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http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/305d92128ec4021be414d662c2c4e252.pdf
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Title
A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
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Title
A name given to the resource
L'art de la lecture
Subject
The topic of the resource
Lecture
Diction
Description
An account of the resource
Nouvelle édition, revue et augmentée de huit chapitres.
Trente-deuxième édition.
A l'usage de l'enseignement secondaire
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Legouvé, Ernest (1807-1903)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
J. Hetzel et Cie
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
[1877 ?]
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-17
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Domaine public
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http://www.sudoc.fr/116019603
Format
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application/pdf
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 40 007
Provenance
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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ÉDITION
TRENTE-DEUXIÈME
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L'ART
DE
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ERNEST LEGOUVE
De l'Académie française
NOUVELLE ÉDITION, REVUE Eï AUGMENTEE DE HUIT CHAPITRES
A L'USAGE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIS
BIBLIOTHEQUE
D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET C'E, i8, RUE JACOB PARIS
To an et de reproduction réservés
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LECTURE A HAUTE VOIX
DANS LES LYCÉES
M. le Ministre de l'instruction publique, des cultes et des beaux-arts a adressé aux recteurs la circulaire suivante :
MONSIEUR LE RECTEUR,
La lecture à haute voix est oubliée ou négligée dans la plupart des lycées et des collèges; elle doit être cependant un des éléments importants de l'instruction publique. Je n'ai pas besoin de vous dire combien cet art est utile dans une société démocratique, chez un peuple qui fait lui-même ses affaires, qui discute, qui délibère, qui a des réunions, des comités, des assemblées de toute sorte. Les écoliers qui suivent nos établissements d'instruction secondaire peuvent être appelés dans leur vie à donner lecture de rapports, de procès-verbaux, de comptes rendus ; n'est-il pas indispensable de lire de façon à être entendu et compris? La lecture à haute voix ne compte-t-elle pas parmi les puissants moyens d'action dans la vie publique? Il faut qu'en France on apprenne à lire ; car apprendre à lire, c'est, la meilleure manière d'apprendre à parler. Cet art que nous désirons voir enseigner avec plus de méthode dans nos lycées et nos collèges, nous le croyons non moins utile à nos instituteur à cause des services de toute nature qu'ils sont appelés à rendre, surtout dans nos petites communes. La lecture d'un acte, d'un arrêté, d'une délibération municipale n'est pas sans importance.
�Sans doute, la lecture est l'un des principaux exercices dans les écoles normales primaires et dans nos écoles primaires, mais c'est un art qui a besoin d'être enseigné comme les autres. Pour tombler cette lacune, il nous a semblé que, pour les écoles normales primaires, il fallait un manuel court, substantiel, sommaire et ne contenant que des principes; pour les classes d'instruction secondaire, un petit traité aussi solide, mais plus littéraire. Dans l'un, une étude purement utile; dans l'autre, un art à la fois d'utilité et d'agrément. L'autorité la moins contestée en cette matière, M. Legouve, de l'Académie française, a bien voulu nous prêter son concours. Le manuel et le traité sont préparés par lui. Restait la sanction à introduire dans nos règlements. Le cours de lecture à haute voix établi dans les écoles normales primaires sera obligatoire; chaque instituteur sera examiné sur ce point, à la sortie de l'école. Dans les lycées et collèges, vous penserez sans doute avec moi, Monsieur le Recteur, qu'il suffira d'un enseignement spécial et plus particulièrement dans les classes de seconde et de rhétorique; cette étude, non-seulement ne fera pas perdre de temps aux élèves, elle leur en fera gagner. S'étudier à bien lire une page est le moyen le plus sûr de la comprendre mieux et de la retenir plus longtemps. On pourra même exiger (cela se pratique déjà dans les classes bien conduites) que la leçon à apprendre par l'élève soit préalablement lue par le maître; l'élève lirait ensuite. Introduire un prix de lecture et de récitation dans les classes de rhétorique, du moins pendant plusieurs années, me paraît une conséquence nécessaire de l'importance que j'attache à l'art de la lecture. Vous voudrez bien m'accuser réception de la présente circulaire et prendre les mesures nécessaires pour en assurer l'exécution dès la rentrée des classes. Recevez, Monsieur le Recteur, l'assurance de ma considération la plus distinguée. Le Ministre de l'instruction publique des cultes et des beaux-arts,
A. BARDOOT.
�A
MESSIEURS
LES
ÉLÈVES
se L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
C'est pour vous que cette étude a été faite; permettez que je vous la dédie et même que je vous la confie. Elèves aujourd'hui, vous serez professeurs demain; demain vous seront remises et passeront successivement entre vos mains plusieurs générations d'enfants et de jeunes gens. Une idée acceptée par vous pénétrera forcément dans plusieurs milliers d'esprits. Aidez-moi donc à propager ce que vous m'avez aidé à produire, èt qu'à la joie trèsvive de vous avoir eus pour auditeurs, s'ajoute pour moi le plaisir plus grand mcore de voua nommer mes collaborateurs.
E. LEGOUVÉ.
Avril 1877.
��L'ART
LA LECTURE
PREMIÈRE
PARTIE
CHAPITRE PREMIER
PRÉLIMINAIRES. A COMMENT LIRE. j'Ai, APPRIS
Rien n'est petit dans la grande affaire de l'éducation,, et la question que nous allons traiter est importante quoique secondaire, par cela seul qu'il s'agit d'un progrès à réaliser dans l'enseignement. En Amérique, la lecture à haute, voix compte comme un des éléments de l'instruction
�L'ART
DE
LA
LECTURE.
publique, elle est une des bases de l'enseignement primaire. En France, elle n'a pas même la valeur d'un art d'agrément ; on la regarde comme une curiosité, comme un luxe, parfois même comme une prétention. Je voudrais combattre ce préjugé, et contribuer, pour ma faible part, à faire entrer, dans-nos mœurs et dans le cadre de nos études, l'art de la lecture. Mais d'abord, la lecture est-elle un art? Beaucoup en doutent; quelques-uns le nient. Quant à moi, trente ans d'étude, des expériences répétées m'ont convaincu que c'est un art aussi difficile que réel, aussi utile que difficile; j'espère le démontrer didactiquement, mais je voudrais, tout en étant didactique, ne pas être ennuyeux. Qu'il me soit donc permis de choisir mon chemin pour arriver à cette démonstration; selon moi, les idées abstraites gagnent beaucoup à être présentées sous une forme vivante, et je vous convaincrai plus facilement en disant d'abord de quelle façon ma conviction s'est formée ; c'est l'histoire d'un écolier qui raconte comment il a fait ses classes. J'ai toujours aimé passionnément la lecture à haute voix; c'était chez moi affaire d'hérédité j
�L'ART DE
LA
LECTURE.
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on citait mon père parmi les plus célèbres lecteurs de son temps, je-pourrais dire parmi les plus habiles professeurs. Le jour des débuts de Mlle Duchesnois, on lut sur l'affiche : Mlle Duchesnois, élève de M, Legouvé. Ce petit fait ne prouve-t-il pas que la diction et le théâtre étaient alors, sinon plus en honneur, du moins plus en estime qu'aujourd'hui? Un membre de l'Académie française n'oserait plus aujourd'hui associer son nom à celui d'une actrice sur un programme de spectacle; pour moi. on le comprend, nourri de ces traditions, j'avais dans le sang cet amour pour la diction, qui a été une de mes plus vives joies, et cette sympathie pour les artistes, qu'on m'a reprochée quelquefois comme un travers; je ne compte pas m'en guérir. Tout jeune homme, encore écolier, j'avais organisé dans ma famille une petite troupe d'acteurs et d'actrices de mon âge, et nos jours de congé se passaient à réciter devant nos parents des actes entiers de Racine, de CorncilleetdeMolière.Tous les rôles m'étaient bons; je jouais tous les emplois : les rois, les amoureux, les valets, les pères nobles, le vieil Horace, Alceste, Clitandre, Auguste, rien n'ef-
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L ART
DE
LA
LECTURE.
frayait mes dix-huit ans; je ne suis même pas bien sûr de n'avoir pas, à l'imitation de l'antiquité, représenté çà et là quelque princesse tragique; elle parlait en vers, je ne lui en demandais pas davantage. Certes, tout cela, jeu et diction, était bien fruste, bien inégal, bien orageux, bien déclamatoire; ma voix à peine formée s'enrouait facilement; mais il'y avait dans ce bouillonnement un fond de sincérité et d'émotion convaincue, qui m'entretenait lé cœur dans la saine fièvre de l'admiration. Sorti du collège, un heureux hasard me mit en rapport avec un habile professeur de diction. Je devais lire au Conservatoire, dans une séance de la Société philotechnique, une de mes premières pièces de vers : les Deux Mères. Je la récitai d'abord à mon tuteur, M. Bouilly, qui me dit': «Mon garçon, tu ne vends pas ta marchandise ce qu'elle vaut; va trouver mon confrèreM. Febvé, et demande-lui des leçons. » Ces leçons m'ouvrirent les yeux ; elles m'apprirent ce dont je ne me doutais pas, que la diction avait sa grammaire et son orthographe, et M. Febvé y joignit un conseil qui me fut fort utile. «La salle
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du Conservatoire, mé dit-il, ressemble à un excellent stradivarius; pas de violon qui résonne plus harmonieusement; les sons que vous confiez 'à ces mélodieuses murailles vous reviennent, ce semble, plus pleins, plus fondus; la voix s'y joue à l'aise comme les doigts sur un excellent instrument ; ayez donc bien soin d'y parler sans hausser trop le ton et retenez une règle qui est un principe; à savoir, qu'il faut toujours proportionner et approprier sa voix non-seulement à la grandeur, mais' aux qualités d'acoustique de la salle où l'on parle. » Mon second maître,- fut.... mon état. Auteur dramatique, je me trouvai en rapports fréquents avec la classe d'artistes pour qui l'art de bien dire est la première condition de succès, les artistes de. théâtre. Mes ouvrages successifs me montrèrent à l'œuvre les plus célèbres interprètes tragiques et comiques de notre temps : MM. Samson, Provost, Régnier, Delaunay, Got. Je les interrogeai, je les étudiai, je travaillai avec eux. Je vis chez eux en pratique, en action, tout ce qu'exige d'études, tout ce que demande de temps et d'efforts le gouvernement de la voix : ils me
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L'ART
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montrèrent combien de calculs, de raisonnements, de science, président au choix de telle inflexion, à la recherche de tel accent ; enfin, une heureuse fortune me mit en communauté de travail avec les trois femmes qui ont le plus illustré la scène depuis quarante ans : Mlle Mars, Mlle Rachel, et Mme Ristori. Louise de Lignerolles, mon premier ouvrage, et l'avant-dernière création de Mlle Mars, n'exigea pas moins de soixante-huit répétitions. Je me trouvai là pendant trois mois, à bonne école, et à rude école. Mlle Mars avait une faculté d'imitation qui servait à merveille son instinct de moquerie. Malgré quelques qualités de lecteur et de diseur, j'étais encore très-inexpérimenté, et, comme les hommes jeunes, assez porté à l'em-, phase : mais, à peine dans mes indications aux acteurs m'échappait-il quelque inflexion un peu déclamatoire, que Mlle Mars me la reproduisait immédiatement, avec une petite pointe de caricature qui la rendait ridicule. Je me mordais les lèvres de colère, mais je me taisais, ou plutôt je me disais tout bas : « Accepte et profite. »
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Elle me donna un jour une leçon admirable. Elle arriva à la répétition, un peu fatiguée, un peu préoccupée et mal disposée à se livrer tout entière à son rôle. On commence le second acte; vient une scène qui demandait beaucoup d'énergie. Elle la répéta sans donner de voix, sans faire à peine de mouvements ; eh bien ! pourtant,, tous les effets, toutes les intentions, toutes les nuances du sentiment, furent exprimées et visibles. C'était comme un tableau vu d'un peu plus loin, comme un morceau de musique entendu à quelque distance; on eût dit certains pastels, un peu âlis par le temps, mais où chaque ton garde sa nuance, chaque contour sa valeur, où tout enfin reste complet dans sa mesure. Ce petit fait fut pour moi une révélation. Je compris sur quelles bases fixes s'appuyait l'art de la diction, puisque une grande artiste pouvait éteindre, si j'ose ainsi parler, son personnage, sans lui rien faire perdre, ni de ses proportions, ni de son ensemble, ni de son relief. Le nom de Mlle Rachel reste lié pour moi à une matinée de travail commun que je n'oublierai jamais. 11 s'agissait encore d'une scène
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de Louise de Lignerolles, que Mlle Rachel voulait jouer après Mlle Mars. Cette scène n'a pas plus de trente lignes. Eh bien ! nous étudiâmes, Mlle Rachel et moi, ces trente lignes pendant près de trois heures entières. Jamais la force d'attention, la finesse d'esprit et la modestie sincère de cette admirable artiste ne m'ont tant émerveillé et tant instruit. Quelle bonne leçon d'enseignemen. mutuel ! Avec quelle ardeur nous nous attelions tous deux à cette rude besogne! Il s'agissait pour elle d'égaler son immortelle devancière! Pas un seul des trois ou quatre cents mots qui composent cette scène que nous n'ayons fouillé, retourné dans tous les sens, pour en trouver l'accent vrai et pénétrant! Trois heures pareilles valent bien des mois de -travail. Enfin, une circonstance singulière me fit faire un pas de plus dans cette étude. Ma tragédie de Médée m'avait mis en relation avec Mme Ristori. Notre succès commun changea ces relations en amitié. Un jour, l'habile et spirituel directeur du Théâl.re.-Français, M. Edouard Thierry, organisant, après la mort de Mlle Rachel, une repré-
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sentation pour la petite-fille de Racine, eut l'idée d'illustrer l'affiche du nom de Mme Ristori. Il vint donc me prier d'écrire en prose et en français des stances qu'on traduirait pour elle en vers italiens. Je me mis à l'œuvre, mais ces strophes en prose s'étant présentées à moi sous la forme poétique, je cours le soir chez Mme Ristori, je lui transmets le désir de M. Thierry, auquel elle se rend avec empressement, et je lui tends mon manuscrit, en lui disant : « Lisez-moi cela ! — Quoi! cela.! ces vers français? — Oui ! — Tout haut? ' — Oui. — Pourquoi ? — Parce que ce sont ceux-là que je veux que vous disiez ! — Au théâtre ! s'écria-t-elle en se levant impétueusement de sa chaise. Au théâtre ! des vers français ! Tous êtes donc mon ennemi ! Vous voulez donc me faire siffler ! — Du calme, ma chère amie, du calme ! Si l'on vous sifflait, on me sifflerait du même coup.
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�IO
L'ART
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Donc notre intérêt est pareil. Ainsi, asseyez-vous et lisez-moi cela. » Ma tranquillité la calma.... pas complètement, car elle me montra le poing en commençant; mais, enfin, elle commença et alla jusqu'au bout. « Eh bien? me dit-elle. — Eh bien! redites-les une fois encore, je ne suis pas tout à fait éclairé. » Le morceau fini, je lui dis : « Gela y est! Travaillons! » Le lendemain je lui amenai M. Piégnier comme auditeur, car je ne voulais pas me fier à mes seules impressions; le surlendemain, je lui amenai M. Samson, et six jours après elle récita ces vers en français, sur le Théâtre-Français, avec tant de grâce, que M. Samson ne craignit pas de dire sur la scène à deux jeunes actrices, ses élèves : . « Mesdemoiselles, prenez une leçon ! » Avait-elle donc perdu son accent italien? Nullement. Entendait-on sonner l'idiome du Dante sous les rimes françaises? Sans doute. Mais le talent couvrit tout, et son succès fut tel, que je tentai d'écrire pour elle un drame en français : Béatrix ou la Madone de l'art.
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L'entreprise était bien périlleuse, je courais le plus grand de tous les risques, le risque du ridicule. Mais je la connaissais, je comptais sur elle. L'ouvrage terminé, j'allai donc la rejoindre à Florence, et là, pendant un mois, je lui appris son rôle, ligne à ligne, mot à mot, syllabe à syllabe. Comment? Le voici. Deux grandes différences séparent la prononciation italienne et la nôtre; la première porte sur le son même, sur les voyelles, la seconde sur l'accent. Les Italiens n'ont pas d'e muet. Les Italiens prononcent notre û, ou; notre diphlhongue eu n'existe pas en italien. De plus notre a, notre o, et surtout notre e ont des'sonorités intermédiaires que ne caractérisent pas nos accents, circonflexes, graves et aigus. Comment faire comprendre par exemple à une étrangère, que l'e dans cette, n'est ni aussi ouvert que dans tête, ni aussi clair que dans colère, ni aussi aigu que dans bétail ? L'accent offre des difficultés plus grandes encore. La langue italienne est très-riche en accents,. ,1a. nôtre est très-pauvre. Nous glissons sur les syllabes, n'appuyant guère que sur la dernière. Pour les Italiens, au contraire, l'accent, la valeur
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de l'accent, la place de l'accent, fait partie de la beauté de leur idiome. Comment corriger mon interprète de cette qualité? Comment l'habituer à courir légèrement par exemple sur les trois premières syllabes de Sémiramis, en s'arrêtant seulement sur la dernière, lorsque dans Sémiramide la syllabe ra éclate avec tant de force? Après mûre réflexion, je fis écrire le rôle de Béalrix, en caractères très-gros, très-noirs, en lignes très-espacées, et je couvris ces caractères de trois espèces de signes à l'encre rouge ; les uns transversaux, les autres longitudinaux, les autres posés au-dessus des syllabes, à peu près1 comme les dactyles et les spondées de nos gradus. L'objet des signes transversaux était de biffer, de barrer tous les e muets, c'est-à-dire tous les e que nous ne prononçons pas et que les Italiens sont toujours tentés de prononcer. Ainsi dans cette phrase : Madame, faites-moi le plaisir, la barre transversale biffait l'e final de madame, l'e de faites-moi, l'e de le plaisir. Les marques posées au-dessus des voyelles dont le son intermédiaire n'existe pas en italien
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rappelaient aux yeux de l'artiste, par un signe caractéristique, l'intonation particulière que j'avais apprise à ses oreilles et à sa bouche. Les lignes longitudinales et courbes, partant de la syllabe initiale, et tombant droit sur la syllabe finale, lui disaient : « Marche, marche, lie t'arrête pas en route !... » A tout moment, son instinct d'Italienne la poussait à s'attarder sur telle ou telle partie du mot qui la tentait... mais l'inflexible ligne rougeétaitlà!...«Marche! marche! cours à l'accent ! » Et c'est ainsi que, grâce à cette annotation musicale, grâce à plusieurs semaines de travail, grâce surtout à la merveilleuse intelligence et à la volonté plus merveilleuse encore de cette artiste que j'appelais une artiste de combat, nous arrivâmes, non pas à lui enlever son accent, je ne l'espérais ni ne le tentais, mais à ne lui en laisser, pour ainsi dire, que la saveur, que le goût du fruit, juste ce.qu'il fallait pour que ce fût étrange sans être bizarre, curieux sans être ridicule. On le voit, j'étais passé du rôle d'élève à celui de maître. C'était encore une façon de m'instruire. Enseigner est un excellent moyen d'ap-
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prendre ; et tout auteur dramatique devient forcément un maître de déclamation. Nos interprètes sont parfois des débutantes ; elles n'ont pour elles qu'un joli visage, ou qu'un joli organe; n'importe : elles sont si bien la personne de notre personnage, l'enveloppe de notre rôle, que nous n'en voulons pas d'autres, et il nous faut entreprendre la tâche ardue de souffler une âme dans cette jolie statue ; autant d'études, autant d'essais. Enfin, dernière épreuve, qui les résume toutes et les précède toutes, il y a un jour où l'auteur parle seul, enseigne seul, c'est le jour où il lit sa pièce au comité et aux acteurs. Besogne aussi importante que difficile! 11 s'agit pour lui de faire comprendre son idée, de la faire vivre. Le sort de son ouvrage est dans ses mains, j'oserais dire dans sa voix. Sera-t-il accepté? sera-t-il Tefusé? Tombera-t-il? réussira-t-il? Ce n'est pas moins qu'une première représentation, sans costumes, sans décors, sans troupe, et avec une seule personne pour représenter tous les personnages. Bien lire une pièce et bien jouer dans une pièce, sont deux choses fort différentes. L'acteur n'a qu'un rôle à remplir ; le lecteur les
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DE
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remplit tous. L'acteur est un soliste qui joue dans un orchestre ; le lecteur est tout l'orchestre. Il lui faut figurer l'un après l'autre tous les âges, tous
Iles sentiments; changer à chaque instant de
-voix, de physionomie, de mouvement, et comme l'impression qu'il veut produire est avant tout ■une impression d'ensemble, il doit donner à chaque personnage toute sa valeur mais seulement sa valeur, le mettre à son rang mais le laisser à sa place, représenter enfin par la parole un tableau tout entier. Je ne sais pas de besogne plus difficile, de gymnastique plus fortifiante, et si vous y joignez quarante ans de collaboration incessante avec les artistes les plus éminents, mous comprendrez que j'aie le droit de me dire «quelque peu l'élève du théâtre français.
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Enfin, mon troisième maître fut le Collège de
■France. J'y fis en 1848 et en 1866 un cours sur Whisloire morale des femmes, et sur les pères
met les enfants au dix-neuvième siècle. Mis pour
la première fois en communication directe et habituelle avec le public, j'appris là les règles qu'impose , et les ressources que fournit la présence d'un nombreux auditoire. J'y achevai mon
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éducation. Ce-n'est pas à dire que je fusse, ni que je sois un maître dans l'art de la lecture; j'ai connu des artistes qui ont trop de droits à ce nom, M. Samson entre autres, pour me l'attribuer, mais j'avais passé mes examens, j'étais bachelier, j'étais licencié, et l'idée me vint alors de faire ma thèse, c'est-à-dire de réunir ces observations éparses, je ne dirai pas en un corps de doctrines, mais en un tout coordcnné qui eût l'apparence d'une œuvre didactique, et qui pût donner lieu à une conférence. Mon projet formé, j'allai le confier à un ami.
�L'APT
DE
LA
LECTURE.
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CHAPITRE II
FAUT-IL LIRE
COMME ON
PARLE?
C'était vers 1868, au printemps. A une lieue de moi, demeurait un des hommes de qui on pouvait le mieux dire ce que Mmè de Sévigné disait de Montaigne : « Quel voisin de campagne il aurait fait! » M. Saint-Marc Girardin, c'est de lui que je parle, avait en effet, par un curieux contraste, un esprit sceptique et un cœur affectueux. Je n'ai pas connu ami plus tendre, conseiller plus sûr, partenaire de causerie plus délicieux. Liberté complète dans la conversation ! franchise absolue! Son bon sens avait toujours la forme du< badinage, et il aimait tant la raillerie qu'elle lui plaisait même dans la bouche des autres, etmême contre lui; il est vrai qu'en fait d'épigram-
�L'ART
DE
LA
LECTURE.
mes il était toujours en fonds, et si on lui en envoyait une, on était bien sûr d'en recevoir deux. J'allai donc lui soumettre mon idée. Après m'avoir écouté attentivement et sérieusement, il me dit : « Mon ami, vous pourrez exécuter sur ce sujet des variations brillantes, des airs de bravoure qui appelleront les applaudissements; mais une leçon sérieuse, non. La lecture n'est pas un art. C'est l'exercice naturel d'un organe naturel; il y à des gens qui lisent bien; il y a des gens qui lisent mal ; mais le talent des premiers est un don, un charme, une qualité, tout excepté un art. Cela ne s'apprend pas. L'exercice de cette qualité naturelle peut donner lieu à quelques préceptes utiles: préceptes d'hygiène, il ne faut ni trop parler ni trop lire, comme il ne faut ni trop marcher ni trop manger; préceptes de bon sens, il ne faut pas lire trop haut ni lire trop vite ; préceptes de goût, il faut tâcher de comprendre et de faire comprendre, ce qu'on lit; mais en dehors de ces instructions' sommaires qui tiendraient en quelques lignes, il n'y a pas dans la lecture ces règles précises, claires, qui constituent un art; l'art de la
�L ART DE
LA LECTURE.
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lecture se compose d'un seul article : Il faut lire comme on parle. » «'avais grande foi dans le goût de M. Saint- • Marc Girardin, et je connaissais sa rare sincérité;
mais ici j'étais convaincu, et de plus j'entendais
sous ses critiques une phrase qu'il ne me disait pas et qu'il ne se disait peut-être pas à lui-même,
mais qui n'en existait pas moins tout au fond de
sa pensée : « En fin de compte, moi, Saint-Marc Girardin, je lis très-bien et je ne l'ai jamais appris ; donc, on n'a pas besoin de l'apprendre. »
J|je repris donc :
■« Mon cher ami, il y a une part de vérité dans ce que vous me dites ; c'est la part qui se retrouve dans tout ce que disent les hommes du monde, spirituels et instruits, sur un sujet qu'ils n'ont
Ils étudié. Or, tout professeur de Sorbonne que Rus êtes, vous n'êtes là-dessus qu'un homme
u monde ; vous parlez spirituellement de ce que us ne connaissez pas. » Ce mot inaccoutumé pour lui le fit un peu regimber. ■ Je repris avec calme : ■
la
« Qu'il y ait dans le talent
lecture beaucoup de don, c'est incontestable.
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L'ART
DE
LA
LECTURE.
Il n'en est pas de cet art comme des autres arts ou métiers qui vous sont absolument fermés, si l'apprentissage ne vous en a pas ouvert l'accès. Certains hommes lisent sans étude, avec grâce et avec agrément. Vous en êtes une preuve, car vous lisez à l'effet, vous êtes applaudi quand vous lisez, mais vous ne lisez pas., pardonnezmoi ma franchise.... vous ne lisez pas bien. » A ce mot, il se mit à sourire d'un air narquois. « Comment! je ne lis pas bien? — Non! la preuve,c'est que quelqu'un qui lirait comme vous, lirait mal. — Expliquez-moi riant. — Rien de plus facile. Je vous ai entendu lire à la Sorbonne, dans votre cours, des fragments de Lamartine, de Corneille, de Victor Hugo, et je vous ai entendu lire à l'Académie des discours de vous. La différence était fort grande. — En quoi? reprit-il assez intrigué. — Le voici : Les vers de nos grands poètes, lus par vous, étaient fort applaudis. Pourquoi? Parce que vous mettiez dans cette lecture votre donc cela, reprit-il en
�LART DE LA \
LECTURE.
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intelligence, votre supériorité d'esprit; parce que Mous avez une voix vibrante et un air de convieBon, toutes qualités personnelles qui dissimulaient vos défauts. I — Eh! quels sont donc mes défauts? s'il vous plaît. I — Votre votx a des sons un peu blessants à force d'éclat. Votre débit est parfois un peu déclamatoire ou emphatique, et l'emphase ne déplaît pas à la jeunesse... Mais changez d'auditoire et donnez votre manière à quelqu'un qui n'aura «mi votre supériorité ni votre autorité, à qui il ne restera que votre manière, et il ne plaira pas par
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cela seul qu'il vous aura trop bien imité; or, il n'y a de bon que ce qui peut être imité sans danger. Donc, vous lisez avec talent, mais vous ne [lisez pas comme quelqu'un qui sait lire. — Même mes discours? — Oh! vos discours! personne ne pourrait les s lire aussi bien que vous. — Pourquoi? Est-ce que là aussi mes défauts...? — Là vos défauts sont des qualités, parce l'ils font partie de votre personnalité. Un
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DE
LA
LECTURE.
exemple vous expliquera ma pensée. Jules Sandeau avait écrit un charmant discours en réponse à Camille Doucet. Il me pria de le lire pour lui en public. « Je m'en garderai bien, lui répondis-je. — Pourquoi ? vous le lirez mieux que moi. — Oui ! mais je nele lirai pas si bien. Votre discours, c'est vous. Je neferai certes pas enle lisant les fautes que vous faites, je ne laisserai pas tomber mes finales, je mettrai mieux en relief les mots spirituels, mais je n'aurai pas cette nonchalance d'attitude, cette indolence de voix, cet air de ne pas y toucher, cet abandon indifférent qui compléteront vos paroles par votre personne et qui seront charmants chez vous parce qu'ils sont naturels, mais qui seraient déplaisants chez moi parce qu'ils seraient cherchés... Votre discours est un discours blond et fleuri d'embonpoint; je le lirai comme un homme brun et maigre; lisezle vous-même ! » Il me crut, et le succès lui montra combien j'avais eu raison. Mais, s'il avait lu ainsi le discours d'un autre, c'eût été une trahison! « L'histoire est iolie, me dit M. Saint-Marc
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Girardin, maisje ne vois pas où elle nous mène. Je comprends ce que vous me dites, mais je ne, comprends pas quelles conséquences vous en tirez, — Un autre exemple vous le fera mieux saisir..... « M. Yiennet avait une grande réputation de lecteur, réputation méritée quand il lisait ses vers. Sa voix rauque, ses gestes bourrus et imitant la franchise, sa petite mèche de cheveux en l'air comme une crête de coq, ses intonations joviales, étaient la représentation exacte de son genre de talent, avec tout ce qu'il avait de vif et d'un peu vulgaire; ajoutez qu'il avait un goût extrême pour tout ce qu'il faisait; il se plaisait singulièrement à lui-même, ce qui donnait à son débit, quand il lisait ses propres vers, un feu, une chaleur qui gagnait l'auditoire. On me proposa un jour de lire à l'Académie des vers de M. Yiennet, je refusai. Ni moi, m le morceau, nous n'aurions aucun succès, répondis-je. Je manquerais absolument de ce qui fait une partie de l'effet de M. Viennet, la conviction profonde que ce que je lis est un chef-d'œuvre! »
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Celte petite épigramme, fort inoffensive, fit rire M. Saint-Marc Girardin, et il ajouta gaiement : « La conclusion! la conclusion! Que concluezvous de tout cela? — Je conclus qu'il ne faut pas dire d'un écrivain qu'il lit bien, parce qu'il est applaudi en lisant ce qu'il a fait, attendu que parfois ses défauts de lecteur sont pour quelque chose dans son succès; c'est un homme ajouté à un discours. J'en conclus qu'il faut laisser de côté certaines natures d'élite, certaines organisations exceptionnelles comme la vôtre, qui peuvent se passer de règles, tant elles ont bonne grâce à sauter par-dessus ! «L'art n'est pas fait pour toi ; tu n'en as pas besoin. » Mais je conclus aussi que les hommes ordinaires, la masse, la majorité, le vulgaire a besoin d'apprendre à lire pour savoir lire, et que cette science qui serait utile môme aux êtres supérieurs, car, enfin; mon cher ami, vous auriez un peu plus de science que vous n'en auriez pas moins dé talent, est indispenble à tous les autres. — Mais, enfin, cette science, en quoi consistet-elle? comment se définit-elle?
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— L'art de parler et de lire correctement. — La correction suppose des règles. Quelles sont ces règles? — Elles sont de deux sortes, matérielles et intellectuelles; car l'art de la lecture repose à la fois sur l'exercice d'un organe physique, la voix, et sùr un organe spirituel, la pensée.... Voulezvous que nous étudiions d'abord la voix? — Très-volontiers! répondit M. Saint-Marc Girarclin. — Eh bien! je rédigerai mes observations par écrit;»car ici il faut de la précision, et je vous les apporterai. » Mais, hélas! la guerre éclata; je ne rédigeai rien, je ne lui apportai rien, et c'est seulement il y a trois mois que, sur la demande d'un des hommes qui honorent le plus l'enseignement public, M. Bersot, je •fis pour les élèves de l'École normale supérieure ce résumé de mes expériences.
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CHAPITRE III
PARTIE TECHNIQUE
DE L'ART LA VOIX.
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La partie technique de l'art de la lecture porte sur deux objets : la voix et la prononciation ; les sons et les mots. L'organe de la voix est semblable en apparence à l'organe de la vue et de l'ouïe, mais il en diffère en un point essentiel : c'est que les opérations de la vue et de l'ouïe sont le résultat d'un acte involontaire. Dès que vos yeux sont ouverts et qu'il-fait jour, dès que vos oreilles sont ouvertes et qu'il y a du bruit, vous entendez et vous voyez malgré vous. L'organe de la voix, au contraire, ne s'exerce que sous l'action de la volonté : l'homme ne parle que quand il le veut.
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Seconde différence. Vous ne pouvez pas voir plus ou moins, selon votre désir, vous ne pouvez pas entendre plus ou moins, si ce n'est quand vous vous soustrayez partiellement à l'action des choses extérieures, en mettant un obstacle, un voile, entre le monde du dehors et vous. Il n'en est pas de même de la voix; vous pouvez parler plus ou moins fort, plus ou moins vite; vous réglez la mesure des opérations de la voix comme ses opérations mêmes. De là cette conséquence naturelle, qu'on ne peut pas apprendre à voir ou à entendre (je parle de l'opération matérielle), et que, par conséquent, il n'y a pas un art pour la vue et pour l'ouïe, tandis qu'on peut apprendre à parler, puisque la parole est susceptible de modifications résultant de la volonté. Un mot explique cette différence. L'organe de la voix n'est pas seulement un organe, c'est un instrument, un instrument comme le piano. Or, qu'est-ce qui caractérise un piano? Son clavier. De quoi se compose ce clavier? De plusieurs octaves (six ou six et demie) ; ces six octaves se partagent en trois espèces de notes,
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les notes basses, les notes du milieu, les notes hautes ; enfin, le son de ces notes correspond à des cordes d'une certaine grosseur. Eh bien I la voix a un clavier comme le piano; elle a deux octaves, comme le piano en a six, trois espèces de notes comme le piano, des cordes plus minces et des cordes plus grosses comme le piano, et de même qu'on n'arrive pas à jouer du piano sans l'étudier, de même on n'arrive pas à bien jouer de la voix sans l'apprendre. Je dirai plus. Sortant des mains d'un bon facteur, un piano est un instrument complet, parfait, et le son qui s'en échappe est aussi harmonieux que juste dès qu'un artiste le touche. Mais le petit piano que nous recevons des mains de la nature est presque toujours bien loin de cette perfection. Il y a des cordes qui manquent, des touches qui crient, des notes qui sont fausses, de façon qu'avant d'arriver à être pianiste, on doit se faire facteur et accordeur, c'est-à-dire compléter, égaliser, accorder son instrument. Nos trois espèces de voix, qui se définissent d'elles-mêmes, la voix basse, la voix de médium
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et la voix haute, sont toutes trois indispensables dans l'art de la lecture; mais l'usage en doit être et en est différent, car leur force est très-différente. La plus solide, la plus souple, la plus naturelle de ces trois voix, est le médium. Le célèbre acteurMolé disait : «Sans le médium pas de postérité. » En effet,le médium étant la voix ordinaire, c'est de lui que part l'expression de tous les sentiments les plus naturels et les plus vrais: les noies basses ont souvent une grande puissance, les notes hautes un grand éclat, mais il ne faut s'en servir qu'à propos, jetlirais presque exceptionnellement : je comparerais volontiers les notes hautes à la cavalerie dans une armée, elle est réservée aux attaques brillantes, aux charges à fanfares; comme les notes basses, semblables à l'artillerie, ont pour objet les coups de force : mais le vrai fond d'une armée, l'élément sur lequel le tacticien compte le plus et qu'il emploie toujours, c'est l'infanterie. Eh bien, l'infanterie, c'est le médium! Le premier précepte de 'art de la lecture est donc la suprématie accorée au médium! Les cordes hautes sont beaucoup lus fragiles, plus délicates. Si YOUS vous en
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servez trop, si vous jouez trop sur ces notes-là, elles s'useront, se désaccorderont, deviendront criardes, votre petit piano se faussera, et votre organe lui-même, votre organe tout entier s'altérera. Parfois même cet abus des notes hautes influe jusque sur la pensée de l'orateur. M. Berryer m'a raconté avoir un jour perdu un trèsbon procès, parce qu'il avait commencé son plaidoyer sur un ton trop haut, sans s'en apercevoir. La fatigue du larynx passa bientôt aux tempes; des tempes, elle gagna le cerveau; l'intelligence se tendit parce que l'organe était trop tendu, la pensée s'embrouilla, et Berryer perdit une partie de ses facultés intellectuelles, parce qu'il n'avait pas pensé à descendre de ce perchoir où sa voix avait grimpé en débutant. L'abus des notes basses, et même graves, n'est pas moins fâcheux. Il amène la monotonie, il produit quelque chose de terne, de sourd, de lourd. Talma, jeune, était porté à ce défaut. Sa voix, puissante et émue, était un peu sombre, et c'est à force d'art qu'il est parvenu à la faire sortir de la caverne où elle descendait' naturellement. Un
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[fait assez curieux me revient à ce sujet1 en méoire. Mon père, je l'ai dit, était un très-habile lecteur. Une partie de son succès au Collège de France, où il professait, tenait à ce talent; il intercalait dans ses leçons des fragments de nos grands poètes, et les récitaitaux applaudissements universels. Ces applaudissements, auxquels naturellement il était sensible, lui attiraient des envieux, des ennemis; un critique écrivit un jour dans un article : « M. Legouvé a lu hier deux scènes de Racine, avec sa voix sépulcrale. » L'article tomba sous les,yeux d'un de ses amis, M. Parseval Grandmaison. Aussitôt, en bon camarade, il se dit : «Legouvé doit être très-contrarié decette critique, je vais aller le voir...»'Il arrive; mon père était en effet étendu sur son canapé, d'un air assez mélancolique. «Ah! c'est vous, mon cher Parseval. — Ouil Est-ce que vous êtes malade, Legouvé? Vous avez l'air sombre ! — Moi ! Non, je n'ai rien! Un peu de mal de gorge. Ditesmoi, mon cher Parseval, comment trouvez-vous ma voix? —Je la trouve fort belle, mon ami.— Oui, oui! Mais quel caractère lui trouvez-vous? Est-ce le caractère... d'une voix... brillante? —
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Oh! non! Brillante n'est pas le mot qui définit votre voix! Je dirais plutôt qu'elle est sonore. — N'est-ce pas? elle est sonore?— Sans doute ! Pourtant, ce n'est pas encore le nom qui lui convient le mieux! C'est plutôt une voix grave. — Grave! soit! Mais pas sombre 1 — Oh! non! non! pas sombre! Pourtant il y a bien quelque chose...— Mais enfin, elle n'est pas caverneuse!... —Non! non! Pourtant... — Oh! je vois bien, s'écria mon père en riant, que vous partagez l'avis de cet abominable critique, et que vous la trouvez sépulcrale ! » La morale de cette petite anecdote, c'est que mon père, à partir de ce jour, s'étudia à faire moins souvent usage des notes basses, à les mêler plus habilement aux deux autres registres, et arriva ainsi à cette variété de timbres qui est à la fois un charme pour l'auditeur, et un repos pour le lecteur. Ceméfangene constitue pas le seul exercice de la voix; il faut encore, il faut avant tout la travailler en elle-même. Le travail fortifie les voix faibles, assouplit les voix dures, adoucit les voix criardes, agit enfin sur la voix parlée comme l'art
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du chant sur la voix chantée. On dit quelquefois que des artistes célèbres, M. Duprez, par exemple, se sont fait une voix. Le mot n'est pas juste; on ne se fait pas une voix quand on n'en a pas, et la preuve, c'est qu'on la perd. On ne la perdrait jamais, si on était maître de se ïa faire; mais on la métamorphose : on lui donne du corps, de l'éclat, de la grâce, non-seulement par la gymnastique qui fortifie l'organe en général, mais par une certaine manière d'attaquer le son. Enfin l'étude arrive même à vous faire gagner des notes que vous n'aviez pas. Un jour, la fameuse cantatrice, Mme Malibran, chantant le rondo de la Somnambule, termina son point d'orgue par un trille sur le ré sur aigu, après être partie du ré d'en bas. Elle avait embrassé trois octaves dans sa vocalise. Avait-elle donc reçu de la nature ces trois octaves? Non. Elle en avait acquis une partie par le travail. Je me rappelle même qu'après le concert, un de nous lui ayant exprimé son admiration de ce ré sur-aigu : « Oh! je l'ai assez cherché ! reprit-elle gaiement. Voilà un mois que je cours après lui! Je le poursuivais partout! En me coiffant! En m'habillant ! et je l'ai trouvé
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un matin au fond de mes souliers, en me chaussant! » On voit que l'art non-seulement nous aide à bien gouverner notre royaume, mais à l'étendre.
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CHAPITRE IV
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RESPIRATION.
Le second objet de la lecture, c'est de vous apprendre à respirer. Il semble que s'il y a un acte naturel au monde, et où l'art n'ait rien à faire, .'est l'acte de la respiration. Respirer c'est vivre, i!|t nous respirons inconsciemment comme nous ivons. Pourtant on ne lit bien que si on respire' ien, et on ne respire bien que si on l'a appris, 'est même là un des talents les plus rares chez n lecteur. Je m'explique. Quand vous respirez pans la vie ordinaire, l'air entre dans vos poupons et en sort à la façon d'un flot de source qui |oule continûment, insensiblement, également, pais ce tranquille passage de l'air sur votre gosier suffirait-il pour faire vibrer vos cordes vo-
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cales? Non! elles resteraient muetles comme un piano que les doigts ne frappent pas; l'air est à l'appareil vocal ce que les doigts sont au piano ; il faut que l'air le touche fortement pour qu'il résonne. Peut-être quelques-uns de vous ont-ils- entendu une harpe éolienne. Comment la fait-on vibrer? On la place dans une embrasarç de porte... S'il n'y a que de l'air, elle se tail,; dès que l'air se condense et devient du vent, les cordes résonnent. Eh bien! le même phénomène se produit quand vous parlez. Vous condensez, vous pressez l'air que renferment vos poumons, vous le poussez sur votre gosier, et c'est sous l'empire de ce choc que la parole se produit! Mais qu'avezvous fait alors? Vous avez dépensé Beaucoup plus d'air que vous ne le faites par le seul aclc delà respiration ordinaire. La comparaison d'une source qui coule sans effort n'est plus juste; il faut penser à l'eau qui jaillit sous le coup d'une pompe, et qui jaillit plus pressée, plus dense, plus rapide ! Voilà donc les conditions ordinaires de la respiration changées. On ne peut donner que ce qu'on a. Dépenser plus, c'est posséder plus. Le petit magasin d'air qui est destiné à la
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spiration normale et insensible, ne va plus sute à la quantité de souffle que demande Faction énergique de la parole ; il va donc falloir établir un équilibre entre notre doit et avoir! Il va fallu* aller aux provisions, faire un appel vigoureux ■Sa source même, c'est-à-dire à l'atmosphère, our qu'il nous donne l'air dont nous avons
■
esoin ; cet appel, c'est l'aspiration. La respiration se compose donc de deux actes : aspirer et respirer. Aspirer c'est acquérir, c'est emmagasiner; respirer, c'est dépenser, c'est écouler ses marndises. h bien ! il y a là deux arts différents : aspirer un art, respirer est un art. En quoi consiste ['art de l'aspiration? A la prendre de la base, du poumon même, du diaphragme. Si vous n'aspirez que de la partie supérieure du poumon, vous faites line trop petite provision d'air. Vous ne remplissez pas votre magasin. Il n'en a guère que jusqu'au tiers. Qu'arrive-t-il? Que votre stock s'épuise très-vite, trop vite, et si vous avez un long morceau à lire, vous ressemblez à un homme parti én voyage dans le désert avec une outre d'eau à moitié pleine; l'air vous manque; il faut retourner 3
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en chercher, ce qui est une fatigue; une fatigue pour Vous et une fatigue pour les autres, comme vous le verrez tout à l'heure. Le premier devoir du lecteur, qui a une longue course à fournir, est donc, au début, d'aspirer profondément, de façon à avoir les poumons bien garnis. Puis arrive alors le second acte qui est le plus difficile, dépenser. Un mauvais lecteur n'aspire pas assez et respire trop, c'est-à-dire qu'il dépense son bien sans ordre et sans mesure. Il jette l'air par les fenêtres comme un prodigue jette l'argent, il le dépense en inutilités au lieu de le distribuer avec ménagement, avec science ; en un mot, il ne
sait
pas le répandre largement dans les grandes occasions, et le ménager dans les petites. Qu'arrive-t-il alors? Ce que vous voyez tous les jours! C'est que le lecteur et l'orateur, comme certains acteurs
ou chanteurs, sont obligés à tout moment de recourir à la pompe, de donner des coups d'aspi-
ration bruyants, rauques, qu'on appelle des hoquets; celui qui écoute en souffre autant que celui qui parle. Un chanteur très-habile avait ce défaut, il prenait haleine à tout moment, et ce bruit
de
soufflet de forge mêlé au chant était insuppor-
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table. Il s'en est aperçu et corrigé, ce qui prouve qu'on peut s'en corriger. M. Stockhausen, un artiste supérieur, qui a quitté Paris, émerveillait tous les guides en Suisse, parce qu'il ne s'essoufflait jamais dans les plus rudes montées. «Mon secret est bien simple, me disait-il, je sais aspirer et respirer... » Le grand chanteur Rubini avait atteint le comble de l'art. On ne l'entendait jamais respirer. Comment y arrivait-il ? une anecdote relative à Talma va nous l'expliquer. Talma, encore jeune, jouait le Père de famille de Diderot. Arrivé à la fameuse tirade : « 1500 livres de rente, et ma Sophie, » il part, il s'emporte, il crie et rentre dans la coulisse, épuisé, hors d'haleine, et s'appuie contre un décor en soufflant comme un bœuf. « Imbécile! dit Molé, en le regardant, et il veut jouer la tragédie ! Viens me voir demain matin et je t'apprendrai comment on peut être passionné sans s'époumonner. » Talma y alla; mais, soit que le maître manquât de patience, ou l'élève de docilité, la leçon ne lui profita qu'à demi. Il y avait alors au théâtre un acteur nommé Dorival : maigre, malingre, sans
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puissance de voix, il jouait pourtant la tragédie avec un certain succès. « Gomment cet animal-là peut-ii faire? se disait Talma. Je suis dix fois plus fort que lui, et il se fatigue dix fois moins que moi. Je vais lui demander son secret. » Dorival éconduit le solliciteur par cette réponse aigre-douce et qui sentait son envieux : « Vous avez tant de succès, monsieur Talma, vous n'avez pas besoin de leçons. — Je te forcerai bien à m'en donner, » se dit tout bas Talma. Un jour donc que Dorival jouait Châtillon dans Zaïre, le jeune homme va se blottir.... devinez où? dans le trou du souffleur ! de façon à voir et à entendre sans être vu. Puis, une fois tapi là dans l'obscurité comme une bête de proie dans son antre, il guette, il épie, il note, il regarde, il écoute, et après la fameuse tirade du second acte, il sort en s'écriant : « Je le tiens, je Val pincé! » Qu'avait-il donc découvert? Que tout l'art de Dorival consistait dans son talent pour respirer. En quoi consistait ce talent? A prendre (je copie une note de Talma lui-même), à prendre ses aspirations avant que l'air fût entièrement expiré de sa
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poitrine; et, afin de dérober au public ces aspirations répétées, qui auraient coupé le discours et interrompu le courant même de l'émotion, il les plaçait particulièrement devant l'a et devant Ye ou l'o, c'est-à-dire aux endroits où la bouche déjà ouverte permet d'aspirer légèrement sans que l'auditeur s'en aperçoive. On voit quel rôle immense joue la respiration dans l'art de la diction. Ses règles sont les seules qu'il ne soit jamais permis de violer. L'acteur lancé dans un passage véhément, emporté par la passion, par la colère, par la douleur, peut oublier les lois de la ponctuation, culbuter les points et les. virgules, et courir à travers la phrase au gré de son désordre, mais il doit toujours être maître de son souffle, même quand il a l'air de le perdre; un habile acteur n'a le droit d'être essoufflé que par un effet de l'art. Talma avait réduit toutes ces règles en une maxime frappante. Tout artiste qui se fatigue est un artiste médiocre. J'entends d'ici l'objection : cet art est peut-être fort utile peur les acteurs, mais il s'agit de lecture et non de théâtre. Eh bien, le lecteur en a plus
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besoin encore que l'acteur. En effet, l'acteur, si long et si important que soit son rôle, a des temps de suspension forcés ; il se repose quand les autres parlent, et ses gestes eux-mêmes, s'ajoutant à ses paroles, l'aident à leur donner un accent vrai et pénétrant. Mais le lecteur lit souvent sans s'arrêter pendant une heure entière, et l'immobilité de son corps le contraint de tirer toute sa force de sa voix seule. Jugez donc s'il est inutile pour lui de savoir ménager ce trésor du souffle, qui peut seul le conduire sans fatigue au bout de sa carrière. Voici du reste un curieux exemple de la science de l'économie, appliquée à la respiration. Prenez une chandelle allumée, placez-vous près d'elle, en face d'elle et prononcez en chantant la voyelle a; la lumière vacillera à peine; mais, au lieu d'un seul son, faites une gamme, et vous verrez à chaque note la lumière trembler. Eh bien! le chanteur Délie Sedie exécute devant une bougie allumée une gamme montante et une gamme descendante sans que la flamme s'agite. Gomment? Parce qu'il ne laisse échapper que juste ce qu'il faut de souffle pour pousser le son dehors, et
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que l'air, étant ainsi employé dans l'émission de la note, perd sa faculté de vent pour se réduire à sa faculté de bruit. Vous, au contraire, vous ou moi, bien entendu, que faisons-nous? Nous perdons inutilement du vent, nous jetons du son à droite et à gauche, nous dissipons, notre bien. En pressant un peu cette règle de diction, on en tirerait une leçon de morale : ne dépensez dans chaque acte de votre vie que la quantité de force intime qu'il vaut. Tous les mouvements de l'âme sont des trésors ! Économisons-les pour les circonstances qui en valent la peine. Que de gens perdent en-petites impatiences, en emportements puérils, ce trésor de la colère,, qui est si sacré quand elle s'appelle l'indignation ! Dernières observations, indispensables pour le lecteur. Si vous voulez aspirer et respirer librement, asseyez-vous sur un siège haut. Enfoncé dans un fauteuil, vous ne pouvez pas aspirer de la base du poumon. Je vous dirai de môme : ayez soin de rester bien droit. L'homme courbé aspire mal et respire mal. Enfin, tant que vous le pourrez, ayez le dos appuyé. Il m'est arrivé plus d'une fois, quand je lisais en public et que je sentais
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un "commencement de fatigue vocale et cérébrale, de m£ calmer et de me reposer rien qu'en m'appuyant largement sur le dos de ma chaise. A l'instant l'équilibre se rétablissait, mon aspiration se faisait sans effort et ma tête elle-même se dégageait. •
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CHAPITRE V
MODÈLE D'EXERCICE.
Ce sujet de la respiration est si important, que je ne veux pas le quitter sans y joindre un modèle d'exercice. Je l'emprunte aux Mémoires de madame Talma. Les lecteurs y trouveront une étude et un amusement. Mme Talma avait obtenu un immense succès dans YAgamemnon de Lemercier. Elle jouait Cassandre. Voici un fragment cité par elle, et où l'on retrouvera toute sa science, sous une forme pratique et piquante.
Tu n'en crois pas le Dieu dont je suis inspirée. A l'oracle trop vrai, par ma bouche dicté, Il attacha le doute et l'incrédulité. Amante d'Apollon, à sa flamme immortelle,
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Depuis que ma froideur se montra si rebelle, Ce Dieu me retira son favorable appui, Il m'accabla des maux que je pleure aujourd'hui : Mes yeux ont vu périr ma famille immolée. Que suis-je? Une ombre errante aux enfers appelée. L'heure fatale approche : adieu, fleuves sacrés, Ondes du Simoïs ! Sur vos bords révérés Vous ne me verrez plus, comme en nos jours propices, Parer de nœuds de fleurs l'autel des sacrifices ; Et ma voix, chez les morts, où bientôt je descends, Au bruit de l'Achéron mêlera ses accents.
Tu n'en crois pas le Dieu dont je suis inspirée. Ici, le sens est fini, on pourrait n'y rien ajouter : il faut donc une respiration entière. A l'oracle trop vrai, par ma bouche dicté, Là, il faut un quart de respiration, le sens n'est que suspendu. Il attacha le doute et l'incrédulité. Le sens est fini, respiration entière. Amante d'Apollon, Quart de respiration, ceci ne fait que préparer ce qui va suivre. .... à sa flamme immortelle, Respiration insensible, pour faciliter le débit du reste de la phrase.
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Depuis que ma froideur se montra si rebelle, Quart de respiration, pour séparer ce qui suit sans froideur. Ce Dieu Respiration insensible. me retira son favorable appui, Quart de respiration. Il m'accabla des maux que je pleure aujourd'hui : Demi respiration, le sens est presque fini. -Mes yeux.... Respiration insensible, pour avoir la faculté de soutenir plus longtemps la période. ont vu périr ma famille immolée. Demi-respiration, pour faire ressortir la réflexion suivante. Que suis-je? Demi-respiration. Une ombre errante aux enfers appelée. Demi-respiration, de peur de trop hâter la succession des images. L'heure fatale approche.... Respiration entière, pour ménager la transition
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Adieu, fleuves sacrés, Quart de respiration, afin de séparer d'une manière insensible l'interpellation qui suit. Ondes du Simoïs! Quart de respiration. Sur vos bords révérés, Demi-quart de respiration, pour marquer l'incidence, Vous ne me verrez plus, Respiration insensible. comme en nos jours propices. Respiration insensible, afin de ménager la force dont on a besoin pour le complément de la phrase. Parer de nœuds de fleurs Respiration insensible. l'autel des sacrifices; Respiration entière, le sens est fini : il faut le temps de passer à une idée nouvelle. Et ma voix, Respiration insensible.
chez les morts, où bientôt je descends, Demi-quart de respiration à cause de l'inversion.
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Au bruit de FAchéron
Demi-quart de respiration, dont le résultat est de soutenir sa voix jusqu'à la fin avec la plus grande énergie.
mêlera ses accents.
Cette citation si curieuse vaut bien des leçons.'
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CHAPITRE
VI
PRONONCIATION.
Nous passons du monde des sons dans le monde des mots. Nous étions restés dans les voyelles, nous aïlons leur adjoindre les consonnes. Les consonnes représentent la charpente du mot; elles seules lui donnent un corps: on peut reconstituer un mot dont il ne reste que les consonnes, comme Cuvier reconstituait un être dont il ne retrouvait que les os. L'assemblage des voyelles et des consonnes constitue la prononciation, car on ne peut pas prononcer une consonne sans l'unir à une voyelle, et la voyelle à elle seule forme un son qu'on émet, mais non un mot qu'on prononce. De la bonne prononciation dépend la clarté du dis-
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cours, la correction du débit, la vie môme de la parole ; il est donc important d'en connaître les règles précises. Ces règles, quand il s'agit des voyelles, se réduisent à une seule; il faut donner aux voyelles l'intonation acceptée par Paris. Paris donne la loi en fait de voyelles. Presque toutes les provinces, surtout les provinces méridionales, ont, en prononçant les voyelles, un accent qui prêté au ridicule. Je puis vous en citer un exemple frappant. Il y a quelque temps, un de nos orateurs les plus puissants parlait contre un ministre, et jamais, peutêtre, ses rares qualités de verve et de feu ne s'étaient montrées plus fortes ; tout à coup, au milieu d'une phrase, lui échappe ce mot : la Chambre hotte (haute), puis viennent les fantommes (fantômes), et enfin les ennées (années). Tout le monde se mit à rire, le fil du discours fut un moment rompu, et l'effet quelque peu amoindri. Mais supposez, au lieu d'un orateur de premier ordre, un orateur médiocre, un inconnu aux défauts duquel l'auditoire n'eût pas été habitué; les chuchotements, les ricanements l'auraient arrêté à chaque apparition de la fatale voyelle; on
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n'aurait pas entendu ses paroles, on n'aurait entendu que son accent, .il aurait eu grande peine à conquérir l'attention, et tout l'effort de son talent eût été perdu. Il y a quelques jours, un jeune homme de province, plein de chaleur et de feu, me pria de lui donner quelques conseils pour lire en public. « Récitez-moi une fable de la Fontaine, » lui dis-je. Il commença :
Du
pâlais
d'un jeune lâpin....
, Je l'arrêtai court. « Apprenez d'abord le son véritable des a, et nous verrons ensuite. » Eh bien! vous trouverez partout, excepté à Paris, cette altération endémique et épidémique des voyelles. C'est tantôt l'e, tantôt l'o, taitôtl'w, qui sont défigurés; à Paris même, les personnes d'une classe inférieure ou d'une éducation peu relevée donnent souvent aux diphthongues un son vulgaire; combien de gens prononcent char quin au lieu de chacun! Exercez-vous donc, si
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vous voulez lire en public, à placer sur chaque voyelle l'accent qui lui convient; songez qu'une brève, mise au lieu d'une longue, qu'un accent circonflexe substitué à un accent aigu, suffisent pour gâter la meilleure phrase. S'il s'agit des consonnes, la science de la prononciation est la science de l'articulation. Il n'en est pas de plus difficile et de plus utile'. Peu de personnes naissent avec une articulation complètement bonne. Chez les unes elle est dure, chez les autres elle est molle, chez ceux-là elle est sourde. Le travail, un travail assidu et méthodique, peut corriger ces défauts et le peut seul. Par quel moyen? En voici un fort ingénieux, que tout le monde peut mettre en pratique, et qui est le résultat d'une observation. Vous avez un secret important à confier à un ami, mais vous craignez d'être entendu, la porte de la chambre où vous êtes se trouvant ouverte et quelqu'un étant dans la pièce voisine. Vous approcherez-vous de votre ami et lui parlerez-vous à l'oreille ? Non. Vous ne l'osez pas, de peur d'être surpris dans cette position qui vous trahirait. Qu'allez-vous donc faire? Le voici : je cite les paroles textuelles du
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maître des maîtres, de' M. Régnier. Vous vous mettez en face de votre ami, et là, en employant le moins de son possible, en parlant tout bas, vous chargez l'articulation de porter vos paroles à ses yeux en même temps qu'à son oreille, car il vous regarde parler autant qu'il vous écoute parler; l'articulation a alors double besogne; elle fait l'office du son lui-même, et, dans ce but, elle est forcée de dessiner nettement les mots et d'appuyer fortement sur chaque syllabe pour la faire entrer dans l'esprit de votre auditeur. Eh bien, voilà le moyen infaillible de corriger toutes les défaillances et toutes les duretés de l'articulation. Soumettez-vous pendant quelques mois à cet exercice, et une pareille gymnastique aura si bien assoupli et fortifié vos muscles articulateurs, qu'ils répondront par leur élasticité à tous les mouvements de la pensée et à toutes les difficultés de la diction4.
ti Du reste, la méthode de M. Régnier est celle qu'on emploie pour apprendre à parler aux sourds-muets. Le maître dessine pour ainsi dire les mots devant eux avec la bouche; pas de son ! pas de voix les lèvres.
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rien que l'irticulation ; le sourd lit sur
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Le rôle de l'articulation dans la lecture est immense. C'est l'articulation et l'articulation seule qui donne la clarté, l'énergie, la passion, la véhémence. Telle est sa puissance qu'elle peut racheter môme la faiblesse de la voix, et même en face d'un grand auditoire. Il y a eu des acteurs de premier ordre qui n'avaient presque pas de voix. Potier n'avait pas de voix. Monvel, le fameux Monvel n'avait pas de voix, il n'avait même pas de dents ! Et cependant, non-seulement on ne perdait pas une de ses paroles, mais jamais artiste ne fut plus pathétique et plus entraînant. Comment? Grâce à l'articulation. Le plus admirable lecteur que j'aie connu était M. Andrieux. Sa voix était pourtant plus que faible, elle était éteinte, éraillée, rauque.... Comment triomphaitil de tant de défauts? Par l'articulation!... On a dit de lui qu'il se faisait entendre à force de se faire écouter; ajoutez : à force -d'articuler. Quelquefois, un heureux enrouement apprend à un acteur toutes les ressources de l'articulation. Un jour, M. Bouffé répétait un des rôles qui lui ont fait le plus d'honneur, le père Grandet,
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LART
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dans la Fille de l'Avare. Arrivé à la scène la plus émouvante de la pièce, quand le vieil avare s'aperçoit qu'il est volé, l'acteur commence à crier comme à son ordinaire.... Mais, au bout de quelques minutes, le son s'éteint sur &es lèvres!... et le voilà forcé de répéter à voix basse! Qu'arriva-t-il? Qu'il fut mille fois plus vrai et plus touchant, parce qu'il fut forcé de suppléer à la faiblesse du son par l'articulation. On ne peut pas parler sans voix, mais la voix seule est si insuffisante dans la diction, qu'il y a des lecteurs, des orateurs et des acteurs pour qui la richesse même de leur organe vocal est un inconvénient. Chez eux, s'ils ne savent pas articuler, le son mange le mot. Les voyelles mangent les consonnes. Ils parlent si haut, ils lisent si haut, ils font tant de bruit en lisant et en parlant qu'on ne les entend pas. Parfois même, la mode supprime l'articulation. Vous vous rappelez que, dans le siècle dernier, les élégants disaient : ma paole d'honneur; c'était du pédantisme que de prononcer les consonnes. Un vieil habitué du Théâtre-Français disait avoir vu, en soixante ans, changer trois fois la manière d'articuler dans ce
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qu'on appelle la jeunesse dorée. Pour les hommes sérieux, il n'y en a qu'une, c'est de prononcer assez pour être entendu, pas assez pour être remarqué.
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CHAPITRE VII
ZÉZAIEMENT
ET
GRASSEYEMENT.
Il y a, outre ces défauts généraux, des vices particuliers de prononciation. On peut les réduire à trois : le zézaiement, le grasseyement et le bégayement. Zézayer ou bléser, c'est prononcer les s comme des z; c'est, par mauvaise habitude ou par défaut de conformation, permettre à la langue de dépasser les dents quand on prononce l's. L'inconvénient de ce défaut, c'est de donner à celui qui en est atteint un air de niaiserie. En voici une preuve curieuse : M. Régnier était jeune, il fut chargé d'un rôle de niais, il ne savait comment exprimer ce caractère; le hasard le conduit chez un marchand où se trouvait un acheteur
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qui biaisait; les commis eux-mêmes souriaient en l'écoutant. « Je tiens mon rôle, se dit M. Régnier, cet homme à l'air d'un imbécile, je n'ai qu'à l'imiter. » Vous voyez que ce défaut vaut qu'on le corrige. Le moyen est facile. S'exercer longtemps, continûment, à prononcer les s, en appuyant fortement le bout de la langue sur la partie intérieure des dents de devant; cette gymnastique habitue la langue à ne plus sortir de l'enceinte fortifiée, et l'habitude corrige le défaut. Grasseyer, c'est prononcer la lettre r avec la base de la langue, avec la gorge. Ne pas grasseyer, c'est prononcer la lettre r avec le bout de la langue, en frappant d'un coup sec le commencement du palais, tout près des dents. Prononcer la lettre r sans grasseyement, c'est la faire rouler, c'est la faire vibrer. On dit en langage de théâtre de quelqu'un qui ne grasseyé pas, il vibre. Le grasseyement est un défaut très-commun. Presque tous les Parisiens grasseyent. Le Marseillais est le modèle du grasseyeur. En général, pourtant, les peuples du Midi ne grasseyent pas. L'inconvénient de ce défaut est d'alourdir la
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prononciation et de vous interdire le chant italien. Les oreilles italiennes ne peuvent supporter ce défaut. Un célèbre artiste de l'Opéra, M. Alizard, qui possédait une des plus belles voix de basse que j'aie entendues, se voyait obligé de refuser un superbe engagement en Italie, parce qu'il grasseyait. Grand désespoir pour lui! Un acteur célèbre le consola en le corrigeant comme il s'était corrigé lui-même. De quelle façon? Par un moyen qui vient de Talma. Il y a deux lettres que tout le monde prononce toujours et naturellement du bout de la langue, c'est le t et le d. Eh bien ! Talma, qui grasseyait, imagina l'exercice suivant : prononcer vivement et alternativement ces deux lettres t et d, puis peu à peu leur adjoindre la lettre r.... c'est-à-dire la tirer pour ainsi dire du fond du gosier où elle s'enfouit; la forcer de répondre à l'appel de ses deux ■compagnes, d'entrer, si j'ose ainsi parler, en ■danse avec elles. Figurez-vous une jeune fille.... pardonnez-moi cette comparaison singulière.... figurez-vous une jeune fille qui se cache au bal dans un coin, que deux de ses amies appellent et qu'elles entraînent dafls leur ronde; mais bien-
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Si
ôt.... une des deux danseuses s'éclipse, puis 'autre, et voilà la dernière venue forcée de daner seule. Ainsi faisait Talma. Il abandonnait 'abord ,1a lettre d.... puis la lettre t.... et, de ette façon, la lettre r.... après avoir vibré avec es autres, vibrait toute seule. Un célèbre acteur m'a conté la façon singuière dont-il s'est Corrigé du grasseyement. Il lait jeune, il avait déjà du talent, et il poursuiait à la fois deux entreprises inégalement chères our lui, mais également difficiles : il travaillait out ensemble à conquérir IV roulant, et la main 'une jeune fille dont il était éperdument épris, ix mois d'efforts ne lui avaient pas plus réussi 'un côté que de l'autre. LV s'obstinait à rester ans la gorge, et la demoiselle à rester demoielle. Enfin, un jour, ou plutôt un soir, après ne heure de supplications et de protestations e tendresse.... il touche le cœur rebelle.... la emoiselle dit oui!... Ivre de joie, il descend l'escalier quatre à quatre, et en passant devant la loge du concierge, il lui lance un sonore et triomphant : « Gordon, s'il vous plaît! » 0 surprise!... IV de cordon a sonné vibrant et pur
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comme un r italien!... La peur le prend.... Peutêtre est-ce un heureux hasard? Il recommence; même succès! Il n'en peut plus douter! LVroulant est à.lui! Et à qui le doit-il? à celle qu'il adore! C'est l'ivresse de la passion heureuse qui a fait ce miracle ! Et le voilà qui s'en retourne chez lui, en répétant tout le long de la route, car il avait toujours peur de perdre sa conquête: Cordon! s'il vous plaît! Cordon! s'il vous plaît! Cordon! s'il vous plaît! Tout à coup, nouvel incident! au détour d'une rue sort de- dessous ses pieds, sort d'un égout, un énorme rat! un rat? encore un rM II l'adjoint à l'autre, il les mêle ensemble! il les crie ensemble! Un rat! Cordon! Cordon! Un gros rat! Cordon! un gros rat! un gros rat! Et les r roulent, et la rue en retentit! Et il rentre chez lui triomphant ! Il avait vaincu les deux rebelles. Il était aimé et il vibrait! Intitulons ce chapitre : de l'influence de l'amour sur l'articulation.
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CHAPITRE VIII
LE
BÉGAYE MENT.
Le bégayement constitue un vice plus grave, plus rebelle et d'une espèce fort particulière. C'est un défaut à la fois matériel et intellectuel. 11 tient sans doute à la conformation, et alors, il ressort de la médecine, mais il tient aussi de l'intelligence, et il rentre alors dans l'art de la lecture. Souvent la langue bégaye, et bégaye habituellement, parce que l'esprit bégaye, parce que le caractère bégaye, parce qu'on ne sait nettement ni ce qu'on veut dire, ni ce qu'on veut, parce qu'on est craintif, parce qu'on est colère, parce qu'on veut parler trop vite : impatience, timidité, manque de précision dans les idées, voilà les causes de cette sorte de bégayement qui
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n'est pas sans remède; habituez-vous à parler lentement, à ne parler que quand vous êtes maître de vous, et vous cesserez de bégayer. Un chanteur distingué que je pourrais nommer bégaye légèrement quand il parle, et ne bégaye pas du tout quand il chante.... Pourquoi? parce que, quand il chante, il marche sur un terrain où il est sûr de. lui-même. L'exercice, le travail, l'habitude, l'ont rendu maître de sa voix et de sa diction dès que la parole est unie au chant; mais aussitôt qu'il parle, la timidité naturelle de son caractère le rend à toutes ses incertitudes de prononciation. L'artiste tombe, l'homme reste, et le bégayeur reparaît. Quant au bégayement matériel, qui dépend de l'organe seul, la médecine seule peut le guérir. Il porte en général sur toutes les lettres ; parfois pourtant, le bégayeur a dans l'alphabet certains ennemis particuliers, c'est-à-dire des lettres devant lesquelles il s'arrête toujours, comme les chevaux devant certains obstacles. Je peux citer un fait curieux à ce sujet. J'ai écrit, il y a vingt ans, avec Scribe, une comédie où se trou-
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vait un rôle de bègue : les Doigts de fée. Le personnage devait être comique, mais non ridicule, et, parfois même, je désirais qu'il fût touchant. M. Got avait accepté ce rôle avec plaisir, mais dès qu'il en commença l'étude, son embarras devint très-grand. Il ne s'agissait pas là de faire un pendant à M. Brid'oison, mais comment arriver à l'intérêt, à l'émotion, en restant toujours dans le comique? Enfin, un jour, il arrive tout triomphant à la répétition. « Je tiens mon rôle ! me dit-il. Je vais faire porter le bégayement seulement sur deux consonnes, toujours les mêmes, \ep et le d. Grâce à ce moyen que m'ont suggéré mes études récentes sur les bègues, je me délivre de la préoccupation insupportable où m'aurait jeté la nécessité de bégayer toujours, je débarrasse le rôle de la monotonie d'un défaut répandu partout, et je ne garde de cette imperfection que juste ce qu'il faut pour donner du piquant et du comique à ma diction. Seulement, ajouta-t-il gaiement, vous voilà un supplément de travail, mon cher auteur; il faut enrichir mon rôle de quelques p et de quelques d de plus. Je vous indiquerai les passages où j'en aurai besoin. «Ainsi
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fut fait, et le succès répondit pleinement à son attente. Je ne crois pas que cet artiste si éminent compte de création plus originale. Le bégayement organique est-il curable? J'en doute. La médecine a fait beaucoup d'essais; je n'ai pas vu de véritables réussites. Des atténuations passagères, des intermittences, des apparences de guérison.... mais une guérison réelle? non. Certains spécialistes ont fait afficher dans les journaux le nombre de leurs cures merveilleuses. Voici un fait dont j'ai été le témoin. Je me trouvai, un jour, clans ma jeunesse, à un bal donné par un médecin célèbre par cette spécialité, et qui a rendu de très-grands services à l'art de la parole, par ses travaux théoriques. « Monsieur, dis-je à un de mes voisins, voulez-vous me faire vis-à-vis pour la contredanse? — Vo-o-olon tiers, monsieur. — Ah! un bègue ! » me dis-je. On passe des rafraîchissements. « Monsieur, dis-je à un autre jeune homme, voudriez-vous me passer une glace? — V... v... v... oici! — Ah! un second bègue!... »
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Je me trouve en face d'un de mes anciens camarades de collège. « Ah! ah! c'est toi.... me dit-il! Te te... ra.. ra... ra... rappelles-tu comme je bé... bé... bé... gayais au collège!... — Oui. — Eh bien... je suis venu... trouver M. Co... co... co... lombat (c'était notre amphitryon) et depuis ce moment, je suis... tout à fait gué... gué... gué... ri! » Ce souvenir m'a toujours rendu un peu incrédule à l'endroit des bégayeurs qui ne bégayent plus. Reste enfin, pour achever ce qui regarde la lecture comme art matériel, à nous occuper de la ponctuation.
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CHAPITRE IX
tA
PONCTUATION.
On ponctue avec les paroles, comme on ponctue avec la plume. Un jour M. Samson voit arriver chez lui-même. « Vous désirez prendre des leçons de lecture, monsieur? — Oui, monsieur. — Vous êtes-vous déjà exercé à lire tout haut? — Oui, monsieur, j'ai récité beaucoup de scènes de Corneille et de Molière. — Devant tout le monde?... — Oui, monsieur.
IIL
comme élève un jeune homme assez satisfait de
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— Avec succès? — Oui, monsieur. — Veuillez prendre dans ce volume de la Fontaine, la fable : le Chêne et le Roseau. » L'élève commença : Le chêne un jour, dit au roseau.... -- Très-bien! monsieur, vous ne savez pas lirel.;::'::r ., %
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— Je le crois, monsieur, reprit l'élève un peu piqué, puisque je viens réclamer vos conseils, mais je ne comprends pas comment sur un seul
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— Veuillez le recommencer. » Il recommença. Le chêne un jour, dit au roseau.... «».
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— J'avais bien vu que vous ne saviez pas lire. — Mais.... — Mais, reprit M. Samson avec flegme, est-ce que l'adverbe se joint au substantif au lieu de se joindre au verbe? Est-ce qu'il y a des chênes qui
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s'appellent un jour? Non; eh bien, alprs, pourquoi lisez-vous, le chêne un jour, dit au roseau... lisez donc, le chêne, virgule, un jour dit au roseau. — C'est pourtant vrai! s'écria le jeune homme stupéfait. — Si vrai, reprit son maître avec la. même tranquillité, que je viens de vous apprendre une des règles les plus importantes de la lecture à -haute voix, l'art de la ponctuation. — Comment, monsieur, on ponctue en lisant! — Eh! sans doute! tel silence indique un point; tel demi-silence une virgule; tel accent un point d'interrogation, et une partie de la clarté, de l'intérêt même du récit, dépend de cette habile distribution des virgules et . des points, que le lecteur indique sans les nommer, et que l'auditeur entend sans qu'on les lui nomme. » La ponctuation écrite variant, à chaque siècle, la ponctuation parlée doit varier de même. Supposez qu'un poète tragique trouvât aujourd'hui le : « Qu'il mourût! » de Corneille... il mettrait au bout un immense point d'exclamation, et peut-être deux. Qu'a mis Corneille? Une virgule.
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Cette virgule en dit beaucoup. Elle indique que dans l'esprit de Corneille ce mot n'était nullement un mot a grand fracas, mais un cri involontaire à l'instant corrigé par le second vers que Voltaire trouve .faible, parce qu'il n'en a pas senti la délicatesse exquise ! C'est le Romain qui s'écrie : Qu'il mourût! C'est le père qui ajoute : « Ou qu'un beau désespoir alors le secourût! » Les petits points sont d'invention moderne. Vous n'en trouverez pas un seul exemple dans le dix-septième siècle ni dans le dix-huitième siècle. Ils s'emploient surtout dans les œuvres dramatiques. Scribe est un des grands inventeurs des petits points. Ils répondent à ce qu'il y a,dans l'action de ses pièces, de précipité, d'agité, de fiévreux, c'est la ponctuation d'un homme que l'action presse, que le mouvement emporte, qui n'a pas le temps de tout dire ; c'est la ponctuation du sous-entendu. Ponctuer ainsi en lisant est d'une très-grande difficulté. On voit que j'ai dit vrai en disant que la lecture était un art, et que cet art avait des règles précises, puisque nous en avons trouvé pour l'é-
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mission de la voix, pour la respiration, pour la prononciation, pour l'articulation et pour" la ponctuation; c'est-à-dire pour tout ce qui regarde la partie matérielle de l'art de la lecture, le mécanisme. Passons maintenant à la partie intellectuelle.
�SECONDE PARTIE
APPLICATION DE LA LECTURE A L'ÉLOQUENCE AUX ŒUVRES EN PROSE, A LA POÉSIE.
CHAPITRE PREMIER
LECTEURS ET ORATEURS.
Supposons un élève chez qui le mécanisme soit parfait. Le travail a rendu sa voix agréable, souple et homogène. Il sait entremêler à propos les notes du médium, les notes hautes et les notes basses. Il aspire et il respire sans que l'auditeur s'en aperçoive. Il prononce purement. Il articule nettement.
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Ses défauts de prononciation, s'il en avait, sont corrigés. Il ponctue en lisant. Son débit n'est ni précipité, ni haché, ni traînant; et enfin, chose rare, il ne laisse jamais tomber les syllabes finales, ce qui donne à toutes ses phrases la solidité et la clarté. Est-il un lecteur complet? Non. Il n'est encore qu'un lecteur correct. Il peut lire, sans fatigue ni pour lui ni pour les autres, un rapport dans une assemblée politique, un discours dans une réunion savante, un document important dans une académie, un compte rendu dans une société industrielle, un exposé de motifs dans un comité, et un procès-verbal devant un tribunal. Ce sont là sans doute de réels avantages; ils rattachent la lecture à l'exercice de presque toutes les professions libérales, et par conséquent la rangent de droit au nombre des connaissances utiles. Mais mérite-t-elle déjà le beau nom d'art? Pas encore. Pour en être digne, il faut qu'elle s'étende jusqu'aux œuvres d'art; il faut qu'elle devienne l'interprète des chefs-d'œuvre du génie :
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eulement, dans ce cas, la correction ne lui suffit plus, elle veut du talent. . Tous les hommes qui lisent peuvent-ils donc devenir des lecteurs de talent? Tous? Non. Tous au même degré? Non. Tous avec la même facilité et dans le même temps? Non. Mais tous les esprits quelque peu distingués? Oui, dans la proportion de leur intelligence et de leurs moyens naturels. Les. organisations d'élite, les êtres doués de qualités exceptionnelles, verront par le travail leur riche nature porter double moisson. Les autres, sans arriver au premier rang, s'en approcheront, de plusieurs degrés. Le génie ne s'acquiert pas, mais le talent s'acquiert. Et quand le génie se double du talent, il s'appelle Talma. En quoi consiste donc ce talent? Sur quelles règles repose-t-il? Saint-Marc Girardin, on se le rappelle, les réduisait toutes à une seule : « Il faut lire comme on parle. » Cette opinion, passée à l'état de principe chez beaucoup de bons esprits, est sujette à plus d'une restriction.
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Lire comme on parle! Soit.... mais à une condition : c'est qu'on parle bien; or, on parle presque toujours mal. Je me rappelle un quatrain souvent cité dans ma jeunesse :
Un monsieur qui rime en arle Dit à tous ses abonnés Qu'il faut lire comme on parle.... Eh! si l'on parle du nez!
Mlle Mars aimait à raconter qu'un homme du monde, qui se croyait une vocation d'acteur tragique, lui nasilla si bien un jour le début d'Athalie, qu'au sixième vers elle l'interrompit : « Bravo! monsieur. De la noblesse!... delà chaleur !... Vous avez bien un petit défaut de prononciation, mais cela disparaîtra à la lumière.» Et là-dessus notre homme partit enchanté. Ajoutez que la conversation admet et même demande une certaine négligence dans la prononciation, un laisser-aller dans le débit, des incorrections volontaires qui sont une grâce quand on cause, et qui, seraient un défaut quand on lit. Causer comme on lit ressemblerait à du pédantisme ; lire comme on cause serait souvent
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de la vulgarité. Par exemple, quelques syllabes comme les adjectifs possessifs, mes, ses, tes, se prononcent très-souvent dans la conversation, comme s'ils étaient marqués d'un accent aigu. Yous entendez sans cesse les jeunes gens dire : Reprends donc tés livres. Si vous transportiez celle prononciation dans la lecture, vous blesseriez toutes les oreilles délicates. Un amateur, qui se piquait de bien dire, demanda un jour des leçons, au célèbre tragédien Lafon. Il cherchait moins des conseils que l'occasion de s'entendre louer par un grand artiste. Il choisit donc par flatterie le plus beau rôle de son maître : Orosmane.
....Ton orguei ici se serait-il flatté D'effacer Orosmane en générosité? Reprends ta liberté, remporte tés richesses!
— Tais.... richesses ! dit brusquement Lafon en l'interrompant. — C'est ce que j'ai dit. — Non! vous avez dit : tés richesses! » L'amateur continue :
A l'or de ces rançons, joins mes justes largesses....
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— Mais.... justes, s'écrie Lafon. — Il me semblait avoir dit — Vous avez dit: mes justes. » L'amateur continue :
Au lieu de dix chrétiens que je dois t'accorder Je t'en veux donner cent.... tu peux lés demander....
— Lais ! » L'amateur commence à se troubler.
Qu'ils aillent sur tés pas....
— Tais!...
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Pour le coup, l'amateur piqué, blessé, lui répond : « Mais, monsieur! je parle comme on parle dans le monde. — Le monde est le monde, monsieur, reprit Lafon froidement, mais l'art est l'art; la lecture est la lecture, et ses règles ne sont pas celles de la conversation. »
— ... -V . .." A — ,
On ne peut pas mieux dire, et la conclusion est qu'il y a sans doute dans la causerie un naturel, une vérité d'inflexions, une grâce de débit, qu'il est utile de faire passer dans la lecture;
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mais qu'il ne faut lui emprunter que ses qualités, et rester à la fois vrai et correct. Ce n'est pas tout. Le monde, par une singulière confusion de termes, emploie indifféremment, dans le même sens, les deux mots parler et causer. Rien de plus dissemblable. Il y a des gens qui, au point de vue de la bonne diction, causent très-bien et parlent très-mal. En voulez-vous la preuve? Allez au Palais, dans la salle des PasPerdus ; abordez un avocat de vos amis et causez avec lui. Son débit sera naturel et simple. Suivezle dans la salle d'audience; écoutez-le dire: « Messieurs les juges » et commencer sa plaidoirie; ce n'est plus le même homme, toutes ses qualités disparaissent; il était naturel, il devient emphatique; il causait juste, il parle faux; car on parle faux comme on chante faux. Un assez grand nombre d'avocats ont l'air déjouer le rôle de l'Intimé, dans les Plaideurs; M. Régnier, M. Got et M. Goquelin les imitent si bien, qu'ils semblent imiter M. Côquelin,M. Got et M. Régnier. L'avocat que M. Got copie est connu de tout le monde; M. Coquelin, lui, en imite trois; et quant à M. Régnier, il avait pris pour modèle un prp-
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curetir du roi; lequel procureur portait dans les affaires criminelles une telle grâce de débit, une telle douceur poétique de prononciation, qu'on croyait entendre Mlle Mars dans Araminte, quand il disait : « Messieurs les jurés, le crime épouvantable qui va se dérouler devant vous, a pour date le six mars, au lever du jour. La matinée était belle.... Un garde, passant dans le bois, vit au bord d'une mare un corps-z-ensanglanté ! » Le z'ensanglanté.... surtout était irrésistible. C'est ce que M. Régnier reproduisait avec un tel succès de fou rire.... dans le début de l'Intimé :
Messieurs, tout ce qui peut effrayer un coupable !
11 ne faut pas être injuste pour les avocats; les prédicateurs sont absolument pareils. J'ai entendu bien des prédicateurs, je n'en ai entendu qu'un seul qui parlât complètement juste. Je ne le nommerai pas pour ne pas me brouiller avec tous les autres. On le voit, si on doit apprendre à lire, on doit de même apprendre à parler; seulement, et voilà le fait curieux, il n'y a qu'un seul moyen d'apprendre à parler, c'est d'apprendre à lire. Je m'explique.
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Un général monte à cheval un jour de bataille. Que faut-il avant tout? Qu'il sache monter à cheval. Obligé de se porter vivement sur tous les points de l'action, pour faire exécuter les mouvements, il doit avoir dans sa monture un instrument docile, qu'il gouverne sans s'en apercevoir : s'il lui fallait s'occuper d'elle, il ne pourrait pas s'occuper de son plan. Ungénérala donc eu nécessairement deux maîtres : un homme de guerre et un écuyer ; Jomini et,M. d'Aure. Tel est précisément le fait de l'orateur, sa voix est son cheval; c'est son instrument de combat; s'il veut qu'elle ne le trahisse pas pendant l'action, il faut qu'un travail antérieur et distinct lui 'ait enseigné l'art de s'en servir. On ne peut pas apprendre à la fois à penser et à parler. Les études de diction, les exercices de la voix, sont d'autant plus efficaces qu'ils portent sur les idées des autres; on s'y donne alors tout entier. J'étais lié autrefois avec un député de mon âge, plein de talent, de savoir, et qui voyait dans la députation un acheminement au ministère. Un jour qu'il devait prononcer à la Chambre un discours important un discours-ministre, il me
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pria d'aller l'entendre. La séance terminée, il vient à moi, fort empressé de connaître mon irapression. « Eh bien! me dit-il. — Eh bien, mon cher ami, tu n'entreras pas encore de ce coup-ci dans le cabinet. — Pourquoi? — Parce que tu ne sais pas parler. — Comment, je ne sais pas parler, reprit-il un peu piqué ; il me semble pourtant que mon discours.... — Oh! ton discours a été en partie excellent, remarquable de justesse, de bon sens, et parfois d'esprit; mais qu'importe, si on n'en a pas entendu la moitié. — On ne m'a pas entendu ! Mais dès le début j'ai parlé si haut et si fort.... — Que tu peux même dire que tu as crié! Aussi, au bout d'un quart heure, ta voix s'est «raillée. — C'est vrai ! — Attends, je n'ai pas fini. Après avoir parlé trop haut, tu as parlé trop vite. — Oh! trop vite, dit-il en se défendant, peut-
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être un peu à la fin, parce que j'ai voulu abréger. — Précisément, et tu as fait exactement le contraire.... tu as allongé. Rien, au théâtre, ne fait paraître une scène longue comme de la débiter trop vite. Le spectateur est très-fin, il devine, à la précipitation de votre débit, que vous sentez là quelque longueur : non prévenu, il ne s'en fût peut-être pas aperçu ; vous l'avertissez, l'impatience le gagne. — C'est encore vrai ! s'écria de nouveau mon ami, j'ai senti à la fin mon auditoire m'échapper; mais quel remède à ce mal? ^ — Rien de plus simple. Prends un professeur de lecture. . — Tu en connais un? — Admirable ! .— Lequel? — M. Samson. — M. Samson, l'acteur? — Oui. ■ teur. —- Pourquoi?
:
'
— Je ne peux pas prendre des leçons d'un ac-
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— Songe donc! un homme politique! un homme d'Etat! Tous les petits journaux se moqueraient de moi si cela se savait. ' — Tu as raison ! le monde est si bête qu'on te raillerait d'apprendre ton métier. Mais sois tranquille, on ne le saura pas. — Tu me garderas le secret? — Et M. Samson aussi, je te le jure.... » Ainsi fut fait. M. Samson lui posa, lui assouplit, lui fortifia la voix ; il lui fit lire des pages de Bossuet, de Massillon, de Bourdaloue; il lui apprit à commencer ses discours un peu lentement et un peu bas; rien ne commande le silence comme de parler bas; on se tait pour pouvoir vous entendre, et il en résulte qu'on vous écoute. Ces sages leçons portèrent leurs fruits. Six mois après, mon ami était ministre. Je ne dis pas grand ministre, non! mais ministre.... d'affaires, ministre qui va à son ministère, ministre qui lit tout ce qu'il signe. Il représenta dans le cabinet ce qu'on appelle l'élément sérieux. Je vous engage a profiter de son exemple. Quelqu'un de vous sera-t-il ministre? Je ne sais; mais quelques-uns seront forcés, comme professeurs, de
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parler une ou deux heures par jour; plusieurs se présenteront comme candidats dans les réunions politiques. Il se dépense beaucoup de paroles dans ces réunions... Préparez-vous ! Armez-vous.'. Rappelez-vous qu'on n'est maître du public que quand on est maître de soi ; qu'on n'est maître de soi que quand on est maître de sa voix, et prenez un maître de lecture ! Je me trompe, prenezen deux. Qui veut savoir sérieusement une chose doit toujours adjoindre à son professeur un répétiteur, et ce répétiteur, c'est lui-même! Unissez l'observation personnelle à la leçon ! Écoutez les voix comme on- regarde les physionomies ! Recherchez les accents vrais comme on recherche les âmes sincères ! Surtout, étudiez les enfants! Ici se présente un fait bien singulier. Les enfants sont d'admirables maîtres de diction. Quelle vérité! Quelle justesse d'intonations! La souplesse de leurs organes se prêtant à toutes leurs mobilités de sensations, ils arrivent à des audaces d'inflexions que ies plus habiles comédiens n'imagineraient pas! Avez-vous jamais écouté une enfant racontant quelque secret qu'elle a surpris, quelque scène mystérieuse à laquelle
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elle a assisté, comme Louison du Malade imaginaire? Elle imitera toutes les voix! Elle reproduira tous les tons!... Vous croirez voir les personnages, les entendre!... "Eh bien, immédiatement après, sans transition, demandez à cette même enfant de vous lire cette même scène dans Molière, ou quelques vers de Joas dans Athalie, et elle commencera sur ce ton de complainte, ce ton niais et monotone qui est propre aux enfants qui lisent :
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin? Aux petits des oiseaux il donne leur pâture, Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
Ces grands professeurs de lecture ne savent pas lire. Je peux citer à l'appui de ce curieux phénomène un fait qui jette beaucoup de jour sur la question qui nous occupe. J'avais écrit, dans une pièce de théâtre, Louise de Lignerolles, un rôle de petite fille. Ce rôle fut confié à une enfant de dix ans, pleine d'intelligence et de grâce. Le jour de la répétition générale, ma petite actrice fit merveille, et un specta-
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teur, placé devant moi à l'orchestre, s'écria en l'applaudissant: « Quelle vérité! quelle naïveté! comme on voit bien qu'on ne lui a pas appris cela! » Or, depuis un mois, je ne faisais pas autre chose que de lui souffler ce rôle, intonation à intonation. Ce rôle était-il donc au-dessus de son âge ? Nullement. J'avais même emprunté à ma petite actrice, que je voyais souvent, quelquesunes de ces expressions originales que les enfants créent d'instinct. Mais, dès que ces expressions entrèrent dans son rôle, dès qu'elle se mit à les lire, tout son naturel disparut. Ce qu'elle avait dit à merveille quand elle parlait pour son propre compte, elle l'exprimait froidement et à contre-sens dès qu'elle parlait au nom d'une autre, et il me fallut beaucoup de temps et d'efforts pour l'amener à être ce qu'elle était, pour lui réapprendre ce qu'elle m'avait appris. On le voit, la lecture est si bien un art, qu'il faut l'enseigner même à ceux qui nous le montrent. J'arrive au point le plus intéressant de notre étude : la lecture considérée comme moyen d'appréciation littéraire.
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CHAPITRE
II
LA LECTURE COMME MOYEN DE CRITIQUE.
M. Sainte-Beuve, après une longue conversation où je lui avais exposé mes idées sur ce sujet, me dit un jour : « A ce compte, un habile lecteur serait un habile critique. — Sans nul doute, et vous dites même plus vrai que vous ne le croyez. En quoi en effet consiste le talent du lecteur? A rendre les beautés des œuvres qu'il interprète ; pour les rendre, il faut nécessairement les comprendre. Mais voici qui va vous étonner 1 C'est son travail pour les rendre qui les lui fait mieux co'mprendre; la lecture à haute voix nous donne une puissance d'analyse que la lecture muette ne connaîtra jamais. » M. Sainte-Beuve me demanda quelques exem-
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pies. Je lui citai le beau discours académique de Racine sur Corneille. Ce discours est célèbre parmi les lettrés. Il renferme surtout un passage merveilleux : c'est la comparaison entre le Théâtre-Français avant Corneille et après lui. J'avais souvent lu tout bas et admiré ce passage; mais un jour, en essayant de le lire tout haut, je fus arrêté par une difficulté d'exécution qui me surprit et me fit réfléchir. La seconde partie me parut lourde et presque impossible à rendre. Il me semblait être attelé au coche de la Fontaine. Cette partie, en effet, a dix-sept lignes, et ces dix-sept lignes ne forment qu'une seule phrase! Une phrase sans un seul moment d'arrêt. Pas de points ! Pas de deux points ! Pas même de point et virgule! Rien que des virgules, avec des entrelacements d'incidences qui se succèdent et renaissent à chaque repli de la phrase, la prolongent au moment où vous la croyez finie, et vous obligent ainsi à la suivre, tout haletant, dans ses interminables sinuosités. J'arrivai au bout du morceau, essoufflé, mais pensif. Pourquoi donc, me demandai-je, Racine a-t-il écrit une si longue
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phrase et si laborieusement ordonnée? Par instinct, mon œil se reporte vers la première partie du morceau. Qu'est-ce que je vois? Un contraste complet ! Sept phrases en neuf lignes ! des points d'exclamation partout ! Pas un seul verbe ! Un style haché, disjoint ! Tout en fragments, en tronçons! Je pousse un cri de joie, j'avais vu clair ! Voulant exprimer les deux états du théâtre, Racine avait fait plus que les raconter, il les avait peints. Pour figurer ce qu'il appelle lui-même le chaos du poëme dramatique, il emploie un style violent, abrupt, sans art, sans transition ! Pour rendre par une image sensible le théâtre tel que Corneille l'avait créé, il imagine une longue période où tout s'enchaîne et se soutient, où tout est harmonie et unité, pareille enfin, dans sa laborieuse ordonnance, aux tragédies de l'auteur de Rodogune et de Polyeucte, qui se pLaît, on le sait, dans la combinaison savante des situations et des caractères. Une fois ce fil en main, je repris le morceau, etje lelus de nouveau. Qu'on le lise aussi, et qu'on juge! « En quel état se trouvait la scène française
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lorsque Corneille commença à travailler ! Quel désordre! Quelle irrégularité! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs, aussi ignorants que les spectateurs, la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance, point de mœurs, point de caractères; la diction encore plus vicieuse que l'action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement; en un mot, toutes les règles de l'art, celles mêmes de l'honnêteté et de-la bienséance partout violées. « Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, Corneille, après avoir quelque temps cherché le bon chemin et lutté, si je l'ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d'un génie extraordinaire et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable, accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux, dont la plupart, désespé-
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rant de l'atteindre et n'osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu'ils ne pouvaient égaler. » L'épreuve me semble décisive, la démonstration irréfutable. Il est évident que, lu tout haut, ce morceau change d'aspect. Il s'éclaire d'un nouveau jour. La pensée de l'auteur y apparaît visible ! Ajouterai-je que cette lecture offre une difficulté qui est une leçon? Je ne sais rien en effet de plus malaisé, et par conséquent de plus utile que de conduire jusqu'au bout cette terrible période de dix-sept lignes, sans se reposer une seule fois pendant la route, sans paraître fatigué, en faisant toujours sentir par les inflexions que la phrase n'est pas finie, de façon enfin à la laisser se dérouler dans toute son ampleur et dans toute sa souplesse majestueuse. Mes études de lecteur me furent fort utiles ce jour-là, et je rendis deux fois grâces à cet art, qui après m'avoir fait comprenire ce beau morceau, me permit de le rendre.
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Je lui ai dû une joie plus profonde encore. Il m'a fait faire un pas de plus dans la compréhension du génie de nos deux plus grands prosateurs, Bossuet et Pascal.
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CHAPITRE
III
BOSSUET ET
PASCAL.
C'était en Bretagne, l'année dernière, sur la pittoresque côte d'Arradon. Je m'y trouvais avec la famille désolée de notre «her et regretté M. Patin. Là meilleure manière d'adoucir le chagrin de ceux qui souffrent est souvent de les en entretenir. J'emmertais donc nos amis dans l'aprèsmidi, sous de beaux châtaigniers, en face de la mer, et nous lisions ensemble quelques-uns des maîtres que M. Patin aimait le plus; Un jour, un de nous, après un morceau entraînant de Bossuet, prit la provinciale de Pascal sur l'homicide. Quel contraste ! Quelle; différence d'impression! Autant Bossuet avait enthousiasmé nos amis, autant Pascal les laissa froids,
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je dirai presque ennuyés. Prenant alors le livre des mains de notre lecteur, je lui dis en riant : « C'est une chute pour Pascal ! mais savez-vous à qui la faute ? Ce n'est ni à Pascal ni à nos amis? — Et à qui donc ? me répondit-il gaiement, à moi? — Précisément. — Pourquoi donc? — C'est bien simple, parce que vous avez lu Pascal comme vous aviez lu Bossuet. — Eh bien, où est le mal ? ne sont-ils pas tous deux.... — Ils sont tous deux sublimes, ils écrivent tous deux de génie, mais leur tempérament, leur méthode, sont absolument opposés. Bossuet parle toujours, même quand il écrit; on entend dans chacune de ses lignes le son de la voix humaine ; si longue et si savante que soit sa période, toujours on y sent courir le souffle et le mouvement de la parole; jamais écrivain n'a été plus peintre et plus poëté; mais le poêle et le peintre se fondent chez lui en une troisième per' sonne qui domine tout, l'orateur !
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« Chez Pascal, au contraire, cette troisième personne, c'est le géomètre. Pascal, lui aussi, est peintre et poète; mais tandis que chez lui le poëte et le peintre colorent la phrase, c'est toujours le géomètre qui la construit. La phrase de Bossuet est ailée et ressemble à un vol d'aigle ; la phrase de Pascal ressemble à un théorème; elle se développe comme un théorème, c'est-à-dire avançant toujours et ne courant jamais ! Or, qu'avezvous fait, vous? Vous avez voulu courir! Ce style admirable est devenu lourd dans votre bouche, parce que vous avez voulu le rendre léger!... Tenez!... Je vais essayer d'exprimer par la diction l'allure de cet étrange génie qui est toujours éloquent sans être presque jamais orateur !...» Alors, sans me presser, sans m'arrêter. je m'efforçai de peindre cette force qui s'accroît en allant, vires acquirit eundo, comme un escadron de grosse cavalerie dont le mouvement s'accélère à mesure qu'il avance, et qui fait peu à peu trembler la terre sous la pression continue de son pas lourd, ininterrompu et puissant! Oh! certes, l'épreuve fut bien imparfaite....mes efforts de lecteur bien insuffisants.... Mais j'eus pourtant
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la joie de convaincre mes amis, et au sortir de cette lecture nous emportâmes tous, fixés dans notre souvenir sous une forme plus vivante, les portraits de ces deux grands esprits.
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CHAPITRE IV
LES RÉVÉLATIONS
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. Toute médaille a son revers. La lecture à haute voix a ses désillusions. Si elle vous donne des admirations, elle vous en ôte. M. Sainte-Beuve l'a dit: un lecteur est un critique, un juge! un juge aux yeux de qui se révèlent bien des défauts cachés. Que de tristes découvertes j'ai faites de cette façon ! Combien d'écrivains et d'écrits que j'admirais, que vous admirez peutêtre aussi, et qui ne peuvent pas résister à cette terrible épreuve.... On dit qu'une chose saute aux yeux; on pourrait dire aussi justement qu'elle saute aux oreilles. Les yeux courent sur les pages, passent les longueurs, glissent sur les endroits dangereux! Mais l'oreille entend tout! L'oreille
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ne fait pas de coupures ! L'oreille a des délicatesses, dçs susceptibilités, des clairvoyances dont les yeux ne se doutent pas ! Tel mot qui, lu tout bas, avait passé inaperçu pour vous, prend tout à coup, à l'audition, des proportions énormes ! Telle phrase qui vous avait à peine choqué vous révolte. Plus le nombre des auditeurs augmente, plus la clairvoyance du lecteur s'accroît. Il s'établit alors entre celui qui lit et ceux qui écoutent, un courant électrique qui devient un enseignement mutuel. Le lecteur s'éclaire en éclairant les autres. Il n'a pas besoin d'être averti par leurs murmures ni par leurs signes d'impatience ; leur silence seul l'instruit; il lit dans l^urs impressions, il prévoit que tel passage les choquera, doit les choquer, avant même d'y être arrivé : on dirait que ses facultés de critique, éveillées, mises en branle par ce redoutable contact avec le public, arrivent à une sorte de divination. Vous avouerai-je qu'un jour j'ai perdu à ce contrôle un des plus vifs enthousiasmes de ma jeunesse? Un écrivain que je plaçais parmi les premiers est descendu pour moi au second rang. Je l'admire toujours, il me semble toujours
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pathétique, éloquent, mais il ne compte plus parmi les grands'dieux. C'est Massillon. Massillon a une admirable richesse de mots, mais il a une incroyable pauvreté de tours. Son dictionnaire est magnifique, sa syntaxe étroite et bornée. Dans Bossuet, le style est sans cesse relevé par une variété de tournures qui donnent pour ainsi dire à chaque phrase une physionomie particulière ; dans la Fontaine, autant de vers, autant de tours différents; mais, pour Massillon, dès qu'il en a pris un, il le garde souvent pendant deux pages. C'est comme un rail où il est engrené, c'est comme un canot sur lequel il s'embarque, et vous voilà embarqué avec lui. De là une monotonie qui pèse sur le lecteur et l'avertit. Ajoutez que ce luxe même de mots a aussi son uniformité. Cet incomparable talent pour reproduire une seule pensée en tant de termes divers, m'avait longtemps émerveillé et ébloui; je prenais pour idées nouvelles toutes ces formes variées de la même idée ; mais la lecture à haute voix me fit voir cfc qu'il y avait d'un peu factice dans ce jeu charmant; je croyais assister à une de ces représentations de théâtre, où un seul in-
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dividu vous figure, ce semble, cinq ou six personnages; mais au fond, il n'y a de changé que l'habit. Quelle différence avec Saint-Simon! Lui aussi, il répète la même pensée sous vingt formes; mais ce n'est pas avec l'adresse d'un magicien qui fait miroiter devant vous de féeriques métamorphoses, c'est avec la fougue d'un homme qui, sous le coup d'une passion, trouve toujours ses expressions trop faibles pour ses impressions ! Il s'acharne sur les mots pour s'efforcer à exprimer tout ce qu'il sent; il violente la langue, la surmène, la surcharge jusqu'à ce qu'elle lui obéisse cl devienne passionnée, désordonnée, fougueuse comme lui. J'ai souvent essayé de lire Saint-Simon tout haut; je ne sais pas de plus rude et plus intéressant travail que le corps à corps avec ce terrible génie! C'est le combat de Jacob avec l'ange; on est sûr d'être vaincu! Mais comme on sort de cette défaite plus fort et plus propre à d'autres luttes !
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CHAPITRE V
UNE
DÉSILLUSION.
Cette étude pourrait s'appeler : Mémoires d'un lecteur. Les principes sur lesquels elle repose sont présentés sous forme d'expériences personnelles, et mes idées m'étant venues des faits, je tâche de les rendre sensibles par le récit du fait particulier d'où chacune d'elles est sortie. Buffon a dit : « Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées ; » cette définition contient une des règles fondamentales de l'art de la lecture. Le lecteur, quand il commence l'étude d'un morceau, doit avant tout en chercher l'ordre pour en déterminer le mouvement, puisque le mouvement n'est que l'ordre animé. Il doit découvrir le plan sous l'œuvre,
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l'esquisse sous le tableau, la charpente sous l'édifice,, dessiner enfin les grandes lignes. De là cette conséquence naturelle, que nul plus que lui ne pénètre profondément dans le secret d'une composition; et tel défaut d'ensemble, tel vice d'ordonnance qui se dissimule sous le mérite et le brillant de l'exécution, éclate forcément aux yeux du lecteur, par le fait seul de son travail. J'avais depuis longtemps entrevu cette vérité, mais vint un jour où elle m'apparut avec une irrésistible évidence. M. Delaunay, de la Comédie-Française, me faisait un jour le plaisir de dîner chez moi. Après le dîner, il me dit : «Voulez-vous que j'essaye de dire, devant vos amis, une pièce de vers que je n'ai jamais récitée nulle part? Cette pièce me plaît beaucoup, je l'ai apprise avec enthousiasme; j'espère y avoir trouvé quelques effets nouveaux; mais enfin, n'en ayant pas encore fait l'expérience, je doute. — Quelle est cette pièce?
— Un
morceau qui ne va guère, ce semble, après un gai repas et dans un salon; mais enfin, le danger même me tente. — Qu'est-ce donc? — L'Espoir en Dieu d'Alfred de Musset. — Bravo ! m'écriai-
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je, j'ai Lu ces vers plus d'une fois et ils m'ont laissé une impression charmante!... Des beautés de premier ordre! des vers devenus immortels!... Allez! Allez! je vous réponds du succès 1» Le succès fut immense, en effet; la fin du morceau surtout, la Prière, produisit une émotion profonde. Jamais le délicieux interprète de la Nuit d'octobre et de On ne badine pas avec l'amour ne m'avait été si avant dans le cœur. Sa voix était d'une douceur ravissante ! Il ne parlait pas.... il priait ! il priait comme on chante, et pourtant il se gardait bien de chanter; c'était une sorte d'harmonie intermédiaire entre la parole et la musique ! Quelque chose comme l'hymne de la Jeunesse, ou, mieux encore, de la Juvénilité; ces accents en avaient la faiblesse touchante.... nous étions tous émus jusqu'aux larmes. Trois mois après, partant pour la côte de Bretagne, j'emportai mon volume de Musset, pour apprendre à mon tour l'Espoir en Dieu! Me voilà, dès le premier j our de mon arrivée, me lançant à travers les rochers et me récitant tout haut à moi-même, en face des flots sonores, comme dit Homère, ces strophes mer-
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veilleuses. Je dis me récitant.... car un des bienfaits de notre art.... je dis notre, dans l'espoir qu'il deviendra le vôtre, un de ses bienfaits, |dis-je, est de peupler notre mémoire des plus Ibeaux passages des grandes œuvres. Il ne nous leuffit pas de les lire, nous voulons les dire.... Iles dire quand il nous plaît.... toutes les fois ■qu'il nous plaît! partout où le désir nous en ■prend. Arrière donc le livre qu'il faut emporter ■avec soi!... On veut l'avoir en soi.... et c'est ainsi [qu'on part en promenade, tout seul en apparence, Iles mains vides, mais entouré de ce cortège d'amis ■qu'on appelle Lamartine, Corneille, la Fontaine, lYictorHugo; on cause d'eux avec eux au fond Ides bois; on leur récite leurs vers à eux-mêmes; Ion cherche, pendant des heures entières, quelIque accent vrai et pénétrant, et quand on l'a jlrouvé, on le leur dit, et on leur demande s'ils Isont contents ! Ainsi faisais-je avec l'Espoir en Dieu ■de Musset ; jamais je n'ai rien appris avec plus ■de joie et de facilité, que les deux premières parties de ce poëme. A mesure que je lisais ces vers admirables , ils entraient d'eux-mêmes comme des flèches dans mon souvenir ! je les savais par
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cœur après les avoir répétés deux ou trois fois. Tous ces mots de génie qui sillonnent le début, de l'œuvre de traits de flammes :
Une immense espérance
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traversé la terre.
Je ne puis!... Malgré moi l'infini me tourmente!
Et ce passage :
Heureux ou malheureux, je suis né d'une femme, Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité I
Tout cela était pour moi autant de délicieux sujets d'études; je nageais dans l'ivresse, me disant pourtant parfois : Que sera-ce donc quand j'arriverai à la Prière? J'y arrive! Quelle surprise 1 quelle désillusion 1 Je commence. Je . ne trouve pas un seul accent vrai. Je yeux l'apprendre! les mots me résistent, m'échappent! Troublé, inquiet pour mon propre jugement, je m'y acharne; toujours même résistance! Dès que j'aborde ce passage, le froid me gagnel Autant l'éloquente peinture du doute, des douleurs du doute, de la vanité des systèmes hu-
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mains m'avait été au cœur, autant cet appel à la foi me laisse indifférent. Je pousse mon étude plus loin, j'examine cette prière mot à mot, et peu à peu m'apparaissent, se cachant au milieu de quelques strophes heureuses et touchantes, un certain nombre de vers de pacotille : les chœurs des anges, les célestes louanges, les concerts de joie et d'amour. Or, j'ai fait une remarque, c'est que les fautes sont presque toujours des défauts, je veux dire que les défaillances de la forme tiennent généralement à un vice du fond; Quand vous voyez le style d'un grand écrivain s'affaiblir, soyez sûr que c'est sa pensée même qui faiblit. Je poursuivis donc mon examen/et je reconnus que, somme toute, cette apostrophe à Dieu, ce cri vers Dieu, cet appel à Dieu se résume en un vœu puéril. Le poète propose au Créateur de briser les voûtes de la création, d'en déchirer les voiles, de se montrer enfin! et, en échange, il lui promet le respect et la tendresse des hommes. C'est ainsi
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qu'on dit aux enfants : sois bien sage et nous t'aimerons bien! L'échafaudage du poème s'écroule alors pour moi! J'aperçois le vice fonda-
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mental de la composition. La première partie et la dernière ne vont pas ensemble, le poète du commencement n'a pas de rapport avec le poète de la fin. Ce n'est plus le même homme! ce n'est plus le même âge! Le début a trente ans, la fin en a quatorze. Ce puissant portique jure avec ce petit édifice mesquin. Alfred de Musset a manqué là de ce qui lui manque souvent, le grand souffle! Il a plutôt des battements d'aile que des coups d'aile! Je trouve son portrait dans ces vers de lui :
Et puisque le désir se sent cloué sur terre, Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière, L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil.
Eh bien, lui aussi c'est un aigle, mais un aigle blessé! lui aussi il a l'aile ouverte, et pourtant il se sent cloué sur terre. Lui aussi il a les yeux fixés sur le soleil, mais il ne peut pas monter jusqu'à lui. Il fallait pour dénoûment à cet admirable petit poème, un bien autre cri d'amour et de foi! Il fallait un élan qui vous emportât au-dessus de tous les systèmes humains jus-
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qu'aux pieds de Dieu même. Eh bien, ce cri, il existe! quelqu'un l'a poussé! Le voici :
Pour moi, quand je verrais, dans les célestes plaines, Les astres, s'écartant de leurs routes certaines, Dans les champs de l'éther l'un par l'autre heurtés, Parcourir au hasard les cieux épouvantés ; Quand j'entendrais gémir et se briser la terre, Quand je verrais son globe errant et solitaire, Flottant loin des soleils, pleurant l'homme détruit, Se perdre dans les champs de l'éternelle nuit; Et quand, dernier témoin de ces scènes funèbres, Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres, Seul je serais debout; seul, malgré mon effroi, Être infaillible et bon, j'espérerais en toi; Et certain du retour de l'éternelle aurore, Sur les mondes détruits, je t'attendrais encore!
Voilà la vraie coupole de l'édifies de Musset ! De qui est-elle? de Lamartine ! De là vient que, malgré toutes les grâces du chantre de Rolla, je lui préfère encore le poète des Méditations, il vcle plus haut!... J'entends d'ici l'objection. Yous vous dites : Mais M. Delaunay les avait donc attrapés, puisqu'il les a fait pleurer avec des vers relative7
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ment inférieurs. L'art de la lecture est donc un art de mensonge? Le lecteur habile n'est donc qu'un dupeur d'oreilles? La réponse est bien simple. Qu'un lecteur qui sait son métier, puisse et doive mettre les beautés de l'œuvre qu'il lit, en plus vive lumière, et tâche d'en dissimuler les défauts, il n'y a pas de doute ; mais c'est à la condition d'avoir senti ces beautés et d'avoir vu ces défauts. Donc il vous dupe peutêtre quelquefois ; mais pour cela, il faut qu'il ne soit pas dupe. Je racontai à M. Delaunay ma désillusion. Gela ne m'étonne pas, me répondit-il. Je m'étais bien aperçu du vice de composition qui vous a choqué et de la supériorité de la première partie sur la seconde; mais je sentais dans cette prière, où se trouvent, convenez-en, des vers bien touchants, je sentais des effets nouveaux à produire; j'espérais vous émouvoir parce que ces vers m'avaient ému, ému par la peinture même de la faiblesse; mon art consista donc à abréger un peu, à éteindre un peu la première partie pour porter toute la lumière sur la seconde. On le voit, il ne nous avait attrapés que
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parce qu'il n'était pas attrapé lui-même, ce qui nous ramène à notre principe : la meilleure manière de comprendre l'ensemble d'un ouvrage, c'est de le lire tout haut.
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CHAPITRE
VI
DE
LA
LECTURE
DES
VERS
Le nom d'Alfred de Musset nous conduit naturellement à une question capitale dans notre étude : l'application de l'art de la lecture à la poésie. Comment faut-il lire les vers? A en juger par la méthode suivie, même au théâtre, le grand art de lire les vers consiste à faire accroire au spectateur que c'est de la prose. J'assistais un jour à la représentation d'un drame. Près de moi se trouvaient dans une loge du rez-de-chaussée deux dames fort élégantes. Tout à coup, l'une d'elles dit à l'autre : « Mais, ma chère, ce sont des vers ! » Là-dessus elles se lèvent et partent, Eh bien, vraiment, ce n'était pas la faute de l'acteur si elles s'en étaient aperçues. Il avait vrai-
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ment fait tout ce qu'il avait pu pour leur déguiser le monstre ; il brisait, hachait, disloquait si bien les vers que la poésie, dans sa bouche, nie rappelait Hippolyte dans le récit de Théramène :
.... Ce héros expiré N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré Et que méconnaîtrait l'œil même de son père.
Les amateurs enchérissent encore naturellement sur les artistes. Rien de plus simple. On ne peut pas savoir ce qu'on n'a pas appris, et presque personne ne doute qu'il y ait là quelque chose à apprendre. Ainsi, je n'entends guère lire des vers en public sans admirer combien il y a de manières différentes de les mal lire. Les uns, sous prétexte d'harmonie, se croient obligés de les envelopper dans une sorte de mélopée onctueuse qui arrondit toutes les lignes, efface tous les contours, huile tous les ressorts et arrive à vous produire une sensation fade et écœurante, assez semblable à l'effet d'une tisane mucilagineuse.. Les autres, 'sous prétexte de vérité, ne s'inquiètent ni du rhythme, ni de la rime, ni de la prosodie; et quand par malheur
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L'ART DE
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ils se souviennent que la césure .est au sixième pied, ils vous disent bravement :
Mon esprit est malpropre (Césure, virgule.) aux spéculations I
A ces étranges erreurs, permettez-moi d'opposer trois maximes absolues et dont j'espère vous prouver la justesse par des exemples : 1° Que l'art de la lecture n'est jamais ni si difficile ni si nécessaire que quand il s'applique à la poésie, et qu'un long travail peut seul vous en rendre maître; 2° Qu'il faut lire les vers comme des vers, et interpréter les poètes en poëte ; 3° Que leur interprète devient leur confident, et qu'ils lui révèlent à lui ce qu'ils ne disent à personne. Un seul homme nous suffira pour la démonstration de ces trois axiomes : la Fontaine. Mais ici, je dois entrer dans un détail qui sera moins une digression qu'un sentier plus sûr et plus agréable pour arriver à notre but. C'est dans la Fontaine que j'ai commencé à apprendre à lire. J'avais pour maître un homme
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fort habile, trop habile même, qui avait une voix charmante dont il usait très-bien, une physionomie expressive dont il abusait, et qui m'a donné deux sortes de leçons également utiles et dont vous pourrez profiter comme moi ; il m'a appris ce qu'un lecteur doit faire et ce qu'il doit éviter. Un jour qu'il devait lire dans une matinée littéraire, au Conservatoire, quelques fables de la Fontaine, et entre autres le Chêne et le Roseau, il me dit : « Venez m'entendre, et vous verrez comment doit se présenter, devant un grand auditoire, un lecteur qui sait son métier. « Je commencerai par faire le tour de l'assemblée avec le regard; ce regard circulaire et accompagné d'un demi-sourire légèrement esquissé sur les lèvre*, doit être agréable, aimable ; il a pour objet de récolter pour ainsi dire comme dans une quête les premières sympathies de l'assemblée, et.de ramener sur vous tous les yeux; alors, on fait un petit appel de gosier... hum ! hum! comme si on allait commencer.... on ne commence pas encore ! Non ! on attend que le silence . soit bien complet... puis on avance le bras.... le
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bras droit.... en arrondissant gracieusement le coude.... le coude est l'âme du brasl l'attention redouble, vous dites le titre. Vous le dites simplement, sans effet, TOUS jouez le rôle d'une affiche....- le Chêne et le Roseau. Vous commencez : le Chêne ; ici, la voix large ! le son étoffé!... le geste noble et quelque peu emphatique! Il s'agit de peindre un géant qui a la tête .dans la nue et les pieds dans l'empire des morts.... Le
chêne, un jour dit au roseau....
« Oh! presque pas de voix en disant le mot roseau!... Rapetissez-le, ce pauvre arbrisseau, par l'intonation.... méprisez-le bien, jetez-lui un regard par-dessus l'épaule ! Tout en bas... comme si vous le découvriez au loin"!... » Vous riez! Et vous avez bien raison! Et vous ririez plus encore si je vous disais que dans la fable de Bertrand et Raton, à ce vers :
.... Nos deux maîtres fripon Regardaient rôtir des marrons....
M. Febvé faisait ronfler ces quatre r, pour imi-
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ter la détonation des marrons devant le feu. Oui, tout cela est comique ! Tout cela est ridicule!... Et pourtant, au fond, c'est juste, c'est profond, et c'est vrai ! Il est vrai qu'il ne faut pas parler tout de suite en arrivant devant le public ; il est vrai qu'il faut entrer en communication de regard avec lui ; il est vrai qu'il faut prononcer le titre clairement et simplement; il est vrai enfin qu'il faut figurer, représenter, peindre par le son les divers personnages, et si vous supprimez l'exagération et l'affectation qui en est la suite, il vous reste une excellente et très-utile leçon, surtout par rapport à la Fontaine. En effet, il règne dans le monde une opinion passée à l'état de formule, c'est qu'il faut lire ses fables simplement. Soit! Mais qu'entendez-vous par simplement? Voulezvous dire, tout uniment, tout bonnement, tranchons le mot, prosaïquement? Oui? Eh bien, alors, non ! Ce n'est pas là lire la Fontaine, c'est le défigurer. Ce n'est pas le traduire, c'est le trahir. La Fontaine est le poète le plus complexe de la langue française. Personne n'a rassemblé en soi tant de contraires ! Nulle poésie n'est aussi riche en oppositions. Son surnom
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très-mérité de bonhomme, sa légitime réputation de naïveté, ses mille traits de distraction ont donné le change sur son génie. Son caractère d'Jiomme nous a abusés sur son caractère de poète. Ingénu dans la vie? Oui. Candide comme individu ? Oui. Mais la plume à la main, c'est le plus habile, le plus rusé, je dirai volontiers le plus roué de tous les artistes. Lui-même il nous a livré son secret :
Tandis que sous mes cheveux blancs Je fabrique à force de temps Des vers moins sensés que sa prose !
Je fabrique!... Entendez-vous ce mot? Exprime-t-il assez énergiquement l'effort, le labeur, la volonté ? Tout en effet, chez la Fontaine, est calculé, prémédité, cherché, et.en même temps, par un don merveilleux, tout est harmonieux, souple, naturel ! l'art est partout, l'artifice nulle part ! Où réside son secret? dans cette délicieuse simplicité de cœur, qui, passant dans ses vers, s'unit si bien à son talent, que chez lui la science se trouve employée à peindre la naïveté et que la naïveté communique son abandon à la science.
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Ajoutez un contraste de plus, une difficulté de plus et par conséquent un mérite de plus. Chez la Fontaine, tous les extrêmes se touchent. Il met à côté l'un de l'autre les tons les plus disparates : l'émotion, la raillerie, la force, la noblesse, la familiarité, la jovialité gauloise se coudoient à tout instant dans ses vers. Nul n'a su faire tenir tant de grandeur dans si peu de place ! Il lui suffit d'une ligne, d'un mot pour vous ouvrir tout à coup de vastes horizons ! peintre .incomparable! narrateur incomparable! créateur de caractères presque égal à Molière luimême. Et vous croyez que tout cela doit et peut être rendu tout simplement, tout bonnement? Non ! mille fois non ! Une étude profonde peut seule permettre au lecteur de comprendre et de faire comprendre même imparfaitement un art si profond. Prenons pour exemple la fable du Héron :
Un jour, sur ses longs pieds allait, je ne sais où, Le héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il est évident pour tout le monde que cette
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triple répétition du mot long est un effet pittoresque que le lecteur doit rendre.
11 côtoyait une rivière L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.
Doit-on lire ces deux vers de la même façon ? Non. Le premier, simple vers de. récit, doit être dit simplement. Le second est un vers de peintre, il faut que l'image soit visible dans la bouche du lecteur, comme sous là plume du poëte.
Ma commère la carpe y faisait mille tours Avec le brochet son compère I
Oh ! vous ne savez pas votre métier de lecteur, si votre voix alerte, gaie et un peu railleuse, ne montre pas le va-et-vient de ce petit couple frétillant.
Le héron en eût fait aisément son profit; Tous s'approchaient du bord; l'oiseau n'avait qu'à [prendre.
Simple vers de récit.
Mais il crut mieux faire d'attendre Qu'il eût un peu plus d'appétit..
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Attention ! voilà le caractère qui se dessine ! Le héron est un sensuel, un gourmet plutôt qu'un gourmand. L'appétit est un plaisir pour les délicats de l'estomac. Donnez au mot appétit cet accent de satisfaction qu'éveille toujours la pensée ou la présence de ce qui plaît!... Tous verrez tout à l'heure comme cette indication vous sera utile.
Il vivait de régime et mangeait à ses heures.
Second vers de caractère. Le héron est un important, qui se respecte.
Au bout de quelque temps l'appétit vint....
Le héron est content. L'oiseau
S'approchant du bord vit sur l'eau Des tanches qui sortaient du fond de leurs demeures.
Vers de peintre, vers admirable ! Il exprime cette sensation pittoresque que vous ave:z éprouvée quelquefois en péchant, quand vous voyez à travers le voile de l'eau se dessiner confusément d'abord, puis plus nettement, puis apparaître, à
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la surface les poissons qui montent du fond de la rivière ! peignez ! peignez par la voix !
Ce mets ne lui plut pas, il s'attendait à mieux. Il montrait un goût dédaigneux Comme le rat du bon Horace.
Le caractère se poursuit :
Moi, des tanches! dit-il, moi, héron, que je fasse Une si pauvre chère I et pour qui me prend-on?
Marquez bien Vh aspiré de héron; guindezle, hissez-le sur cet h comme sur ses longues pattes! . i
La tanche dédaignée, il trouva du goujon. Du goujon! Beau dîner, vraiment, pour un héron 1
Ici, il éclate de rire.
Que j'ouvre pour si peu le bec! A Dieu ne plaise 1
Il l'ouvrit pour bien moins. Tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson. La faim le prit.
La faim ! comprenez-vous maintenant la différence avec le mot appétit? Croyez-vous que
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a Fontaine ait mis par hasard ce petit hémisti-
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et si terrible : « La faim le prit ! » Il ne 'agit plus de sensualité comme là-haut, le mot st bref, pressant, implacable, comme le besoin ! endez tout cela par la voix, et peignez aussi ce énoûment brusque, dédaigneux et sommaire
ainsi qu'un arrêt :
Il fut tout heureux et tout aise De rencontrer un limaçon.
Presque toutes les fabjes de la Fontaine donneraient lieu à une étude pareille, et tous les grands poètes peuvent être étudiés comme la Fontaine. Seulement, ne l'oublions pas : il y a autant de manières de lire les vers que de manières de les faire. On ne doit pas interpréter Racine comme Corneille, ni Molière comme Regnard, ni Lamartine comme Yictor Hugo. Lire c'est traduire. La diction, pour être bonne, doit donc représenter exactement le génie qu'elle interprète. Atténuez quelques fautes, voilez quelques taches, courez sur quelques longueurs, soit! mais ne dénaturez jamais ! Un lecteur qui s'aviserait d'appliquer à Ruy-Blas ce qu'on
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appelle un débit simple et naturel, lui ôterait du même coup sa qualité dominante, la richesse du coloris. Il faut être exubérant avec les exubérants. Quand on veut copier Rubens, on ne doit pas faire un dessin à la mine de plomb. Ajoutez que chaque genre de poésie a son genre d'interprétation. Lire une ode comme une fable, un morceau lyrique comme un morceau dramatique, les Étoiles de Lamartine comme Y Aveugle et le, Parait/tique de Florian, c'est jeter sur la magnifique variété des œuvres du génie l'affreux voile gris de l'uniformité. Mais la règle immuable, inflexible, éternelle qui s'applique à tous les genres et à tous les hommes , règle que je répète comme la loi qui résume toutes les lois, c'est que le jour où on lit un poète, il faut le lire en poète. Puisqu'il y a un rhythme, faites sentir le rhythme! Puisqu'il y a des rimes, faites sentir les rimes ! Quand les vers sont peinture et musique, soyez, en les lisant, peintre et musicien ! Que de passages où le pathétique lui-même naît de l'harmonie ! On vous dira : Prenez garde! vous allez tomber dans l'emphase, dans la déclamation ! Vous allez
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oublier la vérité. Dieu merci, la vérité est plus vaste que le petit esprit des pédants de naturel. Elle comprend dans son domaine tout ce qu'embrasse l'intelligence humaine dans son essor. On peut lire avec vérité tout ce qui est écrit avec sincérité. Le surnaturel lui-même a son naturel, mais ce n'est pas, bien entendu, le naturel du bon sens et de la raison pratique. Quelle sera, selon vous, l'image de la vive fantaisie et de la capricieuse imagination de l'Arioste?... Est-ce le classique Pégase? Non! C'est l'hippogriffe ailé qui emporte Astolphe dans la lune. Eh bien ! quand vous lisez Roland furieux, lancez-vous sur le dos de l'hippogriffe et partez avec lui pour les royaumes étoiles ! Nous voici amenés à un genre de poésie dont nous n'avons pas encore parlé et qui pourtant se rattache plus intimement qu'aucune autre à notre étude, car nul n'a plus besoin d'art. Je veux parler des vers libres. Une conversation que j'eus avec M. Cousin mettra mon idée en action.
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CHAPITRE VII
LES
VERS
LIBRES
M. Cousin était le grand initiateur au dix-septième siècle, parce qu'il en était le grand adorateur. On l'a calomnié quand on a borné cette passion à son culte pour les belles personnes de ce temps; il était aussi épris de Pascal que de Mme de Longueville, et il aurait donné toutes les marquises du monde pour Corneille. Seulement il avait le défaut ordinaire des passionnés, il entrait dans une véritable indignation quand on touchait à ses idoles; son indignation allait même parfois jusqu'à l'invective. Un jour, à l'Académie, j'eus le malheur de dire, dans une de nos séances ordinaires, que sur les quatorze vers qui composent le début de Philémon et Bau-
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cis, j'en trouvais deux admirables et six détestables. M. Cousin me lance un regard plein de tempêtes, mais j'ose continuer mon dire. Rien de plus beau, repris-je, que ces deux traits :
Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Et
Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour.
Mais quant à l'or et à la grandeur, qui sont des divinités pour, devenir des asyles, des asyles de soucis dévorants qui à leur tour deviennent des vautours que le fils de Japhet représente sur son sommet, triple ! oh! cela c'est du galimatias
Pour le coup, je crus qu'il allait me dévorer ! Heureusement, la séance était finie et tout le monde se leva. Mais il me rejoignit à la sortie et me dit nettement : « Est-ce que vous avez la prétention de connaître la Fontaine mieux que moi? — Sans aucune espèce de comparaison, répondis-je gaiement.
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— En vérité ? — Oui, en vérité! Et cela par une excellente raison, c'est que vous lisez la Fontaine tout bas et que je le lis tout haut. — Oh! le bel argument! — Voulez-vous que je vous prouve qu'il est excellent? — Oh oui, par exemple! » Et nous voilà tous deux descendant le long du quai, bras dessus, bras dessous, et causant. « La Fontaine, repris-je, n'a t—il pas écrit presque toutes ses fables en vers libres?... — Sans doute, eh bien? — Eh bien, qu'est-ce que les vers libres? — Le mot "dit la chose. Les vers libres sont des vers rimés et non rhythmés. — Erreur! les vers libres ont un rhythme comme les vers alexandrins, comme les vers des strophes, seulement c'est un rhythme caché. Ils obéissent à une règle mystérieuse, mais réelle, que vous ne trouverez dans aucun traité de rhéthorique, mais qui est écrite dans l'imagination de tous les poètes de génie. Voilà pourquoi les
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vers libres du dix-septième siècle sont excellents, et ceux du dix-huitième, sauf quelques pièces de Voltaire, médiocres; les poètes n'ont pas deviné le secret. — Et quel est ce secret? reprit plus vivement M. Cousin, toujours prêt à prendre feu pour tout ce qui touchait à l'art d'écrire, et sensiblement radouci en me voyant immoler le dix-huitième siècle au dix-septième. Quel est ce secret? En quoi consiste cette règle? Expliquez-moi ce rhythme caché. • — Ce n'est pas très-facile; pourtant!... Avezvous quelquefois monté à cheval? — Pas beaucoup ! — Diable!... Avez-vous entendu quelquefois prononcer les noms de deux fameux écuyers, M. Baucher et M. d'Aure? — Oh! je vous en réponds! Quand j'étais ministre, au Conseil, nous avons eu des discussions interminables pour savoir lequel des deux on placerait à la tête de l'école de cavalerie de Saumur. Le ministre de la guerre était pour M. Baucher. Le général X... était pour M. d'Aure... Pourquoi? je l'ignore..
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— Eh bien, je vais vous le dire, et en vous le disant, je vous expliquerai la théorie des vers libres. — Parbleu ! dit-il en riant, voilà qui est original! De la poésie dans ses rapports avec I'équitation. Voyons. — M. Baucher était par excellence l'écuyer de manège. Rien de plus intéressant que de voir dans un manège un cheval monté, c'est-à-dire dompté par M. Baucher. Quelle puissante domination de l'homme sur 1 animal! Frémissant, superbe, mais vaincu, ce cheval n'avait pas un muscle qui n'obéît; l'écume qui le couvrait, ses narines qui s'ouvraient et se fermaient en palpitant, le réseau de veines gonflées qui se dessi naient sur son corps, tout trahissait sa force et sa fiévreuse impatience. N'importe ! il fallait que chacun de ses mouvements fût rhythmé, que toutes ses allures fussent dociles, et qu'enfermé dans le cercle inflexible de ces deux jambes de fer, son énergie elle-même fût encore de la subordination! — Soit! me dit mon interlocuteur; mais je ne vois pas....
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— Attendez. M. d'Aure, au contraire, était le cavalier du cheval ce qu'il monté en plein air. sa monture, Quelle différence! Ce qu'il lui faut à lui, c'est l'espace; demande à c'est le déploiement de toutes ses forces : il ne la retient pas, il ne la contraint pas, il la lance à toute bride, et à les voir ainsi passer tous deux, le cavalier et le cheval, cheveux et crinière au vent, l'œil en feu, dévorant le chemin, franchissant haies et fossés, on serait tenté de croire qu'il n?y a là qu'un maître, et que ce maître est le cheval. Pourtant ce maître a un guide : la main qui l'excite est en même temps la.main qui le dirige; son cavalier, il est vrai, lui laisse l'initiative, l'écoute, trouve plaisir à se lier à tous ses mouvements, mais sans abandonner jamais ni la rêne qui conduit, ni le frein qui peut retenir; et tandis que le cheval de M. Baucher est toujours puissant, quoique captif, celui de M. &Aure est toujours docile, quoique indépendant. — Ah! je comprends, me dit M. Cousin en riant, selon vous, le cheval de M. Baucher, c'est levers alexandrin, ou le vers de strophes....
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— Précisément! Et le cheval de M. d'Aure est le vers libre. En effet, dans le vers libre, l'artiste, au lieu d'enfermer l'essor de son inspiration dans un cercle tracé d'avance, l'abandonne à son mouvement naturel, la suit dans tous ses détours, l'exprime dans toutes ses mobiles physionomies, changeant de rhythme à mesure que la pensée change elle-même de caractère, et il arrive ainsi à rendre avec plus de justesse et de vérité une foule de sentiments délicats, fins et gracieux. Mais il faut que cet abandon ne soit jamais de la mollesse. L'artiste, d'autant plus sévère vis-à-vis de lui-même qu'il n'a pas d'autre maître que lui, doit donc relever le laisseraller du rhythme, soit par une plus grande richesse de rimes, soit par une plus grande justesse d'expression, de sorte qu'on sente toujours la fermeté sous la grâce et l'art sous l'abandon. Le vers libre n'est pas un fleuve sans rives, mais un fleuve à rives sinueuses et flexibles. — Votre théorie est assez séduisante. Mais appuyez-la de quelques exemples, montrez-moi quelque passage où le poëte ait dit avec le vers
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libre ce qu'il n'aurait pas pu dire avec le vers régulier. ; — Prenez ces délicieux vers de Psyché :
Vous soupirez, seigneur, ainsi que je soupire, Vos sens comme les miens paraissent interdits, C'est à moi de m'en taire, à vous de me le dire, Et cependant c'est rnoi qui vous le dis.
Rien de plus facile que de donner à ce dernier vers la même mesure qu'à ceux qui le précèdent, il suffirait d'ajouter un « seigneur » et de dire :
Et cependant, seigneur, c'est moi qui vous le dis.
Essayez-le, et vous verrez disparaître du même coup tout le charmant laisser-aller de cet aveu. — C'est vrai!... Un autre exemple. — La Fontaine n'est qu'un long exemple. Sa mobile et charmante imagination n'a trouvé que le vers libre qui pût rendre toutes les variations de sa pensée. Voyez ces six vers du Paysan du Danube :
Craignez, Romains, craignez que les dieux quelque jour Ne transportent chez vous les pleurs et la misère, Et mettant dans nos mains, par un juste retour,
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Les armes dont se sert sa vengeance sévère, Il ne vous fasse en sa colère Nos esclaves à votre tour 1 Conment ne pas admirer cet art merveilleux qui termine la période solennelle et noblement menaçante des quatre premiers alexandrins par ce coup rapide et terrible de deux vers de huit syllables, et qui relève encore cette fin par le rapprochement inattendu et irrégulier des deux rimek féminines sévère et colère? Supposez, en effet, que le poëte ait mis ce que la symétrie semblait ordonner : Il ne vous fasse à votre tour
Nos esclaves en sa colère,
et tout l'effet est détruit. — C'est vrai! reprit M. Cousin vivement. Mais Comment ces réflexions vous sont-elles venues ? — Je vous l'ai dit, par la lecture à haute voix! la vdix est une révélatrice, une initiatrice, dont la puissance est aussi merveilleuse qu'inconnue. — Je ne vous comprends pas.
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— Vous allez me comprendre. Une célèbre actrice du siècle dernier, Mme Talma.... — Je l'ai vue, reprit vivement M. Cousin. Quelle âme ! quelle force de sensibilité ! — Eh bien ! Mme Talma raconte dans ses mémoires qu'un jour, où elle représentait le personnage d'Andromaque, elle se sentit si profondément émue, que des larmes coulèrent, nonseulement des yeux de tous les spectateurs, mais de ses propres yeux. La tragédie terminée, un de ses admirateurs s'élance dans sa loge, et lui prenant la main : a Oh ! ma chère amie, c'était admirable ! C'était Andromaque elle-même ! Je suis sûr que vous vous imaginiez être en Épire, être la veuve d'Hector. — Moi, réponditelle en riant, pas le moins du monde ! — Pourtant, vous étiez véritablement émue, puisque vous pleuriez! — Sans doute, je pleurais! — Sur qui! Sur quoi! Qui vous faisait pleurer! — Ma voix! — Comment, votre voix! — Oui, ma voix ! Ce qui me touchait c'était l'expression que ma voix donnait aux douleurs d'Andromaque, non pas ces douleurs elles-mêmes. Ce frisson nerveux qui parcourait tout mon corps, était la
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secousse électrique produite sur mes nerfs par mes propres accents. J'étais à la fois actrice et auditrice. Je me magnétisais moi-même. » — Quel fait étrange! s'écria M. Cousin. — Et quel trait de lumière sur la puissance de a voix ! — Voilà un phénomène psychologique que dans mes études je n'avais jamais entrevu. — Oh! repris-je en riant, c'est que, comme le dit Shakespeare, « il y a dans la nature, Horatio, bien des choses qui vont plus loin que toute philosophie! » Ajoutez que cette particularité n'est pas propre à Mme Talma seule. Mlle Rachel m'a dit un jour cette phrase que je n'ai jamais oubliée!... Elle récitait des scènes de tragédie dans les jardins de Potsdam devant l'empereur de Russie, l'emperèur d'Allemagne, le roi de Prusse, et plusieurs autres souverains. « Ce parterre de rois, me dit-elle, m'avait électrisée. Jamais je n'ai trouvé d'accents plus puissants, ma voix enchantait mes oreilles! — Oh ! elle vous a dit cela ! — Textuellement; ce n'est pas tout. Un de nos premiers artistes vivants, m'a souvent répété
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qu'il n'arrivait à cette puissance de pathétique qui émeut si profondément l'auditoire, qu'en apprenant ses rôles tout haut. C'est sa voix qui l'électrise et le guide. Ainsi s'explique un fait, ce semble, inexplicable. On cite des acteurs sans esprit et dont le jeu est spirituel. — C'est impossible ! — J'en ai connu! Oui, j'ai vu des interprètes médiocres d'intelligence et de cœur, qui, une fois sur la scène, vous faisaient pleurer et penser. Pourquoi? c'est que leur voix est intelligente
I pour eux, émue pour eux, spirituelle pour eux. I \ I Condamnez-les au silence, ils retombent dans I leur nullité naturelle. Il semble que dans leur
gosier, se trouve une petite fée endormie qui s'éveille dès qu'ils parlent, et qui, les louchant alors de sa baguette, suscite en eux des puissances inconnues. La voix est un acteur invisible caché I dans l'acteur, un lecteur mystérieux caché dans le lecteur.... et qui leur sert à tous deux de souffleur. Je livre, mon cher philosophe, ce problème à vos méditations, mais j'en tire cette conséquence que vous m'accorderez, j'espère, c'est que tout inférieur que je vous sois à tant d'égards, je
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puis mieux connaître la Fontaine que vous, par cela seul que je le lis tout haut. — Soit ! reprit mon interlocuteur en souriant, mais qui me dit que vous ne prêtez pas à la Fontaine et aux autres grands hommes que vous interprétez, des intentions qu'ils n'ont jamais eues? — Je vous répondrai par un mot de Corneille. On lui montrait un jour quelques vers de lui un peu obscurs et on lui en demandait le sens précis. « Quand je les ai écrits, répliqua-t-il ingénument, ils étaient très-clairs pour moi; aujourd'hui je ne les comprends pas mieux que vous. » Vous le voyez, il y a dans l'œuvre des maîtres certaines parties mystérieuses pour eux-mêmes. Ils y mettent d'instinct, dans le feu de la création, des intentions dont ils ne se rendent pas compte, et qui n'en sont pas moins réelles. Le génie a ses inconsciences, comme la beauté, comme l'enfance. Lorsqu'un enfant vous enchante par la naïveté de son sourire, il ne sait pas que son sourire est naïf. L'est-il moins pour cela? Eh bien, un des plus réels avantages de la lecture à haute voix est précisément de vous révéler dans
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les chefs-d'œuvre une foule de petites nuances ignorées du peintre même qui les y a jetées. Par là, cet art pourrait devenir un puissant instrument d'éducation. C'est souvent un excellent professeur de littérature qu'un grand maître de diction. » Nous nous séparâmes là-dessus, M. Cousin et moi, et il voulut bien dire un mot qui me rendit très-fier sortant d'une pareille bouche : « Merci, mon cher ami, vous m'avez appris quelque chose. »-
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CHAPITRE VIII
UNE
LECTURE
CHEZ
UNE
GRANDE
TRAGÉDIENNE
J'ai essayé de peindre quelques-uns des plaisirs de l'art de la lecture. Jè voudrais finir par deux faits personnels et frappants : l'un où mon faible savoir de lecteur m'a rendu un immense service; l'autre où il a eu pour moi sa part dans une très-intime joie de cœur. Voici le premier : Advienne Lecouvreur avait été composée pour Bille Rachel, sur sa demande, je pourrais dire à sa prière. Mais les quelques mois que nous employâmes à écrire la pièce, Mlle Rachel les employa à s'en dégoûter. Changeante par imagination, par nature, elle l'était encore par faiblesse; elle consultait tout le monde., et tout le monde
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avait action sur elle. Il suffisait des railleries d'un critique pour la désenchanter de l'idée qui 1 ui souriait le plus cinq minutes auparavant; c'est ce qui arriva pour Advienne. Les donneurs de conseils lui firent peur de cette excursion dans le drame; Hermione et Pauline consentir à parler en prose ! La fille de Corneille et de Racine devenir la filleule de M. Scribe! C'était une profanation! ■ Le jour de la lecture, Mlle Rachel arriva donc au comité, résolue à refuser le rôle. L'assemblée était au grand complet; les actrices, car elles jouissaient alors du titre de juges, se mêlaient aux acteurs, et un certain air d'aréopage, répandu dans l'assemblée, m'inspira, quand nous entrâmes, un fâcheux pressentiment. Scribe prit le manuscrit et commença la lecture : je m'enfonçai dans un fauteuil, et j'observai. Alors se déroula devant moi une double comédie, la nôtre d'abord, puis celle qui se jouait silencieusement dans le cœur des sociétaires. Vaguement instruits des dispositions secrètes de leur illustre camarade, ils se trouvaient dans une position délicate. Un ouvrage écrit pour Mlle Rachel, et que Mlle Rachel ne voulait plus jouer, pouvait
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devenir un grave sujet de difficultés, voire même de débats judiciaires, s'il était reçu par le comité. Le comité suivit donc la lecture d'A drienne sur la figure de Mlle Rachel. Cette figure restant absolument impassible, les autres restèrent impassibles de même. Pendant ces cinq longs actes, elle ne sourit pas, elle n'applaudit pas, elle n'approuva pas; ils n'approuvèrent pas, ils n'applaudirent pas, ils ne sourirent pas. Si complète était l'immobilité générale, que Scribe, croyant voir un de nos juges prêt à s'endormir, s'interrompit pour lui dire : « Ne vous gênez pas, mon cher ami, je vous en prie. » Le sociétaire se défendit très-vivement. Ce fut le seul effet de toute la lecture. Je me trompe; il y en eut un autre, ou du moins le commencement d'un autre ; au cinquième acte, à l'avant-dernière scène, Mlle Rachel, saisie malgré elle par la situation, se détacha un peu du dos de son fauteuil, où elle était restée jusqu'alors comme incrustée, et porta légèrement son corps en avant, ainsi que quelqu'un qui écoute, et s'intéresse à ce qu'il entend; mais s'étant aperçue que je m'en apercevais, elle se renfonça immédiatement dans son
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fauteuil et reprit son visage de marbre. La lecture finie, nous passons, Scribe et moi, dans le cabinet du directeur, qui, quelques instants après, vint nous y rejoindre, et nous dit avec une expression de regret que nous acceptâmes comme sincère, que Mlle Rachel ne se voyait pas dans notre rôle, et que, l'ouvrage étant composé pour elle, le comité était d'avis de regarder la lecture comme non avenue. « Autrement dit, répondit Scribe, notre pièce est refusée. Trèsbien ! Tout vient à point à qui sait attendre. » Le lendemain, trois directeurs différents vinrent nous demander l'ouvrage; Scribe aimait les revanches qui ressemblent à des vengeances, il estimait qu'elles doivent être servies chaudes ; il voulait donc accepter; je m'y opposai absolument. « Mon cher ami, lui dis-je, la pièce a été faite pour le Théâtre-Français, il faut qu'elle soit jouée au Théâtre-Français. Le rôle est écrit pour Mlle Rachel, il faut qu'il soit joué par Mlle Rachel. — Mais comment l'y décider? — Je n'en sais rien ! mais il faut que cela soit. Dans le courant de notre travail, où votre part a été si considérable, vous m'avez fait quelquefois l'hon-
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neur de me dire que je comprenais mieux le rôle d'Adrienne que vous ! J'ai toujours senti, en effet, un personnage nouveau dans cette tragédienne qui s'est laissé gagner aux nobles sentiments des héroïnes tragiques qu'elle représente, dans cette interprète de Corneille, à qui la grandeur de Corneille a passé dans le sang ! Eh bien, ce personnage ne peut paraître que sur le théâtre de Corneille ! » Mon accent de conviction convainquit Scribe. Ce ne fut pas sans quelque peine. Les directeurs multipliaient leurs instances auprès de lui; un d'eux nous disait, pour nous décider : « Ma jeune première n'est jamais morte encore sur la scène, et . elle sera si contente d'être empoisonnée ! » Cet argument, si décisif qu'il fût, ne me persuada point; mais six mois s'étant passés sans amener rien de nouveau, Scribe me déclara qu'il ne pouvait pas attendre plus longtemps. — « Je ne vous demande plus que huit jours, lui répondis-je. Vous devez aller passer une semaine à Séricourt, partez ! à votre retour, si je n'ai rien obtenu, je me rends. — Eh bien, d'aujourd'hui en huit, je vous attends pour dé-
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jeûner à onze heures. — A onze heures, d'aujourd'hui en huit.... » Il partit, et moi, voici ce que je fis *. Un nouveau directeur venait d'être nommé au Théâtre-Français ; j'allai le trouver, et je lui tins à peu près ce langage : « Vous savez le refus de Mlle Rachel. Ce refus est-il une faute? Je l'ignore. Mais la forme de ce refus est-elle un tort? J'en suis sûr. On ne rend pas de cette façon, à un homme comme M. Scribe, un ouvrage qu'on lui a demandé; on n'offense pas de cette sorte un maître qui est au premier rang, et permettez-moi d'ajouter, un jeune homme qui n'est pas au dernier. Mlle Rachel doit le sentir, et en souffrir; un talent comme le sien ne va pas sans le sentiment des convenances. Eh bien, il y a un moyen de tout concilier, ses intérêts et les nôtres. Je lui demande, non pas de jouer notre pièce, mais de l'entendre, non
Je serai amené, dans ce court récit, à parler de moi beau-
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coup plus que de Scribe; mais je regretterais beaucoup qu'on y vît de ma part la pensée de m'attribuer le premier rang dans -la composition de notre ouvrage; si nos deux paris pouvaient se mesurer, la sienne serait certainement la plus grande
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pas au théâtre, devant ses camarades, mais chez elle, en présence de quelques-uns de ses amis : elle les choisira elle-même ; elle en invitera autant ou aussi peu qu'elle voudra, et moi j'arriverai seul avec le manuscrit. Si l'ouvrage déplaît à ce nouveau comité et à elle, je remporte la pièce, et je me regarde comme bien jugé. S'il lui plaît à elle et à eux, elle le jouera, elle y aura un grand succès, et elle m'appellera son sauveur. » L'offre est faite et acceptée; Mlle Rachel dit le soir à une de ses amies : « Je ne puis pas refuser à M. Legouvé, mais je ne jouerai jamais cette.... » J'hésite à écrire le mot, tant il fut expressif et peu noble. Rendez-vous fut pris pom le surlendemain; les juges choisis par l'artiste étaient Jules Janin, Merle, Rolle et le directeur du Théâtre-Français. J'arrivai un peu ému sans doute, mais maître de moi pourtant; j'étais convaincu que j'avais raison, et je m'étais bien préparé pour le combat. Voici comment. Scribe était un lecteur admirable, et il avait merveilleusement lu notre pièce devant le comité, sauf en une partie. Selon moi, le rôle d'Adrienne n'avait pas été assez approprié
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par le lecteur à Mlle Rachel ; il l'avait lu avec beaucoup de grâce, d'esprit, de chaleur, mais comme on lit un rôle de jeune première ; la grandeur y manquait un peu, on ne sentait pas assez l'héroïne sous la femme. Or, c'était précisément là le point par lequel on pouvait apprivoiser, acclimater Mlle Rachel à ce personnage nouveau. L'entreprise n'était pour elle ni sans périls ni sans difficultés; il fallait donc lui atténuer les uns et lui aplanir les autres; il fallait lui tracer d'avance, par la façon de dire, la manière de passer d'un emploi à l'autre, et la convaincre que ce qui serait pour le public une métamorphose ne serait pour elle qu'un changement de costume. Voilà la nuance que, selon moi, Scribe ne fit pas assez sentir, et que je m'étudiai pendant deux jours à rendre visible et palpable. J'arrive. Accueil charmant, plein de cette grâce câline qui lui était propre. C'est elle qui me prépare un verre d'eau sucrée, c'est elle qui va me chercher une chaise; elle ouvre elle-même les rideaux pour que le jour soit plus favorable ! Moi qui savais la fameuse phrase.... « Je ne jouerai jamais cette.... là!» je riais en dedans de tout ce
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luxe d'amabilité, d'autant plus que je me rendais bien compte du pourquoi de ce gentil manège!.., Comment, en effet, accuser de mauvais vouloir el départi pris, une auditrice si gracieusement prête à vous entendre? C'est ce que nous appelons au théâtre une préparation. Je commence. Pendant tout le premier acte, Mlle Rachel applaudit, approuva, sourit, fit enfin exactement le contraire de ce qu'elle avait fait au comité. Pourquoi? Oh! pourquoi? Je le devinai sans peine : son thème était fait. Elle voulait donner pour excuse que le rôle ne lui allait pas; or, Adrienne ne paraît pas dans le premier acte, Mlle Rachel ne courait donc aucun risque en louant ce premier acte ; ses éloges mêmes donneraient un air d'impartialité à ses réserves subséquentes, et un air de sincérité aux regrets dont elle accompagnerait son refus. Mais sa finesss était une grosse faute. En effet, dès que ses amis virent ses marques de satisfaction, ils s'y associèrent, leurs mains s'habituèrent à applaudir; le lecteur, encouragé par les applaudissements, s'anima, et j'arrivai au second acte tenant mon public dans ma main, entrant dans l'ouvrage
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toutes voiles dehors et poussé par le vent du succès, par ce souffle électrique que connaissent bien tous les auteurs dramatiques, et qui court tout à coup dans la salle quand la victoire se déclare. Au second acte, Adrienne paraît, en tenant à la main son rôle de Bajazet, qu'elle étudie. Le prince de Bouillon s'approche d'elle et lui dit galamment : « Que cherchez-vous donc encore? » Elle répond : « La vérité ! » Bravo ! s'écria Janin! Oli l oh! me dis-je tout bas, voilà un ami, car après tout, le mot ne valait pas un bravo. Mlle Rachel s'était retournée aussi vers Janin, avec un regard qui semblait dire : Est-ce que c'est un traître? Heureusement l'avis du traître devint bientôt l'avis de tout le monde! Mlle Rachel, surprise et un peu embarrassée de ne pas retrouver son dédain du premier jour, se laissait aller, en y résistant faiblement, à l'impression générale, et se contenta de dire après ce second acte fort applaudi des spectateurs : « Cet acte m'avait toujours paru le plus joli. » Ce fut son dernier simulacre de défense : dès le troisième acte, elle jeta bravement son premier jugement par-dessus le
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bord, exactement comme certains politiques se débarrassent de leurs opinions de la veille; elle applaudissait, elle riait, elle pleurait, en ajoutant de temps en temps : « Ai-je été assez bête ! » Et après le cinquième acte, elle se jeta à mon cou, m'embrassa de tout son cœur et me dit : « Comment n'avez-vous jamais pensé à vous faire comédien?» Le lecteur avait sauvé l'auteur. Ce qui me charma et flatta, car quelque temps auparavant, après avoir entendu M. Guizot à la tribune, elle s'était écriée : « Que j'aimerais à jouer la tragédie avec cet homme-là ! » Le lendemain, à onze heures précises, j'entrais chez Scribe. « Eh bien? me dit-il d'un air goguenard, où enêtes-vous?» Pour toute réponse, je tirai un papier de ma poche et je lui lus tout haut : « Comédie-Française, aujourd'hui à midi, répétition à.'Advienne Lecouvreur.... — Hein! » s'écria-1—il. Je lui contai tout, et un mois après, la toile se levait pour la première représentation. Ce mois m'en apprit beaucoup sur ce qu'il y a souvent d'étrange, de mystérieux dans la diction théâtrale et dans l'interprétation dramatique. Il me revient à la pensée un détail caractéristique sur ce sujet.
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Peu de temps avant la première représentation, on fit relâche au théâtre pour une répétition du soir. Scribe, retenu à l'Opéra par la mise en scène du Prophète, ne vint pas. Les quatre premiers actes nous conduisirent à onze heures ; tout le monde s'éloigna, et nous restâmes seuls, Mlle Rachel, M. Régnier, M. Maillard et moi. Tout à coup Mlle Rachel me dit : « Nous voilà maîtres du théâtre, si nous essayions le cinquième acte que nous n'avons pas encore répété; je l'étudié toute seule, depuis trois jours, je voudrais me rendre compte de mon étude. » Nous descendons sur la scène; plus de gaz, plus de rampe; pour toute lumière, le petit quinquet traditionnel à côté du trou du souffleur où il n'y avait pas de souffleur; pour spectateurs, le pompier degarde dormant sur une chaise entre deux décors, et moi, assis à l'orchestre. Dès le début, je fus saisi au cœur par l'accent de Mlle Rachel; je ne l'avais jamais vue si vraie, si simple, si puissamment tragique; les reflets de ce petit quinquet fumeux jetaient sur sa figure des lividités effrayantes, et le vide de la salle prêtait à sa voix une sonorité étrange; c'était funèbre ! L'acte terminé, nous remontâmes
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au foyer. En passant devant une glace, je fus frappé de ma pâleur et plus frappé encore en voyant. M. Régnier et M. Maillard aussi pâles que moi. Quant à Mlle Rachel, silencieuse, assise à l'écart, agitée de petits frissons nerveux, elle essuyait quelques larmes qui coulaient encore de ses yeux; j'allai à elle, et pour tout éloge, je lui montrai la figure émue de ses camarades, puis lui prenant la main : « Bla chère amie, lui dis-je, vous avez joué ce cinquième acte comme vous ne le jouerez plus jamais de votre vie! — -Te le crois, me dit-elle, et savez-vous pourquoi? — Oui, je le sais ! Parce qu'il n'y avait là personne pour vous applaudir, que vous n'avez pas pensé à l'effet, et qu'ainsi vous êtes devenue, à vos propres yeux, la pauvre Adrienne mourant au milieu de la nuit entre les bras de deux amis. » Elle resta un moment silencieuse, puis reprit: « Vous n'y êtes pas du tout! Il s'est passé en moi un phénomène bien plus étrange; ce n'est pas sur Adrienne que j'ai pleuré, c'est sur moi!... Un je ne sais quoi m'a dit tout à coup que je
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mourrais jeune comme elle; il m'a semblé que j'étais dans ma propre chambre, à ma dernière heure, que j'assistais à ma propre mort.... et lorsqu'à cette phrase: «Adieu triomphes du théâtre! adieu ivresses d'un art que j'ai tant aimé.... » vous m'avez vue verser des larmes véritables, c'est que j'ai pensé avec désespoir que le temps emporterait toute trace de ce qui aura été mon talent, et que bientôt.... il ne resterait plus rien de celle qui fut Rachel ! » Hélas! elle se trompait de bien peu. Bien peu d'années après, elle mourait comme sa sœur Rebecca, et de la même maladie qu'elle, dans un petit village du midi de la France, au Cannet. Elle avait trouvé une hospitalité pleine de sympathie chez un parent de Sardou, dans une villa bizarre, où l'imagination mystique du propriétaire avait accumulé et mêlé les monuments des diverses religions de l'Orient. Tous les meubles étaient des symboles. Le jour où Mlle Rachel arriva, épuisée par la fatigue du voyage, elle n'eut que la force de se jeter sur son lit. Mais s'étant réveillée au milieu de la nuit, elle pousse un cri de terreur! Ce lit où elle était couchée avait je ne sais quelle " * 9.
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forme de tombeau, et en face d'elle, se penchait vers elle une figure de femme qui semblait se baisser pour la prendre. C'était une figure sculptée en bois, qui retenait les rideaux. « La mort ! s'écria-t-elle, la mort! » Et elle se précipita hors de son lit en appelant à son secours! Ses derniers jours se passèrent dans ces alternatives d'illusions et de sombre clairvoyance, qui sont propres aux maladies organiques. Elle disait souvent: «J'espère six heures par jour et le reste du temps je désespère.» Ses souffrances cruelles se traduisaient parfois plastiquement en attitudes pleines de mollesse et d'élégance; attitudes dont elle avait conscience, car jamais, même au milieu des plus violents troubles de l'âme ou du corps, les grands artistes dramatiques ne cessent de se
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ils se
sont à eux-mêmes un éternel spectacle ; si grand que soit leur désespoir, ils y assistent; Mlle Rachel se sentait élégante dans ses poses déjeune malade; elle se faisait l'effet d'une belle statue de la Douleur. Le hasard m'ayant conduit alors au Cannet, je courus chez M. Sardou; je ne pus la voir; mais le lendemain elle me fit écrire une lettre pleine
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des plus vifs remercîments. Cette lettre se terminait par ces mots tout aimables: «Personne ne fait mieux que vous les personnages de femme; promettez-moi de m'écrire mon rôle de rentrée....» Trois jours après, elle était morte. Je me suis un peu laissé emporter par mes souvenirs, mais cette courte digression sur une des plus grandes artistes en l'art de dire, a, ce me semble, sa place naturelle dans cette étude sur la diction ; elle nous amène naturellement au dernier nom illustre que je citerai dans ce travail, et à un de mes plus chers souvenirs de lecteur.
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CHAPITRE IX
SOUVENIR
DE
PONSARD
Fonsard était mourant. Retiré dans sa ville natale où il avait espéré trouver quelque soulagement au mal affreux qui le dévorait, il avait envoyé à l'Académie, de son lit de douleur, son beau monologue de Galilée; il désirait que ce morceau fût lu dans la séance publique du mois d'août. Ce morceau arriva à l'Institut au milieu d'une de nos réunions particulières, on désira le connaître sans tarder; mes confrères me prièrent de le leur lire. Je n'en connaissais pas un seul vers. Rien de plus difficile que de déchiffrer à première vue une pièce de poésie; il se fait alors une triple opération fort compliquée : les yeux,
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l'intelligence et la voix sont tous trois à l'état d'improvisateurs. Les yeux doivent lire à la fois la ligne qu'ils parcourent et la ligne qui suit; l'intelligence, deviner l'ensemble du morceau, sa marche, son caractère, sur le simple début; la voix, produire immédiatement les sons qui répondent aux mots, à mesure que l'intelligence et les yeux les lui envoient. La difficulté est réelle; elle exige une rapidité de conception, une souplesse de voix, une vivacité de regards, qui ne s'acquièrent que par une longue gymnastique antérieure. Il faut avoir fait bien des gammes pour exécuter une sonate de Beethoven à livre ouvert. Pourtant, le croiraiton? il arrive parfois que, sous le coup de cette difficulté même, le lecteur électrisé par l'imprévu de ces beautés qui jaillissent soudainement et une a une devant lui, et surpris comme l'auditeur, se surpasse lui-même dans cette interprétation improvisée; if trouve des accents, il a des audaces, il a des bonheurs que ne connaît pas la lecture la plus habilement préparée. J'entends d'ici ce que vous vous dites tout bas : vous croyez que je vous raconte ma propre histoire, et que
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cette petite dissertation a pour objet ae servir de préface à mon succès de lecteur. Détrompezvous! Je lus abominablement! Mes confrères, ayant voulu me complimenter, je les arrêtai court. « Je ne mérite aucun de ces éloges, leur dis-je, mais j'ai vu ma faute, et à la lecture publique, je lirai bien. » À quoi tenait ma faute? Étais-je le seul coupable, ou l'auteur l'était-il avec moi? Je l'étais seul. Le monologue a cent vingt vers. 11 débute avec majesté : Non, les temps ne sont plus, où reine solitaire, Sur son trône immobile on asseyait la terre; Non, le rapide char, portant l'astre du jour, De l'aurore au couchant nâ décrit plus son tour. Comme un novice, je me lançai à pleine volée dans l'espace, avec ces premiers vers; je montai en ballon, ou pour me servir d'une expression un peu vulgaire, mais expressive, et empruntée à l'équitation, j'imitai le cheval qui s'emporte, je m'emballai ... si bien qu'au bout de quarante vers j'étais fatigué, au bout de quatre-vingts,
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j'étais essoufflé, et quand arriva l'a magnifique péroraison qui demandait toutes mes forces, je n'en avais plus ! je ne trompai mes auditeurs qu'en remplaçant par une chaleur factice, par une rapidité de débit qui simulait l'enthousiasme, ce qui me manquait d'émotion intense et intérieure : j'avais brûlé trop vite ma provision de charbon. J'emportai donc le morceau à la campagne, et, selon mon habitude, je m'en allai au fond des bois pour en commencer l'étude sérieuse. Ce monologue est un voyage à travers l'infini. Il se divise en quatre étapes. La première a pour objet la terre; Galilée la détrône, et la remet à sa place dans le monde. La seconde embrasse notre système solaire, et tout ce que l'œil peut voir d'étoiles. La troisième comprend l'empire sans bornes des nébuleuses. La quatrième peint l'éblouissement de Galilée en face de ces abîmes, et c'est son hymne d'adoration pour le créateur suprême. Il était évident que le lecteur devait faire comme le poëte, monter toujours, et réserver ses plus vigoureux élans pour la fin ; mais comment
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arriver à cette fin par une progression continue, sans fatiguer le lecteur et sans se fatiguer soimême ! Cent vingt vers lyriques de suite, c'est beaucoup, pour celui qui les écoute et pour celui qui les lit!... Yous avez beau rester ému, si votre voix vous trahit, votre émotion ne se communique pas aux autres. Cicéron a dit : Nil citius arescit quam lacrymal...
il a tort. Il y a quelque chose qui tarit plus
vite que les larmes, c'est l'admiration. Pas de monotonie plus fatigante que la monotonie du sublime. Avant tout, il fallait donc trouver dans ce morceau des contrastes, des repos, des oppositions d'ombre et de lumière; il me. fallait descendre de temps en temps de mon char d'Élie. Je commençai d'abord par y monter un peu plus tard. Les vingt premiers vers, très-poétiques d'expression, ne sont pourtant dans le fond qu'une affirmation scientifique. Non, les temps ne sont plus, où reine solitaire.... Je les récitai donc avec force, avec conviction,
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avec autorité, mais sans aucune dépense d'effusion lyrique, comme un fait. Arrive la superbe apostrophe au soleil ; et la peinture de tout le monde sidéral qu'embrasse notre regard :
Soleil ! Globe de feu ! Gigantesque fournaise !
Oh ! là, je ne craignis pas d'ouvrir l'aile, et de lancer la voix à pleine volée jusqu'au moment où nous arrivons aux nébuleuses. Ici changement complet. Le poëte a trouvé, pour représenter ces limbes de l'infini, des mots de clairobscur, des teintes qui rappellent"les toiles les plus vaporeuses de Corot.
Il est, je les ai vus, des nuages laiteux, Des gouttes de lumière aux rayons si douteux Qu'un ver luisant caché dans l'herbe de nos routes Jette assez de lueur pour les éclipser toutes.
Je tâchai de peindre par la voix ce que le poète avait peint par les paroles, de trouver des timbres qui fussent en harmonie avec ces teintes, de faire la musique de cette poésie ! Cette halte dans la demi-ombre, ces notes douces et apai-
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sées avaient le double avantage de me reposer, et de me préparer par le contraste à l'enthousiasme lyrique de la conclusion; mais j'avais d'abord à chercher autre chose encore dans ce morceau : il me restait à peindre l'homme. En effet, qui dit ces vers ? Ce n'est pas Ponsard, c'est Galilée. Il ne s'agit pas là d'une ode sur les découvertes d'un astronome de géniej c'est l'astronome lui-même qui parle. Il parle envers, c'est vrai; mais il raconte une œuvre réelle, son œuvre à lui, c'est donc lui qu'il fallait faire revivre. Je cherchai alors dans ces quatre pages un vers qui fût comme le portrait de Galilée. J'en trouvai trois. Pour les poètes, ce qui résume tout leur culte, tout leur art, c'est le beau. Pour le savant, c'est le vrai! Eh bien! quand je rencontrai dans le début :
Jusqu'au règne du vrai, la science nous hausse;
et plus tard :
Science! amour du vrai!
je donnai une telle force à ce mot : vrai, je le
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détachai si vivement, je le prononçai avec un accent si expressif, qu'il rayonna, pour ainsi dire, au-dessus de tous les autres. On comprit que ce mot était le fond même de l'âme de Galilée. Ce n'est pas tout, au milieu d'une tirade tout étincelante d'enthousiasme, je rencontrai le E pur si muove !
0 terre, notre mère, à peine refroidie, Autour de toi, se meut.... 0 fécond incendie!
Je quittai subitement le ton lyrique pour concentrer sur ce mot autour de toi, se meut, toute l'énergie d'affirmation dont j'étais capable. Et c'est après ces diverses oppositions de tons et d'effets, qu'arrivant avec toutes mes forces à la conclusion, je pus me livrer tout entier, voguer à pleines voiles, dépenser toutes mes économies, et j'entrai triomphalement dans ce cri de triomphe :
Allez, persécuteurs ! lancez vos anathèmes I Je suis religieux beaucoup plus que vous-mêmes. Dieu, que vous invoquez, mieux que vous je le sers Ce petit tas de boue est pour vous l'univers;
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Pour moi sur tous les points l'œuvre divine éclate-, Vous la rétrécissez, et, moi, je la dilate; Comme on mettait des rois au char triomphateur, Je mets des univers aux pieds du créateur 1
Ce travail ne m'avait pas coûté moins de trois jours.... Ce qui m'y avait soutenu ce n'était pas, ai-je besoin de le dire? le futile espoir d'un succès de lecteur, non ? c'était surtout l'ardent désir d'être pour une petite part dans le dernier triomphe de ce mourant, et d'en faire arriver le bruit jusqu'à son lit de douleur. Le succès fut en effet immense; je le lui écrivis. Je lui racontai l'histoire de ma longue étude et comment j'avais vécu trois jours avec son œuvre; je lui détaillai tout ce que j'y avais cherché, tout ce que j'y avais découvert, je tâchai enfin de lui révéler à lui-même quelque chose de nouveau dans ses vers. Sa réponse fut ma récompense. Jamais je n'ai reçu lettre plus pleine de joie, d'émotion, de surprise. «Vous avez, me dit-il, suspendu mes douleurs pendant toute une journée.» Avais-je tort dé vous assurer que les plaisirs de l'amour-propre, et même les satisfactions de l'esprit, n'étaient
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pas les seuls fruits de notre art, et qu'il avait aussi son rôle dans nos sentiments les plus chers. C'est ce qui fait que je lui voudrais voir pour disciples, toute une classe de personnes dont je me reproche de n'avoir pas encore parlé, ce sont les femmes. Notre art leur convient encore mieux qu'aux hommes. Elles tiennent de la nature une souplesse d'organes et une facilité d'imitation qui se prêtent à merveille à tous les arts d'interprétation et par conséquent au talent de la lecture. J'ajoute que ce talent, qui chez les hommes est un instrument de travail, un moyen de succès professionnel, peut se lier pour les femmes à leurs plus douces occupations d'intérieur, à leurs plus chers devoirs de famille. Elles sont filles, sœurs, mères, femmes.... Plus d'une a vu ou verra auprès d'elle un vieux père infirme, une mère frappée d'un grand deuil, un enfant malade : le père ne peut plus lire, ses yeux le lui défendent; la mère ne veut pas lire, son cœur s'y refuse; l'enfant voudrait bien lire, mais il ne le sait pas. Quelle joie pour la jeune fille de pouvoir, à l'aide de quelques pages bien lues, calmer celui qui souffre, consoler celui qui pleure, distraire
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celui qui crie. C'est donc au nom de leurs plus doux sentiments que je leur dirai : Apprenez à lire, et tâchez d'acquérir un talent qui peut devenir une vertu!
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CHAPITRE X
EN SORTANT DE
LA SORBONNE
J'avais fait à la Sorbonne une conférence sur l'étude de la lecture. Le surlendemain je fus abordé, au Palais-Royal, par un magistrat qui, après s'être nommé, me dit : « Monsieur, avant-hier, vous m'avez jeté dans une grande perplexité. J'ai deux fils, je les exerce souvent à la lecture à haute voix, et j'insiste toujours trèsvivement pour qu'ils fassent sentir les liaisons. — Et vous avez mille fois raison, monsieur, m'écriai-je vivement. Rien ne décolore plus la diction, rien n'ôte plus de relief à la lecture que cette manie de supprimer, sous prétexte de naturel, la prononciation des lettres finales qui, établissant un lien entre tous les divers mots,
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donnent à l'ensemble du débit la grâce d'une chaîne élégante. » Mon magistrat me regarda d'un air stupéfait : «Ainsi, monsieur, me dit-il, vous êtes partisan des liaisons? — Partisan résolu. Je les commande et je les recommande toujours. — Vraiment, monsieur! Mais alors, pour-
quoi ne les pratiquez-vous pas ? — Comment, m'écriai-je, je ne les pratique pas! — Du moins les omettez-vous bien souvent!... — — — — trop Qui a pu vous dire? C'est moi qui l'ai entendu. Vos oreilles vous ont trompé ! Oh! c'est impossible, monsieur, j'en ai été surpris pour ne pas en être sûr. Aussi,
monsieur, si le hasard n'avait pas amené notre rencontre, j'étais décidé à vous écrire aujourd'hui même pour vous faire connaître mes scrupules, vous demander une règle, le tout accompagné de quelques-unes des phrases où vous avez supprimé toute liaison, phrases que j'avais écrites en vous écoutant, et que voici. » 11 me tendit son carnet. Je lus ces phrases, je cherchai à me
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rappeler la manière dont je les disais et je me convainquis que mon auditeur avait raison. — Eh bien, monsieur? me dit-il, voyant que je gardais le silence. — Hé bien, monsieur, répondisse, vous m'apprenez ce que je devrais savoir depuis longtemps, qu'on ne se connaît jamais soi-même. Vos observations sont justes. Mais comment suis-je tombé dans la faute que je blâme ? C'est ce que je ne puis m'expliquer. Je vous demande la permission d'y réfléchir. — Mais enfin, monsieur, me dit mon magistrat, que dois-je faire? Quelle règle dois-je suivre avec mes enfants ? Faut-il suivre vos préceptes ou votre exemple ? Faut-il faire sentir les liaisons ou les supprimer ? — J'ai besoin de réflexion pour vous répondre; venez me voir après demain, nous causerons, et, si je' ne me trompe, votre question m'aura mis sur la trace de deux ou trois autres qui s'y rattachent ; il en est des voyages dans les idées comme des herborisations, une plante isolée qui s'offre à vous vous conduit toujours à quelques groupes de variétés semblables qui croissent sur le même terrain. »
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Deux jours après, mon magistrat arriva chez moi et je lui dis : « Je ne m'étais pas trompé : ce petit problème des liaisons n'est qu'une des parties d'une question plus générale. — Quelle est cette question ? — La voici : Faut-il prononcer toutes les lettres écrites ? Aux liaisons, en effet, se rattachent les e muets terminaux, les e muets intermédiaires, les diphtongues finales et enfin les doubles lettres. « Commençons par les e muets. Faut-il dire le charme de l'étude ou le charm' d'l'étude? Dans ce célèbre hémistiche du Misanthrope : Allez! je vous refuse! Faut-il dire je vous r'fuse? ou je vous refuse Dans cette phrase : Les fleurs se renouvellent à chaque saison... Faut-il dire se" renouvellent ou se renouvelé, comme si le verbe était au singulier. Dans le mot appendice, doiton faire sentir les deux p, ou n'en prononcer qu'un ? Enfin, pour en arriver aux liaisons,
doit-on dire : je prétends à mon tour, en faisant sentir l's, ou je préten à mon tour, en la supprimant. Dites-vous : venez ici ? ou vené ici?... Vous le voyez, ces diverses questions n'en font qu'une : faut-il prononcer toutes les lettres
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écrites ?... Avant d'y répondre, et pour pouvoir y
répondre, marquons d'abord la différence profonde qui existe entre l'orthographe et la prononciation, et distinguons ensuite entre l'orateur et le lecteur. — Est-ce que les règles de la diction ne sont pas les mêmes quand on parle ou quand on lit? — Non, certainement, et je tiens beaucoup à ce que vous vous souveniez que vous m'avez entendu parler et non pas lire. Mais occupons-nous d'abord du premier point. « L'orthographe a des règles précises ; manquer aux prescriptions orthographiques, c'est faire une faute inexcusable, puisque c'est désobéir à la maîtresse absolue, à la grammaire. La grammaire est le droit écrit; mais quant à la prononciation, elle ressort aussi du droit coutumier. Participant de la parole et de l'écriture, elle a deux lois : l'usage et la règle, la conversation et le dictionnaire. Prétendre subordonner absolument l'un à l'autre, c'est impossible, mais surtout pour l'orateur. — Pourquoi? — Parce que l'orateur est un homme qui s'a-
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dresse directement à des hommes ; sa personnalité est en jeu ; il parle en son propre nom ; il a besoin qu'on croie en lui; l'abandon, le naturel sont les conditions nécessaires de son succès. Or donc, si l'observance trop exacte des lois orthographiques de la prononciation lui donne une apparence de pédantisme qui fait obstacle à la persuasion, s'il choque l'oreille à force de correction (car l'oreille a ses exigeances particulières, et un rigorisme trop étroit la blesse parfois aulant que l'incorrection elle-même), alors, dans ce cas, l'orateur a parfaitement le droit de se souvenir qu'il a deux maîtres, de tempérer les lois de la grammaire par les lois de l'usage, et d'obéir tantôt à l'un tantôt à l'autre. Cet éclectisme, qui ne doit jamais aller jusqu'à la vulgarité, fait partie de son art. — Autrement dit, me répliqua mon magistrat, la règle, pour l'orateur, c'est qu'il n'y a pas de règles. — Du tout! du tout! je ne parle pas de l'abolition des règles, mais d'une transaction entre la règle et l'usage. Ajoutez que cette transaction tient à des lois psychologiques très-délicates. Je
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voudrais vous les expliquer par un exemple.
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la fin du siècle dernier, la mode parmi les élégants consistait à supprimer, en parlant, nonseulement les e muets, mais IV : « Ma parole d'honneur » se prononçait : « ma pa'ol' d'honneu'. » On cite souvent le mot du duc de Richelieu, apostrophant dans la rue un pauvre diable de balayeur : « Eh! m'sieu le balayeu'!... » à quoi correspondaient ces deux affectations de prononciation vicieuse. Chez les Incroyables, à la pensée que le suprême signe de l'élégance était le débraillé dans le langage, ils supprimaient les r comme les marquis de la Régence se barbouillaienf le nez de tabac. Quant au duc de Richelieu, la suppression de IV n'était qu'une marque de mépris. Il n'aurait jamais dit un grand seigneu. Vous le voyez, la prononciation répond parfois ànos sentiments les plus intimes. L'oubli ou l'observance de ses règles marque, comme un thermomètre, tous les degrés, toutes les nuances du sentiment de l'orateur; sans le savoir, sans le vouloir, il reste dans la correction rigoureuse ou il en sort, selon les idées familières ou élevées, délicates ou fortes qu'il exprime. Vous entendez les
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personnes appartenant au meilleur monde dire dans la conversation, à propos d'un conte ridicule : oh ! c't' histoire, pour : cette histoire ! Prononceraient-ils ainsi, s'il s'agissait de quelque acte d'héroïsme'Non.Il en est donc de la prononciation comme de la physionomie, du geste, du son même de la voix; elle se conforme à la sensation de l'orateur, et je m'imagine que si j'ai choqué le purisme de vos oreilles par la suppression de quelques liaisons (car, enfin, je ne les ai certes pas supprimées toutes, et vous n'avez remarqué que celles que je n'ai pas faites), c'est qu'inconsciemment j'obéissais un peu à l'usage et beaucoup à mon sentiment intime... — Soit, me répondit mon magistrat, je passe condamnation pour l'orateur; mais le lecteur? — Le lecteur a aussi ses immunités, mais restreintes par sa qualité même de lecteur. Il n'est qu'un interprète : c'est la pensée de l'auteur qui en est cause, ce n'est pas la sienne ; il n'a pas pour excuse l'entraînement de la parole; tout ce qu'il dit .est dessiné, gravé; toutes les letlres passent devant ses yeux, et lui rappellent en passant les règles que leur construction représente. Je pose-
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rai donc, comme principe de lecture, qu'il faut marquer les liaisons, prononcer les e muets et, quant aux doubles lettres, faire sentir celles que l'usage ne retranche pas, mais en se souvenant que l'usage décide souvent en souverain. Il y a des consonnes condamnées ; les rétablir c'est toucher au ridicule: je ne conseillerai à personne de prononcer affranchir avec deux ff; approcher avec deux pp; assemblage avec deux ss; mais je dirai toujours immersion avec deux mm; hippo'drôme avec deux pp; illégal avec deux II; c'est affaire de goût, de tact, d'habitude de la bonne compagnie, et parfois aussi d'intelligence poétique. « Essayez donc de lire en retranchant un m ce vers de Corneille, Rome, à qui vient ton bras dHrnmoler mon amant. « Les doubles lettres sont une arme pour l'ironie, pour la colère, pour la grâce elle-même.
voyez
ce que le redoublement de Y s ajoute
d'élégance au mot assoupli, et de mystère au mot assoupi. « Quant aux e muets et aux liaisons, la règle des dérogations permises, ou pour mieux dire
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des tempéraments de la règle, repose sur des faits aussi précis. Il faut distinguer d'abord entre la lecture de la prose et la lecture de la poésie; dans la prose même, il faut distinguer entre les genres : la comédie, par exemple, permet et parfois exige une sorte de négligence qui tient à l'âge ou au caractère des personnages. Un jour, dans une pièce de Mme de Girardin, La joie fait peur, la jeune actrice chargée du rôle de l'ingénue dit, en parlant de fleurs qu'elle avait plantées avec son frère : Nous les avions' plantées-ensemble, en faisant sentir l's. Mme de Girardin bondit sur sa chaise. Pas d's! Pas d's, s'écria-t-elle ! Planté ensemble. Yous n'avez pas le droit de faire de pareilles liaisons à votre âge! Je me moque de la grammaire! Il n'y a qu'une règle pour les ingénues, c'est d'être ingénues ! Cette affreuse s vous vieillirait de dix ans? Elle ferait de vous une Armande au lieu d'une Henriette! Oh! l'affreuse s! « Il faut tenir aussi compte du nombre des auditeurs, de la grandeur de la salle. On ne doit pas lire devant cinq cents personnes comme devant dix, ni devant dix comme devant cinq cents. Le
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petit comité s'accommode d'un certain laisseraller qui donne à la diction la grâce du naturel. Mais une diction plus soutenue, une prononciation plus rigoureusement correcte sont, devant une grande assemblée, une des conditions de la clarté. Une lettre de Voltaire permet au lecteur d'en user plus familièrement avec les e muets et les liaisons, qu'une oraison funèbre de Bossuet. Pourtant, même en lisant Voltaire, il ne s'agit pas de supprimer mais de sous-enlendre, j'insiste sur ce point, car il est fondamental. En réalité, pour un lecteur habile, il y a très-peu d'e absolument muets, et très-peu de liaisons absolument inutiles. Son art consiste à ce que les auditeurs les devinent, les sentent, même quand, lui, il ne les fait pas complètement sentir. La voix possède pour cela des ressources merveilleuses ; le lecteur qui sait son métier emploie, au besoin, une variété de timbres, une multitude de clairs-obscurs; de demi-teintes, de façons de glisser, d'indiquer, d'esquisser, qui établissent mille liens légers entre les mots, et qui, sans donner aucune raideur au discours, lui laissent toutesa force, toutesor harmonie, tout son relief.
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C'est affaire de mesure. Il faut sous-exprimeriez e muets et les liaisons, non pas les supprimer1. Reste la lecture de la poésie, là, pas de concession, la règle doit être inflexible, invariable, draconienne. Le salut des vers est à ce prix. Manquer aux lois de la prononciation, c'est manquer aux lois de la poésie même. Le lecteur qui ne prononce pas les e intermédiaires fait un vers faux. Celui qui retranche l'e muet final, fait un vers masculin d'un vers féminin. Celui qui supprime la consonne placée à la fin d'un mot en face d'une voyelle, fait un hiatus. La versification ne souffre pas seule de ces irrégularités ; elles enlèvent toute son ampleur, toute son harmonie, toute sa richesse à la poésie même: elles en font de la prose. De très-éminents acteurs, et entre autres M. Provost, proclamaient, je le sais, la subordination nécessaire de la prononciation dans la poésie dra1. Voici une phrase charmante de Voltaire sur la réaonnance des e muets : « Ces désinences laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand ies doigts ne frappent plus les touches.
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matique, à ce qu'il appelait la vérité, le naturel. Je me révolte nettement contre cette théorie, au nom de la poésie et du même théâtre. Quand l'art théâtral et la poésie s'unissent pour produire une 'œuvre, la poésie n'est pas une subalterne qui se met au service d'un maître, c'est un souverain qui prête son concours à un souverain allié, mais sans jamais abandonner ni son drapeau ni sa place de commandement, Loin que cette égalité de puissance compromette le succès, la victoire ne peut sortir pleine et entière que de l'union féconde de ces deux forces. Que devient Polyeucte, que reste-t-il d'Athalie, que sont le Misanthrope, les Femmes savantes, le Joueur, si le dédain pour le rhythme, pour la loi des vers, en retranchent l'élément poétique sous prétexte de donner plus de force à l'élément dramatique. Le drame lui-même s'y amoindrit, l'émotion théâtrale s'y perd, car souvent l'émotion naît de l'harmonie même, et l'effet de théâtre n'est parfois qu'un effet de vers. Une tragédie quelconque de Corneille ou de Racine nous en offrirait mille exemples. J'en prends deux ou trois au hasard.
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Dans les vers du Misanthrope que je vous citais : Allez, je vous refuse ! supprimez Ve intermédiaire, et dites comme les trois quarts des comédiens :
Allez, je vous r'fuse !
« L'effet est sec et dur ! Mais appuyez fortement sur cet e prétendu muet, et le refus d'Alceste prend une grandeur presque tragique. «Allez! je vous l'efuse ! « Dans ces vers û'Athalie:
Je viens selon l'usage antique et solennel Célébrer avec vous la fameuse journée.
« Youlez-vous enlever à. ces vers toute leur beauté, toute leur noblesse, prononcez : Célébré avec vous, la fameus' journée. « Dans les Femmes savantes : Mon Dieu ! que votre esprit est d'un étage bas ! sentez-vous tout ce que la prononciation nettement accentuée de l'e final d'étage ajoute d'amer au mépris intime d'Armande?
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« Je m'arrête, parce que j'aurais trop à dire, et je finis cette trop longue dissertation par ce conseil : Prêchez à vos enfants l'observance rigoureuse des lois de la prononciation ; l'usage leur apprendra toujours assez tôt à les violer : forcezles à prononcer trop bien, ils apprendront toujours assez vite à prononcer assez mal. «Je m'arrêtai. Mon magistrat se tut comme quelqu'un qui réfléchit sur ce qu'il vient d'entendre et tâche de s'accoutumer à des idées nouvelles pour lui. Devinant ce qui se passait dans son esprit, j'allais me lever et l'abandonner à ce travail quand il me dit : Les pères de famille ont le droit d'être indiscrets si le désir de mieux remplirleur devoir d'instituteurs est ce qui les guide; j'ai donc grande envie de poursuivre encore l'entretien, et de vous adresser une autre question. -Parlez! vos questions m'ontfait réfléchir, j'ai l'airici d'être le maître, mais je suis aussi l'élève. ~ Eh bien, un de vos principaux arguments en faveur de l'art de la lecture, est le charme qu'il apporte dans les réunions de famille. — En voulez-vous la preuve? lui répondis-je, transportez-vous par la pensée à la campagne
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un jour de pluie; hôtes, amis et parents sont réunis et cloîtrés dans le salon. Il y a deux heures qu'on cause, la conversation languit : il y a deux heures qu'on dit du mal du prochain, médisances et moqueries commencent à s'éteindre; on baille, on tambourine sur les vitres ; à ce moment un des assistants qui lisait s'écrie : Oh! quel fait curieux !— Qu'est-ce donc?— Écoutez, dit-il, et il lit une page ; soudain l'ennui cesse, la conversation se ranime, cette pensée étrangère, en se répandant subitement dans le salon, en a renouvelé l'atmosphère ; c'est comme un flot d'air pur et vivifiant, c'est comme une brassée de bruyère jetée sur un feu qui s'éteint ; plus de petites perfidies mondaines ! plus de puérilités de salon. La lecture a emporté les esprits, les cœurs dans le monde de la science et de la réflexion; il a suffi de cinq minutes de lecture pour tout ranimer, tout épurer, tout réveiller. — Oh ! tout réveiller ! reprit en riant mon interlocuteur, ne savez-vous pas bien que l'effet le plus sûr de la lecture à haute voix, c'est de plonger immédiatement certains auditeurs dans le plus doux sommeil.
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— Hé bien ! répondis-je en riant à mon tour, tant mieux ! Le sommeil n'est-il pas le plus grand de tous les biens, puisqu'il suspend tous les maux? Béni soit donc le pouvoir qui nous endort; ce sont souvent, grâce à lui, nos douleurs qui s'endorment. D'ailleurs, parlons sérieusement. Quand une lecture ne nous réveille pas, c'est la faute du lecteur. Il a mal choisi son morceau. — C'est précisément sur ce point que je veux vous interroger. Les lectures qui plaisent le plus dans les réunions de famille ce sont, vous le savez, les comédies, les drames. Hé bien ! comment faut-il lire les pièces de théâtre ? — Ho ! ho ! répondis-je, voilà une bien grosse question. — Très-grosse, en effet, me répondit mon interlocuteur, je le sais ; car, même pour moi, elle en renferme plusieurs que je vais vous soumettre? Doit-on lire une scène comme si on la jouait? Doit-on lire une pièce entière comme les acteurs la jouent? Doit-on prononcer le nom des personnages chaque fois qu'ils interviennent dans le dialogue, et si rapide que soit ce dialogue ? Enfin, pour tout résumer en un mot, la lecture,
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hors du théâtre, d'une pièce de théâtre ou d'une scène dramatique, n'a-t-elle pas certaines règles qui lui soient propres, et quelles sont ces règles? — Distinguons, répondis-je, — comme on disait dans la scolastique, — examinons chacun de ces points séparément, car chacun a besoin d'une réponse particulière. Je commence par le plus simple : faut-il désigner les personnages par leur nom, à mesure qu'ils interviennent dans l'action? On est là entre deux dangers ; ou nuire à la clarté, ou nuire à l'intérêt. Ne pas nommer les personnages, ou ne les nommer qu une seule fois au début de la scène, c'est s'exposer à ce qu'ils se confondent tous dans l'esprit de l'auditeur; les nommer chaque fois qu'ils reparaissent, c'est rompre le mouvement, c'est couper l'émotion, c'est détruire toute illusion. Voici le moyen terme que j'emploie. S'agit-il d'une scène à deux personnages, rien de plus facile : ces deux personnages sont généralement en contraste l'un avec l'autre, ils diffèrent presque toujours de caractère, de sentiment, d'âge et même quelquefois de sexe ; prenons, par exemple : Horace et Curiace, Célimène et Arsinoë, Vadius et Trissoiin,
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Polyeucte et Félix, Armande et Henriette; hé bien, je désigne chacun d'eux par son nom, au début et aux premières répliques, ce qui n'a pas d'inconvénient puisque la scène n'est pas encore engagée; je tâche même d'accentuer cette désignation, en prêtant à chacun des deux personnages une voix qui lui soit propre et corresponde à son rôle; c'est comme si je lui mettais un costume qui aide l'auditeur à le reconnaître. Cette façon de parler aux yeux avec la voix demande sans doute une certaine souplesse d'organe, mais le caractère du personnage vous y aide, et, cela fait, vous pouvez ensuite pousser vivement la scène en avant, faire jaillir les répliques comme des ripostes d'épée, sans les interrompre dans leur véhémence d'allure, par ces insupportables redites du nom qui rompent à la fois l'harmonie et l'effet. Mais quand la scène comprend plusieurs personnages, ce moyen est impossible. Si exercé que soit votre organe, il ne pourra jamais suffire à représenter à lui seul une telle variété de personnes et de passions, il faut recourir à l'énonciation des noms; seulement l'art consiste alors à ne les prononcer que de temps en temps,
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aux moments utiles, presque à demi-voix, à les noyer enfin adroitement dans le courant du dialogue, comme je vous l'ai indiqué pour les e muets et les liaisons. L'art du lecteur est de faire en sorte qu'ils soient perçus par l'auditeur, plutôt qu'entendus 1 — C'est bien difficile, s'écria mon magistrat. — Sans doute! Mais qu'est-ce qu'un art, sinon le moyen de faire des choses très-difficiles? Yoyons la seconde question que vous m'avez posée. — C'est celle-ci : Faut-il lire dans le monde comme si on jouait ? Un lecteur de salon estil un acteur en habit noir ? — Vous touchez là un point plus délicat encore, car il dépasse le domaine de l'art. C'est une question de dignité personnelle. — Je ne comprends pas bien votre pensée. — Elle demande en effet quelques explications. Le lecteur ressemble à l'acteur en ce sens qu'il produit sa personne devant le public. Comme l'acteur, il s'expose en chair et en os au blâme, aux marques de blâme, et s'y expose même plus directement, car le comédien sur le théâtre joue un rôle, figure un personnage, tandis que quand
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le lecteur paraît devant un auditoire, c'est luimême qui entre en scène. Cette position délicate impose à l'homme du monde des devoirs d'attitude tout particuliers. Sans doute son but principal est de plaire, de se faire applaudir, mais il faut en même temps qu'on le respecte, et, pour cela, il faut qu'il se respecte lui-même. Dire de lui : Quel comédien ! c'est un blâme autant qu'un éloge, car c'est la preuve qu'il n'a pas gardé ce je ne sais quoi de mesuré qui doit faire toujours sentir en lui le gentleman sous le lecteur. De très-illustres exemples protestent contre cette sévérité de principes, on dit que La Bruyère lisait ses Caractères avec une vivacité de diction théâtrale et une impétuosité de gestes qui aurait fait honneur à un artiste de profession. J'ai vu le plus admirable des lecteurs, Charles Dickens, récitant quelques scènes de David Copperfield et de Pick-wick, figurer si vivement la physionomie, la voix, les poses, l'accent du juge, de l'avocat, de l'accusé, qu'il disparaissait absolument derrière les personnages, ce n'était plus lui, c'était eux! Qu'en conclure? que le génie a ses privilèges, qu'il porte ses règles en
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lui-même, et que d'ailleurs Dickens lisait sur une estrade aussi élevée qu'un théâtre, ce qui l'isolait et l'éloignait des auditeurs, circonstance très-importante! mais dans un salon, devant un petit auditoire, sous les yeux des spectateurs, le lecteur ne doit jamais oublier qu'il est un interprète, un intermédiaire, un traducteur, mais non un comédien. — Mais ce respect de la personne ne va-t-il pas singulièrement nuire à l'effet de l'interprétation? le gentleman ne va-t-il pas faire tort au lecteur? ne perdra-t-il pas en succès ce qu'il gagne en considération ? — Au contraire : Et voici un fait bien singulier : lire dans un salon comme si l'on jouait, c'est un moyen sûr de choquer ceux qui écoutent. Les acteurs habiles nous donnent à cet égard une frappante leçon. Écoutez-les lire une scène ou.des vers dans le monde; ils éteignent leurs effets, ils modèrent leurs gestes, ils adoucissent leur voix, ils simplifient leur physionomie, ils s'efforcent enfin toujours de dissimuler l'acteur derrière l'homme du monde.. Des comédiens célèbres m'ont dit avoir plus de peur dans un salon
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que sur le théâtre. Pourquoi? Parce qu'ils sont près des auditeurs et se confondent avec eux. N'avez-vous pas remarqué que telle scène qui n'est que vive sur le théâtre devient choquante dans un salon ? Le Tout près change donc même les appréciations morales; la proximité a donc ses lois, et ces lois vous disent qu'il ne faut pas lire comme si on jouait. Le fameux Lekain fut prié un jour de lire, dans un salon, l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre. Son insuccès fut complet. Il choqua, il embarrassa les auditeurs. Pourquoi ? Parce qu'au lieu de dire cette oraison funèbre, il la joua. Bossuet la jouait peutêtre aussi, lui, mais il était en chaire, ce qui pour lui équivalait à être en scène. Transporté dans un--salon, ce discours devenait un simple morceau littéraire ; il changeait de caractère en changeant de lieu et devait s'accommoder aux convenances du monde, s*ous peine de paraître déclamatoire et déplacé. « Reste le dernier point. Une pièce de théâtre doit-elle se lire comme elle se joue ? Je réponds : Bien lire une comédie et bien la jouer sont deux choses très-différentes. Toute bonne pièce
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de théâtre étant avant tout une œuvre d'ensemble, c'est l'ensemble de l'œuvre que le lecteur doit mettre en lumière. Les détails, les nuances, les finesses de caractère et de style, tout cela doit disparaître dans l'impression générale. Une représentation est un tableau, une lecture est une ébauche ; sans doute l'ébauche doit tenir compte de la diversité des parties, et le tableau n'est, à son tour, qu'une puissante mise en relief de l'ébauche; mais Uimpression produite par une lecture est d'autant forte parfois qu'elle est un peu confuse, et qu'elle nous en laisse deviner autant qu'elle nous en montre ; sur la scène, au contraire, tout doit être clair, visible, combiné, mis à sa , place, et l'effet général résulte précisément de L'exécution parfaite de chacune des parties. Scribe m'en a offert souvent une preuve vivante. Rien de plus dissemblable que Scribe lecteur et Scribe professeur. Lisait-il sa pièce, tout en lui était verve, feu, improvisation, emportement. Ce qui dominait dans son débit, c'était l'impatience fébrile d'arriver au but, la crainte nerveuse de laisser son auditoire se refroidir un moment ! il marchait, il courait, il volait et vous entraînait
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avec lui dans une course qui donnait le vertige! mais une fois les répétions sur la scène commencées, dès qu'il s'agissait pour lui d'enseigner, d'indiquer son rôle à chaque artiste, contraste complet! II s'arrêtait à tous les détails, il indiquait toutes les finesses, il exigeait la reproduction de toutes les particularités de caractère ou de sentiment; le peintre avait remplacé l'improvisateur, l'ébauche disparaissait devant le tableau. « Un second exemple, plus significatif encore achèvera d'expliquer ma pensée. M. Sardou lut, il y a quelques mois, aux acteurs du Vaudeville, sa comédie des Bourgeois de Pontarcy. Le succès de lecture fut immense. Le quatrième acte surtout emporta tous les suffrages. Arrivent les répétitions. L'actrice éminente qui est chargée du principal rôle avait retenu toutes les intonations de l'auteur, et les reproduisit avec la fidélité .d'un phonographe! « Ce n'est pas cela! s'écria Sardou, ce n'est pas cela, du tout ! — Mais, monsieur, c'est ainsi que vous avez lu!— Je ne dis pas non; mais lire et jouer sont deux! Mon affaire à moi, était de faire ressortir la situation, de marquer le mouvement de la scène, de vous faire entrer à
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tous le quatrième acte dans le cœur; j'ai forcé les effets de votre rôle, j'ai chargé votre personnage pour le noyer dans l'ensemble, mais votre travail, à vous, est de le dessiner, de le caractériser ; je l'ai lu avec emportement, il faut le jouer avec calme. » « Cette réponse de M. Sardou répond à cette question, et si, pour en finir avec ce sujet, vous me dites maintenant, peut-on apprendre à bien lire une pièce de théâtre? je vous dirai plus nettement encore : non! cela ne s'apprend pas. « Il y faut le génie, le don naturel. Toutes les étades du monde ne sauraient vous donner cette souplesse d'organisation qui transporte le lecteur dans huit ou dix personnages, lui permet de les figurer tous presque en même temps, et de changer à chaque instant, pendant deux ou trois heures, de voix, de gestes, de sentiments, de passions, d'âge et de sexe : c'est l'œuvre du diable au corps, comme disait Voltaire. Bien lire une pièce de théâtre et surtout une pièce moderne, où le dialogue est si rapide et les chocs des personnages si violents, bien la lire est presque aussi difficile que, de la faire, car il faut peut-être pouvoir la
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faire pour pouvoir la bien lire. Heureusement, Ainsi
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la vertu notre art a ses degrés.
« Une bonne comédie, même lue imparfaitement, peut faire grand plaisir. On applaudit le Tartuffe en province. Lisez donc des scènes, des comédies en famille; appliquez-y les qualités de diction, de correction que vous aurez acquises par l'étude, et vos auditeurs vous diront peut-être : «Nous nous sommes crus à la Comé« die française !» Ma consultation était finie, mon magistrat se lève, puis, semblable aux malades qui, sur le seuil du cabinet de leur médecin, se rappellent tout à coup un détail oublié, il se retourna et me dit : « Une dernière question. — Parlez. — Il s'agit de deux mots qui reviennent souvent dans votre livre, et dont le sens n'est pas clair pour moi. — Lesquels ? — Celui-ci d'abord. Il faut toujours, dites-vous, mettre l'accent sur le mot de valeur Qu'est-ce que le mot de valeur? Est-ce le mot à effet? le
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mot brillant? le mot final? Chez les grands écrivains du dix-septième siècle, il n'y a pas de mots à effet ; chaque mot a sa valeur, où donc placer cet accent? — La réponse est bien simple, il ne s'agit pas ici d'effet de style, d'effet de lecture ; c'est une simple question de bon sens, de clarté, et cette règle s'applique aux pages les plus ordinaires comme aux morceaux les plus éloquents, aux grands écrivains comme aux petits, à un rapport comme à une oraison funèbre, ou à une œuvre poétique. Toute phrase renferme un ou deux mots où se trouve condensé, résumé, le sens de la phrase entière. Il faut prononcer ces mots de façon à les mettre en lumière, et à faire entrer ainsi de force, dans l'oreille et dans l'esprit, la pensée de l'auteur. — Je comprends vos paroles, mais... ■—Mais vous voudriez qu'un exemple vous le fît mieux comprendre? Prenons ce passage de Bossuet : « Sous le nom de liberté, les Ro-, « mains se figuraient un État où personne ne « fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus «puissante que les hommes... » Un lecteur
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inexpérimenté lira cette phrase sévère et simple tout d'un trait, sans accentuer aucun mot; or il y en a deux qu'il est indispensable de détacher des autres, de placer en vedette, pour donner à l'idée toute sa force, c'est le mot liberté et le mot loi, car c'est sur ces deux mots que repose le sens de la phrase. Lisez donc ainsi : Sous le nom de liberté (accentuez nettement, sans emphase, mais avec précision le mot liberté) les Romains se figuraient un État où personne ne fût sujet que de la loi (accentuez de la loi) et où la loi... (accentuez encore) fut plus puissante que les hommes... Ainsi détachés, ces deux mots éclairent la phrase de cette clarté calme qui est tout autre chose que le brillant. C'est la différence du jour et de l'éclair. L'importance de cette règle, vous la comprenez sans peine, mais l'application en est difficile : car le mot de valeur est tantôt le verbe, tantôt le substantif, tantôt l'adjectif. Il se trouve parfois au milieu de la phrase, et, tout en ayant soin de soutenir la syllabe finale, il faut aller chercher le mot de valeur dans les replis où il se cache, le tirer de la foule, et le mettre à sa place au premier rang. Prenons pour exemple l'entrée
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de Narcisse au quatrième acte, quand il vient décider Néron au fratricide : Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste. Le poison est tout prêt, la fameuse Locuste A redoublé pour moi ses soins officieux; Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ! Et le fer est moins prompt à trancher une vie Que le nouveau poison que sa main me confie. « Il y a dans ces six vers deux mots qui en contiennent tout le sens, c'est le mot juste, à la fin du premier vers, et le mot poison, non pas au second vers, mais au cinquième. Toute la scélératesse de Narcisse est dans ces mots. Par le premier, il rassure Néron contre le remords, par le second, il le rassure contre la crainte. Mettez donc l'accent principal sur ces deux mots, sans oublier le cynisme naïf de ce vers : A redoublé pour moi de soins officieux; Elle a fait expirer, un esclave a mes yeuxl « C'est un bon office pour Narcisse, que de faire expirer un esclave ! mais surtout insistez sur Le nouveau poison que sa main me confie.
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« Cet affranchi qui unit tous les vices de l'esclave à toutes les perversités du courtisan, parle de ce poison en amateur, presque en gourmet; Shakespeare n'a rien mis de plus terrible dans la bouche d'Iago. « Enfin, la recherche du mot de valeur est chose si importante, qu'un comédien absolument supérieur dans un genre inférieur le trouva et le plaça un jour dans une dernière syllabe, dans un e muet. Je parle de M. Arnal. Il jouait une scène avec une femme virago, qui avait de grandes prétentions féminines. « Yous me faites l'effet d'un homme, » lui dit-il. Elle lui répond par un soufflet. Le voilà averti. La scène, en continuant, amène sur sa bouche cette autre phrase : « Oh ! vous êtes très-forte. » Que fait-il? Il met tout l'accent sur te, et il l'enlève avec une telle force, que la salle part d'un immense éclat de rire. Avoir tant d'esprit, c'est avoir le génie de la diction. « Arrivons maintenant à votre dernière question, car vous m'en avez promis encore une. — La voici : Un mot souvent répété par vous, dans votre conférence, me jette dans un grand doute, c'est le mot couleur, coloris. Vous dites sans
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cesse, il faut donner de la couleur à la diction. Je comprends bien un style coloré, c'est un style plein d'images, mais que peut être un débit coloré? Yous confondez là, ce me semble, deux ordres de sensations très-différentes. La voix émet des sons, elle n'émet pas de couleurs. L'oreille perçoit des bruits, elle ne perçoit pas de teintes. S'il ne s'agit que d'une similitude, je l'accepte ; mais si c'est une assimilation, je ne la comprends plus, car ce serait admettre que la voix ait à sa disposition les couleurs du prisme, que le lecteur soit un peintre. — Je vous répondrai par un souvenir. J'étais à la campagne avec Gounod ; deux de mes amis viennent me voir, et la conversation s'engage sur la comparaison de la langue française et de la langue italienne, en tant que langues propres à la musique. « Le français, disait un de mes amis, avec ses e muets, ses diphthongues, ses syllabes sourdes fait obstacle au génie même; Rossini maudissait notre langue. La langue italienne, au contraire, est déjà à elle seule une musique; ses mots eux-mêmes chantent ; ses accents variés et expressifs, éclatent dans la phrase comme des
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coups de cymbales, et ses o, ses a répandus à profusion dans les vocables, les font vibrer ainsi que des instruments de concert. » «Gounod écoutait sans répondre, puis, après un moment de silence : « Que penseriez-vous donc, si je vous disais que la langue française offre au compositeur des ressources plus variées que l'italien ? » Nos deux amis se récrièrent. « Du calme, reprit Gounod en riant, et laissez-moi m'expliquer. Certes, bien loin de moi la pensée de nier la sonorité et l'éclat de la langue italienne; mais tout dans la musique est-il donc éclat et sonorité? La langue italienne est une interprète incomparable pour exprimer ce qui est brillant et charmant dans la vie, ce qui est aimable dans les sentiments, élégant dans la douleur, ardent mais un peu superficiel dans les passions. Mais si le compositeur a d'autres visées, s'il veut descendre dans le détail des sentiments, s'il veut rendre les nuances, s'il a quelque répulsion pour le théâtral, pour le convenu, s'il recherche l'intime, le vrai, le profond des choses et des cœurs, qu'il s'adresse à la langue française ! Elle est moins riche de coloris,
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soit, mais elle est plus variée et plus
fine de teintes ;
elle a moins de rouge sur sa palette, j'y consens, mais elle a des violets, des lilas, des gris-perle, des ors pâles que la langue italienne ne connaîtra jamais ! Dans une de mes mélodies, le Vallon, se trouve ce -vers :
Mais la nature est là qui t'invite et t'aime 1
Une cantatrice italienne fort habile vint me chanter ce morceau traduit en italien. Arrivé au mot : che t'ama,... elle enleva avec force la première syllabe... T'ama. « Ah! madame, m'écriai-je, ce n'est pas cela. Pourquoi tant de force sur cet accent ? Éteignez ! Éteignez ! Il ne s'agit pas d'une déclaration d'amour! la nature ne nous aime pas avec tant de passion ! c'est une affection maternelle, contenue !.. .Voilez l'accent ! » Mais elle ne put ni voiler ni éteindre! la loi inflexible de la prosodie italienne la forçait d'enlever le T'ama, et je compris qu'il n'y avait rien de tel, pour rendre ma phrase musicale, que notre petite syllabe modeste, et un peu grise de qui t'aime... C'est une femme en demideuil. » Nos deux amis essayèrent de répondre.
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«Laissez-moi, ajouta-t-il, vous citer un second exemple. Dans Faust, l'air du jardin commence par
Salut, demeure chaste et pure !
On l'a traduit en italien et on a mis : Dimora casta e pura. « Les mots mêmes, les mots traducteurs, ne peuvent pas être plus exacts, plus fidèles; mais le son de ces mots m'a trahi. Casta est le contraire de chaste. Cet accent expansif qui éclate comme une fusée sur casta, détruit tout le mystère, toute la pudeur de mon harmonie ! Ce terrible casta fait trop de bruit autour de la petite maison, elle en trouble le repos... tandis qu'avec mon modeste mot chaste, avec son a un peu terne, et comme (pardonnez-moi cette expression) comme ouaté par cet s, ce t et cet e final, j'arrive à peindre le demi-silence, la demi-ombre qui est l'image de ce qui se passe dans l'âme de Marguerite! Oh ! la langue française! la poésie française ! ne la calomnient que ceux qui ne la comprennent pas ! Elle a des douceurs, elle a des intimités qui répondent à ce que nous ressentons de plus profond ! Savez-vous à quoi je compare
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la langue italienne ? à un magnifique bouquet de roses, de pivoines, de crocus, de rhododendrons,... mais auquel il manque des héliotropes, des résédas, des violettes ! » « Cette comparaison termina l'entretien et répond à votre question ; car, remarquez que tous les mots employés par Gounod pour figurer les tons, sont empruntés au monde des couleurs. Il y a, en effet, un lien intime entre les uns et les autres. Oui les timbres sont des teintes! Et jamais on ne sera un grand lecteur, si on ne parvient pas à revêtir volontairement les mots de toutes les couleurs du prisme, si on ne peint pas avec la voix ! Vous vous rappelez ces admirables vers de La Fontaine.
Un pauvre paysan tout couvert de ramée Sous le poids du fagot aussi bien que des ans, Gémissant et courbé, marchait à pas pressants Et tâchait de gagner sa chaumière enfumée !
Jamais vous ne lirez bien ces beaux vers, si vous vous contentez de les rendre avec le crayon, si vous n'y ajoutez pas la couleur ! Jamais, si vous ne. le peignez pas, vous ne mé rendrez ce pauvre paysan, si souvent rencontré l'automne
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à la campagne,
pliant sous une
charge de
branchages qui le dépassent, enfoui au centre de cette ramée comme un animal dans sa carapace, meurtri par le fagot rugueux, et imprimant chacun de ses pas lourds dans le sol humide... Allongez, allongez la syllabe finale de ramée, pour allonger les branches!... Rendezmoi ces nudosités du fagot par votre voix rugueuse; ayez des tons gris, des tons fumée... pour cette chaumine enfumée. Enfin, c'est un Decamps qu'il faut faire, puisque La Fontaine a fait un Decamps. » Je m'arrêtai après ces mots, en demandant à mon magistrat s'il était satisfait. « Absolument! me dit-il. — Eh bien, moi, repris-je en riant, je ne le suis pas. J'ai besoin de conclure notre entretien par deux observations générales qui en seront à la fois le résumé et l'affabulation. La première c'est que toutes justes, toutes précises que soient, j'espère, ces règles, elles ne sont pas absolues : il faut beaucoup concéder à la personnalité. La lecture, en effet, quand elle interprète les œuvres d'art, est elle-même un art et non pas une science;
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la science est chose absolue, ses commandements n'admettent pas le plus ou le moins. Il n'y a pas deux manières de compter ou de mettre l'orthographe ; mais l'art est essentiellement relatif : relatif à l'artiste, relatif à l'époque, relatif aux circonstances où il s'exerce. Il y a autant de façons de peindre, de chanter, et par conséquent de lire, qu'il y a de lecteurs, de chanteurs et de peintres. Rossini disait un jour d'un de ses confrères!... «Oh! c'est un grand musicien. Vous ne trouvez jamais chez lui des fautes que vous trouverez chez moi! Il est vrai que je exprès! «Voilà le mot vrai! Pour les périeurs, apprendre les règles c'est s'en passer au besoin; mais ils les les ai faites hommes suapprendre à apprennent
d'abord, pour pouvoir les plier ensuite à leur génie. Que le lecteur commence donc par apprendre le métier, puis, qu'il l'oublie pour lire avec son caractère, son tempérament, son organisation. L'individu joue un grand rôle dans le lecteur. « De là un nouveau point de vue, un nouvel intérêt dans notre étude. Elle ne nous offre pas seulement un instrument de critique lit-
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LA
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téraire, c'est aussi un instrument d'analyse psychologique. Bien lire peut nous aider à nous mieux connaître. A quoi aboutit en dernière analyse l'examen des lois de la prononciation, de l'articulation ? Vous l'avez vu, à un phénomène psychologique. Où nous a conduits la question de savoir comment il faut lire dans le monde? A une question de dignité personnelle. Tout dans l'homme part de l'âme et revient à l'âme. Je livre cette remarque à votre esprit d'observation et je serais bien heureux si je vous avais assez profondément inoculé le goût de cet art, pour que vous y trouviez comme moi une jouissance, un travail, un instrument professionnel..., et même, en surplus, dans une mesure restreinte sans doute, mais réelle, un petit moyen de perfectionnement moral. » Pour le coup, j'avais fini, et mon interlocuteur, en me quittant, voulut bien me remercier au nom de ses enfants.
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LA
LECTURE.
CHAPITRE XI
UN
DERNIER
MOT
J'ai dédié cette étude à MM. les élèves de l'École normale supérieure. Écrit pour l'élite de l'Université, ce travail •peut-il aussi convenir aux écoles primaires? Qu'on en juge. Une directrice d'École normale m'a dit que, sur vingt jeunes filles qui sortaient de ses mains pour aller diriger une école primaire, il lui en revenait chaque année deux, quelquefois trois, atteintes d'affections de larynx et forcées de suspendre et même de quitter leur profession. 11 n'est donc personne à qui l'art de la lecture soit plus indispensable, puisque apprendre à lire c est apprendre à respirer, à ponctuer, à ne pas
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se fatiguer, et que l'exercice de la voix est la plus salutaire des gymnastiques ! Fortifier la voix, c'est fortifier l'organisation tout entière; fortifier la voix, c'est non seulement développer la puissance vocale, mais encore la force des poumons et du larynx. En voici une preuve. Avant 1848, M. Fortoul fut nommé professeur dans une Faculté de province. Il hésitait à accepter ; la susceptibilité maladive de son gosier lui faisait craindre les fatigues du professorat. « Acceptez, lui dit son médecin, le maniement public de la parole dans une grande salle raffermira votre organe, si vous apprenez d'abord à parler. » Il accepta, il travailla, il parla, il réussit, et, au bout de l'année, il se trouva avoir gagné 4000 francs pour s'être guéri. Ce qui est vrai pour la partie technique de l'art de la lecture, l'est également pour la partie intellectuelle. Quel puissant et nouveau moyen d'action du maître sur les classes populaires et rustiques, s'il peut les initier peu à peu, grâce à la lecture, à une intelligence même imparfaite de quelques-uns de nos chefs-d'œuvre ! N'est-ce donc pasi aussi une leçon d'histoire de France
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LA
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qu'une leçon sur le génie de la France ? N'est-ce pas notre devoir de multiplier, de resserrer sous toutes les formes les liens qui attachent le peuple aux gloires intellectuelles de la patrie ? N'a-t-il pas, lui aussi, une imagination, une pensée, un cœur ? Sachons le bien ! Il n'y a de progrès réel, en éducation, que celui qui commence par l'enfance et par le peuple et, dans un État démocratique, tout étant fait par tous, tout doit être fait pour tous.
�TROISIÈME PARTIE
LA PROSE
Qui ne se rappelle le vers de La Fontaine à propos de la fable :
La feinte est un pays plein de terres désertes, Tous les jours, nos auteurs y font des découvertes.
Eh bien, c'est l'histoire de toute idée de progrès. On y découvre toujours du nouveau. Le sujet vous semblait épuisé, vous pensiez avoir dit tout ce que vous aviez à dire ; soudain, vous apparaît un nouveau point de vue, et vous voilà ressaisi par ce travail auquel vous croyiez avoir dit adieu. Ainsi m'arrive-t-il pour l'art de la lecture. Les observations des critiques, le jugement du public, mes propres réflexions, m'ont montré un côté de la question que je n'avais pas fait qu'entrevoir, et qui en est un des points 12.
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fondamentaux. Il ne s'agit pas moins que d'un changement de méthode, qui complète nos précédentes études en donnant à l'enseignement même une autre base. Il y avait plusieurs mois déjà que cette idée me tourmentait, et je sentais le besoin d'un conseil ; or, quand j'ai un scrupule de ce genre, je vais frapper à la porte d'un des maîtres les plus aimés et les plus honorés de la jeunesse, je me dirige vers la rue d'Ulm; j'entre dans ce cabinet où depuis huit ans tant de professeurs futurs onl trouvé un avis utile, un appui efficace, une direction salutaire, et je n'en sors jamais sans voir plus clairement ce qui est juste; je dis... juste dans les deux sens, car ce beau mot a le privilège de s'appliquer à la fois à nos deux consciences, à notre conscience littéraire et à notre conscience morale ; il signifie justice et justesse; ne semble-t-il pas que ces deux mots soient comme la définition de celui... que je n'ai pas besoin de nommer? J'entre donc chez lui et je l'aborde en lui disant : « Je viens encore vous demander une consultation sur l'art de la lecture.
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— Voyons, me répond-il en riant, Gros-Jean vous écoute. — Un grand nombre de professeurs font commencer leurs élèves par la lecture des vers. S'agit-il des enfants? on leur enseigne à dire des fables, des apologues, ou des moralités composées pour eux, et qui, disons-le en passant, constituent bien la plus abominable, la plus niaise, la plus plate et la plus irritante littérature poétique, ad usum infantise corrumpendse. « S'agit-il de jeunes gens? ce sont des scènes de tragédie, des tirades de Molière, des morceaux de Victor Hugo. S'agit-il des femmes? Lamartine, Manuel, Coppée, Sully-Prudhomme, Deroulède, font les frais de l'enseignement. Cette méthode est-elle bonne? et trouvez-vous que les professeurs aient raison ? — Et vous ? me dit-il en souriant. — Je ne vous prie pas de m'interroger, mais de me répondre. — Je vous réponds. Si vous me demandez mon opinion, c'est que la vôtre est faite. Si vous me dites : Les professeurs ont-ils raison, c'est que vous trouvez qu'ils ont tort.
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— Ah ! le terrible psychologue, qui va toujours fouiller au fond des mots pour découvrir ce qui s'y cache. Pourtant mon sentiment n'est pas aussi absolu que vous le croyez. Selon moi, on n'a vraiment le droit de dire qu'on est de son avis, qu'après l'avoir soumis, cet avis, à l'épreuve des avis contraires. Je viens donc à vous pour être contredit ; c'est le choc des idées qui produit la lumière. — Eh bien, soit! répondit-il. Battez le briquet sur ma vieille tête de philosophe, nous verrons bien ce qui en sortira. Mais, pour commencer tout de suite mon métier de contradicteur, je vous dirai que, d'instinct, je crois que les professeurs ont raison de faire ce qu'ils font. — Pourquoi? — Parce qu'ils le font. Cette habitude constante n'est peut-être pas une pure routine. Je ne méprise pas tant qu'on le fait aujourd'hui les vieux errements. Il y a du bon dans les anciennes recettes médicales, elles guérissent parfois mieux que les remèdes nouveaux. Qui sait donc si cette habitude des professeurs de lecture, ne part pas d'une connaissance plus approfondie
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de la nature de l'enfance? Qui sait si les maîtres ne débutent pas par la poésie, parce qu'ils ont remarqué que la musique des vers, les rimes, le rythme, les images, gravaient plus facilement les idées et les mots dans l'intelligence des enfants? Les sensations jouent un si grand rôle chez eux! Les sens sont leurs grands instruments d'éducation. Ils récitent et retiennent sans doute mieux les vers, parce que les vers les amusenl davantage, et pourquoi les amusent-ils davantage? Parce qu'ils parlent une plus jolie langue à leurs oreilles ; or, s'il en est ainsi, ce que vous blâmez comme une erreur de méthode, n'est peut-être qu'une méthode supérieure. — J'accepte votre raison pour une moitié de vérité, mais il faut la compléter par une autre que je crois plus exacte. Tout progrès se ressent longtemps de son point de départ, et le caractère du début se retrouve en partie dans les derniers développements de ce progrès. Or, au commencement, qu'était l'art de la lecture? Qu'est-il encore aujourd'hui pour beaucoup de bons esprits ? Un art d'agrément, un art de luxe, un moyen de briller, un instrument de succès : de là, dans l'en-
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seignement, la préférence naturelle donnée à la lecture des vers, parce qu'elle prépare à l'élève des bravos de salon et de petits triomphes d'estrade. Mais aujourd'hui, le but étant changé, la méthode doit changer aussi. L'art de la lecture aspire aujourd'hui à passer de l'état d'art d'agrément à l'état d'art utile, ou, pour mieux dire, à devenir un art utile sans cesser d'être un art d'agrément; la lecture prétend, au lieu de rester le privilège de quelques-uns, devenir le besoin et le droit de tous ; elle veut, au lieu de se confiner dans l'éducation élégante des familles riches, s'étendre à toutes les éducations; elle frappe à la porte de l'Université et des écoles, elle réclame sa place dans les professions libérales. Eh bien ! elle n'atteindra ce but, qu'en commençant par la prose, en continuant avec la prose, en portant prose. surtout sur la
— Pourquoi ? Si j'ai bien lu votre livre, vous divisez l'enseignement en deux parties. La partie technique, qui comprend les règles, constitue le métier, et peut s'appeler la grammaire^de la diction ; puis la partie littéraire, qui forme l'art
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proprement dit, et que je comparerais volontiers à la rhétorique. — Précisément. — Eh bien, l'avantage de l'étude de la diction poétique, c'est de réunir à la fois l'art et le métier. Les vers, comme la prose, ne réclament-ils pas la connaissance des principes fondamentaux de la lecture ? En vers comme en prose, ne faut-il pas que le lecteur sache respirer, articuler, prononcer, ponctuer ? De plus, n'est-il pas nécessaire qu'il soit ému, et qu'il émeuve, qu'il soit enthousiasmé, et qu'il enthousiasme; qu'il soit presque poète pour être tout à fait lecteur ? Quoi donc de plus heureux pour un élève que cette double leçon à recevoir, que ce double but à poursuivre? C'est faire d'une pierre deux coups; les professeurs ont donc raison de commencer par la lecture des vers, puisque ainsi l'élève apprend par surcroît à lire la prose. Que répondez-vous à cela? — Que cela renferme presque autant d'hérésies que de mots. — Ah ! ah ! répondit gaîment mon philosophe, comme votre opinion s'est formée depuis cinq minutes ! Comme vous êtes arrivé vite à être de
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votre avis ! Les contradicteurs, des hérétiques!... Grand merci! — Ce n'est pas moi, mon cher ami, repris-je, qui vous condamne, vous vous condamnez vousmême ! Ce sont vos propres paroles que je vous oppose. N'avez-vous pas comparé la première partie de l'art de la lecture à la grammaire, et la seconde à la rhétorique? — Sans doute. — Eh bien, est-ce qu'on entre en rhétorique avant d'avoir passé par les classes de grammaire? La lecture des vers est un art dans un art. Vous imaginez-vous un chanteur qui voudrait débuter dans la musique par une cavatine ? Il faut avoir été élève pour être virtuose. Pour chanter un morceau de concert, il faut avoir longtemps fait des gammes; or, les gammes de la diction ne se font qu'en prose. — Pourquoi ? posrquoi ? répliqua vivement mon contradicteur. — Parce que le lecteur n'appliquera bien les règles dans les vers qu'à la condition de les avoir apprises à part et auparavant. — Encore une fois, pourquoi?
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— Parce qu'il doit les posséder si pleinement, en avoir le maniement si facile, qu'il les observe sans s'en occuper, sans le savoir; et si vous me demandez encore pourquoi, je vous répondrai : Parce qu'il a autre chose à faire, et que la correction et la clarté, qui sont absolument indispensables dans la diction poétique, y sont absolument insuffisantes. — N'espérez pas me convaincre par vos affirmations. Il me faut des preuves. — Soit ! des preuves ! Et les meilleures des preuves, des exemples. Faisons une expérience décisive. Prenons trois fragments- de poésie; traduisons-les en prose littérale, c'est à-dire sans rien changer aux mots sinon l'ordre, de façon à leur ôter seulement leur caractère de versification. Ce petit travail achevé, nous lirons successivement tout haut chacune de ces traductions, en mettant immédiatement en regard le texte poétique lui-même, et alors, vous verrez si, en passant de la prose aux vers, vous ne passez pas d'un art dans un autre. — A la bonne heure, répliqua mon contradicteur, voilà le combat qui s'anime ! Voilà ma i3
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curiosité qui s'éveille. Voyons votre premier exemple. — C'est le début d'une fable taine. de La Fon-
— Vous allez d'abord me le dire en prose? — Bien entendu. « Tandis qu'un philosophe affirme que toujours nous sommes dupés par nos sens, un autre philosophe jure qu'ils ne nous ont jamais trompés. Ils ont raison tous les deux. La philosophie dit vrai en disant que nos sens nous trompent toujours, tant que nous jugeons sur leur rapport; mais si nous rectifions l'image d'un objet, d'après l'éloignement, d'après l'organe, d'après le milieu, les sens ne trompent personne. » — Comment! La Fontaine a traduit cela en bons vers? — En vers excellents. — Je ne me les rappelle pas. — Je continue : « Qu'est à nos yeux le soleil, si nous le voyons de la terre? Un corps qui n'a guère plus de trois pieds de tour; mais si je le voyais là-haut dans son séjour, il serait à mes yeux comme l'œil de la nature ! »
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— A la bonne heure! Je sens la poésie dans cette image. — Je n'ai pas achevé ! « Son éloignement fait juger de sa grandeur; je la détermine d'après l'angle elles côtés; on le croit plat et mobile, je l'arrondis, je l'immobilise, et la terre marche. » — Mais c'est de la géométrie, de l'astronomie, des mathématiques, tout enfin, excepté de la poésie! — Un peu de patience, je n'ai pas achevé ma citation. « Ma raison rectifie seule le rapport de mes sens; si l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse; ma raison décide souverainement, et, grâce à elle, quoique mes sens me mentent toujours, ils ne me trompent jamais. » Voici notre morceau achevé; eh bien, comment, selon vous, doit-on lire ce passage? — Simplement, correctement, clairement, de façon à bien faire comprendre la justesse du raisonnement. — Après? — Après? Rien. — Ce morceau ne réclame pas, 'selon vous,, d'autres qualités de diction?
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— Non. — Non? Eh bien, écoutez les vers, les vers donl cette prose n'est que le calque fidèle. Les mêmes mots, vous entendez bien, les mêmes, encadrés dans l'hémistiche, vont prendre une autre figurej vont changer de caractère en changeant de place; et vous verrez comme ce qui passait inaperçu se dessine et prend relief, comme ce qui était terne devient lumineux. — Citez! citez!
— Tandis qu'un philosophe assure Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés, Un autre philosophe jure Qu'ils ne nous ont jamais trompés.
D'abord, remarquez l'ordre et la place de ces deux participes dupés et trompés, et de ces deux verbes assure et jure; ils ne sont pas mis indifféremment là où ils sont ; je vous défie d'intervertir leur rang, vous détruiriez la pensée de La Fontaine. Dupés est un terme de mépris qui va bien avec l'assurance de celui qui accuse. Trompés est une parole grave qui va bien avec le serment de celui qui défend l'innocent. Or, le lecteur doit
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on
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rendre ces quatre nuances ; son accent doit avoir dans les deux premiers vers la confiante assurance du dédain, et dans les deux derniers la ferme conviction de l'estime. — La distinction est assez ingénieuse, me répondit mon philosophe, mais n'est-elle pas un peu subtile? — Pesez les mots, et je vous défie de ne pas y trouver ce sens. Je continue :
Tous les deux ont raison, et la philosophie Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont, Tant que sur leur rapport les hommes jugeront. Mais aussi que l'on rectifie L'image de l'objet sur son éloignement, Sur le milieu qui l'environne, Sur l'organe, sur l'instrument, Les sens ne tromperont personne.
Qui ne sentirait tout ce que cette succession de termes, éloignement, organe, instrument, mis en relief par les vers, et comme accumulés l'un sur l'autre, donnent de force et je dirai volontiers de noblesse au dernier vers!... Nous voilà bien loin de la diction coulante et raisonnable de la prose! — il y a du vrai! il y a du vrai!
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— J'arrive à ce que vous avez appelé de la géométrie :
Sa distance me fait juger de sa grandeur ! Par l'angle et les côtés ma main la détermine; L'ignorant le croit plat 1 j'épaissis sa rondeur, Je le rends immobile, et la terre chemine!...
N'est-ce pas un admirable vers que ce dernier vers? Le lecteur ne doit-il pas faire sentir toute l'ingénieuse concision de j'épaissis sa rondeur? Que dirons-nous donc de cette fin :
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse : La raison décide en maîtresse ; Mes yeux, moyennant son secours, Ne nous trompent jamais en nous mentant toujours.
— Voilà une belle citation ! et très concluante! — Attendez ! Je veux une victoire plus complète ! Je n'ai touché qu'un des points de la question. Je n'ai fait que vous montrer comme la diction poétique doit donner aux mots un relief, une valeur, un accent que ne réclame pas la diction de la prose. Mais ce n'est là que du dessin : reste un des grands éléments de la poésie, le coloris. — Voyons le coloris.
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— Deux vers de Racine me suffiront comme argument, et un court entretien avec Mlle Rachel mettra mon argument en action. Elle venait d'achever le second acte de Phèdre. Son succès avait été immense. Je vais dans sa loge. Dès que j'entre, elle vient à moi, et, avec son inquiétude habituelle du jugement d'autrui : «Eh bien! me dit-elle, avez-vousété content? — Oui! sauf dans deux vers dont vous avez fait deux lignes de prose. —Lesquels donc? — Ceux-ci:
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée I
— Eh bien, il me semble que je les ai dits... — Vous les avez dits comme deux vers masculins. Vous avez fermé les deux e blessée et laissée avec un petit accent aigu, sec et bref, qui a ôté aux vers toute leur harmonieuse grandeur. Votre voix était juste sans doute... — Juste et touchante, me répondit-elle assez vivement. — Touchante, soit! mais non poétique. Ces deux vers ne sont pas deux simples vers de sentiment, mais deux vers de coloris, et le coloris
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même ajoute au sentiment. Ne comprenez-vous pas comme ces deux e muets, blessée et laissée, s'associent, en se prolongeant, à la mélancolie de l'abandon!... Et ces deux syllabes sourdes, vous mourûtes, vous fûtes, qu'en avez-vous fait? Vous les avez atténuées, allégées^ dissimulées; c'était les prosaïser. Oui, en prose, vous auriez eu raison, car en prose ces syllabes seraient lourdes; en vers, leur lourdeur fait partie de leur beauté! Tout a sa valeur sous la plume des grands poètes. Ce n'est pas par hasard, croyez-le bien, que Racine a employé ces sons monotones. Quant à moi, je n'ai jamais pu lire tout haut ces deux vers, sans que l'assemblage de.ces longs e muets et de ces deux mots lugubres n'évoquât devant moi, je ne sais quelles perspectives de longues allées pleines de mélancolie et dé silence. Vous, ma chère amie, vous les avez dits comme s'il y avait : « 0 Ariane, ma sœur, de quel amour atteinte, vous êtes morte sur les bords où vous fûtes « abandonnée. » Vous avez fait de la prose.» Won ami garda le silence. Étonné, je lui dis : « Mes deux exemples ne sont-ils pas décisifs?
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Ne vous ont-ils pas démontré qu'il faut s'être assimilé de longue main et par un travail tout spécial les principes de l'art de la lecture, pour n'avoir plus à s'occuper dans les vers que de l'interprétation poétique? — Si vraiment ! vos deux exemples sont excellents. — Eli bien alors, pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? — Parce que je voyais bien que vous en gardiez en réserve un troisième encore meilleur. — Qui vous le faisait croire? — Votre figure et les règles de la ponctuation. Oh! je suis un élève très attentif! Or, vous avez bien mis un point au bout de votre phrase, mais il n'y avait qu'une virgule sur votre physionomie.
— 11 devine tout!
— Vous m'avez appelé psychologue!... Je fais mon métier. — Eh bien, vous avez raison; je ne vous ai parlé jusqu'à présent que du coloris et du dessin : reste dans la poésie, un troisième élément plus mystérieux, plus complexe, plus important eni3.
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core, c'est le rythme. La prose, elle aussi, a le nombre, l'harmonie, la couleur; seule, la poésie a le rythme. N'est poète que celui qui le sent ; n'est lecteur que celui qui le fait sentir. Les strophes, les odes, la poésie lyrique n'obéissent pas seules aux lois du rythme. Chaque espèce de vers a le sien. Les vers libres mêmes ont le leur. Le rythme consiste dans l'emploi et dans le mélange des rimes, dans les césures, dans les enjambements, dans les rejets, dans les mille variétés de coupe que tout véritable poète mêle à la structure de ses vers, pour exprimer l'allure de sa pensée par le déploiement et les ondulations de sa phrase. J'ouvre encore La Fontaine, et je traduis en prose exacte ces huit vers de la fable de l'Homme et la Couleuvre. On demande à la vache quel est le symbole de l'ingratitude, le serpent ou l'homme ? Elle répond : « Fallait-il m'appeler pour cela? C'est l'homme, je nourris celui-ci depuis de longues années. Il n'a passé aucun jour sans nies bienlaits. Tout n'est que pour lui seul. Mon lait et mes enfants le font revenir à la maison les mains^pleines. J'ai
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même rétabli sa santé altérée par les ans, et mes peines ont eu son plaisir pour but autant que son besoin. Maintenant me voilà vieille, il me laisse en un coin, sans herbe. Si au moins il voulaitme laisser paître! mais jesuis attachée, etsi j'avais eu un serpent pour maître, aurait-il pu pousser l'ingratitude aussi loin? » — Ici, je vous arrête, me dit mon ami. Les vers de La Fontaine ne sontpas complètement présents à ma mémoire, je ne les sais pas par coeur, mais cette simple prose a un tel accent de vigueur, elle veut dans le lecteur une si âpre énergie, que je ne vois pas ce que la poésie y peut ajouter, ni quelles qualités autres elle pourrait demander à l'interprète. — Eh bien, écoutez ces vers, lui dis-je, et jugez : *; • *
Fallait-il pour cela, dit-elle, m'appeler? La couleuvre a raison : pourquoi dissimuler ! Je nourris celui-ci depuis longues années; Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées-, Tout n'est que pour lui seul; mon lait et mes enfants Le font à la maison revenir les mains pleines; Même j'ai rétabli sa santé, que les ans Avaient altérée, et mes peines
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Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin. Enfin me voilà vieille, il me laisse en un coin. Sans herbe ! S'il voulait encor me laisser paître 1 Mais je suis attachée ! et si j'eusse eu pour maître Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin L'ingratitude?
N'y a-t-il pas comme un abîme entre ces deux fragments? Ne sont-ils pas à la fois exactement pareils et complètement différents? Pourquoi? Quel élément étranger la poésie y a-t-elle donc introduit ? Le rythme ! c'est-à-dire tout un ordre nouveau de pathétique, de grandeur. Voyez ce passage :
Même j'ai rétabli sa santé, que les ans Avaient altérée ; et mes peines Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Quelle harmonie dans cette césure, placée au huitième pied.... Sa santé... dans cette fin du premier vers... Que les ans... qui se rejoint, par un enjambement admirable, au commencement du second... Avaient altérée... et enfin dans cette reprise soudaine de... Et mes peines... qui porte et répand, pour ainsi dire, la phrase tout entière dans la calme majesté du dernier vers, comme
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un flot d'eau courante tombe dans un beau lac : Et mes peines Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin ! Or, il n'y a pas à s'en défendre, toutes ces nuances du mouvement rythmique, toutes ces sinuosités de la phrase, il vous faut les exprimer par la diction, ou sinon, vous êtes un traducteur infidèle. Et l'on veut que toute cette étude se fasse en même temps que l'apprentissage de l'orthographe, de la diction ! Autant vaudrait se lancer sur le dos d'un cheval de course pour commencer ses exercices d'équitation! Quel autre qu'un écuyer émérite peut gouverner cette noble monture? Quel autre qu'un lecteur rompu d'avance à toutes les difficultés de son art, rendra cet admirable^.. Sans herbe! rejeté tout seul au début du vers. Et ces deux derniers traits : Et si j'eusse eu pour maître Un serpent I... Eût-il pu jamais pousser plus loin L'ingratitude? Où est en effet la beauté incomparable de ces deux vers? dans ces deux rejets, c'est-à-dire dans
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le rythme ! Quelle puissance de réprobation dans « le serpent » et « l'ingratitude » se dressant tous deux ainsi au commencement de l'alexandrin!... Il semble que la longueur même des cinq syllabes... ingratitude, s'ajoutant par l'enjambeménl au vers qui précède, donne au vice les dimensions d'un monstre. Cette fois, mon cher ami, je mets un point. » Je m'arrêtai en effet, en jetant à mon ami un regard assez satisfait et qui signifiait : Il me semble que je ne m'en suis pas trop mal tiré... Pour toute réponse, il me regarda à son tour, mais d'un air ironique. « D'où vient donc, lui dis-je, ce demi-sourire moqueur? — De ce que... faut-il vous l'avouer? de ce que je suis de votre avis depuis que vous avez commencé; je crois même que j'en étais auparavant. — Hein? —-Par exemple, ces vers de La Fontaine sur les erreurs des sens, comment avez-vous pu croire qu'un vieux professeur de philosophie et de rhétorique comme moi, ne les sût pas par cœur?
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— Pourquoi alors m'avoir laissé m'é ver tuer de la sorte? — Pour rendre la conversation plus active et plus profitable. — Sayez-vous bien que si je ne craignais d'offenser votre grave personnage, je serais tenté de vous dire, dans le jargon d'aujourd'hui, que vous m'avez fait poser. —- Du tout... causer! Nous y avons gagné tous deux; moi, en voyant plus nettement, grâce à vous, ce que je ne faisais qu'entrevoir, en cpm-, prenant ce que je ne faisais que pressentir ; vous, en vous formulant à vous-même en traits plus vifs vos propres pensées par le désir de les faire pénétrer en moi ! Vous étiez venu pour battre le briquet sur ma tête, je l'ai battu sur la vôtre!... Aussi, quelle ardeur à m'éclairer, à me réfuter! Vous étiez d'une joie de m'avoir vaincu ! — Mais c'est une trahison ! — D'autant plus grande que je ne suis pas vaincu tout à fait, et qu'il me reste une grosse question à vous poser. — Posez-la.
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— Un peu de patience! J'entends une cloche qui me rappelle à mon devoir de directeur; revenez demain et nous reprendrons la conversation.
SECOND
ENTRETIEN
Le lendemain, j'arrivai exactement au rendezvous, et à peine étais-je assis, que mon philosophe reprit : « Oui, vous m'avez convaincu que la lecture des vers est un art dans un art, vous m'avez convaincu qu'il faut commencer par la diction en prose, vous m'avez fait toucher du doigt les secrets, les lois, les ressources de la diction poétique; mais ma curiosité n'est qu'à demi satisfaite, parce que votre programme n'est rempli qu'à moitié. — Comment? — II vous reste à me démontrer en quoi la diction de la prose diffère de la diction des vers, si elle forme et comment elle forme un art spécial,
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qui a ses lois propres. J'ai entendu répéter à des professeurs éminents du Conservatoire que l'étude de la tragédie est indispensable même aux acteurs de comédie. Pourquoi? Parce que, disent-ils, la riche prose de Molière, la prose élégante de Marivaux, la prose brillante et brillantée de Beaumarchais, n'ont toute leur valeur que dans la bouche de l'interprète qui a passé par l'étude de Racine et de Corneille. — Rien de plus juste. L'élève, en effet, prend dans Britannicus, dans Cinna, dans Athalie, un sentiment de l'harmonie et du nombre qui trouve heureusement sa place dans le Festin de Pierre, dans le Legs et dans le Mariage de Figaro. J'admets donc très bien qu'en face de cette proposition : « II faut apprendre à lire en prose pour bien lire en vers, » on établisse celle-ci : « Bien lire en vers vous aide à bien lire en prose. » — Vous aide, soit, mais comprenez bien ma question : Suffit-il d'étudier Corneille et Racine pour rendre Pascal et Bossuct? Voilà ce que je vous demande. — Je vous réponds sans hésiter : nullement.
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La diction poétique suppose et dépasse la lecture de la prose, mais elle ne la comprend pas tout entière. Qui peut le plus ne peut pas toujours le moins *. La lecture de la prose a, comme le style de la prose, ses préceptes à elle. Dans les deux exemples de La Fontaine que nous avons cités, le lecteur qui dirait les vers comme la prose serait un lecteur incomplet, mais celui qui lirait la prose comme les vers serait un lecteur ridicule. — J'en reviens alors à ma demande. Quelles sont les règles précises, claires, fixes de la lecture de la prose? — Rien de plus malaisé que votre question. Je l'ai posée aux plus éminents professeurs; aucun d'eux ne m'a fait une réponse qui me contentât, aucun ne m'a tiré pleinement d'embarras. — Avouez que vous n'êtes pas aussi embarPourquoi, moins, me dit-on. C'est plutôt autre chose. En somme, les écoliers ne lisent-ils pas moins mal les vers que la prose? A quoi je réponds : Ils les lisent autrement mal, mais non pas, moins mal. La vérité est que le talent de lire les vers est plus rare et plus difficile.
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rassé que vous en avez l'air; vous l'avez trouvée, cette réponse. — J'en ai trouvé une; mais est-elle pleinement satisfaisante, je n'oserais le dire, tant le problème est délicat. Enfin, voici une solution : à vous de juger si elle est bonne. Jl faut d'abord, je crois, séparer les diverses espèces de prose, et avant tout, mettre à part, caractériser à part, la prose dramatique. La plupart des professeurs de diction, appartenant au théâtre, sont naturellement portés à ramener toute lecture de prose à la prose théâtrale. Or, au théâtre, la diction, comme le style, constitue un art particulier. Lire une scène, c'est figurer un ou plusieurs personnages qui ont un certain caractère, un certain âge, une certaine profession, qui sont placés dans une certaine situation, engagés dans une certaine action, et le débit, comme le style, doit exprimer ce caractère, cet âge, cette situation. Fénelon n'a traité de jargon quelques phrases de Molière, que parce qu'il a confondu la prose du théâtre avec la prose du livre. La vérité, tel est le principal objet de la prose théâtrale : de là, ces phrases inachevées, ces
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brusques interruptions, ces ellipses de langage, qui font partie de l'individualité des personnages représentés sur la scène. Les silences sont du dialogue, les petits points sont de la ponctuation, les gestes complètent et remplacent les mots; parfois même la violation des règles de la grammaire est une nécessité, on peut même dire une grâce; ôtez donc à Pierrot, dans le Festin de Pierre, le patois du paysan, et vous enlevez à cette scène tout effet, toute saveur. Un jour, à une répétition d'une pièce de Scribe, je lui fis remarquer dans le dialogue une incorrection grammaticale : « Je le sais bien, mon cher ami, me répondit-il, mais la situation me presse, je n'ai pas le temps d'être correct: c'est ce que j'appelle lestyle économique. » Eh bien, il y a aussi la diction économique, qu'on peut subir comme une exception dans une comédie, mais qu'on ne peut ni poser ni compter comme une règle dans tous les autres genres. Disons donc que, dans le langage, le théâtre occupe une place à part, forme un édifice à part, et laissons-le dans son quartier pour nous concentrer sur la lecture de la prose du livre.
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— On ne peut pas mieux poser la question, me dit mon ami, mais j'avoue, et cette fois sérieusement, que je ne prévois pas trop comment vous la résoudrez. — Permettez-moi de procéder par assimilation et de chercher une définition dans une comparaison. Je dirais donc volontiers que la lecture de la prose est à la lecture des vers ce que la marche est à la danse. Les anciens disaient sermo pedestris, sermo solutus : traduisez sermo par allure, dites allure pédestre, allure libre, et vous aurez l'image de la lecture de la prose. Quel est, en effet, le trait caractéristique de la danse? D'admettre des poses, des pas, des virtuosités de jambes et de bras, où le danseur doit s'arrêter pour marquer les points saillants du pas de ballet. Rien de pareil dans la marche. Le mouvement est un mouvement d'ensemble, un mouvement continu; son but est A'aller, l'allure est le mot qui l'exprime: la marche peut être élégante, impétueuse, languissante, rapide, brusque même, mais sans s'interrompre pour exécuter des exercices chorégraphiques. Le corps qui marche, peut exprimer tous les sentiments
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intérieurs qui se traduisent en attitudes, il peut réaliser toutes les élégances, toutes les grâces, toutes les formes du mouvement, mais à la façon du récitatif dans la musique; c'est une parole mesurée, ce n'est pas du chant. — Votre double comparaison me frappe et me plaît; mais ne pourriez-vous pas la préciser par quelque exemple? Rien n'éclaire autant une discussion générale que les faits particuliers. — En voici deux très curieux, très caractéristiques. Pour vous définir la diction poétique, je vous ai d'abord présenté, sous forme de prose, ce que nous avons lu ensuite sous forme de vers. Eh bien, nous allons faire un essai contraire, commencer par les vers et finir par la prose. Deux de nos plus grands hommes me fourniront deux arguments décisifs. C'est Corneille et Molière, les deux pièces sont le Menteur et le Festin de Pierre. — Prenez garde! me dit mon contradicteur, vous retombez dans le théâtre. — Du tout, j'entre dans une église. La tirade de Molière est un admirable sermon. Par un hasard singulier, ces deux grands écrivains ont traité
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presque identiquement la même scène, avec les mêmes personnages placés dans une même situation. Géronte, le père du Menteur, vient reprocher à son fils, ses mensonges ; don Louis vient maudire les déportements de don Juan. Tous deux sont gentilshommes, et c'est au nom de leur noblesse que tous deux jettent l'anathème à leur fils; seulement le père, dans Corneille, parle en vers, dans Molière il parle en prose ; et cette différence dans la similitude, cette juxtaposition de ces deux chefs-d'œuvre, va mettre en action devant vous les lois, les secrets, les ressources delà lecture en prose. Quelques courtes citations me suffiront pour la scène du Menteur :
Qui se dit gentilhomme et ment comme tu fais, Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais! J'ignorerais un point que n'ignore personne, Que la vertu l'acquiert comme le sang la donne. Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert, Où le sang l'a donné, le vice aussi la perd.
Ces vers (j'en trouverais facilement d'autres
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pareils clans cette scène) sont autant de traits frappés comme des médailles, enchâssés dans la rime comme dans une monture. Ou reprochait un jour spirituellement à un acteur, dont le débit était trop chargé d'intentions, qu'il voulait faire un sort à chacun de ses vers; je défie bien pourtant l'interprète de cette scène, de ne pas mettre en relief ces vers de Corneille, car ils se détachent dans le style comme les plus belles pierres d'un colliers dans un écrin. Prenons maintenant la scène de Molière. Elle est aussi éloquente, aussi élevée, aussi parsemée de traits sublimes, et de pensées ayant une valeur de sentences; mais le discours est en prose, et le débit va changer comme le style.
DON LOUIS
« Je vois bien que je vous embarrasse. Mais, à dire vrai, si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu'il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons l'importuner par nos
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souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées. J'ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles, je l'ai demandé sans relâche avec des transports incroyables; et ce fils que j'obtiens en fatiguant le ciel de vœux est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu'il devrait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d'actions indignes dont on a peine aux yeux du monde d'adoucir le mauvais visage; cette suite continuelle de méchantes affaires qui nous réduisent à toute heure à lasser les bontés du souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis? Ah! quelle bassesse est la vôtre! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance? Êtes-vous en droit, dites-moi, d'en tirer quelque vanité, et qu'avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme? Croyez-vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d'être sorti d'un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes? Non, non, la naissance n'est rien où la vertu n'est pas. Aussi nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres qu'autant que 14
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nous nous efforçons de leur ressembler, et cet éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né, ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu'ils ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage; au contraire, l'éclat n'en rejaillit sur vous qu'à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d'un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu'on signe qu'aux actions qu'on fait, et que je ferais plus d'état du fils d'un crocheteur qui serait honnêtè homme que du fils d'un monarque qui vivrait comme vous. » La lecture seule de cette admirable page n'estelle pas la meilleure leçon de diction de prose? Corneille et Molière font parler les mêmes sentiments, écrivent la même scène ; mais, chez l'un,
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chaque pensée doit être sculptée par le lecteur comme des armes sur un écusson ; chez l'autre, tout doit être entraîné, emporté dans ce grand courant d'éloquence qui coule à pleins bords. Marche ! marche ! nous dit Molière. Et, sans précipiter son débit, sans omettre les nuances et les variétés de tons qui naissent des variétés de la pensée, le lecteur doit toujours se rappeler que, si le poète chante, le prosateur parle, et que le débit, comme le style, réclame avant tout l'abandon, le naturel, le souffle continu de la parole !... Ai-je été clair? M'avez-vous compris? Êtes-vous satisfait? Je vous ai compris, mais je ne suis pas absolument satisfait. La prose de Molière est un modèle admirable, mais non un modèle unique de prose. Ce qui s'applique à lui peut ne pas s'appliquer aux autres écrivains. Pour que votre démonstration fût complète, il faudrait qu'elle portât sur nos différents prosateurs, et nous voilà jetés dans une digression... — Jetez-vous-y sans crainte. La conversation est une promenade sinueuse, les détours y font partie de la route, et il est telle ligne courbe
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qui va au but par un chemin plus sûr et plus agréable que la ligne droite. — J'ouvre donc une parenthèse, dût-elle se fermer un peu tard, et, passant du rôle de contradicteur à celui de collaborateur, je viens vous apporter un argument décisif, selon moi, en faveur de la prééminence de la lecture de la prose. — Quel est cet argument? — L'incomparable beauté de notre prose française. Elle est le fruit propre de notre sol. Les autres nations peuvent opposer des poètes à nos poètes, mais aucun pays n'a produit une prose pareille à la nôtre. Elle a un caractère essentiellement national. L'abondance de ses œuvres est merveilleuse. La variété du génie de ses écrivains est éblouissante. Quand on énumère tous les chefs de cette phalange, on croit assister à un défilé des guerriers d'Homère, tous différents d'allure, d'armes, de caractère, tous semblables par un même signe de grandeur native. La préférence accordée à la lecture de la prose, est donc un puissant moyen d'éducation littéraire, et la leclure à haute voix de la prose
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française, devient ainsi l'étude même du génie propre de la France. Je ferme ma parenthèse. — Je la rouvre; Votre discussion ne nous a pas détournés de notre route, elle l'a élargie. Je lire de votre opinion cet argument nouveau et lout-puissant en faveur de ma thèse, à savoir que la supériorité de nos prosateurs offre à leurs interprètes, des occasions toutes nouvelles de talent, que leur diversité impose au lecteur des hardiesses, des souplesses que notre poésie ne lui suggère pas, et qui sont autant de conquêtes dans l'art de la diction. Eu réalité, Malherbe, Régnier, Corneille, Racine, Molière, se prêtent tous, à peu près, au même enseignement. Sauf dans les fables de La Fontaine et dans Amphitryon, apprendre à lire l'un, c'est apprendre à lire l'autre. Pourquoi? Parce que la poésie du dix-septième siècle a eu deux législateurs, Malherbe et Boileau; que Malherbe et Boileau ont créé un système de versification qui est devenu le code de nos grands poêles, que ce code les a enfermés dans un certain nombre de règles communes, et qu'ensuite ce code s'est imposé, s'impose encore à leurs
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interprètes. Mais comment appliquer cette uniformité de préceptes, à la lecture de Pascal et de Saint-Simon, de Mme de Sévigné et de Fénelon, de La Bruyère et d'Hamilton ? Vous ne trouvez pas là de système qui vous guide en vous entravant. Rien que cet esprit général de grandeur et de vérité qui tuelle de huitième ; que, c'est était comme l'atmosphère intellecce siècle. J'en dirai autant du dixlui aussi, il a son législateur poétiVoltaire. Étudiez, pour la lire tout
haut, une tragédie et une épître de Voltaire; appliquez-vous à dissimuler par le débit les faiblesses de la versification, à faire valoir le pathétique et le mouvement de Zaïre, ou la grâce du Mondain, et vous aurez du même coup appris à lire tous les poètes du dix-huitième siècle. Mais essayez donc d'aborder, avec ces procédés sommaires, la phrase savante de Rousseau, les magnifiques périodes de Buffon, le style bref, sévère, en relief, de Montesquieu, la verve endiablée de Diderot et la prose ailée de Voltaire! Autant d'écrivains, autant de styles: donc autant d'études particulières de diction. Rien de plus curieux à ce sujet, qu'un examen
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comparatif de la prose de Montaigne et de celle de Pascal. — Je-vous arrête là, me dit mon philosophe, en m'interrompant ; j'ai fort étudié le style de Montaigne, et je ne vois pas quel rapport peut être établi à ce point de vue, entre lui et l'auteur des Provinciales — Attendez ! vous verrez sur quoi porte m'a comparaison, et comment elle aide à l'explication de mon idée. Tous deux ont écrit de génie; tous deux ont eu lé mépris des petits artifices de langage; tous deux ont à tout moment des trouvailles d'expression qui font de leur style une création perpétuelle. Eh bien, je ne sais pas d'écrivains plus dissemblables. Il n'y a pas dans Montaigne un atome de mathématicien, Pascal est un poète greffé sur un géomètre : la phrase de Pascal est si puissante comme ossature, qu'on sent toujours le squelette sous la chair; chez Montaigne, il n'y a que des chairs, des nerfs, du sang, du feu, de la vie; mais où est le corps de la phrase, on le cherche souvent. Chez Pascal, la charpente du style est visible comme les poutres dans les anciennes maisons, comme les contreforts dans les
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églises gothiques ; Montaigne construit à la façon des architectes qui ajoutent à leur bâtiment tantôt une aile, tantôt un comble, tantôtun vestibule, quitte à l'ensemble de l'édifice à se dessiner comme il peut au milieu de ces superpositions. Toutes les incidences qui s'offrent à lui, au milieu de la période commencée, il les y embarque comme des passagers de rencontre, sans se soucier ni du pêle-mêle, ni de la surcharge ; c'est, comme dans Saint-Simon, un jaillissement perpétuel et imprévu, pour l'auteur lui-même, d'images, d'idées, de comparaisons, qui se jettent au travers de la phrase et en ajournent sans cesse la terminaison. Eh bien, quel est le devoir du lecteur en face de ces deux styles si différents? Un devoir aussi différentque ces stylesmêmes. Pour Pascal, il s'agit, non pas d'alléger parle débit cette puissance un peu pesante d'architecture, mais de l'accuser, car sa beauté est dans sa solidité; on est devant un dessin de Michel-Ange, il faut accentuer la musculature. Dans Montaigne, au contraire, le lecteur doit préciser ces lignes un peu flottantes sans leur rien ôler de leur grâce ondoyante, reprendre la phrase en dessous pour en
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solidifier les fondations, et dessiner enfin par la parole ce qui n'est qu'ébauché par la plume. Ce contraste se retrouve entre Fénelon et Mme de Sévigné, entre Bossuet et Saint-Simon, entre Calzac et La Bruyère, de façon que la lecture de la prose devient pour l'interprète un perpétuel changement de gymnastique vocale : on dirait un musicien forcé de jouer trois ou quatre instruments. — La cause est entendue ! dit mon ami en m'interrompant; je comprends en effet combien l'étude de la prose agrandit le domaine de l'art de la lecture, et... — N'allons pas trop vite, répliquai-je. Nous n'avons encore parlé que d'une espèce de prose, la prose littéraire; or, qu'est-ce que celte prose? Une exception, comme la poésie même. Comparez donc le petit nombre de pages signées par Pascal, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Montaigne, Biffon, à la masse énorme de ce qui s'écrit, s'imprime et se lit. Que sont les quelques volumes où tiennent tous les monuments immortels de la prose française, placés en regard de ce qui s'appelle les journaux, les correspondances, les
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comptes rendus, les procès-verbaux, les rapports? Une femme, une jeune fille, lit à son père ou à son mari une pièce de vers ou une page de prose de temps en temps, mais elle lui lit le journal tous les jours. Un secrétaire lit à son patron un beau morceau de prose de temps en temps, mais des lettres, des papiers d'affaires, des extraits de livres, des fragments de revue, il les lui lit tous les jours. Un avocat débite des vers de Musset ou de Victor Hugo de temps en temps, mais des mémoires, il les lit tous les jours. Ce qu'il faut apprendre à lire, c'est donc ce qui se lit tous les jours ; or, sont-ce des études de diction poétique qui vous l'apprendront?Non. Combien voit-on de jeunes gens, d'élèves, qui débitent passablement quelques fragments de poésie qu'on leur a appris, et qui sont incapables de lire correctement un passage de journal. Pourquoi? Parce qu'il ne s'agit plus là d'effet, d'éclat, de couleur; mais simplement de correction, de clarté, de naturel. Les mêmes principes s'y appliquent, mais différemment. Les règles fondamentales de toute diction s'y pratiquent, mais différemment. La respiration, la ponctuation, l'arti-
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culation doivent y devenir l'objet d'un travail spécial. Toute autre chose est de lire une ou deux pages ou d'en lire quarante. Toute autre chose de lire un passage intéressant ou un volume ennuyeux. Toute autre chose de condenser sa puissance de souffle et de son sur une tirade de Corneille, ou de distribuer économiquement, tranquillement, méthodiquement sa respiration pendant une lecture qui embrasse des heures entières, de faire enfin, comme on dit, feu qui dure. On ne sait pas, si on n'en a pas subi l'épreuve, quelle terrible besogne c'est que la lecture à haute voix d'un ouvrage où l'on n'est soutenu ni par l'intérêt, ni par l'esprit! L'ennui double la fatigue et la longueur la décuple. Or, lire longtemps, est la première nécessité de ceux qui lisent par état ; lire des choses ennuyeuses, leur inévitable condition ; lire sans fatigue, leur plus impérieux besoin. Les études de diction poétique leur suffisent-elles comme auxiliaire dans leur profession ? Non ! Je résume donc ainsi notre conversation. L'art de la lecture est en train de passer de l'état d'art d'agrément à l'état d'art utile.
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Pour devenir un art utile, il faut qu'il devienne un art usuel. Pour devenir un art usuel, il faut qu'il porte sur la prose. Pour porter utilement sur la prose, il faut qu'il porte sur toutes les proses, même sur la prose de monsieur Jourdain. — Qu'appelez-vous la prose de monsieur Jourdain ? — Celle qu'on fait sans le savoir, autrement dit, la parole, et nous voici arrivés à la dernière étape de notre entretien. Je n'admire pas les Américains sans réserve, et je ne suis pas d'avis de les imiter sans restriction; mais, sur la question qui nous occupe, ils sont nos maîtres et doivent être nos guides. L'avènement delà démocratie dans les sociétés est l'avènement de la parole. Dans les monarchies, on écrit, et on se tait. Dans les républiques on écrit, et on parle. La voix humaine est devenue un des organes du corps social. Toutes les grandes affaires, tous les grands intérêts, toutes les grandes opérations publiques se traitent par son
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intermédiaire ; sa puissance égale presque celle de la presse. Les Américains l'ont compris; de là cette innovation dans leur instruction primaire. Leurs flèvcs sont obligés non seulement à lire, mais à parler; leurs élèves s'exercent sans cesse à exprimer leur pensée tout haut, et, par une double action réciproque, ils apprennent à lire en apprenant à parler, et ils apprennent à parler en apprenant à lire. L'enseignement de la lecture ne portera tous "ses fruits que quand il sera fondé sur la diction, quand il aura pour objet tout ce qui se dit aussi bien que tout ce qui se lit. Que l'élève ne donne pas une explication, ne fasse pas une réponse sans appliquer les règles de l'art de la lecture, c'est-à-dire sans s'exprimer clairement et distinctement. Ce modeste progrès accompli entraînera successivement tous les autres. Seulement, ce début même est très difficile et ce premierprogrès rencontrera deux grands adversaires — Lesquels donc? — Les maîtres et les élèves. — Eh bien, alors, ajoutez-en un troisième, qui produit les deux autres, la routine.
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— Oui, vous avez raison, la routine qui, chez les maîtres, se traduit par le mauvais vouloirl, et chez les élèves, par la mauvaise honte. Non seulement ils lisent mal, mai? ils rougiraient de bien lire. —C'est modestie, ils craignent d'affecter un air de supériorité. — C'est aussi amour-propre, ils ontpeur qu'on ne se moque d'eux. — Ils sont payés pour cela. Qu'un écolier, d'après le conseil de son père, s'avise de bien débiter une leçon, tous ses camarades éclatent de rire. Parfois même le maître gronde. «Monsieur, on ne lit pas ainsi, c'est ridicule ! » Je n'invente pas, je cite. — Vous comprenez alors que l'écolier rentre bien vite dans le ton. Or, le ton, c'est cette insupportable psalmodie qui est devenue, dans les écoles, une sorte de musique sacrée, qui dure depuis qu'il y a un enseignement public, et qui se transmet de génération en génération, comme un vice héréditaire! non seulement on
' Je ne parle pas de tous les maîtres, bien entendu.
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n'enseigne pas à bien lire aux enfants, mais on leur enseigne à lire mal, de façon que le professeur de lecture, quand on s'adresse à lui, a pour premier travail de guérir l'élève d'une maladie invétérée, de lui désapprendre ce qu'on lui a appris. — Dites encore que ce qu'on lui a appris est si monstrueux qu'il défigure son naturel. J'ai fait cette remarque singulière, que dans chaque enfant, il y a deux êtres différents, un enfant et un écolier. Causez avec l'enfant, faites-le jaser, sa physionomie est vive, son débit vrai, ses intonations variées; interrogez l'écolier, faites-lui lire trois lignes, l'œil s'éteint, la voix devient fausse, l'accent est celui d'un être qui ne comprend pas. L'enfant est charmant, l'écolier a l'air slupide! — Eh bien, mon cher ami, repris-je vivement, voilà précisément l'affreux contraste que je voudrais effacer! L'art de la lecture rétablira le lien entre ces deux êtres qui sont si charmants quand ils n'en font qu'un. Leur intelligence n'en profitera pas moins que leur physionomie et que leur voix.
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L'ART DE LA LECTURE.
Boileau a dit :
Ce que Ton conçoit bien
s'énonce
clairement.
Il est juste d'ajouter : Ce qu'on énonce clairement se conçoit mieux. En voici un frappant exemple, et qui prouve une fois de plus combien maîtres et élèves ont à gagner à cet enseignement. Un inspecteur général de l'Université, longtemps professeur de rhétorique, me racontait qu'un jour, après une dictée de version laline, faite par lui d'une voix intelligible mais monotone, il demanda à un des meilleurs élèves, s'il avait compris. — « Mal, monsieur, répondit l'élève. » Le surlendemain, nouvelle dictée d'un texte plus difficile; mais, celte fois, le professeur accentue, ponctue, donne aux mots leur valeur. — « Avez-vous compris ? demanda-t-il de nouveau. — Parfaitement, monsieur. » Ainsi, la justesse du débit chez le maître, avait abrégé de moitié le travail de compréhension chez l'élève, et par conséquent avait abrégé de moitié la besogne du professeur. Eh bien, toute l'apologie de notre
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nouveau principe et toute la règle de l'art de la lecture sont là. Mêlé dans l'éducation à tout ce qui s'énonce, il rendra plus clair tout ce qui se conçoit. Ce ne sera pas une surcharge pour la mémoire, mais un auxiliaire; ce ne sera pas une fatigue pour l'intelligence, mais un allégement; ce ne sera pas un travail de plus, mais un soutien dans tous les autres travaux. Il jouera dans l'éducation le rôle des adjuvants dans le phénomène de la nutrition, il activera et facilitera l'assimilation ; ce n'est pas un aliment nouveau, c'est le sel des autres aliments. Seulement, à quelle condition jouera-t-il ce rôle? A.la condition d'être, comme le sel, mêlé à tout; c'està-dire de porter avant tout sur la prose. La poésie fait de l'art de la lecture un vêlement du dimanche, la prose seule en fera un habit de tous les jours.
��QUATRIEME PARTIE
Voici quelques morceaux que je n'ai pas voulu introduire dans le corps de l'ouvrage pour ne pas en déranger l'économie générale, mais qui s'y ajouteront utilement, et même d'une manière intéressante, comme appendice.
I
UN PROFESSEUR DE LECTURE EN ACTION
Fénelon nous a laissé, dans ses Dialogues sur l'éloquence, d'admirables leçons de diction, qui sont d'admirables leçons de lecture. J'en citerai quelques passages : « Plus la voix et l'action paraissent simples et
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familières dans les endroits où l'on ne fait qu'instruire, ou raconter; plus préparent-elles de surprise et d'émotion dans les endroits où elles s'élèvent à un enthousiasme soudain. C'est une espèce de musique; toute la beauté consiste dans la variété des tons qui haussent ou qui baissent, selon les choses qu'ils doivent exprimer. » « Se servir toujours de la même voix ou de la même action, c'est comme qui donnerait le même remède à toutes sortes de malades » « Ne faites pas comme ces mauvais orateurs qui veulent toujours déclamer et ne jamais parler à leurs auditeurs. Il faut au contraire que chacun de vos auditeurs s'imagine que vous parlez à lui en particulier. » « Pour réussir à peindre les passions, il faut étudier les mouvements qu'elles inspirent. Par exemple, remarquez ce que font les yeux, les mains, lavoix d'un homme quand il est pénétré de douleur ou surpris à la vue d'un objet étonnant.
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Voilà la nature qui se montre à vous, vous n'avez qu'à la suivre. » Cicéron, dans son de Oratore, est un excellent professeur de lecture. Je lui emprunterai cette seule page : « Notre regard, noire voix résonnent comme les cordes d'une lyre au gré de la passion qui nous ébranle; comme les tons de l'instrument varient sous la main qui le touche; ainsi l'organe de la voix produit et doit produire des sons aigus et graves, vifs et lents, hauts et bas ; ce sont pour l'orateur comme les couleurs qui servent au peintre pour varier ses tableaux. » Mais ces grands hommes ne vous exposent que la théorie de l'enseignement; je voudrais vous le montrer en pratique, dans l'action, et, pour ce but, je vais vous peindre, tout vivant, et dans le feu même du professorat, le plus complet professeur de lecture que j'aie connu, M. Samson. Un jour j'arrivai chez lui avec une jeune femme que je lui avais donnée comme élève. Il était étendu sur son fauteuil, un peu pâle et parlant à voix très basse. « Je vous demande pardon, nous dit-il, de vous recevoir en robe de chambre et de parler
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si bas, mais ce soir je joue un des rôles les plus fatigants du répertoire, l'Intimé des Plaideurs, et j'ai besoin de ménager mes forces. » Nous lui proposons de nous retirer. « Non ! non ! reprit-il, cela ne m'empêchera pas de donner ma leçon. » L'élève commença. Il s'agissait de la grande scène d'Agrippine, dans le premier acte de Bmtannicus; hé bien, M. Samson enfoncé dans son fauteuil, les yeux à demi fermés, les mains dans les poches de sa robe de chambre, sans faire un geste, sans élever la voix, exprima avec une telle grandeur toutes les passions de cette terrible impératrice, en indiqua si bien toutes les nuances, que mon premier mouvement fut de m'écrier : C'est admirable! et le second de lui dire : Comment avez-vous fait? « C'est bien simple, me répondit-il en' souriant, j'ai suivi le conseil de Talma, j'ai transposé? — Comment, transposé?—Sans doute; ce n'est pas dans l'éclat ou dans l'intensité du son que réside la grandeur du débit ; elle résulte des vibrations de l'âme dont la voix est l'écho. Il suffit donc de mettre dans les mots juste assez de son pour qu'ils portent à l'oreille de celui qui écoute les sentiments
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de celui qui parle. Ainsi agissait Talma. Le jour où il se sentait fatigué, il transposait, c'est-àdire qu'à la façon d'un chanteur, il baissait tout son rôle d'un ou deux tons, il donnait deux ou trois fois moins de voix; l'effet produit était moins fort, mais aussi complet dans sa mesure. Voilà mon secret, mademoiselle, ajouta-t-il, en se tournant vers son élève; vous êtes bonne musicienne, vous m'avez compris, profitez-en. » Mais où M. Samson se montrait vraiment un professeur de génie, c'est au Conservatoire. Pour lui l'art du théâtre et l'art de la diction ne faisaient qu'un. Étranger et indifférent à la science toute moderne de la mise en scène, il raillait doucement l'importance peut-être excessive qu'on y attache. Quand il arrivait à la répétition : « Où dois-je me mettre?... disait-il à l'auteur. A droite? très-bien ! Si demain vous aimez mieux que je sois à gauche, vous me le direz, cela m'est absolument égal. » De là, le caractère et la supériorité de son enseignement. Vous êtes-vous quelquefois demandé tout ce que ce titre de grand professeur dramatique suppose de qualités contradictoires?
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Il y faut à la fois une individualité puissante, et le respect profond des autres individualités; !e don de l'autorité qui impose, voire même qui s'impose, en même temps que la haine de l'obéissance aveugle et de l'imitation machinale ; il y faut cet ensemble de principes qui constitue seul une doctrine, avec l'intelligence des écoles différentes qui ouvrent à tel ou tel élève des perspectives plus conformes à sa nature particulière. Quand M. Ingres, passant devant les toiles de Rubens, disait à ses élèves : « Saluez, messieurs, mais ne regardez pas! » il disait un mot charmant mais absurde, et qui n'allait pas à moins qu'à faire de tous ses disciples des reflets de M. Ingres; or, le but suprême du véritable maître est de créer des élèves qui, tout en étant nourris de ses préceptes, ne lui ressemblent pas, et ne se ressemblent pas. Yoilà la gloire de M. Samson. Tant de jeunes et charmants talents qui ont illustré et enchanté la scène française, depuis trente ans, sont toutes des élèves de M. Samson ! Hé bien! pas une qui ne soit différente de lui, pas une qui ne soit différente des autres, et pas une pourtant qui ne porte la forte empreinte de
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son école! C'est que M. Samson n'était pas seulement le plus savant des .professeurs, il était le professorat fait homme. Je puis en ciler une preuve singulière... Un jour, il m'avait fait l'honneur d'accepter à dîner chez moi. Sept heures sonnent, tous les convives arrivent, pas de M. Samson; sept heures un quart, sept heures et demie; nous nous mettons à table. Le lendemain, un de nos amis communs, un de nos convives court chez lui, et le trouve occupé à donner une leçon : « Eh bien, lui dit-il en entrant, vous êtes un aimable homme!... Et le dîner de M. Legouvé?... — Ah! s'écrie M. Samson... Ah! bonDieu !... C'est vrai!... C'élaithicr!... Ah! Je suis désolé!... Je l'ai oublié ! Ce n'est pas ma faute!... Je n'avais pas parlé à ma femme de cette invilalion, et comme je ne me rappelle que ce qu'elle me rappelle, ma foi... » Puis s'intérrompant tout à coup, laissant là son ami, et se retournant vers son élève : «Mademoiselle, avezvous remarqué comment Monsieur m'a abordé tout à l'heure? M'a-t-il dit brusquement : Vous êtes un aimable personnage... Non! Il a commencé par écarter les deux bras, par balancer la tète
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en me regardant, puis alors seulement, il m'a jeté son mot : Vous êtes un aimable... Comprenez-vous maintenant comme j'ai raison de vous dire qu'il faut toujours que le geste précède et prépare la parole?... » N'est-ce pas charmant?... N'est-ce pas typique! Tout l'homme n'est-il pas là?... Hé bien, il n'y est pas tout entier, et M. Samson possédait encore bien d'autres parties du grand professeur ! Il en avait le désintéressement, la foi, et ce que j'oserai appeler l'ardeur apostolique!... Il allait toujours et partout cherchant, recueillant, glanant des intelligences dramatiques, comme le missionnaire glane des âmes ! Il vivait pour créer des fidèles à l'art, et ouvrait, toutes grandes, sa maison, sa bourse, sa science à qui se présentait à lui comme une espérance. Un jour, arrive à l'heure de son déjeuner une enfant conduite par sa mère. Cette enfant ayait douze ou treize ans au plus; elle travaillait déjà pour pouvoir devenir un jour sous-maîtresse dans une pension. Mais, avant de se mettre sous ce rude joug, elle voulait tenter la chance du théâtre, et venait réciter à M. Samson une fable
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de La Fontaine. A peine l'a-t-il entendue, à peine l'a-t-il vue, qu'il appelle sa femme, qu'il appelle ses filles, qu'il met sous leur patronage la nouvelle venue, qu'il lui promet de prompts et brillants débuts à la Comédie-Française, et trois ans après, l'enfant, à peine devenue jeune fille, paraissait sur notre première scène dans un rôle de Mlle Mars, dans la Fille d'honneur, sous le nom de Mlle Plessy. Mais voici le véritablé trait du maître, du père! Mlle Plessy entra sur la scène sans aucune espèce de crainte; les autres s'étaient chargés d'arranger sa toilette et de lui choisir son rôle, elle chargea les autres d'avoir peur pour elle; la jeunesse a de ces insouciances délicieuses, c'est une partie de son ignorance; elle ne tremble pas parce qu'elle ne sait pas ; la crainte ne vient qu'avec le succès; Scribe m'a dit souvent qu'il n'avait commencé à avoir peur qu'à son cent cinquantième ouvrage. Mais, si l'élève ne tremblait pas, le maître tremblait, et M. Samson avait repris dans la Fille d'honneur le rôle secondaire du chevalier, pour' conduire lui-même l'enfant au feu et la soutenir pendant le combat. Mais qu'arriva-t-il? C'est qu'au milieu
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de la représentation, l'élève est saisie de la pensée la plus coupable, la plus ingrate... Elle trouve son maître... mauvais! En vain chasset-elle cette impression comme une tentation du démon... en vain évite-t-elle de le regarder, tâchet-elle de ne pas l'écouter, elle le voit, elle l'entend malgré elle, et malgré elle se dit tout bas : Mon Dieu, comme il est mauvais ! Mais, tout à coup', comme par inspiration, elle comprend, elle devine la cause de cette défaillance de talent, elle s'aperçoit qu'au lieu de jouer son rôle à lui, M. Samson jouait son rôle à elle ! Il faisait les gestes qu'elle devait faire, il prenait les physionomies qu'elle devait prendre ! Il n'était mauvais enfin qu'à force de vouloir qu'elle fût bonne! Oh! le beau trait, émouvant, caractéristique! Et comme il alla droit au cœur de l'élève! Parvenu à ce degré, le professorat est plus qu'un talent, c'est une vertu; c'est l'amour de la gloire, sous sa forme la plus touchante : l'amour de la gloire... des autres! Nous voici enfin à la plus illustre des élèves de M. Samson, à celle qui a le plus reçu de lui et qui lui a le plus rendu, car ces deux êtres
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supérieurs se sont rencontrés tellement à point, leurs qualités particulières se sont tellement fondues dans une œuvre commune, qu'il est impossible de connaître complètement ni M. Samson sans Mlle Rachel, ni Mlle Rachel sans M. Samson. M. Samson a eu deux grands cultes dans sa vie, le premier fut pour la tragédie. S'il avait pu se choisir une place parmi ses illustres devanciers, il aurait voulu, comme M. Provost, être, non pas Préville ou Baron, mais Talma. Telle était son admiration passionnée pour les grandes œuvres tragiques, que je le vis un jour se lancer tête baissée, à la façon du taureau, contre Théophile Gautier qui avait osé parler de Racine et de Corneille avec irrévérence!-.. Quelle indignation!... quelle éloquence!... Oh! Il ne s'inquiétait guère que Théophile Gautier disposât alors d'un des plus importants feuilletons dramatiques... il ne voyait qu'une chose... son impiété, ses blasphèmes, et il se précipita sur lui avec l'impétuosité d'un fidèle qui défend ses dieux !... La seconde adoration de M. Samson fut pour le Théâtre-Français. Sous ce péristyle erraient encore pour lui, erraient toujours les ombres de
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Talma, de Fleury, de Mlle Mars!... Cette salle lui semblait avoir retenu quelque chose des sublimes accents qu'elle avait entendus ; la maison de Corneille, de Molière et de Racine lui semblait un temple. Jugez de ce qu'il dut éprouver en recevant, comme des mains de la Providence, cette fille d'Athènes égarée dans Paris, cette enfant destinée à réaliser tous ses rêves, à relever, grâce à lui, les deux grands objets de son culte : la Tragédie et le Théâtre-Français. Il la devina du premier jour. J'ai là sous les yeux son cahier de notes, où éclate à chaque instant en exclamations, son enthousiasme poulie génie tragique de cette enfant ! Qu'était donc ce génie?_En quoi consistait sa supériorité? Les grands acteurs se partagent en deux classes : les talents de conception et les talents d'exécution, les créateurs et les virtuoses ; parfois, ces deux classes se confondent en une seule et produisent alors les Talma; mais parfois, par une anomalie étrange, les talents créateurs naissent sans aucun des dons naturels nécessaires, ce semble, au théâtre. Tel fut Lekain. Figure vul-
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gaire, voix sourde, démarche lourde; mais, sous cette enveloppe ingrate, se cachait une telle puissance de pensée et de passion, que le dedans dompta le dehors, ou, pour mieux dire, le transfigura, l'illumina; à force d'émotion intérieure et de science, il contraignit cette voix rebelle à devenir touchante, cette figure de manœuvre à devenir une figure de héros et réalisa pour ainsi dire dans le domaine de l'art la belle parole que Bossuet applique à un illustre capitaine : « Une grande âme est toujours maîtresse du corps qu'elle anime ! » Tout autres sont les artistes que j'appelle des virtuoses. Le premier jour où ces êtres aimés du ciel mettent le pied sur la scène, ils y paraissent avec tout le cortège des dons naturels, la physionomie, le geste, la voix. Mais parfois la grande puissance inventive leur manque, ou du moins leur talent de création n'est pas égal à leur talent d'exécution. A laquelle de ce ces deux classes appartenait Mlle Rachel ? Était-elle, comme Lekain, un de ces génies à la fois réfléchis et inspirés qui, les règles de leur art une fois apprises, se séparent de leur maître pour marcher
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seuls et ne relèvent plus que d'eux-mêmes ? Ou bien, au contraire, son inspiration, si puissante qu'elle fût, a-t-elle eu toujours besoin d'un guide ? Je touche là à un point bien délicat, je me heurte à une légende. Bien nombreux sont ceux qui peuvent dire de Mlle Rachel : voilà ce qu'elle était! Plus nombreux encore ceux qui disent : comment était-elle? Les uns ne se lassent jamais de parler d'elle ; les autres d'en entendre parler; et ainsi, poétisée à la fois par la mémoire qui embellit tout ce qu'elle regrette, et par l'imagination qui grandit tout ce qu'elle rêve, Mlle Rachel plane dans le domaine de l'art, moins comme une tragédienne que comme l'image même de la Tragédie ! Si donc, je touche à cette symbolique figure, ne vais-je pas sembler quelque peu sacrilège? Ne vous blesserai-je pas sans vous convaincre? Mais, d'un autre côté, ne serais-je pas ingrat et injuste envers celui que nous honorons aujourd'hui, si j'hésite à lui restituer sa part légitime dans sa plus belle œuvre? Grand embarras, où je n'aurais osé me jeter, si mes recherches ne m'avaient fourni un auxiliaire inattendu, un
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arbitre dont la parole décisive tranche tout... Mlle Rachel elle-même. Oui ! c'est elle qui va vous parler de ce qu'il a été pour elle ! Nous allons entrer avec elle dans le cabinet d'étude de son maître; nous allons la voir avec lui à deux époques différentes de sa carrière, et elle sortira de cette épreuve, non pas moins grande, mais autrement grande, c'est-à-dire plus vraie, plus humaine, plus touchante, et tout aussi originale. La voici d'abord à seize ans, avant ses débuts, encore inculte, sans éducation, sans instruction, voire même sans orthographe, et n'apportant à son maître que son instinct et son ardeur. Un jour elle arrive chez lui, avec la grande scène d'Éryphile qu'elle avait étudiée toute seule, et la lui récite avec une telle énergie d'accent, que M. Samson tressaille, et lui dit : « Qui vous a donnée l'idée, mon enfant, de prêter à Éryphile ce ton d'amertume et de fureur concentrée ? — C'est tout simple, monsieur : Éryphile aime Achille et elle s'aperçoit qu'Achille aime Iphigénie, ça la fait bisquer. » Le maître sourit et lui dit : « C'est très bien, sauf bisquer, qui est un peu vulgaire... les princesses tragiques ne bisquent pas. — Oh!
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oui! je comprends ! Elles ragent! —Non ! elles ne ragent pas non plus!... Rager est encore un mot...» Puis, s'interrompant : « H y a là une excellente leçon à vous donner. Écoutez-moi bien. — Je vous écoute, monsieur. » Et appuyant son menton sur sa main, c'était son geste habituel, elle plongea s'es deux yeux perçants dans les yeux de son maître. « Voyez-vous, mon enfant, pour bien jouer la tragédie, il faut deux choses, la vérité et la grandeur, car chez Corneille et chez Racine, tout est à la fois vrai et grand. Lors donc que vous avez un sentiment énergique ou tendre à exprimer, il est bon de commencer par faire ce que vous avez fait pour Éryphile, c'est-à-dire par traduire en langage un peu vulgaire, en langage de petite fille, ces vers de tragédie, afin de leur donner un accent de vérité; puis, l'accent trouvé, élevez-le, sans l'altérer, jusqu'à la dignité tragique en l'enveloppant dans une note harmonieuse, et vous aurez ainsi la vérité du ton et la beauté du son ! Comprenez-vous, mon enfant? — Pas encore tout à fait, monsieur, mais je comprendrai ce soir, cette nuit... en y repensant!... » Telle était l'élève à dix-sept ans, dans sa doci-
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Iité naïve et passionnée. Et voici maintenant l'artiste en plein triomphe ! Je la trouve tout entière dans dix lettres autographes que j'ai sous les yeux. Elles embrassent presque toute la carrière de Mlle Rachel... Qu'y lit-on?Des appels successifs et instants à propos de chacune de ses créations... « Quand voulez-vous, me faire répéter Virginie? Donnez-moi votre heure pour notre étude d'Hermione! Je sais Roxane! Quel jour voulez-vous me le faire travailler? » Tous les grands rôles anciens et modernes de Mlle Rachel, Phèdre et Judith, Esther et Atthalie, Gléopâtre de Mme de Girardin et Cléopâtre de Rodogune, donnent lieu à autant de lettres d'une élève qui demande non des conseils, mais des leçons. En quoi consistaient donc ces leçons? Voici la réponse sortant des lèvres mêmes de Mlle Rachel et toute frémissante encore comme un cri d'admiration et de reconnaissance pour son maître... Elle avait vingt-six ans!... Je ne sais quelle cause l'avait brouillée avec M. Samson, Un de ses amis arrive chez elle. Il la trouve toute noyée de larmes. « J'ai tout perdu, s'écriat-elle,enperdantM. Samson [J'en mourrai! Je veux quitter le théâtre!... Je ne puis rien sans lui!...
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— Comment! rien sans lui?... répond vivement son ami!... et votre génie!... — Mon génie! mon génie!... Oui!... Je me sens née pour aller très haut! Mais je ne peux pas m'élever seule!... Je trouve bien des effets isolés, des mots de passion, des accents de vérité, mais l'ensemble d'un rôle m'épouvante! M. Samson, avec son esprit si lumineux, si élevé, me guidait sans me gêner jamais! Il me donnait des idées qui m'en donnaient d'autres. Loin de lui, je travaillais encore avec lui !... Je me redisais sans cesse tout ce qu'il m'avait dit, et le soir, sur la scène, ses intonations me revenaient à la mémoire, et je les reproduisais à ma manière et comme par inspiration !... » Nous tenons la solution du problème, voilà l'explication de cette alliance mystérieuse et sans analogue, je crois, dans l'histoire de l'art, entre le maître et l'élève, entre l'initiateur et l'initié ! Autant de mots, autant de traits de lumière! Le génie était en elle, mais s'y débattant comme un captif, enchaîné par une puissance étrange !... « Je me sens née pour aller très haut, mais je ne puis m'élever seule !... » Elle a le talent des dé-
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tails, des effets isolés, mais le dessin général lui échappe... « l'ensemble d'un rôle l'épouvante!...» Elle a des idées à elle, mais qui se complètent par ses idées à lui !... Enfin, une fois sur la scène, elle transfigure à sa manière, elle refrappe à son empreinte les intonations de son maître, et les rend comme par inspiration!.. Je ne sais pas de mot plus expressif, plus profond, plus caractéristique ! Bien aveugles et bien ingrats seraient ceux qui ne voudraient voir dans cette merveilleuse artiste qu'un écho de son maître! La preuve du contraire est bien simple. Il a soufflé ses intonations et ses intentions à bien d'autres, et il n'a produit qu'elle de semblable à elle. Non ! M. Samson n'a pas créé Mlle Rachel, mais il l'a évoquée !... Non ! il ne lui a pas donné ses ailes ! mais il a donné l'essor à ses ailes ! il leur a ouvert l'espace ! Non 1 elle n'avait pas besoin de lui pour devenir une artiste de premier ordre ; sans lui elle eût peut-être été au-dessus des Dorval, des Desclée,des Mlle Georges... mais elle n'aurait pas été Rachel ! La nature avait fait d'elle une grande tragédienne, M. Samson en a fait une muse ! 16
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Un fait a dû vous frapper dans ce récit; vous avez dû vous demander comment la mésintelligence avait pu se glisser un jour entre ces deux êtres supérieurs, unis pour un si noble but. La vérité est pourtant que leur amitié ne fut qu'un orage perpétuel; ils passaient leur vie à se brouiller et à se réconcilier. N'en accusez pas les caprices ou l'ingratitude de Mlle Rachel ; jamais élève ne fut plus finalement reconnaissante. Les brouilles partaient toutes de lui, mais voici le fait caractéristique. C'était toujours comme maître qu'il s'irritait contre elle; ce qu'il ne pouvait pas lui pardonner... c'était le mal qu'elle se faisait! Ces voyages aussi énervants que lucratifs où elle épuisait ses forces... et où s'altérait parfois son talent, l'exaspéraient comme autant de crimes envers l'art ; il lui semblait qu'en ne ménageant pas sa santé, elle manquait de respect à son génie. De là des indignations tantôt violentes, tantôt comiques. Un jour, jouant avec elle dans la pièce de Lady Tartuffe, et se trouvant assis au fond du théâtre sur* le même canapé qu'elle, pendant que le '
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devant de la scène était occupé par les autres acteurs, il profita du moment où il la tenait sous sa main, forcément muette et immobile,, pour l'accabler des reproches les plus amers, reproches auxquels la situation la contraignait de répondre par les plus aimables sourires et le jeu muet le plus gracieux!... Il en arrive souvent ainsi; souvent il se joue deux pièces sur le théâtre, celle de l'auteur et celle des acteurs, et vous seriez bien surpris si vous entendiez les dialogues à voix basse qui courent sous les vers de Britannicus ou de Cinna. .. On s'è croirait à la fois à la Comédie-Française et au théâtre du Palais-Royal. Le nombre de leurs brouilles prouve le nombre de leurs raccommodements. J'eus une fois le plaisir de les réconcilier. "Voici comment. Le lendemain du jour où Mlle Rachel accepta le rôle d'Adrienne... (Dans quelles circonstances?... Je le dix'ai peut-être plus tard... car elles sont bien singulières), je reçus d'elle un billet ainsi conçu : « Voulez-vous me faire un immense plaisir? Offrez le rôle du prince de Bouillon à M. Samson ; si je joue à côté de lui,
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je jouerai cent fois mieux et nous nous réconcilierons peut-être dans mon succès.» Ainsi fut fait, et rien de plus charmant que la façon dont s'opéra leur rapprochement. Ils étaient embarrassés vis-à-vis l'un de l'autre comme les deux amoureux du Tartuffe ; lui, ne voulant à aucun prix faire le premier pas, elle ne l'osant pas ; et moi, qui étais dans le secret, j'étais toujours tenté de les prendre tous deux par la main, comme Dorine, et de leur dire : « Allez I vous vous aimez plus que vous ne pensez! » Mlle Rachel s'y prit bien mieux que moi. Au second acte, Adrienne, en plein foyer, devant le prince de Bouillon et les autres seigneurs, dittout haut en désignant son fidèle Michonnet... : « Voilà celui à qui je dois tout! » Eh bien, Mlle Rachel, à une des premières répétitions, fit volontairement le plus absurde et le plus délicieux des contre-sens ! Au lieu de désigner Michonnet, elle désigna le prince de Bouillon; au lieu d'aller a M. Régnier elle alla à M. Samson, et lui tendant la main avec cette grâce qui n'était qu'à elle et cet accent dont elle avait le secret : « Voilà, dit- \
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elle, celui à qui je dois tout!... » Ah! pour le coup, le pauvre professeur n'y tint plus!... Son ressentiment s'éteignit dans une larme ! . et il serra en père la main filiale qui lui était tendue ! Je cloute que Mlle Rachel ait dans tout son répertoire une scène qui lui fasse plus d'honneur que celle-là!
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LETTRE D'UN INSTITUTEUR
Voici la lettre d'un instituteur, qui m'a paru appeler une réponse. Je citerai la réponse et la lettre. « Me permettez-vous, Monsieur, de vous signaler une lacune dans votre travail sur l'Art de la lecture. Je l'ai lu et je l'ai étudié, il met en mouvement beaucoup d'idées, il renferme des faits curieux, des observations justes, éveille enfin de vifs désirs intellectuels, mais il a un défaut, il ne les satisfait qu'à demi. C'est une œuvre d'artiste, de lettré, de moraliste, ce n'est pas suffisamment une œuvre d'enseignant. Les moyens pratiques y manquent. A côté de votre traité je voudrais un moyen de s'en servir. Vous l'avez dit vous-même, l'enseignement de la lec-
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ture est essentiellement entai; c'est à l'oreille qu'il s'adresse, c'est par la voix qu'il agit, et il ne peut agir que par elle; vous aurez beau accumuler sur le papier les plus sages préceptes et les plus délicates leçons, le papier ne les rendra pas, car il est muet, la lettre écrite est lettre morte, ou du moins elle ne parle qu'aux yeux. Qu'en résulte-t-il? Que votre ouvragé, si utile qu'il soit, cause une impression parfois irritante. Vous nous donnez le goût de la lecture, l'envie de prendre des leçons de lecture, le besoin de choisir un professeur de lecture; mais où sont-ils, ces professeurs? Les villes seules en comptent quelques-uns. Sans doute, les hommes instruits, les intelligences d'élite, trouveront dans votre livre d'efficaces conseils de diction, vous leur servirez à la. fois d'initiateur et de maître; mais supposez un instituteur primaire de petite ville, et jugez de son embarras ! Me voilà, moi,, par exemple, maître d'école dans un bourg de 3000 âmes ! Vos idées me paraissent justes, votre réforme utile, je veux l'employer dans ma classe, enseigner à lire à mes élèvesj comment m'y prendre, puisque je
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ne ïe sais pas moi-même ? Je me rappelle avoir lu dans ma jeunesse un livre qui fit grand bruit : c'était la Médecine sans Médecin. Eh bien, monsieur, je vous demande, non pas un traité, mais au moins une page ayant pour titre l'Art d'apprendre à lire sans Maître. Une seule règle précise suffira comme point de départ, si elle saute auxyeux. « L'écriture s'enseigne, dit-on, au moyen de modèles, où les lettres, les mots, les lignes, sont tracés d'avance d'une encre très pâle. La plume de l'élève les suit, la main les dessine plus nettement, et l'on apprend à écrire par imitation. Eh bien, donnez-moi quelque chose à imiter; envoyez-moi un guide-âne. » "Voici ma réponse : « Monsieur, « Piien de plus vrai que votre remarque, rien de plus juste que votre demande, et je vais tâcher d'y satisfaire. Yous me demandez un guide-âne, je vous en envoie deux. L'un est un modèle, l'autre une règle. « Ma dernière étude sur l'enseignement de la lecture peut se résumer en un mot. Il faut commencer par le commencement. Une science et un
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art n'ont de force que s'ils s'appuient sur ce qui est élémentaire, en d'autres termes sur ce qu'il y a de plus simple. Je vous propose donc pour vos élèves, comme premier sujet de lecture, non pas une pièce de vers, non pas une page d'un grand écrivain, mais le récit du fait le plus ordinaire, le plus connu de l'enfant, le plus rapproché de son âge; enfin quelque chose qu'il ait vu, et qui ne prête à aucun effet de diction; une phrase pareille à celle-ci, par exemple : « Hier, notre voisin, le menuisier Villeneuve, « est allé avec sa femme Madeleine, et son petit « garçon Paul, mon camarade, se promener sur « le bord de la rivière; ils ont pris le bateau du « « « « pêcheur et sont descendus dans la petite île en face, puis là, ils ont cueilli un gros bouquet de marguerites, de boutons d'or, de ne m'oubliez pas, et l'ont rapporté le soir à la maison. »
« Certes, rien de plus ordinaire que ce récit. Il convient d'autant mieux à notre dessein, qui est d'arracher l'enfant à sa psalmodie, d'habituer sa voix au ton naturel. Or, ou je me trompe fort, ou il aura grand'peine à déclamer, quand il parlera de son petit camarade Paul et de son
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voisin le menuisier. La réalité du fait le ramènera à la vérité du ton. « Voilà un premier guide-âne, c'est un modèle d'écriture. « Le second est une règle matérielle, visible, qui saute aux yeux, comme vous dites. « Parmi les quatre points fondamentaux de l'art de la lecture, il en est un qui résume en partie les trois autres, et qui, bien appliqué, entraîne avec elle l'observance, au moins relative des trois autres, c'est la ponctuation. « Celui qui ponctue bien en lisant, respire bien, prononce mieux et articule plus facilement. Bien ponctuer, c'est mesurer et modérer son débit, c'est distinguer les diverses parties d'une phrase, c'est éviter la confusion qui naît de l'enchevêtrement des mots les uns dans les autres, c'est interrompre à tout moment la psalmodie, et par conséquent avoir la chance d'y couper court; c'est être clair, par conséquent c'est aider les autres à comprendre, et se forcer à comprendre soimême. « Or, vous n'avez besoin du secours de personne pour apprendre à appliquer cette règle; vos yeux
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vous servent de professeur; vous n'avez qu'à lire et à faire lire ce qui est écrit. Étant donc supposé que vous preniez pour modèle la phrase que je vous envoie, ou toute autre aussi simple, obligez l'enfant à respecter rigoureusement tous les signes ponctuatifs ; enseignez-lui la valeur relative de chacun de ces signes ; faites-lui sentir que la virgule représente un repos plus court que le point et la virgule, qui, lui-même, doit l'arrêter moins longtemps que les deux points, qui à leur tour marquent une suspension plus brève que le point. Cette règle si simple et d'application si facile, constitue le fondement même de l'art de la lecture. Ce n'est certes pas encore la science, mais c'est le commencement de la science. La Fontaine a dit : Il
avait du bon sens, le reste vint ensuite.
« Hé bien, la ponctuation est le bon sens de la lecture. « Permettez-mof d'ajouter un mot à ma réponse. a La double règle queje vous ai indiquée n'est
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pas applicable seulement aux écoles primaires ; je la voudrais voir metlre en pratique dans toutes les premières classes des lycées, des collèges, des pensions. Établi sur cette double base, l'art de lire et de dire suivra l'élève dans tout le cours de ses études, s'y modifiera avec son âge, s'y agrandira avec ses objets de travail, s'appliquera tour à tour à la diction courante, à la prose simple et familière, à la prose savante et sérieuse, à la prose brillante, éloquente et littéraire, cherchera dans des fragments de poésie, appropriés au degré de savoir et d'intelligence de l'écolier, la récompense et la consécration de ses précédentes études, et s'élèvera ainsi, successivement et par étapes, jusqu'au beau nom d'art. Mais, ne l'oubliez pas, à tous les degrés de cet enseignement, la première règle c'est que l'élève ne lise jamais que ce qu'il comprend, ce qu'il sent et ce qu'il sait. »
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III
SECONDE LETTRE
Un autre de mes correspondants m'a demandé quelques nouveaux exemples qui montrassent plus vivement encore, l'utilité de la lecture comme moyen de critique. En voici trois qui me semblent frappants. J'ai entendu raconter à M. Samson qu'en essayant de lire tout haut une fable de La Fontaine qu'il savait par cœur depuis vingt ans, la fable le Lièvre et la Tortue, il y avait découvert une intention nouvelle. On se rappelle les derniers vers :
Il partit comme un trait ! Mais les élans qu'il fit Furent vains ! La Tortue arriva la première. Eh bien, lui cria-t-elle, avais-je pas raison I De quoi vous sert votre vitesse?
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Moi! l'emporter! Et que serait-ce Si vous portiez une maison 1
« Qu'admirez-vous dans ces vers ? me dit M. Samson. — Le ton d'ironie de la tortue. — Sans doute, mais après ? — Moi! l'emporter? Et que serait-ce... — Oui ! mais après? — La jolie expression : Si vous portiez une maison! — C'est vrai, mais après? Il y a un mot bien plus frappant, bien plus caractérisque, un mot qui résume toute la fable et peint toute la victoire de la tortue, et ce mot, c'est: Eh bien, lui cria-t-elle!... » On ne crie que quand on est très loin des gens : La tortue était donc très en avant du lièvre, elle l'avait donc battu de plusieurs longueurs de corps. Eh bien, ce sens incontestable, car La Fontaine ne met jamais rien au hasard, je ne l'ai compris qu'en essayant de rendre l'intention par l'intonation, en tâchant de peindre avec le son l'éloignement de la tortue :
Eh bien, lui cria-t-elle.
La Fontaine est plein de ces effets cachés, qu'on ne trouve qu'à force de les chercher. Un passage de Corneille, me servira de se-
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cond exemple. C'est un fragment de l'épître à Ariste.
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit ! Pour me faire admirer je ne fais pas de ligue; J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue,. Et mon ambition, pour faire un peu de bruit, Ne va pas les quêter de réduit en réduit ! Mon travail sans appui monte sur le théâtre i Chacun en liberté, le blâme ou l'idolâtre : Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments, J'arrache quelquefois les applaudissements ! Là, content des succès que le mérite donne, Par d'illustres avis je n'éblouis personne ! Je satisfais ensemble et peuple, et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans't Pour leur seule beauté ma plume est estimée ; Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée, Et pense toutefois n'avoir pas de rival A qui je fasse tort en le traitant d'égal.
Ce sont là, certes, des vers admirables, mais je n'y vis longtemps qu'une éloquente paraphrase de YExegi monumentum d'Horace, un de ces élans d'orgueil pindarique qu'inspirent au génie la conscience de sa force et le pressentiment de son immortalité. Mais, un jour que je me mis à les étudier pour les dire tout haut, je fus arrêté
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par quelques expressions, par quelques tours qui me semblèrent en désaccord avec le mouvement lyrique du morceau. Ces mots : Je les ai sans brigue, Je ne fais pas de ligue, Quêter de réduit en réduit, Prêcher ses sentiments, appartiennent certainement, par leur familiarité, à la satire plutôt qu'à l'ode. Je méditai, je creusai, et peu à peu m'apparut le dessous du morceau. Je vis que ce n'était pas un cri de l'orgueil satisfait, mais un cri de l'orgueil blessé ; que ce n'était pas une vaniteuse apothéose, mais une amère revanche ; je vis qu'il y avait en scène un autre personnage que Corneille, un autre interlocuteur que le public; je compris enfin que le poète s'adressait à un rival, interpellait des ennemis. Oh! alors, le morceau se métamorphosa à mes yeux, tout me devint clair : le sens général une fois trouvé, je compris du même coup cet accent de familiarité mordante, mêlé çà et là de traits de hautaine grandeur.
J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue, Et mon ambition pour faire un peu de bruit, Ne va pas les quêter de réduit en réduit ! Mon travail sans appui monte sur le théâtre! ;
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Oh ! le beau vers ! Quel contraste entre cet alexandrin vraiment épique et les deux vers de satire qui les précèdent. Il semble qu'on voit un grand-prêtre qui gravit les degrés d'un temple.
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments, J'arrache quelquefois des applaudissements !
Yoilà un quelquefois qui m'a bien éclairé. Je le trouvais faible, jusqu'au moment où, en essayant de le rendre, je compris que sa force naissait de sa faiblesse même et que l'ironie orgueilleuse du poète gisait précisément dans cette apparence d'humilité.
J'arrache... quelquefois des applaudissements! . Et mes vers, en tous lieux sont mes seuls partisans. Pour leur seule beauté, ma muse est estimée ; Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée !
Ne voit-on, pas jusqu'au fond, l'âme du poète avec toutes ses amer tumes et même avec toutes ses injustices? Ne semble-t-il pas qu'il dise à son rival : Je ne vous ressemble pas, moi ! Je ne fais pas de brigues, moi ! Je n'enrégimente pas mes amis pour m'applaudir !...
Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée !
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Eh bien, je n'ai compris toute la beauté dé ce passage qu'en m'étudiant à le dire. Enfin je dois au célèbre acteur M. Provost, un troisième exemple plus concluant encore. Il y a dans le cinquième acte de Tartuffe huit vers... détestables... Jugez-en: Orgon raconte comment il a imprudemment confié sa cassette à Tartuffe.
Ce fut par un motif de cas de conscience ! J'allai droit à mon traître en faire Confidence; Et son raisonnement me vint persuader De lui donner plutôt la cassette à garder, Afin que, pour nier en cas de quelque enquête, J'eusse d'un faux-fuyant la faveur toute prête, Par où ma conscience eût pleine sûreté A faire des serments contre la vérité!...
Franchement, ils ne semblent pas dignes de Molière! net ! Ehbien, M. Provost, qui toujours, dès qu'il arrivait à ces malheureux vers, s'évertuaità les dissimuler, se dit un jour : Il n'est pas possible que Molière ait fait huit vers aussi mauvais sans s'en apercevoir ! Est-ce que par hasard ils seraient excellents ?... Est-ce que le poète, instinctivement peut-être, n'aurait pas voulu exprimer par les
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détours et circonlocutions de cette phrase traînante la marche tortueuse de l'hypocrite qui tâche d'entortiller Orgon? Yoyons donc! Il reprend alors ces vers un à un ; au lieu de chercher à les alléger par le débit, il met en relief toutes leurs lourdeurs, il entre dans tous leurs replis, il imite par la diction les mouvements du reptile qui se traîne, et il obtient le soir un grand succès. J'entends d'ici l'objection : Jamais Molière n'a eu cette pensée. Qu'en savons-nous? Et d'ailleurs, qu'importe? Les œuvres des maîtres sont pleines de beautés qu'ils y ont mises d'instinct, sans s'en rendre compte, et qui n'en sont pas pour cela moins réelles. Le génie a ses inconsciences, comme la beauté.
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IV
CONCLUSION
Celte nouvelle édition s'ouvre par la circulaire de M. le Ministre de l'instruction publique, qui introduit notre ouvrage dans l'enseignement primaire et secondaire. Il me semble que je ne saurais mieux le terminer que par le court exposé des résultats déjà obtenus dans la propagande de l'Art de la lecture. J'emprunterai quelques faits, déjà cités ailleurs, mais dont je puis garantir la rigoureuse exactitude. L'art de la lecture commence à entrer de toutes parts dans l'éducation. Les maîtres des classes supérieures de nos lycées joignent de plus en plus dans l'analyse des chefs-d'œuvre le talent de l'interprète au talent du critique.
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Le collège Stanislas a créé une classe spéciale de diction et l'a confiée à un comédien distingué du Théâtre-Français, à un des meilleurs élèves de M. Régnier, M. Dupont-Vernon. L'école d'Albert-le-Grand d'Arcueil a suivi l'exemple du collège Stanislas. L'école Monge avait devancé les Dominicains. L'école Turgot, le collège Chaptal ont choisi dans M. Ricquier, le régisseur du Vaudeville, un guide habile dans l'art de la parole. Au Conservatoire, M. Régnier, introduit par M. Rardoux dans l'enseignement des classes lyriques, réfute la phrase de Reaumarchais. Figaro disait : « Tout ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. » M. Régnier va enseigner que tout ce qui se chante vaut la peine d'être dit. Dans les écoles primaires, le mouvement se poursuit. Le préfet de Seine-et-Marne, je suis heureux de le citer, à la suite d'une inspection dans ses communes, a envoyé à toutes les écoles de son département, dont le nombre s'élève à cinq cent cinquante, le livre de l'Art de la lecture. Le progrès gagne les professions libérales.' La
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maxime : Il faut apprendre à lire pour apprendra à parler, passe à l'état de règle acceptée. Des avocats, des magistrats, de hauts fonctionnaires, même des prédicateurs, demandent à l'art de la lecture des conseils pour l'exercice de leur état ou de leur sacerdoce. Un artiste français, M. Mancard, m'a confié qu'au Canada, après une lecture publique faite par lui de son traité, il avait vu s'inscrire parmi ses élèves les membres les plus distingués du tribunal et du barreau de Québec. La lecture prend aussi sa place dans le programme de l'éducation des femmes. Mme ArnouldPlessy, MUe Delaporte, M,ne Emma Fleury sont appelées dans un grand nombre de familles éclairées pour compléter auprès des jeunes filles l'œuvre de leurs maîtres d'histoire et de littérature. Depuis dix ans, on a vu s'inscrire à la Sorbonne, et passer leurs examens d'institutrices, bon nombre de nobles et riches héritières. Eh bien, dans dix ans, une éducation féminine ne sera regardée comme complète que quand une jeune fille aura appris à lire comme elle apprend à chanter et jouera également bien de ces
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deux instruments : le piano et la voix parlée. Voici d'ailleurs un fait dont j'ai été le témoin, et qui est caractéristique. Sous l'impulsion d'un homme plein d'initiative, s'est formée, à Paris, une Société d'un genre tout nouveau. Quel est l'objet de cette Société? la lecture. Quel en est le fondateur? M. Ricquier, dont nous avons déjà parlé. Quels en sont les membres? de petits employés, des commerçants, des industriels, des commis de toute sorte. M. Ricquier a eu l'idée d'aller les chercher dans leurs bureaux, derrière leurs comptoirs, au fond de leur magasins et de leur proposer de se réunir le soir, après la journée de travail, pour lire ensemble et à haute voix, les plus belles œuvres de la poésie contemporaine. Ni politique, ni jeu, dans ces assemblées uniquement consacrées au culte et à l'interprétation des belles choses. Chaque année, une séance publique, qui a lieu dans une grande salle, donne à ces disciples volontaires de l'art de la lecture douze ou quinze cents juges de leur talent. J'ai présidé la dernière de ces séances. Les auditeurs ne m'ont pas moins intéressé que les lecteurs. La sympathie des uns n'a jamais fait
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défaut à l'intelligence des autres. On n'apas récité moins de vingt-cinq morceaux de poésie, tous dits avec un sentiment vrai, écoutés avec une attention intelligente, applaudis souvent avec enthousiasme. Au sortir de cette séance, l'art de la lecture comptait certainement deux cents adeptes àe plus. Enfin, il y a quelques semaines, je me suis rendu au lycée Louis-le-Grand, appelé par la sympathie du proviseur éminent qui le dirige, M. Gidel. Il m'avait prié de faire une conférence sur l'art de la lecture. L'auditoire était formé de tous les élèves, depuis la classe de quatrième jusqu'à la philosophie, des professeurs et de quelques membres de l'Institut. C'était la première fois que je traitais ce sujet devant des auditeurs aussi jeunes. Je ne voulais pas les ennuyer, mais je ne voulais pas me borner à les amuser. Je tenais avant tout à leur être utile, j'avais à cœur de leur faire sentir l'importance de cet art au point de vue même de leurs études. Je n'ai donc omis aucune des parties techniques du sujet; j'ai eu soin seulement d'entremêler les idées de quelques faits qui leur donnassent une formé vivante,
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L'accueil que j'ai reçu me donne le droit de dire que l'art de la lecture est entré dans l'instruction publique, puisqu'il a pris pied dans deux des plus importants établissements de l'Université, l'École normale et le lycée Louis-le-Grand.
FIN.
��TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE I.
Préliminaires. —Comment j'ai appris à lire
4
— —
H. III.
Faut-il lire comme on parle? Partie technique de l'art de la lecture. — La voix
17 26 35 45 50 58 63 CS
— —
IV. V.
La respiration Modèle d'exercice Prononcialior.
— — —
—
VI.
Vil. Zézaiement et grasseyement. VIII. Le bégayement
IX.
La ponctuation
DEUXIÈME PARTIE
APPLICATION AUX
DE
LA EN
LECTURE PROSE, A
A
L'ÉLOQUENCE LA POÉSIE
ŒUVRES
CHAPITRE I.
Lecteurs et orateurs La lecture comme moyen de critique.. Bossuet et Pascal Les révélations de la lecture
73 88 94 98
—
— —
ïï.
II!. IV.
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CHAPITRE
TABLE (DES MATIÈRES.
— — — — — —
V. VI. VII. VIII. IX. X. XI.
Une désillusion De la lecture des vers Lés vers libres Une lecturechez une grande tragédienne. Souvenir de Ponsard.., En sortant de la Sorbonne Un dernier mot
102 112 126 140 156 167 206
TROISIÈME PARTIE
LA PROSE SECOND ENTRETIEN
»
209 232
QUATRIÈME PARTIE
W
II. Lit. IV.
Un professeur de lecture Lettre d'un instituteur Seconde lettre Conclusion
en
action
259 282 289 296
Typographie A. Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris.
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1|Première partie |8
2|Chapitre I: Préliminaires. Comment j'ai appris à lire |8
2|Chapitre II: Faut-il lire comme on parle? |24
2|Chapitre III: Partie technique de l'art de la lecture. La voix |33
2|Chapitre IV: La respiration |42
2|Chapitre V: Modèle d'exercice |52
2|Chapitre VI: Prononciation |57
2|Chapitre VII: Zézaiement et grasseyement |65
2|Chapitre VIII: Le bégayement |70
2|Chapitre IX: La ponctuation |75
1|Seconde partie: Application de la lecture à l'éloquence, aux oeuvres en prose, à la poésie |80
2|Chapitre I: Lecteurs et orateurs |80
2|Chapitre II: La lecture comme moyen de critique |95
2|Chapitre III: Bossuet et Pascal |101
2|Chapitre IV: Les révélations de la lecture |105
2|Chapitre V: Une désillusion |109
2|Chapitre VI: De la lecture des vers |119
2|Chapitre VII: Les vers libres |133
2|Chapitre VIII: Une lecture chez une grande tragédienne |147
2|Chapitre IX: Souvenir de Ponsard |163
2|Chapitre X: En sortant de la Sorbonne |174
2|Chapitre XI: Un dernier mot |213
1|Troisième partie |216
2|La prose |216
2|Second entretien |239
1|Quatrième partie |266
2|I: Un professeur de la lecture en action |266
2|II: Lettre d'un instituteur |289
2|III: Seconde lettre |296
2|IV: Conclusion |303