Le malheur est que la révocation n'atteint pas seulement ceux qu'elle frappe,e1le rejaillit sUr·ceux qui la prononcent; on les rend résponsables du mal qu'ils poùvaient prévenir et ne peu~ vent réparer ; car si la révdcation est une peine, e1le n'est pas un remède.
Il n'y a pas que les députés qui travaillent
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à pousser leurs parents, leurs amis, leurs clients, leurs courtiers électoraux; il y a te1 administrateur dont le cabinet est un vrai bureau de placement pour ses amis, ses créatures èt sès coréligionnaires.
Pour les vieux fonctionnaires l'heure de la retraite est un moment èritique. Les plus à plairtdre sont ceux qui, arrivés à la limite ordinaire, ont encore besoin de leurs fonctions; et polir qui la retraite est le commence1ne11 t de la gêne et des privatiotis de tout genre. Ils st5nt à plaindre aussi ceux qui s'étaient si exclusivement voués à leurs fonctions qu'elles rem.plissaient toute leur existence, et que l'avenir leur apparaît comme un vide immense où l'ennui les attend. Pour ceux-là l'épreuve est redoutable ; elle est parfois mortelle. Passant brusquement de l'activité au repos, du bruit dans le silence et la solitude, on les voit errer tristement, puis bientôt lartguir èt succomber. D'autres aussi sont digt1es de compassion; ce sont ceux qui, malgré leur âge, se sentant forts et vigoureux, se flattaient de conserver longtemps encore des fonctions qu'ils croyaient bien remplir. Ceux-là, laretraite les frappe à l'improviste, les atteint à la fois dans leurs intérêts et dans leur arrtotupropre, et leur fait une blessure incurable; le reste de leur vie en est empoisonnée; l'exls-
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tence n'est plus pour eux qu'un long supplice; une idée fixe les obsède; ils ne peuvent plus penser qu'à l'injustice dont ils sont ou se croient les victimes, ils ne peuvent plus parler d'autre chose : aigris, irrités, ils vont de l'un à l'autre et se soulagent en contant leurs peines, ou bien ils s'enfoncent dans la solitude et passent la fin de leur vie à souffrir en silence. Le mieux pour un fonctionnaire est de prévoir longtemps à l'avance le moment du repos, d'arranger sa vie en conséquence, et de se ménager des occupations nécessaires pour des loisirs inévitables; le mieux surtout est de prendre sa retraite au lieu d'attendre qu'on la lui donne; en pareille matière, demander vaut mieux que recevoir; il est toujours plus agréable de se retirer que de se faire congédier.
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Si nous plaignons les fonctionnaires qui souffrent de mesures prématurées, inattendues et quelquefois cruelles, nous plaignons aussi les administrateurs qui ont à assumer la responsabilité de ces mesures; il nous semble qüe plus d'une fois la main doit leur trembler, quand vient le moment de proposer ou de signer ces arrêtés qui peuvent devenir des arrêts ; aussi ne devrait-on jamais, ce nous semble, se départir de certains principes fon1
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dés en justice et consacrés par le temps, qui règlent l'ordre des mises à la retraite. Quand par exemple, une mise à la retraite est devenue nécessaire par suppression d'emploi, c'est le plus âgé des fonctionnaires que la mesure doit atteindre, à moins que quelque autre ne soit notoirement hors d'état de conserver ses fonctions. Pour s'écarter d'une règle aussi sage, on risque d'encourir une responsabilité singulièrement pesante. Que, Je fonctionnaire indûment frappé vienne à succomber peu après, (et le fait s'est déjà produit) certes, on ne sera pas en droit d'en conclure que sa retraite est la cause de sa mort; mais qui pourra répondre qu'elle y est totalement étrangère? Quand elle n'a pas été désirée comme l'allègement d'un fardeau devenu. trop lourd et l'affranchissement d'obligations trop assujétissantes, la retraite a par elle-même quelque chose de pénible; d'abord parce qu'elle semble vous reléguer parmi les êtres inutiles, ensuite parce qu'elle est le prélude d'une autre retraite, celle-là bien définitive et prononcée par ~a véritable administration supérieure.
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�TROISIÈME PARTIE
MORALE
I
TROP DE MORALES, PAS DE MORALE
Il y a dans l'homme deux instincts, l'instinct égoïste et l'instinct social; le triomphe de l'instinct social, c'est le bien; sa défaite, c'est le remords; la prévision de sa victoire, c·' est le devoir. Voilà la morale danvinique; quelle morale! De ces deux instincts, l'un est donc supé~ rieur à l'autre? D'où le savez-vous? Pourquoi ne seraient-ils pas d'une égale valeur? De quel droit attaèhez-vous l'idée du bien au triomphe de l'un plutôt qu'à la victoire de l'autre? Comment une prévision serait-elle une obligation? Comment un instinct serait-il obligatoire? l'instinct pousse et n'oblige pas.
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Le savant qui s'ingénie à créer une morale sans Dieu ressemble au jardinier qui voudrait faire pousser une plante après en avoir coupé la racine. Les lois qu'on peut tirer des faits ne sont elles-mêmes que des faits généralisés, et ne sauraient par suite avoir un caractère obligatoire. Lorsqu'on aura réussi à établir qu'ici ou là, ou même partout, les hommes agissent de telle ou telle manière, s'ensuivra-t-il qu'on soit moralement tenu d'imiter leur exemple, et prétendra-t-on convertir en devoir une manière d'agir, parce qu'elle est plus ou moins générale? A ce compte, il suffirait de prendre telle ou telle société, au moment où la corruption y est répandue, pour se croire autorisé à ériger le vice en loi.• Tous les faits du monde ne peuvent nous apprendre que ce qui est, et non ce qui doit être; autrement dit, les lois qu'on dégage de l'expérience ne sont que de pures constatations, dépourvues de toute valeur et de toute autorité morale. Le malheur, c'est qu'il y a une tendance de plus en plus marquée à s'appuyer sur ces prétendues lois pour rejeter ou ébranler la loi morale véritable, et conclure de la généralité des actes à leur légitimité.
Solidarité par ci, solidarité par là : on n'en-
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tend parler que de solidarité. Nous doutons fort que le monde en devienne meilleur; la solidarité est plus propre à nous montrer le mal que les autres peuvent nous faire, qu'à nous détourner du mal que nous pouvons faire aux autres; elle est une simple constatation de la communauté des intérêts; mais elle est impuissante à créer l'obligation morale; tout au plus peut-elle fournir un motif, et combien faible encore, à la volonté. Toutes les solidarités du monde ne feront pas germer l'idée du devoir; c'est une étrange naïveté d'y chercher la racine d'une morale efficace.
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L'expérience peut donner des conseils, mais ne peut donner des ordres; elle peut faire des hommes prudents, elle ne fait pas d'honnêtes gens. ,,.*,,. Dans l'ordre physique les faits expliquent la loi ; dans l'ordre moral la loi explique les faits. ,,. *,,. Presque tout l'effort de la science m.o derne tend à l'assimilation des lois morales aux lois physiques; c'est une redoutable entreprise de · démoralisation universelle.
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La loi morale commande sans contrain-
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dre; la loi physique contraint sans comman-dèr. ·,,_*,,_ Par ce temps de transformation économique et industrielle, de découvertes et d'inventions, jl y a des gens qui travaillent consciencieusement à l'élaboration d'une morale nouvelle, d'une morale à la mode et au goût du jour, d'une morale à base scientifique. Hé! braves gens, vous vous donnez une peine bien inutile; nous n'avons que faire d'une morale nouvelle; l'ancienne nous suffit et au-delà. Ce qui nous manque, ce n'est point la morale, c'est la pratique de la morale. C'est de ce côté qu'il faut tourner vos efforts; quand vous aurez trouvé des devoirs nouveaux, trouverezvous des gens plus disposés à les remplir? croyez-vous sérieusement que les hommés vont devenir plus désintéressés, plus dévoués, parce qu'on leur demandera le désintéressement et le dévouement au nom de la science ? Comment la science s'y prendra-t-elle pour rendre son code obligatoire ? Il faudra bien recourir à la conscience; mais la conscience, ce n'est point la science qui l'a faite; tout au plus pourrait-elle la défaire.
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Quand le peuple s'affranchit de la religion, il est rare qu'il n'aille pas jusqu'à s'affranchir de la morale. ,,_*,,_
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On oppose sans cesse le matérialisme au spiritualisme comme ayant une base plus solide; mais si nous ne savons ce que c'est que l'esprit, savons-nous mieux ce que c'est que la matière? -En aucune façon. De la matière nous ne connaissons que les propriétés ou plutàt certaines propriétés, certaines lois. Quant à l'essence de la matière, à la matière de la matière, nous l'ignorons absolument, que peut-on donc asseoir de solide sur cette ignorance ab3olue?
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Il s'est fait pendant une ·longue suite de siècles un laborieux et noble effort pour élever l'humanité au dessus de la matière; il se fait aujourd'hui un effort en sens contraire pour l'y replonger. A ce dernier effort il ne faudra pas longtemps pour aboutir; car de tous les systèmes philosophiques, le matérialjsme est celui qui plaît le plus aux masses populaires, moins portées à monter qu'à des• cendre.
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Le matérialisme est le bienvenu chez les natures grossières qui ne demandent qu'à vivre d'tme vie purement animale, et chez les · gens de moralité brartlante qui ne demandent qu'à être rassurés sur les conséquences de leurs actions.
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Autrefois c'était en philosophie une grande et difficile question que celle des rapports de l'âme avec le corps; aujourd' hui cette question est singulièrement simplifiée; l'àme ayant délogé, le corps n'a plus de rapport qu'avec lui-même. Ces rapports en sont-ils meilleurs, c'est là une autre question. Que dirait-on d'un homme qui voudrait nous forcer .à regarder toujours à nos pieds sans nous permettre de jamais lever les yeux vers le ciel? C'est pourtant ce que les matérialistes entreprennent de faire. Les gens de mauvaise vie accueillent le matérialisme comme les prévenus reçoivent leur avocat. Il y a encore ·plus de bêtise que d'orgueil à s'imaginer que tout ce qu'il peut y avoir d'intelligence dans l'univers se trouve logé dans la cervelle humaine. Un savant matérialiste et athée me fait l'effet d'un aveugle qui voudrait -conduire les gens qui voient. Le signe caractéristique du temps, c'est
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non pas l'affaiblissement, mais l'oblitération du sens moral. Nombre de gens n'ont même plus conscience de leur immoralité; ils ne l'étalent pas, ce serait du cynisme; ils ne la cachent pas, ce serait de la pudeur; ils la laissent voir, tout bonnement, tout simplement, sans honte, ni bravade, comme la chose la plus naturelle du monde. Il ne leur vient pas à l'esprit que personne puisse s'en plaindre ou les en blâmer; c'est l'innocence de la dépravation. ,,.*,,. Le nombre des choses excusées quoique inexcusables s'accroît avec une rapidité alarmante. Que restera-t-il bientôt qu'on ne puisse faire impunément, sans avoir à craindre non seulement les rigueurs de la justice, mais les simples sévérités de l'opinion? Et cette déplorable indulgence n'a pas pourprincipe une bienveillance mutuelle, elle ne procède ni de la bonté, ni même de la débonnaireté; c'est une indulgence avisée, prudente, égoïste, qui trahit à la fois et la défiance de soi-même et !'émoussement du sens moral, et l'affaiblissement de la raison. On n'est plus bien sûr que tel acte soit mauvais, on n'est plus capable de réprobation, de mépris, d'indignation; on se demande si un jour ou l'autre on n'en fera pas autant; c'est la déliquescence morale,
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Les frontières des empires du Bien etdu Mal sont aujourd'hui tellement brouillées, que les gens ne savent plus au juste en quel pays ils sont.
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Un acte moral étant donné, nos modernes philosophes le décomposent ainsi : hérédité, 3/ rn; milieu, 2/ ro; circonstances, r/ ro; passion, 4/ rn; volonté, o. La volonté représente la moralité.
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Encore quelques pas, et la morale ne· sera plus qu'une branche de la physiologie.
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Dans ce siècle de prodiges on arrive à tout refaire; on refait les nez, les paupières, que sais-je? par la vertu de la greffe animale. Il n'y a que les consciences qu'on ne .refait pas; la science ne travaille que pour le corps.
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Si la découverte d'une de ces lois qu'on tire de l'expérience devait avoir pour effet de détruire ou s·e ulement d'affaiblir la morale humaine, mon choix est fait, je reste dans l'erreur, je m'attache à l'erreur, qui maintient _ quelque différence entre le vice et la vertu. La 'valeur et la vérité d'une loi morale se mesurent au bien qu'elle fait. Le meilleur système, comme le meilleur arbre, est celui qui donne les meilleurs fruits.
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Dans son Examen de eonscience phîlosophique, M. Renan a écrit : « Si l'erreur était la condition de la moralité huma_i ne, il n~v aurait aucune raison poitr s'intéresser à un globe voué à l'ignorance» . Jamais l'amour et l'orgueil de la science n'ont rien dicté d'aussi cruel. Ainsi, toutes les générations humaines qui se sont succédé depuis l'origine sur la surface de la terre et qui, elles aussi, étaient vouées à l'ignorance, car la vérité telle que M. Renan la professe est de date " bien récente, toutes ces générations étaient indignes d'intérêt! Mais l'erreur n'est poirit, l'erreur ne peut être la condition de la moralité, parce que la moralité est elle-même la vérité par excelknce. Il n'y a point dé science véritable en dehors de la moralité, et s'il pouvait y l:lvoir un globe auquel on n'eût aucune raison de s'intéresser, ce serait celui qui serait voué à la science sans moralité.
L'athéisme Ii'est qu'une négation sans preuves: De ce que« dans l'univers accessible à notre ~xpérience, on n'observe et on n'a jamais observé aucun fait passager provenant d'une volonté ni de volontés supérieures à celle de l'homme>>, il ne s'en suit point que cette volonté supérieure ne se manifeste pas dans l'ensemble de l'univers connu; la néga-
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tion, même fondée, des miracles particuliers, n'autorise pas la négation de ce miracle universel et permanent qui est la création.
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C'est un trait caractéristique de l'époque actuelle qu'on y tient plus à savoir ce qui est que ce qui doit être. Quand on a trouvé les causes d'un fait, il semble que tout soit dit et qu'il ne reste plus qu'à s'incliner. Une fois expliqués, on dirait vraiment que les actes sont justifiés par là même.
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On se demande de quel droit tel écrivain, philosophe par nature, historien par volonté, peut approuver ou blâmer, élever ou rabaisser des personnages qu'il a dépouillés de leur libre arbitre et par sui te affranchis de toute responsabilité? N'y a-t-il pas une contradiction manifeste à juger les hommes comme des êtres iibres, après avoir déclaré qu'ils ne le sont pas ? Que signifient ces mépris ou cette admiration, ces colères ou cet enthousiasme pour des êtres qu'on déclare irresponsables? ·
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Les gpnds philosophes qui prétendent expliquer l'infinie corn plexi té des phénomènes psychologiques et le jeu si prodigieusement compliqué des facultés humaines par un petit mécanisme à la Condillac, me sem-
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blent réduire l'homme à la simplicité d'un pantin, pour avoir l'honneur d'expliquer les mouvements du pantin par la simple ficelle.
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Il se fait actuellement un double travail également profitable à l'humanité ; les uns travaillent à élever l'animal au niveau de l'homme, et les autres à rabaisser l'homme au niveau de l'animal. C'est la revanche et le triomphe de l'animalité ; c'est une conquête nouvelle de l'esprit nouveau ; après avoir établi l'égalité entre les ·hommes, on établit l'égalité entre l'homme et la bête. Si encore la bête y gagnait quelque chose!
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Ce siècle est en contre-bas, il a reçu toute la lavure, toutes les eaux sales, toutes les immondices des siècles précédents ; il tourne à l'égoût.
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C'est au vice et au crime que profite surtout la liberté sans frein. Elle fait monter à la lumière tous les être~ ignobles ou malfaisants que la èrainte tenait tapis dans l'ombre; elle fait fuir et rentrer dans leurs demeures tous les honnêtes gens que ce spectacle dégoûte ou effraie. C'est ainsi qu'une pluie excessive fait sortir de toutes parts vers, limaces, crapauds, tous les excréments de la terre.
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· - Ceux qui plaident l'innocuité des doctrines fatalistes pourraient mieux employer leur talent; c'est vraiment trop compter sur la crédulité publique que de soutenir que le semeur n'est pour rien dans l'éclosion du germe. *
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Ah ! ce sont des penseurs profonds, des génies bienfaisants, bien dignes de la reconnaissance et de l'admiration des siècles, ceux qui ont imaginé de murer la vie humaine, de lui boucher la perspective d'un avenir réparateur, et d'enlever du même coup la crainte au vice et au crime, l'espérance au malheur et à la vertu. Un jour viendra, qui n'est peut-être pas loin, où voyant toutes les passions déchaînées, entendant les cris forcenés de la convoitise exaspérée, les cris désespérés de la souffrance inconsolée, l'humanité saisie d'épouvante devant l'abîme que l'imprévoyance orgueilleuse · et la concupiscence efrénée ont creusé sous s~s pas, se rejettera en arrière, et reviertdra aux doctrines consolatrices qui ont soutenu son enfance et sa maturité, et dont l'abandoh désole sa vieillesse et la déshonore.
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SCEPTICISME ET SCEPTIQUES
C'est entendu, il n'y a pas de vérité abso- . lue, puisque la vérité n'est qu'une conception de l'esprit, et que l'esprit ne peut être juge dans sa propre cause et prononcer sur sa propre valeur. Laissons donc l'absolu qui est hors de notre atteinte et dont nous n'avons que faire.Que l'absolu soit ou non conforme à nos conceptions; qu'importe, puisque nous sommes enfermés dans notre nature et que nous n'en pouvons sortir. En admettant que l'f'sprit soit sans valeur eu égard à l't:hivers, il n'en conserve pas moins toute sa valeur eu ·égard à lui-même,à l'homme, à l'humanité. Cet esprit a ses lois, il a sa nature, il a ce qu'il lui faut pour se diriger dans le cercle où il se meut. Ce qu'il conçoit comme vrai est vérité pour lui : qu'absolument deux et deux fassent cinq, que la partie soit plus g rande que le tout, que la liberté morale soit une· illusion, il n'en reste pas moins que pour nous deux et deux font quatre ,que la partie est plus petite
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que le tout, et que l'homme est moralement libre; il n'en reste pas _ moins vrai que, quoi qu'il fasse, l'homme est obligé d'agir conformément à ces vérités, qu'elles soient ou non absolues. Le scepticisme ne peut ·atteindre aucune des vérités nécessaires à la vie humaine; l'homme a sa valeur, puisqu'il existe et par cela seul qu'il existe; et quant à l'absolu, le scepticisme lui-même n'en peut rien dire; et il est condamné à vivre d'après les vérités qu'il tient pour relatives, comme si elles étaient absolues.
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Il y a un scepticisme théorique qui habite les sommets de la pensée, d'où il regarde à ses pieds les pauvres humains, noyés dans la brume, errant dans tous les sens, égarés par des lueurs incertaines. Fait d'orgueil et de pitié,ce scepticisme transcendant a cela de bon qu'il se tient à distance ; c'est un solitaire qui rarement descend de ses hauteurs ; mais combien plus insupportable est ce scepticisme soi-disant pratique, né d'une précoce expérience, bruyant, bavard, qui va répétant à tout propos qu'il ne reste plus ni probité chez les hommes, ni vertu chez les femmes. C(?s gens méritent qu'on les prenne au mot et qu'on les enveloppe dans leurs propres jugements; pourquoi donc feraient-ils exception à la règle commune ? Pourq ùoi donc leur
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accorderait-on plus de confiance qu'ils n'en témoign·ent à leurs semblables? Pourquoi leur ferait-on plus d'honneur? Ce mépris affecté n'est pas un titre à l'estime; il doit être suspect; car on peut se croire dispensé de rester honnête, quand personne ne l'est plus.
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Le scepticisme est un moyen, ce n'est pas une fin. Un sceptique sincère est en quête de la vérité; il ne peut dire qu'il est au bout de ses recherches, il ne peut prétendre qu'il sait le tout des choses.
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Dans l'évolution morale de l'esprit, passer par le scepticisme est chose naturelle, sinon inévitable; s'y arrêter dès l'entrée et s'y fixer pour toujours, c'est une preuve de paresse intellectuelle et d'indifférence. C'est ce scepticisme superficiel surtout dont on peut dire qu'il est un oreiller commode; l'autre est amer, douloureux, modeste, car il n'y a aucun plaisir à sentir son impuissance, et il n'y a aucune raison d'en être fier et d'en preudre avantage.
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Le scepticisme à la mode n'estsouventqu'une simple précaution contre la raillerie; beaucoup font les sceptiques qui au fond sont
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croyants. Ce n'est pas la foi qui leur manque, c'est le courage. On éprouve un sentiment pénible à voir des hommes d'esprit employer tout ce qu'ils en ont à démontrer que cet esprit n'est rien; il y a là comme une sorte d'ingratitude. Le scepticisme passe assez communément pour une preuve de supériorité intellectuelle; il serait au moins aussi juste d'y voir une preuve de faiblesse; on peut tout aussi bien douter que croire sans raison suffisante. La vanité fait plus de sceptiques que la réflexion. * La blague, qui n'est qu'un scepticisme de pose et de · parade, conduit insensiblement au scepticisme de fond. Après avoir fait le sceptique pour la galerie, on le devient pour son propre compte. Ces douteurs sont comme les menteurs, qui, à force de mentir, finissent par croire à leurs mensonges. Le scepticisme est impertinent; la supériorité qu'il s'arroge n'est au fond qu'impuissance et il ferait mieux de garder pour lui-
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mê·me la pitié dédaigneuse qu'il ptodigue aux autres.
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Il ne faut pas que ce que nous ignorons et ne pouvons savoir nous fasse douter de ce que nous savons; il faut porter la lumière dans l'ombre, et non laisser l'ombre rentrer dans la 1umière. Devant la tombe d'une personne aimée le douteur le plus obstiné commence à douter de lui-même; ses raisonnements chancellent; ses plus forts arguments se fondent da.ns les larmes ; la mort et la douleur ont guéri bien des sceptiques.
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On ne vît pas de négations.
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PESSIMISME
Le pessimisme est la dernière forme et le dernier fruit du scepticisme; c'est aussi le dernier terme de l'évolution matérialiste. On le voit bvenir comme une conclusion inévitable au bout! de presque toutes les études de ce temps qui ont l'homme . pour objet. Presque tous les écrivains du jour y aboutissent l'un après l'autre. L'un redescend assombri des hauteurs de la métaphysique; l'autre remonte désillusionné de ses fouilles historiques; celui-ci revient avec un sourire douteux et un air de résignation railleuse de son voyage aux sources du christianisme; celui-là sort dégoûté des bas fonds sociaux qu'il a voulu explorer; cet autre, au spectacle des turpitudes politiques contemporaines, entonne d'une vo~x lugubre le de profundis des principes de 1889; toute cette littérature de désappoïntés, de désenchantés, de désespérés, est bonne à porter en terre; elle .est en décomposition.
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Les souffrances du pessimisme sont l'expiation inconsciente d'un égoïsme raffiné. La bonté n'est pas pessimiste; elle soulage les autres au lieu de s'apitoyer sur elle-même, et des maux inévitables elle sait encore tirer quelque bien.
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Si les écrivains pessimistes étaient bien sincères, s'ils croyaient la vie aussi foncièrement mauvaise qu'ils se plaisent à le dire, ils en finiraient avec elle, ils rejetteraient loin d'eux ce calice amer. Pourquoi s'imposeraient-ils le supplice de vivre? pour eux, la vie n'est pas un devoir, le suicide n'est pas lin crime. Mais ils vivent, ils s'accommodent · de .la vie; on ne voit pas qu'ils · en dédaignent les d0uceurs; comme les autres mortels, ils ont le souci de leur bien-être, de leur fortune; ils arrivent paisiblement à la maturité, voire .à la vieillesse, et plus d'un s'enrichit bourgeoisement de ses éloquentes jérémiades. lls ne se tuent point, ils se con tentent de répandre des germes de mort.
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Si le pessimisme contemporain était un arrière-goût de la vie, un fruit de la vieillesse, il s'expliquerait encore. Mais non, c'est d'ordi~ naire un avant-goût de la vie, un fruit précoce, ou plutôt une fleur vénéneuse. C'est à l'entrée de la carrière que les jeunes gens
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sont saisis de ce mal étrange. Serait-ce donc qu'ils n'ont pas reçu une nourriture assez forte, assez saine, et qu'une direction ferme et vigilance leur a manqué?
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Il serait difficile d'imaginer un homme plus complètement affranchi que M. Bourget de toute tradition morale. De la conscience humaine, tel que le christianisme et le spiritualisme l'avaient faite, il ne reste rien en lui, rien. A ses yeux tous les états de l'âme se valent; ils ne provoquent de sa part ni sympathie ni antipathie, mais simplement une sorte de curiosité neutre. Ainsi simplifié, l'homme n'est plus qu'un animal bien autrement à plaindre que les autres animaux; car en eux du moins, il y a une certaine proportion entre les désirs et les jouissances, tandis que dans l'homme, l'homme civilisé surtout, la disproportion est infinie; la vie humaine n'est qu'une excitation et une surexcitation croissante de désirs inassouvis; une telle vie devrait finir par un accès de rage. Pour des êtres ainsi destitués d'e tout frein moral et de toute force modératrice, la civilisation est un fléau; car par son progrès même elle crée sans cesse de nouveaux besoins qu'elle ne peut satisfaire, elle allume de nouveaux désirs qu'elle ne peut éteindre. Par haine de la)ociété, Rousseau nous ramenait à l'état sauvage; avec
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M. P. Bourget il faut retourner droit au néant.
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Les essais de psychologie contemporaine sont une spirituelle et ingénieuse réhabilitation de la décadence et une apologie, presque un panégyrique de la décomposition morale.
Nous avons une littérature à contre-sens et à contre-temps; elle fait juste le contraire de ce que demandent les circonstances et le devoir. Pendant que l'armée travaille au relèvement du pays, la littérature travaille à son abaissement.
•• L'Allemagne a fait moins de mal à la France que le pessimisme et le naturalisme ne lui en font; l'Allemagne rious a pris deux provinces que nous pouvons reprendre, le p~ssimisme et le naturalisme lui prennent son âme et sa conscience : qui les lui rendra?
Le patriotisme devrait guérir du pessimisme.
•*• Chaque siècle, chaque génération a pour ainsi dire sa maladie morale; les hommes qui n'en sont pas atteints ne sont pas pour cela
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bien portants: ils ressentent plus ou moins l'influence de la maladie régnante.
* •• Les gens qui se plaignent le plus de l'existence ne sont pas ceux qui ont eu le plus à souffrir, mais ceux qui n'ont pas su bien user de la vie.
Un écrivain pessimiste peu t-il croire de bonne foi qu'il rend service à ses semblables? Alors pourquoi écrit-il? De ce qu'on a eu le malheur de s'empoisonner, est-ce une raison pour essayer d'empoisonner les autres? Par une spirituelle vengeance de la nature, son tempérament le condamne à la reproduction de l'espèce, ce philosophe amer, ce Schopenhauer, qui consacre toute sa vie, qui emploie toutes les ressources de sa logique et de son éloquence à convertir les hommes au :système de l'extinction de l'humanité par la non reproduction. Piquante ironie de voir ce pessimiste forcené qui prêche la mort universelle, travailler.de son mieux à la propagation <le la vie et à sa propre survivance!
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Que des malheureux à qui le sort a tout ;refusé, richesse et santé, fassent entendre des .;plaintes, rien de plus naturel et de plus légi-
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time; mais que des gens à qui la fortune a tout prodigué, passent leur vie à geindre et à s'apitoyer sur la destinée humaine, rien de plus ridicule et de plus irritant. Tous ces gens-là ne mériteraient-ils pas d'être enrégimentés et conduits au feu? cela leur rendrait peut-être le goût de la vie.
* •• Ne vaut-il pas mieux prendre une bonne fois son parti des misères de la vie que d'en gémir éternellement en vers ou en prose? Tous ces écrivains pleurnicheurs, ·qui nous inondent de leurs larmes, ne se plaindraient pas tant s'ils ne trouvaient du plaisir à se plaind·re; ils ne sont donc pas si malheureux puisqu'ils passent leur vie à goûter ce plaisir.
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Nos modernes romanciers se montrent bien fiers de la découverte de ce dualisme psychologique qui reparaît sans cesse dans leurs œuvres; ils pourraient tout aussi justement se vanter d'avoir découvert l'Amérique; car, ce fameux dualisme, qu'est-ce donc au fond, sinon la coexistence des forces contraires, qui, depuis que le monde est monde, se disputent la direction de la volonté? Qu'est-ce que l'histoire de M0 de Tillières (Un cœur de femme), sinon l'histoire de la lutte éternelle de l'âme et des sens? M0 de Tillières aimait par l'esprit, par le cœur, par tout ce qu'il y a
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de noble et d'élevé dans la nature humaine; · ses sens s'éveillent, la lutte éclate, et l'amour sensuel triomphe; est-ce là une chose nouvelle? le nom même est-il nouveau?
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Admirable doctrine, que celle qui donnerait à l'enfant le droit de maudire ses parents et de leur reprocher sa naissance comme un crime!
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BONNES MŒURS
Il faut que les passions trouvent un frein; si la force qui les contenait s'affaibliUl faut qu'une autre la remplace. La société contemporaine est ivre de matérialisme; l'immoralité consciente descend d'en haut, la démoralisation aveugle monte d'en bas; la couche intermédiaire, relativement morale, va s'amincissant. Il semble que l'incontestable progrès de la raison générale n'ait été qu'un mouvemerit de surface, et qu'en dessous, la masse et la poussée des passions n'ait fait que trouver sous une enveloppe plus brillante, mais plus molle et plus souple, .une plus large et plus libre expansion. La morale ressemble à un fleuve qui coulait autrefois clair et Ümpide, et auquel des affluents nouveaux viennent apporter des eaux boueuses,. jaunâtres, infectes.
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Le prêtre n'est plus rien; le philosophe, peu de chose; le médecin est tout; il faut donc que la société soit bien malade.
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Sans le progrès moral, tous les autres progrès ne sont que des instruments de démoralisation.
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Au commencement de ce siècle Lamennais écrivait un livre sur l'indiffér ence en matière de religion; nous n'en sommes plus là; nous en sommes à l'indifférence en matière de morale.
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Un grand changement s'opère dans nos mœurs : la vie de cercle et de café remplace la vie de famille ; la vie nomade succède à la vie sédentaire: on ne demeure plus, on réside, on séjourne, on loge, on passe; dans un pays, les gens du pays se font rares; les foyers s'.éteignent et disparaissent; il n'y aura bientôt plus que des garnis, des chambres d'hôtel et d'auberge. Les arbres se changent en piquets qu'on place et déplace, qu'on plante et replante à volonté; ils n'ont plus de racines.
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Depuis le jour où d'honnêtes savants (béni . soit leur nom!) ont rattaché l'homme au singe, dqns l'espèce humaine, c'est à qui se montrera
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le plus digne d'une si belle origine et justifiera le mieux cette flatteuse théorie.
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Jamais on ne parle tant de progrès qu'en pleine décadence. Il y a progrès et progrès ; le progrès matériel n'implique pas le progrès moral; les scienses avancent et l'homme recule. Le mot progrès est fort en honneur, et c'est justice, car il se fait des progrès de tout genre. Il y a progrès dans la fabrication des fusils, des cartouches et des bombes; il y a progrès aussi dans le nombre des attentats à la pudeur, progrès aussi dans le nombre des suicides 'et des infanticides, progrès dans le nombre des prostituées et de Jeurs protecteurs; progrès dans la pratique de l'assassinat, dans l'art de découper et de dépecer ses semblables; progrès ... où n'y a-t-il pas progrès ? Au train dont nous allons, nous risquons fort de ne pouvoir bientôt plus avancer. · Les pl us rares esprits d·e ce temps s'ingénient à prouver qu'il n'y a pas de vérité; la presse politique s'acharne à montrer qu'il n'y a pas d'honnêteté; le théâtre et le roman n'étalent et ne dépeignent que le vice et le crime; que
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peut devenir un peuple soumis à ce triple enseignement r '1- *'1M. Z. mériterait d'être condamné à vivre parmi les brutes qu'il aime et qu'il excelle à peindre; il est vrai que pour lui ce serait peut-être un plaisir et non un chàtiment.
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Aujourd'hui on tire un coup de revolver, comme autrefois on envoyait un coup de poing. Le port d'armes est défendu, tout le monde porte des armes ; on est condamné pour en avoir porté, on est acquitté pour s'en être servi ; les jurys conspirent avec les meurtriers. '1- *'1Avec la ruine des croyances religieuses et l'ébranlement des croyances morales il n'est plus de passions ni d'entreprises mauvaises ou même criminelles qui ne trouvent dans les théories naissantes, dans les systèmes à l'essai, ou dans l'interprétation arbitraire des pri nci pes du. droit politique, un e apparence de justification, une ombre de légitimité, un semblant de consécration. Ainsi c'est au nom de l'égalité que l'on réclame la spoliation, prélude obligé du partage; c'est du nom de liberté qu'on décore la plus abominable licence et les plus honteux désordres ; des crimes avérés sont donnés pour actions d'éclat,
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poµr traits cle dévouement, et de vulgaires assass.ins. sont transformés en apôtres et en martyrs . .. Les moralistes sont comme des saules pleureurs plantés sur le bord d'un torrent; ils ont beau pleurer dans l'eau; le torrent passe en emportant leurs larmes et continue à rnuler ses eaux fangeuses. Les lecteurs vont au naturalisme comme les mouches à la viande gâtée .
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EQ l'<lbsence de toute direction morale active et suivie, on se derpande avec inquiétude sur quoi l'on peut biep. compter poµr enrayer la démoralisation que tous les progrès d\2 la, science, de l'industrie, de la richesse contrib4ènt à accélérer. Il y aurait plus que de la naïveté à croire à l'efficacité de l'instruction; où et quand l'instruction a-t-elle été plus. répandue? et voit-on que les mœurs de çette jeunesse pourtant si instruite en deviennent meilleures? D'où est· sortie cette littérature immonde, qui aujourd'hui, par le théâtre, par la presse et par le roman, propage la démoralisation jusque dans les dernières couches sociales, et semble avoir pris à tâche d'achever la corruption du pays?
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Jusqu'à ce jour on ne connaissait guère que des crimes intéressés; on tuait par vengeance, par cupidité: c'étaient là des crimes vulgaires. Notre temps aura vu des crimes plus nobles, des crimes désintéressés. On fait aujourd'hui dérailler et sauter un train, pour le seul plaisir de voir écraser des hommes: il y a progrès.
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En certains temps, dans certains milieux, les bonnes actions sont parfois un sujet de scandale. La cour d'assises est devenue un théâtre; on s'y presse, on s'y empile, on s'y étouffe; \es grands criminels attirent comme les grands comédiens; la barre est leur rampe. La vue d'un homme capable d'égorger tranquillement trois femmes de suite sans fatigue et sans trouble est pour les femmelettes du grand monde d'un attrait irrésistible; la curiosité tue l'horreur, et le criminel grandit avec l'énormité du crime.
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Grâce au naturalisme, matérialisme, athéisme, socialisme, et à tous les autres ismes, nous voyons s'accroître à vue d'œil le nombre des màles et des femelles et décroître celui des hommes et des femmes.
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Dans nos villes la rue au moins devrait être propre de toutes manières; car on ne peut passer à côté de la rue, et l'on ne peut non plus séquestrer les femmes et les enfants. Cependant l'on se borne à faire balayer la la chaussée, et l'on n'ose entreprendre le nettoyage du trottoir.
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Certains romanciers contemporains se sont faits les pourvoyeurs de la prostitution.
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Une loi de Solon exigeait que tout citoyen justifiât de ses moyens d'existence; il ne faudrait rien moins que la mise en vigueur de cette loi salutaire pour délivrer la société moderne des parasites immondes qui y pullulent et qui la rongent.
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Comme le moyen-âge, notre siècle a sachevalerie, mais autres temps, autres mœurs. L'ancienne chevalerie corn battait pour l'honneur des dames ; la nouvelle ne combat que pour le déshonneur.
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Le corps social a la gangrène; si l'on ne se hâte d'y mettre le fer rouge, la prostitution le rongera jusqu'à la moëlle.
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Notre brillante civilisation a engendré une race immonde qui la déshonore et la brave, · qui infeste et remplit les grandes villes, ql!i croît à vue d'œil, qui monte, monte sans cesse comme une marée menaçante et hideuse. Nos assemplées siègent tranquillement au milieu de cette fange humaine. elles feignent de ne ps.s voir; elles n'ont pas le courage d'entreprendre pour l'assainissement moral du pays ce q\.le font les édilités pour l'assainissement des villes. Les. civilisations ancienne~, qu'on affecte de rabaisser aujourd'hui, n'ont pàs connu cette honte; elles n'auraient pas toléré les soutenel!rs. Le célibat nourrit la prostitution, qm a son tour étend le célibat; tous les deux vont se développant ensemble, et l'un par l'autre. Pour le malheur du pays, ce n'est plus seulement l'épicurisme et la richesse, c'est la gêne et la misère qui font des célibataires, et par milliers, par centaines de mille. Sans cesse à la merci du chômage, l'ouvrier des villes vit au j9ur le jour : il ne se marie plus ;de sorte que la prostitution s"étend par en bas avec une rapidité que rien n'arrête; elle se propage librement, légalement. Souteneurs et prostituées forment aujourd'hui une véritable classe ; c'est le cinquième état qui s'organise et s'avance à la conquête du pays.
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L'hom.me ne peut pas vivre dans le mépris de lui-même ; c'est comme un air vicié dans lequel il est mal à l'aise; il y souffre,il y étouffe. Aussi lorsque par la répétition trop fréquente de certains actes dégradants, il est tombé sous le joug de l'habitude, lorsqu'il a perdu toute confiance en lui-même, tout espoir de se relever dans sa propre estime, alors non seulement il s'abandonne, mais il hâte volontairement sa ruine morale, afin de perdre par l'abrutissement jusqu'à la conscience de sa dégradation. J\Iais il ne peut si bien faire, que de temps à autre un reste, une lueur de nüsan ne vienne lµi éclairer son état II\isérable, et le remplir de honte et de dégoût. La licence de la rue, de la presse, du théàtre, des romans a dépassé· toutes. les bornes. Les honnêtes gens qui, grâce à Dieu, sont epçore en nombre, restent comme étourdis, déconcertés, effarés, aq milieu de ce débordement inattendu. On dirait que les libertés publiques ont profité d'abord et su tout à l'irµmoralité ; soit qu'elle fût plus prête à en user, soit que par nature elle _prenne toµte la, place qu'op lui aha.ndonne et a.me flUssi loin qu'on la, laisse aqer. Le mom~pt serait venu pour les honnêtes gens de se remettre de leur surprise, de se ravoir, de s'entendre, et, en dehors de toute secte et de tout parti, d'opposer à cette espèce de conjuration du mal une grande et forte conspiration du bien.
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LA VIE, LE BONHEUR, LA VIEILLESSE
Struggle for life ! Enfin nous avons une idée juste · de la vie, nous en connaissons le sens, nous en tenons la formule ! Nous voilà hors d'incertitude,et chacun de nous sait maintenant pourquoi il a été créé et mis au monde, comme dit le catéchisme. Ce mot de société nous abusait; nous nous obstinions à y voir une association des hommes entre eux pour 1u tter erisem ble contre les misères de la vie et les rigueurs de la destinée ; ô naïveté des naïvetés! Ce n'est point pour combattre ensemble que les hommes sont réunis en société, c'est pour combattre les uns contre les autres ; struggle for life ! Ce n'est point pour s'entr'aider, c'est pour s'entr'égorger.« Aimezvous les uns les autres, » disait le doux Evangile; « assommez-vous les uns les autres», dit la fatale Evolution. Le fort tue le faible, le gros dévore le petit, c'~st la loi; dura lex, sed lex. 0 puissance des mots! Depuis que cethorri-
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ble adage a été làché sür le monde, il semble qu'il ait été pris au pied de la lettre, il semble que la mêlée soit devenue plus furieuse et que les hommes se ruent les uns sur les autres avec plus de haine et de rage. Empruntée au règne animal, transportée dans la société humaine, cette conception brutale ya été reçue comme une excuse de toutes les violences ; elle est devenue un stimulant de la brutalité et une apologie - u crime. d Vivre ce n'est pas respirer, c'est aspirer.
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La vie présente sans l'autre vie, c'est un tunnel au bout duquel on ne voit pas poindre le jour.
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En regardant une colline maigre, rocheuse, couverte de pins rabougris, les uns courbés, tordus, les autres, couchés, brisés par le vent; . ceux-ci à demi-enfoncés dans les crevasses qui · les protègent, ceux-là adossés, cramponnés aux rochers qui les soutiennent, ou appuyés les uns. contre les autres, il me semblait voir une image de l'humanité telle que la font les épreuves, les crises, les tourmentes de la vie. A partir d'un certain âge, combien peu d'hommes restent debout, droits, verts, et portent sans fléchir le poids des années ? Les uns sont penchés, voûtés ; les autres, déjetés,
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cassés, déformés de mille manières. Le temps, les maladies, les passions ont amaigri, creusé, altéré la noble figure humaine, et tourmenté misérablement le pauvre corps.
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Si le corps humain s'enlaidit avec l'àge, l'âme peut toujours embellir.
•• Il y a dans la vie deux espèces de ma.u x, ceux qu'on subit, et ceux qu'on se forge; les derniers sont les plus nombreux. Presque tous les hommes ont l'imprudence de placer leur bonheur dans des changements de situation qui ne dépendent point d'eux; et l'attente prolongée, souvent trompée de ces changements attendus, fait de leur vie un véritable supplice.
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Nous avons chacun une ·maison pour nous tout seuls, mais nous n'en sommes que locataires; un beau jour, à l'improviste, le grand propriétaire nous signifie notre congé, et il faut déménager sur l'heure et sans réplique, comme dit le bonhomme.
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Le bonheur est un composé où le présent, l'avenir et le passé apportent chacun leur part; quand le présent est supportable et que du passé viennent de doux souvenirs, que l'ave.,..
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nir donne des espérances, c'est tout ce que l'homme peut souhaiter de meilleur.
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Il faut sans cesse se rappeler les biens qu'on possède pour se consoler des biens qu'on n'a pas ou qu'on n'a plus.
.. Telles nuits, tels jours. ..
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Ne demandons pas à la vie plus qu'elle ne peut donner; c'est le seul moyen de n'être point malheureux.
•• Il n'y a pas de bonheur, mais des instants de bonheur; ces instants ont beau se suivre de près, ils ne peuvent se joindre et se fondre en durée.
Croire que les autres puissent faire notre bonheur, c'est illusion pure; ils peuvent y contribuer sans doute,mais la vraie source de notre bonheur est en nous-mêmes, dans notre conscience.
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Il ne faut pas souhaiter d'être heureux,mais de n'être pas malheureux; c'est tout ce que comporte la destinée humaine.
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C'est le caractère bien plus que le sort qui nous fait heureux ou malheureux. Il y' a des hommes qui ont perdu femme, enfants, fortune, et qui cependant sont plus heureux que bien d'autres encore en possession de tous ces biens.
* •• Le bonheur ne refleurit pas deux fois au même endroit.
Comrrie le bonheur tient surtout à la perspective, si tout finissait avec la vie terrestre, s'il n'y avait pas un au-delà, nous .serions de plus en plus à plaindre; car à mesure que nous avançons dans la vie, la perspective va se raccourcissant et s'assombrissant.
Nous en usons tous avec la vie comme les enfants avec leurs tartines: nous commençons par les confitures.
* ...
La vie ressemble assez à un voyàge en voiture; pendant la première partie du voyage nous sommes assis dans le_ s~ns ~e la voiture, 1I · i./;-- ""et o.ous regardons le chemrn a faire; pendant le secopd nous sommes assis à rebours et nous 1 ": · 1 .,; regardons le chemin parcouru .
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Ori s'étonne qu'un soldat revienne d'une campagne sans blessure; il est bien plus étonnant de voir un homme arriver sain et sauf à la vieillesse.
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Tant que nous sommes enfants, nous voulons devenir hommes, et quand nous sommes devenus hommes, nous voudrions redevenir enfants.
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Le temps de la vie, c'est le vin du tonneau ; chaque jour on en tire un peu et le niveau va baissant'; puis on arrive à la lie, et enfin tombe la dernière goutte; c'est le dernier soupir. A peu d'exceptions près, la vie n'est par elle-même ni bonne ni mauvaise ; elle est surtout ce qu'on la fait. Le vieux satirique a raison :
Nous sommes du bonheur de nous- même artisans, Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaisans. (RÉGNIER) .
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La vie ressemble au jeu plutôt qu'à une loterie; dans une loterie le hasard règne sans partage; au jeu, grand_ il est vrai est la part e de la chance, mais grande aussi la part du calcul. De même, dans la vie la mauvaise
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chance peut être corrigée par la sagesse, et la bonne, perdue par la folie; et le plus souvent c'est la volonté qui a raison du sort.
* •• Notre vie n'est qu'une suite d'actîons; toute action, relevant de la loi morale, notre vie n'est donc qu'une suite de devoirs à remplir ; or, comme tout devoir implique un effort, et que tout effort est pénible, nous ne pouvons pas être pleinement heureux ici-bas; mais d'un côté nous pouvons adoucir l'effort par l'habitude, et de l'autre multiplier les satisfactions du devoir accompli, jusqu'à en faire comme l'état ordinaire de l'âme.
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La conception de la vie a changé; le monde moderne n'y veut plus voir une épreuve à supporter, mais une condition à rendre supportable. De ces conceptions, la première était plus facile à réaliser.
* •• Nous ressemblons dans cette vie à des fiévreux dans leur lit, nous nous tournons et retournons sans cesse pour trouver une position plus supportable; mais il n'y a que la fin de la maladie qui nous la donne .
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La vie marche à la façon des trains de
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chemins de fer ; avec lenteur au départ, puis avec une vitesse croissante .
•• La vie humaine, c'est la lutte de la liberté contre la fatalité. Un homme qui meurt, c'est une force libre, c'est une volonté qui disparaît ; mais d'autres renaiss-ent pour reprendre et soutenir la grande lutte éternelle.
*
Les plus heureux des hommes sont encore ceux qui vivent sans songer à la vie .
..
Le vieillard ressemble à une place assiégée, mais qui n'a aucun espoir de faire lever le siège; tout ce qu'il peut faire, c'est prolonger la défense.
...
Les ennùis et les maux de la vieillesse semblent faits pour dégoûter peu à peu les hommes de la vie et pour leur faire envisager et accepter la mort comme une délivrance ; et cependant pour le vieillard, la mort reste encore le plus grand des maux ; et, comme dit La Fontaine :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
..
De tous les arts, le plus difficile c'est encore l'art de vieillir; il n'est possible qu'à ceux qui
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CHEMIN FAISANT
ont su vivre et qui se sont ménagé quelques compensations aux pertes quotidiennes que la vieillesse nous fait subir. Cet art est fait de bon sens et de douceur ; il suppose la pleine intelligence de la destinée humaine et du rôle dévolu à chacun des âges de la vie, une résignation sans tristesse et sans amertume, un sage emploi des forces décroissantes et des jours précaires. La plupart des hommes se débattent contre la vieillesse ; il faut au coptraire consentir à vieillir. Il vaut bien mieux descendre tranquillement le cours de la vie que de s'épuiser en vains efforts pour le remonter.
..
* ••
Quand on a su s'habituer à restreindre graduellement ses désirs, à se contenter d'un peu moins chaque jour, on est étonné du pell qui suffit à rendre un homme encore heureux'.
La vie est un voyage. On se met en route par petites troupes, qui s'appellènt familles. Chemin faisant, quelques-uns tombent, on s'arrête un moment pour les ensevelir, puis on reprend sa marche en ve_rsant des larmes et se retournant de temps à autre vers ceux qu'on a perdus. Puis enfin on les perd de vue à cause de la distance; à mesure qu'on avance, on a plus de peine à marcher ; enfin l'on tombe à son tour. Qu'il serait triste,
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le voyage, si l'OJ?. tombait pour ne plus se relever, si l'on se séparait pour ne plus se revoir!
..
L'opinion qu'on a dela vie dépend surtout de l'usage qu'on en fait. Les vieillards se plaignent de vieillir; mais personne ne les plaint,parce que vieillir c'est la loi commune, parce qu'on vieillit à tout âge, à toute heure et que les vieillards sont encore les privilégiés de la vie .
•• La sagesse est si peu le propre de la jeunesse, que bien peu de jeunes gens veulent passer pour sages. Celui qui passe pour tel n'est pas loin d'être ridicule; on incline à croire qu'il n'a point de passions, plutôt que d'admettre qu'il les a déjà vaincues .
••
Il en est des âges de la vie comme des saisons ; l'hiver va rejoindre le printemps et la _ vieillesse se rapproche de 1'enfance.
..
*
Pour nos modernes philosophes, il y a en- core une immortalité : _ mais ce n'est pas la _ survivance des êtres, c'est la survivance des . idées fondu~s en bronze, sculptées en marbre,.
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CHEMIN FAISANT
fixées sur la toile, attachées à des sons, enfermées dans des signes graphiques ou phonétiques : l'immortalité c'est le souvenir. L'ouvrier meurt, l'œuvre reste; et si l'ouvrier a été stérile, il meurt tout entier. Cette immortalité là est le privilège du génie; ce n'est point celle que réclament la justice et l'égalité. On ne saurait trop remarquer à quel point la philosqphie de ce siècle èst, comme sa littérature, en désaccord avec les grands . principes qui ont présidé à sa transformation politique.
�VI
LA PASSION, L'HUMEUR
Les hommes sans principes sont dans la vie comme des ballons dans .l'air: le premi.e r . courant les emporte.
..
*
L'idée et le désir de la perfection survivent en nous à toutes nos défaillances, à toutes nos fautes; n'est-ce pas la révélation de notre destinée?
*
Les passions sont comme les eaux courantes : on les dirige, on ne les supprime pas. Abandonnées à elles-mêmes, elles débordent, inondent, ravagent; dirig.é es, endiguées, canalisées, elles deviennent bienfaisantes et portent partout la fécondité. Si la volonté la plus ferme est parfois vaincue dans sa lutte contre les passions, c'est que la passion est une force qui agit d'une ma-
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nière continue, sans effort et, par conséquent, sans fatigue, tandis que la volonté est, de sa nature, intermittente, qu'elle ne saurait être toujours tendue et que la passion, son ennemie, met à profit ses moindres moments de relàche.
.. ..
La passion profite de toutes 1-es occasions qui se présentent pour établir ou ressaisir sur nous son empire. Elle est toujours là qui guette le moment favorable. Tu t'ennuies? Joue. - Tu souffres de la goutte? - Joue. Tu as perdu une personne aimée? - Joue, joue, te dis-je, ou bois, ou ... - C'est ainsi que s'offrant en amie, en consolatric.::e, si on l'accueille, elle devient un tyran.
* ....
Le plus souvent, l'esprit se met complaisamment au service de la passion : il lui prépare ses discours, il lui fournit des excuses, il lui suggère des moyens de défense, il lui bâtit des raisonnements spécieux, il lui arrange de beaux sophismes pour la couvrir ou la parer.
La passion part la première, et la raison court après pour la ramener en arrière; mais, le plus so'Uvent, elle se laisse traîner à la remorque et suit tout en maugréant .
.. ..
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La passion, quand elle entre en ébullition, · fait tant de bruit au-dedans de nous, qu'à peine distinguons-nous encore la voix de la raison.
"* La lutte de l'homme contre ses passions, c'est l'histoire de Sisyphe; un moment de relâche ou d'arrêt, et voilà le rocher qui redescend.
""
Les passions ont le sommeil des bêtes sauvages : repues, elles s'endorment, mais au réveil, elles recommencent à gronder.
"
*
.
Certaines passions sont des ennemies qu'on ne peut vaincre qu'en fuyant.
" Les passions humaines coulent en bouillonnant entre la loi morale, d'un côté, et la loi civile, de l'autre, comme un torrent entre ses rives. Parfois, le torrent déborde, mais, le plus souvent, il bat alternativement ses deux rives sans les surmonter.
""
* *
.
Sur la route de la vie et en travers, on ren. contre le bourbier du vice. Quelques-uns font le tour en se tenant sur les bords et se salissent à peine; beaucoup le traversent et se lavent en sortant, .beaucoup y restent.
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CHEMIN FAISANT
Chez la plupart des hommès, à peine dégagée de l'instinct, la volonté tombe SOl/S l'empire pe l'habitude, elJe ne fait que chang!;r d'esclavage. La volonté dans l'homme, c'est le gouvernail dans la barque : il ne faut pas làcher la barre si l'on ne veut être entraîné. Il est plus facqf de refu~er toqt ce qu'on doit refuser qtie q'accorder quelque chose et de retenir le reste. La volonté ressemble au poing fermé : si l'on parvient à nous forcer un doigt et à le faire lever, les autres ne peuvent plus tenir.
•*• Nous sommes aussi fiers d'une bonne résolution que d'une bonne action, et cependant, quelle distance de l'une à l'autre!
..
*
On peut avoir une très bonne vue et de mauvaises jambes, on peut distinguer nette- • ment le but et n'avoir pas la force de l'atteindre. Ainsi, il ne sert de rien d'avoir une raison éclairée, si l'on n'y joint une volonté forte et toute au service de la raison. C'est ce qui explique la médiocrité morale de tant d'hommes intelligents.
*
�CHEMIN FAISANT
2 II
Nous sommes tous campés sur un animal plus ou moins sauvage, qu'il s'agit de soumettre au frein. S'il n'obéit, il commande, s'il ne nous porte, il nous emporte. Nous sommes vraiment des dompteurs, ou plutôt nous devrions l'être, car la plupart se lajssent mener par leur bête.
*
La raison est en nous comme une lumière qµe le moindre spµ,ffle fait vaciller~ qui s'l:l]Jat et se relève, qui ne jette parfois qUP. des lueurs douteuses, inégales, intermittentes, et qu'un coup de vent peut éteindre. Le plus sage est celui qui la tient à l'abri, afin que dans le calme, elle conserve et donne tout ce qu'elle a de lumière.
,,_*,,_
Chez les natures droites, et dans certaines circonstances critiques, l'instinct est encore un guide plus sûr que la raison : c'est ainsi que dans les ténèbres, les aveugles trouvent mieux leur chemin que ceux qui voient.
••
La raison revient qµand la passion s'en va.
• *
*
*
Les objets de nos désirs sont comme ces cailloux polis que la mer roule sur ses bords : tant qu'ils sont dans l'eau, leurs couleurs
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CHEMIN FAISANT
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sont vives et brillantes ; une fois le caillou dans la main, elles se ternissent et s'effacent. •
..
••
La voix de l'espérance est comme celle des flatteurs, toujours suspecte et toujours écoutée .
..
Les hommes qui changent continuellement de projets ne sont point malheureux : ils res. semblent à ces enfants auxquels on donne un nouveau jouet tous les jours .
•• Beaucoup d'hommes supportent mieux les malheurs que les contrariétés.
..
*
Tous les hommes ont le pouvoir de détruire, bien peu sont capables de fonder.
•• Dans l.a cruauté~ l'homme va plus loin que les bêtes : c'est que les bêtes sont cruelles par instinct et que l'homme est cruel avec intelligence.
Qu'y a-t-il de plus différent de l'homme que l'homme lui-même? Sans cesse il change, et cependant c'est toujours le même homme .
..
..
Il nous est aussi impossible de rester long-
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temps dans la même disposition d'humeur et d'esprit que de nous tenir longtemps en équilibre sur la pointe du pied .
•• L'humeur change sans qu'on s'explique ses changements; elle est sujette elle aussi à ce que les marins appellent une saute de vent .
..
Il est presque aussi difficile de réprimer la mauvaise humeur une fois échappée que de faire rentrer la fumée dans le tison d'où elle est sortie.
•• L'humeur est comme le vase des Mille et une Nuits; il est petit, ce vase, mais à peine ouvert, une fumée s'en échappe qui remplit l'air et assombrit le ciel. •• Telle est la mobilité de nos sentiments que l'objet de la plus ardente convoitise peut devenir presque instantanément un objet dê dégoùt. •
.
Nous ne sommes jamais si contents que lorsque nous avons réussi à donner aux autres une opinion exagérée de notre propre mérite; nous cherchons à f~ire croire que nous sommes ce que nous voudrions être . • ••
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Quelle q'ue soit notre infériorité vis-à-vis des. autres hommes, il reste toujours un point par lequel nous nous croyons supérieurs à eux, et où notre amour-propre se réfugie et se retranche.
* •• Souvent, pour nous con$oler des ennuis, 'aes déboires, des humiliations de la vie, nous imaginons des aventures, des scènes, des situations, où toujours nous nous donnons le beau rôle. Là nous sommes grands, généreux, éloquents; nous avons des inspirations, des élans sublimes; nous avons des répliques victorieuses, écrasantes pour nos adversaires; et nous laissons les spectateurs ou les auditeurs remplis d'admiration et d'enthousiasme pour notre héroïsme ou notre génie. Innocente revanche de l'imagination sur la réalité!
*
Il y a des gens qui avoueraient un crime plutôt qu'un tort.
..
Chaque pas que l'homme fait en avant, il veut le faire non pas à côté des autres, mais sur les autres.
.•"
Dans ce monde chacun veut s'élever, s'exhausser et se grandir; l'u.n monte sur des échasses, l'autre sur une borne·, sur une table
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d'où il pérore; celui-ci sur une haute voiture d'où il débite des boniments et des-drogues; ceux-là sur des trapèzes, des échelles, d'aucuns grimpent sur le dos des autres; beaucoup montent sur des estrades, à la tribune, dans des chaires~ sur la scène; quelques-uns sur des trônes; ceux-là même qui montent sur des échafauds, profitent parfois de leur dernière minute pour haranguer la foule; tous veulent se faire voir, entendre, admirer.
* ....
Il arrive aux ambitieux ce qui arrive à ceux qui gravissent les montagnes : les cîmes qu'ils croyaient atteindre se montrent tout à coup séparées d'eux par des ravins profonds; et celles qui leur semblaient les plus hautes, se trouvent, lorsqu'ils y touchent, surmontées et dominées par d'autres sommets.
+ ..
*
Les grands efforts de volonté sont parfois siûvis de défaillances et de chutes morales; l'intensité de l'effort ou sa durée produisent une fatigue et un épuisement que la passion met à profit. A parler de ses maux parfois on les soulage, dit le poète; oui, mais plus souvent on les irrite; la souffrance est un feu que Ja parole
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attise et que le silence éteint insensiblement. •
..
*
Il faut faire non ce qu'on a du plaisir à faire, mais ce qu'on sera content d'avoir fait.
..
Dans le commencement même des jouissances coupables perce déjà la pointe du remords.
..
*
A peine le remords commence-t-il à s'émousser, que l'aiguillon du désir recommence à se faire sen tir.
..
Une faute a deux visages; celui de devant est agréable et souriant, celui de derrière est triste et laid.
..
Un misanthrope disait : - Je comprends qu'on aime les bêtes, puisqu'on aime les hommes. •*• Il y a une chose qui réconcilie les hommes à la minute, c'est la communauté des intérêts, surtout quand ces intérêts sont menacés,. Ces gens qÙi passaient leur vie à s'entredéchirer, les voilà maintenant bras-dessus, bras-
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dessous; attendez un moment, ils vont s'embrasser.
•• L'amitié vulgaire n'est qu'une société de crédit mutuel, où l'on inscrit exactement les dettes et les créances, les prêts et les remboursements. Il en est tout autrement de la véritable amitié; elle n'a point de registres, elle ne tient pas de comptes courants.
Il faut, même en amitié, donner toujours · et n'exiger jamais; se conduire en débiteur et non en créancier.
* ••
La jalousie s'étend à l'amitié . .
*
La véritable amitié est plus rare que l'a'mour, parce qu'elle exige de la vertu, tandis que l'amour n'a besoin que de passion .
..
La raison agit comme la lumière, elle éclaire; la passion agit comme le vent, comme l'eau,elle ent,.aîne; la lumière n'arrête, hélas! ni le torrent ni la tempête.
* •• Toutes les tristesses ont un fond de douceur, excepté celles qui viennent du remords.
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Nous sommes comme une place perpétuellement assiégée, il nous faut sans cesse être sur la brèche; sans quoi, l'ennemi entre, et nous sommes prisonniers .
..
Nos idées sortent de nos sentiments éomme la vapèuf sor1 de l'eau qui bout.
•• Il est peut-être plus facile de se priver d'un plaisir que d'en user modérément, plus facile de s'abstenir que de se retenir.
..
*
Notre cœur est comme un champ; nous ne pouvons empêcher qu'il y pousse de mauvaises herbes, mais nous pouvons les en arracher et à leur place jeter la bonne semence.
�VII
CONDUITÈ
Que ceux qui ont encore des croyances spiritualistes les gardent précieusement, comme on conserve le feu sous la cendre au foyer domestique dans les nuits d'hiver; car c'est chose infiniment triste de sentir le froid et le vide au-dedans de soi.
* •• L'homme est seul véritablement juge de luimême; seul il sait ce qu'il entre de vertu dans ses bonnes actions, et ce qu'il y a de faiblesse dans ses fautes; seul il est dans le secret; les autres jugent sur les apparences.
* •• On'ne se sauve d'une passion mauvaise que par une passion noble. * ..
L'homme que nous avons le plus de peine à satisfaire, c'est nous; la preuve, c'est qu'à très peu d'exceptions près, nous sommes tou-
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jours mécontents de nous-mêmes. Nous prendrions encore assez facilement notre parti du mécontentement des autres; mais notre im- . puissance à nous satisfaire nous rend malheureux.
* ...
Celui qui veut rester maître de lui-même doit de temps à autre se priver volontairement , même des plaisirs les plus légitimes, de peur qu'ils ne tournent en habitude et par suite en tyrannie.
. *.
Le temps n'est qu'un cadre que Dieu nou5; donne : à nous de le bien remplir.
Pour supporter le présent nous avons besoin d'avoir les yeux sur l'avenir.
...
La vraie charité est celle qui coûte un dérangement, un effort, une privation, un sacrifice; celle qui fait sortir quelques sous d'une poche ~leine est utile sans doute, mais peu méritoire. Quant à celle qui court au théâtre,. au bal pour se divertir au profit des malheureux, elle est presque une offense pour ceux qu'elle veut secourir.
...
*
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Moins on pense à soi, plus on est heureux.
L'erreur de La Rochefoucauld n'est pas de voir de l'égoïsme en tout et partout, mais de n'y voir que de l'égoïsme.
..
*
La marque de l'affection véritable est d'aller toujours croissant.
L'homme est une horloge qui se regarde aller; quel supplice et quelle absurdité, s'il ne pouvait ni régler, ni remonter, ni réparer la machine!
..
*
Nous ne pouvons rien faire de bien sans concevoir l'idée du mieux, ni arriver au mieux, sans concevoir quelque chose de mieux encore. Ainsi toujours une conception nouvelle et supérieure stimule notre énergie morale; le but monte à mesure que nous nous élevons; quelle meilleure preuve du libre arbitre?
* '
On peut être à la fois au premier et au dernier rang.
..
*
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Funeste ou salutaire, l'habitude est gardienne du vice comme de la vertu.
)f •
*
Chacun se compare à ceux gui sont au-dessous de lui et prend bonne opinion de luimème; mais les autres no.u s comparent à ceux qui sont au-dessus de. nous et nous rabaissent.
* •.•
L'homme est toujours en guerre avec luimême, comment serait-il en paix avec ses semblables?
•• Chaque homme offre en luil'imaged'un petit Etat, muni de tous ses pouvoirs : Je pouvoir législatif, c'est la raison, elle dicte la loi; le pouvoir judiciaire, c'est la conscience, elle rend des arrêts, punit et récompense; l'exécutif, c'est la volonté, qui doit être au service de la conscience et de la raison; les particuliers, ce sont -nos instincts, nos inclinations, nos passions, qu'il faut soumettre à la loi, nos facultés dont il faut discipliner l'emploi.
..
Chaque oiseau a son vol, il ne peut dépasser une certaine hauteur. De ce qu'on ne peut voler au plus haut des airs, est-ce une raison pour replier ses ailes et ne plus voler?
'I.
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Dans les engagements contractés vis-à-vis des autres, on est S•.rntenu par le soin de sa propre réputation et par la crainte des lois; ce sont les appuis extérieurs de la volonté. Bien plus difficiles à tenir sont les engagements contractés vis-à-vis de nous-mêmes : ~'ab.ord, le moment venu de les remplir, on se trouve rarement dans la disposition d'esprit où l'on était quand on les a formés; de plus, on les prend souvent à la légère, dans un élan d'enthousiasme ou un accès de repentir. Cependant l'homm€ jaloux de sa propre estime ne doit pas être moins fidèle à lui-même qu'aux autres hommes; il doit se faire autaat d'honneur. S'il se délie trop vite et trop souvent, il finit par perdre confiance en lui-même, il s'amoindrit à ses propres yeux; sa volonté se décourage et à force d'être vaincue, elle finit par renoncer à la lotte.
..
*
La moq.ération est moins une vertu que 11:! cQnJijiqp mêm~ de la yertu, parce qu'en éc_ ra tant de la raison tout ce qui pourrait la trogbler et l'obscurcir, elle lui assure le calme nécessaire au maintien de son empire.
..
*
Ce n'est rien de p~n~re festime ges autres ile malheur est de perdre sa propre estime, parce qu'une simple erreur d,e jugement peut nous
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CHEMIN FAISANT
faire perdre la première, tandis que nous ne perdons l'autre que par nos fautes.
..
*
L'ennui ne fait guère moins commettre de fautes que la passion. Le malaise de l'ennui est si insupportable que, pour y échapper, beaucoup se jettent dans l'état violent du remords.
..
*
Il y a une bonté d'ordre inférieur qui consiste à étendre aux autres l'indulgence qu'on a pour ses propres faiblesses. La meilleure critique que nous puissions faire des autres c'est encore de nous mieux conduire qu'eux.
* ..
Si vous mettez le droit dans l'un des plateaux de la balance, jetez vite le devoir dans l'autre, ou c'en est fait de l'équilibre moral.
•• Grande preuve de force, savoir contenir sa joie pour ne pas blesser les malheureux; plus grande encore, savoir cacher sa douleur pour ne pas attrister les heureux.
* ••
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La beauté devient odieuse quand elle cache la méchanceté : c'est une perfidie. Quand nous nous sommes bien conduits pendant quelque temps, il semble que nous ayons acquis le droit de commettre une faute, et nous y manquons rarement; ainsi le mal sort du bien. Quand nous avons commis une faute, nous sentons le besoin de faire quelque chose de bien comme compensation pour rétablir l'équilibre et nous relever dans notre propre estime; ainsi le bien sort du mal. La faute commise à deux est doublement grave; ou l'on entraîne et l'on·accroît sa propre responsabilité; ou l'on se laisse entraîner et l'on aggrave celle d'autrui.
..
*
Quand une mauvaise pensée nous traverse . l'àme, il nous semble que nous devenons transparents. Il faut relever tous les plaisirs des sens en y mêlant quelque chose de l'esprit ou du cœur.
*
Il y a vaut mieux que les opinions_; pour le plus I .3*
. "" quelques homme? dont la conduite
�CHEMIN FAISàNT
grand nombre~ c'est le contraire; leurs opinions valent beaucoup mieux que leur conduite. * Il est imPfudent de laisser l'esprit vide; il faut toujours ayoir l'idèe de quelque chose de bon ou d~ bien à faire.
..
La douceur et la force de l'habitude nous font éviter ou refuser des distractions qui nous dérangent; cependant ces dérangements produisent presque toujours un heureux effet sur l'humeur et sur l'esprit; c'est comme un renouvellement d'air dans un appartement trop longtemps fermé. * Il faut vivre comme si l'on devait mourir chaq 11e soir et comme si l'on ne devait mourir jamais.
..
Nous devriops sans cesse rqviver en nous le souvenir de nos fautes même les pl4s éloignées; ce serait le plus sûr moyen de n'y point retomber. Toutes les lois morales, civiles et politiques se ressemblent en un point: c'est qu'elles exigent de nous le sacrifice d'un certain bien en vue d'un bien plus grand .
..
�CHEMIN FAISANT
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C'est aux autres que nous faisons expier nos torts .et nos fautes. Le mécontentement de nous-mêmes se traduit en mauvaise pumeur, ep impatiences, ei:i duretés, en injustiGes, en violences. Nous voulons à tout prix tfouver quelque chose à leur reprocher, pour nous paraître plus excusables.
t *•
Ce que nous oublions le plus volontieFs et que pourtant nous nous rappelons le mieux, ce sont nos fautes.
*
Notre rn.eill.eur alli&, c'est nnus-rn.âmes i quand on .est avtsc sai, on est invincible; quand on agit contre soi-même, en est perdu.
IJ y f1 qe1, gerv~ EJ_µ.e la gr;rnqeuf JTI.Pfaie gêne, jmpqrtmrn, .et qui se sopt çiol}n~ poqr mi~sion çle ram.eq13F l.eii actfss de vertµ, 4'!:lbnégr1fü:n11 q.~ çiéypu~Jrl~nt f! §.e qµ'jls appelleµt 1~4f§ v/¼rit~~l~~ pf. l'}§ftΧfl~, q'?§t-=~=&Ure ~ à rien.
L'pqnime optit-H à fhqm~e? l'f~l}~rp.ent; il n'qJ:>~H qu'~ ?.a. prPpre raïsop; s'il se soumet à autrui, c'est q-µe sa raispn le Jqi commande; ce n'est donc pas à autrui qu'il cède, c'est à lui-même. Mais cette raison, de qui la
�CHEMIN FAISANT
tien t-il ? Se l'est-il donnée ? Peu t-il se l'ôter? non; cette raison est en lui,elle n'est pas de 1ui; . c'est l'expression d'une volonté suprême et constante; de sorte qu'obéissant à sa raison, l'homme obéit à Dieu. Une bonne règle de conduite consiste à ne rien faire qu'on ne puisse avouer sans peine avoir fait.
..
*
L'homme peut, à la suite d'une faute, devenir·meilleur qu'il n'était avant. Le besoin de l'expiation et le sentiment de la honte contribuent à le relever et à le préserver des rechutes.
* •• Tel qui s'endort sur une bonne résolution n'est passûrdela retrouver au réveil; il s'opère en nous pendant le sommeil un sourd travail -de désagrégation; le nœud serré la veille se desserre et la volonté se détend. C'est le matin, c'est-à-dire -à l'approche de l'action, qu'il faut se ressaisir vigoureusement.
..
*
Si les hommes faisaient autant pour s'attacher à leur état qu'ils font pour s'en dégoûter, il y aurait peu de malheureux.
�CHEMIN FAISAN.Y
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De même qu'en architecture les pièces principales de l'édifice doivent tourner en ornements, ainsi dahs la vie les occupations quotidiennes doivent tourner en plaisir.
Il y a un égoïsme naïf et inconscient; celui-là peut faire rire; l'autre, celui qui est réfléchi et calculé, est toujours odieux.
..
*
A l'entrée de la vie, nous recevons chacun une robe neuve et blanche ; faisons en sorte qu'elle ne perde pas sa blancheur. Prenons garde aux taches : elles se lavent sans doute, mais à force d'être lavée, l'étoffe passe et s'use ; et puis il y a des taches qui ne s'en vont pas et que toute l'eau du monde ne saurait effacer. Veillons donc sur nous de peur qu'à la fin notre belle robe ne soit pl us qu'un torchon.
..
Il est peu de folies qui ne fassent ricochet.
..
*
Pour l'oisif, le temps n'est qu'un trou à boucher ; pour l'homme laborieux c'est uri terrain à bàtir.
�CHEMIN FA I SANT
..
On passe beaucoup rien à i'homme fait.
~
un Jeupe homme et
• 'f-
Si seulement chacun de nos jours avait sa bonne action, quelle riche et douce moisson de souvenirs à la fin de l'année!
..
Il faut éveiller et réveiller dans son cœur r faire passer et repass.er. S.~ns çess~ lts granpes pensées,pot}f y rpajntenir µpe iltm.osph~re &/il. iB,e, pl/rt 1 vivifiante.
ks s.en..tim~~ts génfheq.x, U fout
Bar les lois physiques Dieu accomplit luimême sa volonté; par la loi morale, il nous Pindique et nous engage à I1accomplir. Gest la part qu'il nous laisse dans son œuvre ; c'est notre destinée; pe, t- il y en avoir de plus u belle?
* ••
L'habitude d'aller vite se décharger de ses fautes et d'en recevoir aussitôt le pardon peut amener le prompt oubli et par suite les rechutes. Porter longtemps sa faute en soi-même et en souffrir longtemps est une épreuve plus salutaire .
�CHEMIN FAISANT
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Il est plus facile de se res1gner et de s'habituer à souffrir que d'éviter la souffrance; mieux vaut se durcir la peau que de vouloir évit~r les piqf!res, !es égratignure_s et les écorchures.
..
.
Pour mal faire ou l'on reste seul et l'on se cache, ou l'on se rassemble et l'on brnve le grand jour. •• Imaginons-nous que notre conscience est cl~ verre et que les autr~s y yoient comme p.ousintrne~.
* ••
On ne fait rien de bpp et de grand sans lJne çertf1ine estime de &of et !le~ aµtre_s; ceux q1.1i foµt M~t cle m~p.flq~r ie~r~ sernptftples spnt rarement esti111able& : its jl.l&erit d~p ~nftres par eux-mêmes.
* ••
Petit~Jwrrw Jüep cii}tivé rend phis que grand do1miine en frichP..
Le statu quo intellectuel et moral est impossible; qui n'avance, recule; qui ne gagne,
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CHEMIN FAISANT
perd. Onnepeutpas vivre de la vertu acquise comme on vit de ses rentes; si on n ·accroît le capital, on l'entame. La seule intention de bien faire répand déjà dans l'âme une exquise douceur.
..
*
11 n'y a de bonheur que dans la possession de soi-même.
..
Le souvenir de nos maux, cie nos souffrances, de nos malheurs, passe : celui de nos fautes, de nos remords, dure ; la faute est donc bien le plr;s grand mal, le véritable mal.
..
*
Si chacun de nous employait à se corriger le temps qu'il met à vouloir corriger les autres, le monde aurait bientôt changé de face.
..•.
N'oublions jamais que celui à qui nous nous flattons d'apprendre quelque chose se croit intérieurement en mesure de nous en remontrer.
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La morale sans Dieu, c'est la loi sans législateur; car l'homme ne peut ni créer ni dé..: truire l'obligation morale; et la nature, soumise elle-même à la fatalité, ne saurait engendrer la liberté. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme, c'est de douter de son libre arbitre; se croire absous de toutes ses fautes,quelle ~n~tion! ·
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*
L'acquiescement mêrr:ie tacite à une mauvaise pensée est un acheminement sûr à une mauvaise action.
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Quand la conscience est ce qu'elle doit être, la seule apparition, le seul passage d'une mauvaise pensée lui cause du malaise et J'affecte péniblement. Il faut se craindre soi-même; c'est la seule crainte qui soit digne d'un homme. Entre l'inquiétude irritable et maussade, et laplacidité indifférente et satisfaite, quel plai-: sir de rencontrer l'activité bienveillante et souriante!
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Il y a une certaine pitié qui vient de la faiblesse et non de la bonté. Celle-là évite la vue des malheur.eux comme les gens qui ont la gorge délicate évitent Le brouillard. La sensiblerie est à la sensibilité ce que la débonnaireté est à la bonté .
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La plupart de nos générosités ne sont que des tributs levés sur nous par la vanité et le respect humain. Les moralistes se trompent en nous donnant les avares pour malheureux; la pensée de leur or est une jouissance continuelle, et chaque accroissement .de leur trésor est une jouissance nouvelle. Quand un homme tombe dans le malheur, nous écoutons volontiers tout ce qui peut nous dispens~r de iui venir en aide.
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t
• i
A mesure qu'un homme grandit, les autres se ha4sseqt jl.lsqu'à lui, ou 1€ rabç.issent jus-. qi.i'à eux.
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Quand on mesure l'homme à l'infini, on l'écrase, on l'anéantit; ii faut le mesurer aux
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autres hommes; il faut l'aider à vivre et non l'en dégoûter. Ce qui n'est rien pour l'univers est beaucoup pour lui ; après tout, il ne yitpas dans l'immensité ni pour elle, il vit sur la terre et dans la société. L'enseignement de la morale n'est pas moins utile à celui qui le donne qu'à ceux qui le reçoivent; car, poi:ir peu qu'on soit honnête, on r,qugit d'un trop gran-d désaccord entre sa conduite et son langage . •
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Nous sommes deux en un, car nous avons avec nous eten nous un juge incorruptible,qui juge à tout~ I1eure, et prononce sans appel, Slff cl1acun~ de nos qctions, ses inévitables arrêts.
•• Tous les on dit lancés par la malveillaace ou la haine, colportés par la crédulité) sont acceptés par la sottise. On dit et tout est dit; on dit, qu'est-il besoin de preuves? Ah, si un tel avait dit, ce serait une autre affaire; on demanderait quand, où, pourquoi etc. ; mais on est impersonnel et infaillible. Le connaissez-vous ? Non ? Je vais vous le faire cpnnaître : c'est tout bonnement celµi-là même qui parle et qui trouve commode de se mettre à l'abri.
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Nous n'avons pas besoin de demander aux autres ce qu'ils pens"entde nous; nous n'avons qu'à regarder dans leurs yeux, à observer leur contenance, à écouter le ton qu'ils prennent quand ils nous parlent, nous serons renseignés ; toute la personne parle clairement et plus sincèrement que la bouche.
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Avant de porter sur les autres un jugement sévère, commençons par faire un retour _ ur s nous-mêmes; cela mettra de l'huile dans notre vinaigre. Les hommes puisent dans le règne animal mille comparaisons obligeantes pour peindre leurs semblables : c'est un perroquet, c'est un singe, c'est un renard, c'est un âne etc.; ils ,ne dédaignent même pas d'emprunter au règne végétal : c'est un navet, c'est un melon, etc. Il est juste de remarquer qu'on dit aussi parfois : c'est un ange, c'est un demi-dieu etc.; ces comparaisons sont plus rares; mais aussi connaissons-nous mieux les espèces inférieures que les autres. ,
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Nous acceptons de confiance les critiques qu'on nous fait des autres, et les éloges, sous · bénéfice d'inventaire.
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Si nous pouvions nous voir un moment avec les yeux des autres,quelle surprise,quel désenchantement!
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On pardonne tout à l'obligeance et à la bonne humeur.
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* *
Nous nous consolons intérieurement des malheurs d'autrui en songeant que noug sommes', nous aussi, exposés à ces mêmes malheurs.
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Les hommes qui ont le plus à se reprocher sont aussi les moins enclins à l'indulgence et au pardon. Ils sont ardents à rechercher, à signaler, à exagérer les torts et les fautes d'autrui; c'est qu'ils ont intérêt à trouver des gens plus blâmables, plus coupables qu'eux. Ils regagnent dans leur propre estime tout ce que les autres y perdent; tant il est vrai que l'homme ne peut vivre dans le mépris de luimême !
Si nous prenions l'habitude de juger les hommes sur leur vie et non sur leurs opinions, au lieu de ce classement politique qui nous divise à l'infini, nous n'aurions plus que deux partis, celui des honnêtes gens, qui
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serait, gràce à Dieu! de beaucoup le plus nombreux et celui des gredins.
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*
Nous sommes naturellement portés à croire que les autres nous ressemblent; voilà comment les fripons s'imaginent toujours avoir affaire à des fripons, et les honnêtes gens à d'honnêtes gens. Le temps grôssit à nos yeux les défauts de nos semblab1es et diminue les nôtres .
•• De nos jugements nous faisons deux parts; les éloges .font pour nous, les critiques pour les autres. •• Nous ne pouvons nous conduire d'après les idées des âutres, ni nous juger d'après leur eonsciencê; G'€st pourtant ce que les autres voudraient.
...
Le passé est du charbon mal éteint; il ne faut pas souffler sur les cendres, si l'on ne veut rallumer le feu.
..
L'estime vient aux hommes en proportion de l'empire qu'ils exercent sur eux-mêmes et
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sur leurs passions ; c'est la seule chose qui ne puisse leur être' refusée. Le mépris n'est pas permis à tout le monde; il faut être resté estimable pour avoir le droit de mépriser; un homme méprisable ne peut plus mépriser.
��QUATRIÈME PARTIE
DIVERS .
I
LE SUFFRAGE UNIVERSEL 1870 -
LA
RÉPUBLIQUE
DE
ÉGALITÉ, LIBERTÉ, FRATERNITÉ
La démagogie ne veut être ni éclairée, ni conduite; elle veut être obéie; cela explique ses choix.
. ..
*
Le suffrage uni.verse! est aujourd'hui notre maître; si l'on n'y prend garde, il sera demain notre tyran.
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La démagogie est comme le poisson; c'est sa queue qui lui sert de gouvernail.
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Le suffrage universel ressemble à ce serpent symbolique, qu'on représente ramené en cercle sur lui-même, et dont la tête mord la queue; seulement il y a une différence : dans le suffrage universel, c'est la queue qui mord la tête.
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Le propre domaine du suffrage universel c'est la politique; mais la politique envahit tout, et le suffrage avec elle. On met tout aux voix ; le procédé est commode et sommaire, il peut mener loin. Il faut nous attendre à voir quelque jour voter à main levée que 2 et 2 font 3, et que les honnêtes gens sont des fripons. Le suffrage universel tend à faire descendre l'élu au-dessous de l'électeur .
..
Ceux qui orit établi le suffrage universel ont cru par là même fonder la république pour toujours. L'erreur était naïve; car si le suffrage universel vient à se prononcer contre la république, au nom de quel droit pou·rraiton la maintenir?
* ••
En maint endroit, le suffrage universel fait comme le pêcheur à la trouble; il remue la vase et fait monter le fond à la surface.
* ••
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Le suffrage universel a ses bouderies, ses capr:ices, ses rancunes, ses gamineries, ses bévues, ses aveuglements, ses entêtements, ses vengeances, ses bravades; il joue des tours et donne des leçons; son plus grand plaisir est de ramasser un p.ersonnage de moralité douteuse, tombé de quelque administration, ou même meurtri par la justice, de le tremper dans l'urne électorale et de l'envoyer, rafraîchi et lustré, siéger au parlement.
*
La question est de savoir si n.ous n'aurqps pqs eu trop de confiance dans le bon sens et la .moralité çiu peuple, et si le régime de la liberté absol4r= ne doit pas n.ous conduire inévitablement à une irrémédiable décadence. C'est une épre4ve décisive et s4prême R,Ui se tente en France et en An1ériq_µ~; i:i.µssi ne peut-on se défendre d'un sentiment de ~olère contre ceux qui coinprolnettent pqr des excès de tout genre la plus grande et la plus noble des causes. Il faut du courage en France pour s'avo4er modéré. On dirait vraiment qu'aux yeux qµ plus grand nombre la moçiération irriplique une faiblesse d'esprit, qui ne peut s 1élever ~ la conception des principes qpsplus, et une faiblesse de cœur, qui reculé qevant l~s difficultés et les dangers de leur application. Disons le mot : la modération passe pour une
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sorte de poltronnerie intellectuelle et morale. D'autre part, il semble encore que rester dans la modération, et régler1e mouvement des réformes pour en assurer la durée, au lieu de le précipiter au risque de les compromettre, ce soit abandonner et presque trahir les intérêts des classes populaires, et partant manquer de générosité. Or, comme en France, les qualités qu'on prise entre toutes sont précisément la hardiesse et la générosité; il en résulte qu'indépendamment du progrès constant et inévitable que font les doctrines socialistes parmi les malheureux, les ignorants et les paresseux qui sont toujours en grand nombre dans un grand peuple, cette impatience de la modération engendre un mouvement sensible et continu vers l'extrême, qui tend à déplacer le centre politique et à rompre l'équilibre social. Cette accélération, qui n.'est pas le progrès mais l'entraînement, constitue le plus grand danger que courent les institutions républicaines.
..
*
Par un singulier contraste, jamais la philosophie, la science et les lettres françaises ne ' se sont fait et n'ont donné de l'homme une plus triste idée, que depuis que l'homme a été élevé à la dignité de citoyen et mis en possession de tous ses droits; son élévation politique semble avoir coïncidé avec sa déchéance morale.
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L'erreur des républicains est de croire que les particuliers ont des opinions arrêtées; ils n'ont pour la plupart que des opinions de circonstance; ils sont républicains tant qu'ils n'ont pas à se plaindre de la république .
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La politique a pour domaine le droit; la morale, le devoir; c'est ce qui explique qu'on les trouve si rarement ensemble.
* ...
Nous avons une républiqne mais peu de républicains; le respect des lois est la marque propre du citoyen ; et, dans notre république, on voit augmenter à vue d'œil le nombre des gens qui ne songent qu'à éluder, à tourner la loi, à passer à travers ses mailles, à enjamber les barrières sans se laisser voir ou prendre; ils y emploient tout ce qu'ils ont d'intelligence, ils y dépensent tout ce qu'ils ont d'activité, c'est en ce sens et vers ce but qu'est sans cesse tourné leur esprit. D'un autre côté nombre de corps élus, et entre tous, le Conseil municipal de Paris, mettent leur orgueil à viQler, à braver les lois; et leur audace encouragée par l'impunité ne connaît plus de bornes.
/
Il y a des esprits enduits d'une si épaisse couche d'optimisme que les symptômes les plus alarmants, les preuves les plus évidentes
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de la démoralisation publique n'arrivent pas à les troubler dans leur quiétude. Ils ont une confiance inaltérable dans l1instruction, qu 1on répand à grands flots; ils ne veulent pas voir qu'en ·maint et maint endroit, cette instruc- · tion, destituée de toute autorité régulatrice des mœurs est déjà devenue un redoutable véhicule des plus détestables ~octrines.
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Nous nous disions sous l'Empire; - l'Empire tombera dans la boue qu'il a faite : viendra un vent fort et sain qu{ sèchent le sol et purifiera l'air. - L'Empire est depuis longtemps par terre; mais le vent ne s'est pas levé, et la boue reste. *
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La république de 1870 a été un long désenchantement; on s'attendait à une envolée; on est resté à plat; on croyf!it entrer dans le règne des principes, et ce n'a été qu'une mêlée furieuse des intérêts, une explosion de passions violentes, un débordement d'immoralité; la littérature est tombfe plus bas qu'aux temps de la décadence romaine; au lieu d'une régénération qu'on espérait 1 la décomposition qui avait commencé sous l'empire a été s'accélérant.
* •• Des hommes d 1un grand talent n'ont pu se pardonner de s'être mis en contradiction avec
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leur passé politique; ils n'ont pas voulu survivre au désenchantement qu'ils avaient causé. Dans cette sorte de faillite morale, ils ont fait ce que font parfois les faillis; ils se sont donné la mort. Le public avait placé en eux. sa confiance et son espoir comme il confie à d'autres ses intérêts et ses capitaux; ils ont senti sans doute qu'ils avaient manqué à des engagements qui pour être tacites n'en sont pas moins sacrés. Le voyez-vous sortir ce beau navire, toutes voiles dehors? suivez-le du regard. Voici l'orage : la voile est déchiré~ 1 le màt ~st brisé; ses flancs s'entr'ouvrent, l'eau entr~, il coule. On le repêche et on le pépèce; la haine et l'envie s'acharnent encore après la carca~se: Pauvre Gambetta! * •• Beaucoup voient dans la liberté non pas un accroissement de responsaqpité et par consr~quent de dignité personnelle, maiq simplement un accrqtssi=rn!=!P.t du. i:iqµvpir de " mal faire impu11é~el!t; non pqs ia supstitution du gouvernement de soi par soi-même à une direction extérieure et arbitraire, mais l'affranchissement d~ tout gouvernement mqral. Ainsi entendue, la liberté tRurne contre ejlemême, car elle engendre des excès qui finissent par la rendre intolérable.
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A voir comment Chambre, Sénat, Gouvernement, tous les pouvoirs publics se laissent insulter, injurier, on dirait qu'ils ne se croîent plus le droit de· se faire respecter; c'est imprudence et faiblesse, car le peuple finit par tenir pour. méprisables ceux qui se laissent mépriser impunément.
* ....
Le respect d'autrui a sa source dans le respect de soi-même; il y a peu de gens respectables qui ne soient respectueux.
* ....
La liberté est difficile à régler, étant de sa nature mouvement et vie; il faut pourtant qu'elle arrive à se modérer elle-même, si elle veut éviter les deux dangers qui la menacent sans cesse, la contre;-révolution qui la supprime, la licence qui la déshonore; si elle ne veut être ;
La liberté que l'homme immole ou prostitue, Du peuple qui la souille au tyran qui la tue, Passant des cachots à l'égoût.
LAMARTINE.
(Recueillements poétiques, XIII).
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*
La liberté peut tuer la liberté, comme la tyrannie a tué la tyrannie .
..
Il y a un siècle environ la liberté, l'égalité
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et la fraternité se sont mises en marche du même pas; mais bientôt l'égalîté a pris les · devants, la fraternité est restée en route; quant à la liberté, on doute qu'elle puisse rejoindre l'égalité. Pour un nombre considér.able de citoyens, la déclaration des droits de l'homme n'est · pas autre chose que l'abrogation de ses devoirs.
..
*
Nous commençons à connaître une tyrannie nouvelle, celle de la liberté; et cette tyrannielà ce sont les honnêtes gens qui ont le plus à en souffrir.
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L'égalité est la chose la pl us con traire à la nature humaine, car l'ambition, petite ou grande, fait le fond même de notre être; nous voulons tous et toujours nous élever en quelque manière au-dessus des autres; le plus farouche égalitaire se croit supérieur aux autres, ne fût-ce que par sa passion pour l'égalité,.
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_ manie de l'égalité agit de deux manières; La elle rabaisse le mérite et élève la médiacri té.
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Sous le régime de l'égalité absolue, la liberté devient impossible et la fraternité inutile; comment user de la liberté sans gagner ou perdre quelque chose? Pourquoi venir en aide aux autres, si les autres ont autant que nous?
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L'égalité absolue, c'est l'égalité des pavés dans la rue; aucun ne dépasse l'autre et l'on marche dessus.
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Dans les révolutions, de même que dans les tempètes de l'océan, les flots se poussent et se brisent les µns sur les autres; le second surmonte le premier, le troisième passe sur le second, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la force de la tempêt~ soit épuisée. Après les constituants, les girondins, après les girondins, les montagnards·, après les montagnards le comité de salut public, puis le 9 thermidor, puis le Directoire et l'Empire. Les révolutions sont préparées par les hommes de génie, commencées par d'honnêtes gens, finies et perdues par des scélérats .
..
Toute révolution est smv1e d'un long et immense désenchantement.Tout ce qui souffre s'était attendu à voir finir ses souffrances ;
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mais bientôt on s'aperçoit qu'au fond rien n'est changé et qu'il faut encore souffrir. Alors la réaction commence, et l'on entend gronder le mécon ten temen t comme une grande marée qui monte.
, *
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Les orages qui ont éclaté sur notre pays ont tellement raviné le sol, ont emporté tant de terre, qu'on ne peut presque plus semer; il faudrait rapporter de la terre : où la prendre?
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*
La royauté en France est un arbre mort; on peut le replanter, le bénir, l'arroser, il ne reverdira plus, et le premier coup de _vent le couchera par terre. Les réactions monarchiques ou bonapartistes ne sont plus que des remous le long du large et profond courant démocratique qui emporte la nation. * •• La France aYaitconçu un idéal de l'homme arrivant par la plénitude de la liberté au complet épanouissement de ses facultés intellectuelles et morales. Après la lente et doulourense élaboration de cet idéal à travers les siècles de son histoire, la nation s'y est reprise à quatre fois, elle a fait coup sur coup
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quatre révolutions pour assurer à l'homme devenu citoyen la réalisation de cet idéal ; si ces gigantesques efforts demeurent stériles, si la liberté succombe une fois encore, alors ce sera un désastre irréparable.
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LA PRESSE POLITIQUE -
DÉPUTÉS -
RADICAUX
Erreurs volontaires, ignorance affectée, sophismes grossiers , assertions fausses, suppositions malveillantes, insinuations perfides, imputations mensongères, accusations calomnieuses, démentis, menaces, injures, voilà la monnaie courante d'une certaine presse politique.Noircir les intentions les plus pures, dénaturer les faits les mieux établis, incriminer les actions les pl us désintéressées, ra baisser, dénigrer, conspuer tous les plus honnêtes gens du parti contraire, surfaire, gi;-andir, exalter les hommes les plus indignes de son parti, justifier toutes les injustices, toutes les violences, et même les crimes commis à rnn profit, c'est l'a b c du métier. Ecouter aux portes , regarder par le trou des serrures, faire parler les gens qui devraient se taire, surprendre et divulguer tous les secrets, répandre le dedans au dehors et jeter la vie 15
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privée en pâture à la curiosité publique, voilà ce que beaucoup appellent faire du journalisme. Chez un peuple dont le plus grand plaisir est de voir rabaisser ce qui s'élève, avilir ce g_ui est noble, tourner en ridicule ce qui est digne de respect, la liberté absolue de la presse doit aboutir à la ruine de toute autorité morale et de tout gouvernement; la force èe résistance n'est pas égale à la force d'agression; pour un défenseur il y a vingt assaillants.
'f- 'f-
*
Il n'est si mince plumitif qui aujourd'hui ne se permette de fain~ cracher sa plume sur les grands noms.
'f- 'f-
*
Depuis que la presse est débâillonnée, elle ne fait qu'aboyer, hurler et mordre.
•
*
'f-
On abat les chiens enragés, mais on laisse des journalistes enragés mordre impunément, les uns après les autres, tous les plus honnêtes gens du pays.
'f- 'f-
*
Voici ce qu'au 7
JUlll
1873 écrivait dans
1' Ordre un journaliste né en France : « La
majorité, fût-elle d'une voix, a tout droit
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pour elle. Sur 10, la majorité est de 6; si les 4 autres ne sont pas contents, on les assomme.» La République débonnai-re n'a point assommé cet assommeur.
'f 'f
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Aujourd'hui les journaux s'achètent comme les boutiques; on garde l'enseigne et l'on change la marchandise. Grâce à ces procédés délicats, tel qui se croyait abonné à un journal, se trouve un beau matin abonné à un autre. C'est encore la Petite République Française ou le XIX• Siècle, mais de nom seulement. La bouteille est la même, il n'y a que le vin de changé.
'f ..
*
Les journaux coûtaient autrefois vingt, quinze, dix centimes; presque tous sont tombés à cinq ; on commence à en offrir deux et même trois pour un sou; mais presque toujours l'on en a pour son argent.
'f 'f
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Que penseront de nous nos arrière-neveux, s'ils lisent nos journaux? Pour un portefeuille trouvé et rendti, vingt assassinats!
* V Univers disait au- sujet des élections républicaines : « Les Français sont royalistes sans le savoir;» et il développait longuement sa thèse. A quoi un journaliste bien jnten'f 'f
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tionné répondit par une laborieuse et consciencieuse réfutation. Ne suffisait-il pas de dire : « A ce compte, les royalistes sont républicains sans le savoir?» Un coup d'épingle suffit à crever un gros paradoxe.
'1- '1-
*
Jamais on n'a t"ant dit et répété qu'il faut aimer la patrie, et jamais on n'a moins fait pour rendre Ja patrie aimable; c'est pourtant là le vrai patriotisme.
'1- '1-
*
Il ne faut pas dédaigner la calomnie, il faut la confondre; car les hommes trouvent à entendre dire du mal un plaisir qui les porte à y croire, et le silence passe pour un aveu.
'1- '1-
*
Voici un même fait qui tombe dans les innombrables officines de la presse quotidienne; dans quelques-unes, le très petit nombre, on le sert tel quel; dans les autres on le travaille, on le péttit, on le façonne, on lui fait subir une préparation, on le plonge dans une teinture spéciale, dans une mixture savante; il en sort ici blanc, là, noir, ou bleu, ou rouge, ou vert; , pref, il prend toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et l'opinion docile se teint de toutes ces couleurs.
'1- +
*
L'exploitation ingénieuse et savante de la
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vanité aristocratique et de la vanité féminine est devenue pour certains journaux une source abondante et permanente de revenus. On y rend compte des soirées et des bals, on nomme les invités, on décrit les toilettes, on re lève le mérite des danseurs , le charme des danseuses; on a un mot aimable pour chacun. Achètent le journal tous les invités, tous ceux qui auraient voulu l'être; ces comptes-rendus sont de vrais coups de filet .
...
Cette autonomie communale, que nous avons en perspective et vers laquelle on nous achemine, pourrait bien aboutir au morcellement et à l'émiettement du pays , et aussi et surtout à la constitution d'une infinité de peti tes tyrannies locales. A la façon dont les majorités législatives, qui sont relativell\ent éclairées, usent de leurs droits, on peut aisément prévoir l'usage qu'en feraient des majorités municipales abandonnées à ellesmêmes.
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Des naïfs s'imaginent qu'il n'y a plus de royauté en France; erreur grossière; nous n' avons plus le roi-soleil, mais nous avons le peuple-roi, et celui-là a plus de courtisans à lui seul que n'en ont eu tous nos rois ensemble.
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Nous voulons que personne n'obtienne une fonction, si modeste qu'elle soit, sans avoir prouvé qu'il est apte à la bien remplir; nous voulons que la rémunération des services soit en rapport exact avec leur importance, le mérite avec la difficult.é des fonctions, l'avancement avec la valeur et la durée des services; mais, prenons-y garde, ce que nous avons entrepris de faire, une autre force travaille incessamment à le défaire; à l'ordre que nous nous efforçons d'établir, elle tend à substituer le désordre, à la justice, la faveur·. Ceux-là même, qui devraient être les plus scrupuleux observateurs des principes républicains, sont précisément ceux qui en rendent l'application impossible, illusoire; leur influence désorganisatrice et démoralisatrice corrompt la source d'où elle sort et ruine les principes qui l'ont fait naître.
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Tel qui n'avait pu trouver de place dans la Société a fini par en trouver une à la Chambre. Ceux qui parlent le plus de droits, ne sont pas ·ceux qui remplissent le mieux leurs devoirs.
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Un écolier ouvre un journal oublié sur la chaire et y lit les lignes suivantes :
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« 2 heures : la séance est ouverte; le président assis au fauteuil attend que la Chambre soit en nombre; on n'aperçoit encore que quelques rares députés sur les bancs; las d'attendre, le président envoie chercher les députés qui se promènent dans les couloirs. » - Eh bien, se dit l'écolier, c'est nous qui serions joliment arrangés, s'il nous prenait fantaisie de faire attendre le maître et d'arriver à l'école en retard! -
..
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On juge d'un régime par les hommes qui le représentent, et des principes par les hommes qui les incarnent. Si la conduite des députés républicains reste en flagrant désaccord avec les principes fondamentaux èe toute république, c'est la république elle-même qui suc ... combera.
. ..
Conseillers municipaux, conseillers generaux, députés sont vases d'élection; ce que contiennent parfois ces vases, la justice ellemême se charge de nous l'apprendre. Mais l'indignité trop souvent constatée de leurs élus ne saurait corriger les électeurs; le grand suffrage universel ne se soucie guère . de la moralité de ses favoris; il ne lui en chault; le point essentiel est qu'ils marchent, qu'ils obéissent sans rechigner et qu'ils fassent les affaires et surtout les petites affaires de leurs
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électeurs. 0 bligeance et docilité, voilà les vertus requises en un candidat, voilà les _ marques sûres auxquelles on reconnaît le bon, le vrai député. L'Etat, lui, s'est toujours montré plus difficile et plus délicat que le suffrage universel; avant d'admettre un candidat parmi ses fonctionnaires, il fait ce que font les maîtres pour les serviteurs ·avant de les prendre à leur service : il se renseigne. Le procédé est bas, on doit le reconnaître; il sent la défiance; mais enfin l'Etat ne s'en est pas mal trouvé, l'Etat ni les fonctionnaires eux-mêmes, qui y gag_naient estime et respect. Aujourd'hui que MM. les députés et conseillers fourrent partout leurs créatures et bourrent les administrations de fonctionnaires improvisés, l'Etat a dû se relàcher de ses habitudes sévères, en attendant qu'il finisse par tout lâcher et qu'il abandonne au suffrage triomphant le choix des fonctionnaires de tout ordre et de tout rang; cet asservissement et cet avilissement de toutes les administrations, c'est le rêve, c'est l'idéal.
...
La députation mène à tout; un ancien député ·étranger à l'Université est nommé d'emblée inspecteur général de l'instruction publique. Il faut s'attendre à voir, un de ces quatre matins, quelque dép.u té nommé général de division.
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Fragment tiré du carnet d'un étranger.
Le pl us vif besoin du public et son pl us gra nd plaisir, c'est de voir rabaisser et tourner en ridicule tous les hommes qui arrivent au pouvoir; dès le lendemain du jour où par ses libres suffrages il a donné à quelques citoyens d'élite une marque éclatante de son estime et de sa confiance, dès le lendemain, la presse entière ou peu s'en faut ouvre le feu contre les nouveaux élus, et travaille avec un concert admirable et un acharnement sans trêve à les noircir et à les ridiculiser. C'est ce que dans la langue du pays, on désigne d'un mot énergique et juste, l' éreintement. Aussi aucun homme politique n'y peut-il rester longtemps debout; il ne tarde guère à tomber et cède la place à d'autres, qui viennent courageusement s'exposer aux mêmes coups pour tomber bientôt à leur tour. Cette continuelle succession d'élévations soudaines et de chutes rap ides, constitue ce qu'on est convenu d'appelerla Z'iepolitique.Cejeudecapucinsamuse si fortles gens dece pays,qu'il n'est considération au monde qui puisse les empêcher de s'y livrer. Dû t la chute d'un homme entraîner celle des institutions, il faut qu'il tombe; que si parfois il se relève et remonte au pouvoir, oh ! alors
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c'est un redoublement inimaginable de vociférations, de cris et d'injures, et sa seconde chute, plus sûre encore que la première est, pour ce peuple étonnant, une fête, un triomphe. Aussi les honnêtes journalistes.qui donnent le branle, qui mènent l'attaque et conduisent à l'assaut, jouissent-ils dans tout le pays d'une incomparable popularité. Ce peuple se partage naturellement en trois classes ; la première, est celle des éreinteurs; la seconde, déjà fort nombreuse, est celle des éreintés; la troisième qui comprend la plus grande partie du peuple, est celle des gens qui suivent des yeux les éreintem,ents, qui applaudissent les éreinteurs et qui sifflent les éreintés. C'est la seule distinction de classes qui subsiste en France.
Autrefois l'on disait: Le mérite mène à tout; il faut changer un mot et dire : La politiqu e mène à tout.
Quelles fonctions demandez-vous? - disait un ministre à un sqlliciteur indigne. - Oh ! celles que vous voudrez; je n'ai pas de préférence. - Mais encore, quelles fonction s vous sentez-vous le plus apte à remplir? Comme le solliciteur hésitait à répondre, « Parbleu ! les fonctions animales,» souffla à
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l'oreille du ministre son secrétaire qui connaissait le personnag<:;. Il y a quelque contradiction à se dire à la fois matérialiste et républicain ; car le ma térialisme est la négation de la liberté morale, et la République est le règne de la liberté politique. De quel droit l'homme qui ne croît pas au libre arbitre peu t-il demander à être plus libre? S'il ne lui est pas donné d'agir librement, que lui importe un accroissement ou une diminution de liberté?
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La République enfonce dans le matérialisme comme dans un bourbier immense; elle pourrait bien y disparaître. Les radicaux sont les ultramontains de la République; comme eux ils ont un syllabus, comme eux ils prononcent à tout propos le non possumus. Ce n'est pas à l'affermissement de la liberté qu'ils tendent, mais à l'établissement de leur autorité, ou pour mieux dire de leur tyrannie. Simple minorité, ils entendent agir en majorité. Ne leur parlez pas de laisser la France se gouverner elle-même et se déve-· Japper suivant ses goûts, ses idées, ses mœurs; ils prétendent la pétrir à leur guise, et la faire entrer bon gré mal gré dans le moule étroit de leurs conceptions arbitraires.
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Le radicalisme fait la courte échelle au socialisme.
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Comme le médecin de Molière faisait mourir son malade dans les règles, ainsi les radicaux feront mourir la République, dans les principes, radicalement.
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Le Conseil municipal de Paris joue au Parlement; il le prend de haut avec le gouvernement; il se met au-dessus des lois ; il dira bientôt: l'Etat, c'est moi, s'il ne l'a déjà dit. Là siègent dans leur gloire les Puissances, les Trônes et les Dominations; Dieu seul y manque; il n'est pas éligible.
Page d'histoire.
Les radicaux ont travaillé sans relâche et avec ardeur à l'anéantissement du pq.rti républicain modéré ; au dehors par la diffamation, l'injure et la calomnie, à la Chambre par le renversement successif de tous les ministères libéraux. Leur tactique était simple; ils faisaient signe à la droite, on donnait l'assaut, et ·Je ministère tombait. Ils ont fini de la sorte par arriver eux-mêmes
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au pouvoir en passant sur le corps de tous ces ministres renversés. Mais en jetant ainsi la déconsidération sur une bonne partie de la députation républicaine, et en tenant le pays au régime de l'instabilité ministérielle, ils avaient discrédité la République elle-même et engendré un mécontentement sourd et profond. Survint un ambitieux qui eutl'idée d'exploiter pour son propre compte cet état des esprits, et qui réussit à former en dehors de la Chambre un parti nombreux, le parti des mécontents, dont il se fit le chef; et ce parti, créé en quelques mois, révéla tout à coup son existence et sa puissance par maints succès électoraux; si bien qu'en arrivant au pouvoir le radicalisme se trouva en face d'un ennemi nouveau et déjà redoutable. En réduisant à l'impuissance les républicains modérés, il avait cru travailler pour 1ui-même; il s'était trompé, et pour son châtiment il n'avait réussi qu'à se susciter un autre et plus dangereux adversaire. Par une sorte d'imitation plaisante, cet adversaire inattendu, qui, dépassant le radicalisme, se présentait sous le couvert de l'intransigeance, le Boulangisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom, employait à l'égard des radicaux cette même tactique dont le radicalisme avait usé et abusé pour anéantir les républicains modérés; d'abord, il les diffamait, calomniait, injuriait par ses journaux; mais
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surtout, à leur exemple, il nouait avec la droite une alliance redoutable non seuiemen t pour le radicalisme, mais pour la République ellemême. Ainsi en voulant par tous les moyens dominer le parti républicain dont il n'était qu'une fraction, le radicalisme s'est exposé, lui, la République, et le pays aux plus redoutables dangers.
�III
TROP DE SCIENCE
Les progrès des sciences physiques ont tourné bien des cervelles; ils ont engendré dans les esprits superficiels, qui sont les plus nombreux, des confusions déplorables. Ils ont emporté la barrière qui séparait et qui doit séparer les sciences expérimentales des sciences déductives; celles qui s'appuient sur les principes et les axiomes pour en déduire sûrement les vérités qu'ils contiennent, et cellef> qui s'acheminent lentement, laborieusement, par une longue suite d'expériences et de tâtonnements, à la recherche des lois encore ignorées. On s'est imaginé qu'en appliquant aux premières la méthode des secondes, on allait les renouveler et les reconstituer. Mais il y a entre elles une différence de nature,et l'assimilation des unes aux autres est une erreur autant qu'un danger. Sans doute les sciences déductives sont, elles aussi, capables de progrès; mais ces progrès ne sont que des appli-
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cations de leurs immuables principes et non la .déc_ ouverte de principes nouveaux. Dans les sciences physiques, les lois ne sont souvent que de pures hypothèses qui tombent les unes après les autres, renversées par des hypothèses nouvelles ; dans les sciences déductives, les principes demeurent inébranlables, et les progrès ne sont que des applications,utiles sans doute, mais superflues pour l'autorité de ces principes ; elles les confirment et ne sauraient les ébranler. La morale est de ce genre ; elle part d'une loi, qui n'est pas à découvrir, étant connue de toute antiquité. L'idée du bien et du mal existe au même titre que l'idée du pair et de l'impair, de la partie et du tout, et il n'est pas plus difficile de distinguer une bonne action d'une mauvaise, que de distinguer une ligne droite d'u~e ligne courbe. Si la science expérimentale tire de la loi morale des conséquences nouvelles, applicables à des temps nouveaux, rien de mieux; mais si ces conséquences, si ces prétençlues découvertes sont en contradiction avec le principe fondamental de toute morale, l'expérience est, par là même, convaincue d'erreur. Comment établit-on une loi d'expérience? c'est en constatant la succession constante de deux · phénomènes dans des circonstances identiques. Est-ce que la conduite de l'homme offre rien de semblable? Et en supposant qu'il en fût ainsi, comment arriverait-on à établir
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l'identité des circonstances? Comment dans cet être d'une si infinie complexité, d'une si prodigieuse mobilité, pourrait-on démontrer qu'à deux moments donnés, l'état physique, intellectuel et moral a été absolument le même? Ainsi non seulement l'entreprise est absurde puisqu'elle suppose la confusion des contraires, mais elle est chimérique. La loi morale ne peut donc pas se tirer des actions humaines qu'elle a mission de diriger; lepûtelle, qu'elle ne nous apprendrait que ce qui est et non ce qui doit être; elle ne serait plus la loi morale, c'est-à-dire une loi qui engendre des actes; elle tomberait au rang des lois expérimentales qui ne sont que la simple constatation des faits dans l'ordre où ils se succèdent.
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Il s'en faut de beaucoup que le dommage causé par les négations de la science trouve une_ compensation suffisante dans l'accroissement du bien-être général. En affaiblissant la croyance à l'autonomie morale de l'homme, en lui enlevant peu à peu la possession et la direction de lui-même, la science accroît d'autant la puissance des passions, elle fait croire à leur légitimité absolue, elle ruine la force de résistance et détruit entre ces deux principes contraires, la volonté et la passion, l'équilibre qui est la condition même de
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la vie morale des individus et de l'existence des sociétés.
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Certains savants font mourir les animaux pour surprendre les secrets de la vie ; on les appelle vivisecteurs. Prenons garde que la science elle-même, à force de chercher le principe de la vie morale, ne finisse par l'anéantir.
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On semble fonder de grandes espérances sur la science pour l'amélioration morale de l'humanité; on se trompe; les progrès de la science tournent à l'accroissement du bienêtre, mais non de la moralité; la richesse rend les hommes 'Plus exigeants, plus délicats, plus difficiles à satisfaire, elle ne les rend pas meilleurs; en créant des plaisirs, des désirs, et des besoins nouveaux, elle soumet la volonté à des épreuves nouvelles sans lui donner plus de force pour en triompher.
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Grâce à la science, jamais la justice n'a été mieux armée pour atteindre les criminels, e.t jamais les criminels n'ont mieux réussi à échapper à la justice. C'est que les mênies moyens qui servent à la poursuite servent également à la fuite.
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Le progrès des sciences n'est pas le progrès de l'humanité; les hommes peuvent devenïr plus savants sans devenir meilleurs. Sous ce rapport, je me demande si nous ne ressemblons pas aux chevaux de manège dont on couvre les yeux et qui croient avancer quand ils ne font que tourner en rond.
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Si, transporté du domaine des idées dans celui des actes et converti en règle de conduite, un principe a pour effet inévitable de démoraliser l'individu et l'espèce, qu'on ne vienne pas nous dire que ce principe est vrai, d'une vérité absolue; autant vaudrait dire que la médecine vraie est celle qui tue infailliblement les malades.
* •• Vous cherchez, dites-vous, la vérité pour elle-même, et vous n'avez pas à vous préoccuper des conséquences que peut entraîner la découverte d'une vérité nouvelle; c'est à la société de s'en accommoder, et, si elle doit en mourir, eh bien, qu'elle meure; la vérité a plus de prix que la société. Cette passion pour la vérité, qui va délibérément jusqu'au sacrifice de l'espèce, me laisse froid; je n'ai qu'une faible admiration pour ceux qui font si bon marché de leurs semblables; peut-on du reste être jamais assez sûr de posséder la vérité pour lui faire un pareil sacrifice?
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Il n'y a nulle invraisemblance à affirmer que les psychologues contemporains sont en train de nous préparer la tyrannie la pl us solide et la plus logique qui ait jamais vu le jour, sans en excepter la tyrannie théocratique; car en établissant à grand renfort de preuves et documents, l'incurable impuissance de la volonté et de la raison humaines, et leur incapacité radicale à gouverner l'individu, ils établissent du même coup la nécessité de la contrainte et sa légitimité. Cette psychÔlogie navrante laisse bien loin derrière elle la psychologie catholique ; celle-ci au moins, si elle déclare l'homme déchu et perverti, lui ouvre la perspective et la voie du relèvement et de la rédemption; mais l'autre détruit la grandeur morale dans le passé et dans l'avenir, elle l'anéantit sans retour. Elle consomme, autant qu'il est en elle, le suicide moral de l'humanité et ruine à jamais le seul et unique fondement de toutes les libertés. La science découvre des remèdes, elle ne prévient pas les maladies; elle combat les effets, mais n'atteint pas les causes. L'humanité, dans sa décomposition, engendre avec une effroyable fécondité des misères incurables et de hideuses maladies ; la science n'aura pas le dessus.
�IV
RELIGION
Depuis un siècle et plus, on annonce périodiquement la fin des religions en général et de la religion catholique en particulier. Cela fait penser à ce roi d'Espagne, que, pendant quelque trente ans, l'on faisait mourir tous les jours, et qui, s'obstinant à vivre, enterrait les uns après les autres ceux qui s 'étaient d'avance partagé son héritage. Nous ne saurions dire combien d'années ou combien de siècles la religion doit vivre encore; nous inclinons à croire qu'étant nécessaire à la vie des peuples, ceux qui voudraient s'en passer mourront avant elle ; mais ce que nous croyons, c'est que tout ce qu'on fait ou fera pour avancer sa fin, ne fait et ne fera que ranimer ses forces et prolonger son existence. Si elle doit succomber, elle mourra de sa belle mort, elle ne périra point de mort violente.
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Si la religion n'était qu'un composé de dogmes attaquable par les réactifs et les procédés scientifiques, on pourrait craindre qu'on ne finît par la dissoudre; mais elle est autre chose; elle est la dépositaire et la dispensatrice d'une morale irréprochable. Cette morale, il est vrai, on la lui prend en tout ou en partie; mais on lui en laisse le principe et la sanction; autant vaut prendre l'arbre et laisser les racines. Les morales élevées par les architectes contemporains sont des échafaudages et non des édifices elles n'ont pas de fondements. La philosophie matérialiste s'imagine qu'elle va détruire la religion; il est permis d'en douter. Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle en fait chaque jour mieux sentir la nécessité. Les effets du matérialisme sont le plus éloquent des plaidoyers en faveur de la religion.
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Ce que la République a de mieux à faire c'est de vivre en paix avec la religion; car elle a encore plus besoin de la religion . que la religion n'a besoin de la République.
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Les ennemis de la religion demandent à cor et à cri la séparation de l'Eglise et de l'Etat; ils croient par là lui donner le coup de grâce; ce serait au contraire le véritable moyen de lui infuser une vie nouvelle. Le jour où lareligion ne pourra plus compter que sur ellemême, on verra renaître le zèle religieux; le jour où la religion sera en droit de se plaindre, on verra l'indifférence publique se changer en faveur.
Le vrai moyen de porter à la religion un coup mortel, nous le connaissons, et nous ne nous faisons aucun scrupule de le faire connaître; ce moyen, c'est de trouver une morale meilleure que celle de l'Evangile.
* ....
L'utilité politique et sociale des religions consiste en ce que, représentant aux hommes l'inégalité des conditions comme un effet de la nature humaine et de la volonté divine, elles les portent par là même à la résigna-· tian, tandis que l'opinion contraire, qui ne · voit dans ces maux qu'un effet de l'imperfection des institutions politiques et de l'organisation sociale, engendre inévitablement le mécontenterp.ent, l'inquiétude, et pousse les hommes à chercher dans des changements continuels et des révolu tians sanglantes l'amélioration de leur sort.
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,,.*,,. Pour les hommes en général, la religion est un ensemble de dogmes et de mystères qui révoltent la raison; pour les femmes, c'est un ensemble de devoirs qu'on leur enseigne à remplir. Elles ne peuvent supposer dans le prêtre un autre intérêt que celui de la vertu ; et elles ne voient dans l'irréligion des hommes que le désir de s'affranchir d'une morale qui les gêne.
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Quand on voit avec quelle effrayante rapidité l'immoralité se propage dans les milieux d'où la religion s'est retirée, on tremble à l'idée de voir la société entrer tout entière en une semblable décomposition.
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Dans ceux qui ont cru, le besoin de croire survit à la foi perdue; aussi ne font-ils pour la plupart que simplifier leurs croyances.
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Cléricalisme et religion sont deux; la religion est un enseignement, le cléricalisme est un parti.; la religion, c'est la morale et la vertu, le cléricalisme c'est la politique et l'ambition. La . religion fait toute la force du cléricalisme; mais, par contre, le cléricalisme est 1e fléau de la religion.
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Oh! le beau rêve, qu'une religion purement religieuse! .\' *.\' Le catholicisme moderne se sentant menacé a fait ce que faisaient les Romains en danger, il a nommé un dictateur; seulement les Romains nommaient un dictateur temporaire, et les évêques ont institué une dictature perpétuelle.
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La ruine du pouvoir temporel des papes a · été l'occasion d'un énorme accroissement de leur puissance spirituelle. Le plus faible des pon tifP.s a fait le pl us grand coup cle force que l'Eglise ait jamais vu; il a tiré à lui et concentré dans sa personne l'autorité religieuse jusque-là répandue dan$ le corps épiscopal tout entier. Le christianisme ne vise point à l'extinction de la misère, il se borne à la soulager; il travai lle moins à rendre les hommes plus heu. reux qu'à les rendre meilleurs; à réformer les sociétés qu'à réformer les individus; de là sa défaveur auprès des démocraties modernes qu i tendent â l'extinction du paupérisme moins par l'amélioration individuelle que par une réorganisation sociale.
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BELLES LETTRES
C'est à nos yeux l'un des phénomènes les plus étranges et les plus inquiétants de ce temps-ci que cette indifférence absolue de la littérature contemporaine en matière politique. On se serait attendu à voir la liberté enfin reconquise animer d'un souffle puissant tout le monde des lettres; on aurait cru que les esprits, libres de toute entrave, affranchis de la crainte des pénalités rigoureuses et des mutilations humiliantes, allaient s'élancer dans la voie toute grande ouverte, marcher résolument vers un avenir toujours meilleur et travailler avec une confiance joyeuse à la régénération du pays. Point. Il y avait eu accord entre la politique et les lettres pour la conquête de la liberté; une fois la liberté conquise, l'accord se rompt, le mouvement politique se continue sans élan, sans foi, sans grandeur, et je ne sais quelles impulsions inattenduesdétournentleslettreset les entraînent dans une directio. opposée.On dirait un refroidisn
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sement soudain, presque 1rne défection. A lire les poètes, les romanciers, les critiques, les philosophes de nos jours, qui se douterait que nous avons combattu un siècle pour la liberté, et que nous sommes au lendemain de la victoire? Que s'est-il donc passé?
En achevant l'analyse d'un de ces livres immondes dont la critique se croit obligée de rendre compte, l'auteur de l'article ajoute en manière de conclusion : << Une réaction s'annonce, elle sera terrible pour les écrivains naturalistes, et peut-être sera-t-elle ennuyeu·se pour nous, Car, ainsi qu'il arrive toujours, le public se rejettera trop violemment de l'autre côté, et il fuira les Oscar Méténier jusque chez · Berquin. » Nous souhaiterions une réaction de ce genre, dµt-elle nous ramener jusque chez Berquin; mais nous la croyons peu probable. Quand le public était restreint et lettré, ces revirements du goût n'étaient point rares; on pouvait s'y attendre. Mais aujourd'hui que les lecteurs se comptent par centaines de mille, ou plutôt par millions, on ne peut guère espérer ces changements désirables. Un public aussi nombreux ne saurait avoir la délicatesse morale et littéraire qui finit par se lasser à la longue et se dégoûter des récits licencieux et des tableaux obscènes; les écrivains naturalistes lui ont fait une habitude et
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presque un besoin de ces lectures ordurières, qui répondent à de secrets instincts; sous prétexte de l'instruire, ils l'ont corrompu; et à son tour, par l'accueil qu'il faisait à ces détestables ouvrages, le public a achevé de corrompre les auteurs. On revient d'une erreur de goût, mais revient-on de la corruption?
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Se représente-t-on l'un de ces grands poètes, interprètes et défenseurs de la dignité' morale, Corneille · par exemple, lisant un de nos grands romanciers naturalistes? Quel étonnement douloureux, quel dégoût, quel mépris, se peindraient sur son visage! Des deux adversaires irréconciliables, qui dans le champ clos de la conscience se disputaient la direction de la volonté humaine, le devoir et la passion, le naturalisme a fait disparaître le plus noble, le plus fier; il a supprimé le combat. Au sublime attrait de la lutte, il a substitué le spectacle triste, uniforme, des violences et des turpitudes de la passion sans frein.
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Dégager l'animalité pure des liens sacrés que les efforts tant de fois séculaires des religions et des philosophies ont tissés et serrés autour d'elle, voilà la noble tâche que semblent s'être imposée la littérature et la science contemporaines. Encore un pas en avant, un
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progrès,comme on dit,et la vertu sera non plus · seulement suspecte ou ridicule, elle l'est déjà, mais condamnée comme une sorte d'intolérance, et comme une atteinte à la liberté naturelle.
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C'est un symptàme significatif que ce nom choisi et arboré comme drapeau par tout un groupe d'écrivains; un mot qu'autrefois l'on eût considéré comme une injure, et qu'on eût repoussé avec indignation, de ce mot l'on s'empare et l'on se pare comme d'un titre d'honneur. On est· fier de descendre comme autrefois on l'était de monter; c'est l'aspiration renversée; les maladies, les plaies qu'on eût cachées comme une honte,on les étale avec cynisme; à l'orgueil de la force, de la santé, a succédé l'orgueil de l'anémie, de l'altération du sang, de la décomposition. Cet étrange phénomène coïncide avec l'avènement de la liberté absolue.
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La littérature du xvn° siècle prend plaisir à · nous montrer tout ce que l'homme peut sur lui-même, sur son humeur, sur son tempérament, sur ses instincts, sur ses passions, et contre les influences extérieures qui tendent à se l'assujettir; elle met en lumière, elle exalte la puissance de la volonté. Tout au contraire, la littérature contemporaine s'in16·
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gerne à découvrir et à exagérer toutes les fatalités, héréditaires ou autres, qui pèsent sur l'homme, toutes les influences secrètes qu'il subit à son insu, tous les obstacles insurmontables qui l'arrêtent, les forces irrésistibles qui l'entraînent; elle réduit la liberté à une illusion, la volonté à un jouet, et semble triompher de son impuissance et de sa misère; l'une élève, anime, fortifie; l'aut;e rabaisse, décourage, abat.
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Le propre des écrivains classiques est d'avoir si bien exprimé les vérités essentielles qu'on n'ose pas tenter de mieux faire et qu'on se borne à les citer. * •• Dans les littératures étrangères ou plutôt dans les littératures modernes, c'est l'imagination qui règne en souveraine; dans les littératures classiques, c'est le bon sens et la raison; non certes que l'imagination en soit absente, mais elle y est sujette et non reine. Très propres à nous faire connaître la violence des passions humaines, ces littératures sont moins aptes à les diriger et à les contenir. La passion qui y domine, qui les remplit, est précisément telle dont il est inutile, sinon dangereux, et à coup sûr prématuré d'offrir l'image à la jeunesse. Il est des ouvrages modernes, des théâtres entiers, où l'idée du devoir n'apparaît pas une fois, pas une seule.
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Quelle peut-être la vertu éducatrice de pareils ouvrages? Tant d'exemples d'inconduite apprendront-ils aux enfants à se bien conduire? La littérature va au rebours du siècle; elle est sèche, dure, impitoyable; le siècle au contraire travaille et s'ingénie à secourir toutes les misères et les infortunes. Le botaniste qui a trouvé une plante rare, unique, n'est pas plus heureux que l'écrivain naturaliste qui a découvert quelque monstruosité morale, quelque horreur sans précédent, sans nom. Il triomphe de la dégradation humaine comme d'une victoire. C'est la mode, chez nos romanciers et conteurs du jour, de ne pas conclure parce que, disent-ils, la vie ne conclut pas. Rien n'est moins vrai, à notre avis ; la vie ne conclut pas toujours sur l'heure et à point nommé; mais elle conclut toujours, bien ou mal,un peu plus tard ou un peu plus tôt. L'art ou du moins une partie de l'art consistait .autrefois à passer rapidement sur les années de préparation lente et latente,et à rapprocher les causes et les effets entre lesquels la vie met des intervalles plus ou moins éloignés; on se contentait de la vraisemblance, qui est la vérité dans l'art, et l'intérêt y gagnait. Aujourd'hui l'on affecte
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de suivre le train même de la vie sans le hâter jam~is ou le ralentir. L'écrivain s'efface et se fait scrupule de rien mettre du sien dans les choses; il s'abstient de choisir; tout à ses yeux a une égale importance ; pourvu qu'il soit exact et complet, peu lui importe d'être ennuyeux. Ce n'est plus un romancier, c'est un historien, un chroniqueur, qui s'astreint à raconter par le menu les années insignifiantes et vides comme les années pleines et fécondes; sous prétexte que la vie ne conclut pas, il ne manque point de nous laisser sur une impression pénible ou douloureuse, ce qui est pourtant une manière de conclure, et une manière tout aussi fausse que celle qui consistait à finir toujours par un heureux mariage ou par le triomphe de la vertu.
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La littérature du jour est · essentiellement descriptive; sa plus haute ambition est de nous offrir une image exacte de la réalité; elle nous fait de la lecture un spectacle; mais entre ce spectacle et ceux que nous offre la nature et la vie, quelle différence! Quand nous sommes en présence d'un beau site, d'un beau monument, nous les saisissons aussitôt dans leur ensemble, nous le·s embrassons d'un coup d'œil, et le plaisir est soudain et complet. Dans la description écrite au contraire, nous ne voyons jamais qu'un détail à la fois; car elle est forcément analytique, successive,
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et il faut arriver à la fin pour avoir une idée de l'ensemble. L'auteur recompose trait à trait sous nos yeux, il reconstruit laborieusement pierre à pierre, ces tableaux, ces édifices qu'un seul instant suffirait à nous faire voir. Quelle perte de temps pour l'auteur, quelle fatigue pour le lecteur! Car celui-ci doit faire un continuel effort pour suivre ce minutieux travail de reconstitution, et pour retenir dans son imagination les traits déjà tracés, au fur et à mesure que d'autres viennent s'y joindre. Si l'on ajoute que le sujet de ces descriptions interminables est souvent sans intérêt et parfois repoussant, l'on se demande quel peut bien être le mérite de semblables ouvrages, et le plaisir de semblables lectures ? Serait-ce qu'il dispense de penser le lecteur et l'auteur? La poésie moderne s'adresse aux yeux plus qu'à l'esprit; elle est toute en images. Dans telle ode fameuse, on voit une idée reparaître de strophe en strophe sous une forme nouvelle; mais c'est toujours la même idée. Le poète ressemble au costumier qui essaie sur un même mannequin une suite de costumes divers. Les rapports . naturels des idées et des sentiments avec les choses de la nature ont été saisis et exprimés depuis longtemps; les écrivains modernes ne trouvent plus à glaner que
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des raretés, des singularités, et pour faire du nouveau, ils en sont réduits à créer des rapports artificiels, arbitraires et purement imaginaires; c'est ce qui explique l'obscurité et la fausseté si fréquentes dans le langage figuré.
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Les comparaisons forment parfois des espèces de cercles vicieux, ou se retournent comme les proverbes; Exemple : la fleur, étoile de la terre; l'étoile, cette fleur du ciel. Il y a des mots nés d'hier mais dont la vogue est si soudaine et si rapide et dont on fait un tel abus, qu'ils sont en moins de rien fanés, fripés, usés.
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Autrefois l'on mettait sur la scène ce qu'il
y a de plus noble et de meilleur; et si le vice
et le crime s'y montraient, ils s'y trouvaient en face de la grandeur et de la vertu. Pris dans la réalité même, ce contraste tournait à la fois à l'intérêt du drame et au profit des spectateurs; il peignait la vie telle qu'elle est et telle qu'elle doit être, la lutte éternelle du bien contre le mal; aujourd'hui on ne voit guère sur la scène que ce qu'il y a de pire et de plus bas; tous les degrés de la corruption, toutes les variétés du vice s'y rencontrent et s'y mêlent; aucune trace d'honnêteté ni de
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dignité; ce n'est plus la lutte des contraires; mais la lutte des gredins et des coquins entre eux; on dirait qu'il n'y a plus qu'eux au monde et que la race des honnêtes gens est anéantie.
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Toute philosophie porte une littérature dans ses flancs. La philosophie contemporaine a mis au jour un fils, le naturalisme; l'enfant est beau comme sa mère. Mais il se conduit si mal, que sa mère elle-même commence à en rougir. •
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De nos jours les plus grands esprits sont ceux qui font de l'humanité là plus triste peinture, qui la représentent sous les plus affreuses couleurs, qui la rabaissent, la ravalent et la dégradent le plus; c'est à ce signe infaillible qu'on reconnaît la supériorité d'esprit.
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Presque tous nos romans reviennent au même; ils consistent à défaire un ou deux mariages légitimes pour en refaire un troisième, illégitime celui-là, mais qui tourne encore plus mal que les autres.
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Les peuples, a-t-on dit, n'ont que les gouvernements qu'ils méritent; peut-être aussi
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pourrait-on dire : les peuples n'ont que les littératures qu'ils veulent. La force du génie se mesure non aux ruines qu'il accumule, mais à la grandeur et à la beauté des édifices qu'il élève.Les Taine et les Renan sont de grands démolisseurs; on voit bien ce qu 'ils détruisent, on cherche en vain ce qu'ils ont construit.
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La vraie littérature n'est ni un laboratoire, ni un amphithéâtre, ni une cour d'assises, ni un confessionnal : c'est l'image de la vie dans ce qu'elle a de grand et de simple, de fort et de sain, de vrai et de consolant.
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Il y a eu en ce temps dans les lettres un véritable coup de bascule; l'intérêt a sauté presque sans transition de haut en bas. Rois, reines, pïinces, princesses , nobles de tout rang ont dû quitter la scène et céder la place à de simples bourgeois. Mais ceux-ci n'ont fait que passer; les truands et les ribaudes les ont bien vite mis dehors.
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Le naturalisme dénature l'homme et le ravale; cette tête levée vers le ciel, il la ramèn e vers la terre; ce visage noble et presque divin, il le change en muffle et en groin.
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Les écrivains du jour ont retourné à l'enversle style fi g uré.Autrefois on empruntait au monde extérieur des comparaisons et des images pour peindre les sentiments et donner un corps aux idées abstraites; aujourd'hui on fa it le contraire. « Le lac s'endort dans son cadre de montagnes sombres comme des tendresses jalouses. » Que cela est naturel!
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Les po ètes contemporains se sont imaginé pour la plupart que les qualités propres à l' improvisation, l'entrain, la verve, la hardiesse, Je mouvement, la vie, pouvaient compenser les défauts qu'elle entraîn e ; ils se sont trompés. La durée des œ uvres .se mesure au temps qu'elles ont coûté, et à de bien rares exceptions, ce qui se fait vite passe de même .
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Telle est la puissance d'attraction des chefsd'œ uvre qu 'ils provoqu ent des efforts éternellement renouvelés d'imitation et de traduction. A combien de fois s'y est-on repris pour traduire Shakespeare? Voilà qu e J. Lacroi x vient d'essayer encore et d'autres essaieront a près 1ui. Mais les traductions passent et le mod èle reste, dans son intraduisible beauté, défiant les efforts toujours renaissants et. toujours impuissants.
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Les écrivains du jour ne craignent rien tant que de paraître croire à quelque chose; il semble qu'ils seraient perdus de réputation si on pouvait les soupçonner d'avoir une foi quelconque. Aussi lorsque par mégarde il leur est arrivé de hasarder un semblant d'affirmation, ils n'ont rien de plus pressé que de l'atténuer, ou de la retirer, ou de se moquer d'eux-mêmes; croire' étant, paraît-il, une duperie, ils ne veulent pas passer pour dupes.
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On parle encore un peu de morale aux enfants; mais aux grandes personnes, qui en parle encore? Et cependant, en ont-elles moins besoin que les enfants?
,,_ * ,,_
Détail caractéristique : le mot de vertu a disparu de la langue du théâtre et du roman; il en est de même du mot devoir.
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*
Dans le domaine des lettres, il y a des fleurs et des ronces, des arbres de luxe et des arbres fruitiers, des simples et des plantes vénéneuses.
* ",,_
Il y a deux espèces de moralistes
ceux qui
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étudient la nature humaine en eux-mèmes, comme fait Montaigne, et ceux qui l'étudient surtout dans leurs semblables, comme La Bruyère. Les premiers sont plus indulgents que les autres, et cela se conçoit.
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*
Autrefois, on disait : Le théâtre est l'école des mœurs. Cela est ·vrai encore; le théâtre est toujours l'école des mœurs, mais des mauvaises mœurs.
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Les modernes ont imaginé de faire monter le trottoir sur.la scène.
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*
Notre temps ne sait ni mépriser ni haïr; les dernières turpitudes, les crimes les plus affreux ne font qu'exciter sa curiosité, et le distraire sans l'émouvoir.
• 'f
Il y a des animaux qui vivent dans l'ordure et de l'ordure : ils sont la parfaite image de certains romanciers. L'analyse à outrance finit par dissoudre toute force intellectuelle et morale ; elle ne laisse à l'homme plus rien qui soit à lui, plus rien qui soit lui; elle atteint et détruit lapersonnalité même.
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• *+
Le réalisme indifférent et brutal pourrait bien nous ra)Ilener par un long et pénible détour, non au Catholicisme, mais à l'Evangilé, c'est-à-dire au réalisme attendri et aimant.
..
*
*
Taine a fait de l'histoire littéraire une bran. che de l'histoire naturelle.
..
Renan est l'inventeur d'une monnaie courante; l 'endroit porte un oui, le revers porte un non; la vérité est entre les deux, on ne la voit pas.
..
*
Ce philosophe marche à travers les affirmations comme un chat à travers les charbons brûlants.
..
Virtuose incomparable, il chante divine.ment bien des airs profanes sur la harpe de David.
.,.
Une main souillée qui va cueillir une fleur et qui, la voyant si be:lle et si pure , s'arrête tremblante et se retire, voilà le Passant de F. Coppée. Vraiment les auteurs contemporains donnent aux filles perdues tant. de déli-
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catesse, que c'est à faire envie et honte aux femmes honnêtes.
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*
"
Certains de nos romanciers, après avoir longtemps voyagé dans des pays sans nom, ont fini par découvrir qu'il pourrait bien y avoir quelque chose comme une morale. , Cette découverte, facile en apparence et peut méritoire,fait au contraire le plus grand honneur à des gens qui professaient à l'endroit de la morale un scepticisme ab~olu.
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*
"
Il sera beaucoup pardonné à M. . Bourget pour avoir écrit le Disciple. C'est quelque chose de reconnaître que les principes ont leur vertu, et que les mauvais principes font les malhonnêtes gens. Par le temps où nous vivons, ce simple aveu est presque un acte d'héroïsme.
..
*
Le sens moral est à ce point oblitéré que des auteurs dont la place serait sur les bancs de la police correctionnelle osent demander un fauteuil à l'Académie. Il est vrai qu'ils se présentent avec le ruban rouge à la boutonnière; on les a admis dans la légion d'honneur, pourquoi n'entreraient-ils pas à l'Académie ?
••
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Dans la Bête Humaine, M. Zola fait de l'administration des chemins de fer un tableau rassurant et flatteur. L'administrateur est un débauché infàme ; le chef de gare un débauché discret; le sous-chef un assassin par vengeance, le mécanicien un assassin par hérédité, le chauffeur un assassin par brutalité; le gardien de la ligne un empoisonneur par cupidité. Les femmes valent les hommes; elles tuent et se prostituent. Dans tout ce personnel modèle,il n'y a qu'une personne et cette personne est une machine, la Li:r,on. Si, après avoir rendu un si grand service, M. Zola n'a pas son parcours gratuit sur toutes les lignes pour le restant de ses jours, c'est que l'administration est inaccessible à la reconnaissance, et M. Zola sera en droit de lui dire:
Allez, vous êtes une ingrate : Ne tombez jamais sous ma patte.
Dans tous ces romans ou romanciers- dits naturalistes, ce qui nous surprend le plus, c'est que l'auteur puisse vivre si longtemps en si mauvaise compagnie. Serait-ce par goût? Non sans doute; le supposer serait leur faire injure. Mais alors? Pour l'argent? Fi donc l Le devoir, le devoir seul peut leur imposer une corvée aussi répugnante.
..
*
Pour ne pas troubler la sérénité de sa vieil-
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lesse et gêner l'épanouissement de son _rêve, V. Hugo a fermé les yeux à la réalité, il s'est bouché les oreilles; il n'a pas vu et n'a pas voulu Yoir l'immoralité qui déborde sous le couvert de la liberté, il n'a pas voulu entendre les gronderpen ts précurseurs du bouleversement social. Il s'est acharné sur des tyrannies mortes ou mourantes, au lieu de s'attaquer à des fléaux naissants et déjà redoutables. Il guerroyait avec des souvenirs et des fantômes quand à ses pieds hurlaient déjà des monstres hideux et féroces. Nous en sommes à ce point que l'immoralité déclarée est devenue un gage de faveur et de succès littéraire.
..
*
Nos lettres suintent le mépris et le dégoût de l'humanité; l'effet de ce dénigrement et de cet avilissement systématiques, c'est de tuer dans leur germe le dévouement et l_ pitié. a Quelle responsabilité!
* •• La littérature contemporaine semble avoir pris pour devise : Quo non descendani?
..
*
Le naturalisme a le goût du dégoût.
�CHAPITRE
vr
DE QUELQUES PEUPLES
Le Français craint par-dessus tout le ridicule, et son plus grand plaisir est de ridiculiser les autres. * Partout où trois Français sont réunis, il y en a un qui sert de plastron aux deux autres. En France le plaisir par excellence c'est de détruire; tout acte d'agression sociale fait des recrues, tout acte de défense produit des désertions.
* ....
Les Français mettent autant de passion à revendiquer leurs droits qu'ils montrent d'indifférence à en user.
* ....
La France est si parfaitement unifiée que si l'on frappe sur Cal8is, Perpignan crie.
* ....
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Les Français ont des bouffées de colère, des élans d'indignation, mais ils ne sont pas capables de haine; il n'y a que l'allemand qui sache haïr avec ténacité, avec intensité, et que la victoire, qui apaise les autres, rende plus haineux encore que la défaite. Paris écrème et écume la France.
"' "' Si l'on faisait sortir de Paris tous les provinciaux qu'il renferme, Lyon aurait grand'chance de passer capitale.
On vient à Paris pour y travailler, pour s'y amuser et pour s'y cacher; gens d'étude, gens de plaisir, et gens de peu, de rien, de inoins que rien, c'est presque tout Paris. A Paris, les égoûts sont plus propres que les trottoirs .
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"'"' Il n'est pas d'empire çlont l'enfantement ai.t coûtési cher au monde que l'empire allemand. Sans parler du sang que l'Allemagne a versé, de l'or dont ·elle s'est gorgée, · des provinces qu'elle a arrachées à leurs légitimes possesseurs, elle a condamné l'Europe presque entière au service obligatoire, elle la tient perpétuellement en alarmes, elle l'accable sous le
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fardeau chaque jour plus pesant de dépenses stériles; si bien qu'elle est devenue plus funeste encore en temps de paix q n'en temps de guerre. Elle vit du malheur d'autrui; si le socialisme la travaille et la gêne, elle s'applique, sous couleur de philanthropie, à le déchaîner chez les autres nations. Et ce qu'il y a de particulièrement odieux, c'est que, toutes ses spoliations, ses violences, ses ruses, elle les place sous le patronage de la Divinité, qu'elle ne cesse d'invoquer, qu'elle se donne impudemment pour complice .
••
On n'ôtera pas de la tête des allemands que nous sommes leurs obligés et que nous leur devons de la reconnaissance pour l'extrême ,modération avec laquelle ils ont usé de la victoire. Pleins d'égards pendant l'invasion, de discrétion dans le démembrement, de désintéressement dans le règlement de l'indemnité de guerre, ils s'étonnent, ils se plaignent de notre mécontentement; nous sommes des ingrats.
..
Bismarck a cultivé la haine avec amour; c'est un génie monstrueux .
..
Les Allemands se donnent pour de grands patriotes et ils en ont bien le droit; ils savent en effet comment on se taille une patrie: un
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lambeau du Danemark, un pan del' Autriche, un morceau de la France, on ajuste, on coud ~olidement et voilà une patrie. Toutes les pièces sont unies entre elles par le lien le plus fort, celui du sang. Q_ u'elle semble aimable aujourd'hui l'inoffensive vanité française à côté de la morgue haineuse et hautaine de cette parvenue qui s'appelle l'Allemag·ne. Comme Cacus après ses rapts, l'Allemag·ne rentre chargée de butin dans son antre et s'y retranche derrière de formidables entassements de rochers. Nous revenons aux beaux temps de la Sainte Alliance; rois et empereurs recommencent à s'embrasser tendrement. Guillaume le voyageur fait et refait le tour de l'Europe et va serrer sur son cœur le tsar taciturne, son tourment; le pauvre François Joseph, sa victime; le fils du roi galant homme, son humble serviteur; le descendant du loyal Bernadotte, ce grand cœur; le sage roi des Belges, qui nous doit sa couronne,et le grand Turc,qui ne s'y attendait guère. Il n'est pas jusqu'au Shah lui-même, qui, jaloux de toutes ces embrassades, ne vienne tout brûlant, du fond de sa Perse, se jeter dans ces bras impériaux ouverts
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au monde. C'est au monde à garantir à l'Allemagne maintenant arrondie et satisfaite, ce qu'elle appelle la paix, è'est-à-dire la tranqüille possession de ses conquêtes .
. ..
L'Italie honore Garibaldi, mais Garibaldi venait défendre la France contre les Allemands qui l'avaient envahie, et l'Italie se prépare ouvertement à s'unir à l'Allemagne pour envahir la France: l'Italie a rompu avec la mémoire de Garibaldi; l'Italie n'est plus italienne, elle s'est faite allemande. Les Italiens sont des païens frottés de christianisme.
..
La Renaissance a été le mariage de la religion catholique avec le paganisme. Les Italiens sont précoces en amour; ils ont inventé l'amour en bouton : voyez la Béatrix du Dante et la Carmosine de Sannazar. Ces péninsulaires out une crédulité de gens avisés; ils croient tout ce qu'ils ont intérêt à croire. C'est ainsi qu'ils se sont persuadé que la France veut restaurer le pouvoir temporel, cé qui les autorise à traiter leur libératrice en ennemie.
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.•.
Leur: mémoire n'est pas moins complaisante : elle ne garde que les souvenirs qui ne sont pas gênants. A peine affranchis par not're secours, ils ne rougissent pas de se faire les Autrichiens de notre Vénétie -à noqs et de notre Lombardie.
* ••
S'il est un peuple dont on puisse dire ce que le Galgacus de Tacite dit des Romains, c'est bieri le peuple anglais : raptores gentium, pe~ple de proie. Il ressemble à l'épervier qui décrit de grands cercles au haut des airs, cherchant du regard la proie sur laquelle il va fondre; seulement il y a une différence en tr.e eux: l'épervier s'envole et !'Anglais reste .
••
· Chose étrange! pendant que les nations civilisées de l'occident se consument dans la haine, c'est d'un peuple à demi civilisé_de l'Orient, c'est de la Russie que s'élève le cri de la pitié humaine! Lei, Tolstoï, les Dostoïewski ont retrouvé. l'accent de cette voix qui retentissait il y a deux mille ans sur les bords du Jourdain. Ecraser les faibles et ménager les forts, c'est toute la politique anglaise; elle n'est pas noble, mais elle est productive, et l'Angleterre est plus jalouse de profits que d'honneur.
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UN PEU DE TOUT
Il y a des livres qu'on connaît après avoir lu quelques pages; d'autres après avoir lus en entier; quelques-uns, qu'on connaît pas encore après les avoir lus et lus plusieurs fois. ,,.*,,.
en les ne re-
L'érudit est une citerne, l'homme de génie est une source vive. ,,.*,,. Notre raison est comme nos yeux, elle réfléchit la lumière, elle ne la fait pas. Si les pays que nous explorons sont dans l'ombre, nous n'y portons pas la lumière, nous entrons dans les ténèbres. *
..
L'esprit est comme la roue du moulin; il faut un effort et quelque temps pour lui don·ner le branle; mais une fois en mouvement on ne peut pas l'arrêter brusquement.
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..
*
L'homme trouve en soi de quoi convaincre les autres sans être convaincu lui-même. La discussion fait la lumière, la polémique attise le feu. Il est peu de mélodies que les paroles ne gâtent. La parole précise et par conséquent restreint, elle ôte à la musique ce vague qui en fait le charme et qui la rend propre à recevoir toutes les· effusions de l'âme. Une mélodie avec paroles, c'est une place prise, on n'y peut plus rien mettre de soi.
..
En passant du mode mineur au mode majeur, il semble que la mélodie sorte d'un nuage triste et doux pour se déployer joyeusement dans l'air pur à l'éclat du soleil.
* ..
Il y a de _beaux airs qui sont comme usés à force d'avoir été chantés. Il faut qu'on les laisse quelque temps dormir; il faut qu'on les oublie, et de l'oubli, quelque jour ils sortent, ils s'envolent renouvelés, rajeunis, et grâce à la beauté qui est en eux, ils recommencent à parcou.rir le monde, charmant les oreiJl es et les cœurs.
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* •• Aujourd'hui le monde est devenu bien charitable, mais cette charité a pris un nouveau caractère. A-t-on quelque navrante infortune à consoler, faut-il secourir les victimes de quelque épouvantable catastrophe,
Entendez-vous le tambourin? Vite à la danse, vite à la danse,
comme disaient nos aïeux. Cette charité- dansante et récréative, d'un caractère éminemment pratique, c'est vraisemblablement à quelque phil-osophe · utilitaire qu'elle a dû le jour. Danser pour son plaisir est chose peu méritoire; mais · danser pour les autré's est chose à la fois utile et agréable; agréable à ceux qui dansent, utile à ceux pour qui l'on da·nse : utile dulci. Ce philosophe connaissait à fond la nature humaine; il savait que la pitié ne donne guère que des larmes; il lui adjoignitle plaisir qui est plus généreux. Avant de se mettre en branle ces danseurs pitoyables doivent préalablement, ce nous semble, bannir de leur pensée l'image des douleurs qu'ils vont secourir en cadence; car si tout à coup, en plein quadrille, venait à surgir dans leur esprit le tableau des effroyables broyades du chemin de fer, ou des horri. bles écrasements de la mine; si les cris.déchirants des victimes venaient à se mêler aux
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sons harmonieux de l'orchestre, le cœur pourrait leur m~nquer, et leurs jarrets risqueraient de se détendre. .\' *.\' Enfin, peu à peu, les choses retrouvent1e1:1r véritable nom. - « Vous avez commis de nombreux vols », dit le Président des assises au chef de bande Pini. -Des vols ? - répond l'inculpé, des vols? jamais. Mes associés et moi, nous ne volons pas, nous exproprions. Nous ne sommes pas des voleurs ; nous sommes des anarchistes expropriateurs. Le mot est heureux ; cependant l'honnête Pini eût pu ajoqter : pour cause d'utilité publique, rendant ainsi au vol son véritable caractère de justlce sociale et de réparation. Comment les tribunaux ont-ils encore le .courage de punir leurs plus précieux auxiliaires? Désormais, nous l'espérons bien, l'on n'entendra plus les prétendues victimes de prétendus vols, dire improprement : - J'ai été volé; - mais bien, j'ai été exproprié. Il faut que la pensée se répande au dehors comme se répand l'eau des sources; si elle séjourne, si elle reste stagnante, elle pèse sur l'esprit, elle se dessèche ou se corrompt.
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La patience qu'on montre à écouter les autres est la marque d'un esprit sûr de lui-même.
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Ceux qui ne vous laissent pas achever la phrase commencée semblent craindre d'oublier ce qu'ils ont à dire.
'f 'f
*
En toute chose il faut se défier des résultats trop prompts. Le peuplier pousse vite, mais c'est du bois tendre; le chêne y met le temps.
..
Les gens qui n'ont rien à dire sont justement ceux qui parlent le plus .
..
'f 'f
Pas de rose sans . epmes, nous dit le proverbe : oui, mais que d'épines sans rose!
*
Une rose fanée est encore une rose.
'f
*'f
L'homme n'est bien que là où il n'est pas .
..
Il y a quelques hommes fins; mais combien plus nombreux sont les finauds!
..
Avec le temps toutes nos railleries se retourD"ent contre nous .
..
Les villes bâties en une fois sont géométriques; les autres sont irrégulières. Les pre-
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mières sont l'œuvre d'un seul, les autres, de tout le monde; les premières ont l'unité d'une conception individuelle, les aut~es offrent l'image de la diversité des goûts, des besoins, des intérêts.
*
C'est un bien triste symptôme que cette séparation de la morale et de l'art; elle sent le divorce, et le divorce naît de la haine ou d'une incurable antipathie. Maintenant surtout que . les manifestations de l'art sont si variées, si nombreuses, qu'elles se répandent à profusion non seulement dans le monde où le luxe déborde, mais même dans les couches inférieures de la société où, grâce à des procédés ingénieux, elles arrivent sous des formes réduites, simplifiées, mais peu coûteuses, l'art peut devenir et est déjà devenu un puissant véhicule d'immoralité .
..
••
Ce qui tout à l'heure était tout poµr nous, l'instant d'après n'est plus rien . Il y a une galanterie qui n'est que le manège et le prélude de la séduction; il y en a une autre, plus noble, qui est un hommage rendu à la beauté et à la vertu. Celle-ci a honoré l'hôtel de Rambouillet dans ses premiers beaux jours; des évêques, les Huot, les Fléchier l'ont pratiquée; l'autre est de tous les
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temps, mais le xvn° siècle en a fait un art et en a rédigé le code.
* ••
Certaines gens sont comme ces fu.=;ils qui partent tout seuls.
•• Dans ce temps où les métiers s'élèvent souvent à la hauteur des arts, par contre les arts descendent souvent au-dessous des métiérs.
* •• Heureux siècle que celui où une femme peut acheter tout ce qui lui manqué ou qu'elle a perdu, cheveux, dents, teint, gorge, taille, etc.! On a ainsi des femmes artificielles qui font la joie des autres.
* ••
Les gens d'esprit ont un travers, c'est de vouloir montrer leur bêtise aux gens bêtes; en quoi ils ne font pas preuve d'esprit, car si les gens bêtes pouvaient comprendre qu'ils le sont, ils ne le seraient pas tout à fait, ou ils cesseraient de l'être.
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Les hommes sont comme les monnaies ·; ils gagnent du brillant et perdent de leur valeur. par le frottement.
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Les doux souvenirs sont des fleurs merveil· 1euses, qui au lieu de se faner avec le temps., gagnent toujours en fraîcheur et en parfum. Décidément, l'exposition est entrée dans nos mœurs; on expose trop, on expose tout. La charge était restée jusqu'à ce jour dans l'atelier, et elle y était à sa place; mais ne voilà-t-il pas qu'elle s'avise d'en sortir et de se produire ambitieusement sous lenomd'arts incohérents ? Des tableaux calembourgs, ou des calembourgs en tableau, n'est-ce pas charmant? mais c'est à la foire que devraient s'ouvrir ces expositions.
•• On abuse de sa santé jusqu'au jour où l'on n'en peut plus user.
..
L'art s'élève au-dessus du bon sens, mais il y plonge ses racines; il faut qu'on en retrouve les sucs nourriciers jusque dans ses fleurs les plus hautes et les plus éclatantes.
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* *
Les grands hommes sont comme les statues colossales ; il ne faut pas les r~garder de trop près, on voit alors qu'elles manquent de fini.
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Avouer qu'on s'ennuie quand on est avec soi-même, c'est se faire un mauvais compli-
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ment; c'est reconnaître qu'on n'est pas alors en bonne compagnie.
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Si les femmes pouvaient avoir de l'ambition, peut-être auraient- elles moins de vanité.
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Quand nous avons été heureux en quelque lieu, il s'en forme dans notre esprit une image . que le temps et la distance ne font qu'embellir.Mais si par la suite le hasard ou les regrets nous y ramènent, tout nous semble changé, enlaidi; à peine en pouvons- nous croire nos y~ux.Il en serait de même de l'enfance, si l'on pouvait y revenir. Que de choses, aujourd'hui oubliées,no us gâ taient alors nos plaisirs! Telle est la magie du souvenir; il efface les taches sur la toile brillante du passé loin tain.
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*
Il en est de certains problèmes comme de la lumière qui attire aux fenêtre'!; la mouche prisonni ère . Le pauvre insecte va donner de la tête contre la vitre lumineuse, jusqu'à ce qu'il tombe épuisé par ses efforts; et, aussitôt que ses forces renaissent, il recommence sa lutte obstinée contre l'obstacle invisible. C'est ainsi que nous-mêmes, attirés par la lumière, nous revenons sans cesse nous heurter contre les limites de notre esprit, que nous sentons sans les voir.
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Je ne tiens pas à retrouver dans un livre ce que je prends soin d'éviter dans la rue.
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Nous dépensons au dehors le meilleur de nos forces, de notre esprit, de notre gaîté, nous rapportons au logis la fatigue, l'ennui, le silence. Ne devrions-nous pas au contraire prélever ou réserver pour les nôtres la meilleure part de nous-mêmes?
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*
La politique est la religion des hommes.
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*.,,_
Il y a de la lâcheté à revenir sans cesse sur les concessions qu'on a faites, ne fût-ce que pour en montrer du regret ou du dépit.
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Les gens qui méprisent ou affectent de mépriser l'humanité sont de tous les plus dangereux; car on se croit tout permis envers ceux qu'on méprise.
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Dans notre patriotisme il entre souvent plus de haine pour l'étranger que d'amo.ur pour nos compatriotes.
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L'homme épris de justice peut devenir partial par crainte de le paraître: Une femme sans enfants, c'est une vocation manquée. ,.*,. . Il faut à toute heure une sentinelle à la porte du cœur pour · écarter les mauvaises pensées.
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Les hommes sont généralement bons, quand on ne contrarie pas leurs prétentions et qu'on ne blesse pas leurs intérêts. Pour vivre en paix avec eux, il suffit de ne pas leur nuire, et de ne pas heurter l'opinion qu'ils· ont d'euxmêmes. ,. *,. Il y a plus de grands écrivains que de grands hommes, et le talent est moins rare que la bonté.
,. *,.
Le , mérite et la vertu rendent modeste; et pourtant ce sont les seules choses dont on puisse légitimement s'enorgueillir; tout le reste est affaire de hasard. Mais les hommes sont plus vains de ce qu'ils tiennent du hasard que de ce qu'ils se doivent à eux- mêmes ; et l'opinion est pour eux; elle met les biens de fortune au-dessus du mérite personnel, sans
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doute parce qu'ils coûtent moins cher à acquérir, et que chacun peut en espérer sa part; sans doute aussi parce que 1~ possession et la jouissance en paraît plus agréable, et que ceux-là même qui en sont privés ont plus à attendre de ceux qui les possèdent. Un riche a plus de courtisans qu'un ho)llme vertueux.
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Pour se déployer le talent modeste a besoin de sentir autour de lui la bienveillance ; c'est ainsi qu'il faut aux germes une certaine chaleur pour favoriser leur éclosion.
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L'esprit qui travaille est ·c omme un vase poreux qui se remplit lentement, par infiltration. Quand il est plein, il se vide par la p lume et se répand sur le papier; puis le travail d'absorption recommence.
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Qui ne s'est arrêté dans la rue pour voir passer ces beaux chevaux de trait, au large poitrail, à la forte et fière encolure, qui laissent les chiens japper, aboyer, sauter devant eux, jusqu'à leurs naseaux, sans même paraître s'en apercevoir. Ils font penser à ces puissants et laborieux écrivains qui poussent droit devant eux et s'avancent tranquillement, résolument au milieu des aboiements d'une presse haineuse et jalouse.
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Ils sont à plaindre les hommes qui ne peuvent supporter ni la solitude ni la société de leurs semblables, et qui ne reviennent à l'un e que par ennui de l'autre .
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L'allaitement maternel est comme une seconde ges tation; après avoir porté et nourr i son enfant au-dedans d'elle-même, la mère le porte et le nourrit en dehors, mais toujours du sien. La femme qui, sans y être forcée, m et son enfant en nourrice, n'est qu'une demimère.
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La chasteté chez les femmes est la première perle du collier, celle qui retient toutes les autres; si par malheur elle vient à tomber, tout le collier s'écoule.
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Que de gens passent leur temps à le perdre!
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Le fameux adage : La force prime le droit, si cher à l'All emagne, n'est qu'une constatation et point une justification; il signifie simplement que les choses sont au rebours de ce qu'elles devraient être, et que la force se passe du droit; mais cela même est faux, et le droit
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vaincu mine insensiblement la force triomphante. Les apparences de la vertu sont la plus sava nte parure du vice.
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Les religions et les philosophies établissent des règles de conduite pour tous; mais chacun ajuste ces règles générales à sa propre fa iblesse; chacun entre en accommodement avec ses passions, son tempérament, son hu meur; chacun se fait une philosophi e, une relie-ion à sa taille, à sa convenance; autant d'hommes, autant de religions et de philosophies différentes.
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Les sages de l'antiquité étaient des esprits d'élite ; ils formaient une sorte d'aristocratie intellectuelle et morale. Le Christianisme a démocratisé la vertu; les saints sont gens du pe uple, au moins en très grand nombre.
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On cherche maintenant dans les exercices physiques un remède aux maladies morales qui consument la jeunesse; on pourra trouver un palliatif, on n'y trouvera pas un remède; le corps peut aider à la guérison de l'â me, il ne la guérit pas; il y a des âmes mal ades dans des corps vigoureux, et des âmes saines dans des corps malades.
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Les femmes en général, celles du peuple surtout, ne font pas grand cas de l'instruction, parce qu'elles voient qu'avec moins d'instruction que les hommes, elles ont plus de bon sens, plus de conduite et souvent plus d'esprit. ·
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La plupart des entreprises n'échouent que parce qu'on n'a pas su se tenir dans les limites du plan primitif. * Ceux qui onUong.temps vécu en pays lointain parmi des races inférieures, au milieu des marques de respect et d'obéissance, avec le sentiment ,sans cesse ravivé et accru de ·leur supériorité intellectuelle, ceux-là revenus dans la· mère-patrie, se retrouvant en pays d'égalité, entourés d'indifférence ou exposés à cette critique maligne qui est dans nos mœurs, ceux-là, dis-je, ne tardent pas à tourner leurs· regards vers les lieux qu'ils - nt o quittés et à éprouver les premiers symptômes du mal des colonies, où la facilité des mœurs, la Liberté de la vie les r;ippelle encore.
�VIII
RUBANS ET PALMES
L'ambition! mais c'est le sentiment le plus naturel etle plus universel qui soit au monde; les bêtes elles-mêmes ont de l'ambition ; elles veulent se surpasser les unes les autres. Ambitieuse, l'alouette qui veut monter, monter toujours plus haut; ambitieux le pinson, qui va se percher sur le bout du plus haut rameau des arbres, pour de là dominer ses· pareils ; ambitieux, l'impertinent moineau~ qui va se poser sur le front des statues, et de ce poste élèvé semble narguer les passants. Ambition, ambition, en vérité, je vous le dis, tout est ambition. ,,. *,,. Contraste piquant! Jamais les hommes n'ont été si avides de distinctions honorifiques que par ces temps d'égalité à outrance. Chassé à coup de fourches, le naturel est revenu au galop ; il est en pleine révolte contre la tyrannie de l'immortel principe. Sans doutel'égalitéestpartout en montre; ins18'
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crite en tête de la constitution, consacrée par les lois, gravée sur tous les édifices, elle s'offre partout à l'esprit et aux yeux, elle résonne à nos oreilles, elle est sur toutes les lèvres, mais elle n'est point dans les cœurs. Chacun la réclame et personne n'en veut; c'est à qui mettra entre soi et les autres quelque différence, une croix, un ruban, un liseré, un rien, mais enfin quelque chose.
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Aussi chaque année voit éclore quelque ordre nouveau ; il y en a de toutes les couleurs; l'arc-en-ciel n'y suffit plus; il faut en arriver aux nuances. L'appétit des distinctions est universel; le paysan lui-même en veut; la charrue est devenue ambitieuse ; on lui a donné le mérite agricole. En poussant dans cette voie, l'on finira par retrouver l'égalité ..... dans les distinctions; tout le monde sera peu ou prou décoré.
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Tout compte fait, là passion la plus commune est la vanité.
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En parcourant l'interminable liste des récompenses décernées par les jurys de !'Exposition universelle, on pense involontairement aux distributions des prix dans ces petites pensions, où pour ne mécontenter personne et pour grossir la clientèle, on trouve le
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moyen de récompenser jusqu'aux derniers élèves. Voici qu'on vient de nommer chevaliers de la Légion d'honneur des fabricants de corsets, de boutons et de cirage ! Cela donnera au moins du lustre et du vernis à cette distinction quelque peu défraîchie. Sérieusement, il nous semble qu'on fait fausse route, etqu'onesten train d'altérer profondément le caract~re d'une institution éminemment utile et noble, et de la compromettre, de la perdre peut- être, en la rabaissant. Il n'y a pas d'honneur à faire un corset commode,des boutons solides ou du cirage brillant : il n'y faut qu'un peu d'habileté, d'ingéniosité si l'on veut, et ce genre de mérite, qui n'est point désintéressé, trouve sa récompense naturelle et légitime dans un débit p lu s considérable des objets perfectionnés. Qu'on les signale aux acheteurs, qu'on leur donne des mentions, des médailles même, soit; mais la décoration, non.
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L'honneur ne consiste pas à trouver un moyen de s'enrichir; il consiste à faire tout son de.voir, plus· que son devoir, soit dans le cours d'une vie laborieuse, exemplaire, consacrée au service de la patrie ou de l'humanité; il implique l'idée de l'effort désintéressé, du sacrifice; il suppose un but élevé, des sen-
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timents nobles, la poursuite d'un idéal, ce qu'il y a de plus grand et de meilleur dans l'espèce huinaine. L'homme qu'il faut honorer, c'est celui qui fait honneur à ses semblables, celui dont la conduite, les œuvres, les services inspirent ou l'admiration ou la reconnaissanèe publique, ou au moins une estime profonde, .un respect absolu. Le bon cirage s'achète; c'est bien, mais c'est assez .
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Ces gens qui de !!honneur et du symbole de l'honneur faisaient un trafic déshonorant; ces débitants de ruban rouge à tant le nœud, à tantlarosette; ces courtiers éhontés d'ùn trafic honteux; ces dénicheurs et ces exploiteurs de vanités avides et sans scrupules; ces vendeurs de ce qui ne peut se vendre, qui adjugeaient l'honneur au plus offrant et dernier enchérisseur; c'est dan.s la maison même du chef de l'Etat, c'est près d1,1 gardien même de l'honneur national, qu'ils avaient installé leur commerce; vit-on jamais cynisme pareil ?
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Bon! voilà qu'on va élever une statue à un gantier! espérons que la statue aura des gants. Mais avant les gantiers, nous aurions voulu voir couler en bronze quelque bon et .honnête cordonnier qui aurait trouvé l'art de faire des chaussures inoffensives; celui-là au moins serait un bienfaiteur de l'irnmani.té souffrante;
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combien plus vite marcherait l'humanité dans la voie du progrès, si elle était mieux chaussée, et si l'on ne prenait plaisir à lui martyriser les pieds !
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Les socialistes aspirent au jour où l'Etat devenu seul et unique propriétaire, fixera la tâche et le salaire des citoyens devenus tous ouvriers-fonctionnaires; cet idéal ·séduisant n'est point une chimère; il est en partie réalisé. L'Etat n'est-il pas en effet le grand appréciateur du mérite et de la valeur des citoyens? N'est-il pas le dispensateur souverain des distinctions honorifiques et des récompenses? C'est là une sorte de socialisme d'Etat moral ; c'ést un acheminement; un peu de patience, le reste viendra. Le plus grand acte du plus grand des grands maîtres de l'Université, ç'a été d'attacher proprement le ruban de la légion d'honneur sur cette monstrueuse ordure littéraire qui s'appelle la Terre. Piqué d'émulation, un autre grand maître s'est niis à décorer le Gil Blas et l'Echo de Paris dans la personn·e de ses rédacteurs. Décidément nos ministres de l'instruction publique sont vraiment.fin de siècle, ils ont l'esprit large et dégagé, comme dit le poète, du
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vieux maillot des préjugés; le préjugé moral surtout ne les gêne aucunement. Ces décorations judicieuses sont une indication, une lumière pour les jeunes lycéens; elles doivent aussi accroître prodigieusement la confiance des parents. Jointes à un certain nombre d'autres mesures non moins rassurantes, elles expliquent surabondamment le progrès sensible et constant de la population scolaire dans les lycées et les collèges.
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De toutes les distinctions dites honorifiques il n'en est pas dont on ait fait un aussi scandaleux abus que la palme académique; aussi est-elle tombée non seulement dans le discrédit, ce qui serait déjà fâcheux, mais plus bas, beaucoup plus bas 1 dans le ridicule. Elle est devenue un sujet inépuisable de plaisanteries, un point de mire pour le$ railleurs, une ressource pour les chroniqueurs, un thème pour les vaudevillistes; mais elle résiste, elle tient bon; que dis-je, elle se propage; plus on s'en moque et plus il en pousse; c'est une plante vivace et luxuriante 1 dont la racine est inextirpable. Créée à l'origine pour reconnaître les services réels rendus à l'instruction publique, elle sert maintenant à récompenser toute sorte de prétendus services, de services douteux, indi. rects, insignifiants, prÔblématiques; il arrive · même qu'elle ne récompense rien du tout et
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sert tout simplement à flatter les vanités plus impatientes que difficiles. Autrefois on ne la voyait guère que dans l'Université, son pays d'origine; aujourd'hui elle fleurit partout. C'est par milliers que chaque année, aux dates consacrées, en janvier et en juillet, les palmes s'envolent dans toutes les directions; c'est une pluie; tous les nez sont en l'air, toutes les boutonnières bâillent. Et de temps à autre, dans le courant de l'année, pour consoler les désappointemerits, pour calmer les ardeurs trop vives, pour fermer les bouches trop intempérantes, il y a encore quelques lâchers supplémentaires. Dans tous les ministères, dans toutes les administrations, centrales, départementales, municipales, les palmes tombent en abondance; les préfectures en sont fleuries; les parquets, les tribunaux en sont égayés; elles s'épanouissent jusque dans la préfecture de · police; l'industrie en est nuancée; tous les arts, les métiers mêmes en sont ornés. On n'a qu'à parcourir un ou deux numéros du Bulletin administratif de l'instruction publique, les numéros 881 et 886 par exemple, pour voir comment et avec quelle rapidité se propage et s'étend la palme académique. Elle a en effet ceci de particulier que, lorsqu'elle a fait son apparition dans une administration quelconque, à un degré quelconque de la hiérarchie, . elle ne tarde pas à mon ter ou à descendre tous les autres degrés et à remplir le cadre admi-
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nistratif tout entier. Et la chose se comprend sans peine; car, si par bonne aventure un fonctionnaire s'est vu palmer, à dater de ce jour, ses supérieurs ne peuvent plus décemment rester sans palmes ; et si au con traire c'est le chef qui le premîer a été gratifié des palmes, en bon prince, il tient à honneur de les obtenir pour ses subordonnés. C'est ainsi qu'on peut voir (pages 927 à 938 des numéros cités plus haut) la palme académique descendre de l'uniforme d'un préfet à la veste d'un simple commis, en passant par les boutonnières des chefs et sous-chefs de bureaux, des secrétaires et sous-secrétaires, etc.; c'est ainsi que cet insigne, insignifiant s'il en fut, va de l'ingénieur au contre-maître, du trésorier-payeur général au modeste comptable, du directeur des bâtiments civils aux rédacteurs à la direction, des juges et procureurs aux simples gref·fiers, des médecins en chef aux vétérinaires, aux sages-femmes ; des docteurs ' aux préparateurs et ex-préparateurs de produits pharmaceutiques, des peintres célèbres aux décorateurs de théâtre et aux restaurateurs de tableaux, des chefs de musique aux liquidateurs des retraites de l'Opéra. La palme est ce qu'on pourrait appeler une ·distinction égalitaire, quoique les deux mots semblent s'exclure. Les topo - typo - hy dro - carto sténo - litho - photographes en ont leur large part; les opticiens, horlogers, relieurs , serruriers, etc. ne sont po int oubliés; il y a
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même quelques nominations qui portent à 1~ rêverie, comme celle d'un commis à la r égie de certain palais, et celle d'un inspecte1t1· des pêches; nous n'inventons pas, nous citons. Quand on songe maintenant que chacune de ces innombrables demandes, car en général les palmes se demandent, doit être instruite par l'administration; que chacune d'elles met en branle une douzaine et plus de personnes qui écrivent, intriguent et se remuent pour le solliciteur; que l'administration doit lire et contrôler toutes ces lettres, en écrire d'autres en réponse, recevoir toutes ces visites et en provoquer d'autres pour se renseigner, on est tenté de croire qu'elle pourrait aisément faire de son argent, de sa peine et de son temps, un emploi beaucoup plus profitable. Car à quoi peut bien servir cette triple dépense sinon à faire rire à nos dépens? s'imagine-t-on bonnement qu'on arrivera à satisfaire les exigences croissantes de la vanité universelle mise en appétit? Une demande accueillie en attire cent autres; une nomination éveille mille désirs et mille espérances; on est débordé, on sera submergé. Si l'on ne veut pas supprimer la palme ou au moins la faire rentrer dans ses anciennes limites, nous ne voyons qu'un moyen d'en finir : ce moyen est simple, il consiste à nommer d'emblée ef d'un seul coup tous les Français officiers d'Académie, tous les Français et
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toutes les Françaises. On naîtra officier d'Académie, et à sa majorité, on deviendra ipso facto officier de l'instruction publique. Ce sera le triomphe de l'égalité dans la distinction.
�IX
CECI ET CELA
Il est des penseurs dans l'€sprit desquels la pensée coule comme l'eau dans le lit d'un fleuve tranquille; il en est d'autres que le flot de leurs pensées tourmente et ravage, comme ces torrents qui rongent et arrachent leur lit etleurs bords.
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Il y a des hommes qui ont le goût de la se rvitude, comme les autres ont le goû t de l'indépendance. On peut déjà se faire mie idée du caractère d'un homme à la façon dont il ouvre une porte ou la ferme.
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Rien d'irritant comme des conclusions triomphantes à la suite d'un raisonnement sophistique.
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A force de se creuser la tête on finit par la vider.
•• Les plaisirs perdent en durée ce qu'ils gagnent en intensité.
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Il n'est rien comme les névrosés pour vous donner sur les nerfs. * •• On ne se trouve pas assez riche pour habiller simplement la vertu, mais on l'est assez pour couvrir le vice de soie et de bijoux.
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_ L'impression est pour un ouvrage ce qu'est l'encadrement pour un tableau; elle en fait valoir les beautés et ressortir les défauts.
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On cherche la direction des ballons, a-t-on trouvé celle de l'homme? La poésie sert à dorer la pilule de la vie. Les théâtres étaient autrefois des édifices publics; beaucoup ne sont plus :que des maisons publiques.
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La bêtise est comme le marbre : le temps, la pluie, la grêle, ne lui font rien; elle se conserve. Les autres hommes sont comme le bois, qui ressent toutes les influences athmosphériques, qui se resserre, qui se dilate et qui s'use.
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L' esprit,dans le mauvais sens du mot,suppose l'intention de briller, de surprendre, de se faire valoir et admirer, de montrer sa supériorité sur les autres; c'est la vanité qui le travaille; il n!attend pas l'oscasion de paraître, il la devance, il la rech~rche, il la prépare ; aussi ne peut-il être naturel. Il attire l'attention, il la provoque, il la force. De sa nature il est avide et insatiable d'éloges; il est jaloux, jl veut tout pour lui seul, il entre en lutte avec les autres; ne faut-il pas qu'il les éclipse, qu'il éteigne leurs feux? . ,,. *,,. Nos souvenirs sont là dormant dans notre mémoire comme une couche épaisse de feuilles tombées; mais qu'un souffle vienne à passer, il les soulève et les fait tourbillonner.
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On ne peut plus être à quelqu'un quand on a été à tout le monde; les mariages d'artistes sont des divorces avec le public.
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Bien des gens ressemblent à ces bouteilles trompeuses dont l'incapacité est savamment déguisée par l'épaisseur du verre.
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Le spiritualisme fait le mort; il pourrait bien en mourir.
•• Il y a des gens nés sous une d heureuse étoile que leurs fautes, leurs sottises, leurs bassesses même tournent à leur avantage.
Ce qu'il y a de plus pénible dans un état maladif, c'est qu'il nous ramène sans cesse à nous, qu'il nous ti-ent sans cesse occupés de nous-mêmes.Ce n'est pas vivre que d'être ainsi rivé au moi. * Il faut bien plus de force pour endurer patiemment une souffrance médiocre mais longue, que pour supporter courageusement une souffrance aigüe mais courte .
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Quel service nous rendent les occupations professionnelles, en nous enlevant à nousmêmes et en nous affranchissant de la tyrannie du moi!
•• C'est un mauvais signe de ne pouvoir se
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plaire dans la société de ses semblables; c'est une preuve qu'on est plus sensible à leurs défauts qu'à leurs qualités. Mais on expie à la longue cet excès de délicatesse, car on finit par se lasser de sa solitude, l'on souffre de ses propres défauts comme de ceux des autres, et l'on court risque de ne plus pouvoir se supporter soi-même. D'où vient qu'on peut lire une absurdité et qu'on ne peut l'entendre? En rencontrant une absurdité écrite, on sourit et l'on passe; mais l'autre n'est p·as une lettre morte, elle est vivante, elle a chair et os, elle se défend, elle s'obstine ; or la résistance irrite et celle-là surtout. Qu'est-ce au fond qu'une absurdité, sinon la négation d'une vérité évidente? Or la négation de l'évidence attaque l'essence même de l'esprit, sa loi fondamentale, la condition même de son existence.
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Celui qui cultive la poésie tout en exerçant une profession,attelle un cheval sauvage avec un cheval de labour; l'un finit par entraîner l'autre.
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A peine avons-nous quitté une opinion que nous devenons d'une sévérité inouïe pour ceux qui la professent encore.
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Les connaissances dont nous faisons le plus volontiers parade sont précisément celles que nous venons d'acquérir et si nous trouvons quelqu'un qui en soit dépourvu, nous ne manquons pas d'en témoigner la plus grande surprise.
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L'avenir est un mirage, qui recule à mesure que nous avançons,et qui nous attire tout doucement jusqu'au bout de la vie. L'esprit est comme la vue; à force de regarder, la vue se brouille; à force de réfléchir l'esprit se trouble.
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Il y a des esprits voyageurs, il en est de sédentaires; il y a des esprits mobiles qu'on ne retrouve jamais dans les mêmes dispositions, et d'autres qui n'en changent pas; il en est d'inquiets, et d'autres qui sont indifférents; il en est qui passent par tous les systèmes, $ans pouvoir en trouver un où ils se reposent, et d'autres qui se logent d'abord dans un système, comme dans un nid fait pour eux, et qui n'en bougent plus.
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Combien de femmes passent leur vie à faire désirer ce qu'elles ne peuvent ou ne doivent point accorder!
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On peut rechercher la nature par amour pour elle ou par haine de la société. La nature est comme la lecture; ce n'est point la solitude, c'est un entretien qu'on commence et qu'on interrompt à volonté. Avec les hommes, les rapports sont difficiles, délicats, épineux; on se froisse, on se heurte, on se pique, on se blesse ; avec la nature, rien de pareil; d'elle on n'a rien à craindre, point de reproches, point de caprices, point d'humeur, point d'aigreur, point de contradiction; toujours égale, toujours douce, accueillante, souriante, elle ne nous dit que ce que nous lui faisons dire, ou elle nous écoute en silence.
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Travailler au démantèlement de la conscience humaine, s'acharner à la démolition de l'édifice moral qui a abrité les générations passées, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui du beau nom de progrès. Il en est de l'ancienneté des opm10ns, comme de celle de l'âge et des services; elle devrait être up titre à la confiance et au respect, elle est un suj·e t de défiance et de raillerie. Les contemporains sont dédaigneux du
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passé; dans ce dédain il entre beaucoup de sottise et quelque ingratitude; car c'est Je passé qui a mûri les fruits que le présent recueille.
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En fait d'art, il n'y a pas de petites choses; le plus léger coup de pinceau suffit pour éborgner un portrait.
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Le génie est un foyer de lumière ; le talent est un miroir réflecteur.
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Quiconque reconnaît une autre autorité que celle de la raison dans les choses de l'esprit et celle de la conscience dans les choses de la conduite, celui-là n'est pas véri~ablement un homme; il ne s'appartient pas. La négligence dans le style c'est comme la malpropreté sur la personne .
•• Si vous aimez ardemment, si vous admirez passionnément quelque chose, soyez sobre de confidences et choisissez vos confidents. L'admiration est un des sentiments les plus doux mais aussi les plus délicats de l'âme humaine; un souffle de critique suffit parfois à le flétrir; et le cœur qui s'épanouissait se resserre douloureusement.
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Certaines idées ont l'importunité irritante et invincible des moustiques ; elles ne nous lâchent qu'après mainte piqûre .
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Les littérateurs contemporains veulent à tout prix nous faire connaître la vie telle qu'elle est, mais nous la connaissons, nous ne la conn,.aissons que trop; si seulement ils voulaient se borner à nous la rendre agréable!
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Les femmes d'aujourd'hui veulent devenir docteurs; mais quoi! ne le sont-elles point? leur vocation naturelle n'est-elle pas de consoler et de guérir? qu'elles restent donc médecins, et qu'elles se gardent de devenir docteurs : en gagnant le grade elles perdraient leur sexe. Leur place est au chevet des malades et non à l'amphithéâtre.
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Les anciennes villes avec leurs rues tortueuses, étroites, sombres, leurs irrég·uiarités sans nombze, leurs maisons rebelles à l'alignement, qui avancent, surplombent ou reculent; cette variété infinie des fenêtres, des balcons, des tourelles, ce mélange de palais et de masures, sont la parfaite image de la société au moyen âge; de même nos cités modernes aux formes géométriques, aux rues
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larges, droites, symétriques, aux maisons confortables et presque toutes semblables, révèlent une société qui aime l'aisance, la lumière et l'égalité.
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L'homme qui s'est un moment écarté de son naturel y revient peu à peu, comme le fil à plomb revient à la verticale après quelques oscillations.
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L'idéal de la vie c'est de trouver réunis en une même femme l'amour et l'amitié.
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Beaucoup de nos pensées sont comme les oiseaux de passage : elles ne font que traverser l'esprit.
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Le plaisir et la joie ne peuvent être que des accidents dans la vie; s'ils duraient, ils auraient bien vite épuisé nos forces physiques et morales. L'idée du bonheur implique il est vrai la plénitude et la durée; mais c'est une pure conception de l'esprit; la condition lrnmaine ne comporte que des moments de bonheur, et d'un bonheur ·qui n'est point et ne peut être parfait. ,,. *,,. Prêtres et médecins se ressemblent; aux uns l'on montre les plaies de l'âme, aux autres,
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les plaies du corps. Ils se font tous les deux une triste idée de l'humanité ; pour le prêtre, l'homme est un être déchu; pour le médecin, c'est un simple animal; heureusement la foi et la pitié les sauvent du mépris.
Il est instructif de suivre les formes et les péripéties du combat que l'opulence oisive est forcée de livrer à l'ennui qui l'assiège. Que d'argent, que de force, que d'adresse gaspillés en folies dans cette lutte stérile contre un ennemi invisible et invincible, qu'on peut bien écarter un moment par un violent effort, mais qui regagne le terrain perdu aussitôt que l'effort cesse! Et comment ne pas songer à tout ce qui pourrait se faire de bon et de bien avec cet argent jeté par toutes les fenêtres, avec ces forces dépensées en pure perte, avec cette adresse employée· à des riens !
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On poursuit les sophistiqueurs de boissons, les falsificateurs de denrées alimentaires, mais aux empoisonneurs des âmes on laisse liberté pleine et entière; est-ce donc que l'àme a moins de prix que le corps? cependant le mal moral n'est pas moins dangereux que l'autre et le plus souvent il en est la cause. Ont-ils l'âme saine ceux qui empoisonnent les corps ?
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Un grain de bonté vaut mieux que des amas de science.
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Les écrivains descriptifs sont des copistes plutàt que des écrivains; ils ne choisissent pas, ils ne disposent pas, ils reproduisent, leur personnalité s'efface, ils sont passifs et se réduisent au ràle de plaques photographiques.
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La beauté, la grande beauté est un don redoutable; elle fond la volonté, elle peut engendrer le crime et la folie. Une femme véritablement belle devrait avoir peur d'ellemême, tant elle peut faire de mal, tant est grande sa respqnsabilité.
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L'indulgence chronique des jurys révèle à la fois l'affaiblissement de la conscience publique et l'obscurcissement de la raison. Certains acquittements touchent à la complicité; ce sont au moins des aveux de défiance de soi-même et comme des actes de prudence personnelle. Bien des gens tirent vanité du lieu qu'ils habitent, et, chose plaisante, cette vanité va croissant avec le chiffre de la population. C'est quelque chose d'être de Rouen, mais de Lyon ! mais de Paris!
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Les grands acteurs, ceux qui font les premiers rôles sur la scène politique peuvent se relever d'une chute; ils ne se relèvent pas d'un mot malheureux. Chaque fois qu'ils tentent de reparaître et de remonter sur la scène, on leur lance à la tête le mot inévitable, et l'homme au cœur léger est contraint de rentrer dans l'ombre.
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Toute société a ses extrêmes, et l'extrême misère et l'extrême opulence engendrent, l'une des crimes, l'autre des vices monstrueux, l'une par le désespoir où elle jette, l'autre par la sécurité qu'elle assure. Dans ces couches extrêmes la disproportion est trop grande entre la faiblesse naturelle de la volonté et la violence des passions ou exaspérées par les souffrances ou surexcitées par l'abus même des plaisirs. Dans le milieu au contraire régnait jusqu'à présent un certain équilibre moral maintenu par les croyances religieuses ou philosophiques et le souci de l'opinion. Pouvons-nous dire qu'il en soit de même encore aujourd'hui ? ne semble-t-il pas que les extrêmes sont devenus pires et que le milieu commence à se corrompre?
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Celui qui critique semble au-dessus de celui qui admire; il témoigne d'un esprit déli-
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cat, difficile, exigeant, qu'on ne saurait satisfaire à peu de frais, d'un esprit supérieur enfin. Il regarde les choses d'en haut, non sans quelque dédain; il les domine. L'autre, celui qui admire, regarde d'en bas, il est dominé; le premier a l'avantage de la position. Voilà pourquoi, c'est l'esprit critique qui anime toutes les conversations, c'est le ton satirique et railleur qui prévaut. l-'ersonn~ ne se soucie de prendre les rôles ingrats; on abandonne l'admiration aux naïfs, aux petits esprits, contents de peu. Peut- être aussi y at-il beaucoup plus à critiquer qu'à admirer dans ce monde.
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Les excursions dans le pays des songes sont un peu comme les voyages en ballon; la difficulté est de redescendre et d'atterrir. L'homme est le laboureur et le jardinier de son propre esprit.
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La critique moderne se pique d'une rigueur scientifique, elle traite la grandeur morale comme un corps composé; elle la soumet à l'analyse chimique, et après en avoir éliminé les éléments étrangers, elle constate qu'elle se réduit à rien.·
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Tous les systèmes sont des lits de Procuste.
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Notre pauvre globe est bien déchu depuis quelques siècles; autrefois c'était le centre du monde; planètes, soleil, étoiles, tout avait été créé exprès pour lui. Aujourd'hui le voilà relégué parmi les moindres satellites d'un soleil qui lui-même est noyé dans la poussière de ses pareils. Voilà de quoi rabattre l'orgueil de l'homme et agrandir l'idée de la divinité! Nous sommes des acteurs éphémères sur une scène éternelle.
•*• Il en est de la civilisation comme du globe terrestre; elle s'est formée par une suite de révolutions.
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L'ACADÉMIE ET LA LANGUE
Certains auteurs contemporains croient devoir prendre la précaution de refuser d'avance à l'Académie un fauteuil qu'on ne leur offre point; c'est à la fois une impertinence et une imprudence : une impertinence, parce qu'il y a mieux à l'Académie que MM. X. ou Z.; une imprudence, parce que c'est bien en parlant de l'Académie qu'il faut se garder de dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. » Combien avaient fait les dédaigneux, qu'on a vu plus tard tourner piteusement autour du bassin en avançant les lèvres!
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De l'Académie personne n' a dit plus de mal que les académiciens eux-mêmes; c'est le plus grand éloge qu'on puisse en faire; elle a fini par vaincre et attirer à elle ses plus acharnés détracteurs.
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C'est aux ennemis déclarés de l'Académie qu'on est en droit de dire, comme dans la fable : }.fois attendons la fin. La belle Hélène s'est donc assise dans un fauteuil de l'Académie : Aussi est-ce une immortelle, et dès le temps de Priam, les vieillards aimaient beaucoup la belle Hélène .
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•*•
Après Halévy, Labiche, décidément l'Académie veut s'amuser. Et le dictionnaire? En parcourant les colonnes du dictionnaire de l'Académie, on croirait parfois se promener dans les allées d'un cimetière, tant on y rencontre de mots défunts.
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On aurait pu croire qu'après l'Immortel, le vide allait se faire autour de l'Académie; et voilà qu'à la première vacance, treize candidats se pressent autour du fauteuil vacant; et dans le nombre, on aperçoit, ô surprise, l'ami même de l'auteur · de l'Immortel. Quelle leçon!
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On pousse l'Acad.émie à faire un petit coup d'Etat et à décréter la réforme de l'orthographe
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française. L'Académie fera sagement de rester dans son rôle, qui est d'enregistrer sans hâte les changements qui d'eux-mêmes s'opèrent dans la langue. Ceux qui exagèrent à dessein son autorité risquent fort de la compromettre. Le jour où l'Académie s'aviserait d'imposer une réforme, ce jour-là elle provoquerait des résistances qu'elle n'a aucun moyen de vaincre. Comment s'y prendrait-elle pour forcer des écrivains, et des meilleurs peut-être, à subir des innovations qui leur déplaisent ou qu'ils condamnent? Son autorité tient à, l'extrême discrétion avec laquelle elle en use. Une langue, une orthographe, s·e modifient lentement, insensiblement; elles ne se réforment point d'un seul coup et par ordre. Que les réformateurs commencent; puisque plusieurs d'entre eux sont des écrivains de profession, qu'ils écrivent leurs ouvrages selon les lois de l'orthographe phonétique: le public _verra, il jugera de l'effet. Rien ne vaut l'exemple; s'il est bon, il trouvera des imitateurs, et la réforme ira son train, par la seule vertu de l'évidence. Elle a sans doute des partisans nombreux; mais elle a aussi des adversaires. L'accord n'est donc point fait sur la question, et en attendant qu'il se fasse, l'Académie n'a qu'à mettre en pratique la maxime du _sage: « Dans le doute, abstiens-toi.»
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Après avoir banni le grec et le latin d'une
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moitié des études secondaires, on entreprend d'en effacer les traits jusque dans la physionomie de la langue française. Cette prétendue réforme de l'orthographe, cette guerre à l'étymologie, cette défiguration des mots qui parlent à l'esprit et aux yeux, c'est (qu'on nous passe le mot, il est digne de la chose), c'est de la volapüllisation. On est quelque peu surpris de trouver des noms littéraires égarés dans cette entreprise soi-disant utilitaire et réellement barbare.
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U_ e nouvelle pétition vient d'être adressée n l'Académie française. Encouragés par l'exemple des premiers, les nouveaux pétitionnaires ont fait un pas de plus dans la voie récemment ouverte. Il s'agirait de raccourcir un peu ces mots interminables qui encombrent la langue et gênent la circulation. Gens pratiques, les pétitionnaires s'appuient sur certains retranchements déjà opérés par l'usage, et que l'Académie ne saurait tader longtemps à enregistrer. C'est ainsi qu'on ne dit plus parjaitement, naturellement, mais faitement tout court et turellenient, ce qui du reste est encore un peu long. Evidemment il y a là quelque chose à rogner encore; mais ce sera pour une troisième pétition. La seconde ne va pas si loin; elle se contente de couper la tête des mots; l'autre coupera la qu~ue.
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Voici quelques échantillons des raccourcissements proposés : - M. X. jouit d'une grande sidération, (précédemment considération). - Quels progrès a faits la vilisation européenne! (autrefois civilisation). - Connaissez-vous le plan de la bilisation (pour mobilisation). - Votre monstration cloche un peu Uadis démonstration). - Quelle est votre pinion? (vulgà opinion), etc., etc. Il est inutile de multiplier les exemples; ceux-là suffisent pour montrer quels avantages la langue doit retirer de ces décapitations faciles. Les mots décapités ne s'en porteront que mieux; la langue ira d'un train plus leste, n'ayant plus à rouler des vocables aussi volumineux; la plume aussi courra plus vite et ne s'embarrassera plus dans ces polysyllabes broussailleux; les pauvres petits enfants des écoles ne seront plus exposés à se perdre en épelant ces adverbes et ces substantifs où l'on entre comme dans un tunnel, dont on n'aperçoit pas le bout ;(inconstitutionnellemenl, réorganisation); les imprimeurs, les imprimeurs surtout ne grommelleront plus en ajustant d'une main fièvreuse les caractères sur leurs composteurs. Ti1ne is money; les livres s'imprimeront plus vite, ils coûteront moins cher; les auteurs écriront plus vite, nous aurons plus d'ouvrages, et chacun ~ait
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que nous en manquons; les enfants apprendront plus vite, ils resteront moins longtemps à l'école; les discours seront moins longs, les lettres seront plus courtes, les .... Time is money : la vilisation fera des progrès plus rapides, l'Etat et les particuliers feront plus de conomies, ils se richiront. Le but est marqué ; il s'agit d'arriver promptement à une langue monosyllabique. Les articles, les pronoms, la plupart des prépositions et quelques adverbes se contentent bien d'une syllabe, pourquoi les lourds substantifs, les longs adverbes, les gros bonnets enfin, n r- passeraient-ils pas sous ce ni vea_ u égalitaire, et ne seraient-ils pas réduits à leur maximum de densité? il nous faut une langue algébrique et démocratique; nous l'aurons.
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Les néologismes qu'on voit si fréquemment monter à la surface de la langue, sont des indices du travail latent qui se fait au dedans, et de la transformation continuelle des idées et des mœurs. A nulle époque peut-être, les néologismes n'ont été plus nombreux et plus significatifs qu'au temps où nous vivons; chaque jour en voit éclore, et la langue se colore d'une bigarrure de termes nouveaux. C'est au point ·q ue nos dictionnaires semblent dater d'un autre âge, et qu'il faudrait non seu.: lement pour les étrangers qui sont déroutés,
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mais pour les Français eux-mêmes un vocabulaire de la langue courante. Réédité chaque année, ce vocabulaire ou dictionnaire de poche pourrait suivre le mouvement de la langue: il monterait dans le train, que l'Académie, toujours stationnaire, laisse et regarde passer. Avis aux éditeurs .
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Ce dictionnaire serait singulièrement utile aux futurs historiens ou moralistes qui voudront faire l'histoire ou peindre les mœurs de notre temps. Dans ces néologismes expressifs que l'ébullition des esprits et la fermentation sociale poussent sans cesse dans la langue, ils trouveraient les traces des préoccupations qui nous tourmentent, des ambitions qui nous travaillent, des folies qui nous agitent, des maladies physiques, morales ou mentales qui nous épuisent, des plaies qui nous rongent. Parmi ces mots de la d.ernière heure, les uns désignent des choses nouvelles, des découvertes, des inventions de la science, car il n'y a guère que la science qui nous donne du nouveau; les autres mots ne sont que des doublets ou doublures, qui tendent à supplanter les vieux .vocables dont on est las ou qu'on trouve incolores. Ceux-ci n'expriment donc que des idées anciennes, mais il les expriment autrement, et leur prêtent ainsi un air de nouveauté, ils les frappent au coin du jour.
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Le caractère commun de ces faux néologismes c'est qu'ils forcent la note, qu'ils haussent le ton; ils ont je ne sais quoi de tendu, de violent; autrefois on était altéré de jouissances, aujourd'hui l'on est assoiffé; les passions étaient insatiables,ce qui était vrai et suffisant, elles sont maintenant inassouvies; au fond, c'est à peu près la même chose, mais le mot est pl us brutal, il sent la bête. Dans tau tes ces nouveautés perce l'effort, mais toujours dans le même sens, pour tourner le sentiment en sensation, et pour donner à la sensation elle-même quelque chose de plus intense, de plus aigu, pour la pousser jusqu'au point ou elle confine à la bestialité ou à la douleur. La langue ne parle plus, elle crie. Un néologisme peindra l'effet de ces néologismes; elle est devenue outrancière.
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Gommeux, ratés, avortés, anémiés ou atrophiés, névropathes ou névrosés, ramollis, gàteux, alcooliques, absinthés, morphinés, détraqués, déséquilibrés, décadents, déliquescents, quelle brillante et florissante génération ces vocables nouveaux font défiler sous nos yeux!
•• Camelots , cabotins, tripoteurs, rastaquouères, boursicotiers, book.-makers, horizontales, alphonses, pétroleurs, dynamitards,
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éventreurs, découpeurs de femme, quelle fleur de société!
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Cabotinage, maquillage, patinage, flirtage, reportage, chantage, dé binage, trucage, quelles mœurs aimables!
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Réalisme, naturalisme, socialisme, anarchisme, possibilisme, blanquisme, boulangisme, matérialisme, nihilisme, symbolisme, pessimisme, schopenhauérisme, spiritisme, hypnotisme, riénisme, baudelairianisme, quel adorable gâchis!
�NÉCESSITÉ DE L'ÉDUCATION
CONFÉRENCE FAITE A L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES DE L'ÉCOLE NORMALE DE LA SEINE LE
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OCTOBRE
1887.
Mesdames, Messieurs,
Votre Conseil <l'Administration m'a fait l'honneur de me demander une conférence. Je dois l'avouer: mon premier mouvement (on dit que c'est le meilleur) a été de refuser; et je _ ne manquais pas de bonnes raisons pour expliquer mon refus : la première, c'est que j'ai fait, je crois, deux conférences dans ma vie, ce qui n'indique pas une vocation bien prononcée pour ce genre d'exercice. Les autres ... je vous en fais gràce. Cependant, sur les instances de votre honorable président, j'ai réfléchi que j'avais affaire à une association sérieuse, digne et laborieuse, dont l'amitié, chose exqui:;e, est le
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lien, et dont le progrès intellectuel et moral est le but. J'ai pensé que je n'avais pas le droit de refuser le témoignage de sympathie qui m'était demandé, et, faisant violence à mes habitud~s, j'ai accepté et je suis_venu à vous. Vous trouverez tout naturel, je pense-, que je vous entretienne de l'éducation, puisque, malgré mon goût pour les choses de l'enseignement, elle est devenue la plus vive et la plus constante de mes préoccupations, et que toutes les questions, même celle de l'enseignement, ne me paraissent plus qu'accessoires quand je songe à l'importance de l'éducation, à la grandeur du rôle qu'elle est appelée à remplir, à !'insignifiance de celui qu'elle tient encore dans notre société contemporaine et dans l'enseignement à tous les degrés, primaire, secondaire et même supérieur. Je dis supérieur, car deux ou trois chaires d'éducation, dans un pays de 30 à 40 millions d'àmes, me paraissent constituer une proportion dérisoire. L'enseignement, c'est le métier, c'est la profession, ce sont les connaissances générales ou spéciales, c'est l'utile et, si vous voulez, l'agréable, c'est le côté pratique et esthétique de la vie; mais l'éducation, c'est la vie ellemême, c'est l'ensemble de nos relations, depuis les plus étroites, celles qui forment le groupe sacré de la famille,jusqu'aux plus larges, celles qui nous unissent à nos concitoyens, à nos semblables, à l'humanité tout entière.
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C'est la vie avec tous ses devoirs, toutes ses obligations, depuis les plus faciles et les plus douces, celles ,q ue la nature elle-même a formées et qu'elle nous aide à remplir, jusqu'aux obligations les plus pénibles et les plus rigoureuses, celles qui nous forcent à lutter contre notre nature, à la vaincre, à consentir, dans un intérêt suprême, le sacrifice même de notre existence. Oui, Messieurs, l'éducation c'est la vie, c'en est l'apprentissage,et de tous celui-là estleplus laborieux et le plus difficile; car il s'agit d'apprendre à manier non plus un outil de bois ou de fer, docile à notre volonté, mais bien d'apprendre à manier un instrument toutautrement délicat et rude, un instrument qui résiste, qui a e ses entêtements, s_s aveuglements, ses caprices, un outil vivant, la volonté. S'en rendre maître, l'assouplir, la plier à la règle des règles, au devoir, la soumettre à la loi des lois, la raison; utiliser cette force merveilleuse qui s'accroît en se dépensant, c'est là l'objet propre de l'éducation. Au lieu que les autres outils, auxiliaires indispensables de l'industrie humaine, se fatiguent et s'usent à la longue, la volonté, elle, cette faculté puissante et mystérieuse, se développe, se trempe et se fortifie par l'exercice même et par l'usage. De combien l'apprentissage de la vie-est plus malaisé que celui des métiers! De combien il est plus facile aussi d'enseigner un métier, une profession que d'enseigner à vivre, et qu'il
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faut se garder de confondre deux choses si différentes! On peut être bon ouvrier, bon praticien, excellent industriel, parfait agriculteur, même écrivain fameux,et n'être qu'un mauvais citoyen et un homme méprisable. Je vous donnerais des preuves, si ces preuves n'étaient des noms; mais vous n'avez que l'embarras du choix. C'est que, pour les métiersetles professions, il ne faut que de l'habileté manuelle et de l'intelligence, tandis que pour faire l'homme et le citoyen, il faut... dois-je prononcer le mot? il est quelque peu tombé en désuétude; bah! je me ri"sque; il faut de la vertu. Voilà le grand mot lâché. Ailleurs, dans une autre enceinte, avec un aµtre auditoire,_j'aurais dû y regarder_ à deux fois avant de parler de la chose, et me ~ien garder, sous peine de ridicule, d'en prononcer le nom; mais ici, parmi des hommes dont la vie n'est que l'accomplissement du devoir, je me sens à l'abri de ce danger. Nous sommes d'étranges gens, en vérité, et nous nous moquons agréablement de tout le monde, voire de nous-mêmes, et de toutes choses, voire de la vertu. C'est de cette honnête et douce moquerie qu'est fait l'esprit. .. . l'esprit de tout le monde, l'esprit des rues et même des salons. Je prends au hasard un trait entre mille: qui de nous n'a entendu cent fois quelque bonne plaisanterie, quelque douce raillerie s ur l'épitaphe autrefois prodiguée,
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aujourd'hui devenue plus rare: Il fut bon père, bon époux, bon fils ? Voyez-vous ce bon homme qui s'est efforcé pendant sa vie de remplir convenablement ses devoirs, et on l'en félicite après sa mort, et on l'écrit sur son tombeau! Est- ce assez drôle . en vérité! est-ce assez comique, et n'y a-t-il pas là de quoi rire? Vous me direz peut-être que ce n'est pas èlu bonhomme qu'on se moque, mais de l'épitaphe elle-même, qui paraît peu sincère, et provoque l'incrédulité. On a peine à croire que tant d'hommes aient également mérité un pareil hommage, et l'on rit de ce mensonge posth urne, qui ne trompe personne. A la bonne heure, et je veux bien vous donner raison; vous avouerez du moins que ce scepticisme railleur nous prouve jusqu'à l'évidence que l'éducation est chose singulièrement nécessaire, puisqu'il y a si peu, si peu devertu,qu'ilsuffit d'en prêter généreusement aux morts pour faire rire copieusement les vivants. Mais ne montons pas encore jusqu'à ces beaux et .noble_ devoirs qu'imposent le mas riage et la paternité, et qui sont une source intarissable de plaisanteries toujours renouvelées, toujours nouvelles, auxquelles on trouve toujours quelque goût, malgré leur parfaite insipidité et leur banalité héréditaire. Descendons de quelques degrés vers les simples devoirs de société, de relations journalières, accidentelles: croyez-vous que le peuple
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le plus civilisé du monde (vous savez duquel je veux parler), croyez-vous, dis-je, que ce peuple soit un modèle d'urbanité et de courtoisie? Autrefois m·es fonctions sédentaires restreignaient fort le cercle de mes observations; mes nouvelles fonctions que je puis bien appeler circulantes, puisqu'elles se composent de tournées, ont agrandi le champ de mes expérienc~s. L'avouerai-je ! je n'en ai pas appris beaucoup plus que je n'en savais. Le peuple français est bien le plus homogène et le mieux fondu qu'il y ait au monde, et ce que l'on trouve en voyageant ressemble fort àce qu'on voit sans se déranger. Cependant, si je n'ai pas vu du nouveau,j'ai du moins pu constater, ce dont je me doutais, que l'éducation est encore presque partout à l'état rudimentaire, et que, passez-moi le mot, nous sommes à peine dégrossis. Suivez-moi, je vous prie, et voyageons ensemble. Prenons l'omnibus ou le tramway, comme il vous plaira, car c'est tout un, et ce qu'on voit dans l'un, on le revoit dans l'autre. Voici des gens de toute espèce, de toute condition, assis sur deux files parallèles, face à face, nez à nez; ils ne sont pas dans des fauteuils capitonnés, mais enfin ils sont assis. A l'autre bout, sur la plate-forme, il y en a d'autres qui sont debout, et qui n'ont pas l'air à leur aise, car le pavé est dur à Paris comme ailleurs, et il n'est pas toujours égal.
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Eh bien! parmi ces gens qui s'adossent à la cloison, qui s'accrochent à la rampe pour conserver leur équilibre, regardez : je serai bien étonné si vous n'y voyez pas quelque femme à l'air souffrant, peut-être une mère avec son enfant aux bras, ou quelque vieillard chancelant, que le rude et lourd véhicule secoue impitoyablement; pendant que des hommes jeunes et même des jeunes gens restent tranquillement assis, d'un air satisfait, parcourant un journal, ou regardant passer les passants, regardant partout, excepté du côté dé la plateforme. Ah! dame! chacun pour soi, comme dit le proverbe, et l'omnibus pour tous. Ils ont payé, ils sont dans leur droit; on n'a rien à leur dire. Ah! le droit, la belle et admirable chose, surtout quand elle est si bien comprise! Le droit ne connaît que soi, il ignore les autres; les autres pourtant, c'est quelque chose dans ce mond~, car c'est tout le monde, sauf un . Mais ce un-là, il est terrible, et il tient tous les autres en échec et en respect. Cependant, de temps à autre, quelqu'un se lève, et cède obligeamment sa place, et le plus souvent, ce quelqu'un, mû sans doute par un reste de galanterie (encore une chose bien surannée), ce quelqu'un-là est un homme d'un certain âge, qui date des temps préhistoriques où l'homme n'était pas encore profondément imbu du sentiment de ses droits. Mais j'entends la douce voix des locomotives: nous sommes à la gare, il s'agit de s'ins-
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taller, et de s'installer confortablement dans un wagon de choix. Ici nous allons assister à un spectacle curieux et instructif au plus haut point, c'est une des formes les plus intéressantes de la lutte pour la locomotion. Si vous n'êtes arrivés une bonne heure à l'avance, règle générale, les quatre coins sont pris; et les premiers occupants lancent des regards peu encourageants aux téméraires, aux intrus qui font mine de vouloir remplir les places inoccupées. ·C'est ici que la ruse, que le mensonge se mettent de la partie. Dans les vides, des habits, des journaux, des valises semblent garder des places prises, et représent é\oquemment le droit de voyageurs imaginaires. - Monsieur, cette place est libre? - Non, Monsieur, répond d'un ton sec l'un des occupants. Vous lâchez la poignée, et vous allez chercher dans le train quelque wagon moins inhospitalier. J'abrège. Nous voici enfin installés tant bien que mal; le train s'ébranle. Vous promenez un regard râpide et discret sur vos compagnons de voyage : c'est la période d'observation. Chacun est retranché dans sa place comme dans une forteresse, en garde contre les empiètements du voisin, parfois cherchant à s'arrondir lui-même, et à gagner du terrain; enfoncé dans sa personnalité, muet, indifférent, ou dédaigneux, ou maussade. Si votre nature expansive vous pousse à lier conversation, te-
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nez-vous pour un être privilégié si en réponse vous obtenez autre chose qu'un oui, un non prononcés du bout des lèvres, ou même un simple signe de tête affirmatif ou négatif, parfois accompagné d'un regard désobligeant ou d'un sourire douteux. Aussi, quelle est votre naïveté, votre inexpérience! On voyage pour voyager et non pour converser. De même que, dans les grandes maisons, un étage ign~re l'autre étage, et que deux hommes logeant sur le même palier sont aussi inconnus l'un à l'autre que s'ils restaient aux deux bouts de la capitale, ainsi deux voyageurs passent vingtquatre heures dans le même compartiment, côte à côte, ou face à face, parfois sans échanger une parole. Des hommes, des semblables comme on dit, se comportent les uns vis-àvis des autres comme le!; colis entre eux dans le wag·on des marchandises; c'est le nec plus ultra de la civilisation. Si le coin est si ardemment recherché et parfois si vivement disputé, ce n'est pas seulement parce qu'on y est mieux assis, mieux appuyé, ou qu'on y jouit d'une vue plus étendue, c'est que le coin confère à son heureux possesseur une sorte de droit supplémentaire, ou, si vous aimez mieux, de privilège, qui est le gouvernement de la portière et des stores. Gens à névralgies, poitrines délicates, larynx sensibles, défiez-vous de l'homme du coin; s'il a de bons poumons, exigeants, avides, prenezen votre parti, il vous placera obligeamment
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dans un courant d'air, et, aveugle pour votre pantomime désespérée, sourd à vos adjurations, fort de son droit, il tiendra obstinément la fenêtre ouverte, le dos tourné, aspirant avec volupté cet air qui vous incommode et vous glace. Chacun pour soi, l'air pour tous. Heureux encore, si, en dépit des avértissements de la Compagnie, collés sur les deux cloisons du compartiment, il ne mêle pas à l'air qu'il vous prodigue les bouffées de l'àcre fumée de la pipe ou du cigare! On ferait des volumes avec les mille et un petits incidents de voyage,les mille et une petites scènes qui sontautantde révélations souvent piquantes du caractère de nos relations quotidiennes. En voici une dont j'ai été le témoin et qui vous donnera une idée de la puissance incomparable de l'exemple en matière d'éducation. Nous étions cinq dans le compartiment: . un père, une mère, un enfant, un voyageur d'une soixantaine d'années et votre serviteur; le père et la mère d'un côté, se faisant vis-àvis1 le voyageur et moi de l'autre, et au milieu l'enfant qui pouvait bien avoir de quatre à cinq ans . L'enfant paraissait bien élevé; il était assis sur le bord du coussin fort convenablement, ses petites jambes pendantes. A je ne sais quelle station, monte un voyageur, un jeune homme, vingt ou vingt-deux ans environ, bien mis, un journal à la main,
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cigarette aux lèvres. Vous me demanderez quel journal? il me suffira de vous dire que ce n'était pas un journal d'éducation, bien qu'on le trouve le plus ordinairement dans les mains des gens qui se croient bien élevés. Notre élégant s'assit ou plutôt s'étendit, déploya soq.. journal, et, sans même regarder ses compagnons de voyage, ce quieûtétémauvaisgenre, il se mit à lire son édifiant journal,et, ne vous déplaise, à fumer, sans demander pardon de la liberté grande. Chose à noter, il avait préalablement, pour plus de commodité, allongé ses jambes et placé ses pieds sur les coussins d'en face ; c'est chose reçue et très ordinaire. Il est -vrai qu'il avait des bottines, et même de jolies bottines; mais les plus jolies bottines du monde se salissent comme les autres,quand on marche dans la poussière ; or, les siennes étaient sales, et naturellement elles salirentle coussin. Je jetai un coup d'œil à mon vis-àvis; il me répondit par un clignement d'œil et un léger haussement d'épaules, qui signifiait, à ne pas s'y méprendre; « Q_ue voulez- · · vous ?c'est la jeunesse du jour!» Et, se détournant vers la portière, il plongea ses yeux dans le paysage. Moi aussi j'adore les paysages; cependant je tournai mes regards vers les pieds à bottines, qui, par un heureux hasard, se trouvaient tout près de moi. Je n'étais pas seul à les considérer, ces élégantes bottines sans gêne et sans façon; l'en21
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fant, de son côté, ne s'en faisait pas faute; elles paraissaient l'intéresser au plus haut point; et quand il releva ses grands yeux tout grands ouverts, j'y lus clairement le petit travail qui s'opérait tout doucement dans sa pensée. Se voyant observé, il détourna les regards, et je fis de même; mais un moment après, ils étaient revenus aux séduisantes bottines. De mon côté, j'étais pris, et, sans qu'il y parût, du coin de l'œil je suivais la scène. Cela ne dura pas bien longtemps; car notre élégant descendit à la première station, non sans avoir laissé une double trace de son passage, un air vici~ ·et des coussins salis. Le train se remit en marche; alors commença une seconde scène, celle-ci plus instructive encore que la première. La bottine avait disparu ; mais la mai que y était, et l'exemple allait agir. En effet je vis bientôt une des petites jambes pendantes, celle qui était de mon côté, s'écarter insensiblement de sa voisine et doucement, doucement, car l'enfant n'était pas tout à fait tranquille au sujet de la liberté qu'il allait prendre, s'allonger vers le coussin. Les parents n'y prenaient pas garde, chacun d'eux lisant de son côté. L'enfant me regarda comme pour savoir ce que je pensais de sa tentative; je me gardai bien de rien laisser paraître, et je feignis de m'absorber dans la lecture, pour ne pas faire manquer l'expérience. Elle réussit pleinement; après quelques hési-
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tations, quelques coups d'œil donnés à droite à gauche, le bambin finit par s'enhardir et par étendre décidément son pied sur la trace même des bottines éducatrices. L'exemple avait porté ses fruits. A ce moment le père leva les yeux et l'enfant reçut ce qu'on appelle familièrement une calotte, qui ramena vivement la jambe délin·quante à la position normale. Ce père évidemment (c'était, je crois un ouvrier à l'aise), n'avait pas lu nos règlements scolaires. Voilà, Messieurs, ma petite histoire; oubliez le soufflet, si vous pouvez; n'oubliez pas les bottines et la petite jambe. Nous voici arrivés à destination; nous descendons à l'hôtel. Vous savez que le mot signifie maison hospitalière; mais les étymologies sont bien souvent trompeuses, et avec le temps les mots perdent singulièrement de leur sens primitif. Je vous fais grâce des repas, où, à de rares exceptions près, le bruit des cuillères et des fourchettes a remplacé celui des conversati6ns. Les convives mangent généralement sans mot dire, tout à leur assiette, et les voisins de table se corn portent les uns vis-à-vis des autres comme les compagnons de voyage. Chacun pour soi, et la table pou.r tous. ~ Allons donc nous coucher, c'est ce qu'il y a de mieux à faire: aussi bien sommes-nous fatigués et avons-nous besoin de repos. Après une journée passée en chemin de fer, nous
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allons enfin goùter les douceurs du sommeil. Charmante illusion, bientôt dissipée! Votre chambre donne inévitablement sur un corridor; or, si votre chambre est à vous, au moins pour la nuit, le corridor est à tous, aux garçons d'hôtel d'abord et ensuite aux voyageurs. Commençons par les garçons; nous viendrons ensuite aux voyageurs. J'ai souvent rêvé, dans mes insomnies, une maison d'éducation spéciale pour les garçons d'hôtel; là, entre autres choses, on leur apprendrait que, lorsqu'un voyageur se couche, c'est généralement pour dormir; ou encore que la nuit n'est pas le jour, et autres vérités importantes, bien qu'élémentaires, dont ils n'ont pas la moindre notion. ~ussi, pendant que vous tournez et retournez votre tête endolorie où roule encore le train, sur l'oreiller banal, le garçon, lui, arpente à pas bruyants et pesants le long corridor sonore: il prend, il jette les chaussures, parfois même il sifflote, il chantonne. Il ne s'avise pas, le brave et honnète garçon, qu'il y a là, près de lui: des gens qui in_ oquent le v sommeil, qui sont venus pour dormir, qui paieront comme s'ils avaient dormi. Point. Ce n'est pas qu'il soit méchant, non; mais il n'est pas élevé. Ah! ma maison d'éducation !. .. Cependant minuit à sonné; le garçon a fini son service, il dort, lui, il ronfle; enfin vous allez dormir à votre tour; déjà un délicieux
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assoupissement, p·récurseur du sommeil, vous engourdit et vous détend. C'est pour le coup que vous avez compté sans votre hôte, ou plutôt sans vos hôtes: Avec fracas s'ouvre la porte voisi.ne; vous vom réveillez en sursaut. Qu'est-ce donc? C'est un voyageur qui revient guilleret du théâtre ou dµ café, ou qui arrive par un train de nuit; car, par ce temps de locomotion fiévreuse, les chemins de fer ont résolu le problème du mouvement perpétuel. Bref, ce voyageur n'entend pas rentrer sans bruit; il est chez lui, du reste : il a payé. Donc il bouscule les chaises, il jette ses bottes et la porte après; il tousse, il crache, il chante le refrain du jour, il « complimente l'armée française ». De ses voisins, il n'a souci ni cure; tant pis pour ceux qui ont le sommeil léger, tant pis pour ceux qui sont malades ; lui, il dort comme une souche, et il se porte comme un charme. Heureux encore si vous n'avez qu'un voisin, car vous pouvez en avoir jusqu'à trois, un à droite, l'autre à gauche, et le troisième sur la tête, ce dernier particulièrement redoutable. Vous allez me dire que j'exagère,que je plaisante. Si le ton est plaisant, la chose ne l'est guère, et pour peu qu'on ait voyagé, on sait à quoi s'en tenir sur le degré auquel en est arrivée ce qu'on pourrait appeler l'éducation sociale des générations roulantes. Encore je n'ai parlé que de rapports accidentels ; que n'aurions-nous pas à dire de ces
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rapports permanents que crée le voisinage et surtout la contiguïté des logements dans les villes, et qui souvent tournent en hostilité déclarée et en guerre ouverte ! Au lieu de s'entendre dans leur intérêt commun, il n'est pas rare que des voisins s'ingénient à se rendre la vie insupportable. J'en ai connu qui s'épuisaient en inventions diaboliques pour se pousser à bout; ils avaient réussi à se priver l'un l'autre p esque complètement de sommeil; quand finissait le charivari d'en haut, alors commençait le charivari d'en bas, et la nuit se trouvait ainsi partagée à peu près par moitié,en deux charivaris d'égale durée. C'était une sorte de rage; ils en seraient devenus fous, ils se seraient entre-tués, que je n'en aurais pas été surpris. Et quel exemple pour des familles! car ces aimables voisins étaient mariés l'un et l'autre. Que peuvent devenir des enfants formés à pareille école ? Dans une autre maison, une nuit, à l'étage supérieur, on dansait; au-dessous une pauvre femme agonisait. On monta, demandant gràce : la danse continua, et la pauvre femme rendit le dernier soupir. C'ést la férocité de l'égoïsme; et ne serait-on pas tenté de répéter avec une légère variante, le mot fameux, en l'ajusta.nt au temps :
Fraternité, tu n'es qu'un nom.
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Il semble qu'au temps où nous sommes, la possession de ces droits qu'on appelle ambitieusement im prescriptibles et inaliénables, ait mis dans les rapports des hommes un surcroît de raideur et de susceptibilité ombrageuse. A force de prétendre faire valoir en toute occasion et avec une rigueur jalouse ces droits précieux, nous finissons par nous empêcher les uns les autres d'en jouir, ou par en rendre la jouissance illusoire; car, enfin, l'abus que les uns font de leur liberté ne prive-t-elle pas les autres de la leur? Vous avez, dites-vous, le droit de chanter ce que bon vous semble dans la rue, et vans en usez pour chanter des chansons obscènes ; mais, par là même, vous m'ôtez à moi et aux miens la jouissance de la rue; car je ne puis, je ne dois pas exposer mes enfants au scandale. -Ainsi entendue, la liberté des uns, c'est l'oppression des autres; c'est la tyrannie multipliée à l'infini. Pour un tyran, on en a mille. Quand donc comprendrons-nous que tout droit, toute liberté a son correctif et sa limite dans le droit d'autrui ? que prétendre user de ses droits dans toute leur étendue est une prétention absurde et antisociale? que nous ôtons ainsi à la vie de société tout son charme 'e t ses avantages? que la vie n'est tenable que grâce à des ménagements et des concessions mutuelles, et que si chacun veut une liberté absolue, il n'y aura plus de liberté du tout pour personne?
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Si de la vie de la société, nous passons à la vie politique, c'est bien une autre affaire. Je ne parlerai pas trop des journaux, ni des journalistes, je laisse à votre perspicacité naturelle le soin de pénétrer_ les causes de ma réserve à ce sujet délicat. C'est une bonne et belle chose que la presse; elle a rendu, elle rend chaque jour d'incontestables services ; mais il nous sera bien permis de dire que son éducation est ioin d'être achevée, et que si la liberté, si l'égalité lui sont chères, elle oublie trop souvent les leçons de le.ur mère commune, la fraternité. J'ai dit leur mère, car croyez-le bien, c'est moins à la raison humaine qu'elles doivent le jour, qu'à la fraternité. Le« Aimezvous les uns les autres» a précédé de loin la Déclaration des droits de l'homme. Quels sont les hommes qui ont travaillé avec le plus d'ardeur, avec le plus de passi_ à la conon quête de nos. grands principes, sinon ceux qui étaient le plus vivement et le plus profondément touchés des misères sans nombre,· des souffrances inouïes qu'engendrent la tyrannie et l'inégalité ? C'est l'amour, c'est le cœur qui a préparé, amené l'avènement de ces _principes régénérateurs ; c'est à sa douce et féconde chaleur que sont écloses les pensées sublimes, ce sont les larmes de la pitié qui les ont fait fleurir et fructifier. Oui, Vauvenargues a cent fois raison, les grandes pensées, et, j'ajoute, les grandes réformes viennent du cœur.
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}Jais alors prenons garde que l'amour ne tourne en haine, et le lait en fiel. Ce ne serait pas la première fois qu'on aurait vu les contraires engendrer les contraires, et la tyrannie sortir de l'aftranchissement; prenons garde, nous aussi, que la liberté et l'égalité ne finissent par tuer la fraternité. Souhaitons donc que la presse politique, car je ne parle pas de cette presse immonde qui n'est qu'une spéculation éhontée · sur les plus bas penchants de notre nature, souhaitons que la presse digne de ce - nom deviE.nne un peu plus fraternelle ; qu'elle s'inspire de notre devise républicaine, mais entière et sans la mutiler; qu'elle montre moins d'acharnement contre les personnes, et plus d'attachement au meilleur de tous les principes; qu'elle veuille bien admettre qu'un homme peut se tromper et qu·e l'erreu~ involontaire est excusable, et les erreurs patriotiques respectables; qu'elle veuille bien réserver pour les voleurs et les assassins, qui sont encore assez en nombre, les injurieux qualificatifs qu'elle prodigue parfois aux hommes les plus honnêtes et même aux plus grands citoyens. Si nous voulons savoir ce qui reste en certains lieux et milieux de cette immortelle devise, entrons en passant dans quelqu'une de ces réunions dites électorales ou publiques ou ... Mais peu importe le nom, c 1est la chose qu'il faut voir. Seulement tenons-nous prudemment près de la porte, car ce n'est pas
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�37°
CHEMIN FAISANT
tout d'entrer, comme dit maître renard, il faut pouvoir sortir, et, si possible, sortir en bon état. Ecoutons. Voici un député qui a galamment invité ses électeurs à venir l'entendre; il veut, cet honnète mandataire, rendre compte de son mandat. Notez qu'il ne s'agit pas pour lui d'exercer un droit, chose généralement agréable, mais bien de remplir ce qu'il considère comme un devoir, chose non moins généralement pénible. Il monte à la tribune, il ouvre la bouche, il parle ... mais ce n'est pas lui qu'on entend; ce qu'on entend, ce sont des cris, des huées, des sifflets.
Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement,
disait Boileau, parlant de Paris. Dieu surtout, ajouterait quelque philosophe morose. Le malheureux député se consume en efforts désesp érés. A défaut de la parole, car il ne s'entend plus lui-même, il essaie de l'éloquence du regard, du geste; tout est vain. Au nom de la liberté, on étouffe sa voix. Cependant des protestations se font entendre; ses partisans essaient de le soutenir; alors la scène change, u11e lutte s'engage, et, au nom de la fraternité, les coups pleuvent, drus comme grêle; personne n'est à l'abri , pas même l'infortuné mandataire : c'est le triomphe de l'égalité. Sauvons-nous, il n'est que temps; fuyons, non sans jeter un coup d'œil sur la façade de l'édifice, où brillent en
�CHEMIN FAISANT
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lettres colossales les trois mots magiques : Liberté, Égalité, Fraternité. Ah! réunion n'est pas union. Heureusement toutes les réunions ne sont pas de ce genre; il en est de pl us paisibles, quoique non moins nombreuses, et nous venons de voir, .par l'exemple des instituteurs réunis en congrès, qu'on peut parler et se faire à peu près entendre; qu'on peut discuter, sinon sans quelque bruit, au moins sans pugilat. Si de la vie politique dont nous venons d'esquisser quelques traits nous passons à la vie domestique, quels tableaux, quels tristes tableaux se présentent à nos regards! Ce qu'est la vie domestique dans une multÙude de familles, vous le savez mieux que personne, vous, Messieurs, vous qui luttez chaque jour pour en combattre les déplorables exemples et les pernicieux effets, vous qui souvent trouvez des ennemis dans ceux ou celles qui devraient être vos meilleurs auxiliaires. On ose à peine jeter un regard dans certains intérieurs, où règnent la débauche et la discor,de sa compagne, dans ces sombres milieux corrompus et corrupteurs. Il semble q Ùe le mal augmente dans la proportion même des efforts généreux tentés pour le combattre : c'est que la loi de l'obligation scolaire ne date que d'hier, et que .Je mal a ses racines dans un passé déjà lointain; c'est aussi qu'en maint et ma'int lieu cette loi salutaire rencontre dans l'incurie, dans l'igno- .
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CHEMIN FAISANT
rance et l'égoïsme des familles, des obstacles presque insurmontables, sans parler de ceux qui tiennent à l'organisation par trop naïve du système des sanctions destinées à en assurer l'application. Il y a tel arrondissement que je pourrais citer, où la fréquentation scolaire est moindre aujourd'hui qu'av;rnt la promulgation de la loi-: Je fait paraît invraisemblable, mais j'en ai des preuves irrécusables. Ce qui est malheureusement certain, c'est qu'il y a maintenant des générations d'enfants, non seulement dépourvus de toute instruction, mais, ce qui est plus grave, de toute moralité. Les pauvres enfants sont naturellement ce que sont leur parents; c'est une proie réservée à la débauche et au crime. Que dis-je : réservée? II sont, avantl'heure, initiés à tous les secrets du vice et à toutes les audaces de la perversité. C'est une des choses les plus lamentables de ce temps-ci, que cette horrible précocité,et l'accroissement rapide de ce qu'il faut bien appeler la criminalité enfantine, encore que ces deux mots jurent de se trouver ensemble; car ce ne sont plus seulement des jeunes gens, des adolescents, ce.sont de jeunes garçons, des enfants qu'on voit traîner chaque jour sur les bancs de la justice criminelle. Ils n'ont pas même connu l'âge de l'innocence, ils n'ont été qu'à l'école du vice, ils n'ont reçu d'autre éducation que celle du crime ; et ce ne sont pas s'eulement des exceptions, des individus iso-
�CHEMIN FAISANT
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lés, perdus dans la foule; ce sont parfois de . véritables bandes et des bandes organisées. A qui s'en prendre? à la misère? :Mais il y a eu des temps où la misère était bien autrement profonde, et qui pourtant n'ont pas connu cette démoralisation du tout jeune âge. De ces enfants, beaucoup sont sans famille, et, pour ceux qui en ont, trop souvent la famille est un enfer. Tout récemment encore, deux femmes de cœur, - leurs noms sont sur vos lèvres, émues du sort de ces enfants qu'exploite ou martyrise la brutalité paternelle, jetaient le cri d'alarme, et nous appelaient au secours de toutes ces viotimes qui se noient dans la honte ou le désespoir; elles nous appelaient au sauvetage de l'enfance maltraitée ou abandonnée. Une autre chose navrante jusqu'ici presque inconnue, et de nos jours presque fréquente, ce sont les suicides d'enfants. N'estce pas étrange et terrible? D'où leur vient ce mépris de la mort et ce dégoût de la vie? La vie sans doute ne s'offre pas à eux sous un aspect riant, encore que parmi ces désespérés de la première heure beaucoup ne soient pas des enfants pauvres ou malheureux. Il y en a qui se tuent pour une contrariété, pour un rien. Ne serait-ce pas qu'ils n'entendent parler que cl meurtres et d'assassinats, que · les journaux remplissent les imaginations de récits funestes, qu'ils habituent. ainsi à l'idée de
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la mort, si bien que se tirer un coup de revolver finisse par sembler chose toute simple et tout ordinaire? Vous me direz que ces enfants ne savent pas ce qu'ils font. Sans doute; mais comment donc ont-ils été élevés? N'ont-ils donc ni père ni mère, ni frères ni sœurs? Ne leur arrive-t-il donc pas de songer à la douleur que va causer leur crime, au désespoir qui va suivre leur mort? Sont-ils donc indifférents à tout? L'idée du devoir n'a-t-elle donc jamais pénétré dans leurs âmes obscures? Pour eux n'y at-il donc rien dans la vie, rien au delà? C'est affreux. · Comme je le disais, parmi ces enfants il y en a qui appartiennent à des familles aisées. Qu'est donc devenue l'éducation dans ces familles, et quel vide fait-elle donc dans les intelligences, quelle glace dans les cœurs? Hélas! il est trop vrai qu'à tous les degrés de l'échelle sociale, on se désintéresse de l'éducation; on ne s'occupe et ne se préoccupe que d'instruction: on croit que tout est là. Mais je me tro.mpe : on n'ignore pas, on ne peut ignorer que l'arithmétique apprend à compter et non à bien vivre; que la géographie apprend à se diriger sur la carte ou sur le globe et non à marcher droit dans la vie; que l'instruction, en un mot, n'est qu'un auxiliaire de l'éducation et n'en a pas la vertu moralisa tri ::e; on sait bien qu'on peut être fort honnête homme sans connaître l'histoire
�CHEMIN FAISANT
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ancienne ni même l'histoire contemporaine, et qu'avec tout le savoir du monde on peut n'être qu ' un franc égoïste, vicieux et pervers. Mais, pour faire instruire un enfant, il n'en coûte guère, et la plupart du temps il n'en coûte rien, ni matériellement, ni · moralement; on n'a qu'à le livrer à un maître, à l'envoyer dans une école, ou, ce qui est l'idéal pour bien des parents, à le jeter dans un internat : alors on reprend toute sa liberté, comme si l'on n'avait pas d'enfants. Il en est, - et le nombre en est grand, et il va toujours croissant, - qui· trouvent encore plus commode-de n'avoîr pas même à se débarrasser de. leurs enfants, et, pour cela, de n'en pas avoir du tout; -seulement, le célibat, en affranchissant des devoirs les plus nobles, les plus véritablement humains, le célibat appauvrit le pays et le démoralise, et il engendre une plaie bien autrement funeste, plaie vivante et mortelle, que je ne veux même pas appeler par son nom, mais qui s'étend et s'étale sous nos yeux, sous nos fenêtres, et dont je voudrais qu'on ·e.ût le courage et la pudeur de nous épargner le dégoùtant spectacle. Or, ces spectacles-là, ils ont au plus haut point la vertu éducatrice, la vertu de l'exemple, car ils parlent aux yeux, ils bravent les regards, et ils trouvent dans l'indulgence publique qui les tofère et les couvre, dans les complaisances qui les entourent, une force irrésistible d'expansion contagieuse.
�CHEMIN FAISANT
Voilà comme tout s'enchaîne, et comme l'indifférence en matière d'éducation finit par créer à l'éducation elle-même des obstacles insurmontables et d'inévitables dangers. Mais pourquoi cette indifférence? Quell e en est donc la source ? · Je vous le dirai simplement et hardiment: c'est qu'aujourd'hui l'équilibre est rompu, momentanément, je l'espère, - mais enfin l'équilibre est rompu entre le droit et le devoir. On met tout dans l'un des plateaux; on ne met presque plus rien dans l'autre. Tandis que la vie extérieure, civile ou politique, s'offre à nous toute hérissée de prétentions excessives, d'exigences farouches, de revendications menaçantes, la vie intérieure, domestique ou individuelle, ne nous présen te souvent que la recherche égoïste des satisfactions de tout genre, et la négligence ou la fuite de toutes les obligations morales. Or l'éducation, je la définirai d'un mot, qui est clair et qui sonne, ce n'est pas le droit, c'est le devoir, le devoir des deux côtés, celui des parents et celui des enfants; et pour amener les enfants à faire leur devoir, il faut què les parents commencent par faire le leur, et qu'ils prêchent d'exemple. C'est chose assujettissante et souvent pénible, pleine de sollicitude et d'inquiétude, que l'œuvre de l'éducation; elle veut de la suite, de 'la patience, du tact, de la persévérance, et, par-dessus tout, de l'affection, une affection
�CHEMIN FAISANT
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véritable, celle qui aime les enfants pour euxmêmes, et non cette affection égoïste, qui ne chercile en eux que des satisfactions d'amourpropre, qui ne voit en eux qu'une distraction agréable, un jouet pour grandes personnes. Pour élever, pour bien élever ies enfants, il faut les suivre de près, d'une surveillance légère, insensible mais constante; les observer avec une attention vigilante sans obsession; épier la naissance des inclinations mauvaises pour les redresser à temps et sans rudesse; faire fête aux bonnes inspirations qui leur viennent, encourager leurs bons sentiments, décourager les autres, acquérir et montrer les qualités qu'on veut leur donner; car jamais la rudesse n'inspira la douceur, ni la grossi-èreté la politesse, ni la fausseté la franchise, ni l'égoïsme le dévouement; il faut leur épargner les spectacles qui les troublent, les conversations qui fourvoient leur curiosité si vive et si pénétrante; il faut leur faire aimer le foyer domestique, car c'est à sa douce flamme que le cœur de l'enfant s'éch~uffe, comme celui du vieillard vient s'y réchauffer encore; et pour cela il faut en bannir la morosité, l'ennui; y entretenir, autant que le permettent les inévitables épreuves de la vie, y entretenir une gaieté saine ou au moins une humeur égale, car l'égalité d'humeur est la plus sûre garantie du bonheur domestique, -comme elle est la meilleure condition possible pour l'éducation.
�CHEMIN FAISANT
r.Iais, me direz-vous, vous nous parlez toujours des parents, vous ne nous dites rien des maîtres. Eh! Messieurs, parler des uns n'est-ce pas aussi parler des autres? D'abord beaucoup d'entre vous sont pères de famille, beaucoup le deviendront, je l'espère, et je le leur souhaite du fond du cœur, comme ce que l'on peut souhaiter de meilleur au monde. Enfin, maîtres et parents ne sont-ils pas associés dans une œuvre commune? Sans doute, les conditions où ils sont placés sont plus que sensiblement différentes; la discipline de l'école et l'étendue des familles scolaires ne comportent pas tous les soins et toute la sollicitude que permet la maison paternelle. Toutefois les qualités essentielles du maître, l'affection, la douceur, la patience, sont les mêmes que les qualités nécessaires aux parents et, si l'éducation scolaire a naturellement quelque chose de plus ferme et de plus màle que l'éducation domestique, toutefois leur but et leur.s moyens sont bien réellement les mêmes, et l'on peut dire que les deux n'en font qu'une. Que si l'une faiblit et s'abandonne, c'est une raison de plus pour l'autre, c'est-à-dire pour nous-mêmes, de redoubler de zèle, pour compenser dans la mesure du possible cet affaiblissement de nos forces vives, et ce relâchement de la première autorité morale d'un pays. J'ai voulu seulement, par cette revue bien
�· CHEMIN FAISANT
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rapide et bien incomplète de la situation présente de l'éducation générale sous ses diverses formes, sociale, politique et domestique, vous rappeler l'importance d'une question qui devrait être, à mon sens, la première et la plus constante des préoccupations de l'heure présente; car sans éducation, pas de mœurs, et sans mœurs, sans vertu (souvenez-vous du mot de Montesquieu sur les institutions républicaines), pas de force véritable, pas de stabilité politique, pas de prospérité ni de grandeur nationales. Qu'il me soit permis de le dire en finissant et pour conclure : ce n'est pas sans une certaine surprise et sans quelque désappointement, qu'en parcourant la liste passablement longue des résolutions votées ou proposées au dernier congrès, j'y ai vainement cherché la part faite à la question dont je viens de vous entretenir. Comme compensation à ce silence inattendu, et pour faire suite à ce congrès où toutes les questions ont été abordées; hormis celle de l'éducation, je souhaite à mon tour la convocation d'un second congrès, où la seule et unique question débattue serait précisément celle qui n'a pas été touchée dans l'autre, et que j'appellerais congrès d' éducation. C'est toute ma vengeance : vous la trouverez, je l'espère, assez inoffensive.
FIN
��TABLE DES MATIÈRES
PR&M I ÈRE PARTIE
ÉDUCATION
I. II. III. IV.
-
Athéisme éducatif , , , , , , , Éducation publique , . . , , , , L'éducateur ~u lycée et à l 'éco le Normale . De la discipline; essa i de réforme disciplinaire
25
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DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT
I. II. Ill. -
Menues pensées , , , , , De la pal't faite à l'Université Premi ère form e de la réforme; spécial . . . . . • •
, . , , , . . dans ses réformes . l'enseignement dit • . . .
77 Sj
�TABLE DES MATIÈRES Mouvement et pression de l'opinion; le public, la presse V. - Des besoins intellectuels d'une démocratie; réforme de 1880-84; de quelles erreurs pédagogiques elle est sortie; programme mosaïque . VI. - Caractères essentiels de l'enseignement secondaire; économies de temps réalisables; une forme nouvelle de l'enseignement classique; nécessité du latin pour nu enseignement secondaire quelconque . VII. - Ambition, confusion . VIII. - Le petit baccalauréat primaire IX. Inspection, inspecteurs. X. Administrateurs, administrés; retraite, retraités IV . -
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III
104
13.,
1 39
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TROI SI ÈME PARTIE
MORALE
I. II. III. IV. V. VII.
-
VI. -
Trop de morales, pas de morale Scepticisme et sceptiques . Pessi misme. Bonnes mœurs la vie, l e bonhe ur, la vieillesse la passion, l'humeur Conduite
/
�TABLE DES MATIÈRES
QUATRI ÈME PARTIE
DIVERS
Le suffrage universel; la République de 1870; liberté, égalité, fraternité . II. - La presse politique; députés; radicaux JI [. - Trop de sciell.fe IV. - Religion V. - Belles lettres . VI. - De quelques peupl es VII. - Un peu de tout . VIII. - Rubans et palmes . · IX. - Ceci et cela X . - L'académie et la langue APPENDICE. Nécessité de l'éducation (Conférence)
I. -
FIN DE LA TABLE
Saint-Amand (Cher) , -
Imprimerie de DESTENAY, Buss1à1rn Faèaes,
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1|TABLE DES MATIÈRES|389
2|PREMIÈRE PARTIE : ÉDUCATION|9
3|I. - Athéisme éducatif|9
3|II. - Éducation publique|33
3|III. - L'éducateur au lycée et à l 'école Normale|54
3|IV. - De la discipline ; essai de réforme disciplinaire|66
2|DEUXIÈME PARTIE : ENSEIGNEMENT|85
3|I. - Menues pensées|85
3|II. - De la part faite à l'Université dans ses réformes|93
3|III. - Première forme de la réforme ; l'enseignement dit spécial|100
3|IV. - Mouvement et pression de l'opinion ; le public, la presse|112
3|V. - Des besoins intellectuels d'une démocratie ; réforme de 1880-84 ; de quelles erreurs pédagogiques elle est sortie ; programme mosaïque|119
3|VI. - Caractères essentiels de l'enseignement secondaire ; économies de temps réalisables ; une forme nouvelle de l'enseignement classique ; nécessité du latin pour nu enseignement secondaire quelconque|132
3|VII. - Ambition, confusion|141
3|VIII. - Le petit baccalauréat primaire|147
3|IX. Inspection, inspecteurs|154
3|X. Administrateurs, administrés ; retraite, retraités|162
2|TROISIÈME PARTIE : MORALE|171
3|I. - Trop de morales, pas de morale|171
3|II. - Scepticisme et sceptiques|183
3|III. - Pessimisme|188
3|IV. - Bonnes mœurs|195
3|V. - La vie, le bonheur, la vieillesse|204
3|VI. - La passion, l'humeur|215
3|VII. Conduite|227
2|QUATRIÈME PARTIE : DIVERS|249
3|I. - Le suffrage universel ; la République de 1870 ; liberté, égalité, frater|249
3|II. - La presse politique ; députés ; radicaux|261
3|III. - Trop de science|275
3|IV. - Religion|281
3|V. - Belles lettres|286
3|VI. - De quelques peuples|304
3|VII. - Un peu de tout|310
3|VIII. - Rubans et palmes|325
3|IX. - Ceci et cela|335
3|X. - L'académie et la langue|350
2|APPENDICE. - Nécessité de l'éducation (Conférence)|359
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Histoire des jouets et des jeux d'enfants
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Jouets
Jeux
Creator
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Fournier, Édouard (1819-1880)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
E. Dentu
Date
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1889
Date Available
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Ecole normale de Lille
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Université d'Artois
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JOUETS & LES JEUX
D'ENFANTS
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HISTOIRE
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EDOUARD
& SEPT 1963
DES JEUX
FOURNIER
D'ENFANTS
PARIS E. DENTU, ÉDITEUR
Libraire de la Société des Gens de Lettres
3,
PLACE T1E VAL0I3, PALAIS-ROYAL
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"""ÉÇOlt'NORMALE CE LîLtl
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N! d'Inventaire N2 de Catalogue Cote
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��PRÉFACE DE L'ÉDITEUR
Edouard Fournier qui a laissé tant d'ouvrages pleins d'esprit et d'érudition, s'occupait, quand la mort l'a frappé, de rechercher, de rassembler et de retoucher pour la réimpression un grand nombre de savantes dissertations, de spirituelles causeries, de fines et délicates notices, d'excellents morceaux de critiques qu'il avait dispersés ça et là, depuis plus de trente ans, dans les journaux et les revues de Paris et de la Province. Il y ajoutait beaucoup de notes curieuses qu'il retrouvait au fond de ses portefeuilles et qui devaient apporter leur contingent inédit aux recueils destinés à former ses œuvres historiques, archéologiques et littéraires.
�C'est un de ces recueils, tout à la fois sérieux et amusant, émaillé d'anecdotes curieuses et piquantes, que nous offrons aux lecteurs qui ont dû déjà tant d'heures délicieuses à l'auteur de l'Esprit des autres, de l'Esprit dans l'histoire et du Vieux Neuf. Ils y retrouveront la manière et les procédés littéraires qui ont fait le succès de l'intelligent et spirituel savant. E. DENTU.
�PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE Iot
LES JOUETS D'ENFANTS
Le règne des enfants a commencé Sepuis huit jours, et durera bien une juinzaine encore. Chez les Romains, à , même époque, celle de leurs saturnales, l'était un règne momentané d'un tout ■utre genre : le règne des esclaves ; Hnalgré ce qu'il a de despotique, j'aime Bncore mieux celui-ci. En ce moment ■put est aux étrennes et pour les étrennes. ■Test partout un tel encombrement de Mouets sur les boulevards, dans les rues, Mans les maisons, que Paris est devenu vraiment inhabitable pour tout le monde, ■ ce n'est pour les marmots et pour les «archands. I On a calculé, car la bimbeloterie a ■ussi ses statistiques, que bon an, mal i
�an, les 3ooo ouvriers qui desservent les quatre ou cinq cents fabriques de jouets qui se trouvent à Paris, livrent au monde plus de 6,000,000 de fr. de cette marchandise enfantine. Or, les trois quarts au moins de cette somme sont dépensés pendant les deux ou trois semaines bien heureuses dont la seconde vient de commencer. C'est là, certes, une sorte d'impôt indirect qui a bien son importance, et que, pour peu que l'on sache calculer, on fera toujours bien de compter dans le budget de la famille. Mais de cette contribution imprévue, bien que revenant à jour fixe , fût-elle plus considérable encore, ne nous plaignons pas ; elle aide à faire tant de véritables heureux, et elle donne à. vivre à tant de pauvres gens ! Nous fournissons de ces brimborions le monde tout entier. En 1853, l'exportation de nos jouets s'élevait à 875,086 kilogrammes; et ce chiffre a presque doublé, surtout depuis que le joujou guerrier est devenu à la mode. A Plombières par exemple, et dans le reste des Vosges, on fabrique pour près d'un million de casques , de cuirasses , de fusils, de sabres. Depuis la prise de Sébastopol
�surtout, ces sortes de jouets font fureur ; 5s papas de tous les pays ne veulent plus armer leurs fils que d'un petit sabre venu de France. Il semble que pour eux, fftst comme un présage de bravoure. De ir côté, les mamans ne veulent pour irs filles que des poupées parisiennes ; il y a déjà bien longtemps qu'il en ainsi. La mère en effet profite du lujou tout autant que l'enfant : la poupée |t toujours coquette, très adroitement irée selon la dernière mode ; il y a ins la coupe de sa robe et de son tablier, ins la manière dont est chiffonnée la Isntelle de son bonnet ou dans la disposition des nœuds de ruban de son petit chapeau toute une leçon de bon goût, telle qu'il n'en peut venir que de Paris. 'mr, la leçon est pour la jeune mère, le Muet est pour l'enfant. Il est reconnu Sue nos modes ne se répandent pas Jftitrement dans plusieurs parties de l'Europe, et surtout dans la plupart des contrées de l'Amérique. I Des gens au goût difficile et qui vou-\ Iraient de la perfection en chaque chose, i Jlpgrettent pourtant que tout le soin soitj Hour la parure de la poupée, et qu'il n'em lœste pas pour la confection de la poupée
�elle-même. Ils demandent à grands cris l'amélioration de cette pauvre petite race vouée depuis trop longtemps aux membres de carton ou de peau rose gonflée de son, aux yeux d'émail et aux perruques de niasse. On leur donne d'horribles poupards dont les jambes et les bras ne peuvent se mouvoir ; ils demandent de jolies statuettes au regard presque animé, aux formes élégantes et aux souples jointures. La petite fille et le petit garçon prendraient là, disent-ils, une première idée du goût artiste. Jean-Jacques, qui voulait tout au contraire qu'on ne mît aux mains des enfants que des jouets hideux, des figures de monstres, des ogres en diminutif, afin de les aguerrir contre les monstres et les ogres rééls, dirait que ces partisans de la Mégalanthropogénésie appliquée aux jouets d'enfants n'ont pas le sens commun ; mais ceux-ci en disent autant de son système, et ils ont plus raison que lui. M. Léon de Laborde est de ceux qui demandent le plus éloquemment l'émancipation de la poupée, trop longtemps garrottée dans ses membres ignobles; enfin, le perfectionnement de tous ces pauvres petits êtres pour lesquels l'indus-
�ie française, mère trop peu soigneuse k sa fécondité, ne tient compte que du ombre et point du tout de la beauté. « Peut-on, écrit-il dans ce beau livre plein d'idées de tout genre, l'Union ks arts et de l'industrie, peut-on dire 'il soit indifférent de mettre des figures 'sproportionnées, des traits grimaçants, laideur, enfin, au lieu de la beauté, sous s 3^eux de ces enfants, dont les fraîches aginations réfiètent avec une facilité erveilleuse les objets les plus fugitifs qui s'attachent à leurs premiers jouets, ivec une passion acharnée, au point de Wps préférer dans leur état de ruine et l'invalidité , à de nouveaux cadeaux ■ans leur fraîcheur ? Qu'a-t-on fait pour améliorer cette industrie et lui donner ■ne direction utile? Lui a-t-on offert de Rons modèles, comme pouvait les créer fascal, le Michel-Ange des enfants, ou out autre excellent sculpteur? S'est-on ttaché à récompenser les sacrifices faits fcar quelques industriels dans ce but (l'amélioration ? Non, on a donné les lédailles à celui qui produisait le plus t vendait le meilleur marché. Qu'en st-il résulté ? que nous tirons de Nuremerg nos bustes en papier mâché ; de
�Saxe , nos bustes en porcelaine ; de l'Angleterre , nos bustes en cire , et qu'avec ces produits de pacotille nous inondons la France de jouets sans distinction, sans physionomie caractéristique, sans signification. » Malheureusement, le jouet comme le veut M. de Laborde, serait beaucoup plus cher, plus fragile, et trouverait l'enfant tout aussi peu respectueux. Voilà ce qui ajourne jusqu'à un avenir indéfini toute idée de réforme pour l'amélioration de la poupée.
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Il n'y a de vrai bonheur, le jour de l'an, que celui des enfants; mais qu'il est court ! Le lendemain est déjà un jour malheureux. Les bonbons sont croqués et il n'en reste plus qu'un triste mal au cœur ; les livres à images sont déchirés ou tachés d'encre, et les verges ou le pain sec sont là pour vous punir du mauvais usage que les marmots en
�nt fait ; enfin on a éventré les chevaux e carton, on a décapité les hommes de ois et les poupées, et, désillusion ! l'on 'est aperçu que bêtes et gens n'avaient ien dans le ventre ni dans la tête. Je ne pleurerai pas sur les hommes e bois, je n'accorderai pas le plus petit egret aux poupées de carton ; c'est une rop laide engeance. Depuis longtemps, :e m'étais indigné de la laideur infligée et stéréotypée, pour ainsi dire, par nos Ifabricants, sur la face de tout ce petit peuple de pacotille, et je ne me suis pas encore aperçu que mon indignation ait porté ses fruits. Les bonshommes ne sont pas moins grossièrement fagotés, et quand ils parlent, ils ont une voix tout aussi fausse ; les poupées n'ont pas gagné non plus le moindre grain de beauté. Que faire ? recommencer mes invectives? J'ai invoqué, pour donner du poids à mes réclamations , l'autorité de M. Léon de Laborde, l'un des hommes de ce temps-ci qui sont le plus compétents en matière d'art et de goût. Aujourd'hui je me ferai fort de ce qu'a dit sur le même sujet le tant regretté Hippolyte Rigault, dans un article qu'il écrivit, il y a quelques
�années, tout en songeant à ses chers enfants qui ne le reverraient plus. « Françaises ou étrangères, disait-il, toutes ces demoiselles les poupées ont leur défaut, et je veux leur dire, avec égard, tout ce que j'ai sur le cœur. Qu'est-ce qu'une poupée, s'il vous plaît ? Ce n'est pas une chose ni un objet, c'est une personne, c'est l'enfant de l'enfant. Celui-ci lui prête par l'imagination la vie, le mouvement, l'action, la responsabilité. Il la gouverne comme il est lui-même gouverné par ses parents, il la punit ou la récompense, l'embrasse, l'exile ou l'emprisonne selon que la poupée a bien ou mal agi ; il lui impose la discipline qu'il subit, et partage avec elle l'éducation qu'il reçoit. « Rien de meilleur que ces applications spontanées du bien et du mal, rien de plus propre à développer la conscience morale de l'enfant. C'est la moitié de l'éducation de la petite fille, que cette comédie charmante de maternité jouée par elle à son profit. Voilà le sens philosophique de la poupée ; aussi tout ce qui rendra plus facile l'illusion volontaire de l'enfant, tout ce qui donnera plus de fondement à son affection et à
�J — 9 — pon autorité maternelle en faisant de la poupée une personne vraisemblable , tout cela sera un progrès. « On a imaginé un mécanisme intérieur qui permet aux poupées de parler. lOn vend des poupées parlantes. J'en ai ivu une qui appelle distinctement son mafia, et qui demande 5oo fr. pour cela. [C'est payer bien cher un accès de venftriloquie. Je n'attache pas un si grand prix à ce tour de force. L'enfant se charge de faire parler la poupée mieux ique tous les mécanismes possibles. L'éducation n'a pas besoin des automates de Vaucanson ; mais ce qui me plairait, ce serait de voir aux poupées un corps moins grossier et moins raide. » Telles qu'elles sont, nos petites figurines parisiennes sont les citoyennes du monde. Je vous ai dit déjà comment elles sont les messagères de nos modes, non seulement en Europe , mais en Amérique. Je vous donnerai encore de nouvelles preuves de leur vogue même chez les sauvages. C'est par les poupées qu'ils commencent à connaître la civilisation. Voici par exemple ce qu'on lisait dans VEcho du Pacifique du 4 juillet dernier:
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« La spéculation la plus profitable n'est pas nécessairement celle qui porte sur les objets de première nécessité. Le luxe, l'agrément, et même le joujou, peuvent revendiquer à bon droit leur part dans les faveurs de la fortune. On nous informe que le genre poupée (celle de carton ou de caoutchouc) obtient à Victoria un succès fou. — Avis à cet article de fabrication française. « Une dame (c'est toujours dans les têtes féminines que poussent les meilleures inspirations) a eu l'heureuse idée de porter à Victoria (Orégon) une aimable enfant de carton, fraîche et mignonne, belle comme le jour, blanche à faire tourner toutes les têtes. Cette fillette enrubannée, vêtue d'une belle robe et d'un beau tablier, fait le bonheur, les délices et le triomphe de la petite fille d'un chef indien, qui l'a payée un prix fabuleux. » A quoi tient pourtant la popularité d'un peuple ? Si l'on vient vous dire que la France est bien vue dans ces contrées, à quoi le devra-t-elle ? à ses joujoux.
�CHAPITRE II
LE MARCHAND DE JOUETS D'ENFANTS I
Il me serait très facile de faire remonter jusqu'aux anciens la monographie des ingénieuses futilités qui vont m'occuper ; je n'aurais qu'à vouloir pour exhumer des livres et des tombeaux l'histoire toute faite et toute illustrée même de ces jouets antiques (Crepundia) qui tiennent une si belle place dans quelque dénouement des comédies de Plaute, et que, par un sentiment de piété vraiment touchante, on enterrait toujours avec l'enfant dont la mort avait interrompu les jeux ; mais ce serait refaire un livre écrit depuis longtemps, celui du prince Biscari : Ragionomento sopra gli antichi ornamenti e tratulli de bambini, et d'ailleurs, autre inconvénient plus grave, ce serait aussi nous attirer le reproche de prendre le plus long pour arriver au petit négoce
�des bimbelotiers parisiens. Même à propos des jouets d'enfants, il ne faut pas, quand on écrit, faire l'école buissonnière. Paris, qui excelle si bien maintenant dans cette industrie enfantine et dans ce commerce, devenus l'un et l'autre, pour lui, une ressource immense, une véritable richesse, ne se préoccupe qu'assez tard des profits considérables qu'on y pouvait amasser, en faisant, comme il s'en avise enfin aujourd'hui, de tous les enfants de l'Europe, voire du monde entier, autant de tributaires pour l'achat de ces petites merveilles à bon marché. Pendant le moyen âge, il en laissa jle monopole à peu près exclusif aux tabletiers du Limousin, aux rustiques sculpteurs du Jura, et aux mécaniciens primitifs et grossiers du vieux Nuremberg. Des petites flûtes de buis, des sifflets, des billes, des billards, longs bâtons propres à jouer au palmail, voilà à peu près tout ce que produisait alors l'industrie parisienne, dans un genre de travail qui la montre maintenant plus féconde et plus habile chaque année. Ce qui va surprendre, c'est que le privilège de fabriquer tous ces petits objets avait
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■été donné aux vanniers, corporation ■d'artisans qu'on ne s'attendait pas, certes, à rencontrer en pareille affaire. (Nous connaissons des lettres royaux atés du 24 juin 1467, en vertu desquels e privilège se trouve bien et dûment -tabli. Ces vanniers-tourneurs, puisqu'il faut les appeler ainsi, excellaient d'ailleurs dans la fabrication du petit nombre d'objets que les droits trop restreints de leur maîtrise leur avaient réservés. Cet art parisien qui sait toujours où se prendre, qui, de tout temps, a de rien fait des merveilles, avait trouvé moyen déjà de se produire dignement. Pour les meubles et les jouets en bois de chêne, l'article Paris, comme on dirait dans le français commercial d'aujourd'hui, de operagio parisiensi, comme on disait dans le mauvais latin d'alors, était partout remarqué et demandé. En ce genre, malheureusement, l'industrie parisienne s'arrêtait là. On trouvait bien encore, çà et là, dans les rues marchandes, autour des tripots et brelans, quelques dey tiers (fabricants de dés à jouer) qui travaillaient l'ivoire ou Varchal (le laiton), puis, aux environs des églises, des
�—- 14 — patenostriers qui étendaient leur droit de faire des chapelets (patenostres) d'os et de cor, de coural et de coquille, jusqu'à tourner et ciseler aussi quelques jouets d'ivoire, et jusqu'à vendre aux nourrices pour leurs nourrissons, de ces hochets faits d'une longue dent de loup dont il est parlé dans la Vénerie de du Fouilloux ; mais encore une fois, c'était là tout. Le bimbelot, ce jouet type, dont le nom, devenu le mot tout parisien bibelot, trouvait son étymologie dans le bambo ou bimbo italien, était déjà connu à Paris sous toutes ses formes, dans toutes ses variétés ; mais le bimbelotier, artisan ou marchand, qui depuis y a si bien pullulé, n'y existait pas encore au complet. Si l'on voulait quelque beau jouet fait d'ivoire, ou bien encore de cyprès d'Irlande, bois recherché alors, comme, on le voit par l'inventaire de l'évêque de Langres, en i3g5, c'est aux artisans de Limoges qu'il fallait s'adresser. Là, bien mieux qu'à Paris, se trouvaient ces bons pingniers (fabricants de peignes) et lanterniers de cor et d'ivoire, qui, ne s'en tenant pas à ouvrer de merveilleux peignes , tout historiés de fines
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Içulptures et de galantes devises, tournaient avec une dextérité sans pareille Ses jolis bilbouquets, dont la vogue fut Kj grande à la fin du XVIe siècle, ou bien Bmi, se prenant à un jeu dont la mode Rie cessa jamais, façonnaient de toutes fcièces, pour les longs loisirs des rois et les seigneurs, des échiquiers mi-partie l'ivoire et mi-partie d'ébène. Cette supériorité des artisans de Limoges est constatée par les lettres de Charles VI, en Sdate du mois de mai 1407, lettres qui confirment justement les statuts des merciers de Paris, et qui , par cet éloge de l'industrie rivale , semblent prendre à tâche d'exciter l'émulation des peigniers parisiens. Comme si cette petite leçon ne suffisait pas, on avait voulu y joindre une sorte de punition. Au lieu d'acheter à Paris ce qui était nécessaire pour le jeu du roi, l'on s'était adressé aux marchands limousins. Du moins trouvons-nous cette curieuse mention dans le compte des dépenses de l'hôtel de Charles VI, année i385 ; « A Pierre Cardeau, Limousin, pour deux tabliers de cipres (cyprès) ouvrés et garnis de tables et eschaitz , achetés pour l'ébatement du Roy. »
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Tous les jouets d'ivoire qui, au temps des étrennes, s'écoulaient dans le commerce des merciers , dorelotiers de Paris , ne venaient pourtant pas de Limoges. Regnault au chapitre XXII de ses observations sur l'estat et peuple de France, nous dit qu'il en arrivait beaucoup de l'étranger, et il entend sans doute par là les villages du Jura qui dépendaient alors de la comté de Bourgogne, mais où l'art des tourneurs et des sculpteurs s'évertuait déjà en toutes sortes de petits chefs-d'œuvre pour les bambins de notre noblesse. Quant aux jouets faits en buis, nous étions encore davantage les tributaires de l'industrie de nos voisins. Olivier de Serres ne peut s'empêcher de s'en plaindre, lorsque, dans son Théâtre d'agriculture (livre VI, chap. X,) ayant à parler du buis bordant toutes les platesbandes de nos jardins bouquetiers, il vient à faire remarquer le commerce ruineux que nous faisions de ce bois utile avec l'étranger. On nous l'achetait très bon marché, mais on nous le revendait fort cher sous ces formes de jouets que nos ouvriers auraient si bien pu lui donner.
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C'est Nuremberg, plus que toute autre ■ville, qui accaparait ces bénéfices. Là se ■trouvaient les jouets innombrables qu'en■viaient et demandaient à grands cris Btous les enfants du monde ; la ville en■tière en était l'immense bazar. Tout ce 'que l'art du bimbelotier moderne façonne aujourd'hui de plus imprévu, de plus ingénieux, s'y fabriquait, s'y vendait déjà. L'aptitude native de la race teutone, son génie de la mécanique, cette habileté infuse qui lui est propre, comme l'a si bien remarqué M. Ch. Magnin dans son Histoire des marionnettes, trouvait là son application frivole, comme elle avait trouvé son application sérieuse dans la construction de tant d'horloges savantes «qui égayent de leurs sonneries, de leurs évolutions astronomiques et de leurs jacquemards, les façades ou les tours de la plupart des cathédrales et des hôtels de ville de la Hollande, de la Suisse et des bords du Rhin. » Partout à Nuremberg et dans quelques villes qui, comme Strasbourg, étaient ses rivales en industrie, la mécanique trouvait où se prendre, et, bon gré mal gré, où faire jouer des ressorts. Tout y devenait un jouet, un automate : la statue
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sainte qu'on plaçait dans l'église, les figurines de patrons ou de patronnes qu'on mettait dans les chapelles pour être adorées à certains jours : « C'est ainsi, dit M. Magnin, qu'à la fin du XVP siècle on voyait dans la cathédrale de Strasbourg, au bas d'un escalier qui conduisait de la nef aux orgues, un groupe de bois sculpté, représentant Samson monté sur un lion dont il ouvrait la gueule. De chaque côté se tenait une figure de grandeur naturelle : l'une embouchait une trompette, l'autre avait à la main un rouleau pour battre la mesure.» Les ressorts de cette pieuse marionnette s'étaient usés à force de se mouvoir. Lorsqu'un peuple , emporté par son instinct industriel, trouve ainsi à l'exercer sur des objets qui sont si loin d'en réclamer l'emploi, jugez de ce qu'il doit faire quand il revient aux travaux, son vrai domaine , sa véritable industrie ; jugez aussi de ce qu'on pouvait faire à Nuremberg et à Strasbourg lorsque, ne s'occupant plus de ces jouets naïvement sacrilèges, on revenait simplement à la bimbeloterie et à ses chefs-d'œuvre. J'ai dit que les plus jolis jouets inventés ou plutôt retrouvés par le bimbelo-
�— 19 — tier parisien, le plus ingénieux qui soit au monde, avaient été jadis fabriqués à Nuremberg pour amuser l'enfance de nos aïeux, au XV° et au XVIe siècle : Je vais maintenant le prouver , et ce sera facile. ■Commençons par un joujou bien alleHind, la toupie d'Allemagne. Au XVIe siècle, on la connaissait, et elle faisait ■ge et tapage dans les salles des écoles ( i ). ■Il en venait des cargaisons de NuremBrg, et surtout de Strasbourg, où on ^i donnait le nom bizarre d'Aber-geiss ;hèvre à avoine). Rabelais, qui s'en bait amusé comme tout bon gamin de m temps, se ressouvint plus tard du lot et de la chose. Voyant les Allemands levenus le jouet commode de Charles*>uint, et tournant comme toupies à sa Volonté, il se mit à dire, dans le Nouveau prologue de son livre IV0 : « En ce ping sont les Saxons, Esterlins, Ostrogots et Allemans, peuple jadis invinci(i) Dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale N° 46 fol. 161 recto, on voit un enfant (jouant à la toupie avec un fouet. Ce manuscrit lui semble être du XIIP siècle parait avoir été exécuté en France. — Francisque Michel.
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ble, maintenant aber-geiss, et subjuguez par un petit homme estropié. » De Nuremberg venaient aussi par ballots ces jouets moqueurs où se retrouve l'esprit de la narquoise Allemagne, «ces petits sauteraux que l'on enferme en une boîte » dit Taboureau dans le XV de ses Ectraignes dijonnaises, et qui se dressent à la grand surprise de celui à qui on les offre et aux grands éclats de rire des autres, sitôt que le couvercle est levé. Les gentes crécerelles, qui servaient de signal dans les églises, le jeudi et le vendredi saint, pendant le silence des cloches, et dont sans respect les enfants s'amusaient tout le long de l'année ; les Moulinets qui rourent au vent étaient aussi des importations nurembergeoises, des hambourgeries, comme on appelait toutes les menues marchandises , clincailleries et autres que nous tirions de l'Allemagne. Nuremberg a même conservé aujourd'hui encore la supériorité du bon marché et de la bonne marchandise pour la fabrication des petits moulinets dont nous venons déparier. C'est un des objets pour lesquels nos ébénistes-bimbelotiers n'ont pas encore pu égaler les Allemands.
�J Natalis Rondot l'avoue avec une sorte (§H chagrin dans son rapport sur la bimbeloterie à l'exposition de Londres : « ils font, dit-il, moins bien que l'Allemagne Ule Jura le moulin à vent en bois, mais font mieux le moulin à vent parasol en papier. » ■Les jouets que je viens de nommer se trouvent tous décrits et assez délicatement figurés dans un livre fort rare ayant pour titre : Les trente-six figuWÊes contenant tous les jeux qui s'y ^murent jamais inventer et représenWer pour les enfants tant garsons que miles, etc.; Paris, 1587, in-8. Ils n'y pont pas seuls : nous y voyons sur l'une ps gravures un joujou de prix et très lerfectionné. C'est un beau cavalier ■rmé de toutes pièces, avec cuirasse, cuis■ards, brassards, gantelet, l'épée nue en ffinain, casque en tête, visière levée, si Mbien que, n'était sa petite taille, on le ■prendrait pour un vrai preux de chair et Çl'os. Il est en selle, un mâtin de forte taille très complètement harnaché lui sert de monture. Ce riche jouet, dont semble s'amuser beaucoup l'enfant qui mène en laisse coursier et cavalier, a dû certainement être dessiné d'après quel-
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que modèle venu de Nuremberg, caroj y excellait, comme nous le verrons, dai la fabrication du joujou militaire. I) reste nous ne saurions trop le répète tout ce qui était jouet de prix, hoch gracieux, s'y faisait à merveille. On n' travaillait pas seulement pour l'amu: ment des bambins, mais encore, ce q étonnera davantage, pour l'ornementd: dressoirs — nous dirions aujourdhJ des étagères — qui se voyaient dan] les chambres des châtelaines (i). Lorsl que Henri, duc de Leignitz, dont oni publié en Allemagne, il y a quelque' années, les pérégrinations aventureus et quelque peu larronnes, vint rendr visite aux Fugger d'Augsbourg et prêt dre place à leur table, on lui fit, à fin du repas, un présent dont toute pri cesse alors se serait émerveillée, (i) On voyait aussi des fripponnes, nom qui l'on donnait à de petites boîtes rondes dans les quelles se vendait le cotignac d'Orléans. De « substantif est venu friponner qui, dans l'originel signifiait manger en cachette en dehors de se; repas quelques friandises. « Les femmes, ajout* Furetière, ont toujours dans leurs poches de quoy friponner. » — Francisque Michel,
�— 23 — le grande dame ne dédaignerait pas [rd'hui. C'était un petit vaisseau en fondu, filé, tordu, portant voiles |ent et tous ses agrès. Il semblait en droite ligne du pays des mille lie nuits ; il arrivait de Nuremberg, (s Arabes d'Espagne avaient fait ravant des prodiges en ce genre. Il sntre autres, un de leurs jouets que veux pas oublier, car c'est encore des plus -ingénieux que l'on puisse re aux mains des enfants. S'il faut roire un savant article paru en juin dans le journal de Dublin, UniverÏMaga^ine, «ils fabriquaient à l'aide ['aimant, de petits cygnes dont on jeait les mouvements à volonté. » [étaient aussi les bimbelotiers orienqui avaient trouvé le procédé repris Iceux de Nuremberg, puis plus tard Iceux de Paris, et qui consistait à fabriquer toutes sortes de figures, oyse|ou poupées, avec une sorte de carIpâte coulé dans des moules : « Estuc [ie paste, dit Philibert Delorme dans Traité d'architecture (livre XI, ch. |que vous moulerez sur des creux où aura tel devis et ouvrage'qu'il vous Era. Comme, ajoute-t-il, on voit estre
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�— 24 — faict à plusieurs compositions de senteur, oyselet de Chypre, miroirs venant du Levant et Constantinople , auxquels pays, ainsi que j'ay entendu, ils enrichissent tous les planchers de leurs chambres et cabinets de telles façons et compositions desquelles j'ay veu la manière qui est très aisée, très belle et de petite despense. » Dans ce que dit ici Philibert deLorme se trouvait pour les bimbelotiers parisiens une belle occasion de s'instruire sur les moyens de mouler sans beaucoup de peine et vendre pour presque rien, et avec bénéfice toutefois, des milliers de poupées en carton. Ils ne s'en inquiètent point alors. Le moment n'était pas encore venu où l'on devait songer aux jouets des enfants du peuple, aux joujoux à bon marché. Alors, à Paris, si l'on savait en ce genre fabriquer quelque chose, ce n'étaient que des objets de prix. Le reste était misérable. » De te donner, lisons-nous dans les JEtreines de Gros-Guillaume à Perine (Paris, 1619, in-8°), de te donner une pirouette de bois, un bilboquet de sureau, une poupée de piastre, un chifflet de terre et un demi-ceint de plomb, rien du
�— 25 — t de cela , car tu n'es plus un "ant. » Voilà donc le beau partage de fant de l'ouvrier le jour desétrennes, 1619: un bilboquet de sureau, une upée de plâtre qui se cassera la pre! ère fois qu'elle tombera par terre ! puis l'on a fait des progrès. Le peuqui travaille a fini par penser à ses fants ; il fait pour lui de jolis jouets i ne lui coûtent pas cher. Mais, encore efois.àlafin du XVIe siècle et au comencement du XVII0, l'artisan de Paris avait pas encore pour sa petite famille soin et ces prévenances là. Sa grande mbition était de travailler pour les fants de princes, voire pour des fils e roi. Pour qui, en effet, aurait été fait, 'non pour un de ces marmots privilégiés, |e microscopique jeu de quilles dont a arlé Regnault à l'endroit cité plus haut, t qui eût tenu, selon lui, dans une boule rosse à peine comme un grain de raiin ? Pour qui, encore, cette petite erveille que nous décrit P. Le Loyer? Un orfèvre de Paris, dit-il, fit une alère d'argent qui se mouvait d'elleême sur une table, les forçats ramant edans. Quand elle estoit au bout de la
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table elle tournoit court de l'autre côté; ce qu'elle faisoit cinq ou six fois. » A Nuremberg, quoique l'on y travaillât beaucoup, nous l'avons vu, pour les enfants de toutes classes, on y fabriquait aussi fort bien le joujou aristocratique, le jouet de haut prix, comme celui dont nous venons de parler. Un certain Jean Hautchs ou Jean Haupt, peut-être le même qui mit en faveur les comédies à marionnettes, dont le succès fut si grand en Allemagne vers la moitié du XVII0 siècle, et qui lui auraient dû leur nom de Haupt action en, excellait plus qu'aucun à Nuremberg dans ce genre de mécanique. Il ne s'en était même pas tenu aux jouets d'enfants; à force de fabriquer de petits chariots faisant leurs évolutions sur une table ronde, il avait fini par s'ingénier de mettre en mouvement, d'après le même système de ressorts, des voitures « qui faisaient deux mille pas en une heure.» Il réussit et fut bientôt imité. Monconys dit avoir vu, en i663, à Nuremberg, un carrosse de ce genre qui avait été commandé par le roi de Danemarck, « lequel carrosse, lisons-nous dans la deuxième partie du Journal de ses voyages, avance,
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Rcule et tourne sans chevaux, et fait Bois mille pas géométriques en une ^eure, seulement par des manivelles que urnent deux enfants qui sont dans le
rps du carrosse, qui font tourner les ues de derrière, et celui qui est dedans ent un bâton qui fait tourner le dedans u carrosse, où sont attachées les deux etites roues pour braquer à l'endroit u'il veut (i) ». Et c'était un simple fabricant de jouets e cette bonne ville de Nuremberg, qui ingéniait de ces inventions dont notre iècle lui-même serait fier. Pour qu'on 'en doute pas, Monconys dit avoir vu
(i) A ces petits chefs-d'œuvre on peut comarer la merveille dont fait mention Tallemant es Réaux dans son historiette du grand ministre e Louis XIII. « Le cardinal, dit-il, donna à "mc d'Enghien une petite chambre où il y avait ix pouppées, une femme en couche, une nour'ce quasy au naturel, en entrant, une garde, une age-femme et la grand-maman. M"" de Ramouillet, M"0 de Bouteville et autres, jouaient vec elle. On déshabilloit et couchoit tous les soirs les ouppées ; on les rhabilloit le lendemain, on les aisoit manger, on leur faisoit prendre médecine. ]n jour elle voulut les faire baigner, et l'on eut ien de la peine à l'èn empêcher. » — Francistic Michel.
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dans la même boutique, auprès de petits canons qui portaient à cinq cents pas, toute une armée de cavaliers et de fantassins prêts à entrer en campagne, les uns contre les autres, et qui marchaient et tiraient par ressorts. C'est pour le Dauphin, fils de Louis XIV, que ce jouet guerroyant avait été fait. Le marchand attendait peut-être pour l'envoyer à Paris que l'heureux marmot eut un peu grandi et qu'il pût s'en servir; en i663, il n'avait que deux ans à peine. On lui avait fait d'avance provision d'amusements. La petite armée nurembergeoise fut sans doute bientôt détruite, car à quelques années de là, en 1670, nous trouvons le dessinateur ordinaire des plaisirs et des ballets du roi, Henri de Gissey, travaillant à en mettre sur pied une autre, malheureusement plus fragile, et moins faite encore pour affronter les dangers de ces jeux de prince. Elle était en carte, et les fines peintures qui l'ornaient et qui nous la font tant regretter n'étaient guère de nature à la rendre plus invulnérable. M. Anatole de Montaiglon a retrouvé dans les comptes inédits des dépensa des bâtiments du roi ce que coûta ce
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agnifique joujou. Il en résulte que, nt à Gissey qu'aux ouvriers qui l'aidènt clans ce travail, l'on ne paya pas oins de 28,963 livres, 14 sous. Doublez tte somme pour la ramener au taux de tre monnaie actuelle, et vous aurez de oi équiper toute une compagnie de ais soldats. Voici quelques extraits de ces curieux mptes que. nous tirons de l'intéresnte étude de M. de Montaiglon sur enry de Gissey : « Du 27 septembre. — Au sieur Gisey, pour employer au payement de artie des petites figures de soldats comosant une armée de XX escadrons de avalerie et X bataillons d'infanterie de arte que Sa Majesté a commandé estre aite pour Monseigneur le Dauphin, la omme de 6.000 fr. Du 11 février 1671. — Au sieur Gissey our parfait remboursement de 28,963 ivres 14 sous, à quoy monte la dépense 'e la petite armée de carte de Monseigneur le Dauphin 9631ivres 14 sous.» Quand ces belles troupes eurent encore été mises hors, de combat, l'on en revint sans doute, pour l'amusement de Monseigneur, aux soldats plus solides, véri-
�tablement armée de réserve, « tant de cavalerie que d'infanterie et les machines de guerre, le tout en argent, » que l'orfèvre du roi, Merlin, avait exécutée, selon dom Calmet, sur les modèles de Chassel de Nancy, afin que le roi, c'était Louis XIV enfant, put apprendre en se jouant le métier de la guerre. Elle avait tenu bon pendant toute l'enfance très guerroyante du père, elle résista de même à tous les caprices d'amusement du fils. En 1677, elle survivait, elle était sauvée, mais c'était pour périr bientôt après. « Si, écrit M. de Montaiglon , elle avait échappé aux hasards du jeu, plus tard, lorsque le grand roi envoya à la monnaie fondre ses tables, ses guéridons, ses cabinets d'argent massif, la petite armée y aura été avec eux, et les petits soldats d'argent se seront changés en vrais soldats de bataille. » Mais, c'est assez parler des jouets de grand prix ; entrons plus au vif de notre sujet, la bimbeloterie parisienne; parlons que des jouets à bon marché. Ce sont des prodiges d'un autre genre.
�II
Si, au XVI" siècle, le joujou mécanique s'exportait de Nuremberg plus que de toute autre ville, pour s'en aller de là émerveiller grands et petits enfants dans tout le reste de l'Europe, Paris, de son côté, s'était créé, dans l'enfantine industrie, une sorte de monopole, une spécialité, comme on dit aujourd'hui, qui avait bien aussi son intérêt et sa valeur. Le goût parfait, la délicatesse de main-d'œuvre, le savoir faire exquis et mignon qui sont restés le grand art de l'ouvrier parisien s'y annonçaient déjà. En attendant mieux , ils s'y jouaient en de très élégantes futilités. On ne s'en tenait pas à ces merveilles minuscules, dont j'ai parlé, et qui servaient de chefs - d'œuvre aux habiles de la rue de la Tabletterie, lorsqu'ils venaient briguer les honneurs de la maîtrise ; on savait aussi, pour le véritable jouet d'enfant, s'ingénier en toutes sortes de fines inventions et de coquetteries charmantes,
�Une chose heureusement trouvée depuis, sans que le reste y ait presque rien perdu, faisait seule défaut alors : c'était le bon marché ; mais comme je l'ai dit, la préoccupation de l'ouvrier n'était pas, ne pouvait pas être là. Sa clientèle, toute composée d'enfants de grands seigneurs, du moins pour la vente de ces joujoux d'exception, n'était pas considérable. Il savait qu'il ne pourrait pas se retirer sur le nombre, il faisait donc payer en conséquence. Ces sortes de jouets n'étaient pas, comme ceux d'aujourd'hui, affaire de pacotille ; on ne les faisait pas, on ne les expédiait pas à la grosse. On les fabriquait sur commande, et comme tels ils étaient façonnés par l'ouvrier, caressés pourrait-on dire, avec le plus grand soin. Il n'y en avait pas un qui n'eût sa petite individualité, qui nefût unerareté, un objet d'art. Les poupées de Paris avaient déjà de la célébrité, et elles le devaient à ce que l'ouvrier pouvait y mettre ainsi toute son habileté, pour le modelage du visage, l'expression de la physionomie et le jeu des ressorts ; l'habilleuse, toute sa coquetterie et tout son goût pour la
�— 33 — façon de la toilette et l'arrangement de la coiffure ; mais elles le devaient surtout à ce que leur cité natale était déjà la plus renommée de toutes pour les choses de la mode. La ville qui donne le ton pour la coquetterie, et vers laquelle sont toujours tournés les yeux et les désirs des femmes du reste du monde, doit aussi, c'est infaillible, être la plus fameuse auprès dés petites filles pour la fabrication des belles poupées. Ce sont deux renommées tout à fait sœurs, deux industries qui ne peuvent aller l'une sans l'autre, et comme nous le prouverons même, beaucoup plus étroitement unies qu'on ne pourrait le penser d'après ces simples mots. Sachant qu'à l'époque dont nous parlons, Paris avait déjà une réputation très bien établie et des mieux méritées pour la bonne façon qu'on y donnait aux robes, pour l'art exquis avec lequel s'y étaient perfectionnées les parures importées d'Italie, je n'ai donc pas été étonné d'apprendre que les poupées de ces bimbelotiers faisaient partout l'envie et la joie des petites filles, aussi bien que ses modes l'ambition et le bonheur des dames.
�- 34 La meilleure preuve que les chefsd'œuvre de nos poupetiers étaient en tout pays connus et demandés, c'est qu'en Bavière même, à Munich, à deux pas de Nuremberg, l'eldorado du jouet I d'enfant, on faisait le plus aimable accueil à ces petites émigrées de la bimbeloterie parisienne. En 1571, la duchesse de Bavière accouche d'une fille ; madame Claude de France, duchesse de Lorraine, qui est une de ses bonnes amies, veut faire à la petite princesse un présent qui puisse agréer à la mère, et aussitôt elle pense à quelques belles poupées de Paris, bien attifées, selon la dernière mode. En attendant que la petite fille puisse s'en amuser, la mère, qu'elles édifieront sur les parures nouvelles, y prendra plaisir et agréable enseignement. Madame Claude écrit donc à cet effet à F. Hottmann : « Elle vous prie, est-il dit dans la lettre, de lui envoyer des pouppées non trop grandes, et jusques à quatre et six, des mieux abillées que vous pourrez trouver, pour envoyer à l'enfant (qui est une fille) de Madame la duchesse de Bavière, accouchée puis n'aguères. » Il est évident qu'ici, encore une fois,
�— 35 — e présent est pour la mère bien mieux que pour l'enfant. Depuis le XIV° siècle jusqu'au XVIIIe, il arriva souvent qu'on s'en fit, du même genre à peu près, entre princesses et dames à la mode, habitant des contrées différentes ; mais c'était alors d'une façon plus directe, plus régulière, et sans qu'il fût besoin de recourir au prétexte d'un présent de naissance, comme ici, ou bien d'un cadeau d'étrennes. Une poupée, non plus poupée de petite fille, mais poupée de belle et bonne taille, poupée bien élevée, majeure, sachant son monde, était expédiée en grande toilette, de la ville dont les modes faisaient loi.— or, l'envoi venait toujours de Paris — vers les cités moins privilégiées, mais non moins peuplées de coquettes, où l'on avait hâte de s'initier complètement aux nouveautés de la toilette et de savoir le dernier mot de la mode courante. Dès l'année I3O,I, nous trouvons dans les comptes royaux, si curieusement analysés par M. L. de Laborde dans le Glossaire de son catalogue des émaux du Louvre, la somme de 459 livres 16 sols donnée à Robert de
�Varennes, brodeur et valet de chambre du roi, « pour pouppées et mainages d'icelles pour la royne d'Angleterre. » Et il s'agit évidemment d'un envoi semblable à celui dont nous parlions. Peutêtre seulement, ce qui n'eût pas été un perfectionnement sans importance, les poupées dont il est parlé étaient-elles tout à fait de la taille de la reine à laquelle on les adressait, de telle sorte qu'après avoir jugé sur elles de l'effet de la toilette, elle pût aussitôt s'en parer. En 1496, nouvelle mention dans les comptes royaux pour une expédition du même genre à peu près. Il s'agit d'une somme que touche encore un ouvrier « pour avoir fait faire et refaire par deux fois, par l'ordonnance et commandement d'icelle dame (la royne) une grande poupée pour l'envoyer à la royne d'Espagne. » Au XVIIe siècle, ces ambassades des poupées parisiennes, allant en plénipO; tentiaires de la mode imposer leurs lois de par le monde, se préparent avec plus de solennité, s'exécutent avec un plus grand appareil. Leur mission se discute en congrès, rien ne se fait à l'étourdie, phaque détail de la toilette est étudié,
�- 37 esé, autorisé, et elles ne partent u'avec la sanction unanime de ce ynode delà coquetterie. Une seule pouée ne suffit plus alors, on lui en djoint une autre, plus modeste, qui era loi pour le déshabillé, comme la remière pour la grande toilette. Cellei s'appelle la grande Pandore, la econde la petite Pandore. Ce sont les récieuses de la société de M1'0 de Scuéry qui prennent soin de leur ajusteent, et d'ordinaire, c'est dans le salon êmede la grande précieuse, le samedi, "our des< petites assemblées, que l'on rocède à la toilette sacramentelle. Furetière, dans son Roman boureois, a parlé « de ces figures vestues selon la dernière mode, qu'on envoyait, dit-il, dans les provinces, » et dans les pays étrangers, aurait-il dû ajouter, car nous savons par une très curieuse anecdote qu'on les expédiait jusqu'en Angleterre, et qu'il n'y avait rien qui pût faire obstacle à leur voyage. « On assure, lisons-nous dans les Souvenirs d'un homme du monde, que pendant la guerre la plus sanglante, entre la France et l'Angleterre, du temps d'Addison, qui en a fait la remar2
�que, ainsi que M. l'abbé Prévost, par une galanterie qui n'est pas indigne de tenir place dans l'histoire, les ministres des deux cours de Versailles et de SaintJames accordaient en faveur des Dames un passeport inviolable à la grande poupée, qui était une figure d'albâtre, de trois ou quatre pieds de hauteur, vêtue et coiffée, suivant les modes les plus récentes, pour servir de modèle aux dames du pays. Ainsi, au milieu des hostilités furieuses qui s'exerçaient de part et d'autre, cette poupée était la seule chose qui fut respectée par les armes. » Je n'aurais pas aussi longuement parlé de ces poupées vo3^ageuses, si le rôle qu'elles jouaient avec une importance et une solennité, pour ainsi dire officielles, n'avait été repris et tenu encore d'une façon plus humble sans doute, mais plus décisive aussi et plus multiple, par ces myriades de fines et lestes poupées dont les migrations commencent avec chaque nouvelle année et qui s'en vont de par les deux mondes continuer et même étendre encore la popularité de nos modes. Ce sont de vraies Parisiennes qui arrivent, on le
�- 39 it, et vite on se met à les imiter et à faire belles comme elles. Rien dé lus exact que toute leur toilette. Si est une poupée du peuple, toute ccorte et proprette, la pauvre fille des iains de laquelle elle sort l'a faite et labillée à son image ; si c'est une poulée grande dame, elle l'a parée comme
|lle voudrait l'être. « Les ouvrières parisiennes, dit l. Natalis Rondot dans son excellent lapport sur l'exposition de 1849, l'ont pas de rivales pour l'habillement le la poupée : elles savent, avec une Irestesse et une habileté merveilleuses, \er parti des moindres morceaux 'étoffe pour créer une toilette élégante, e mantelet, la casarecka et la robe 'une poupée d'un franc sont la reprouction fidèle et correcte des modes ouvelles ; et dans ces costumes chiffonés avec tant de coquetterie, l'habilleuse le se montre pas seulement excellente Ingère, couturière ou modiste ; elle fait preuve en même temps de goût dans le Ihoix des tissus et le contraste des coupurs. Aussi la poupée est-elle expédiée ^ns les départements et souvent à étranger, comme patron des modes ;
�— 40 — elle est même devenue un accessoire indispensable de toute exportation de nouveautés confectionnées, et il est arrivé que, faute d'une poupée, des négociants ont compromis le placement de leurs envois. Les premiers mantelets vendus dans l'Inde furent d'abord portés sur la tête, en mantille, par les dames de Calcutta ; la poupée modèle arriva enfin et l'erreur fut reconnue. » Et c'est la petite poupée ordinaire, la poupée d'un franc, comme vous l'a dit M. Rondot, qui s'en va ainsi dans le monde entier faire la dame à la mode, et dire aux coquettes des deux hémisphères : « Regardez, je suis une Parisienne ; si vous voulez être belle, soyez comme moi ! » Au XVIII0 siècle, il eût été impossible qu'il en fût ainsi. Ces pauvres petites poupées à bon marché, si pimpantes aujourd'hui, étaient alors si grossièrement faites et si mal attifées! On les fabriquait, dit Richelet, avec de « gros drapeaux et du blanc d'Espagne.» Depuis le temps de François Ior, on n'avait rien fait pour les embellir et les civiliser un peu. Le poupetier s'en tenait toujours à cet affreux mélange « de terre, papier et plâtre, » dont il est
�— 4i — arlé dans un compte de 1540, et le ême qui lui servait, en guise de caron-pierre, pour les ornements des cornihes et des plafonds. Pour lui, le onseil de Philibert Delorme, qui ût introduit dans la confection des oupées françaises la délicatesse de pâte, la souplesse de forme admirée alors dans certains jouets orientaux, avait été non avenu. Quelle figure eût "aite cette poupée primitive, ce baby avorton, si l'on se fût mis à l'envoyer courir le monde ! aussi s'en gardait-on bien. On ne permettait l'émigration qu'aux poupées de choix, aux poupées aristocratiques, comme celles dont Claude de France envoyait toute une compagnie à la petite princesse bavaroise ; et surtout aussi à ces poupées de mode, dont je vous ai dit l'histoire. Celles-ci étaient les grandes voyageuses ; et, à cet égard, il se faut bien garder de les confondre avec les autres, comme on l'a fait quelquefois. Quand Savary nous parle, dans son Dictionnaire de commerce, paru en 1723, de « ces belles poupées qu'on envoie toutes coiffées et richement habillées, dans les cours étrangères, pour y porter les modes
�françaises des habits ; » quand vous lisez dans la relation du voyage que Deisbeck fit en Allemagne, et notamment à Vienne, en 1788 : « On suit généralement ici les modes françaises ; on fait venir des poupées de Paris, afin que les dames puissent en faire imiter les costumes par leurs modistes ; » voyez là, non point, ainsi qu'on l'a écrit quelque part, de simples poupées de petites filles, se grandissant, se faisant assez belles pour être bienvenues chez des princesses et pour s'y faire admirer en despotes de la coquetterie, mais au contraire, des poupées ayant mission spéciale, comme la grande et la petite Pandore, dont elles ont repris le galant héritage, ou comme cette belle figure d'albâtre que nous ont fait connaître Addison et l'abbé Prévost. Ce serait faire beaucoup trop d'honneur à la bimbeloterie parisienne, au temps de Louis XIV et de Louis XV, que d'attribuer cette influence cosmopolite à ses produits ordinaires, et que de croire déjà possible alors ce qui l'est si bien devenu aujourd'hui. Une chose nuisit beaucoup aux progrès que cette gTacieuse industrie pouvait faire dès cette
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I époque, et auxquels elle est parvenue I depuis, c'est le manque d'ouvriers et de
I marchands qui en fissent un métier et
I un négoce exclusifs ; c'est enfin, pour I la fabrication comme pour la vente, I l'absence de spécialité. Le jouet d'enI faut ne constituait pas alors une indusI trie et un commerce bien à part, bien I classé. Il n'était que le détail, et non I pas, comme aujourd'hui, le fond d'un I métier. On ne pouvait donc pas arriver, I par une habitude constante et exclusive I du même travail, à cette facilité de I main-d'œuvre qui entre pour une si I grande part dans la prestesse et l'habiI leté'de fabrication, et entre autres écoI nomies, à cette épargne de temps qui ne I s'obtient que pour les ouvrages dont on I se fait une occupation quotidienne, et I qui, après avoir contribué à multiplier
■ promptement le nombre des produits,
I devient par suite une raison de leur bon I marché. Nous avons vu tout à l'heure que le ■ poupetier lui-même ne s'jsn tenait pas à I la fabrication du jouet auquel son métier I devait son nom. Plutôt que de tâcher de I l'améliorer pour en vivre, il lui cherI chait d'autres ressources tout à fait
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— 44 — étrangères. Il allait, par exemple modeler dans les palais royaux ou dans les hôtels ces ornements de plafond ou de corniches dont nous vous avons parlé. De même pour tout le reste du commerce et de l'industrie des jouets d'enfants. Point d'ouvriers, point de marchands vraiment spéciaux, et par conséquent, point d'habileté dans 'la fabrication, point de bon marché dans la vente. Le Dictionnaire des arts et métiers de 1766 contient un article Bimbelot, et peut-être pensez-vous que c'est du commerce du bimbelotier qu'il va nous parler. Point du tout, à peine le nomme-t-il, tant il existe peu alors, tant il est absorbé, étouffé par d'autres plus considérables, qui, à l'aide ce cette concurrence inégale, tuent le petit marchand, mais sans rien faire pour le perfectionnement de l'objet vendu : « Il y a deux sortes de bimbelots, y est-il dit, les uns qui consistent en petits ouvrages fondus d'un étain de bas aloi ou de plomb, telles sont toutes les petites pièces qu'on appelle ménages d'enfants. Les autres consistent dans toutes ces bagatelles, tant en bois qu'en linges, étoffes, et autres matières, dont on fait des jouets,
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comme poupées, carrosses. Ce sont les merciers qui font commerce de ces derniers bimbelots ; les maîtres miroitiers, lunetiers, bimbelotiers, font le trafic des autres. » Le jouet d'enfant, perdu comme détail dans l'immense commerce du mercier, ou bien délaissé dans un coin de boutique du miroitier ou du lunetier, où l'on s'attendait si peu à l'aller chercher, ne pouvait certainement pas être très prospère. Il eût fallu pouvoir s'en occuper, et l'on avait vraiment bien autre chose à faire, principalement chez le mercier. Pour tout le reste de son commerce, si compliqué de minuties, il s'ingéniait, il innovait de bon cœur ; mais pour le jouet d'enfant, qu'il semblait regarder comme un intrus chez lui, il ne tentait rien. Du moins cela me paraît-il évident, d'après les éloges adressés alors à tous les produits de la mercerie française, à l'exception justement du pauvre jouet dédaigné. Le mercier l'avait oublié dans les améliorations de son commerce, on l'oubliait aussi dans le panégyrique. Lorsque, dans une délibération de la chambre de commerce de Lyon du 11 avril 1711, nous voyons toutes sortes de
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paroles flatteuses à l'adresse de ces menus objets, de ces gentillesses auxquelles s'évertue toujours sans jamais s'épuiser le génie industrieux des Français, et qui suffisent à faire vivre « plus de cinquante familles, ou, pour mieux dire, la moitié de Paris, » soyez,sûrs que les jouets d'enfants ne sont là pour presque rien. C'est de la bijouterie qu'il est question, bijouterie fine et merveilleusement travaillée, dont le Petit Dunkerque, à la descente du Pont-Neuf, est alors le bazar le plus visité ; bijouterie fausse, mais d'un charmant travail aussi, et qui lui doit de se vendre assez cher. Il s'agit encore de la mercerie proprement dite, qui par l'ingénieuse variété de son assortiment, met au désespoir tous ceux qui savent ce qu'on y trouve, mais qui, loin de Paris, ne peuvent s'y aller fournir. Voltaire était de ceux-là. Bien qu'à Ferney il fût assez voisin de deux grandes villes, bien munies de confortable, Genève et Lyon, il lui arrivait souvent d'avoir à désirer ce que le mercier du Pont Notre-Dame inventait de petites nouveautés utiles. Nous connaissons de lui à ce sujet, une lettre très curieuse qu'il écrivit en 1766 au marquis de
�Villette: « J'ai, lui dit-il, une plaisante grâce à vous demander, monsieur ; je remarquai, lorsque vous me faisiez l'honneur d'être dans mon taudis, que vous ne soumettiez jamais votre joli visage à la savonnette et au rasoir d'un valet de chambre, qui vient vous pincer le nez et vous échauder le menton. \ Vous vous serviez de petites pinces fort j commodes, assez larges, armées d'un petit biseau qui embrasse la racine du poil sans mordre la peau. J'en use comme vous, quoiqu'il y ait une prodigieuse différence entre votre visage et le mien ; mais il faut que cet art soit bien peu en vogue, puisque je n'ai pu trouver ni à Genève ni à Lyon, une seule pince supportable. Il n'y en a pas plus que de bons livres nouveaux. Je vous demande en grâce de vouloir bien ordonner à un de vos gens de m'acheter une demi-douzaine de pinces semblables aux vôtres. « Il est vrai que voilà une commission bien ridicule. J'aimerais mieux pincer tous les mauvais poètes, tous les calomniateurs, tous les envieux, que de me pincer les joues. Mais enfin, j'en suis réduit là. Je suis comme les habitants de nos colonies, qui ne savent plus com-
�ment faire quand ils attendent de Paris des aiguilles et des peignes. » Si Voltaire eût vécu de notre temps et qu'il eût connu les particularités rappelées plus haut, il n'eût certainement pas oublié la poupée parisienne dans cette ^dernière phrase ; mais elle n'était pas encore à son époque une messagère de civilisation.
III
Vers la fin du règne de Louis XIV, il s'en fallut de peu qu'on ne fît faire un progrès décisif à la fabrication des poupées, et que ces pauvres petites, à peine dégrossies jusque-là par le maladroit bimbelotier, ne devinssent enfin de fidèles imitations des grandes dames de la cour, clignes de peupler un Marly ou un Versailles lilliputien. On se mit alors, en effet, à mouler en cire avec beaucoup d'art de charmantes figures qui, un peu consolidées, se fussent facilement transformées en fines poupées, à la physionomie vive et parlante. L'idée vint presque aussitôt d'en faire des jouets, d'un
�— 49 — grand prix d'abord, mais qui peu à peu auraient pu, en se multipliant, se populariser, et, pour la grande joie des enfants, pour les plus grands profits des bimbelotiers, se faire accessibles à toutes les fortunes. Malheureusement l'idée ne tint pas ; au lieu de l'exploiter innocemment en ces même jouets, on la fit tourner au sérieux et un peu au scandale, comme nous le verrons. Le seul joujou pour lequel cette invention nous semble avoir été mise en œuvre fut celui qui fut donné en présent d'étrennes au petit duc du Maine, en 1675. C'était un brillant cadeau, comme vous allez voir ; peut-être même comprendrez-vous, en admirant ce qu'il avait de merveilleuse perfection, qu'on pût tout d'abord désespérer de l'imiter et de le reproduire, ne fût-ce qu'en partie. L'invention perdit ce qu'elle pouvait avoir d'avenir comme jouet et futilité à s'être fait connaître d'abord par un objet de si grand prix, par un chef-d'œuvre: « En 1675, lisonsnous dans le Mènagiana, Mme de Thianges donna en étrennes une chambre toute dorée, grande comme une table, à M. le duc du Maine. Au-dessus de la porte, il y avait en grosses lettres : Cham-
�5o bre du Sublime. Au dedans, un lit et un balustre avec un grand fauteuil, dans lequel était assis M. le duc du Maine fait en cire fort ressemblant. Auprès de lui, M. de la Rochefoucauld, auquel il donnait des vers pour les examiner. Autour du fauteuil, M. de Marcillac et M. Bossuet, alors évêque de Condom. A l'autre bout de l'alcôve, Mme de Thianges et M'na de Lafayette lisaient des vers ensemble. Au dehors du balustre, Despréaux , avec une fourche, empêchait sept ou huit méchants poètes d'approcher ; Racine était auprès de Despréaux, et un peu plus loin La Fontaine, auquel il faisait signe d'avancer. Toutes ces figures étaient de cire en petit, et chacun de ceux qu'elles représentaient avait donné la sienne. » Cette facilité de faire en cire des portraits du genre de ceux-ci, sans qu'il fût même besoin de laisser aux personnages la taille minuscule qu'ils avaient dans cette chambre du Sublime, fut ce qui détourna l'invention de son premier but, et la tua, comme fabrication de jouets d'enfants, au profit d'une plus sérieuse, mais aussi moins durable. La mode fut toute alors aux portraits de cire. Il y
�eut nombre de modeleurs et de peintres qui n'en firent plus d'autres. Un livre singulier, paru en 1670 sous ce titre : la Toilette galante, nous parle d'un de ces artistes qui s'était ainsi rendu fameux dans tout Paris. Des portraits en pied ou en buste, on en vint ensuite aux simples masques, et c'est alors que le scandale commença. Quand la vogue des bals masqués se mit à faire rage, dans les premiers temps de la régence, on s'avisa de faire modeler à la ressemblance de telles ou telles personnes, hommes ou femmes, mais toutes de la cour et du plus grand monde, des masques de cire d'une fidélité parfaite. On s'en mettait un- sur la figure, comme un double visage ; sur le tout on posait le demi-loup de satin ou de velours au bavolet flottant ; puis on endossait le domino mystérieux, et l'on s'en allait au plus épais du bal. Là tout d'abord on choisissait pour l'intriguer au vif et le turlupiner jusqu'au sang, quelqu'un dont on savait les plus secrètes aventures. On n'y épargnait rien, pas même de ces mots dont l'indépendance du masque ne peut faire pardonner la franchise outrageante. Lorsque le patient
�— 52 — était bien mis hors des gonds, l'on s'éloignait ; mais auparavant, qu'il vous en eût ou non sommé, l'on avait eu soin de lever à demi le loup de velours pour laisser perfidement entrevoir ce portrait de cire , qui n'était lui-même qu'un second masque. L'insulté trompé par la ressemblance s'en allait dès le lendemain chercher querelle et demander raison à celui qu'elle avait trahi. Il n'y comprenait rien, mais ne s'en battait pas moins. — Lemontey, dans son Histoire de la Régence, a parlé des duels très sérieux qui furent souvent la suite de ces coupables plaisanteries, et il a déploré la facilité qu'on y trouvait quand on voulait se venger gratuitement de deux hommes à la fois. — Bien que cette anecdote soit curieuse, je n'en eusse point parlé, si les masques ne faisaient partie du commerce des bimbelotiers. Ce fut un certain Benoît qui excella le plus dans la confection de ces figures de cire , simples masques , portraits entiers, ou même représentations complètes de personnages. Ces dernières étaient modelées en petit, à ce qu'il paraît ; car La Bruyère, qui désigne Benoît par son initiale au chapitre XXI du livre sur les
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Jugements, appelle marionnettes les figures dont il avait peuplé tout un petit salon ou cercle, comme il dit encore, et qu'il s'enrichissait à montrer. Mmo de Sévigné nous a aussi parlé de ce Curtius anticipé. En 1727, il vivait toujours, car il est question de lui, sous cette date, dans le Séjour à Paris de M. de Nemeitz : « Benoît, y est-il dit ( page 368-369) habile peintre et incomparable ouvrier en cire, fait des ouvrages qui approchent fort du naturel. Il a un grand nombre de personnes de la cour du premier rang faites en cire, et il a été exprès en Angleterre pour contrefaire aussi la famille royale de ce temps-là. ». Pendant ce voyage à Londres, Benoît et ses figures durent certainement avoir un certain succès de curiosité ; et comme, chez les Anglais, l'on ne s'en tient pas d'ordinaire à une simple satisfaction admiratrice, même pour les choses les plus futiles ; comme, au contraire, l'on s'ingénie presque aussitôt de les ramener, de frivoles qu'elles sont, ,à une utilité plus pratique et plus commerciale, peutêtre faut-il attribuer à la visite que fit en Angleterre le célèbre montreur de figures l'extension qu'y prit, dès cette
�- 54 époque, la fabrication des poupées de cire. Les Anglais auraient ainsi très heureusement ramassé une idée que nous avions maladroitement laissée se perdre chez nous en futilités et en scandales. Ce qui est certain, c'est que depuis lors nous avons été les tributaires des fabricants de Londres et de Birmingham pour ces poupées perfectionnées, dont il se pourrait cependant que nous leur eussions envoyé ainsi les premiers modèles. Jusqu'à ces derniers temps, nos bimbelotiers, malgré tous leurs efforts et leur intelligence, n'avaient pu arriver à la délicatesse fine et mignonne des poupées anglaises, à visage et buste de cire ; quand on leur demandait par commande quelque jolie dame, quelque belle princesse, dont leurs habilleuses avaient d'avance préparé le splendide trousseau; leurs ouvriers en cheveux, frisé la coiffure ; leurs tourneurs , agencé, poli, arrondi le corps et les membres, il leur fallait, pour se fournir d'une jolie tête à l'avenant, s'adresser à la bimbeloterie de Londres. Enfin, vers 1849, cette inégalité de création sembla disparaître à peu près, à la grande gloire de nos
�artistes en poupées. Celles qui sortirent de leurs mains ne durent plus rien à l'industrie étrangère. Elles furent françaises de la tête aux pieds. Elles luttèrent même à beauté égale, sinon supérieure, avec leurs rivales britanniques, «le buste en cire, écrivit alors M. N. Rondot, dans son rapport, a pendant longtemps été tiré d'Angleterre ; celui que l'on fait aujourd'hui à Paris a moins de mignardise, mais plus de vérité dans le modèle. » Malheureusement, cela ne dura guère. Soit que nos ouvriers se fussent lassés bien vite dans cet effort de création charmante, de callipêdie, pourrait-on dire ; soit plutôt que les bimbelotiers anglais, se piquant d'honneur, eussent tout essayé pour reprendre l'avantage, c'est à ceux-ci que revint la supériorité. A l'exposition de Londres, ils l'avaient plus brillante que jamais. La poupée au corps gent pouvait bien être une [Française ; mais la poupée au buste élégant, au joli visage, millier formosa superne, était certainement une Anglaise. Les nôtres ne luttaient sans trop de désavantage avec celles-ci, qu'à la condition de s'être prudemment fournies, à Londres même, d'une tête d'emprunt, ou
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bien qu'en raison du frais visage de porcelaine fabriqué pour elle à Cobourg ou à Sonnenberg ; car, il faut bien le dire, c'est toujours par là que pèchent les poupées parisiennes : qu'elles soient grisettes ou grandes dames, la tête qu'elles portent doit être d'exportation. Pour celles-là, sinon l'on serait obligé de les vendre trop cher, il faut tout simplement une de ces têtes de papier mâché à 2 3 centimes la douzaine, qui ne se moulent et ne se colorient bien qu'en Saxe ; pour celles-ci, à moins qu'on ne les gratifie, ce qui est beaucoup trop cher, d'un buste entier de porcelaine fait à Paris, et dont la douzaine ne coûte pas moins de 21 fr., il faut revenir au buste de cire des poupées anglaises, ou bien à la tête de porcelaine des poupées autrichiennes et bavaroises. M. Natalis Rondot, qu'il nous faut toujours invoquer sous peine de n'être pas exact, va vous expliquer, dans son Rapport sur les objets de parure, de fantaisie et de goût à l'exposition de Londres, comment la poupée française ne porte jamais un buste qui lui appartienne. « La plupart des bustes de poupées, dit donc M. Rondot, sont faits de papier
�- 57 mâché. C'est la Saxe qui les fournit, et c'est d'Angleterre que nous tirons les bustes de cire. On a imaginé de faire en France des bustes de porcelaine ; mais cettefabrication, négligée chez nous, aété introduite en Bavière, en Prusse et en Autriche ; elle a acquis un certain développement à Cobourg, Sonnenberg et Nuremberg. Les bustes qui viennent de ces fabriques sont assez bien exécutés ; la partie postérieure de la tête est coupée ; car cette porcelaine devant payer à l'entrée 3 fr. 80 c. par kilogramme, on est obligé de diminuer le plus possible le poids de ces objets. iLes bustes n° 4 coûtent à Cobourg 10 fr. la douzaine, et la douzaine pèse à peu près 2 kilogr. Les frais de transport sont environ de 3 fr. par douzaine. En France, les bons peintres sur porcelaine croiraient déroger en peignant des têtes de poupées,'de sorte qu'on est obligé d'employer celles de Cobourg et de Sonnenberg, qui supportent un droit de douane de 7 0/0. » En Angleterre, où l'on sait le mouler si délicatement, le buste en cire ne s'est pas pour cela popularisé plus que chez nous dans le monde des poupées. N'en a pas qui veut, c'est un privilège d'aristo-
�— 58 — cratie. Les membres de bois, de toile ou de cuir bourrés de son et de sciure de bois, sont, comme chez nous, pour les poupées de la roture et du commun. Ch. Dickens, dans son joli conte le Grillon du Foyer, où il met en scène un fabricant et un marchand de jouets d'enfants, Calëb Plumer et Tackleton, fait à ce sujet de très sérieuses réflexions sur l'inégalité des conditions, plus impitoyable encore chez les poupées que chez les hommes. Il nous montre donc d'abord, dans le logement de Caleb, entassées pêle-mêle « des maisons, les unes commencées, les autres achevées, pour des poupées de toutes les situations dans la vie. Petits logements de la banlieue pour les poupées à fortune limitée ; habitations d'une seule pièce avec cuisine pour les poupées de la dernière classe ; somptueuses maisons de ville pour les poupées de grands revenus. » Puis il continue : « La noblesse, la haute bourgeoisie et le public en général, pour la convenance desquels ces habitations étaient préparées, étaient encaissées par ci par là dans des paniers, regardant le plafond avec de grands yeux ; mais en marquant leur degré sur l'échelle sociale, et
�- 59 en assignant à chacun la place qu'il devait occuper (chose dont l'expérience nous démontre la triste difficulté dans la vie réelle), les faiseurs de ces poupées étaient allés considérablement plus loin que dame nature, car ils ne s'étaient point contentés de distinctions aussi arbitraires que celles que peuvent établir entre les individus le satin, l'indienne ou les haillons ; ils avaient ajouté des différences personnelles qui empêchaient à cet égard toute .méprise. Ainsi la poupée de distinction avait ses membres de cire d'une parfaite symétrie ; c'était son privilège et celui des [personnes de son rang ; au degré immédiatement au-dessous était réservé le cuir ; au degré suivant, une sorte de toile grossière. Quant aux gens du peuple, [ils n'avaient, en fait de bras et de jambes, que de simples morceaux de bois d'allumettes, et ils se trouvaient une fois pour toutes consignés dans leur sphère, de manière à perdre à jamais l'espoir d'en sortir. » Dans cette description de l'atelier du fabricant de jouets Caleb, la plus curieuse que je sache en ce genre, Ch. Dickens nous montre encore toutes sor-
�— 6o — tes de joujoux fantastiques, des cerfsvolants vampires, des bateleurs démoniaques qui ne se reposent jamais, des chevaux de toute espèce jusqu'au cheval à bascule du plus pur sang ; une quantité de petits violons, de tambours et autres instruments de torture, dit-il avec son humour ordinaire ; puis des vingtaines de petites charrettes mélancoliques, qui, lorsque les roues tournaient, rendaient les sons les plus plaintifs. Ce qu'on y trouvait surtout, c'étaient des arches de Noé dans lesquelles les oiseaux et les animaux étaient étroitement empilés. « Par une licence des plus hardies, dit-il, la plupart de ces arches de Noé avaient des marteaux sur leurs portes, objets superflus peut-être si l'on n'avait eu en vue que des visiteurs du matin ou le facteur de la poste, mais admirablement conçus comme ornements extérieurs de l'édifice, (i) s
(i) Dickens a omis dans la liste des jouets d'enfants le flageolet de fer blanc dont les petits Anglais paraissent s'amuser considérablement jusque dans les rues de Londres, et d'ailleurs il en était de même chez les femmes au XVIIe siècle. Un voleur de grand chemin, Duval, ayant arrêté une voiture où se trouvait un chevalier et
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Malgré ce détail, il paraît que Maître Caleb était dans son métier très ingénieux et très chercheur : « Madame, dit-il un soir à mistress Peerrybingle, auriez-vous la bonté de me laisser pincer la queue de Boxer, rien que pour une demi-minute ? — Quelle question, Caleb ! — Mais non, reprit le petit homme ; peut-être l'expérience ne plairait pas trop à Boxer. C'est que, voyez-vous, il m'est venu des ordres pour les chiens qui aboient, et je voudrais imiter la nature le mieux qu'il est possible de le faire pour six pence. » Ceci, sans qu'il y paraisse, est un trait de la vie du marchand de jouets d'enfants pris sur le fait avec un fort grand tact, et qui n'est pas moins vrai à Paris qu'en Angleterre. Tout ouvrier en bimsa femme, celle-ci tira un flageolet de sa poche et se mit à en jouer pour faire montre de sangfroid. Voyez les mémoires de Monsieur Duval, imprimés en 1670, in-40, et dans le 3e vol. du grand recueil connu sous le titre de Harleian Miscellany. Sir Samuel Popys, qui rédigeait son journal vers le même temps, y mentionne aussi la faveur des dames anglaises pour le flageolet. (Diary, vol. III, p. 76).— Francisque Michel.
2.
�— 62 — beloterie, si les animaux sont dans sa spécialité, fait chaque jour comme Caleb Plummer. Il se fait créateur, et il étudie la création au risque même de tourmenter la créature : « Il est difficile, dit M. Rondot, de se faire une idée de l'intelligence et même, l'expression est vraie, de l'imagination qu'exige la fabrication du jouet d'enfant. Il ne suffit pas d'atteindre à la limite extrême du bon marché, il faut incessamment varier et les modèles et les façons et les genres. Le bimbelotier étudie toujours. Vous rencontrez celui qui fait les animaux devant la ménagerie ou dans les galeries du muséum d'histoire naturelle ; tel autre note, d'après les relations de voyages, les types de races, les costumes, les allures des peuples étrangers ; tel autre s'attache à suivre jour par jour et à traduire en jouets l'histoire contemporaine. » Pour tout ce qui est mécanisme dans le jouet, imitation, reproduction de la vie, la bimbeloterie faite à Paris est supérieure ; en cela même, elle surpasse maintenant de beaucoup celle qui nous vient de Nuremberg. De cette vieille capitale du bimbelot, qui est restée en
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partie digne d'elle-même, et de ces ingénieux et opulents bimbelotiers dont l'un des plus célèbres, M. Bestelmeier, logea en 1814 l'empereur Alexandre dans sa maison, vous pourrez encore tirer toutes sortes de petites merveilles bien établies et à bon marché surtout : jouets en métal, en carton, en pâte ; de Furtz aussi, cette capitale des juifs de la Bavière, comme l'appelle M. de Reiffemberg ; de Grailsheim encore vous viendront tous ces joujoux cassants, cette quincaillerie de bois qu'on taille et qu'on découpe avec le couteau dans ces sapins alignés en longues files verdoyantes de Munich à Nuremberg ; enfin une grande partie de la Bavière vous fournira cette bimbeloterie odorante et fragile qui s'exporte par caisses jusque dans les deux Amériques, et qui, ainsi que l'a remarqué M. Marcel de Serres, entre pour une si belle somme dans la balance de son exportation, la matière première des objets n'étant rien, et toute leur valeur se trouvant dans la main-d'œuvre. La Saxe vous enverra par myriades ces poupées, ces ménageries de papier mâché dont je vous parlais tout à l'heure, et qui se moulent à si bon compte du côté de Sonnenberg
�- 64 sur l'Elbe, à Neustadt, à Rodach, à Hilburghausen et dans ' la vallée de l'Erzgebirge. Dans le Tyrol , dont la population presque entière est en travail pour cette industrie, à ce point qu'une seule vallée, celle de Gœden,.ne compte pas moins de 2 5oo découpeurs et tourneurs, vous trouverez le plus immense assortiment de petites voitures sculptées en bois blanc, de poupées à articulations, etc. ; du Wurtemberg vous pourrez vous faire expédier par grosses ces ménages microscopiques, ces petites chambres qu'on vous livre toutes prêtes, toutes meublées, toutes habitées pour vingtcinq sous; mais ces jouets pour la plupart ne vivent pas, ne se meuvent pas, ne parlent pas comme ceux qu'on fabrique à Paris. Ce sont les créatures de Prométhée, avant le larcin du rayon de soleil qui leur servit d'âme. Si ces petites populations de carton ou de sapin ; si ces ménageries ne viennent chercher chez nous, le fin ressort d'acier ou le petit mécanisme de laiton enroulé qui les fait se dresser et se mouvoir, le système de petits soumets polyphones et polyglottes, qui est pour elles tout l'appareil vocal, craignez que tout ce petit
�— 65 — monde ne soit gêné dans ses mouvements et n'articule mal son cri ou son langage. Avant peu il sera, j'en suis sûr, éclopé de quelque membre ou frappé d'extinction de voix ; et cela, sans que l'enfant, qui la seul le droit de rendre un joujou invaide, y ait pris beaucoup de peine. Le jouet de Paris est plus vivace, il a la vie dure, comme disent les marmots, il résiste mieux à tous les attouchements de ces petites mains curieuses qui s'en vont cherchant toujours ce qu'il a dans le ventre, et ce qui fait sa voix et son mouvement. En un mot, c'est un vrai Parisien; rien n'est comme lui vif, preste et gaiement babillard. C'est à Paris aussi que ces jouets, si bienvenus, sont le plus coquettement habillés. J'ai déjà dit quelques mots de leur toilette, à propos des modes dont nos poupées sont les messagères ; mais je dois y revenir avec plus de détail. On ne se douterait guère qu'il y a dans Paris tout un monde de couturières, de lingères, de modistes, de cordonniers, de fleuristes, de perruquiers, dontlespoupées sont la seule clientèle; des maisons qui ne comptent pas moins de trente ouvrières où
�— 66 — l'on n'est exclusivement occupé que de la confection des robes, tabliers, etc., pour ces petites coquettes. Je pourrais vous citer dans ce genre un établissement de la rue Saint-Denis qui travaille spécialement pour . l'Amérique et qui vend de 5 à 3o fr. la douzaine les émigrantes toutes parées qu'il expédie. Une autre maison plus considérable encore se trouve rue Mauconseil. On n'y fait pas moins de 120,000 francs d'affaires par an. Les poupées qui en partent par innombrables expéditions vont quelquefois jusqu'en Chine. Il arrive, mais rarement, et tout à fait par exception et sur commande, que nos grandes couturières veulent bien déroger jusqu'à faire concurrence aux habilleuses bimbelotières, jusqu'à mettre un peu de leur talent à la confection d'un trousseau pour un baby, ou d'une toilette complète pour une poupée. Dernièrement, dans un procès de chiffons ruineux qui fit grand tapage, on a pu remarquer comme l'un des plus piquants épisodes l'histoire d'une poupée qu'une de nos fameuses couturières avait ainsi fournie tout habillée. C'était une complaisance, une exception ; on la fit payer cher comme vous allez
�- 67 voir, d'après ce qu'en dit l'avocat qui plaidait contre la fournisseuse : « Madame la marquise a une filleule ; c'est une toute petite enfant. Au jour de l'an elle veut lui faire un cadeau ; elle lui donne une poupée ; Mmo (suit le nom de la couturière) la fournit. Combien demande-ton pour la robe de poupée? 280 fr. ! Attendez, elle a un trousseau. Combien pour le trousseau de la poupée ? 164 fr. ! Près de 5oo fr. pour une poupée du jour de l'an ! (on rit) ». Ces grandes dames ne doivent pas nous occuper davantage ; revenons à nos poupées modestes et à leurs modestes ouvrières. M. Natalis Rondot, dont il faut toujours, pour ce qui concerne l'existence de ce petit monde, invoquer la compétence si intelligente et si éclairée, nous renseigne à merveille sur les dépenses d'une toilette de poupée vraiment parisienne, mais bonne ménagère, quoique s'adressant aux bons fournisseurs. Il commence par la chaussure : « Les cordonniers pour poupées, dit-il, font, les uns les souliers et les bottines de soie, les autres les chaussures de peau. Les chaussures de soie se vendent depuis 33 centimes la douzaine de paires jus-
�— 68 — qu'à 3 fr. la douzaine ; celles de peau coûtent de 6 fr. à 3o fr. la douzaine. C'est 3 o/o moins cher qu'en Allemagne. La différence de prix est plus grande encore pour les bas de coton : on les vend à Paris 4 fr. 5o cent, la grosse de paires de qualité ordinaire (3 centimes la paire), et les bas fins à semelles et à jour ne valent guère que 3 fr. la douzaine. Quant aux perruques de poupées, on les paye depuis 2 fr. 2 5 cent, la douzaine (pour les N°3 i et 2) jusqu'à i5 fr. la douzaine (pour les Nos 11 et 12). Les coiffures formées avec des cheveux implantés sont un peu plus chères. » Le prix des,robes, des chapeaux, des gants de poupées est à l'avenant. Bref, si l'on veut une poupée cossue, mais pas trop dépensière cependant, voire une poupée mère de famille à qui, en outre de son trousseau, il faille une layette pour son poupon, on devra mettre, pour avoir le tout en belle confection , 4 fr. 5o à peu près. Notez qu'il y a seize pièces dans le trousseau et dix dans la layette. Tout cela peut paraître bien futile, bien puéril, c'est le mot; mais qu'on se mette à le traduire en chiffres, que l'on cherche un peu combien d'existences
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laborieuses y trouvent leur gagne-pain, et tout cela va devenir tout à coup très sérieux et très respectable. En 1807, d'après une. lettre adressée au Ministre de l'intérieur par la chambre de commerce, il n'y avait à Paris, occupés à tous les menus ouvrages de tabletterie, d'ivoirerie, peignerie, etc., que 6,000 individus environ, parmi lesquels les bimbelotiers ne figuraient que pour une très faible minorité ; maintenant on n'en compte pas moins de 2,162, tant fabricants qu'ouvriers, savoir: 33o des premiers, et i,832 des autres, ceux-ci se partageant ainsi: 56i hommes, 1,168 femmes et io3 enfants. La production de toute cette population dépasse 3,660,000 francs.
FabriProduction
Ouvriers
Poupées en peau et en carton, nues et habillées. Jouets divers .... Jouets militaires, fusils, sabres, gibernes, canons, arcs, flèches, tambours . Jouets mécaniques . Jouets en fer blanc et en fer battu (ménages, etc.) A reporter. . .
CfUlU
1,208,950 737<7H 277,650 249,500 196,000
90 65 22
II
805 3°9 105 108 54 1,381
9 2,669,864 197
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Production Fabricnnts Ouvriers
Report.
.
.
2,669,864 192,800
197 18 16 15 13 7 3 2
1,381 75 42 43 89 49 39 15 15 84 1,832
Cartonnages , boîtes , jeux de patience, etc. . Animaux en carton , recouverts ou non de peau, etc Voitures et chevaux en Raquettes et volants . Masques Fausses montres . . Soldats de plomb . . Petits meubles . . . Balles, ballons, mirlitons, jouets tournés, cerfs volants
TOTAL. . . .
135735 109,750 I°3,45° 9T»95° 6o,000 55-000 46,500 196,120 3,661,169
45 33°
Dans le nombre, il y a certaines variétés de jouets dont la vente surpasse de beaucoup celle des autres. C'est énorme, par exemple, ce qui se consomme chaque année de bilboquets, de toupies, de quilles fabriqués à Paris. En 1849, on en vendit pour 3g,200 francs. Ce n'était pourtant pas une époque qui permît de dépenser beaucoup à ces futilités. La même année, il y eut pour 54,700 fr. de petits tambours fabriqués à Paris, et
�— 7i — que les enfants du monde entier se chargèrent de crever en quelques coups de baguette, en même temps qu'ils tuaient sous eux pour 18,810 francs de polichinelles et pantins, tous aussi de fabrication parisienne. Quand la mode s'empare d'un jouèt, c'est bien mieux encore, la consommation arrive alors à d'effrayantes proportions. Chaque époque, on le sait, eut une vogue de cette espèce, qui tantôt montait des enfants jusqu'aux hommes, tantôt descendait des hommes aux enfants. Sous Henri III et sous Henri IV, par exemple, on se prit d'une belle passion pour ces tubes de sureau, qu'on appelait sarbacanes, avec lesquels on jetait au nez des passants des dragées, ou plus prosaïquement des boulettes de pain ou de terre. Il n'y avait pas de courtisan qui ne prît plaisir à s'en aller ainsi armé dans les lieux publics, comme ces galants, dont il est parlé dans une description en vers de la foire de Saint-Germain, publiée en i6o5, lesquels, y est-il dit :
La sarbathane (sic) en bouche, ores haut, ores bas Grêlent de çà de là, de petites dragées.
�— 72 — Vers le même temps, les bilboquets furent dans une grande faveur, qui leur venait d'un caprice d'Henri III, et qui durait encore sous Louis XIII. On en mettait partout ; l'abbé de Marolles nous parle même, je crois, d'un ballet de bilboquet qui fut réglé par le duc de Nemours, et dansé au Louvre en 1626. LTn siècle après, la mode s'en réveilla, l'onnesaitni comment ni pourquoi, mais ce fut une rage, à ce point que les actrices en scène, lorsqu'elles n'avaient rien à dire, jouaient du bilboquet. Vers 1770, autre résurrection en sursaut. Le bilboquet se remit à faire rage, de concert avec le calembour et pour la plus grande gloire de M. de Bièvre, héros dans les deux genres. Les pantins eurent aussi leur jour. La vogue qu'on leur fit et dont il n'est resté qu'un refrain :
Que Pantin serait content S'il avait l'art de vous plaire.
fut une des grandes affaires de l'année 1725, et par un de ces retours de
�- 73 fantaisie dont nous venons de voir un exemple pour le bilboquet, en 1746, on le vit reparaître avec plus de faveur encore. » Dans le courant de l'année dernière, écrivait l'avocat Barbier en 1747, l'on a imaginé à Paris des joujoux qu'on appelle pantins Ces petites figures représentent Arlequin, Scaramouche..... Ou bien des mitrons, des bergers, des bergères Il y en a même eu de peints par de bons peintres, entre autres par Boucher, un des plus fameux de l'Académie et qui se vendaient cher... Ces fadaises ont amusé et occupé tout Paris, de manière qu'on ne peut aller dans aucune maison sans en trouver de pendus à toutes les cheminées. On en fait présent à toutes les femmes et filles, et la fureur en est au point qu'au commencement de cette année toutes les boutiques en sont remplies pour les étrennes Les plus communes de ces bagatelles se vendaient d'abord vingtquatre sols la duchesse de Chartres en a payé une peinte par Boucher i5oo livres. Plus tard, du temps du Directoire et de l'Empire, il fut de bon ton de s'amuser de l'émigrette, cette sorte de dou3
�— 74 — ble disque en bois ou en ivoire, qui montait et descendait à l'aide d'un fil onduleusement enroulé et déroulé autour du pivot qui lui servait de centre. En 1812 les Anglais nous envoyèrent un jeu fort à la mode chez eux depuis 1794 : c'était le jeu du diable. Lord Macartney avait vu en Chine les petits marchands des rues attirer les pratiques en faisant danser et mugir ce double globe de buis ou de fer blanc sur une corde agitée à l'aide de deux baguettes, et, de retour, il s'était mis à s'en amuser dans les salons de Londres, où les imitateurs ne lui manquèrent pas. Ce succès le dédommagea des mécomptes de son ambassade ; il n'en avait pas rapporté autre chose. Il n'y pas longtemps, nous avons vu la vogue des petits pistolets pneumatiques, dont il fallut fabriquer une telle quantité que le zinc en renchérit tout à coup. Puis vinrent les petites toupies de cuivre, ensuite les parachutes en papier ou en mousseline, dont le succès de vente fut si grand l'une de ces années dernières, que la recette de la bimbeloterie parisienne s'en éleva de plus de 3oo.ooo francs. Aujourd'hui seulement
�- 75 ces chances de vogue sont moins grandes pour les jouets, et quand elles arrivent, elles ne peuvent plus s'étendre sur une aussi grande échelle. Les gens du monde beaucoup trop affairés, ne se mettent plus de la partie, comme en ce bon temps d'oisiveté qui vit fleurir la mode des bilboquets et des pantins. On laisse les hochets aux enfants. J'en félicite bien sincèrement mon siècle ; mais j'en ai presque du regret pour mes pauvres bimbelotiers, qui trouveraient tant de travail et de si beaux profits à voir se réveiller fquelques-unes de ces contagieuses fantaisies, quelques-uns de ces coûteux enfantillages. On en travaillerait d'avantage, on en vivrait plus à l'aise pendant quelques mois dans les mansardes où tous les jouets s'enfantent par magie ; là-bas aussi, dans ces cantons de Bretagne où cette industrie est devenue une heureuse ressource ; là-bas surtout, au fond et sur le versant de ces laborieuses vallées du Jura, où la belle saison, se passe dans les travaux de la culture, et les longs mois d'hiver dans ces menus labeurs. Après ce que nous avons dit de la bimbeloterie de Paris et de ses merveilles,
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il y aurait ingratitude de notre part à ne point parler de celle du Jura, à ne rien dire de ces infatigables tourneurs des bords de l'Ain et de la Bienne, qui donnent tant de formes utiles au bois du hêtre, du sorbier et de l'érable, au buis, à l'if et au cytise des Alpes. Aussi, bien loin de les oublier, ces ingénieux artisans de Cernon, de Manouille, de Saint-Claude et du Bois-d'Amont, c'est par eux que nous voulons dignement finir. Ils sont artistes et ouvriers. Ceuxlà taillent et cisèlent l'ivoire, ceux-ci travaillent le bois. Parmi les uns, il se trouva des maîtres sculpteurs d'une modestie sans égale, comme Rosset et Jaillot, à la fin du XVIII0 siècle, qui furent les premiers à s'étonner de leur gloire, quand par la bouche de Voltaire et du grand Frédéric elle se mit à courir le monde ; parmi les autres, il n'y a que d'intelligents et d'infatigables travailleurs. Ce sont des familles entières à la tâche, depuis la mère jusqu'au petit enfant, depuis celui qui dégrossit le bois brut jusqu'à celui qui achève et polit l'ouvrage. En 1799, un incendie surprit Saint-Claude, et la pauvre petite ville brûla tout entière comme une boîte de
�— 77 — jouets. Dix ans après, il n'y paraissait plus ; on y était mieux que jamais en travail ; comme pour narguer plus intrépidement le fléau, on ne s'en tenait pas, comme par le passé, à façonner des joujoux d'écaillé, d'ivoire ou de petit buis ; on s'était mis à faire, avec du bois léger, de petits membles, de petites voitures, des ménages, enfin toutes sortes de Joujoux d'Allemagne dont un négociant de Dôle avait apporté des modèles. C'était, certes, être brave. Cette vaillance porta bonheur à Saint-Claude ; il ne brûla plus. Tout ce qui vient de cette contrée s'appelle bijouterie de SaintClaude. C'est une dénomination un peu ironique peut-être ; qu'importe ? cette bijouterie, sans doute, n'est pas taillée dans l'or ; mais ce qui vaut mieux, elle en produit.
�CHAPITRE III
HISTOIRE DES BONBONS I
Les historiens, qui n'ont pas manqué aux joujoux , manquent encore aux bonbons. C'est une ingratitude. On ne peut mieux la réparer qu'en ce temps d'étrennes par quelques menus détails, ou l'histoire prise en douceur, se viendra fondre aussi agréablement que possible dans l'anecdote appétissante. J'espère que les grands enfants s'y plairont, et que les petits pour la première fois, mordront volontiers à la leçon historique. Celle-ci, d'abord, aura cela de bon qu'elle ne se perdra pas, comme tant d'autres, dans les temps antiques. Les anciens, faute de sucre, ne connurent pas les bonbons. Grand plaisir de moins pour eux, mais grand ennui de moins
�— 79 — pour nous, qui n'auront pas ainsi à chercher le secret de leurs friandises et à vous le dire ! Quelques petits gâteaux et confitures au miel composaient toute leur confiserie. Ce n'était qu'un bien pauvre luxe de gourmandise, comparé au nôtre. Platon le trouva encore trop grand. Il exclut de sa république tous les confiseurs et pâtissiers, mais à contre cœur, suivant Athénée ; et sur ce point même, il ne fut pas fâché de voir échouer son plan : le gourmand consola le philosophe. Au moyen âge, la philosophie qui fut, comme vous savez, l'ensemble de toutes les sciences, arts et industries, se montra plus indulgente aux friandises. Un des premiers confiseurs en renom, qui nous apparaît à la cour de l'empereur Frédéric, dans les premiers temps du treizième siècle, lorsque le sucre commence à se faire moins rare, grâce à la culture des « cannes à miel, » en Sicile et dans l'Andalousie, est un savant qui, pour rehausser sa science, se fait appeler philosophe. Il ne proscrit pas les friandises, dont s'indignait son confrère Platon ; au contraire, il les fabrique lui-même, il les
�— 8o — distille, les raffine, les confit de ses propres mains. L'empereur a-t-il besoin de sirops et de sucre violet, c'est-à-dire de ce sucre à la violette, la chatterie la plus délicate et la plus enviée qui fut alors, c'est au philosophe Théodore qu'il ordonne de faire porter tout ce qu'il faut pour obtenir « cette douceur ; et, peu de temps après, le philosophe, qui s'est mis à l'œuvre, annonce en grand apparat, au chancelier impérial Pierre de la Vigne, l'envoi d'une boîte de sucre violet ! » Le bonbon était alors scientifique et solennel ; on eût dit qu'il tenait du « grand-œuvre » et s'élaborait comme un de ses mystères. Les noms qu'on lui donnait avaient même quelque chose d'imposant. Avant d'arriver à la friandise, il fallait mordre dans l'amère enveloppe des mots comme ceux-ci : le Gigimbrai^, bonbon au gigembre, leponidoin, le diadoro hilii, le diamargareton et diadragam, d'où, sans trop en avoir l'air, est venu le joli mot dragée. Le trouvère Guyot de Provins, qui nous a parlé de toutes ces choses, qu'il trouve exquises en dépit du latin, dit
�— 81 — que c'est Montpellier qui les fournissait à toute la France. Montpellier, la ville de la médecine, la ville des remèdes ! Ne vous en étonnez pas. Qui disait sucrerie, disait remède en ce temps là. On n'avait le droit d'être gourmand qu'à la condition d'être malade, et il était tout naturel que la ville de la pharmacie fut en même temps celle de la confiserie. Celle-ci d'ailleurs n'allait jamais sans l'autre. A l'apothicaire seul aapartenait le privilège du sucre et de tout ce qui en vient. C'était le fond de son métier, aussi dit-on encore, en quelques provinces, pour un homme dépourvu de tout ce qu'il devrait avoir : « C'est un apothicaire sans sucre. » Rappelez-vous la farce de Pathelin, non celle de Palaprat, ni celle non plus de l'opéra comique, mais la vraie, l'ancienne , et vous verrez l'apothicaire recommander surtout sa chère marchandise, le remède qui s'achète au plus haut prix, le sucre. Prenez-en, il guérit tout, car c'est lui qu'on paye le mieux : « Usezen, fault du sucre fin, » dit l'honnête homme d'apothicaire, qui règle, d'après ce qui doit revenir à son escarcelle, ce qui doit être le meilleur pour la santé
�— 82 — du malade, et déclare une panacée, ce qui l'enrichit le mieux ! Or, le sucre était dans ce cas ! Il fallait être riche pour en user. Venu de loin, accomodé avec des ingrédients qu'on disait aussi rares que lui, et qui doublaient, triplaient son prix, il faisait la fortune de l'apothicaire qui le vendait ce qu'il voulait, et par conséquent ne se lassait jamais à cette vente. Toute ménagère qui ne le ménageait pas était, par ce fait seul, taxée de dépense folle. Eustache Deschamps, faisant dans ses satires le compte d'un prodigue de son temps, met en première ligne du « sucre blanc pour des tartelettes ! Il n'y avait que les rois et les princes qui, en dehors de la maladie, eussent le droit desele permettre sans faire crier. Aussi ne le trouve-t-on guère que sur les livres de dépenses royales : les comptes du Dauphin de Viennois, en i333, par exemple , où il est parlé comme luxe extraordinaire i de sucre blanc » YEtat de dépenses du roi Jean en Angleterre où l'on voit que le roi captif savait adoucir sa captivité avec toutes les friandises que la confiserie du temps pouvait
�— 83 — fournir à ses malheurs. C'est du sucre au musc ou mus carat, dont la mode, pour nous, au moins bizarre , se conserva longtemps ; du sucre rosat, du caffetin, sorte de sucre arabe, déjà mélangé avec l'arôme de la fève abyssinienne de Kaffa, le café ; et enfin du Pignolat espèce de dragée singulière qui fut en vogue jusqu'au dernier siècle, et que l'on composait avec le fruit de la pomme de pin confit au sucre. Pendant que le roi prisonnier se faisait, à Londres, un régal consolateur de toutes ces sucreries ruineuses, ceux qui gouvernaient pour lui en France les défendaient prudemment aux bourgeois de Paris. Trouvant qu'ils ne pouvaient être assez riches pour suffire à tout, c'est-à-dire à l'impôt qu'il fallait payer pour racheter le captif, et aux friandises dont ils pourraient avoir envie pour leur propre compte, on croyait bon de leur supprimer... les friandises. Il parut au mois d'août 1353, l'année même où le roi Jean s'indigéraitle mieux de bonbons, un édit qui les défendait à ses fidèles et amés sujets. Par l'article VI8, ordre était donné aux apothicairesconfituriers de tout confire au miel
�pour les bourgeois, et de ne se permettre le sucre qué pour les grands seigneurs. Le privilège et l'aristocrtie même dans le bonbon ! Je ne croyais pasqu'ils fussent allés si loin. Dans les temps les plus durs — et alors on y touchait déjà — la somptuosité gourmande n'eut pas un instant de cesse au Louvre, aux Tournelles, à l'hôtel Saint-Pol. Charles VI, le roi tombé en enfance, fut, tant que dura sa folie, traité comme un enfant gâté. On sait, d'après les comptes de son hostel , toutes les gâteries dont il eut le régal quotidien. C'étaient « espices confites, sucre rosat, blanc, vermeil et en pâte, orangat, anis, noizettes , manu-Christi , pignolat , pastes du roy, etc. » Ce menu friand ne ressemble guère à la chère plus que maigre qu'on a servie, dans les opéras ou les tragédies, à ce roi qui toujours dit : « J'ai faim ; » ou, comme variante : « Du pain ! du pain ! » Ce n'étaient pas ses cris, mais ceux de son peuple, à qui l'on n'avait plus besoin alors de défendre le sucre et les friandises. Sa pauvreté les lui interdisait mieux que les édits. Un meilleur temps
�— 85 — revint, et avec lui l'appétit des douces choses ; la loi malheureusement restait debout et en barrait le passage ; on l'éluda. Pour une foule de prétextes on courut chez l'apothicaire-confiseur, qui ne demanda pas mieux que de se laisser tromper. Voulait-on du sucre à la violette, on se disait malade de l'estomac, et vite le sucre désiré vous était servi, Arnauld de Villeneuve ayant positivement dit que pour le manque d'appétit il était souverain ! Avait-on une envie de sucre rosat, on trouvait quelque autre maladie pour excuse, un rhume, une fluxion, et si l'on payait bien, l'apothicaire vous trouvait toujours assez malade. N'est-il pas curieux qu'en ce temps de défenses de toutes sortes et de privilèges absurdes, il fallut autant de ruses aux braves gens pour se procurer des sucreries chez l'apothicaire, qu'aujourd'hui aux scélérats pour se procurer du poison. La justice toutefois vous privilégiait, mais à son profit, comme on va voir. Elle n'avait, en ce temps-là, d'indemnités qu'en bonbons, ou, pour parler la
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langue d'usage, en épices. Les seuls honoraires étaient quelques pains de sucre ou quelques cornets de dragées. Plus tard, la pièce d'argent se glissa au fond des cornets, puis peu à peu, en se multipliant, prit toute la place et resta seule. Tant que l'épice domina dans ces honoraires de justice, il y eut privilège pour qui avait à payer son juge ou son avocat. L'apothicaire, en pareilles circonstances ne pouvait refuser la sucrerie il la livrait à tout venant, en de fort jolies enveloppes, qui trompaient sur l'apparence et ainsi ne payaient que mieux aux juges leur justice, telle qu'ils l'avaient rendue. On savait ce que valaient ces boîtes d'épices sucrées, vendues chez les apothicaires pour récompenser la justice ; et au seizième siècle, il courait un proverbe qui n'est pas encore tout à fait hors d'usage :
Ce sont boîtes d'apothicaires, Belles dehors et rien dedans.
Les confiseurs, dignes successeurs des apothicaires et dignes confrères aussi,
�- 87 car ils leur ont envoyé bien des malades, ont, j'imagine, encore ces boîtes là. Ce n'est pas la seule chose qui leur soit restée du temps dont je parle. Au nombre des malades à qui les sucreries étaient le mieux permises, se trouvaient les accouchées. Pour elles, rien qui fut défendu. « Aux temps de Gésine, » dit Mme Aliénorde Poitiers, en ses honneurs de la Cour, la friandise est obligée, le drageoir doit toujours être ouvert et bien garni pour les commères qui lui viennent faire visite, et tenir un de ces caquets dont sous Louis XIII on écrivit tout un livre. De là est venu que dans tout baptême on donne tant de dragées dont l'accouchée a la plus belle part.
�CHAPITRE IV
LES JEUX D'ENFANTS
Ne faites-vous pas, me disaient quelques-uns, ne faites-vous pas une trop belle part aux jeux d'enfants ? Ne leur attribuez-vous pas une trop grande influence, et le rôle que vous leur donnez, comme gardiens fragiles, mais d'autant plus immortels des traditions, n'est-il pas excessif ? Enfin est-il vrai que des gens sérieux se soient occupés de ces choses si peu sérieuses, et aient pris la peine de constater leur importance historique et scientifique? A tout cela, je ne répondrai pas moi-même ; je laisserai répondre les hommes graves, dont, à ce qu'il paraît, j'ai engagé la responsabilité sur ce point. Le premier que je mettrai en cause est un homme qui saura se défendre: c'est Leibnitz.
�- 89 S'occupantde tout, et tant il se sentait capable d'amener le plus puéril détail au niveau de son incroyable supériorité, ne considérant rien comme au-dessous de ses études et de ses réflexions, il avait approfondi les règles et le mécanisme de tous les jeux, aussi bien ceux des enfants que ceux des hommes. Sa conclusion, inattendue de la part d'un savant et d'un inventeur, avait été celle-ci, qui se trouve dans sa huitième lettre à M. Rémond : « Les hommes n'ont jamais montré tant de sagacité que dans l'invention des jeux. » Les échecs, qui sont trop un jeu pour n'être qu'un jeu, l'avaient tout naturellement préoccupé d'abord. Il recherchait la conversation de ceux qui les connaissaient bien, et s'enquérait avec curiosité de leurs combinaisons les plus savantes. Le comte de Sunderland, qui était avec M. de Cumingham le plus fort joueur de son temps, ayant passé par la ville où il se trouvait, Leibnitz se donna mille peines pour le voir et l'entretenir. N'y étant pas parvenu, il en eut mille regrets, qu'il témoigne dans la dixième de ses lettres à l'Ecossais Thomas Burnett. « J'approuve fort, y dit-il entre autres
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choses, qu'on s'exerce sur les jeux de raisonnement, non pas pour eux-mêmes, mais parce qu'ils servent à perfectionner l'art de méditer. » Après les échecs, le jeu sur lequel il aimait le plus à exercer ses études et ses combinaisons était le solitaire, un vrai jeu d'enfants et de jeunes filles, celui-là. On ne peut s'imaginer ce que le grand raisonneur y cherchait et y voyait. Il écrivait par exemple dans sa huitième lettre à M. de Montmort : « Le jeu nommé solitaire m'a plu assez. Je l'ai pris d'une manière renversée, c'est-à-dire, au lieu de défaire un composé de pièces, selon la loi de ce jeu, qui est de sauter dans une place vide et d'ôter la pièce sur laquelle on saute. J'ai cru qu'il serait plus beau de rétablir ce qui a été défait, en remplissant un vide sur lequel on saute ; et par ce moyen, on pourrait se proposer de former telle ou telle figure donnée si elle est faisable, comme elle l'est sans doute si elle est défaisable. Mais, ajoute-t-il, à quoi bon cela, dira-t-on ? Je réponds : A perfectionner l'art d'inventer. Car il faudrait avoir des méthodes pour venir à bout de tout ce qui peut se trouver par raison. »
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Maintenant, voyez-vous d'ici ce savant, au milieu de ses livres et des instruments de la science, occupé gravement à poser un à un sur la planchette de buis ou d'ébène les petits pions à tête d'ivoire ? Entendez-vous aussi le visiteur pressé, qui frappe bruyamment à la porte et demande à grands cris : « M. Leibnitz ! » et la servante qui lui répond: M. Leibnitz étudie, il cherche un problème ; il joue ausolitaire. » Le visiteur croit là-dessus que M. Leibnitz est devenu fou et qu'il est tombé en enfance, tandis qu'il n'y a que lui de sot dans tout cela. Le grand homme disait vrai tout à l'heure quand il écrivait qu'il ne faut rien négliger pour perfectionner l'art d'inventer, et que les jeux peuvent y servir. C'était dernièrement aussi l'avis d'un spirituel écrivain qui a fait dans le récent volume du Magasin pittoresque un charmant article sur les jouets brisés. Que voyez-vous dans ce carnage d'étrennes, dans ce massacre des joujoux de l'enfance. « Cet âge est sans pitié!» des bras et des jambes cassés, des tambours crevés, despoussahs éventrés, des ailes de moulin jetées à tout vent, des
�armées détruites, une vraie campagne de Russie, où le plâtre, les carton et le fer blanc payent le frais de la guerre ; puis des mamans qui grondent et des marmots qui pleurent : le vainqueur se lamentant sur les débris du vaincu! L'humoriste dont je parle voit mieux que tout cela, sa philosophie du jouet brisé va plus loin ; suivant lui, l'enfant qui casse un joujou obéit d'abord au premier besoin du corps et de l'esprit, le mouvement ; puis à un autre, la recherche de l'idéal. En crevant le ventre de son cheval, c'est l'inconnu qu'il veut connaître ; en tâchant de le reconstruire, c'est le mieux, c'est l'idéal qu'il cherche. « Que d'avenir s'écrie notre homme, que d'avenir dans un jouet brisé ! » Et il ajoute : « Regardez donc sans irritation, ô jeunes mères! l'indiscipline de bambins qui folâtrent dans le bruit, au milieu des jambes et des bras de leurs poupées ; étudiez la surprise de celui qui, crevant la peau du tambour, ne voit rien au fond et ne tire plus de la surface détendue le bruit qui le charmait. Il vient de faire l'expérience du savant qui pose les lois de l'acoustique ou du chimiste qui décompose l'air. Sa découverte est petite,
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incertaine, inutile à la science, mais elle jette autant de jour sur la nature humaine que les calculs les plus profonds. Ne les grondez pas trop pour ce qu'ils brisent, parce qu'ils veulent s'instruire ; apprenez-leur à briser, brisez même avec eux, et reconstruisez. » Les mamans pourront bien ne pas être de l'avis du philosophe ; mais en revanche, les marchands de jouets lui voteront un tambour d'honneur. Il aurait pu ajouter que si les enfants, lorsqu'il s'agit de jouets, ne savent que briser, ils sont, au contraire, d'imperturbables conservateurs lorsqu'il s'agit de jeux. Nous avons déjà dit quels services, s'ils étaient bien étudiés, ces jeux pourraient rendre à l'histoire, et quelles traditions curieuses on pourrait aisément ressaisir, pour peu qu'on voulût se laisser guider par ce qu'ils apprennent, comme le petit Poucet se laissait conduire par les petits cailloux blancs semés sur son chemin. « Les hommes, disait à Pope le docteur Arbustinot, vanteront tant qu'ils voudront la certitude de la tradition ; elle n'est conservée pure et sans mélange
�— 94 — que parmi les enfants, dont les coutumes et les jeux" passent, sans varier, d'une génération à une autre. » M. T.-J. Ampère a parlé de même. « L'histoire des jeux d'enfants, dit-il, comme celle des contes de nourrices et des proverbes de bonnes femmes, peut jeter un grand jour sur l'histoire de l'espèce humaine. C'est là ce qui se transmet à de grandes distances, subsiste pendant des siècles, ne s'invente guère, et survit quelquefois, aux coutumes, aux empires. i Les enfants se souviennent quand les hommes oublient, et leurs jeux parlent quand l'histoire se tait. On n'a presque ; pas de documents, par exemple, sur l'effroyable invasion des Hongrois en Italie et en PYance au X° siècle ; mais si l'on se veut bien renseigner sur les terreurs semées au passage par ce dernier des ouragans barbares, et se bien remettre en plein dans le sentiment d'épouvante qu'il inspira partout, il suffit d'interroger les contes d'enfant » Leurs ogres vous apprendront ce qu'étaient ces Ongres ou Hongrois. Vous les verrez tels qu'ils apparurent, car la peur enfantine, qui n'avait rien à exagérer cette fois, n'a pas oublié un
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seul de leurs traits. Les voilà ces sauvages, ces mangeurs de chair, montés à crin sur de petits chevaux dont la course est si prompte, que pour bien peindre leur rapidité, on dit que ceux qui les montent ont des bottes de sept lieues ; les voilà, horribles à voir, avec leurs yeux gris et ronds, le nez crochu, leur bouche énorme et leurs grandes dents. Il y • a encore dans certaines parties de la Hongrie, peuplées par la race hennique, des hommes qui ressemblent à cela. L'invasion anglaise, pendant la malheureuse guerre de Cent ans, a laissé aussi sa trace d'épouvante dans les contes de nos nourrices ; elles font trembler leurs marmots avec les noms des grands pillards qui faisaient alors trembler tout le monde. Le terrible Barbe-bleue du conte, est le partisan anglais Blue-barb, dont les coups désolèrent la Bretagne et la Normandie, et l'effroyable Mathago et Rothomago, n'est autre qu'un écorcheur de même force, venu aussi d'Angleterre, et dont le vrai nom était Matthew Gough. Il y a plaisir, quand on s'occupe d'histoire, à retrouver sur le chemin de
�- 96 son étude quelques-unes de ces terribles figures avec lesquelles la peur vous fit jadis faire connaissance et à se convaincre ainsi que, quoi qu'on fasse de sérieux on n'échappe jamais complètement à son passé futile, et que dans l'homme enfin, comme l'a si bien dit Robert Reinick, il faut toujours qu'il y ait de l'enfant. « Sois un homme en face de la vie, s'écriait-il, un enfant en face de toimême. Vers le soir de tes ans, il t'arrivera de soupirer à la pensée de la maison paternelle, au souvenir de ton enfance ; cependant tout cela ne sera pas perdu sans retour. Encore un pas, et voici les fleurs et les riants ombrages que je te destine, comme jadis, la bénédiction du père. Joyeux enfant, cours audevant de ce père ! »
�CHAPITRE V
SERVICES RENDUS A L'INDUSTRIE ET AUX SCIENCES PAR LES JEUX D'ENFANTS I
Ce que nous avançons dans le titre de ce chapitre, qui sera court, comme toute chose qui veut ne pas être enni^euse, a souvent été allégué déjà ; en mille et un ouvrages sur l'industrie, on a parlé des éléments utiles qu'elle avait trouvés dans l'observation des jeux de l'enfance, dans l'étude de ces expériences en toutes choses dont les enfants intelligents font leur amusement le plus cher, alors qu'ils tournent , retournent sous ses mille faces chaque objet qu'ils ont en main, soit pour connaître ce dont il est composé, ce qu'il contient, « ce qu'il a dans le ventre » comme ils disent, soit surtout pour bien savoir ce qu'ils en pour3-
�ront faire eux-mêmes. Mais ce fait si curieux de l'influence des expériences enfantines sur les grandes découvertes de l'homme, a plutôt été avancé que prouvé jusqu'ici ; on a, à ce propos, répété bien souvent les mêmes phrases, les mêmes exemples ; mais de faits nouveaux, point. Or ce sont ces faits nouveaux que nous allons tâcher de trouver et de vous donner ici ; les mêmes choses répétées d'après les mêmes livres nous paraissent être ce qu'il y a au monde de plus oiseux et de plus inutile. Ce n'est pas que nous renoncions à invoquer les livres. Dieu nous en garde ! nous les aimons trop pour cela, et nous tenons trop à ce que la jeunesse les aime, comme nous les avons aimés, comme nous les aimerons toujours ; bien loin de les dédaigner, nous les citerons avec amour, car pour nous il n'y a pas de bon travail sans bonne citation ; il n'y a pas de bon livre sans l'aide des autres bons livres ; il n'y a pas de bons auteurs sans l'appui que celui qui pense et qui écrit aujourd'hui doit chercher et doit trouver toujours dans les œuvres de ceux qui ont pensé et qui ont écrit autrefois. C'est là notre conviction formelle, et nous y
�JUFM LILLE — 99 — tenons si bien, nous avons tant à cœur de la voir partager par les jeunes esprits auxquels nous nous adressons, que pour entrer au vif de notre sujet, nous commencerons par des citations. On lit dans l'un des plus vastes recueils des connaissances humaines , VEncyclopédie, cette phrase qui eût pu nous servir d'épigraphe : « Tous les enfants ont des jeux qui ne sont pas indifférents pour faire connaître l'esprit des nations. » Le P. Adry, bon et excellent esprit, qui sut faire de la bonhomie avec la science, a dit aussi dans l'ouvrage d'érudition charmante qu'il a écrit sur les amusements de l'enfance : « Les jeux d'enfants ne sont pas indignes de l'attention du sage. On y trouve souvent un tableau de la vie humaine, et quelques-uns de ces jeux ont fourni ou des images ou des réflexions morales à plusieurs poètes, et même à plusieurs philosophes , tant anciens que modernes. » Enfin, un livre peu connu, mais qui mérite bien l'être, et que nous conseillons à nos jeunes lecteurs, pour le temps où ils seront aptes à le lire et à le bien comprendre, le Dictionnaire de Lefebvre de Beauvray, parle ainsi de l'utilité des jeux d'enfants,
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en ce qui touche le sujet même que nous voulons traiter ici, les découvertes de la science et de l'industrie : « Il serait possible, y lisons-nous, de tirer plus de parti qu'on ne fait communément des jeux de la première enfance. Il s'agirait d'observer avec attention, et surtout sans les gêner, ces petits êtres qui ne sont occupés du matin au soir qu'à faire pour ainsi dire des cours d'expérience. Considérez-les, suivez-les dans leurs amusements, voyez comme ils s'agitent autour des objets, avec quelle inquiétude, avec quelle ardeur il les essayent, il les éprouvent, ils les tâtent, ils les tourmentent en tout sens. Combien n'a-t-on pas dû et ne pourrait-on pas encore devoir de découvertes importantes aux amusements de tant d'enfants naturellement curieux ! A combien de conjectures utiles n'ont-ils pas donné lieu par leurs tentatives réitérées et souvent plus heureuses que celles de bien des académiciens ! Combien n'ont-ils pas répandu de lumières sur l'horizon du monde savant ! Dans le physique aussi bien que dans le moral, rien peut être n'importe davantage aux hommes faits que d'étudier ceux qui doivent un jour le devenir. On sait que
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si l'on a fait au seizième siècle la découverte des lunettes d'approche, on en a l'obligation à des enfants qui s'amusaient à jouer avec des verres dans la boutique d'un ouvrier de Middelbourg, en Hollande. » L'exemple de cette invention des lunettes d'approche est le plus souvent cité, et, quoiqu'il soit bien connu, nous ne pouvons nous dispenser de le répéter ici : Le fils de Jacob Metzu, bon ouvrier en lunettes de la ville d'Alemaër, d'autres disent de Middelbourg, en Hollande, s'amusait avec des verres de diverses espèces, dont son père se servait pour monter ses lunettes. Le hasard lui mit sous la maiu, en même temps, des verres convexes ou bombés, qui servent aux presbytes, gens qui ont la vue longue, comme vous savez, et des verres concaves, qui sont à l'usage des myopes, ou gens qui ont la vue trop courte. Par hasard aussi le jeune homme rapprocha de son œil le verre concave, tandis que de l'autre main il tenait le verre convexe dans la même direction, mais seulement un peu éloigné. Il fut bien étonné alors de voir le coq de son clocher, vers lequel s'était portée sa vue, qui grossissait, ou
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plutôt qui se rapprochait de lui. Il appela son père, qui ne s'en tint pas au naïf étonnement de son fils : où l'enfant n'avait vu qu'un hasard, il vit une combinaison utile ; pour l'un c'était un jeu, pour l'autre ce fut une découverte. Maintenant les verres dans leur même disposition et à la même distance l'un de l'autre, il enchâssa chacun d'eux à l'extrémité d'un tube à rallonges ; la lunette était trouvée. Dans cette invention, le hasard eût plus de part que l'intelligence de l'enfant ; mais il en est d'autres, non moins importantes, où tout est dû au contraire à l'intelligence enfantine, s'ingéniant de tout dans ses jeux, expérimentant tout, cherchant tout et, bien mieux, trouvant tout. Ce sont les enfants qui connurent les premiers la poudre à canon et ses étonnants effets. Vainement, ou plutôt injustement, on fait honneur au moine anglais Roger Bacon ; si on eût bien lu le livre où il parle de cette invention, on ferait comme lui, on en renverrait toute la gloire aujeu d'enfant, qui lui donne occasion d'en parler le premier. Voici ce qu'il dit en propres termes : « On peut aussi
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imprimer la terreur par la vue, en produisant des éclats de lumière qui jettent letrouble dans toutes les âmes. On pense que c'est par l'emploi de ce moyen que Gédéon a frappé de terreur le camp des Madianites. Nous empruntons cette expérience d'un jeu d'enfant en usage dans presque tout le monde. Il consiste à faire un instrument (cartouche) de la longueur du pouce d'un homme, avec lequel on produit, par la violence decequ'onnommeseldepierre^aZ^è^reJ, un bruit si horrible (bien que l'instrument ne soit qu'un petit morceau de parchemin) que le bruit du tonnerre et l'éclat de l'aurore ne sont ni plus grands ni plus brillants que ceux que cet instrument occasionne. » Ainsi, voilà positivement l'inventeur prétendu de la poudre qui avoue qu'il n'a pas inventé, et qui déclare que les enfants avaient inventé avant lui. Il eut pourtant un grand mérite, celui de voir ce qui existait sans doute depuis des siècles sans qu'on daignât s'en apercevoir, et celui encore de dire ce qu'il avait vu. Cette précieuse mention de la précieuse invention lui fut comptée comme si c'était l'invention même. Mais maintenant, quand on vous
�— 104 — dira c'est Roger Bacon qui inventa la poudre, vous saurez qu'en penser. L'enfant qui, avec ses petits canons de cuivre et ses pétards, fait tapage dans les carrières de Montmartre, en sait plus long qu'il n'en sut jamais. Eh ! mon Dieu, chers enfants, il en est encore ainsi pour une foule de bien grandes choses \qui vous font peur, maintenant que l'homme les emploie, mais qui vous amusaient bien pourtant avant qu'il vous les prit. C'est vous, certes, vous ne vous en seriez guère doutés, c'est vous qui avez trouvé la force d'expansion de la vapeur. Olivier Evans, qui la trouva dans vos jeux, n'a pas eu moins de bonne foi que Roger Bacon. Pas plus que lui il ne s'est dit inventeur, il s'est tout bonnement déclaré emprunteur. « Comme Vaucanson, Pascal et plusieurs autres, lisons-nous à son sujet dans la Biographie portative des contemporains, il sut bien voir ce que le hasard mit sous ses yeux. Il a rapporté lui-même qu'il avait environ dix-huit ans, lorsqu'il remarqua des enfants qui, pour faire des pétards, introduisaient un peu d'eau dans un canon de fusil dont ils avaient bouché la lumière, et qu'ils
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bourraient ensuite : La culasse étant mise dans un feu de forge, bientôt l'explosion avait lieu ». « Voilà, s'écria le jeune Evans, la force motrice qu'il fallait trouver. » Et toute sa vie il s'occupa du meilleur emploi possible de ce grand moyen. Voilà pour vous de quoi être bien fiers, chers enfants ; mais pourtant n'allez pas imiter ceux qu'Evans observa : maintenant que la découverte est faite, vous n'avez plus besoin déjouer avec la vapeur, ce serait inutile, qui pis est, dangereux. Ainsi, voulez-vous inventer, observez : et dans vos observations ne dédaignez rien, regardez en bas comme en haut. Etudiez l'homme qui travaille et arrêtezvous à regarder l'enfant qui joue. Ferracino, l'un des plus habiles mécaniciens de l'Italie au XVIII0 siècle, fit comme Bacon et comme Evans, et il eut le même bonheur. Sa première invention fut une scie gigantesque qui, mue par le vent, faisait avec la plus grande promptitude et la plus merveilleuse précision, un travail considérable. Tout le monde admirait, et, dit son biographe Francesco Memmo, un jour on vint lui demander où il avait pris l'idée de cette belle ma-
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chine ; il répondit naïvement que <( c'était en voyant un enfant qui jouait avec un petit moulin en carton. » Passons-nous maintenant aux prodidiges de l'électricité et du galvanisme ; nous trouvons encore les jeux des enfants mêlés à leurs origines. N'est-ce pas avec un cerf-volant bardé de fer que le français Roma et après lui l'américain Franklin allèrent chercher la foudre dans les nuées orageuses ? et si le, galvanisme fut trouvé avant Galvani, qui ne fit que le perfectionner et le baptiser de son nom, un peu comme Améric Vespuce fit pour l'Amérique, n'est-ce pas encore parce que Sulzer, qui en parla le premier en 1767, dans son livre étrange sur la nature du plaisir, avait observé une expérience que nous avons tous fait au collège ? Des enfants s'amusaient devant lui à mettre leur langue entre deux pièces de métaux différents, dont les bords touchaient d'un seul côté. Sulzer leur demanda la raison de cet amusement bizarre ; les enfants répondirent qu'ils trouvaient à cette interposition de leur langue entre ces deux métaux une saveur amère qui les étonnait et dont ils ne pouvaient se rendre compte. Sul-
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zer se convainquit par lui-même de la réalité de l'expérience, et la consigna dans son livre. Il ne se doutait pas, dit à ce sujet Aimé Martin, qu'il mettait ainsi les savants sur la voie d'une science nouvelle, le galvanisme. Et, ajoute le même écrivain, cet exemple que j'ai choisi au hasard, montre assez la nécessité d'unir les sciences entre elles, puisqu'il est une preuve que les phénomènes en apparence les plus éloignés peuvent finir par se confondre dans une théorie unique. » Nous concluons comme Aimé Martin, nous irons plus loin que lui : « Savants, dirons-nous, avant les livres étudiez les jeux d'enfants ! » et nous vous dirons à vous enfants, continuez vos jeux, mais ne vous enorgueillissez pas de ce que l'homme a pu y trouver d'utile et de grand. C'est Dieu qui l'avait mis dans vos amusements, c'est Dieu qui l'en a retiré pour le montrer à l'homme, afin qu'en passant dans ses mains, ce qui était inutile et impuissant dans les vôtres, devint utile et puissant.
�CHAPITRE V I
LES
PETITS
JEUX
I
On ne vas pas loin dans l'histoire sans trouver la trace des jeux que l'enfance a tant de plaisir à créer et que l'homme a tant de peine à abandonner. Presque tous sont anciens comme le monde, et grâce à cet antiquité, après avoir été de si agréables amusements, ils peuvent être, par leur histoire, occasion d'étude et d'utile instruction. Il est donc bon de rechercher leurs origines ; en outre de ce qu'on y apprendra de choses curieuses, de détails particuliers, elles serviront à convaincre les incrédules ou les paresseux ; qu'il n'est chose si futile en apparence dont il ne soit utile d'analyser et d'interroger la frivolité
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même. Dieu a placé pour l'homme et bien mieux encore pour l'enfant, un enseignement en toutes choses. Ici, par exemple, il a voulu que pour les jeux, quels qu'ils fussent, se trouvât la leçon d'histoire. Ne parlons aujourd'hui que des moins bruyants, ceux qui, ne dépassant pas les limites du salon, ou de la chambre de récréation, égayent les longs jours de pluie ou les soirées d'hiver. Souvent, autrefois, pour bien terminer une veillée et se donner l'air d'être allé au spectacle sans pourtant être sorti de chez soi, l'on faisait venir les marionnettes ou la lanterne magique, qu'on appelait alors tout simplement la curiosité. C'était le grand ton au XVII0 siècle. Quand il s'agissait de marionnettes, de Brioché qui les montrait, et de Fagotin, son fameux singe, grands seigneurs et grandes dames n'étaient plus que de grands enfants. Il arrivait même que lorsque l'illustre Brioché ne pouvait pas déranger sa troupe, on allait volontiers l'admirer chez lui. Les plus sérieux esprits, auxquels souvent le plus simple amusement suffit, s'en faisaient un plaisir. Bayle, le critique, Mallebranche, le
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profond philosophe, et mille autres, parmi lesquels je ne citerai plus que l'Allemand Euler, se pâmaient d'aise à voir gesticuler polichinelle. M"10 Du Deffant ne dédaignait pas non plus ses amusantes grimaces et ses lazzis. « J e ris plus que personne aux marionnettes, disait-elle un jour à Fontenelle, parce que plus que personne je me prête à l'illusion. Au bout d'un quart d'heure, je crois que c'est réellement Polichinelle qui parle ». Comme pour la commodité du plaisir qu'elle préférait si bien, les marionnettes venaient s'installer, chaque année, pendant huit jours, dans le voisinage de M™ Du Deffant. Elle avait son hôtel dans la rue Saint-Honoré, tout près de la place Vendôme, et c'est sur cette place que mons Polichinelle dressait ses tréteaux, quand arrivait l'époque de la foire de Saint-Ovide. Le voisinage des somptueux hôtels qui servaient de cadre à cette foire populaire ne gênait guère nos marionnettes ; elles y étaient à l'aise et y faisaient aussi gaiement leur tapage qu'à la foire de Bezons, qui se tenait à l'extrémité des Champs-Elysées, juste à la place de l'arc de triomphe de l'Etoile,
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et elles n'y attiraient pas moins de monde que lorsqu'elles s'abattaient, à la grande joie du peuple, sur le préau des foires Saint-Laurent et Saint-Germain. C'est à celle-ci, dont le mois de Février ramenait tous les ans la joyeuse date, que Lemierre alla s'en amuser ; c'est là même qu'elles posèrent pour le portrait qu'il en esquissa dans son poëme des Fastes. Les marionnettes chantées dans un poëme sérieux ! ce n'est pas une mince gloire pour de pareils comédiens, faits de bois et d'oripeaux. La lanterne magique, leur redoutable concurrente, a de même ses lettres de noblesse, mais elle les doit à la science et non pas à la poésie, comme maître Polichinelle. Il y a bien des siècles, vivait en Angleterre un homme, un infatigable savant, qui sur toutes choses avait fait des expériences profondes. Il se nommait Roger Bacon. Un jour qu'il travaillait sur la nature des ombres, sur leur décroissance ou leur extension progressives, suivant le jeu des lumières, au lieu d'une invention sérieuse, il trouva un jouet, il créa la lanterne magique. Il s'amusa quelque temps de sa découverte, puis voulut en amuser les autres.
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Par malheur, dans le nombre de gens à qui il la fit voir, se rencontrèrent des ignorants et des superstitieux qui crièrent à la magie ! Pour eux, cette lanterne, avec ses ombres noires s'agitant et dansant sur le drap lumineux, était certainement l'œuvre du diable ; et Roger Bacon, l'évocateur de ces enchantements, était à n'en pas douter un affreux nécromancien. Le bruit ne tarda pas à s'en répandre et le pauvre savant fut bientôt sérieusement menacé. Il n'y allait rien moins que d'être brûlé vif, le tout pour une lanterne, c'est vrai, mais Satan, criait-on, y logeait avec tout l'enfer. La chose alla jusqu'au pape Clément IV, qui était la bienveillance et, par bonheur aussi, la science même ; avant de laisser condamner et conduire au bûcher le malheureux Roger Bacon, il voulut juger de son maléfice. La lanterne magique fut expédiée de Londres au Vatican. Le pape la reçut lui-même et ne voulut laisser à personne le soin de la bien examiner. Après quelques minutes d'attention, l'affreux sortilège ne fut pour lui, comme pour Roger Bacon qu'un innocent hochet, dont il voulut donner le plaisir à toute sa
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cour. Que pouvait-il faire de mieux pour montrer l'innocence du savant incriminé? Ainsi il devenait tout au moins son complice, et l'on ne pouvait plus accuser Roger Bacon sans le condamner luimême. Les plus ardents à poursuivre le prétendu sorcier devinrent donc les plus disposés à l'absoudre, et c'est ainsi qu'il fut prouvé que le diable, quoiqu'on dise, ne loge pas dans la lanterne magique ! N'y a-t-il pas quelque chose de touchant dans le fait de ces hommes graves et vénérables qui, ainsi que le saint Pontife, dépouillent parfois leur austérité pour se faire un délassement et un plaisir des simples amusements de l'enfance? L'excellent Malesherbes fut de ce nombre : personne ne trouvait une joie plus douce à revenir, naïf et gai, aux jeux des écoliers. Aux longues veillées on le voyait souvent s'amuser comme un enfant espiègle à souffler des camouflets au visage de quelque bon vieillard, son voisin. — <( Je me rappelle, me disait une personne à qui il fut donné de le connaître, je me rappelle qu'un jour, tenant par la main une petite fille de cinq ans, et me promenant avec elle dans les jardins de Malesherbes, ce noble
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vieillard lui proposa de jouer à la cachette, et que cette petite fille croyait que son vieil ami y prenait autant de plaisir qu'elle-même. » Les jeux d'exercice, comme cette bonne cachette dont s'amusait Malesherbes, furent surtout fort en faveur dans les bonnes compagnies de l'autre siècle : On y jouait au Collin-Maillard, assis ou non assis ; on y jouait à la main chaude, cet amusement des jardins, dont les ébats n'ont pas varié, dont le nom seul a changé depuis qu'on le connaît, c'est-àdire depuis les anciens. Les Grecs l'appelaient le jeu du collabismos, à cause du soufflet (Colaphos) qu'on donnait au patient, en lui disant : qui t'a frappé ? Les Espagnols le jouent encore de la même manière, et ce n'est pas le seul amusement antique qu'ils aient conservé dans toute sa pureté. L'escarpolette, par exemple, est en Espagne un jeu de tradition, qui, par l'époque invariable qui en ramène les ébats et par la manière dont on s'en amuse, rappelle tout à fait un usage antique. Quand arrivait le temps des Bacchanales, chaque maison de Rome dressait sa balançoire, et c'était à qui, des grandes personnes ou des en-
�— 115 — fants, y prendrait place à son tour. Les Espagnols ont de même leur columpio (balançoire) dressé dans chaque jardin, quand arrive le mois du carnaval, ces bacchanales du monde moderne. A Séville surtout, c'est une coutume irrévocable. On trouve des balançoires jusque dans les salles basses, appendues aux portes, et toujours en mouvement depuis le matin jusqu'à minuit. C'est même là, on peut le dire, le seul plaisir du carnaval de Séville ; les danses et les mascarades sont pour une autre saison. On les ajourne jusqu'à la velada de la SaintJean. Ici, pour la vulgaire escarpolette, nous avons trouvé l'antiquité et la mythologie, comme nous les avions trouvées à propos du Colin-Maillard. Le jeu tout aussi simple du petit bonhomme vit encore nous y ramènera bien mieux encore. Ce puéril amusement est le souvenir de l'un des plus célèbres jeux de la Grèce antique, mais souvenir fort amoindri, comme vous allez voir. L'allumette inoffensive qui circule de main en main, était alors une torche ardente. Elle flamboyait aux mains des jeunes gens conviés pour les courses des fêtes
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de Vulcain, le Dieu du feu. A un signal, tous partaient agitant leurs torches, et celui qui arrivait au but sans avoir éteint la sienne, était proclamé vainqueur, il recevait le titre de Lampadophoros, c'est-à-dire en grecporteur de flambeau. Ces courses avaient lieu, à Athènes, dans les verts jardins d'Académus. Eleusis avait aussi les siennes ; mais là, c'est en l'honneur de Cérès et en souvenir des torches qu'elle fit briller par les campagnes quand elle chercha sa fille Proserpine, que les coureurs s'élançaient dans la lice en agitant leurs flambeaux. A Rome, nous retrouvons la torche sacrée aux mains des jeunes filles ; elles sont réunies en cercle, et le flambeau allumé passe de l'une à l'autre ; celle en la main de qui il vient tout-à-coup à s'éteindre est vouée au malheur. Dans tout cela, vous avez reconnu notre vulgaire et très amusant petit bonhomme vit encore. Pour mon compte, je le préfère, tout simple qu'il soit, aux vieux rites qu'il rappelle. Le vainqueur n'y est plus décoré du beau nom de Lampadophoros, mais au moins le perdant n'est plus frappé d'un mauvais présage. Il donne un gage, il
�fait sa pénitence, on en rit bien et tout est dit. Maintenant on s'amuse sans arrière pensée; mais les anciens qui, faute de connaître la Providence, avaient inventé le destin, et qui ensuite ne sachant où le bien placer, le mettaient partout, avaient ainsi l'habitude fatale de tout gâter par la superstition ; ils trouvaient même sous leurs jeux le ver rongeur des mauvais présages ! Ce n'est pas qu'ils ne connussent aussi ce que dans nos jeux nous appelons des pénitences; ils s'en amusaient comme nous, mais en d'autres circonstances, et avec une gaieté toujours un peu brutale. Aux Saturnales , le carnaval de ces temps antiques, on avait l'usage de nommer un roi du festin. Ce n'était point par le sort de la fève, comme pour notre gâtea.u de l'Epiphanie, que cette royauté était élue ; c'était par le sort des dés. Celui qui en était investi avait le droit de donner aux convives les commandements les plus burlesques. A celui-ci il donnait l'ordre de dire tout haut du mal de soi-même; à celui-là il commandait de prendre sur les épaules la joueuse de flûte, et de faire ainsi trois fois le tour
�delà maison. Ses ordres étaient souvent des condamnations burlesques, qui faisaient toutefois, du convive auquel il les infligeait, un véritable patient. Il était fort heureux quand on ne le condamnait qu'à avoir le visage noirci avec de la suie, car, le plus souvent, on allait jusqu'à le dépouiller de ses vêtements et à le plonger tout nu dans une cuve d'eau froide. Avouez que nous avons dans nos jeux plus de gaieté, plus d'esprit et plus d'humanité. Chez les Grecs, nous trouvons pourtant quelques amusements qui, sur tous ces points, ne le cèdent pas aux nôtres. Entre autres petits jeux , les dames d'Athènes connaissaient celui-ci : L'une d'elles choisie par le sort devait, dans tout ce qu'elle faisait, être imitée par les personnes présentes ; et vous voyez d'ici tout ce que ces imitations forcées amenaient parfois d'amusant et d'inattendu. Un jour qu'on s'ébattait ainsi dans le gynécée de l'une des matrones d'Athènes, Aspasie, la plus belle des Grecques, vint à entrer. Les femmes qui étaient là ne brillaient pas toutes par la beauté et par la jeunesse, mais toutes pourtant
�— ii9 — avaient la prétention de paraître jeunes et belles, ainsi qu'on pouvait le voir au fard étalé sur leurs joues. L'arrivée de l'épouse de Périclès fut accueillie par un sourire de contentement forcé, auquel succéda bientôt un murmure de mots jaloux circulant par tout le cercle, et qui n'échappa point à la spirituelle Athénienne. On reprit le jeu pourtant, et Aspasie y prit part. Son tour vint bientôt d'être la patiente et de faire le geste que devaient imiter toutes les autres. Alors elle se fit apporter un bassin d'eau fraîche, y trempa sa main, et par deux fois s'en frotta le visage, ce qui donna encore plus d'éclat à sa beauté. Toutes les matrones durent faire comme elle, et le fard de leurs joues détrempé pa.r l'eau laissa voir en tombant leurs rides et leur laideur ; elles se retirèrent courroucées, mais punies aussi de leur jalousie et du murmure envieux qui avait accueilli l'arrivée d'Aspasie. Ainsi les jeux ont souvent pour conclusion une bonne leçon de morale.
�II Il faut être, dans les jeux, ce qu'on doit être partout, et parce qu'ils permettent la frivolité , ne pas se croire en droit d'y abdiquer les règles de la convenance. On y devient plus familier avec ses supérieurs qui parfois daignent s'y mêler ; mais qu'on se garde bien de faire dégénérer cette familiarité en impolitesse, ainsi qu'il arriva un soir à un gentilhomme admis dans le cercle intime de Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans. C'était au château d'Eu ; au retour de la promenade, on s'était mis à jouer aux Proverbes, amusement à la mode, et qui n'était pas alors plus compliqué que ne l'est aujourd'hui le jeu des charades. On y devinait sur le geste plutôt que sur la parole le proverbe mis en action. La princesse, qui trouvait très aisément la solution de ces petits problèmes de pantomime, avait déjà deviné deux ou trois proverbes gesticulés devant elle : L'occasion fait le larron; à gens de village trompette de bois, tant va la cruche à l'eau, etc.. quand un gentilhomme de sa maison, dont le tour était venu de
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jouer son proverbe, se mit à sauter, à rire, à grimacer, à faire mille extravagances. Ne comprenant pas quel proverbe pouvait se cacher sous toutes ces contorsions, Mademoiselle le fit recommencer et ne devina pas davantage. Elle y renonça, et de guerre lasse demanda le mot de cet énigme en grimaces : « Mon proverbe, dit le gentilhomme, tout fier de n'avoir pas été compris, est celui-ci: Il ne faut qu'un fou pour en amuser bien d'autres. « Ma foi, Monsieur, lui répliqua Mademoiselle fort piquée, je l'eusse compris, que pour votre honneur je ne l'eusse point voulu dire. Votre proverbe est un mal-appris, et votre explication un manque de respect. Sortez et que je ne vous revoie jamais ni dans mes jeux, ni dans mon service. » En toutes choses, vous le voyez, il faut être adroit et bien avisé. Mais quand à la science des convenances et de l'exquise urbanité, on peut, même dans les jeux , joindre l'esprit, c'est beaucoup mieux encore. Le poëte Léonard avait toutes ces qualités de l'homme du monde accompli. Il avait toujours quelques vers charmants au service de la politesse, et
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pour peu qu'on l'en priât, il ne pa3^ait pas autrement qu'en jolis impromptus les gages qu'il avait perdus aux petits jeux. Dans une fête de famille, chez le marquis de Chauvelin, on avait joué au gage-touché, Léonard perdit ; pour lui permettre de reprendre son gage, on exigea de lui un conte de fée. Il s'exécuta de bonne grâce, et après quelques minutes de recueillement, voici les vers qu'il rapporta :
Il était une fée aussi douce que belle, Les arts formaient ses attiibuts, On voyait marcher auprès d'elle Et les talents et les vertus. Elle avait un époux, ornement de la cour, Grand guerrier, profond politique, Possédant l'art de plaire autant que la tactique. Une autre fée encore habitait ce séjour, Elle joignait alors au feu du premier âge De la maturité le solide avantage : Tel est dans son éclat le midi d'un beau jour. Des enfants dignes d'eux ajoutaient à leur gloire. Mais qu'entends-je ? une voix au moment où Semble dire : Arrête, ami, tu t'es mépris, [j'écris], On te demande un conte et tu fais une histoire. Ma muse a manqué son objet; Mais sur votre indulgence est-ce à tort que je C'est bien votre faute en effet, [compte] ; Si ce récit n'est pas un conte.
�123 On ne pouvait pousser plus loin , avouez-le, la courtoisie du bel esprit. En ce temps-là, c'était l'usage, les petitsjeux n'allaient pas sans l'esprit. Tout en s'amusant on y faisait sa réputation d'homme ou de femme spirituels. Un jeu, à la mode en 1773, était surtout fait pour mettre à l'épreuve toutes les jeunes imaginations, et leur donner l'occasion d'être habiles et ingénieuses ; c'était le jeu des bateaux. Voici en quoi il consistait: On vous supposait dans un bateau prêt à périr, avec deux personnes que vous aimiez, ou que vous deviez aimer le plus, et l'on vous disait : De ces deux personnes, vous n'en pouvez sauver qu'une ; vous allez périr , laquelle sauverez-vous ? C'était embarrassant, presque indiscret ; et bien heureux qui s'en tirait à l'honneur de son cœur et de son esprit, et à la satisfaction des deux compagnons de bateau qu'on lui avait donnés. La question fut posée un jour à la comtesse A. qu'on avait placée dans le bateau avec sa mère qui ne l'avait point élevée et qu'elle connaissait à peine, et avec sa belle-mère, qu'elle aimait de la
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plus vive tendresse : « Eh bien, lui disaiton, le naufrage survenant, que feriezvous ? » La comtesse répondit : « Je sauverais ma mère, et je me noierais avec ma belle-mère. » Parmi les petits jeux en faveur à cette époque, j'en citerai encore un, moins pour ce qu'il est en lui-même, que pour l'anecdote qu'il m'amène à vous conter. On l'avait importé d'Italie, où l'on s'en amuse encore, et il était des plus simples. On élevait sur une table un petit monticule de sable fin ou de la sciure de bois ; dans les flancs de cette montagne, on cachait une pièce de monnaie, la plus petite qu'ont pût trouver ; puis après avoir fait le tour de la table, on venait, l'un après l'autre, plonger la main dans le monticule mouvant. Celui qui parvenait à saisir ainsi la petite monnaie était vainqueur, et elle lui restait pour gain de sa victoire. Or, ce jeu qui, il y a quatre siècles, était déjà en faveur dans le royaume de Naples, inspira à Alphonse V un expédient bien adroit, dans une circonstance bien difficile. Il était entré avec plusieurs de ses gentilshommes dans la boutique d'un
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messieurs, nous y gagnons de ne pas connaître un coupable. » Dans tous ces jeux quels qu'ils fussent, et surtout dans ceux qui étaient de véritables exercices, on apportait alors la plus grande ardeur. Il n'est pas jusqu'au naïf cheval fondu qui n'eût des seigneurs pour joueurs ardents, et qui ne prît parfois le pas sur les plus sérieuses affaires négligées à cause de lui. En 1556, l'amiral Colligny était arrivé à Bruxelles avec une suite nombreuse pour traiter d'une trêve à conclure avec l'empereur. L'affaire était grave ; cependant, tandis que l'amiral en réglait les conditions, savez-vous ce que faisaient dans la cour de son logis les seigneurs intéressés autant que lui à l'issue encore douteuse de la négociation ? Ils jouaient au cheval fondu, et cela, avec un si grand bruit, que la foule ameutée autour de la maison finit par envahir la cour, et que les gentilshommes flamands qui s'y. trouvaient mêlés se mirent de la partie. Elle dura tout autant que le travail du traité à conclure, et le bonheur voulut que, dans l'une et l'autre partie, les Français l'emportassent : pour le traité, parce que la bonne cause et
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l'adresse du négociateur étaient pour nous; au cheval fondu, parce que, dit le vieux chroniqueur de qui nous tenons le fait, il n'appartient qu'aux Français seuls de faire les choses de bonne grâce.
�CHAPITRE
VII
HISTOIRE DU COLIN-MAILLARD ET DU JEU DES BARRES
On a, ce me semble, trop dédaigné les jeux d'enfants ; de tout temps on n'y a vu qu'un amusement futile, dont l'homme grave doit se hâter de rire et d'avoir pitié ; bien peu de gens se sont donc inquiétés de faire de ces jeux l'objet de recherches érudites ou même de feuilleter à leur intention le moindre livre qui pût instruire de leur histoire. Livres et jeux, sciences et amusements, sont trop incompatibles pour qu'on s'avise jamais de les rapprocher et surtout de les rendre égaux par l'étude, disent les hommes aussi futiles en cela que l'écolier le plus pressé de fuir ses livres quand on lui parle de jouer. Et de quel intérêt, ajoutent-ils, de quelle utilité pourrait être ce travail ? Quelle découverte peut-il en surgir pour le justifier ? Nulle sans doute relativement à la morale ; mais mille pour l'his-
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toire philosophique qui, recherchant curieusement et surtout dans les moindres choses la trace d'une unité primitive, la retrouvera tout entière dans ces jeux si dédaignés, et qui cependant, grâce à leur universalité, à leur caractère si peu variable en dépit du changement de temps ou de nations, n'en sont pas moins une des preuves les plus évidentes de cette unité, lien instinctif des peuples dans l'enfance. Pour moi, il me semble qu'il ne sera pas d'un médiocre intérêt de savoir et de prouver que les jeux de nos enfants ne diffèrent presque pas de ceux des enfants grecs ou romains, et que maintenant encore, malgré la dissemblance des mœurs, des langues et des religions, ces mêmes jeux se retrouvent sous des formes pareilles, non seulement chez tous les peuples de l'Europe, mais encore chez ceux de l'Orient, chez les Turcs, les Arabes, et les Persans. Les révolutions ont tout détruit, tout bouleversé, et elles n'ont épargné que ces choses légères.qui, comme le roseau de la fable, pliant toujours et ne rompant jamais, doivent leur immortelle durée à leur faiblesse et à leur futilité. En respectant
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l'enfance insoucieuse de toutes les révolutions, aussi bien qu'indifférente à tous les conquérants, on respecta ses amusements, et d'âge en âge, par une suite non interrompue de traditions enfantines, l'instinct primitif aidant toujours, ces jeux arrivèrent jusqu'à nous, presque sans mélanges, et sans altérations. Et, en cela, ne sont-ils pas semblables encore à ces graines de plantes que les tourbillons orageux emportent, mais ne détruisent jamais, et qui malgré la tempête se fécondent sous les mêmes formes et avec les mêmes couleurs, partout où elles retombent. Les jeux ainsi ravivés de peuples en peuples et éternisés par la tradition universelle, sont donc une des dernières expressions du monde primitif et en même temps une des dernières manifestations de ses symboles, car tout se rapprochait dans ces premiers âges du monde, les jeux de l'enfance et les pratiques de la superstition ; grâce à une civilisation croissante, les jeux ont seuls survécu, ils devront donc souvent nous donner le mot de plus d'un antique mystère de ces religions effacées et qui ont avec eux une commune origine. Ainsi étudiés,
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ainsi commentés, ils justifieront cette phrase de Monteil : « Chaque art, chaque jeu, surtout lorsqu'il est très ancien, a dû avoir, comme aujourd'hui, son histoire fabuleuse. » Bien plus, ils donneront, je l'espère, gain de cause à mon travail et à ces paroles d'un grave enc3^clopédiste, que j'aurais dû prendre pour épigraphe : <( Tous les enfants ont des jeux qui ne sont pas indifférents pour faire connaître l'esprit des nations. » Et s'il me faut encore une autre justification de ma tentative historique , j'invoquerai le souvenir d'un grave historien de l'antiquité, de Suétone enfin qui, après avoir dessiné à grands traits la vie des douze Césars de Rome, ne crut pas dégrader son talent en le consacrant à l'histoire des jeux de l'enfance chez les Grecs. Suidas, Servius, Eustache, parlent de cet ouvrage et sont loin de le reprocher à son auteur. Je puis donc faire avec honneur ce que Suétone a fait sans blâme. Le Colin-Maillard, l'un des jeux les plus amusants et les plus répandus, est aussi l'un des plus anciens. On le trouve chez tous les peuples, et partout il est
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le même, il ne change que de nom en changeant de pays. Chez les Arabes, c'est le haig j'ol (les yeux fermés) ; chez les Perses, le ser der kilim (il a la tête dans une couverture) ; chez les Anglais le blind man's buft; mais je m'arrête au risque de perdre si belle l'occasion de faire le vocabulaire polyglotte de tous les noms du Colin-Maillard. J'aime mieux vous redire bien vite, et cette fois avec Régnier-Desmarets, ce que tout ce fatras de mots eût trop longuement prouvé.
Tous ceux que le ciel a fait naître Ont ioué partout comme ici Au Colin-Maillard. Dieu merci, Je n'ai jamais trop voulu l'être, J'aime à voir clair — Voici le jeu Tel qu'il nous vint des Grecs en môme temps que Quand ce fut et par quelle voie. [l'oie.] C'est dont je suis instruit fort peu.
Je ne sais pas plus que Régnier-Desmarets quel chemin prit Colin-Maillard pour venir de chez les Grecs en France ; mais ce qui m'est avéré, c'est qu'il en vient, sans avoir même trop changé sur la route. Lisez le grammairien grec Hesichius, et surtout Julius Pollux, au chapitre VII du Livre IX de son Onomasticon, vous y verrez qu'au jeu de la
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Muynda du verbe grec muô, (fermer), un enfant à qui l'on avait bandé les yeux devait chercher à saisir un de ses camarades et à deviner qui il avait saisi. N'est-ce pas, sauf le nom, tout notre Colin-Maillard ? les enfants de Corinthe échappés à la férule de Denis s'ébattaient de même que les enfants de nos collèges ! Parfois pourtant leur Colin-Maillard se variait davantage. Alors on l'appelait le jeu de la mouche d'airain, la mina chalché : J'irai à lâchasse d'une main d'airain, disait l'enfant aveugle. Oui, vous irez, disaient les autres, et vous ne prendrez rien, et ils le frappaient avec leurs mains et leurs livres jusqu'à ce qu'il eût pris quelqu'un. C'est encore Pollux qui nous décrit ce jeu ainsi modifié. Ce nom de Mouche d'airain, qui devait avoir sa signification et son étymologie fabuleuse chez les Grecs, s'était conservé chez nous au moyen âge pour désigner le Colin-Maillard; Rabelais parle d'un jeu de la Mousque auquel il fait jouer des pages avec leur bourrelet. Mais sans s'inquiéter de l'origine de ce nom, il se contente de dire avec une simplicité burlesque qu'il vient de celui de Moscus, l'inventeur du jeu. Les Ita4-
�— 134 — liens, par une réminiscence semblable et sans doute aussi involontaire, disent encore jouons à la mouche-aveugle, à la Mosca-Cicca, les Languedociens font de même et dans leur jeu du Mousco-Dabit (la mouche qui marche) ils ne se doutent guère qu'ils empruntent aux anciens Grecs jusqu'au nom de leur amusement. Quant à nous, sans renier un jeu consacré par les Grecs, nos devanciers en toutes choses sérieuses ou frivoles, nous jouons aussi à la mouche d'airain ; seulement nous avons changé le nom du jeu ; mais pour l'avoir francisé, ne croyez pas que nous sachions davantage ce que ce nom veut dire. Demandez à qui vous voudrez l'origine du mot ColinMaillard ; feuilletez tous les dictionnaires pour savoir son étymologie, savants et dictionnaires nous répondront par le récit de mille fables douteuses dont aucune ne vous fixera, car aucune n'a l'évidence de la vérité. Vous allez en juger par deux des histoires les plus connues qu'on raconte au sujet de cette étymologie. Au temps de notre pieux roi Robert, il existait, dit-on, au pays de Liège, un valeureux chevalier nommé Colin qui
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ne connaissait pour arme que le maillet et qui, pour cela avait été surnommé Maillard. Or, il advint qu'en 999, dans une rencontre avec les Français, ce grand assommeur eût les deux yeux crevés. Tout autre eût été à jamais mis hors de combat, mais lui, se contenta d'attendre que sa plaie fut cicatrisée ; et aussitôt qu'il put rentrer en campagne, on le revit à chaque bataille nouvelle à cheval, et le maillet en main, comme le roi Jean de Bohême à Poitiers, il s'élançait au plus fort de la mêlée frappant à tort et à travers, mais frappant toujours. Nos enfants, à qui le récit des hauts faits de ce Colin-Maillard armé parvint, comme une légende, donnèrent son nom à leur jeu de Y Aveugle. Telle est la première version étymologique, qu'on nous transmet au sujet du Colin-Maillard. Que ceux qu'elle ne contente pas, lisent la suivante ; mais qu'ils n'espèrent pas d'avance en être plus satisfaits. Le roi de France. Charles VIII avait, dit-on, pour confesseur etpour grandpénitencier de sa cour un révérend cordelier nommé le père Maillard, dans le même temps qu'il avait pour maîtresse, une jeune
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fille égrillarde et malicieuse qu'on appelait Camille ; or, le bon roi, forcé par le cérémonial, ne pouvait pas admettre l'une à sa table sans y inviter aussi l'autre. Pour avoir la licence de faire asseoir Camille à sa droite, il devait consentir à voir le père Maillard à sa gauche. Chaque soir, à son petit souper, il se trouvait donc ainsi entre le péché et la pénitence, ne conservant pas même, malgré son désir, le droit de pencher pour le plus aimable de ces deux convives. Tout roi très chrétien qu'il était, Charles VIII enrageait, comme bien vous pensez, et Camille pestait mieux encore. Elle ne rêvait qu'aux moyens à prendre pour écarter le père Maillard. Après longue réflexion elle vint à s'imaginer, un jour, que le meilleur expédient serait de rendre le grand pénitencier lui-même dupe des jeux qu'il troublait. Un mot lui suffit pour mettre le roi d'un complot dont il devait avoir seul tout le prix ; et le soir, après le souper, comme Camille voulait parier avec lui qu'il ne l'atteindrait pas à la course, Charles se hâta d'accepter le défi. « Il est vrai, dit alors la malicieuse fille, qu'il ne vous sera pas difficile de m'at-
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teindre, car vous courez mieux que moi ; mais si vous aviez les yeux clos... — Je le veux bien encore, dit Charles, jejjTerai le Colin. » C'est ainsi qu'on appelait déjà le patient à tous les jeux. Et Camille sans plus attendre se mit à couvrir les yeux du roi avec son fin mouchoir de linon. Et la course commença ; mais elle fut vaine : Charles ne put jamais atteindre Camille. Voyant cela, et déjà triomphante, la matoise se mit à défier aussi le père Maillard. Le révérend s'en défendit dévotement ; mais Camille fut si pressante, le roi l'en supplia si «'aiment, que le bon confesseur, sûr d'ailleurs que nulle autre personne indiscrète n'était là pour le surprendre, consentit à se laisser bander la vue et à être le Colin à son tour. Mais le mouchoir de Camille était à peine sur ses yeux, le cordelier n'avait pas fait deux pas en tâtonnant, que déjà les deux amants avaient disparu. Il ne vinrent même pas délivrer le pauvre père Maillard, qui continua à faire le Colin tout seul et à errer dans le vide. Je ne sais qui le délivra ; mais, ce qui est certain, c'est que de ce jour-là le jeu fit fureur. Il
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avait pour lui le scandale et l'exemple d'un roi, les deux plus sûrs moyens de réussir. Chaque fille, chaque épouse voulut y jouer. Et quoiqu'alors ce fut au mari ou au tuteur à être le Colin, on pensa toujours au père Maillard, et le jeu en prit son nom. Il jouissait encore de la plus grande vogue au dix-septième siècle ; c'était même alors l'amusement à la mode, le jeu du grand monde. Je vous ai déjà montré le grand Gustave-Adolphe s'en égayant pendant les loisirs du camp. Eh bien ! on s'en amusait de même à Paris. Colin-Maillard était fêté dans les plus splendides ruelles et même à l'hôtel Rambouillet, dans le salon bleu d'Arthénice, en mémoire peut-être de la prédilection que lui avait accordée le héros favori de Julie d'Angennes, Gustave-Adolphe. C'est même pour faire honneur au jeu et flatter en même temps le goût que lui vouait la belle Julie, que RegnierDesmarets, commensal de l'hôtel, composa sous le nom du Colin-Maillard de Corinthe la fable charmante dont j'ai cité plus haut les premiers vers. Colin-Maillard n'était pas moins bien accueilli, au Luxembourg, dansles salons
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de Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans. Loret nous apprend que, dans ce palais d'honneur où l'on se réjouissait d'importance, on jouait surtout chaque soir
A ce jeu plaisant et gaillard, Qu'on appelle Colin-Maillard.
Louis XIV, tout jeune alors, s'en divertissait aussi. Pendant que le peuple de Paris, ayant le cardinal de Retz en tête, s'amusait dans les rues des intrigues de la. fronde et de sa petite guerre, faisant souhaiter à tous, comme l'a dit un chansonnier du temps :
Qu'enfin cette fatale fronde Ne fut plus qu'un jeu d'enfant
le jeune roi, tout aussi futile que son peuple, jouait à Colin-Maillard dans son palais menacé. Un jour qu'il s'en amusait chez M"10 de Puisieux, il mit son cordon bleu autour de Puisieux pour mieux se déguiser, et plus tard, au dire de Saint-Simon, cela suffit pour le faire créer chevalier des ordres. Le roi lui accorda, par un caprice de sa faveur, ce titre dont le hasard du jeu lui avait fait involontairement décerner les insignes.
�— 140 — Pour Puisieux, enfin, la fortune avait pris le bandeau de Colin-Maillard. Sous Louis XV, le jeu perdit un peu de son crédit. Mm° de Pompadour lui refusa sa faveur ; elle descendait des Colin-Poisson et elle craignait toujours la malencontreuse allusion que le jeu pouvait faire naître. Le généalogiste d'Hozier la lui avait trop bien fait sentir un jour, pour qu'elle ne la craignît pas toute sa vie. Elle avait chargé ce gxand maître du blason de lui établir une généalogie d'aussi loin qu'il pourrait, et d'Hozier, qui était devenu orgueilleux à force de servir l'orgueil des autres, lui avait répondu du ton le plus mordant : « Il est impossible de vous satisfaire, Madame , j'ai cherché vainement ; les deux plus anciennes familles de Colin que je connaisse, sont celles des ColinMaillard et des Colin-Tampon. Quand à celle,des Colin-Poisson, je n'en ai pu trouver la moindre trace. » Vous avouerez qu'il y avait là de quoi discréditer à tout jamais d'Hozier et ce pauvre Colin-Maillard. Il reprit pourtant faveur, sous MmoduBarry ; et plus d'une fois il reconquit tous ses honneurs sous les charmilles de Luciennes ; les chc-
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valiers de l'ordre, le roi lui-même et l'abbé Meaupou en simarre, se mêlèrent souvent alors aux plus bruyantes parties de ce jeu. Maintenant Colin-Maillard est dédaigné comme tous les autres amusements un peu gais ; on est trop grave, je l'ai dit, pour se souvenir de ce pauvre aveugle, on est trop clairvoyant pour songer à le remettre en crédit ; on le renvoie aux vieilles chroniques, et on ne pense pas, qu'aujourd'hui pourtant, il pourrait avoir encore, comme en ces temps de mythologique mémoire, trois grandes puissances, l'amour, la fortune et la justice, pour partager son aveuglement. Le jeu des barres n'est pas moins déchu; on le met en oubli comme la guerre, dont on nous a tant de fois répété qu'il était l'image, et on ne lui tient compte ni de cette ressemblance , ni de ses autres titres de vieille noblesse ; car, lui aussi, il nous vient des anciens ; on le trouve chez les Grecs sous le nom à'ostrachynda, presque en tout semblable à celui qu'on joue aujourd'hui. Il ne lui manquait alors ni sa double bande des joueurs, ni le patient ou prisonnier qu'on
�— 142 — appelait 0110s (âne) et qu'on faisait asseoir avec défense de jouer. Eustathe, Suidas, Phœdon, Arrien, Platon-le-comique et même Platon le divin philosophe, nous parle de ce jeu de l'ostrachynda dont s'amusaient les enfants d'Athènes. Notre jeu de barres, qui en dérive évidemment, est seulement un peu plus compliqué. C'est qu'il a suivi les progrès de notre stratégie, si chargée de combinaisons, quand on la compare surtout aux simples manœuvres des Grecs. Au moyen âge, les barres était un jeu fort répandu : c'était l'exercice de l'après dînée ; on s'en amusait dans les parcs des châteaux, dans les préaux des monastères, et on le jouait comme aujourd'hui. On va le voir par la description que Nicot, auteur du quinzième siècle, nous en a laissé : « Ce jeu, dit-il, se joue par deux bandes, l'une front à front de l'autre et en pleine campagne, saillant de leurs rangs les uns sur les autres, file à file pour tascher de se prendre prisonniers, là où le premier qui attaque l'escarmouche est sous les barres de la bande opposite qui sort sur lui et cestuy, sur les barres de celui qui de l'autre par saut en campagne sur lui , et
�— 143 — ainsi les uns sur les autres, tant que les autres troupes soient entièrement mêlées. Ayant par adventure tel jeu prins tel nom parce que telles bandes, étaient retenues de barrières qu'on ouvrait quand il était proclamé qu'on laissa courir les vaillans joueurs que les latins appellent Carceres. » Dans le même temps que Nicot écrivait, un autre auteur, Jean Lemaire de Belges disait que le peuple de Belgique était fort adonné au jeu des barres. En Italie, cet amusement est même encore fort en honneur ; les jeunes gens des plus nobles familles ne dédaignent pas de s'y exercer et d'attacher même de l'importance aux succès qu'on y remporte. A Gênes la révolution du 17 mai 1797 qui anéantit le parti français, commença par une partie de barres. Ce jeu, l'image des combats, devait donc être ainsi le prélude d'une guerre véritable. Voici ce qu'on lit à ce sujet dans la Revue des Deux-Mondes du mois de Décembre 182g. « Depuis quelque jours, des jeunes gens des principales familles de Gènes se réunissaient dans l'après-midi sur la place de l'Aqua Vola, située près des
�— 144 — remparts, hors de la ville, et jouaient aux barres : ils avaient annoncé une grande partie pour le 17 mai, de laquelle devraient être plusieurs Français ; on distinguait parmi les acteurs le jeune prince Santa-Croce, expulsé de Rome pour avoir manifesté, disait-on, un grand attachement aux idées de liberté. « Bientôt le bruit se répandit dans Gènes que sous prétexte de jouer aux barres, ces jeunes gens voulaient simuler une lutte entre le parti royaliste et le parti républicain, dont le résultat serait le triomphe de ce dernier et le couronnement de son chef. « Quelque dénué de vraisemblance, quelque absurde que fût un projet de cette nature, il s'y trouva des têtes exaltées qui y crurent ; une foule de jeunes gens se réunirent en conséquence pour empêcher la partie de barres ; ils s'arment de sabres, de pistolets, de fusils de chasse et se rendent les premiers à l'Aqua-Vola ; ils occupent la place du jeu de barres et établissent une partie de ballon. Les acteurs du jeu de barres arrivent, et quoiqu'ils voient la place prise, ils veulent établir leur camp ; ils étendent d'un côté un ruban bleu et de l'autre un ru-
�ban rouge, et plantent des drapeaux en pavillons de même couleur. Les joueurs de ballons se précipitent sur eux, arrachent les rubans, les drapeaux et on se bat. Les joueurs de barres qui se trouvaient en petit nombre, n'étant pas encore tous réunis, se sauvent par la porte d'Acqua-Vola, les autres les poursuivent, la garde de la porte s'oppose aux agresseurs, ils veulent la forcer, blessent mortellement un soldat, et pénètrent dans la ville. Cependant deux d'entre eux, un nommé Wola-Bella et un autre Génois sont arrêtés et conduits à la tour ; les autres craignant le même sort, quittent Gènes. Cet événement fit une vive sensation et produisit la plus grande fermentation parmi les parents et les amis des jeunes gens arrêtés ou de ceux qui se trouvaient en fuite. La révolution s'en suivit. Une des plus fameuses parties de barres que je puisse citer après celle-ci, est celle que l'empereur Napoléon joua luimême peu de temps avant le sacre. Un soir qu'il se trouvait à Saint-Cloud dans le cercle de Joséphine, on vint à parler des jeux. Napoléon vanta les barres. — C'était naturel, tout exercice 5
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— 146 — guerrier étant de sa compétence, — et tout de suite il proposa d'y jouer dans le parc. Toute proposition de sa part était un ordre ; aussi, quoique la nuit fût fort noire, on se hâta d'organiser la partie. Une vingtaine de flambeaux furent allumés et des valets de pied durent les porter pour illuminer la scène. On commença à courir. Mais les flammes éclairaient mal ou s'éteignaient en courant après les joueurs qui se cassaient le nez contre les arbres du parc, comme à une partie de Colin-Maillard. Ce sont là jeu de princes, eût dit La Fontaine à chaque casse-cou. — La partie n'était régularisée que du côté où couraient Napoléon et Joséphine. Les flambeaux n'avaient garde d'y faire mal leur office. A un moment Joséphine, qui était très svelte alors et très élancée, parvint à attraper l'empereur par son habit en lui criant : « Tu es prisonnier. » Napoléon frémit involontairement, il fit même un mouvement si violent qu'il s'échappe en disant : « Moi prisonnier ! jamais, de qui que ce soit ! » Il ne savait pas lire dans l'avenir, ajoute MUo Lenormand, qui raconte cette aventure dans une note de ses mémoires.
�CHAPITRE VIII
HISTOIRE DU JEU DE MAIL ET DU BILLARD (I)
Le mail est un jeu complètement perdu dans nos contrées, on l'a oublié même dans les campagnes où il avait de si belles places et des joueurs si vigoureux ; on ne le connaît plus dans les parcs seigneuriaux où l'espace qu'occupait autrefois son arène forme encore de si belles pelouses, des terrasses si gazonneuses, mais dont les maîtres trop préoccupés daignent à peine vouer un souvenir à cette noble récréation de leurs ancêtres. Dans les villes de province, le mail n'est pas moins méconnu, on ne se rappelle que son nom donné le plus
Voyez les divertissements innocents contenant les règles du jeu des échecs, du billard, de la paume, du palle-mail et du tric-trac. La Haye 1696, petit in-12. — F. -M.
�— 148 — souvent aux belles promenades qui occupent sa place au dedans ou au dehors des murs. « Le mail était un jeu de nos grands-pères, disent les plus anciens vieillards aux petits enfants qui les interrogent, ils y jouaient où vous courez. » Et les enfants n'en demandent pas davantage. Sans s'en douter, ils en savent plus long que les vieillards sur cet amusement oublié. Leur jeu de la crosse n'est autre, en effet, que celui du mail ramené à de plus modestes proportions. Une crosse, simple bâton recourbé, y remplace le mail ou maillet, long bâton de cormier qui dans le grand jeu servait à lancer la balle de buis à de longues distances. Une pierre arrondie, ou une balle d'étoupes sont aussi les seuls projectiles que se permettent les enfants. Autrement et sauf quelques complications au-dessus de leur intelligence ou de leurs forces, le jeu de la crosse est tout-à-fait le même que celui du mail. Voilà à quel point de décadence est arrivé cet amusement que nos pères aimaient à l'égal de la paume, et que plusieurs de nos rois lui préféraient même. Chaque ville voulait avoir son mail. Voyez Orléans, Blois, Tours,
�— 149 — Agen, voyez Paris même. Jusqu'en i633, il y eut un magnifique jeu de mail tout proche des anciens remparts et du terrain des Burettes entre les faubourgs Montmartre et Saint-Honoré, dans l'endroit qu'occupèrent ensuite le couvent des Carmes déchaussés, et la rue qui conserve encore aujourd'hui le nom de rue du Mail. L'emplacement de ce jeu avait plus d'un arpent et demi; et Tavernier le figure, dans son plan de Paris, entouré d'arbres et de palissades. En 1600, il y avait un autre mail à l'île St Louis, au quai des Ormes, tout près du vaste préau où s'éleva depuis l'hôtel Bretonvilliers. Ce jeu n'était hanté que par les plus nobles joueurs et les gens du bel air ; Henri IV daigna même souvent y faire sa partie les jours qu'il revenait de voir Sully à l'Arsenal. Le bon roi aimait beaucoup le mail. Celui qu'il avait fait établir à St Germain pour son amusement particulier était des plus beaux de France. On montre encore à Fontainebleau , au delà de l'allée de Maintenon, l'enceinte de celui où il jouait. C'est maintenant une promenade où les cicérones vous conduisent et vous arrêtent en vous disant : « Voilà le Mail,
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messieurs ; c'est l'endroit où S. M. Henri IV jouait à la boule ! » Dans le midi de la France, ce jeu était plus estimé encore qu'à Paris ; c'est que là sans doute il se trouvait mieux régénéré chez les descendants des Phéniciens et de ces Phocéens qui durent l'apporter dans les Gaules ; il se rapprochait plus de l'Orient d'où, selon moi, il doit tirer son origine, à l'exemple de nos autres exercices et de nos jeux les plus nobles. On se rappelle peut-être à son sujet un des premiers et aussi des plus excellents apologues des mille et une nuits. Il est parlé d'un prince grec qui n'ayant jamais pu être guéri de la lèpre, quelque remède qu'il employât, en fut enfin délivré par un long exercice du jeu de Mail. Son médecin, en homme habile et pour flatter la médecine en même temps que l'esprit du prince qui ne se serait jamais imaginé qu'un jeu pouvait seul le guérir, feignit d'y joindre un autre remède ; il choisit un mail dur et pesant, en creusa le manche et introduisit certaine drogue qu'il avait d'avance déclarée souveraine. Il accommoda de même la boule la plus lourde qu'il put trouver, et le lendemain il dit au roi : « Tenez,
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exercez - vous avec ce mail ; poussez vigoureusement cette boule ; quand vous sentirez votre main et votre corps ruisselants de sueur, le remède agira. » Et il en fut ainsi ; après un mois de rude exercice, la lèpre disparut. La drogue en eut tout l'honneur sans doute ; c'était le mail pourtant qui avait été le seul talisman. En France, au mo3~en âge, on reconnaissait tout le prix de ce noble jeu, et on s'y livrait avec la même ardeur qu'autrefois à la paume ou au disque dans les palestres grecques. Mais c'est à Lyon que brillaient les plus habiles joueurs. Tous les mails de France le cédaient en réputation au mail des Lyonnais à la Bella Cura. Quand Henri II passa par Lyon, le premier divertissement qu'on lui donna fut une partie de mail dans cette vaste arène. La Bella Cura était une prairie oblongue et verdoyante au milieu de laquelle s'applanissait l'aire immense du jeu que de hauts peupliers entouraient d'une verte colonnade. Deux berceaux de tilleuls couronnaient les extrémités de cette longue esplanade. Le trône de Henri II et les riches gradins réservés
�— 152 à sa cour furent placés sous l'un de ces dômes de verdures, et l'autre dut abriter sous un ombrage odorant, l'amphithéâtre dressé pour les dames de Lyon. De légers mails de bois d'iris où des viroles d'argent remplaçaient à chaque bout les durs anneaux de fer, se dressaient en faisceaux auprès des dames qui voudraient prendre part au jeu. Sur les deux côtés de la lice se groupaient deux bandes de jeunes Lyonnais, vêtus de riches tabards, et d'écharpes aux livrées de leurs dames, comme pour un tournoi chevaleresque. L'heure du jeu sonna, et le roi luimême descendant 'les gradins, vint en donner le signal en ouvrant une passe. Alors on vit tous les joueurs choisir des mails assortis à leur taille, et d'un poids en harmonie avec leurs forces ; et bientôt, tout prêts pour le second signal, appuyés d'une main sur leur mail, le talon fixé auprès de la boule en buis des Alpes qu'ils allaient faire voler, ils attendirent que les parties commençassent enfin. Le terrain avait été mesuré en tous sens par les plus expérimentés, et au dernier signal, la boule, lancée sur cette libre arène et sifflant dans l'air, fila dans
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la direction de l'archet ou petit arc saillant vers le centre de l'esplanade. Suivant les exigences du jeu, les joueurs changèrent successivement de mails, maniant avec une égale habileté le v'ôeùët ou le tabacon, selon les coups engagés dans le rouet, la. partie ou la chicane; la cour jugeait des passes et applaudissait aux vainqueurs. Les dames de Lyon elles-mêmes ne prenaient part au jeu que par les bravos fréquents et unanimes dont elles récompensaient les plus habiles ; mais elles laissaient oisifs tous ces mails de parade qu'on avait disposés auprès d'elles. Une seule descendit dans la lice, comme elle allait se fermer, et au grand étonnement de tous, saisissant un mail, non parmi ceux d'iris à viroles d'argent, mais un mail du plus dur cormier, se mit à défier les vainqueurs qui se retiraient déjà, faute de nouveaux concurrents. Or cette joueuse si hardie, c'était Louise Charly Labbé, la belle cordière. Et quand on l'eut reconnue à sa démarche assurée, quoique modeste, à son regard ardent, mais chaste et imposant, la surprise cessa, et il se fit un nouveau silence. Tout le monde savait en effet ce
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que valait cette fière amazone : nul n'ignorait dans Lyon que Louise Labbé, ambitieuse de toutes les gloires, avait autrefois revêtu l'habit de soldat lansquenet, et avait suivi son père à l'armée, et que, sous le nom de Loys, elle s'était distinguée par son courage au siège de Perpignan ; on savait aussi, et ce nouveau renom ne nuisait pas à l'autre, que, sensible de cœur autant que robuste de corps, elle soupirait les vers les plus mélodieux que jamais bouche de femme eût dédiés à l'amour. Pour être en champ clos la rude compagne des plus valeureux champions, Louise n'était pas moins l'émule de Marguerite de Navarre, de Taillie, d'Aragon, deGasparadePadoue, de Clarice de Médicis et de toutes ces nobles dames que la gloire poétique tentait alors. Les vœux enthousiastes des Lyonnais intéressant leur honneur à sa renommée, aimaient donc à suivre la Belle Cordière dans cette double arène de combats et de gaie science. Pendant que les vieux soldats, les chevaliers et les matrones parlaient tout haut de sa vigueur belliqueuse, les jeunes filles repassaient peut-être tout bas ce sonnet de Louise, où le tourment d'aimer est
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raconté dans un langage si brûlant et si vif à la fois :
Je vis, je meurs, je me brûle et me noye ; J'ai chaud extresme en endurant froidure; La vie m'est pas trop molle et trop dure ; J'ai grans ennuis entremeslez de joye. Tout à coup je vis et me larmoyé; Et en plaisir maint grief tourment j'endure ; Mon bien s'cen va et à jamais il dure : Tout en un coup, je seiche et je verdoyé. Ainsi amour inconstamment me meine, Et quandje pense avoir plus de douleur, Sans y penser je me trenne hors de peine. Puis quandje croye ma joie estre certaine, Et estre au haut de mon désiré heur, 11 me remet en premier malheur.
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Louise Labbé, femme, poète et guerrière, réunissait donc toutes les sympathies ; et quand elle parut dans la lice du Mail, elle pouvait être sûre des vœux de tout le monde. Son adresse et sa vigueur ne les démentirent pas ; elles donnèrent raison à sa témérité. La belle Cordière l'emporta successivement sur les plus habiles joueurs, et elle eut à elle seule le gain de toute la journée. Alors éclatèrent de bruyantes acclamations auxquelles un murmure approbateur avait préludé pendant tout le temps du combat et dont aucun sentiment jaloux n'ai-
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térâit l'unanimité. Tout le monde était pour Louise, même les vaincus qui, par courtoisie, semblaient fiers encore de n'avoir cédé que devant elle. Henri II, qui avait vu devant Perpignan la belle conduite de Louise Labbé en des joutes plus terribles, disait aux nobles dames qui s'émerveillaient auprès de lui : « Si l'on n'était charmé par sa beauté, on regretterait vraiment de ne plus lui voir porter la lance ; la bannière de France compterait un brave chevalier de plus. » On conçoit qu'avec de pareils joueurs, de tels juges, le Mail fut un noble jeu et qu'il dut continuer d'être ainsi en honneur pendant plusieurs siècles. Sous Henri IV, comme je l'ai déjà dit, et pendant le règne de Louis XIII, c'était encore le jeu favori des grands. A cette époque on n'avait garde encore d'oublier dans chaque jardin public, ou chaque parc nouveau, un vaste espace pour les joueurs de mail. Quand Richelieu bâtit le Palais-Royal, il réserva, pour cet exercice l'allée de marronniers qu'il établit tout autour du jardin, et c'est là que Louis XIV enfant, peu satisfait de l'étroit espace qu'on lui avait laissé dans
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l'endroit où est aujourd'hui la cour des Fontaines, vint faire ses premières armes de bon joueur de mail en regardant faire les plus habiles. Il garda toujours par la suite un goût très décidé pour ce jeu. « Les jours de mauvais temps, nous dit Saint-Simon, il s'amusait souvent à Fontainebleau à voir jouer les grands joueurs à la paume, où il avait excellé autrefois ; et à Marly, très souvent, à voir jouer au mail, où il avait été aussi très adroit. » Pendant la guerre de Hollande, se trouvant à Utrecht, il fut si frappé de la beauté du jeu de mail de cette ville qui passait pour le plus remarquable de l'Europe, qu'en amateur enthousiaste, il fit changer le plan de quelques fortifications qui devaient empiéter sur le terrain du jeu. Mais à cette époque, Louis XIV se contentait d'admirer; il ne jouait plus. Le mail était un exercice trop violent pour ses mains royales ; et puis il eût fallu, pour s'y livrer, s'exposer en plein air aux regards de tout le monde, et depuis certains vers bien connus de Britannicus, sa dignité le lui défendait. Mais on a bientôt tout concilié à la cour, quand il s'agit d'amuser un roi. On
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chercha donc un jeu qui pût, en satisfaisant les goûts de Louis XIV, ne point contrarier les exigences de son rang. On inventa le billard, qui dérive directement du jeu de mail. Le savant M. de Paulmy nous est garant de cette origine : « Le billard, nous dit-il dans ses mélanges tirés d'une grande bibliothèque, n'est autre chose qu'un mail en chambre. » L'auteur plus ancien d'un livre assez rare publié en 1668, c'est-àdire peu de temps avant l'invention du billard, nous dit expressément : « C'est une espèce de jeu de mail ou palmail, sur une table tendue d'un tapis, où les boules, au lieu d'être poussées dans la même direction par un maillet, sont poussées l'une contre l'autre par le bout d'un bâton appelé billard. » Ce mot, du reste, n'était pas nouveau dans la langue; on l'employait même, je crois, pour désigner un des bâtons du jeu de mail. Ainsi notre vieux Villon lègue entre autres choses dans son petit Testament :
Et un billard
de quoi on crosse.
Devenu, de cette façon, un jeu d'ap-
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partement, le mail, que je n'appellerai plus que le billard, plut infiniment à Louis XIV ; il en fit dresser un magnifique à Versailles, dans une chambre choisie exprès, et qu'on montre encore auprès de la chapelle et de la tour de marbre. — Ce fut depuis l'atelier de Mignard. C'est là que presque tous les soirs d'hiver Louis XIV s'amusait de ce jeu, dont, au dire de Saint-Simon, le goût dura fort longtemps. MM. de Vendôme, de Villeroy et de Grammont étaient ses partenaires. Mais, tous brouillons, ou flatteurs, et partant joueurs mal habiles, ils finirent par le fatiguer à force de le laisser gagner ; et las de vaincre, le grand roi en fut réduit pour s'amuser à demander avec instance quelqu'un qui le fît perdre. C'était chose difficile à trouver, d'autant que les joueurs n'étaient pas nombreux ; il n'y en avait que quelques-uns à Paris, et parmi ceux-là un conseiller au parlement, nommé Chamillard, passait pour être le plus habile. A un voyage qu'il fit à Paris, Grammont le vit jouer, joua même avec lui, et perdit si souvent qu'il en fut ravi : « Voilà l'homme du roi, se dit-il », et de retour
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à Versailles, il n'eut rien de plus pressé que d'en parler à Louis XIV. Dès le lendemain, Chamillard fut mandé à la cour et installé devant le billard pour faire la partie du roi ; il s'y conduisit à merveille, joua avec grâce et sang-froid, et gagna ou perdit sans morgue comme sans bassesse. Il plut à tout le monde ; Grammont, qui l'avait introduit, l'embrassait avec enthousiasme après chaque partie, surtout quand il gag-nait, car il n'était pas flatteur ; MM. de Vendôme et de Villeroy, qui se trouvaient ainsi délivrés de la corvée du jeu royal, prirent de même Chamillard en amitié et en protection. « Enfin, dit Saint-Simon, il se trouva protégé a l'envi, au lieu d'être moqué, comme il arrive à un nouveau venu inconnu et de la ville. » La fortune de Chamillard était faite ; de ce jour-là le roi ne put se passer de lui, et il exigea qu'il vînt faire sa partie tous les soirs. C'était une fatigue, un voyage continuel pour Chamillard, qui devait se trouver aussi tous les matins au palais, à Paris, passant presque sans transition du billard au tribunal, et coup sur coup gagnant la partie du roi et perdant la cause de ses clients. Mais il se
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conduisit si bien en cela, que tout s'arrangea. Après une partie où le roi fut plus content de lui que jamais, il le fit maître des requêtes ; et un autre jour, comme Chamillard venait de faire à plusieurs reprises et toujours avec le même bonheur, un carambolage reconnu impossible par toute la cour, mais que nos grands joueurs d'aujourd'hui renverraient aux jeux des enfants, Louis XIV, plein d'enthousiasme, lui accorda un logement au château, « chose fort extraordinaire pour un homme comme lui, et même unique, dit Saint-Simon. » De là Chamillard ne dut pas s'arrêter; il devint successivement intendant de Rouen, puis intendant des finances, administrateur des revenus de M"10 de Maintenon et de toutes les affaires temporelles de St-Cyr, et contrôleur général des finances:, enfin, pour couronner l'œuvre du billard , ministre de la guerre. Le duc de Luynes avait bien été fait ministre et connétable de France, pour avoir élevé des pies-grièches pour Louis XIII enfant ! C'était là vraiment le règne du bon plaisir. Chamillard fit des fautes, comme les gens sensés s'y
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étaient attendus ; et quand il mourut, on le chansonna dans cette épitaphe :
Ci-git le fameux Chamillard De son roi le protonotaire, Qui fut un héros au billard, Un zéro dans le Ministère.
Le jeu qui avait fait la fortune de Chamillard, et qu'en revanche il avait mis en vogue, s'était répandu dans le grand monde à Paris ; on quittait le noble jeu du mail pour ne plus s'occuper que du noble jeu de billard, qui se trouvait hériter ainsi des titres de son prédécesseur. On fabriquait des billards de toutes tailles, de toutes formes, et avec plus de complications qu'aujourd'hui ; il y en avait à dix blouses et à rebord de bois nu, d'autres à deux passes, ou simplement à une passe et une fiche avec des grelots. La passe rappelait l'archet du jeu de mail et consistait en une rondelle de fer qu'on plaçait vers le haut aux deux tiers de la table. La Fontaine, qui se piquait d'être fort à ce jeu, envoya dans ce temps là à M'"° de Lafayette, son amie, un petit billard avec ces vers :
Ce billard est petit, ne t'en prive pas moins : Je prouverai par bons témoins
�— i63 — Qu'autrefois Vénus en fit faire Un tout semblable pour son fils. Ce plaisir occupait les amours et les Ris, Tout le peuple enfin de Cythère. Au joli jeu d'aimer je pourrais aisément Comparer après tout ce divertissement, Et donner au billard un sens allégorique. Le but est un cœur fier, la bille un pauvre amant ; La passe et les billards c'est ce que l'on pratique Pour toucher au plus tôt l'objet de son amour ; Les blouses ce sont maint périlleux détour, Force pas dangereux, où souvent de soi-même, On s'en va se précipiter, Où souvent un rival s'en vient nous y jeter Par adresse ou par stratagème.
Voilà le jeu décrit ; on voit qu'il ne différait guère du nôtre. De Paris le billard passa en province, où il ne tarda pas à s'impatroniser ; à Lyon surtout où il finit par remplacer tout-à-fait le mail, et où, à l'exemple de cet exercice si fameux autrefois dans cette ville, il compte-encore les plus habiles joueurs de France. Le billard avait une origine trop royale, pour ne pas être admis de même dans tous les palais et châteaux de prince. Le Palais-Royal ne récusa pas un jeu inventé à la cour de Versailles. Aussi, dès la régence, on y vit une salle de billard. Le duc d'Orléans, père du roi Louis-Philippe, était même si grand
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amateur de ce jeu, qu'il fit faire pour le Palais-Royal un billard de quatorze pieds de long tout en marbre. Au plus léger choc, la bille partait et ne s'arrêtait plus ; ce billard ne pouvait donc être qu'un objet de curiosité. On le voyait encore il y a une trentaine d'années chez un marbrier du boulevard des Invalides. C'est sans doute à son imitation qu'on fit à Londres, il y a vingt ans environ, un billard d'une seule pièce en fer fondu. Je ne saurais trop dire quand les billards s'introduisirent dans les cafés de Paris. Le premier établissement de ce genre qui en posséda fut, je crois pourtant, le café de la veuve Laurent dans la rue Dauphine. C'est là que se réunissaient, vers le milieu du dix-huitième, tous les plus habiles joueurs , entre autres, le fameux chevalier de St-Georges et le célèbre violon Iarnowick, le même qui plus qu'octogénaire, mais toujours bon joueur, mourut en 1^04 à St-Pétersbourg en faisant une partie de billard. C'était mourir au champ d'honneur, mais c'était mourir trop tôt ; ce pauvre Iarnowick eût dû attendre que Chereau eût inventé le fameux billard à musique de l'exposition de 1827 ; sa double passion
�— i65 — de virtuose et de joueur eût été satisfaite et il eût été heureux de mourir en suivant de l'œil et de l'oreille la bille harmonieuse.
�CHAPITRE IX
HISTOIRE DU JEU DES MARELLES, DE LA BOULE ET DES QUILLES
Le premier, et aussi le moins connu de ces jeux, les Marelles, sont pourtant celui qui, grâce à son origine antique et royale, devrait être le moins oublié. Je ne parle pas de cet amusement, tout populaire encore, auquel les enfants ont donné par altération ce même nom de Jeu de Marelles, et qui consiste en un carré long partagé en plusieurs cases, dans lesquelles le joueur jette successivement un palet, qu'il doit ensuite faire sortir en le poussant du pied ; ce jeu là n'est autre que le franc du carreau dont parle Rabelais au chapitre 22 du livre premier de son Gargantua, dont le dictionnaire de Trévoux fait aussi une description exacte, et qui, je ne sais pourquoi, a perdu son vrai nom pour prendre celui du jeu dont j'ai à parler
�— 167 — Le jeu des Marelles proprement dites, n'est plus connu en effet, grâce à cette usurpation, sous son nom véritable et pour bien vous le désigner, j'ai besoin de vous apprendre que ce n'est autre chose qu'un jeu de nos collèges : le déàlacoir. Pour celui-là vous le connaissez, j en suis sur, ainsi que dans toutes ses combinaisons ; vous savez que c'est un carré divisé en neuf cases placées sur trois rangs, et ainsi parallèles. Or, ce jeu si simple auquel on gagne quand on est parvenu à placer un pion dans chaque case d'une même rangée ; ce jeu, dis-je, est celui dont l'origine antique a été le mieux avéré et le plus noblement consacré. Il nous vient en ligne droite des Phéniciens. C'était pour ce peuple un amusement sérieux, présentant à la fois une image allégorique et géographique. Le carré des Marelles, c'était la mer, vaste champ de conquêtes pour les navires phéniciens ; la case du centre, plus grande et mieux ornée que les autres, c'était Tyr, la ville forte et divine, et les autres cases c'étaient ses colonies symétriquement groupées autour de la métropole, et gravitant vers son centre comme les planètes du ciel autour
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du soleil. Partout où ils allaient, les Phéniciens portaient cette image, véritable et symbolique étendard de leur puissance. Quand ils abordèrent dans la Bétique et au pays des Basques, ils le portaient encore, et c'est là que cet emblème d'une puissance depuis si longtemps tombée, dut s'éterniser dans un coin inconnu du monde, et y survivre de vingt siècles au peuple qui l'avait créé. Les Basques s'emparèrent d'abord de cette image, comme d'une nouveauté étrangère ; ils la respectèrent comme le blason symbolique d'un peuple qui avait apporté chez eux les richesses de l'industrie et du commerce plutôt que la tyrannie ; enfin les vaisseaux de Tyr ayant à jamais disparu de leurs côtes, les Basques n'en gardèrent pas moins le souvenir de cette figure emblématique de leur étendard. Les siècles pourtant altérèrent peu à peu le respect qu'ils lui portaient, et ils en vinrent insensiblement, et par une altération sans doute involontaire, à régler les combinaisons d'un jeu sur celles de cette image. Le jeu de La^-mar-ellas (la mer des îles) fut créé. C'est le plus ancien et aussi le plus national de tous ceux dont s'amusent les Basques. Ils lui
�— 169 — vouent une sorte de culte ; cela est si vrai, que le premier roi de Navarre qui s'empara de leur pays, crut ne pouvoir mieux flatter la nationalité des Basques qu'en armoriant dans son blason l'image du jeu des marelles. « Le roi de Navarre, dit le vieil historien Arnaud Vihenart, porte pour armes une escarboucle entourée de petits globes au médaillon dans une mer phénicienne d'or au cœur vert ». C'est bien là le dessin d'une marelle, l'escarboucle et les médaillons remplaçant seulement sur le blason les différentes cases du jeu. Le nom de mer phénicienne confirme bien aussi l'étymologie énoncée plus haut : laz-marellas (la mer des îles.) Voilà donc les Marelles bien et dûment reconnues pour être des armes royales. A ce titre, elles ont figuré sur le blason de nos rois qui, comme on sait, s'intitulaient, depuis Henri IV, rois de France et de Navarre. Marcher ainsi de pair avec l'écu de France, aux trois fleurs de lys d'or en champ d'azur, serait pour quoi que ce soit le plus haut degré de noblesse ; il ne reste donc plus rien à dire pour prouver celle du jeu des Marelles. Pour parler seulement encore de 5-
�— 170 — son ancienneté, je dirai que ce genre d'amusement était aussi passé de Phénicie en Grèce et à Rome : Ovide le conseille aux dames romaines qui voudront se distraire des peines de l'amour, et il le décrit ainsi :
Parva tabella capit ternos utrinque lapillos, In qua vicisseest continuasse suos.
C'est encore là tout le jeu des Marelles qui, comme vous le voyez, avait droit de plus d'une manière à une réhabilitation qu'on lui refuse. Un amusement bien plus répandu , quoiqu'il ne figure, je pense, dans aucun blason royal, c'est le jeu de quilles ; il il ne date pas des anciens, il n'a son pareil ni chez les Grecs, ni chez les Romains ; il est tout national, enfin, et c'est pour cela sans doute qu'il est populaire. Son origine ne remonte pas plus haut que le XII" siècle. Son nom qui vient du vieux mot celtique squil (éclat de bois) prouve du reste qu'on peut attribuer au moyen âge son invention, aussi bien que son appellation. Marot est peut-être le plus ancien de nos poètes
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qui ait parlé de ce jeu dans ces vers où il y fait allusion :
Mort est un jeu pire qu'aux quilles, , Ni qu'aux échecs, ni qu'au quillard ; A ce méchant jeu Coquillard Perdit sa vie et ses coquilles.
Après lui Rabelais en a parlé, ainsi que Brantôme qui y fait jouer deux galantes princesses ; c'est là un premier degré d'anoblissement pour le jeu des quilles ; le goût que plusieurs nommes célèbres manifestèrent au XVII" siècle fit le reste, et il sortit enfin de roture. Nous avons déjà vu quels étaient ces hommes qui lui accordèrent la faveur de leurs loisirs, et on se prend malgré un dédain naturel à estimer ce jeu vulgaire, quand on pense que ces hommes, à qui il savait si bien plaire, ne sont autres que Boileau, Malesherbes et Catinat. Palaprat, ami et partenaire ordinaire de ce dernier, aimait, comme je l'ai déjà montré aussi, à le flatter dans le goût très prononcé qu'il avait pour ce jeu. Un jour qu'il était à Saint-Gatien, on apprend que les Allemands, fiers d'avoir enfin surpris la victoire à Hœschtadt,
�— 172 — venaient d'élever une colonne honorifique sur le champ de bataille. — Les voilà bien pressés, dit Catinat, qui à ce moment alignait les quilles sur le sable. — Ils agissent en vainqueurs qui n'ont pas l'habitude de l'être, ajouta Croizilles, son frère. — Ah ! si nous eussions été là, dit Palaprat, à son tour. — C'est vrai, dit Catinat, et d'un seul coup il abattit toutes les quilles. Palaprat courut les redresser, puis se relevant d'un air digne : — Savez-vous, s'écria-t-il, ce qu'il faudrait écrire à messieurs les Impériaux à propos de leur belle colonne ? Ces braves quilles viennent de me l'inspirer, écoutez plutôt ; et avec son accent languedocien et son air fanfaron, Palaprat entonna ce couplet :
Cadédis, maudit qui t'a fait, Risible monument d'Hoschstœdt. Ah ! si pour pareilles vétilles, Bataille, assaut, prise de villes, Louis, ce héros si parfait Eût fait dresser autant de piles, Le pays ennemi serait un jeu de quilles.
�- i73 Puis il ajouta : « Les premières du jeu, M. de Catinat, seraient les colonnes qui sont encore à élever sur vos beaux champs de victoire de Marsailles et de Ramillies. » — Bravo, dit Croizilles, voilà une bonne idée et un joli couplet. Catinat se contenta de sourire, et il continua la partie. Un autre général, Frédéric de Prusse, attachait de l'importance à ce jeu. Il aimait à y avoir du bonheur, car il croyait à la fatalité de ce qu'on appelle la chance , et il disait : « L'essentiel est d'être heureux, même en jouant aux quilles. » Hume, l'historien, qui, comme tous les grands hommes, était sans doute expert aussi en cette sorte d'amusement, en fit un jour l'objet d'une de ses plus spirituelles comparaisons :« Lorsque je vois, dit-il, les rois et les Etats se combattre au milieu de leurs dettes et de leurs engagements, je m'imagine voir une partie de quilles dans la boutique d'un marchand de porcelaines. » Un jeu qui peut procurer à l'histoire de si judicieux aperçus, par comparaison, méritait bien d'être célébré par les
�— 174 — poètes. Delille n'a donc pas dédaigné de le décrire , et nos derniers mots seront même les quelques vers qu'il lui a consacrés :
Un bois roulant de la main qui le guide S'élance, cherche, atteint danssacourse rapide, Ces cônes alignés qu'il renverse en son cours, Et qui toujours tombant se relèvent toujours.
Un jeu qui dépend évidemment de celui des qiiilles, c'est le siam, amusement favori des invalides, et qui s'est impatronisé sur leur esplanade dès le règne de Louis XIV, à l'époque où les ambassadeurs du roi de Siam vinrent régénérer chez nous cet amusement et lui donner le nom qu'il porte encore. Vous connaissez ce jeu, sans nul doute, vous savez avec quelle justesse de coup d'œil il faut étudier le terrain et mesurer le jet du siam, sorte de disque d'un bois fort dur et taillé en biseau, qui, roulant sur son talus, fait plusieurs fois le tour des quilles, avant de les atteindre et de les abattre. Il faut là plus d'adresse qu'à la plupart de nos autres jeux et particulièrement à celui des Boules qui a pourtant la prétention d'être fort ancien et d'avoir
�- i75 donné son nom à nos boulevards. Mais cette étymologie est mal fondée, et Roubaud en a donné une plus digne en faisant dériver ce mot boulevard non plus de boule sur le var (gazon) mais bien de bol (élévation, en celtique) et Ward, garde. Le jeu des boules fut introduit dans nos jardins à la fin du XVIII0 siècle , époque où la manie des parterres anglais fit fureur chez nous. Quand j'ai dit le jeu, je devrais dire seulement la place du jeu: le boulingrin, comme, nous l'appelons, en altérant le nom et en défigurant la chose ; en effet, et Voltaire l'a fort bien prouvé, en cela comme* dans la plupart de nos imitations, nous avons été de singuliers emprunteurs : « Les Anglais, dit-il à ce propos, appellent leur jeu de boule bowling-green {bowl boule, et green gazon), et nous, sans connaître la force du mot, nous avons nommé boulingrins, les parterres de gazon de nos jardins. » Voilà donc encore un mot dépaysé, défiguré et qui n'a plus de sens chez nous. Pour bien comprendre ce qu'il veut dire chez les Anglais, à qui nous l'avons pris, il nous faudra ajouter à ce
�— 176 — que dit Voltaire, cette autre description qu'on trouve dans les mémoires d'Hamilton : « Le jeu de boule, en Angleterre, ditil, n'est d'usage que dans les belles saisons, et les lieux où on le joue sont des promenades délicieuses. On les appelle boulingrins; ce sont de petits prés en carré, dont le gazon n'est guère moins uni que le tapis d'un billard. » A Paris on n'use pas de tant de cérémonie avec le jeu de boule ; c'est une récréation de taverne, un amusement d'ouvriers, et comme tel il a souvent affaire à de rudes gens ; témoin cette aventure qu'on raconte de Turenne : « Il se promenait un jour sur les boulevards de Paris, seul et sans aucune marque de distinction. Il passa près d'une compagnie d'artisans qui jouaient à la boule, et il s'arrêta pour les regarder. Survint un coup difficile qui mit toute la bande en émoi et en contestation. Le vicomte, spectateur désintéressé, fut pris pour juge. Il y consentit sans façon, mit un genou en terre, mesura les distances avec sa canne et prononça. Celui contre qui il avait décidé, se fâcha, au point de lui dire quelques injures. Turenne ne
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dit rien, et croyant même s'être trompé, il se remettait bonnement à mesurer une seconde fois, quand des officiers qui le cherchaient l'abordèrent, témoignant leur surprise de trouver monseigneur dans cette posture. Ce mot ouvrit les yeux aux joueurs, et celui qui l'avait injurié se jeta aux pieds de Turenne : « Ah ! si j'avais su, disait-il, en implorant son pardon, si j'avais su que c'était vous, monseigneur. » « — Eh ! mon ami, dit Turenne en le relevant, vous deviez être poli envers qui que ce fut, et surtout à l'égard d'un juge que vous aviez choisi, et qui, croyezmoi, ne voulait pas vous tromper. »
�CHAPITRE X
LE
JEU
DE
PAUME
La Paume fut toujours un des exercices les plus distingués. C'était le noble jeu par excellence, avant que le billard eût, on ne sait pourquoi, usurpé ce beau titre au XVII0 siècle. Peut-être le prit-il parce que Louis XIV, qui ne fut jamais bon paumier, avait en grande préférence l'espèce de mail sur table que de son temps, on commençait à appeler billard. Ce serait donc seulement de par le roi que ce jeu serait noble. La paume l'était de par l'usage de l'ancienneté, ce qui vaut mieux. Nous ne parlerons pas de la paume dans l'antiquité, et cela pour une bonne raison, c'est qu'il ne nous est pas prouvé que les anciens l'aient connue. Ils avaient bien des balles de toutes sortes, mais rien n'indique réellement qu'ils s'en servissent comme on fait à la paume.
�— i79 — D'après ce qu'ont dit Julius Pollux, en son Onomaiiscon (i) Plaute(2), Pétrone (3), Martial (4), et surtout Manilius, qui dans un passage de son poème de VAstronomie (5) donne une description détaillée du jeu antique auquel excellaient Castor et Pollux, la balle des anciens était une sorte de ballon avec lequel on faisait des parties à trois. Celui qu'on nommait le dator l'envoyait, et les deux autres, les factores, la recevaient soit avec la main, soit avec le pied. Le ballon, dont on jouait ainsi en trio, s'appelait pour cela trigonalis (6), Il différait de Vharpastum , qui luimême, par l'emploi qu'on en faisait au jeu, n'avait rien de commun avec la balle de paume. Une fois lancé, les joueurs se le disputaient, jusqu'à ce que l'un d'eux, plus fort que les autres, fût parvenu à s'en emparer. C'était le jeu que les Grecs appelaient ourania (7) ; qu'au moyen
(1) Lib. IX, chap. 7. (2) Curculio, acte II, scène 3, vers 17. (3) Satyrie, chap. 27. (4) Lib. IV. Epig. 45, et Lib. VII, Epig. 32. (5) Lib. v. vers 165 et suiv. (6) Martial, Lib. IV, Epig. 19, et Lib. XII, Epig. 83. (7) V. Pollux, à ce mot.
�— i8o — âge, chez nous, on appelait rabotte, et qui aujourd'hui encore se nomme soûle dans la haute Bretagne, et melle dans la basse. Tout cela, je le répète, ne ressemble guère à la paume. Il faut arriver au moyen âge pour trouver en pleine vigueur le noble exerci ce tel qu'on le connaît encore aujourd'hui. D'abord, on ne l'enferme pas entre quatre murailles, on ne le joue qu'à ciel ouvert pour que la salubrité de l'air ajoute encore à ce qu'il a de salubre. Pendant que sur les remparts des villes on dispose de longs espaces pour le mail et pour ces jeux de' boule ou de boulouard, dont à Paris le nom s'est transmis aux boulevards qui les ont remplacés, on aplanit dans les parcs seigneuriaux et dans les fossés des châteaux, des terrains propres au jeu de la longue paume. Charles VIII avait encore un de ces jeux dans les fossés de son château d'Amboise. C'est en y regardant jouer qu'il fut pris du mal subit dont il mourut le même jour, vingt-septième d'avril mil quatre cent quatre-vingt-dixhuit, veille de Pâques flories, dit Comines (4) : « Il partit de la chambre de la royne Anne de Bretaigne, sa femme, et la
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mena avec lui pour veoir jouer à la paulme ceux qui jouoient aux fossez du chasteau, où il ne l'avoit jamais menée que cette fois, et entrèrent ensemble en une galerie qu'on appelait la galerie Haquelebac..., et s'y heurta le roi du front contre l'huis, combien qu'il fut bien petit, et puis regarda longtemps les joueurs et deAdsoit à tout le monde... La dernière parole qu'il prononça en devisant en santé, c'estoit qu'il dit avoir espérance de ne faire jamais péché mortel ni véniel s'il pouvoit. Et en disant cette parole, il cheut à l'envers et perdit la parole... » A cette époque de la fin du quinzième siècle, le jeu de paume s'était transformé depuis longues années déjà. Sans abandonner les châteaux, il était venu s'ébattre dans les villes, où faute d'espaces plus vastes, on l'avait claquemuré en des salles qui, pour le mettre d'accord avec leurs proportions, l'avaient forcément réduit lui-même à des proportions moindres. La longue paume était ainsi devenue la courte paume. Ces salles s'appelaient déjà tripots. Pourquoi? je n'ai pu le savoir au juste: peut-être est-ce à cause du continuel mouvement que le jeu exige, et de l'es6
�— 182 — pèce de tripudiation, comme on disait alors, auquel il oblige le joueur ; ou bien plutôt encore, ainsi que le pense Furetière, était-ce parce que dès l'origine ces salles furent communes aux joueurs de paume et aux bateleurs qui dansaient (tripudiaient) sur la corde. Quoiqu'il en soit, il y avait dès le milieu du quatorzième siècle des tripots par tout Paris. Charles V en avait un au Louvre, qui selon M. de Clarac, n'occupait pas moins de deux étages en hauteur. Il en avait un autre encore en son hôtel du Beautreillis (i), cette magnifique dépendance de l'hôtel Saint-Paul qui ne disparut qu'en 15,5.2, quand la rue du même nom fut percée sur l'emplacement de ce royal séjour aux belles treilles. Ce jeu de paume, qui touchait par un bout au cimetière de l'église Saint-Paul n'avait pas moins de quatorze toises et demie de long. Charles V se permettait, à ses loisirs, le noble ébattement, ce qui ne répugne en rien à son surnom de Sage ; mais ce qui le compromet un peu, c'est qu'au même temps où il s'en donnait le plaisir il le défendait aux autres. Au mois de
(i) Lib. VIII, chap. 18.
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mai i36g, il fit un édit contre les jeux, et chose étrange, il n'oublia pas dans sa proscription la paume qu'il aimait tant ! Par bonheur les édits roj^aux, de même que les arrêts du Parlement, ne tiraient guère à conséquence en ce temps-là : autant en emportait le vent. C'est, il faut le dire, contre les gens du commun que l'édit avait été particulièrement lancé. Il tendait à leur interdire les nobles jeux au profit des gentilshommes, à qui devait en appartenir le monopole exclusif. Dans les troubles qui survinrent, l'édit fut emporté avec beaucoup d'autres, et l'égalité devant la paume se trouva rétablie. En 1427, chacun a repris le droit de jouer dans les tripots. Profitant de la terrible impunité qu'apportent les temps de révolution, les gens de Paris allaient, en jouant ou en regardant jouer à la paume, oublier qu'un roi anglais trônait dans le palais de leur prince. Comme si tout devait être étrange en ce temps singulier, où la vigueur semblait avoir abandonné les hommes pour devenir le privilège de l'autre sexe, c'est une femme, une gaillarde commère des Flandres, qui l'emportait
�— 184 — alors sur tous les autres joueurs dans cet exercice de vigueur et d'adresse. Le Bourgeois dont Pasquier connaissait déjà le Journal, qu'il cite même pour ce fait, avait vu la vaillante paumière au tripot de la rue Grenier-Saint-Lazare, qui devait deux siècles après servir de théâtre à Mondory ; et voici comment il en parle sous la date du 5 septembre 1427 : « Alors, dit-il, vint à Paris une femme nommée Margot, aagée de vingt-huit ans, qu'estoit du pays de Hainault, laquelle jouoit mieux à la paulme qu'oncques homme eust veu, et avec ce jouoit de l'avant-main et de l'arrière-main très puissamment, très malicieusement et très habilement, comme pouvoit faire homme, et y avoit peu d'hommes qu'elle ne gagnast, si ce n'estoit les plus puissants joueurs, et estoit le jeu de Paris où le mieux jouoit, en la rue Grenier-SaintLadre, qui estoit nommé le Petit-Temple » On voit par la façon dont jouait cette paumière, avec Yavant et Varrièremain, que la raquette n'était pas connue en 1427, et que l'on s'en tenait encore, dans le tripot de la rue Grenier-SaintLazare, à ce procédé primitif qui con-
�— i85 — sistait à recevoir et à lancer la balle avec la paume, d'où le jeu avait pris son nom. Le P. Labbe, en ses Etymologies des mots français, n'en admet pas d'autre pour celui-ci : « d'autant, dit-il, qu'on poussoit les pelottes de drap ou les ballons de cuir avec la paume de la main, devant qu'on eust inventé les raquettes et les battoirs. » Pasquier, en ses Recherches (i), dit la même chose, et même, à ce propos, il entre dans quelques détails on ne peut plus curieux. De son temps, la vigoureuse rudesse du moyen âge se perdant tout à fait, même dans les exercices de vigueur, pour faire place aux habitudes plus molles qui nous étaient venues d'Italie avec la Renaissance, on n'avait plus voulu se gâter la main à la paume. On avait commencé à se servir du gant simple, puis du double gant, puis enfin du battoir et de la raquette. Cependant quelques vieux joueurs existaient encore qui avaient joué suivant l'antique manière ; c'est de l'un d'eux que Pasquier tenait ce qu'il va maintenant nous dire : « Autrefois, parlant à un nommé Gastelier, il me fit, i. Lib. iv, chap.
15.
�— 186 — écrit-il, un discours qui mérite d'astre récité. <( Cest homme en sa jeunesse avoit été bon joueur de paulme, et depuis fut longtemps huissier de la cour, et venant sur l'aage resigna son estât : mais quelqu'ancienneté d'aage qu'il eut (car, quand il m'apprist ce que je diray, il estoit aagé de soixante-seize ans et plus), si ne pouvoit-il oublier son premier déduict. Et de faict, il n'y avoit jour que, s'il y avoit quelque belle partie en son quartier, il n'en voulust estre spectateur. C'étoit un plaisir auquel finit ses jours, et moy jeune homme, qui n'y prenois pas moins de plaisir que luy, le gouvernois de fois à autre par occasion. Un jour entr'autres, il me compta qu'en sa jeunesse il avoit esté des premiers joueurs de paulme de son temps, mais que le déduict en estoit tout autre, parce qu'ils jouoient seulement de la main, et poussoient de telle façon la pelotte que fort souvent elle estoit portée au-dessus des murailles, et lors, les uns jouoient à mains découvertes, et les autres, pour se faire moins de mal, y apportaient des gands doubles. Quelques-uns, depuis, plus fins, pour se donner quelque avan-
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tage sur leurs compagnons, y mirent des cordes et tendons , afin de jeter mieux et avec moins de peine la balle. Ce qui se pratiqua tout communément. Et finalement de là s'étoit introduite la raquette, telle que nous voyons aujourd'huy, en laissant les sophistiqueries du gand. — Ha ! vrayment, dis-je lors à part moy, il y a grande apparence d'estime que le jeu de paulme vient de là : parce l'exercice consistoit principalement au dedans de nostre main ouverte, que nous appelons paulme... » Nous disions tout à l'heure que nous devions à l'Italie l'usage plus efféminé qui désolait sur ses vieux jours le paumier Gastelier. Le nom de la raquette est lui même une preuve de cette importation étrangère. Il est d'origine italienne. « Le mot raquette, dit M. de Paulmy (i), nous est venu des Italiens, qui prononçaient racchetta (z), et que les Espagnols prononcent raqueta. » La forme de ce précieux outil de la paume n'a pas changé depuis trois siè1. Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, au volume des Jeux d'exercice. 2. Le mot primitif, selon Ménage, serait retiquetta, dérivé du latin reticulum, filei.
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des. C'était déjà, sous François 1", un lacis de cordes croisées l'une sur l'autre, en façon de mailles et de rets, encadré dans un cadre de bois qui s'emmanchait lui-même d'un court et fort bâton. La mode s'était emparée de ces croisillons de cordelettes pour s'en faire une parure. Les dames de la cour, au temps de Catherine de Médicis, arrangeaient leurs cheveux en les croisant par bandes , comme les raquettiers disposaient leurs cordes. C'était ce qu'on appelait la coiffure en raquettes ; nous dirions aujourd'hui en nattes. Le battoir, dont le manche était long pour la longue paume, et plus court pour la courte paume, se faisait d'ordinaire avec du parchemin. Son invention fut cause que, vu la rareté du vélin au seizième siècle, les raquettiers, auxquels, coûte que coûte, il en fallait pour leurs battoirs, se jettèrent plus d'une fois sur de précieux manuscrits qui leur étaient trop facilement livrés par quelques moines ignares. Plusieurs fragments des Décades de Tive-Live, que nous n'avons plus, passèrent ainsi chez un raquettier qui les fit perdre à la science, en employant pour ses battoirs le par-
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chemin sur lequel ils étaient écrits. On ne s'attendait certes pas à cette influence désastreuse de la paume sur la littérature classique. Les écoliers ne l'en aimeront que mieux. Pour qu'on ne doute pas du fait, nous allons rapporter ce qu'a écrit Colomiès (i) à propos de la destruction des fragments de Tive-Live : « J'ai ouï dire à M. Chapelain qu'un de ses amis, homme de lettres, avoit joué à la longue paume avec un battoir sur lequel se voyoient des fragments de quelques Décades de Tive-Live que nous n'avons point, et que ces fragments venoient d'un apothicaire qui ayant eu en don des religieuses de Fontevrault plusieurs volumes en parchemin du même auteur, les avoit vendus par ignorance à un faiseur de battoirs. » La raquette et le battoir, dès que l'usage s'en fut répandu, devinrent l'insigne distinctif de tout bon paumier. On n'en représenta plus un seul sans lui mettre en main, l'arme glorieuse de la 'paume. Rabelais, parlant des étudiants d'Orléans, la ville du droit, lesi. Colomièsana, au tome IV des Œuvres de Saint-Evremond, p. 191.
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quels, dit-il, faisaient « bel exercice » de la paulme, nous les montre toujours la raquette en main. Il ajoute que Pantagruel, étant allé étudier parmi eux, et s'étant plus facilement rendu bon maître en l'art cherché dans les tripots qu'en la science qui se prenoit aux écoles, se railla lui-même de cette supériorité du jeu sur l'étude, en vertu de laquelle tout écolier, bon paumier et danseur habile, n'avait guère besoin que d'une glose de droit en la cervelle pour arriver d'emblée au cucullio, bonnet doctoral, et passer coquillon, c'est-à-dire docteur. « Il fit, dit donc Rabelais à propos de Pantagruel, le blason et devise des licenciés, en ladite université, disant :
« Un esteuf en la braguette, En la main une raquette, Une loi en la cornette, Une basse danse au talon, Voy vous là passé coquillon. »
Comme le mot esteuf pourrait embarrasser dans cette citation, je n'irai pas plus loin sans dire ce qu'il signifiait. L:'esteuf, c'était la balle de paume, qui s'appelait ainsi, selon quelques-uns,
�— î9ï — parce qu'il était fait d''estouffes ou estoupes de laine, en latin stupa. Les paumiers raquetiers, qui trouvaient la laine un peu chère, ne se gênaient pas pour la remplacer par des matières qui contrariaient un peu, par leur nature et par leur nom, l'étymologie du mot èteuf. Au lieu de bonnes étoupes de laine, ils mettaient dans les balles tout ce qu'ils trouvaient, surtout du son. Une ordonnance royale leur rappela les devoirs du métier. Elle leur enjoignit de ne mettre en vente que des éteufs « couverts de bon cuir et remplis de bonne bourre. » Cette ordonnance si intelligente, et qui importe tant à l'histoire de notre jeu, est d'un roi à qui rien n'échappait : grand chasseur en son temps, bon paumier tant qu'il put l'être, comme le fut du reste son fils : c'est Louis XL Elle date du 24 juin '1480, c'est-à-dire d'une des dernières années de sa vie, alors que, faute de force ayant cessé de jouer, il n'avait sans doute que plus d'amour pour le noble jeu, et ne désirait que plus vivement, pour ceux qui pouvaient s'y exercer encore, ce qu'il y aurait souhaité pour lui-même en sa jeunesse.
�— 192 Cette prédilection pour la paume, que Louis XI tenait dé ses prédécesseurs, ne tomba pas en déchéance après lui, loin de là. Nous avons déjà dît que Charles VIII n'aimait rien tant que ce jeu, soit qu'il s'y exerçât lui-même, soit qu'il n'y fût que simple spectateur des parties. Je ne sais si Louis XII, en cela, lui succéda comme en tout le reste ; je le crois, car avant d'être roi bonhomme, il fut prince galant et chevaleresque ; or, sans la paume, comme accessoire des tournois, point de chevalerie alors ni de galanterie. François Ior le comprit bien. Il fut bon joueur et beau joueur. Un jour que, suivant Loys Guyon en ses diverses leçons, il jouait contre deux seigneurs de ses favoris avec un moine pour second, celui-ci fit un si joli coup de raquette, que la partie tourna pour le roi. « Oh ! dit-il, voici un bon coup de moine. — Ce sera, sire, un bon coup d'abbé quand il vous plaira. » Un abbaye vaquait alors justement. Le moine l'obtint pour son coup de raquette. Henri II eût fait mieux que son père. Il eût gagné la partie lui-même. Nous n'avons pas eu de roi meilleur paumier.
�Quand tout à l'heure Rabelais nous vantait l'adresse de Pantagruel à la paume, c'est à celle de Henri II, prototype certain de son héros, du moins en cela, qu'il faisait allusion. Personne en son temps ne jouait mieux que lui. S'il se fût exercé dans les tripots publics, il l'eût emporté sur les plus habiles, et Yéteuf d'argent proposé comme prix d'adresse eût été pour lui, non parce qu'il était roi, mais chose rare parce qu'il était vraiment joueur parfait. C'est au Louvre même, non plus dans l'ancien jeu bâti par Charles V, mais dans un nouveau, construit par son père du côté du Petit-Bourbon, vers Saint-Germainl'Auxerrois, qu'il faisait ses parties. « Il se plaisoit fort, dit Brantôme (i), quand la reine sa femme, Madame sa sœur et les dames de sa cour venoient le voir jouer, et surtout lorsqu'elles donnoient leur sentence, comme les autres personnes, des fenêtres d'en haut. » Ce fut un grand honneur pour la paume que cette préférence de nos rois, ce lui fut un malheur aussi. La jalousie vint avec le goût excessif. L'aimant
Edition du Panthéon litt., t. I, p. 657.
�— 194 — beaucoup, ils arrivèrent à ne la vouloir que pour eux seuls et pour leur entourage, et l'on vit alors se renouveler les édits de bon plaisir qui défendaient le noble exercice aux gens du commun. Or plus la paume était en faveur à la cour, plus le peuple, qui cherchait alors en haut ses goûts et ses exemples, s'était épris de belle passion pour elle. Les tripots se multipliaient chaque jour dans Paris. Le 18 juin i53o, ordre vint de fermer ceux qui n'étaient pas hantés par les gentilshommes, et défense expresse d'en bâtir de nouveaux, même dans les faubourgs. Comme il arrivait toujours, on ne tint pas grand compte de l'ordre ni de la défense, d'autant que la police manquait un peu pour les faire observer. Le Parlement intervint alors. Il était coutumier de sévérités contre ceux qui s'émancipaient de leur roture jusqu'au point de chercher leur plaisir dans l'exercice des nobles. En 1452 — nous avons lu la sentence dans ses registres, — il avait assez vertement condamné plusieurs vilains, coupables d'avoir joué à la paume. Un peu moins d'un siècle après, le 24 juillet 1543, s'associant aux rigueurs royales de i53o, il insista par -
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un arrêt sur la défense, déjà faite, de bâtir de nouveaux tripots. Si Henri II maintint ces sévérités ordonnées par son père, ce n'est pas Charles IX qui devait les abroger. Il était pour cela roi trop peu indulgent, et aussi trop bon joueur de paume, c'està-dire par conséquent joueur trop égoïste. Lui aussi n'aimait le jeu que pour lui et ceux de sa cour. S'il l'avait pu, il l'aurait défendu non pas seulement aux gens du peuple, mais même à la noblesse. C'est au tripot du Louvre qu'il jouait presque chaque jour. Il y était, faisant sa partie à l'ordinaire, lorsque le 22 août 1572, vers deux heures, on vint lui apprendre que Coligny avait été traîtreusement blessé par Maurevert. Je ne parlerai pas d'Henri III, trop efféminé pour avoir le goût de la paume, lors même que la force ne lui aurait pas manqué, surtout dans les derniers temps de sa vie ; mais je n'oublierai pas Henri IV, dont ce jeu fut toujours l'exercice préféré. Il y entretenait cette habitude de mouvement et d'agilité que lui avait donné un long usage de la guerre. Il se fût sans cela rouillé pendant la paix. L'exercice de la paume mettait de l'huile
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sur les ressorts du roi-soldat. A peine a-t-il fait son entrée à Paris, qu'il est déjà dans un tripot, habit bas, s'en donnant à cœur joie et de toutes ses forces. « Le roy, dit l'Estoille (i), sous la date du 16 septembre i5g4, joua à la paume tout du long de l'après disnée dans le jeu de paume de la Sphère. » Huit jours après, le 24, il y est encore (2) : « tout en chemise, encore estoit-elle déchirée sur le dos et avoit des chausses grises à jambes de chien, qu'on appelle. Ne pouvant bien aller à Vestœuf, pour ce qu'il estoit las, dit qu'il ressembloit aux asnes qui faillent par le pied... » Bon joueur, le succès l'encourageait à ces parties, a Le roy, dit encore l'Estoille, sous la date du 2 7 octobre de la même année (3), ayant gangné ce jour quatre cents escus à la paume qui estoient sous la corde, les fist ramasser par le naquet et mettre dans un chapeau, puis dit tout haut: « Je tiens bien ceux-ci, on ne me les dérobera pas, car ils ne passeront point par les mains de mes trésoriers. »
(1) Journal, édition de Michaud, t. II, p. 245(2) Idem, p. 246. (3) Idem, p. 249.
�— 197 — I/Etat ne perdait rien à ces amusements du roi. Dispos à tout, il ne manquait ni un coup de raquette, ni une bonne entreprise de guerre ou de finance. De son tripot de la Sphère il surveillait la perception de l'impôt demandé aux aisés de sa bonne ville de Paris, et il avait en même temps l'œil sur les menées des Espagnols , tout prêt quand le moment serait venu à se jeter sur Amiens, avec cette souplesse de mouvement que la paume, comme je l'ai dit, entretenait si bien en lui. Sur tout cela, ce bon l'Estoille va nous renseigner encore : « Sur la fin de ce mois, dit-il en mai 1597 (1), le roy envoya quérir des principaux de ses cours, et de ceux qu'il savoit estre des plus aisés de sa ville de Paris, et leur demanda de l'argent d'une façon qu'ils se trouvèrent bien empeschés de l'esconduire, encore qu'ils en eussent la volonté. Cependant, il passoit son temps à jouer à la paume et estoit d'ordinaire à la Sphère, où madame la marquise (de Verneuil) et mesdames de Sourdize et de Sagone se trouvoient tous les jours pour le regarder jouer ; se
[1) Journal, édition de Michaud, t. II, p. 287.
�— 19,8 — faisoit prester de l'argent par madame de Monsseaux, laquelle il carressoit fort et baisoit devant tout le monde. Et ne laissoit pour cela Sa Majesté de veiller et donner ordre. à tout ce qui estoit nécessaire au siège d'Amiens, pour le mois suivant, lequel estant venu, il donna congé au jeu et à l'amour et y marcha en personne, faisant office de roy, de capitaine et de soldat tout ensemble, et plantant par ses généreuses actions autant d'espouvante au cœur de ses ennemis, comme en celui des siens d'ardeur et d'émulation de bien faire à son exemple. » Le Béarnais, au tripot, ne trouvait pas seulement à jouer, mais encore à rire des bons tours qu'il faisait lui-même ou qu'il voyait faire. Tout lui était plaisir, même les friponneries des petites gens, surtout lorsqu'étant découvertes, elles lui donnaient occasion de faire à ces drôles un peu de morale sérieuse quoique sur le ton du rire. L'Estoille, à l'endroit où il nous a raconté que le roi jouait au tripot de la Sphère, bras nus et chemise déchirée, le 24 septembre 1594, ajoute une anecdote sur certain tour de filou fait par un marqueur ou naquet, et
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dont le roi s'amusa fort: « A l'instigation de l'avocat Duret, qui dit à sa Majesté que si elle vouloit avoir du plaisir qu'elle fisse fouiller un racquet, qui faisoit le mitouard sous la gallerie, et qu'on lui ostast son manteau, qu'on lui trouveroit une grosse de balles qu'il avoit dérobée, commanda à M. d'O de ce faire. Et luy ayant esté trouvé ce qu'il avoit dit, le roy en rit bien fort ; et ayant fait venir le naquet, l'arraisonna assez longtemps, et en tira du plaisir. » C'est sans doute pour qu'il n'y eût plus de tels drôles dans le service des tripots, et pour qu'on n'y courût pas à l'avenir le risque d'y voir voler ainsi non-seulement les éteufs, mais même les habits des joueurs, que sur l'avis du roi, la corporation des paumiers-raquetiers se donna les statuts qui lui manquaient encore, et en vertu desquels, les marqueurs ou naquets, au lieu d'être comme auparavant des vagabonds sans aveu , ne furent admis dans les jeux de paume que s'ils étaient apprentis ou compagnons paumiers. Ces statuts renouvelés plus tard sous Louis XV, en 1727, furent pour la première fois enregistrés au Châteletle i3 novembre 1610.
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Les naquets n'étaient pas les seuls filous des tripots ; d'autres s'y glissaient et y faisaient leur coup, soit en dérobant, comme j'ai dit, soit en trichant au jeu. L'auteur d'un petit livret rarissime, la Caballe des matois, qui parut à la fin du règne d'Henri IV (i), va nous raconter en quelques vers comment ses héros, les drôles, entendaient une partie de paume, au grand dommage des parieurs :
Comme le changement Apporte un contentement, Ainsi le languide espace De nos tours de passe passe Nous porte de tous cottez Es jeux de paume hantez. Là toute notre caballe Fait une partie esgalle, Puis desguisant tout respect, Met la victoire en suspect, Et fait que le jeu varie, Jusqu'à ce que l'on parie. Mais aussitôt que l'on voit, Ou bien seulement qu'on oit Le clinquetis des pistolles, Nous commençons les bricolles. L'un tire dans le tambour, L'autre d'un expert destour, Pendant qu'au tiers il babille Laisse mettre dans sa grille. (i) Paris 1691, in-12, p. 48.
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L'autre en criant fait du feu, Desrobe quinze d'un jeu, Si bien que cette industrie Nous fait gagner la partie, Et juger à plus de voix Que nous sommes vrays matois.
Les naquets, avant que les statuts de iôio ne les eussent soumis au triage qui épura le métier, étaient d'ordinaire de moitié dans les coups de main de ces matois, et de moitié aussi dans le profit. Ce n'est cependant pas à dire que leur bande, même en son plus mauvais temps, ne comptât quelques hommes honnêtes, du moins par occasion. Le pauvre diable qui sauva la vie au jeune Caumont la Force, pendant la nuit de la Saint-Barthélemy, était un de ces marqueurs. Il était venu d'abord, il est vrai, pour faire son métier de naquet, c'est-à-dire de voleur , en tâchant de dépouiller les cadavres du père et des frères, étendus sur la place même où ils avaient été frappés, près des remparts, non loin de la Croix des Petits-Champs. Quand le jeune Caumont, qui avait fait le mort pour n'être pas tué, releva la tête sous la main du naquet. qui déjà s'apprêtait à le déshabiller, la pitié prit
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ce pauvre homme. Il oublia ce qu'il était venu faire pour ne plus songer qu'à sauver cet enfant. Il l'enveloppa de son manteau, le prit sur ses épaules, et à pas de loup, suivant la muraille, protégé par les dernières ombres de la nuit, il le porta chez sa tante, madame de Biron, à l'Arsenal. Une pension qui lui fut exactement payée toute sa vie fut sa récompense. Le jeu de paume où il était marqueur se trouvait rue Verdelet, et par conséquent non loin du lieu où, étant venu pour voler, il avait fini par faire une bonne action. Ce jeu de paume de la rue Verdelet existait encore au dix-huitième siècle. Jean-Jacques Rousseau y occupait, sous les toits, un petit logement, d'où il se rendait tous les jours chez son patron, M. Dupin de Francueil, par un passage qui faisait communiquer le tripot avec la rue Platrière, où logeait ce financier (i). Jean-Jacques, qui pour son compte n'aima jamais beaucoup les exercices du corps, auxquels répugnait d'ailleurs l'infirmité dont il souffrit toute sa vie, ne s'attarda pas souvent, j'imagine,
(i) Confessions, édit. Pourrat, t. II, p. 32-38.
�— 2o3 chez le tripotier son voisin. Il y dut regarder jouer plus d'une fois cependant ; l'estime qu'il avait pour la paume, et dont fait foi un curieux passage de Y Emile, doit venir de là : « On ne se met point en garde, dit-il, contre un volant qui tombe, il ne fait de mal à personne ; mais rien ne dégourdit le bras comme d'avoir à couvrir la tête ; rien ne rend le coup d'œil si juste comme d'avoir à garantir ses yeux ; s'élancer du bout d'un jeu de paume à l'autre ; juger le bond d'une balle encore en l'air ; la renvoyer d'une main forte et sûre : de tels jeux conviennent à l'homme ; ils servent à le former. » Quand, au seizième siècle, et peut-être même à une époque antérieure, le tripot où Jean-Jacques s'était si bien renseigné sur les salubres avantages de la paume avait été construit, la rue Verdelet, dont il occupait la maison la plus importante, se trouvait, nous l'avons dit, tout près des remparts, dans un quartier perdu. C'était le bout du monde, comme le disait le nom d'une rue voisine. Or presque tous les tripots étaient établis alors en de tels endroits ; soit parce qu'on y trouvait à meilleur marché le terrain
�— 204 — dont chaque jeu exigeait un large espace, soit encore parce que, malgré l'interdiction dont ils étaient frappés, si on voulait bien les tolérer quelque part, c'était plutôt en ces lieux écartés que dans le cœur même de la ville. Le fait est, je le répète, que les plus célèbres que nous connaissions alors étaient ou dans les faubourgs ou, comme celui-ci, près des remparts. Le marais du Temple, qui ne se remplit de maisons que sous Henri IV et sous Louis XIII, avait des jeux de paume bien auparavant. Nous en avons déjà visité un des plus fameux, celui du Petit Temple, où jouait la Flamande Margot, rue Grenier Saint-Lazare. Tout près, rue MichelLecomte, se trouvait celui de La Fontaine, qui servit de salle de spectacle à Mondory, lorsque l'incendie l'eut chassé du Petit-Temple. Un autre tripot, très renommé sous Louis XIII, celui du Petit-Louvre , se trouvait aussi de ce côté. En i632, le théâtre du Marais s'y était installé, et le sieur Morel y faisait danser d'admirables ballets. C'était , comme nous l'avons déjà vu et comme nous le verrons encore, c'était l'usage en ce temps. Les comédiens tous pau-
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vres et nomades, et dont les plus stables étaient toujours plutôt campés qu'établis, manquaient d'argent pour se bâtir des salles définitives. Les tripots étaient donc leur refuge (i). Aussi n'en connaissonsnous presque point qui n'aient alors vu jouer, la comédie ou danser les ballets. Un pourtant, aussi de ces quartiers, semble n'avoir abrité aucun spectacle. Il était situé rue de la Perle, qui lui devait son nom, car étant, comme dit Sauvai (2) : « le mieux entendu de Paris, » on l'avait appelé la.Perle des tripots. Si jamais les comédiens n'y dressèrent leur tréteaux, c'est sans doute à cause de sa forme qui, au lieu d'être oblongue, comme celle des autres, était carrée, disposition tout à fait défavorable pour une salle de spectacle. Au seizième siècle il existait déjà et n'avait de rivaux sérieux que celui de la rue Grenier-Saint-Lazare, dans son voisinage; et plus loin, de l'autre côté de la Seine, vers le faubourg Saint-Marcel, ceux de Braques et des On\e mille
(1) V. Scarron, Roman comique, édit. V. Fournel, t. 1, p. 10. V. aussi notre édition des Chansons de Gauthier Garguille, p. ex. (2) Ï.I,p. 156. 6.
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Diables. Le premier devait son nom à son enseigne, sur laquelle était peint un chien braque. Rabelais le connut ; c'est là qu'au sortir de l'école il mène s'ébattre le jeune Gargantua et ses amis : « Ce faict, dit-il (i), issoient hors, toutjours conférant des propous de la lecture et se desportoient en Bracque ou ez prés, et jouoient à la balle, à la paulme, à la piletrigone, galantement s'exerçant le corps, comme ils avoient les ames auparavant exercé. » Le tripot de Bracque était en plein faubourg Saint-Marcel, celui des On^e mille diables n'était que sur la lisière, rue Neuve-Sainte-Geneviève près l'Estrapade. D'où lui venait son nom bizarre? je ne sais. Il finit par l'échanger pour celui de la Sphère (2), qu'un autre plus voisin du Louvre avait déjà porté, comme nous l'ont prouvé les anecdotes sur Henri IV. Il n'est pas probable en effet que le Béarnais, tout passionné qu'il fût pour la paume, et tout excellent que pût être le tripot de la rue Neuve-Saint-Geneviève, eût fait le voyage du Louvre
(1) Liv. 1, chap. 23. (2) Sauvai, 1, 138.
�207 — j usque-là pour se donner le plaisir depousser Véteuf. Si les bons jeux de paume eussent manqué près de son palais, il fût allé de préférence à ceux du faubourg Saint-Germain, dont il 'n'était séparé que par la Seine, et qui préparaient de ce côté la renommée que devaient acquérir plus tard les tripots de la rue Mazarine. A peine fut-elle bâtie qu'elle se trouva pour ainsi dire bordée de jeux de paume. Le plus célèbre, au dix-septième siècle, faisait face à la rue Guénégaud. Molière, si je ne me trompe, y commença comme comédien de Ylliustre théâtre ; puis il en partit pour courir la province et n'y revint plus. C'est sa troupe et son répertoire qui y retournèrent. Quand il fut mort, sa veuve et ses camarades, chassés de la salle du PalaisRoyal' par les intrigues de Lulli, ne trouvèrent pour asile que ce tripot, où le grand homme avait commencé bateleur ! Il est aujourd'hui remplacé par le passage du Pont-Neuf. Le règne de Louis XIII et le commencement de celui de Louis XIV furent encore un bon temps pour la paume. Les jeux étaient de plus en plus nombreux à Paris et toujours pleins. En
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1657, l'ambassadeur de Hollande s'étant fait dresser un état des principaux établissements de Paris, constata qu'il y avait cent quatorze tripots. Fort beau nombre sans doute. Il fut cependant surpris de ne pas le trouver plus considérable (1). Peut-être l'était-il avant la Fronde, qui fit un si grand tort à tous les lieux d'exercice et de plaisir, bien que M. de Beaufort, le roi du jour, fît de son mieux par son exemple pour les maintenir en plein succès. Il était grand joueur de paume et sa popularité n'en souffrait pas, au contraire : « On ne parle icy, écrit Gui Patin à Spon, le 14 may 1649(2), que de M. le duc de Beaufort, pour qui les Parisiens, et particulièrement toutes les femmes, ont une dévotion particulière. Comme il jouoit à la paume dans un tripot du marais du Temple, il y a quatre jours, la plupart des femmes de la halle s'en alloient par pelotons le voir jouer et lui faire des vœux pour sa prospérité. Comme elles faisoient du tumulte pour entrer, et que ceux du logis (1) Journal d'un voyage à Paris, en 1657 et 1658. 1862, in-8°, p. 249. (2) Lettres choisies de feu M. Guy Patin-. La Haye, 1707 Petit in-8°, t. I, p. 43.
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s'en plaignoient, il fallut qu'il quittât le jeu et qu'il vînt lui-même à la porte mettre les holà : ce qu'il ne put faire sans permettre que ces femmes entrassent en petit nombre, les unes après les autres, pour le voir jouer ; et s'apercevant qu'une de ces femmes le regardoit de bon œil, il luy dit : « Hé bien, ma com» mère, vous avez voulu entrer : quel » plaisir trouvez-vous à me voir jouer et » à me voir perdre mon argent. » Elle lui répondit aussitôt : « Monsieur de » Beaufort, jouez hardiment, vous ne » manquerez pas d'argent ; ma commère » que voilà et moi, nous avons apporté » 200 écus, et s'il en faut d'avantage, je » suis prête d'en retourner quérir encore » autant. » Toutes les autres femmes commencèrent aussi à crier qu'elles en avoient à son service, dont il les remercia. » A peu de temps de là, M. de Beaufort n'était plus guère en disposition pour faire de telles parties, et les commères de telles offres. Les troupes du roi assiégeaient Paris, la famine régnait dans la ville, et personne n'avait de cœur aux spectacles et aux jeux. Une des plus spirituelles mazarinades, le Ministre
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d'Etat flambé, décrit toutes les désolations de Paris à ce moment, sans oublier celle des paumiers, qui ne trouvaient plus d'enjeux à mettre sous la corde :
L'orviétan est pris pour sot, Il n'a ni théâtre ni baume ; Et Cousin, Saumur et Sorcot Ne gagnent plus rien à la paume.
Cousin, Saumur et Sorcot sont les premiers paumiers célèbres dont le nom nous soit parvenu. Jusqu'alors nous ne connaissions que la paumière Margot, auXVsiècle et à la fin du XVI0, Fesson, ce bon joueur de paume qui avait dû à son talent la faveur d'entrer au service du cardinal de Guise, ce qui lui donna les moyens de sauver la vie à de Thou, en i58g, pendant la ligue (i). Il n'avait qu'un tort ; c'était de ne pas s'en tenir à son adresse au jeu et de trop politiquer. Comme Becquet, le tripotier, il était ligueur acharné. Tous deux le payèrent de leur vie. Fesson étant sorti de Paris pendant la famine, on l'arrêta au premier retranchement, et M. d'Aumont, qui le connaissait comme un ardent agi(i) Mémoires de la vie de Jacques de Thou, 1714, in-12, p. 202,
�tateur contre le roi, le fit pendre sur-lechamp. Quant à Becquet, il fut aussi pendu haut et court, peu de temps après le retour de Henri IV (i). Sous Louis XIV, nous allons trouver d'autres paumiers fameux, et dans une situation heureusement fort différente. Ils n'ont d'autre souci que le jeu dans lequel ils excellent, et qui leur vaut la faveur du roi. Ils jouent devant lui à Fontainebleau, l'émerveillent par leur adresse, et obtiennent en récompense le droit de jouer publiquement, ou pour mieux dire de donner des représentations de leur savoir-faire dans un des jeux de paume de Paris. « Le roi, écrit Dangeau dans son Journal (2), sous la date du 26 octobre 1687 à Fontainebleau, vit jouer les bons joueurs de paume et leur accorda le privilège qu'ils demandaient. Ils joueront deux fois la semaine à Paris, et feront afficher comme les comédiens. Ils sont cinq : les deux Jourdain, le Pape, Clergé et Servo. » La paume, on le voit, commençait à devenir un spectacle plutôt qu'un exer(1) L'Estoille, 4 may 1594. (2) Edition complète, t. II, p.
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cice. On y jouait moins pour son propre compte, que l'on y regardait jouer. Louis XIV n'encourageait guère à la traiter autrement. Il ne l'aimait pas, nous l'avons déjà dit. Ce qu'elle exige d'action et de mouvement eût dérangé Sa Majesté. La maladie dont il souffrit longtemps, jusqu'à ce que la grande opération que lui fit Félix l'en eût tout à fait délivré, l'eût d'ailleurs empêché d'être à la paume autre chose qu'un majestueux spectateur. Roi correct et rectiligne, majesté d'intérieur, à qui le trône convenait bien plus que l'action, il se plaisait aux jeux d'appartement, aux divertissements de cabinet. Une partie de billard avec son ministre Chamillard, dont le nom était une rime si compromettante pour la dignité ministérielle et si commode pour l'épigramme, voilà le plus rude exercice que se permit Louis XIV. Mazarin l'avait de bonne heure accoutumé, lui et toute la cour, à ces sortes de récréations renfermées et casanières. Italien, il n'aimait que les jeux de l'Italie et de son temps : le hocca, le biribi, etc. Il avait aidé à substituer dans les amusements, à la vigoureuse franchise d'un ardent exercice, les subtilités du hasard qui n'appartien-
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nent à personne, hormis aux fourbes qui le corrigent. Il était en cela fort en arrière de ce qu'en Italie même on avait aimé au seizième siècle, et de ce qui s'y trouvait recommandé par tout le monde, voire par les cardinaux chez qui, avec l'amour des lettres antiques remises à la mode par la Renaissance, était revenu le goût des exercices semblables à ceux des anciens. « J'éprouve une vive satisfaction, écrivait alors le cardinal Bembo à son ami Christophe de Longueil, en apprenant que votre passion pour l'étude ne vous empêche pas de soigner votre santé. L'exercice de la paume, auquel vous vous livrez, est excellent. Je vous jure qu'à mes yeux tous les honneurs, toutes les dignités de Rome ne valent certes pas vos délassements enchanteurs. » Mazarin, ayant une lettre de ce genre à écrire, eût conseillé à son ami quelques longues parties de hocca ou de biribi. L'abbé de Saint-Pierre, qui ne vit jamais si juste qu'en cette circonstance et n'eut jamais plus de bon sens, lui a fait un vif reproche des mauvaises habitudes que sa passion du jeu inocula ainsi
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à la cour, et des conséquences funestes qui en résultèrent pour les mœurs publiques: « On préféra les jeux de hasard, dit-il, on quitta les jeux d'exercice, tels que la paume, le mail, etc.; les hommes devinrent plus faibles, plus malsains, plus ignorants et moins polis. Lesfemmes, séduites par cet attrait, apprirent à se moins respecter. » Ce n'est pas sous un roi comme Louis XV, toujours isolé dans les mystères d'une débauche égoïste et solitaire, que le jeu de la vigueur et de la franchise, déjà si négligé pendant le règne précédent, pouvait reprendre faveur. La déchéance de la paume continua donc ; le nombre des tripots décrut de plus en plus, et les bons joueurs devinrent plus rares. Il y en eut cependant encore, et d'excellents. Cabasse, qui a laissé son nom à un très joli coup d'arrière-main, fut de ces bons joueurs du temps de Louis XV. Un avocat, dont j'ignore le nom, avait alors aussi beaucoup de réputation comme paumier. Un jour, le jeune prince de Condé entra dans le tripot dont son adresse faisait les honneurs, et joua avec lui. L'avocat gagna la partie. Le prince ne lui en voulut pas, il chercha
�— 2l5 — même à lui être agréable, et crut fort bien faire en lui envoyant par un petit valet de pied un écu pour se payer des rafraîchissements. « Je suis très honoré, mon ami, dit le basochien, du présent que veut bien me faire Son Altesse, et je ne manquerai pas de le garder précieusement. En attendant, voici pour vous; » et il lui donna un louis. Le petit laquais, tout surpris, courut conter l'aventure au prince, qui, non moins étonné, s'en alla lui-même la rapporter à son oncle le comte de Charolais : « Vous demandez ce que cela signifie ? lui dit le comte. Rien de plus simple. L'avocat a fait le prince du sang, et le prince du sang l'avocat. » Ce n'est pas la seule leçon que reçurent nos princes dans les jeux de paume, sans compter celles que leur donnaient à l'occasion les bons paumiers. Mais ici nous ne parlons pas de celles-là. Vers la fin de mai 1780, le comte d'Artois, « qui aimait beaucoup la paume, disent les Mémoires secrets (1) et qui venait souvent y jouer à Paris dans les jeux renommés, » avait engagé, dans
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l'un des meilleurs de la rue Mazarine, une partie où l'adresse de son partner ne lui permettait guère de briller. Très mécontent de lui-même, il ne l'était pas moins contre la galerie, qui applaudissait trop les coups de son adversaire, et pas assez les siens. Il n'était pas alors de l'humeur commode qu'il eut quand il fut roi, et lorsqu'il était fâché, certaines bribes d'un vocabulaire alors commun aux grands seigneurs et aux gens des halles lui venaient facilement sur les lèvres. Il se servit des mots les moins polis de ce lexique brutal pour ordonner qu'on fît sortir tout le monde. On obéit. Un officier seul demeura. « N'avez-vous pas entendu ce que j'ai dit? lui cria le prince. — Si vraiment, Monseigneur, mais comme je ne suis ni un b ni un J... f je suis resté. » Le prince se mordit les lèvres et ne dit plus mot. Après avoir raconté l'anecdote, les Mémoires secrets ajoutent, sous la date du 5 juin 1780, que le prince, pour ne pas s'attirer à l'avenir de telles avanies toujours possibles dans les tripots publics, ce fait construire actuellement, rue de Vendôme, sur le boulevard, un jeu de
�paume à son usage seul et à la portée de son palais du Temple. » Ce jeu de paume du comte d'Artois, « le dernier né et le dernier mort de tous, » comme l'a fort bien dit M. de Wailly, fut sur la fin le champ clos des grands paumiers Charrier père et Charrier fils, ce vaillant Amédée « à la volée imperturbable, qui faisait jusqu'à onze coups de bosse de suite à la descente du toit, et qui était en un mot de première force, quoiqu'il eût les deux pieds contrefaits. » Ce dernier des tripots a suivi la destinée de la plupart de ses aînés ; il est devenu ce qu'ils devenaient tous au dixseptième siècle : une salle de spectacle. Les Folies-Mayer, puis les Folies-Nouvelles, et enfin le Théâtre Déja^et, s'y sont installés. En 1780, quand il fut construit, il était déjà une sorte de rareté dans Paris. On n'y comptait plus en effet les jeux de paume par centaines, comme en 1757. Lui compris, il n'y en avait plus que dix pour toute la grande ville : un, très peu en vogue, rue Beaurepaire ; un autre, rue des Ecouffes, tout aussi peu renommé, et le dernier du Marais ; un troisième rue 7
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des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, trèsancien, et que Grapin, qui le tenait, avait décoré du nom de Jeu de Paume de Monsieur, quoique le comte de Provence, déjà obèse, n'y eût jamais que je sache donné un seul coup de raquette. L'imprimerie Rignoux s'est installée dans ce patriarche des tripots. Celui de la rue Verdelet, qui peut-être était plus ancien encore, et que nous connaissons déjà, existait toujours. Il était avec un autre que Masson tenait rue de GrenelleSaint-Honoré , le seul qu'on trouvât alors dans le quartier du Louvre. Masson, que je viens de nommer, était alors la célébrité du jeu. « Le grand Masson, le père despaumiers ! dit M. Léon de "Wailly. » En outre du jeu de la rue de Grenelle, il en avait un second plus important dans la rue Mazarine, avec passage sur la rue de Seine. Bergeron, « si célèbre par ses coups de bosse et de brèche, » en tenait un tout auprès dans la même rue, où l'on voyait, de plus, le jeu tenu par Cormier et celui de Desvertus. Un de ces établissements de la rue Mazarine survécut jusqu'en i83g. Il avait pour maître l'excellent paumier Blanchet,
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et il avait eu pour dernier joueur illustre le duc de Berry, qui venait souvent y faire sa partie avec MM. de Guiche, d'Escar, de la Rochefoucault, de Clermont, de Polignac, etc. Quand Blanchet eut fermé son jeu, la paume se serait trouvée sans asile si, grâce à une société d'actionnaires formée par les amateurs de paume, le jeu du passage Sandrié n'eût été fondé sur un terrain détaché du jardin de M. Fontanille. Après vingt et un ans de séjour tranquille dans cette enceinte retirée qui ne connut comme événements tristes que quelques-unes des péripéties de l'affaire Hourdequin, le pauvre jeu allait encore rester, comme on dit, sur le pavé. La construction du palais de l'Industrie avait fait disparaître le terrain de la Longue Paume aux Champs - Elysées ; la construction du nouvel Opéra menaçait de même le dernier refuge de la Courte-Paume. Son aînée, plus facile à satisfaire, avait trouvé où s'ébattre sur un terrain qu'on lui avait accordé dans le jardin du Luxembourg ; mais elle, où lui serait-il encore possible de se réfugier ? Son culte, qui compte encore tant d'ardents et assidus adorateurs, périrait-il donc faute de temple ?
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Napoléon III prit en pitié le pauvre jeu laissé sans feu ni lieu. Il lui ouvrit toutes grandes les portes des Tuileries, jusqu'alors inhospitalières pour tout autre, et le gracieux édifice où il fut logé, mieux qu'il ne le fut jamais, put s'élever sur la terrasse de Feuillants. Le roi des jeux, le jeu des rois, était bien à sa place dans un jardin d'empereur !
�CHAPITRE XI
LES JEUX A TRIANON
O Versailles, ô bois, ô portiques ! Marbres vivants, berceaux antiques, Par les dieux et les rois, Elysée embelli, A ton aspect dans ma pensée, Comme sur l'herbe aride, une fraîche rosée, Coule un peu de calme et d'oubli. Les chars, les royales merveilles, Des gardes les nocturnes veilles, Tout a fui; des grandeurs tu n'es plus le séjour: Mais le sommeil, la solitude, Dieux jadis inconnus, et les arts et l'étude, Composent aujourd'hui ta cour.
Quand il y a plus d'un demi-siècle , André Chénier méditait ces vers , il voyait Versailles, dépeuplé et solitaire, mais beau de tristesse et de mélancolie ; car déjà tout prestige, excepté pourtant celui qui ne cesse de planer sur de si magnifiques ruines, avait fui de cette
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grande demeure royale, cet asile de tant de princes ne conservait plus, aux yeux du monde étonné de son silence, que ce qui restait dans leur exil, à ses hôtes fugitifs : la majesté du malheur. Et pour le poète qui, comme Chénier, pouvait hanter ce palais devenu solitude, et suivre dans ces allées désertes les dernières traces de la dernière cour, le spectacle d'une pareille désolation devait sembler plus important et plus digne d'être contemplé que celui de tout ce luxe détruit dont elle prenait la place. Quelque immense, en effet, que fût le désert qui s'étendait devant ses yeux, ses seuls souvenirs pouvaient le repeupler. Quelque silencieux que fussent les échos, ils pouvaient ranimer leurs voix aux mille murmures de ses pensées. A la première évocation du poète, l'imagination va tout raviver ici; sans nul effort, elle va faire renaître des merveilles ; mais eût-elle plus de prestige encore, cette fée divine ne pourra y créer un monde plus splendide et plus éblouissant que celui qui habita réellement ces beaux lieux. D'abord c'est le roi du grand siècle, c'est Louis XIV et sa cour , c'est ce
�223 — magnifique cortège de toutes nos gloires qui, de l'Œil-de-Bœuf aux Salles des nobles, s'avance imposant et grave à travers toutes ces galeries étincelantes d'or et de peintures jusqu'aux salons d'Apollon. C'est Boileau et Componne, Racine et Cavoye, Colbert et Vauban, Luxembourg et Vendôme ; c'est toute la France enfin, excepté le peuple, qui ne comptait pour rien alors, mais qui pouvait se consoler au moins en voyant la gloire et le mérite de ceux qui représentaient la patrie et en faisaient la plus grande nation de la terre. Et après le grand règne, vient un autre monde, moins grave, mais plus spirituel, moins penseur en dépit de ses prétentions à l'être d'avantage, mais plus fanfaron et plus bavard. Aux amours réservées dont ces bosquets furent l'abri, succédèrent des passions effrénées dont se serait effarouchée l'ombre pudique de La Vallière. Ces amours-là ne vont plus sous l'ombrage, ils craignent le mystère que les autres cherchaient ; ils courent le grand chemin avec ce monde nouveau, Versailles se renouvelle et se métamorphose. Ce n'est plus le lieu le plus imposant et le plus magnifi-
�— 224 — que, mais c'est le plus étonnant de la terre. C'est un rendez-vous de toutes sortes de gens distincts de qualité, mais rapprochés par un double lien, l'esprit et la corruption. Transportez-vous à Versailles en 1760, et vous serez au milieu d'une société de marquis, de porteurs de soutanes, de laquais et de gens de lettres, tels que vous en voyez dans l'immense galerie que vous ouvrent la chronique scandaleuse et les mémoires secrets de ce temps là. Voilà bien les talons rouges, la poudre, les paniers, les habits à la française avec les longues épées d'argent; de petits chevaliers, de petits abbés tout roses, marchant sur la pointe des pieds, une belle duchesse avec Clairval dans une chaise, à droite et à gauche de grandes perruques et dechétives personnes. Beaucoup de grands seigneurs, beaucoup de petits marchands, beaucoup de valets, mais point de peuple encore. Son jour n'était pas encore venu ; il commença seulement à poindre, quand, après Louis XV, le roi des favorites, on vit monter sur le trône un roi honnête homme, qui venait, tenant par la main sa jeune et gracieuse épouse, purifier et rajeunir cette vieille
�225 cour. Alors tout le monde voulut s'intéresser au peuple, on l'aima, on écrivit pour lui, et tout changea de face, surtout Versailles. Ce palais d'un grand roi, déjà trop vaste pour les débauches intimes de Louis XV, l'était devenu encore davantage pour cette cour bourgeoise, pour cette royauté en famille. La reine aimait le désert ; mais, en jeune femme, elle voulait une solitude moins immense où, après quelques instants d'isolement méditatif, on pût se retrouver sans peine et plus vite encore qu'on ne s'était fui. Elle choisit le Petit Trianon. Le tout était suivant son désir, car tout avait la prétention de ressembler à la nature et de faire rêver à la vie des champs sans rappeler celle des cours. Le château était plutôt une maison bourgeoise qu'un palais. De sa chambre, Marie-Antoinette ne voyait que la verdure : c'était une perspective variée par les feuillages divers des arbres exotiques qu'Antoine Richard y avait plantés vingt ans auparavant. Du milieu d'une pelouse toujours verte et moelleuse, le mélèze, le pin d'encens, le février, et le sophara de la Chine, le chêne rouge, l'aune découpée, l'yeuse de Virginie, le
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bouleau, le peuplier d'Athènes, l'acacia rose et le cèdre, se groupaient en touffes verdoyantes et mariaient leurs rameaux. Pour abriter ce petit coin de la terre, la nature avait voulu y étaler ses plus beaux ombrages. Aussi Marie-Antoinette étaitelle vraiment heureuse dans ce lieu charmant, elle se croyait villageoise, et sa seule ambition était d'être fermière. Elle en eut même si bien le désir, que bientôt au milieu du parc de Trianon, et tout près du grand lac, on vit s'élever un hameau, groupe harmonieux de maisonnettes bâties en chaume et en cailloutage. Louis XVI était le seigneur du lieu :
Sa maison plus ornée, Paraissait au dehors de murs environnée,
comme eût dit Boileau ; le comte d'Artois était le garde-chasse; le comte de Provence, le meunier ; l'archevêque de Paris, le curé du village ; la reine,
Auguste et jeune déité,
était simple fermière. Sa maisonnette
�était plus retirée, afin qu'elle pût s'y reposer à loisir, et tout en mangeant la soupe au lait, s'y faire lire les pastorales du chevalier de Florian, donnant ainsi, disait-elle, même nourriture à son corps et à son esprit. Toute sa cour était donc devenue villageoise, mais pour la forme et à l'extérieur seulement ; de même que sous le chaume et l'écorce rocailleuse qui les couvraient, on retrouvait dans ces prétendues cabanes tout le luxe des maisons royales, des lambris de marbre et de somptueux mobiliers, de même aussi, on pouvait sentir battre sous les habits rustiques de ces grands seigneurs mal déguisés, un cœur encore corrompu et avide de moins innocents plaisirs. Le soir, fatigués d'avoir, pendant tout le jour, joué au fermier pour complaire à la reine, qui était, je pense, de meilleure foi, quand ils avaient revêtu leurs habits dorés et brodés, nos gentilshommes se sentaient plus à l'aise ; ils retrouvaient toute leur gaieté et toute leur franchise alors, soit qu'il leur fallût paraître sur le théâtre de la cour pour y tenir un rôle dans la comédie du Sage étourdi ou dans les petits opéras du
�Tonnelier et des Sabots, soit aussi surtout qu'il leur fallut s'ébattre en des amusements bien peu dignes de gens qui s'étaient targués d'être tout le jour d'innocents villageois. Les Dêcampativos étaient Un de ces jeux du soir à Trianon. La reine les aimait beaucoup et elle eût le tort de les mettre à la mode alors, en s'en amusant et en s'en laissant même attribuer l'invention. Si nous en croyons l'auteur d'un essai sur sa vie, rien ne la déconsidéra davantage. Or( voici quel était ce jeu tout à fait oublié aujourd'hui, et dont avant les Nocturnales de Versailles, nous ne retrouvons le nom que dans ces paroles de Georges Dandin à sa femme : « Ah ! je vous yprends donc, madame ma femme, et vous faites des èscatnpativos pendant que je dors. » Du temps de Molière c'était déjà un amusement redouté des maris. A Trianon, dans les beaux joufs d'été, lorsqu'il commençait à faire sombre, et que la foule s'était écoulée des bosquets après la sérénade donnée chaque soir par la musique des gardes françaises, les nobles hôtes du château se réunissaient
�229 — dans quelque endroit écarté du jardin, et là soUS un frais ombrage illuminé à la hâte, on dressait un trône de fougère et l'on jouait au Roi des décampativos. Assise sur le gazon, cette cour fatiguée de sa grandeur réelle, s'en dépouillait encore une fois en riant pour se créer des dignités factices. Le monarque qu'elle se choisissait à la hâte devait donner des audiences et rendre la justice sur les plaintes que lui adressait ce peuple d'un nouveau genre dont le roi, ses frères et la reine étaient les premiers citoyens ! On faisait au nouveau monarque les doléances les plus singulières, et lui de son côté infligeait les peines ou distribuait les récompenses les plus bizarres. Ensuite on procédait au mariage. ... Jusque là tout allait bien, et il était même possible que sous la gaieté de ces amusements, de bonnes et salutaires leçons se fissent jour jusqu'au trône véritable ; mais avec la seconde partie lë scandale commençait. L'un des seigneurs qui trônait le plus souvent était le comte de Vaudreuil ; il se plaisait aux unions singulières. Ainsi il alliait le roi avec une dame de sa cour, et donnait la reine à un de ses
�— 23o amis ou quelquefois se la réservait pour lui-même. Puis, quand toute la Société était partagée, chaque groupe partiel d'époux improvisés devait successivement, et en se tenant par la main, s'avancer devant le trône. Là, avec tout le respect dû à ce nouveau genre de sacrement, et au nouveau roi qui remplissait en même temps le rôle de pontife, on attendait le mot sacramentel : c'était Décampativos. Sitôt qu'il était prononcé, chacun fuyait avec son épouse d'emprunt vers un des bosquets qu'il pouvait choisir. Il était fait défense, de par le roi des Fougères, de rentrer avant deux heures dans la salle du trône, défense d'aller plus d'un couple ensemble et dans le même endroit, défense de se voir, de se rencontrer, de se nuire, de se chercher ni de se parler. Le roi aimait fort ce jeu, il trouvait plaisant de se voir détrôné et démarié par ce roi en herbe. Et la reine, elle aussi, se livrait avec la plus complète étourderie aux folles licences du. Décampativos. Pauvres jeunes époux ! Ils ne savent pas que leurs ennemis sont aux portes du palais, guettant tout ce qu'ils
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pourront trouver à blâmer dans leurs actions, pour le noircir de leur calomnie et le répandre ensuite dans la foule. Malheureuse reine ! elle ne prévoit pas que le peuple viendra jusque dans sa chambre royale lui demander compte de toute sa vie, même de ses jeux, et qu'il la traînera ensuite sur un sanglant échafaud. Dans ce même parc du Petit Trianon, s'élève auprès du grand lac une tourelle en forme de belvédère, et maintenant à moitié détruite. C'est là qu'une vigoureuse nourrice normande, tenant dans ses bras un enfant frais et rose, tâchait de l'endormir en le berçant et en lui chantant ce vieil air de Marborough dont la tourelle garde encore le nom. Cet enfant déjà tout chamarré des insignes royaux, est le Dauphin de France ; c'est le fils de ces deux époux qui, insoucieux de leur rang, insoucieux de l'avenir, l'éveillent aujourd'hui par leurs cris joyeux. Mais le jour n'est pas loin où tout ce bruit de fête aura cessé, ces lieux seront déserts, et ce royal enfant ne sera plus qu'un orphelin. Prisonnier dans le Temple, il cherchera en vain la trace de ses parents décapités ; un cordonnier brutal
�232 sera le maître de ce fils de nos rois ; aidé de sa femme, sorte de mégère furieuse, il le maltraitera jour et nuit et lui arrachant ses derniers habits de prince, pour le couvrir de haillons : « Allons, fils de Capet, dira Simon, tes parents se sont assez joués de nous et de nos biens, à mon tour à présent ; rendsmoi tes hardes, la partie sera bonne, je joae au roi dépouillé. »
�DEUXIÈME
PARTIE
CHAPITRE Tr
LES CONTES D'ENFANTS
Qu'ils sont heureux ceux qui écrivent pour l'enfance ! Qu'ils ont de gentils lecteurs, facilement amusés et plus facilement émerveillés ! Leur plume est d'or, leurs mots sont de perles, et leurs phrases de diamant. Tout reluit dans ce qu'ils écrivent, pour ces jeunes regards qui ne savent voir encore que le luisant des choses. Si d'aventure la fée imagination ne leur a pas été favorable, qu'importe! Si elle n'a pas été souriante pour celui qui fait le conte, elle saura sourire à l'enfant qui l'écoute, et soyez bien sûr que quels que soient le peintre et le tableau, il verra ce qu'on lui voulait montrer, et
�— 234 — croira toujours que c'est un chef-d'œuvre. Bien mieux, il ne cessera plus de le croire ; devenu grand, il conservera son admiration, qui n'aura fait que grandir avec lui ; et, vieillard, ses plus beaux rêves seront les fééries de son berceau. Les écrivains dont la gloire est le moins contestable et surtout le moins contestée sont ceux qui se sont occupés de l'enfance. L'eussent-ils même ennuyée, fatiguée, morigénée, ils sont immortels. Voyez Lhomond, il a sa statue ! Pour toutes choses l'enfance est l'âge de la mémoire, etpartant, delareconnaissance. Elle n'a jamais oublié quoi que ce soit. Elle sait donner à tout ce qui frappe son regard une si grande et belle taille, qu'une fois entré dans son petit cerveau, rien n'en peut plus sortir. Il en fut toujours ainsi, et cela fait que les choses de l'enfance sont immuablement les mêmes. La tradition de ce qu'elle aime ou de ce qu'elle craint, se perpétue sans lacune. Croquemitaine lui-même a son immortalité. A Rome on l'appelait manducus ; pendant le moyen âge la baboue; mais ces noms différents étaient la seule différence. Il avait la même face horrible, les mêmes
�dents et le même appétit. En ce' tempslà seulement, les hommes partageaient un peu, pour ces épouvantails, la crainte que conservent encore les enfants. Le progrès nous a décidément affranchis, et l'on djt qu'il a bien fait. Craindre, c'est croire pourtant, et croire est si bon ! Les contes ont eu la même fortune. Quel enfant, de quel temps et de quel pays, s'est amusé le premier de ceux qui nous ont bercés nous-mêmes ? C'est ce qu'on ne saura jamais. Quel qu'il fût, ce bambin , peut-être antédiluvien , aura raconté, peut-être dans l'arche, le conte qui l'émerveillait à quelque autre enfant plus petit, lequel devenu un peu plus grand l'aura dit lui-même à son petit frère, et ainsi, de marmot en marmot, les nourrices et les mies suppléant çà et là par des inventions de leur crû aux légers oublis de la mémoire enfantine, tout nous est arrivé à travers les âges, modifié et transformé à peine, suivant la mode de chaque temps. Ce que je dis des contes peut se dire des jeux. Allez en Suisse, par exemple, dans je ne sais quel coin de l'Oberland ; écoutez les paroles étranges que chantent
�— 236 — les enfants dans leur jeu préféré, et quand la partie sera finie demandezleur ce que signifie ce qu'ils viennent de chanter. Ils vous diront qu'ils l'ignorent ; interrogez les pères et les grands pères, qui se sont égayés du même amusement, ils vous feront une réponse semblable. Aucun d'eux n'ajamais su au juste ce qu'il chantait ; le sens qu'ils donnaient au chant, le plaisir du jeu leur suffisait. Il faudra vous en aller bien loin, bien loin, jusqu'au Danemarck, pour savoir ce que vous demandez ici. C'est là seulement que les paroles à deviner trouveront leur vocabulaire, et l'énigme son mot. Vous apprendrez que la contrée de l'Oberland, où vous fut posé le problème, eut pour premiers habitants des émigrés de la Scandinavie, dont le langage natal, peu à peu effacé et perdu, ne s'est conservé que dans le jeu de ces enfants, qui eux-mêmes ne comprennent plus ce qu'ils disent ! Mais n'allez pas si loin ; faites seulement le voyage de Normandie, et quand vous serez aux environs de Caen si vous rencontrez des gamins jouant, par les rues, à croix ou pile, en criant : Ca pri tcha haut l'navia, demandez-leur
�- 237 ce qu'ils disent, vous n'aurez pas de réponse plus satisfaisante. Serait-ce donc aussi du Scandinave, et auriez-vous encore affaire ici à quelque débris du langage apporté par les pirates du Nord ? Non, c'est du latin tout simplement. Ouvrez Macrobe au chapitre 7 du livre Iur des Saturnales, vous n'en douterez plus. Vous y trouverez le cri capita aut navia, que poussaient les gamins de l'époque Gallo-romaine, en jetant en l'air la pièce de monnaie qui d'un côté portait une tête et de l'autre un navire. Le capri tcha haut l'navia des gamins de Caen est la même chose en latin bas normand, et c'est peut-être tout ce qui reste de Rome en Basse-Normandie. Je me trompe, on y conte l'histoire du Petit-Poucet ; or il se pourrait qu'elle vienne aussi de Rome, ou du moins qu'elle y eût passé. Plusieurs prétendent que Poucet n'est qu'un dérivé du mot latin pusio, qui veut dire petit drôle ; et quelques-uns trouvent même dans Pline l'indication d'une vignette toute prête pour l'illustration de ce conte si antique et si jeune : c'est un cyclope endormi dont un satyre pygmée mesure le pouce avec un thyrse minus-
�— 238 — cule. Le cyclope serait l'ogre, et le petit satyre qui lui mesure le pouce, serait Poucet ! Qu'en disent les savants ? Une chose incontestée, c'est que l'Italie, où toute tradition romaine put survivre sans se dépayser, amusa, pendant le moyen âge, tous ses bambini des mêmes contes dont nos marmots s'amusent encore. Elle eut même son Perrault, dix ans avant que nous eussions le nôtre; c'est Giovanni-Batista Basile qui, en 1674, fixa sous la forme naïve du patois napolitain, ces contes charmants qu'on sait avant de savoir lire ; qu'on n'a jamais lus une première fois, mais qu'on relit toujours. Tout se trouvait dans le Pentamerone de Basile, aussi bien le Petit-Poucet que le Chat botté, aussi bien le Chaperon rouge que Barbe-Bleue et Peau d'âne que Cendrillon. Celle-ci, la Cenerentola, ne faisait là qu'une étape. Elle arrivait de bien plus loin. Elle venait d'Egypte où elle s'appelait Rhodope, où son prince charmant avait nom Flamotichus. Strabon, le premier, avait recueilli son histoire ou l'avait déchiffrée sur quelque obélisque, et, d'après lui, Elien nous
�l'avait redite. C'est un conte aussi simple que celui de Cendrillon. Il ne s'est pas compliqué en marchant ; quoiqu'il vienne de bien loin, il n'a presque rien ramassé sur sa route. Rhodope est au bord du Nil, laissant aller au fil de l'eau ses pieds nus, blancs comme la neige. Un aigle passe et voit les souliers laissés sur le sable; il s'abat, en prend un et l'emporte. Ce n'était pas la pantoufle bordée de cette fourrure de menu-vair, qui a fait dire que le soulier de Cendrillon était une pantoufle de verre ; c'était un tout petit et gentil tabteb, fait avec des filaments de palmier, teint en couleur de pourpre et parfumé de gomme odorante. L'aigle volant toujours, passa au-dessus du jardin du roi Flamotichus et laissa tomber le soulier. Le roi s'en saisit, l'admira et devint tout à coup amoureux de celle dont il pouvait chausser le pied mignon ; il la fit chercher et n'eut pas de repos qu'on ne la lui eût amenée. Rhodope ne se cachait guère ; on la trouva donc bientôt. Elle n'était pas cruelle non plus ; elle se laisse donc aimer, et le roi finit par l'épouser. Si ce joli conte est venu d'Orient,
�240 — pourquoi de même les autres n'en viendraient-ils pas, comme en sont venues les fables, leurs aimables sœurs? La fée des amusants récits n'a vraiment pas d'autre patrie. Ailleurs, elle raisonne, elle est narquoise et satirique, comme en ce roman du Renard, par exemple, dont M. Paulin-Paris a donné une version adroitement arrangée pour les enfants et dans lequel l'imagination ne va jamais sans malice. Sur la terre d'Orient, la divine fée se contente d'émerveiller. Quiconque veut s'inspirer d'elle doit donc remonter à cette source ; quiconque veut mettre sous leur véritable ciel, sur leur vrai terrain, quelques fleurs de féérie, doit donc habiter toujours, par l'imagination, cette contrée du soleil. Michel Masson l'a pensé ainsi. Les deux plus jolis contes de son recueil, la Gerbée, sont des contes Orien taux. Le Lotus à mille feuilles, emprunté aux traditions bouddhiques, est un chef-d'œuvre de savoir habilement dissimulé, et de couleur adroitement fondue pour n'arriver tout juste qu'à la nuance simple de la vérité, sans barioler l'intérêt. Les Qitator\e journées d'Abdheram, qu'en nos jeunes années nous
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avions lues dans le journal des Enfants, composent une série de récits moraux, moins savants de forme peutêtre, mais encore plus variés et plus intéressants. Je m'étonne que Michel Masson, qui s'entendait à ravir aux choses du théâtre, n'ait pas eu l'idée de faire de ce grand épisode de l'âge héroïque des Maures d'Espagne, une magnifique féerie en quatorze tableaux. Le duc de Choiseul, qui avait été un homme des plus occupés et d'affaires très graves, se contentait de la lecture, mais il était insatiable. Toute la Bibliothèque bleue y passa ; il n'y avait pas de contes assez merveilleux pour satisfaire la soif de merveilles qui dévorait ce ministre en exil, sevré d'ambition par une irrémédiable disgrâce. Il lui fallait des fées pour le consoler des favorites. « Il se fait lire des contes de fées toute la journée, écrivait la duchesse à Mme du Deffand, en janvier 1771. C'est une lecture à laquelle nous nous sommes tous mis. Nous la trouvons aussi vraisemblable que l'histoire moderne. » Quant on n'eût plus rien à lire, quand on eût tout dévoré, depuis Perrault jusqu'à Mme d'Aulnoy, et depuis Hamilton 7-
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jusqu'à Mme Le Prince de Beaumont, comme cet appétit de fééries n'était pas encore assouvi, pour avoir des contes nouveaux on se mit à en faire. La duchesse en écrivit deux qui sont charmants : Le Prince enchanté et La qxieue de vache. Voici comment prélude le premier: « Ma mie Margot, mon premier amour et mes premiers plaisirs, toi qui dans mon berceau rappelait le sommeil ou rouvrait ma paupière avec les contes si jolis de ma mère l'oye, de Bellier mon ami, raconte-moi quelque sublime histoire dont je puisse réjouir la compagnie. Non, dit Margot, baissons le ton; il ne faut aux hommes que des contes d'enfants. » Pour conclusion, moi, je m'en tiendrai à cet exorde.
�CHAPITRE II
LA GYMNASTIQUE ET L'ESCRIME I
Je vais, si vous le permettez, vous dire maintenant quelques mots sur la gymnastique. Depuis longtemps, nos lycées ne forment que des hommes incomplets, chez lesquels la partie pensante l'emporte trop sur l'autre ; mauvaise fabrique d'armes, on n'y songe qu'à la lame, et le fourreau n'y est compté pour rien ; aussi est-il bientôt troué, et la lame se perd par là. Montaigne vous l'a cependant bien dit, vous devez à l'un autant qu'à l'autre : « Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme : il n'en faut pas faire deux. » Et ailleurs: «Le corps, vous dit-il, a une grande part à notre estre ; il y tient un grand rang. Ainsi sa structure et com-
�— 244 — position sont de bien justes considérations. » Plutarque en cela avait été son maître et Montaigne n'avait jamais oublié l'apologue si rempli de sens que le philosophe de Chéronée a mis dans les œuvres morales : « Le bœuf dit un jour au chameau, son compagnon de voyage, qui refusait de le soulager d'une partie de son fardeau : <( Eh bien ! tu me porteras bientôt, moi et toute ma charge. » Il succomba à la fatigue, et la prédiction du bœuf s'accomplit. C'est ce qui arrive à l'âme lorsqu'elle refuse de se prêter aux exigences du corps. Forcée alors d'abandonner les livres, l'étude et les exercices ordinaires, elle partage nécessairement les douleurs et la fatigue du corps. C'est donc avec raison que Platon nous conseille de ne point exercer le corps sans exercer l'âme, ni l'âme sans le corps, mais de les faire marcher de concert et même, pour ainsi dire, comme deux coursiers à un même char. » C'est pitié de voir qu'en ce temps-ci nous n'apportons pas autant de bon sens dans l'éducation de nos enfants que le grotesque Grandgousier en avait apporté
�— 245 — dans l'éducation de son cher fils Gargantua. Aux plus belles pages d'un chapitre qui est à tous égards un modèle de pédagogie, Rabelais nous fait voir les merveilleux exercices auxquels se livrait le gigantesque écolier. Ecoutez, vous croirez assister à une leçon de g3^mnastique chez Triât ; rien n'y manquera, pas même les haltères, que maître François avait trouvé décrites dans le de Arte gymnastica de Mercurialis, et qu'il n'a pas manqué, par conséquent, de mettre aux mains de son jeune géant. « On luy attachoit, dit Rabelais, un cable en quelque haultetour, pendant en terre ; par y celui avec deux mains montoit, puis desvaloit si roidement et si asseurément que plus ne pourriez parmi un pré bien égallé. On luy mettoit une grosse perche appuyée à deux arbres, à icelle se pendoit parles mains, et d'icelle alloit et venoit sans des pieds à rien toucher et pour galentir (rendre dispos) les nerfs, on lui avait fait deux gros saulmons de plomb lesquels il nommait Haltères. Icelles les prenoit de terre en chascune main et le eslevoit en l'air au-dessus de sa teste. » Voilà donc ce que Rabelais racontait
�— 246 — du temps de François voilà ce qu'il conseillait par un amusant exemple, et quoique l'avis fût donné en riant, ce qui était là meilleure manière de le faire écouter en France, il n'a pas été suivi. Nous restons avec la courte honte de n'avoir vu, pendant trois siècles, qu'une facétie dans cette excellente leçon de gynmastique. Ce n'est pas en cela notre seule ignominie ; comme s'il ne suffisait pas que la France du XIX0 siècle s'en laissât remontrer à ce sujet par la France du XVIe siècle, elle se laisse encore distancer par un des peuples que dans notre superbe nous traitons d'arriérés, de barbares. En Perse, on s'entend mille fois mieux que nous pour tout ce qui concerne la gymnastique. Il est vrai que si nous voulions bien suivre les enseignements de Triât, il ne faudrait pas un mois pour que le plus inhabile d'entre nous ne pût faire leçon au plus habile de l'Iran. A Schiraz, on trouve un gymnase dans chaque rue, j'allais presque dire dans chaque maison : — « C'est, écrit M. Depping, dans des salles vastes et fraîches que l'on se livre à toutes sortes d'exercices du corps pour acquérir de la
�— 247 — souplesse et de la vigueur. » Au lieu de Haltères on lève des mils (massues). Le capitaine d'Argy a décrit la curieuse manière de s'en servir, dans une brochure spéciale sur cette Gymnastique dès Perses modernes. Les femmes en Orient ne peuvent prendre part à ces exercices, et ce n'est pas urt des moindres malheurs de leur claustration. Mais puisqu'elles sont libres chez nous, que ne profitent-elles du bienfait de cette liberté, pour aller demander au gymnase la force de supporter plus vaillamment les fatigues des veilles et du plaisir, et avec cette force un éclat de beauté plus vif et plus vermeil. Si ce n'est une question de santé pour elles, que ce soit au moins une question de coquetterie. Une institutrice marseillaise qui, il y a vingt ans à peu près, fit un livre sur des exercices dont les femmes se trouveraient si bien, s'y était prise de la bonne manière pour se faire écouter : « La gymnastique, leur disait-elle, et c'était vrai, du reste, est une Jouvence inépuisable, on y trouve jeunesse éternelle et beauté sans éclipse. » Si elle eût parlé de santé, on eût à peine pris garde à son livre qui eut un grand suc-
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cès. Il portait ce joli titre : Callistenie ou gymnastique élégante à l'usage des jeunes filles. S'il vous fallait des exemples pour vous encourager, Mesdames, à courir au gymnase, je ne vous en citerais qu'un seul, celui de l'Impératrice Eugénie. Toute jeune fille, dit M. Tripier le Franc, dans son beau livre sur M. Delessert, elle prenait des leçons de gymnastique avec les enfants de M. Gabriel Delessert, sous la direction de M. Delestrée, capitaine aux sapeurs-pompiers. Le salon rouge de la Préfecture, de Police servait aux évolutions. Un jour, en entrant, les yeux de la jeune fille se rencontrèrent avec le regard d'un jeune homme au front soucieux qui sortait, accompagné de M. Delessert : c'était le prince Louis-Napoléon, qui après une halte à l'hôtel du Préfet, reprenait une dernière fois le chemin de l'exil. Quelques années après, le prince et la jeune fille étaient l'Empereur et l'Impératrice. Je parlais de la santé tout à l'heure, et j'avais raison : elle trouve dans la gymnastique sa plus solide armure. C'est au gymnase seulement qu'on peut s'ar-
�— 249 — mer en guerre contre les maladies. L'Empereur Napoléon I", qui n'avait pas grand temps à consacrer à ces exercices, et qui le regretta bien des fois, en fit assez cependant pour se garantir en plus d'une circonstance. Quelques frictions le matin et le soir, c'est tout ce qu'il avait le temps de se permettre. Il ne lui en fallut pas davantage pour se sauver de la contagion en Egypte. Il l'a dit lui-même, à Sainte-Hélène, au Docteur O'Meara: « Je faisais plus avec ma brosse et avec ma flanelle que les médecins avec toutes leurs drogues. » Les dangers de la maladie ne sont pas les seuls que la gymnastique puisse vous mettre en état de braver. C'est en songeant aux périls de toutes sortes qui attendent l'homme des villes ou celui des campagnes, à chacun de ses pas dans la vie, fût-il des plus calmes et des plus inoffensifs, que Mme de Genlis a écrit : « La plus parfaite éducation est celle dont le plan est formé d'après les calculs et les combinaisons de la prévoyance la plus étendue. « L'avenir d'un jeune homme offre à l'imagination une multitude de dangers, de travaux inévitables. Sa vie, son
�—• 25o honneur même pourra dépendre du développement complet de sa force physique. » Elle aurait pu ajouter : et de son adresse corporelle. Tout n'est pas plaisir dans les voyages. La curiosité souvent y a ses périls, c'est alors que la gymnastique est nécessaire. Gare au casse-cou pour le touriste qui n'est pas allé auparavant prendre des leçons de grimpage, de marche de côté, de passe rivière, etc. Amoros ne se tira de la caverne du cap Spartel, près Tanger, que grâce à la gymnastique. La tentative était hardie; mais il était curieux, il se sentait agile et fort, il se risqua. Il fallait descendre d'une hauteur prodigieuse sur un roc à pic, surplombant une mer agitée. Bien peu de gens l'avaient osé, et moi-même, dit Amoros, je n'en aurais pas couru le risque, si l'exemple du consul espagnol, M. Salmon, habitué à cette descente, ne m'eût entraîné malgré moi. « J'avais déjà, continue-t-il, vaincu plusieurs difficultés, ayant été quatre et cinq fois sur le point de perdre l'équilibre et de tomber à la mer, au milieu d'un gouffre de rochers et de vagues furieuses, dont le choc imprimait même un certain
�251 mouvement à la montagne, lorsque je me trouvai au commencement d'un sentier de deux pieds et demi de largeur, par lequel je devais passer, en inclinant le corps vers la mer, car une énorme roche saillante m'empêchait de marcher droit. « Le consul passa cet endroit périlleux, je ne sais comment : occupé à regarder le bloc énorme, je ne vis pas le mouvement de mon guide. Il fallait prendre un parti, et je choisis celui de marcher de côté vers la droite, les mains accrochées aux inégalités du rocher. Mais lorsque j'étais au milieu de ce trajet, qui pouvait avoir vingt pieds de longueur, et qui se trouvait à quinze ou seize du niveau de la mer, très près déjà de la caverne, j'entends le consul, que je ne voyais plus, me crier: « Courez, courez, garde à vous ! » Et je sens en même temps qu'une énorme vague s'approche et va se déchirer contre le rocher où j'étais cramponné et si mal placé. Au lieu de courir, je m'y attache le plus fortement possible ; la vague frappe avec violence contre mon dos, et se retire aussi rapidement qu'elle était venue. Sij'avais pris le parti de passer en rampant, ou en
�me traînant sur les bras et les genoux, j'aurais été emporté par la vague. Cet accident me procura une bonne leçon de gymnastique, et la plus grande partie de celles que je donne, ce sont précisément les circonstances qui me les ont enseignées ; il n'y a pas, dit-il en finissant, de maître plus savant que le danger. » Soit, mais il faut savoir profiter de la périlleuse expérience, et compléter par d'autres les leçons qui s'y trouvent. Si vous n'êtes pas en état de braver avec la force et l'adresse ce danger qui commence la leçon par le combat, vous serez vaincu ; demandez à M. de Jorry, dont la vie courut de si terribles risques dans une scierie de bois, dont il était chargé de lever le plan. C'est la gymnastique qui le sauva. Il lui dut, quand le danger se présenta, l'immense avantage de rester calme et de ne pas perdre la tête. La force qu'il avait acquise dans ses exercices fit le reste. Afin d'achever de lever le plan du moulin, il était descendu dans une des roues qui était alors au repos. Au moment où il prenait quelques longueurs, un ouvrier qui n'avait pas été prévenu comme les
�— 253 — autres, tira la vanne qui empêchait l'eau d'arriver à la roue. Elle reprit aussitôt son mouvement « et, dit M. de Jorry, me voilà tournant avec elle ; mon bonnet de police et mon mètre furent précipités dans la petite rivière qui alimente l'usine ; mais moi, appliquant aussitôt'ce que je savais de gymnastique, je me tins si fortement entre les raies de la roue, qu'il ne m'arriva pas le moindre accident, quoique dans cette rotation je me trouvai deux fois la tête en bas. Un de mes camarades qui écrivait sous ma dictée les longueurs à mesure que je les prenais, appela et l'on arrêta la machine. » Vous voyez quelles forces, quelles ressources,. la gymnastique tient à la disposition de l'homme, et cependant qu'en savons-nous faire, nous autres gens de Paris?
En France, tout homme est soldat par le cœur ; mais est-il en état de l'être par le corps ? la force de ses muscles répondelle à celle de son patriotisme ? a-t-il en lui le premier instrument de la guerre,
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�— 254 — comme il en a le vaillant instinct? C'est une question à laquelle il ne nous semble pas possible de répondre par une complète affirmative, en ce temps d'indifférence et de mépris coupable pour l'éducation physique. Les œuvres de l'industrie, qui sont les travaux de la paix, ont lassé, bien plus qu'on ne se l'imagine, les forces de la population. Par les fatigues continuelles et jamais réparées dont elles ont été la source ; par leur accaparement complet de l'homme, qui toujours dépensait sa vigueur et ne faisait rien pour la récupérer, quarante années de paix et d'industrie ont fait autant, pour cet affaiblissement , que quarante années de guerre. Les manufactures ont dévoré tout autant d'hommes que les grandes batailles, avec cette seule différence que celles-ci les voyaient mourir soldats, tandis que les autres les ont dévorés enfants. Comment serait-il possible que déjeunes garçons travaillant dans les ateliers à partir de l'âge de quinze ans ; que de pauvres enfants dépensant par jour jusqu'à treize et quatorze heures d'une force qu'ils ont à peine et qu'on ne leur donne
�— 255 — jamais le temps de renouveler, en de sains et vigoureux exercices, soient en état de manier lestement le fusil, de faire des manœuvres et des marches forcées, quand leur vingt ans étant sonnés on vient leur dire : Vous êtes soldats ! Tous répondent d'élan à cet appel ; au lieu d'obscures fatigues, on les convie à de glorieuses épreuves ; au lieu d'épuiser leur vie sur de dévorantes machines, pour un maigre salaire, ils pourront la vendre chèrement devant l'ennemi ; l'échange est trop avantageux pour qu'ils ne l'acceptent pas de grand cœur. On leur a crié : « Vous êtes soldats ! » et ils ont répondu : « En avant ! » Mais on les examine, on mesure leur taille, on palpe leurs membres et leurs reins, on les fait tenir droit pour voir s'il n'y a dans les hanches ou dans les épaules aucune déviation, et après cet examen bon nombre sont renvoA^és d'où ils viennent. La manufacture ou l'usine les gardent ; il semble qu'en égoïste , l'industrie s'est plue à les briser ou à les empêcher de croître pour avoir le droit de ne pas les rendre Le mal est réel, mais le remède est si facile ! Le docteur Lallemand, que cette
�— 256 — question préoccupait déjà il y a douze ans, n'en voyait qu'un seul, le même que j'ai déjà indiqué: la gymnastique. Là, je le répète avec lui, se trouve l'unique espoir non seulement de réparer, mais de décupler les forces de la population. Pour preuve, l'illustre et regrettable savant appelait notre attention sur les résultats obtenus par l'introduction de la gymnastique dans l'armée, résultats considérables , bien que cette gymnastique militaire ne fût pas encore à son avis d'une organisation sans reproche : « Les changements qu'on observe, en moins d'une année, disait-il, sur les plus chétifs conscrits de l'armée par l'influence des gymnases , permettent de comprendre tout ce que l'antiquité pouvait tirer des moyens plus puissants et plus largement appliqués, agissant de bonne heure sur des populations qui avaient hérité de la vigueur des générations précédentes, vigueur développée et entretenue sans interruption par la passion traditionnelle de ces mêmes exercices. » L'auteur de l'excellent livre les %ouaves et les chasseurs à pied, constate aussi cette influence, dont la vigueur
�— 257 — et l'agilité des jeunes soldats, ses héros, sont du reste la plus vivante preuve. La première fois que les chasseurs à pied furent envoyés en Afrique, il se trouva que, grâce à leur éducation gymnastique, ils étaient aussi bien rompus aux marches et aux fatigues que les soldats qui servaient depuis le plus longtemps. Cet usage d'un exercice régulier est si bienfaisant pour les forces, que, fùt-il des plus simples, on arrive bientôt, grâce à lui, à d'efficaces résultats. Jugez de ce qu'on pourrait obtenir avec une gymnastique complète et bien entendue ! Je vais encore à ce sujet laisser la parole au docteur Lallemand : « A Montpellier, dit-il, un mulâtre, ancien maître d'armes du génie, avait adopté une pauvre petite orpheline pâle, bympathique, affectée d'engorgements scrofuleux et menacée de rachitisme. D'après ses propres observations sur les effets des exercices, l'excellent et judicieux Jean-Louis s'occupa de lui donner des leçons d'escrime ; elles furent d'abord rares et courtes, ensuite plus rapprochées et plus prolongées. A mesure que les forces firent des progrès, la
�— 258 — constitution de l'enfant se modifia peu à peu sans le secours d'aucun traitement ; le développement de la taille fut ensuite rapide et régulier ; enfin la conformation et la santé ne laissèrent plus rien à désirer, et la jeune fille fut mise en pension pour compléter son éducation intellectuelle, un peu négligée tant que le physique avait donné des inquiétudes. « Mais, quelques mois après, l'appétit diminua, la fraîcheur disparut, toutes les fonctions se dérangèrent successivement et le dépérissement suivit une marche rapide, quoiqu'il n'existât aucune maladie apparente ; il ne s'était pas écoulé six mois que son père adoptif était obligé de la rappeler. Avec son bon sens ordinaire il la remit aussitôt à ses leçons d'armes, et le rétablissement ne se fit pas attendre longtemps. » Depuis ce temps, l'escrime fut pour elle un besoin de conservation ; elle y est devenue très forte, et dès lors elle a pu remplacer son maître près des jeunes personnes dont la taille se déviait. Elle était à la fois l'argument le plus propre à convaincre les parents et le moyen le plus naturel de lever leur scrupule de décence. »
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Cela dit, je n'ai plus qu'à conclure : Qu'on rende à des exercices sagement réglés, dont les heures seront intelligemment alternées avec celles du travail et du repos, toute cette jeunesse de nos villes et de nos campagnes dont la vigueur s'énerve par une prodigalité de force mal entendue, et qu'on établisse dans les collèges et dans les pensionnats des gymnastiques intelligentes, c'est-àdire différentes de la plupart de celles qui peuvent se trouver à présent dans un trop petit nombre de ces établissements, et l'on verra bientôt avec quelle rapidité s'opérera l'amélioration d'une race qui, sans cela, passerait sans tarder des apparences de l'abâtardissement à ses plus tristes et ses plus irrémédiables réalités. Ayez un sage régulateur de ces bienfaisants exercices, un homme qui les ait élevés à l'état de pratique certaine, de science exacte ; qui sache organiser la dépense vitale de l'homme, la somme de forces qu'il doit acquérir et donner chaque jour, comme on règle l'actif et le passif d'une maison de commerce ; qui vous dise, lui aussi, par doit et avoir : Ne livrez à la fatigue que ce que l'exer-
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cice pourra réparer. N'exagérez rien, mesurez vos efforts sur vos forces. Faites que chacune des parties du corps ait son développement proportionné, sans que la vigueur de l'une s'accroisse au détriment de l'autre. Sachez enfin entretenir la force par une activité intelligente, et l'échange devenant réciproque, vous aurez des forces pour tous les besoins de votre activité. Avec un pareil homme, dont on ferait, pour ainsi dire, le réorganisateur de la vigueur humaine; avec un pareil maître, qui saurait, sans beaucoup de temps, en créer bon nombre d'autres, on rendrait à tous je ne sais quelle énergie corporelle en harmonie avec l'énergie des sentiments et du courage, en un mot, ce ressort vital longtemps détendu sous l'atonie des mœurs trop casanières, sous l'indifférence de l'homme envers luimême. Le docteur Lallemand avait donné le premier les conseils que nous reproduisons ici. Il disait mieux encore : « Puisse le gouvernement comprendre l'importance de cette réaction et favoriser une entreprise dont il aurait dû prendre l'initia-
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tive. » C'est en 1847 qu'il formait ce vœu si intelligent. La révolution de Février ne laissa pas à Louis-Philippe le temps de l'exaucer ; la République n'en prit pas le moindre souci ; mais puisque l'occasion est, je le répète, plus que jamais opportune, nous espérons qu'aujourd'hui enfin le souhait de l'illustre docteur sera pris en considération.
�CHAPITRE III
L'ÉDUCATION DES PETITS OISEAUX I ' ,
Il y eut le 8 juin 1861 grand deuil et tristesse profonde dans le monde des oiseaux. L'homme qui les aimait le mieux, et qui pendant sa longue existence de quatre-vingt-quatre ans s'était fait un bonheur de prodiguer à toutes les familles de l'air les soins les plus intelligents, les plus paternels, le noble portugais DaGama Machado venait de mourir. Il habitait, à l'angle du quai Voltaire et de lame des Saints-Pères, un appartement dans lequel tout, jusqu'au plus petit recoin, était volière ou bibliothèque; car M. Machado aimait les livres aussi, mais à la condition qu'ils lui parleraient de ses chers oiseaux et l'instruiraient de leurs mœurs. Il était fort riche, et cependant il habitait un troisième étage ; il était bien vieux; soixante marches à monter étaient
�— 263 — une fatigue pour ses jambes d'octogénaire, et pourtant jamais il ne voulut loger plus bas. Les oiseaux, dont il était l'hôte bien plus que le maître, n'eussent plus alors été assez près du ciel, et ceux du dehors qui venaient le visiter à ses fenêtres, où les attendait chaque jour un repas de leur goût, n'auraient plus alors trouvé, pour s'abattre à leur aise, un perchoir assez élevé et assez commode. Tout était de sa part étude et soins pour connaître les besoins de ses petits amis et les prévenir. Il savait, par exemple, à quelle heure le sansonnet aime à déjeuner ; à quelle autre heure l'appétit du roitelet s'éveille et par quel cri particulier il s'annonce. Or, pour chaque individu de la grande famille, il en était de même. Aussi fallait-il voir comme il en était aimé ; quelle joie c'était dans toutes ces chambres changées en volières, quand il y entrait ! Comme on y battait des ailes ! Comme chacun, en sifflant sa chanson, voltigeait à l'entour de lui, ou venait se percher sur ses bras, sur sa tête, sur ses épaules ! Ce que les oiseaux aimaient en M. de Machado, c'est qu'il ne les trompait jamais ; c'est que, par exemple, il ne leur
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— 264 — montrait pas quelques graines friandes sans leur en servir aussitôt, et ne leur faisait pas entrevoir la liberté sans la leur donner sur-le-champ. Si, disait-il un jour à M. Champfleury, qui lui a consacré un curieux chapitre de son livre Des excentriques, si je veux conserver l'amitié de chacun d'eux, il ne faut jamais les tromper. Le travail du cabinet, ajoutait-il, exige moins de fatigues que la surveillance que réclament mes petits compagnons. Il faut des soins continuels pour éloigner d'eux les maladies, et pour maintenir la paix dans la petite famille où l'harmonie, de même que chez nous, ne règne pas toujours. Et à ce propos, il entrait dans toutes sortes de détails sur l'humeur plus ou moins batailleuse ou plus ou moins pacifique des différentes espèces. Le roitelet, suivant lui, était de tous le plus querelleur, peut-être le plus belliqueux. C'est, disait-il, le roquet des oiseaux, toujours prêt aux coups de bec, comme le roquet aux coups de dents. Toute société, même celle du ménage, lui est impossible. Au bout de quelques jours d'intimité dans le nid, il tue sa compane ou il est tué par elle. Ceci, disait grave-
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ment M. Machado pour conclure, ceci vient de ce que les ressorts du cerveau de la famille des troglodites, à laquelle appartient le roitelet, sont montés pour les batailles. Il expliquait de la même manière les différents instincts de tous les autres. Il avait fait pour cela une étude approfondie du sj'stème de Gall, appliqué à l'ornithologie. Pas un livre traitant de phrénologie ne lui était inconnu. Il en possédait même qui ne se trouvaient que chez lui. Quand le docteur Belhomme fit à l'Athénée, en 1842, ses remarquables leçons sur les maladies du cerveau, et dut par conséquent étudier en détail, même dans ses antécédents, la méthode de Gall et de Spurzheim, c'est seulement chez M. Machado qu'il trouva le curieux dessin de Lelièvre , par lequel il est prouvé jusqu'à l'évidence que, dès i5oo, la phrénologie était déjà connue à peu près telle que Gall la ressuscita. Son savoir phrénologique lui permettait de faire entre l'homme et les oiseaux un travail de comparaison qui tournait rarement à l'avantage du premier. Les plus mal doués, parmi les petits êtres
�— 266 — dont il avaitfait ses amis, lui semblaient, comme intelligence et constitution, de beaucoup supérieurs à l'être humain. Pour connaître à fond son dédain de notre espèce, son mépris pour ce corps de l'homme si vanté, bien que ce ne soit, suivant lui, « qu'une machine composée de mauvais ressorts à peu près rouillés,» il faut lire le plus important et aussi le plus étrange de ses livres, la Théorie des ressemblances. On y verra comment il n'est pas d'oiseau qui ne soit mieux pourvu, mieux bâti, mieux armé que nous, comment, par exemple, le petit-duc, cet affreux hibou dont les souris sont le régal, est une merveille auprès de l'homme, surtout sous le rapport des torticolis, qu'il ne connut jamais, et dont nous, au contraire, nous sommes affligés dès que nous faisons une évolution du cou un peu trop violente. « Oui, certes, s'écrie M. Machado, le petit-duc a sur l'homme un grand avantage en ce qu'il tourne la tête tout autour de la colonne vertébrale, tandis que nous ne tournons la nôtre que d'un tiers. » Dans ce même livre étrange, le sansonnet explique lui-même sa supériorité
�— 267 — sur l'homme avec le bavardage qui lui est naturel. Seulement, si je le savais babillard, je le croyais modeste; vous allez voir qu'il ne l'est pas : « Mon cerveau, dit-il à l'homme en se rengorgeant, mon cerveau et mon cervelet, partagés en deux hémisphères, sont semblables aux vôtres. Par le sens de la vue, le sens de l'ouïe, le sens du goût, le sens de l'odorat, je l'emporte sur vous. Le sens du toucher, je vous l'abandonne ; mon estomac, muni de muscles vigoureux, est plus parfaitque le vôtre. Vantez la perfection de vos nombreux organes; travaillez jour et nuit pour gagner votre nourriture ; terminez votre existence dans les angoisses ; pour la prolonger de quelques heures, recourez à vos ventouses, à vos sinapismes, vos sangsues, votre saignée, votre moxa, votre calomel, votre ipécacuanha. Mes ailes valent bien vos ballons et vos machines à vapeur. « Il n'est pas jusqu'à la vipère, chez laquelle, à côté d'horribles facultés trop bien partagées d'ailleurs par plus d'un homme, M. Machado ne trouvât de précieux avantages dont l'être humain ne semble pas être doué. « Si, lui fait-il dire, si ma morsure est souvent mortelle,
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par compensation, ma chair guérit bien des maladies. » 11 n'y a que les cannibales qui puissent nous apprendre si la chair de l'homme possède, elle aussi, de ces qualités-là !... En beaucoup d'endroits, le savant Portugais nous dit encore notre fait de la belle manière : « Les guerres de religion, a-t-il écrit entre autres choses sensées, vengent bien les animaux du mépris que nous leur témoignons. » Ailleurs sur une question moins grave, il dit avec non moins de justesse: « Les oiseaux chantent rarement faux ; chez l'homme le chant n'est pas naturel ! » Aussi M. Machado, quoiqu'il aimât les théâtres, n'allait jamais à l'Opéra. Son seul spectacle était la ComédieFrançaise, où il fut abonné cinquantequatre ans. Jusqu'en 1857, on l'y vit chaque soir. Il s'y plaisait fort, quoiqu'il trouvât encore qu'on y chantait beaucoup trop, surtout lorsqu'on jouait la tragédie. Son dédain de l'humanité n'excluait pas chez lui la bonté pour l'homme ; loin de là. Sa pitié pour la malheureuse espèce le rendait charitable envers chacun des individus qu'il voyait plus mal-
�— 269 — heureux que les autres. N'étaient-ce pas aussi des enfants de cette mère nature à laquelle il devait ses chers oiseaux? Sa fortune se partageait entre ces amis qui lui venaient du ciel, et les pauvres pour lesquels il prenait la peine de descendre un peu sur la terre. Les uns et les autres lui firent cortège quand il partit pour sa dernière demeure. Ce jour-là, à trois heures de l'aprèsmidi, le quai Voltaire se couvrit tout à coup d'une multitude de pauvres gens en blouse, en haillons, puis d'une longue file de petits enfants des écoles de charité, tous clients assidus de la bienfaisance du bon Portugais. Il comptait sur cette dernière visite de leur part, et il avait voulu que le luxe de son convoi ne fit pas disparate avec leur pauvreté. C'est le corbillard des pauvres qui emporta cet excellent homme, que tant de pauvres suivaient et bénissaient en pleurant. Quand le convoi se mit en marche, à trois heures sonnantes, une nuée d'oiseaux s'envola tout à coup des fenêtres de l'appartement, leur perchoir de chaque jour. C'était des corbeaux et des pigeons des Tuileries qui venaient d'achever, en
�— 270 — de larges terrines remplies de la pâtée quotidienne, le repas que le défunt avait ordonné de leur servir ce jour là pour la dernière fois. Il avait tout prévu, tout combiné. Si, d'après ses derniers ordres, son convoi ne partit qu'à trois heures, c'est qu'il avait deviné qu'alors le repas de ses amis serait terminé, et que tout le long du quai et du pont Royal, jusqu'aux Tuileries, ils pourraient l'accompagner de leurs cris joyeux. Il y a quelques années une personne fort connue sous le nom de Maria Stella, s'était fait aussi la providence des oiseaux des Tuileries, et sa mort y causa la désolation la plus bruyante. « Un Soir que je traversais le jardin, dit M. Toussenel, dans son Monde des Oiseatix, mes regards furent tout à coup tirés en haut par un tumulte étrange. C'étaient des trombes épaisses de moineaux francs qui tourbillonnaient dans l'espace au-dessus des grands arbres, comme emportés par les vents de tempête, et qui remplissaient l'air de tapage et de cris... C'était Maria Stella qui venait de mourir... Elle habitait rue de Rivoli, au quatrième étage, un appar-
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tement à balcon, où elle avait fondé une table d'hôte pour la société d'élite des moineaux parisiens, qu'elle recevait tous les jours à heure fixe. Or, il y avait déjà deux jours que les fenêtres hospitalières de la salle à manger ne s'étaient ouvertes, et que les pensionnaires affligés n'avaient aperçu leur hôtesse, et la douleur de son absence était cause de leurs gémissements. Leur deuil dura huit jours. » Celui de la mort de M. Machado dure encore chez les corbeaux et les pigeons des Tuileries.
II
Il y a merveilles et merveilles comme il y a fagots et fagots. Or, ce que je me suis proposé de vous faire connaître aujourd'hui rentre dans la catégorie des choses qui sont vraiment de charmantes et, qui plus est, d'authentiques merveilles. Charmantes, vous allez en juger ; authentiques, j'en réponds, car j'ai vu de mes yeux, armé d'un lorgnon dont je suis sûr, j'ai touché de mes mains les preuves de ce que je vais vous conter. S'il fallait qu'il y eût du compé-
�rage dans tout cela, c'est moi qui aurais été le compère et je suis bien sûr de ne pas l'avoir été. Ces enchantements ne traînent pas après eux le lourd attirail des joueurs de gobelets et des faiseurs de tours de passepasse. C'est de la magie vivante, ailée : des oiseaux sont les instruments du magicien. Ils sont là trois ou quatre dans une cage, véritable palais à barreaux dorés. M. Tréfeu, leur professeur, ouvre la porte, et les voilà dans la chambre. Comme tout bon enchanteur, il tient en main une baguette ; mais ne croyez pas qu'il va s'en servir pour dire : sautez muscade. C'est tout simplement un perchoir pour ses gentils élèves. De la baguette du maître, ils s'en vont voletant, sautelant sur une sorte de long casier placé devant la cage et rempli de six à sept cents cartes, dont on ne voit que la tranche, et qui sont toutes de forme et de dimension égales. Chacune d'elles porte écrit, sur fond bleu avec lettres d'argent, soit un mot, soit un nom, soit un chiffre. Adressez une question à l'oiseau ; la réponse,. s'il ne faut qu'un mot pour la faire, se trouvera
�— 273 — toute formulée - sur l'une ou l'autre" de ces sept cents cartes. Il ne faut que la chercher ; je ne m'en chargerai pas, ni vous non plus, sans doute ; mais laissez faire les magiques oiseaux : ils n'hésiteront pas longtemps. Interrogez celui des quatre que vous voudrez, et votre question à peine faite, vous le verrez qui, avec la pointe de son petit bec rose, vous en tirera prestement la réponse du milieu de ce chaos de chiffres, de mots et de noms. Votre question exige-t-elle pour réponse non plus un seul mot, mais une ou plusieurs phrases, il ne sera pas plus embarrassé. Dans le casier se trouve un alphabet mobile, dont les lettres sont mêlées avec le reste. Il trouvera une à une et vous alignera sur le devant du casier toutes celles qu'il faut pour former les phrases nécessaires. Il n'oubliera pas un mot, soyez-en sûr, pas une lettre non plus. Les élèves de M. Tréfeu savent l'orthographe, ils ont fait leurs classes. Mais vous me direz : « C'est lui qui dirige tout, qui fait tout. Il est d'intelligence avec ses petits compères. Il les a
�— ^74 — si bien dressés qu'il ne lui faut qu'un signe imperceptible pour leur communiquer un ordre. Il met sans doute sur chaque carte un enduit qui les attire, etc. etc. » Je vais en deux mots vous faire voir que vous vous trompez. Pour qu'il pût communiquer à ses oiseaux, par signe ou autrement, l'ordre d'où dépend la réponse demandée il faudrait qu'il connût lui-même la question. C'est un point indispensable ; qu'en dites-vous ? Or, il ne la connaît pas ; vous seul, qui l'avez faite, la connaissez. Vous l'avez écrite mystérieusement dans votre coin, puis après avoir soigneusement plié, en quatre ou en huit, le petit carré de papier, vous l'avez gardé dans votre main. Vous êtes donc bien seul à savoir ce que vous avez demandé. Cependant, voici déjà que l'un des petits devins de M. Tréfeu se met à vous répondre ; il tient votre secret, et il va vous en dire le mot. Becquetant de ci de là sur le casier, il le tire, ce mot, lettre par lettre ; il est bientôt complet. Vous lisez avec stupeur, vous êtes bien sûr de ce que vous avez sous les yeux, mais, comme il arrive pour toutes ces choses merveilleuses dont l'esprit hu-
�— 275 — main s'est déshabitué pendant des siècles, vous voyez et vous ne croyez pas. Un soir, dans un salon du faubourg" Saint-Germain, une dame écrivit cette question : Quelle est la personne ici présente qui a fait le plus long voyage'^vii'i, ellepliale papier etle garda. Une minute après, l'un des oiseaux avait répondu. Il avait tiré du casier les deux mots : Berthe et Calcutta. Or, dans le salon, se trouvait une personne dont le nom était Berthe, et qui, en effet, avait longtemps séjourné à Calcutta. Un autre soir, JM. Tréfeu nous avait réunis quelques-uns, pour examiner sérieusement ses merveilles. Chacun avait écrit sa question, et les bulletins, hermétiquement pliés, avaient été déposés dans un chapeau. Une dame fut priée de faire le triage, comme s'il s'agissait d'une loterie ; le premier billet qui sortit me fut remis, avec prière de ne le déplier que lorsque la réponse serait faite. L'oiseau qui s'était chargé de la faire, et qui déjà nous avait émerveillés \ plusieurs reprises, était un de ces charmants individus du genre tangara, que les savants nomment un pyranga, mais que plus communé-
�— 276 — ment, on appelle un cardinal, à cause des rouges couleurs de ses plumes. Il semblait pressé de répondre, et il commença par nous exhiber un oui très laconique ; c'était vague et peu convaincant. M. Tréfeu insista pour qu'il s'expliquât d'une façon plus claire ; il obéit, et son bec énergique nous tira une à une et par ordre, les douze lettres qui forment ces trois mots : Je vaux l'aigle. C'était peu modeste de la part de notre cardinal, mais tout le monde qui venait de le voir à l'œuvre applaudit de bon cœur à ce petit accès de vanité. On l'y avait forcé d'ailleurs, par le bulletin auquel il devait répondre, et que je pus enfin déplier. Voici ce qui s'y trouvait : L'aigle n'est qu'un serin auprès du cardinal ! Vous allez crier que je suis un fou, un niais de crédulité ; que ce que je vous conte là sont des contes de ma grand' mère, avec un oiseau rouge au lieu de l'oiseau bleu. Tant que vous voudrez ; mais franchement si vous tenez à crier, criez plutôt au prodige. Vous me demandez si je comprends ; non certes, et je ne cherche pas à com-
�— 277 — prendre. Où serait le mérite de croire si je comprenais? Je fais là, comme en toutes les choses surnaturelles qui sont du domaine du magnétisme humain, je me recueille, j'admire et j'arrive à la foi par l'admiration. Je savais déjà que l'homme était le premier des êtres ; que tous les autres lui étaient soumis comme des esclaves ; maintenant, je crois que, par un nouvel effort de sa volonté, ces esclaves peuvent cesser d'être des machines animées et devenir aussi intelligents que lui. La sphère humaine alors s'agrandit à mes yeux ; je deviens plus fier de sentir en moi un rayon de l'âme universelle, car je vois mieux, que si elle nous fut donnée, c'est afin que nous fussions pour toute la nature les dispensateurs intelligents de cette force vivifiante. Les anciens le savaient bien. Dans l'Inde, les prodiges accomplis par M. Tréfeu sont des pratiques sacrées. C'est d'un Indien qu'il a tout appris. Henri Delaage, auquel il a bien voulu dire une partie de son secret, vous dira au chapitre XII de la nouvelle édition du Monde occulte (p. 141) comment notre enchanteur fut initié et comment il procède.
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Vous y verrez combien il y a peu de différence entre ce thérapeute en habit noir et les brahmes indiens, combien les merveilles dont il nous rend témoins se rapprochent de celle qui composait toute la magie d'Apollonius de Thyane et celle de ce prêtre de Saint-Severin qui, sous Louis XIV, élevait des pigeons au haut de sa maison et leur faisait rendre des oracles. Seulement le prêtre faillit être brûlé sous Louis XIV, et maintenant on se contente d'admirer et d'applaudir M. Tréfeu. C'est par cette admiration, non par la flamme des bûchers, que se fera la lumière. « Dans Teverino, dit M.me Sand, au chapitre Ier des Mémoires de sa vie, j'ai inventé une jeune fille ayant pouvoir, comme la première Eve, sur les oiseaux de la création, et je veux dire ici que ce n'est pas là une pure fantaisie ; pas plus que les nouvelles qu'on raconte en ce genre du poétique et admirable imposteur Apollonius de Thyane, ne sont des fables contraires à l'esprit du christianisme. « Nous vivons dans un temps où l'on n'explique pas bien encore les causes
�— 279 — naturelles. Mais pour n'être pas toutes sondées et définies, elles n'en sont pas moins conformes à l'ordre universel. »
III
Je vais vous parler encore de nos petits oiseaux magiciens. Seulement cette fois, ce ne sera plus M. Tréfeu qui tiendra la baguette de l'enchanteur, c'est une jeune et charmante personne, M11* Emilie Van der Meersch. Ce qui est merveilleux, et ceci l'est vraiment, ne perd rien à se trouver possible pour plusieurs personnes en même temps, surtout quand dans le nombre se trouve une jolie femme. Il semble qu'en n'étant plus le privilège exclusif d'un seul, les phénomènes opérés rentrent mieux dans la vérité, dans la nature. Le secret gagne à ne plus paraître aussi terrible ; en voyant qu'il peut être accessible à plusieurs, on se familiarise plus facilement avec les miracle dont il tient le mot ; il s'humanise en perdant de son mystère. J'ai donc vraiment eu grand plaisir à retrouver sous la baguette de Mlle Van
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der Meersch une partie des prodiges que j'avais vus chez M. Tréfeu. Ai-je compris davantage? Je ne le pense pas. Et d'ailleurs à quoi bon ? comme je vous le disais tout à l'heure, ce sont de ces choses où 4'intelligence du spectateur n'a rien à faire ; il en est là comme de tout ce qui est du domaine delà nature, domaine sans fin, où il reste à réveiller dans leur nuit séculaire tant de merveilles du même genre, avec lesquelles le raisonnement ne peut avoir quoi que ce soit à démêler. Croyez qu'en cette sphère, que le doute, ce bâtard de l'esprit, a trop longtemps fermée pour vos regards, rien n'est plus facile que ce que le raisonnement vous déclare impossible. Ayez la foi, voilà tout. Sentir, en pareil cas c'est comprendre. Les petits oiseaux de Mlle Emilie, comme l'avaient fait ceux de M. Tréfeu, sont donc sortis l'un après l'autre de leur joli palais de cristal : on nous a priés de les interroger, et chacun s'y est empressé. A chaque question posée, une réponse est venue avec une promptitude étonnante. Les petits comédiens emplumés avaient réplique à tout ; ils s'en alallaient becquetant sur le casier rempli
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de cartes, de lettres ou de chiffres, le mot, la carte ou le nombre qui devaient répondre à la question posée. Quelqu'un avait retourné un dé dans un chapeau, de telle sorte que personne ne pouvait voir quelle était celle des six faces qui le regardait. Mlle Van der Meersch questionna les oiseaux ; le plus habile sortit ; c'était, comme chez M. Tréfeu, un cardinal, vieux routier à barette rouge qui, depuis dix ans, exerce et fait merveille. — Voyons , lui dit la magicienne, répondez-nous vite. Il chercha un instant et tira le chiffre cinq. C'était juste celui qu'il fallait trouver. Six personnes prirent chacune une carte dans un jeu tout neuf, et le cardinal dit à toutes, l'une après l'autre, la carte qu'elle tenait et cachait de son mieux. Il ne lui fallait qu'un seul coup de bec pour tirer du vaste casier où tout est mêlé, cartes, chiffres et lettres, la carte correspondante à celle que vous aviez à la main. Cette curieuse représentation, dont je ne vous détaillerai pas toutes les scènes, était donnée dans les salons du directeur
�— 282 — de la Patrie, il y a déjà plusieurs années. Les rédacteurs y étaient , comme vous pensez, en nombre, et ce n'est pas sans terreur que M.11" Van der JVleersch avait risqué ses petits acteurs ailés devant cette terrible réunion de porte-plumes. Au dernier ordre qu'elle lui donna, le cardinal fit sortir du cahier de fort jolis vers qui réclamaient pour l'aimable directrice et pour tout son personnel une indulgence dont ni l'un ni l'autre n'avait besoin. Voici cette charmante petite pièce, que MUo Emilie récita avec beaucoup de grâce et d'esprit :
Vous qui faites la renommée Des grands et môme des petits, Devant vous, redoutable armée, De peur, nous nous tenons blottis. Hélas ! notre troupe emplumée Vous aura-t-elle divertis? Soyez bons pour notre faiblesse, Notre maîtresse, notre sœur, Dont la main toujours nous caresse, Nous éleva par la douceur; Ne changez pas notre coutume, Nul ne nous parle d'un ton sec ; Nous ne pourrions de votre plume Supporter un seul coup de bec.
Mlle Emilie , que je soupçonne fort d'avoir dicté ces jolis vers, a deux fa-
�— 283 — milles : son père et sa mère, avec cinq ou six frères ou sœurs, voilà l'une ; ses charmants élèves, voilà la seconde :
Aux petits des oiseaux, elle donne la pâture.
Il y a je ne sais quel charme à voir cette familiarité d'une jeune fille avec des oiseaux ; ce sont deux des grâces les plus charmantes de la nature qui semblent s'être réunies pour vivre en société. Je ne sais pourquoi l'esprit toujours un peu voltigeant de la femme, sa grâce aux fantaisies ailées, me paraissent avoir une sorte de sympathie innée avec le monde des oiseaux. Une femme d'un adorable esprit, morte il y a quelques années, Mmo de Tracy, était de même arrivée, par l'amour de ces jolis petits êtres, à saisir presque le secret de leur merveilleux instinct. Pour elle aussi c'était une seconde famille, et l'un de ses désirs eût été d'en être l'historienne, « Je veux, dit-elle dans une de ses lettres, écrire l'histoire des oiseaux pour mes petits enfants. » Son salon n'était qu'une volière immense, où se mêlaient tous les ramages, tous les plumages. Diphile, ce grand
�—• 284 — éleveur de serins, dont nous a parlé Labruyère, n'était rien auprès d'elle. Il rêvait la nuit aux airs qu'il devait apprendre à ses élèves. M"10 de Tracy faisait mieux. Ce n'est pas en pédagogue, c'est en mère qu'elle aimait ses oiseaux; si elle y pensait la nuit, c'était pour se lever trois ou quatre fois, afin de donner ses soins à quelque pauvre merle enroué, à quelque sansonnet épileptique, ou surtout à ses pauvres rossignols, dont la moindre maladie la mettait tout en larmes. « M.'"0 de Coigny me vint voir ce matin, dit-elle encore quelque part. Elle me trouva courbée en deux, comme si j'avais un lumbago. « — Qu'avez-vous donc me dit-elle? « — J'ai un oiseau sur l'estomac. « — Vous en avez mangé? « — Non, Dieu merci, je suis la gardemalade de mon rossignol, et j'essaye de le réchauffer. » M"10 de Tracy jugeait des gens d'après leur plus ou moins d'affection pour les oiseaux. Quiconque lui avait été dénoncé comme coupable de cruauté envers ses biens-aimés lui paraissait capable de tuer père et mère. Elle eut volontiers, comme
�— 285 — les juges de l'aréopage, envoyé à la mort le bambin d'Athènes qu'on avait trouvé crevant les yeux à son moineau. Elle avait longtemps douté du crime de Mmo Lafarge, mais quand on lui apprit que tout enfant Marie Capelle s'amusait à mutiler les oiseaux de son grand-père, elle ne douta plus. Son amitié pour M. de Lamartine venait en partie de ce qu'elle le savait grand amateur de rossignols. Elle lui en voulait beaucoup cependant de ce qu'il ne savait en conserver aucun : « Il les change trop souvent de place » disaitelle . M. Thiers, qui avait pris de ses leçons, avait toute son amitié. Pour elle, c'était l'homme sage par excellence. « Il sait, disait-elle avec admiration, gouverner une volière ; puis, ajoutait-elle non sans quelque vanité, il a toujours accueilli avec déférence les conseils qu'on lui a donnés à ce sujet. » Il ne fallut qu'un cri d'admiration de M. Dupanloup à la vue d'un des chers oiseaux de Mm° de Tracy, et son cœur lui fut à jamais gagné. Elle causait avec lui des Pères de l'Eglise latine qui étaient l'objet préféré de ses études, quand il s'écria tout à conp : « Ah! le joli petit
�— 286 — oiseau ! » C'était un des rossignols qui voletait gaiement sur le tapis. « Il a dit cela, écrit M."'0 de Tracy, avec un accent qui m'a été au cœur. J'avais de l'admiration pour M. Dupanloup, maintenant, c'est une vive affection que j'ai pour lui. » Pour un mot brutal contre ses petits amis, elle rompit tout commerce avec je ne sais quel marchand de bois auquel jusqu'alors elle avait vendu ses coupes et qu'elle croyait pouvoir estimer. Elle questionnait avec amour sur ces pauvres petits nids qui se trouvent si mal des ravages faits par la cognée dans les taillis, sur ces pauvres oiseaux que l'on dérange quand on ne les tue pas. « — Bah ! dit notre esprit fort, les bêtes sont des machines qui ne sentent pas. » a — Alors pourquoi crient-elles quand on les maltraite ? ce —Elles crient comme une porte qu'on ouvre brusquement, ou comme une roue qui frotte sur son essieu. » Mm° de Tracy lui tourna le dos, sans vouloir en entendre d'avantage : « Je n'ai pas cherché, dit-elle, à convertir cet animal, qui parle si mal des bêtes. » Elle écrivait encore : « Leurs mœurs,
�- 287 leurs singularités m'intéressent au dernier point. J'emploie mes heures de repos à les observer ; elles me délassent de mes études sérieuses, et c'est par ces pauvres bêtes que je reviens à l'humanité. » Quand Charlet a dit : « Ce qu'il y a de mieux dans l'homme, c'est le chien, » il ne voulait que rire, mais il parlait aussi bien que Mmo de Tracy, et il n'avait pas moins raison.
�CHAPITRE IV
LES PETITS MÉTIERS ET LES PETITES INDUSTRIES I
Un vieux proverbe dit : « Il n'y a pas de sots métiers... » Aujourd'hui l'on pourrait ajouter avec tout autant de justesse : « Il n'y a pas de petits métiers. » Grâce à l'immense extension que toute branche de commerce et d'industrie peut prendre en France, pas un homme, quelle que soit la profession qu'il exerce, ne peut dire, s'il est intelligent et actif : « Je suis un gagne-petit. » Le champ immense est ouvert à tous et tout y peut fructifier. Ce qui jadis ne rapportait que de maigres récoltes, peut donner aujourd'hui les plus magnifiques moissons. A l'époque de François Ior, l'on citait comme un fait unique la fortune d'un homme qui avait commencé par être
�— 289 — porteur de balle. « D'un petit commencement de marchandise qui estoit de contreporter des aiguillettes, ceintures et épingles, dit Bonaventure des Périers, cet homme était devenu fort riche.» En ce temps-ci, les enrichis du petit métier se compteraient par centaines, et tous, vous en connaissez comme moi un bon nombre qui ont porté leur premier million dans leur balle de colporteur. Il y avait tant d'entraves jadis, pour le commerce et l'industrie, et il y a tant de facilités maintenant! Tout était monopole, privilège alors ; aujourd'hui, tout est liberté. Par exemple, pour ne citer qu'un fait relatif à ces petites industries de la rue et au monopole qui les atteignait ellesmêmes autrefois, tout infimes qu'elles fussent, croirait-on qu'il y a cent cinquante ans, l'ouvrier bas-normand qui inventa le moyen de raccommoder à l'aide d'agrafes de fil d'archal la vaisselle de faïence brisée, eut mille peines à exploiter son procédé ! Il s'appelait Delille et il était venu du village de Montjoie à Paris avec son industrie et tout son petit matériel en poche. Il commençait à faire fortune, lorsque les 9
�— 2 go — faïenciers prétendirent qu'il leur causait de grands dommages. Cassez tant qu'il vous plaira, casse/ même le plus possible, criaient-ils, mais ne raccommodez pas, sinon la vente de nos plats neufs est en péril. Que dites-vous du raisonnement ? Il faillit cependant passer alors pour une bonne raison. La corporation s'en fit une arme sérieuse contre Delille, qui se vit intenter un terrible procès par ces messieurs de la faïence neuve. Les requérants voulaient qu'il s'entendît condamner à laisser désormais les vieux tessons tranquilles et à ne plus employer son art téméraire à la guérison des vaisselles invalides. Grâce au bon sens de la justice, ce fut eux qui, dans cette affaire, payèrent, comme on dit, les pots cassés. « L'inique avidité des marchands succomba, dit un chroniqueur du temps, et la profession de raccommodeur de faïence fut déclarée libre. » C'est à cette époque-là que les pâtissiers auraient eu beau jeu pour soutenir leur prétention si ardente en ce moment, c'est-à-dire pour empêcher les boulangers de faire de petits gâteaux! Le pri-
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vilège alors ne manquait jamais de donner des armes au gros métier contre le petit. Ainsi le savetier ne pouvait pas faire une chaussure neuve, comme je crois vous l'avoir déjà dit. Permission lui était donnée de travailler au coin de la rue dans un tonneau défoncé, voire dans une échoppe ; mais défense lui était faite d'avoir une boutique. Que ce temps-là est loin ! Aujourd'hui, il n'y a pas seulement de vastes boutiques, mais d'immenses manufactures de savaterie. On fait en grand la ressemelage, le rataconnage, le ripetonnage, etc. etc. Allez à Lormaisson, dans le département de Seine-et-Oise, toute la population y est savetière: père, mère, enfants, chacun y travaille le vieux soulier, retape la semelle ou redresse l'empeig'ne. Jetez dans cet immense usine de basse cordonnerie, la chaussure la plus éculée, la plus avachie ; le soir elle en sortira remise sur forme, recousue, redressée, parée de clous neufs, presque propre enfin. Ce n'était qu'une savate, c'est maintenant un soulier de rencontre. Le chiffonnier l'aurait à peine ramassée au bout de son crochet dédaigneux ; maintenant elle s'aligne en plein raar-
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ché, sur l'étal d'un cordonnier de village ou du Temple, et tel valet de ferme ou tel ouvrier est heureux de ne la payer que vingt-quatre sous. Ce bourg de Lormaisson est le rendezvous général de toutes les savates de France. Il en vient là de partout, même de l'étranger. « J'ai rencontré quelquefois au fond de la Bretagne, dit un touriste curieux de toute chose, d'immenses charrettes attelées de plusieurs chevaux et chargées de vieux souliers. » Où se rendaient-elles ?à Lormaisson. Les pourvoj^eurs de la grande manufacture sont d'une province voisine. La plupart sont de Saint-Saulieu, en Picardie, et des communes environnantes. Ils emportent sur leur charrette un immense assortiment de menues poteries prises à Savignies, près Beauvais ; et sur la route, s'arrêtant à chaque hameau, ils font leurs offres ; pour deux ou trois paires de vieux souliers, ils donnent un plat, pour une demi - douzaine , une soupière, etc. On leur rend tout cela en espèces à Lormaisson. L'industrie des sabots se fait dans de plus grandes proportions encore. « On cite, dit quelque part M. Natalis Ron-
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dot, qui s'est donné l'intéressante spécialité de la statistique de ces métiers, on cite un fabricant de Paris qui emploie dans les forêts de la Sarthe, de l'Orne, des Vosges, du Cantal, vingt-cinq maîtres sabotiers, lesquels font travailler un millier de paysans ; il reçoit, année moyenne, 60,000 paires de sabots parés qu'il fait finir, sculpter, s'il y a lieu, et noircir à Paris. » Ce qui m'a conduit à vous parler de ces métiers, si connus et si inconnus, tout ensemble, qui mettent en besogne tant de gens pour de si petites choses, et greffent de si gros intérêts sur des objets de si minime importance, c'est le grave procès qui s'est déroulé il y a près de trente ans devant la cour d'assises de la Seine. Ils'agissaitd'unebanqueroutefrauduleuse de 1,5oo,ooo fr. Et quel était l'accusé ? Un marchand de peaux de lapin. Les chefs d'accusation ne se compliquaient pas au moins du crime de faux ; notre homme ne sait pas écrire. On ne pouvait pas dire non plus qu'il avait trompé par de faux chiffres alignés sur ses livres ; il n'avait pas de livres, il n'avait pas de secrétaire. Sa mémoire lui tenait lieu de tout, répertoire, jjournal,
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livre de caisse, et il faisait par an pour 4 millions d'affaires ! « Il avait à Paris, dit la Galette des Tribunaux, quatre magasins où s'accumulaient les marchandises achetées en province ; mais toujours fidèle aux habitudes de sa condition première, il logeait dans un garni, n'avait d'autres bureaux que la boutique d'un marchand de vin de la place Maubert, et d'autre teneur de livres qu'un écrivain public, auquel il dictait sa correspondance. » Malheureusement cet homme qui avait tant de mémoire pour les comptes, se permit, à ce qu'il paraît, quelques autres petits oublis ; le riche marchand de peaux de lapin vendit plus d'une fois, dit-on, la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Aussi la Cour l'a-t-elle condamné à huit années de réclusion. Le lieu où se réunissent et prennent leur repas de préférence quelques-uns des industriels dont je viens de vous parler, c'est ce réfectoire en plein air, sans banquettes ni tables, qui se trouve sous les vasques ruisselantes de la fontaine des Innocents. L'éternelle rosée qui pleut sur les con-
�— 2ç5 sommateurs et qui entretient, nuit et jour, la fraîcheur du plancher de cette salle de banquet, lui a fait donner le nom significatif de Restaurant des pieds humides. Une autre particularité, mais celle-là toute gastronomique, en explique sa fameuse enseigne : A l'hasard de la fourchette. Un morceau de viande se tire de la marmite comme un numéro à la loterie. On vous donne une fourchette, on lève le couvercle, vous plongez à l'aveuglette au milieu de la fumée du brouet. Si vous amenez un beau morceau, tant mieux ; si vous n'amenez rien, tant pis ! vous ne payez pas moins. Quelquefois, la marmite est bien maigre : un seul morceau de viande nage dans une mer de bouillon, apparent rari nantes. Il en était ainsi certain matin. Un pauvre diable arrive la faim aux dents. On lui offre la fourchette, mais au lieu de la prendre, il jette à terre casquette, blouse, gilet, et va même aller plus loin, quand le gargotier l'arrête. — Que voulez-vous faire ? lui dit-il. — Eh ! parbleu ! me jeter à la nage pour sauver ce brin de fricot qui se noie.
�II
Le départ des hirondelles, la rapide diminution de la durée du jour, la chute des feuilles sont, j'en conviens, des signes certains de l'approche de l'hiver, mais il en est un plus irrécusable encore peut-être, c'est l'arrivée du marchand de marrons à Paris. Encore un petit métier ! A dater de ce moment-là, on peut grelotter de confiance, et endosser son paletot des jours froids : l'hiver est venu. Le marchand de marrons en est, selon moi, la personnification populaire. Si l'on voulait fig'urer les quatre saisons par des types de la rue, je proposerais pour le printemps, la marchande de violettes, avec son éventaire parfumé ; pour l'été, le marchand de coco, avec sa sonnette ; pour l'automne, la marchande de fruits, avec son cri enroué : A quatre pour un sou les anglaises ! et enfin pour l'hiver le marchand de marrons : C'est l'hirondelle des jours brumeux ; il annonce le givre et le verglas, comme l'autre annonce le soleil et les fleurs. Il a d'ailleurs avec
�elle plus d'un point de ressemblance : comme elle il est noir ; comme elle il est presque le seul des oiseaux de la rue qui n'ait point de cri particulier ; comme elle encore il niche où il peut, mais une fois son nid trouvé, il y revient toujours. Il arrive à un jour marqué et part de même : vous voyez que c'est toujours comme l'hirondelle. On a demandé où elle va quand les beaux jours sont passés, on pourrait presque demander de même : où va-t-il quand l'hiver est fini. Ce qu'il y a de certain, c'est que lorsqu'il arrive, ses longs sacs sont remplis de marrons achetés ou même récoltés par lui dans les environs de Lyon, dans le Poitou, clans le Limousin, pays delà bonne châtaigne ; et que, lorsqu'il part, ils sont vides. En revanche, sa poche, déjà bien garnie à l'arrivée, l'est bien davantage encore au départ. Ses frais d'installation sont sans doute assez considérables, comparés à ceux qu'exigent quelques autres petits métiers. Il lui faut payer le lo3rer du trou sombre qu'il appelle sa boutique. Un fourneau continuellement alimenté de charbon, un quinquet dont la lueur doit briller dans les jours les plus courts, depuis
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quatre heures du soir jusqu'à minuit, lui sont nécessaires et entraînent une dépense quotidienne assez forte. Le marchand de marrons, lorsqu'il s'établit, doit sans doute risquer beaucoup plus d'argent que le cordonnier en vieux, par exemple, à qui, tout compte fait, il ne faut que 24 francs 45 centimes de frais d'établissement. Quand on le compare aussi au chiffonnier qui pour 6 francs 2 5 centimes monte sa boutique ambulante ; à la marchande de friture, qui pour 27 francs, une fois payés, peut faire tous les frais de la sienne, et surtout au porteur d'eau, à qui, d'après le calcul de très profonds économistes, il ne faut que 10 francs tout juste pour ses deux seaux, sa bricole et son cerceau ; le marchand de marrons, qui s'établit d'une façon assez confortable, doit passer certainement dans les petits métiers pour un richard assez aventureux. Mais aussi, s'il risque beaucoup, c'est pour gagner gros. Sont-ce bien, dit avec raison M. V. Fournel en son volume : Ce qu'on voit dans les rues de Paris, sont-ce bien des gagne-petits ces marchands de mar-
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rons cantonnés clans un coin de trois pieds carrés ? Non certes. » A certains jours, à la Toussaint, par exemple, ainsi que me le confessait un d'entre eux placé pourtant clans une des rues les moins hantées de Paris, ils vendent pour quatre-vingts francs de leur marchandise, où plus de moitié est bénéfice pur et simple. » Je ne pense cependant pas que le marchand de marrons puisse jamais arriver à engager d'aussi grosses affaires que ce fameux marchand de peaux de lapins dont je vous contais tout à l'heure la déconfiture, et sur lequel je veux revenir un instant pour une anecdote que Y Illustration racontait à son sujet. « C'était, dit M. Busoni, c'était le philosophe vivant de peu que ce marchand de peaux de lapins, si frugal que dans le quartier on parlait aussi volontiers de sa frugalité que de ses millions. Très généreux pourtant, et même prodigue, sans se départir de ses habitudes modestes, ainsi qu'il résulte d'une historiette dont on a fait honneur à d'autres professions, mais qui revient de droit à la sienne. » Apprenez donc une fois de plus qu'appellé loin de Paris pour quelque
�— 3oo — affaire urgente, et désolé d'avoir manqué le train, il lui arriva de s'écrier dans la gare : « Je donnerais bien un billet de iooo fr. pour être dans le convoi qui s'en va. — On peut vous satisfaire à meilleur marché, objecta le chef de gare, et moyennant 5oo fr., nous avons des locomotives qui chauffent à toute heure pour tout le monde. » Marché conclu, le voyageur va se mettre en route ; mais s'apercevant qu'on lui ouvre la portière d'une diligence : « Oh ! oh ! dit-il, ceci n'est pas mon affaire, je ne vais jamais qu'en troisième classe. » Il fallut lui donner le wagon demandé. Pour les enrichis de l'industrie et du commerce, il y a deux façons bien différentes d'user de sa fortune. L'un se trouvant assez riche pour être un seigneur, veut en avoir le blason et les titres ; il se fait, à beaux deniers comptants, baron, comte ou marquis. L'autre tient à rester gros Jean comme devant. Ce que j'étais, je le suis encore, semble-t-il dire, avec son habit de gros drap et à la coupe antique ; mais regardez dans mes coffres, voyez mes
�— 3oi — maisons à la ville et aux champs, voilà ce que j'ai gagné ! Lui et sa fortune sont, pour ainsi dire, les deux pôles opposés ; il le sait bien, et s'il a gardé sa simplicité d'habitudes et de goûts, soyez sûr que c'est afin de vous faire voir quelle distance énorme il lui a fallu franchir, quelle habileté il lui a fallu dépenser pour aller d'un point à l'autre. S'il me fallait dire quel est le plus orgueilleux des deux : de ce parvenu resté simple jusqu'à la rusticité, et de cet autre qui se chamarre de titres, mon choix ne serait pas long à faire. M. U... , très riche négociant de Rouen, était parti d'aussi bas que les gens dont je parle pour arriver aussi haut. Sa vanité avait deux faces. Aller à pied, avec de gros souliers, manger à la cuisine : voilà pour lui ; tenir somptueuse maison et table toujours ouverte, avoir des voitures, des châteaux : voilà pour les autres. Sa vanité ne trouvait sa complète satisfaction que dans ce contraste. Un jour qu'il avait à faire un voyage important au Hâvre, il partit à pied, selon son habitude. La route qu'il avait
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prise menait à l'un de ses châteaux, où il était bien décidé à ne pas faire la plus petite halte. Il avait déjà parcouru trois ou quatre lieues et il commençait à se sentir un peu fatigué, quand il avisa un joli cabriolet qui suivait la même direction que lui. — Si je me plaçais derrière, se dit-il, cela me délasserait un peu, et ce serait autant de g'agné sur la route qui est longue. Il se rangea sur le côté du chemin, se cacha même derrière un arbre afin qu'on ne le vît pas, car il savait que tout le monde à Rouen le connaissait, et il avait un peu honte de ce qu'il allait faire. Quand il fut à portée, il s'élança sur le derrière du cabriolet avec l'agilité d'un gamin, et le voilà qui galope tout joyeux de sa rencontre. A une lieue de là, se trouvait la longue allée de peupliers qui conduisait à son château ; le cabriolet, courant toujours, l'eut bientôt atteinte, et M. U... fut tout étonné de voir qu'il se détournait de la route pour enfiler l'avenue. — Tiens, dit-il, en descendant lestement, ce sont des gens qui vont dîner chez moi. Eh bien ma foi ! bon appétit. Et ce disant, il tira de sa poche une
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bonne grosse miche de pain qu'il se mit à croquer à belles dents, en l'assaisonnant de la pensée du bon repas que d'autres allaient savourer chez lui. Mais, me direz-vous, quelle était donc cette voiture ? Le cabriolet de M. U... lui-même qui ne l'avait pas reconnu, tant il avait peu l'habitude de s'en servir. Et qui se trouvait dedans? Deux personnes : Madame U... et son premier commis. A Rouen, lorsqu'on raconte cette très véridique histoire on la termine par un autre détail qui ne manque pas non plus de caractère. A son retour à Rouen, M. U..., diton, ne trouva pas de cabriolet sur la route, mais une charrette où se trouvaient deux voleurs et qu'escortaient deux gendarmes. Comme il était très fatigué, il demanda la faveur d'une petite place dans l'honorable compagnie ; on la lui accorda, et c'est ainsi, dit-on, qu'il fit sa rentrée dans la capitale de la Normandie.
�CHAPITRE V
DEUX MOTS D'HISTOIRE SUR LES FIGURES DE CIRE
Nous allons essayer de faire en quelques lignes l'histoire de cet art cèroplasiique, dont les produits ne se font plus voir que dans les vitrines des coiffeurs ou dans les officines anatomiques, après avoir pourtant exercé, depuis les anciens jusqu'à l'époque brillante de la Renaissance, la main des sculpteurs les plus habiles. Chez les anciens, la sculpture en cire avait ses ouvriers célèbres et chèrement payés, comme la statuaire en bronze et en marbre. Les dieux ne dédaignaient même pas qu'à défaut de ces matières plus durables on leur dressât des statues de cire. C'est à l'amour surtout qu'on élevait de pareilles images, comme si, par une allusion malicieuse à l'insta-
�— 3o5 — bilité des passions déifiées en lui, on eût voulu que la fragile effigie devînt ainsi plus digne du dieu fragile. Anacréon avait bien compris la malice de ces consécrations ; il en fit le sujet de sa x° ode : Sur un amour de cire. Nous ne vous dirons que les deux dernières strophes, d'après la traduction de Poinsinet de Sivry :
A l'aspect de cet enfant, Tout brûle, et pour vous j'en tremble; Tant mieux, repris-je à l'instant, Nous en serons mieux ensemble. O toi, méchant petit dieu, Souviens-toi qu'il faut que j'aime ; Si mon cœur n'est tout en feu, Je te brûlerai toi-même.
Aux fêtes d'Adonis, l'amant de cette autre divinité fragile dont Cupidon était l'enfant, toutes les offrandes étaient de cire. Autour de la statue de l'amant fait dieu, on disposait de petits jardins où plantes et fruits, feuilles et fleurs, tout était fait de cire. Dans les repas, on mettait sur la table des fruits pareils, si bien imités, que l'amphitr\ron s'en faisait honneur aux yeux de ses convives trompés, comme d'un splendide étalage
�— 3o6 — de fruits véritables. Un jour, grâce à ce dessert d'attrape, Ptolémée Philopator s'amusa bien du stoïcien Sphérus. Cet intrépide disciple de Cléanthe poussait la défense du réalisme en toutes choses jusqu'à soutenir la vérité des images quelles qu'elles fussent, reçues par les impressions des sens. Le roi fit un signe, et l'on apporta une corbeille de magnifiques grenades. Notre réaliste, qui appréciait surtout la réalité des bonnes choses dont le palais perçoit le goût, fut le premier à y porter la main. Les grenades étaient de cire ! Le roi eut alors la partie belle ; Sphérus était pris en flagrant délit de contradiction avec son système et ne pouvait nier que cette fois ses sens l'eussent trompé. Il tint bon cependant : « Je n'ai pas jugé, ditil, que ce fussent des grenades ; or il y a une grande différence entre une idée positive et une probabilité. » . L'un des plus grands plaisirs du mystificateur couronné qui eut nom Héliogabale, était de faire servir des mets pareils à ses convives. A chaque plat qu'on lui servait à lui-même, et qu'il mangeait bel et bien, il en faisait mettre un tout semblable, mais en cire, devant
�— 3o7 — chacun de ses invités. Ce n'est pas tout : après chaque service, les pauvres affamés devaient, selon l'usage, se laver les mains, comme s'ils les eussent salies ; et enfin, quand ce banquet de Tantale était terminé, Héliogabale ordonnait qu'on leur présentât un verre d'eau pour aider la digestion ! Ces menus objets d'imitation en cire étaient le plus souvent l'ouvrage des apprentis sculpteurs. Lucien ne faisait pas autre chose, et, au soin zélé qu'il y apportait, son père aimait à présager que comme lui il serait un jour un habile statuaire. « Mon père, écrit Lucien devenu philosophe, jugeait de ma disposition pour la sculpture par les petits ouvrages que je m'amusais à faire en cire. Lorsque je sortais de l'école, je grattais la cire, et j'en formais des bœufs, des chevaux et des hommes. — Par Jupiter ! il sont très ressemblants, assurait mon père, mais les maîtres me battaient. » C'est surtout dans les effigies des funérailles que l'habileté des sculpteurs en cire avait à se déployer. Là, en effet, il ne fallait pas seulement de l'adresse dans la manipulation de là matière et
�— 3o8 —de la grâce dans les formes à lui donner, il fallait encore une parfaite ressemblance de la personne représentée. L'effigie devait être un portrait vivant du mort ; et pour cela, il est probable qu'on moulait le masque sur le visage même. Les expressions de Pline au chapitre II de son XXXVe livre, où il détaille au long cette partie des obsèque patriciennes, le donnent du reste à penser. L'effigie achevée, on la revêtait des plus beaux habits du mort, et, placée sur un char, elle marchait en tête du cortège. Dion, décrivant (lib. 56) les funérailles d'Auguste, dit qu'on y voyait d'abord son image en cire parée du vêtement des triomphateurs. Ce sont les consuls mêmes, désignés pour cela, qui devaient la conduire du palais jusqu'au bûcher, pendant que la statue en or serait amenée du Sénat, et qu'une troisième effigie paraîtrait sur le char triomphal. Peut-être celle-ci était-elle en cire, comme la première. Pour donner un digne cortège à ces images, on les faisait suivre de celle des aïeux. Selon Tacite, aux obsèques de Junia, on comptait plus de cent de ces effigies ; tous les représentants des
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vieilles familles romaines, les Manlius, les Quintus, y paraissaient à la file. Le moyen-âge adopta cet usage funèbre, il n'y changea rien, pas même la matière qui servait pour les effigies. Elles continuèrent à être en cire. Quelquefois pourtant, et sans doute par simple raison d'économie, c'est un vivant qui en tenait la place et jouait de son mieux le rôle du mort. Nous avons vu de vieux comptes où se trouve cet étrange article : Tant à un tel, pour avoir fait le chevalier mort. Dans les obsèques royales, en revanche, jamais l'effigie ne manquait, ressemblante de son mieux, magnifiquement vêtue et recevant tous les honneurs qu'on eût rendus à la personne même du roi. En ce dernier point, on poussait la minutie jusqu'au burlesque. C'était la vie parodiée autour de la mort. « Et est à entendre et sçavoir, lisons-nous dans le Très pas et obsèques de Charles IX, que durant le temps que le corps fut en effigie en icelle salle, que aux heures du dîner et souper, les formes et façons de service furent observées et gardées, tout ainsi qu'on avait accoutumé faire du vivant du dit seigneur, étant la table dres-
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sée par les officiers de fourrière, le service apporté par les gentilshommes servants, panetier, échanson et écuyer tranchant, l'huissier marchant devant eux, suivi par les officiers de retrait, de gobelet qui couvraient la dite table, avec les révérences et essais que l'on a accoutumé de faire ; puis après, le pain défait et préparé, la viande et services conduits par un huissier, maître d'hôtel, panetier, pages de la chambre, écuyer de cuisine et garde-vaisselle, la serviette présentée par le dit maître d'hôtel au plus digne personnage qui se trouve là présent, pour essuyer les mains du dit seigneur, la table bénite par quelque cardinal ou prélat, les bassins à eau à laver présentés à la chaise du dit seigneur, comme s'il eut été vif et assis dedans. Les trois services de la dite table continués avec les mêmes formes, cérémonies et essais, comme ils le soûlaient faire en la vie du dit seigneur, sans oublier ceux avec la présentation de la coupe, aux endroits et heures que le dit seigneur avait accoutumé de boire à chacun de ses repas, etc. » Avouons que c'était là un bien burlesque fétichisme, et que Tavannes eut bien raison d'écrire dans ses mémoi-
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res, pour s'en moquer par un sévère rapprochement : « Les sauvages servent les images, et nous portons à manger à celles de nos rois quand ils sont morts.» On voulait que ces images, singeant la vie, fissent complète illusion, et, pour cela, c'étaient toujours les artistes les plus habiles qui étaient chargés de les mouler et de les colorier ; car ici le peintre avait autant à faire que le modeleur. Pour l'effigie de Henri II, le tout fut même l'œuvre d'un peintre seul, François Clouet. On lit ce curieux détail dans le rosle des parties et sommes payées pour les obsèques et pompes funèbres du feu roy Henri II, manuscrit in-fol. de I55Q que possédait M. Monteil : « et premièrement à François Clouet, peintre et valet de chambre du dit seigneur... à sçavoir : vingt solz en plâtre, huile et pinceaux, pour mouler le visage et effigie d'icelui deffunct roy... douze livres dix solz pour vingt-cinq livres de cire blanche,...employée pour la dite effigie... Quarante-huit solz pour six livres de céruse pour mettre avec la cire blanche, etc. » Malherbe, dans sa lettre du 26 juin 1610 à Peiresc, nous transmet sur l'effi-
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gie mortuaire de Henri IV et sur le concours d'artistes dont elle fut l'objet, les plus précieux renseignements : « il se fit, dit-il, deux effigies par commandement : Duprez en fit l'une et Grenoble l'autre ; il s'en fit une troisième par M. Bourdin d'Orléans, qui le voulut faire de tête, sans en être prié : celle de Grenoble l'emporta, pour ce qu'il eut des amis; elle ressemblait fort à la vérité, mais elle était trop rouge, et était faite en poupée du Palais. Celle de Duprez, au dire de tout le monde, était parfaite ; je fus pour la voir, mais elle était déjà rendue. Je vis celle de Bourdin, qui n'était point mal: cette effigie fut vêtue d'un pourpoint de satin cramoisy rouge...» Ne voit-on pas à toutes ces descriptions, à ces effigies pompeuses et presque adorées, à tout cet attirail des cérémonies qui les entourent, que le paganisme dure encore pour les morts royales ? La superstition des images est encore accréditée et florissante. Souvent même, et dans un tout autre but, on la poussait plus loin. Pour quelques gens, le rapport existant entre une personne et l'image de cire qui la représentait était en ce temps-
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là un fait d'affinité si constant, qu'ils s'imaginaient ne pouvoir toucher à celleci sans porter atteinte à celle-là , à ce point qu'ils pensaient blesser l'une en blessant l'autre. De là, une sorte de maléfice très répandue au moyenâge, et qu'on appelait envoûtement ou envoultement, de deux mots latins: in, contre, et vultus, visage. Par ce sortilège on tuait à très longue distance, et sans beaucoup de peine, comme vous allez voir. On faisait faire à la ressemblance de son ennemi une petite figurine de cire ; quand on voulait qu'il mourût, on piquait d'une épingle la statuette au cœur, et, si méchamment atteint dans son image, le pauvre homme n'en réchappait pas. D'où venait cette pratique? je ne sais. M. Reinaud la trouve en Orient, et pense qu'elle nous en est venue avec les croisades ; d'un autre côté, elle est très en usage chez les sauvages de l'Amérique du Nord, ce qui ne prouve qu'une chose : l'universalité des mauvaises croyances, ou plutôt l'idée innée qu'en ont toutes les races ignorantes. Nos populations du moyen-âge, qui l'étaientun peuplus que celles de l'Orient, un peu moins que celles de l'Amérique, 9-
�— 314 — devaient donner tête baissée dans cette superstition, de quelque pays qu'elle leur vînt. Du douzième au seizième siècle, nous trouvons partout des envoûteurs ; ceux-ci l'étant vraiment , et ne tuant guère, Dieu merci ! ceux-ci ne l'étant pas, mais accusés de l'être, et, comme tels, suppliciés, sans grâce ni merci ; c'était là le cas le plus commun, où, à propos d'envoûtement, mort s'ensuivait. C'est sous une pareille accusation qu'Enguerrand de Marigny succomba en partie : « Il courut aussi, dit Mézeray, un bruit qu'il avait dessein de faire mourir le roi, et que sa femme s'aidoit d'un nommé Paviot, et d'une vieille boiteuse, réputez grands sorciers , à faire des images de cire, à la ressemblance du roi et des princes pour les envoûter, c'est-à-dire les dévouer aux puissances delà-bas. » Un sorcier du temps de Charles IX, qui portait le nom assez patibulaire de Quatre-Echelles, était aussi un damné envoûteur ; enfin, pendant la ligue, quand Henri III était à Blois, voué aux dieux infernaux des Guises, il n'y avait pas de retrait mystérieux dans Paris où ne se trouvât une de ses petites effigies en
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ciré, percée en plein cœur d'une fine épingle. M"0 de Montpensier avait planté la première, et le roi maudit, pourtant, ne s'en portait pas plus mal. La pointe du poignard de Jacques Clément fut seule plus efficace. Sous Louis XIV on savait enfin à quoi s'en tenir sur toutes les momeries avec figures de cire. On ne se servait plus des effigies dans les funérailles, et quant aux envoûteurs. on aimait mieux s'en moquer que de les pendre. La cire modelée ne servit plus qu'à faire des portraits ou des jouets. En vous parlant plus haut des poupées de cire, j'ai nommé Benoit, qui venait de Joigny en Bourgogne, et se fit surtout de l'art des portraits en cire une très lucrative industrie. Il fut de mode, non plus de se faire peindre, mais d'aller se faire modeler chez Benoit. « Il avait, lisons-nous dans le Dictionnaire des Origines, etc., paru en 1877, trouvé le secret de former sur le visag-e des personnes vivantes, même les plus belles et les plus délicates, et sans aucun risque ni pour la santé, ni pour la beauté, des moules dans lesquels il fondait des masques de cire auxquels il donnait une espèce de
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vie par des couleurs et des yeux d'émail, imités d'après le naturel. » Non seulement il gagnait beaucoup au modelage de ces portraits, mais il se faisait encore de gros profits à les faire voir, car il se réservait toujours le droit de ne briser son moule qu'après en avoir tiré deux ou trois exemplaires ; le premier était remis à l'original ou à toute autre personne intéressée qui le payait bien ; quant à l'autre, il le mettait en montre, après en avoir fait un personnage complet revêtu d'habits conformes à la qualité de la personne représentée. L'auteur d'un livre singulier paru en 1670 sous le titre de la Toilette galante, nous parle d'une visite qu'il fit chez Benoit, « ce peintre que les portraits en cire ont rendu si fameux dans Paris, » et qui s'empresse de lui faire voir « les figures de toutes les belles qu'il a moulées. » Il fit fortune à ce métier et à cette montre. Quand Labruyère dit, au chapitre xxi de son livre sur les jugements : « B... s'enrichit à montrer dans un cercle des marionnettes, » c'est de Benoit qu'il parle ; et ne pensez pas qu'il emploie indifféremment ce mot cercle qui vient après, il veut faire allusion à celui que
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formait les personnages de cire richement vêtus et convenablement rangés, et qui avait même valu au peintre modeleur le nom de Benoit du Cercle. Il mourut en 1704 environ, laissant après lui une belle fortune, une grande réputation et la gloire d'avoir été cité par Labruyère, puis nommé par M"10 de Sévigné. Pour quelques figures de cire, n'estce pas assez, si ce n'est trop ? Le cercle de Benoit avait été imité en miniature, et de ce diminutif on avait fait, je vous l'ai dit, un jouet royal : La Chambre du Sublime. Il était certainement du dernier joli, du dernier ingénieux ; nous lui préférons pourtant la tête anatomique en cire que le Syracusain Gaëtano Guilio Zumbo présentait, à peu d'années de là, à l'Académie des sciences ; c'est plus utile. Avec l'invention de Zumbo qui nous donne une tête humaine toute préparée pour la démonstration anatomique, on touche de près aux prodiges du docteur Auzou et de son anatomie élastique; avec le cercle de Benoit et la chambre du sublime de M"10 deThianges, on n'arriva qu'au salon de Curtius. C'est vers 1770 que nous voyons pa-
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raître enfin ce fameux céroplaste. Il était allemand et s'appelait très tudesquement Creutz ; mais pour se donner le nom d'homme illustre,, à lui qui devait se faire le montreur de tant d'illustrations, il s'était fait nommer Curtius. Il ne fit d'abord que ce qu'avait fait Benoît. Seulement le salon remplaçait le cercle, mais dans l'un et dans l'autre c'était toujours la cour des princes et des princesses, des marquis et des marquises. « Entrez, hurlait l'aboyeur à l'entrée de l'échoppe du boulevard du Temple où il s'était tout d'abord installé. Entrez, Messieurs ! Venez voir le grand couvert ; entrez, c'est tout comme à Versailles. » Curtius ne prenait que deux sous, et pour voir tant et de si beau monde, ce n'était certes pas cher. Il fit pourtant fortune, tant la foule était grande dans sa salle. A certains jours, selon Mercier, il gagnait plus de cent écus, « avec la montre de ses mannequins enluminés. » Il est vrai qu'il savait flatter la manie populaire et lui servir en cire toutes les renommées qu'elle créait. A peine étaiton un peu célèbre, que Curtius vous coulait en cire ; cela équivalait à un brevet de grand homme. Toute fragile qu'elle
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fût, la statue durait pourtant quelquefois plus que la gloire de son original illustre. Quand en 1789, le peuple s'avisa de refaire un triomphe à M. Necker, c'est chez Curtius qu'il alla chercher son buste. Tous ceux des précédentes ovations avaient été brisés. Devenu riche et dégoûté de la gloire, Curtius disparut vers 1800, ne laissant pas même son propre portrait. Ce n'eût été que de la cire perdue. Un sieur Tuffault lui succéda, qui se fit une autre fortune avec d'autres grands hommes. Il donna à son salon un aspect tout cosmopolite; on y voyait, à en croire l'aboyeur, « tous les princes de l'Europe y compris l'Empereur de la Chine. » De plus, on y montrait une vraie momie d'Egypte que Tuffault avait achetée d'un apothicaire, et la chemise de Henri IV, qui lui venait on ne sait d'où. Maintenant plus de Curtius, plus de sUtues de cire; on est trop chatouilleux sur le chapitre des allusions. Les gloires à présent se taillent dans le marbre, ou se coulent en bronze pour faire croire à leur solidité.
�CHAPITRE VI.
LES
MARIONNETTES
EN
EUROPE
DE-
PUIS L'ANTIQUITÉ JUSQU'A NOS JOURS.
L'érudition semble lasse des grands labeurs qui, à force de la rendre sérieuse, la rendaient maussade pour le plus grand nombre ; elle abaisse un peu sa sévère majesté, elle descend aux choses légères, aux sujets qui sont d'apparence presque frivole, bien que les recherches qu'ils exigent soient laborieuses et difficiles entre toutes ; et de cette manière, arrivant de plein pied avec le public qui s'effra}^ait 4'aller la chercher dans ses hautes régions, elle se fait familière, elle se fait populaire. Un des plus heureux de ces érudits que leurs livres graves laissaient sans popularité et qui s'est révélé tout d'un coup par un livre savamment amusant, et futile, si
�— 321 — l'on peut parler ainsi, avec études profondes et sans frivolité, c'est certainement M. Charles Magnin (i). Plus adroit et plus hardi que personne, il est allé droit au but qu'il faut atteindre quand il s'agit de convertir à l'érudition les plus rebelles et les plus maussades. Il a pris le public pour ce qu'il est, pour un grand enfant capable de s'ennuyer de tout, même du plus amusant roman s'il est mal raconté, mais propre aussi à s'amuser de tout, même de la science, si elle est bien choisie et bien expliquée ; bref, xM. Magnin a servi à ce public enfant l'histoire d'un hochet d'enfant ; il lui a donné l'Histoire des Marionnettes. Qu'il y prenne garde pourtant, ce public qui n'aime guère à s'instruire, peut-être y at-il là un piège pour son indifférence des choses sérieuses ; s'il s'aventure à travers ces pages d'érudition séduisante, il va en savoir plus que sa paresse n'a le courage d'en apprendre, car il se pourrait bien que notre auteur s'échappât, à propos de marionnettes, jusqu'à nous parler du théâtre classique, jusqu'à nous entretenir de Sophocle et d'Euri(i) Membre de l'Institut, mort en 1882.
�— 322 — pi de, de Molière et de Corneille : gare ! alors, je le répète, gare au lecteur que le vaudeville a g-âté et qui tient tant à ne plus s'enquérir de ces gens-là. Dès les premières lignes, en effet, M. Magnin trouve leurs noms sous sa plume, mais ce n'est pas sa faute, il ne voulait que nous parler des marionnettes, et s'il nous dit un mot d'Euripide, un mot de Sophocle, c'est qu'un hasard moqueur a placé je ne sais déjà quel Guignol athénien auprès de leur théâtre, comme la parodie auprès du drame, le pantin qui grimace auprès de la Muse sévère : « Non seulement, dit M. Magnin, il y avait à Athènes , du temps de Sophocle, des théâtres de marionnettes où courait le peuple, comme il y en eut à Paris du temps de Corneille et de Molière, et à Londres du temps de Shakespeare et de Ben Johnson ; mais les Athéniens s'éprirent d'un tel engouement pour ce spectacle, surtout après la décadence de la choragie et la compression du théâtre par la faction macédonienne, que les archontes autorisèrent un habile névroplaste à produire ses acteurs de bois sur le théâtre de Bacchus. Athénée, dans son Banquet des So-
�— 323 — phistes, fait honte au peuple d'Athènes d'avoir prostitué aux poupées d'un certain Pothein la scène où naguère les acteurs d'Eripide avaient déployé leur enthousiasme tragique. » Le détail est certes curieux ; mais M. Magnin ne s'y tient pas ; il cherche quel était le théâtre de ce Pothein dont le répertoire détrônait si impudemment celui d'Euripide, et il finit par nous en expliquer tous les ressorts. Il nous dit comment un pegma, charpente à quatre pans, était dressée sur la scène, et comment on le couvrait de longues draperies du haut desquelles le maître du jeu dirigeait, sans être vu, tous les mouvements de ses comédiens. Le Koruthœlia, castelet ambulant des marionnettes ordinaires, n'était pas construit d'une autre manière, selon M. Magnin. C'est Platon, qu'on ne s'attendait pas, certes, à trouver en cette affaire, qui lui en fournit la preuve par un passage allégorique du vu0 livre de sa République. Euripide, Sophocle et Platon, voilà déjà des noms bien graves cités à propos de marionnettes ; encore, n'est-ce pas tout, Xénophon leur vient bien vite en aide. M. Magnin le trouve en flagrant délit d'admiration pour les lazzis d'un
�— 324 — nèvroplaste syracusain, qui faisait danser ses lestes figurines dans un banquet donné par le somptueux" Callias : « De quoi, pauvre diable, lui crie l'un des convives, trouves-tu le plus à te réjouir ? C'est, répond le Guignol antique, de ce qu'il y a des sots dans le monde, car ce ' sont eux qui me font vivre en venant en foule au spectacle de mes pantins. » On sent, à cette réplique, que les marionnettes à qui notre homme prêtait sa voix avaient déjà leur franc parler ; nous touchons à Aristophane, et nous ne sommes pas loin des Atellanes du flanc desquelles Polichinelle doit s'élancer tout armé. Il est Osque de naissance, il a déjà ce nez crochu qui lui fera donner plus tard le nom de Pulcinella, petit poulet ; son ventre et ses épaules se relèvent en bosses rebondies ; enfin sous le nom de Maccus, il a déjà tous les vices et toute la malice de la génération paillarde et bossue dont il est l'ancêtre. Il fait assaut de langue avec dame Citeria et dame Petreia, ces bavardes commères dont le nom a changé, mais dont le caquet dure toujours ; il turlupine Pappus, il baffoue Casmar, cet éternel plastron de la gaieté italienne qui vit encore sous le
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à peine modifié de Cassandrs, et dont vingt siècles de tromperies et de coups de bâton n'ont pas lassé la patiente bêtise. M. Ch. Magnin n'ose pas assurer que ces héros des Atellanes se soient faits des marionnettes, et se soient évertués > par fils et par ressort* comme ils s'escrimaient si bel et si bien en chair et en os. En cela je ne partage pas son hésitation. Maccus est certainement né Marionnette, j'en jurerais, même si l'on ne le vojrait pas depuis 1727, pantin fossile et démembré, dans la collection du musée Campana à Rome ; le Pappus aussi n'est qu'un mannequin primitif. C'est comme tel qu'il nous arriva des théâtres antiques, avec sa bouche large et lippue, et que peu à peu, s'agrandissant jusqu'à devenir un monstrueux épouvantail sous l'effort des craintes superstitieuses du moyen-âge, il se transforma en l'une de ces épouvantables machines lentement promenées dans les processions solennelles. La Papoire,cette rivale effra\rante des Tarasques provençales et barcelonaises, n'est, selon nous, qu'un Pappus travesti en monstre, sous une appellation 10
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assez transparente pour laisser deviner tout d'abord son nom antique. Ainsi les débris des farces païennes se perpétuaient dans nos cérémonies chrétiennes ; d'objets profanes qu'ils étaient, les pantins de l'antiquité devenaient choses pieuses et vénérées ; mais en même temps, par un échange bizarre et contraire, on voyait des images saintes prêter leur nom à des images profanes et bouffonnes Celui de la Vierge subissait le premier la métamorphose : A Venise, dès 134g, on faisait des Marie de bois, Marie di legno, une sorte d'idole grotesque, un symbole de la sottise bien paré et muette ; et, chez nous, du même nom de Marie on faisait Marionnette, par une gradation de diminutifs que M. Magnin nous explique avec son tact et son érudition ordinaires, « comme du nom latin de Maria, dit-il, le moyenâge avait formé Mariola, diminutif qui des jeunes filles passa aux petites figures de la Vierge exposées à la vénération publique dans les églises et dans les carrefours ; de même, à la naissance de notre langue, nos pères ont dérivé du nom de Marie plusieurs gracieux dimitifs: Marote, Mariotte, Mariole, Mariette,
�— 327 — Marion, Marionnette..... Cependant, comme l'ironie se glisse partout, on ne tarda pas à détourner le sens aimable ou religieux des mots Marote, Mariotte, et Marionnette, pour leur donner un sens profond ou railleur. On fredonnait dans les rues et dans les tavernes du XV siècle un certain chant Marionnette..... On appela et on appelle encore Marotte le sceptre de fou à titre d'office, « à cause, dit Ménage, de la tête de Marionnette, c'est-à-dire de petite fille » qui le surmonte. Enfin les bateleurs forains nommèrent irrévérencieusement leurs acteurs et leurs actrices de bois Marmousets et Mariottes. » De ce dernier mot à celui de marionnette, il n'y a qu'une nuance, une syllabe ; mais M. Magnin, toujours scrupuleux, n'a voulu la risquer que lorsqu'il en est temps. C'est seulement à la fin du XVI0 siècle, clans l'une des séries de Guillaume Bouchet, qu'il trouve le mot avec son acception avérée et complète, et seulement alors il nous le donne, et, bien entendu, avec la citation qui l'autorise. Pour tout ce qui concerne l'origine et pour ainsi parler la patronymie des types illustres du théâtre de Guignol,
�— 328 — M. Magnin a les mêmes scrupules : ainsi il se gardera bien de faire naître avant le temps la prolifique M'"" Gigogne. Il ne la trouve tout enfantée et prête à enfanter elle-même qu'aux premières années du dix-septième siècle, dans je ne sais quelle farce de la foire Saint-Germain ; et il attend cette date pour lous faire son histoire complète. Pour peu qu'on l'en priât, il nous ferait aussi celle de sa génération tout innombrable qu'elle soit. Il en est de même pour Polichinelle. Il sait qu'il doit nous venir d'Italie ; il le guette au débotté, le prend tout palpitant dans le bagage des premiers comédiens transalpins, M Gelosi, et de là jusqu'à nos jours,, il nous dresse sa chronique. Rien n'est omis, nous avons toute notée la chanson que Polichinelle chante à Rome, et dont M. Auber lui empruntera plus tard l'air pour colorer un des refrains de sa pâle barcarole ; nous avons la satire rimée et chantée que ><r Polichinelle, devenu tout français, débite ^~~~à~Ta barbe des fanfarons qui nous sont arrivés d'Espagne, et dont il est si heureux de rire dans sa bosse ; bien mieux, jusqu'à l'origine de son costume castillan et picaresque, tout nous est expliqué.
�— 329 — Nous savons enfin pourquoi Polichinelle porte ce long feutre en pot à beurre, dont se moquait déjà Gabriel Naudé ; nous n'ignorons plus pourquoi il porte ce long nez busqué à la castillane; pourquoi ce pourpoint tout tailladé et tout rembourré ; pourquoi toutes ces paillettes, pourquoi toute cette insolence : c'est pour parodier, à l'unisson d'une satire de Régnier, un Don Pèdre ambassadeur, dont se moquait aussi une des lettres de Malherbe à Peiresc, et qui égaya de son faste ridicule la Cour et la ville vers 1609. Cela dit, M. Magnin n'oublie pas Brioché, l'imprésario de Polichinelle au dix-septième siècle ; il veut que son lecteur ait, comme l'heureuse femme de Tartufe :
Le bal et la grand'bande, à savoir deux musettes, Et parfois Fagotin et les marionnettes.
C'est là certainement un bien innocent spectacle qui toujours pousse au franc rire, et une fois seulement au drame, le jour où le singe de Brioché égratigna le nez gigantesque de Cyrano. Croirait-on pourtant que le fulminant Bossuet}^ trou-
�— 33o — Va prétexte à formidables anathèmes : « Le 18 novembre 1686, l'année même de la révocation de l'édit de Nantes, dit M, Magnin, Bossuet déférait les marionnettes de son diocèse aux rigueurs de M. de Vernon, procureur du roi au présidial de Meaux. Il n'y a rien, monsieur, de plus important, lui écrivait-il, que d'empêcher les assemblées et de châtier ceux qui excitent les autres... Pendant que vous prenez tant de soin à réprimer les mal convertis, je vous prie de veiller aussi à l'édification des catholiques, et d'empêcher les marionnettes, où les représentations honteuses, les discours impurs et l'heure même des assemblées portent au mal. Il m'est bien fâcheux, pendant que je tâche à instruire le peuple le mieux que je puis, qu'on m'amène de tels ouvriers, qui en détruisent plus en un moment que je n'en puis édifier par un long travail. » Ainsi, voilà encore une bien redoutable plume mise en besogne pour les marionnettes. Pauvres frêles figures ! Bossuet les excommunie ; Platon, plus clément, les décrivait et les caressait presque avec bonhomie ; mais par bonheur, il se trouvera plus de gens de l'avis de Platon
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qu'il ne s'en est trouvé de l'avis de Bossuet. Que d'aimables et fins esprits, que de grands hommes par le talent, et grands enfants par la naïveté, aimeront Polichinelle et se feront les courtisans des marionnettes ! Lesage écrira pour elles dans les trop larges loisirs que lui laisseront Gil Blas et Turcaret. Fuzelier, d'Orneval, Pontau feront comme lui, et n'auront que cette gloire. Messieurs, criera le dernier, demandant l'indulgence pour les petits comédiens qui font toute sa fortune et toute sa renommée :
S'ils n'ont pas l'honneur de vous plaire, Epargnez-les : c'est moi, messieurs, Qui dois porter votre colère, J'ai fait la pièce et les acteurs.
Dans le même temps, M"10 Dudeffant s'en ira rire aux marionnettes de la foire Sainte-Ovide ; M™ Du Maine les fera venir chez elle à Sceaux, et Malézieux, son factotum littéraire, leur composera tout un répertoire burlesque et anti-académique ; M"10 du Châtelet, de même, les mandera à Cirey, et Voltaire s'en amusera en Compagnie de M'"0 Graffigny. En Angleterre, Punch, cet enfant un
�— 332 — peu défiguré de Punchinello, fera la joie de Swift, de Johnson et même de Byron ; tous l'animeront de leur verve et égayeront leur style de ses saillies. En Allemagne, Euler n'y trouvera qu'une récréation pour ses lourds travaux de philosophie : les lazzis de ce bon Polichinelle, à qui Bayle avait déjà fait sa cour ; et Haydn, bon homme comme le sont tous les gens de génie, écrira pour son répertoire cinq opérettes, qui s'exécuteront à Eisenstadt, à la grande joie du prince d'Esterhazi. Il assortira même, l'excellent grand homme, les instuments de son orchestre à la voix des comédiens de bois qu'il doit faire chanter ; il composera pour eux son étrange symphonie intitulée : Fiera dei fanciulli, dont M. Magnin raconte ainsi l'histoire, d'après Carpani : « Un jour Haydn se rendit seul à la foire d'un village des environs. Là il fit provision et rapporta un plein panier de mirlitons, de sifflets, de coucous, de tambourins, de petites trompettes, bref, tout un assortiment de ces instruments plus bruyants qu'harmonieux qui font le bonheur de l'enfance. Il prit la peine d'étudier leur timbre et leur portée, et composa, avec ces périlleux
�— 333 — éléments harmoniques, une symphonie de l'originalité .la plus bouffonne et la plus savante. » Depuis, on a repris bien des fois, notamment à propos du Désert, de Félicien David, cette idée de symphonie à grand renfort de mirlitons ; mais c'était sans la bonhomie qu'y apportait ce bon Haydn, c'était toujours avec une arrière pensée de parodie qui détruisait la naïveté et le charme de l'amusement. C'est là le malheur. Toutes les fois que nous prenons à partie Polichinelle, sa troupe et son orchestre, c'est pour en rire. M. Magnin, lui, ramène le plus futile et le plus rieur à ce que ce type de l'éternelle comédie a d'éternellement sérieux.
�CHAPITRE VII
LES NAINS ALLEMANDS
Lilliput est à Paris ; trois citoyens nains de cette ville nabote sont débarqués à la salle Plerz vers la fin de la semaine des étrennes, dont ils ne sont pas les joujoux les moins curieux. Ils arrivent d'Allemagne, toujours comme les joujoux, et ils ont dû venir bien empaquetés, entre deux coussins de ouate, dans une boîte de Nuremberg. Ils sont haut comme un volume de Gulliver grand format ; mis au bout l'un de l'autre, ils ne font guère plus de deux mètres, et l'on dirait un tambour major coupé en trois. Ils sont bien faits de leur petite personne, bien proportionnés, même "de la tête, qui d'ordinaire est trop grosse dans ces miniatures humaines ; bref ce sont de vrais hommes réduits en statuettes,
�— 335 — comme par le procédé Collas. Ils vont, ils viennent, ils gesticulent, ils parlent, ils jouent la comédie, ils chantent même, et fort bien, l'opérette et la chansonnette. Quelque jour , ils nous exécuteront l'un ou l'autre des cinq ou six opéras miniatures, qu'Haydn fit en se jouant pour les marionnettes allemandes. Leur voix est celle qu'aurait l'oiseau mouche, s'il chantait. Elle grince un peu comme le son de ces petits crincrins des Vosges qu'on acheté cinq sous dans les baraques du boulevard, mais cela ne déplaît pas trop. On s'attend à un joujou, à un automate, et ainsi on l'a complet ; avec un autre accent l'objet serait invraisemblable. Leur taille se compte par pouces et non par pieds. M. Piccolo, qui est le plus grand des trois, mesures 34 pouces; M. Vounderlich, 3i ; M. Kiss Joszy, 3o, mais ils ont chacun, par compensation, un aplomb de six pieds au moins. Si on les mettait aux prises avec quelques-uns de ces grands bêtas de géants qui ne courent pas que les foires, ils les joueraient, j'en réponds, par dessous jambe. Ces trois petits messieurs ont une éducation de grandes personnes. Ils sourient,
�ils saluent avec une grâce parfaite, et il fallait voir, l'autre soir, l'aisance de M. Vounderlich, déposant son parapluie et son chapeau sur le couvercle du souffleur sans se baisser. Ils ont écrit au public parisien, pour le convier à leur première soirée, une lettre en fort bon style, ma foi, et qui prouvait toute l'élévation de leurs sentiments. Voici quelle était la teneur de , cette épître, minuscule comme ses signataires, â laquelle ne manquait rien que ce post-scriptuin : « On est prié d'apporter un microscope au lieu de lorgnette. » Monsieur, Nous avons l'honneur de vous inviter à la soirée que nous donnerons dans la salle Herz, le jeudi 5 janvier prochain. Le programme ci-joint vous indiquera le but et l'objet de cette réunion. La nature nous a refusé le privilège d'égaler par notre taille les enfants des hommes, mais notre ambition est assez haute pour aller jusqu'au désir de vous plaire, et plus nous serons petits à vos yeux, plus nous grandirons-nous, peutêtre, dans votre bienveillante estime. Nous sommes avec la plus haute con-
�— 337 — sidération vos très humbles et très respectueux serviteurs.
VoUNDERLICH, PlCCOLO, KlSS JoSZY.
Comme beaucoup d'autres, nous nous sommes rendu à l'invitation, et nous n'en avons pas regret. Nous nous sommes franchement amusé à ce ThéâtreSéraphin de nouvelle espèce , où les acteurs gesticulent sans fil et parlent de leur vraie voix, sans que pour cela la pratique leur manque, comme me disait mon voisin, grand ami du calembour. Les couplets de Nadaud qu'ils nous ont servi à une sauce peut-être un peu trop allemande pour ces chansons si bien françaises, nous ont été un vrai régal. M. Piccolo, grimé à ravir, a mimé et chanté comme un... gendarme de six pieds, l'excellente farce de Pandore et de son brigadier; M. Kiss Joszy est arrivé aux effets du plus haut comique dans la chansonnette de Bourget : Ave^-vous entendu ma fille Paméla ? J'ai applaudi et j'ai ri du meilleur cœur, et c'était cependant pour moi un cruel souvenir. Cette farce, ainsi chantée, me rappelait une vieille portière allemande qui me fut infligée par la colère céleste.
�— 338 — La chanson : Je suis enrhumé du cerveau a été fort bien chantée, je veux dire éternuée, par M. Vounderlich, dont le nom lui-même est un'éternuement. Je ne puis, après cela, que dire à ce trio minuscule : Allez, prospérez et ne grandissez pas.— Oh ! répond AL Piccolo, il n'y a pas de danger, j'ai vingt-cinq ans ; moi de même, ajoute M. Vounderlich, et moi dix-neuf, s'écrie M. Kiss Joszy. — Ne vous y fiez pas, messieurs, et que le souvenir de Jeffery Hudson vous tienne en crainte. A dix ans, il n'avait que dix-huit pouces, et à vingt-neuf ans pas une ligne de plus ; il n'y avait pas dans toute l'Angleterre de taille plus avantageuse : elle fit à elle seule la fortune de Jeffery. Le duc de Buckingham le prit dans sa maison, puis la reine Henriette de France se l'attacha. Comme elle était elle-même de taille assez nabote, la présence de ce nain, près d'elle, la consolait et la flattait. Pendant longtemps tout alla bien, mais la destinée est inconstante, même pour les nains : à trente ans, ce qui n'était pas arrivé à Jeffery depuis l'âge de raison lui arriva. Il grandit ! et non pas d'un, de deux, de trois, de quatre pouces;
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il grandit de moitié, le malheureux ! A trente-deux ans il avait trois pieds neuf pouces. S'il eût eu une moins bonne maîtresse, c'en était fait de lui ; c'était un nain ruiné. Henriette voulut bien ne pas lui faire un crime de ce bienfait de la nature ; elle le garda près d'elle, et après une existence dont je n'ai pas à vous compter les péripéties, car il ne grandit plus, il mourut âgé de soixante-treize ans. Son plus bel exploit fut le combat qu'il soutint contre un dindon et dont il sortit vainqueur. Sir William Davenant en fit un poème, intitulé Jeffridos. Toute glorieuse qu'elle soit , cette prouesse de Jeffery ne vaut pas celle du nain allemand qui tua le géant Haimons. Le nain était d'humeur mauvaise, et, pour tout dire, d'un caractère aussi mal fait que sa personne. Dès que le géant avait paru à la cour de l'archiduc, dont il était auparavant la seule curiosité, il s'était promis d'en avoir raison. Mais comment y parvenir? de quelle façon ce pigmée pourrait -il faire à ce colosse une insulte qui lui allât même à la cheville? Vainement se haussait-il sur ses pointes, il ne lui
�— 340 — arrivait pas à la jarretière ! Vainement montait-il sur les hautes tables, à peine si du bout de son plumet il pouvait lui frôler la moustache ! Une idée lui vint enfin, et il choisit pour l'exécuter un jour où l'archiduc et toute sa cour se trouvaient là. Comme le géant passait, tout enrubanné de la tète aux pieds, le nain, sans presque s'incliner, saisit un bout du large lacet de soie qui s'épanouissait en boucle sur l'un de ses souliers et le dénoua. L'autre aussitôt se baissa pour le rattacher, et le nain saisit l'occasion pour appliquer sur cette joue, enfin à sa hauteur, le soufflet le plus vigoureux qu'il put donner. Le visage du colosse en rougit à peine, mais l'archiduc et les gens de sa suite avaient tout vu, et ce furent alors des éclats de rire et des huées devant lesquelles il ne put tenir. Quand il revint, les moqueries recommencèrent ; chaque jour ce fut de même, si bien que le pauvre géant finit par en mourir de chagrin. Pendant longtemps son immense squelette fut exposé dans une des galeries du château d'Amras, à une lieue d'Inspruck. Auprès, était en pied le portrait
�— 341 — du nain, et quand on les mesurait du regard, on ne se doutait guère que c'était celui-ci qui avait tué celui-là.
�CHAPITRE
VIII
ORIGINE DU
POISSON
D'AVRIL ET DES
ŒUFS DE PAQUES
Le poisson d'avril, les œufs de Pâques, Longehamps ! Que de choses en une même semaine, que de vieux usages réveillés en même temps ! et c'est le premier peut-être qui les résumera tous. Si le temps devient mauvais, les promesses de Longehamps ne seront peut-être qu'un poisson d'avril ; et, d'un autre côté, les œufs de Pâques peuvent ne cacher qu'une attrape. N'importe, parlons un peu des uns et des autres, remontons à leurs origines, et si c'est possible, gardons-nous bien de dire ce que tout le monde en dit. L'origine du poisson d'avril est la plus difficile à trouver ; beaucoup sont allés la chercher bien loin, et n'ont fait qu'une course vaine. Malgré cela, je ne m'ef-
�— 34o — frayerai pas, j'irai même peut-être plus loin encore, j'irai jusque dans l'Inde. Il y existe un usage qui ressemble fort à celui dont je m'occupe, et qui, de toute antiquité, paraît avoir été commun à la plupart des peuples de l'Orient ; c'est la fête que les Hindous célèbrent à la fin de mars, et qu'ils appellent le Huli. Leur année commence un des jours de cette fête ; les présents pleuvent alors partout, mais pour que la malice ait sa part, on a placé sous la même date l'époque des mystifications annuelles. C'est un peu, du reste, ce qui a lieu chez nous, puisque le poisson d'avril y revient en même temps que les œufs de Pâques, qui sont aussi de véritables étrennes. On prend à l'appât de quelque présent imaginaire tout pauvre niais qui ne sait pas se mettre en garde, et on l'envoie le chercher de maison en maison. Le Huli, encore une fois, est bien, comme vous le voyez, notre poisson d'avril. Les Juifs, de même que tous les peuples de l'Orient, se faisaient un amusement de cet usage moqueur. L'époque en était justement arrivée, quand le Christ leur fut livré pour le supplice. Fatalité étrange, le jour que la divine agonie de-
�— 344 — vait sanctifier était celui des moqueries et des mystifications ! Les Juifs voulurent que Jésus en fût le premier jouet cette année-là, et vous savez, en effet, à combien d'épreuves railleuses ils le soumirent : comment ils ceignirent son front d'une couronne sanglante ; comment ils le revêtirent d'une pourpre dérisoire ; comment enfin, après lui avoir bandé les yeux, ils le meurtrirent de coups, en lui disant, comme au jeu que les Grecs appelaient VApodidraschinda et qui n'est autre que notre Colin-Maillard : i Qui t'a frappé ? » Ce n'est pas tout, il fallut qu'on épuisât pour la sainte victime toutes les mystifications du Huli, et c'est alors qu'on le promena par tout Jérusalem, le conduisant chez Anne, le grand-prêtre, chez Caïphe, le grand sacrificateur, puis au palais d'Hérode et au prétoire de Pilate. Rien ne manquait à l'implacable dérision. Le moyen-âge, à qui les Ecritures transmirent ce récit douloureux, en consacra d'abord le souvenir par un proverbe. A propos de tout homme qu'on fait inutilement courir de l'un à l'autre, on se mit à dire déjà, et l'on dit encore, comme vous savez : « On l'a envoyé de
�— 345 — Caïphe à Pilate ou bien d'Hérode à Pilate. » On ne s'en tint pas là : les Mystères mirent en action ce que rappelait le proverbe. De même que dans la fête de Y Ane on avait voulu faire allusion à la pacifique bête que Jésus, rentrant à Jérusalem, s'était donné pour monture ; de même, dans les Mystères, on mit en scène les tribulations auxquelles avait été soumis le Sauveur ; et, du Théâtre, ce souvenir passa, toujours en action, dans la vie commune ; le singulier usage dont je parle et qui consiste à faire courir d'un endroit à un autre les gens dont on veut se moquer, en est venu. On l'appella la Passion d'avril. Mais le peuple, comme.on sait, change tout ce qu'il touche, surtout les mots qui consacrent ses usages. Du même esprit qu'il avait modifié ce dicton, pourtant si intelligible : « Il vient comme marée en carême, » et qu'il en avait fait celui-ci : « Il vient comme mars, etc. » il ne tarda pas à dénaturer l'appellation d'abord admise. Au lieu de passion, il dit poisson d'avril. Les œufs de Pâques viennent d'aussi loin :
�— 346 — Et d'abord, je vous rappellerai que l'année commençait pour nous à Pâques, à l'équinoxe du printemps. Les œufs colorés faisaient ainsi partie des étrennes ; ils se confondaient avec tous les autres présents dont cette époque est l'occasion. Ce n'est que sous Charles IX, quand le nouvel an eut été transporté au solstice d'hiver, que la distribution des œufs resta tout à fait attachée à la Pàque et qu'on cessa d'en donner au premier janvier. En remontant à son origine toute symbolique, on trouve, du reste, que ce présent appartient bien plutôt à cette époque printanière qu'à celle de notre nouvelle année. Ainsi, à Jérusalem, c'est lors de la fête de Pâques que les femmes plaçaient, sur une table préparée exprès, des œufs durs, symbole de l'oiseau appelé Zi\ sur lequel les rabbins ont débité bien des contes. En Grèce et à Rome, à l'époque des bacchanales du printemps, on offrait aussi des œufs à Bacchus, ce dieu de la fécondité, dont l'œuf est le plus évident symbole. En Perse, au dire de Corneille LeBruyn, qui s'y trouvait en 1704, c'est aussi au 20 mars, fête du nouvel an so-
�— 347 — laire, que l'on se donne, entre autres choses, des œufs colorés ; et c'était encore ainsi à Moscou, suivant le même voyageur, qui y séjourna en 1702. Là aussi c'était au 20 mars, que l'on se distribuait des œufs colorés, sur plusieurs desquels on lisait écrit : Christos vos chrest (Christ est ressuscité). Mais écoutons un peu Chardin le voyag'eur, au sujet du cérémonial galant dont on entoure, en Perse, l'envoi des œufs du printemps. Il nous dit d'abord que le jour où on échange cette sorte de présent s'appelle la fête des Habits neufs. Il nous explique pourquoi, nous raconte comment c'est le jour des plus vives et des plus cordiales réjouissances, et comment aussi l'envoi âesœxxîs peints et dorés est pour beaucoup dans les plaisirs et les surprises de cette fête ; puis il ajoute : « Il y a de ces œufs qui coûtent jusqu'à trois ducats d'or la pièce. Le roi en donne comme cela quelque cinq cents dans son sérail, dans de beaux bassins, aux principales dames... l'œuf est couvert d'or avec quatre figures ou miniatures fort fines aux côtés. On dit que de tout temps les Persans se sont donné des œufs au nouvel an, parce que
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l'œuf marque le commencement des choses. » Remarquez, comme je l'ai déjà dit, que ce nouvel an des Perses est le premier mars, et que le symbole est moins pour l'année qui commence que pour la belle saison qui arrive. Ainsi, partout et toujours, c'est au printemps, saison luxuriante où tout se féconde et se renouvelle, c'est à l'époque de la Pâque, symbole elle-même de notre rénovation morale, que l'on se donne en présent ces œufs colorés, mystérieux emblèmes d'une fécondation et d'une renaissance universelles. Cet usage date des vieux jours : c'est un souvenir des croyances primitives, une tradition vivace des antiques symboles créés par le génie des anciens peuples pour figurer la formation du monde. Consultez la théogonie des Egyptiens, des Perses, des Gaulois, des Atlantes, des Grecs, des Latins : l'œuf est chez tous ces peuples un emblème sacré, qui tient à ce que leur philosophie et leur théologie a de plus respectable ; c'est l'image de l'Univers, l'œuvre de Dieu. En Egypte, le dieu Knep, dont le tem-
�— 349 — pie se trouvait dans l'île d'Eléphantine, était représenté avec un œuf sortant de la bouche, pour indiquer sa fécondité. De cet œuf était sorti le feu, YEphaistos des Grecs. Dans la Genèse, Moïse nous dit encore que Dieu fécondant les eaux, s'étendait sur leur surface comme la poule sur son œuf. L'œuf orphique, si fameux dans l'antiquité, était un reste de ces antiques traditions dont la source est dans l'Inde. Là, en effet, ainsi que chez les Perses, on trouve plus que partout ailleurs cette manière symbolique de peindre l'Univers. « Au commencement, disent les Perses, rien n'existait, excepté la divinité ; la nuit régnait sur l'espace immense où sont contenus tous les êtres ; enfin un œuf parut ; la nuit le couvrit de ses ailes; le fils du père de toutes choses seconda ses soins ; l'œuf devint fécond, il s'ouvrit, le soleil, la lune en sortirent et s'élevèrent en haut du ciel, la terre, plus pesante, s'abaissa.» Dans les livres indiens, la création du monde est décrite à peu près de la même manière ; et c'est encore l'œuf qui en est le symbole :
�— 35o — « Lorsque toutes les choses étaient encore plongées dans les ténèbres, y estil dit, comme elles confondues et comme ensevelies dans un sommeil profond, soudain parut celui qui subsiste par luimême, l'auteur et le principe de tous les êtres, invisible, incompréhensible. Après avoir dissipé les ténèbres, voulant tirer toutes choses de'sa propre substance, il créa d'abord les eaux et il y déposa une semence féconde. Cette semence devint un œuf d'or, resplendissant à l'égal du soleil, et Brahma, le père des mondes, y prit naissance par sa propre énergie. Le dieu étant demeuré une année entière dans l'œuf divin qui flottait sur les eaux, à la fin, par sa seule pensée, il se divisa en deux parties égales. De ces deux parties, il forma le ciel et la terre, plaçant au milieu l'éther subtil, les huit régions du monde et le réceptacle permanent des eaux. » FIN
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