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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
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Aux jeunes gens : quelques conseils de morale pratique
Subject
The topic of the resource
Education
Morale
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Troisième édition
Creator
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Malapert, Paulin (1862-1937)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Armand Colin
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1902
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-02-28
Rights
Information about rights held in and over the resource
Domaine public
Relation
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Format
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1 vol. au format PDF (120 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
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MAG D 10 687
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pavs ï Compris la Hollande, la Suède et la Norvi'ge.
Coalommiers. — Imp.
PAUL
BUODARD. —
1212-1901.
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Quelques conseils de Morale pratique
T 11 O I S I 1! M E EDITION
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Librairie
Paris,
5,
Armand
1902
TOU*
Colin
rue de Mézières
droits -
^t3.F.M. Nord - Pas de Calai
Médiathèque M* M&fce Douai 161, rue d'Esquerchin » BP. 827 X 58508 DOUAI Tél. 03 27 93 51 78
Iwerit à l'imveatâir» ■•«•
��AVANT-PROPOS
Je reproduis ici une série de cinq conférences que, sur le conseil de M. le Recteur Zévort, f 'ai faites en 1891 au lycée de Caen devant les élèves qui arrivaient au terme de leurs études. Le mot « Conférence » est d'ailleurs fort impropre; c'étaient là des causeries familières, sans préoccupation d'originalité, ni d'ingéniosité, ni d'élégance littéraire, il ne s'agissait pas d'une œuvre d'art, mais d'une œuvre d'honnêteté. Elles n'avaient donc pas été écrites; j'avais simplement conservé des notes jmses par quelques-uns de ceux qui m écoutaient. Je me suis borné à quelques
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AVANT—PROPOS
retouches de style. J'ai essayé de leur conserver ainsi le ton de simplicité, de sincérité sans apprêt par quoi seul elles peuvent valoir, si tant est qu'elles vaillent quelque chose. Quelle a été leur efficacité? Je ne le sais au juste et ne cherche pas à m'en faire accroire sur ce point. Pourtant quelques-uns de mes auditeurs d'alors, qui sont restés mes amis, veulent bien me dire qu'ils en ont gardé le souvenir et que ce souvenir, parfois, leur a fait du bien. Si cela est, et si ces pages, tombant sous les yeux d'un jeune homme, pouvaient, ne fût-ce que sur un point et pour un instant, le faire réfléchir et rentrer en lui-même, l'amener à soupçonner la vanité de quelque paradoxe de la vingtième année, le disposer à mieux comprendre quelque vérité de la quarantième, j'y publication. Je m'y décide aujourd'hui parce que les idées que j'y exposais me semblent encore justes, parce que, parmi elles, il en est qui, trouverais l'excuse de cette
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sans avoir aucun caractère voulu d'actuali'é, me -paraissent pouvoir être proposées à la con~ science et à la raison de ceux qui vont entrer dans la vie au milieu d'un désarroi moi al qu'il ne faut pas exagérer, sans doute, mais dont nul, je crois, ne songerait à contester la gravité.
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L'ÉTUDIANT ET
LE JEUNE HOMME
Dans un récent discours, M. J. Simon déclarait que les professeurs de philosophie devraient n'être que des prédicateurs laïques. Il a paru, en général, avec raison probablement, aux professeurs de philosophie que c'était là diminuer à l'excès l'importance de la science qu'ils enseignent. Ne croyez pas cependant qu'ils dédaignent, qu'aucun professeur dédaigne ce rôle. Il n'en est pas de plus élevé que celui qui consiste à faire entendre à la jeunesse de sérieux conseils, à
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développer dans les âmes l'amour et le culte de tout ce qui est beau et bon. Sans doute les fortes études que vous poursuivez au lycée vous préparent, plus qu'on ne le pense parfois, à la vie morale. Et pourtant il y a quelque apparence de vérité dans ce reproche qu'on adresse souvent à l'Université de ne pas faire tout ce qui serait possible à cet égard et de vous laisser partir trop mal armés pour le combat de l'existence. Car nous n'avons que de rares occasions d'aborder avec vous tant de questions de détail qui sont, dans la conduite ordinaire, d'une si capitale importance. Et peut-être n'y a-t-il pas de témérité à espérer que vous écouterez avec indulgence — et profit — quelqu'un de vos maîtres qui, très simplement mais très sincèrement, vous dirait ce que nous attendons de vous et ce qu'il vous faut faire pour devenir ce que vous voulez être : des hommes utiles, des hommes de bien.
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La vie, je le sais, ne s'apprend pas au collège et par des préceptes. Le collège, sans doute, donne l'habitude de la règle et du travail, apprend l'émulation, le courage, la loyauté et l'amitié, la justice aussi, car chacun y est jugé d'après son bon vouloir et ses œuvres; mais il n'est pas le monde : il est un monde plus équitable, il est la vie en un sens, mais la vie accommodée à l'âge et à la faiblesse de l'enfant et du jeune homme. La vie ne s'apprend que par l'action et par la vie même. Cependant on peut et l'on doit vous donner une sorte de viatique moral. Cela ne remplace pas l'existence; mais cela peut servir à la préparer et à la diriger, à vous éviter des erreurs et des fautes dont vous pourriez plus tard souffrir ou, ce qui est plus grave, rougir. Et notre meilleure récompense serait d'espérer qu'un jour, dans l'une de ces crises morales que vous aurez tous à traverser, quelque parole que nous aurions prononcée- devant vous viendrait
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se réveiller clans votre souvenir et pourrait arrêter quelque pensée coupable ou fortifier quelque inspiration généreuse. Vous ne savez presque rien de cette vie où vous allez entrer. Vous y entrez avec confiance, vous en avez la curiosité ; elle a pour vous l'attrait de l'imprévu et de l'inconnu; ce sont d'excellentes dispositions. Vous la voyez sous de riantes couleurs, et vous avez raison, je vous dirai un jour pourquoi. Vous allez être libres; vous en êtes joyeux et fiers ; cela est bien encore : l'amour de l'indépendance est chez l'homme un sentiment naturel, irrésistible chez le jeune homme; il est bon d'ailleurs qu'on ait le désir d'agir par soi-même, à ses risques et périls. Mais nous manquerions à un devoir en vous laissant croire qu'on peut prendre la vie comme elle vient, en ne vous disant pas que des devoirs austères vous attendent. Il vous faudra vous diriger vous-mêmes : c'est une lourde tâche. Sachez-le, toutes les
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chaînes ne seront pas brisées du jour où vous ne les verrez plus. Avec vos droits s'accroîtront vos obligations. On l'a bien dit : « La liberté est en apparence un allégement, en réalité c'est un fardeau. Voilà justement sa noblesse. La liberté engage et oblige; elle augmente la somme des efforts imposés à chacun. » Ces années que vous allez vivre en sortant du lycée sont parfois considérées comme des années transitoires, ou même sacrifiées. Elles sont en vérité décisives, et votre vie entière en conservera l'empreinte. Ce que vous serez comme jeunes gens, il y a fort à parier que vous le serez toujours. On peut acquérir en quelques jours un sérieux de surface et de commande; mais ce qu'on ne change pas si aisément, c'est son cœur. Les habitudes d'honneur et de délicatesse que vous aurez prises jeunes seront votre éternelle sauvegarde. Et dites-vous bien qu'il y a, je ne veux pas dire des tares, mais des
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ment.
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taches dont on ne se lave jamais complèteJe me propose de vous entretenir des devoirs que .vous aurez à remplir comme jeunes gens, comme soldats, comme citoyens, comme êtres moraux et religieux. Je vous dirai enfin quelle conception il convient de se faire de la vie. Vous êtes sortis du lycée bacheliers ou élèves d'une école. « Vos classes sont finies, vos études vont commencer. .«..V'VCeux qui vont entrer à l'École polytechnique ou à l'Ecole de Saint-Cyr y vont retrouver l'internat avec ses barrières et aussi ses gardefous. Les lisières ont cela de mauvais qu'elles entravent la liberté des mouvements; mais elles ont cela de bon qu'elles préservent des chutes. Ceux-là auront des cours obligatoires, des examens à date fixe et qu'on ne peut remettre, examens dont la terreur sera le commencement de la sagesse. Ils travailleront, et je n'ai sur ce point rien de
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particulier à leur dire; ils pourront tirer quelque profit néanmoins des conseils que je dois donner aux autres, à ceux qui demain seront des étudiants libres. Premier écueil à éviter : ne pas croire qu'étudiant « libre » signifie étudiant qui n'étudie pas. On est tenté par mille distractions, mille plaisirs qu'on s'imagine devoir être d'autant plus enchanteurs qu'on y a moins goûté. On y cède, cela est fatal. On croit d'ailleurs toujours pouvoir réparer les heures et les journées perdues par un travail qu'on se représente volontiers alors comme devant être acharné. Mais le goût et l'habitude de l'oisiveté viennent vite; et là se perdent et le temps et l'argent, et les forces du corps et celles de l'âme, et la vivacité de l'intelligence et l'énergie du caractère. Aimez donc l'étude pour elle-même; soyez heureux d'avoir appris et désirez apprendre encore. Il faut avoir le culte de l'esprit pour l'esprit; c'est encore là ce qui trompe le moins. Allez
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aux cours, non pas seulement parce qu'il le faut, mais encore avec plaisir et avec reconnaissance. Préparez votre intelligence « non seulement pour une profession, mais pour la vie ». Je viens de parler de profession; et à ce propos une observation mérite d'être faite. La profession a cela d'excellent — au point de vue moral qui nous occupe ici — qu'elle impose à celui qui y entre un certain nombre de traditions d'honneur; on revêt pour ainsi dire avec la fonction l'ensemble de ces qualités qui, fortifiées par l'esprit de corps, se transmettent sous le nom d'honorabilité professionnelle. Mais elle semble aussi imposer un pli à l'individu, le façonner tout entier d'après un modèle unique, lui inspirer ses préventions et ses préjugés, amortir la personnalité et étouffer l'homme. Il y a là un danger qu'il ne faut ni exagérer ni méconnaître. Or, le vrai moyen d'éviter ce travers, c'est de s'y prendre de bonne heure : élargir
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son horizon, ne pas s'enfermer dans les limites des études obligatoires, acquérir des clartés et plus que des clartés sur le plus de choses possible. Ce n'est point d'ailleurs éparpiller ses forces, c'est les ménager habilement; ce n'est point s'encombrer la tête, mais la meubler avec goût et avec art; c'est se reposer d'un travail par un autre; car suivant le joli proverbe hébreu que cite Renan : « Dans un tonneau plein de noix on peut faire entrer encore plusieurs mesures d'huile de sésame. » Vous éviterez ainsi le pédantisme, qui n'est pas le privilège de certains fonctionnaires : le pédant, c'est le métier fait homme. — Ce vous sera aussi un remède contre une fâcheuse disposition qui provient d'une véritable étroitesse d'esprit : je veux dire cette sorte d'esprit de caste qui nous fait n'apprécier que nous et ceux qui font les mêmes choses que nous, et ont même origine. Toutes les formes du travail intellectuel et du travail social ont même utilité
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et même dignité; toutes les fonctions se valent, quand les personnes y sont également honorables. Il n'y a pas à établir de hiérarchie entre les professions; on n'en peut établir qu'entre les hommes; et l'on a mauvaise grâce à se rendre témoignage à soi-même qu'on est d'un génie supérieur ou d'une moralité plus raffinée. Entre personnes qui poursuivent la même carrière, il n'y a de différence que dans le zèle et le scrupule qu'on met à remplir ses devoirs. En ce moment, je ne le dissimule pas, je songe un peu à vous, messieurs les futurs élèves de l'Ecole de Saint-Cyr et de l'École polytechnique. Il est fort honorable d'avoir appartenu à l'une de ces glorieuses écoles, et je vous engage à conserver un reconnaissant souvenir des années que vous y aurez passées. Mais ne vous croyez jamais en droit de regarder comme inférieurs ceux qui n'y sont pas allés. Êtes-vous bien sûrs d'ailleurs que vous ayez seuls le mérite de cet heureux privilège? Il
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est dû en partie sans doute à votre intelligence et à votre travail; mais ne le devezvous pas aussi aux circonstances favorables dans lesquelles vous avez été placés, à la fortune et aux sacrifices de vos parents, et peut-être enfin au dévouement "et au savoir de vos maîtres? Ceux qui n'ont pas eu la même chance n'en ont pas pour cela moins de mérite; ils vous sont égaux, supérieurs peut-être. Ne vous targuez donc jamais de votre origine; surtout ne croyez pas que cela vous dispense du reste. Devant le devoir et la discipline, devant l'ennemi, il n'y a pas des officiers sortis de l'Ecole et des officiers venus d'ailleurs; il n'y a que des hommes d'honneur et des hommes de cœur : contentez-vous d'être de ceux-là. Il me faut maintenant passer à vos devoirs de jeunes gens. — En sortant du lycée vous allez trouver ou retrouver de nombreux camarades, et vous faire quelques amis. Vous avez appris ici ce qu'est la soli-
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darité qui doit unir des jeunes gens appelés à vivre ensemble quelques années, en poursuivant de communes études. Vous saurez être sociables avec tous, aimables avec chacun. Vous éviterez de faire partie de ces petites coteries où l'on prélude aux dissentiments et aux violences pour l'avenir. Vous * saurez vous prémunir contre la sotte et vilaine habitude des brimades. S'il vous faut être brimés, soumettez-vous de bonne grâce; mais prenez alors la résolution de ne pas infliger aux autres ce qui vous aura semblé pénible et surtout sachez tenir votre promesse. Les brimades, même inoffensives, sont une atteinte portée aux devoirs et aux droits d'une bonne camaraderie; il est des âmes ombrageuses ou simplement fières pour qui elles ont de déplorables conséquences. La camaraderie est chose excellente; mais il convient de se rappeler qu'elle n'est que « la menue monnaie de l'amitié ». On ne doit pas prodiguer son amitié. Je ne veux
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pas dire de mal de cette aimable facilité des liaisons, de cet abandon, de cette vivacité d'enthousiasme qui sont un des plus heureux privilèges et un des charmes de la jeunesse. Je ne vous dirai pas non plus comme le phi losophe grec : « 0 mes amis, il n'y a pas d'amis. » Mais les vrais amis et les bons amis sont rares. Ce serait profaner l'amitié que de la prodiguer à la légère. Il faut donc savoir choisir ses amis, non pour les parties qu'on peut faire avec eux (un commensal de café, un compagnon de plaisir ne sont pas des amis), mais pour leurs qualités d'esprit et de cœur, pour leur caractère. A cette condition seulement sont possibles les devoirs de l'amitié : une absolue confiance réciproque, un dévouement toujours prêt, une certaine communauté de pensée sans laquelle n'est pas réalisable cette union des âmes qui est le principe et la récompense de l'amitié :
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xcuvà tpîXwv. Là même ne messied pas une certaine fierté : on ne doit donner ce beau
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nom d'ami qu'à des hommes que l'un peut es Limer. Je veux maintenant vous dire deux mots de la question d'argent. L'accroissement général du bien-être et du luxe, le besoin plus grand de confort, ont rendu plus pressant le besoin d'argent. Les dépenses personnelles d'un jeune homme sont incontestablement supérieures à ce qu'elles étaient il y a seulement une vingtaine d'années. Il y a là une nécessité sociale à laquelle nous ne pouvons rien, qui n'est pas en soi-même un mal, mais qui peut donner naissance à des crises difficiles et pénibles. Il est à craindre que beaucoup ne soient amenés à dépasser les revenus dont ils disposent; il est à craindre surtout qu'ils ne contractent de funestes habitudes de mollesse et de prodigalité. Les jeunes gens, dont l'honneur est sur certains points fort chatouilleux, font preuve parfois d'une singulière élasticité de conscience quand il s'agit de dettes. Les
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ilô
longues stations au café — où l'on goûte ce délicat plaisir de s'intoxiquer d'alcool et de tabac, — le jeu aussi, dont on se devrait garder comme de la peste, d'autres plaisirs encore fort coûteux, voilà qui conduit aux emprunts, que paiera plus tard le modeste revenu des parents ou leur héritage, à moins que ce ne soit la dot de la femme. Et ce qu'il y a de plus grave peut-être, c'est qu'on s'habitue aux petits expédients, aux petites bassesses où l'on perd sa dignité et sa délicatesse. En ces matières il ne saurait y avoir de règles immuables; et je ne pourrais essayer d'établir le budget des dépenses d'un jeune homme; il y a toutefois un principe qui suffit : conformer scrupuleusement ses dépenses aux revenus dont on dispose. Je veux dire à la pension que servent les parents, non pas aux ressources qu'on leur suppose. Les jeunes gens se regardent volontiers comme les co-propriétaires de la fortune paternelle; ils s'imaginent en pou-
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voir disposer. Mais cette fortune la connaissent-ils? Est-elle à l'abri des événements? Et quel remords que d'avoir contribué à ruiner ses parents! Ce qu'ils vous donnent reste un pur don, et l'on doit songer aux sacrifices ipu'ils s'imposent, avec reconnaissance, je dirais volontiers avec une sorte de trouble intérieur. Si les parents sont peu fortunés, le devoir devient plus impérieux encore. On l'a dit éloquemment : « Quand des parents sont pauvres ou gênés, quand ils ne vivent que du fruit de leur travail, quand ils consument leurs ressources et parfois leur vie pour subvenir aux frais d'éducation de leurs enfants, quand ils amassent à grand'peine une faible dot pour leur fille, honte et mille fois honte aux fils qui augmentent celte sainte pauvreté au lieu de l'alléger, qui ébrèchent cette dot au lieu de l'accroître, qui dilapident les fruits de ce travail au lieu de les doubler! Le jeune homme qui, pour satisfaire à ses plaisirs, condamne sa mère aux
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privations et sa sœur au célibat ou à un mariage médiocre, ce jeune homme n'est pas seulement un ingrat et un impie, c'est un lâche. » (E. Legouvé, Les Pères et les Enfants, p. 385.) Ne croyez pas cependant que je veuille vous prêcher l'abstention de tout plaisir. Celui qui travaille a besoin de délassements. Il y a des plaisirs permis; il en est même de sains et de fortifiants, qu'un jeune homme peut très justement s'accorder dans la mesure de ses moyens. Je ne vois là aucun mal, j'y verrais volontiers un bien. Mais il y a aussi des plaisirs médiocres qui ne sont pas dignes d'un homme de goût; il en est de vils et de dégradants qui sont indignes d'un honnête homme. -\ Je suis ainsi amené à une question délicate, dont il faut pourtant bien que je vous parle, la question de la passion, de l'amour, de la femme. Une certaine pudeur, une sorte de fausse honte nous empêchent trop souAUX JEUNES GENS.
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vent de prononcer devant vous certains mots. C'est là une faiblesse et une faute; il ne faut pas sous-entendre l'essentiel. Nous devons vous parler comme à des jeunes gens que vous êtes ou que vous allez être. Croyez d'abord que la chasteté est non seulement un devoir, mais une force et une beauté morale. Il est singulièrement noble d'apporter à la jeune fille que l'on aime et que l'on a choisie une égale ingénuité de sentiments, une égale pureté de cœur. Cela n'est pas impossible à qui veut se marier jeune : j'en sais que cette haute idée a préservés de toutes les tentations. Ces tentations, il faut pourtant les prévoir, et, dans cette délicate matière, je ne vois guère d'autre principe modérateur que celui qu'exprime en ces termes homme. donner. Ce principe M. Legouvé : Songer toujours à sauver en soi l'honnête peut sembler bien modeste : voyons toutefois ce qu'il peut
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Si vous comprenez bien ce que cela veut dire et si vous avez une conscience ferme et délicate de ce qu'est la dignité de l'homme, vous aurez le dégoût et l'horreur du vice, des plaisirs bas où se corrompent la santé physique et la santé morale, où se trouvent compromises les délicatesses de l'âme et la dignité du caractère. La destinée d'un homme dépend souvent tout entière de la nature et de la valeur de ses premières émotions sentimentales. Il est des passions coupables dont le stigmate reste ineffaçable : à la dégradation du cœur il n'y a pas de remède; il est des chutes dont on ne se relève pas. Et songez à ce qu'enveloppe de responsabilités individuelles et sociales cette chose terrible : l'hérédité. Toute faute se paie; mais les fils quelquefois sont punis pour les pères. Vous n'êtes pas seuls en cause. L'abus du plaisir énerve le corps et abaisse le caractère, fait le cerveau vide et le sang pauvre. On lègue ce pitoyable héritage; dans la
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constitution de l'enfant se retrouve la trace de tous les excès; le système nerveux épuisé, débilité, usé, rend impossible la virilité morale et la puissance intellectuelle. On donne naissance à une race d'impuissants et de déséquilibrés, qui constituent un véritable danger social. Sachez vous faire une haute idée de l'amour; il ne doit jamais être profané, étant par soi une des choses les plus belles, les plus sacrées du monde. « On peut se passer du cœur en amour pour n'y chercher que le plaisir : cela ne s'appelle plus la passion, mais la débauche. » La bassesse en amour est une sorte de sacrilège. La jeunesse croit volontiers que le cœur peut « s'éparpiller sans s'épuiser » ; qu'on peut, sans danger pour l'avenir, jeter à tous les vents du ciel le trésor de sentiments généreux et délicats que chacun porte en soi; qu'il est possible sans abaissement de livrer son âme en pâture à la licence. Tenez-vous en garde contre de telles
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idées : prodiguer follement l'amour, c'est 4'avilir ; on ne l'avilit pas sans s'avilir soimême; « on ne touche pas à la honte sans y contracter quelque souillure. » Dites-vous bien aussi que c'est une grave déloyauté qu'on commet, en perdant la vie d'une pauvre fille dont on n'obtient les premiêres faveurs-qu'en dupant son cœur et en retour de promesses qu'on sait bien ne pas 3evoir tenir. Une dette de jeu est sacrée; combien plus sacrée une dette d'amour! Une trahison devient alors une lâcheté. Cela ne se répare pas par des sacrifices pécuniaires; la seule réparation possible — je ne dis ni vraie, ni efficace, — c'est le mariage, qui, dans ces conditions, est presque toujours un lourd boulet attaché au pied de l'une et l'autre des victimes. Tenez surtout pour le plus grand des crimes « de vous exposer aux malédictions futures d'un être qui peut-être, voué au mal. vous devrait la vie et qui serait, par votre faute Vous êtes des
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hommes d'honneur, vous regarderez cet acte, qu'on traite avec tant de légèreté, comme un acte abominable. » (E. Renan.) Il est enfin des circonstances qui accrois sent singulièrement la gravité de la faute. La femme des autres doit toujours nous être sacrée. Le monde sans doute rit « des autres », et il a tort; mais ne croyez pas pour cela qu'il absolve les complices. Il est sévère, et justement sévère, pour la femme adultère qui trahit la foi jurée et jétruit la famille.. Comment le poids de la faute ne retomberait-il pas aussi sur celui qui est le principal artisan de son déshonneur? Que de funèbres tragédies provoquées ainsi par la faiblesse de la femme et par la passion ou simplement la fatuité de l'homme! Celui-là n'est pas un honnête homme qui n'hésite pas, pour la satisfaction d'un désir, à mettre le pied dans tant de honte, de boue et parfois de sang^?]) Mais sans aller jusqu'à la faute, il est possible de compromettre une femme. On pré-
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fèro parfois la réputation d'homme à bonnes fortunes aux bonnes fortunes elles-mêmes. Par sa légèreté, par ses assiduités ou sa fatuité on peut faire naître des suppositions malveillantes, provoquer des soupçons qui ne doivent même pas effleurer une honnête femme. Il y a je ne sais quelle vilenie à ce jeu, où se trouvent engagés la réputation et peut-être le bonheur d'une femme. Enfin , comme tout est sérieux dans l'amour, ses conséquences comme son principe, permettez-moi un dernier conseil. Il arrive souvent que par un effet de cette coquetterie, aussi vivante dans le cœur de l'homme que dans celui de la femme, on s'efforce d'attirer l'attention d'une jeune fille. L'indifférence à notre égard nous semble une injure faite à nos mérites ; on se fait aimable et séduisant. Et notez que je prends l'hypothèse la plus favorable ; je veux bien supposer qu'on se soit laissé duper soi-même par un élan de l'imagination, qu'on soit victime de
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cette jalousie
inconsciente qui nous fait
considérer comme des rivaux ceux qu'on remarque plus que nous-mêmes; qu'on ne se rende pas bien compte enfin du mal que l'on peut faire. Ce mal n'en est pas moins réel et parfois irréparable. Vous connaissez l'ado-' rable comédie de Musset : On ne badine pas avec Vamour. Et ces choses ne se passent pas seulement dans le monde fictif que nous ouvre l'imagination des poètes ; c'est dans la vie que l'on voit ainsi des cœurs meurtris et des existences brisées pour toujours. Rien n'est plus mystérieux et plus délicat que le cœur /'d'une jeune fille; craignez de flétrir — fût-ce d'un souffle — cette pureté qui en fait l'inestimable prix. Dites-vous bien qu'il est indigne d'un homme d'honneur de laisser croire à une jeune fille qu'on l'aime avant d'être en situation de l'épouser, avant d'être soi-même bien sûr de son cœur. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'un homme ignore comment on dit à une femme qu'on est amoureux
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d'elle; je ne vois pas de mal, je l'avoue, à ce qu'on trouve aisé de lui dire qu'on l'aime sérieusement, mais à condition qu'on soit prêt à en faire la compagne fidèlement chérie de sa vie. Rien donc n'exige plus impérieusement le sens du devoir, rien ne demande plus de scrupules et de délicatesse que la conduite de l'homme envers la femme. Cette délicatesse vous sera facile, si vous savez vous prémunir contre ce ridicule où l'on tombe en étant — ou en se disant — sceptique à l'égard de la vertu féminine. Si la corruption existe, soyez convaincus qu'elle vient surtout de ralité de l'homme,. On ne se fait jamais une trop haute idée de la femme; on ne la re§z pecte jamais trop. Elle est au foyer et dans la société la gardienne de l'idéal; elle est ellemême une partie, et la plus pure, de l'idéal dans la vie. Vous ne manquerez jamais à remplir ces obligations, que je vous ai trop brièvement et trop imparfaitement résu-
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mces, si vous savez garder toujours présente et vivante au fond du cœur la pure image d'une mère ou d'une sœur. Tous ces devoirs vous sembleront pei<têtre bien lourds, et cette vie de travail, de sagesse, de dignité, que j'esquisse vous paraîtra grise et monotone. Détrompez-vous. C'est là la vie la plus heureuse : il n'y a_j3aj~| r^/p^x de vraie joie^endehors de la vertu. Et puisj vous devez pratiquer joyeusement ces vertus ; elles sont, malgré tout, souriantes et aimables; elles ont, elles aussi, leur grâce et leur charme. Il convient à la jeunesse d'être gaie ; c'est une partie de sa beauté et de sa force. La vraie gaieté — à laquelle je vous convie de grand cœur — ne se rencontre que dans les plaisirs bons et vifs qui sont, non l'occupation de la vie, mais son délassement et son sourire. Sachez rire, comme des jeunes gens que vous êtes, simplement et franchement : c'est la meilleure des préparations
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aux travaux du présent et aux devoirs de l'avenir. C'est ainsi que s'acquièrent cet allégement et cette allégresse de l'âme qui ne viennent que d'un cœur pur et d'une consriencc en repos.
��LE SOLDAT
J'ai l'intention de vous entretenir aujourd'hui de vos devoirs de soldat. Ce que je voudrais vous dire, ce n'est pas uniquement quelles obligations par là vous incombent, c'est encore le bien que vous êtes en état de retirer de votre passage dans la caserne, le bien aussi que vous y pouvez faire, c'est surtout l'esprit et les sentiments qui vous y doivent animer. Je n'ai pas à démontrer que le service militaire est une nécessité sociale, que l'Etat a le droit d'exiger que chacun s'en acquitte. Tout homme doit à son pays une partie de.
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son temps et de ses forces pour assurer pendant quelques années à tous la sécurité.qu'il devra lui-même à tous pendant de bien plus nombreuses années. Nul citoyen n'a donc de droit à priori à être dispensé de ce devoir. L'Etat seul peut juger bon, dans l'intérêt même du développement intellectuel et économique de la nation, de restreindre pour certains le temps légal que chacun doit
passer sous les drapeaux. Mais que ceux qui bénéficient de cette mesure la regardent
non comme un don fait à leur talent ou à leur diplôme, mais bien comme un crédit qu'on leur consent, comme une dette que librement ils contractent envers la société et qu'ils prennent l'engagement de payer. Ce temps dont on leur fait remise, ils leur
faudra le consacrer à un accroissement de Ix grandeur industrielle, commerciale, scientifique, artistique, surtout morale du pays, C'est le seul moyen qu'ils aient de légitimer cette faveur. Il y a quelque chose de misé-
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rable, d'inique, dans le calcul de quelquesuns qui préparent tel ou tel examen avec l'intention bien arrêtée de ne s'en servir que pour échapper à deux années de caserne. C'est là comme une espèce d'escroquerie morale. L'expression, sans doute, va sembler à plusieurs plus qu'excessive, — ridicule. Réfléchissez-y pourtant, et vous m'accorderez peut-être que, théoriquement du moins, j'ai raison. Quant à moi, j'estime qu'il n'est pas mauvais que le mot vous ait été dit. Nécessité sociale, le service militaire est aussi une obligation morale. Je ne m'attarderai pas à établir devant vous qu'on se doit à son pays, que c'est un honneur de lui sacrifier quelque chose. Le soldat est noble par cela seul qu'il reçoit de la Patrie la mission sacrée de garantir son indépendance et l'intégrité de son territoire, parce que la France a déposé entre ses mains une partie de son honneur. Pour vous-mêmes, enfin, il est bon que
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vous revêtiez l'uniforme. Ne déclarez pas trop hâtivement que le temps que vous passerez à la caserne sera du temps perïlu. Ne rejoignez pas votre régiment avec une morne résignation, mais virilement, vaillamment et de bon cœur. Ce n'est pas assez de subir la loi du service obligatoire, par peur du gendarme; il faut l'accepter volontairement, j'ose dire avec joie, du moins avec la conscience de ce qu'on doit faire : un devoir bien compris, auquel on se sent préparé, n'a plus l'air d'une corvée. Croyez, et j'essaierai de vous le prouver tout à l'heure, que la caserne peut être, doit être, sera, pour vous, et pour les autres, grâce à vous, si vous le voulez bien, une grande école de discipline sociale, de courage, de dévouement. Vous serez tous soldats, quelques-uns sous-officiers et officiers. A ce double égard, je vous demande la permission de vous donner quelques conseils. Et tout d'abord, prémunissez-vous contre
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cet esprit de dénigrement à l'égard des choses de l'armée, qui semble faire de dangereux progrès. On a prétendu incarner le type de l'officier français dans la triste et grotesque caricature du « colonel Ramollot » ; onami_^ faire œuvre sociale en dénonçant les turpitudes du « sous-off. » Ce sont là des lâchetés et des calomnies. Il est peu de rôles plus beaux, plus désintéressés que celui de l'officier qui se consacre à une tâche noble entre toutes : relever la France à ses propres yeux et aux yeux de l'étranger, lui rendre son rang et son prestige, assurer sa force et ses destinées. Ces destinées traversent une crise qui sera peut-être décisive; il se peut que, dans un avenir prochain, d'une guerre dépende ce que sera la France, et vous pourrez être appelés à répandre votre sang pour elle. C'est un devoir que vous considérez comme sacré; je ne vous ferai donc pas l'injure de vous le rappeler. Mais il ne suffit pas d'êlrc disposé à se battre généreuAUX JEUNES CENS.
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sèment sur le champ de bataille, il faut se préparer à rendre ce sacrifice utile. On n'y est guère disposé si l'on croit à priori à l'incapacité, à l'imbécillité des chefs. Ceux qui s'attachent à les déconsidérer aux yeux de la nation commettent un véritable crime de lèse-patrie. Mais il y a autre chose. On ne s'improvise pas soldat; il y faut une préparation, il y faut l'expérience, l'habitude, l'exercice journalier, qui fait, si je puis dire, descendre du cerveau dans les muscles le mouvement mille fois répété. Ce que l'on exigera de vous n'est pas inutile; ce que vous avez compris du premier jour il vous faudra des mois pour l'exécuter avec précision, rapidité, sûreté. Ceux qui dirigeront vos actes savent sans doute mieux que vous ce qui est nécessaire pour faire un bon soldat. Il pourra vous paraître dur d'obéir à des hommes n'ayant ni votre instruction ni votre éducation; dites-vous toutefois que
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pour le maniement des armes ils ont sur vous quelque supériorité. Vous devrez vous accoutumer à une discipline qui vous paraîtra méticuleuse ou brutale; vous serez tentés de dire : « on nous traite comme des machines ». Sans doute il le faudra bien, si vous refusez de vous soumettre de bonne grâce. Mais croyez-le, et je l'ai expérimenté, si vous faites preuve de bon vouloir et de bon esprit, on vous respectera. La discipline devient non seulement acceptable, mais aisée à qui l'accepte; elle n'anéantit plus la personnalité de celui qui obéit librement. L'obéissance, dite passive, n'a plus rien d'humiliant quand elle consiste à abdiquer ses désirs, ses préférences, ses volontés individuelles, par raison, par dévouement. Cette vraie discipline, vertu essentielle du soldat, et qui seule fait la force des armées, n'est donc pas purement extérieure, fondée sur la crainte des punitions (cela, c'est une rébellion avortée) ; elle est inférieure, renon-
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cément spontané et quoi qu'il en coûte parfois, à toute critique et à toute discussion. Ce que je dis ici du soldat s'applique évidemment et sans réserve à l'officier. Celui-ci doit respecter la discipline s'il veut qu'elle soit respectée ; il ne doit pas trouver étrange d'avoir pour chefs, pour camarades dégrade, des hommes n'ayant pas même origine sociale. L'officier, pour faire comprendre au soldat la nécessité et la valeur de la discipline, telle que j'ai essayé de la définir, doit savoir vivifier son rôle. Qu'il traite ses hommes comme des hommes. Qu'il ne leur commande pas d'un air rogue et ennuyé. Que sa justice ne consiste pas en une équité brutale, application des règlements sans nuances et sans ménagements; qu'elle soit la vraie justice qui tient compte des circonstances, des intentions, qui se tempère par le respect intime du subordonné. L'officier, sous l'autorité de qui passe la nation tout entière, doit se pénétrer de cette idée que la
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discipline véritable ne s'obtient que par la connaissance du caractère de ceux à qui l'on commande, par le respect qu'on leur inspire, la confiance, l'affection qu'on sait en mériter. Qu'il saisisse donc toutes les occasions de se mettre en communication intime, personnelle avec ses soldats, qu'il se pénètre de leurs besoins, qu'il se renseigne sur leurs aptitudes, leurs qualités, leurs défauts. Pendant les haltes, aux grandes manœuvres, il trouvera mille occasions de le faire. Il suffit d'une prévenance, d'un mot, d'un geste parfois, pour vaincre les défiances, prévenir les rancunes cachées, les hostilités sourdes. Qu'on y songe : ce n'est pas en trente mois qu'on obtiendra des jeunes gens l'automatisme qu'on obtenait jadis en sept années. Si l'on ne fait appel qu'à l'organisme, à la machine, il est à craindre que ces enfants, quand on les enverra au feu, ne sachent vaincre la peur instinctive de l'animal en face du danger. C'est sur les cœurs qu'il faut
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agir; c'est une action morale et personnelle qu'il faut exercer; c'est la confiance, l'affection qu'il faut conquérir. C'est l'autorité du caractère, acquise en temps de paix, qui servira surtout à l'officier sur le champ de bataille. A coup sûr il lui faudra, par des études techniques, apprendre la science de la guerre, acquérir les qualités de tactique, de coup d'œil qui ne naissent pas spontanément au moment où le besoin s'en impose; mais s'il n'a pas cette force morale qui lui permettra de tenir sa troupe bien en mains, de la conserver immobile tant qu'il faut, puis d'entraîner la masse d'un seul élan, d'une mêmè âme, pour la jeter là où il convient, tout le reste ne lui servira de rien. Ce n'est pas d'ailleurs seulement pour la guerre que la vie,de caserne vous est utile; ce n'est pas seulement pour la guerre que l'officier doit savoir agir sur le soldat dans le sens que j'ai indiqué. Si vous le voulez, vous pour-
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rez retirer mille avantages de votre année ou de vos années de service militaire. Vous fortifierez votre corps, vos muscles, vous vous habituerez au froid, à la fatigue, vous pourrez acquérir cette vigueur physique dont quelques-uns semblent faire l'unique fin des éludes classiques. Vous y apprendrez aussi quelques vertus morales qui ne servent pas uniquement aux militaires, et trouvent partout leur emploi, l'habitude de l'effort, le courage, la patience. Il n'est pas mauvais, comme on l'a dit, qu'au milieu du luxe et de la mollesse, les jeunes gens entendent de temps en temps la voix brève et rude d'un sergent. Vous y prendrez aussi une leçon d'égalité, de solidarité sociale. Et, on l'a fait remarquer, l'officier a, à cet égard, un rôle social à jouer. Ce devoir sera aussi le vôtre, à vous soldats instruits, parce que votre éducation même, votre supériorité intellectuelle vous l'imposera. Ce sera de faire en sorte que le
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soldat quitte la caserne meilleur moralement qu'il n'y est entré. Vous y pourrez conserver toutes vos délicatesses dignes de ce nom, je veux dire les délicatesses morales ; loin de partager la grossièreté que vous y pourrez coudoyer sans doute, vous devrez travailler à élever les autres à votre niveau, vous devrez, officiers et soldats, collaborer à cette œuvre très digne de vos efforts : empêcher que plusieurs ne rapportent de la caserne des habitudes d'oisiveté, l'habileté à se soustraire d'intempérance, au travail, le
dégoût ou le dédain de la vie laborieuse et utile. Vous pourrez contribuer à opérer la fusion des diverses classes de la société. Au régiment, dans la communauté de vie, sous l'uniformité de la tunique, à l'ombre des plis du même drapeau, on se sent plus proche de son voisin; les inégalités de fortune, de position s'effacent; on apprend à se connaître; pourquoi n'apprendrait-on pas à s'estimer réciproquement, à s'aimer même un peu?
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Cette discipline et cette vie
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seraient ainsi la meilleure préparation à la discipline et à la vie sociales. Dans une société démocratique et libre comme la nôtre on tend volontiers à s'imaginer que la loi qu'on se donne, à laquelle chacun indirectement collabore, n'est pas en somme si respectable, puisqu'on la peut modifier; on considère comme négligeable une autorité qu'on sent passagère et caduque. Il y a là un danger, comme il y en a un dans la haine des classes sociales. Et à ce double point de vue, vous le sentez bien, vous pouvez exercer sur ceux qui vous entoureront une influence salutaire, si vous êtes pénétrés des devoirs nouveaux qui s'imposent aujourd'hui plus que jamais à tous les dirigeants sociaux. Enfin, à la caserne, vous recevrez et vous devrez donner une grande leçon de Patriotisme. Et sur ce point je veux m'arrèter un instant. La conscience moderne, à cet égard comme
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à tant d'autres, traverse une crise. De plus en plus la philosophie de l'histoire se détache de toute considération de sentiment; l'idée de l'unité fondamentale des sociétés, la conscience de ce qu'il y a d'artificiel en somme et de convenu et de faux dans la division des hommes en groupes antagonistes, séparés par des sortes de cloisons étanches, l'idée de la solidarité universelle, de l'humanité au sens fort du mot, s'impose à la pensée et pousse nalisme plus profondément consistance. ses racines. avez L'utopie du cosmopolitisme, de l'internatioprend Vous entendu ou vous entendrez proférer ce cri impie : « A bas la Patrie! » Des théoriciens, des hommes politiques proclament qu'il n'y a plus à parler de l'opposition des nations, mais seulement de l'opposition des classes. Des penseurs dont les yeux malgré tout se ramènent toujours vers la France semblent souvenir que l'amour de la Patrie est une faiblesse intellectuelle, une sorte d'instinct
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aveugle, ou plutôt de sentiment héréditaire, créé et maintenu par une longue tradition et correspondant à une phase du devenir social depuis longtemps dépassée; s'ils le conservent, c'est par une inconséquence philosophique dont ils ont l'air de s'excuser, parce que le sentiment est une des forces du cœur humain, qu'il est parfois invincible, et qu'il y aurait, tout compte fait, quelque chose d'inhumain, partant d'anti-philosophique, dans une absolue scission entre la raison et le cœur. Je le sais, ces idées ne vous sont pas familières; j'éprouve même quelque appréhension à les formuler devant vous. Mais plus tôt ou plus tard, vous vous trouverez en face d'elles. Elles seront à l'état latent dans l'atmosphère intellectuelle que vous respirerez; vous vous rencontrerez avec des hommes qui les professeront plus ou moins expressément. Or il est bon que votre pensée ne soit pas surprise par elles, que vous ne vous laissiez pas trop émouvoir ou séduire par ce qu'elles
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ont de spécieux. Il faut que vous vous demandiez à l'avance ce qu'elles valent. Il faut aussi — et c'est une partie de ce rôle éducatif auquel je faisais allusion tout à l'heure — que vous sojez à même de les combattre par la parole et par l'exemple partout où elles se feraient jour. La patriotisme est une nécessité, au moment de l'évolution historique de l'humanité où nous sommes placés, et ce n'est pas dans mille ans que vous aurez à vivre. Une nation qui se complairait trop dans ces chimères une du cosmopolitisme, au milieu de perdue. Volontairement elle nations qui paraissent peu y incliner, serait nation s'abandonnerait à la loi du plus fort et par sa faute provoquerait l'indéfini recul de l'idéal qu'elle caresse. L'existence des nations est, à l'heure actuelle, nécessaire et bonne ; elle est la garantie de la liberté, la condition du progrès. « La conservation des génies nationaux, écrit M. Lavisse, est au moins
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utile et désirable. Plus ils sont originaux, plus ils sont forts. Plus ils sont forts, plus ils servent. Ces individus de l'humanité, qui sont les nations, sont plus actifs pour le bien de l'humanité que ne le serait l'humanité elle-même après qu'elle aurait absorbé les individus. On travaille pour tous les hommes alors qu'on ne croit travailler que pour son pays. Moins on est cosmopolite, plus on aide au progrès général du monde. » Le Patriotisme est l'indispensable et excellente école de la fraternité humaine. Etre bon citoyen dans son pays, c'est la plus sûre préparation à devenir un citoyen du monde. Aimer sa Patrie, c'est encore le meilleur moyen d'arriver à aimer l'humanité. Vous le sentez bien, ce Patriotisme dont je parle, ce n'est pas le chauvinisme aveugle ou tapageur et vantard, qui consiste à fermer les yeux sur les fautes et les défaillances de la Patrie, à dénigrer de parti pris, à haïr ou à mépriser tout ce qui est étranger. Cela
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c'est une sottise, une vanité imbécile, une ridicule injustice. On peut aimer autrement son pays, en sentant qu'il y a une œuvre vraiment française qui se poursuit à travers et par une longue série de générations auxquelles nous rattache un lien que nous ne pouvons briser. Ecoutez encore l'historien que je citais tout à l'heure : « Je sais bien que, si je retirais de moi-même certains sentiments et certaines idées, l'amour du sol, le long souvenir des ancêtres, la joie de retrouver mon âme dans leurs pensées et dans leurs actions, dans leur histoire et dans leur légende; si je ne me sentais partie d'un tout, dont l'origine est perdue dans la brume et dont l'avenir est indéfini; si je ne tressaillais pas au chant de l'hymne national; si je n'avais pas pour le drapeau le culte d'un païen pour une idole qui veut de l'encens et, à de certains jours, des hécatombes; si l'oubli se faisait en moi de nos douleurs nationales, vraiment je ne saurais plus ce
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que je suis, ni ce que je fais en ce monde. Je perdrais la principale raison de vivre. » Une nation est une âme, et cette âme réside dans une commune volonté, dans de communs souvenirs, dans de communes espérances. Participez à cette âme; aimez la France d'instinct, spontanément, comme on aime une mère, et aimez-la d'une affection grave et réfléchie, parce qu'elle a son génie propre dont la disparition n'irait pas sans un amoindrissement de la pensée humaine, parce qu'elle a souffert et lutté pour do nobles causes, parce qu'elle est généreuse, parce qu'elle représente dans le monde de grandes idées de liberté, de justice, de fraternité, parce qu'elle ne travaille pas pour elle seule, mais pour l'humanité. Jeunes gens, c'est l'âme même de la Patrie qui va vous être confiée; sachez pieusement et vaillamment la conserver intacte et pure pour la transmettre à ceux qui vous succéderont aussi belle, aussi noble que vous l'aurez reçue !
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Je vous ai parlé, dans nos deux précédentes réunions, de vos devoirs de jeunes gens et de vos devoirs militaires; j'ai donné à ma causerie d'aujourd'hui ce titre : le citoyen. Est-ce donc à dire que vos devoirs de citoyens ne commenceront que plus tard, et que vous avez encore quelques années pour vous y préparer? Vous n'avez pu vous méprendre à cet égard sur ma pensée. A maintes reprises déjà j'ai fait intervenir ici des considérations sociales. Au sens le plus large du mot, en effet, les devoirs du citoyen ne sont rien moins que l'ensemble des obliAUX JEUNES GENS.
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gâtions qui incombent à chacun de nous à l'égard de la communauté dont il fait partie, obligations - résultant des rapports infiniment nombreux et complexes, de l'indissoluble solidarité, qui rattachent l'individu au tout. De ce point de vue tous nos devoirs nous apparaissent comme étant en une certaine mesure des devoirs sociaux. Dès maintenant, depuis longtemps, vous en avez. Chacun de nous doit exercer dans la société une certaine fonction, jouer un certain rôle; chacun par conséquent s'y doit préparer le mieux qu'il le peut. C'est en réalité commettre un vol, un abus de confiance au préjudice de la communauté tout entière, — je ne dis pas que d'acquérir par des procédés malhonnêtes un diplôme auquel on n'a pas droit et qui vous donne accès à une carrière qui eût dû vous être fermée (et quant à moi je ne fais pas de différence entre le fait de copier à un examen ou un concours, et le fait de commettre un faux pour s'approprier
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le parchemin d'un autre), — mais simplement de sortir du lycée sans avoir fait tous ses efforts pour y acquérir cette culture générale et libérale, intellectuellement et moralement, qui seule met en état de faire vraiment son métier d'homme et de s'acquitter aussi parfaitement que possible de ses obligations professionnelles. Cependant comme il faut bien se restreindre et surtout qu'il est nécessaire, ici peut-être plus que partout ailleurs, de préciser, j'envisagerai particulièrement aujourd'hui avec vous les devoirs qu'il vous faudra remplir en tant qu'individus appartenant à une société organisée comme la nôtre et y jouissant de leurs droits civils, civiques et politiques. En ce sens le citoyen peut être considéré comme sujet et comme auteur de la loi : permettez-moi d'entrer dans quelques détails à ce double point de vue. Dans un Etat démocratique et libre, la soumission à la loi, plus nécessaire encore
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que clans toute autre forme d'Etat, doit revêtir un caractère particulier : elle doit être plus intérieure, plus spontanée, plus respectueuse. C'est sous la sauvegarde et la protection de la loi, égale pour tous, que le citoyen a pu vivre, se développer et agir; c'est grâce à elle qu'il est, grâce à elle qu'il subsiste. Tant qu'elle l'a défendu, il l'a trouvée juste et bonne ; comment lui pourrait-il être loisible de s'en affranchir du jour où elle contrarie ses préférences, ses préjugés, s'oppose à ses passions, touche à ses intérêts? Comment oserait-il élever la prétention de la plier, de l'asservir à ses commodités personnelles? Or le garant suprême, la clé de voûte de toutes les lois civiles et politiques, c'est la constitution du pays, librement établie, librement conservée. Il faut donc trouver la constitution obligatoire et bonne, ce qui ne veut pas dire la meilleure. Elle est modifiable et perfectible; mais on n'y doit toucher qu'avec d'infinies
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précautions, en s'entourant de mille garanties.^Et surtout l'individu n'a pas à s'arroger le droit de l'attaquer et de la bafouer et de lâcher à s'y soustraire. Cet état de rébellion du citoyen serait pour la société une cause de ruine. Mais respecter la loi et la constitution, c'est respecter ses représentants, c'est comprendre et respecter la hiérarchie sociale. Cette hiérarchie n'est plus de nos jours ce qu'elle était autrefois, elle n'est plus soutenue par les mêmes principes, les mêmes sentiments, les mêmes croyances. Est-ce à dire qu'elle n'ait plus sa raison d'être? Elle ne saurait plus être fondée sur la naissance ou la fortune, mais sur la valeur personnelle, sur le talent, le caractère, ou sur le libre choix de la nation. Les vieux cadres ont été brisés ; bien des choses ont cessé d'être crues et acceptées; nous n'admettons plus que certaines classes de la. société soient, par les hasards de leur ori-
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gïne, ou par jo ne sais quelle prédestination divine, créées pour être gouvernantes, d'autres pour être gouvernées. Et cela était un des résultats nécessaires et désirables de l'évolution sociale. Mais en faut-il conclure que nulle hiérarchie ne doit subsister, ou bien qu'une organisation nouvelle des éléments sociaux doit se substituer à l'ancienne? Un des dangers que court notre civilisation démocratique résulte de la généralisation de ce c'est sentiment qu'on notre retrouve à tous les degrés de l'échelle sociale : notre ennemi, maître. Toute autorité nous paraît usurpée; nous imaginons volontiers qu'elle n'est due qu'à l'intrigue, à la faveur, à l'incapacité même. Et au fond de notre prétendue indépendance peut-être, si nous nous nous trouverions interrogions en
toute sincérité, beaucoup de dépit et d'envie. De là provient une espèce d'anarchie d'esprit et de cœur qui, comme l'anarchie dè fait, est un agent de décomposition et un
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présage de mort. Il faut viduelles soient groupée fiées; et qui dit coordinat tion, frein. hiérarchie. Elle Rien possible en l'absence d'une règle et d'un est profondément vraie cette parole du grand orateur : « Vous verriez ce que peut faire dans le cœur humain la terrible pensée de n'avoir rien sur la tête. » Si c'est la force qui impose cette règle, elle étrangle ceux qu'elle contient. Il faut donc qu'elle repose sur le droit et sur le respect. Il faut qu'elle soit morale, librement consentie, qu'elle contienne en soi l'idéal de justice vers lequel chemine l'humanité. La hiérarchie, l'autorité, la discipline, si vous en avez compris la nécessité et la nature, si vous vous y êtes soumis, comme il convient, au lycée, au régiment, vous naire ou comme citoyen. Mais je vous l'ai dit, cette loi, cette hiérarl'accepterez volontiers dans la société comme fonction-
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chie sociale, vous en serez, dans une certaine mesure, directement ou indirectement, les auteurs responsables. Quelques-uns d'entre vous, au sortir même de ces bancs, vont être électeurs. Je ne leur apprendrai rien en leur disant que le vote n'est pas seulement un droit, qu'il est aussi et surtout un devoir. L'abstention est une faute, puisqu'elle assure ou accroît en apparence le triomphe du parti qu'on estime moins juste. Mais il ne faut pas voter aveuglément et à la légère. Je ne dirai pas ici que c'est un crime de vendre son suffrage : ce serait vous faire injure. Demandezvous pourtant s'il n'y a pas mille façons détournées de trafiquer de son vote. N'en est-ce pas une que de l'accorder à tel ou tel, avec une arrière-pensée des avantages particuliers qu'on en peut recueillir? N'en est-ce pas une que de tâcher par après d'en retirer quelque bénéfice, d'en solliciter, sous forme de recommandations et de protections, la
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récompense? N'en est-ce pas une enfin que de s'inféoder à une coterie et d'oublier l'intérêt général pour l'intérêt d'un parti, d'une caste, d'une petite église? Conservez vos opinions; n'en cédez rien; éclairez-vous et tenez-vous à ce que vous croirez la vérité, sans faiblesses, sans capitulations de conscience; mais que vos idées soient assez larges pour contenir toutes les formes de la justice et de la liberté, tous les intérêts du pays. Pour cela soyez très libéraux. Tenez fermement à vos droits ; faites-les respecter, sacrifiez-y, s'il le faut, vos intérêts matériels ; gardez vos idées et n'ayez pas peur de les proclamer lorsqu'il est utile de le faire; mais soyez très décidés en même temps à accorder aux autres sans restriction le privilège que vous réclamez pour vous-mêmes. Ne soyez jamais des sectaires. Et c'est en ce sens que je vous dis : le libéralisme est la vérité et la justice. Vous pourrez avoir à remplir des obliga-
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tions particulières comme mandataires de vos concitoyens. Il en est parmi vous qui ne seront un jour rien moins que conseiller municipal, et de là à être ministre, il n'y a que quelques pas à parcourir. Ne vous croyez pas nécessaires, contentez-vous de vous tenir à la disposition de votre pays s'il juge que vous puissiez lui être utile. Ne faites pas de ces fonctions publiques une carrière; que votre ambition — il en est de légitimes et de hautes — ne s'arrête pas au titre, mais aille jusqu'au bien qu'on peut faire. On n'est jamais tenu de faire violence à son caractère pour solliciter des mandats, et l'on ne doit les accepter que si l'on se sent capable de les bien remplir. On doit les considérer moins encore comme un honneur que comme un fardeau, et l'on doit s'être mis en état de le supporter. Rien n'est difficile et grave comme la gestion des affaires publiques ; n'y est pas apte le premier venu. Les erreurs et les fautes ont là d'incalculables effets. Une
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mesure acceptée ou repoussée à la légère, un vote dont on n'a calculé ni la portée ni la conséquence, voilà qui peut être une mauvaise action, tout au moins une action funeste. Ce n'est pas soi seul au reste qu'on engage; c'est la communauté tout entière et c'est l'avenir. Ne vous poussez jamais par la brigue en un poste où vous ne seriez pas, selon l'expression anglaise, « the right man in the right place ». Ce n'est pas assez que d'être incapable de faire ses affaires pour se croire désigné à traiter celles de la nation. Il y faut des capacités spéciales, des études longues et multiples. Ne soyez pas des politiciens de métier. Comprenez-moi bien cependant. Je ne vous prêche pas l'abstention et ne vous conseille pas l'indifférence, loin de là; et je veux même, prenant les choses de plus haut, vous dire là-dessus toute ma pensée. Le plus général et, en un sens, le premier des devoirs du citoyen, c'est de ne pas se
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séparer volontairement, par égoïsme, par amour de la tranquillité, par insouciance, de la société même, de ne pas se faire un déserteur de l'ordre social. Il faut aimer son pays, s'intéresser passionnément à ce qui fait sa vie; et nous l'avons dit ensemble, aimer sa Patrie, c'est la vouloir plus forte, plus prospère, plus savante, plus éclairée, mieux défendue, mieux administrée, plus juste, plus généreuse. Ne croyez pas de bon goût de calomnier la France; ne croyez pas de bon ton de déclarer que ce qui se passe ne vous est rien. Et ce n'est pas seulement son pays qu'il faut aimer, c'est aussi son temps. Certes il faut se rappeler le passé et songer à l'avenir, je vous le dirai moi-même tout à l'heure; mais c'est une faiblesse que de se complaire dans une passive et résignée contemplation de ce qui n'est plus et qu'on se borne à regretter, dans de platoniques rêveveries sur ce qui n'est pas encore, ne sera ^eut-être jamais, et qu'on se contente d'es-
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pérer mélancoliquement. C'est dans le présent, c'est pour le présent qu'il faut vivre. Ce présent, après tout, il est l'aboutissement naturel de l'évolution antérieure, le point de départ du devenir futur. Nous sommes placés en un point de l'espace et du temps; sans doute nous ne devons pas nous y confiner jalousement et aveuglément sans porter au delà nos regards; mais c'est là que doit s'exercer notre action, de là qu'elle doit rayonner plus loin. Et le pays auquel vous appartenez et le temps où vous allez vivre, malgré des défaillances, des erreurs, des anxiétés, des fautes même, sont encore de ceux auxquels il est glorieux d'appartenir, où il fait le meilleur vivre. Ne croyez pas leurs détracteurs systématiques, surtout ne vous joignez pas à eux. Ne soyez ni injustes ni ingrats envers ceux qui les ont faits ce qu'ils sont. Considérez de bonne foi ce qu'il y a de vrai, de grand dans leur œuvre, et efforcez-vous de faire la vôtre. Et pour cela il
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est nécessaire de se rendre compte de ce qu'a de faux et de funeste le scepticisme à l'égard des choses sociales. Faire de l'opposition par goût de l'opposition, critiquer par principe, combattre tout et tous, jusqu'à ses propres théories et soi-même, par habitude et pour le plaisir, cela est mesquin, et cela est stérile, et cela est mauvais. Mais affecter une complète indifférence, professer un dilettantisme de triste aloi, prendre des airs détachés aussi sots que ridicules, voilà qui n'est pas moins vain, moins médiocre et moins dangereux. Il convient de s'intéresser du fond du cœur à toutes les questions sociales et politiques, de s'en faire une opinion ferme et raisonnée. Il faut prendre ou conserver le goût de l'action, de l'action personnelle, salutaire, non pas de l'agitation qui n'est que la caricature du mouvement. Se borner à suivre le courant, en désespérant à part soi ou en disant : qu'importe? c'est une irrémédiable faiblesse. « Un peuple, on l'a dit, ne périt
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pas quand il ne veut pas périr. La décadence n'est vraie que pour ceux qui la craignent et qui y croient. » Vous devez être animés d'un ardent désir d'amélioration sociale. Vous devez à votre pays de lui dire ce que vous jugez être le vrai, de travailler, clans la sphère de votre influence et dans la limite de vos forces, à faire triompher ce que vous croyez le meilleur. Mais « ne vous brouillez jamais avec la France. Donnez-lui toujours de bons conseils; ne vous fâchez pas si elle ne les suit pas. » Ne vous considérez pas comme dégagés de tout devoir sous prétexte que les choses n'ont pas pris la tournure qui vous agréait le plus. Il est mal d'abandonner son pays, et c'est vraiment émigrer de cœur que de ne plus songer au présent et à l'avenir de la France. Et puisque ce mot d'avenir revient comme de lui-même à mes lèvres, il faut que j'aborde ici une question délicate sans cloute, mais que je ne me crois pas en droit d'esquiver.
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A ce point de vue de l'avenir social, un grand devoir va vous incomber. Chaque génération a sa tâche. Celle qui vous a précédés en a eu une singulièrement difficile et importante. Elle avait trouvé une France vaincue, humiliée, découragée; il fallait lui rendre confiance en ses destinées, lui redonner conscience d'elle-même et de son rôle, réorganiser son armée, lui restituer son ran°: dans le monde, la faire forte et recueillie. Nos aînés n'ont pas failli à ce devoir. Pour vous, il faudra continuer de consolider leur œuvre. Mais un nouveau problème, le plus grave de tous, se pose d'une façon chaque jour plus instante et plus tragique : le problème social lui-même. Il n'y a pas à se le dissimuler, l'état social actuel n'est pas le meilleur; il n'est pas juste : tous les droits, toutes les libertés ne sont pas suffisamment défendus et sauvegardés. La loi cruelle qui semble régir les sociétés et qui se résume dans ces deux formules :
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« Chacun pour soi; — Enrichissez-vous », a produit une répartition étrangement inégale des richesses. Ce prodigieux et douloureux contraste entre d'énormes fortunes et de poignantes misères a été rendu plus sensible par le développement d'idées nouvelles, la disparition de croyances anciennes. Les modifications de l'état économique ont provoqué l'apparition d'une forme nouvelle de l'esclavage ou du servage : le salariat. L'égoïsme, l'avarice, l'orgueil ont créé des classes de miséreux et d'opprimés. Les faibles sont écrasés parles forts. Le capital, puissamment organisé, courbe l'humanité sous une loi d'airain; il détruit presque fatalement les légitimes espérances du travail. Le capital mort asservit le capital vivant. Il y a des fatalités qui pèsent lourdement sur certaines classes de la société. Et ces injustices et ces maux ne viennent pas seulement de la nature des choses, des événements ou du hasard; elles ont pour cause
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prochaine ou éloignée l'injustice des hommes, l'organisation sociale qui nous a été léguée par nos ancêtres. Et c'est à la société à réparer cette injustice. La dignité du travail est méconnue, ses droits ne sont pas garantis, il n'obtient pas la part qui lui est due dans la valeur qu'il crée. Les intérêts du capital et du travail doivent être harmonisés, le poids du labeur quotidien doit être allégé. Et c'est un leurre que de s'en rapporter uniquement au mécanisme de l'offre et de la demande, à la liberté du contrat. Cette liberté n'existe pas, puisque, pour l'ouvrier, l'alternative n'est pas entre deux gains inégaux, mais bien souvent entre un salaire dérisoire et la faim, le froid, la mort pour lui et les siens. De là est né ce mouvement à mille formes qui s'appelle le socialisme et qui, par des voies diverses, tend à une redistribution nouvelle des éléments sociaux, à une répartition différente de la fortune publique. De là surtout sont nées des haines et des colères
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criminellement provoquées
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l'aveugle
égoïsme des uns, criminellement surexcitées par la violence des autres, qui menacent notre temps de secousses qui peuvent être terribles. Une évolution est fatale, elle se fera pacifiquement ou dans le sang et les ruines, malgré vous ou avec vous, contre vous ou par vous; mais, croyez-le, passagère ou durable, funeste ou salutaire, elle se fera. Le tableau que je vous trace vous paraît peut-être poussé au noir; la réalité est sans doute plus sombre encore. Des prophètes de malheur annoncent pour demain l'effondrement de notre vieil édifice social; ils nous font écouter des craquements sinistres. N'exagérons rien, sans doute; mais ne fermons pas les yeux. Le danger est grave; il l'est tout ensemble par les maux qu'on signale et par certains des remèdes qu'on propose. Nul homme de bonne volonté ne doit se refuser à le regarder en face, se soustraire au devoir de travailler à le con-
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jurer. Or il y a toujours eu, il y aura toujours, il est nécessaire qu'il y ait des dirigeants sociaux. Vous qui m'écoutez, par cela même que vous êtes des favorisés de la fortune, vous appartiendrez à ce qu'on nomme les classes élevées de la société. Mais songez-y, une instruction exceptionnelle impose des devoirs exceptionnels; ne vous dérobez pas à celui que j'essaye ici de vous signaler. Et pour cela ne vous payez pas de mots ; tâchez de voir les choses et dites-vous bien que la solution de tels problèmes ne peut être trouvée que par la sincère et spontanée collaboration de tous. Il faut d'abord que vous vous prémunissiez contre cet étrange orgueil, ce monstrueux égoïsme, qui nous font voir dans les hommes appartenant à des classes sociales moins riches, moins instruites, moins heureuses, des êtres pétris d'une pâte différente de la nôtre, qui nous font nous désintéresser de leurs douleurs. « Il est heureux pour les
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misérables, a-t-on dit, qu'il y ait des misérables » ; faites que ce mot ne soit pas vrai. Dites-vous que la lutte des classes est criminelle et que, pour la faire cesser, c'est aux heureux et aux riches à faire le premier pas, à tendre les premiers la main, à ouvrir tout grand leur cœur à cette religion de la douleur humaine, à cet amour des humbles, des faibles qui ne doit pas être un thème à variations littéraires, mais un sentiment agissant et profond dont notre conduite sera le reflet, l'expression matérialisée. Et si vous trouvez que parfois l'ouvrier a ses faiblesses, ses vices, dites-vous qu'après tout la faute en retombe peut-être en partie sur la société même, sur les classes dites supérieures qui n'ont rien fait pour supprimer les causes de ses rancunes, pour relever sa situation matérielle et intellectuelle, par là même morale, qui ne lui ont donné ni l'exemple ni le secours dont il avait besoin. Rendez-vous un compte exact de ce qu'est et doit être cette
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solidarité qui relie non seulement les individus dans le présent, mais les générations dans la suite des siècles. Et, si vous y avez réfléchi, vous vous apercevrez que la solidarité dont je parle, ce n'est pas la charité seulement, c'est encore et surtout la justice. C'est elle qui nous ordonne de respecter les droits méconnus ou violés. C'est elle qui nous ordonne de réparer les iniquités anciennes que la société tout entière a tolérées ou commises. A l'œuvre de réorganisation sociale dont je signalais tout à l'heure la nature et l'urgence, il faut que vous apportiez tout votre cœur, et toute votre intelligence, et toute votre bonne volonté. Ce n'est pas le communisme, le socialisme d'État qui nous donneront la solution du problème ; car si l'État doit bien être le défenseur et même le tuteur des libertés, il ne doit pas, se substituant entièrement à elles, les briser et les anéantir. L'organisation des forces sociales, large et libre, volontaire et
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réfléchie, ne laissant en dehors d'elle aucun facteur social, faisant à chacun sa place et sa part, n'excluant personne de son droit à la vie et au bonheur, allégeant le poids du labeur et de la souffrance, ne doit pas cependant comprimer l'individu dans un cercle de fer. C est dans la liberté et par la liberté qu'il faut réaliser la justice et la solidarité. Les moyens pratiques d'arriver à cet idéal, ou du moins de s'en rapprocher chaque jour, vous n'attendez pas que je vous les donne. Mais j'ai voulu vous faire sentir — parce que, dans ma pensée, c'est ici mon devoir—• l'intérêt qui s'attache à de telles questions, la nécessité pour vous de ne pas les esquiver, le devoir pour vous de les aborder avec un esprit dégagé de tout préjugé de caste et de classe, avec cette idée que le travail a sa noblesse, sa dignité, ses droits, avec un sincère désir d'union et de paix sociales, avec une décision très ferme de travailler dans la limite de votre rôle et de vos forces à cette
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œuvre de charité et de justice. Songez que de vous dépendra l'avenir, que les destinées de la France et de la civilisation humaine sont là engagées et que vos fils — un jour qui n'est peut-être pas trop lointain — pourront vous demander : « Dans quelle mesure as-tu aimé et voulu la justice; dans quelle mesure as-tu contribué à la faire aimer et vouloir? »
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Après avoir rapidement parcouru avec vous quelques-unes des sphères dans lesquelles devra se déployer votre activité, après avoir essayé de déterminer à peu près la direction qu'il conviendra de lui imprimer, il me faut aujourd'hui faire un retour sur la vie intérieure, la vie de l'âme même. C'est qu'en effet, s'il ne convient pas de se séparer du monde, de divorcer avec la société, de sacrifier la vie sociale avec tous ses multiples devoirs, de s'enfermer, par misanthropie, par mysticisme, dans un isolement
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mélancolique, résigné ou superbe, sans autre souci que de réaliser un idéal de pureté ou de grandeur purement intérieure, s'il y a là une sorte de mutilation du devoir, il ne serait pas moins dangereux de négliger le culte de l'âme, car ce serait tarir la source de toute moralité. Ce qui donne un sens à la vie active, ce qui est l'âme même de la moralité vraie dont nos actes ne sont que l'expression en quelque sorte matérielle et extérieure, c'est la disposition de la volonté, l'élévation des idées, la pureté des sentiments. Il faut donc que chacun se réserve dans la plus profonde intimité de soi-même une sorte de refuge intérieur qu'il ornera précieusement, où il cultivera quelques plantes rares, où il reviendra, après les agitations du dehors, chercher la paix, se fortifier, se purifier, s'ennoblir. L'homme doit s'intérioriser, si j'ose dire, et je voudrais vous parler de quelques-uns de ces sentiments, de quelques-unes de ces dispositions
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intimes qui constituent l'homme en tant qu'être moral et religieux. J'ai dit l'homme en tant qu'être religieux, et je veux m'expliquer sur ce point. Le sentiment religieux revêt des formes différentes et s'exprime par des dogmes divers. Chaque communion impose à ses fidèles des obligations particulières, et vous sentez bien qu'il ne m'appartient évidemment pas de vous entretenir d'un tel sujet. Il est cependant deux conseils qu'il m'est permis de vous donner : faites-vous un devoir absolu de la sincérité et de la tolérance. Soyez toujours absolument sincères envers vous-mêmes et envers les autres. C'est manquer de dignité, c'est ne pas se respecter soimême que de traiter légèrement ses propres croyances, de ne s'en détacher que par une lâche abdication de sa pensée en face de la mode ou de l'opinion, de se faire un fanfaron d'incrédulité pour effaroucher quelques-uns et pour flatter quelques autres. 11 faut avoir
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le courage de dédaigner les faciles railleries des médiocres et les violences des sectaires; il en est de toute sorte. 11 faut savoir garder inviolablement ses opinions et mépriser toutes les hypocrisies. Or c'en est une que de feindre un détachement qui n'est pas au fond du cœur; mais c'en est une aussi, et plus criminelle encore, que d'afficher publiquement des sentiments que l'on n'éprouve pas, de faire parade de croyances qu'on ne professe que parce qu'on y trouve quelque avantage, de se servir de sa prétendue religion comme d'un masque ou d'une arme de guerre ou d'un marchepied. Que vous croyiez ou que vous ne croyiez pas — car ceci est aussi respectable que cela, — sachez ne relever que de votre pensée et de votre conscience, n'en sacrifiez rien ; mais sachez en même temps ne pas empiéter sur celles des autres. Un de nos devoirs les plus sûrs, c'est de respecter les idées, les sentiments, les croyances
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d'autrui, comme nous voulons que soient respectés nos croyances, nos sentiments et nos idées; c'est de nous abstenir de tout acte et de toute parole qui ne tendraient qu'à blesser un homme dans sa foi. Les convictions religieuses font partie de ce qu'il y a de plus intime et de plus personnel au monde; c'est avec un sentiment d'équitable réserve qu'on les doit envisager, et tant qu'elles ne se font ni agressives, ni envahissantes et fanatiques, nous devons atténuer par une sympathique déférence nos dissentiments mômes. Car vous sentez bien que la tolérance à laquelle je vous invite n'est pas un passif acquiescement à toutes les opinions, l'abandon de ses propres idées. Ce n'est pas seulement un droit imprescriptible, c'est un impérieux devoir que de propager ce que l'on croit être la vérité; et la discussion n'est jamais interdite. Seulement elle ne doit pas user, comme de suprêmes arguments, du mensonge et de l'insulte; elle
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n'est vraiment respectueuse de soi que si elle se montre respectueuse d'autrui. A ces divers points de vue, une philosophie indépendante de toute confession a le droit de parler du sentiment religieux. En un autre sens encore le sentiment religieux relève de la morale philosophique, car le sentiment religieux, compris d'une certaine manière, s'identifie avec le sentiment moral lui-même. Ce qui donne à la vie sa valeur morale, c'est l'idée du Devoir, d'un impératif souverain et désintéressé, d'une obligation inconditionnelle qui s'impose à chacun, à laquelle, quoi qu'il en coûte, nous sommes tenus d'obéir. Encore ne suffit-il pas de faire son devoir par pur respect pour le devoir; il le faut faire aussi par amour du Bien. Car c'est du Bien autant que de la Beauté qu'il faut dire avec Platon, que sa vue doit exciter en nous d'incroyables amours. L'obéissance devient ainsi émotion morale, élan et enthousiasme. Et si le devoir c'est la conscience de
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notre relation avec un idéal, la conviction que le inonde en somme est régi par une loi morale, que le Bien est son principe et sa fin, n'ai-je pas le droit de dire que ce trouble de l'âme en présence delà perfection espérée, pressentie et voulue est vraiment ce qu'il y a de plus profondément religieux dans l'homme et de proprement divin? Or ces sentiments, je veux dire le sens délicat et pur de tout ce qui est noble et généreux et élevé, l'amour de l'humanité, la conscience de la dignité humaine, l'ardent désir de la justice, notre premier devoir c'est de n'en pas laisser tarir en nous la source, c'est de les aviver. Car il y a une culture possible de la sensibilité morale et chacun trouve en soi quelque veine heureuse qu'il doit suivre jalousement et dont il doit chercher à extraire tout l'or pur qu'elle recèle. C'est par un autre point encore que la vie morale revêt un caractère religieux au sens que je viens de dire. Il est impossible qu'un
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homme, si frivole qu'on le suppose, échappe toute sa vie à la conception du problème de sa propre destinée. Le spectacle du monde, le souvenir des ancêtres descendus au tombeau pour céder la place à d'autres, disparus à leur tour, voilà qui amène nécessairement à se poser cette haute et mélancolique question : pourquoi donc suis-je ici-bas et que signifie le rôle que j'y joue? A ces réflexions graves il est bon de savoir faire une place. Je ne vous dirai pas que la vie ne doit être que la méditation de la mort. Car se trop complaire en des pensées qui ne manquent point d'être douloureuses, c'est risquer de briser le ressort des énergies actives, et Montaigne déjà a dit : « La mort est bien le bout de la vie, mais elle n'en est pas le but », et Spinoza, plus profondément : « La vie doit être la méditation de la vie elle-même. » Et pourtant l'homme, s'il a le sentiment profond do sa dignité, de la noblesse de sa nature et de sa tâche, ne saurait se contenter
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de vivre au jour le jour, se disperser luimême dans les choses, se laisser absorber par l'événement qui passe et la minute qui s'écoule, sans rentrer en lui-même et sans songer au lendemain. Ce lendemain, c'est la vie tout entière et ce sont aussi les espérances par delà le tombeau. Ces espérances sont légitimes peut-être, à coup sûr consolantes et bienfaisantes. Mais surtout ce qu'il ne faut pas croire c'est que l'univers est une vaste solitude où la voix de l'humanité se perd dans le vide et l'éternel silence, où nos efforts vers le mieux s'évanouissent sans laisser de trace dans le chaos des forces naturelles. Ne vous privez pas de cette conviction suprême que l'homme de bien après tout est le mieux inspiré et qu'il survit dans le bien même qu'il a réalisé. Ne méconnaissez pas ce qu'apporte à la volonté, de lumière, de force et de joie l'idée d'un triomphe définitif du bien et de la justice. Et ce ne sont pas là seulement, comme
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disait Platon, de beaux rêves dont il est doux de s'enchanter, c'est une saine croyance à laquelle il est bon de s'attacher avec une foi courageuse. Ceux-là seulement comprennent le prix de la vie qui demeurent convaincus qu elle ne nous a pas été donnée seulement pour que nous la parcourions en épicuriens satisfaits d'en avoir exprimé la médiocre somme de jouissances vulgaires qu'elle renferme, mais qu'elle a une signification plus haute et une plus noble raison d'être, que l'homme est ici-bas pour faire de la moralité, pour aimer l'idéal, pour y rêver et pour y travailler. Ne vous laissez donc pas prendre aux séductions apparentes de ce scepticisme désenchanté, mis à la mode par quelques grands esprits, et si facilement accepté par beaucoup de petits. Chez beaucoup, heureusement, ce n'est là qu'une pose, mais combien ridicule et à tout prendre dangereuse ! On veut paraître un esprit fort en se mon-
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trant incapable de penser virilement; on se croit un libre esprit parce qu'on nie sans comprendre et qu'on raille sans savoir; on mesure la liberté de sa pensée à l'intempérance de ses négations, à l'intolérance de ses inintelligents dédains. On a grand peur d'être naïf, et l'on s'accommode d'une philosophie qui ne se hausse qu'à persifler toute idée élevée, toute croyance dépassant la sphère des faits les plus brutaux, des intérêts les plus mesquins. Véritable « philosophie d'antichambre », bonne pour des âmes avortées qui estiment que les mots d'enthousiasme, d'héroïsme, d'idéal n'ont été créés que pour servir d'amusement à leur médiocrité. Et voilà ce dont quelques-uns voudraient faire la pure doctrine du bon goût et de l'élégance ! Sachez vous prémunir contre ces pensées, dont il est malaisé de décider si elles sont plus désolantes que ridicules, plus ridicules que coupables. Nevous faites pas un système
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de la bassesse du cœur et de la lâcheté du vouloir. Une intelligence sans idéal ne sera et jamais qu'une intelligence sans élévation sans force; une âme sans idéal sera toujours une âme sans valeur et sans beauté. L'idéal, ce n'est ni l'utopie ni la chimère. L'utopie", c'est l'irréalisable, qui, non seulement dépasse la réalité, mais la contredit et la violente, et par là même la mutile ou la corrompt. La chimère, c'est le jeu d'une imagination déréglée qui s'envole, ignorante ou dédaigneuse des lois de la nature et de la raison même. L'idéal, au contraire, est un achèvement du réel, un aspect supérieur du vrai. Les apparences des choses ne sont pas les choses ; par delà les grossières illusions auxquelles se prennent nos appétits les plus bas, se trouve encore quelque chose de plus immatériel à quoi se peuvent attacher les pensées et les volontés. Et ce ne sont pas là des mensonges. L'idéal, c'est la vérité même, mais plus forte et plus belle que celle de la
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vie vulgaire; il n'est pas en dehors des choses, mais, au sein des choses, la parcelle de pure flamme qui y dort. Ce divin rayon, malheur à qui n'a jamais su le faire jaillir et détourne les yeux quand il vient à briller. Ne craignons jamais d'être traités de rêveurs parce que nous aurons su conserver au fond du cœur des sentiments plus purs et plus rares, des aspirations plus délicates et plus hautes, des croyances moins communes ou démodées. N'ayons pas peur d'être regardés comme des Don Quichotte parce que nous aurons gardé intacte la foi en la liberté, en la justice, en la bonté, en la pitié, parce que nous aurons, malgré des démentis parfois cruels, sauvé du naufrage qui guette nos naïves illusions cette espérance que le monde peut et doit être moins laid et moins cruel, cette conviction que, grâce au libre effort de l'homme de bien, un jour sera où la souffrance aura diminué, où l'injustice et la haine seront moins triomphantes. Croyons,
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en un mot, que si l'on ne se console qu'en idéalisant le réel, on ne se justifie à ses propres yeux qu'en réalisant l'idéal. Donner à sa vie un caractère vraiment moral et vraiment religieux ■— et au sens que je viens de dire, ce sont termes synonymes, — c'est donc savoir s'élever au-dessus des petits intérêts, des médiocrités et des vulgarités de la vie de tous les jours, non pas pour en mépriser les occupations habituelles et nécessaires, non pas pour rejeter le fardeau des obligations les plus humbles, non pas pour refuser de vivre, sous le prétexte que la vie quotidienne est indigne de nous, mais au contraire pour lui donner une signification et une valeur, pour la relever et l'ennoblir dans ce qu'elle a de plus terre à terre. Acquérir et conserver le sens et le goût de l'idéal, des choses de l'âme, faire dans sa vie une part au culte désintéressé des choses supérieures, des formes pures de la vérité, de la beauté, de ce qui vraiment est
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divin, ce n'est point se séparer du monde, mais au contraire s'y mêler avec plus d'allégresse et plus d'ardeur, en étant persuadé que notre activité n'est plus une vaine agitation en vue du néant, mais un travail méritoire et fécond qui acquiert un prix inexprimable parce qu'il est orienté vers la seule fin qui soit digne que l'on s'y consacre et au besoin que l'on s'y sacrifie.
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Mieux que personne, je sens à quel point ont été incomplètes et imparfaites les indications que je vous ai proposées jusqu'ici. Tout au plus me serait-il permis d'espérer que ce que je vous ai dit vous pourra servir peut-être à deviner le reste. Il m'a paru toutefois qu'il y aurait quelque intérêt à résumer toutes ces observations de détails, en nous demandant quelle conception générale de la vie s'en dégage. Je m'expose à des redites, à
i. J'introduis ici quelques développements tirés de dis cours de distribution de prix, où j'avais repris certaines des idées exposées dans cette conférence.
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coup sûr ; mais il est des choses qu'on ne doit pas avoir peur de répéter. Cette vie, dans laquelle vous entrez, il faut l'aborder avec la conviction qu'elle est chose grave, pleine de responsabilités, il faut en envisager sans faiblesse la face sévère, je dirais presque redoutable, et se sentir prêt à en supporter vaillamment et allègrement le poids; mais il faut croire aussi qu'elle a sa douceur et son prix, que, pour qui sait s'en servir, elle vaut la peine qu'on y prend. Mais pour la bien mener, il faut la vouloir, la comprendre et l'aimer; il y faut apporter certaines qualités de la volonté, de l'intelligence et du cœur; et c'est le triple point de vue auquel je voudrais me placer. Tout d'abord il faut croire que notre existence est, en définitive, notre œuvre, et qu'il dépend de nous de lui donner son sens et sa portée. Ce qui caractérise au premier chef la vie humaine, c'est la solidarité qui en unit toutes les parties. Sans doute elle ne se déve-
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loppe pas toujours d'un cours uniforme et continu; elle est traversée et troublée par mille péripéties inattendues, mille incidents fortuits ; elle semble parfois étrangement ballottée par les vents contraires. Et pourtant, considérez l'existence la plus incohérente en apparence, la plus agitée, la plus tumultueuse, celle où se manifeste le plus évidemment l'intervention des événements indépendants de nous, du hasard et du destin, et vous reconnaîtrez qu'en dernière analyse un même caractère s'y déploie, qu'un même esprit y circule, que les mêmes qualités, les mêmes défauts s'y manifestent, que le même homme, en un mot, y apparaît sans cesse. Le présent, selon le mot de Leibnitz, est plein du passé et gros de l'avenir ; ce qui signifie que les divers moments de notre vie sont étroitement rattachés, que chacune de nos actions résulte en partie de tout ce que nous avons fait et de tout ce que nous avons été hier, prépare ce que nous serons demain et entraîne
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après soi les plus lointaines conséquences. Aussi les succès les plus inespérés et dont nous faisons honneur à la Fortune sont-ils une récompense d'efforts anciens, et les revers que nous imputons à la fatalité, un châtiment tardif de quelques fautes oubliées. Lors même que le courant de notre existence est pour ainsi dire tout entier déterminé, lorsque nous nous abandonnons au flot des événements, c'est encore nous sans doute qui avions en quelque sorte tracé d'avance la direction dans laquelle nous sommes entraînés, c'est nous-mêmes qui sommes les auteurs de notre impuissance à résister. Ce n'est pas, en effet, seulement dans le détail de nos actes, dans chacune des mille petites décisions de chaque jour, c'est encore et surtout par le mouvement général que nous lui avons imprimé et que nous lui conservons que se traduit notre intervention personnelle dans notre propre vie. Je ne méconnais certes pas ce que nous subissons de la part
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des choses; je sais que l'homme n'est pas dans la nature « comme un empire dans un empire », qu'il faut compter avec les forces du dehors qui pressent sur nous de toutes parts; je sais que mille causes, physiques, physiologiques, sociales, concourent à nous forger des chaînes, à resserrer les limites dans lesquelles se meut notre liberté, à restreindre la portée de nos efforts. Mais il n'en reste pas moins que notre volonté est aussi une force et qui jouit de ce singulier privilège de pouvoir s'opposer aux autres et en disposer; que dans notre façon de réagir et même de supporter, d'accepter l'inévitable, de transformer le monde et notre propre nature, de modifier le présent et de préparer l'avenir, se marque notre énergie et notre caractère. A cet égard, rien ne me paraît plus dangereux que cette conception brutalement déter«ministe qui fait de l'homme un automate dont les mystérieux rouages sont mis fatalement en branle par des chocs extérieurs. Cette
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doctrine a fait de nos jours de singuliers progrès. Elle prétend s'imposer au nom de la science; elle nous assiège de tous côtés, par le théâtre , par le roman. Michelet , en voyant qu'il était, l'avait prédit : « Ce siècle riche et vaste, mais lourd, marche vers la Fatalité ». Et le résultat d'une telle croyance, c'est de briser le ressort de toute activité individuelle et sociale; elle nous conduit à être, selon les expressions de Descartes, « spectateurs plutôt qu'acteurs dans toutes les comédies qui se jouent dans l'univers », à assister inertes, sinon indifférents, au drame de notre propre vie. Convaincu que tout en nous et autour de nous est régi par la loi d'une inéluctable nécessité, on s'abandonne, on se dit : « A quoi bon résister? pourquoi lutter? pourquoi peiner, si l'entreprise est folle et la défaite certaine? Ne tentons point l'impossible; gardons-nous d'intervenir; regardons; laissons s'agiter cette foule, sans nous mêler à elle;
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attendons. » J'ai peine à croire, je l'avoue, que ce soit là le dernier mot de la sagesse, de l'élégance et du courage. Je saisis malaisé-ment ce qu'il y a de souverainement distingué dans cette dédaigneuse impuissance. Je préfère moins de raffinement et plus de robustesse ; j'estime qu'il y a quelque chose de plus fier et de plus chevaleresque dans l'action que dans l'abstention. Je crois qu'on peut et qu'on doit faire sa vie, au lieu de la subir, tâcher à vaincre la Fortune, au lieu de courber le front devant elle. Agir, voilà notre rôle et notre devoir; voilà toute notre raison d'être. La Nature entière semble pénétrée par je ne sais quelle puissance obscure éternellement en travail de quelque chose. Est-ce donc parce que, chez l'homme, elle devient consciente de soi et s'éclaire à la lumière de la raison, qu'elle doit ne plus songer qu'à se détruire elle-même? Les choses se doivent-elles faire seulement devant nous et jamais par nous? — Considérez cette abdication de la volonté
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comme une déchéance, une sorte de trahison, un présage et un signe de mort. Et c'est là un péril social, car s'il y a, quand on l'applique aux individus, quelque exagération dans cette pensée de Gœthe : « La mort n'est rien qu'une défaillance de la volonté de vivre », elle est pleinement vraie quand on l'applique aux peuples. Une nation disparaît de la scène du monde le jour où elle ne croit plus en soi, où elle n'ose plus représenter quelque grande idée d'avenir, et n'a plus le courage de travailler de toutes ses forces et de tout son cœur à la faire triompher. Pour mériter de vivre, il faut vouloir la vie. Craignez donc, sur toutes choses, de perdre la vaillance, la foj joyeuse en l'efficacité de l'effort; craignez de laisser tarir en vous la source où s'alimente la vie, je veux dire, sinon la griserie, du moins le goût vif et salutaire de l'action. Mais cette activité n'est saine et féconde que si elle est dirigée par une intelligence libre et ferme. Pour dominer la vie, il est
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nécessaire de la comprendre, et cela suppose deux qualités primordiales qui ne s'opposent qu'en apparence : l'indépendance de la pensée et la capacité de croire. Une intelligence vraiment éclairée et libre est celle « qui aime assez à voir clair en toutes choses, qui ne croit volontiers que ce qu'elle comprend, et qui consent à ignorer ». La vraie marque de l'esprit juste, et comme disait Pascal, une des règles de l'art de bien penser, c'est de savoir douter où il faut. A ce prix s'acquièrent l'étendue et la vigueur de l'esprit. Qui sait douter ne croit plus aveuglément, n'est plus l'homme d'un autre homme, n'est plus astreint à jurer sur la parole d'un maître. Et quel signe de modestie, au reste, que de ne douter de rien! affirmer trop décidément amène vite à trop croire en soi. « Tout ce que je sais, déclarait Socrate, c'est que je ne sais rien. » Combien de gens savent tout, — excepté ce que savait Socrate. Combien pensent à part eux ce que cet autre disait un
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jour à Franklin : « Ce qui m'élonne, c'est qu'il n'y ait jamais que moi qui aie raison ». Il est difficile en effet de reconnaître que les choses pourraient bien, après tout, être autres que nous ne les voyons; on se résigne avec peine à prononcer ce mot : je ne sais ; s'astreindre à contrôler avec soin ses opinions, vérifier scrupuleusement ses croyances, tirer au clair ses idées, voilà qui demande beaucoup de patience, de sincérité, de probité, et pour tout dire, de courage et de vertu. Mais, songez-y, cette réserve qui nous empêche de tout accepter les yeux fermés et qui nous met en garde contre nos propres partis pris, est du même coup le principe de toute conviction sérieuse et durable. Combien est chancelante et précaire une croyance aveugle et irraisonnée qui, solide aujourd'hui en apparence seulement et parce qu'elle n'a pas encore subi d'assaut, court risque de vaciller et de s'écrouler au moindre choc, pour faire place à une au Ire auss
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inconsistante! « Si les hommes savaient douter, on ne les verrait pas, esclaves de leurs habitudes et de leurs préjugés, ne s'y soustraire le plus souvent que pour subir le pouvoir de l'imagination et s'éblouir des prestiges que la force ou l'éloquence de quelques-uns sont en possession d'opérer. » Il faut savoir se dégager du fardeau des opinions toutes faites, des formules à la mode; il faut guérir de cette incapacité trop générale de produire autre chose que des mots. On l'a bien dit : « La pénurie d'idées est un mal dont on meurt, comme de la pénurie d'hommes. » En affranchissant l'esprit, ce doute respectueux et sincère défend vraiment la cause de la raison humaine, et devient notre plus sûr allié contre le scepticisme même : qui ne doute de rien, ne se doute de rien. Vous ne pensez pas, en effet, que je vous invite à douter par système et à « vous parer de cette originalité facile » qui consiste à tout nier, à rester indifférent à tout, pour se
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AUX JEUNES GENS
dispenser de rien examiner. Et le doute méthodique auquel je vous convie n'est pas le mol oreiller de Montaigne, c'est la méthode d'examen personnel, qui ne va pas sans un vif intérêt que l'on prend aux idées, sans une certaine souplesse et fraîcheur d'esprit, sans une certaine vivacité d'admiration, sans un amour sérieux de la vérité. Car on peut ne pas croire à la légère et rester capable de se passionner pour ce que l'on croit. Cette liberté de l'esprit doit nous servir à comprendre les choses non pour le seul plaisir de les comprendre, de se prêter au jeu des opinions opposées, mais pour juger, pour soumettre les doctrines au contrôle de l'expérience, afin d'en apprécier la relative valeur et d'en dégager quelque principe stable auquel on se puisse attacher avec une ferme conviction. Et ces principes sont nécessaires. Pour agir il faut croire. Votre activité ne sera féconde que si elle est réglée par une intelligence franche et claire et large, vivifiée
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par une foi sincère en la valeur de l'œuvre humaine de justice, de bonté, de progrès. « Un caractère, a dit Novalis, c'est une volonté complètement façonnée » ; les hautes idées seules, ardemment embrassées, peuvent façonner les volontés. Enfin pour vouloir la vie, il faut l'aimer, croire en elle, demeurer assuré qu'elle vaut d'être vécue. Je ne vous dirai pas que tout est parfait en ce monde : ce serait vous duper et ce serait vous cacher une partie de vos devoirs. Je ne vous dirai pas que la vie est une idylle enchanteresse et qu'il n'y a qu'à se baisser pour en cueillir toutes les fleurs : ce serait vous payer de mots et dire des utopies. Je ne saurais pour mon compte m'accommoder de cet optimisme béat qui n'accepte tout et ne justifie toutque parce qu'il est trop plat pour rien concevoir de plus beau, trop lâche pour oser rien changer, trop égoïste pour souffrir des douleurs d'autrui. Je ne puis croire qu'il faille tout absoudre,
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AUX JEUNES GENS
tout admirer, et se croiser les bras. Nous coudoyons chaque jour bien des misères, bien des désespoirs et des deuils, bien des injustices, bien des vilenies et des lâchetés ; c'est un devoir, et c'est aussi une joie, de soulager, de consoler, d'adoucir les uns, de. redresser, de bafouer, de souffleter les autses. Mais ira-t-on prétendre que tout est radicalement mauvais, les choses et les hommes, et cela irrémédiablement? Ce serait un mensonge et une injustice. Et quand ces paroles de désenchantement se rencontrent sur des lèvres enfantines, qui ne devraient connaître encore que la douceur du sourire; quand, avant d'avoir rien goûté, avant d'avoir rien vu, avant d'avoir vécu, on se déclare blasé, désabusé, indifférent, mort, — si cela est sincère, quelle folie ! si c'est un genre qu'on se donne, quelle pitoyable comédie! La vérité c'est que ce monde n'est ni radicalement mauvais ni absolument parfait, qu'à beaucoup de mal s'y mêle beaucoup de bien,
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qu'à cet état passager peut succéder un état meilleur et que cela dépend du vouloir de l'homme; que grâce à notre effort nos fils pourront recueillir une succession moins lourde que celle que nous avons héritée de nos pères; que cette œuvre de progrès n'est pas vaine et que chacun se doit à soi-même, doit à l'humanité tout entière d'y collaborer. La vérité encore, c'est que la vie n'est triste et mauvaise que pour qui n'a pas su en mériter le prix. Chacun de nous est le principal artisan de sa félicité. Il faut savoir ne pas gaspiller sa vie, son intelligence et ses forces et son cœur; il faut faire quelque chose et le bien faire, se choisir une occupation à laquelle on ne soit pas inégal, et, comme toutes sont sérieuses, s'y appliquer sérieusement. Le travail est le grand remède, le grand consolateur; disons mieux : il est l'inépuisable source des plus solides joies. Soyez d'honnêtes hommes et la.vie vous semblera facile. Croyez qu'elle vaut ce qu'elle
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coûte quand le devoir l'ennoblit; croyez qu'il n'y a qu'une base à la vie heureuse : la poursuite du vrai et du bien. Une telle vie est grave, sans doute; mais elle est bonne et son austérité ne va pas sans douceur : à l'homme de bien les choses sont clémentes. J'ai fini ; ou plutôt, je n'ai qu'un dernier mot à ajouter : Je vous ai dit assez souvent que vous deviez envisager et traverser virilement l'existence pour être en droit de vous donner maintenant ce conseil : restez jeunes. Vous m'entendez bien : rester jeunes, cela ne signifie pas devenir de vieux enfants, garder jusque dans l'âge mûr l'insouciante légèreté, l'imprévoyante irréflexion des premières années, dédaigner les leçons de la vie, s'abandonner sans réserve à toutes les influences du dehors, demeurer dans une sorte de perpétuelle minorité intellectuelle et morale. Par la vigueur et la sincérité de l'intelligence, par l'énergie de l'initiative, la fermeté persévérante du vouloir, la droiture
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et l'élévation du caractère, vous devrez être des hommes vraiment hommes. Mais sachez aussi conserver la vaillance et la confiance, la spontanéité et l'affectuosité du cœur, « ce quelque chose de léger, de gai et d'ailé »., qui fait tout à la fois la force et la grâce de la jeunesse. Cette jeunesse, on la peut faire durer, si l'on prend soin de se tenir en garde contre tout ce qui ternit et ce qui glace l'âme. L'égoïsme d'abord. Ne viser qu'à l'intérêt, ne rechercher que l'utile, ne voir dans l'existence que l'âpre lutte des convoitises, faire de sa chétive individualité le centre de l'univers, tout rapporter à soi, se rétrécir et s'amputer le cœur, redouter comme une sottise ou une faiblesse tout mouvement de tendresse, tout élan désintéressé, n'est-ce pas développer en soi de parti pris ce douloureux état de sécheresse où le cœur resserré souffre tout ensemble du besoin d'aimer et de l'impuissance de se donner? N'est-ce pas se
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priver des plus pures, des plus exquises jouissances qu'il soit permis à l'homme de goûter? N'est-ce pas aller précisément à rencontre du but que l'on s'est proposé? Le bonheur vient par surcroît à ceux-là seuls qui n'en ont pas fait l'unique fin de tous leurs efforts. Pour y atteindre, il faut n'y pas trop songer. Il est comme une fleur qu'on respire en passant et qui embaume la route, mais dont l'éclat nous semblerait flétri et le parfum évaporé, s'il en fallait payer la possession de toutes les fatigues du chemin. Rien ne vaut — même pour être heureux — l'oubli de soi, le dévouement, le sacrifice. En se répandant généreusement, « l'âme se récrée sans relâche, résonne dans toutes ses fibres, s'éprouve dans tous ses modes », se suscite à elle-même de nouvelles causes d'allégresse. La joie n'est que l'épanouissement de la bonté. Elargissez donc votre cœur pour le sentir mieux battre, et laissez-le battre spontanément et naïvement. Ne vous croyez pas
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obligés de faire les délicats et de ne consentir qu'à des émotions de choix, rares et compliquées. Ces mièvreries sentimentales, ces raffinements alambiqués au point d'en être morbides, qu'une école littéraire a tenté de mettre à la mode sous le nom de « culture du moi », ce n'est qu'une subtilité de l'égoïsme, et cela ne va qu'à faire des dégoûtés, sous prétexte de distinction suprême. La véritable aristocratie à cet égard, je la vois, au contraire, dans la naïveté d'un cœur ignorant des factices hiérarchies, dédaigneux des littéraires élégances, qui ne croit pas déchoir en se faisant l'écho de toute douleur humaine, en s'inclinant de préférence vers les déshérités et les humbles, en s'ouvrant tout grand à l'universelle pitié. C'est en ce sens que je vous dis : restez jeunes, restez enfants même, par la sincérité candide de l'affection, par l'abandon radieux de la tendresse. Conservez intacte en vous la puissance d'aimer, demeurez capables de
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AUX JEUNES GENS
confiantes sympathies, de vigoureuses admirations, d'indignations courageuses aussi : ne laissez pas éteindre en vous le feu sacré. Ne redoutez pas d'être dupes de la générosité de vos sentiments : la pire duperie vient de la peur d'être dupé. Et puis, qu'importerait après tout? Tant pis pour qui vous méconnaîtrait, tant pis pour les ingrats. Je ne vous parle pas sans doute le langage de l'habileté et je connais le mot de Machiavel : « Le monde est aux gens froids » ; mais s'il a voulu dire « aux âmes froides », croyez-moi, ne souhaitez pas trop de conquérir le monde à ce prix-là. Ne pensez pas non plus qu'on soit jamais ridicule en conservant la candeur, qui n'est pas niaiserie, mais ingénuité des émotions; et de ce ridicule, si vous devez par malheur vivre en un monde où de telles vertus sembleront d'un autre âçe, sachez n'avoir pas peur : faites-vous-en un titre de noblesse. Car rester jeune, c'est avoir le sérieux vivifié par l'enthousiasme,
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la gravité embellie par la poésie, la solidité du caractère embaumée par la fraîcheur des sentiments; c'est garder la croyance au bien avec la volonté du mieux, c'est mettre toute son énergie d'homme au service du rêve de Beauté et d'Amour qui manque rarement d'éclore dans une âme de vingt ans.
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�TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
V
L'étudiant et le jeune homme Le soldat. ........ Le citoyen L'homme comme être moral et religieux La conception de la vie
1 29 49 13 88
Coulommiers. - Imp.
PAUL
BKODARD. —1212-1900
�
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1|Avant-propos|6
1|L'étudiant et le jeune homme|10
1|Le soldat|38
1|Le citoyen|58
1|L'homme comme être moral et religieux|82
1|La conception de la vie|98
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/037451b701a92f5679a677b77701e636.pdf
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Manuel d'histoire des religions
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Lehrbuch der Religionsgeschichte
Subject
The topic of the resource
Religions
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Ouvrage traduit sur la seconde édition allemande
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Chantepie de La Saussaye, Pierre-Daniel (1848-1920)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Armand Colin
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1904
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-02-28
Contributor
An entity responsible for making contributions to the resource
Hubert, Henri (1872-1927) - Traducteur
Lévy, Isidore - Traducteur
Rights
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Domaine public
Relation
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Format
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1 vol. au format PDF (772 p.)
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Français
Allemand
Type
The nature or genre of the resource
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MAG D 19 016
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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���P.-D. CHANTEPIE DE LA SAUSSAYE
Professeur à l'Université de Leyde.
ÏMcrit & l'inventaire
sous
MANUEL
HISTOIRE DES RELIGIONS
TRADUIT SUR LA SECONDE ÉDITION Sous la direction de ALLEMANDE
HENRI
HUBERT
ET
ISIDORE LÉVY
OSSEY,
P. BETTELHEIM; P. BJRUET, professeur au lycée de Dijon; docteur ès lettres; R. GAUTHIOT, maître de conférences à l'École des Hautes-Études; L. LAZAHD; W.MARÇAIS, directeur de la Médersa de Tlemcen; A. MORET, maître de conférences à l'École des Hautes-Études.
4 0
ç
Librairie Armand Colin
Paris, 5, rue de Mézières i.U.F.M. Nord - Pas de Calai. 1904 Médiathèque Site de Douai Tons droits réservés. 161, rue d'Esquerchin BP. 827 58508 DOUAI Tél. 03 27 93 51 78
��INTRODUCTION
A LA TRADUCTION FRANÇAISE
Nous avons en France, à l'École des Hautes Études, une École dite des « sciences religieuses». Mais nos étudiants n'ont pas encore un manuel de l'histoire des religions. Les éditeurs de ce livre se sont préoccupés de donner, en français, tant aux spécialistes qu'aux autres, l'instrument de travail qui leur manquait. Nous avons mieux aimé traduire un ouvrage éprouvé par le succès que d'en faire un nouveau qui pouvait être médiocre. Nous pensons qu'il n'est pas bon de multiplier les manuels. Mieux vaut porter ailleurs son effort, quand on est en mal de livre. Mieux vaut même s'entendre sur une vieille erreur au point de départ des études que de se faire illusion sur des demi-vérités. C'est l'intérêt véritable de la science, c'est du moins aujourd'hui celui de la science des religions, qu'on l'unifie autant que faire se peut. Bon nombre de problèmes creux, auxquels on s'attarde, sont nés du choc de définitions également mal établies. Dans une science où, pour une large part, les exemples tiennent encore lieu de définitions, où d'ailleurs le nombre des faits authentiquement et complètement connus est encore limité, il est peut-être nuisible de changer trop souvent les paradigmes. La deuxième édition du manuel de M. Chantepie de la Saussaye date déjà de 1897. Mais c'est précisément un de ces livres qu'il est inutile de refaire tant que les études qu'ils codifient n'ont pas fait assez de progrès pour qu'on puisse les renouveler complètement. Or, bien qu'un certain nombre d'ouvrages aient paru, avant 1897 et depuis, qui montrent que la science des religions cherche sa voie/
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INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE
dans des directions nouvelles, c'est à peine si elle s'est assuré encore quelques nouveaux points de vue, d'où elle n'embrasse même pas tout l'ensemble de son domaine; elle a seulement acquis l'espoir d'explorations prochaines et fructueuses. Nous aurions même volontiers repris à la première édition une longue introduction où l'auteur énumérait et classait les phénomènes religieux; M. Chantepie de la Saussaye a retranché cette phénoménologie. 11 a jugé que cette partie de l'étude, étant celle dont les progrès avaient été le plus sensibles, appelait désormais des développements disproportionnés avec l'étendue de son ouvrage. Nous la regrettons et nous pensons que, telle quelle, ou sans remaniements profonds, elle eût encore été utile. Elle eût tout au moins imposé au livre, à défaut d'une classification rigoureuse et unique des faits, une terminologie uniforme. En tout cas, les définitions, données dans l'introduction, eussent valu pour le reste. Les traducteurs savent par expérience combien il est difficile de réaliser, même en y mettant beaucoup de temps et de soins, une pareille uniformité, et nos lecteurs verront sans doute à quel point elle est désirable. On ne peut pas demander aux historiens spécialistes, qui contribuent à l'histoire des religions, qu'ils arrivent d'eux-mêmes (car ils n'y sont pas nécessairement préparés par leurs études antérieures) à bien définir ou à bien analyser, ce qui est en soi-même un objet d'étude, ni même à bien rubriquer les faits religieux. Si, faute d'entente sur un vocabulaire technique, ils prétendent suivre l'usage vulgaire, nous pouvons être sûrs qu'ils parleront chacun une langue différente. Quelque remarquable qu'ait été le travail contre d'unification dans lesquels nous l'œuvre de son M. Chantepie de la Saussaye, on craindra toujours qu'il ait laissé subsister des flottements garantissait ancienne introduction; les définitions soigneusement établies dès le début permettaient de trouver dans les différentes parties du livre des faits rigoureusement comparables. Ce simple regret nous met à l'aise pour vanter les mérites de notre manuel. En tant qu'histoire, rédigée par des spécialistes des histoires locales et de l'histoire des religions, il donne une idée fort exacte de l'état actuel de celle-ci; nous n'avions qu'à en allonger un peu les bibliographies pour le mettre en état de paraître aujourd'hui chez nous. Le tableau qu'il présente de la vie religieuse de l'humanité en dehors du christianisme, — que l'on continue à ne pas confondre avec les autres religions, — est d'autant plus fidèle que M. Chan-
�INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE
VII
tepie de la Saussaye s'est justement méfié des synthèses prématurées et qu'il s'est bien gardé de dénaturer les faits en leur imposant l'ordre factice d'une classification provisoire. Le plan purement conventionnel qu'il a choisi, où les religions sont présentées par parties du monde et par pays, est préférable dans un livre de cette sorte à un ordre méthodique, si parfait qu'il soit; car on n'en peut concevoir un qui soit assez souple pour se prêter à l'infinie diversité des faits. Quant à la position théorique de M. Chantepie de la Saussaye et de ses collaborateurs, elle est des plus stables. Ils ne sont, semble-t-il, d'aucune école. C'est pour leur œuvre une chance de survivre aux doctrines caduques. Placée à la rencontre des grandes méthodes de l'histoire des religions, elle fait à chacune sa part avec le plus louable éclectisme. Si cet éclectisme n'est pas à recommander à ceux qui prétendent enrichir la science, il est indispensable à ceux qui veulent en faire la somme. Faute d'un système véritablement compréhensif, en dehors duquel il ne puisse pas y avoir de vérité, c'est l'éclectisme qui en comporte le plus. Il est d'ailleurs, dans le cas présent, parfaitement légitime. Car les théories, qui ont été en leur temps toute la vérité, contiennent toujours quelques parcelles de la vérité totale et leurs auteurs n'ont péché que par généralisation hâtive; à nous de déterminer à quel ordre de faits se sont bornées leurs observations et doivent se limiter leurs conclusions. S'agit-il de mythologie, on trouve en effet dans les mythes, à la fois et tour à tour, de l'histoire, des symboles, des appellations communes à toute une famille de langues, des thèmes de contes, des indices d'institutions ou des faits divers primitifs sur lesquels ont successivement appelé l'attention les symbolistes, les linguistes, les folkloristes, les anthropologues et les ethnographes. Il est certain que les mythes sont représentatifs, qu'ils sont, à la façon des primitifs ou des poètes, l'histoire de la nature dans ses rapports avec les hommes; il n'en est pas moins vrai que le symbolisme ne rend pas compte de tous leurs épisodes ; — il est certain que les noms sont immédiatement et naturellement susceptibles de personnification et d'autre part que des images ou des dictons contiennent des mythes en puissance; mais il est également sûr que les thèmes des mythes ne sont pas de simples images et que leurs personnages sont autre chose que des vocables; — il est certain que les religions s'empruntent des mythes les unes aux autres et que les voyageurs en transplantent; mais il est aussi vrai que les mythologics se déve-
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INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE
loppent généralement sur place; — il est certain que les diverses mythologies d'un groupe de peuples liés par des relations historiques ont des traits communs; nul ne peut contester d'autre part que, d'un bout à l'autre du monde, mythes et fables se ressemblent. Il serait facile de prolonger la liste de ces propositions contraires, mais également justes, sous la réserve de leur généralité, et de réduire les affirmations de tous les auteurs qui se sont occupés de ces matières à deux séries parallèles de thèses et d'antithèses, les unes et les autres soutenables. Elles sont vraies soit en même temps, soit successivement. Les peuples ont eu leurs périodes de symbolisme, de naturalisme, d'évhémérisme. On peut donc dire que théoriquement chaque système d'exégèse mythologique rend bien compte d'un moment ou d'une période de la vie des mythes. Au surplus, si nous passons des systèmes de mythologie aux systèmes généraux d'études religieuses, nous constatons qu'ils finissent par rendre complète l'investigation des faits, mettant en lumière, qui les mythes, qui les rites, qui les cultes et leurs aires d'extension, qui les églises et les groupes de fidèles. Il n'y a donc pas en réalité de système qui tombe tout à fait et les écoles sont abandonnées plutôt que détruites ; c'est la curiosité qui se déplace et passe, par exemple, de la signification symbolique des mythes au résidu d'histoire qu'ils contiennent ou bien à leur nomenclature, à leurs origines, puis à leur fonction et à leur raison d'être ; si bien que les historiens, éclectiques par devoir, qui se préoccupent de colliger l'ensemble des faits et d'en montrer tous les aspects, ne se trouvent souvent en présence que de réponses vieillies dont ils doivent se contenter. Il y a des recherches qui s'imposent toujours, mais qui, par la faute des théoriciens, n'ont pas profité de l'avance générale des théories ; c'est ainsi que nous voyons se rouvrir aujourd'hui le débat sur l'origine des Aryens, avec un apport de nouveaux arguments empruntés à l'archéologie préhistorique, mais avec une méthode qui rappelle trop encore le temps où l'on prétendait retracer l'histoire de leurs ancêtres en dressant simplement l'index comparatif de leurs langues. La science ne s'arrête pas pour refaire son ouvrage ; elle marche d'un mouvement continu. Il y a bien un flux et un reflux de doctrines, qui font succéder fatalement à un flot de généralisations quelques heures de calme, de prudence, de minutieuses recherches, mais ce sont toujours les mêmes eaux qui montent ou qui descendent et chaque marée ajoute à l'apport des marées anciennes sa bande de
�INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE
IX
galets et de coquillages cimentés d'un peu d'écume. Ainsi, la tradition scientifique, malgré ses contradictions, est une; les plus fidèles disciples des savants détrônés ne sont pas leurs apologistes. L'histoire des systèmes d'exégèse et leur critique ont été faites et excellemment par M. 0. Gruppe dans le premier volume, qui malheureusement est le seul, de ses Griechische Culte und Mylhen. On peut concevoir une autre histoire de ces mêmes systèmes qui n'en ferait plus la critique, devenue inutile, mais se bornerait à enregistrer ce que chacun d'eux a apporté de faits nouveaux, définitivement acquis, et d'indications fécondes pour les méthodes à venir; on y montrerait comment les écoles adverses collaborent et comment la méthode comparative a survécu aux livres de ses inventeurs. On y dirait ce que Mannhardt, folkloriste, théoricien de la nrythologie et des cultes agraires, dont l'œuvre est encore intacte, doit à son passage dans l'école mythologique de Kuhn et de Max Mùller, ou encore ce qui subsiste du travail de cette école dans les lois de la personnalisation des épithètes divines, posées par M. Usener. On y verrait comment les découvertes et les progrès des sciences voisines, invention de la grammaire comparée, étude des Vedas et de 1-a littérature sanscrite, résurrection du folklore et de la mythologie germanique, exhumation des textes mésopotamiens, constitution de l'ethnographie scientifique, et comment les diverses philosophies, allemandes, anglaises et françaises, de Hegel, de Spencer et de Comte, ont déterminé tour à tour l'énoncé des problèmes soumis à l'histoire des religions. Nous nous gardons bien d'entreprendre cette tâche, car il y faudrait un gros livre. D'ailleurs M. Chantepie de la Saussaye et ses collaborateurs l'ont implicitement réalisée avec une remarquable impartialité. Si, dans l'ensemble, leur travail trahit quelques préférences, c'est en faveur de l'histoire pure, amoureuse des individus, soucieuse des particularités, respectueuse des diversités, mais assez indifférente aux rapports logiques des faits. Toutefois, l'avant-dernière des écoles de science des religions, l'école anthropologique anglaise, allemande et hollandaise, bien qu'elle ne soit pas oubliée dans notre manuel, n'y tient pas tout à fait la place que paraît lui mériter l'importance de ses travaux. Or, les principaux de ceux-ci, à savoir les articles de Mac Lennan1, l'ini1. Mac Lennan, Essai/ on the Worship of Animais and Plants, in Forlnightly Reuieiv, 1869-70 ; Patriarchal Theory, 1885; Origins of Exogamy, in English llislovical Review, 1888; Studies in Ancient History, 1886-1890.
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INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE
tiateur, le Kinship (1885) et la Religion of the Sémites (1889) de Robertson Smith, le plus vigoureux théoricien de l'école, la Primitive Culture (1871) de M. Tylor, les premiers livres de M. Andrew Lang, le Totemism (1887) et le Golden Bough (1890) de M. Frazer, la Legend of Perseus (1894-1896) de M. Sydney Hartland, d'autre part Y Animisme (1884), le Haaropfer (1886-87) de Wilken et les livres de Mannhardt sont ou hien antérieurs à la deuxième édition du livre de M. Chantepie de la Saussaye, ou bien ont paru presque en même temps. Il est vrai que, si une place considérable devait être faite à l'école anthropologique, c'était dans cette introduction que M. Chantepie de la Saussaye a retranchée. Sauf peut-être Robertson Smith, les écrivains de cette école n'ont pas contribué directement à l'histoire proprement dite des religions. Dans une histoire et tout particulièrement dans un livre où, par respect des proportions, l'exposé des faits très primitifs, dont les anthropologues se sont occupés spécialement, est nécessairement limité, on peut leur emprunter çà et là la critique de quelque interprétation ancienne, l'explication de quelques faits obscurs, mais déjà connus, qui figurent par hasard parmi les exemples ou dans les notes de leurs ouvrages, rarement la preuve historique de liaisons hypothétiques des faits, fort peu de chose en somme. Ainsi doit-on s'expliquer qu'ils soient assez mal partagés dans un manuel comme celui-ci, sans compter que, à l'inverse de ses auteurs, ils sont beaucoup plus théoriciens qu'historiens. Cependant l'importance de cette école a crû plus vite que le nombre de ses travaux. Le Golden Bough de M. Frazer en est maintenant à sa seconde édition; c'est dire que ses idées directrices sont entrées en circulation, en tout cas qu'elles s'accordent avec les préoccupations vagues d'un assez large public. Ces mêmes idées s'imposent déjà en Allemagne, où l'on a récemment traduit la Religion of the Sémites de Robertson Smith. En France, elles ont été enseignées par M. Marillier et commencent à devenir populaires grâce à M. Salomon Reinach. Il convient donc d'en dire quelques mots, pour réparer la disgrâce où l'anthropologie semble être ici tenue. Les savants de cette école ont été frappés par la répétition universelle et spontanée des mêmes phénomènes. Pratiques et croyances se reproduisent à l'infini comme les images que se renvoient deux miroirs opposés. Cette répétition est trop générale pour être accidentelle et, quand les faits semblables se produisent à trop longue dis-
�INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE
XI
tance, en Ecosse et en Nouvelle-Guinée par exemple, les similitudes ne peuvent résulter de communications historiques. C'est ainsi que, dédaignant l'histoire, on est amené à les expliquer par des lois constantes, fonctionnant également partout et manifestant par là l'identité fondamentale de la nature humaine. Ces lois, les anthropologues pensent les découvrir par la pratique de la méthode comparative, qu'ont mise en honneur les linguistes mythologues. Dans la recherche des documents, leur attention s'est spécialement portée là où ils pensaient trouver à la fois les formes primitives et les plus générales des phénomènes, c'est-à-dire d'une part sur l'ethnographie, de l'autre sur la masse de pratiques et de croyances populaires, rites magiques ou survivances d'anciennes religions, qu'on s'entend pour désigner sous le nom de Folklore. Cette deuxième proA'ince avait déjà été exploitée par les Grimm et leur école; la première était encore à peu près vierge. C'était un nouveau domaine, Araste et fertile, qu'ils annexaient à la science des religions. Les enquêtes ethnographiques sont en effet une mine d'excellents termes de comparaison dont ils ont extrait déjà les meilleurs matériaux; on a toujours chance d'y trouver, sinon les formes élémentaires des institutions, qu'ils y cherchaient, du moins des variantes plus intelligibles que celles qui nous apparaissent dans des religions trop cultivées. Par le seul rapprochement de ces variantes, l'école anthropologique aurait déjà beaucoup fait pour l'intelligence de la religion. Ses travaux contiennent donc les éléments d'une théorie nouvelle de la religion, qui est profondément distincte des anciennes, mais ce ne sont que des éléments. La revue des faits n'est pas encore complète. On a jusqu'à présent presque entièrement négligé les superstructures ; dans les systèmes récents et complexes, on s'est encore à peu près contenté de montrer, et c'est un des exercices favoris de l'école, ce qu'ils contiennent de primitif. La doctrine même reste fragmentaire, car le livre, un peu hâtif, de M. Jevons1 ne peut passer pour son expression canonique. Cette école n'est donc pas encore en état de fournir la base d'un remaniement complet de l'histoire des religions et la nouArelle série de manuels, qui se publient en Amérique sous la direction de M. Morris Jastrow, témoignent du même esprit de sage éclectisme que le livre de M. Chantepie de la Saussaye. Au surplus, les principes de l'école anthropologique ont besoin
1. F.-B. Jevons, An introduction to the Hislory of Religion, 1S96.
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pour fructifier d'une élaboration philosophique dont ils n'ont pas encore été vraiment l'objet. L'explication qu'elle prétend donner des faits religieux est insuffisante, parce qu'elle se borne à scruter leur origine et ne porte pas sur leur fonctionnement. La recherche même des origines pâtit de cette préoccupation exclusive; car les institutions de même forme, qu'on est tenté de comparer entre elles, n'étant pas nécessairement des institutions de même fonction, peuvent n'avoir qu'une ressemblance fortuite et, par suite, les conclusions qu'on en tire risquent d'être erronées. Ce défaut est d'autant plus sensible que l'application de la méthode pèche en général par excès d'empirisme ; on passe d'un fait particulier à un autre fait particulier donné comme plus primitif, mais il est rare qu'on remonte par analyse à ce que les faits contiennent de typique, d'essentiel et de permanent. On généralise par juxtaposition et l'on aime les preuves cumulatives, qui sont imparfaites. On suggère en somme plutôt qu'on ne démontre. — Nous sommes loin de vouloir déprécier cependant la valeur de tout ce travail. Quand nous ne devrions aux anthropologues que de connaître l'importance du totémisme, celle de l'animisme, le système des initiations et des cultes agraires, l'application des lois de l'association des idées dans les rites religieux et magiques, leur apport serait déjà fort appréciable. Mais leur œuvre vaut encore plus par la masse des faits qu'ils ont réunis. Les études anthropologiques ont suscité en France, depuis très peu de temps, un nouvel ordre de recherches, qui n'ont encore donné, comme il est naturel, que peu de résultats, mais qui s'éloignent assez de la méthode suivie par l'école mère pour qu'on puisse déjà les ranger sous une rubrique différente. Ces recherches relèvent de la sociologie autant que de la science des religions. Tout n'est pas neuf dans leur programme. Leur objet principal est de transformer en idée claire une idée qui circule indistinctement ailleurs, aussi bien chez les mythologues symbolistes que chez les anthropologues, à savoir celle de populaire, idée obscure, mal délimitée, mais très féconde, qu'ont spécialement cultivée la Vôïkerpsychologie et la Volkskuncle. Quand on parle de pensées, de croyances, de pratiques populaires, on a la notion de quelque chose de brumeux et d'incertain, de très insaisissable et de très vivant, qui pourrait être positivement connu bien qu'apparemment indéfinissable, qui déroute les règles admises de l'intelligible, qui ne s'explique pas comme les œuvres de
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la raison, ni même de l'imagination individuelle, et qu'on suppose cependant, implicitement, devoir être rationnel, malgré ses incohérences et ses absurdités. Cette idée de populaire n'est en somme qu'une forme encore un peu nébuleuse de l'idée de collectif, de social ou de sociologique qu'on tente de lui substituer. Il s'agit en effet de traiter les faits religieux non plus simplement comme des faits humains, dont l'explication peut être fournie, en dernière analyse, par la psychologie, mais comme des faits sociaux, c'est-à-dire qui se produisent nécessairement dans des sociétés et où l'activité des individus est conditionnée par la vie en commun. Ce postulatum a conduit à leur appliquer une méthode de recherche et d'interprétation que M. Durkheim a définie et philosophiquement justifiée dans ses Règles de la méthode sociologique. Si l'on ne compte pas à son actif le cinquième volume du Cours de Philosophie positive d'Auguste Comte, qui est un prototype de l'œuvre sociologique en matière de religion, mais dont elle ne dérive pas directement, cette école ne débute, ou plutôt ne prend conscience d'elle-même, qu'en 1897, avec le premier volume de Y Année sociologique. Elle a donc trop peu fait encore pour tenir beaucoup de place dans une histoire des religions. Son œuvre, où la critique est plus longue que la théorie, mériterait tout au plus ici, dans un manuel, une mention d'attente, si elle ne correspondait à des préoccupations qui semblent être aujourd'hui générales en France. Elle représente en somme plus qu'elle n'est. Nous sommes, à vrai dire, peu portés à grossir l'importance de tout ce bourgeonnement de sociologie hâtive auquel nous assistons chez nous. Le mot de sociologie est un mot magique, qui a déjà fait trop de magiciens. Il vole de bouche en bouche et à chaque coup se vide de sens. C'est une sorte de « Sésame, ouvre-toi » qui sert à mille fins aussi diverses qu'obscures. Le mal est déjà si criant qu'il appelle une réaction en faveur de l'histoire positive et terre à terre, réaction que nous souhaitons vivement dans l'intérêt même de ces études. La véritable analyse sociologique est lente et malaisée; elle demande des enquêtes minutieuses et exactes ; elle ne peut être opérée avec fruit que sur des faits très bien connus et, comme ceux-ci sont rares, elle a tout à gagner à des recherches historiques originales, faites à dessein de nous renseigner sur les indices fugitifs des faits sociaux, qui sont, eux, très difficiles à observer, puisqu'ils se passent en bonne partie dans l'inconscient ou qu'ils se traduisent dans la conscience en des termes qui les dénaturent pour les rendre
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intelligibles à la raison individuelle. La nouvelle école sociologique n'est donc pas encore près d'avoir fait le tour de sa doctrine, plus loin encore d'écrire son manuel. Ces préliminaires tendent à prouver, ce qui est à peine en question, que le présent livre répond encore à l'état actuel de la science et aux besoins principaux de l'enseignement. La forme historique adoptée par son auteur est la seule qui permette aujourd'hui, dans l'état de délabrement ou d'inachèvement où sont les théories, une exposition des faits religieux suffisamment exacte et compréhensive. Nous ne prétendons pas cependant que cet ouvrage puisse être pour ses lecteurs une sorte d'éArangile, ni même de catéchisme. Un manuel a d'autres fonctions; il codifie les découvertes d'une science sans empiéter sur ses développements futurs; il facilite les travaux originaux en simplifiant les apprentissages, mais non pas en fournissant des formules définitives d'étude. Si nous pensions que ce livre pût s'adresser en France au même public qu'en Allemagne, il serait sage de clore ici cette préface, en nous félicitant de faire connaître une excellente histoire, bien drue et savoureuse. Mais nous doutons qu'il en soit ainsi et nous deA^ons à nos lecteurs quelques observations complémentaires sur l'objet de l'histoire et de la science des religions, sur leurs problèmes centraux et leurs desiderata présents. Sans suppléer à l'introduction dont nous avons parlé plus haut, ces observations pourront à quelques-uns servir de guides. Que M. Chantepie de la Saussaye, nous considérant comme le dernier de ses collaborateurs, nous accorde la même liberté de doctrine qu'aux autres et nous permette de juxtaposer à son livre des réflexions inspirées par la dernière venue des écoles. Si nous touchons par hasard au domaine réservé de ce qu'il appelle la philosophie de la religion, domaine dont il s'est interdit l'accès, nous n'y entrerons qu'avec de telles précautions qu'il ne saura nous reprocher de ne pas avoir imité sa prudence.
M. Chantepie delaSaussaye a renvoyé la définition delà religion à la philosophie de la religion, pour la raison que tout essai de définition serait sans valeur s'il ne reposait sur une longue justification philosophique. On peut se contenter à moins. Si l'histoire des religions, en effet, doit donner une certaine idée de la religion, dont elle
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décrit les formes, il est apparemment déjà possible d'en tirer une définition a posteriori qui, provisoirement tout au moins, suffirait. D'autre part, le choix même des faits et l'importance relative qui leur est donnée implique une sorte de définition préalable, une idée préconçue, qu'il y a, selon nous, tout avantage à exprimer, dût-on se borner à confesser un préjugé. L'auteur et ses lecteurs y gagneraient de pouvoir s'entendre; autrement, le préjugé de l'un n'étant pas nécessairement celui des autres, ils risquent de ne pas comprendre la même chose sous les mêmes mots. L'idée de la religion n'est pas en effet une idée claire, ni une idée simple; ce n'est pas non plus une pure idée. Les idées de religion, de culte, de religiosité, de piété, de sentimentalité religieuse se confondent dans le langage ; le même terme sert à désigner la religion en général et les religions en particulier ; enfin le sens du mot varie suivant l'humeur, l'éducation, la vie religieuse d'un chacun. Les uns ne voient dans la religion que l'organisation, l'autorité, la tradition, la discipline, les autres que l'inspiration individuelle; les uns n'y voient que le culte et les rites, les autres, le sentiment. Or ces divergences ne sont pas sans conséquence puisqu'elles conduisent à des jugements. On nous dira, par exemple, que la A'aleur religieuse de la prière est en raison inverse de son formalisme et nous lirons ailleurs que ce formalisme est un signe caractéristique des faits religieux. Ces jugements divergents mènent à des conclusions générales également divergentes dont les contradictions sont inextricables; incertitudes et contradictions qui n'affectent pas seulement les conclusions; le choix des faits, auxquels s'arrête l'esprit de l'écrivain ou du lecteur, en dépend tout particulièrement. Les nouvelles études ont été bien loin de remédier à la confusion. Par contre, elles ont attiré l'attention sur la définition même de leur objet; elles l'ont mise en question et l'on s'y est préoccupé, d'une part, de savoir quels sont parmi les faits religieux ceux qui sont essentiels, d'autre part, quels sont à peu près les rapports des faits religieux avec les autres séries de faits qui leur sont reliées. Il ne peut s'agir ici, bien entendu, que d'une définition provisoire. Nous ne craignons pas d'insister sur la nécessité de pareilles définitions; elles ont la même fonction méthodique que les énoncés de problèmes; on ne peut les sous-entendre sans laisser croire que le choix des données est arbitraire. Trop de formalisme en matière d'études religieuses ne peut pas être encore un mal.
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Mais d'abord une définition de la religion, faite au début d'une histoire des religions, appelle une déclaration de principe; car elle procède en dernière analyse des habitudes d'esprit et des sentiments intimes de l'écrivain ; nous nous gardons bien de dire de sa profession religieuse. Les uns diront, ou penseront, que la religion apparaît dans l'histoire comme une sorte d'accident ou comme une suite d'accidents ; que son institution et ses progrès résultent de révélations fortuites ou bien d'inventions individuelles ; que la suite des faits ne trouve pas son explication en elle-même; que leurs causes métaphysiques et psychologiques échappent à la connaissance de l'historien. Les autres voudront, au contraire, la considérer avant tout comme une manifestation nécessaire et régulière de l'activité humaine. Cette déclaration de principe est de nature à déterminer le caractère et l'objet de l'étude. D'un côté, elle doit être surtout historique; il suffit de constater les faits, tout au plus de les grouper par grandes masses et grandes lignes, à la façon de l'ancienne philosophie de l'histoire et pour illustrer, comme Bossuet, les desseins de la Providence. De l'autre, il faut expliquer et non plus simplement décrire; on se préoccupe avant tout des causes et des conséquences prochaines et lointaines, de l'origine et de la fonction des institutions, des suites constantes de faits semblables, des lois. L'histoire des religions s'achève en science; elle prépare les matériaux d'une science. On ne saurait, selon nous, prendre trop nettement conscience de l'opposition de ces deux partis. Il est regrettable que les anthropologues anglais, par exemple, ne l'aient pas fait, Soit réserve, soit en raison de l'attention presque exclusive qu'ils ont donnée à certaines catégories de faits, ils ont laissé dans leur construction des fissures où se sont glissées des idées contraires aux leurs. On a vu naître dans leur école des ouvrages d'un caractère mixte, comme l'Introduction to the History of Religion de M. Jevons et les derniers travaux de M. Andrew Lang, qui essayent de concilier la révélation et l'évolution. L'évolution ne commence en réalité que là où la révélation s'obscurcit. Nous sommes très loin de nier l'utilité, ni même la valeur scientifique de ces tentatives opportunistes. Mais, sans qu'on les recommande, elles trouveront toujours très aisément des imitateurs. Remarquons seulement qu'il n'y a pas de science où l'on admette, par hypothèse, que la régularité des lois supposées soit limitée et puisse être troublée de loin en loin par des interventions inexplicables.
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§ M. Chantepie de la Saussaye rattache l'histoire des religions à une science des religions, qui comprend et la philosophie de la religion et la phénoménologie ou science des phénomènes religieux. C'est dire, au moins implicitement, que, dans son livre, les faits sont considérés comme ayant entre eux des rapports susceptibles de connaissance scientifique. Or, c'est là tout un programme et nous nous rangeons à ce parti. Cette déclaration faite, comment concevoir et limiter l'objet de la science en question? En d'autres termes, qu'appelle-t-on religion? Le programme qui vient d'être indiqué ne peut pas s'accommoder également bien de toutes les définitions possibles. I II est difficile et il ne paraît pas naturel de se représenter la religion autrement que comme l'association de deux termes : la société humaine ou l'individu humain, d'une part, et, de l'autre, une vérité métaphysique qui s'impose, se révèle peu à peu et dont la connaissance implique des obligations pratiques. On lit, dans l'Introduction à la science des religions (p. 17) de Max Millier : « La religion est une faculté de l'esprit qui rend capable de saisir l'infini sous des noms différents et des déguisements changeants; sans cette faculté nulle religion ne serait possible, pas même le culte le plus dégradé d'idoles et de fétiches, et, pour peu que nous prêtions l'oreille, nous pouvons entendre dans toute religion un gémissement de l'esprit, le bruit d'un effort pour conceA'oir l'inconcevable, pour exprimer l'inexprimable, une aspiration vers l'infini ». Si Max Mùller s'est ailleurs exprimé en d'autres termes, il a toujours défini la religion par son objet. Bien que l'objet de la religion ne soit pas conçu par lui de la même façon, la définition de M. A. Réville, dans ses Prolégomènes à ! histoire des religions (p. 34), présente le même caractère général : « La religion », dit-il, « est la détermination de la vie humaine par le sentiment d'un lien unissant l'esprit humain à l'esprit mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur luimême et auquel il arrive à se sentir uni ». Enfin, dans un livre encore tout récent1, M. Morris Jastrow, faisant la somme des définitions examinées par lui, propose celle que voici : « La religion se compose de trois éléments : 1° la reconnaissance d'un pouvoir ou de pouvoirs qui ne dépendent pas de nous; 2° un sentiment de dépendance à l'égard de ce ou de ces pouA'oirs ; 3° l'entrée en relation avec
1. Morris Jastrow, The Study of Religion, 1901, p. 171 sq. 6
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ce ou ces pouvoirs. Si l'on réunit ces trois éléments dans une seule proposition, on peut définir la religion comme la croyance naturelle à un ou à des pouvoirs qui nous dépassent, et à l'égard desquels nous nous sentons dépendants, croyance et sentiment qui produisent chez nous 1° une organisation, 2° des actes spécifiques, 3° une réglementation de la vie ayant pour objet d'établir des relations favorables entre nous-mêmes et le ou les pouvoirs en question ». Cette définition synthétique nous dispense d'en examiner beaucoup d'autres. Il n'y a pas une de ces propositions où les deux termes de la définition ne soient exactement unis et l'activité humaine enfermée dans la connaissance de Dieu. En effet, ces définitions disent en substance que la religion repose sur une connaissance, doublée de sentiments, il est vrai, et conduisant à des actes, mais qui, les uns et les autres, procèdent, en dernière analyse, de la connaissance; elle est en somme surtout une connaissance, la connaissance d'un de ses deux termes par l'autre; c'est ainsi qu'est conçue leur relation. Nous n'avons pas à faire ici la critique en forme de ces définitions. M. Durkheim a montré 1 combien les premières étaient peu satisfaisantes; ses arguments atteignent par contre-coup celle de M. Jastrow. Ni les unes ni les autres ne conviennent à la totalité des faits compris sous la rubrique Religion. Elles ne rendent compte ni du formalisme et de la complication des actes, c'est-à-dire des rites et du culte, ni surtout de la place secondaire qu'occupent les dieux dans certaines religions, comme le bouddhisme. D'ailleurs elles sont par trop unilatérales. Elles consistent à étendre à l'ensemble de la religion l'idée qu'on s'est faite d'une de ses formes ou de ses fonctions supérieures. On la définit donc non pas en elle-même, mais d'après une sorte d'idéal hypothétique vers lequel tendent ou dont s'éloignent ses formes rudimentaires. La justesse et l'autorité de ces définitions ne seraient pas à contester ici s'il s'agissait de théologie ou de philosophie de la religion, puisque l'une et l'autre doivent se préoccuper en première ligne de ses raisons d'être métaphysiques. Mais elles ne sont pas faites en vue de l'objet spécial de l'histoire des religions, qui n'est pas de suivre avec une sympathie miséricordieuse les tâtonnements de l'esprit humain vers la connaissance de la vérité, mais de rassembler, de décrire avec précision la totalité des faits religieux et de les rapprocher les uns des autres. De tous ces faits, les plus t.
1. E. Durkheim, De la définition des phénomènes relioieux, dans Année Socioloqique, II, 1898, p. 4 sqq.
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mal connus, et pour cause, sont les intentions, les aspirations de l'individu religieux vers son idéal, tout ce que cache l'intimité de la conscience. Or ce sont précisément ces mystères qui sont, d'après les définitions considérées, l'essentiel de la religion. Si l'histoire n'y trouve pas son compte, elles ne nous paraissent pas davantage appropriées à devenir les définitions initiales d'une science des religions dont l'histoire serait la matière. Une première objection vient de l'importance qu'elles donnent à cette partie des faits religieux qui ne peut pas être connue avec certitude. Une seconde de ce qu'elles conduisent à regarder comme allant de soi, en raison même de l'existence de leur objet qui s'impose à la connaissance ou à l'adoration, des faits que notre science des religions a précisément pour objet d'expliquer; l'existence même de la religion n'y est pas plus mise en question que ne l'est ailleurs celle de la physique ou des mathématiques, car elle se déduit naturellement de l'existence de Dieu ou de l'inconnaissable. Ces définitions donc ou bien suppriment les problèmes, ou bien en posent qui ne sont pas susceptibles de solutions scientifiques. La balance n'est pas égale ; les dieux et l'infini pèsent trop lourd; l'objet de la pensée religieuse est trop intéressant pour qu'on s'attarde à collationner minutieusement les formes de celle-ci; l'attention n'est donc pas attirée par le fait même de la construction des mythes et des dogmes ou de l'enchaînement des institutions, mais absorbée par la contemplation du genre de réalités qu'elles ont pour fin d'exprimer ou qu'elles sont destinées à servir. Si l'on peut déduire une sciencé de ces définitions à deux termes, c'est une science de la religion naturelle ou de la religion absolue, qui est à la science des faits religieux ce que la morale est à la science des mœurs. L'histoire des religions, qui fut longtemps l'humble servante de la théologie, peut se rattacher à eette science de la religion naturelle : son but est, selon M. W. James1, d'y contribuer en montrant ce qu'il y a d'essentiel et d'irréductible dans les croyances religieuses. Le présent manuel n'est pas écrit pour un pareil dessein. La science, que nous concevons est tout autre. Elle porte sur ceux des faits religieux qu'on peut étudier en eux-mêmes, abstraction faite de l'objet insaisissable auquel ils se rapportent. Elle doit extirper de son domaine propre l'inconnaissable et en bannir la théologie.
i. Varieties of religious expérience, pp. 456, 489.
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Des deux termes considérés dans les définitions précédentes, elle ne doit retenir qu'un seul, l'homme ou la société humaine, et tâcher d'expliquer, autant que possible, les pratiques et les croyances religieuses comme des gestes ou comme des rêves humains. Nous renonçons donc à définir la religion par son objet. Mais il est malaisé de la définir en elle-même. Le langage traite souvent la religion comme une sorte d'entité, quasi métaphysique, dont l'histoire des religions raconte les mariages mystiques avec les sociétés humaines. Doctrine, mode de sentimentalité, règle de vie, elle se transmettrait de siècle en siècle et de peuple à peuple.On parle de la religion comme on parlerait d'une église, à supposer qu'une église forme dans sa durée et son étendue un corps effectivement lié et vivant réellement d'une seule vie. La conceATons-nous ainsi comme un être à demi concret, continu et diffus, qui s'allonge indéfiniment à travers le temps et l'espace, superposé à la vie des sociétés qu'il absorbe, mais dont il se distingue toujours, ou bien comme une abstraction représentant tout ce qu'il y a de commun aux faits religieux? La question n'est pas tout à fait oiseuse et il est bon, cette fois encore, que l'historien ou son lecteur aient conscience de leur penchant, car il influe sur la marche de l'étude et les conclusions qu'on en tire. D'un côté, les faits religieux manifestent la religion, une et indivisible, et l'histoire aura pour fin de montrer, à travers les phases qu'il faut qu'elle traverse, sa permanence et son identité. De l'autre, les faits religieux sont toute la religion; ils garderont une indépendance relative et seront étudiés pour leurs particularités; c'est le cas de la présente histoire. Nous préférons évidemment cette dernière méthode. La science des religions doit étudier les faits religieux avant d'étudier la religion, de même que la biologie étudie les faits biologiques avant d'étudier la vie. Ce n'est pas nier que, dans l'espace, il y ait souvent transmission, transport de religions et d'institutions religieuses; que, dans le temps, il y ait toujours tradition; les faits religieux sont même par essence traditionnels. La transmission et la tradition établissent une remarquable continuité entre le passé et le présent et dans toute une partie au moins du monde présent. Nous sommes à vrai dire en face d'une sorte d'antinomie : les faits religieux sont à la fois isolés et continus. Mais avant de faire la synthèse de cette antinomie, il faut prendre l'un ou l'autre des deux partis indiqués. D'ailleurs les deux
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formes de la continuité, transmission et tradition, force d'expansion et force d'inertie, entrent souvent en conflit, quand, par exemple, la propagande d'une doctrine se heurte à des croyances ou à des habitudes invétérées. La religion une fois résolue, restent les religions. Mais celles-ci ne sont pas des grandeurs comparables entre lesquelles puisse se diviser exactement la somme de la religion. On appelle religion l'ensemble des manifestations religieuses de la vie soit d'un peuple, soit d'une société spécialement formée à fin de religion, c'est-à-dire, à proprement parler, d'une église. On entend parler de religion romaine, de religion grecque ou assyrienne; ce sont des religions de peuples. Le bouddhisme, l'islamisme, le christianisme sont, ou semblent être, des religions d'églises. Ces dernières sont des systèmes d'institutions, d'actes et de pensées qui paraissent à peu près définis et consciemment ordonnés ; ce sont des doctrines, comprenant des croyances et des règles d'action, admises par des sociétés qui se qualifient par l'adhésion de leurs membres à ces doctrines : on est chrétien parce qu'on fait profession de christianisme. Les premières sont également des systèmes, comme on pourra s'en rendre compte en lisant particulièrement les chapitres relatifs aux religions grecque et romaine, mais des systèmes fort lâches, fort vagues et dont l'unité, pour réelle qu'elle soit, est toute théorique : on n'a jamais essayé, en Grèce, de faire un véritable corps des cultes de cités, de phratries, de confréries, de familles qui composent la religion grecque; à Rome, les éléments éparpillés de la religion sont réunis par le lien purement administratif que constitue la surveillance des pontifes et autres collèges officiels. C'est par exception que, comme chez les Juifs, les croyances et les pratiques d'un peuple ont pu s'unifier et se codifier comme celles d'une église. Dans l'un et dans l'autre cas, le mot religion désigne des choses assez différentes. M. Chantepie de la Saussaye nous met en garde contre toute tentation de les assimiler; la division qu'il adopte, à la fois géographique et ethnographique, a l'avantage de ne pas donner une consistance factice à chacune des séries de faits qu'elle distingue et de respecter leur diversité. Quand on veut étudier les faits religieux en tenant compte de leur groupement historique, il faut considérer concurremment au moins nos deux types de formation. Les hommes sont en effet très loin de se répartir exactement en sociétés religieuses dont les pratiques et les croyances forment des systèmes suffisamment cohérents et arrêtés.
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On observe même partout des croisements, des superpositions d'églises et de doctrines, propres à dérouter des esprits trop imbus de la rigidité de notre organisation occidentale. En Annam, par exemple, le bouddhisme s'allie harmonieusement aux religions chinoises et au vieux démonisme local. Même mélange en Chine et au Japon; les Japonais sont indistinctement shintoïstes et bouddhistes : les enfants sont présentés au temple shinto, mais l'enterrement est accompagné des cérémonies bouddhiques de la secte à laquelle, par tradition de famille ou pour toute autre raison, se rattachait le défunt. Même, au Japon, l'esprit de conciliation est si fort qu'il a triomphé du commencement de persécution que la révolution de 1868 avait inauguré contre le bouddhisme. On appartient donc à la fois à deux ou plusieurs sociétés; on puise à deux ou à plusieurs doctrines sans se soucier de leurs contradictions; la synthèse se fait comme elle peut. Le fait est peut-être, dans les cas cités, plus frappant qu'ailleurs, mais il est en réalité universel. Les paganismes grec et romain, avec leurs cultes de sociétés secrètes, leurs églises étrangères, leurs mystères, sont de pareils alliages. Les religions les plus homogènes n'en sont pas exemptes; ainsi l'Islam, sans tenir compte de ses accointances chrétiennes ou juives, incorpore dans ses doctrines mystiques des restes de religions éteintes. La formation de doctrines et d'églises, si elle est un fait important, n'est donc pas un fait essentiel, ce n'est pas en tous cas un fait général, car il y a des sociétés sans systèmes fixes de croyance et de pratique, de même qu'il y a des doctrines et des systèmes sans église qui leur corresponde. Une histoire des doctrines et des églises ne serait donc pas l'histoire totale de la vie religieuse, mais l'exposé d'un de ses aspects. Enfin nous ne sommes jamais en présence que de religions composites. Les éléments du mélange sont au moins les cultes particuliers des petits groupes qui sont compris dans la grande société; ce sont toujours les formes de religion qui s'y superposent dans le temps et souvent les églises qui s'y rencontrent. L'activité religieuse se présente donc en général sous des formes très flottantes et très indéfinies; l'histoire des religions, religions de peuples ou, d'églises, ne peut être qu'un cadre commode pour une histoire plus complexe. Au surplus, on connaît une masse considérable de faits, pratiques individuelles ou rites de fêtes, mythes et croyances diverses qui n'appartiennent, en apparence, à aucun système, même tribal ou national : ce sont les superstitions, les faits de folk-lore, qui sont
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eux-mêmes, souvent, des survivances d'anciennes religions, et n'ont pas toujours perdu leur caractère religieux. Ainsi, de réduction en réduction, nous sommes arrivés aux faits ou phénomènes religieux. Les systèmes religieux ou religions ne sont qu'une des classes de ces phénomènes. L'histoire doit les considérer toutes au même titre comme ses objets immédiats. Nous entendrons donc par religion, au sens large, un ordre spécial de phénomènes; la mission de l'histoire des religions est de les constater et de les décrire dans leur suite chronologique. La matière de l'histoire des religions et celle que M. Chantepie de la Saussaye assigne à la phénoménologie religieuse sont donc en réalité les mêmes. Ces deux études sont deux manières d'ordonner les mêmes faits. La phénoménologie doit présenter séparément, chacune pour soi, les classes de phénomènes que l'histoire expose concurremment par périodes et par pays. L'histoire doit insister à chaque moment sur la juxtaposition des phénomènes d'espèces diverses et peindre le tableau changeant qu'ils forment ensemble; mais elle est en même temps l'histoire de chaque classe de faits prise à part; elle est en somme une sorte de tableau synoptique dont on peut considérer tour à tour les colonnes ou les lignes horizontales. De part et d'autre, d'ailleurs, les conclusions, doivent concorder autant que possible et l'ordre chronologique des faits doit vérifier les inductions qu'on hasarde sur leur succession logique; par contre, la phénoménologie doit toujours permettre de faire la critique des données de l'histoire; celle-ci n'a pas le droit d'être absurde.
De quoi se compose l'ordre des phénomènes religieux? En fait ses limites sont indécises et varient suivant les temps et les sociétés. On ne saurait donc songer à définir la religion par l'énumération de son contenu. A cet égard l'incertitude est telle qu'il y a des classes entières de faits qui tantôt y sont étroitement rattachées, tantôt en sont retranchées formellement. Tout récemment, le R. P. Lagrange, dans l'introduction de ses Etudes sur les Religions sémitiques, voulait en exclure la mythologie; or, il fut un temps où, dans la science, mythologie était presque synonyme de religion. Tandis que, dans la pratique, on réduit souvent aujourd'hui la religion à n'être qu'un
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mélange de morale et de métaphysique, on essaie en même temps de les séparer par des distinctions théoriques infranchissables. Enfin, tantôt on efface, tantôt on surélève les limites de la religion et de la magie. La vérité est entre les extrêmes. La magie ressemble en effet à la religion par ses modes d'action et ses notions ; elles se mêlent souvent même au point de ne pas se distinguer; les faits magiques sont bien en somme des faits religieux; mais c'est que la magie forme avec la religion une classe plus générale où elles s'opposent quelquefois l'une à l'autre, comme s'opposent, par exemple, le crime et le droit. La mythologie, pour peu qu'on la débarrasse de ce qu'elle contient de proprement littéraire, légendes et contes, sans compter les épopées et autres poèmes, est incontestablement religieuse. La morale et la métaphysique, au contraire, n'ont pas de commune mesure avec la religion; cependant celle-ci, d'une part, comporte nécessairement des règles d'action, positives ou négatives, qui constituent une morale religieuse et, d'autre part, ses idées de dieu, d'esprit, d'âme, de monde, de passé et d'avenir, sont une métaphysique. On peut dire que les faits religieux comprennent d'abord des mouvements et des représentations. Les premiers sont les rites, manuels et oraux, qui sont des actes doués d'une efficacité mystique ; les rédacteurs de ce manuel y joignent souvent les faits de morale religieuse, non sans quelque apparence de raison. Les deuxièmes sont 'd'abord les notions générales qui dominent la vie religieuse, notions de dieu, de démon, de pur, d'impur, de sacré, puis les mythes et les dogmes. Nous sommes tentés de répartir ce qu'on entend sous le terme vague de sentiments religieux entre ces deux séries de phénomènes, mouvements et représentations. Il faut distinguer, en outre, des faits de morphologie : formation de groupes humains pour l'exercice de la vie religieuse, régime de ces groupes, hiérarchie, églises, ordres religieux, sociétés secrètes, etc. ; et enfin des faits de composition, c'est-à-dire des systèmes de rites et de représentations, des cultes, religions, doctrines, types de religions. S'il est possible de prévoir théoriquement l'existence de ces quatre séries de faits religieux, c'est à l'histoire des religions de nous apprendre quels sont les faits particuliers qui s'y rangeront. La religion tient une telle place dans la vie sociale qu'il est impossible de faire a priori une énumération limitative des formes d'activité qui ont été, à tort ou à raison, qualifiées de religieuses. Il est prudent de n'en exclure aucune par définition. Il faut les attendre et les noter au cours de
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l'histoire, quitte à les coordonner et à les classer dans une conclusion; au reste l'image totale de la religion se construit d'elle-même I et se précise de chapitre en chapitre. Mais nous pouvons chercher ici à déterminer quelle est à peu près la place que les phénomènes religieux occupent dans l'ensemble de Ra vie morale et par suite de quelle nature ils sont. Une observation banale, mais dont les conséquences sont importantes, est que les phénomènes religieux sont des phénomènes collectifs, c'est-à-dire affectant à la fois plusieurs individus, qui agissent en groupe, pour des intérêts généraux, font individuellement les mêmes gestes, partagent les mêmes pensées et les mêmes sentiments. Cette proposition générale A^aut pour les formes les plus individuelles en apparence de la religiosité. Personne ne songe à nier que les « expériences religieuses », dont on commence à faire beaucoup d'état, ne soient en somme fort peu Arariées. Il n'est pas de religion personnelle qui soit tout à fait originale. Le penseur le plus indépendant vit d'idées traditionnelles ou communes à son entourage, qu'il enrichit rarement et ne modifie qu'imperceptiblement. D'autre part, l'individualisme religieux n'amène pas ceux qui en sont atteints à chercher la solitude; sans compter que, là où il règne, il se produit souvent à l'intérieur d'églises fort bien liées, on constate en général qu'il porte au groupement; il forme de petits cercles sympathiques, de petites églises, dont les membres se singularisent de compagnie. |On peut donc dire que tout ce qui se passe en pareil cas de religieux lest, comme d'ordinaire, collectif. Ainsi nous sommes extrêmement frappés de ce que l'activité religieuse présente, chez les individus groupés, associés, Aroisins ou parents, de constant et de concordant. Mais d'où lui Arient ce caractère? Il y a lieu d'expliquer en effet et cette solidarité des individus et cette uniformité de la religion. Les phénomènes collectifs religieux sont-ils des phénomènes ethniques? ■ Autrement dit, les hommes, en religion, agissent-ils ou pensent-ils de même en vertu des raisons physiques qu'ils ont peut-être de se ressembler, quand ils sont du même sang? Or, si, laissant de côté toute contestation sur la définition même de la race, nous considérons les grandes divisions ethnographiques selon lesquelles M. Chantepie de la Saussaye a divisé l'exposition des faits, nous Aboyons bien qu'elles correspondent en gros à des aspects différents de la vie religieuse, mais aussi que leurs différences sont en somme secondaires,
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sinon moindres que celles qui se produisent de peuple à peuplé, de contrée à contrée, d'église à église. Quant à la parenté religieuse des familles d'une même race, elle est confuse et l'auteur de ce livre nous montre lui-même combien il faut d'art pour en faire un portrait composite dont les lignes soient un peu distinctes. Puisque les sociétés religieuses, églises ou autres, ne peuvent être considérées comme des groupes ethniques parfaitement homogènes, il faut conclure que la similitude des pensées et des actes religieux n'est nas le produit d'aptitudes physiques semblables. Si les phénomènes religieux ne sont pas ethniques, ils ne peuvent être qu'anthropologiques ou sociaux. Leur uniformité relative peut en effet s'expliquer, comme on l'a voulu faire, par l'uniformité hypothétique de l'esprit humain, mais leurs variations méritent aussi d'être prises en considération. Or, nous avons déjà dit que ces variations ne se produisaient pas d'individu à individu, mais de groupe d'individus à groupe d'individus. Ceux-ci constituent partout, en fait, des sociétés religieuses, où ils vivent à l'unisson. L'association les nivèle. Les phénomènes religieux se produisent à l'intérieur de ces sociétés avec des particularités constantes. Ce sont donc, au moins dans une certaine mesure, des phénomènes sociaux. Mais dans quelle mesure? Il ne suffit pas de dire que les phénomènes religieux se produisent et se différencient par groupes sociaux, pour y faire voir de véritables phénomènes sociaux. Nous n'entendons pas en général par phénomènes sociaux de simples sommes de phénomènes individuels. D'une part, les phénomènes sociaux ont une existence objective, indépendante des individus : telles sont les lois et les règles économiques; d'autre part, l'activité de l'individu y est modifiée ou déterminée, à peu près sans qu'il en ait conscience, par le voisinage et la collaboration de ses associés. Les phénomènes religieux sont-ils, en ce sens, des phénomènes sociaux? A coup sûr, un bon nombre d'entre eux se présentent fort nettement sous la forme d'institutions : ce sont les modes d'organisation, les cultes et les mythes, qui, fixés en des règles, en des formules orales ou écrites, subsistent en dehors de la pensée et indépendamment de l'accord renouvelé sans cesse des individus qui les acceptent. Mais les diverses manières d'être de la société religieuse, les rites intimes de la religion personnelle ont-ils le degré d'objectivité qu'on suppose aux lois sociologiques du suicide ou de la natalité? Peut-on retrouver dans ce domaine de la vie religieuse
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comme ailleurs un véritable système d'institutions? Ce n'est pas tout : les pensées, actes, sentiments religieux, doivent impliquer autre chose, pour être sociaux, que la collaboration consciente et consentie d'un certain nombre d'individus. En est-il réellement ainsi? Ici encore nous devons indiquer nos préférences et nos hypothèses ans prétendre les justifier suffisamment. Une démonstration pleineent satisfaisante du caractère social de la religion n'est pas encore possible.
Tout d'abord, en religion, l'individu, si clairvoyant soit-il, se rend mal compte de ses actes et de ses représentations. Ce n'est pas faute d'en avoir conscience, ni d'en chercher les raisons. Mais il ignore l'objet véritable de ses gestes et le sens des images que la tradition lui suggère. Ainsi, l'histoire du sacrifice nous apprend comment un même acte peut être justifié par des motifs différents et même contradictoires; on veut nourrir le dieu, le rajeunir ou commémorer sa mort mythique; mais, au fond, il s'agit toujours de consacrer une victime pour entrer derrière elle dans la région divine où sourdent les grâces ; malgré les divergences des théories qui l'expliquent, le schème du rite ne varie jamais, témoignant sans cesse par là de la persistance des causes qui l'ont constitué. Ces causes seraient-elles obscures, par hypothèse, pour la raison de l'homme isolé? On nous Hrépondra sans doute que l'habitude, fait connu, a dû vraisemblablement oblitérer la conscience de pensées et de mouvements indéfiniment répétés et que, devenus instinctifs, de nouvelles idées pouvaient aisément s'y superposer sans porter atteinte à leur structure primitive. Mais nous prétendons qu'on n'a pas le droit de parler, en ■matière de faits religieux, d'instincts et d'habitudes individuelles; il lls'agit toujours d'éducation, de tradition, de suggestion. En second lieu, non seulement l'individu reçoit du dehors ses inspirations, ses règles de conduite et ses modèles, mais encore il Blés cherche au dehors. Le fait est évident quand il s'agit d'églises ■où la vie morale et la liturgie sont fortement réglementées. Il n'est ■pas moins vrai de la religion personnelle. Les dieux, que les libres 1 chercheurs d'émotions religieuses retrouvent en eux-mêmes, sont I toujours les dieux d'un milieu. Quant à la règle de vie, on se donne Kdes raisons, ingénieusement personnelles, de chérir un idéal qui est S hors de soi et qui se reflète dans la conscience des autres. A voir Blés choses de trop près, à en juger par notre propre expérience de la ||vie religieuse, nous risquerions d'être dupes de notre sentimen-
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talité. Mais il est bon de nous référer au tableau singulièrement instructif où M. Chantepie de la Saussaye a retracé les efforts tragiques des poètes et des philosophes grecs se débattant dans les filets de la théologie et de la moralité traditionnelles. Ce n'est pas faute d'indépendance d'esprit ou d'originalité qu'ils voulaient, à toute force, accommoder avec les institutions du passé les exigences nouvelles de leur pensée et de leur conscience. Mais à cette deuxième observation on répondra peut-être que tout s'explique par l'imitation, c'est-à-dire encore une fois par la psychologie individuelle. Nous aurons à chercher alors comment s'explique l'imitation. Les faits religieux présentent à un haut degré un caractère qui est un des meilleurs signes du fait social, à savoir ce qu'on pourrait appeler l'autorité contraignante. Les lois religieuses, les croyances religieuses s'imposent avec une autorité supérieure à la volonté humaine et qui subsiste alors même qu'aucun office spécial n'a charge de les faire observer. Cette autorité est souvent sanctionnée par des règles pénales, effectivement appliquées, et toujours par l'opinion, qui punissent les fautes religieuses d'omission ou de commission. Sa puissance coercitive n'est pas moins tyrannique que partout ailleurs dans les sociétés qui paraissent tendre à la fois vers la liberté et vers l'émiettement religieux. La réprobation sociale dont l'athéisme est l'objet dans les sociétés anglo-saxonnes en est une preuve. Notons bien que la sanction n'est qu'un signe de l'obligation; les croyances sont obligatoires parce qu'elles sont diffuses dans la société et mécaniquement imposées aux individus ; à proprement parler, la résistance de ceux-ci est inconcevable. On explique cette autorité des faits religieux par leur institution divine. Mais, cette explication théologique mise à part, où trouver, sinon dans la société, la force supérieure, l'irrésistible puissance morale qui impose la contrainte? Tout essai d'analyse psychologique, spéculant sur l'expérience religieuse, sur les états affectifs individuels, s'arrête à mi-chemin. De même nous doutons qu'on réussisse à expliquer avec les seules ressources de la psychologie individuelle les formes qu'affectent en religion la pensée et l'action. On a voulu, par exemple, faire remonter la magie à l'association des idées, retrouver dans la construction des mythes l'exercice normal de l'imagination ; les théories du sacrifice qu'on rencontre dans différentes religions impliquent des raisonnements parfaitement construits sur des prémisses fausses. Mais l'an a-
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lyse psychologique de tous ces faits laisse toujours des résidus faciles à déceler. Eût-on réussi à démonter piçce à pièce tous les rouages des représentations et des rites magiques et religieux, nous nous demanderions encore pourquoi les uns sont magiques, les autres religieux, et pourquoi les uns et les autres sont rangés dans la classe unique que composent ces deux espèces. Nous supposons, bien entendu, que le mythe n'est pas suffisamment défini comme religieux par la présence des dieux, la prière par l'invocation et le sacrifice par l'oblation. Ce sont ces résidus irréductibles qui contiennent les raisons profondes de la religiosité des faits. Ainsi, pour saint Augustin, la moralité ne prenait de valeur religieuse qu'avec la grâce. Il suffit de rappeler à quelles controverses cette notion de la grâce a donné lieu, pour montrer combien elle est flottante, contradictoire et combien elle répugne aux catégories rigides de notre entendement individuel. Il faut donc faire appel, pour comprendre scientifiquement les faits religieux, à une psychologie, à une logique qui rendent rationnel ce qui paraît irrationnel à notre psychologie et à notre logique usuelles. Les faits dont il s'agit ne sont religieux que parce qu'ils sont sociaux et, comme tels, d'une nature spéciale. Supposons en effet que, par impossible, on puisse tout réduire en phénomènes individuels, on trouvera toujours au bout de l'analyse ce minimum de convention sociale qu'est un langage. Car on ne peut pas concevoir, sans l'existence d'un langage rudimentaire, ou d'un système de signes conventionnels qui tiennent lieu de langage, les plus élémentaires des croyances animistes, à plus forte raison les mythes et les ïïites. Parmi les faits religieux, il y en a qui sont d'une grandeur singulière; ce sont des états de foules, semblables à ceux qui nous fournissent habituellement l'image la plus sensible du fait social. L'histoire du christianisme au moyen âge, qui n'est pas comprise dans ce livre, celle des sectes musulmanes, celle des cultes bacchiques en Grèce, nous fournissent des exemples de véritables épidémies religieuses, de mysticisme contagieux, de conversions en masse. Ces états de groupes, devenus rares, même sous une forme atténuée, partout où, par division du travail, s'est introduite dans la religion une spécialisation parfaite des pouvoirs et des fonctions, sont normaux dans toutes les sociétés où le culte implique la participation effective et complète des fidèles, où tous les assistants sont à la fois officiants, acteurs et spectateurs, dans tous les pays de sociétés secrètes ou de
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totémisme vivant. Il faudrait rechercher maintenant si tous les phénomènes religieux participent à la nature de ces phénomènes extrêmes ou s'ils en procèdent. Un psychologue comme M. Rihot1 a pu écrire que les pratiques rituelles étaient « une création spontanée dérivant de la nature des choses » et, plus loin, que « l'expression rituelle a un caractère social », qu'«elle est l'œuvre spontanée d'une collectivité, d'un groupe ». En d'autres termes, les rites, et nous étendrions volontiers la proposition aux mythes, sont le produit d'états affectifs de groupes et ne se comprennent que comme tels. Cette juxtaposition des mots spontané et social est à retenir, car cette spontanéité apparente n'est pas étrangère à l'autorité coercitive des phénomènes sociaux, témoin notre loi de 1864 sur les grèves, qui reconnaît la grève comme légale quand elle éclate spontanément, sans préméditation; ici la loi s'incline devant la brutale révélation du fait social qui brise légalement l'ordre établi, parce qu'il manifeste un état social plus intense, et partant plus légitime, que celui qui s'est incarné dans la réglementation flétrie. Or, quand nous parlons de convention sociale, il ne s'agit pas de contrat social librement consenti, mais toujours jusqu'à un certain point d'une semblable spontanéité. A vrai dire, un pareil mot cache simplement l'ignorance où nous sommes du mécanisme des raisonnements et des sentiments qui préparent l'explosion de l'acte social. Mais les états de groupes et les conventions dont nous parlons sont-ils les faits religieux par excellence ou simplement une classe de faits religieux, les retrouve-t-on toujours à quelque degré dans toutes les institutions? sont-ils la forme première de tous les sentiments religieux? On sera tenté de répondre immédiatement par l'affirmative si l'on ne considère que l'histoire des religions anciennes ou primitives, seules étudiées dans ce manuel; l'éloignement où elles nous apparaissent efface les individus dans les masses unanimes. Mais si l'on étudie les phénomènes religieux sur le vif et dans une religion qu'on partage jusqu'à un certain point, on sera conduit naturellement à faire la part plus belle à l'initiative des individus. On aura tort, au moins en partie, car nous sommes évidemment mauvais juges de notre propre singularité. Les phénomènes religieux sont donc, au moins pour une bonne part, des phénomènes sociaux. Nous pouvons faire un pas de plus
1. Th. Ribot, La psychologie des sentiments, p. 323.
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en nous demandant comment se comporte l'individu dans certains phénomènes religieux, pris comme types. Nous considérons comme particulièrement caractéristique, dans l'ensemble de la religion, tout ce qui concerne le groupement des individus en associations religieuses, en ordres, en sociétés secrètes, en églises. Ils y sont classés hiérarchiquement, la hiérarchie montant par degrés du simple fidèle aux grades supérieurs du sacerdoce et aux dieux. C'est là un phénomène général, car nous ne connaissons pas de sociétés religieuses qui n'aient un minimum de hiérarchie. Le minimum concevable se réaliserait nécessairement dans une société inorganique, sans dieux, où les individus seraient tous à la fois, au même degré et de la même façon, fidèles et prêtres, par la distinction de leurs deux états alternatifs, profane et sacré; car on ne peut admettre que leur vie religieuse soit égale et constante. Cette hiérarchie religieuse n'est pas purement honorifique. La part prise à l'accomplissement et aux bénéfices des cérémonies croît à mesure qu'on s'y élève; le prêtre est plus près de l'autel et des faveurs du dieu que le simple fidèle. Chaque degré comporte donc des capacités ou des aptitudes spéciales ; à la hiérarchie des aptitudes correspond une hiérarchie de droits et de pouvoir. — Mais le tableau schématique d'une société religieuse n'est pas aussi simple : outre les degrés hiérarchiques, il compte des classes parallèles, sexes, âges, familles, clans, tribus, etc., ayant théoriquement des aptitudes et des pouvoirs religieux différents, par conséquent, des rites, souvent des cultes spéciaux. En dehors même de ces séries régulières de classes parallèles, les sociétés religieuses admettent des ordres spéciaux, des conditions spéciales, avec des capacités religieuses également bien définies : tel est le naziréat juif. Il va de soi que cette différenciation n'est pas nécessairement toujours réalisée; elle ne l'est même, assez souvent, que fort imparfaitement; mais en somme on peut poser en principe que les individus ont, à chaque moment de leur existence une place marquée et limitée dans la société religieuse dont ils font partie. C'est un premier point, d'où il résulte que la religion comporte nécessairement des relations sociales.
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La place de l'individu dans la société religieuse peut être indiquée ,
ipso facto, par la naissance, le sexe, certains états physiologiques accidentels, périodiques ou chroniques, le rang social. Nous disons indiquée, plutôt que déterminée, car généralement, même alors, il faut des cérémonies spécialement religieuses pour donner à l'intéressé
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son rang définitif. En tout cas, la participation des hommes aux cérémonies religieuses dépend souvent de leur condition physique, juridique, politique, économique, bref de leur statut personnel. Mais leur condition religieuse peut être déterminée artificiellement, sans indications préalables, par des cérémonies religieuses d'initiation. Ces rites sont aujourd'hui bien connus. L'école anthropologique, MM. Frazer et Jevons en particulier les ont magistralement éclaircis; l'explication qu'ils en ont donnée est maintenant du domaine commun. Or ces cérémonies ne peuvent s'expliquer si l'on n'y voit que de simples fictions légales, une mise en scène expressive où les individus encadrent l'adhésion consciente et calculée de leur volonté individuelle, intangible, aux règles contractuelles d'une société. Il faut prendre à la lettre les expressions du rite. L'initiation affecte réellement la nature intime de l'être, elle modifie profondément la personne au physique et au moral. Quelquefois l'initié change de nom, souvent il en prend un de plus : c'est le signe de la modification de sa personne. L'initiation produit une sorte de possession; dans le cas de croyance à la pluralité des âmes, souvent l'initié est censé en gagner une nouvelle. Le cas extrême est qu'il meure conventionnellement pour renaître transformé; généralement alors l'initiation est un drame rituel qui figure sa mise à mort et sa résurrection. Voici comment MM. Spencer et Gillen rapportent, entre autres faits du même genre, dans leur livre sur les tribus indigènes de l'Australie centrale1, la tradition relative à l'initiation de certains sorciers chez les Aruntas. L'aspirant va dormir à l'entrée d'une caverne où sont logés certains esprits en relation avec sa tribu, les Iruntarinia. Pendant son sommeil, un des esprits sort de la caverne armé d'une lance; il la lui plonge dans la bouche en lui perçant la langue; après quoi, il l'emporte dans le souterrain. Les Iruntarinia lui ouvrent le ventre et la poitrine, lui enlèvent les entrailles et lui en rendent de nouvelles. Ils lui mettent en même temps dans le corps un certain nombre de petits cailloux dont il pourra faire sortir à volonté une quantité indéfinie ; ces cailloux seront la forme concrète et le véhicule de son pouvoir magique. L'opération faite, les génies le rapportent à l'entrée de la caverne, toujours endormi. Il s'éveille et rentre dans son camp, portant, comme signes de son aventure, le trou fait à sa langue et les cailloux qu'il exhibe.
1. U. Spencer et F.-J. Gillen, The Native tribes of Central Auslralia, 1899, p. 522 sqq.
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Le sorcier arunta ainsi disséqué est jusqu'à un certain point un nouvel homme. Cependant il conserve les relations multiples, qui définissent la condition de tout individu dans une société totémique, avec les membres de sa classe, de son clan, ses ancêtres et son animal totem; il ne perd pas le bénéfice de ses initiations antérieures. Il n'a pour ainsi dire qu'une âme de plus. De même, les chamanes yakoutes ont, de plus que leurs congénères, un ou deux esprits dont ils tiennent leur pouvoir magique. Avec toutes les réserves que comporte une proposition aussi générale, on pourrait dire que, théoriquement, tout individu a une âme spéciale par initiation. En théorie également, on peut admettre que cette âme ne lui est pas personnelle et qu'il la partage avec ses associés morts ou vivants. Ainsi l'Arunta viArant est la réincarnation d'un ancêtre; à ce titre, il est en relation avec une certaine place, où réside l'âme dédoublée de cet ancêtre, et de même avec une quantité indéterminée de pierres ou de morceaux de bois surchargés de dessins, figurant des totems, qui contiennent également des portions d'âmes ancestrales ; par là encore il est lié à toute une classe d'hommes, qui vivent autour de lui, contraints, comme lui, à des actes communs, à des pensées communes, à des sentiments communs, à une collaboration réglée. Le lien qui les unit est figuré par la présence en chacun d'eux d'un même élément, d'une âme collective. Ainsi, notre sorcier arunta partage avec les Iruntarinia, ses initiateurs, c'est-à-dire ses associés, la force magique que représentent les cailloux dont il est le dépositaire. Qu'on appelle cette partie commune âme, esprit, force, qualité, ou de tout autre nom supposant quelque chose d'encore plus subtil et plus éthéré, qu'on l'incarne ou qu'on l'objective à la façon d'un dieu, ou qu'on fasse à la fois l'un et l'autre, comme c'est le cas le plus général, il s'agit toujours du même phénomène : on transforme un pur rapport en une sorte d'essence; l'union des membres d'une classe Est conçue comme une identité partielle, mais substantielle. Cette essence composante échappe au nombre et, de plus, est considérée comme invariable ; ou bien c'est une âme commune qui se partage sans perdre son unité et se communique intégralement sans se localiser; ou bien, si on la suppose individuelle, elle est, par hypothèse, dépourvue de tout caractère qui la distingue des autres portions analogues d'âmes individuelles; elle est semblable au geniua romain, lette notion de genius, qui nous sert d'exemple, était même tellement impersonnelle qu'elle était admirablement propre à s'attacher
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aux personnalités collectives (Genius populi romani, Genius municipum municipii); elle exprimait également bien la relation d'un dieu à la chose qu'il patronne {Marti Cosidio... genio valli). Quant aux genii des hommes, on peut dire qu'ils sont, de tous les esprits, les plus abstraits et les plus dépourvus de particularités ; leur individualité est si pâle qu'ils se confondent les uns dans les autres. En somme, les individus d'un même groupe religieux, ayant une même initiation, se ressemblent par la possession d'une âme commune ou d'âmes semblables. La condition religieuse de l'individu résulte immédiatement de la possession d'une ou de plusieurs de ces âmes impersonnelles. En d'autres termes, sa personnalité se définit, au regard de la religion, par l'ensemble de ses relations religieuses et autres, ou, si l'on veut, par la somme de ses âmes, âmes collectives. Nous nous gardons de préjuger que, même en religion, la notion de personne ne comprenne pas d'autres éléments; mais l'important est qu'elle ait été, fût-ce partiellement, représentée de cette façon. La conscience du moi a dû certainement en être profondément altérée, car les liens dont nous parlons sont, à coup sûr, non seulement conçus, mais sentis. L'individu totémique vit de la même vie que ses associés ; il y a entre eux une harmonie parfaite ; ils sont réglés de telle sorte qu'ils vibrent à l'unisson. Mais alors, avec la dissémination des âmes impersonnelles à travers les groupes, la personnalité s'évapore, la conscience s'éparpille, la volonté se disperse et les mobiles se multiplient. Il est probable que l'individu se sent confusément plusieurs, même en dehors des états d'extase ou de possession qui marquent les crises de l'activité religieuse. Au reste, si la psychologie des primitifs ne doit pas nous apprendre que les cas, chez nous pathologiques, de dédoublement du moi sont de règle chez eux, tout ce que nous savons de leur vie mentale nous montre quelle est la confusion de leur conscience. Cette dissolution des consciences individuelles dans une sorte de conscience sociale est inséparable selon nous de la religion. L'homme religieux ne se sent jamais qu'un entre plusieurs; on pourrait dire que la conscience religieuse est l'inconscience de soi. Nous entrons ici en contradiction avec la théorie usuelle de l'animisme. On admet généralement que le primitif s'est représenté les êtres sur le modèle que sa conscience lui donnait de sa propre existence et que, partant, il leur a donné des âmes semblables à la sienne. A cette théorie individualiste, qui fait procéder toute représentation
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des expériences de l'individu, nous sommes tentés d'en opposer une autre, avec tous les égards dûs aux maîtres respectés qui ont proposé la première; car, cette notion d'âme individuelle, qu'ils nous montrent à ce point expansive et envahissante, nous la Aboyons s'évanouir, à mesure que nos études nous en rapprochent. Il est exact sans doute que les primitifs n'ont aperçu les êtres qu'à travers le voile de leur conscience confuse. Mais ils ont été chercher au dehors de quoi composer l'idée claire de leur existence même. Ce qui paraît avoir été donné d'abord à leur pensée, ce n'est pas la notion de personne individuelle, mais le sentiment de faire partie d'un groupe. L'individu n'a pris conscience de soi qu'en relation avec ses semblables. Ce n'est pas lui qui projette son âme dans la société, c'est de la société qu'il reçoit son âme ; c'est donc dans la vie sociale qu'il faut chercher le germe de cette représentation. Celle-ci, pour peu que nous n'y ajoutions rien du nôtre, nous paraît tout juste aussi vide et abstraite que celle du genius romain; outre l'idée d'être ou d'essence, elle se réduit à celle d'une relation, d'une place relative et d'un pouvoir. Il est vrai que si l'individu se confond dans la société, celle-ci, par contre, lui refait de toutes pièces une individualité. A défaut d'autres raisons, l'entrecroisement des relations sociales suffirait à l'expliquer. Elles sont normalement assez complexes pour que leurs sommes ne soient jamais complètement semblables. Quand cette complexité est au plus haut point et que les dissemblances sont extrêmes, l'individu se trouve isolé, seul en face d'un Dieu, en gui il incorpore parfaitement toutes les réalités et tous les pouvoirs mys™"ues qu'il ne sent pas être siens. Or, les phénomènes en question ne sont pas singuliers et sans îen avec les autres. Au contraire, la vie religieuse se passe à régler
Ms relations des individus tant avec leurs semblables qu'avec les
dieux, avec certaines parties de l'espace visible ou imaginé, de la terre cultivée ou simplement fertile, avec les espèces d'êtres vivants considérées comme sacrées, intangibles et interdites, le tout formant une vaste société et les dernières sortes de relations étant sociales mi même titre que les premières. En réglant leurs relations on définit, comme nous l'avons dit, leur condition religieuse. Au surplus, la condition religieuse n'est pas un état simple, incapable de modifications secondaires, invariable et sans fluctuations; elle change sans cesse au cours de la vie, en raison des contacts et des actes journaliers ; les états alternatifs de pureté et d'impureté sont des états reli-
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gieux où la condition initiale des êtres est affectée à divers degrés. Elle attire donc sans cesse l'attention. Dans l'ensemble de l'histoire des religions, cette préoccupation se montre dominante et tyrannique. Elle n'est pas secondaire, mais centrale. Le système religieux tout entier a trait à la condition présente et future des individus et de la société. Il n'est pas d'acte religieux, sacrifice, prière, vœu, qui ne la modifie sensiblement. Les rites la déterminent ou la changent; les mythes la décrivent et la définissent; les institutions morphologiques l'encadrent. Il s'agit toujours de rang social ou de place relative, conventionnelle. — Nous sommes donc en droit de dire que les phénomènes religieux sont des phénomènes sociaux, et, si nous nous rappelons à quel point l'individu s'y efface, que ce sont des phénomènes sociaux par excellence. Si les faits religieux sont des faits sociaux et si, de même, la religion est, prise d'un certain point de vue, un fait social, ils ont la même objectivité et la même continuité que les autres faits sociaux. Nous sommes ramenés ainsi à cette continuité de la religion que nous avions refusé de considérer tout d'abord, mais en la comprenant d'une façon nouvelle. Le fait social, rite, représentation collective, ou forme de groupement, subsiste indépendamment des faits particuliers qui le révèlent, le rite en dehors de sa pratique, le mythe en dehors de ses variantes; somme toute, la religion domine les phénomènes religieux. De ces considérations nous devons tirer des conclusions pratiques. Tout d'abord les faits sociaux ne nous sont que très imparfaitement connus par les exemples qui nous en sont donnés et les relations particulières dont ils sont l'objet. Il faut considérer ces relations comme des transcriptions imparfaites et variables. Nous avons dit en effet qu'ils échappent en bonne partie à la conscience individuelle : l'individu se trompe sur ses véritables raisons d'agir et n'est pas maître de ses gestes ; il subit la poussée sociale, et le plus souvent ne s'en rend pas compte; dès qu'il s'efforce d'avoir une intelligence claire du fait social auquel il participe, il le fausse. Or, nous ne sommes jamais en présence que de versions de faits sociaux qui, dans une certaine mesure, sont individuelles; les moins individuelles, à savoir les textes de lois, les préceptes rituels, les règles administratives, sont nécessairement incomplètes, car elles nous laissent dans l'ignorance de tout ce qu'elles impliquent ou provoquent d'émotions, de besoins, de désirs. D'autre pari, les faits
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sociaux, qui se reflètent dans les consciences, s'y reflètent diversement et s'y expriment différemment ; ils s'y parent de couleurs changeantes; ils varient entre eux comme un récit oral suivant ses narrateurs. Ainsi les variantes des mythes nous montrent comment ils peuvent se diversifier sans changer. L'individu substitue ses pensées, ses raisons et ses raisonnements, ses motifs à ceux du groupe; il traduit et il commente ce qu'il en perçoit. On ne saurait donc s'arrêter à l'une des variantes, fût-elle la meilleure. Mais il faudrait les récolter et les collationner toutes pour reconstituer la pensée commune, hésitante, flottante, confuse, tenace et sensuelle. On pourra retrouver ainsi, derrière les cas particuliers, les gestes et les expressions individuelles, la réalité brumeuse mais substantielle du fait social. Il faudra toutefois faire attention non seulement aux concordances des exemples, mais aux tâtonnements de l'expression, aux leçons incorrectes, aux incohérences, aux contradictions, aux lacunes et aux accrocs des narrations concurrentes, à tous les résidus d'analyse qui décèlent ce que les faits ont d'intraduisible, d'irréductible et de spécialement social. A vrai dire, si l'on compare à une traduction ce que nous appelons la version individuelle du fait social, on doit constater que la langue de la traduction appartient à la même famille que celle de l'original inconnu, puisqu'il s'agit, en dernière analyse, de psychologie. En d'autres termes, nous sommes en mesure de connaître suffisamment les faits sociaux, de même que les linguistes sont en état de reconstituer théoriquement la souche d'une famille linguistique à l'aide des langues dérivées. If D'autre part, il faut se garder d'expliquer les faits sociaux comme on expliquerait les actes d'un individu, c'est-à-dire de supposer que les actes collectifs ont pour cause des desseins aisément intelligibles et que les mythes, par exemple, ont un sens qui apparaisse à première vue. Le moindre inconvénient des explications trop claires qu'on donne des choses religieuses n'est pas de les affadir. La science commence avec le goût du Arrai et la haine du vraisemblable. Nous inclinons à nous méfier de toute interprétation allégorique, utilitaire ou autre, qui tendrait à montrer, avant tout, dans les faits religieux, quels qu'ils soient, des intentions particulières, des motifs conscients et des fins prochaines que puisse concevoir une intelligence moyenne. Nous n'avons pas le droit de prêter à l'ensemble de l'humanité, sans considération d'âge ou de civilisation, nos idées et notre imagination d'Européens adultes. Nous sommes bien loin d'ailleurs
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de lui refuser la pensée, ni même le raisonnement; nous croyons que tout, en religion, se réduit, en dernière analyse, à des pensées et à des raisonnements, mais à des raisonnements dont la logique nous échappe encore. Ainsi, nous pensons bien que le mythe est expressif; mais il'n'est pas exactement symbolique; il suggère les choses plutôt qu'il ne les désigne; dès qu'on veut en donner une explication qui paraisse rationnelle, il meurt, ou plutôt il se métamorphose, par exemple, en allégorie philosophique; les mythes ne deviennent clairs que quand ils sont fixés, desséchés et qu'ils sortent de la religion ; tant qu'ils vivent véritablement, leur forme est flottante et leur signification vague; elle est à la fois incertaine et multiple; ils remplissent la pensée et la nourrissent, en la conduisant tour à tour vers les objets variables qui l'attirent, qu'elle n'aperçoit d'ailleurs qu'avec leur aide et trop indistinctement pour qu'elle puisse les leur opposer. De même que le mot, le mythe est capable de sens divers. A force d'être expressif il finit par devenir une chose en soi, aussi substantielle que ce qu'il exprime et qui doit être étudiée pour elle-même. Nous disons donc que toute explication des phénomènes religieux doit être cherchée dans la série même des phénomènes. Il faudra considérer, s'il s'agit d'un mythe, non pas l'idée problématique qui suggéra les images qui le composent à leur premier assembleur, mais, entre autres choses, les conditions de temps et de lieu, les circonstances qui le rappellent régulièrement, rituellement à la mémoire d'un groupe d'hommes associés et les gestes que leur commande cette pensée présente. S'il s'agit d'un rite, on considérera non pas l'intention de celui qui l'exécute, mais les effets, quels qu'ils soient, images suggérées, modifications de rapports et de qualités, qui le suivent nécessairement. Le premier résultat de pareilles observations sera de faire rattacher les faits particuliers à des faits plus généraux; on verra, par exemple, qu'un sacrifice, outre les faveurs spéciales qu'il est censé procurer, a pour effet général et constant de consacrer; c'est là sa fonction principale; le sacrifice se classera donc dans la série des consécrations ; on dira qu'il est une consécration compliquée et secondaire, dérivée de consécrations simples. Mécanisme d'une part, effets produits ou fonction de l'autre, telles seront les bases de l'explication des faits religieux. De même que nous retrouvions plus haut l'idée de continuité, nous retrouvons ici dans une certaine mesure celle de fin et d'objet, mais sous l'aspect, plus scientifique, de l'idée de fonction. Il ne s'agit en somme
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que de retrouver dans les faits particuliers des formes très générales d'activité. On ne sort pas du connaissable. Nous nous gardons bien de dire que cette activité s'exerce à vide, ni surtout qu'elle est purement instinctive.
Mais en quoi le système religieux difîère—t—il des autres systèmes de relations sociales, juridique et moral, économique, etc.? Quels sont, parmi les phénomènes sociaux, les caractères spécifiques des phénomènes religieux? D'où provient la distinction que nous établissons naturellement entre ces diverses séries de faits? Dans la pratique, il n'est pas toujours facile de distinguer, par exemple, les règles juridiques et morales des règles religieuses. Même, les systèmes sociaux se présentent à l'origine dans un état de confusion inextricable. C'est en particulier le cas de cette forme d'organisation sociale qu'est le totémisme. La condition des personnes y est définie par la relation avec une espèce vivante, le totem, dont elles portent le nom. De cette détermination initiale dépendent leur condition juridique, politique et leurs obligations morales. La classification des individus par totems, complétée par un système compliqué de groupement des clans totémiques entre eux, règle les mariages, les degrés de parenté et l'ensemble de la vie sociale. Sans doute l'organisation totémique comporte des cérémonies spéciales qui constituent une sorte de culte ; mais ces cérémonies ne se célèbrent qu'à des intervalles éloignés, et , si les individus ne prenaient pas part aux fêtes des divers totems de leur tribu, ils ne se livreraient que rarement à des actes que tout le monde, à première vue, qualifierait de religieux. Par contre, la réglementation de la parenté, des mariages, de la propriété y tient une place telle, qu'on pourrait soutenir sans paradoxe que le totémisme est un système d'organisation juridique et civile avant d'être un système religieux. — Il y a plus. M. Frazer a récemment appelé l'attention sur les conséquences économiques du totémisme. On sait qu'il est interdit aux membres d'un clan de manger l'animal totem de ce clan, sauf dans des circonstances définies; ces interdictions affectent nécessairement la vie économique des clans en limitant leur nourriture. On peut dire d'ailleurs, pour d'autres raisons encore, que le totémisme est le régulateur de la vie économique des populations auxquelles il s'étend. En effet, la cérémonie totémique est censée
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dans certains cas avoir pour principal effet de favoriser la multiplication de l'espèce qu'elle concerne ; si l'on songe que la tribu se compose de plusieurs clans totémiques qui peuvent respectivement se nourrir des totems de leurs associés, on comprendra comment chacun d'eux contribue au bien général par ses cérémonies spéciales, sans compter qu'ils se réservent mutuellement leur part de la nourriture disponible. C'est un premier point. Voici le second. Outre les interdictions spéciales au totémisme, on en rencontre d'autres, dans les tribus totémiques, qui sont universelles. Les espèces alimentaires, et en général toutes choses, sont frappées d'interdictions diverses qui peuvent être levées cérémoniellement; chaque clan totémique accomplit pour ses associés la cérémonie qui doit leur permettre l'usage de son propre totem; la cérémonie totémique ouvre la période de chasse, de récolte ou de consommation. Le totémisme peut donc être envisagé comme un système économique aussi bien que juridique. — Faut-il eu conclure que la vie religieuse, chez les tbtémistes, en dehors des cérémonies cultuelles signalées plus haut, se réduise à la conception brumeuse de personnages aux traits flottants qu'on peut prendre pour des créateurs, des ancêtres ou toute autre chose, et à l'exécution d'un nombre restreint de pratiques magico-religieuses pour des intérêts individuels ou particuliers? Dira-t-on qu'effectivement la part de la religion est des plus limitées dans les sociétés primitives? Nous dirons plutôt que la société commence par un état embryonnaire, où les fonctions ne sont pas encore différenciées. Il ne s'ensuit pas qu'elles ne s'accomplissent point ou qu'elles s'accomplissent avec moins d'intensité que dans les organismes dont les instruments sont parfaits; car cette perfection même n'apparaît souvent qu'avec un ralentissement de l'activité. Dans l'espèce, chacun des faits que nous avons considérés tout à l'heure comme juridiques ou économiques a sa face religieuse. Au moins faut-il tenter de distinguer ces fonctions confondues. En tout cas, nous ne dirons pas que leur indétermination est favorable à l'initiative religieuse des individus ; car il n'y a pas de place pour elle dans une société totémique, où les relations et les gestes sont réglés avec une minutieuse précision, qui rassure l'homme contre les terreurs vagues dont sa vie est assiégée. Des faits considérés plus haut résulte une première notion, encore indécise, du caractère spécifique des faits religieux. La condition religieuse d'un individu est quelque chose de plus confusément, mais de plus complètement défini que sa
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condition juridique ou politique. Dans le deuxième cas la définition est formelle et limitative; dans le premier, elle est positive et substantielle; car, comme nous l'avons vu, il s'agit d'âmes. Pour prendre un exemple, la relation de propriété qui peut exister au point de vue juridique entre un cultivateur et son champ, se transforme, au point de vue religieux, en relation d'identité. Cette identité relative tient à la présence dans l'homme et dans la terre d'une âme commune ou, si l'on veut, d'une qualité commune ; ils sont rangés dans une même classe, enfermés dans un même cercle, et, par le fait, ils sont, dans une certaine mesure, identiques. La religion est créatrice d'âmes et nous serons toujours tentés en somjne de considérer comme religieux tout ce qui affecte le plus profondément l'âme et la personne, fiais nous avons besoin de formules plus précises. M. Durkheim, dans son article sur La définition des phénomènes religieux^, définit la religion par l'union intime de croyances obligatoires à des pratiques obligatoires. Il n'y a pas de pratique qui ne suppose au moins la croyance aux notions de pouvoir, de moyen, d'esprit actif ou passif et autres, qui y sont impliquées. Généralement le rite suppose l'adhésion à tout un credo savant et systématisé. Souvent même, l'homme justifie sa pratique par sa croyance : il prie et sacrifie parce qu'il croit en son Dieu. L'obligation dont cette croyance est l'objet est effectivement sanctionnée soit par des peines qu'édicté la loi religieuse ou civile, soit par le blâme de l'opinion intolérante, dont la pression s'exerce habituellement, en matière de dissidence religieuse, avec une rigueur dont elle n'est pas capable en d'autres cas. A vrai dire, le droit et la morale impliquent aussi des croyances, c'est-à-dire des notions obligatoirement admises : on ne discute pas toujours impunément les idées d'autorité et de propriété; au besoin l'opinion venge même les principes de l'économie politique traditionnelle. Cependant la floraison des croyances, dans le droit ou dans l'économie politique, est loin d'être aussi belle qu'en religion; c'est la pratique qui y domine. | La grande place que tiennent les croyances dans la religion justifie partiellement les définitions que nous avons écartées de prime abord ; elles avaient le mérite de bien la constater ; si nous les écartons encore, c'est que, dans l'étude qui nous occupe, le fait même de la croyance est plus intéressant que ses objets.
1. Année Sociologique, t. II, p. 22.
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La croyance s'attache à des représentations. On peut remplacer le premier mot par le second et dire que, lorsque se dissocie la gangue primitive, où tous les systèmes possibles de faits sociaux ont été confondus, le résidu qui forme la part de la religion et de sa sœur, la magie, se compose principalement de représentations. Dans l'exemple théorique du laboureur et de son champ, la relation cesse d'être religieuse dès que s'efface l'idée d'une sorte d'âme commune, d'un lien mystique qui les unirait l'un à l'autre. Nous sommes très loin de dire qu'il n'y ait pas d'actes ou de gestes qui soient spécialement religieux. Mais nous disons simplement que, parmi les faits religieux, les représentations sont les plus originaux et les plus ' essentiels; il n'y a pas de mouvement qui ne soit accompagné de représentations, tandis qu'il y a des représentations qui ne sont pas suivies de mouvements. C'est donc par ses représentations que le système religieux se distingue tout particulièrement des autres. Il superpose aux idées, choses, actes et pensées qu'il englobe, une sorte de surcroît, qui est, après tout, une manière de les voir. En quoi consiste cette représentation supplémentaire? Elle implique tout d'abord une notion de qualité, de place relative dans un certain ordre, de pouvoir relatif dans une hiérarchie de pouvoirs et aussi une notion d'être. Mais comment s'exprime-t-elle? Elle s'est réalisée, sinon à l'origine, du moins aussi loin que nous puissions remonter et en somme le plus généralement, sous la forme d'êtres à quelque degré personnels. C'est une loi bien connue de la pensée des primitifs qu'ils donnent une existence indépendante et substantielle aux qualités qu'ils savent distinguer par abstraction, couleur, chaleur, éclat, fertilité, etc.; ils en font des âmes, des esprits ou même des dieux, qui prennent la figure qu'ils peuvent. Tout ce qui peut être objet de représentation religieuse paraît se doubler naturellement d'une contre-partie idéale. Théoriquement, cette contre-partie doit être la même pour tous les exemplaires d'une même classe, pour toutes les manifestations d'une même qualité, puisqu'elles restent partout identiques. S'il en est ainsi, nous sommes en présence d'une façon primitive d'exprimer les idées générales. Or c'est bien, pensons-nous, de généralités qu'il s'agit dès l'origine ; il n'y a pas en effet, selon nous, de représentation religieuse qui n'implique un minimum de généralisation et d'abstraction. De même que les idées abstraites sont en dehors du temps et de l'espace, ainsi le sont, relativement, leurs prototypes concrets. La
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représentation religieuse d'une fête est une scène idéale où les acteurs umains sont figurés par des personnages idéaux ou idéalisés; elle se passe dans un temps indéterminé, à l'origine du temps, c'est-àdire en dehors du temps, mais elle est censée se répéter indéfiniment; quant au lieu, il est le même que celui de la fête humaine et il est autre; il est dans un espace mystique, qu'on peut faire coïncider, à volonté, avec un point choisi de l'espace réel, ou plutôt il est en dehors de l'espace. Ainsi se crée un véritable monde d'êtres et de qualités, où l'imagination dépasse librement les limites de la perception : c'est le monde des mythes. Ceux-ci, qui commencent à la simple conception des choses religieuses, s'achèvent en un système d'images qui les encadrent. C'est moins un monde de notions et d'idées que de figures. Ce n'est pas un monde invisible, car l'invisible s'y revêt immédiatement d'images sensibles, de même que le visible s'y pare de qualités idéales. Ce n'est pas non plus un monde surnaturel, car la distinction du naturel et du surnaturel n'est pas faite quand naissent les mythes. Ce n'est pas davantage un monde irréel. Ce n'est surtout pas un monde incohérent et absurde, où la fantaisie serait maîtresse; il a ses lois, qui régissent nécessairement la succession des effets et des causes. Enfin ce n'est pas un monde de pures formes et de pures images, mais c'est un monde de pouvoirs. En un mot, le monde de la religion est un monde où la pensée s'objective et où les désirs forts sont immédiatement exaucés. C'est dans cette réalité complète de l'esprit personnel et du dieu que s'exprime le plus parfaitement l'objectivité du fait social. Les membres du groupe sentent si fortement l'unité de leur pensée ou de leur action commune, et combien ils y sont individuellement étrangers, qu'ils la projettent immédiatement au dehors; de sorte que leur représentation collective s'interpose entre eux et les faits pu les choses, entre eux et leurs propres perceptions. De pareilles visions ne peuvent se produire dans toute leur plénitude que dans des sociétés tout à fait primitives, où l'individu n'est capable que ? d un minimum de réflexion personnelle et d'analyse. Il s'agit en somme ici d'une façon de penser et de prendre con"science de sa pensée. En quoi doit-elle nous apparaître comme spécialement religieuse? A vrai dire, le rêve d'une part, l'art de l'autre, réalisent de semblables constructions. Celles du rêve n'ont de véritable objectivité que dans les hallucinations, ou quand elles reposent
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sur une substructure de représentations religieuses, comme dans les cas de rêves divinatoires, de croyance aux vampires, etc. Celles de l'art ont par elles-mêmes une tout autre réalité. Les types d'art s'imposent à l'imagination et au goût avec une tyrannie comparable à la contrainte exercée par les religions sur les individus ; mais l'adhésion qu'ils exigent a des conséquences limitées. De même, les figures créées par l'art ont une existence objective, une vie réelle et continue ; mais c'est une vie incomplète ; ce sont des formes dénuées de pouvoir. Le caractère pratique que présente, au contraire, le travail religieux de l'imagination le distingue profondément de son travail esthétique. Les représentations religieuses sont l'objet d'une croyance sans réserve et d'une croyance utilitaire. Derrière le mythe et le dieu, on aperçoit le groupe social qui, non seulement rêve, mais désire et veut. Ce qu'il rêve ce n'est pas simplement l'idée d'une personne ou d'un esprit, mais celle d'un pouvoir efficace, conditionné par la volonté de ses commettants et par les rites qu'ils exécutent. Il y a d'autres représentations religieuses que ces représentations personnelles. Il y en a qui s'expriment en termes abstraits, en formules semblables à des textes de lois ou à des propositions philosophiques. Ce sont les dogmes. Le dogme côtoie d'abord le mythe, puis le remplace. C'est d'abord un mythe à l'état sec, en forme de credo, puis une idée générale. A vrai dire, la pensée religieuse s'approprie, tour à tour, tous les modes de raisonnement et d'expression dont l'humanité s'enrichit. Le nouvel ordre de représentations religieuses se rapproche des diverses philosophies jusqu'à se confondre avec elles. On leur emprunte leur langage, leurs méthodes, leurs idées; en retour, elles s'engagent profondément dans la religion. Les premières créations de celle-ci en subissent naturellement le contre-coup : ou bien elles s'évaporent comme de fausses perceptions; ou bien elles deviennent l'objet d'une fonction toute spéciale, le mysticisme ; ou bien elles prennent une sorte de réalité conventionnelle, de vérité voulue, spécialement et distinctement religieuse, à ce point que l'adhésion formelle aux mythes subsistants a été souvent considérée comme la partie essentielle et caractéristique de la religion. Ainsi les penseurs grecs se sont efforcés de sauver la valeur religieuse de leurs mythes par une exégèse qui les accommodait aux nouvelles modes de la pensée : ils en ont fait des allégories, des systèmes poétiques de cosmologie et de métaphysique; les personnes divines se sont transformées chez eux en hypostases et on concepts;
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I est vrai que, souvent, par choc en retour, les concepts des âges récents sont deA*enus aussi des personnes. — C'est par un semblable enchevêtrement de mythes desséchés et de fragments philosophiques que se sont formés les systèmes de théologie. Quelle que soit la résistance des vieilles formules, la part des nouvelles grandit toujours; elles finissent par l'emporter, soit par infiltration lente, soit par les brusques à-coups des révolutions religieuses. Ainsi la religion suit, à sa manière, la marche de l'évolution intellectuelle. Les formes du raisonnement individuel se substituent progressivement aux formes de la pensée collective à mesure que les individus sont plus enclins à prendre conscience de celle-ci. complète? Il convient encore de se demander ce que les dogmes ont de proprement religieux, outre la convention qui les définit comme tels et la nature particulière de leur objet. Or, d'une part, la théologie est enfermée, sans issue possible, entre la liberté théorique de ses spéculations et l'immutabilité fondamentale du dogme. La raison n'en est pas que le dogme est astreint à ne varier que lentement, parce que la philosophie tarde à parvenir aux esprits moyens et que ceux-ci sont longs à raisonner ; mais c'est surtout qu'un acte de foi collectif est imposé aux exégètes, comme aux autres, et leur rogne les ailes. La théologie s'éloigne par là de la philosophie et de la science laïques. D'autre part, les abstractions théologiques ont par rapport à la philosophie le même caractère pratique que la mythologie par rapport à l'art. Ce sont des connaissances utiles; les êtres métaphysiques qu'elles définissent sont des providences, présentes et agissantes, qu'on veut bien concevoir pour les mieux capter; il s'agit toujours de pouvoir, le leur et celui que les hommes peuvent s'arroger sur elles, en tout cas de droits et d'espoirs humains. On peut même dire qu'il en est des dogmes comme des idées, apparemment abstraites, de nombre et de direction que nous voyons paraître dès l'origine; elles ont la même objectivité, la même efficacité mystique que les figures concrètes des mythes; les nombres sont naturellement doués de pouvoirs magiques. Il n'y a pas de pensée religieuse qui ne soit à quelque degré mystique. Toutes les images, toutes les notions d'être et de qualité auxquelles s'attache la croyance religieuse sont dominées par la notion de sacré. Nous l'appelons ainsi pour lui donner un nom qui soit usuel, sans nous dissimuler que le mot sacré est déjà trop particulier pour ne pas fausser un peu notre pensée. On trouvera dans le
II Mais cette substitution est-elle jamais
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chapitre sur la religion romaine d'intéressantes définitions de différents termes, qui correspondent, en latin, à certains de ses aspects. Le qodesch hébreu, le tabou et le mana océaniens sont des équivalents inégalement exacts du sacré romain. Mais la notion de sacré est universelle. Son importance a déjà été parfaitement mise en lumière par Robertson Smith, dans la deuxième édition de sa Religion of the Sémites, et les pages qu'il lui a consacrées sont encore le meilleur travail dont elle ait été l'objet. Nous voulons dire ici que cette idée n'est pas seulement universelle, mais qu'elle est centrale ', qu'elle est la condition même de la pensée religieuse et ce qu'il y a de plus spécial dans la religion. Le sacré est le séparé, l'interdit; les choses sacrées sont protégées par des interdictions rituelles; elles sont tabouées. Entre elles et les choses profanes, une barrière se dresse qui s'avance ou recule suivant les cas, mais ne s'abaisse jamais; quiconque saute la barrière, le fait à ses risques et périls, en devenant sacré; la brutalité de ce changement d'état a des suites prévues, dont la crainte fait respecter les interdictions. Toutefois celles-ci ne sont que relatives; les choses sacrées sont relativement accessibles à certaines classes d'hommes, dans certaines conditions; pour tout homme, quel qu'il soit, il y a des choses qui sont plus, d'autres qui sont moins sacrées. Enfin parmi les choses sacrées il y en a qui sont considérées comme pures, d'autres comme impures; le contact des unes purifie, celui des autres souille. Le sacré est donc susceptible de différences qu'on peut appeler, faute d'autres termes, quantitatives et qualitatives. Mais à cela ne se réduit pas l'idée de sacré. C'est l'idée d'une sorte de milieu où l'on entre et d'où l'on sort, dans les rites d'entrée et de sortie du sacrifice, par exemple. C'est aussi celle d'une qualité d'où résulte une force effective. Derrière les barrières du sacré s'abrite le monde des mythes, des esprits, des pouvoirs et des toutes-puissances métaphysiques, objets de croyance. C'est également dans le sacré, temps sacré, espace sacré, que s'accomplissent les actes efficaces que sont les rites. L'idée de sacré nous apparaît sous deux aspects assez différents, suivant que nous la considérons dans la magie ou dans la religion. L'idée d'interdictions obligatoirement observées est moins puissante
1, Les points qui sont touchés ici ont été spécialement étudiés par M. Mauss et par moi dans un travail qui doit paraître avec le tome VII de l'Année Sociologique, peu de temps après la publication de ce volume.
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dans la magie que dans la religion ; la magie dépasse généralement les limites admises des droits individuels, elle est volontiers sacrilège; elle usurpe des pouvoirs. D'autre part, l'idée de force y est aisément monnayée, incorporée dans des objets accessibles, dépouillée de son cortège d'images mystiques jusqu'à se transformer en celle de propriété physique, expérimentalement éprouvée. En religion, au contraire, l'idée dominante est celle d'interdiction; le tabou, c'est-àdire l'interdit, est plus spécialement religieux que le mana, c'est-à-dire la force. La religion, en effet, implique toujours des limitations de pouvoirs, des restrictions de l'activité individuelle, une discipline stricte, en un mot une abdication partielle de la personne. C'est ce que signifie le respect avec lequel elle s'arrête devant les choses religieuses ou interdites. Mais c'est aussi ce qui résulte de ces rites d'initiation et de consécration, dont nous avons parlé, qui précèdent les actes religieux; car la condition religieuse, qui enserre l'activité des mdividus, n'est pas autre chose qu'un grade dans le sacré; les degrés 'initiation sont des degrés du sacré; l'âme sociale, dont on se laisse pénétrer, est une part du sacré. La timidité contractuelle des fidèles d'une part, de l'autre la collaboration et la confraternité religieuse entretiennent le sacré. Il émane de la discipline d'une congrégation bien réglée, qui chante d'une seule voix et se meut d'un seul mouvement, et encore de la solidarité soucieuse, de la charité fraternelle, de la moralité active des églises naissantes. De même que tous les faits religieux ont trait, comme nous l'avons dit, à la condition religieuse des individus et des groupes, de même l'idée de sacré est partout présente. C'est l'idée mère de la religion. Les mythes et les dogmes en analysent à leur manière le contenu, les rites en utilisent les propriétés, la moralité religieuse en dérive, les sacerdoces l'incorporent, les sanctuaires, lieux sacrés, monuments religieux la fixent au sol et l'enracinent. La religion est l'administration du sacré. Cette idée, toujours présente, de sacré a plus que la valeur d'une simple notion. Nous sommes tentés de la considérer comme une véritable catégorie, au sens aristotélicien du mot. Elle est dans les représentations religieuses ce que les notions de temps, d'espace, de cause, sont dans les représentations individuelles. C'est elle qui fonde la croyance et empêche la critique de l'hallucination religieuse en imposant des conditions à l'expérience et aux raisonnements. Or, c'est à la pensée de l'homme en société, et non pas de l'homme individuel,
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qu'elle appartient, selon nous. Le sacré a précisément par rapporta l'individu la même objectivité que le phénomène social dont il est l'acteur involontaire. Mais nous devons nous arrêter ici, satisfaits d'avoir pour le moment appelé l'attention sur cette notion fondamentale et ne pas escompter les démonstrations scientifiques. On peut voir, en tout cas, combien nous nous éloignons de l'opinion de M. Morris Jastrow qui pense que la religion ne se mêle à l'origine qu'à un nombre restreint de manifestations de la vie sociale et qu'elle a progressivement étendu de ce côté sa compétence jusqu'à l'épanouissement de la morale religieuse chrétienne. Pour nous, sa marche est inverse. D'une part, elle tendrait à spécialiser sa fonction, d'autre part à se reléguer dans la conscience individuelle. A l'origine, elle embrasse toute la vie sociale et elle est elle-même toute sociale. Il est vrai qu'aujourd'hui elle se pique souvent de l'être encore, mais elle l'est autrement qu'à ses débuts. C'est au cours de la vie sociale que la religion a poussé. Elle a fleuri en prières, sacrifices, mythologie, morale et métaphysique, sans oublier les pousses folles de la magie. L'arbre est d'une seule venue, mais ses maîtresses branches sont puissantes; les plus lourdes, courbées jusqu'à terre, y ont pris racine, comme celles d'un banian, et leur ramure cache le tronc. Suivant les saisons et les points de vue, la figure de cet arbre varie à tel point qu'on a souvent peine à le reconnaître; les philosophes et les historiens, qui s'y sont trompés, l'ont pris pour une forêt d'essences variées. Leur erreur est la même que celle des vieux naturalistes qui définissaient les êtres d'après leurs caractères extérieurs. Il faut maintenant écarter les branches et pénétrer dans leur ombre étouffante pour entrevoir la souche.
H. HUBERT.
�AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR
POUR LA SECONDE ÉDITION ALLEMANDE
Pour cette nouvelle édition, mon Manuel de VHistoire des Religions a dû être entièrement remanié. Il a été nécessaire de modifier le plan. Il fallait ou bien développer largement la phénoménologie, ou bien la laisser entièrement de côté. J'ai choisi le dernier parti, un peu pour gagner de la place, un peu parce que la phénoménologie est une science intermédiaire entre l'histoire et la philosophie. D'autre part, la division primitive, en partie ethnographique et partie historique, prêtait à de justes critiques; dans cette nouvelle édition, les différentes religions se succèdent dans un ordre à la fois ethnographique et historique. Enfin, je me suis décidé à ajouter un chapitre sur la religion juive. Il ne m'a pas été possible de mettre seul en œuvre la masse énorme des matériaux accumulés pendant les dix dernières années. Je me suis donc assuré la collaboration de spécialistes qui, par leur connaissance des langues, étaient plus près des sources que moi. Bien entendu, j'ai pris soin de choisir mes collaborateurs parmi les savants qui s'intéressent aux études religieuses. Grâce à cette collaboration, j'ai obtenu un triple résultat : 1° toutes les parties de l'ouvrage ont été mises au courant de la science actuelle et aucune n'a été sacrifiée ou négligée ; 2° l'histoire des recherches, qui prenait tant de place, a pu être réduite au profit de l'étude même de la religion; 3° chaque religion a été étudiée en elled
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AVANT-PROPOS
même beaucoup mieux que dans la première édition. Le livre est une histoire des religions, non pas une histoire du développement de la religion. Il fallait choisir entre deux points de vue dont l'opposition apparaît très nette quand on traite des religions sémitiques. Nous insistons maintenant sur ce que chacune des civilisations sémitiques présente de particulier. Ainsi la religion d'Israël est étudiée, non pas en tant que religion sémitique, mais en tant qu'elle est un phénomène en soi, d'une importance considérable dans l'histoire universelle. Au surplus, l'esprit général de l'ouvrage est resté le même. Ce n'est pas un livre de recherches, mais d'exposition; les notes ont été réduites au minimum, et, dans la bibliographie, on n'indique que les livres indispensables et accessibles à tous ceux, quels qu'ils soient, qui veulent s'orienter dans ces études. Je remercie chaleureusement mes collaborateurs de s'être si amicalement pliés à l'esprit et au plan de ce travail. J'ai trouvé chez tous une inépuisable complaisance. Grâce à leur bonne volonté, l'unité de l'ouvrage n'a pas souffert. Il importe peu que les subdivisions du livre soient d'étendue inégale; il n'est même pas mauvais que le ton change lorsqu'on passe d'un peuple à un autre ; on trouverait de pareilles dissemblances dans l'œuvre d'un seul auteur. Mais, d'un bout à l'autre de ce livre, on ne trouvera pas de contradictions. Sans doute les spécialistes pourront découvrir entre les lignes les divergences des auteurs. Dans la première édition déjà, j'avais gardé une attitude un peu éclectique, fort prudente en tout cas. Dans le présent livre, même circonspection. Je considère comme deux hypothèses de travail, extrêmement fécondes et indispensables à l'avancement de la science, les deux grandes théories de la mythologie comparative et de l'école anthropologique. Leurs champions les plus extrêmes se combattent violemment, mais les chefs d'école (je veux parler de Max Muller et d'E. Tylor) se doivent beaucoup. L'historien doit les adopter toutes deux, bien qu'il soit encore difficile de décider dans quelle mesure et comment. On n'est pas partout aussi avancé que dans l'étude de la religion védique, où le magistral exposé d'Oldenberg (voir aussi Barth, Journal des Savants, 1896) a déjà fait la balance des résultats acquis par les différentes méthodes, avec une préférence marquée .pour l'explication anthropologique. Il est certain que mes collaborateurs ont sur ces questions des opinions qui diffèrent. Mais comme
�AVANT-PROPOS
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ils se bornent à exposer les faits, comme aucun d'eux n'appartient exclusivement à une école, l'unité du livre n'a pas été mise en péril. | On ne trouvera pas non plus un système unique, rigoureusement suivi, dans la transcription des mots étrangers. Une transcription vraiment scientifique rendrait souvent méconnaissables les noms égyptiens, par exemple; on a évité l'abus des signes diacritiques, mais le lecteur remarquera partout que mes collaborateurs ont fait preuve à cet égard de scrupules scientifiques que mon ignorance des langues m'interdisait à moi-même1. * La plupart des chapitres ont dû être entièrement remaniés; on a pu se contenter pour les autres d'une sérieuse revision. J'ai soigneusement revu moi-même la rédaction de mes collaborateurs; d'ailleurs, avec quelques-uns d'entre eux, une entente préalable avait rendu les corrections inutiles. J'ai collaboré, au sens étroit du mot, avec deux de ces messieurs. Quelques mots encore. Les questions générales ont été traitées de la façon la plus concise et condensées dans les §§ 1 et 2. Je n'ai pas jugé nécessaire de faire appel à la compétence d'un spécialiste pour la description des sauvages. L'étude générale de leur condition, préhistorique jusqu'à un certain point (même lorsqu'elle dure encore), appartient plutôt à l'ethnographie et à la phénoménologie religieuse. On ne saurait les omettre dans une histoire des religions. Mais, poulie peu qu'il est nécessaire d'en dire, je pouvais me charger moi-même de la revision de mon premier travail. Le Dr Buckley, qui a été pendant plusieurs années professeur au Japon, s'est chargé d'écrire le § 6, sur les Mongols, et les 13 et 14, sur le Japon, qui comblent une lacune de la première édition. Les chapitres sur la Chine, sauf le § 2, qui traite du Taoïsme, n'ont guère été modifiés. Je dois aussi quelques renseignements au savant Américain pour la rédaction du § 86 (au milieu de la contribution de Dr Lehmann). Les chapitres sur la religion égyptienne et sur les religions assyro-babyloniennes et syro-phéniciennes ont été mis tout à fait au courant de la science contemporaine. Pour la première, les travaux
1. On ne s'est pas préoccupé davantage dans l'édition française d'unifier les transcriptions. On a tâché d'être fidèle dans l'intérieur de chaque chapitre à un système que l'on n'a pas essayé d'étendre aux autres. Nous ne nous sommes même pas imposé de règle absolue par la transcription du son u (ou). La minutie de la transcription, quand elle n'est pas poussée à l'extrême à l'aide d'un système compliqué de signes diacritiques, est une chose vaine. En pareille matière, il faut user de compromis. La fausse précision est la caricature de la science. (H. H. — I. L.).
�Ul
AVANT-PROPOS
de Maspero rendent facile aujourd'hui de donner un aperçu des résultats obtenus; pour les secondes, les problèmes à résoudre sont encore nombreux et la synthèse des matériaux qui s'amassent reste peutr être prématurée. Je remercie M. O.-H. Lange et M. le D Friedr. Jeremias de leurs contributions, si différentes l'une de l'autre. Le plus difficile, et pour plus d'une raison, était de trouver un spécialiste qui pût traiter, selon mon plan, de l'histoire d'Israël. Je dois d'autant plus de reconnaissance au Professeur Valeton, mon ami et mon collègue depuis de longues années ; il a bien voulu se charger de la tâche et l'a excellemment accomplie. Je n'aurais aimé la confier ni à un apologète, négligeant la critique des sources de l'ancien Testament, ni à un rationaliste, porté à méconnaître le caractère spécial de la révélation israélite. Je partage entièrement les Arues de mon collègue Valeton, mais jamais je n'aurais pu réaliser ce que vingt ans de travail universitaire lui ont permis de faire. Il donne vraiment l'histoire de la religion sans s'enfoncer dans l'histoire politique ou la critique des sources, et l'on sent pourtant avec quelle précision il les connaît. Les chapitres qu'il a écrits ajoutent certainement beaucoup à la valeur de l'ouvrage. Je ne dois pas moins de gratitude à mon autre collègue d'Utrecht, le Professeur Houtsma, qui a bien Aroulu se charger de l'islamisme. Philologue, il s'est intéressé à l'histoire de la religion musulmane depuis le commencement de sa carrière scientifique. Sa main experte a transformé une des parties les plus faibles de ce manuel — je ne connaissais bien que la vie du prophète — en l'une des plus solidement charpentées. Dès le début, le Dr Lehmann a été mon principal collaborateur; depuis plusieurs années, j'entretiens avec lui un commerce scientifique, actif et sympathique. Ses longues études sur diverses branches de l'histoire des religions, sous Fausboell, Geldner, Erman, Jensen, et sa connaissance parfaite de la bibliographie le rendaient éminemment apte à décrire les plus importantes des grandes religions (Hindous, Persans). Il m'a aidé beaucoup aussi a reviser les chapitres sur les Grecs. Il a écrit la plus grande partie des 103, 104, 103,108, 109, 113, à la rédaction desquels j'ai participé. Puisse le Dr Lehmann, qui, après son étude en danois sur la civilisation de l'Avesta, se révèle ici comme historien des religions, ne pas cesser de faire progresser notre science. Pour les chapitres sur les Romains, je me suis borné à une revision
�AVANT-PROPOS
personnelle. Les 134-140 sont tout à fait nouveaux. Il fallait d'abord combler deux lacunes, en parlant des Slaves et des Celtes. Pour le § 134, sur les peuplades baltiques et les Slaves, je dois beaucoup aux conseils du Professeur Uhlenbeck, mon collègue. Pour les Germains, je préparais depuis longtemps déjà un ouvage plus étendu qui formera l'un des Handbooks on the History of Religions (publiés par le Prof. Jastrow à Philadelphie). Je sais donc mieux que personne combien il est difficile de donner un aperçu sommaire du ujet. Mais cette religion n'ayant tenu qu'une place très humble dans histoire générale, j'ai dû être bref. Puisse cette nouvelle édition du Manuel de l'Histoire des Religions, pour laquelle aucun effort n'a été épargné, conserver ses anciens amis et en trouver beaucoup de nouAreaux. Comme résumé fidèle des faits, ce livre a déjà pu rendre quelques services. Grâce à mes collaborateurs, il gardera sans doute sa place1.
Avril 1897.
P.-D.
ClIANTEPIE DE LA SADSSAYE.
M. Les traducteurs se sont efforcés de compléter autant que possible la bibiiograïiie, et ils ont introduit dans le corps du texte un certain nombre de modifications, rtout par suppression. Les additions sont placées entre crochets ou marquées d'une térisque; elles sont, en général, signées des initiales de leur rédacteur. (H. H. — I. L.)
��MANUEL D'HISTOIRE DES RELIGIONS
�PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
Ann. M. G. Arch. f. slav. Phil. Beitr. z. Assyr. Eb. lect. Giff. Lect.
R. B. R.
S. B.E. Soc. f. prom. chr. knowl. Tr. Or. S. Z. ait. W. Z. f. Ethnol.
Annales du Musée Guimet. Archiv fur slavische Philologie. Beitrâge zur Assyriologie. Hibbert Lectures. GifTord Lectures. Revue de l'Histoire des Religions. Sacred Books of the East. Society for promoting Christian knowledge. Trûbner Oriental Séries. Zeitschrift fur alttestamentliche Wissenschaft. Zeitschrift fur Ethnologie.
�MANUEL
DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
CHAPITRE I
INTRODUCTION
1
B La science des religions. — quelques systèmes religieux.
i.
Classification des religions. —
2 bis.
De
§ 1. — La science des religions1. , La science des religions est une science nouvelle dont l'autonomie ne date que de quelques dizaines d'années ; sa croissance est loin d'être achevée et son droit au titre de science n'est pas encore universellement reconnu. Ce n'est que dans la deuxième moitié du xixc siècle que les conditions indispensables à la fondation d'une science des religions se sont trouvées réunies. La première était que la religion devînt un objet de spéculation
WSjL. BIBLIOGRAPHIE. — On pourra consulter les catalogues spéciaux de Triibner, Quaritch, Luzac, Leroux, Maisonneuve, Brockhaus, Kôhler, Harrassowitz, Fred. Mùller (Amsterdam) et autres; mais surtout VAmerican and Oriental literary Record de Triibner; puis les annonces, les sommaires et les index de plusieurs revues : le Journal asiatique, dont les index et les rapports annuels sont précieux, notamment ceux de J. Mohi, qui furent réunis après sa mort sous le.titre de Vingt-sept ans d'histoire des études orientales, 1S40-1S67 (1879, 2 vol.); la Zeitschrift der deutschen morgenlandischen Gesellschaft (avec Jahresbericht); le Journal of the R. Asialic Society of Great Britain and Ireland; la Zeitschrift fur Vblkerpsychologie und Sprachwissenschaft de Lazarus et Steinthal; la Revue archéologique, etc. Parmi les revues théologiques, la Theologisch Tijdschrift s'est consacrée plus que toute autre à la science des religions; le Theologischer Jahresbericht de Pûnjer (continué par Lipsius) a, depuis plusieurs années, une rubrique spéciale pour l'histoire des religions (Dr Edw. Lehmann). Les Actes des Congrès des Orientalistes, les catalogues de musées, les recueils d'inscriptions fournissent d'abondants matériaux. Le musée Guimet, autrefois à Lyon, maintenant à Paris, est consacré à l'histoire des religions; il publie un recueil de travaux sous le titre de Annales du Musée Guimet. — On consultera avec fruit : ['Allgee meinc Encyclopédie de Ersch etGrùber; VEncyclopœdia Britannica, 9 édition; VEncy-
I
HISTOIRE DES
RELIGIONS.
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HISTOIRE DES RELIGIONS
philosophique. Sans cloute l'étude dogmatique de la religion chrétienne y préparait; on peut dire, par exemple, que les hommes de la Réforme avaient une philosophie de la religion. Cependant ce fut la philosophie moderne qui inaugura l'étude philosophique du phénomène religieux pris en lui-même, sans égard à la teneur de la révélation chrétienne. Les idées fondamentales des systèmes de Kant et de Schleiermacher touchent aux bases de la philosophie de la religion. Mais c'est Hegel qui, selon nous, fut le véritable père de cette nouvelle philosophie ; le premier, il a su considérer à la fois toutes les faces, métaphysique, psychologique, historique, du problème de la religion, et rendre visible l'accord de l'idée religieuse avec les phénomènes qui la traduisent. Il a déterminé l'objet propre de la science des religions, et c'est là un mérite qui doit faire passer sur les lacunes et les imperfections des leçons sur la philosophie des religions qu'il professa à plusieurs reprises entre 1821 et 1831.
clopédie des sciences religieuses de Lichtenberger; la Real-Encyklopddie der classischen Alterthumsvoissenschaft de Pauly-Wissowa, 2° éd., A-D. — L'histoire des religions possède un organe spécial depuis 1880, la Revue de l'histoire des religions (publiée d'abord par M. Vernes et à l'heure présente par J. Réville). L'année sociologique, fondée par Durkheim en 1897, donne chaque année une bibliographie critique et systématique des études religieuses (H. Hubert et M. Mauss) et publie quelquefois des mémoires qui s'y rapportent; une nouvelle revue, VArchiv fur Religionswissenschaft a été fondée en 1899 par Th. Achelis. — Il faut mentionner ici les séries des Hibbert Lectures (1878-1891) et des Gi/ford Lectures, faites clans les quatre universités écossaises. Pour la philosophie des religions, citons seulement Hegel, Vorlesungen ûber die Philosophie der Religion, 2 vol. 1832, 2° éd., 1810; — 0. Pfleiderer, Religionsphilosophie auf geschichtlicher Grundlage, 2* éd., 1883-1884, 2 vol.; — G.-Ch.-B. Piinjer, Geschivhte der christlichen Religionsphilosophie seit der Reformation, 2 vol., 1880-1883 ; ces deux œuvres se complètent; Piinjer nous donne un simple exposé, clair et objectif; son ouvrage posthume, Grundriss der Religionsphilosophie, 1886, contient ses vues personnelles; Pfleiderer s'efforce d'exposer la genèse et l'enchaînement rationnel des faits historiques. Signalons encore : E. von Hartmann, Das religiôse Bewusstsein der Mënschheil im Stufengang seiner Enlwicklung, 1882; — L.-W.-E. Rauwenholf, Wysbegeerte van den Godsdienst, 2 vol., 18S7, traduit en allemand; — J. Caird, An introduction lo the philosophy of religion, 1880; — Edw. Caird, The évolution of religion, 2 vol., 1893 (Gi/f. Lect.); — H. Siebeck, Lehrbuch der Religionsphilosophie, 1893; —■ Sabatier, Esquisse d'une philosophie de la religion, 1897. Il est juste do citer aussi l'excellente histoire de la philosophie religieuse du professeur danois Hôffding. Passons à l'histoire. Les recueils anciens de Dupuis (1795), Meiners (1806), B. Constant (1824), De Wette (1827), Wuttke (1852) et autres sont surannés. De même, les travaux tout pleins d'idées de C.-C.-J. von Bunsen, Gott in der Geschichte, 3 vol., 1857, et J.-P. Trottet, Le génie des civilisations, 2 vol., 1862. Quelques lectures, très peu, sont à recommander comme introduction à l'étude des religions : F.-Max Millier, Introduction to the science of religion, 1873, a été traduit en français; du même, Contributions to the science of mythology, 1897, 2 vol. (traduction française, 1898); — C.-P. Tiele, Geschiedenis van den godsdienst toi aan de heerschapp'j der werelgodsdiensten (a paru d'abord er. 1876, puis plusieurs traductions en ont été faites que l'on peut considérer comme des éditions nouvelles et corrigées; trad. fr. de M. Vernes, 18S0); du même, Inleiding tôt de Godsienstwetenschap, 1897 (traduit en anglais sous le titre de Eléments of the science of religion); — A. Réville, Prolégomènes de l'histoire des religions, 1881 ; — J. Freeman-Clarke, Ten great religions, 2 vols., 1871-1883; enfin un livre tout récent de Morris Jastrow, The study of religion, 1901. —Viennent ensuite une quantité d'essais et de dissertations. Nous citons les recueils suivants comme particulièrement importants : F. Max-Mûller, Chips from a German wor/eshop, 4 vol., surtout vol. 1 et 2 (depuis 1867); — Essays, 1869; W.-D. Whitney, Oriental and linguistic studies, 2 séries, 1873-1874; — A.-M. Fairbairn, Studies in the philosophy of religion [and hislory, 1876 ; — E. Renan, Études d'histoire religieuse, 3" éd., 1858; Nouvelles éludes d'hist. relig., 1884.
�INTRODUCTION
3
i La deuxième condition était l'élargissement de l'histoire. A la place de l'histoire politique, ou plutôt à côté d'elle, paraît l'histoire de la civilisalion. Elle étudie non seulement la destinée des États, mais l'organisation de la société, les progrès matériels des peuples, le développement des arts et des sciences et l'histoire des croyances. Dès le xvmc siècle plusieurs hommes s'étaient tournés de ce côté. La Scienza nuova de Vico (1725) était à peu près ce que nous appelons Vôlkerpsychologie (psychologie des peuples); en 1756 parut l'Essai sur les mœurs et Vesprit des nations de Voltaire; en 1780, Y Erziehung des Menschengeschlechts de Lessing, qui fut suivie en 1784 des Ideen zur Geschichle der Menschheit de Herder. Ce sont des dates importantes dans l'histoire du développement de ces études auxquelles notre siècle a accordé une attention presque exagérée, surtout depuis la publication de YHistory of Civilization in England de Éickle (1858). Mais il fallait remplir ces cadres. L'œuvre de notre temps a été de trouver et d'élaborer les matériaux de l'histoire. La science des religions doit son épanouissement aux découvertes et aux progrès de la linguistique, de la philologie, de l'ethnographie, de la mythologie, du folklore. L'étude comparative des langues a mis en lumière les affinités des peuples et fourni la base d'une classification de l'humanité. On a déchiffré des inscriptions écrites en des langues jusqu'alors inconnues, et la philologie a fait de tels progrès qu'elle nous livre les écrits des anciens peuples de l'Orient en éditions classiques et avec des traductions de plus en plus exactes. Les restes des civilisations antiques ont revu le jour, non seulement sur les bords du Nil et de l'Euphrate, mais dans le monde entier; partout enfin on a recueilli et interprété des inscriptions. Les sauvages, ne dédaignait l'ancienne histoire, sont entrés dans notre horizon grâce x relations de voyageurs et de missionnaires préparés à bien les décrire, ant aux civilisés de l'antiquité et des temps modernes, on s'est mis à dier leur vie populaire, leurs usages domestiques, leurs coutumes et rs superstitions. 'honneur d'avoir fondé l'édifice de l'histoire des religions revient ;ns conteste à F.-Max Mûller. A une maîtrise reconnue dans l'une des branches de ces études, il joignait une large connaissance des autres et ,n érudition était servie par un remarquable talent d'écrivain. Son Introduction montre la route à suivre; ses Gi/ford Lectures systématisent les résultats de son travail. Il fut le premier à faire reconnaître l'importance de notre science et sut réunir les meilleurs orientalistes d'Europe dans une entreprise qui rendit accessibles au public savant par des traductions les Sacred books of ihe Easl. Son exemple fut suivi ailleurs H surtout aux Pays-Bas. C'est Tiele qui a publié le premier manuel de l'histoire des religions. Aux Pays-Bas également une place importante fut faite à ces études dans les programmes universitaires. Des chaires d'histoire des religions ont été créées ensuite à Paris, à Bruxelles, à Borne •Récemment. Mais on se heurte, d'une part, à l'opposition d'érudits et de ilologues qui craignent de voir une science aussi généralisatrice mener
�4
HISTOIRE
DES
RELIGIONS
au dilettantisme, et, de l'autre, à celle des Églises qui la suspectent de conduire à l'indifférence et au scepticisme. — C'est en Angleterre que la science des religions est le plus en honneur ; les diverses séries de Lectures annuelles servent à en communiquer les résultats au grand public. En Allemagne, ses branches spéciales possèdent des représentants éminents; cependant des cours sur l'ensemble de l'histoire des religions n'ont été professés jusqu'à présent dans les universités que par exception. La science des religions a pour objet l'étude de la religion, de sa nature et de ses manifestations. Elle se divise naturellement en philosophie de la religion et en histoire des religions. Ces deux parties sont unies par un lien très étroit : la philosophie serait vaine si elle se contentait de chercher une définition abstraite du concept de religion, sans tenir compte des données concrètes. L'histoire ne peut pas davantage se passer de la philosophie, car elle a besoin d'avoir une idée même provisoire de la religion, non seulement pour classer et définir les phénomènes religieux, mais encore pour les reconnaître. Si l'histoire des religions s'occupe des peuples dits sauvages, de ceux qu'on appelle les Naturvôlker, c'est-à-dire de la partie de l'humanité qui n'a pas d'histoire, il n'en est pas moins vrai que sa principale étude est celle des peuples dits civilisés. La classification des différents phénomènes religieux {Phénoménologie religieuse) conduit de l'histoire à la philosophie des religions. Celle-ci étudie dans la religion le sujet et l'objet; elle a une partie psychologique et une partie métaphysique. Notre manuel ne traite que de la partie historique de ce système d'études. Est-il nécessaire de commencer par une définition de la religion? Une définition sans une justification philosophique approfondie serait à peu près sans valeur. On n'exige pas de l'auteur d'une histoire universelle qu'il expose ses idées et ses opinions philosophiques. Nous renvoyons le lecteur à l'excellent manuel de H. Siebeck, et particulièrement au chapitre sur la place de la religion dans la civilisation.
§ 2. — Classification des religions '. Il est extrêmement difficile de donner une classification des religions qui soit satisfaisante. On essaie de les classer d'après leurs caractères essentiels ; mais ce qui est essentiel pour l'une est souvent secondaire pour l'autre, et l'on court toujours le risque de séparer sans raison suffisante des religions de même nature ou d'en rapprocher qui ne se ressemblent pas. Pourtant on ne se lassera jamais de chercher une classification méthodique. Il nous faut donc en montrer, en gros, l'intérêt. Ici encore c'est Hegel qui a appliqué à la solution du problème les règles dont on continue à s'inspirer. « Il ne faut pas entendre la classification,
1. BIBLIOGRAPHIE. — H. Paret, Veber die Einteilung der Religionen (Theol. Slad. u. Krit., 1855); — C.-P. Tiele, Religions (Enc. Br.); — A. Kuenen, On national religions and universal religions (Hb. Lect., 1882). — Consulter les ouvrages généraux.
�INTRODUCTION
S
■dit-il, seulement dans un sens subjectif; c'est, au sens objectif, l'analyse de la nature de l'esprit », elle fixe « les points principaux qui ■marquent à la fois les étapes du développement de l'idée et celles de l'his■toire ». Il énonce par là deux choses. En tant que la classification donne Be démembrement de l'idée, elle expose l'essence de la religion dans son unité et dans sa multiplicité. Mais, d'autre part, les sections de la classification sont des degrés de l'évolution historique. Presque toutes les classifications proposées depuis Hegel s'inspirent de ces deux propositions. Mais personne ne croit plus qu'il existe une classification pleinement satisfaisante. Du reste, presque toutes celles qu'on a proposées récemment trahissent l'influence du système de Hegel; plusieurs même, comme celles de Pfleiderer et d'Edw. Caird, ne sont que la classification hégélienne à peine modifiée. En tout cas la question de la classification des religions a une grande importance philosophique. 11 ne suffit pas en effet ici de réunir ce qui est juxtaposé dans le temps et dans l'espace; une classification vraiment scientifique doit être fondée sur les caractéristiques essentielles de l'évolution religieuse. Il existe des classifications généalogiques et des classifications morphologiques des religions. Les classifications généalogiques reposent sur la linguistique; elle établit l'unité des familles, familles indo-germanique, sémitique, etc. Mais ce système de classification ne suffit pas à une étude scientifique des religions. On trouve des religions très différentes dans des groupes de peuples dont les langues sont apparentées, et d'ailleurs les caractéristiques qu'on impose à ces groupes sont flottantes et trop générales. D'un autre côté les religions des races dites inférieures se ressemblent tellement qu'une classification généalogique est, pour elles, sans intérêt. Toutefois, pour une histoire des religions, la classification généalogique est recommandable, car elle seule donne aux influences et aux dépendances historiques l'importance qu'il convient; au contraire, le système morphologique est à rejeter; toutes les religions passent en effet, au cours de leur évolution, par des phases si différentes qu'on serait toujours mal fondé à leur assigner une place dans la classification. ■Les classifications morphologiques ne sont pas objectives; elles reposent sur des appréciations personnelles. C'est ce que montrera un aperçu des nombreux systèmes proposés. M. Millier a condamné sans appel quelquesunes des classifications usuelles, division en religions vraies et religions fausses, en religions naturelles et religions révélées, en religions populaires et religions à fondateurs. Un certain nombre de théologiens s'obstinent à conserver la deuxième; pour nous, une religion « naturelle » est une abstraction pure et nous ne saurions où tracer la limite des deux domaines, révélation et nature. La troisième a été adoptée par A. Whitney. Dans ce cas encore, la ligne de démarcation est flottante : qui sait combien d'esprits puissants ont contribué à former les religions qui semblent s'être développées spontanément? et ce qu'il y eut de social, de populaire, dans l'œuvre des soi-disant fondateurs de religion? La classification en religions monothéistes et polythéistes est également incomplète, soit
1 nécessaire
�6 parce qu'elle réunit, elle aussi, des choses hétérogènes, soit parce qu'il existe en dehors de ces deux espèces des systèmes irréductibles, dualistes, hénothéistes et athéistes. Pourtant un grand nombre de savants, et entre autres A. Réville, y tiennent encore. Si important qu'il soit de tenir compte des idées que l'humanité s'est formées de la divinité, on ne saurait en faire un principe de classification. En dehors des quatre systèmes dont nous venons de parler, il y en a encore beaucoup d'autres. Les principes de distinction, tant pour les catégories principales que pour les secondaires, varient à l'infini; tantôt on s'attache au contenu, tantôt à la forme de la doctrine, au culte, au caractère de la dévotion, du sentiment religieux, aux fins où tendent les fidèles, aux rapports de la religion avec l'État, la science, les arts, la moralité, etc. On trouve ainsi des religions mythologiques et des religions dogmatiques, des religions où domine la raison, le sentiment, ou la volonté (religions rationnelles, esthétiques, éthiques); on en trouve où le sentiment religieux est extatique, et d'autres où il est surexcité ou au contraire réprimé; il y a des religions qui prêchent une morale, une pour tous les croyants, et d'autres qui distinguent entre des morales supérieure et inférieure, monastique et laïque ; des religions mondaines et des religions ascétiques, des religions qui se manifestent dans les arts plastiques et d'autres qui trouvent leur expression dans la musique, etc. De toutes ces distinctions, les plus importantes sont d'une part celle des religions universalistes et des religions particularistes, et d'autre part celle des religions naturalistes et des religions morales. Von Drey a été, semble-t-il, le premier à prendre comme base d'un système de classification la différence qui existe entre les religions locales et 1 les religions universelles . Ce système a été très en faveur dans ces derniers temps. La plupart des religions restent exclusivement nationales, tandis que le bouddhisme, le christianisme et l'islamisme se répandent parmi les différentes races humaines : le fait est si important que ce groupe des religions universelles se détache de tous les autres. On trouvera dans le livre de Kuenen une étude très pénétrante des rapports qu'il y a entre les religions universelles et les religions nationales d'où elles sont sorties. Ce système de classification ne peut, lui aussi, être adopté qu'avec beaucoup de réserves. Il n'est pas complet ; il faut distinguer en effet des religions nationales les religions tribales, c'est-à-dire celles des tribus qui ne sont pas encore arrivées à une vie nationale, et les religions des sociétés religieuses qui ne sont plus liées par la nationalité, mais par une doctrine ou par une loi. Une différence assez profonde sépare également les religions nationales et les religions territoriales. Mais, même dans le groupe des religions dites universelles, on se heurte à des difficultés. L'universalisme peut s'entendre au sens positif ou au sens qualitatif. Dans le premier cas, il exprime le fait indéniable de la grande extension des trois religions en question ; mais, à vrai dire, plusieurs autres sociétés religieuses
1. Tùbinger Quartalschrift, 1S27.
HISTOIRE DES RELIGIONS
�INTRODUCTION
où le iien national s'est relâché sont prosélytiques : le judaïsme a ses prosélytes, le brahmanisme a des fidèles au delà des frontières de l'Inde. Si l'universalisme est au contraire conçu comme une caractéristique essentielle, comme une qualité, il ne peut y avoir qu'une seule religion vraiment universelle. Peut-être en existe-t-il déjà une qui ne s'est pas encore entièrement développée, peut-être faut-il attendre qu'elle naisse dans l'avenir du mélange des trois religions que nous avons nommées. En tout cas, ces trois religions elles-mêmes ne sont pas également dégagées des liens nationaux ni également susceptibles d'adaptation. Leur degré d'universalisme est donc fort inégal. Kuenen qui l'a clairement montré a, pour cette raison, exclu l'islamisme du nombre des religions universelles. Les objections sont même si fortes que Tiele, qui avait adopté ce système de classification, a fini par abandonner tout à fait l'expression 'e religion universelle et a cessé de maintenir comme essentielle l'oppoition des phénomènes universels et des phénomènes nationaux. La disinction fondamentale est, selon lui, celle du naturalisme et de la morale, ï Nous arrivons ainsi à celle des classifications qui a de beaucoup le plus |e portée. Il y a plus d'une façon de la concevoir ; on peut opposer 1 naturel soit intellectuel, soit moral. C'est à la première opposition que s'arrête Hegel, quand il enseigne que l'évolution nécessaire de l'esprit humain correspond aux trois stades de la religion, religion spontanée, religion artificielle, religion absolue. L'homme est d'abord le prisonnier de la nature et des sens; puis il s'élève au-dessus de la sphère de la sensation et parvient à l'affirmation de sa libre subjectivité; enfin l'antithèse se résout dans la religion parfaite ou absolue dans laquelle l'idée se réalise. Cette évolution correspond aux trois stades d'Edw. Caird : conscience du monde, conscience de soi, conscience de Dieu. Ce système est étroitement uni à la philosophie de Hegel, mais, tout en adoptant, Icomme je l'ai dit, son idée fondamentale, la distinction entre les religions ■dominées par la nature et les religions où s'exprime l'esprit, on peut diverger ■dans l'application. Pour Asmus, Scharling, v. Hartmann et A. Tiele, en Iface de la religion naturaliste se place la religion éthique; dans l'une, les Idieux sont des forces de la nature, dans l'autre ce sont des idées morales iqui dominent la religion. H. Siebeck a tiré de cette donnée le schème fcl'une évolution en trois stades : religion de la nature, religion de la ■moralité, religion de la rédemption. Passons au détail. Nous ne reproduirons que quatre de ces schèmes, ceux |de Hegel, v. Hartmann, Tiele et Siebeck.
HEGEL.
I
I. La religion naturelle. 1. Religion spontanée (Magie). 2. Dédoublement de la conscience en soi. Religions de la substance. a) La religion de la mesure (Chine). 6) La religion de la fantaisie (Brahmanisme). c) La religion de la contemplation intérieure (Bouddhisme).
�8
HISTOIRE DES RELIGIONS 3. Transition de la religion de la nature à la religion de la liberté. La lutte pour la subjectivité. a) La religion du bien ou de la lumière (Perse). 6) La religion de la douleur (Syrie), c) La religion du mystère (Égypte).
II. La religion de l'individualité spirituelle. 1. La religion de la sublimité (Juifs). 2. La religion de la beauté (Grecs). 3. La religion de l'utilité ou de la raison (Romains). III. La religion absolue (Christianisme).
VON HARTMANN.
I. Le naturalisme. 1. L'hénothéisme naturaliste. 2. La spiritualisation anthropoïde de l'hénothéisme. a) Son raffinement esthétique (Hellènes). 6) Sa sécularisation utilitaire (Romains). c) Son approfondissement tragico- éthique (Peuples germaniques). 3. La systématisation théologique de l'hénothéisme. a) Le monisme naturaliste (Égypte). 6) Le semi-naturalisme (Perse). II. Le supranaturalisme. 1. Le monisme abstrait ou la religion idéaliste du salut. a) L'acosmisme (Brahmanes). 6) L'illusionisme absolu (Bouddhistes). 2. Le théisme. a) Le monothéisme primitif (Prophètes). 6) Religion de la loi ou religion de l'hétéronomie (Mosaïsme, Judaïsme, essais de réforme, parmi lesquels l'Islamisme), c) La religion réaliste du salut (Christianisme).
TIELE.
I. Religions naturelles. 1. Naturalisme polyzoolàtrique (hypothétique). 2. Religions polydémoniques et magiques, dominées par l'animisme (Religions des sauvages). 3. Religions magiques puriiiées ou organisées. Polythéisme thérianthropique. . a) Non organisées (Religions des Japonais, des populations dravidiennes de l'Inde, des Finnois et des Esthoniens, des anciens Arabes, des anciens Pélasges, des anciennes populations italiennes, des Étrusques [?], des anciens Slaves). 6) Organisées (Religions des peuples à demi civilisés de l'Amérique, ancienne religion d'État chinoise, religion des Égyptiens). 4. Adoration d'êtres à forme humaine, mais à puissance surhumaine et à caractère semi-éthique. Polythéisme anthropomorphique (Religions des Hindous védiques, des anciens Perses, des Babyloniens et des Assyriens récents, des Celtes, des Germains, des Hellènes, des Grecs et des Romains). II. Religions éthiques (Religions révélées spiritualistes et éthiques). 1. Sociétés religieuses nationales nomistiques (nomothétiqnes). (Taoïsme
�INTRODUCTION
9
et confucianisme, brahmanisme, ja'ïnisme, mazdéisme, mosaïsme et judaïsme ; ces deux dernières sont déjà une transition entre 1 et 2). 2. Sociétés religieuses universelles (Bouddhisme, christianisme; l'islamisme avec les côtés particularistes et nomistiques de sa doctrine n'appartient qu'à moitié à cette catégorie) '.
H.
SIEBECK.
Religion naturelle. Religion de l'affirmation de l'Univers sans signification éthique (les religions qui précèdent la civilisation). Religions morales, à beaucoup de degrés différents (Mexicains, Péruviens, Acadiens, Chinois, Égyptiens, Hindous, Perses, Germains, Romains; la religion grecque est la plus élevée de ce groupe). Le judaïsme sert de transition entre la religion morale et la religion rédemptrice. ■La religion rédemptrice dans le sens exclusif de la négation du monde : le bouddhisme. •La religion rédemptrice positive : le christianisme. Retour à la religion morale : l'islamisme.
Voilà pour les classifications. Quant à la statistique' des religions, il y a encore trop de quantités inconnues. On évalue approximativement l'humanité à 1400 millions d'individus ; 30p. 100 environ de ce nombre seraient chrétiens, 8 1/2 p. 100 mahométans, 1/2 p. 100 juifs, 35 p. 100 bouddhistes, 9 1/2 p. 100 adorateurs de Brahma, 16 1/2 p. 100 fétichistes. Bien entendu les Chinois et les Japonais pont comptés ici au nombre des bouddhistes.
I
§2
bis.
— De quelques systèmes religieux2.
Il est nécessaire de définir ici quelques termes généraux que nous rencontrerons fréquemment. Commençons par l'animisme. Grâce à certains phénomènes biologiques, comme le sommeil, l'homme a découvert en lui un principe distinct du corps : l'âme. Il ne peut se figurer cette âme que comme une chose matérielle, moins matérielle sans doute
1. Cette classification a été corrigée sur des indications écrites de Tiele. 2. BIBLIOGRAPHIE. — E.-B. Tylor, Primitive Culture, 1872, 3° éd., 1894, 2 vol., a été traduit en français et en allemand; — H. Spencer, The principles of sociology, 2 vol., 1876-1882; — G. RosUoff, Das Religionswesen der rohestenNaturvolker, 18S0; —J.-G.Frazer, Totemism (Enc. Dr., traduction française, 1898); — Fr. Schultze, Der Felischismus, 1871; — J. Lubbock, The origin of civilization and the primitive condition ofman, 1870. [Nous devons signaler ici quelques ouvrages récents de l'école anthropologique anglaise qui procède de E.-B. Tylor et de Mac Lennan, à commencer par l'ouvrage capital et encyclopédique de J.-G. Frazer, The golden bough, 2° édit., 3 vol., 1900; —F. Byron Jevons, An introduction to the history of religions, 1896 ; — A. Lang, Myth, cuit and religion (trad. fr., 1896); du même, Modem mythology, 1S97; The mailing of religion, 1899; Magic and religion, 1901; — Grant Allen, The évolution of the idea of God, 1897; on trouvera signalés ailleurs les ouvrages de Robertson Smith. Il faut compléter cette bibliographie par les articles, mémoires, communications, de Sidney Hartland en particulier, publiés dans le Fol/c-Loreel le Journal of the anlhropological Institute.]
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que le corps. Elle réside dans le pouls, le cœur, le sang, la respiration, l'ombre. Quelquefois l'homme croit aussi que plusieurs âmes à la fois habitent son corps. Or cette âme peut l'abandonner, le réintégrer, errer librement où elle veut, se glisser dans d'autres corps. De même que l'homme croit avoir une âme, il croit que d'autres êtres en ont une; il en prête aux animaux, aux plantes, aux phénomènes, aux choses. Cet animisme ou théorie des âmes s'allie souvent à la croyance aux esprits, mais il s'en distingue. Il est clair que l'animisme est plutôt une sorte de vue philosophique qu'une forme de religion, mais il est intimement lié à une infinité d'actes et de représentations religieuses. Il a sa place dans toutes les religions, bien entendu surtout chez les races inférieures. C'est Tylor qui le premier a bien établi l'importance de l'animisme. On l'a docilement suivi, souvent avec excès. Aucune religion n'est faite de pur animisme; Tylor ne réussit pas à expliquer, par exemple, comment on peut y réduire le culte de la nature. L'animisme, mêlé à une infinité de pratiques magiques, exclut en général les pensées et les raisons morales, il n'excite que la crainte et n'éveille que des intérêts égoïstes. Le fétichisme est proche parent de l'animisme. On le tenait autrefois pour la forme originelle de la religion, mais après l'ouvrage de Tylor il a dû céder sa place à la notion plus large de l'animisme. L'attention fut appelée sur le fétichisme par le livre du fameux président de Brosses, Bu culte des dieux fétiches (1760) ; il est vrai que le missionnaire danois W.-J. Mûller connaissait déjà le mot un siècle auparavant; on le trouve même dans plusieurs relations de voyages du début du xvn0 siècle. C'est le portugais feiliço (sorcellerie, objet ensorcelé), qui ne vient pas de fatum, mais de factitius (chose fée). Cette appellation désigna d'abord les phénomènes, étudiés chez les Nègres de la côte occidentale d'Afrique, que de Brosses comparait déjà à certains traits de l'ancienne religion égyptienne. Le mot fit fortune et c'est ainsi qu'il est arrivé à avoir une signification générale. A. Comte l'a employé pour désigner le degré le plus bas du développement religieux. Par nom de fétiche on entend généralement la chose matérielle qui est l'objet de l'adoration religieuse. D'autres, au contraire, n'en font qu'un talisman magique; le fétiche n'est pas l'objet de l'adoration, mais « un intermédiaire par lequel on se rapproche de la divinité, et qui contient des forces divines » (c'est l'opinion de Lubbock, Happel, etc.). Probablement la conscience du sauvage ne distingue pas entre les choses que nous séparons avec précision : objet d'adoration et talisman'magique, le fétiche est pour lui l'un ou l'autre, souvent les deux à la fois; les preuves en abondent. Il ne faut pas toutefois arguer de l'état confus de la conscience du sauvage pour laisser la question indécise. Même si l'on emploie souvent un fétiche pour des opérations magiques, il y a cependant lieu de le distinguer des simples talismans, car on lui prête des affections humaines, et il est en général l'objet d'une adoration religieuse. La différence du fétiche et de Vidole est assez vague. L'esprit qu'on adore et dont on sollicite l'appui est censé incorporé dans l'un et l'autre, mais
�INTRODUCTION
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tandis que le fétiche est la plupart du temps un objet grossier, trouvé par hasard, l'idole a été façonnée plus ou moins par la main humaine. Un coup de ciseau, un ornement sculpté, quelques traits de couleur transforment le fétiche en idole. Schultze a expliqué le fétichisme par quatre opérations de la conscience du sauvage : 1° l'estimation exagérée d'objets sans importance, facile à comprendre chez des gens dont l'imagination se meut dans un cercle étroit; 2° la représentation de ces objets comme vivant, sentant et voulant à l'image de l'homme; 3° la relation causale qui s'établit entre eux et certaines expériences; 4° la conviction que ces objets exigent une adoration religieuse. L'esprit qui réside dans le fétiche et qui fait sa singularité n'est pas l'âme ou la force vitale de cet objet, mais un être spécial qui y est incorporé. Il ne suffit donc pas de définir le fétichisme l'adoration religieuse d'objets sensibles, car sous de pareils termes il faudrait faire rentrer tous les cultes de la nature; on ne peut donner le nom de fétichisme qu'à des cultes où se mêlent des pratiques dites magiques. D'ailleurs sont fétiches seuls les objets sur lesquels se porte exceptionnellement l'attention. Contrairement à l'opinion de Schultze, nous pensons qu'il faut exclure les corps célestes de la liste des fétiches ; d'autre part nous reconnaissons volontiers avec lui que l'homme cesse d'être fétichiste dès qu'il établit la distinction entre l'esprit et l'objet matériel qu'il adore. D'ailleurs la notion reste encore assez large : il y a des fétiches d'individus, de familles, de villages, d'états, des fétiches permanents et des fétiches accidentels, qui ne sont adorés que temporairement et pour un objet particulier. Nous y reviendrons en parlant des Nègres. Nous n'entrerons pas ici dans une caractéristique détaillée des polythéismes et monolhéismes des peuples civilisés. Remarquons seulement qu'il faut prendre ces termes au sens religieux et ne pas confondre ce qu'ils désignent avec des systèmes philosophiques. Que le polythéisme soit dua liste ou panthéiste, que le monothéisme comporte ou non des hypothèses monistes, le polythéisme et le monothéisme ne sont cependant pas des conceptions de l'univers, mais des formes de religion. Or, il ne suffit pas de les caractériser par l'opposition numérique de la multiplicité et de l'unité : poly- et mono- en composition n'indiquent pas seulement des nombres, mais répondent à des qualités. Les dieux du polythéisme sont immanents dans l'Univers. Us y personnifient les forces et les opérations divines ; nous y trouvons un riche et poétique développement de mythologie. Le Dieu unique du monothéisme est au contraire un dieu spirituel et transcendant. C'est pourquoi il ne faut pas appeler monothéistes les tendances vers une conception monarchique de la divinité, tendances à la monolàtrie ou à la conception de l'unité divine. Comme religion vraiment monothéiste on ne trouve que la religion juive avec ses deux filles, la religion chrétienne et la religion mahométane. Examinons, pour terminer, un terme actuellement très en faveur, le mot hénothéisme. L'idée, sinon le mot, vient de Schelling. Il se représentait
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l'humanité, au début de son évolution, unie dans un monothéisme relatif; ce monothéisme relatif ne connaît, cela va de soi, qu'un seul dieu; mais cette unité est accidentelle, non essentielle, car un second dieu peut surgir à côté du premier; inversement ce monothéisme relatif peut se convertir en monothéisme absolu; ce premier état est donc le point de départ d'une évolution qui peut mener au polythéisme aussi bien qu'au monothéisme1. Mais c'est là une hypothèse qui ne s'appuie sur aucun fait historique. Il en est autrement de l'hénothéisme (ou kathénothéisme) de M. Mùller : il s'agit alors d'une forme de religion, suffisamment déterminée et historiquement connue. La religion des hymnes du Rig-Veda a, selon lui, ceci de particulier que, dans la prière, l'orant peut se contenter d'une divinité unique; le fidèle, sans nier l'existence d'autres dieux, n'a qu'un seul dieu devant les yeux; et il assigne chaque fois à ce dieu singulier tous les attributs de la divinité. L'adoration de dieux pris isolément (ivorship of single gods) n'est ni du polythéisme, ni du monothéisme, mais bien de l'hénothéisme. On a objecté, et avec raison, que la piété est toujours exclusive et que partout elle s'est appliquée à exalter autant que possible l'objet de son adoration ; les faits de cet ordre ne caractérisent donc pas une espèce religieuse!. D'autres élargissent la conception de l'hénothéisme et lui donnent un sens philosophique. Ainsi von Hartmann, qui comprend sans doute l'hénothéisme à peu près à la façon de M. Mûller, ne le considère pas comme un phénomène particulier, mais comme le point de départ de tout le développement religieux. Tout autre est la définition d'Asmus : celui-ci tient la religion des peuples indo-germaniques pour hénothéistique, parce qu'elle reconnaît l'unité du principe divin dans la multiplicité des personnes divines. Pfleiderer comprend sous le nom d'hénothéisme le monothéisme national ou relatif. On voit donc que le mot n'a pas de sens précis et qu'il n'est du reste nullement indispensable : il serait même désirable qu'on le laissât entièrement de côté.
1. Schelling, Einleitung in die Philosophie der Mythologie, IV. 2. M. Millier, Eistory ofane. sanskr. literature, p. 532, Chips I, lib. Lect., VI. L'opinion contraire est soutenue par W.-D. Whitney, Le prétendu hénolhéisme du Veda (R. H. R., 1882, il).
�CHAPITRE II
LES PEUPLES DITS SAUVAGES1
3. L'Afrique. — 4. Les peuples américains. — 5. Les peuples du Pacifique. — 6. Les Mongols.
§ 3. — L'Afrique. L'Afrique donne beaucoup de mal aux ethnographes. Même si l'on fait abstraction des invasions et des conquêtes qui depuis l'antiquité ont mêlé les Africains au mouvement général du monde, la question de la parenté originelle de ces peuples avec d'autres familles humaines reste encore bien confuse. Les peuples africains diffèren.t entre eux à tel point que plusieurs savants comptent cinq et même six races sur ce continent. Les peuples libyques de la côte septentrionale, les Égyptiens et les
1. BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE. — Il faudrait, citer ici toute la bibliographie géographique et toute la littérature des missions, revues, relations de voyages, etc. A recommander particulièrement : Zeitschrift fur Ethnologie, depuis 1869 (A. Bastian, R. Hartmann, R. Virchow, A. Voss); Zeitschrift fur Volker psychologie und Spracliwissenschaft 1SG9-1890 (M. Lazarus, H. Steinthal); Journal of the Anthropological Institute, depuis 1890; Internationales Archiv fur Ethnographie, depuis 1888 (J.-D.-E. Schmeltz). L'index des relations des Jésuites (t. LXXII, LXX1II) a été publié par G. Thwaites (Cleveland, 1902). Pour l'anthropologie, les œuvres de Prichard, Darwin, Huxley, de Quatrefages sont particulièrement importantes. L'œuvre de A. Bastian est considérable; il a parcouru toutes les parties du monde et utilisé la masse de ses notes dans des ouvrages systématiques (Der Mensch in der Geschichte, 3 vol., 1860; Grundzùge der Ethnologie, 1884) et dans d'innombrables travaux de détail; son style est malheureusement si confus et sa méthode si désordonnée que ses livres sont illisibles, à peu d'exceptions près. Le premier volume, le seul malheureusement qui ait paru, du livre de G. Gerland, Anlhropologische Beitriige, 1875, est suggestif, mais sujet à caution; son Atlas der Ethnographie, 1876, a beaucoup de valeur. Les Ethnographische Parallelen tend Yergleiche, 1878-1889, de R. Andrée, sont d'un très grand intérêt. Parmi les ouvrages synthétiques il faut recommander : E.-B. Tylor, Anthropology, 1881 ; — l'article Anthropology du même dans VEncycl. Brit.;—0. Peschel, Vôlkerkunde, 1874(la 6" édition, parue en 1885, n'est que peu augmentée; — Fr. Millier, Allgemeine Ethnographie, 1873, 2° éd. revue, 1879; le même auteur a écrit tout ce qui a trait à l'ethnographie dans le rapport sur le voyage autour du monde accompli par la frégate autrichienne Novara, 1868 (partie anthropologique); —-Th. Achelis, Moderne Volherkunde, deren Enlwicklung
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Ethiopiens sont mis au nombre des races méditerranéennes, parmi lesquelles ils forment une famille, la famille chamitique, apparentée de très près aux Sémites. D'autre part on a cru retrouver les traces d'une parenté préhistorique entre les Berbères de l'Afrique septentrionale et les Basques. Au sud de ces groupes chamitiques habitent les Nubiens, sur le Nil supérieur, et les Foulas, sur la lisière méridionale du grand désert; ils forment ensemble une race distincte. Les nègres proprement dits occupent le milieu du continent, à peu près jusqu'au 20e degré de latitude sud. La partie méridionale est habitée par deux ou trois autres races : les Cafres, les Hottentots et les Bosjesmans. On considère ces derniers soit comme des Hottentots dégénérés, soit, avec les peuples nains disséminés dans le centre de l'Afrique, comme une race spéciale, épave d'une humanité primitive. Cette classification est loin d'être définitive. L'origine des Égyptiens est particulièrement peu sûre. Tous les égyptologues les comptent parmi les Méditerranéens ; c'est tout au plus si quelques-uns admettent que la civilisation de l'ancien empire des Pharaons ait pu sortir d'un mélange de sang africain et de sang sémitique. On peut cependant se demander s'il est permis, contre la tradition transmise par Hérodote, de nier toute relation entre les Égyptiens et les peuples de l'intérieur. La langue ne peut pas servir ici de critérium absolu. Elle indique peut-être des attaches asiatiques. Les caractères moraux des anciens Égyptiens, l'initiative, l'originalité, la persévérance les distinguent des nègres. Par contre la zoolâtrie, le fétichisme, le culte des morts, la circoncision, sont des
und Aufgaben, 1S96; — A.-H. Keane, Ethnology, 1896; du même, Man past and présent, 1899; — J. DeniUer, Les races et les peuples de la terre, 1900. Parmi les ouvrages encyclopédiques, celui de C. Klemm, Allgemeine Cullurgeschichte der Menschheit (10 vol., 1843-1852), doit un intérêt durable à ses dépouillements de relations de voyages. Klemm est bien dépassé par Th. Waitz, Anthropologie der Naturvôlker, 6 vol., 1859-1872; les vol. 1, Ueber die Einheit des Menschengesclilecliles und den Nalurzustand des Menschen (2" éd., 1876), V, 2 et VI ne sont pas de Waitz, mais de G. Gerland; c'est une œuvre capitale et indispensable, mais dont la riche bibliographie commence à vieillir; les matériaux sont du meilleur aloi, mais les conclusions, surtout celles de Waitz, sur les analogies religieuses ne sont pas toujours exactes.—-H. Spencer a eu l'idée singulière de présenter sous forme de tableaux nos données anthropologiques et ethnographiques sur l'antiquité et les temps modernes; il a fait exécuter ce plan sous sa direction et d'après les principes de sa philosophie. De là les ouvrages suivants réunis sous le titre collectif de Descriptive Sociology : 1. English, par J. Collier; 2. Ancient Mexicans, Central Americans, Chibchas and ancient Peruvians, par R. Scheppig; 3. Types of lowest races, Negrilto races and Malayo-Polynesian races, par D. Duncan; 4. African races, par D. Duncan; o. Asiatic races, par D. Duncan; 6. American races, par D. Duncan; 7. Hebrews and Phœnieians, par R. Scheppig; 8. French, par J. Collier. Bien que les matériaux n'en soient pas toujours puisés aux meilleures sources et qu'ils soient classés dans un ordre contestable, on pourra cependant consulter avec fruit en particulier les recueils de D. Duncan. — A. Réville, Les religions des peuples non civilisés, 2 vol., 1883, donne un aperçu substantiel et agréablement écrit des religions des sauvages; les faits sont puisés aux meilleures sources. —W. Schneider, Die Naturvblker; Missverstdndnisse, Missdeutungen und Misshandlungen, 2 vol., 188o1886, écrit pour servir à la polémique catholique contre la théorie de l'évolution, contient des matériaux intéressants. — [Il y a intérêt à consulter le livre récent de H. Schurtz, Ursprung der Kultur, 1900, bien que les phénomènes religieux y soient sacrifiés. — Pour les phénomènes spécialement religieux, voir D.-G. Brinton, Religions of primitive peoples, 1897, et la bibliographie du paragraphe précédent.]
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indices sérieux de parenté africaine. L'étude anatomique des momies serait fort importante, sinon entièrement décisive, mais elle n'a pas encore donné grand'chose. Bref, on peut dire que les rapports constatés entre la civilisation antique des Égyptiens et celles de l'Asie occidentale ne peuvent pas effacer les témoignages de leur parenté avec les nègres. L'hypothèse de l'unité de l'humanité africaine, que Gerland avait déjà soutenue en y comprenant les Arabes et les Sémites, a maintenant pour champion R. Hartmann. Il veut bannir de l'anthropologie le « Nègre imaginaire, à la peau noire et luisante, à la nuque épaisse, à la chevelure laineuse » et mettre à sa place « le Nigritien ». Ce dernier, qui apparaît sans doute à l'état le plus pur au centre du continent africain, a des parents depuis le nord jusqu'à l'extrême sud. Nulle part en Afrique il n'y a de transition brusque entre les races prétendues différentes : les Bérabras, Bedjas, etc., au nord, les Bantous au sud, montrent des ressemblances frappantes avec les « Nigritiens » du centre. Il reste toutefois bien difficile de classer les Pygmées disséminés çà et là et les Hottentots, ces derniers en raison de la couleur jaunâtre de leur peau. Mais après tout, dans une histoire des religions, il peut suffire de diviser approximativement l'Afrique en trois parties : le sud, le centre et le nord '.
1. BIBLIOGRAPHIE. — Voir Waitz, II (jusqu'en 1859). Ed. Schauenburg, tleisen in Central-Africa von Mungo Park bis auf Dr. Bartli und Dr. Vogel, 2 vol., 1865, raconte les explorations modernes. G.-M. Kan donne la bibliographie des ouvrages hollandais. Quantité de faits sont ramassés dans la masse des relations de voyages et des rapports de missionnaires; la valeur des renseignements que l'ethnographie et la science des religions trouvent dans ces ouvrages est très inégale. — Nous avons un aperçu général sur les langues parlées dans cette partie du monde dans R.-N. Cust, Sketch of the modem languages of Africa (2 vol., 1883; trad. fr. de L. de Milloué, 1881). Les recherches de W.-H.-J. Bleek sur les langues sud-africaines ont une grande valeur. La Zeitschrift fur afrikanische und ozeanische Sprachen (depuis 1890) est fort intéressante. Nous recommandons l'ouvrage de R. Hartmann, Die Volker Afrikas, 1879 (traduction française, 1884) : c'est une description ethnographique un peu sommaire, mais qui repose sur des recherches personnelles; Die Nigritier (I, 1876), du même auteur, est un travail plus approfondi. Signalons encore Frobenius, Ursprung der afrikanischen Kulturen, 1898. — Parmi les ouvrages qui concernent surtout l'histoire des religions, citons : W. Bosmann, Nauwkeurige beschrijving van de Guinese Goud-Tand-en Slavekust (3' éd., 1737); — A. Bastian, Ein Besuch in San Salvador (1859; ce livre est écrit dans un style qui diffère heureusement de celui que. l'auteur emploie habituellement, il a servi de base à presque toutes les études de Fr. Schultze sur le fétichisme); — B. Cruickshank, Achtzehnjàhriger Aufenthalt auf der Goldkùste, 1834; — J.-L. Wilson, Western Africa, ils historg, condition and prospects, 1856 ; — A.-1I. Post, Afrikanische Jurisprudenz, ethnologisch-juristische Beilriige zur Kenntniss der einheimischen Bec/de Afrikas, 1887; — A.-B. Ellis, The Tshi speaking peoples of the Goldcoast of West-Africa, 1888 ; du même, The Ewe speaking peoples, 1889; The Yoruba speaking peoples, 1892; — J. Macdonald, Religion and myth (1893, riche recueil de coutumes et de cérémonies religieuses africaines, inspiré par le Golden bough de Frazer); — Mary-H. Kingsley, Travels in West Africa, 1896; West african studies, 2" édit., 1902 ; — H.-E.Dennel, The Folklore of the Fjorts, 1898 ; — A. Seidel, Geschichten und Lieder der Afrikaner, 1896. Pour le sud de l'Afrique, l'œuvre capitale est celle de G. Fritsch, Die Eingeborenen Siid-Afrikas, 1872. Les ouvrages suivants sont intéressants pour l'étude des religions : Casalis, Les Bassoutos (1859, par un missionnaire qui vécut 23 ans parmi eux); — Th. Hahn, Tsuni'Goam, the suprême being of the Khoi-khoi, 1882; — Callaway, The religious System of the Amazulu (1868-1872, paru en 4 livraisons, imprimé de nouveau en 1884 par la Folklore Soc); — Junod, Les Ba-Ronga, 1898 (Bulletin de la société neufchàteloise de géographie, t. X). Pour Madagascar, J. Sibree a réuni une importante bibliographie.
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L'AFRIQUE MÉRIDIONALE est habitée par les Cafres à l'est, par les Hottentots à l'ouest, et par les Bosjesmans partout refoulés et opprimés. Le mot Cafre a été emprunté par les Portugais aux marchands arabes qui désignaient ainsi les infidèles (kâfir). Ils se nomment eux-mêmes A-bantou, les hommes. Le nom de Koi-koin, par lequel les individus de l'autre famille se désignent, a le même sens; les colons hollandais leur ont donné le sobriquet de Hottentots à cause de leur façon de parler gloussante, bégayante et balbutiante. Les Bosjesmans leur sont bien inférieurs physiquement et intellectuellement. Ce sont des sauvages, et les hommes des deux autres groupes doivent plutôt être considérés comme des barbares. Les Hottentots et les Cafres sont des peuples de pasteurs; ils ont une organisation sociale stable. On croit même trouver chez les Cafres des traces d'une ancienne civilisation; ils ont des traditions historiques. Leurs tribus principales sont celles des Amaxosas, des Amazoulous, des Belchouanas (auxquels se rattachent les Basoutos), et plus à l'ouest les Ovahereros (ou Bamaras). Aux Hottentots se rattachent les Namaquas et les Koranas, tandis que les Griquas et les Bastards sont issus d'un
métissage européen. Les traditions religieuses de ces tribus sont si confuses et si pauvres qu'on a souvent supposé, surtout pour les Cafres, qu'elles n'avaient pas de religion du tout. Tout au contraire, nous rencontrons chez eux des rites et des représentations d'un caractère religieux. Nous connaissons les noms des dieux de différentes tribus : pour les Hottentots, Oulixo, Tsoui'goab, Heitsi-eibib ; pour les Cafres, Morimo, Oumkouloumkoulou. Mais nous ne savons pas si ces noms désignent des dieux de la nature, ou des esprits, ou des sorciers défunts, ou des aïeux. Selon Th. Hahn, Tsoui'goab veut dire l'aurore; selon Béville, il signifie la lune, et Heitsi-eibib serait également un dieu lunaire. Ces interprétations sont douteuses, même si l'on admet que les danses exécutées par les Hottentots au moment de la nouvelle et de la pleine lune constituent un culte lunaire. Quant à Oumkouloumkoulou, le très grand, c'est l'aïeul qui est sorti du tronc primitif (d'autres traduisent : de la cannaie). Le culte des morts et des aïeux est très répandu. Les morts apparaissent à leurs parents, en général sous la forme d'animaux. D'innombrables tas de cailloux où le passant doit jeter une pierre sont très probablement des monuments du culte des morts. — On croit que l'humanité procède soit d'un tronc d'arbre, soit d'ancêtres animaux, et cette croyance, en particulier chez les Damaras, est associée à une organisation sociale et à des interdictions alimentaires caractéristiques du totémisme. — On voit par les mythes et les fables que l'imagination poétique ne manque pas entièrement. Les Damaras ont un mythe de l'invention du feu qui met en fuite les bêtes sauvages terrifiées, tandis que les animaux domestiques se rallient autour de l'homme victorieux. Chez cette tribu, un foyer sacré est entretenu par des vierges. Il faut noter le mythe de l'origine de la mort; il y en a différentes formes. Chez les Hottentots c'est la lune qui envoie le lièvre en ambassade auprès des hommes pour leur dire : De même que
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moi (la lune) je meurs et reviens à la vie, de même toi (l'homme) tu mourras et reviendras à la vie. Or le lièvre fit mal sa commission et dit que l'homme mourrait comme la lune et ne se lèverait plus. Les Amazoulous racontent que Oumkouloumkoulou envoya le caméléon annoncer aux hommes qu'ils ne mourraient pas; le caméléon s'amusa en chemin; pendant ce temps, le dieu changea d'avis et envoya la salamandre pour leur annoncer la mort; la salamandre fit diligence et apporta la nouvelle fatale avant l'arrivée du caméléon. Bien loin de l'Afrique, les insulaires des îles Fidji racontent l'origine de la mort de la même façon. La religion des Hottentots et des Cafres se distingue de celle des nègres par l'absence du fétichisme. Elle comporte des offrandes aux âmes et aux esprits, mais on ne trouve pas de fétiches proprement dits. Amulettes et arts magiques sont très en faveur. Les sorciers, qui sont en même temps médecins et devins, disposent de puissances mystérieuses. Leurs méthodes sont d'ailleurs variables ; souvent, ils forment des corporations dans lesquelles on entre par des initiations; l'extase provoquée par le chant et la danse est un moyen de conjurer les esprits. On leur demande la guérison des blessures ou des morsures de serpents, la victoire, la pluie, la découverte et la conjuration des maléfices. Le pouvoir des sorciers alliés aux chefs est effrayant; ils peuvent se venger de leurs ennemis et se débarrasser des gens qui leur déplaisent; mais souvent ils payent de la vie leur impuissance à donner ce qui est attendu d'eux. Parmi les pratiques religieuses de l'Afrique méridionale figurent, comme du reste sur tout le continent, des mutilations variées : on se brise les dents, la veuve qui se remarie sacrifie un de ses doigts, on pratique enfin la circoncision. Les garçons subissent cette opération à l'âge de la puberté; ils doivent ensuite se soumettre, pendant un certain temps, à des observances fort sévères, pour se livrer d'ailleurs, le terme expiré, à une débauche effrénée. On a souvent de vraies bacchanales, des danses frénétiques; on dit du chrétien nouvellement converti : « H ne danse plus. » Le rituel est très compliqué, il y a une infinité de tabous : interdictions alimentaires, tabous personnels dans les relations entre les chefs et leurs inférieurs, abandon obligatoire du kraal où un décès a eu lieu, séquestration périodique de la femme et exclusion temporaire de la veuve ; la femme ne doit pas parler aux parents de son mari, etc. Dans la masse des croyances et des rites, il est difficile de faire la part de chaque groupe. Cafres et Hottentots ont pu se faire bien des emprunts. L'AFRIQUE CENTRALE est habitée par des Nègres proprement dits, mais il est difficile de tracer exactement les limites de leur habitat au nord comme au sud. On manque de points de repère certains pour la classification ethnographique. Nous ne savons encore que peu de chose d'une bonne partie des tribus qui habitent la région des grands lacs et les bassins du Zambèze et du Congo. Nous avons déjà plus de détails sur les habitants des États mahométans qui s'étendent du Sénégal au Darfour; leur histoire nous est en partie connue. L'état politique et l'ethnographie de ces contrées restent cependant pour nous très confus. Une ville
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connue, Tombouctou, est un chaos de races concurrentes qui s'y disputent la possession du marché. La race nègre n'appartient certainement pas aux portions mal douées de l'humanité. Le nègre a généralement une imagination mobile, il saisit vite, il est sanguin, sensuel, pas méchant au fond, très impulsif mais peu persévérant. On signale son goût du baroque et le décousu de ses idées ; du reste il lui manque l'énergie nécessaire pour tirer parti de ses capacités intellectuelles. Les nègres ne sont pas des sauvages. Ils forment des États et ont même de grandes villes. Il est vrai que des guerres cruelles et le commerce des esclaves bouleversent leur état social. Les pays nègres sont le foyer du fétichisme ; c'est là qu'on peut l'étudier sous toutes ses formes. Les fétiches, petits et grands, publics et privés, se nomment gris-gris, you-you, etc. A l'époque de la puberté le jeune garçon se fait circoncire, jeûne et choisit un fétiche. Les tatouages incisés et peints sur la peau, usités dans plusieurs tribus, marquent la dépendance de l'homme à l'égard de son fétiche. Il est bien difficile de distinguer ici nettement les fétiches et les amulettes, surtout chez les peuples où l'islamisme n'a recouvert que légèrement le paganisme primitif. D'un autre côté, bien des fétiches sont déjà des idoles munies d'une tête et de membres humains. Les fétiches ont leurs temples ou leurs cabanes; il y en a qu'on emporte en voyage, d'autres qu'on porte toujours sur soi. Bien que le fétichisme soit très développé chez les nègres, l'adoration des fétiches n'est pas toute leur religion. La croyance aux esprits, le culte des ancêtres et des phénomènes de la nature se rencontrent très fréquemment; on divinise le ciel, le soleil, la lune surtout, les montagnes, les fleuves. Çà et là, on voit apparaître la croyance en un Dieu supérieur, créateur du monde : il est vrai que ce Dieu n'est pas adoré, et qu'en général les nègres ont plus d'égards pour leurs divinités malfaisantes et redoutables que pour les bonnes. Le culte des ancêtres est très répandu. Au Dahomey et chez les Achanlis de grandes hécatombes humaines étaient sacrifiées aux chefs défunts. Parmi les cultes d'animaux, c'est celui des serpents qu'on rencontre le plus fréquemment. Il reparaît d'ailleurs, extravagant et cruel, chez les nègres américains, à Haïti, en Louisiane (culte du Vaudou). Enfin le tableau des rites et coutumes des nègres récemment dressé par Macdonald montre bien qu'il ne faut pas tout rattacher au fétichisme. La croyance au passage de l'âme d'un individu dans un autre, le sacrifice, en particulier le sacrifice du roi ou d'une victime substituée, l'idée de la descente des prêtres au monde souterrain, représentée comme chez les Chamans de la haute Asie, les tabous et les rites magiques, j'entends ceux qui ne concernent point les fétiches, s'observent en Afrique aussi bien que partout ailleurs. Le féticheur (fetizero, ganga, chilome) est donc, d'une façon générale, un sorcier, un prêtre magicien. Il offre les sacrifices expiatoires aux esprits (pour détourner les malheurs), les offrandes de nourriture aux morts, il prophétise, fait tomber la pluie, guérit les maladies, etc. Une de ses fonclions principales est de trouver les criminels. La croyance que la
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maladie et la mort ne sont pas des événements naturels, mais la conséquence d'enchantements malfaisants, est en effet générale. Il faut donc en découvrir les auteurs responsables. Au milieu d'un grand tapage, comme le nègre arrive d'ailleurs à en faire à tout propos, on amène l'individu soupçonné et on le soumet à une épreuve qui consiste généralement à lui faire boire un poison (épreuve de l'eau rouge) ; l'innocent vomit le breuvage, le coupable en meurt. C'est une ordalie. Un des traits les plus remarquables de l'organisation de ces peuples est la présence d'associations secrètes dont on connaît maintenant plusieurs exemples; il y en a qui durent déjà depuis quelques siècles, entre autres YEmpacasseiro. Nous ne connaissons qu'imparfaitement l'objet de ces sociétés secrètes; il n'y a aucune raison de leur attribuer un enseignement particulièrement élevé, à plus forte raison une doctrine monothéiste. C'est ici le lieu de dire quelques mots de l'île de MADAGASCAR. Elle appartient géographiquement à l'Afrique, mais ethnographiquement elle lui est étrangère. Les habitants primitifs (ancêtres des Vazimba de la côte occidentale), qui ont élevé leurs tumulus sur toute la surface de l'île, semblent avoir été parents des nègres, mais ils ont été refoulés de bonne heure par des envahisseurs étrangers ou ont été absorbés par eux. Des Arabes d'abord, des Malais ensuite se sont établis sur l'île. Les Hovas, qui sont la race dominante, sont des Malais, ainsi que leurs antagonistes les Sakalaves : c'est ce dont témoignent leurs caractères physiques aussi bien que leurs particularités psychiques et sociologiques. La religion des Mal; gâches païens ne se distingue du reste par rien de remarquable : ils croient aux esprits, pratiquent le culte des ancêtres, usent des ordalies, etc. La population de I'AFRIQOE SEPTENTRIONALE est la plus mélangée de toutes. L'Égypte a toujours été inondée par les étrangers : dans l'antiquité par les Sémites, les Perses, les Grecs, les Romains; au moyen âge et dans les temps modernes par les Arabes, les Turcs et les peuples de l'Asie Mineure, puis les Européens. Plus au sud, le sang arabe s'est aussi mêlé dans une forte proportion au sang des peuples du groupe éthiopien; des Arabes du sud (Himyarites) ont colonisé les Alpes d'Abyssinie vers le début de notre ère; ils y ont importé leur langue (éthiopien, geez). A l'ouest de l'Égypte, le long de la côte méditerranéenne, dans le Sahara et les montagnes, la population primitive subsiste : ce sont les Berbères (Imochags, Berabras), les Touareg et les Tibbou du désert saharien; mais la colonisation sémitique et les conquêtes romaines de l'antiquité, les armées syro-arabes et la domination turque du moyen âge et des temps modernes, auxquelles il faut ajouter l'importation de nombreux esclaves chrétiens, ont créé une sorte de population mixte qu'on désigne généralement sous le nom de Maures. Cette partie de l'Afrique et celle-là seule appartient donc à l'histoire du monde. L'islamisme domine presque tout le nord de l'Afrique. Quelques tribus à peine sur le Nil supérieur sont encore païennes; le christianisme monophysitc est la religion des Copies égyptiens et des Abyssins.
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Les Coptes, sous leurs patriarches, sont restés fermement attachés au christianisme pendant des siècles d'oppression ; à la vérité ils sont assez déchus. La vie religieuse et morale des Abyssins est encore à un degré plus bas. Chez eux le christianisme n'est pas seulement fortement teinté de mahométisme et de judaïsme (les juifs abyssins sont appelés Falachas), mais même de paganisme. Magie, superstition, crainte du mauvais œil et de l'ensorcellement, croyance aux Bouddas, c'est-à-dire aux individus qui se transforment en animaux (loups-garous), tiennent une large place. Malgré tout, considérée dans son ensemble, l'Afrique septentrionale n'appartient pas à ce chapitre, mais à l'histoire du christianisme et de l'islamisme.
§ 4. — Les peuples américains1. La question dominante de l'ethnographie américaine est celle de l'unité et de l'originalité de la race. En tout état de cause, on met à part les Esquimaux et les Groenlandais. Tantôt on compte ces derniers parmi les Mon1. BIBLIOGRAPHIE. — Voir Waitz, III (1862) ellV (1864). Parmi les catalogues spéciaux, consulter celui de Fred. Miiller (Amsterdam, 1877), très riche surtout au point de vue géographique, mais important aussi pour l'ethnographie. Les vieilles relations de voyages (il y en a qui remontent au XVII0 siècle) n'ont plus d'intérêt que pour la bibliographie; de même les recueils fort remarquables pour leur époque faits au xvin0 siècle par les missionnaires catholiques dans l'Amérique du Nord (Lafiteau et Charlevoix). On peut lire encore avec fruit les grands ouvrages historiques de Robertson, The hislory of America, et de Prescott, Conquest of Mexico, et Conquest of Peru. Parmi les relations de voyages récentes il faut signaler celles de A. von Humboldt et du prince Maximilian de Wied, tant pour leur contenu que pour leurs illustrations. J.-G. Miiller, dans sa Geschichle (1er amerikanischen Urreligionen, 2° édit., 1867, a donné un tableau des religions de ce continent; c'est une vraie mine de documents; il faut le lire avec critique, l'auteur étant aveuglé par son hypothèse qui voue exclusivement le nord au culte des esprits, et le sud au culte du soleil. La meilleure source en ce qui concerne le Groenland est toujours P. Egede, Nachrichten von Grônland, 1790. Pour les Indiens de l'Amérique du Nord il faut lire les ouvrages de Catlin, Schoolcraft, et les innombrables livres de D.-G. Brinton, mais ceux-ci avec critique, entre autres : The niylhs of Ihe New-World; A treatise on the symbolism and mythology of the red race of America, 186S, réédité en 1896; — J. Cu'rtin, Création myths of primitive America in relation to the religious history and mental development of mankind, 1899. — H.-H. Bancroft a publié une collection inestimable, presque trop complète : Native races of the Pacific States of North America, vol., 1875. [Les Contributions to the North American Ethnology, la collection des Annual Reports of the American Bureau of Ethnology, les publications de XAmerican folk-lore sociely, les Mémoires publiés par les grands musées américains et ceux des diverses expéditions ethnographiques sont aussi à citer. — Dellenbaugh, The North-Americans of yesterday, 1901, donne un bon exposé de l'état présent de l'ethnographie américaine.] Sur les religions des grands États civilisés, voir A. Réville, Les religions du Mexique, de l'Amérique centrale et du Pérou, 1885; ses Hb. Lect. de 1S84 sont sur le même sujet. — Pour le Mexique, voir : E.-B. Tylor, Anahuac, or Mexico and the Mexicans, 1861; et du même, un article de VEncycl. Brit. [Il faut signaler une série de travaux importants de E. Seler, entre autres Zauberei und Zauberer im alten Mexico et Die bildlichen Darslellungen der mexikanischen Jahresteste; die achtzehn Jahresfeste der Mexikaner {Verfiffentlichungen d. d. Kgl. Mus. f. Volkerkunde, VI. 2-4), 1899.] — Sur l'Amérique centrale : Brasseur de Bourbourg, Histoire des nations civilisées du Mexique et de VAmérique centrale durant les siècles antérieurs à C. Colomb, 18o7-18o9, 4 vol. ; — K. Hsebler,
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gols, tantôt on en fait, avec quelques tribus des régions polaires asiatiques, une race particulière, celle des peuples arctiques ou hyperboréens. Ils ont évidemment beaucoup de points de ressemblance avec -la race mongole ; ils en ont aussi avec les Indiens d'Amérique. L'existence d'une race américaine particulière a quelquefois été contestée. On a présenté cette race, et on la présente encore souvent, comme une variété de la race mongole ou comme un mélange de Mongols et de Malais. D'autre part, tandis que Fr. Miiller s'efforce d'établir non seulement son originalité, mais encore son unité, des anthropologues et des ethnographes américains se plaisent à la diviser en deux ou plusieurs groupes indépendants. La science ne pourra peut-être jamais résoudre ce problème. En tout cas, on ne peut pas produire de preuve certaine de la parenté de la race américaine avec d'autres races. Il y eut sans doute des relations entre l'ancien et le nouveau monde avant la découverte de l'Amérique; nous savons par leur littérature que les Islandais ont connu le Groenland au moyen âge et qu'ils sont même descendus le long de la côte plus au sud. D'autre part il est au moins vraisemblable que les habitants de la côte occidentale de l'Amérique du Nord ont communiqué avec les peuples asiatiques. Mais, d'un côté comme de l'autre, nous ne savons pas quelle a été l'étendue de ces rapports ni quelle a été leur influence. Ni l'anthropologie, ni la faune, ni la flore ne fournissent d'indices certains. Il est vrai qu'on a mis en cause les civilisations du Mexique et du Pérou; on a voulu les relier à celles de l'ancien continent. On a supposé que des Juifs, des marins phéniciens, des Bouddhistes, etc., leur avaient servi de maîtres. Récemment encore on a appliqué à TAmérique une tradition qui régnait en Chine au v° siècle au sujet d'une terre orientale appelée Fousang; d'un autre côté on a voulu faire honneur aux anciens Celtes de quelques-unes des idées mexicaines1. Ces hypothèses n'ont pas réussi à s'imposer. Fou-sang est le Japon. —■ Quant à l'unité de la race américaine, nous ne savons pas encore si la linguistique réussira jamais à la prouver; on se borne jusqu'à présent à étudier séparément les diverses familles linguistiques, le groupe sonorana (Mexique) et le kechua (Pérou). On ne peut donc pas encore demander une classification scientifique définitive des aborigènes américains. On distingue des Indiens nord-américains, des Peaux-Rouges proprement dits, les tribus qui habitent à
Oie Religion des mittleren America, 1899. — Sur le Pérou : R.-B. Brehm, Vas Inkareich, 1887. — [Comme ouvrage récent, on pourra lire E.-J. Payne, History ofthe New-World called America, 2 vol., 1899; De Roo, History of America before Columbus, 2 vol., 1900]. Les sources consistent en textes indigènes et en vieilles relations espagnoles; elles ont été recueillies par Kinsborough, Antiquities of Mexico (1831-1848), dans l'important recueil français de Ternaux-Compans à partir de 1837, et dans plusieurs publications de la Hakluyt-Society. Parmi les relations espagnoles, signalons les rapports de Cortez à Charles-Quint et les œuvres de Sahagun et de Bernai Diaz, du xvie siècle (traductions françaises). 1. Ch.-G. Leland, Fusang or the discovery of America by Chinese Buddhist priests in the fiflh cenlury, 1875; Cf. Hervey de Saint-Denys, Mémoire sur le pays connu des anciens Chinois sous le nom de Fou-Sang, 1876. — E. Beauvois, L'Êlysée des Mexicains comparé à celui des Celtes (R. H. R., 1884, n).
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l'ouest des montagnes Rocheuses, depuis la crête jusqu'à la mer et dans le district de l'Orégon. Les principales tribus des Peaux-Rouges sont celles des Atkapascas (Chippeway), des Iroquois, des Algonquins, des Dakotas (Sioux), des Apalaches (Creeks) ; les Natchez, sur le bas Mississipi, touchent de près d'un côté aux Apalaches et de l'autre aux Mexicains. — Au Mexique on peut reconnaître trois couches de populations : une d'indigènes, à laquelle appartenaient entre autres les Chichimèques, puis les Toltèques, les premiers envahisseurs, et enfin les Aztèques. Les Toltèques venaient du nord, mais ils semblent avoir été refoulés vers le sud par les habitants indigènes après avoir été les maîtres pendant quelques siècles ; les Aztèques guerriers, venus également du nord, auraient ensuite conquis le pays. L'Amérique centrale était le domaine de la race maya, à laquelle appartenaient les Quiches. La côte septentrionale de l'Amérique du Sud et les Antilles étaient occupées par les Arawaks et les Caraïbes. C'est surtout sur les Sud-Américains que les renseignements sont insuffisants. Nous distinguons les tribus brésiliennes [Tupi, Guarani, Botocudos), les Abipons et les Indiens des Pampas, les Araucans, les Patagons (Tehuelches) et les Fuéjiens. Le long de la côte occidentale une bande de terre assez étroite était habitée par des peuples de civilisation avancée; au nord (aujourd'hui Nouvelle-Grenade) étaient établis les Chibchas ou Muiscas, plus au sud Mûrissait la civilisation péruvienne, localisée à l'origine sur les bords du lac Titicaca; plus tard la tribu des Incas, de la région de Cuzco, était devenue prépondérante. Les Incas appartenaient au peuple des Quichuas (Kechua), auxquels sont alliés les Aymaras. Les caractères ethniques des Américains rappellent beaucoup ceux des Malais. L'Américain n'est pas communicatif ; son maintien est grave et digne; il est patient et dur à la douleur, taciturne et rusé, brave, perfide, cruel, vindicatif; il est lent à comprendre les choses nouvelles et ne sait pas s'adapter. Il est méditatif et rêveur, et sa vie intérieure est plus riche que celle de la plupart des races inférieures, même des nègres, qui ne le surpassent qu'en civilisation matérielle. Les particularités des civilisations américaines tiennent étroitement, d'une part, à ces traits de caractère, et de l'autre à l'absence presque complète de plantes cultivées et d'animaux domestiques. L'Américain est un chasseur, un pêcheur, un guerrier; ce n'est pas un agriculteur ou un berger. C'est un fait remarquable que dans cette partie du monde l'étage moyen de la civilisation manque totalement : les Américains sont ou bien des sauvages, ou bien des peuples de civilisation avancée, à la vérité bien près encore de la barbarie. Le Pérou, l'Amérique centrale, Yucatan et Honduras en particulier, le Mexique ont été les sièges d'une ancienne civilisation ; les tumulus des bords du Mississipi et de l'Ohio sont également les témoins d'une civilisation préhistorique. Tout autour, les autres tribus vivent à l'état sauvage. Les PeauxRouges guerriers, les Caraïbes pirates, que les habitants des Antilles appelèrent Cannibales, sont d'un degré au-dessus des Brésiliens indigènes ou des Fuéjiens.
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Passons aux religions primitives. Une simple mention suffît pour celle des Groenlandais et des Esquimaux (Innuit, les hommes); ils se sont pour la plupart convertis au christianisme depuis le siècle dernier. Leur religion primitive n'offre rien de particulièrement remarquable : ils croient aux esprits des éléments, à une existence d'outre-tombe, à la magie. Le sorcier, angekok, possède une grande influence. Le totémisme des Peaux-Rouges a plus d'intérêt. On a signalé, dans ces dernières années, du totémisme un peu partout, en Australie, en Polynésie, chez les Sémites et ailleurs encore ; mais le mot vient des langues de l'Amérique du Nord, et c'est là qu'on a d'abord remarqué la chose Le totem n'est pas un objet isolé comme le fétiche, mais une catégorie d'objets, le plus souvent une espèce animale, souvent aussi une espèce végétale. Le totem n'est pas seulement objet de culte; la peuplade, le clan, ou l'individu appartiennent absolument à leur totem et s'identifient matériellement avec lui. L'animal qui est totem passe pour être l'aïeul du clan qui éprouve devant lui une sorte de révérence religieuse, n'ose pas le tuer, prend son nom et affirme, par l'habillement ou les ornements que portent ses membres, la dépendance où il se trouve à son égard : on porte la peau ou les plumes de l'animal totem, on danse la danse mimique du totem, bref, dans une infinité de cérémonies, à la naissance, à la puberté, lors d'une consécration, au mariage, on prend soin de marquer cette identité. Tel est le côté religieux du totémisme ; il comporte bien entendu toutes sortes de tabous, et en particulier des prohibitions alimentaires. Le totémisme en outre détermine l'organisation du clan; il va de pair, en général, avec l'exogamie et le matriarchat. Ce n'est pas ici la famille patriarcale qui est L'unité sociale, mais le clan, dont l'unité repose à son tour sur le totem. Le totémisme mis à part, la religion des Peaux-Rouges est un culte des esprits. Les esprits, manitous, ont peu d'individualité, ils paraissent le plus souvent être en relation avec les phénomènes naturels. Le manitou le plus élevé est désigné sous le nom de « Grand Esprit», et on exploite souvent cette notion pour prêter aux Peaux-Rouges une religion presque monothéiste. C'est tout à fait inexact: quelque puissance que les adorateurs du « Grand Esprit » lui attribuent, il n'en appartient pas moins à une religion inférieure. En général il est représenté sous la forme d'un animal; comme il n'a que peu d'individualité, il réunit en lui à peu près
1. J.-G. Frazer, Totemism, 1887, d'abord paru sous forme d'article de l'Enc. Br., traduction française (Dirr-van Gennep, 1898). * Voir aussi L. Marinier, La place du totémisme dans l'évolution religieuse, clans la Revue de l'histoire des Religions, t. XXXVI et XXXVII; — S. Reinach, Le totémisme animal (Revue Scientifique, 1900, p. 449-457) et Les survivances du totémisme animal (Revue Celtique, 1900). La publication des Native Tribes of central Auslralia de Spencer et Gillen a provoqué la publication d'une série de travaux sur le totémisme : J.-G. Frazer, The origin of totemism (Fortnightly Review, 1899, p. 648-666, 835-853) et Observations on Central-australian totemism (Journal of Anlhrop. Inst, N. S. I, p. 281 sqq.); — E.-S. Hartland, Totemism and some récent discoveries, dans Folk-lore, XI, p. 52; — F.-B. Jevons, The place of totemism in the évolution of religion, dans Follc-Lore, X, p. 369-383; — E. Durkheim, Sur le totémisme, dans l'Année Sociologique, t. V (1902).
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tous les attributs de la divinité que conçoit le sauvage ; il est en relations aussi bien avec les phénomènes naturels qu'avec l'âme des ancêtres, et son culte ne s'élève guère au-dessus de la magie. Quelquefois le Grand Esprit a forme humaine, et alors on lui prête des mythes variés. Manabozho, le vent d'ouest, est le héros d'un cycle mythique et épique; ses aventures remplissent toute une littérature populaire qui vit encore, Schoolcraft l'a recueillie, et c'est là que Longfellow a pris le sujet de Hiaivalha. Une idée singulière, qu'on ne trouve pas seulement d'ailleurs chez les Peaux-Rouges, est celle qui donne au Grand Esprit une mère ou une grand'mère. J.-G. Miiller veut y voir la notion d'un destin supérieur aux esprits. Les sacrifices humains et l'anthropophagie ont été usités sur tout le continent. Le tabac fournit la matière d'un véritable sacrifice, notamment chez les Peaux-Rouges; fumer le calumet de paix est un acte religieux. Les bains de vapeur sont souvent employés pour provoquer l'exaltation religieuse; des potions purgatives et vomitives servent dans les purifications. — On constate en Amérique, même chez les sauvages, un développement remarquable des représentations religieuses; il est relativement très supérieur à l'ensemble de la civilisation. Les mythes connus sont surtout des mythes de la création, du déluge et de l'origine de la civilisation; leur forme varie beaucoup, mais le fond est presque toujours semblable. Le Grand Esprit est créateur. La création du monde est représentée de façons différentes, mais elle ne va jamais sans luttes et sans catastrophes ; l'élément ennemi auquel il faut arracher le monde est l'eau ; le déluge appartient ici entièrement aux mythes cosmogoniques. A côté des mythes de la création du monde, il y en a sur l'origine des hommes : l'homme est né des arbres, ou bien il est sorti des cavernes; au début, il vivait d'une vie pénible et quasi animale, mais un dieu ou un héros civilisateur l'initia à une vie supérieure. Les peuples civilisés de l'Amérique montrent dans leurs idées et leurs coutumes tant d'analogies avec les sauvages du même continent qu'on y voit souvent la preuve irréfutable du caractère autochtone de leur civilisation. Quand nous parlons de civilisation, au sens restreint du mot, nous pensons bien entendu aux populations agricoles du Mexique, de l'Amérique centrale, de la Nouvelle-Grenade (les Muiscas ou Chibchas) et du Pérou, sans oublier d'ailleurs les vestiges de civilisation de la vallée du Mississipi et de l'Ohio. La civilisation de l'Amérique centrale est étroitement alliée à celle du Mexique ; celle du Pérou est au contraire complètement indépendante. Si l'on cherche pour l'architecture, l'organisation sociale, les religions du Mexique et du Pérou des ressemblances avec celles de l'ancien monde, c'est surtout dans les civilisations assyrienne et égyptienne qu'on trouve des termes de comparaison. Au Mexique, des princes puissants bâtirent des temples et des palais, des tombeaux et des pyramides. Le calendrier mexicain, réglé sur l'année solaire, prouve une civilisation avancée. Mais si l'on admet avec Tylor que la fixation de la tradition par l'écriture constitue la ligne de démarcation entre les peuples
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barbares et les peuples civilisés, il faut reconnaître que le Pérou n'atteint pas encore et que le Mexique ne touche qu'à peine aux étages supérieurs ; et cependant, sur beaucoup de points, les Mexicains avaient une culture avancée. Au Pérou, où les enfants du sang royal recevaient dans des écoles une éducation soignée, les sages, qui leur enseignaient les sciences nécessaires à des prêtres et des rois, leur racontaient probablement les gestes de leurs ancêtres, mais toute cette histoire nationale n'était conservée que par la tradition orale, et, pour venir en aide au souvenir, on n'avait que les Quipous, sortes de cordelettes aide-mémoire, portant des nœuds de différentes couleurs. Il est à peine besoin de dire que l'interprétation de ces Quipous était peu sûre, et arbitraire. Ce n'est que plus tard, après la conquête, qu'un homme, qui descendait des Incas par sa mère, recueillit les traditions péruviennes et les publia avec des commentaires espagnols; il s'appelait Garcilasso de la Vega (son ouvrage parut de 1609 à 1617). — Les choses se passèrent un peu autrement au Mexique. Les traditions historiques et sacrées y étaient conservées par écrit, s'il est permis d'appeler écriture un système confus et irrégulier d'hiéroglyphes, dessinés ou peints, simples aide-mémoire pour ainsi dire, qui rappelle encore les dessins grossiers des Peaux-Rouges. Il y avait cependant des documents innombrables rédigés en cette écriture, mais la fatalité les a poursuivis. Le zèle fanatique des premiers missionnaires en a détruit un grand nombre, d'autres se sont perdus plus tard, beaucoup cependant sont entrés dans les musées et ont été publiés par Kingsborough dans son recueil. Mais on n'est pas encore arrivé à déchiffrer ces hiéroglyphes; le descendant des rois de Tezcuco, Ixtlilxochitl, qui en tira son histoire des Chichimèques, ne les comprenait que difficilement et avec l'aide d'autres documents. Outre cet ouvrage, le Mexique nous a donné le Codex Chimalpôpoca, le Guatemala le Codex Cakchiquil et l'Amérique centrale le Popol Vuh ou livre populaire, recueil de traditions locales composé par un indigène au moment où le souvenir menaçait de se perdre. Ce dernier ouvrage a été traduit par Brasseur de Bourbourg. Tous ces livres ont été écrits après la conquête par des indigènes, en langue américaine, mais en caractères latins. Les Mexicains avaient un grand nombre de divinités : d'une part des dieux domestiques, dieux inférieurs [Tepiloton) et, de l'autre, des dieux de la nature,Tlaloc, dieu de la pluie (quelquefois au pluriel), Centeotl, déesse de la terre, etc. Mais les trois dieux principaux étaient Quetzalcoatl, Telzcatlipoca et Huitzilopoclitli (VUzlipulzli). Le premier avait pour symbole le serpent ailé, le deuxième, le miroir, le troisième, le colibri; c'était précisément ce que signifiaient respectivement les noms de ces divinités. Bien que ces dieux eussent dans leurs temples des idoles à forme humaine, ils étaient souvent figurés par les symboles indiqués ci-dessus ou par d'autres encore. Le symbole du serpent et celui de la croix sont ceux qui se trouvent le plus fréquemment au Mexique et aussi dans l'Amérique centrale, dont les' dieux principaux, Goucoumatz et Volan, semblent avoir la même origine que le dieu mexicain Quetzalcoatl. Le symbole de la
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croix, qui étonna si fort les Espagnols, est généralement attribué aujourd'hui au dieu du vent. Mais les attributions des dieux et leurs domaines naturels sont encore bien difficiles à déterminer. Quetzalcoatl est le dieu particulier des Toltèques, le représentant de leur civilisation; sa figure et ses aventures prêtent à l'interprétation evhémériste : les légendes sur son règne à Tula, d'où il fut chassé par les intrigues de Tetzcatlipoca, et à Cholula, les récits de ses courses vagabondes font l'effet d'avoir pour base les aventures d'un prince d'ici-bas. D'autre part on ne peut méconnaître son caractère divin. C'est le dieu de la civilisation qui a le premier moralisé les hommes. C'est un dieu doux qui déteste les sacrifices humains, une vénérable figure de prophète; il enseigne la vie ascétique. L'idée de son règne s'associe à celle d'un âge d'or; une paix profonde régnait alors, la prospérité était universelle et la fertilité du sol incroyable. Mais, depuis, le dieu avait disparu, soit qu' il dormît à Tula ou à Cholula, où il attendait le réveil, soit qu'il fût allé au delà des mers, pour en revenir un jour. Les Mexicains crurent d'abord, à l'arrivée des Espagnols, que c'était le retour de Quetzalcoatl ; les prêtres de ce dieu étaient donc favorables aux conquérants et ne prirent point part au complot de Cholula, tandis que les prêtres des dieux aztèques prêchaient une guerre d'extermination. — Les mythes de Tetzcatlipoca sont bien moins développés; son culte est cependant plus important et c'est à lui surtout que s'adressent les prières. Il est le créateur du monde et la plupart des mythes cosmogoniques se rapportent à lui; il est le dieu sévère qui scrute les secrets, épie les actes et les désirs des hommes. — Huitzilopoclitli était le dieu principal des Aztèques; dans le mythe de l'année, il est celui qui meurt et qui ressuscite ; il est encore le dieu de la guerre, il a fondé au cours de ses voyages le peuple des Aztèques et les a aidés à conquérir le pays. C'est à lui particulièrement que s'adressent les sacrifices humains ; mais il y en a également pour Tetzcatlipoca et même pour Quetzalcoatl, bien que le culte de ce dernier n'en comportât pas à l'origine. — La tentation est grande de faire de l'histoire avec les récits de voyages qui tiennent tant de place dans les mythes de Quetzalcoatl et de Huitzilopoclitli. En tout cas on ne peut nier qu'ils ne reflètent un peu d'histoire et d'ethnographie, mais ce peu est bien difficile à distinguer. Le culte était organisé minutieusement au Mexique. Il y avait de grandes constructions (Teocalli), des autels immenses qui affectaient généralement la forme d'escaliers pyramidaux au sommet desquels s'élevaient de petites chapelles contenant les images des dieux. Quetzalcoatl avait des temples proprement dits, en forme de coupole. Des idoles magnifiques représentaient les dieux. Des fêtes innombrables, la plupart annuelles, soit fixes, soit mobiles, formaient le calendrier religieux. La pyramide de têtes que les Espagnols virent à l'entrée du temple de Mexico attestait la fréquence des sacrifices humains. On connaît plusieurs cérémonies communielles. où le fidèle s'identifiait avec la divinité : au moment de la fête d'hiver on faisait une figure en pâte de Huitzilopoclitli ; le dieu était mis à mort en effigie, puis la figure partagée et mangée par les communiants.
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Pour les sacrifices humains on ne se servait pas seulement de captifs, mais aussi de jeunes gens nobles, choisis un an à l'avance, qui représentaient le dieu. [C'est un cas typique de sacrifice du dieu]. — La religion dans son ensemble avait un caractère cruel, les dieux jouissaient des tom> ments des victimes. On y constate d'autre part une forte tendance ascétique, dont témoigne l'existence de nombreux couvents de religieux et de religieuses. Le ton de quelques prières contraste avec ces côtés durs de la religion ; il est vrai qu'on peut en partie l'attribuer à l'auteur espagnol Sahagun, qui les rapporte. Il faut mentionner le système de chronologie très compliqué des Mexicains. Les intercalations que rendait nécessaires l'usage de l'année solaire de trois cent soixante-cinq jours avaient amené la détermination d'un cycle de cinquante-deux ans dont on fêtait le commencement par des cérémonies religieuses Mais les Mexicains connaissaient des périodes cosmiques plus longues encore qui embrassaient plusieurs milliers d'années, périodes marquées, dans la mythologie, par des catastrophes universelles. Ces âges du monde étaient au nombre de cinq. L'âge où vécurent les géants s'était terminé par une famine ou un tremblement de terre ; à la fin de la période suivante le monde avait été détruit par le feu ; des ouragans avaient mis fin à l'âge de l'air. Le quatrième âge avait été celui de l'eau et s'était terminé par le déluge universel. Au moment de la conquête, les Mexicains en étaient arrivés à la cinquième période. Mais il faut se demander, ici aussi, si ce ne sont pas les Espagnols qui ont systématisé certaines de ces idées. Dans l'histoire des religions mexicaines nous rencontrons une grande figure qu'il convient de mettre à part : c'est celle du prince de Tezcuco, Nezahualcoyotl, qui vivait au xv° siècle. Privé de son héritage, longtemps fugitif et proscrit, il finit par monter sur le trône paternel ; il eut un règne particulièrement sage et heureux; ce fut une sorte de réformateur religieux; il éleva un téocalli au Dieu invisible du monde, où aucune image ne représentait la divinité et où l'on n'offrait pas de sacrifices sanglants. La civilisation et la religion du Pérou sont au même niveau que celles du Mexique, mais affectent des formes tout à fait différentes. Le culte du soleil était prépondérant. Les enfants du soleil, Manco Capac et Marna Oello, avaient les premiers apporté la civilisation aux hommes ; ils étaient les aïeux de la race des Incas. Un certain nombre de filles des familles princières étaient consacrées au soleil et vivaient dans une réclusion claustrale. Outre le soleil, les Péruviens adoraient plusieurs autres dieux, Viracocha, Pachacamac (peut-être un dieu de l'eau et un dieu du feu), et de nombreux esprits (ffuacas). Le culte était aussi régulièrement organisé qu'au Mexique, mais bien moins sanglant. Une différence capitale est à noter dans la condition religieuse des princes. Tandis qu'au Mexique le prince de telle ou telle province n'était que le premier entre
1. Voir la critique des opinions courantes sur le calendrier mexicain dans B.-J. Payne, Histonj of the New-World, t. II.
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plusieurs autres seigneurs, qui dépendaient plus ou moins de lui, l'Inca au Pérou, le fils du soleil possédait une puissance absolue, temporelle et spirituelle; il était lui-même considéré et honoré comme un dieu. Il semble qu'il y ait eu des gens éclairés parmi ces Incas; quelques-uns même paraissent s'être élevés jusqu'à un certain rationalisme ; Tupac Yupangui (au xve siècle) aurait, paraît-il, déclaré que le soleil suivait toujours la même course; il en résultait qu'il n'était pas vraiment libre, et qu'au dessus de « notre père le soleil » il devait y avoir une puissance plus élevée qui pouvait le.forcer à suivre ainsi une route déterminée. On nous dit qu'il y eut au Pérou quelques philosophes comme lui, mais leurs opinions n'eurent point d'influence sur la religion et sur l'organisation théocratique de l'Etat. § S. Les Peuples du Pacifique
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Géographiquement, on peut partager en cinq groupes les îles du grand océan : l'archipel indien ou malais ; au nord-est, la Micronésie (Mariannes et Carolines, archipels Marshall et Gilbert) ; au centre, la Mélanésie, qui comprend la Nouvelle-Guinée, les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Calé1. BIBLIOGRAPHIE. — Voir, pour la bibliographie antérieure à 1S70, Waitz-Gerland, V et VI; ces volumes, presque entièrement de Gerland, sont plus importants pour l'ethnographie que les précédents, écrits par Waitz, qui est plutôt un anthropologue. — Sur les Polynésiens en général, voir De Quatrefages, Les Polynésiens et leurs migrations, 1866; — A. Fornander, An aceount of the polynesian race, ils origin and migrations, 2 vol., 1880 (ses hypothèses sont très risquées). On trouve généralement de bons renseignements dans AV. Mariner (Tonga), W. Ellis (Sandwich et Tahiti), Turner (Samoa), John White et Shortland (Nouvelle-Zélande), etc. — R.-N. Cust nous a fourni une classification des langues (traduc. franç.), 1887-1888. — Pour la religion, les livres suivants sont à consulter : G. Grey, Polynesian mythology and ancient traditional history of the New-Zealand race, 1853 ; — G. Schirren, Die Wandersagen der Neuseelànder und der Mauimythus, 1856 ; — W. Gill, Myths and songs from the south Pacific, with préface by M. Miiller, 1876; — R.-H. Godrington, The Melanesians, 1891; — [Graf Joachim Pfeil, S Indien und Beobachlungen aus der Siidsee, 1899 ; — Th. Achelis, der Gott Tane, ein Kapitel aus der polynesischen Mythologie, 1897. Ne pas oublier le Journal of the Polynesian Society.] [Pour l'Australie, il suffit de citer ici l'ouvrage capital de Spencer et Gillen, Native tribes of central Australia, 1899, qui est le point de départ d'une série d'études nouvelles de Frazer, Lang, Durkheim, etc.; — J. Mathew, Eaglehawk and Crow, 1899; — H. Ling-Roth, The Aborigines of Tasmania, 1899]. Pour l'archipel malais la bibliographie est bien plus considérable. Les anciens livres anglais de Crawfurd, 1820, et de Raffles, 1817, surtout pour Java, ont encore de la valeur. Pour Java, il faut recommander P.-J. Veth, Java, 3 vol., 1875-1882, 2° éd. 1897; pour Bornéo, P.-J. Veth également, Borneos wester afdeeling,2 vol., 1834-1856; — H. Ling Roth, The natives of Sarawak and British North Bornéo, 1896; pour Sumatra, le recueil intitulé Midden-Sumatra, 4 vol., 1880-1884, où sont enregistrés les résultats de l'expédition hollandaise; pour les Moluques, J.-R.-F. Riedel, De Sluik-en Kroesharige rassen tusschen Selebes en Papua, 1886; on trouvera des renseignements sur les Alfoures du nord de Célèbes (Minahassa) dans des récits de missionnaires; sur les habitants du sud de l'ile (Macassars et Bugis) dans plusieurs travaux de B.-F. Mattlres. Sur les Toradja du centre, A.-C. Kruijt et le Dr N. Adriani publient actuellement des études intéressantes; sur les Philippines consulter Blumentritt, Der Ahnenkultus der Philippinen und ihre religiose Anschauungen, 1882; sur les Malais des Détroits, voir, entre autres, Skeat, Malay, Magic 1899. Les Verhandelingen et la Tijdschrifl de la Bata-
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donie et quelques autres îles; au sud, l'Australie (Nouvelle-Hollande) avec la Tasmanie; à l'est, les innombrables archipels polynésiens. On peut y distinguer trois races. La première est la race australienne, qui occupe la Nouvelle-Hollande et la Tasmanie; la seconde, la race papoue, qui se montre à l'état le plus pur dans la Nouvelle-Guinée. On a voulu réunir ces deux races brunes en une seule, mais la différence est vraiment trop grande entre les Papous aux cheveux crépus et les Australiens aux cheveux lisses. Du sang polynésien et malais s'est mélangé à celui des Papous en Mélanésie et en Micronésie; il en est de môme aux Philippines, aux Moluques, etc. ; les survivants de la race foncée (Negritos), refoulés par les immigrants malais de la côte, vivent à l'intérieur et sur les montagnes. Les Papous doivent à l'origine avoir occupé tout l'archipel malais; ils se seraient retirés devant l'invasion malaise. Mais la race qui domine dans tous les archipels est la race malayo-polynésienne, d'origine asiatique et venant probablement de la presqu'île de Malacca. Les Australiens sont au degré le plus bas de la civilisation. Gerland, cependant, croit trouver dans leur état présent des vestiges d'un passé meilleur. En tous cas c'est une des races qui paraissent avoir le moins de vitalité. Selon toute apparence ils sont en train de disparaître. Par leurs idées religieuses et leurs cérémonies, ils ressemblent aux autres races inférieures. Ils croient aux esprits et aux revenants, et leurs rites se distinguent à peine de la magie. L'idée de la survie de l'âme les préoccupe particulièrement; ils croient que les blancs sont des ressuscités. Les autres races océaniennes ont dans l'ensemble de leurs idées et de leurs usages beaucoup de points communs; elles se différencient cependant les unes des autres par un nombre suffisant de traits caractéristiques. Le Papou est vif et passionné, irritable et bruyant; le Malais est renfermé, son maintien est mesuré, mais il est avide de sang et cruel. Le Polynésien se tient à peu près à égale distance de ces deux extrêmes. Toutefois entre les Malais et les Polynésiens la ressemblance est très frappante. Nulle part le cannibalisme n'est plus répandu qu'en Océanie, bien que le christianisme et l'islamisme l'aient aujourd'hui considérablement diminué. Un des traits les plus remarquables du Malais et du Polynésien est l'importance considérable qu'ils attachent aux cérémonies de politesse, aux convenances, à l'étiquette sociale. Souvent une langue spéciale est réservée aux relations avec certaines catégories de personnages. Nous devons à Codrington un tableau détaillé des langues, des croyances
viaasch Genoolschap, fondée en 1778, contiennent aussi beaucoup de choses intéres santés pour l'ethnographie et l'histoire des religions; consulter également les Bijdragen lot de Taal, Land-en Volkenlcunde van Nederl.-Indie (depuis 1853); Indische Gids (depuis 1879). On trouvera dans ces revues des études importantes de P.-A. Tiele sur les Européens dans l'archipel malais, de C. Snouck-IIurgronje sur l'Islamisme, et surtout de 6.-A. Wilken, notamment Het animisme bij den volken van den indischen Archipel (Ind. Gids, 1884-1885) ; il a traité encore du mariage, de l'héritage et touché enfin à une bonne partie des coutumes de ces populations. Après la mort de Wilken, C.-M. Pleyte a publié son livre, Handleiding voor de volkenlcunde van Nederlandsch-Indië, 1893.
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et du folklore mélanésiens. Le trait dominant c'est la notion du mana. Ce mot désigne toute espèce de puissance ou de faculté qui distingue du commun certaines choses ou certaines personnes, pendant un temps indéfini ou limité. La pierre dont on attend quelque chose est mana, le mot magique est mana, l'esprit d'un mort resté puissant est mana. Nous trouvons en Mélanésie des sociétés secrètes, des cérémonies corporatives et des tabous. Les légendes rapportées contiennent des éléments polynésiens, épisodes ou même noms empruntés. La religion polynésienne concorde, en bien dos points, avec toutes les autres religions connues de sauvages et de barbares. Ici comme ailleurs dominent l'animisme et le culte de la nature, la magie et toute espèce de superstitions. Il y a des divinités nombreuses : elles se nomment Atoua; les esprits, aussi bien les esprits protecteurs en général que les âmes des morts, se nomment Tiki. Remarquable est le prodigieux développement de la mythologie; elle ne manque même pas de poésie, comme on peut s'en convaincre par les recueils de Grey et de Gill. Le dieu principal, dans toute la Polynésie, est Tangaloa {Tangaroa, Taaroa), représenté surtout comme dieu du ciel et de la mer. Il est le créateur. Sur la manière dont le monde a été créé, les mythes varient. On retrouve ici l'oiseau et l'œuf cosmogonique, le monde étant considéré comme la coquille de l'œuf ou le corps de Tangaroa ; tantôt on suppose une série d'essais manques; tantôt la terre est pêchée dans l'océan par le dieu. Souvent il est question d'une parenté originelle entre les hommes et les dieux, les hommes étant des êtres célestes qui se seraient égarés loin des demeures divines. La cosmogonie de la Nouvelle-Zélande comprend un mythe particulier, celui de la séparation de Papa et de Rangi (le ciel et la terre), détachés l'un de l'autre parleurs enfants. Chez les Maoris le principal personnage de la mythologie est Maui, qui du reste est souvent mentionné en Polynésie, sans qu'il nous soit possible de bien distinguer sa nature et ses fonctions de celles de Tangaroa. On voit généralement dans Maui un dieu solaire; plusieurs de ses mythes le montrent voyageant et mourant; il est encore le pêcheur du monde et le voleur du feu ; il lui arrive même de saisir le soleil; tout cela convient à un dieu solaire. Mais en somme les mythes qui le concernent se sont beaucoup développés sous forme de contes. Il figure encore dans les légendes de migrations; dans ce cas, il est le premier homme ou le héros civilisateur. Dans ces légendes de migrations sont sans doute mêlés des souvenirs historiques et des éléments mythiques; Schirren a tort de nier l'existence des premiers et de tout expliquer par des mythes solaires ou infernaux. — La représentation d'un séjour céleste des dieux et d'un royaume souterrain des morts (Po, Poulolou) est assez développée chez les Polynésiens ; mais la délimitation reste vague. En somme, malgré l'abondance relative de nos renseignements, nous ne sommes pas en état d'esquisser une histoire de la religion polynésienne. Gerland l'a cependant essayé; il distingue trois étapes successives : la crainte créa d'abord la croyance au Tiki, esprit
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protecteur conçu sous la forme d'un animal; au deuxième stade, la contemplation de la nature fit naître les figures des grands dieux; en troisième lieu ceux-ci disparaissent presque pour faire place aux âmes et aux démons. Cette hypothèse, improbable en elle-même, est d'ailleurs insuffisamment étayée de faits. Parmi les pratiques religieuses, il faut citer en première ligne le tatouage ; nulle part il n'est aussi développé qu'en Polynésie. L'opération commençait à l'âge de la puberté, mais souvent on continuait pendant des années à inciser de nouveaux dessins, principalement sur les reins et le ventre. Les hommes surtout étaient tatoués; les femmes l'étaient moins; les esclaves ne l'étaient jamais ; les étrangers étaient tantôt forcés de subir l'opération, tantôt, par contre, ne pouvaient se faire tatouer à aucun prix. Le tatouage avait certainement une signification religieuse; il était pratiqué par les prêtres qui opéraient en chantant des chants religieux, et l'on en faisait remonter l'établissement aux dieux. Des différentes explications proposées c'est celle de Gerland qui est généralement acceptée : « On peignait sur soi le signe du Dieu auquel on appartenait, comme individu ou comme membre d'une tribu; on s'ornait peut-être aussi de la marque de deux divinités, l'esprit protecteur et le dieu tribal. » Comprise de cette façon, la pratique du tatouage se rattache étroitement au totémisme, d'autant que les dessins tatoués représentent souvent des animaux, serpents, lézards, poissons, oiseaux, etc. A côté du tatouage, la circoncision était, chez les Polynésiens, une pratique religieuse. Le développement de la loi du labou est caractéristique, et concorde avec le respect des distinctions sociales et l'organisation aristocratique de la race. Les personnes, choses, circonstances et phénomènes étaient partagés en tabous, c'est-à-dire divins ou interdits, et en noas, c'est-àdire accessibles, permis au profane; il y avait des tabous généraux et des tabous particuliers, des tabous permanents et d'autres temporaires. Tout ce qui se rapportait au culte était tabou, tabous aussi les princes et les nobles; les femmes ne l'étaient que par exception et en certaines circonstances. Le fait d'être tabou était une protection et un privilège, mais imposait également toutes sortes de limitations. Le mot lui-même doit signifier a ce qui est exactement déterminé, défendu ». On prononçait et on levait le tabou avec accompagnement de cérémonies religieuses. Dans la levée des tabous l'eau jouait un rôle capital. — La société des Areoi, originaire de Tahiti et qui s'était propagée de là dans les autres îles, était particulièrement taboue. Cette corporation faisait remonter son origine mythique au dieu Oro, et se prétendait divine. On n'y était admis qu'après un noviciat et après avoir passé par une infinité de cérémonies; ces cérémonies étaient à sept degrés et chacun d'eux se distinguait par un tatouage différent. Les sociétaires des grades inférieurs étaient chargés d'exécuter les danses et les représentations, spectacles qu'ils promenaient d'île en île et qui figuraient des épisodes tirés de l'histoire des dieux. Ils étaient fort débauchés. Un tabou sévère ordonnait la mort de tous les enfants nés des femmes qui avaient eu commerce avec des Areoi.
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Si l'on passe de la Polynésie à l'archipel malais, on se trouve en présence d'un état religieux beaucoup plus compliqué. Non seulement la population est un mélange d'immigrants malais et d'autochthones ; mais elle a déjà subi l'influence de peuples civilisés. Bien qu'il soit impossible de déterminer l'époque des premières relations entre l'Hindoustan et l'archipel, on peut les placer au plus tard vers les premiers siècles de notre ère. La civilisation hindoue s'est surtout répandue sur Java, Madoura et Bali. A Java, la littérature indigène en langue kawi est née de la littérature hindoue; d'innombrables idoles, des monuments symboliques (Linga, phallus) et surtout de grands édifices comme le temple Boroboudour témoignent de l'influence de l'Inde et du bouddhisme. Au xve siècle l'islamisme commença la conquête de l'île, dont il est encore la religion nationale. L'islamisme est très répandu dans tout l'archipel ; son centre est la colonie des pèlerins de la Mecque, dont Snouck-Hurgronje a décrit la vie dans son livre sur la Mecque. A côté des mahométans et de la population chrétienne indigène, qui n'est pas encore nombreuse après plusieurs siècles de domination européenne, subsistent plusieurs tribus païennes : à Sumatra les Battaks, à Bornéo les Dayaks, à Célèbes et dans d'autres îles plusieurs tribus d'Alfoures. Mais chez la population mahométane elle-même on trouve encore, comme chez tous les peuples civilisés, mais en plus forte proportion, des restes de religion primitive. C'est à Wilken que nous devons la plupart de nos documents sur les croyances indigènes ; il les a examinées au point de vue de l'animisme. La croyance aux âmes et aux esprits est ici très largement développée; cependant le culte de la nature ne fait pas défaut et ne se réduit pas plus ici qu'ailleurs à l'animisme. En tout cas, la riche moisson de faits ramassée par Wilken forme une imposante contribution à l'étude du phénomène. Il faut dire que les travaux récents de M. Kruijt modifient sur plusieurs points les conclusions acceptées. — Nous renonçons à décrire les croyances des peuplades de l'archipel en les prenant une à une; nous nous bornons à noter quelques traits caractéristiques. La croyance aux âmes est très développée; chaque homme en a plusieurs, dans son souffle, son cœur, son ombre. Pendant le sommeil l'âme abandonne le corps et prend d'autres formes, par exemple celle d'un oiseau, pour lequel on répand du riz. On croit un peu partout à la lycanthropie; on croit notamment que ceux qui possèdent la ngelmou ou science des paroles magiques (rapal) peuvent se changer en tigres. Les âmes des morts peuvent être dangereuses, par exemple celles des femmes mortes avant la délivrance ou en couches (ponlianak). Les pouvoirs surnaturels, comme la sorcellerie, sont généralement héréditaires. Les fêtes et les cérémonies fort longues qui accompagnent la mort ou l'enterrement ont pour objet d'écarter des morts les influences néfastes et aussi d'expédier l'esprit au pays des âmes. Celui-ci est souvent localisé dans l'île la plus voisine. On offre à l'âme des présents qu'elle doit emporter avec elle, d'autres l'attendent à ses retours sur terre. La croyance aux âmes a été
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étendue aux animaux et aux plantes; l'adoration a suivi naturellement. Parmi les plantes qui reçoivent un culte, le riz vient en tête; à Java et ailleurs, on célèbre, aux semailles, des noces symboliques du riz accompagnées de fêtes et de festins. Les insignes princiers, armes, vêtements, ornements, appartiennent à la catégorie des fétiches et des amulettes (le musulman considère les fétiches païens comme des amulettes) ; on leur attribue une vertu magique. Les vases sacrés des Dayaks sont à mentionner. La coutume de la chasse aux têtes, si répandue chez les Dayaks, les Alfoures, etc., est associée au culte des crânes. Après cet animisme et cette magie viennent le culte de la nature et toute une collection de mythes naturalistes; entre autres le mythe des noces du ciel et de la terre au commencement de la saison des pluies. Les montagnes, l'eau, le soleil et la lune sont des êtres divins. Sur la côte méridionale de l'île de Java on parle d'une déesse de l'océan du sud, Ratou-Kidoul : elle habite au fond des mers un palais merveilleux, elle commande à une armée d'esprits qui hantent les roches de la côte. A côté d'elle se tient le méchant Ni-belorong, un monstre qui dispense les richesses, mais qui les fait payer. Nous pourrions continuer encore et puiser à l'infini dans les croyances et les superstitions, les coutumes et la littérature. On ne peut cependant donner un tableau d'ensemble de ce paganisme trop mélangé d'hindouisme et d'islamisme; les tribus restées pures sont si inférieures qu'il est impossible de décrire leur religion d'une façon systématique. Pour l'étude des contes la moisson est assez riche. On a recueilli ceux des Macassars et des Boughs, des Sanghs et des Battaks. Les légendes des Battaks, que van der Tuuk a le premier fait connaître et qui sont en ce moment étudiées par C.-M. Pleyte, comprennent des mythes et des allégories cosmogoniques originaux. Il est permis de douter qu'on parvienne jamais à comprendre le sens réel de ces histoires et à y distinguer nettement ce qui est indigène de ce qui est emprunté à l'Inde occidentale. Cette observation vaut pour les divinités, comme Batara Gourou, le dieu créateur; son nom déjà porte la marque hindoue. Les renseignements sont donc fragmentaires ; il est vrai que ces fragments sont nombreux et intéressants.
§ 6. — Les Mongols1.
Par le docteur
EDM. BCCKLEY
(de Chicago).
Le nom de Mongol n'appartient en propre qu'à l'une des branches de la • grande race appelée quelquefois a race de la haute Asie ». Peschel range sans hésiter tous les Américains et les Malayo-Polynésiens parmi les
1. BIBLIOGRAPHIE. — L'ouvrage de Waitz ne nous guide pas ici. Les matériaux sont dispersés dans les relations de voyages, les études ethnographiques sur la population de l'empire russe, et différentes revues, etc. W. Radloff, Aus Sibirien, 2° édition, 1893, est la source principale pour l'ethnographie
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peuples mongoloïdes (Mongolenâhnliche) ; Max Mûller y ajoute les peuples dravidiens de l'Hindoustan que la plupart des ethnographes considèrent comme une race à part. Fr. Mùller, par contre, limite étroitement le domaine des Mongols ; il comprend les peuples de la lisière septentrionale de la Sibérie, les Kamtchadales, les Ainos, etc., avec les Esquimaux américains dans la race spéciale des peuples arctiques. Mais, même abstraction faite de ces peuples arctiques, la race mongolique reste la plus nombreuse de toutes, mais aussi celle dont l'unité nous échappe le plus. Sur les migrations préhistoriques des Mongols, leurs relations avec les peuples qu'ils durent refouler ou avec lesquels ils se mélangèrent, nous ne savons que ce que peut fournir l'étude des langues, et c'est peu. Une classification des branches de la race est impossible; nous passerons en revue les principales sans les classer. En première ligne vient la grande famille ouralo-altaïque, que l'on divise en Ougro-Finnois et Turco'-Tartares, en comptant parmi les premiers les Finnois, les Lapons, les Esthoniens et les Livoniens de la Russie septentrionale, les Ostiaques du bassin de l'Ob, et les Samoyèdes qui, très éparpillés, sont répandus depuis l'Altaï jusqu'à la mer Glaciale et à la mer Blanche. Des Turco-Tartares descendent les Turcs (Kirghiz, Abakans, Altaïens, etc.), que l'on rencontre dans la Sibérie méridionale jusqu'au lac Baïkal à l'est. Dans le bassin de la Léna habitent les Yakoutes. En Mongolie se trouvent les Mongols proprement dits, à l'ouest de ces derniers les Kalmouks, les Bouriates autour du lac Baïkal, les Tartares de Minoussinsk à l'ouest des Bouriates, les Toungouses à l'ouest de l'Amour, disséminés sur un territoire immense, enfin les Mandchous au sud des Toungouses. Nous parlerons plus tard des Chinois, des Coréens et des Japonais. Au Tibet et sur les pentes occidentales de l'Himalaya habitent des peuples qu'il faut sans nul doute joindre aux Mongols; en général on considère également comme des Mongols les Thaïs et les Annamites.
et la religion des Turko-Tartares; un extrait de cet ouvrage, Das Schamanenthvm und sein Cultus, 1885, ne traite que de la religion; les Proben der Volkslilteratur der tilrkischen Stàmme Sùd-Sibiriens, 6 vol., 1866-1886, recueillis et traduits par le même auteur, contiennent des chants épiques et des documents importants pour l'histoire de la civilisation, mais peu intéressants pour l'histoire des religions. Il en est de même des lleldensagen der Minussinschen Tartaren, de A. Schiefner, 1859. Les ouvrages de A. Yambéry, Die primitive Cultur des turko-tartarischen Volkes auf Grund sprachlicher Forschungen, 1879, et de C. 'de Harlez, La religion des Tartares orientaux, 1887, sont plus importants. Sur les Finnois, voir A. Castren, Vorlesungen ûber die finnische Mythologie, édition allemande de Schiefner, 1853; —E. Beauvois, La magie chez les Finnois (Ii. H. /}., 18811882); — Abercromby, Magic songs of the Finns (Folklore Quarterly Review, 1890-1896); id., The Pre and Protohistoric Finns, 1898; — J. Smirnov et P. Boyer, Les populations finnoises des bassins de la Volga et de la Kama, 1898 ; — Ch.-J. Billson, The popular poetry of the Finns, 1900; — D. Comparetti, Der Kalewala oder die Poésie der Finnen, 1892 (livre de grande importance, qui traite d'une manière générale de la nature et de l'origine des épopées populaires). Le Kalewala a été traduit en différentes langues : en allemand par A. Schiefner, 1S52, et dans un langage plus poétique par Paul, 1886; en anglais par\V.-J. Kirby, 1888, J.-M. Grawford, 1889; en français par Léouzon-le-Duc, 1867. Pour les remarquables travaux de J. Krohn, voir Z. f. Volkskunde, I, et R. II. R., 1895.
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La race mongole comprend à la fois des nomades (steppes de la Chine septentrionale, de la Sibérie occidentale et forêts du haut plateau) et des agriculteurs civilisés (en Chine et au Japon). Le Mongol est flegmatique, calme et froid. L'individu s'efface devant la famille et l'État. Le Mongol s'est toujours passé de logique; il s'intéresse peu à la métaphysique; c'est à la pratique qu'il applique sa réflexion; son imagination n'est pas très vive, mais par contre son sens de l'histoire est très développé. L'éducation est entièrement littéraire. On n'estime guère l'originalité; l'idéal est dans le passé et la science elle-même est liée à la tradition. Malgré leurs innombrables invasions en Europe, les TurcoTartares n'ont pas exercé d'influence durable sur l'histoire du monde; leur domination n'a jamais été que de courte durée; la civilisation vaincue a toujours repris le dessus, comme en Russie et en Chine. Le sens artistique n'est développé que chez les Chinois et les Japonais. Cependant les épopées des Turco-Tartares et des Finnois, de même que la poésie lyrique des Chinois et des Japonais, sont dignes d'attention. Les Chinois se sont montrés de remarquables faiseurs d'encyclopédies. En religion le Mongol se distingue par son indifférence pour le dogme, mais il accomplit avec soin les rites du culte, qui tend à devenir mécanique. Les grands conquérants mongols du moyen âge étaient tolérants et même éclectiques. Le Chinois ramène ses actes religieux et sociaux à des cérémonies minutieusement réglées par des rituels écrits. Tous les peuples turco-tartares étaient jadis des adeptes du chamanisme, qui n'est plus répandu d'une façon générale que chez les Toungouses. À l'exception des Bouriates du lac Baïkal, les Mongols sont devenus bouddhistes. Les Turcs sont mahométans depuis des siècles. Seuls les habitants des monts Altaï et Sayansk sont restés chamanistes; cependant le bouddhisme et le christianisme ont commencé à se répandre parmi eux. Chez les Mandchous le chamanisme subsiste à côté du confucianisme et du bouddhisme. Radloff, qui a recueilli ses documents surtout chez les Altaïens, prévient ses lecteurs que les renseignements que fournissent les chamanes sont souvent contradictoires. Les Turco-Tartares adorent les puissances ennemies de la lumière et de l'obscurité, les esprits et la terre, ainsi que les esprits locaux et les âmes de leurs aïeux. Dans le ciel le plus élevé réside Tengere Kaira Kan, qui règle le destin de l'univers; dans le seizième ciel habitent d'autres Tengere ou dieux célestes [Tengri, Tonri, Tari, etc., semblent venir de Tcmg\ les Yakoutes emploient encore ce mot pour désigner le ciel visible). Au septième ciel réside le soleil, la mère, et au sixième la lune, le père. Radloff croit que cette attribution de sexes au soleil et à la lune vient simplement du genre que la langue donne aux deux mots, et que cette différence grammaticale n'a donné lieu à aucun développement mythologique. Au troisième ciel habitent les sept Koudai (dieux); avec eux se trouvent les âmes des aïeux, qui servent d'intermédiaires entre les hommes et les dieux. On adore la terre, personnifiée par une compagnie d'esprits bienfaisants, sous le nom de Yœrsou, eau terrestre. Cette compagnie est composée des
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dix-sept Khans (princes) qui gouvernent chacun une des régions du monde. Différentes sortes de puissances malfaisantes habitent les neuf cercles du monde souterrain. Leur maître est le puissant Êrlih-Khan, terrible ennemi de l'humanité. La terreur qu'il inspire le fait respecter et on essaye de se le concilier par des sacrifices. — Chaque homme a deux esprits qui l'accompagnent : un bon et un mauvais; ils restent avec lui pendant sa vie et plus tard à travers les différents cercles souterrains et les différents j ls, — Xout le monde peut entrer en communication avec les divinités c e terrestres, mais les chamanes seuls peuvent offrir le sacrifice aux divinités célestes, ou conduire l'âme du mort dans les demeures souterraines. La fonction de chamane est nécessairement héréditaire, puisqu'elle tient à un état d'épilepsie constitutionnelle : le premier accès montre que le candidat est digne de remplir son emploi. Les ancêtres du chamane lui facilitent d'ailleurs ses visites au monde supérieur et au monde souterrain; c'est eux qu'il conjure d'abord aux sons de son tambourin mystique. Le sacrifice principal est offert à Bai-Ouelgœn, qui habite au seizième ciel et qu'on considère souvent comme le plus puissant des dieux. La victime est un cheval à la robe claire (la robe du cheval sacrifié à Erlik doit être foncée). On accroche à une perche, comme portion consacrée, la peau avec la tête et les pieds qui ne sont pas coupés, mais on mange la chair. Il est défendu de répandre une goutte de sang ou de briser un os. La bête tuée, le chamane raconte à ses auditeurs tremblants comment il est monté aux divers ciels et comment il y a obtenu des réponses à tous les problèmes à résoudre ; le chamane parle avec une force dramatique à laquelle ajoute son état d'extase. A la fin il présente l'offrande. — Pour purifier une cabane souillée par une mort, il faut que le chamane saisisse l'âme du défunt et la fasse descendre au monde souterrain. Cette scène bizarre a produit une grande impression sur Radloff; les innombrables personnifications dramatiques, la forme poétique du discours et la description des lieux que le chamane prétend visiter, rappellent la Divine Comédie. On suspend au plafond de la cabane l'image d'un dieu, dans un cadre de bois ; on accroche à côté la peau d'un lièvre à laquelle des chiffons multi colores sont attachés par un cordon. Le culte du feu, des pierres et des arbres se rencontre souvent. Le bouleau est l'arbre sacré, neuf le nombre sacré, l'orient le point cardinal sacré. On prête serment en buvant communiellement le sang d'un sacrifice; quelquefois aussi chacun des intéressés boit du sang tiré du bras de ses partenaires. La divination se pratique : 1° par l'examen des entrailles, ou les déchirures de l'omoplate rôtie de l'animal sacrifié; 2° par l'interprétation des phénomènes naturels, comme l'ascension de la fumée ; 3° par la combinaison arithmétique de cailloux ou de crottes de mouton ; 4° par les visions extatiques des chamanes. En Sibérie, toutes les peuplades ougro-finnoises et en Russie les Lapons sont encore chamanistes; ils se rapprochent étroitement des Turco-Tartares dont nous venons de parler. En Russie, de toute la famille, si l'on considère en particulier les Fin-
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nois, les Esthoniens et les Livoniens, ce sont les Finnois qui sont les plus remarquables et les plus typiques1. La littérature finnoise est extrêmement riche. Nous la connaissons grâce à E. Lônnrott; il a vécu parmi les Finnois, pendant des années, recueillant les Runes (chansons) de la bouche du peuple; il les a coordonnées, en partie arrangées et mises au point. C'est ainsi qu'il a pu publier le Kalewala, recueil composite (1849), le Kanteletar, collection de poésies lyriques (1840), et plus tard des recueils de proverbes, d'énigmes et de chants magiques. Les mythes des Finnois ne ressemblent guère à ceux des Mongols. Sous leur forme métrique, ils datent de 800 ou 1000 après J.-C. et se formèrent en partie sous l'influence des Scandinaves et des Lithuaniens leurs voisins. Il n'y pas de cosmogonie générale, mais nombre de mythes mentionnent des créations particulières; c'est un œuf d'oiseau, une femme fécondée par le vent, une divinité qui se frotte les mains ou le genou. Les divinités sont des personnifications vagues et pauvres des forces naturelles ; leur développement anthropomorphique est incomplet et leurs qualités indéterminées ; elles ne se groupent point en familles ; elles ne s'associent point autrement. Oukko (le vieillard), le dieu du ciel, occupe le premier rang, simplement parce que sa sphère est la plus élevée; il n'a cependant aucune autorité sur les dieux. Plus tard on lui donna les attributs du Dieu de la Bible. Son épouse se nomme Akka. Maan emœ (mère de la terre) est la déesse de la terre, sans autre nom déterminé. Ahli et Wellamo sont le dieu et la déesse de l'eau, Tapio et Mielikki sont le dieu et la déesse de la forêt, Tuoni et Tuonetar le dieu et la déesse du monde souterrain, Pellerwoinen est le dieu de la campagne. Les divinités du soleil, de la lune, de la Grande-Ourse et des étoiles reçoivent simplement le nom de l'astre qu'elles gouvernent. Youmala (la demeure du tonnerre) était à l'origine le nom d'un dieu du ciel, et devint plus tard le nom générique de toutes les divinités. A côté de ces Youmalas (divinités) qui régnent sur les choses de la nature, il y a aussi des Hallias (esprits libres), qui s'incorporent aux hommes, à des objets naturels ou aux phénomènes. Le plus grand des innombrables esprits malfaisants est Hiisi. L'idée de l'enfer, venue du dehors, fit disparaître la notion antérieure d'une existence continuée. Les Finnois avaient des lieux sacrés, des idoles, des sacrifices et des fêtes ; ces dernières étaient surtout agraires, il y en avait une pourtant qui était consacrée spécialement aux ancêtres. Les chiffres sacrés sont six, sept, huit ou bien un, deux, trois; on les emploie toujours en série. L'homme n'est pas du même sang que les dieux. Le héros se sert pour combattre moins de ses armes que de ses chants magiques, c'est l'ancien chamane qui n'a fait qu'échanger son tambour contre une harpe ; c'est le
1. * La parenté des Finnois et des Mongols n'est pas évidente. Les anthropologues font des Finnois proprement dits une branche de la souche teutonique (cf. Ripley, The races of Europe, p. 341 et suiv., 364, etc.). Sur l'hypothèse de la parenté originelle des langues aryennes et du finnois, voir I. Taylor, The origin of the Aryans, 1890, p. 283, 293 (traduit en français, 1895) ; — Schrader, Sprachvergleichung und Urgeschichte, 1883 (trad. angl., 1890); — S. Reinach, L'origine des Ariens, 1892, p. 96. Naturellement, les Finnois de l'est sont fortement mélangés de Mongols. (H. H.)
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Loitsiya (sorcier), le Tielœijœ (sage) et le Lanlaya (chanteur). Il conjure toujours les esprits dans l'extase, et quand il tombe sans connaissance il devient un haltia et descend au monde souterrain. On a donné du Kalewala d'innombrables interprétations, d'ailleurs très différentes entre elles. Pour D. Comparetti, le Kalewala est l'épopée non des guerres, des peuples ou des chefs, mais seulement des magiciens. Les principaux personnages sont : Waina-moinen, le type du sorcier intellectuel; Ilmarinen, le type du sorcier vulgaire et routinier ; Lemminkainen, le type de l'amant, avec quelques traits de barbarie. Une demande en mariage forme le canevas peu important du poème, les héros y doivent résoudre différentes énigmes. Le rapt du Sampo, objet dont la forme est décrite de plusieurs façons contradictoires et obscures, constitue l'action principale. Le Sampo est le chef-d'œuvre de la magie et possède le pouvoir de créer toutes les autres choses : d'où son nom de Sam-Po, prospérité sociale, richesses.
�CHAPITRE III
LES CHINOIS 1
ED.U. BUCKLEY
Chapitre revu en partie par le Dr
(de Chicago).
7. Littérature sacrée. — 8. Ancienne religion chinoise (Sinisme). — 9. Vie de Confucius. Sa doctrine. — 10. Les Tao-te-King de Lao-tse. — 11. Le Taoïsme. — 12. Les Philosophes.
§'7. — Littérature sacrée2. Les origines du peuple chinois se perdent dans l'obscurité de la préhistoire. Il est certain que les « cent familles » sont venues du nord-ouest, ont occupé d'abord le bassin du fleuve Jaune et ne se sont répandues dans le sud que plus tard ; il est certain, d'autre part, qu'elles appartenaient à la race de la haute Asie (race mongole) : leur civilisation et leur religion portent la marque de cette parenté. On s'est donné beaucoup de mal pour chercher les traces de relations anciennes entre les Chinois et les peuples civilisés de l'Asie occidentale; jadis on cherchait en Égypte; depuis, Terrien
1. BIBLIOGRAPHIE. — H. Cordier, Bibliotheca Sinica. — Organes spéciaux qui n'intéressent que les sinologues : The China Review, Hongkong (depuis 1872); Revue de l'Extrême-Orient (depuis 1882); T'oung Pao (depuis 1892); Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient (depuis 1901). — Sur le pays et ses habitants : J.-F. Davis, The Chinese, 1836 ; — F. von Richthofen, China, 1882 ; — W.-A.-P. Martin, The Chinese, 1881 ; R.-K. Douglas, China, 1S87; — A.-H. Smith, Chinese characteristics, 3° éd., 1894; — Williams, The Middle Kingdom, 2e édit., 1899. 2. H. Cordier passe en revue les traductions anciennes et modernes des livres sacrés dans son bulletin de la R. H. R., 1880, I. — Depuis 1861, J. Legge s'occupe d'une publication qui comprendra sept volumes : The Chinese classics, avec traduction, commentaire, introductions; il a donné trois volumes d'introduction, sans texte chinois : The life and teachings of Confucius; The life and works of Mencius; The She King, or book of ancient chinese poetry. Du même, The Shu King, the religions portions of the Shih King, the Usiao King, S. R. E., III; Yi-king, S. B. E., XVI; Li-Ki, S. R. E., XXVII, XXVIII. Comme traductions il faut encore citer : Vict. von Strauss, Shi-King, 1880, traduction bien réussie même au point de vue poétique (Ruckert avait déjà entrepris ce travail en 1833, mais il dépendait pour le sens d'une traduction latine défectueuse); E. Biot, Le Tcheou-li ou rites des Tcheou, 2 vol., 1831; C. de Harlez, Yi-King, 1886; I-li, 1890.
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de Lacouperie a attiré l'attention sur la Babylonie; il a prétendu que, par l'écriture, la langue et la civilisation, la Chine se rattache à la Mésopotamie. Quoi qu'il en soit, les Chinois apparaissent dans l'histoire avec une organisation sociale, politique et religieuse de civilisés, pratiquent l'agriculture, ont une écriture, mesurent le temps, etc. La légende fait remonter ces découvertes et cette organisation aux plus vieux empereurs du passé. La littérature classique se compose en partie d'écrits antiques, recueillis ou définitivement rédigés par Kong-tse; en partie d'œuvres composées par Kong-tse lui-même ou par son école. Ces dernières sont les cinq King et les quatre Skou, auxquelles on doit ajouter quelques autres livres d'une importance presque aussi grande. Il nous faut caractériser en quelques mots chacun de ces ouvrages. Le premier, peut-être le plus ancien et le plus vénérable, est le Yi-King, le livre des changements. Dans l'incendie des livres il fut épargné à cause de son caractère sacré de livre mantique. Les figures qui forment le noyau du Yi-King sont en tout cas extrêmement anciennes ; on raconte qu'il y eut un dragon qui sortit du fleuve Jaune, et qu'il portait dessinés sur le dos des cercles de couleur claire et de couleur foncée; Fohi aurait tiré de là les figures du Yi-King. Ces figures sont constituées par les combinaisons du trait entier et du trait brisé. On a d'abord les huit combinaisons suivantes :
Les combinaisons de ces huit trigrammes donnent soixante-quatre hexagrammes qui sont la base du texte du Yi-King. Ce texte ne consiste qu'en commentaires de ces 64 figures. Mais ces commentaires sont de**" plusieurs sortes. D'abord chaque hexagramme est accompagné de courtes notices qu'il faut attribuer, paraît-il, au roi Wen et à son fils, le duc des ïsheou, fondateur de la troisième dynastie. Le premier écrivit des remarques sur l'hexagramme pris dans son ensemble, le second sur ses éléments. De longues digressions viennent s'ajouter à ces commentaires; elles n'ont qu'un rapport assez éloigné avec le texte et les figures ; Legge les a transportées comme appendices à la fin de sa traduction. Ces morceaux sont sensiblement plus modernes que les figures et leurs brefs commentaires. Le sens de l'ensemble et celui des parties en est tout à fait obscur. On a essayé de résoudre l'énigme par la mythologie (Me Clatchie) et par la linguistique comparées ; il s'agirait dans ce cas d'un vocabulaire à expliquer par l'acadien (Lacouperie). On suppose aussi que le Yi-King renferme un sens profond revêtu de symboles, une cosmogonie philosophique où domine l'opposition entre le principe masculin et le principe féminin, entre le ciel et la terre, entre Ying et Yang. Mais Legge remarque que ces mots ne se trouvent que dans les digressions ultérieures et que même là ils ne possèdent pas la signification philosophique qu'on leur attribue ; il préfère voir dans le Yi-King de la morale populaire et des jeux de mots, tantôt spirituels, tantôt insipides. En tout cas une chose est sûre : c'est
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qu'on se servait du livre pour la divination et que c'est à cela que le Yi-King doit sa célébrité. Les commentaires comparaient déjà les changements des figures aux changements de la nature et de la destinée humaine. Quant aux règles suivies dans l'interprétation du livre, elles nous resteront toujours mystérieuses. Le grand ouvrage historique, le Shou-King, fut tout spécialement poursuivi lors de l'incendie des livres de l'an 213. Quelques exemplaires seulement furent sauvés grâce surtout au savant Fou-seng et reparurent sous la dynastie Ban; ils étaient sans doute un peu endommagés. Il nous reste 50 livres ou morceaux choisis, que Legge classe en cinq groupes inégaux. Ils traitent de Yao, de Shun, de Ju et des Hia, des Shang, des Tsheou et couvrent une période d'environ 17 siècles, qui s'étend jusqu'au vne siècle avant J.-G. Une bonne partie des questions qui se posent au sujet de ce recueil sont encore à résoudre. On se demande tout d'abord jusqu'à quel point est allé le travail de rédaction de Kong-Tse : a-t-il simplement recueilli les fragments conservés, a-t-il ajouté de son cru? La valeur historique du Shou-King est d'ailleurs sujette à caution. Une simple comparaison avec les annales connues sous le nom de Livres de bambou, qui vont de l'empereur mythique Hoang-Ti à l'année 299 av. J.-C, montre que le Shou-King a grandi les vieux empereurs Yao, Shun et Ju avec une exagération suspecte. Il est vrai qu'après une lecture superficielle le livre donne l'impression de l'authenticité. L'exposition est sobre, des passages entiers semblent reproduire des documents officiels, des manifestes gouvernementaux, etc. Mais si l'on étudie le texte de plus près, la tendance à moraliser saute aux yeux; les discours impériaux, les conseils des ministres ont un caractère nettement didactique ; un des passages principaux expose les principes de l'art de régner (V, 4). L'ensemble est donc bien moins un travail historique qu'un « Miroir des princes ». Il en résulte que l'histoire ellemême est très schématisée. Les vertus du prince font la gloire du pays et du peuple; si le prince s'écarte du droit chemin, il tombe avec sa race; le ciel et la voix du peuple donnent le sceptre à un autre prince, resté fidèle aux principes du droit et de la vérité. C'est de ce point de vue qu'est raconté le passage de la lre à la 2° dynastie et de la 2e à la 3e. Le Shou-King est donc suspect comme source historique, mais excellent pour faire connaître les idées chinoises sur le gouvernement et la religion. Le troisième des livres canoniques est le Shi-King, le livre des chants. Il a eu le même sort que le Shou-King, lors de l'incendie des livres et de la restauration des Han. Il contient plus de 300 chants, choisis par Kong-tse dans un ensemble dix fois plus considérable. Ces chants ne sont pas rythmés, mais ils riment et sont partagés en strophes. Quelques-uns de ces poèmes sont de simples récits, d'autres sont métaphoriques, dans plusieurs de ces compositions la strophe commence régulièrement par une comparaison. Les sujets varient à l'infini; on n'en trouve qu'un ou deux qui soient mythiques. La première partie qui contient presque la moitié des chants est pleine d'éléments populaires : nous y voyons les mœurs, la vie domestique et privée des différentes provinces; beaucoup de petites
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pièces naïves et lyriques sont fort intéressantes. Les deux parties qui sui-" vent nous transportent au milieu des fêtes données à la cour de l'empereur; signalons les panégyriques des fondateurs de la dynastie Tsheou, qui sont au début de la troisième partie. La quatrième portion contient les poèmes chantés aux sacrifices et pour honorer les aïeux ; il y en a environ cinq qui remontent jusqu'à l'époque de la deuxième dynastie. Le quatrième des livres canoniques n'est pas moins important; c'est le Li-Ki. L'histoire du texte est ici un peu différente de celle des autres King, car la rédaction définitive qui nous est parvenue n'a été fixée que sous les Han, à une époque qui correspond à peu près au début de notre ère. Cependant il ne faudrait pas en conclure qu'une grande partie de l'ouvrage ne remonte pas beaucoup plus haut. Et en fait, plusieurs des écrits qui traitent du Li nous présentent un ensemble d'idées et de coutumes qui remontent au moins à la troisième dynastie. Le mot Li veut dire bien des choses; on le traduit par rite et cérémonial, il signifie tout ce qu'il est convenable de faire; il désigne les habitudes et les devoirs sociaux, religieux et domestiques, les règles relatives à la bonne tenue et aux bonnes dispositions d'esprit dont témoignent les manières. Parmi les ouvrages qui traitent ce sujet, il y en a trois à signaler : I-li, Tsheou-li, et Li-Ki. Le I-li traite des devoirs qu'ont à remplir certaines catégories d'employés. Le Tsheou-li parle de l'administration de l'État sous les Tsheou ; toutefois on ne croit plus à l'antiquité de cet ouvrage, qu'on attribuait autrefois au prince de Tsheou. Le Li-Ki se distingue de ces recueils spéciaux et est compté parmi les cinq King parce qu'il détermine les devoirs de tous et spécialement les principes généraux de la bienséance. Cependant ce ne sont pas des décisions dogmatiques qu'il faut chercher dans les 46 divisions de ce recueil; il ne s'y trouve que des règles de maintien sanctionnées par l'habitude et la tradition. Un cinquième livre vient s'ajouter aux quatre premiers, c'est le seul que Kong-tse ait écrit lui-même. Il s'appelle le Tshuntsieou, le printemps et l'automne. Ce sont les annales de la principauté de Lou, patrie de Kongtse, de 722 à 494. C'est une sèche énumération de faits, sans détails et sans critique. Cependant les Chinois l'ont beaucoup vanté et ont prétendu que c'était par ce livre que Kong-tse avait combattu la corruption de son époque. Le Hiao-King, ou livre de la piété, appartient à la littérature classique, bien qu'on ne le compte pas au nombre des cinq King. Dans l'édition que nous en avons il est composé de 18 chapitres et a la forme d'un dialogue entre Kong-tse et l'un de ses disciples, ou plutôt la forme d'un enseignement donné à ce disciple par le sage. Bien que les lettrés chinois aient soumis cet opuscule à une critique sévère, on continue à en attribuer l'essentiel au maître lui-même, mais on admet généralement que la rédaction dernière ne remonte pas plus haut que la dynastie des Han. Les classiques de second ordre sont les quatre Shou, qui nous instruisent plus que les King sur la doctrine de Kong-tse. Le premier de ces
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livres est le Loun-you, recueil de notices sur certains événements, de courts dialogues, de paroles attribuées au maître ou à ses premiers disciples, tout cela groupé au hasard et sans ordre chronologique. Ces 497 courts fragments répartis en 20 livres sont la source principale de nos renseignements sur les doctrines et la doctrine de Kong-tse. Le troisième et le quatrième Shou contiennent des textes bien plus courts incorporés également au Li-Ki; on leur donne le nom de Tshoung-joung ou doctrine du juste milieu, ou de l'équilibre et de l'harmonie, et de Tahio, c'est-àdire grande doctrine. On attribue les Tshoung-joung à un petit-fils de Kongtse; le même auteur a peut-être écrit les deux traités. Ils expriment sous une forme classique les conceptions du confucianisme et sont très estimés en Chine. Outre ces trois Shou il en existe un quatrième, le recueil des entretiens de Meng-tse qui vécut de 371 à 288. Les sept livres de ses entretiens sont bien mieux ordonnés que les paragraphes détachés du Loun-you; les sujets sont discutés sous forme de dialogue.
§ 8. — Ancienne religion chinoise (Sinisme)1. Il est très difficile de se faire une idée de la vieille religion nationale de la Chine. Nous avons reçu nos documents des mains de Kong-tse et l'on peut se demander si celui-ci nous les a transmis tels qu'ils étaient ou s'il ne les a pas remaniés selon l'esprit de sa réforme. Kong-tse s'efforce toujours de faire croire qu'il possède et qu'il réédite des livres anciens, mais il est plus que probable qu'il a au moins choisi. Cette hypothèse nous paraît encore plus vraisemblable quand nous remarquons qu'une autre religion, le taoïsme, contemporaine du confucianisme et fort différente de lui, remontait également à une haute antiquité et procédait aussi de la tradition. Nous n'avons donc pas de source directe où nous puissions étudier la vieille religion d'État. Les King contiennent cependant d'anciens documents et Kong-tse n'a pas été un révolutionnaire. On peut donc, en y mettant quelque prudence, tirer des King des conclusions sur la religion ancienne. Nous n'essayerons pas ici de faire l'impossible, c'est-à-dire un triage tout à fait complet, mais nous pouvons du moins considérer les idées fondamentales de ces King comme des éléments de l'ancienne religion. Elle se présente à nous sous une forme complètement organique; c'est
1. BIBLIOGRAPHIE. — J.-H. Plalh, Die Religion und der Cultus der alten Chinesen, 1862, bien résumé par J. Happel, Die altchinesische Reichsreligion vom Standpunkte der vergleichenden Religionswissenschaft, 1882, en français dans R. H. R., 1881. Sont également recommandables : A. Réville, La religion chinoise, 1889, et C. de Harlez, Les religions de la Chine, 1891. Les ouvrages suivants sont plus courts : J. Legge, The religions of China, 1880; J. Edkins, Religions in China, 1884. — Il faut consulter surtout dorénavant le grand ouvrage de J.-J.-M. de Groot, The religious System of China, en cours de publication (5 vol. depuis 1892); il renferme une masse considérable de matériaux inédits, textes et folklore, et se rapporte autant à l'histoire qu'à l'état religieux présent de la Chine.
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un organe d'une société qui est sortie de l'état sauvage. Cette religion consiste dans l'adoration du ciel (Thïan), de l'empereur supérieur (Shang-ti) et des différentes sortes d'esprits (Shan). Les passages qui parlent de Tliian et de Shang-ti sont souvent si nobles et si empreints de spiritualisme que quelques savants (Legge, Faber, Happel, etc.) sont tentés démettre très haut l'ancienne religion chinoise; ils en font une religion monothéiste, la comparent au culte de Jahve, affirment même que les Chinois connaissaient le « vrai Dieu », et considèrent la réforme de Kong-tse comme un recul. Nous touchons ici à la question, déjà fort débattue à propos des missions jésuites, de savoir si clans la prédication chrétienne et dans la traduction de la Bible on peut rendre le mot Dieu par Shang-ti. L'opinion contraire ne place la vieille religion chinoise qu'à un degré au-dessus du chamanisme : en Chine la croyance aux esprits serait simplement schématisée et parmi les esprits une place élevée serait attribuée à l'esprit du ciel; mais cette religion ne serait pas encore dégagée de l'animisme et de la sorcellerie (Tiele). On ne peut établir de distinction satisfaisante entre Thian, le ciel, Ti, l'empereur, et Shang-ti, bien qu'un sinologue l'ait naguère essayé. Ces êtres sont représentés comme étant le ciel matériel ; leur personnification mythique n'est pas achevée. Quelquefois, mais rarement, on parle du ciel et de la terre (Heou-lhou) comme du père et de la mère de tous les êtres, ce qui impliquerait un mythe d'hymen cosmogonique ; mais cette conception est si peu répandue que certains sinologues (Plath entre autres) la nient entièrement. Si nous notons qu'on rapporte à Shang-ti l'origine des ancêtres de la 2° et de la 3e dynastie, nous aurons mentionné à peu près tous les mythes que comporte cette notion. L'ordonnance générale du monde, de la destinée (Ming), de la route (Tao) céleste n'en tiennent que plus déplace. Le ciel ou la divinité est au-dessus des déterminations particulières, n'éprouve ni sympathie, ni antipathie pour les individus, mais se manifeste dans le cours ordinaire de la nature. Le ciel agit sans bruit, avec continuité et simplicité; il se manifeste par la pluie, la lumière du soleil, la chaleur, le froid, les saisons ; quand tout se produit au temps et dans la proportion voulue, c'est le bonheur; excès et manque signifient malheur. C'est à cela que les princes doivent veiller principalement ; cet ordre est le fondement de l'État. Les désordres qui troublent le cours de la nature avertissent d'avoir à rétablir l'harmonie dans l'État. L'ordre naturel du monde n'est pas seulement étroitement lié à l'ordre politique, social ou moral, il leur est tout à fait identique, ou mieux on ne l'en différencie pas encore. Il y a trois puissances cardinales, le ciel, la terre et l'homme, qui doivent s'harmoniser entre elles. On considère avec un respect religieux l'ordre de la nature comme le modèle de tous les rapports sociaux, et l'on regarde les lois qui règlent l'organisation de l'État comme des lois naturelles : on ne s'est pas aperçu encore des contradictions que pour nous contiennent ces mots. L'ordonnance du monde est purement sociale; le ciel punit et récompense, envoie le malheur à l'orgueilleux, le bonheur à l'humble. Sa volonté se manifeste proprement par la voix du peuple.
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C'est de cette façon en général que les mauvais princes reçoivent leur condamnation ; leur déposition par le peuple est la voix du ciel. Donnons une preuve remarquable de la persistance de cette idée fondamentale : il y a une quarantaine d'années, l'empereur répondit à certaines exigences de l'Angleterre en se retranchant derrière le mécontentement de son peuple ; il ajoutait cette raison doctrinale que l'inclination du cœur du peuple est la base des décisions du ciel. Le culte des esprits est associé à celui du ciel, de Shang-ti et de l'ordre général du monde. Ces deux notions et ces deux cultes sont loin d'être antagonistes, on nomme ensemble le ciel et les esprits et on leur attribue le même pouvoir. L'activité des esprits, surtout en morale, vaut celle de Shang-ti. Les esprits sont omniprésents, inscrutables et invisibles; ils sont cependant très réels. On ne les individualise pas et on ne les classe pas non plus par groupes, on ne les distingue qu'en esprits célestes, terrestres et humains (ces derniers sont les aïeux). On a voulu voir en eux des serviteurs du ciel ou des intermédiaires entre les hommes et Shang-ti, sous la domination de ce dernier; cette opinion n'est pas assez appuyée par les textes. Chez les esprits comme ailleurs l'individu est éclipsé par le genre et l'espèce. Les esprits sont ce qu'il y a de fin et de subtil dans les dix mille choses, ils pénètrent tout sans pouvoir être perçus par les sens. Les textes classiques ne parlent pas d'esprits malfaisants; nous ne pouvons savoir si c'était là une notion étrangère à la croyance populaire. Parmi les esprits, ceux de la dernière catégorie, les esprits humains (Kivet) et surtout les ancêtres (Tsou), sont ceux qu'on adore le plus. La croyance à l'immortalité ne s'est développée en Chine que dans le culte des ancêtres. Sur la condition de l'àme ou de la force vitale après leur sortie du corps on rencontre seulement, à l'occasion, des opinions qui ne se coordonnent pas en doctrine fixe ; on ne peut donc pas y insister. Mais le culte de l'empereur défunt, des sages, des bienfaiteurs et surtout des ancêtres familiaux est prédominant. Le Chinois s'inquiète moins de la durée de sa propre existence que de l'influence exercée par ses aïeux sur sa propre vie. C'est pourquoi dans toutes les circonstances importantes, dans la vie privée comme dans la vie publique, on agit toujours en présence des ancêtres. On les invoque dans le danger ou la maladie; les mariages sont célébrés, les empereurs sont couronnés dans leurs temples; leurs descendants emportent en voyage et à la guerre les petites tablettes qui leur sont consacrées. Il est remarquable de voir combien le regard des Chinois se porte plus volontiers vers le passé que vers l'avenir. Lorsqu'un homme est anobli, tous ses ancêtres partagent cet honneur. Le culte des ancêtres est la base de la religion chinoise. C'est bien moins l'existence individuelle que le lien familial qui survit ici à la mort. En ce sens, il faut rejeter absolument ce préjugé tenace, qui veut que les Chinois aient été et soient encore des matérialistes renforcés. Sans doute ils ne spéculent guère sur la vie future, mais ils s'adressent aux ancêtres défunts pour obtenir de la force, une consolation, une aide. Evidemment ils ne se représentent pas ces ancêtres comme vivant clans l'éloignement de
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l'au-delà; comme les esprits, les aïeux sont présents et planent invisibles autour de leurs descendants. Quelquefois on figure cette présence d'une façon tangible : non seulement par les petites tablettes mentionnées plus haut, mais dans certains repas sacrificiels par la personne d'un jeune garçon, le plus souvent le petit-fils du défunt, qui, revêtu de ses habits et assis à sa place, est le convive principal. Ce que cette religion a de plus remarquable à côté de l'absence d'une mythologie et d'une doctrine, c'est qu'elle n'a pas de prêtres. Les cérémonies religieuses faisaient partie de la vie ordinaire, domestique et civile ; les employés de l'État en étaient chargés. Les employés qui s'en occupaient exclusivement ou accidentellement ne constituent pas du tout un clergé. Le Tsheou-li donne des rites et de l'armée d'employés chargés de les accomplir une description trop amplifiée et d'un détail trop extravagant pour qu'elle puisse passer pour représenter un état de choses primitif, mais les lignes fondamentales du plan sont d'une haute antiquité. Le sacrifice était soit régulier et périodique, et offert par exemple aux quatre saisons, soit occasionnel : on sacrifiait au début d'une expédition guerrière, lors d'une mauvaise récolte, d'une chasse du roi. L'empereur seul pouvait offrir le grand sacrifice au ciel, mais tout le monde pouvait prier le ciel et lui offrir de l'encens. Les grands vassaux offraient des sacrifices à l'esprit de la terre, des montagnes et des fleuves de leur territoire. Le sacrifice aux ancêtres était universel et permis même au peuple. Les ancêtres avaient leurs grands temples (Miao), et leurs chapelles dans les maisons privées. Le Shi-King donne plusieurs descriptions fort claires des sacrifices aux ancêtres célébrés à la cour impériale, accompagnés et suivis de festins, de chants et de danses. Le sacrifice consistait en animaux, fruits, encens; il n'y a qu'un seul exemple de sacrifice humain. Le sacrifice a pour objet la conservation de l'ordre naturel et le bien-être des sacrifiants. La prière ne dépasse pas non plus ces fins purement terrestres. Une prière par laquelle le prince de Tsheou demande la vie de son frère malade et s'offre à sa place à la mort témoigne cependant d'un sentiment un peu plus profond. La divination était particulièrement florissante. On n'entreprenait aucune affaire, minime ou importante, publique ou privée, sans que le devin eût trouvé des signes favorables. On les tirait des phénomènes naturels, normaux ou exceptionnels (ces derniers, comme les éclipses ou les tremblements de terre, passaient pour des présages de malheurs), les rencontres étranges, les rêves, etc. Il faut noter la divination par la plante Shi et par Pou, l'écaillé de la tortue; cette dernière présentait quand on la brûlait des déchirures qu'on interprétait. Nous avons déjà parlé plus haut de la divination par le Yi-King. Il y a dans le Shou-King un passage remarquable qui prescrit à l'empereur, dans les cas douteux, de s'inspirer de son jugement personnel, des avis des grands de sa cour, de la voix du peuple, ainsi que de Pou et de Shi.
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§ 9. — Vie de Confucius. Sa doctrine
Le sage qui a donné son nom à la religion chinoise était un docteur de la famille Kong, d'où son nom de Kong-tse, et non pas Kong-fonlse, d'où l'on a fait Confucius. Il s'appelait lui-même Tschoung-ni. Nous connaissons assez exactement sa vie (571-478 av. J. C.) et nous savons sur lui une quantité d'anecdotes. Kong-tse était de naissance distinguée, peut-être princière. Encore enfant il perdit son père et fut élevé dans la gêne. 11 semble n'avoir acquis que plus tard quelques-uns des avantages que comporte une éducation cultivée. Il fut forcé de gagner sa vie de bonne heure en occupant un emploi inférieur chez un noble. Il vécut à une époque troublée. Le gouvernement impérial était faible, réduit à un territoire restreint et n'avait pas de pouvoir sur les grands États vassaux. Le même état de choses existait dans les petits gouvernements. Ainsi le prince de Lou, la petite patrie du sage, était alors fortement pressé par les nobles, très divisés entre eux, il est vrai. Les démêlés entre États venaient augmenter l'agitation politique. Il nous est impossible de savoir d'après les documents originaux si la dissolution sociale et la décadence des mœurs étaient aussi profondes que semblent le dire les plaintes de Kong-tse. Il est évident qu'il était dur pour un homme intègre comme lui de se consacrer à la vie publique dans de pareilles circonstances. Mais tout son être se révoltait à l'idée d'échapper à ce devoir. La sagesse n'était pas selon lui de fuir le monde et de vivre en ascète, mais d'appliquer à la vie publique les vrais principes. Voilà pourquoi il a toujours pris des fonctions publiques, partout où il l'a pu. Nous le trouvons pendant sa jeunesse au service d'une famille noble. A la suite de ses seigneurs il visita la capitale de l'empire, résidence des Tsheou. Nous ne savons rien de particulier sur son séjour dans cette ville, sinon qu'il y rencontra le vieux sage Lao-tse. C'est peut-être de cette époque que date le grand amour de Kong-tse pour les institutions de la dynastie des Tsheou. Kong-tse avait environ trente-cinq ans lorsque de grands troubles qui éclatèrent à Lou l'obligèrent à se rendre dans l'État voisin de Thsi; le prince lui-même fut chassé pendant un certain temps. Kong-tse s'était jadis entretenu avec le seigneur de Thsi; celui-ci le reçut bien, l'écouta avec plaisir, mais craignit de donner au sage trop d'influence dans l'administration de son État. Kong-tse n'obtint donc pas d'emploi et, au bout d'un an, il revint dans sa patrie. Ici encore il ne trouva pas d'abord à exercer une activité
1. BIBLIOGRAPHIE. — On puisait autrefois surtout dans la biographie d'Amyot, au 12e vol. des Mémoires (1786). Consulter maintenant J.-H. Plath, Confucius und seiner Schùler Leben und Lehren (4 parties : I. Historischè Einleitung, II. Leben des Confucius, III. Die Schulei- des Confucius, IV. Scimmtliche Aussvrilche von Confucius und seinen Schillern,systematischgeordnet, Extraits desAbh. der Ak. MUnchen, 1867-1874). Consulter aussi les essais dont Legge fait précéder ses traductions du Loun-you, du Tshoung-joung et du Tahio;— E. Faber, Quellen zu Confucius und dem Confucianismus, 1873, et Lehrbegriff des Confucius, 1872 ; — G. von der Gabelentz, Confucius und seine Lehre, 1888 ; — R.-K. Douglas, Confucianism and taoism, 1889.
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officielle; plusieurs des grands et des ministres rivaux essayèrent de se l'attacher, et il ne semble pas avoir toujours montré beaucoup de force de caractère en face de ces tentations ; il ne se donna cependant définitivement à aucun parti. Enfin quand le gouvernement de son prince fut rétabli, le temps de l'action publique vint pour Kong-tse ; il eut plusieurs postes importants; en dernier lieu, étant ministre, il fit de grandes réformes. Mais cette période ne fut pas longue. Dès la quatrième année de son administration, le cœur du prince se détourna du droit chemin et la loyauté du sage lui devint à charge. Celui-ci s'en alla tristement et prit de nouveau, pour quatorze ans cette fois, le chemin de l'exil. Il erra, fréquenta les cours et le peuple, et partout le ciel se servit de sa voix pour avertir les hommes. Ici on l'honore et on le flatte, sans pourtant jamais l'employer, là on le persécute et l'on en veut à sa vie. Mais nous trouvons dans sa compagnie beaucoup de disciples et d'amis fidèles. Enfin, par l'influence de l'un d'eux qui occupait une haute situation à Lou, Kong-tse fut rappelé dans sa patrie. Il avait près de soixante-dix ans et ne joua plus aucun rôle politique. Il consacra à l'étude ses dernières années. Des pensées tristes semblent l'avoir occupé. A mesure que la mort approchait, son humeur s'assombrissait et il pleurait sur la décadence de l'empire et la fin inévitable du sage. L'homme qui avait mis son idéal dans le passé ne voyait pas dans la mort de promesses encourageantes d'avenir. Nous connaissons surtout Kong-tse par le Loun-you. Sans doute les traits individuels et caractéristiques sont peu nombreux ; l'ouvrage vise ouvertement à représenter Kong-tse comme le sage idéal. A notre goût, la figure de Kong-tse a beaucoup trop de mesure; sa bienveillance universelle n'est presque jamais de la sympathie cordiale, son humanité est bien trop dépendante de règles et de formes. Un livre entier du Loun-you décrit la bienséance de Kong-tse dans les différentes circonstances de la vie, à table, au lit, dans sa façon de choisir la couleur de ses habits, etc. L'importance qu'on attache à ces choses extérieures est caractéristique. Il faut cependant remarquer ici que Kong-tse doit sûrement avoir été de ceux qui se font respecter et aimer. Le jugement qu'il porte sur lui-même est tantôt humble et tantôt présomptueux. Comme but de sa vie il se propose la sagesse et reconnaît simplement qu'il n'y est pas encore parvenu ; mais il a fortement conscience de sa mission et de son rôle de prédicateur. Quant à son œuvre, il faut d'abord considérer Kong-tse comme le compilateur de la littérature sacrée, des mains duquel la Chine a reçu les King; lui-même, il a loué bien souvent l'excellence et l'utilité de ces écrits; il leur a donné la forme sous laquelle ils sont restés la base de la culture chinoise. Ainsi il vient pour rétablir les vieilles coutumes ; il ne se donne pas pour un novateur, mais pour un apologiste de l'ancienne sagesse; il admire et il respecte les traditions; les vieux empereurs Yao et Shun et les fondateurs de la 3e dynastie sont pour lui les modèles permanents de la vie, le type et l'idéal de la vertu. Cependant Kong-tse n'est pas un écho servile du passé, il a fait un choix dans la tradition et il en a écarté des parties fort importantes.
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Son attitude à l'égard des croyances religieuses est remarquable. Il prenait part avec ardeur aux cérémonies du culte. Dès son enfance il s'amusait, paraît-il, à manier les ustensiles des sacrifices; devenu homme, il pénétrait volontiers dans les temples, recommandait l'obéissance ponctuelle aux 300 prescriptions du cérémonial comme aux 3 000 règles du décorum, disait qu'il fallait sacrifier aux esprits comme s'ils étaient présents, et se montrait méticuleusement exact dans l'accomplissement des rites. Dans son enseignement il s'appuyait sur l'ancienne religion; il faisait de la connaissance de l'ordre céleste un des objets principaux de sa doctrine; la pensée du ciel le consolait dans le malheur. Par contre, il lui arrive souvent de dire qu'il est inutile de s'occuper de théologie; puisqu'on ne connaît pas les hommes, comment connaîtrait-on les esprits? puisqu'on ne connaît pas la vie, comment pourrait-on expliquer la mort? Il faisait des réponses vagues aux questions qu'on lui adressait sur les esprits et les morts. En somme son esprit répugnait au mystère et n'était préoccupé que de morale. Rappelons ici une observation déjà faite : la morale repose, même chez Kong-tse, sur des idées métaphysiques; il conçoit essentiellement l'homme dans son harmonie avec l'ordre général de l'univers, qui est le modèle de la moralité. On répète trop souvent que cette morale est plate et terre à terre. Rien n'est moins vrai. La vie doit se régler non pas d'après les circonstances ou l'intérêt, mais d'après l'ordre céleste et l'exemple des sages antiques. C'est précisément parce que ses plans ne pouvaient s'adapter aux circonstances que Kong-tse fut parfois considéré comme un idéologue sans esprit pratique. La fin pour lui ne doit pas être le motif de l'action. Il ne voit pas non plus l'homme tel qu'il est, mais tel qu'il devrait être, il décrit souvent et glorifie l'homme idéal, le héros vertueux par opposition à l'homme ordinaire, à l'opportuniste de moralité vulgaire. L'homme noble est avant tout un sage qui se consacre tout entier à l'étude. Du reste il est le modèle de toutes les vertus. Respectueux, franc, humble, bienveillant, juste, il se présente partout à nous comme l'homme idéal. Il faut cependant qu'il soit tel non pas seulement pour le monde, mais pour l'amour même de la vertu; même seul, il n'abandonne pas sa discipline, il veille sur lui-même. Il observe toujours la règle de la réciprocité et ne traite pas les autres comme il ne voudrait pas être traité. Bien que cette règle qu'il exprime sous quatre formes soit négative seulement, on trouve cependant les éléments d'une conception positive. La perversité des hommes, dont il a l'expérience, et le haut prix auquel il met la parfaite noblesse n'empêchent pas Kong-tse de croire à la bonté foncière de la nature humaine. La vertu est chose facile, naturelle à l'homme; on n'a qu'à suivre sa propre inclination pour rester sur le droit chemin. Toutefois, par son enseignement et par son exemple, Kong-tse s'est proposé un tout autre objet que celui de former à la vertu des individus. Il se préoccupait surtout de régénérer la société. Au début du Tahio le développement de la vertu est représenté par une chaîne; cette vertu s'exerce dans la famille et dans l'État, elle se propose la paix et le
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�50 bonheur de l'empire comme but de ses efforts. Les devoirs sociaux découlent des cinq degrés de relations. Le plus haut — c'est celui dont la notion domine toute l'éthique chinoise — est celui de la piété filiale. Le fils est tenu d'obéir à ses parents pendant leur vie et de leur offrir des sacrifices après leur mort. Il régie sur leurs avis sa manière de vivre et celle de sa femme ; il est responsable de leurs dettes. Vient ensuite le devoir du frère cadet qui doit obéir à son aîné. La femme doit également obéissance absolue à son mari. Elle ne devient respectable qu'en devenant mère : elle a droit, alors, à la piété filiale. Le divorce est facile et la polygamie autorisée, surtout pour assurer une descendance mâle. La femme ne doit faire à son mari que des remontrances amicales. L'inférieur doit naturellement obéir au supérieur. Ce n'est qu'au cinquième degré, celui de l'amitié, qu'on trouve des égaux ayant des obligations semblables ; ici le devoir principal est la fidélité. Les axiomes politiques ne manquent pas : il faut tâcher de rendre le peuple prospère et de l'instruire ; les seigneurs doivent avoir soin de nourrir le peuple, de conserver en bon état les moyens de défense, d'inspirer la confiance ; l'État est bien gouverné quand le prince est vraiment prince, le ministre vraiment ministre, le père vraiment père, le fils vraiment fils ; les hommes au pouvoir doivent agir par l'exemple plus que par les châtiments. Kong-tse croyait que cet état de choses idéal avait existé dans l'antiquité, au temps des anciens princes, et qu'il ne fallait qu'y revenir. Les disciples de Kong-tse ne semblent pas avoir formé de groupe fermé. La plupart d'entre eux participaient à la vie active et ne cherchaient l'enseignement du maître que par occasion. Nous n'en voyons qu'un petit nombre rester régulièrement auprès de lui, trois ou quatre personnages, qu'on voit assez bien dessinés dans ses entretiens. Sans doute le maître ne peut pas trouver de disciples dont les facultés soient harmonieusement développées, il ne connaît guère d'hommes de juste milieu; il lui faut donc se contenter ou d'élèves ardents qui saisissent violemment la vérité ou d'esprits circonspects qui s'abstiennent du mal. Ceux-ci semblent ne pas avoir manqué à Kong-tse qui leur inspirait une profonde affection. L'influence de Kong-tse a été grande ; par son recueil des écritures sacrées, par sa doctrine et par sa vie, il a étroitement uni la religion à la culture savante, il a donné aux lettrés l'influence qu'ils possèdent dans l'empire chinois. Nous pouvons mesurer la grande importance de ce travail par ce fait que, lorsque la dynastie des Tsin voulut établir un nouvel ordre de choses, elle vit dans le King le boulevard de la vieille civilisation et s'efforça de le détruire. Quand les Han arrivèrent au pouvoir, on ne remit pas seulement ces livres en honneur, mais on commença aussi à adresser à la personne de Kong-tse un culte qui depuis ne fit que se développer. On l'adora d'abord sous le titre de « prince », puis sous ceux de « sage parfait », « roi sans trône », etc. D'innombrables temples lui sont consacrés ; on lui offre des sacrifices et on l'invoque. Sa doctrine est la base de l'Etat et sa figure incarne le plus haut idéal de la nation.
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§ 10. — Le Tao-te-King de Lao-tse1. On connaît bien moins la vie de Lao-tse, le sage mystérieux, que celle de Kong-tse. Le premier était contemporain du second, mais bien plus âgé, car il était né en 604. Les deux philosophes se rencontrèrent lorsque Kong-tse vint visiter la ville des Tcheou, où Lao-tse occupait un emploi. Plusieurs écrivains chinois, en racontant les entretiens des deux sages, nous montrent leurs contrastes. On y représente Kong-tse comme le moins grand des deux; il sait beaucoup de choses, mais ne possède pas encore la vraie sagesse, il poursuit encore des fins terrestres et s'attache à des chimères. Kong-tse semble avoir été persuadé lui-même de la supériorité de Lao-tse, il le compare à un dragon qui s'élève à une hauteur inaccessible, au milieu du vent et des nuages; sans doute c'était à lui qu'il pensait un jour qu'il parlait à un interlocuteur d'un saint homme dans l'Occident. Du reste la personne de Lao-tse reste dans l'ombre. Jamais il n'essaya d'exercer la moindre influence sur son temps et il ne forma pas d'école. La légende veut qu'à la fin de sa vie il ait disparu à la frontière occidentale de l'empire. L'officier qui commandait à cet endroit le pria d'écrire ses idées sur Tao et sur la vertu. Après avoir obéi à cette requête il franchit la frontière pour terminer sa carrière à l'étranger. Plus tard naquirent de nombreuses légendes sur sa vie. Le Tao-le que ce philosophe nous a laissé est un des livres les plus difficiles à comprendre qu'il y ait au monde. En 81 chapitres, très courts pour la plupart, cet ouvrage traite de Tao et de Te (la vertu). Les trois premiers chapitres indiquent les idées maîtresses de l'œuvre, les chapitres 4 à 37 parlent du principe fondamental de toutes choses, les chapitres 38 à o2 traitent de la morale, les chapitres o3 à 80 de la politique, le chapitre 81 est un post-scriptum. Plusieurs savants croient qu'il faut chercher aux Indes l'origine de la doctrine du Tao. La légende des voyages de Lao-tse en Occident est favorable à une pareille hypothèse. Selon Douglas, les concepts de Tao et de Brahman sont trop semblables pour avoir pu se former indépendamment l'un de l'autre. Il n'est sans doute pas impossible qu'il y ait eu emprunt, mais, à vrai dire, la concordance des deux doctrines n'est pas assez parfaite pour être probante; il arrive souvent que des esprits spéculatifs se rencontrent; d'ailleurs l'hypothèse d'une origine
1. BIBLIOGRAPHIE. —Parmi les traductions il faut recommander celles de Stan. Julien, Le livre de la voie et de la vertu, 1842; — J. Chalmers, The spéculations on metaphysics, polity and morality of« the old philosopher - Lau-tsze, 1S68 ; — V. von Strauss, Laotse's Tao-te-King, 1870 : ces deux derniers ouvrages dérivent du livre de Stan. Julien qui s'est inspiré lui-même des commentaires chinois. — F.-H. Balfour, Taoist Text.... Shangaï, 1884, n'est pas à recommander. — On trouvera tout ce que l'on connaît jusqu'à présent du Tao-te-King, dans J. Legge, S. B. E„ XXXIX, XL. — Parmi les traités sur Lao-tse, notons : Ab. Rémusat, Mémoires sur la vie et les opinions de Lao-tseu, philosophe chinois du vi° siècle avant notre ère, 1S20; — W. Rotermund, Die Ethik Lao-tse's mit besonderer Bezugnahme auf die buddhistische Moral, 1874; et quelques mémoires dans l'ouvrage de V. von Strauss-Torney, Essays zur allgemeinen Religionswisscnschaft, 1879.
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hindoue se heurte à ce fait indiscutable que la doctrine du Tao a de profondes racines dans l'antiquité chinoise elle-même. Le Tao-te est, avec le Nouveau Testament et les Souttas bouddhiques, supérieur à tous les autres livres sacrés par l'élévation continuelle de la pensée, par la profondeur des notions morales et l'absence de tout élément magique. La pensée se présente le plus souvent sous forme d'antithèses où le terme mis en valeur est toujours celui qui est communément le moins apprécié : l'esprit vaut mieux que la matière, la pauvreté que la richesse, l'humilité que l'orgueil, l'espace que la chose qu'il contient. L'idée de la résolution de ces antithèses en une synthèse supérieure ne se trouve nulle part. Le mot Tao, qui désigne la notion fondamentale du Tao-te-King, est ambigu. Rémusat le traduit par « raison » ; Stan. Julien le rend mieux par « voie »; Legge fait passer le mot dans sa traduction, il croit cependant que dans le Tao-te son sens fondamental est « voie ». Il est inutile de chercher un terme assez compréhensif pour embrasser tous les attributs de Tao; il est l'absolu, développant sa nature mystérieuse dans le dieu adorable, le monde rationnel et l'homme moral. Ce qui distingue surtout Tao de Brahman c'est que, et ceci est essentiellement chinois, on insiste sur l'élément éthique de cette conception par opposition à l'élément ontologique. Tao désigne le principe originel, l'ordonnance de l'univers, la bonne méthode, etc. Il n'a pas eu de commencement; il est plus ancien que Shang-ti; son être est absolu; sa loi est en lui-même, tandis que le ciel se règle d'après Tao, il pénètre tout sans se transformer lui-même; il est le père et la mère nourriciers de tous les êtres. La première phrase du livre commence déjà par établir une distinction entre le Tao éternel et le Tao exprimable. Souvent des formules négatives et positives alternent dans le Tao-te-kmg. D'un côté, Tao n'a pas de nom, il est impénétrable, vide, absolument indéfini; il en résulte que tout est sorti du néant. Mais, d'un autre côté, Tao est, agit en créateur, il possède un nom, il nourrit toutes choses sans cependant vouloir régner sur elles, il fait tout sans pourtant agir. Une certaine période est assignée aux choses pour croître et pour mûrir, ensuite elles vieillissent et retournent à leur condition primitive. Il semble résulter de quelques sentences que ceux qui connaissent Tao ne sont pas anéantis par la mort. Il y a des ressemblances et des différences entre la doctrine de Kong-tse et celle de Lao-tse. Lao-tse, lui aussi, se réclame du passé; une portion considérable de son livre assez bref consiste en citations d'anciens proverbes; mais, parmi les vieux empereurs, ce ne sont pas cependant Yao et Shun qu'il honore comme Kong-tse, mais l'empereur jaune Hoang-ti; le nom de ce dernier est complètement absent des livres conf ucianistes, probablement à dessein. L'idée de Kong-tse que le ciel et la terre, comme le sage, sont indifférents se retrouve dans le Taote-King. On croit aussi trouver la trace d'une trinité des êtres fondamentaux dans quelques expressions de Lao-tse. Enfin le mot Tao est également un mot capital dans les livres confucianiques, bien qu'il n'y ait pas la même étendue et la même variété de sens que chez Lao-tse.
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Même alternance de sessemblances et de différences dans leur morale. Lao-tse aussi voit dans la vertu l'épanouissement de la nature propre et véritable de l'homme. Mais la connaissance de Tao qui est pour Laotse le principe de la morale n'est pas identique à la recherche de la sagesse que demande Kong-tse; ici il faut étudier les livres et les traditions de l'antiquité, là il suffit de connaître intuitivement l'être essentiel. Lao-tse trouve qu'il est mauvais d'être trop savant, il détourne l'attention des choses extérieures pour l'appliquer, à la vie intérieure. Non pas qu'il recommande expressément de se retirer du monde et de se faire ermite, c'est en esprit qu'il faut se libérer du monde. Les obligations terrestres agitent et troublent le sens intime ; on apprend la route du ciel, sans se disperser dans le monde, en restant seul avec soi-même. Les trois trésors sont la pitié, l'économie et l'humilité. Lao-tse a atteint la plus haute conception éthique de la race mongole : rendre le bien pour le mal. Le principe n'en vaut pas moins, pour apparaître au milie'u d'une série d'antithèses. Une autre forme du précepte en donne l'explication. « Je fais du bien à ceux qui me font du bien; et je fais du bien même à ceux qui ne me font pas de bien ; — ainsi tout le monde devient bon. » Kong-tse interrogé sur cette maxime de Lao-tse répondit : « Que rendras-tu à la bonté? Paie le mal avec la justice et la bonté par la bonté. » Enfin Lao-tse estime peu les « œuvres », il parle même avec dédain de la bienséance qui tient tant de place dans les préoccupations de Kong-tse. On trouve dans le Tao-te-King des idées particulières sur la politique. Ici encore elle n'est qu'une dépendance de la morale. L'homme vertueux, qui connaît Tao, est le meilleur prince. Mais conformément aux idées dominantes de l'ouvrage, l'État n'a pas de devoirs positifs à remplir. Lao-tse condamne la guerre, méprise le progrès matériel et considère un grand nombre de lois comme inutiles. L'État doit avoir Tao, tout doit marcher sans bruit et comme de soi-même; le calme est le premier devoir des citoyens. Ceux qui sont aux affaires doivent éveiller aussi peu que possible l'envie du peuple, ils ne doivent pas provoquer de désirs afin de ne pas faire naître d'agitation vaine, inquiète et frivole. La politique consiste donc à ne pas s'efforcer d'atteindre un idéal précis, un objet positif, elle doit au contraire amener la tranquillité et la stagnation qui permettent au cœur de rester libre d'affaires et de s'occuper à connaître Tao. Le sage obscur et sa doctrine sont restés sans grande influence en Chine. Bien des millions d'hommes honorent Lao-tse et adhèrent au taoïsme, mais cette religion a si peu de points de contact avec le Taote-King qu'il ne nous est possible d'en établir la filiation que très imparfaitement.
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§ 11. — Le Taoïsme1.
Bien que le taoïsme tire son nom du principe métaphysique de Lao-tse, il ne se rattache cependant à celui-ci que de très loin et la nature de la relation entre les deux systèmes reste obscure. Le système magique du taoïsme n'a point de racine dans le Tao-te, et son éthique n'a pas la profondeur de celle de Lao-tse. Le traité des Récompenses et des Peines est depuis le xvc siècle, époque à laquelle il fut écrit, le livre principal des Taoïstes ; après lui vient le livre de la Bénédiction secrète, adopté par toutes les religions chinoises. Le mysticisme religieux de Lao-tse était bien en avance sur son temps ; dans les mains des Chinois matérialistes il dégénéra vite en magie. Ce fut peut-être la doctrine, propre à Lao-tse, du retour dans le Tao qui inspira l'idée d'arriver à l'immortalité, par la moralité ou par la magie. Au m" siècle avant notre ère, l'empereur ShiHoangti envoya une flotte à la recherche des îles fortunées où des esprits versaient l'élixir de vie. Mais la vie ne vaut pas grand'chose sans la richesse; les prêtres taoïstes pratiquèrent l'alchimie. Sous la dynastie des Tsin et sous celle des Han occidentaux, de 2oo av. J.-C. jusqu'à 25 ap. J.-C, empereur et sujets négligeaient leurs devoirs pour rêver au moyen de fuir la mort et la pauvreté; la moralité baissait. Les sorciers aspiraient à gouverner la nature entière, on vendait des amulettes et on envoûtait. Les temples taoïstes ne servaient ni à la prédication ni à la méditation, ils ressemblaient plutôt à nos auberges ; des devins, des charlatans, s'y arrêtaient. En dehors du système abâtardi de Lao-tse, ce taoïsme joignait le culte des héros nationaux et celui de la nature à ses pratiques magiques et divinatoires. D'une façon générale nous pouvons dire que c'est une religion naturaliste, tandis que le confucianisme est d'essence éthique et le bouddhisme d'essence métaphysique et eschatologique. Bien que son éthique soit importante, elle n'a aucun rapport avec son culte; d'autre part, les dieux de la richesse, les dieux de la longévité et de la science, qui dispensent tous les biens temporels, appartiennent en propre au panthéon taoïste. La liste des divinités du taoïsme montre très clairement la diversité des origines du culte. En entrant dans un temple taoïste le visiteur se trouve en face des trois énormes idoles du San-Ch'ing, c'est-à-dire des trois êtres purs ou saints. Ces divinités ne sont rien autre qu'une
1. BIBLIOGRAPHIE. — Plusieurs mémoires dans les Comptes rendus de l'Académie de Vienne par A. Pfizmaier, Die Lebensverliingerung der Mânner des Wegs, 1870; Die Losung der Leichname und Schwerter; Veber einige Gegenstande des Taoglaubens, 1875, etc. : — E.-J. Eitel, Feng-Skui, or the rudiments ofnatural science in China, 1873. Les principaux mythes, légendes et cérémonies exposés dans les deux ouvrages suivants rentrent dans le Taoïsme : W.-F. Mayers, The Chinese Reader"s Manual, 1874 ; — J.-M. de Groot, Les fêtes annuellement célébrées à Emoui. — Stan. Julien a donné la traduction d'un livre très important, Le livre des récompenses et des peines, 1835, retraduit par J. Legge, The tractate of actions and tkeir rétributions, dans S. B. E., vol. XL, 1891. Voir aussi les ouvrages indiqués au § 8.
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triple représentation de Lao-tse ; mais elles sont imitées des trois idoles bouddhiques qui représentent Bouddha, sa doctrine et sa communauté. Immédiatement après vient You Hoang Shang Ti ou le dieu supérieur, semblable à une pierre précieuse; il surveille toutes les affaires de ce monde, tandis que les trois êtres purs n'ont qu'une nature contemplative. Les taoïstes l'identifient à Shang-ti, mais d'autre part le dieu était un magicien de la famille Shang, qui vivait au vne siècle de notre ère. On adore en outre un certain nombre d'astres. Les cinq éléments, le métal, le bois, l'eau, le feu et la terre, ont des âmes ou des essences qui s'élevèrent pour former les cinq planètes et prirent sous cette forme rang parmi les dieux. Le dieu du tonnerre passe pour multiforme. Le roi des dragons, personnification de l'eau sous ses différentes formes, a des temples sur les bords des lacs et des fleuves et on lui attribue souvent la production des phénomènes naturels. Le serpent passe pour être un des avatars de ce dieu et, pour cette raison, on lui adresse des prières pendant les inondations. Le culte du soleil survit encore dans les feux de joie de la fête du printemps, où les prêtres taoïstes, après avoir jeté du riz et du sel sur le feu, le traversent en courant nu-pieds. Souvent alors ils sont à moitié nus et s'enfoncent des* couteaux dans les joues. Ces feux sont allumés de préférence devant les temples consacrés au dieu de la génération. En l'honneur de ce dernier on fait des processions avec des lanternes et des voitures ornées de branchages; des prêtres suivent couverts du sang des blessures qu'ils se sont infligées. Dans les mythes la lune est en relation avec la grenouille, le lièvre, le caméléon, un bûcheron. On regarde la cassie, le saule, le pin et le pêcher comme des plantes sacrées. Les dieux domestiques, dont les images sont placées dans une armoire ouverte située devant la porte principale de la maison, diffèrent suivant l'endroit, les fonctions et les goûts personnels. Mais dans toutes les maisons chinoises on trouve au moins l'image du dieu de la cuisine et les tablettes des ancêtres. Le dieu de la cuisine, qui était probablement à l'origine un dieu du feu, est censé fournir au maître du ciel un rapport annuel sur la conduite des gens confiés à sa garde. Il y a aussi des dieux qui président aux professions. Les étudiants adorent Wan-chang, le dieu de la littérature, qui n'est autre que l'esprit d'un fonctionnaire de la dynastie Tcheou qui passe pour s'être réincarné souvent dans la personne de savants illustres. Son culte officiel rivalise avec celui de Kong-tse et l'on trouve généralement ses temples dans le voisinage des écoles supérieures : il en a dix dans la seule ville de Canton. — Les soldats adorent Kvan-ti, le dieu de la guerre. Bien que ce personnage n'ait été qu'un heureux coureur d'aventures qui vécut sous la dynastie Han au nG siècle avant notre ère, on proclama son apothéose en 1828 en raison de ses interventions répétées en faveur des troupes impériales. Tsaishin, le dieu de la richesse, est fêté par les négociants à la fin de l'année. A côté des divinités que nous avons nommées il y a une foule innombrable d'esprits, et les Chinois de la classe moyenne vivent jour et nuit dans la terreur de ces fantômes.
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Différent en ceci du sinisme et du confucianisme, le taoïsme possède, comme le bouddhisme, des prêtres, des moines et un pape. Ces prêtres sont surtout occupés à chasser par la magie les esprits malins ; ils fabriquent des amulettes, des charmes prophylactiques qu'on suspend aux portes; ils sont chargés du culte des divinités provinciales et officient souvent avec les prêtres bouddhistes. Bien que les prêtres se marient, leurs emplois ne sont pas héréditaires ; ils se recrutent dans les classes inférieures de la population. Les moines taoïstes observent la tradition de Lao-tse: ils restent célibataires, se retirent du monde et cultivent la méditation. Depuis le iet siècle de notre ère, les papes taoïstes ont vécu sur le mont Loung-hou, clans la province de Shiang-hsi; on leur donne le surnom de Shang et le titre de Maître céleste. Comme le grand lama, c'est le sort qui les désigne ; l'esprit du premier pape passe pour s'être réincarné dans ses successeurs. Cependant ces « Maîtres célestes » n'ont pas, comme le grand lama, de pouvoir temporel ni d'influence politique. Il faut chercher la doctrine taoïste dans le « Livre des récompenses et des peines » ; cet ouvrage est à l'heure présente le principal texte sacré de cette religion, le « Livre de la bénédiction secrète » étant commun aux trois religions chinoises. Le « Livre des récompenses et des peines » consiste en 212 courtes sentences et commandements. L'idée dominante est que les bonnes et les mauvaises actions des hommes sont récompensées ou punies par les esprits du ciel et de la terre. La rémunération du bien et du mal suit l'acte comme l'ombre suit le corps. Quand un homme commet une grosse faute, il perd douze ans de sa vie, une petite faute entraîne la perte de cent jours. Quand son compte de jours est épuisé, l'homme meurt, et quand, au moment de sa mort, il reste une faute qui n'a pas été payée, la punition retombe sur ses fils et ses filles. Cette façon de concevoir les choses est spéciale au taoïsme, il est vrai; mais le principe d'une sanction terrestre de la morale se trouve aussi dans le sinisme. « Si un homme est juste dans ses affaires et décent dans son cœur, il n'en retirera pas seulement profit dans cette vie, mais il laissera aussi un bon exemple à la postérité. » (Shou-King.) Le sinisme, le confucianisme et le « Livre des récompenses et des peines » observent tous un silence profond sur les punitions des individus après la mort. Le sinisme et le confucianisme ne parlent pas davantage d'une récompense future ; mais le taoïsme promet l'immortalité comme prix de la vertu. « Celui qui veut devenir un immortel du ciel doit faire 1300 bonnes actions. Celui qui veut devenir un immortel de la terre doit faire 300 bonnes actions. » Nous ne connaissons pas jusqu'à présent de texte qui fixe la durée de cette vie future. Edkins crut jusqu'en 1877 que les taoïstes avaient un ciel, mais pas d'enfer. Mais il constata alors que, sous l'influence du bouddhisme, s'était formée la notion d'une métempsycose grossière avec un purgatoire et un enfer. La plus grande partie du livre est consacrée à des prohibitions morales, dont la plupart se rapportent à la vie et à la propriété. Quant à la morale sexuelle, elle se borne aux principes suivants : « Ne sépare pas l'époux et l'épouse, ils sont unis comme la chair est unie à l'os; »
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« Vis en bonne intelligence avec ta femme »; « Femmes, honorez vos maris ». Le concubinage est autorisé, la position de la femme est définie en ces termes : « N'écoute pas ce que disent ta femme et tes concubines, obéis aux conseils de ton père et do ta mère. » La prostitution n'est défendue nulle part. Il y a lieu de remarquer les préceptes suivants : « Pas de nouveautés pendant le règne de l'empereur ! » « Ne tue tes enfants ni après leur naissance, ni avant qu'ils aient vu la lumière » ; « Réjouis-toi du succès d'autrui et aie pitié du malheur des autres comme si tu te trouvais à leur place. » Un peu de magie apparaît çà et là, par exemple : « Ne pleure pas et ne crache pas du côté du nord. » La moralité des prêtres taoïstes est très basse, les lettrés les méprisent d'ordinaire; en général on regarde les couvents de nonnes taoïstes comme des lieux infâmes. Le taoïsme a copié servilement le bouddhisme importé, chaque fois que celui-ci lui fournissait des notions en rapport avec les besoins religieux du peuple. C'est ainsi par exemple que furent empruntés au bouddhisme les légendes sur Lao-tse, la bonté à l'égard des animaux, le rituel, le célibat ecclésiastique et la croyance à l'enfer. Vers l'an 500 ap. J.-C, la faveur de l'empereur Tai-ho permit pour la première fois au taoïsme d'élever, comme la religion rivale, des temples et des couvents ; la similitude des rites amena souvent des disputes. Il faut dire quelques mots de la géomancie taoïste (Feng-Shoui), qui a pour objet de désigner l'emplacement des maisons et surtout des tombeaux. Il est nécessaire que l'emplacement des sépultures soit indiqué par un savant taoïste; il faut être sûr que les morts y trouvent le repos parfait et ne soient pas tentés de se venger sur les vivants. Les cadavres restent souvent longtemps sans sépulture; quelquefois on les exhume pour les porter en un endroit plus convenable. Il faut que les courants magnétiques, le dragon bleu et le tigre blanc, se coupent; il faut que l'endroit soit sec et qu'il ne s'y trouve pas de fourmis blanches, etc. Les fidèles des trois religions demandent les avis des taoïstes du FengShoui; les lettrés eux-mêmes ont çecours à eux; des convertis au catholicisme ont même obtenu la permission de suivre ses règles. Le Feng-Shoui est aujourd'hui le principal ennemi de l'ingénieur, car il suffit d'un poteau télégraphique pour déranger le Feng-Shoui d'un endroit; et les chemins de fer profanent d'innombrables cimetières. On peut dire que le confucianisme est encore aujourd'hui la religion officielle de la Chine. Vers la fin du xvne siècle l'empereur Kang-hi, qui voulait arrêter la décadence morale du peuple, fit résumer la doctrine de Kong-tse en 16 points et la fit publier partout. Le culte du ciel est toujours le culte impérial, le culte des ancêtres forme toujours la base de la religion du peuple, les livres du confucianisme sont classiques chez les Chinois. Mais à côté de cette religion s'en trouvent deux autres, qui non seulement ne sont pas persécutées, mais sont reconnues et protégées par l'Etat. En réalité ce ne sont pas trois religions vivant parallèlement; elles ont une existence commune. Le Chinois n'a pas besoin de choisir entre elles, il participe aux cérémonies des trois cultes et prend dans chacun
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d'eux ce qu'il lui faut. Sans doute le confucianisme est la religion des lettrés, et les gens instruits méprisent la superstition du peuple taoïste et bouddhiste. Les plus éclairés et les sceptiques (il s'en trouve en Chine) honorent toujours beaucoup Kong-tse; son nom résume toute la civilisation nationale.
§
12.
— Les Philosophes l.
Depuis Kong-tse, la littérature chinoise s'est développée dans plus d'une direction. Les contemporains des dynasties Han, Tang et Song se distinguèrent particulièrement par leur activité intellectuelle. Au premier rang nommons l'historien Ssematsien (11e siècle av. J.-C) et l'encyclopédiste Matouanlin (xmc siècle de notre ère); mais d'autres genres, le drame par exemple, produisirent des œuvres remarquables. Ici nous nous bornerons à dire quelques mots des principaux philosophes. On a beaucoup spéculé dans cette Chine réaliste et parfois sur autre chose que des questions de morale et de politique. Il ne nous est pas encore possible d'embrasser d'un coup d'œil général le développement de la vie intellectuelle des Chinois; de beaucoup de penseurs nous ne connaissons guère que le nom. De ces philosophes, les uns se rattachent à Lao-tse, les autres continuent l'école de Kong-tse, quelques-uns sont des indépendants. Parmi ces derniers il faut compter Yang et Mih (Mak) ; l'époque où ils vécurent est incertaine ; ils appartiennent probablement au ve siècle avant notre ère et en tout cas sont antérieurs à Mèng, qui se plaint de l'influence corruptrice et du grand développement de leur doctrine. Mais Meng était injuste en appliquant le même jugement à deux hommes si différents. Le principe de Yang était « Chacun pour soi » ; il prêchait le plaisir, et conseillait de céder aux passions. Tout est vanité, la vertu n'est qu'un mot, la bonne renommée et la gloire qu'on laisse derrière soi sont des mots vides de sens. C'est pourquoi il faut jouir de la vie tant qu'on peut et accueillir la mort avec calme quand elle se présente. Les gens qui jouissent de la vie sont plus intelligents que les héros vertueux qui sacrifient la joie de vivre à une apparence. — La doctrine de Mih-tse a bien plus d'importance. Ce philosophe demande d'abord que l'on aime également tous les hommes. Il n'attend rien pour la prospérité de l'État de
1. BIBLIOGRAPHIE. — Nous n'avons pas encore d'histoire de la philosophie chinoise. Le travail deE.-J. Eitel, Outlines of a liistory of'Chinese philosophy (Congrès orientaliste de Saint-Pétersbourg, 1876), n'est qu'une esquisse. — Sur Meng-tse consulter J. Legge, The life and works of Mencius, 1875; dans l'introduction on trouvera une courte exposition de la doctrine de plusieurs autres philosophes; — E. Faber, Eine Staatslehre auf ethischer Grundlage, 1877 ; la doctrine de Mencius y est présentée d'une façon intéressante, mais trop systématique. Faber a publié des ouvrages semblables sur d'autres philosophes, tels que Micius, Licius, qui peuvent à la rigueur servir à s'orienter. Les Anglais J. Chalmers. F.-H. Balfour, Th. Me. Clatchie. etc., ont fourni des contributions de valeur inégale à l'étude de la philosophie chinoise. Les écrits de Tshwang-tse ont été traduits deux fois, par Giles en 1890, et par Legge dans S. B. E., 1891.
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l'étude de l'antiquité ni du maintien des vieilles institutions, mais tout du principe de l'amour universel. Tous les maux proviennent de la haine et des différences qu'on fait entre les hommes ; l'amour véritable luit sur toutes choses sans distinction, comme le soleil et la lune. Cette doctrine, qui eut beaucoup d'adhérents, doit être considérée surtout comme une théorie politique : Mih-tse lui aussi songeait avant tout à l'empire. Meng-tse reproche à sa doctrine de nier le principe de la piété filiale et d'être dangereuse. Enfin il y a un antagonisme assez marqué entre l'école de Mih-tse et celle de Kong-tse. Lih et Tchwang sont des disciples de Lao-tse. Lih-tse appartient probablement encore au ve siècle avant notre ère, Tchwang à la seconde moitié du ive siècle avant J.-C. Le premier nous fait l'effet d'un éclectique; il se réclame presque aussi souvent de Kong-tse et même de Yang-tse, que de Lao-tse. Cependant sur les points principaux il est d'accord avec Lao-tse ; par exemple il fait sortir tout du néant. Sa doctrine est en somme plus populaire, moins pure que celle du maître; il parle quelquefois de la doctrine du plaisir et il fait une place importante à la magie. Son enseignement sert donc de transition entre la spéculation abstraite du maître et les arts magiques de ses disciples. Tchwang, que l'on considère souvent comme le plus original des penseurs chinois, avait l'esprit plus profond que Lih-tse. Le principal docteur de l'école de Kong-tse est Meng-tse (371-288 av. J.-C.) ; il naquit, il est vrai, un siècle après la mort du maître, mais sa gloire et son autorité rejettent dans l'ombre les noms des disciples immédiats de Kong-tse. Comme son maître, il naquit dans le pays de Lou ; sa famille était noble. Son sort est semblable à celui de Kong-tse : il erre à travers les principautés, n'occupe que pour peu de temps quelques emplois publics, mais exerce une influence considérable sur un grand nombre d'hommes à qui il dispense sa sagesse. On vante sa vertu sans cependant la comparer à celle du maître; elle a en effet des angles aigus et ressemble, dit-on, aussi peu à celle de Kong-tse que le cristal au diamant. Pour nous il est plus humain que son maître; s'il est moins typique, son individualité est plus marquée. Ses paroles, recueillies, sans doute par ses disciples, en sept livres, se laissent plus facilement ramener à un système. Du reste les deux philosophes ont les mêmes opinions. Meng-tse aussi s'occupe avant tout du bien de l'État. Il attache une grande importance à la piété filiale, au respect envers les chefs du gouvernement, aux rites funéraires. Les quatre vertus cardinales sont la sagesse, l'humanité, la justice et la bienséance; sans cesse il revient sur les bénédictions qu'elles amènent à leur suite. Mais avant tout il soutient que la vertu est inhérente à l'homme, que la nature humaine est bonne; l'injustice, la passion ou la faim peuvent égarer l'homme et le rendre semblable à la bête; mais la vertu fait partie de son être, elle n'a pas besoin de lui être apportée du dehors; il n'a qu'à rester lui-même, ne pas s'avilir, cultiver son être intérieur. Cette doctrine fut violemment combattue par Seoun qui vécut peu de temps après Meng et qui voyait au contraire la nature humaine en
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pessimiste. La nature a besoin d'être bridée par les lois. Si chacun suivait sa nature, le désordre deviendrait général; la sagesse et la bonté sont artificielles et d'acquisition difficile. Le fait même que l'homme désire être bon et s'efforce de le devenir prouve que sa nature n'est pas bonne. Le philosophe Han-You, qui vivait au vme siècle de notre ère (sous la dynastie Tang), envisagea le problème d'une autre manière. Il croyait que le dogme de la bonté de la nature humaine et celui de sa méchanceté étaient tous les deux exclusifs et n'étaient par conséquent vrais qu'en partie : il existe en effet des natures bonnes, mauvaises, moyennes et vacillantes; les premières peuvent être rendues encore meilleures ; on peut refréner les secondes ; il est possible de tourner les troisièmes vers le bien, mais aucune ne peut être changée dans son essence. Le docteur qui a eu le plus d'influence sur les temps modernes est Tchou-hi (XIIc siècle de notre ère, sous la dynastie Song). C'était un homme fort instruit, qui écrivit des commentaires étendus sur les livres classiques. Bien qu'il soit le représentant officiel du confucianisme, sa doctrine est cependant essentiellement différente de celle du maître. Elle a un caractère dualiste ; l'opposition entre le principe masculin et le principe féminin est la base de son système.
�CHAPITRE
LES
Par le Dr
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(de Chicago).
EDM. BUCKLEY
13. Histoire et doctrine. — 14. Le culte. § 13.
—
Histoire et doctrine.
Les Japonais descendent de deux tribus mongoles parentes, qui partirent de la Corée pour envahir le Japon. L'une aborda à Kyouschou, probablement au II° siècle avant notre ère; l'autre avait occupé Izoumo depuis plusieurs centaines d'années. La seconde bande d'envahisseurs soumit et absorba la première. Les habitants primitifs, les Ainos, furent refoulés vers le nord, où ils achèvent de disparaître dans l'île de Yéso. lis n'ont presque pas eu d'influence sur les envahisseurs mongols, car les produits du métissage disparaissaient dès la troisième génération. Les conquérants colonisèrent aussi les îles Souchou. Depuis le début du nie siècle, la civilisation chinoise se répandit peu à peu au Japon ; le bouddhisme y fut
1. BIBLIOGRAPHIE. — Les anciens ouvrages de Kaempfer, Siebold, de Rosny, Pfizmaier et Hoffmann ont été dépassés par les traductions et les mémoires de B.-H. Chamberlain, E. Satow, F. Brinkley, etc., qu'on trouvera dans les Transactions of the Asiatic Society of Japon, et par les travaux de Kempermann et du Dr Florenz qui ont été publiés dans les Mittheilungen der deutschen Gesellschaft fur Natur- und Vôlkerkunde Ostasiens (entre autres, du dernier, Japanische Mythologie, Nihongi, Zeitalter der Gotter, 1901). Ces ouvrages nous donnent des matériaux suffisants pour une étude du shintoïsme. Une livraison des Transactions parue au mois d'août 1895 contient la bibliographie de la question. — E. Satow a publié dans la Westminster Revieiv de juillet 1878 un article sur la mythologie japonaise; voir E. Buckley, The Shinto panthéon (Neiv World, déc. 1896); — Occult Japan, par P. Lowell, 1895, traite de l'extase des possédés; — Phullicism in Japan par E. Buckley, 1895 (University of Chicago Press), traite du phallisme; J. Schedel, Phalluscultus im Japan, 1896. — La seule histoire complète des religions japonaises est celle du Dr W.-El. Griffis (1895). — Lafcadio Hearn a publié une série d'essais substantiels et savoureux : Glimpses of unfamiliar Japan, 2 vol., 1895; Kokoro, 1896; on trouvera dans ce livre la première explication des mythes de Susano et Okuninuschi. — Voir aussi G. Munzinger, Die Japaner, Wanderungen durcit das geistige und religiôse Lcben des japanischen Vol/ces, 1898.
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introduit après le yi° siècle et en peu de temps il absorba le Shinto, la vieille religion. La conversion fut encore accélérée à partir du ix" siècle par l'influence de la secte intermédiaire, appelée Ryobou, qui regardait les divinités Shinto comme des manifestations du Bouddha éternel. Cette secte a dominé au Japon jusqu'en 1700; plus tard la renaissance du confucianisme, tel qu'il était enseigné par le Chinois Tchou-Hi, excita les savants indigènes à étudier leurs propres traditions nationales : ce mouvement réussit au point qu'en 1868 le Mikado remplaça le Shogun au pouvoir et le Shinto le bouddhisme comme religion d'État. On renonça au syncrétisme des Ryobou, les temples où des cérémonies bouddhistes avaient eu lieu furent « purifiés », quelques prêtres se marièrent et devinrent shintoïstes. Le Kojiki, le livre des vieilles histoires, contient les documents les plus anciens et les plus sûrs que nous possédions sur les dieux du Shinto. Le livre contient des légendes qui circulaient dans les familles nobles et impériales; en 712 après J.-C, on fit un choix et une édition de ces histoires avec la préoccupation de fonder sur la tradition les droits de l'empereur. Le Nihongi, qui ne fut pourtant rédigé que peu d'années plus tard, a bien moins de valeur en raison de l'influence chinoise visible non seulement dans son style, mais encore dans son contenu. La mythologie pittoresque et l'indécence naïve du Kojiki étaient bien différentes du formalisme chinois du Shou-King. D'après le Kojiki le ciel et la terre était au commencement; ensuite naquirent trois divinités, puis deux, puis deux encore une fois et enfin cinq couples. Les noms de ces douze dieux montrent qu'ils personnifient des abstractions. Deux ou trois d'entre eux seulement avaient un culte et ceux-là même ne sont plus adorés depuis longtemps. Ce catalogue de dieux devait servir de base aux croyances populaires. Le professeur Kume de l'Université de Tokio a essayé vainement de prouver que le premier de ces dieux, « le seigneur placé au milieu du ciel », était la même divinité que le Tien chinois et qu'il était à l'origine le dieu unique des Japonais. Le dernier des couples mentionnés, formés par Iznnagi et hanami, a survécu dans le mythe et dans le culte. Ils agitèrent l'océan avec une lance couverte de pierreries (un phallus); l'eau qui tombait goutte à goutte de la pointe forma la première petite île d'Onagoro, qui est censée représenter un énorme phallus. Le couple se mit ensuite à courir autour d'un pilier céleste (encore un phallus) et procréa le reste des îles japonaises ainsi que d'innombrables autres divinités. Après la mort de son épouse, Izanagi lui rend visite aux enfers. Tandis qu'il se purifie de la souillure ainsi contractée, il fait sortir de son œil gauche la déesse du soleil, Amaterasou, de son œil droit le dieu de la lune, et de son nez Sousa.no, le dieu de la pluie et de la tempête. Sousano désole le pays (inondations), là-dessus Amaterasou se retire dans une caverne, ce qui amène sur terre des ténèbres épaisses (l'obscurité de la saison des pluies). Puis Sousano tue la déesse nourricière du Tsouyn, ou de la terre, et de son corps naissent les céréales (pluies fertilisantes). Enfin il abat le dragon à huit têtes et de la queue du monstre
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se fait une épée fameuse (l'eau éteint le feu qui a pourtant servi à forger l'épée). Son successeur, Okouninoushi, le dieu de la lune de la tribu Izoumo, fait amitié avec un lièvre, est mis à mort et rappelé à la vie (les phases de la lune); enfin il tue lui-même ses quatre-vingts frères (les étoiles). Sarouta-hiko, d'abord dieu du tonnerre, devint plus tard le dieu des rues, et un dieu phallique. Les fonctions du dieu primitif de la terre furent partagées dans la suite entre des divinités différentes, — Wafca no Tama ou esprits séparés, — parmi lesquelles la déesse nourricière dont nous avons parlé plus haut est la plus importante. On trouve dans tout le pays d'innombrables sanctuaires minuscules consacrés à cette divinité; elle y est adorée sous le nom à'Inari. Jimmou-Tenno, le premier roi mortel des Japonais, faisait remonter sa généalogie jusqu'à Amaterasou; le petitfils de la déesse était descendu du ciel (la Corée) dans l'île de Kyouschou. D'autre part Sousano, l'adversaire vaincu d'Amaterasou, est le père du chef Izoumo qui est un autre vaincu (on identifie celui-ci avec Okouninouchi). Après avoir cédé au Mikado l'empire de la terre, le fils de Sousano devint le roi des « Invisibles », c'est-à-dire de toutes les choses bonnes ou mauvaises qui sont cachées au maître de la terre. Plus tard, pendant la lutte avec le bouddhisme, on l'adora aussi comme dieu du monde futur. Notons que de même que le Mikado, plusieurs familles princières et sacerdotales faisaient remonter leur origine à des personnages du drame mythique. Ainsi le culte des ancêtres et celui des héros se greffaient comme en Chine sur un culte originel de la nature, qui, pour cette raison même, dans la plupart des cas, est rentré dans l'ombre. A cet endroit le Kojiki abandonne le mythe de la nature pour passer à la légende; nous trouvons pourtant encore des mythes, même dans les chapitres suivants de l'ouvrage. Une foule d'autres divinités de la nature se rencontrent dans le Kojiki et ailleurs. Le culte du feu survit dans les feux de joie qu'on allume en novembre dans les cours des temples, dans le renouvellement du foyer des temples le soir du nouvel an, et enfin dans la coutume du passage par le feu qui, d'ailleurs, est devenue une ordalie destinée à faire la preuve de la pureté des mœurs. Les amulettes sexuelles ont la vertu de rendre la grossesse supportable, l'accouchement facile, et d'assurer la guérison de toutes les maladies des organes de la génération. Le phallus joue aussi un rôle dans le mythe cosmologique comme nous l'avons déjà dit plus haut. Il sert de symbole au. dieu des rues. Il est le dieu protecteur des courtisanes et en conséquence se trouve généralement sur la tablette Kami des maisons de débauche. On considère comme des symboles et on adore dans les sanctuaires des pierres couvertes de signes étranges. Le sakaki toujours vert (Cleyera japonica) est considéré comme un arbre sacré, souvent on l'entoure d'un lien de paille et d'une haie, on lui apporte à manger et à boire. Il passe pour le symbole ou la résidence des divinités et il sert dans les purifications. Mais on connaît encore d'autres arbres, où les dieux sont censés habiter et qui par suite sont objets d'adoration.
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Le culte des animaux est également représenté. Le coq est consacré à la déesse du soleil; le renard, adoré peut-être à l'origine pour lui-même et qui passait pour avoir le don des métamorphoses, est l'animal sacré de la déesse de la terre; le rat est consacré au dieu de la richesse. On voit souvent près d'un temple un cheval albinos que les pèlerins nourrissent. Le « chien céleste » et le « chien coréen » que l'on rencontre souvent des deux côtés de l'entrée des temples ont la même signification que les tigres qui se trouvent aux portes des temples chinois. Dans la province d'Izoumo on garde des serpents desséchés pour se protéger du feu et des inondations; on les tue cérémoniellement. Enfin il faut mentionner une classe de diablotins malfaisants {Oui); les esprits de la nature (Tcngou) sont inofïensifs. Le culte des ancêtres est à la fois un culte privé et un culte public (fête c des lanternes). Le bouddhisme exerça son contrôle du xi" au xix siècle sur le culte des ancêtres comme sur celui des héros et sur les cérémonies funéraires (même celles des prêtres du Shinto). Le culte domestique est loin d'avoir la même importance qu'en Chine. — Le dieu protecteur d'un lieu ou d'une tribu est le représentant d'Okouninouchi ; c'est à lui qu'on présente les enfants nouveau-nés, et les voyageurs doivent se procurer une amulette provenant de son sanctuaire. Sous le nom de Kasouga San on comprend quatre dieux; le nom vient de leur ancien temple; les dieux étaient les ancêtres du prêtre qui y officiait au vme siècle de notre ère; ses successeurs ayant atteint par la suite une grande puissance, la renommée de leurs dieux s'était fort étendue. Le culte des héros est très développé. Soukouna-kiko, mentionné dans le Kojiki, estime divinité civilisatrice, on l'adore comme dieu de la médecine. Sous le nom de Tenjin Sama on adore maintenant comme dieu de la calligraphie le célèbre ministre et savant Alichizane, dont la mort en l'an 903 de notre ère, après un exil injuste, avait été accompagnée de présages funestes. L'empereur Ojin (300 après J.-C.) a été élevé à la dignité et au rang de dieu de la guerre sous le nom de Bachi-Man-San; et le grand schogoun hjeyasou (1616 après J.-C ) jouit depuis sa mort des honneurs divins sous le nom de Toschogou. Mais souvent on a réuni le culte d'un ancêtre illustre à celui d'une divinité de la nature. C'est le cas de la famille impériale et sacerdotale des Sengi, dont l'origine remonte à Amaterasou et à Sousano. Le chef vivant de cette famille était considéré comme un dieu avant la révolution de 1868; le représentant de Sousano portait le nom d'Ikigami ou dieu vivant. A côté de ces divinités s'en trouvent une quantité d'autres de rang inférieur, en tout environ huit cents myriades. Les Japonais appellent ces êtres, corps célestes, pierres, plantes, animaux, hommes, indistinctement du nom de Kami : ce mot signifie simplement supérieur et, d'après Motoori (qui vivait au xvme siècle), « on l'emploie pour désigner tout ce qui se distingue par une puissance extraordinaire; et ce caractère s'applique aussi bien aux choses qui méritent d'être adorées qu'à d'autres qui sont mauvaises et dont il faut redouter les propriétés malfaisantes. »
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Les Japonais appellent leur religion populaire Shinto (c'est un mot chinois) ou Kami no Michi, le chemin de Kami (pour le distinguer de celui de Bouddha et de Confucius). Nous avons vu que cette religion se compose d'un culte de la nature, d'un culte des ancêtres et d'un culte des héros, indépendants entre eux à l'origine. Aujourd'hui on ne peut guère les distinguer : quelques-unes des divinités naturelles, nous l'avons vu, ont été anthropomorphisées ; d'autres ont été assimilées aux ancêtres. Dans les prédications, fort rares, des prêtres shintoïstes cette doctrine de Kami fournit pour la vie ordinaire une règle qui repose sur le principe de l'exemple. Pour le reste le Japonais doit obéir au Mikado et suivre ensuite les inspirations de son cœur; comme le cœur est bon naturellement, il ne pourra jamais donner que de bons conseils. L'utilité, la nécessité d'une loi morale est bonne pour les Chinois, car ce peuple, paraît-il, n'a pas cette disposition naturelle au bien. Avant l'introduction du bouddhisme, les Japonais croyaient, comme la plupart des barbares, à une vie future, sans cependant allier à cette croyance la moindre idée de sanction.
§ 14. — Le culte.
Le Yengishiki ou code du cérémonial fut compilé en l'an 927 de notre ère de sources bien plus anciennes ; c'est un véritable trésor de rites barbares typiques; il y en a 27 en tout. Ils ne contiennent pas de véritables prièresdemandes, mais la liturgie indique les motifs qui font offrir le sacrifice ; c'est notamment la reconnaissance d'une grâce temporelle. « Parce que vous bénissez,... je vous apporte ce sacrifice. » La liturgie de Yobarai est exceptionnelle : elle ne parle pas de fins terrestres. C'est d'ailleurs le rituel le plus estimé; le texte énumère différents péchés et ajoute que lorsque le grand-prêtre prononce une certaine prière, accomplit un certain rite et offre un certain sacrifice, le Kami du ciel et de la terre l'entend, et le Kami des cascades, celui de la mer, etc., emportent les péchés. La prière se borne à supplier tous les Kami d'accueillir ce qui reste des offrandes rituelles : le rite consiste à couper en petites bandes étroites un roseau et des branches que l'on disperse ; les offrandes sont jetées dans le cour d'eau le plus voisin. Les principales solennités religieuses ont lieu du 1er au 3 janvier, au nouvel an; le 4 février, prière pour la récolte; le 15 juin, fête des divinités parentes de la famille impériale; le 15 septembre, fête des prémices; le 23 novembre, fête de la moisson, et enfin, le 30 juin et le 31 décembre, fête de la grande purification, dates auxquelles on lit Yobarai. On célèbre de temps en temps la cérémonie dite kagoura, cérémonie expiatoire en l'honneur d'un dieu quelconque, qui se compose d'oblations d'aliments avec accompagnement de musique et de danses. Il y a des fêtes locales (celles de Tokio et Kioto sont les plus brillantes), dans lesquelles une longue file de voitures ornées d'images, de symboles, etc., traverse proHISTOIRE DES RELIGIONS.
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cessiomiellement la ville. Les sacrifices quotidiens, comme les sacrifices occasionnels, consistent surtout en riz, poissons, gibier, bière, fruits, légumes et eau. Jadis dans les grandes occasions on offrait des vêtements de soie et de chanvre, des vases, etc. Les prêtres du Shinto peuvent se marier et il leur est toujours permis de changer de profession. Leurs fonctions sont généralement héréditaires; les prêtres des grands temples font remonter leur origine jusqu'à la divinité particulière du temple ou tout au moins à ses premiers grands prêtres. Ils ne portent de costume particulier que pendant le service divin. Les prêtresses sont presque toutes des filles de prêtres, non encore nubiles ; leurs fonctions se bornent à exécuter les danses mimétiques et à assister les sacrificateurs. Les temples semblent avoir appartenu d'abord au culte des ancêtres, plus tard le culte de la nature s'en empara ; à l'origine il se célébrait en plein air. Le mot Miya ou maison sublime désigne indifféremment un temple et un palais, de même que Kami s'applique à la fois aux dieux et aux princes. Le temple est une maison et présente encore aujourd'hui une image assez complète de l'habitation barbare. Près du sanctuaire se trouve une salle pour les fidèles, une citerne avec de l'eau bénite où l'on se lave les mains avant l'office, quelques chapelles consacrées à d'autres divinités, un hangar pour les offrandes, une plate-forme pour les danses, une écurie pour le cheval sacré, une galerie avec balustrades et différentes clôtures. Les temples sont tous tournés vers l'orient, excepté celui d'Okouninoushi, qui regarde l'ouest. Le temple d'Amaterasou (Ise) et le temple d'Okouninoushi (Izoumo) sont la Mecque et la Jérusalem du Shinto. Le sanctuaire se compose toujours de deux chambres. La pièce intérieure est fermée et contient « le représentant des âmes », c'est-à-dire une épée, un miroir, un objet de parure en pierre (Magatama) ou d'autres objets; on considère cette pièce comme la demeure de la divinité et pour cette raison on y place souvent un oreiller. L'antichambre ouverte est destinée au Gohei (oblation supérieure). C'est précisément le Gohei, et non pas une idole, qui est le symbole de la divinité. On fabrique le Gohei avec des bandes de papier blanc attachées à une perche. Le Gohei lui-même représente l'offrande de toile qu'on suspendait à l'origine au sakaki ; aujourd'hui c'est un signe d'absolue soumission à la divinité (haraibei, offrande de purification) ou un symbole de la divinité. Dans le dernier cas on le considère comme la résidence de la divinité (shintai, « corps de dieu ») : celle-ci est amenée par les invocations qui précèdent la cérémonie à descendre et à s'incorporer au Gohei (Kami oroshi). Toutes les familles japonaises possèdent une tablette sacrée, kami, excepté celles qui appartiennent à l'une des deux sectes bouddhistes bigotes. Sur cette tablette sont placées plusieurs petites armoires : l'une contient généralement une amulette en papier, symbole d'une divinité préférée, en général d'Amaterasou, une autre renferme un Gohei, une troisième de toutes petites images de Daikokou et d'Yebisou, dieux du bonheur du Shinto. Ces deux divinités ne sont jamais figurées en dehors du
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culte domestique ; c'est une exception qu'il faut sans doute expliquer par l'influence du bouddhisme. Le 2, le 15 et le 28 de chaque mois on dépose sur la tablette un sacrifice d'aliments, de bière, de saké; on allume aussi chaque soir la lampe qui y est placée. On représente les ancêtres par de petits tableaux de bois à la manière chinoise ; mais cet usage a été absorbé par le bouddhisme et n'appartient plus proprement aux rites du Shinto. Aucun Japonais ne peut espérer être heureux et réussir dans la vie s'il n'a pas visité au moins une fois les grands sanctuaires du pays. Ces pèlerinages se font en corps, ce sont des voyages d'agrément et toutes les villes où se trouvent des temples sont remplies de lieux de plaisir. Il est facile d'expliquer les mythes phalliques, autrement assez obscurs, du Kojiki par le culte des symboles sexuels. On le trouvait partout avant 1872; l'influence étrangère réussit alors à provoquer un décret de suppression; il subsiste cependant encore aujourd'hui dans des localités écartées. Ces « pierres féminines et masculines », Inyoseki, sont naturelles ou artificielles, mais dans ces deux cas leur forme est toujours réaliste et jamais conventionnelle. On en trouve de toutes grandeurs, depuis le rocher (il y a même toute une île, Onogoro) jusqu'au caillou. Les phallus « naturels » sont bien plus estimés que les phallus artificiels et d'un usage plus ancien. Il n'y a pas de symboles féminins artificiels, mais on fabrique des phallus de pierre, d'argile, de bois et de fer. Les femmes stériles ou malades offrent au phallus, comme symboles votifs, des coquilles (il en est de deux sortes). La pêche et la fève sont symboles féminins, le champignon et le groin du porc sont masculins. On trouve les plus grands exemplaires, parfois isolés, mais en général accouplés ; ils sont placés dans de petites armoires, sous des hangars, ou en plein air. On leur offre les sacrifices ordinaires d'aliments et de boisson. On se sert des plus petits dans le culte domestique ou comme offrandes votives. Au Japon nous ne trouvons rien qui ressemble au Feng-Shoui chinois et qui ait pu par conséquent gêner la marche du progrès. On rencontre cependant différentes pratiques magiques. On place des amulettes en papier sur la tablette consacrée au Kami, on en colle sur les murs, on en porte sur soi pour se protéger contre tel ou tel mal. On pratique l'envoûtement; des images analogues à celles de l'envoûtement sont employées dans la purification prescrite par le rituel de l'Obarai. Le riz et le sel, le Gohei et le Saké sont employés dans les purifications ordinaires. On se servait d'incantations magiques. L'erreur n'était pas permise dans la récitation des formules rituelles. Les méthodes de divination étaient nombreuses; la méthode chinoise de l'écaillé de tortue remplaça au vin0 siècle de notre ère le système primitif, qui consistait à observer les fentes de l'omoplate rôtie d'un cerf. La « divination des rues » consistait à recueillir les paroles d'un passant. On interprétait les rêves ; la première flèche tirée dans un combat donnait des signes. La divination était en général le but de l'extase. Pour se préparer à cet état divin, il fallait vivre dans des forêts solitaires, se baigner et jeûner. Quand l'orchestre, composé de huit personnes, a joué pendant assez
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longtemps, le médium prend un Gohei dans ses mains, se met à trembler spasmodiquement, tombe en convulsions et finit par être agité d'un frémissement continu. Un aide alors l'interroge; le médium répond comme s'il était un Kami. Jadis on conservait le cadavre pendant huit jours dans une cabane de deuil; pendant ce temps on lui apportait à boire et à manger et on entretenait un feu à l'extérieur ; les pleureurs exécutaient des danses lentes, accompagnées de musique et de gémissements. On enterrait le cadavre pendant la nuit, la tête tournée vers le nord. Les tertres funéraires montrent, comme le Kojiki, qu'on inhumait avec le mort des vivres, des ustensiles de ménage, ses chevaux et ses serviteurs (ceux-ci étaient enterrés vifs) ; cr à partir du i siècle de notre ère on remplaça le cheval et le serviteur par des modèles en argile de grandeur naturelle. Les funérailles selon le Shinto, restaurées en ces dernières années, comprennent les cérémonies suivantes : 1° on enferme l'âme du défunt dans une toute petite armoire en bois, « la maison de l'âme », qui doit être placée sur la tablette Kami; 2° on invoque l'âme devenue maintenant un Kami; 3° on enterre le cadavre. Les nécessités de la pureté rituelle font élever près de la cabane de deuil une cabane de l'enfantement et une cabane nuptiale; elles exigent que la femme mange et dorme à l'écart de la famille pendant les règles. Les couleurs sacrées sont le rouge et le blanc, le nombre sacré est 8. La combinaison dans les cérémonies de 8 et de 16 avec le 4 du compas prouve que 4 était à l'origine le nombre fondamental.
�CHAPITRE V
LES ÉGYPTIENS
Par M. H.-O.
LANGE
(de Copenhague).
15. Avant-propos. — 1G. Les sources. — 17. Les diverses théories sur la religion égyptienne. — 18. Les dieux de la religion populaire. ■— 19. La mort, la sépulture et l'autre monde. — 20. Systèmes théologiques et cosmogoniques. — 21. Culte et morale. —22. Esquisse de l'évolution religieuse.
§ 15.
—
Avant-propos1.
L'égyptologie est à peine vieille de quatre-vingts ans. Fondée par le déchiffrement des hiéroglyphes qui a immortalisé le nom de Champollion, elle n'attira longtemps que de rares savants. Comme il arrive d'ordinaire quand un champ démesuré de recherches s'offre d'un seul coup à l'activité humaine, on fut pressé de tout occuper; on alla de l'avant sans beaucoup se soucier des lacunes. Le résultat des recherches fut trop vite livré au public, car on manquait à la fois de méthode et de documents. Il se produit actuellement une réaction salutaire contre l'assurance prématurée de la science égyptologique. Le travail scientifique ne progresse pas aussi rapidement qu'autrefois, mais il est plus sûr. Si la chronologie est encore hésitante, si la grammaire et le dictionnaire
1. BIBLIOGRAPHIE. — Sur l'état actuel de l'Egyptologie, on pourra consulter les ouvrages généraux suivants : Ad. Erman, JEgypten und agyplisches Leben im Altertumii vol., 18S5-S8); — H. Brugsch, Die Mgyplologie (1891); — G. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique (3 vol., 1895-99). — Les périodiques principaux sont : Zeilschrift fur dgyplische Sprache und Altertumskunde; Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes; Revue Égyptologique; Proceedings of the Society of biblical archseology; Sphinx, revue critique d'Égyplologie (Upsal). — Pour l'histoire d'Egypte, consulter en outre : H. Brugsch, Geschichte Mgyptens unier den Pharaonen (1877); — A. Wiedemann, Mgyptische Geschichte (2 vol., 1884, supplém., 1888); — Ed. Meyer, Geschichte des Althertums (I, 1884) et Geschichte des allen Mgyptens (1887, coll. Oncken, avec une géographie de l'Égypte, de Dùmichen): — Flinders Pétrie, A hislory of Egypt (dep. 1894). — Pour l'histoire de l'art : Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, I, Egypte (1888); — G. Maspero, L'archéologie égyptienne, 1887. — Pour les mœurs et la vie populaire : G. Maspero, Lectures historiques, 1892.
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restent imparfaits, s'il est impossible, aujourd'hui encore, d'écrire une mythologie égyptienne et une histoire de la religion, nous sommes cependant en possession de la bonne méthode et les documents se multiplient de jour en jour. La nature a favorisé en Egypte le développement d'une civilisation uniforme. Toute proche des plus antiques foyers de civilisation, c'est une oasis enclose de montagnes et de déserts, traversée par le cours du Nil; l'Egypte, pour parler comme les Anciens, est un « don du Nil ». Matériellement le pays était et reste entièrement dépendant du fleuve, et sa civilisation a été en grande partie déterminée par là. Morcelée en petits Etats aux temps préhistoriques, l'Égypte devait tendre à l'unité politique et nationale, car le fleuve était un puissant facteur d'union. Cependant après l'unification du royaume la division en nomes persista, et ces nomes purent, dans les périodes d'anarchie, vivre d'une vie presque indépendante ; en outre, à travers toute l'histoire de l'Égypte, la division administrative du pays en Égypte du Nord et Egypte du Sud s'est conservée. Quant à la population 1 qui habitait la vallée du Nil depuis les origines, il est très difficile de définir ce qu'elle était au point de vue ethnologique. La linguistique laisse à penser qu'il y avait une parenté éloignée entre elle et les Sémites ; d'autre part, le type égyptien se distingue très nettement du type nègre. 11 est permis de croire avec Ed. Meyer que les Egyptiens forment avec les Libyens et quelques tribus nubiennes un groupe à part. Mais on a supposé également (Tiele) qu'ils sont le résultat d'un mélange de colons asiatiques et d'autochtones nigritiens. Les documents sont insuffisants et la question doit être réservée. En tout cas, les Egyptiens des temps historiques se sont toujours considérés comme un peuple de race unique. On peut suivre, en gros, l'histoire de l'Egypte dans son ensemble, bien que le manque d'une chronologie sûre nous réserve des difficultés très sensibles. On fera bien de se contenter de dates minimum, comme l'a fait Ed. Meyer dans son histoire; il est possible que pour la période la plus ancienne les chiffres, soient trop faibles de mille ans. La division de l'histoire de l'Egypte, depuis l'unification du royaume par Ménès jusqu'à Alexandre le Grand, en 30 dynasties nous vient peut être de sources égyptiennes. On distingue habituellement trois périodes principales : l'ancien, le moyen et le nouvel empire. L'ancien empire embrasse les six premières dynasties (environ 3200-2400 av. J.-C); des trois premières, nous ne connaissons guère encore qu'une liste des noms des rois2; des trois dynasties suivantes datent les trois
1. A la suite des fouilles récentes l'anthropologie de l'Égypte a été l'objet de travaux sérieux. Ce qu'en somme ils ont mis en lumière, c'est que la population de l'Egypte n'est pas anthropologiquement homogène et qu'elle est plus ou moins apparentée aux autres populations qui habitent les côtes de la Méditerranée. Voir J. Deniker, Les [laces et les peuples de la terre, 1900; G. Sergi, The Mediterranean Race, 1901; Randall Mac Iver et Anthony Wilkin, Libyan Notes, 1901 (H. H.). 2. Nous sommes maintenant déjà beaucoup plus avancés. Les fouilles de ces dernières années ont mis au jour une Egypte préhistorique. De nombreuses séries de
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grandes et beaucoup des petites pyramides de Memphis, et un grand nombre de tombeaux très intéressants. Ensuite vient une période encore complètement obscure, pendant laquelle une partie du pays semble s'être morcelée en petites principautés ; avec la XIe dynastie, l'histoire se retrouve sur un terrain solide. Nous trouvons alors la capitale reportée au sud; cette période des XI-XII0 dynasties (environ 2130 à 1930 av. J.-C.) est la fleur de la civilisation égyptienne. Les rois énergiques de la XIIe dynastie, les Amenemhat et les Ousirtasen, conquirent la Nubie et furent de grands constructeurs. De nouveau survient une période de décadence qui nous conduit à la conquête partielle de l'Egypte par les Hyksos (environ vers 1780). Avec l'expulsion de ceux-ci commence le nouvel empire (XVIIIe dynastie, vers 1530 av. J.-C), et dès lors l'Égypte sort de son isolement : la poursuite des Hyksos asiatiques lui enseigne le chemin de l'Asie. De puissants rois, qui résidaient à Thèbes, conduisirent leurs armées victorieuses jusqu'en Mésopotamie. Et dès lors le contact avec la civilisation asiatique fut continu; celle-ci eut, sur l'Égypte, une grande influence. La dynastie des Amenhotep et des Thoutmès finit dans une révolution religieuse, sur laquelle nous nous arrêterons. Sous les Ramsès de la XIX1' dynastie la suprématie de l'Égypte est à son apogée; elle décline à nouveau avec la XXe dynastie. Les grands-prêtres d'Amon à Thèbes mettent sur leur propre tête la double couronne de l'Égypte : mais bientôt le pouvoir suprême passe aux mercenaires libyens, aux princes éthiopiens et même, pour quelque temps, au grand roi d'Assyrie. Cette sombre période va de la XXIIe à la XXVe dynastie. L'Égypte connut encore avec la XXVIe dynastie saïte (Psammétique, 663 av. J.-C.) une renaissance de sa civilisation et de sa puissance; mais, dès 525, Cambyse mit fin à son indépendance. Les XXVIII-XXXe dynasties représentent des tentatives manquées de rétablissement d'une dynastie nationale. Avec Alexandre le
silex taillés grossièrement (âge paléolithique) ont été distribués entre divers musées par M. Seton Karr. Cf. H.-O. Forbes, The âge of the surface flint implements of Égypt and Somal'dand (Bull. Liverp. Mus., 1901, 2). MM. de Morgan, Flinders Pétrie, Amélineau et d'autres encore ont découvert en divers endroits de grandes quantités de silex finement travaillés, des tombeaux où le mort est replié sur lui-même après avoir été désarticulé, toute une céramique, des vases de pierre dure, des palettes de schiste, des reliefs et d'autres objets d'art, quelques inscriptions, enfin tout le matériel d'une civilisation qui, sur certains points, touche à celle que nous connaissions déjà et, sur d'autres, en diffère. Les formes des outils de pierre, qui d'ailleurs furent longtemps en usage, rappellent celles des outils paléolithiques et se perpétuent partiellement clans celles des outils de bronze postérieurs, attestant le développement continu d'une même civilisation. Les égyptologues, après s'être divisés sur la date à attribuer à ces découvertes, sont à peu près d'accord pour y reconnaître le passé de l'Égypte pharaonique. On a commencé le déchiffrement très hasardeux des inscriptions, et déjà l'on a cru pouvoir assimiler quelques-uns des rois dont les tombeaux ont été trouvés à Abydos et à Negadah à des Pharaons des premières dynasties ; d'autres restent encore en dehors. Voir : de Morgan, Recherches sur les Origines de l'Égypte, 1897-98, 2 vol. ; — Flinders Petrie-Quibell, Nagada and Ballas, 1896; id., The royal tombs of the first dynasty, 1900; — J.-E. Quibell, Hierakonpolis, 1900 ; —Amélineau, Les nouvelles fouilles d'Abydos, 1899; le tombeau d'Osiris, 1900. On trouvera des aperçus généraux de la question dans S. Reinach, l'Anthropologie, 1897, p. 232; — Bissing, ibid., p. 241, 408; — J. Capart, Revue de l'Université de Bruxelles, 1898-99, p. 105; — R. Weil, Revue archéologique, 1902, II, p. 117. (H. 11.)
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Grand et les Ptolémées, l'hellénisme commence en Egypte. Pour des raisons politiques la vieille religion fut encore très respectée par le pouvoir et de grands temples furent construits même pendant la période romaine; mais l'ancienne vie nationale était en pleine dissolution et fut facilement anéantie par le christianisme.
§ 16. — Les sources '. Depuis le déchiffrement des hiéroglyphes, les sources non-égyptiennes ont passé au second rang. Elles ont cependant leur intérêt. Lorsque l'Égypte fut connue des Grecs, la singularité de sa civilisation et surtout de sa religion excitèrent naturellement leur curiosité. Les érudits grecs, qui visitaient la vallée du Nil, étaient prodigues de considérations plus ou moins exactes sur les dieux égyptiens et leur culte. De la plupart d'entre eux, il ne nous est parvenu que des fragments. Hérodote, dans le second et au début du troisième livre de son Histoire, décrit avec fidélité ce qu'il a vu, mais il a souvent mal compris ceux qui le renseignaient et souvent il a été induit en erreur. Ce qu'il nous dit de la religion doit être examiné avec la plus grande circonspection2; de même que les écrivains postérieurs, il cherche à rattacher à l'Égypte les divinités grecques; ses informations sont en somme tendancieuses et incomplètes. Là même prudence est de mise à l'égard des renseignements de Diodore, qui voyagea en Égypte au Ier siècle avant J.-C. De tout ce que la littérature grecque nous a jusqu'à présent donné sur l'Égypte, le traité de Plutarque De Iside et Osiride3 est ce qu'il y a de plus précieux : il y a retracé, d'après des documents qui semblent bons, l'ensemble d'un mythe égyptien sur lequel nous n'avons, de source indigène, que des textes fragmentaires et des allusions. Naturellement Plutarque a entremêlé son exposé de dissertations philosophiques et d'interprétations symboliques, qui, pour nous, sont sans valeur. Les Pères de l'Église et les écrivains postérieurs, comme Horapollon et Jamblique, n'ont pour nous qu'un intérêt médiocre. Les sources égyptiennes sont au contraire très abondantes. Il y a peu de textes qui ne puissent être utilisés pour des recherches sur la religion : traités de médecine, contes populaires, lettres privées, tout est précieux. Le plus grand nombre, et de beaucoup, des monuments, temples, pyramides, tombeaux, obélisques, avaient un caractère religieux. Parmi les papyrus qui nous sont parvenus, plus des neuf dixièmes sont relatifs à
1. BIBLIOGRAPHIE. — A. Wiedemann, Geschichte JEgyptens von Psammetik I bis auf Alexander den Grossen, nebst einer eingehenden Kritik der Quellen zur JEgyplischen Geschichte, 1880. Pour les traductions mentionnons seulement les collections des Records of the Past : les tomes II, IV, VI, VIII, X et XII de la première série, 1873-1881, publiée par S. Birch,contiennent des traductions de textes égyptiens. Les tomes II-VI de la deuxième série, 1888-1892, publiée par A.-H. Sayce, en contiennent également. 2. A. Wiedemann, Herodol's zweites Buch, mit sachlichen Erlauterungen, 1890. 3. La meilleure édition est celle de G. Parthey, 1850, avec des éclaircissements où il a utilisé les résultats des recherches égyptologiques. Naturellement le livre est aujourd'hui arriéré sur bien des points.
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la religion. Toutefois, ces documents sont assez uniformes; presque tous se rapportant au culte des morts et à la vie d'outre-tombe. Pour les mythes, nous ne disposons que de fragments peu nombreux. L'intelligence des textes religieux est rendue extraordinairement difficile par la multitude de leurs allusions à des traditions sacrées qui nous sont inconnues. D'ailleurs nos documents nous sont arrivés au hasard ; une quantité inconcevable de monuments figurés et de papyrus ont été anéantis au cours des siècles, et beaucoup certainement sont encore cachés sous le sable. Passons rapidement en revue les plus importants des monuments connus. C'est pour l'ancien empire que les sources sont naturellement le moins abondantes. Nous avons à Saqqarah, dans le voisinage de Memphis, une superbe série de tombeaux des IVe, Ve, VIe dynasties, d'autres, les plus anciens sans contredit, à Meidoum, et quelques autres, de la VIe dynastie, à Assouan, à la frontière sud de l'Égypte. Ils ne nous donnent encore sur les idées religieuses que des renseignements assez incomplets. Les inscriptions sont de courtes formules qui nomment les dieux des morts et différentes autres divinités. Les trois grandes pyramides ne renferment pas d'inscriptions; par contre cinq des plus petites, celles de Saqqarah, nous ont conservé près de 4 000 lignes de textes religieux. Ce sont les pyramides d'Ounas (le dernier roi de la ve dynastie), de Téti, Pépi I, Mérenra et Pépi II (les quatre premiers rois de la vie dynastie) ; elles ont été ouvertes de 1880 à 1881 par Maspero, qui en a publié les textes accompagnés d'une traduction provisoire1. Nous avons là une suite de textes, parfois en deux, trois ou quatre exemplaires, qui remontent sûrement jusqu'aux origines lointaines de la civilisation égyptienne ; mais ils présentent, tant pour la langue que pour le fond, de si grosses difficultés, qu'avant longtemps ils ne pourront être complètement compris et utilisés. Cependant ils ont singulièrement accru notre connaissance de la religion égyptienne. Pour la moitié environ, ils consistent en formules et en prières dont l'objet est de fournir au mort sa nourriture par l'entremise des dieux. Nous y trouvons aussi un choix de formules magiques pour se garder de la faim, de la soif, des serpents et des scorpions. Des hymnes et des prières à différents dieux assurent au défunt l'appui de ceux-ci dans la vie d'outre-tombe. De nombreux textes appartiennent au rituel des funérailles: il s'agit surtout de rendre au mort l'usage de ses yeux, de sa bouche et de ses membres. On le voit, ces documents, bien qu'ils se rapportent tous au monde funéraire, au tombeau ou au défunt, sont assez hétérogènes ; incidemment on y pourra trouver des renseignements sur les dieux, et parfois des fragments de mythes, mais souvent peu compréhensibles. Le choix des textes dans les différentes pyramides paraît avoir été assez arbitraire. Nous retrouvons quelques-uns d'entre eux sur les murailles des tombeaux et les sarcophages du moyen empire ; à l'époque saïte (XXVIe dynastie) ces vieux textes sont revenus à la mode. Ainsi Le Page-Renouf a trouvé quelquesI. Dans le Recueil de travaux, t. III à XV. Plus tard réunis sous le titre : Les Inscriptions des pyramides de Saqqarah, 1894; sur ces textes, cf. Maspero, Études de Mythologie, I, 150 et suiv.
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uns des textes des pyramides dans des papyrus de l'époque gréco-romaine Beaucoup des textes que nous allons avoir à citer remontent aussi très haut, bien qu'ils ne nous soient parvenus que dans des rédactions récentes ; ces questions de date sont ordinairement très difficiles à résoudre ; il n'est pas encore possible d'écrire une véritable histoire de la littérature religieuse en Égypte. Les tombeaux du moyen empire ont donné davantage. Les magnifiques tombes de Siout et de Beni-Hasan et quelques-unes de celles de la plaine thébaine offrent un intérêt exceptionnel. De ces nécropoles, et principalement d'Abydos, provient une prodigieuse quantité de stèles, dispersées dans les musées d'Europe et d'Égypte; elles aussi sont très importantes. Les sarcophages en bois nous ont conservé des textes très intéressants, les uns connus déjà par les inscriptions des pyramides, les autres incorporés plus tard dans les Livres des Morts thébains. Les papyrus du moyen empire appartiennent surtout à la littérature d'agrément; les plus intéressants sont des contes populaires2. Plus important pour notre sujet, le Papyrus Prisse nous conserve « les Instructions de Phtahhotep », certainement composées sous l'ancien empire. C'est en quelque sorte un « Guide pour se conduire dans la vie humaine »3. Les « Instructions du roi Amenemhat à son fils », conservées dans des manuscrits du nouvel empire malheureusement tous mutilés, nous intéressent également ''. L'époque de la conquête des Hyksos est fort obscure; nous ne connaissons que tout à fait superficiellement3 le culte de la population étrangère et l'évolution religieuse de l'Égypte pendant cette longue période. Avec la XVIIIe dynastie les sources redeviennent abondantes. Les XVIII0, XIX0 et XXe dynasties nous ont laissé de véritables trésors. Les tableaux et les inscriptions des temples sont d'une valeur très inégale et plus importants souvent pour l'histoire politique que pour celle de la religion. Les tombeaux royaux de Thèbes contiennent toute une littérature sur laquelle nous nous arrêterons plus loin. Les tombeaux privés ne nous instruisent guère que sur les coutumes funéraires. Le texte le plus important pour l'histoire de la religion que nous rencontrions à cette époque est celui qu'on appelle le Livre des Morts*. Le
•1. Cf. G. .Moller, Ueber die in einem spiithieratisclien Papyrus enthaltenen Pyramidentexte. Berlin, 1900. 2. Traduits par Maspero, Les contes populaires de l'Égypte ancienne, 2° éd., 1889. 3. Traduit par Ph. Virey, Etudes sur le Papyrus Prisse, 1887, et dans les Rec. of the Past, nouv. sér., 111, 1 et suiv. Cette traduction doit être utilisée avec circonspection. 4. Traduit par Maspero, Rec. of the Past, II, 9 et suiv. 5. Un conte où figure le roi hyksos Apepi a été publié et traduit par Maspero, Éludes Egyptiennes, 1, 194 et suiv.; cette traduction est reproduite aussi dans les Rec. of the Past., nouv. sér., II, 37 et suiv. 6. Lepsius, Das Todlenbuch der JEgypter, 1842. — Ed.Naville, Das JEgijptische Todtenbuch des XVIII bis XX Dyn., I-II, et'Einleilung, 1886. — The Book of lîead. Facsimile of the papyrus of Ani in the Brit. Mus., 1890, traduit et précédé d'une introduction par E.-A.-W. Budge, 1895. Parmi les traductions, il faut mentionner seulement celle de Le Page-Renouf publiée dans les Proceedings of the Soc. of Bibl. Arch., vol. XIV et suiv.; les plus anciennes sont inutilisables. Maspero a donné une excellente introduction au Livre des Morts dans ses Études de Mythologie, I, 325 et suiv.
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nom n'est pas très juste, car ce n'est pas un livre unique; nous ne possédons pas deux exemplaires de la bonne époque thébaine (XVIII°-XXC dynasties) qui soient entièrement semblables. Ce sont des compilations plus ou moins riches de textes indispensables aux défunts que, pour cette raison, on déposait avec eux au tombeau. Précédemment les textes de ce genre étaient écrits sur les murs des tombes ou sur les cercueils ; à cette époque on prit l'habitude de les donner au mort sous forme de livre. Naville, qui a publié une belle édition des textes du Livre des Morts des XVIIe-XXe dynasties, a trouvé dans les papyrus funéraires environ 160 textes, ou chapitres, petits ou grands, dont l'ordre est variable. A l'époque saïte les textes des Livres des Morts sont classés dans un certain ordre, qui est pour nous incompréhensible. C'est cette rédaction que Lepsius a publiée, dès 1842, d'après un exemplaire très complet du musée de Turin. Beaucoup de chapitres de ce papyrus diffèrent profondément des premières versions, et 24 autres, qui figurent régulièrement dans les rédactions saïtes, manquent généralement clans les papyrus plus anciens. Le Codex saïte semble avoir compris 165 chapitres, dont les quatre derniers sont souvent désignés comme un supplément. Les Égyptiens donnèrent à cette collection de textes funéraires le titre de « Livre de pert em herou », que les égyptologues ont rendu différemment : les uns traduisent « sortie hors du jour »; d'autres préfèrent « sortie pendant le jour »; la collection a été parfois appelée le « Livre de rendre le défunt accompli ». Champollion l'avait caractérisée du nom de « Rituel funéraire », et de Rougé voulait maintenir cette appellation. Il est cependant certain que nous n'avons pas affaire ici à un rituel : c'est bien plutôt une sorte de manuel à l'usage des morts, un guide à travers l'autre monde; les textes ne sont utilisés par le défunt qu'après la mort et après l'ensevelissement. Le nom de « Livre des Morts » choisi par Lepsius a été jusqu'ici communément accepté. Une bonne partie des chapitres du Livre des Morts thébain ne nous sont connus que par des textes du moyen empire et sont sans doute encore plus anciens. Le chapitre 17 était déjà sous la XIIe dynastie pourvu d'un triple commentaire et doit dater des origines. Il était déjà en grande partie incompréhensible pour les scribes du nouvel empire : de là vient que nous trouvons souvent des altérations voulues du texte et souvent aussi des variantes introduites par des copistes scrupuleux. Le texte indique pour quelques chapitres qu'ils ont été trouvés sous certains rois des premières dynasties ou composés par eux : on voulait sans doute leur conférer ainsi une plus grande autorité. Par contre, d'autres chapitres sont relativement récents : ainsi les quinze premiers chapitres et aussi le chapitre 125. Une preuve de la grande antiquité du Livre des Morts, c'est que le culte thébain d'Amon n'y est jamais mentionné. Ces textes ont été constitués avant qu'Amon ait pris, sous le nouvel empire, la première place dans le monde divin de l'Égypte. Ce sont les dieux de la basse Égypte qui prédominent. Les éléments du Livre des Morts sont très hétérogènes. Quelques chapitres paraissent avoir une origine rituelle et contiennent des formules et
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des prières provenant des vieux rituels des funérailles ; tels sont les chapitres d'« ouvrir la bouche du mort », de le « munir de charmes magiques », et aussi les chapitres relatifs aux amulettes à déposer sur la momie ou dans le cercueil. Une série complète de chapitres est destinée à préserver le défunt des serpents et autres monstres; ils ressemblent de très près aux formules magiques des Pyramides. D'autres donnent à la momie les instructions nécessaires pour triompher des obstacles de la région funéraire. Le chapitre 15 contient des hymnes au soleil. Le chapitre 17 forme un tout par lui-même et expose un très ancien système théologique et cosmogonique. Le chapitre 64, dont le titre dans quelques manuscrits est « Le chapitre de connaître les chapitres de sortir hors du jour en un seul chapitre », est en quelque sorte un résumé du livre entier. Le chapitre 125 est la scène du jugement, où le défunt se justifie par devant le tribunal d'Osiris. Le chapitre 130 et les suivants traitent de la navigation du défunt dans la barque de Rà. Le Livre des Morts est un document de premier ordre ; malheureusement les formules y sont souvent incompréhensibles. Malgré le grand nombre des manuscrits le texte qui nous est parvenu est très mauvais, et le travail critique, auquel nous devrons un Livre des Morts entièrement abordable et intelligible, est encore loin d'être achevé malgré les contributions de Maspero et de Le Page Renouf. Un groupe distinct d'écrits religieux nous a été conservé par les tombeaux royaux de Thèbes Ils sont tous du nouvel empire, et nous font connaître la théologie solaire dominante à cette époque. C'est d'abord la « Litanie du soleil »2, cris de joie dont les dieux saluent le soleil quand,' au soir, la barque de Rd arrive à l'entrée du monde inférieur. Quelques papyrus funéraires contiennent également le long texte final de la Litanie; Naville en fait le chapitre 180 de son édition du Livre des Morts. Les tombeaux royaux nous ont livré aussi un très curieux fragment d'un mythe de Râ3 : le dieu y détruit l'humanité coupable et ordonne à nouveau le ciel et la terre. Mais les textes les plus étendus et le plus importants sont « Le Livre de ce qu'il y a dans le Douai (la région du soleil nocturne) et « Le Livre de l'Hadès » que Maspero a appelé « le Livre des Portes ». Le premier de ces écrits a joui d'une grande popularité4; à côté d'une édition illustrée donnée par les tombeaux royaux, nous avons de nombreux exemplaires d'une édition abrégée et sans figures. De même que le Livre des Morts, on plaçait cet écrit avec le défunt dans son tombeau. Il traite de la navigation du soleil dans sa barque pendant les douze heures de la nuit, et il prétend être une reproduction exacte des textes gravés sur les murailles de la « demeure mystérieuse » (le tombeau d'Osiris, d'après
1. Lefébure, Les hypogées royaux de Thèbes, Mil, 1886-18S9; cf. Maspero, Études de Mythologie, II, 1 et suiv. 2. Ed. Naville, La Litanie du soleil, 1875; Rec. of the Past, VIII, 103 et suiv. 3. Ed. Naville, La destruction des hommes par les dieux (Transactions of the Society of biblical Arclœology, t. IV, p. 1 et VIII p. 412). 4. G. Jéquier, Le livre de ce qu'il y a dans l'Hadès, 1S94. Cf. Maspero, Éludes de Mylh., H, 27 et suiv.
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Maspero). Dans le Livre des Portes1, le même sujet est repris à un autre point de vue; nous en reparlerons plus loin avec plus de détails. D'autres textes mythologiques nous ont été encore conservés par les tombeaux des rois : ce sont pour la plupart des spéculations inintelligibles dues aux théologiens thébains, en partie écrites en caractères secrets et accompagnées d'images de caractère mystique. Des rituels figurent encore parmi ces textes religieux. Le rituel du culte d'Osiris dans son temple d'Abydos nous est connu par une édition illustrée, gravée sur les murailles du temple. Le rituel du culte d'Amon dans le sanctuaire de Thèbes est conservé par un papyrus de Berlin2. Le rituel de l'embaumement a été découvert par Maspero dans des papyrus de Paris et de Boulaq3. Les rituels des funérailles, en partie très anciens et dont de longs fragments se trouvent déjà dans les textes des pyramides, sont surtout connus par les tombeaux royaux de Thèbes ainsi que par les papyrus et les sarcophages de la dernière période \ La littérature magique du nouvel empire est très étendue. Malheureusement ce domaine est encore peu exploré. Le Papyrus Barris du British Muséum contient des hymnes aux dieux solaires, et des conjurations contre les crocodiles, les serpents et autres animaux malfaisants, et aussi contre le mauvais œil5. Un autre texte magique du British Muséum a été traduit par Birch8. Les papyrus magiques de Paris, Turin, Leyde réservent certainement un riche butin à ceux qui les étudieront de plus près. Un papyrus de Turin nous donne, par exemple, un morceau d'un mythe du dieu solaire Râ7. La plupart des papyrus magiques renferment des conjurations contre les maladies et les démons, et des instructions pour la préparation et la consécration des amulettes. Les manuels de médecine8 qui nous sont parvenus contiennent également des formules magiques; nous y trouvons des allusions répétées aux maladies des dieux et aux procédés magiques par lesquels ils ont été guéris. Un des papyrus du British Muséum (Sallier IV)9 nous donne un manuel de l'art de choisir les jours, calendrier des jours fastes et néfastes; nous y trouvons une quantité de renseignements sur l'histoire des dieux. Malheureusement l'auteur se contente d'allusions insuffisantes ou peu intelligibles. La poésie religieuse du nouvel empire nous est connue par une série
1. Lefébure, Rec. of the Past, X et XII. Maspero, Études de Myth., II, 163 et suiv. 2. Analysé par 0. von Lemm, Ritualbuch des Ammondienstes, 1882: traduit et commenté par A. Moret, Le rituel du culte divin journalier en Egypte, Paris, 1902. 3. Maspero, Mémoires sur quelques papyrus du Louvre, 1875, p. 14-104. 4. Schiaparelli, Il libro dei funerali degli antichi Egiziani, I-II, et Atlas, 1S81-1890. — Cf. Maspero, Études de myth., I, 283 et suiv. 5. F. Chabas, Le papyrus magique Harris, 1861; une traduction revisée a été donnée dans les Mélanges égyptologiques, III, 2e partie, p. 242 et suiv., et dans Rec. of the Past., X, 135 et suiv. 6. Rec. of the Past., VI, 113 et suiv. — Cf. aussi W. Pleyte, Étude sur un rouleau magique du musée de Leyde, 1866. 7. Lefébure, Un chapitre de la chronique solaire (Zeitschrift, 1883, p. 27). 8. Papyrus Ebers, publié par G. Ebers, I-II, 1875. Papyrus Ebers. Das atteste Buch iiber Heilkunde, traduit par H. Joachim, 1890. 9. F. Chabas, Le calendrier des jours fastes et néfastes, 1870.
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d'hymnes à différentes divinités. La couleur en est panthéiste. Mais nous ne pouvons discerner ce qui dans cette poésie est formule liturgique ou libre inspiration. Plusieurs hymnes à Osiris, à Râ, à Amon-Râ, au Nil, etc., sont conservés sur les stèles et dans les papyrus1. Partout nous trouvons les mêmes phrases stéréotypées qui font de chaque dieu le plus puissant, le père des dieux, et le créateur de l'univers. Les « Hymnes au Soleil » insérés dans le chapitre 15 du Livre des Morts nous semblent les plus intéressants2. Les hymnes, inspirés par le roi hérétique Aménophis IV, en l'honneur du disque solaire Aton, dont plusieurs copies existent dans les tombeaux d'El-Amarna, sont notre seule source de renseignements sur cette doctrine3. Dans la littérature du nouvel empire thébain le « Conte des Deux Frères » '* présente un parallélisme frappant avec la légende osirienne. Les « Maximes d'Ani », que contient un des papyrus de Boulaq % nous renseignent sur la morale. Parmi les documents historiques de cette époque thébaine nous devons noter surtout le grand papyrus Harris, le plus étendu de tous les papyrus connus ?. Ses 79 pages renferment des listes de donations du roi Ramsès III aux principaux temples du royaume; par lui nous pouvons avoir un aperçu exact de la colossale puissance et de l'importance du sacerdoce, en même temps que d'intéressants renseignements sur le culte. La civilisation de l'époque saïte a pris comme modèle celle de l'époque des pyramides. On y remet en usage les textes utilisés environ trois mille ans auparavant et l'on revient à l'ancien mode de décoration des tombeaux : aussi les sépultures de cette époque sont-elles riches de renseignements. Quant aux temples de l'époque ptolémaïque et romaine, leur décoration consiste en textes et en tableaux mythologiques : les plus importants sont ceux de Dendérah, Edfou, Esneh. Il faut en lire les textes avec circonspection; ils représentent le dernier degré de l'évolution de la religion et de la théologie égyptiennes. Mais une étude critique de ces textes et de ces tableaux sera certainement fructueuse pour l'intelligence complète de la religion égyptienne ; cette tâche ne paraît pas précisément attirer les égyptologues, arrêtés par l'écriture bizarre, souvent cnigmatique, et le non moins étrange contenu des textes. A ces compositions religieuses qui sont restées plus ou moins en usage jusqu'à la fin, il faut ajouter, pour la même période, certains livres religieux qu'on plaçait avec les morts dans les tombeaux. Ils dérivent
1. Hymne à Osiris, Rec. of the Past, nouv. série, IV, 14 et suiv. Hymne au Nil, ibid., nouv. série, III, 46 et suiv. Hymne à Ammon-Rd des Papyrus égyptiens du musée de Boulaq, trad. et commenté par E. Grébaut, 1S74; traduit aussi par Goodwin, Rec. of the Past, III, 129 suiv. 2. Lefébure, Hymnes au soleil composant le 15e chap. du rituel, Paris, 1874. 3. J.-H. Breasted, D,e hymnis in solem sub rege Amenophide IV conceplis, Berlin, 1874. 4. Traduit par Le Page-Renouf, Rec. of the Past, II, 137 et suiv., et par Maspero, Contes popidaires, 2° éd., 1 et suiv. 5. F. Chabas, L'Égyptologie, lro et 2° parties: Les maximes du scribe Ani, 1876-1878. — E. Amélineau, La inorale égyptienne; Étude sur le Papyrus de Boulaq, n° 4, 1892. 6. Traduit par Eisenlohr et Birch, Rec. of the Pasl, VI et VIII.
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du Livre des Morts ou en sont fortement influencés. Tel est « le Livre des respirations 1 » qui semble avoir été réservé à l'usage des prêtres et prêtresses d'Amon-Rà : il est censé contenir les formules employées par Isis pour ranimer le corps de son frère Osiris; bien des réminiscences du Livre des Morts y apparaissent, par exemple une courte confession justificative tirée du chapitre 125. Le « Livre de traverser l'éternité »2 est un livre analogue. Les «Lamentations d'Isis et de Nephthys »3 étaient également très répandues : dans le temple d'Osiris, à la grande fête du dieu, deux femmes les chantaient; elles devaient figurer Isis et Nephthys, les deux sœurs se lamentant sur le cadavre de leur frère assassiné. De même, les « Litanies de Sokaris »4 étaient proprement un chant de fête; mais, comme tous les écrits de ce genre qui concernent les dieux funéraires, ces textes avaient des propriétés magiques et pouvaient servir aux morts. Un papyrus du British Muséum, qui contient ces deux derniers écrits, en a conservé un troisième, d'abord recueil liturgique, le « Livre de renverser Apophis »8, qui contient des traits intéressants du mythe solaire. Quelle est la date de ces compositions? Nous l'ignorons jusqu'à présent; la rédaction est récente, peut-être le contenu est-il plus ancien, sans cependant remonter plus haut que la XXII0 dynastie. Les écrits magiques et mystiques de la dernière période sont nombreux, mais un petit nombre d'entre eux sont publiés. Le « Livre d'Amenhotep fils d'Hapi »6 est un traité mystique qui était utilisé comme amulette; l'homme que le titre mentionne était un célèbre et savant contemporain du roi Amenhotep III (XVIIIe dynastie) ; le livre est bien plus récent, le nom d'Amenhotep est une garantie d'efficacité. Nous ne connaissons sans doute qu'une faible partie de la littérature religieuse de l'Egypte. La publication des textes encore inédits et des fouilles heureuses compléteront sans doute nos connaissances. § 17. — Diverses théories sur la religion égyptienne 1. Les maîtres de l'égyptologie ont sur la religion égyptienne des théories extraordinairement divergentes. On sent que les conjectures, souvent aventureuses, recouvrent mal les grosses lacunes de la science sûre ; des questions fondamentales restent sans réponse, parce que la réponse n'est
1. J. de Horrack, Le Livre des respirations, 1877 ; traduit dans les Records of the Past, IV, 119 et suiv. 2. Bergmann, Das Buch vom Durchwandeln der Ewigkeit, 1877. (Sitzungsber. d. k. Akad. d. Wiss. in Wien.) 3. J. de Horrack, Les lamentations d'Isis et de Nephthys, 1867. (Cf. Rec. of the Past, II, 117.) Cf. Le livre d'honorer Osiris, publié et traduit par Pierret, Études Égyptologigues, Paris, 1875, d'après un papyrus du Louvre. 4. Budge, Archieologia, LU, p. 491. 5. Id., ibid., p. 502-601. 6. Maspero, Mémoire sur qq. papyi'us du Louvre, p. 58. 7. BIBLIOGRAPHIE. — Voir les ouvrages généraux. Consulter en outre : R. Lepsius, Ueber den ersten segyptischen Gbtlerkreis und seine geschichtlich-mythologische Entstehung, 1851 ; — P. Pierret, Essai sur la mythologie égyptienne, 1879 ; Le panthéon
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pas encore possible; on se heurte à chaque instant à des contradictions insolubles. Souvent aussi, les divergences tiennent moins à l'insuffisance des documents qu'à la différence du point de vue auquel l'on se place pour les considérer. Les Grecs ont vu dans la religion égyptienne la somme de toute sagesse; aussi s'ingéniaient-ils à mettre en corrélation les dieux égyptiens et leurs dieux nationaux. Ils imaginaient une explication symbolique des faits qui les déconcertaient, comme le culte des animaux. La singularité et l'antiquité de la civilisation égyptienne leur inspiraient une crainte respectueuse, qui ne s'étonnait de rien. Pour la science moderne également, l'Égypte a été longtemps le pays des mystères; ce n'est que lentement qu'on est venu à des idées plus justes et plus scientifiques. La vieille théologie égyptienne a prêté aux conceptions et aux idées religieuses une expression si particulière, que l'opinion des Grecs et des modernes s'explique, mais il est de plus en plus avéré qu'elle repose sur une méprise. La religion égyptienne doit être interprétée à la lumière du culte et non de la théologie : seuls les rites de la religion nous en faciliteront la compréhension. La première question fondamentale au sujet de laquelle on diverge est de savoir si la religion égyptienne est un ensemble homogène, qui a traversé les 3000 ans de l'histoire d'Égypte sans évolution, et dont les singularités locales intéressent moins le fond que la forme. C'est l'opinion des de Rougé, Pierret, Brugsch, et, dans une certaine mesure, de Le PageRenouf ; des textes de toutes les époques et de toute origine géographique leur fournissent des arguments. Au contraire Maspero, dans ses travaux récents, Pietschmann, Ed. Meyer, Tiele, et, à sa manière, Lieblein soutiennent la théorie de l'évolution. En fait, dans la religion égyptienne les différences de temps et de lieu sont considérables. A l'origine l'Egypte n'était point un État unifié; l'unité politique s'établit relativement vite, mais l'unité religieuse ne fut réalisée qu'en théorie seulement, par les théologiens, et c'est dans cet effort vers l'unité que consiste jusqu'à un certain point l'évolution religieuse. Nous voyons qu'à l'origine les cultes locaux ne sont pas semblables les uns aux autres, quoique les théologiens de l'Egypte et les théoriciens des temps modernes le prétendent. Nous trouvons bien, d'une façon très générale, les mêmes dieux, et souvent aussi les mêmes textes à toutes les époques ; d'autre part, si l'on voit parfois des dieux anciens disparaître, tandis que de nouveaux
égyptien, 1SS1 ; — P. Le Page-Renouf, Lectures on the origin and growth of religion as illustraled by the religion of ancient Egypt., 1879 ; — R. Pietschmann, Der asgyptische Fetischdienst und Gotterglaube. Prolegomena zUr segyptischen Mythologie (Zeitschr. f. Ethnol., 187S) ; — C.-P. Tiele, Geschiedenis van den Godsdienst in de Oudheid, 1, 1893 (trad. ail. de G. Gehrich, I, 1, 1895); — J. Lieblein, Gammelœgyptisk Religion, 1-1V, 1883-1885, résumé dans Egyptian Religion, 1884; — H. Brugsch, Religion und Mythologie der alten JEgypter, 1888;—V. von Strauss-Torney,Der allsegyptische Gotterglaube, I-JI, 1888-1890; — E. Lefébure, L'élude de la religion égyptienne, son état actuel et ses conditions (R. H. R.), 1886; —A. Wiedemann,Z)ze Religion der alten Aigypter, 1890;— R.-V. Lanzone, Dizionario di mitologia egizia, 1881-1888. Voir particulièrement Maspero, Études de mythologie et d'archéologie égyptiennes, I-II, 1892, publiées d'abord dans la R. H. R, 1880-1890).
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surgissent, le fait peut souvent s'expliquer par l'insuffisance de nos documents, mais on ne peut cependant nier qu'il y ait eu aussi une évolution. Au contraire un exposé positif nous fera voir à chaque pas combien la pensée religieuse en Egypte a été toujours mobile et alerte, comment de nouvelles doctrines s'imposèrent par des progrès successifs, comment les écoles théologiques travaillèrent et cherchèrent. L'immutabilité apparente de la religion, comme celle de la civilisation égyptienne tout entière, s'explique en partie par un trait du caractère national. L'idéal, pour l'ancien Égyptien, était dans le passé, non dans l'avenir. On n'allait de l'avant que poussé par la nécessité. Cela est surtout vrai — comme il est naturel — en matière de religion ; ce qui est nouveau ne déloge jamais ce qui est ancien, les formes antiques sont sacrées et intangibles même si leur contenu varie. Il va de soi que la classe sacerdotale, très conservatrice, chercha toujours, par des identifications et des interprétations symboliques, à réunir étroitement et à confondre les doctrines nouvelles et les anciennes. Des nouveautés avérées — on en a la preuve dans quelques cas — furent souvent antidatées par une « fraude pieuse ». On a donné les définitions les plus opposées du principe de la religion égyptienne : monothéisme, panthéisme, hénothéisme, culte solaire, culte de la nature, animisme ou fétichisme; ces formules sont trop étroites. On ne peut nier que les textes égyptiens — même les plus anciens — ne contiennent beaucoup d'expressions monothéistes. De Rougé et, parmi les égyptologues d'aujourd'hui, Pierret principalement, ont voulu, de ce fait que Dieu est souvent appelé l'Unique, l'Infini, l'Éternel, etc., tirer la conclusion que la religion égyptienne était à l'origine monothéiste; ils s'efforcent ensuite de montrer que ce monothéisme originel s'est transformé en un polythéisme plus apparent que réel, où les dieux assument les diverses fonctions du dieu supérieur unique. Brugsch a cherché, avec une grande érudition, à établir que le panthéisme est la véritable essence de la religion égyptienne. Pour Le Page-Renouf, les dieux sont les forces de la nature, et les expressions monothéistes révèlent un sentiment direct de l'infini, un « sensus numinis » qui d'ailleurs peut fort bien s'accorder avec une mythologie polythéiste. Aucun érudit sérieux ne pourra mettre en doute l'existence de ce monothéisme et de ce panthéisme égyptien; mais ces notions appartiennent à la théologie et non point au culte ou à la religion populaires; si les expressions monothéistes n'ont jamais pu se dégager du symbolisme, c'est qu'elles sont le résultat d'une interprétation théologique du polythéisme. Comme Le Page-Renouf l'a remarqué, le mot égyptien qui signifie « dieu » n'a jamais été un nom propre. La seule tentative, en dehors de la théologie, qui ait été faite pour introduire le monothéisme pur dans le culte et dans la vie, a échoué, comme nous le verrons plus loin — et ceci suffit à montrer que l'esprit populaire égyptien était radicalement fermé à un véritable monothéisme. Lepsius ramenait tout au culte solaire : Rà était pour lui le dieu national de l'Égypte. Mais il n'est pas démontré que le caractère solaire soit primordial pour le plus grand nombre des dieux locaux. L'influence prépondéHISTOIRE DE3 RELIGIONS.
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Faute du culte solaire et l'identification des dieux locaux avec Râ sont
choses tardives. Ce qui pour Lepsius était le point de départ est bien plutôt un résultat. Lieblein a voulu reconstituer dans ses grandes lignes l'évolution historique de la religion égyptienne. Voici le schème qu'il propose : culte de la nature de forme hénothéiste jusqu'à l'unification politique — ensuite polythéisme, qui s'épure progressivement par la spiritualisation des dieux de la nature, et fait place à un monothéisme; mais celui-ci, pour satisfaire aux exigences religieuses du peuple, doit s'adjoindre le culte des animaux et la doctrine de l'émanation. Ce schème est inacceptable : le culte des animaux est un des éléments primordiaux de la religion égyptienne; d'ailleurs Lieblein a plus d'une fois confondu la théologie et les croyances populaires. Pietschmann a ouvert une voie nouvelle, et ses idées ont été des plus fécondes. Il a repris la vieille théorie de De Brosses, qui compare le fétichisme des populations africaines au culte des animaux des Égyptiens ; il a mis en évidence le caractère magique de la religion égyptienne et attiré l'attention sur l'importance fondamentale des cultes locaux pour l'intelligence de la religion et de l'évolution religieuse. En général ces idées ont été partagées par Maspero, Ed. Meyer, Erman et Wiedemann ; mais ils hésitent à tout y réduire. Des savants, tels que Pierret, Le Page-Renouf et Lieblein, ont cru pouvoir parler d'une décadence de la religion égyptienne; d'après eux, la religion égyptienne est beaucoup plus grossière et pénétrée d'éléments magiques, dans ses dernières phases que dans les premières. S'agit-il d'une dégénérescence de la pensée religieuse? Mais s'il est vrai que la plupart de nos documents sur la superstition des Égyptiens appartiennent au nouvel empire et aux époques récentes, le culte funéraire primitif a cependant déjà un caractère magique bien établi. Tout autre chose est le recul de la vie religieuse qui a peut-être été la conséquence de l'accroissement du pouvoir des prêtres. Dans des travaux plus récents, ceux d'Ed. Meyer et Maspero, par exemple, on distingue entre la croyance populaire et la théologie. En Égypte, comme partout ailleurs, c'est dans la croyance populaire qu'il faut chercher la base, sur laquelle bâtit la théologie, les éléments qu'elle met en œuvre et interprète. La religion du peuple doit être étudiée avant tout dans les cultes locaux. A vrai dire, ceux-ci ne peuvent nous donner, comme Tiele l'a mis justement en évidence, la clef de toute la doctrine religieuse; mais encore est-il juste de leur réserver la première place dans un exposé de la religion de l'Égypte. Malheureusement ils nous sont très peu connus, et les sources nous renseignent souvent mal, car presque tous nos textes, des plus anciens aux plus récents, sont coulés dans la forme théologique. La théologie de l'ancienne Égypte n'est pas une sorte de science secrète. On a cru souvent, avec les anciens Grecs, que les prêtres égyptiens possédaient une sagesse occulte qu'ils cachaient jalousement aux non-initiés.
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| Les monuments n'ont pas gardé la moindre trace d'une doctrine secrète. Sans doute les hommes cultivés et, avant tous, les prêtres, attachaient un sens élevé aux représentations grossièrement expressives, et peut-être y avait-il une méthode d'interprétation symbolique. Mais cette théologie, dont le rôle fut si important, n'était point une science réservée à des initiés; elle s'offrait à tous dans d'innombrables écrits, elle était accessible à tout homme qui avait le loisir de les lire et l'esprit fait à ces spéculations. Cette théologie n'avait pas su se dégager du fétichisme. On ne peut pas davantage qualifier de science secrète la théologie panthéistique du nouvel empire; ses écrits étaient facilement abordables. Sans doute nous trouvons souvent employé dans les textes un langage en apparence mystique, sur lequel Brugsch a beaucoup insisté; mais il s'agit tantôt d'images poétiques ou d'allusions mythologiques, qui sans doute ne paraissaient pas aussi mystiques aux anciens qu'à nous, et tantôt de jeux de mots, que vraisemblablement leurs auteurs ne comprenaient pas toujours. L'écriture secrète elle-même, qui est parfois utilisée sous le nouvel empire, par exemple dans les tombeaux royaux à Thèbes, n'a certainement rien de commun avec une science secrète. On ne peut donc distinguer en Egypte une doctrine exotérique et une doctrine ésotérique. L'écart entre la foi naïve et la croyance réfléchie et rationnelle était naturellement assez grand, et il a dû être sensible de tout temps, mais la démarcation a toujours été flottante. Il est d'ailleurs probable que les spéculations des théologiens sur la signification symbolique des figures divines ont souvent exercé une grande influence et réussi à épurer la notion de divinité. ! On a cherché à en déterminer le contenu par une analyse étymologique de l'hiéroglyphe neter, qui désigne le dieu. Pour les uns le mot signifie m celui qui se rajeunit soi-même », pour Le Page-Renouf « le fort ». On fera mieux, avec Maspero, de laisser entièrement de côté cette question, lear il est plus que douteux qu'une étymologie, même exacte, nous rapproche du but. I II est assez évident, par ce qui précède, qu'on ne peut encore faire un exposé systématique de la religion égyptienne. Celui que Brugsch nous a donné est un exposé de la théologie plutôt que de la religion ; comme tel, et comme recueil de sources, il peut certainement garder toute sa valeur. Un exposé de la religion égyptienne doit être historique, critique et analytique. De grandes synthèses ont été édifiées par la vieille théologie, mais elles nous cachent la connaissance des origines et de l'évolution historique; nous devons entrer dans la voie opposée si nous voulons acquérir une connaissance complète des éléments constitutifs. Le but est encore bien éloigné : le chemin est à peine frayé, et ce n'est que depuis peu d'années que des recherches historiques et critiques ont inauguré le travail. Parmi les égyptologues vivants nul n'a été plus loin dans cette voie que Maspero ; i;|es brillantes études ont mis en lumière les principes fondamentaux et les lignes générales de la religion égyptienne. Les deux volumes de ses .« Etudes de mythologie » conserveront toujours une haute valeur,
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mais, s'abandonnant à sa vue intuitive des choses, il a souvent négligé les obstacles. En fait, de grosses difficultés s'opposent à la pleine réalisation de la tâche. Les grandes compositions religieuses, telles que le Livre des Morts, nous sont parvenues dans un triste état, et fourmillent d'énigmes; leur phraséologie vide, leurs métaphores extravagantes, leurs jeux étymologiques rebutent, quand ils ne sont pas inintelligibles ou dénués de sens. Il nous manque encore les travaux préparatoires nécessaires à un nouvel exposé historique de la religion et de la mythologie égyptiennes, c'est-à-dire des monographies sur les cultes locaux, et un recueil des fragments disséminés de mythes et de légendes. Beaucoup de figures divines ont été transformées par la théologie jusqu'à en devenir méconnaissables, et il est difficile de distinguer entre la croyance populaire et la théologie; il est impossible cependant de se résigner à les confondre. Quant aux documents, non seulement ils sont trop spéciaux, puisque leur contenu se rapporte surtout au culte funéraire, mais encore ils sont l'expression d'une religion officielle, à la fois sacerdotale et gouvernementale. Les monuments qui nous ouvrent une vue sur la vie religieuse de la foule sont relativement très rares. Dans notre exposé de la religion du peuple, beaucoup restera donc hypothétique. 11 faudra souvent se contenter d'esquisser des traits généraux, et poser des questions sans y répondre.
§ 18. — Les dieux de la religion populaire.
« En paix sont tous les dieux du ciel, tous les dieux de la terre et les dieux des eaux, en paix sont tous les dieux du Sud et du Nord, tous les dieux de l'Est et de l'Ouest, en paix sont tous les dieux des nomes et tous les dieux des villes. » Ce texte des Pyramides rassemble tout le monde divin. L'Égyptien voyait partout des êtres divins. Pour lui la nature avait une vie divine, et tout ce qui vivait renfermait un mystère divin. Les corps célestes dans leur course régulière, la terre nourricière, le Nil mystérieux et bienfaisant étaient des dieux puissants de l'aide desquels on ne pouvait se passer. La fantaisie populaire peuplait les déserts d'animaux fabuleux et terrifiants, sphinx, griffons, et l'on entendait des voix divines dans le bruissement des feuillages. L'ancien Égyptien était — son art l'atteste — un observateur pénétrant de la nature, et les traits caractéristiques des animaux ne lui échappaient point ; mais il les douait de dons surnaturels, il leur attribuait l'usage de la parole, le sens prophétique et des facultés de pénétration surhumaine; il les considérait comme animés par des dieux et des démons; et il s'obligeait par là à .rendre les honneurs divins à une infinité d'êtres. Le monde des morts se peuplait aussi d'une foule innombrable de démons et de dieux à forme humaine ou animale. Tout fut dieu'pour les Égyptiens : les arbres, les animaux, les hommes et les édifices ; le temple d'Amon-Bâ, à Thèbes, était invoqué et figuré comme
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une déesse. Dieux et démons pouvaient établir partout leur demeure et partout exercer sous ces incarnations leur influence bonne ou mauvaise. Il est aujourd'hui hors de doute, grâce aux recherches de Pietschmann et de Maspero, que des conceptions et des représentations animistes ou fétichistes sont à la base des croyances populaires des Égyptiens. Le culte des animaux est la survivance de l'assise primitive, dont la religion égyptienne n'a jamais pu se dégager L'instinct conservateur des Égyptiens les a tenus attachés au vieux culte en dépit des progrès de la civilisation ; la théologie panthéistique et le mysticisme l'avaient bien spiritualisé, mais sa puissance ne fut brisée que par la victoire du christianisme. Les savants contemporains, qui ont voulu l'expliquer par des symboles, ont suivi la même voie que la théologie égyptienne et la philosophie grecque. Pierret et Lieblein — qui d'ailleurs considèrent à tort le culte des animaux comme une formation tardive — voient dans la forme animale une sorte d'hiéroglyphe servant à désigner un dieu; mais Pietschmann a repoussé avec raison cette théorie. Certes, nous ne pouvons pas déterminer dans tous les cas quel rapport il y a entre l'animal et le dieu. Pourquoi les dieux Nils sont-ils adorés sous forme de béliers? Pourquoi le créateur et le protecteur des hommes est-il à Ombos un crocodile? On n'a pas encore cherché systématiquement à expliquer par le totémisme le culte des animaux en Égypte, et on n'est pas près de pouvoir le faire, faute de documents. I Beaucoup d'animaux étaient adorés partout ou à peu près partout : tels les éperviers et les chats ; d'autres n'étaient honorés que dans certains nomes et maudits dans d'autres, comme le crocodile et l'hippopotame; des milliers de momies d'animaux ont été trouvées en différents lieux, crocodiles, chats, hirondelles, ichneumons, etc. Une partie de ces animaux doivent leur sainteté aux dieux et déesses qui usurpent leur forme ; mais nous ne pouvons savoir comment le culte s'est étendu à des espèces animales entières. Dans certains cas particuliers il est pourtant bien établi que l'homme adorait un serpent, une oie ou un chat, vraisemblablement comme le nègre adore son fétiche. Il y a d'autre part des cultes où un animal spécialement choisi est considéré comme l'incarnation d'un dieu et doté de temples, de prêtres, de jours de fête, etc. Ces animaux sacrés étaient certainement plus nombreux que nous ne pouvons le constater jusqu'à présent. Les plus connus sont le fameux taureau Apis de Memphis, Mnévis, le taureau sacré de Râ, à Héliopolis, et le bélier (ou bouc?) d'Osiris à Mendès. On adorait un oiseau à demi fabuleux, le Bennou sacré, comme l'âme d'Osiris; il n'est pas certain que ce soit, ainsi qu'on l'a pensé, le Phénix des Grecs. On ne saurait dire non plus si, par exemple, Thot d'Hermopolis était à l'époque historique adoré sous la forme d'un ibis vivant. On ne sait en somme presque rien sur le culte des animaux de la plupart des sanctuaires ; les
I. Pour le culte des animaux, voir surtout Hérodote II, 65-76, III, 28; Diodore, I, 83-90; Strabon, XVII, 38-10; Plutarque, De Iside et Osiride, 71-77 (éd. Parthey, où Kon trouvera, p. 260 sqq., une liste des animaux adorés).
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sources égyptiennes donnent peu de chose et les sources grecques ne valent que pour la Basse-Égypte. On sort déjà du culte animal pur lorsque le dieu est considéré comme habitant une statue à tête d'animal; cette idole représente l'animal sacré. Arrivons maintenant aux cultes locaux. Ici notre tâche est claire : il s'agit de définir le caractère originel des différentes figures divines du Panthéon égyptien et les replacer dans leur cadre local. Cela ne va pas sans de grosses difficultés, soit faute de textes anciens, soit parce que tous ceux que nous possédons, même les plus vieux, portent l'empreinte du syncrétisme théologique. Dès le début de l'histoire, les cultes locaux sont en pleine décomposition et en pleine confusion. Il faut aussi se garder de vouloir expliquer par eux tout le panthéon égyptien. Nous chercherons seulement ici à donner une idée de la nature des cultes locaux et à expliquer les causes qui ont amené leur fusion par la prépondérance de quelques divinités. Le dieu local était le seigneur du pays, il siégeait dans le temple au milieu de ses domaines, le culte qu'on lui rendait était une sorte de redevance communale; protecteur et défenseur de la ville et du territoire, sa bienveillance était nécessaire.Son culte n'excluait pas la dévotion à d'autres êtres divins, mais les grands dieux solaires du ciel se tenaient plus loin des hommes. D'autres divinités qui répondaient à certains besoins déterminés de l'existence pouvaient siéger aux côtés du dieu local. La plupart des principaux dieux des Égyptiens n'étaient à l'origine que des dieux locaux, dont le culte a peu à peu rayonné autour du sanctuaire primitif. Le dieu local suivait naturellement les colonies parties de son territoire; il est vraisemblable que c'est à la suite de pareilles migrations que le culte de différentes divinités s'est répandu à l'époque préhistorique. Maspero a essayé de montrer quelles indications on pouvait tirer du mythe de l'Horus d'Edfou sur la pénétration de ce dieu méridional dans le nord de 1 l'Égypte . Peut-être faut-il expliquer de la même manière pourquoi des dieux comme Sebek, Thot et d'autres encore se rencontrent à la fois dans la Haute et dans la Basse-Égypte comme dieux locaux : on peut supposer que les villes de la Basse-Égypte sont des colonies de celles de la HauteÉgypte, car il est vraisemblable que la civilisation s'est avancée dans la vallée du Nil du sud au nord. En général l'établissement de relations intimes entre des nomes et des bourgs indépendants intéressait aussi les dieux locaux. Ils pouvaient alors être associés aux dieux d'autres localités et acquérir un culte particulier dans les temples de ceux-ci à titre de 8eoî suvvaot. Ces dieux voisins exerçaient naturellement les uns sur les autres une attraction qui pouvait les conduire peu à peu à une union plus étroite. Les théologiens locaux ne se lassaient point de découvrir des parentés ni d'aplanir les contrastes ; on pouvait arriver ainsi à constituer une famille de dieux. Les triades ne répondent point, dans la religion égyptienne, comme Brugsch l'a pensé, à une conception cosmogo1. Les forgerons d'Horus (Éludes de Myth., II, 313 sqq.).
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nique; Maspero a probablement raison de les expliquer par l'union de divinités voisines. Les triades se composent, en principe, d'un père, d'une mère, d'un fils ; mais on trouve d'autres types de triade : celle d'Eléphantine comprend un dieu et deux déesses. Il va de soi que la force et l'importance d'un dieu étaient en rapport avec celles de la ville ou du nome dont il était le seigneur et le dieu local. Quelques-uns des anciens dieux égyptiens, n'ayant pas dépassé les frontières de leur canton d'origine, n'ont jamais vu s'accroître d'une façon notable le nombre de leurs adorateurs; d'autres, au contraire, ont grandi avec l'importance politique de leur patrie. Quand l'empire fut unifié, le dieu local de la capitale se plaça naturellement au premier rang; le dieu local du nome d'où était originaire la famille régnante fut aussi particulièrement honoré. Les rois eurent de tout temps un zèle pieux pour les cultes locaux, mais leurs faveurs furent graduées selon l'importance des villes. Jamais ils n'oublièrent le temple de Phtah à Memphis, le temple -du Soleil à Héliopolis, le temple d'Osiris à Abydos et les autres grands sanctuaires du pays; par contre Ramsès II ne craignit pas de détruire sans façon de petits sanctuaires pour se procurer des matériaux de construction à l'usage des temples de ses dieux favoris. Mais l'importance politique du siège du culte ne contribue pas seule à l'influence d'une divinité locale; la religion égyptienne nous montre aussi que la force religieuse d'un mythe et des concepts qui se rattachent 'à un dieu, suffit à lui assurer une puissance exceptionnelle sur les âmes. Nous songeons ici à Osiris et à son mythe. De même s'explique la marche victorieuse du culte des théologiens d'Héliopolis, qui peu à peu a transformé plus ou moins les vieux dieux locaux en dieux solaires. Ce mouvement tout spirituel, secondé par la politique sous le nouvel empire, 'fit d'Amon-Râ thébain le dieu national de l'Egypte. ; Ces raisons politiques et religieuses, par leur action commune et incessante, expliquent en grande partie comment du culte local on arrive à lun culte national; mais on ne peut pas toujours et dans tous les cas suivre cette évolution dans le détail. Le dieu local, qui était naturellement aux yeux de ses adorateurs la divinité la plus puissante et créatrice de toutes choses, était d'ailleurs de pâture variable, dieu solaire comme Anhour, Toum et Horus d'Edfou, dieu de la terre comme l'étaient vraisemblablement Sel, Amon et Min, dieu Nil comme Khnoumou, Earschefitou et Osiris, ou personnification Bu ciel comme Hûihor. Quelques nomes avaient des déesses comme patronnes, telles que Neii, Sokhit, Hâthor. Il y avait enfin des dieux locaux anonymes comme « celui qui est dans l'Occident » [Khontamentit). Ces dieux locaux sont malheureusement trop peu connus, nous l'avons déjà dit, surtout ceux de la Haute-Egypte. A l'exception de la légende osirienne, aucun des mythes relatifs aux dieux locaux ne nous est parvenu. Il semble que les divers dieux des tombeaux et des morts aient eu aussi i^un culte local; c'est ce qui ressort de la présence dans beaucoup de nomes, m côté du dieu de la cité, d'un dieu des morts pourvu d'un culte particu-
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lier, et seigneur de la nécropole dépendant de la ville. Sokaris à Memphis, Khontamentit à Abydos, Anubis à Siout étaient des dieux funéraires locaux. Nous ne savons pas s'il y avait ailleurs des dieux analogues adorés dans les nécropoles et nous ne pouvons pas non plus déterminer quels étaient les rapports entre le dieu des vivants et celui des morts. Les dieux des morts devinrent bientôt la proie des spéculations théologiques ou furent supplantés par Osiris. Cependant les cultes locaux ne sont pas tout. Il y a un certain nombre de divinités qui devaient être adorées dans toute la vallée du Nil, et qui n'avaient pas de culte particulier. C'étaient les dieux de la lumière, du ciel et des éléments : Râ, le dieu solaire; Ah, la lune; Nouit, le ciel; Seb, la terre; Hâpi, le Nil. Ces êtres qui restaient éloignés des hommes furent pour la plus grande partie identifiés de très bonne heure avec certains dieux locaux de figures semblables : ainsi Râ avec Horus et Toum, Ah avec Thot, Nouit avec Hâtor, Hâpi avec Osiris et Harschefitou. On ne peut dire avec précision quel fut le rôle des astres dans la religion du peuple en Égypte; leur influence était considérable en théologie; de très bonne heure les étoiles les plus brillantes furent mises en connexion avec les divinités principales. Il semble aussi que quelques divinités ou démons en rapport avec la vie furent universellement adorés, telles les déesses des moissons et les déesses de la naissance. Le dieu qui fut de tout temps le plus universellement adoré est le soleil, Râ. Sous ce nom il n'avait pas de culte local, mais il en eut sous d'autres noms. Râ n'habitait pas sur terre, comme les dieux locaux, au milieu de ses adorateurs; il naviguait au ciel dans sa barque; il était le bienfaiteur de la nature entière, le dispensateur de toute vie, le maître du temps, le défenseur de l'Égypte, vers qui les hommes se tournaient avec des actions de grâces. Râ est la lumière qui anéantit les ténèbres; tous les jours il combat avec le serpent des nuées Apophis ; quoiqu'il semble blessé, le soir, dans les ténèbres, chaque matin il surgit de nouveau triomphant. Cette course quotidienne du soleil au ciel a captivé au plus haut point les imaginations et fut le point de départ de mythes et de spéculations théologiques. Râ fut de bonne heure considéré, par évhémérisme, comme le premier roi d'Égypte ; sur lui et sur son histoire tout un cycle de légendes se constitua, dont quelques fragments sont venus jusqu'à nous. On conta comment par ses charmes magiques Isis força le roi Râ vieillissant à lui dire son nom et à l'admettre au partage de sa puissance divine. Râ fut piqué par un serpent venimeux façonné par Isis; et la déesse ne voulut pas détruire le venin dans le corps de Râ avant qu'il lui eût dit son nom caché et donné à Horus ses deux yeux, le soleil et la lune. Un autre fragment expose comment les hommes se révoltèrent contre Râ quand il devint vieux : Hâthor fut envoyée pour tuer les hommes, et Sokhit, la déesse guerrière, piétina dans le sang des cadavres. Mais Râ mit fin au carnage; il résolut alors d'habiter au ciel et de créer un monde nouveau. Les rois de la Ve dynastie avaient voué à Râ un culte spécial dans des
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sanctuaires dont les noms nous sont parvenus. Faut-il voir là une tentaItive en vue d'établir une religion d'État unifiée? Cette question est |encore insoluble; d'ailleurs ce culte ne se maintint pas longtemps. Les signes hiéroglyphiques nous montrent que ces sanctuaires de Râ avaient •une forme caractéristique; sur un soubassement carré à pans inclinés, un obélisque pointait. Ils étaient desservis par un nombreux corps sacerdotal; parfois Hâthor et Horus étaient associés au culte. On sait que de tout temps les obélisques furent mis en rapport avec le culte solaire. De très bonne heure Râ fut identifié aux dieux solaires locaux Toum et Horus; enfin la théologie solaire, dont le centre était Héliopolis, imposa à tout le pays sa puissance spirituelle, jetant en son creuset la plupart des divinités pour les transmuer en divinités solaires. Une des combinaisons les plus communes est « Râ-Horus dans les deux horizons»; sous le nouvel empire, Amon-Râ sera le dieu dominant du Panthéon égyptien. Seb (la terre) et Nouit (le ciel), Schou et Tafnouil, sont des divinités cosmogoniques sans culte local. Aux plus anciennes époques, Seb (ou Qeb) apparaît parfois comme dieu des morts ; mais en cette qualité il fut presque complètement éclipsé par Osiris. Nouit se maintint très longtemps comme déesse funéraire : elle apparaissait au défunt dans un sycomore sacré, quand il entrait dans la région des morts, et lui présentait l'eau et le pain. «Horus est un des dieux les plus importants de l'ancienne Égypte; mais on ne peut encore définir avec sûreté sa nature. Dès les plus anciens tombeaux et les textes des Pyramides on trouve mentionnées plusieurs formes d'Horus; il semble qu'il était généralement adoré comme dieu solaire. Hor-our, Horus l'aîné, fut considéré comme une personnification du ciel. On se figurait le ciel comme une grande face dont l'œil droit et l'œil gauche sont le soleil et la lune; cette face était encadrée par quatre mèches de cheveux ou par les quatre enfants d'Horus, Amsel, Hâpi, Douamoutef et Qebehsonouf. Une des formes les plus fréquentes d'Horus, dieu solaire, était Hormakhouli (Horus des deux horizons), l'Harmachis des Grecs, que doit représenter le grand Sphinx de Gizeh : c'est le soleil qui dans sa route journalière va de l'horizon oriental à l'horizon occidental. Comme dieu solaire, Horus fut de bonne heure mis en rapport avec Râ, et devint son âme ou son fils, qui combat, comme Râ, avec les puissances des ténèbres. A Edfou son symbole était un disque solaire ailé, et l'épervier était son oiseau sacré ; le dieu lui-même senté avec une tête d'épervier. Dans la légende d'Osiris, comme fils d'Isis ; est-ce une divinité autre qu' « Horus l'Aï m pensent la plupart des égyptologues ? On ne saurai/ forme d'Horus Harpakhroud, « Horus l'enfant », devint Harpocrate. On a fait de lui le dieu du silence, par suite aVune erreur ' d'interprétation de la figure égyptienne qui nous le montré»sojta. la forme d'un enfant portant son doigt à sa bouche. Sur les progrès^ vallée du Nil par le culte d'Horus, nous sommes renseignés
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détails du mythe d'Horus d'Edfou; en beaucoup d'endroits Horus a dû s'assimiler au dieu local quand celui-ci était un dieu solaire, tel que Sopdou par exemple, dieu du Delta oriental ; originellement ce dieu personnifiait la lumière zodiacale qui, sous forme de pyramide triangulaire, est visible au ciel le matin et le soir. Toum était le seigneur de On (Héliopolis) dans la Basse-Égypte; c'est là que la théologie solaire, qui devait exercer une si grande influence sur l'évolution religieuse, acheva de se former. Toum était un dieu solaire, mais en tant que dieu populaire nous le connaissons très mal. On le représentait toujours sous la forme humaine. La déesse Ionsas, qui, à une époque assez basse, fut adorée à Héliopolis comme son épouse, était vraisemblablement une création artificielle des théologiens. Phtah, le grand dieu de Memphis, est un des principaux parmi les dieux ég3rptiens. Memphis, capitale de l'ancien empire, valut une grande puissance à son dieu local; aussi son culte fut-il de tout temps fort étendu. D'après Maspero, c'était primitivement un dieu de la terre, comme aussi le vieux dieu Totounen, avec qui on l'identifia bientôt. A côté de lui on adorait à Memphis le dieu funéraire Sokaris ; mais de très bonne heure Phtah fut combiné avec lui pour faire un Phtah-Sokaris : il prit alors la forme d'un homme momifié. Quand le culte d'Osiris se fut étendu sur toute l'Égypte, Osiris ne semble pas avoir réussi à éclipser l'ancien dieu funéraire, et l'on voit alors se former une nouvelle combinaison : Phtah-Sokaris-Osiris. Sokaris était la forme morte de Phtah; le taureau sacré Apis fut sa forme vivante, son fils, celui qui renouvelle sa vie sur la terre et qui reçoit les adorations des vivants. Les Grecs nous ont laissé de nombreux renseignements sur Apis. Son culte à Memphis est extrêmement ancien, bien qu'il ne nous soit connu en détail que depuis la XVIIP dynastie. En 1851, Mariette a trouvé ce qu'on appelle le Sérapéum de Memphis, c'est à-dire la nécropole des taureaux Apis, avec les momies de soixante-quatre d'entre eux : la plus ancienne date du règne d'Aménophis III (XVIIP dynastie). Apis défunt était Osiris-Apis, que les Grecs ont appelé Sérapis. Phtah était associé avec une déesse à tête de lionne, Sokhit. Selon Maspero, c'était à l'origine la déesse locale de Latopolis, dans le voisinage de Memphis; déesse du ciel, elle était la parente d'Hâthor. Ses relations et celles de son fils Nofir-Toum avec Phtah sont d'importance secondaire. Les textes la décrivent comme une déesse guerrière qui détruit par le feu. Dans la triade de Memphis, Nofir-Toum fut remplacé, à la basse époque, par Irnholep, l'Imouthès des Grecs. Le culte de ce dieu fut très populaire à l'époque hellénistique; on reconnaissait en lui un dieu savant, un magicien, réputé pour sa science médicale. Osiris a tenu une place considérable dans la foi populaire et dans les doctrines relatives aux morts ; les textes relatifs à Osiris sont nombreux, mais cependant les égyptologues ne sont pas d'accord à son sujet. Alors qu'on estimait son culte originaire d'Abydos, Maspero a tenté récemment d'établir qu'il sortait de la Basse-Égypte. Brugsch et Ed. Meyer voient
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dans Osiris un dieu solaire; d'après Maspero, il serait originellement un dieu Nil ou un dieu des morts qui fut plus tard seulement identifié avec le soleil mort (le soleil du monde nocturne) et compris dès lors parmi les dieux solaires. Tiele pense que c'était un dieu commun à toute la nation; il semble bien d'ailleurs qu'il le soit devenu de très bonne heure. En raison même de son importance et du grand nombre de ses adorateurs, sa physionomie originelle fut, au cours des siècles, déformée par les théologiens jusqu'à en devenir méconnaissable. Dans le Delta son culte se perdait dans le passé : il s'appelait le Seigneur de Busiris, et là on l'adorait sous la forme d'un arbre ébranché (du moins c'est ce que semble indiquer le signe hiéroglyphique) ; plus tard cet arbre fut considéré par les théologiens comme l'épine dorsale du dieu. A Mendès il était représenté par un bélier sacré. Il est possible qu'Osiris ait été identifié avec les dieux locaux primitifs de ces districts, un dieu Nil à Mendès, le dieu Didou (nom de l'arbre ébranché) à Busiris. Il fut confondu très vite avec le dieu funéraire Khontamentit d'Abydos, et à l'époque historique, on le connaissait surtout comme Osiris Khontamentit, « Osiris dans l'Occident1 ». Abydos devint la ville sainte d'Osiris, celle où l'on montrait son tombeau; beaucoup de villes se vantaient de posséder quelque relique d'Osiris, débris de son corps mis en lambeaux par Set. En tant que dieu des morts on l'assimila, nous l'avons vu, non seulement à Khontamentit, mais aussi à Phtah-Sokaris de Memphis; quant aux autres dieux des morts, comme Seb, il semble les avoir presque complètement éclipsés. Son mythe fut un noyau autour duquel s'aggloméra l'histoire, non seulement des deux autres membres de sa triade, Isis et Horus, mais aussi celle de toute une série d'autres dieux : Set, Nephthys, Anubis, Seb, Thot, etc. La doctrine osirienne n'avait peut-être pas la force d'éliminer de la vie spirituelle les vieilles conceptions, mais elle apportait avec elle des éléments nouveaux qui modifiaient les anciennes croyances, et la nouvelle foi s'imposait victorieusement aux esprits. Plutarque nous a conté le mythe d'Osiris et d'Isis d'après des traditions de basse époque. Son récit a été confirmé en gros par les textes égyptiens ; mais ceux-ci ne nous donnent que de brèves allusions au mythe et des fragments peu compréhensibles. Les personnages principaux de ce mythe sont, en dehors d'Osiris, fils de Seb et de Nouit, Isis, sa sœur et épouse, Set son frère, et Horus fils d'Isis. D'après Maspero, Isis était à l'origine une déesse locale de Bouto, au centre du Delta, dans le voisinage de Busiris. Ce voisinage doit expliquer, selon lui, son union avec Osiris. Set était un dieu local du Delta oriental. D'où sortait Horus, était-il ou non le même Horus que le dieu solaire précédemment cité? on ne saurait le dire. Osiris était le roi sage et bienfaisant de l'Égypte; son frère Set lui tendit de perfides embûches et l'enferma dans un cercueil qui, jeté à la mer, arriva à Byblos2. Pendant ce temps Isis -enfantait Horus et se met1. * Sur les rites osiriens à Busiris et Abydos, cf. Lefébure, Sphinx, III, p. 129. 2. * Voir à ce sujet Lefébure, Osiris à Byblos (Sphinx, V, p. 270).
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tait en quête d'Osiris. Quand elle eut trouvé le cercueil, elle le cacha, mais Set, l'ayant découvert, reconnut le corps d'Osiris, le lacéra, et dispersa les membres épars du cadavre. Pieusement, Isis les chercha pour les rassembler; avec l'aide d'Anubis et d'Horus et par des procédés magiques, le cadavre fut reconstitué et ranimé. Horus vainquit le meurtrier et vengea son père; mais Set semble n'avoir jamais été vaincu définitivement; Seb termina le conflit en partageant l'Égypte entre Horus et Set. Maspero voit dans cette histoire un mythe destiné à expliquer comment la mort entra dans l'univers. Osiris est le premier homme et, en même temps, le premier mort; Set n'est pas le principe du mal moral, c'est le mal matériel, la mort. A ceux qui voyaient en Osiris un dieu Nil, la pensée se présenta tout de suite que le combat entre Osiris-Isis-Horus et Set représente l'éternel combat naturel entre le Nil et le pays fertilisé par le Nil d'une part, et le désert d'autre part. Plus tard Set devint le mal personnifié ; la victoire d'Horus fut la victoire du bon principe, analogue à la victoire de Râ sur les ténèbres. Osiris mort, mais rappelé à la vie, est le roi des morts réunis dans son royaume de l'au-delà. Il est le grand et puissant ami des morts, 1' « Être bon » [Ounnofir). En général on le représente comme un homme enveloppé des bandelettes de la momie. Il est encore plus difficile de définir le caractère originel du dieu Set, que les Grecs appelaient TyphonQuelques-uns voient en lui un ancien dieu sémitique, adoré dans la partie orientale du Delta où une population sémitique peut avoir habité; c'est à ce titre qu'on l'a regardé comme le dieu national des Hyksos. Cette idée n'est pourtant pas soutenable, car dans les plus anciens monuments Set est mentionné comme un véritable dieu égyptien. C'était peut-être à l'origine, comme le pense Maspero, un dieu de la terre, le démon du désert sablonneux et infertile : son culte était primitivement localisé dans le Delta oriental. Sur lui aussi la théologie solaire semble avoir eu prise, car nous le trouvons plus tard adoré, à Tanis et ailleurs, comme représentant l'ardeur dévorante du soleil. Les Hyksos ont identifié leur dieu principal avec le dieu Set, et l'ont adoré sous le nom de Soutekh, nom qu'il porte déjà sous le moyen empire. Cette assimilation a sans doute puissamment contribué à faire de Set un dieu mauvais. Il est arrivé souvent qu'on effaçât son nom des monuments. Ses animaux sacrés : le crocodile, l'âne et l'hippopotame, ont également un caractère funeste. Quand on eut fait d'Osiris un dieu solaire, Set devint le dieu des ténèbres et s'identifia à Apophis : Horus, le soleil du lendemain, vengeait la mort de son père tombé sous les coups de son ennemi. Dans le mythe local de l'Horus d'Edfou, on attribue à Set le rôle du serpent des nuages. Nous trouvons ici une adaptation du mythe d'Osiris aux phénomènes solaires : il est tout naturel en effet qu'Osiris et Râ aient été plus ou moins confondus, tout comme Horus fils d'Isis et Horus dieu solaire; leurs mythes se sont si bien mêlés que nous avons grand'peine à les distinguer aujourd'hui. On représentait Set comme un animal fabu1. Ed. Meyer, Sel-Typhon, 1875.
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leux, à larges oreilles et à queue fourchue, ou bien sous la forme d'un homme avec la tête de cet animal. Hors du Delta, le culte principal de Set était celui d'Ombos, où il était identifié au dieu crocodile Sobkou. Nephthys, la sœur et l'épouse de Set, n'a pas de personnalité bien marquée : elle est à proprement parler une doublure d'isis. Elle aussi fait partie des adversaires de Set; avec Isis elle se lamente sur la mort d'Osiris ; comme les autres dieux de la suite d'Osiris, elle devint une protectrice des morts. La déesse Neith 1 fut adorée dès la plus haute antiquité dans les districts occidentaux de la Basse-Égypte, comme divinité locale; le centre principal de son culte était Sais. Sous l'ancien empire le culte semble avoir eu de l'importance; les femmes de condition sont souvent désignées comme prêtresses de Neith dans les tombeaux memphites. Il est difficile de dire quelle était sa nature originelle. On a pensé qu'elle était une déesse guerrière libyque : le Delta occidental était précisément peuplé en grande partie par des Libyens. D'autre part elle était une déesse funéraire; les textes des Pyramides l'appellent « celle qui ouvre les chemins », comme Ap-ouaitou à Siout. C'est seulement sous la XXVIe dynastie, saïte, que Neith devint une grande divinité. Elle se constitua une triade avec Osiris de Mendès, prenant pour fils le dieu-lion Ari-hes-nofir, « celui dont le regard magnétique agit heureusement », avec qui elle pénétra plus tard dans le sud de l'Égypte. Comme les déesses précédentes, on l'identifia avec Isis et on lui fit place de cette façon dans le mythe osirien. La déesse Baslit, à tête de lionne ou de chatte, la maîtresse de Bubastis, semble apparentée à Sokhit; Nofir-Toum, qui est son fils, est aussi qualifié de fils de Sokhit. A Siout, le dieu local s'appelle Ap-ouaitou, « celui qui ouvre les chemins ». On l'adorait sous la forme d'un chacal. De très bonne heure il se confondit avec Anubis qui, sous la même forme de chacal, était adoré comme dieu local dans plusieurs localités de la haute vallée du Nil. Le PageRenouf est le premier qui ait distingué Ap-ouaitou d'Anubis ; il voit dans Ap-ouaitou un dieu solaire, opinion qui se trouve confirmée par de nombreux passages des textes des Pyramides. Anubis était un ancien dieu funéraire, seigneur de la nécropole do Siout, alors qu'Ap-ouaitou était le seigneur de la ville des vivants. Il ne fut point comme les autres dieux funéraires identifié à Osiris, mais il entra dans son cortège : la légende osirienne en fait le fils d'Osiris et de Nephthys, et il s'emploie très activement aux funérailles du cadavre d'Osiris. On l'invoqua de tout temps dans les inscriptions des tombeaux et de bonne heure son culte s'étendit à toute l'Egypte. Les Grecs avaient pris pour un chien le chacal d'Anubis; Plutarque dit qu'il veillait sur les dieux, comme un chien sur les hommes. Thot était le dieu local de Shemnou (Hermopolis Magna) dans la HauteEgypte et d'Hermopolis parva dans la Basse-Egypte. On l'adorait sous la forme d'un ibis ou d'un babouin et on le représentait souvent avec une tête d'ibis. C'était un dieu lunaire, et comme tel il devint le dieu de la
1- Cf. D. Mallet, le culte de Neit à Sais, 1888.
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division du temps; on disait qu'il avait inventé l'écriture et qu'il était le patron des sciences. On lui attribuait souvent la composition des livres sacrés : c'est le grand magicien, celui qui sait réciter les formules magiques et conduire sa voix avec une intonation correcte, ce que les Égyptiens exprimaient par la formule Maâ-kherou, « juste de voix ». C'est le scribe et le conseiller des dieux. Les Grecs l'ont confondu avec Hermès et les néoplatoniciens l'ont appelé Hermès Trismégiste De très bonne heure on le mit en relation avec Osiris. Il assista Isis lors de la résurrection d'Osiris, et, d'après une variante de la légende, il fut l'arbitre entre Horus et Set. Il jouait un grand rôle dans les funérailles d'après le rite osirien. A Thèbes, on l'identifia avec Khonsou et on l'introduisit dans le mythe solaire. La déesse Mâit est souvent associée à Thot. Elle est la déesse de la justice et de la vérité. Les textes des Pyramides l'appellent « la gardienne du ciel ». Elle semble n'être qu'une abstraction et nous ne lui connaissons pas de culte local. Les juges sont en règle générale appelés prêtres de Mâit, mais c'était sans doute un simple titre qui n'impliquait aucune fonction sacerdotale. A Abydos et dans le nome thinite de la Haute-Egypte, le dieu local était Anhour. Dieu solaire, on le représentait comme un guerrier. Il fut dans la suite connu sous la forme double d'Anhour-Shou et devint comme tel le dieu local de Sébennytos en Basse-Égypte. Shou est un dieu cosmogonique de la théologie héliopolitaine et nous ne le connaissons jusqu'à présent que sous cet aspect. Maspero croit cependant reconnaître en lui un ancien dieu de la terre, plus tard transformé en dieu céleste : il est pour le moment impossible de déterminer davantage son caractère. Les Grecs ont rapproché Anhour d'Arès. Khontamentit, « celui qui est dans l'Occident », est, d'après Maspero, le vieux dieu funéraire d'Abydos; ami des morts, il leur apporte leur nourriture; aussi les textes funéraires lui vouent-ils souvent de larges offrandes. Son identification avec Osiris fit d'Abydos la ville classique du culte osirien, comme nous l'avons montré plus haut. Le dieu Min (nom lu aussi Amsi ou Khem) résidait à Koptos, en HauteÉgypte. Cette ville eut de bonne heure une grande importance grâce à sa situation à l'entrée de la route commerciale qui va de la mer Rouge à la vallée du Nil. Min est déjà mentionné dans les textes des Pyramides. Malheureusement on ne peut connaître de près son culte ni à Koptos ni à Panopolis, où il était adoré comme dieu local. Il est représenté ithyphallique et c'était sans doute originellement un dieu de la terre fertile; il semble avoir été identifié avec Amon thébain, car celui-ci est souvent représenté avec les attributs de Min -. Dès l'ancien empire Horus et Min semblent avoir été unis dans un culte commun; Horus était le ciel et Min la terre. Il était le dieu protecteur des carrières d'Hammamât, à l'est de Koptos, et on le cite sous la XIIe dynastie comme patron des
1. Cf. H. Pietschmann, Hermès Trismegistos, Leipzig, 1875. 2. " Cf. Lefébure, Khem et Ammon (Sphi?ix, IV, p. 104).
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peuples étrangers. Son culte s'est étendu à Abydos, où nous le trouvons à l'époque de la XIIIe dynastie. Hâthor était une des déesses les plus populaires; dans les tombeaux mempliites de l'époque des Pyramides elle est souvent mentionnée avec Neith. Les textes nous donnent à penser qu'en elle plusieurs déesses se sont fondues. De ses cultes locaux, le plus connu est celui de Dendérah, dans la Haute-Égypte ; dès l'ancien empire elle y avait un temple, mais l'édifice qui subsiste actuellement a été bâti sous les Ptolémées et les Césars. Elle y était adorée comme déesse du ciel, et représentée sous la forme d'une vache. Comme Nouit, autre déesse du ciel, Hâthor est souvent nommée déesse de l'autre monde et de la région funèbre; comme Nouit elle accueille les morts avec l'eau et le pain, et, ce faisant, elle les revendique pour le pays des morts et leur interdit le retour en arrière. Un grand nombre d'Hâthors sont des fées : elles apparaissent à la naissance pour prophétiser la destinée du nouveau-né ; sept Hàthors servent d'accoucheuses lors de la délivrance des reines. Dans la théologie héliopolitaine, Hâthor est l'épouse d'Horus. Amon était le dieu local de Thèbes, qui n'était qu'un bourg sans importance à l'origine. Nous ne savons rien de certain sur la signification première de ce dieu. Peut-être était-il apparenté à Min de Koptos, dieu de la terre, ou peut-être, comme le pense Wiedemann, était-il un dieu des morts; dès le moyen empire il se combine avec Râ pour devenir un dieu solaire, Amon-Râ. Quand le nouvel empire fut fondé avec Thèbes pour capitale, Amon-Râ devint le dieu le plus puissant de l'Égypte : on l'accueillit et on l'adora dans la plupart des grands sanctuaires. Les théologiens en ont fait un dieu panthéistique que les hymnes nous ont parfaitement fait connaître. Il s'incarnait en un bélier sacré. Non seulement en Egypte, mais en Syrie et en Nubie, partout où les puissants conquérants thébains avaient pénétré, les sanctuaires d'Amon-Râ se multiplièrent. Ramsès III à lui seul entreprit des constructions dans 65 temples dédiés à Amon-Râ, dont 56 en Egypte et 9 à l'étranger. L'épouse d'AmonRâ était Mout dans le triade thébaine : son nom signifie « la mère » ; elle doit son importance uniquement à ses rapports avec Amon. Aménophis III lui éleva un temple au sud du grand temple de Karnak : on l'y représentait avec une tête de lionne, ce qui semble l'apparenter à Sokhit et Bastit. Quelquefois, à la place de Mout, on trouve une déesse Amonit, pure abstraction théologique, dont le nom n'est que la forme féminine de celui d'Amon. Montou est le dieu fils dans la triade thébaine; c'est le dieu local d'Hermonthis, où plus tard Khonsou devint le dieu principal. Pendant le nouvel empire, la déesse serpent Mirit-saqro fut adorée à Thèbes comme déesse funéraire. Maspero croit trouver en elle la première compagne d'Amon, dont Mout prit plus tard la place. Elle avait son siège parmi les innombrables tombeaux de la nécropole thébaine, dans la montagne d'Occident. On l'invoquait dans les maladies. Khonsou paraît avoir été à l'origine un dieu local de différentes parties du nome thébain. Il n'est pas aisé d'établir son caractère originel; il
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semble être surtout un dieu lunaire, mais certains indices permettent de voir en lui un ancien dieu funéraire ; souvent on l'a représenté sous forme de momie. Comme dieu lune, il se confond avec Thot. Sous le nouvel empire, on l'admit comme fils d'Amon et de Mout dans la triade divine thébaine. Il fut très vénéré à Thèbes, surtout comme magicien. Dans la dernière période il se dédoubla. Son culte s'étendit très loin et porta même ombrage à celui d'Amon-Râ. Une curieuse stèle de la Bibliothèque nationale de Paris nous a conservé un récit de l'envoi de sa statue en Mésopotamie pour guérir la fille du roi de Rakhtan. On reconnaît dans cette inscription tous les signes d'un récit romanesque ; la langue est d'un archaïsme parfois maladroit; le nom du roi, dans la formule de date, est fabriqué de toutes pièces; bref, toute l'histoire a été inventée par les prêtres de Khonsou au bénéfice de leur dieu. A Hermonthis, dans le voisinage de Thèbes, Montou était le dieu local. Dieu solaire comme Anhour, on le représentait aussi avec une tête d'épervier et brandissant une épée. Il est déjà mentionné aux textes des Pyramides et son culte s'est étendu de bonne heure dans le nome thébain. Comme dieu solaire il s'associa avec Râ; dans la triade thébaine, il occupa avant Khonsou la place de dieu fils. Il fut toujours en très grand honneur comme dieu guerrier; et, à la basse époque, Hermonthis devenant la capitale du nome thébain, Montou joua naturellement un rôle important. Le dieu Sobkou était représenté avec une tête de crocodile, et le crocodile était son animal sacré; les auteurs grecs l'ont appelé Souchos. Il était dieu local à Ombos de la Haute-Egypte, et dans plusieurs villes du Fayoum. Tandis que les crocodiles étaient tenus en haute vénération dans ces sanctuaires, le reste de l'Egypte les considérait comme des animaux typhoniens. Il y a un lien, qu'on ne peut préciser davantage, entre Sobkou et Set, adoré aussi à Ombos ; de là le discrédit du culte de Sobkou dans les derniers temps. Les textes des pyramides mentionnent Sobkou, seigneur de Shodit dans le Fayoum, et son importance était assez considérable pour qu'il apparaisse dès ce moment comme fils de la déesse Neith dans les systèmes théologiques. Son culte semble avoir atteint son apogée sous la XIIIe dynastie : plusieurs rois y portent le nom de Sobkou-hotpou, et les noms composés avec Sobkou y sont extraordinairement fréquents. Dès la XIIe dynastie on le mentionne comme Sobkou-Râ en tant que dieu solaire. A Ombos on vénérait à côté de lui Horus l'aîné (Hor-our). Il est difficile de deviner le caractère originel du dieu crocodile, et pourquoi les habitants d'Ombos et du Fayoum ont vu en cet animal leur protecteur et leur plus grand dieu. Khnoum est le dieu local des cataractes d'Éléphantine, et on le trouve également désigné comme dieu de la Nubie. C'est sans aucun doute un dieu Nil et, comme les dieux Nils, on le représenta avec une tête de bélier; en cette qualité, on l'a confondu avec les autres dieux Nils à tête de bélier, tels que Harschefitou d'Héracléopolis Magna et le bélier osirien de Mendès. Longtemps son culte fut limité à la partie méridio-
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nale de l'Égypte et à la Nubie; ce n'est que pendant la période ptolémaïque et romaine qu'il se développa : sous l'empire romain on lui bâtit un temple magnifique à Esneh. Aux temps primitifs on lui avait associé en triade deux fées des eaux, Satit et Anoukit, qui ne jouent dans les textes aucun rôle important. Le roi, comme fils de Râ et son représentant sur terre, est lui aussi l'objet d'un culte divin. Il est « l'Horus dans le Palais ». La question de savoir si l'on a rendu un culte divin personnel aux rois vivants est difficile à trancher : cela semble avoir été le cas dans les temps les plus anciens. On doit remarquer que le roi est appelé le « dieu bon » et non le « dieu grand », comme les dieux proprement dits. Ousirtesen III, le conquérant de la Nubie (XIIe dynastie), introduisit l'usage d'imposer le culte du Pharaon aux Barbares. Aménophis III l'imita et construisit à Soleb en Nubie un temple pour lui-même, et à Sedeinga un autre pour la reine Nous arrêterons ici cette revue des dieux égyptiens. Ce que nous en avons dit est sans doute insuffisant, car dieux et démons sont légion. Beaucoup d'entre eux ne sont cependant que des créations abstraites de la théologie et n'ont joué aucun rôle dans la religion populaire; d'autres sont encore fort mal connus. II serait très important d'être mieux renseignés sur les divinités et les démons qui, négligés par la religion officielle et la théologie, jouaient un rôle dans la vie quotidienne et pratique des Egyptiens. Mais à ce point de vue les sources donnent fort peu, et il faut se contenter d'une aride énumération de noms : les dieux des moissons Neper et Neprit, la fée des naissances Maskhonit, la déesse Rennout qui protège le nourrisson, le serpent familier de la maison qui reçoit des offrandes journalières, etc. Ces êtres ont sans doute tenu dans l'ancienne Egypte une place bien plus considérable que les textes ne nous le laissent voir. Tout un côté de la vie religieuse nous est resté jusqu'à maintenant complètement caché, et notre conception de la religion égyptienne en souffre certainement. Quand l'Egypte sortit de son isolement et entra en relations plus actives aussi bien avec l'Asie qu'avec le sud de l'Afrique, on connut en Égypte des divinités étrangères. La religion égyptienne se comporta vis-à-vis des dieux étrangers comme sa propre théologie s'était conduite à l'égard des dieux du pays : elle n'en repoussa aucun, mais ils n'eurent pas d'influence notable sur l'évolution de la pensée religieuse nationale. Nous avons plus haut présenté comme probable l'origine libyenne de la déesse Neith; cependant elle était chez elle dans la vallée du Nil. Dès les textes des pyramides, nous trouvons mentionné le dieu nubien Doudoun; dans la religion populaire égyptienne il n'avait aucune importance et ne fut jamais, à proprement parler, adoré en Égypte ; cependant il fut admis dans les systèmes théologiques. Quand les Égyptiens furent solidement établis en Nubie, Doudoun fut adoré au temple de Semneh en même temps que
1. * Sur le culte dont Pharaon est l'objet, cf. A. Moret, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, ch. vu-vm. Paris, 1902.
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l'Égyptien Khnoum. Un autre dieu, qui a joué un rôle important en Égypte, est vraisemblablement aussi venu du sud : c'est le dieu nain Bes qui fut adoré dès le moyen Empire comme démon protecteur et dont on retrouve souvent l'image difforme, par exemple sur les objets de toilette. Il semble originaire du pays de l'encens, sur la côte des Somalis; de là vient, peut-être, qu'il est en relation avec les parfums des dames égyptiennes. Comme des autres divinités, on en fît un dieu solaire. Les divinités sémitiques Baal, Astarté, Reschep acquirent une assez grande importance pendant le nouvel empire. Leur culte prit de l'extension surtout dans le Delta, mais ils purent aisément s'identifier avec les divinités nationales et trouver place dans les systèmes théologiques indigènes D'autre part la religion égyptienne n'a exercé aucune influence sensible sur les autres religions. Dans les pays conquis, les Égyptiens laissaient subsister intact le culte national, même lorsqu'ils imposaient, comme en Nubie, le voisinage des dieux égyptiens aux dieux indigènes. Ici se pose une question. Les Israélites qui, au témoignage de la Bible, habitèrent tant d'années en Égypte, et dont le guide et le législateur, Moïse, avait été élevé en pleine culture égyptienne, ont-ils subi l'influence de la religion égyptienne? Il y a toute une littérature sur cette question, mais on en peut négliger la plus grande partie 2. Quelques-uns des plus récents critiques, tels que Ed. Meyer et Stade, veulent écarter la question tout entière, refusent toute valeur historique aux témoignages mosaïques, et élèvent des doutes sur le séjour des Israélites en Égypte; mais c'est la pousser le scepticisme trop loin. Les parties de l'histoire des patriarches qui concernent l'Égypte révèlent une connaissance exacte des choses d'Égypte, et le tableau de la civilisation égyptienne qu'ébauche la Genèse n'est pas en désaccord avec les textes indigènes, comme Ebers l'a très bien montré. De plus les fouilles de Naville ont en partie confirmé le récit mosaïque de l'Exode. Mais les textes égyptiens jusqu'ici connus ne nomment qu'une fois les enfants d'Israël3 : les Aperiou ne sont point les Hébreux. La question de la date de l'Exode est encore ouverte. Lieblein croit reconnaître l'influence de la théologie héliopolitaine dans la doctrine mosaïque, mais sans raisons sérieuses. Pendant la période hellénistique et romaine, quand la civilisation égyptienne nationale tomba en décadence, les idées et le culte de l'Égypte se répandirent en Europe, le culte d'Isis surtout. Mais l'ancienne religion égyptienne ne put exercer à ce moment une influence vraiment durable.
1. "C'est ainsi qu'Astarté est admise dans le panthéon memphite et qualifiée de « fille de Ptah » dans le récit mythologique publié récemment par Spiegelberg (Proceedings ofSoc. Bibl. Arch., 1902, p. 41 (I. L.). 2. Les œuvres les plus importantes sont : — G. Ebers, Mgypten uni die Bûcher Mosis, 1, 1868. — G. Ebers, Durch Gosen zum Sindi, 1878. — F. Ghabas, Recherches pour servir à l'histoire de la XIX" dynastie et spécialement à celle des temps de l'Exode, 1873. — Ed. Naville, The store-city of Pithom and the route of the Exodus, London, 1885. — Fl. Pétrie, Contemporary Revieui, 1896. 3. Spiegelberg, Der Siegeshymnus des Menephtah {Zeitschrift fur segyptische Sprache, XXXIV, p. 14).
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§ 19.
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La mort, la sépulture et l'autre monde1.
Nous devons la plus grande partie de nos textes et de nos monuments à l'extraordinaire sollicitude des Égyptiens pour leurs morts. — Dans ce qui précède, nos sources, fort troubles ou très souvent insuffisantes, laissaient grande la part de l'hypothèse ; ici les matériaux ne manquent ni pour l'étude des coutumes funéraires, ni pour celle des représentations de la vie d'outre-tombe. Il est vrai que les documents écrits, tels que les textes des Pyramides et le Livre des Morts, ne sont que partiellement compréhensibles, mais l'archéologie funéraire nous livre une série de textes, d'objets et surtout d'images fort instructifs. Il reste cependant encore ici beaucoup de problèmes très controversés et qu'il faut traiter avec prudence. C'est encore ici Maspero qui sera notre guide principal. Les efforts des Égyptiens se concentrèrent, comme les rites funéraires le mettent bien en évidence, sur la conservation du corps : de là les minuties de l'embaumement2, qui devait garder le corps de la décomposition, de là ces tombes colossales où les momies étaient cachées et pouvaient reposer inviolées. L'embaumement était une opération très compliquée, exécutée par des fonctionnaires de la nécropole et accompagnée de la récitation d'un rituel particulier. Les procédés employés pouvaient différer suivant les usages locaux, ainsi que le prix de l'opération. Les intestins et les parties molles du corps étaient enlevés et conservés dans des vases (canopes) placés sous la protection de dieux particuliers (ordinairement les quatre fils d'Horus : Amset, Hapi, Bouamoutef et Qebehsonou/), de sorte que les morts ne pussent jamais sentir la soif ni la faim. On traitait de même le cœur, qu'on remplaçait par un scarabée de pierre; des amulettes étaient déposées partout, et le corps, saturé de natron et de bitume, était complètement enveloppé de bandelettes de lin. On plaçait la momie dans un sarcophage de pierre, de bois ou de carton ; parfois on employait deux sarcophages, emboîtés l'un dans l'autre, décorés de textes et de tableaux qui varient suivant les époques. Le mort pouvait alors
1. BIBLIOGRAPHIE. — Parmi les ouvrages généraux, consulter spécialement les Études de Mythologie de Maspero. Sur le Livre des Morts, voir plus haut. Consulter : H. Rhind, Thebes, Us tombes and their tenants, 1802; — A. Mariette, Sur les tombes de l'ancien empire, que l'on trouve à Saqqarah («eu. archéologique, 1869); — H. Brugsch, Die segyptische Grâberwelt, 1868; — A. Mariette, Les Mastabas de l'ancien empire, 1881-1885; — W.-A. Budge, The Mummy, chaplers on egyptian funereal Archseology, 1893; — E. Améhneau, Histoire de la sépulture et des funérailles dans l'ancienne Égypte, I-II, 1896; — A. Wiedemann, Die Toten und ihre Reiche im Glauben der Alten Mgypter (Der Aile Orient, ïï, 2, 1901) ; — W. Brede Kristensen, Mgypternes Fores telling'er om livet after aoden Î' forbindelse med guderne Ra og Osiris, Kristiania, 1896. 2. * L'embaumement et la momification ne nous apparaissent plus aujourd'hui comme le premier mode de conservation des cadavres connu des Égyptiens. Dans les nécropoles archaïques, on trouve des cadavres démembrés, lacérés, dont les os sont rassemblés «ans un certain ordre. On se préoccupait alors de démembrer le corps, comme l'avait ete celui d'Osiris, et non de le conserver. Voir, à ce sujet, Wiedemann, Les modes d'enS Ve sement dan! ] .,™ * la nécropole de Negadah (ap. De Morgan, Recherches sur les origines ae lEgypte, II, p. 210 sqq.), et die Toten und ihre Reiche. (A. M.)
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entreprendre son dernier voyage. Conduit par sa famille et les amis, il était mis au tombeau. En général les villes, serrées sur la rive orientale du Nil, avaient leur nécropole sur la rive occidentale; aussi le convoi funèbre devait-il s'embarquer sur le Nil, traversée souvent représentée dans les tableaux des tombes. On portait en procession le mobilier du tombeau; à la suite venaient les pleureuses et les prêtres. Les rites des funérailles étaient célébrés soit dans la salle antérieure du tombeau, soit devant la porte d'entrée. Ils consistaient en une répétition dramatique des rites par lesquels Isis, Nephthys, Horus et Anubis avaient rendu la vie à Osiris mort ; les personnes qui participaient aux funérailles jouaient le rôle des dieux des morts; sous la direction d'un prêtre officiant, on purifiait la momie ou la statue du défunt et on sacrifiait deux taureaux. La cuisse et le cœur des victimes étaient présentés à la momie et l'on pratiquait alors la cérémonie très importante de 1' « ouverture de la bouche et des yeux » par laquelle le mort était mis en état de jouir des offrandes que ses descendants lui fournissaient. Puis on déposait la momie dans la chambre intérieure du tombeau, pour le repos éternel, et un repas de fête, servi dans la chambre extérieure, et auquel le mort était censé participer, terminait la cérémonie. Les « maisons éternelles », comme les Egyptiens appelaient leurs tombeaux, formaient ordinairement des nécropoles étendues, situées à l'ouest des villes. Le point où le soleil se couche à l'occident était l'entrée de 1' « autre terre ». Quand la chaîne se rapproche du Nil, comme c'est le cas dans la Haute-Egypte, les tombeaux sont creusés dans le roc ; près de Memphis et ailleurs, où la condition des lieux change, on choisissait toujours un site hors des atteintes de l'inondation du Nil. Nous connaissons assez bien les formes successives du tombeau égyptien. Parmi les plus anciens tombeaux, les plus connus sont les pyramides qui s'élèvent au sud de Memphis. Ces constructions colossales, qui ont inspiré bien des fables, étaient uniquement destinées à préserver de la destruction les momies des anciens rois; dans ces masses de pierres, que les petits tombeaux entourent, on pensait trouver le repos éternel assuré. Les tombes privées de cette époque, qu'on appelle des rnastabas, comprennent généralement trois parties : une chambre antérieure, pleine d'inscriptions et décorée d'une table d'offrandes, seule accessible au public. Une petite salle en général lui succédait : elle renfermait les statues du mort et ne communiquait avec la chambre antérieure que par une petite ouverture. Enfin un couloir bien caché et inaccessible conduisait à la chambre du sarcophage, profondément creusée sous terre. Le mobilier des morts semble à cette époque n'avoir pas été aussi considérable qu'il le fut plus tard : on trouve d'ordinaire une paire de vases à eau, quelques statuettes de serviteurs, une ou plusieurs statues du défunt. Pour le moyen empire les tombeaux de Beni-Hasan sont typiques : creusés dans le flanc de la montagne, on y a ménagé avec un soin extrême de grandes galeries ; mais les éléments essentiels du tombeau : une salle réservée à la momie, bien dissimulée, inaccessible au public, et une salle destinée au culte funéraire, se
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retrouvent à toutes les époques dans les constructions funéraires des gens riches. Naturellement on trouve des variantes du plan fondamental : les tombeaux les plus somptueux ont plusieurs salles, et la disposition des lieux exigea souvent qu'on construisît en briques la chambre extérieure, qui semble alors un bâtiment isolé, par-dessus la chambre souterraine du sarcophage. Du nouvel empire nous connaissons fort bien les tombeaux thébains, somptueusement décorés; le mobilier funéraire est alors plus riche : sièges, lits, armes, papyrus, etc., sont déposés auprès du mort. Dès le moyen empire, dans une installation funéraire complète, il y a une petite barque avec un équipage entier de poupées en bois. Les tombeaux royaux de la grande époque thébaine sont situés dans une vallée difficilement accessible de la chaîne libyque : ils consistent en longues galeries, divisées en chambres, qui se prolongent profondément dans le roc et sont richement décorées de tableaux et d'inscriptions. Peu de gens, cela va sans dire, pouvaient faire face aux frais considérables de la construction d'un hypogée et aux dépenses d'un embaumement complet. On ne peut se défendre de penser que la survivance après la mort, soumise comme elle l'était à ces conditions, était un privilège des riches et des nobles. Les cadavres des pauvres étaient mis dans le natron, puis simplement recouverts d'un drap et enfouis dans le sol sablonneux; d'autres usurpaient une place dans un ancien tombeau. Les tombeaux des familles éteintes, surtout s'ils n'étaient pas situés dans une nécropole surveillée administrativement, n'étaient pas en sûreté. Dans la nécropole de Thèbes il y avait aussi de grands tombeaux communs où les pauvres pouvaient acheter une place. C'était une obligation sacrée pour la famille de veiller sur les tombeaux des ancêtres, et souvent un homme noble et puissant se vante clans les inscriptions de sa tombe d'avoir restauré les tombeaux de ses aïeux qui tombaient en ruine. Pendant la période saïte, alors qu'on imitait la civilisation du temps des pyramides, il semble que les grandes pyramides aient été remises en état et qu'on en ait renouvelé les sarcophages. C'était aussi un devoir pour les survivants d'apporter des offrandes et de réciter des prières pour les morts aux grandes fêtes de l'année. Les visiteurs, qu'ils fussent de la famille ou non, étaient invités, par les inscriptions gravées sur les stèles funéraires, à réciter une formule qui avait le pouvoir de procurer au possesseur du tombeau des milliers de pains, des milliers de cruches de bière, des quantités de tout ce qui est nécessaire à l'existence. Si le défunt était assez riche, il avait assuré par une fondation perpétuelle l'entretien d'un prêtre de son culte funéraire, qui lui apportait les offrandes aux jours de fête, et veillait à tout le service qu'on doit aux morts ; les riches prenaient soin, du moins aux anciens temps, d'affecter certains revenus ou biensfonds au paiement des offrandes funéraires. Ces dispositions testamentaires ne pouvaient pas toujours se maintenir à perpétuité; la famille s'éteignait et des événements politiques modifiaient l'état des propriétés. Nul n'était mieux placé que le roi pour veiller à son propre culte funéraire, et cependant il est assez douteux que le culte funéraire des rois ait
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été organisé régulièrement. Il est vrai qu'on trouve même sous la période saïte des gens qui se disent prêtres du culte funéraire des grands rois de la IVe dynastie ; mais cela peut signifier seulement qu'on avait, par piété, renouvelé leur culte en même temps que leurs tombeaux et non point que la suite des prêtres ait été ininterrompue, depuis le temps des pyramides, c'est-à-dire à peu près pendant 2200 ans. Nous n'avons guère jusqu'ici touché qu'à l'archéologie funéraire; voyons maintenant les textes. Ici nous rencontrons de grosses difficultés : des idées, les unes anciennes, les autres récentes, parfois contradictoires, apparaissent dans les mêmes textes; de nouvelles conceptions, liées ou non avec les anciennes, y sont introduites; des notions hétérogènes y ont été jetées pêle-mêle, ou superficiellement harmonisées. Ici encore l'Égyptien s'en tient fidèlement à ce que lui ont laissé ses ancêtres : il ne cherche pas à mettre de l'unité dans ses connaissances ; la doctrine égyptienne de la vie d'outre-tombe s'efforce de recueillir et de mettre en œuvre toutes les idées qui ont cours dans la vallée du Nil sur la destinée des morts. La tâche des savants consiste à procéder par analyse et à dégager du chaos les éléments. Malgré les recherches des égyptologues, en tête desquels il faut placer Maspero, ce que nous pouvons à cet égard considérer comme acquis est encore fort peu de chose. Les idées des Égyptiens sur la nature de l'homme étaient assez compliquées. L'homme se composait d'un corps (khet), d'une âme (Aa), d'une ombre (khaibit), d'un nom (ren) et enfin d'un ka, nom qu'on peut rendre approximativement par « double », « image invisible ». S'est-on représenté ainsi l'homme dès l'origine? Nous ne pouvons pas le savoir; il est cependant tout à fait vraisemblable que ces notions ne datent pas toutes du même temps. La conception du ka est sûrement la plus antique. Né avec l'homme, partie intégrante de son être et de sa personnalité, il le suit partout; mais si l'homme meurt, le double ne meurt pas nécessairement avec lui. Il peut survivre dans le tombeau, aussi le tombeau est-il nommé pour cette raison « la maison du ka » ; son existence dépend de la conservation du corps et y est liée. Les idées sur le ka, comme on le voit, sont à la base des coutumes funéraires. C'est pour le ka que le cadavre était momifié et soigneusement mis à l'abri dans sa chambre secrète. On avait prévu aussi le cas où la momie pouvait être détruite; alors les statues, qui reproduisaient aussi fidèlement que possible les traits du défunt, prenaient la place de la momie et servaient de support au ka. Non seulement le sort du ka dépendait de la conservation de la momie, mais il pouvait mourir de faim ou de soif, ou descendre si bas qu'il était réduit à manger ses propres excréments et à boire sa propre urine. D'après Maspero, il pouvait aussi s'éloigner du tombeau si la faim et la soif l'y contraignaient : de là la croyance aux spectres qui tourmentaient les survivants; le £'« était le spectre. Un papyrus magique de Leyde contient des conjurations contre des morts qui provoquent des maladies de la tête. La nourriture du ka lui était fournie par les offrandes des enfants et des descendants; tout le culte funéraire allait à sa personne; c'est à son usage qu'on dépo-
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sait dans le tombeau le mobilier qu'on avait placé avec le mort. Ce culte des morts avait été de très bonne heure pénétré d'éléments magiques. La prière pour le pain, la bière, la viande, les vêtements et « toutes les bonnes choses dont vit un dieu » au profit du ka de tel ou tel, formule stéréotypée qu'on lit sur tous les tombeaux, pouvait à elle seule tenir lieu de l'offrande « in naturâ ». Le mot magique crée ce qu'il énonce : de même le mobilier peint sur les murs pouvait servir au ka tout autant que le mobilier réel déposé dans le tombeau. La table d'offrandes figurée sur la stèle et couverte d'offrandes magnifiques ne sert pas seulement à la décoration ; grâce à la force magique de la prière, elle peut aussi devenir une réalité tangible. La magie était utilisée encore pour la conservation de la momie. Les plus anciens des textes funéraires soit des pyramides, soit du Livre des Morts, sont sans doute ces formules jusqu'ici complètement incompréhensibles, qui doivent éloigner de la momie serpents, scorpions et autres animaux : nous trouvons les mêmes textes sur des sarcophages de toutes les époques. L'idée du ka est une conception très primitive : le défunt ne peut jouir que d'une immortalité limitée ; ce qui survit de lui est lié au tombeau et prolonge sa vie terrestre. Ces notions très anciennes ont déterminé des rites funéraires qui se sont conservés pendant toute la durée de la civilisation égyptienne. Le ka ne disparut jamais des textes; les formules de prières restent absolument les mêmes. Mais dès l'époque des pyramides cette notion primitive était traversée et modifiée par d'autres et nous ignorons quelle vie et quelle réalité elle avait pu garder dans l'esprit du peuple. L'ombre est très rarement mentionnée dans les textes ; on peut croire sans invraisemblance que la notion d'ombre est un doublet de la notion de ka, mais on n'en saurait dire davantage. La félicité des défunts dépendait aussi en une certaine mesure de la durée de son nom1 sur terre dans la mémoire pieuse de ses descendants et sur la stèle funéraire : détruire le nom d'un mort dans son tombeau est un crime. Mais, à côté du ka, le ba (l'âme) seul est vraiment essentiel. Nous rencontrons le ba dès les plus anciens textes ; toutefois il n'est pas possible, dans l'état actuel de nos connaissances, de tirer au clair les idées relatives à l'âme : de bonne heure la conception du ka a influé sur elles. On représentait à l'origine le ba comme un oiseau, et il y a là une indication sur la destinée de l'âme après la mort de l'homme : elle n'était pas liée au tombeau, elle pouvait s'éloigner, prendre son essor vers le ciel et habiter parmi les dieux. Nous trouvons le ba au tombeau, en visite, près de la momie; il séjourne à terre et jouit de toutes les félicités terrestres : mais, au contraire du ka, l'âme peut aller et venir librement. Les textes des pyramides parlent du défunt qui vole au ciel sous la forme d'un oiseau ; il peut prendre également la forme d'une sauterelle (qui est un oiseau, d'après les idées égyptiennes), ou bien encore monter jusqu'au ciel avec la fumée de l'encens. Alors il devient un khou, un « lumineux », et peut jouir de la société des dieux.
*• ' Cf. Lefébure, Le nom en Égypte (Mélusine, VIII, n° 10, et Sphinx, I, p. 93).
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Les destinées de l'âme ont été minutieusement décrites; les anciens textes funéraires devaient servir essentiellement à la protéger dans tous les hasards de son voyage futur, de sorte qu'elle ne puisse s'égarer ni en route succomber à ses ennemis. Il semble que dans les temps antéhistoriques il y ait eu plusieurs doctrines locales des destinées de l'âme : mais dès les textes des pyramides et dans le Livre des Morts elles ont déjà été remaniées et synthétisées. La principale, celle qui a prévalu partout, est la doctrine de l'immortalité osirienne. On sait que dans le mythe, le dieu assassiné par Set avait été rappelé à la vie par les charmes et les rites magiques d'Isis, Nephthys, Horus et Anubis. Or l'opération divine n'était autre que la momification, telle qu'on la pratiquait en Égypte de toute antiquité, avec tout un rituel de formules magiques et de prières. La momification n'est pas une innovation de la doctrine osirienne ; ainsi qu'on l'a mis plus haut en évidence, elle se rattache aux notions primitives sur le ka : mais elle a été expliquée par la doctrine osirienne. Une fois que le mort a été préparé et inhumé à la façon d'Osiris, il revit comme Osiris et on peut l'appeler l'Osiris X. Les rites des funérailles, tels qu'ils ont été décrits brièvement plus haut, ont sans doute leur origine dans la doctrine osirienne ; le but du voyage, pour le défunt, est le royaume d'Osiris. Ce qu'on appelait les Champs d'ialou constituait ce royaume des morts : la topographie nous en est donnée au chapitre 110 du Livre des Morts. C'est un paradis conçu à l'égyptienne : des champs fertiles, traversés par un Nil aux bras multiples, et où les épis sont hauts de sept coudées. Là le défunt servira Osiris ainsi que, pendant la vie, il a servi Pharaon. Il y peut manier la charrue et faire la récolte, croiser sur le fleuve et se reposer à l'ombre des arbres. Le travail lui est-il pénible? la magie intervient. On mettait, surtout à partir de la XIIIe dynastie, dans le tombeau, auprès du mort, une quantité de petites figurines en bois ou en faïence : grâce à la formule qu'on y inscrit ordinairement (Livre des Morts, chap. 6), elles pouvaient remplacer le défunt quand on l'appelait au travail '; on les nommait des « répondants ». Maspero pense que les plus anciens adorateurs d'Osiris localisaient les champs d'ialou dans la Basse-Égypte, dans les parties actuellement à demi cultivées du Delta. Quand les connaissances géographiques s'étendirent, on relégua de plus en plus loin de l'Égypte le pays des bienheureux, d'abord peut-être du côté de la Phénicie, puis finalement dans la région nord-est du ciel. Comment le mort pouvait-il gagner ce paradis. Il semble qu'on n'avait pas d'idée bien fixe à cet égard. Nous avons vu plus haut que le défunt pouvait voler au ciel comme un oiseau; on dit aussi qu'il devait, sur un bac divin, traverser un cours d'eau : dans ce cas, grâce aux formules puissantes dont on l'avait muni, il savait forcer l'entrée du bac, et, au besoin, il menaçait le passeur de se placer sur les ailes de Thot et d'arriver ainsi sur l'autre rive. Cette conception d'un « Charon » chargé de transborder les défunts prit dans la suite un
i. * Sur cette formule, voir l'article de Loret (Recueil de travaux, IV, p. 89).
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plus grand développement : le mort dut connaître les noms des différentes parties du bac, et le bac lui-même le questionnait à ce sujet (Livre des Morts, chapitre 99). D'après une conception qui prit naissance à Abydos, l'entrée de l'autre monde était située à l'ouest de cette ville, là où chaque soir la barque du soleil se glisse dans le royaume des morts par une fente de la montagne. Lorsqu'Osiris se fût confondu avec Khontamentit, le défunt adorateur d'Osiris dut commencer par Abydos son voyage aux champs d'ialou. Les momies faisaient souvent un voyage réel à Abydos avant d'être ensevelies, après quoi on les déposait dans la nécropole de leur pays natal; d'autres se contentaient d'un voyage fictif. Les fidèles désiraient surtout reposer dans le voisinage même du célèbre tombeau d'Osiris 2 : de toutes les parties de l'Égypte, ils venaient s'y préparer la place du repos éternel afin de commencer le grand voyage au meilleur point de départ. Tout au moins ils expédiaient une stèle à Abydos, pour garder la mémoire de leur nom dans la ville sainte. D'Abydos, le mort devait pénétrer dans le désert, où il avait à combattre avec tous les monstres imaginables. Maspero a tenté, d'après les indications données par les textes postérieurs des tombeaux royaux de Thèbes, de reconstituer les notions primitives sur la vie de l'âme, celles de la doctrine memphite. Le dieu funéraire de Memphis, Sokaris, résidait à l'Occident, dans le désert libyque : son royaume était une grotte ou une gigantesque carrière où il rassemblait ses fidèles après la mort. Il semble bien que c'était un lieu désolé, et que son image répondait à une conception lugubre de la mort, conception qui apparaît plusieurs fois dans les textes memphites. Sur une stèle du British Muséum une jeune morte donne à sa plainte une expression vraiment émouvante : l'Occident est le pays du sommeil et de la nuit, la mort n'épargne personne, nul parmi les dieux ou les hommes n'ose la regarder en face, devant elle les grands sont comme les petits, elle enlève l'enfant à sa mère, elle n'entend point ceux qui la supplient, etc. D'après la doctrine héliopolitaine, l'idéal des défunts était de séjourner pour toute éternité auprès de Bâ dans sa barque et de le suivre à jamais. Dans les textes des pyramides et le Livre des Morts cette idée apparaît clairement. Pendant la nuit la barque solaire naviguait dans la région des ténèbres, le Douât, pour redevenir le matin visible à l'Orient. Il est très difficile de se faire une idée exacte du Douât. Maspero ne veut pas y reconnaître le monde inférieur : il y voit un roj'aume des ténèbres qui se trouve au delà des frontières du monde connu des anciens Égyptiens, c'est-à-dire au delà de la vallée du Nil, mais sur le même plan horizontal, séparé de l'Égypte par de hautes montagnes. Le soleil y croise, après sa disparition, de l'Ouest au Nord, puis se tourne ensuite vers l'Est et le Sud jusqu'à ce qu'il gagne la montagne orientale, de laquelle il
L "Lefébure, L'office des morts à Abydos (Proceedings of Society of bibtical ArchxoX ! Le Paradis 9 .P. ^ égyptien (Sphinx, III, p. 191 sqq.). (A. M.) - C'est ce tombeau qu'Amélineau a cru trouver à Abydos en 1897. Voir la controverse à ce sujet dans Sphinx, V, p. 41 et 234.
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surgit de nouveau rayonnant. Dans la barque de Râ, l'âme peut défier tous les hasards, et jouit de la complète béatitude. D'après les textes des pyramides, c'est « Charon » et sa barque qui conduisent les morts à l'horizon près de Râ. Sous le nouvel empire un autre système se développa sous l'influence de la théologie d'Amon-Râ, système destiné à concilier et à éclaircir les vieilles conceptions hétérogènes et dont la grande pensée était de donner au dieu solaire la royauté du monde des morts. Ce sont le « Livre de ce qui est dans le Douât » et le « Livre des Portes » qui contiennent cette nouvelle doctrine. On y écarte l'idée que le mort peut rester sur terre; le défunt est auprès de Râ dans sa barque. La course journalière du soleil devient la vie du dieu : il apparaît comme le jeune Horus à l'Orient et, après un combat victorieux contre les puissances des ténèbres, il meurt et doit alors traverser le Douât sur la barque solaire. Râ voyage au travers du monde des morts comme Pharaon dans ses provinces. Le Douât est partagé d'après les douze heures de la nuit en douze régions, dans quelques-unes desquelles régnent les vieux dieux funéraires, Sokaris et Osiris, avec leurs fidèles partisans. La courte visite du soleil dans chacune de ces régions funéraires est la plus grande joie de leurs habitants. Le « Livre des Portes » fait aussi passer le soleil par les douze divisions souterraines du Douât; mais ce sont ici douze chambres avec de grandes portes gardées par des serpents gigantesques : nous y trouvons une variante du célèbre jugement devant Osiris (chapitre 12b du Livre des Morts). Ces compositions mystiques, illustrées de représentations fantastiques, devinrent très populaires aux basses époques. D'après une autre conception, probablement originaire de l'Egypte méridionale, les âmes des morts pouvaient, par une grande échelle que les dieux leur dressaient, gagner le ciel où elles devaient séjourner. Maspero a trouvé près de quelques momies de petits modèles d'escaliers ou d'échelles, à l'usage des morts. L'élément magique est partout fortement marqué. Par la puissance magique des amulettes et des formules le défunt peut subvenir à tous ses besoins : son ka est nourri au tombeau, sa momie protégée contre la décomposition et l'anéantissement, son âme peut sans crainte entreprendre le voyage dans la barque, parce qu'elle est mâ-kherou; comme Thot elle sait dire les puissantes paroles magiques avec l'émission de voix et l'intonation correctes. Un chapitre spécial du Livre des Morts confère au défunt cette puissance : l'âme pourra triompher de tous ses ennemis, défier tous les périls, elle ne souffrira ni de la faim ni de la soif, car elle est munie d'armes magiques efficaces ; les portes s'ouvrent et la laissent entrer, car elle connaît leurs noms. La destinée du défunt est, par suite, tout à fait indépendante de sa conduite sur terre. Cependant il n'est point douteux que dès les temps très anciens la conduite morale de l'homme ait été envisagée comme ayant une grande influence sur le sort qui lui est réservé après la mort. Erman a démontré que, dès les textes des pyramides, le défunt se justifie devant le passeur du bac et que, dans d'autres passages,
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il est reconnu innocent de certains péchés. Dans le chapitre 123 du Livre des Morts, qui est d'origine plus récente, reparaissent les mêmes idées ; ce chapitre remarquable et les figures qui s'y rapportent ont été reproduits à l'infini. On y voit comment le mort est introduit devant Mâit, la déesse de la vérité. Son cœur est pesé sur la balance en même temps que la plume de la vérité, par les soins d'Horus et d'Anubis, tandis que Thot consigne sur une tablette le résultat de la pesée. De l'autre côté de la balance est assis un animal, l'hippopotame femelle, à ce qu'il semble, et plus loin, sur une fleur de lotus, sont les quatre dieux funéraires Amset, Hâpi, Douamoutef et Qebehsonouf, et enfin Osiris sur son trône; au-dessus de la scène on voit les quarante-deux juges. Le mort doit connaître les noms de ces quarante-deux juges et fait une sorte de déclaration d'innocence, où il énumère une suite de péchés dont il se disculpe : cette remarquable confession négative nous permet de jeter un coup d'œil sur les exigences morales des Égyptiens. D'autres chapitres du Livre des Morts mettent en action ce tribunal d'Osiris; le chapitre 30, souvent écrit sur le scarabée de pierre qu'on dépose à la place du cœur, était destiné à empêcher que le cœur ne portât témoignage contre le mort devant le tribunal : ici aussi apparaît l'idée qu'une reddition de comptes est possible dans l'autre monde. Mais l'élément magique resta trop fort pour laisser à ces notions morales une signification profonde ; il faut noter que dans tout le Livre des Morts, pas un mot ne suppose la possibilité que l'âme puisse être perdue ; au contraire, on admet en principe que le défunt répond correctement et qu'il doit participer à la béatitude. C'est seulement dans les textes, d'origine thébaine, relatifs au voyage nocturne du soleil dans le Douât, qu'on nous décrit un enfer où les damnés sont torturés de la façon la plus cruelle. Mais ici encore le rapport des châtiments infernaux avec la conduite sur terre n'est pas souligné, l'élément magique est prédominant, enfin l'idée de sanction, bien qu'on y tende indubitablement, ne semble jamais s'être imposée avec force aux esprits. Signalons encore quelques conceptions qui tiennent une place importante dans les textes égyptiens. Nous trouvons, dans des textes de toutes les périodes, le défunt identifié avec un dieu. On dit déjà, dans les textes des pyramides, que le mort monte au ciel, qu'il parcourt les salles voûtées du ciel, qu'il se couche à l'occident, adoré par les habitants du Douât, et qu'il reparait à l'orient : le défunt est ici complètement assimilé à Râ. Il ne faut pas interpréter comme une identification de ce genre le nom d'Osiris X, qu'on donne au défunt : il signifie que le mort a conquis l'immortalité osirienne, qu'il est momifié et enseveli comme Osiris, par extension qu'il appartient au royaume d'Osiris. Les prières qui identifient le corps et ses différentes parties avec les différents dieux étaient une sauvegarde dans la vie et dans la mort; on les trouve aussi bien dans la littérature funéraire (par exemple, au chapitre 42 du Livre des Morts) que dans les textes magiques. Une suite de chapitres du Livre des Morts (chapitres 76-88) expriment des idées qu'il est malaisé de relier aux conceptions précédentes. Ils
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donnent au mort le pouvoir de se métamorphoser. Il peut prendre la forme d'un épervier doré, d'un lis, d'un oiseau berinou, d'un bélier sacré, d'un crocodile, etc. Cela est assez peu compréhensible. Nous ne devons cependant pas y voir une migration des âmes selon les idées hindoues ou pythagoriciennes, et Hérodote s'est abusé quand il a attribué aux Égyptiens la doctrine de la métempsycose. Ces métamorphoses sont absolument volontaires, et ici il n'est point question de châtiment ou d'expiations comme dans les métempsychoses des Hindous ou des Pythagoriciens. Ces textes, en dehors de ceux qui étaient en usage sous le moyen empire ou plus tard, sont vraisemblablement d'origine héliopolitaine, et ont pour objet de procurer au défunt une béatitude complète par une identification avec des dieux, des animaux, ou des plantes divinisés.
§ 20. — Systèmes théologiques et cosmogoniques.
Nous avons eu mainte occasion de montrer la grande importance de la théologie et de la science sacerdotale en Egypte. Nous devons à cette théologie de connaître les représentations religieuses des Égyptiens, mais elle nous cache la croyance populaire. La théologie est un effort pour codifier les conceptions religieuses, pour en coordonner les éléments hétérogènes et en concilier les contradictions ; ainsi la théologie égyptienne coopérait au travail de l'évolution des idées religieuses. Le mouvement qui conduisit à l'unité politique dans la vallée du Nil facilita d'ailleurs la transformation des divinités locales. Plus le peuple prit conscience de son unité nationale, plus s'imposa, consciente ou inconsciente, la nécessité d'une unité religieuse. La religion tenait une telle place dans la société, qu'un particularisme religieux menaçait l'unité de l'État. La science religieuse, qui trouva son expression dans une théologie syncrétique, avait aussi une tendance naturelle à l'unité. En même temps, la théologie s'efforça, de tout temps, d'adoucir et de spiritualiser les idées primitives et grossières par une interprétation symbolique, et de vivifier les anciennes formes en y mettant un contenu nouveau. Le développement de la civilisation ne suffit sans doute pas à briser l'entrave du fétichisme, mais la théologie devait toujours concilier les formes antiques avec les progrès de la conscience religieuse. Comme nous l'avons dit plusieurs fois déjà, la théologie a imprimé son sceau sur tous les documents dont nous disposons ; déjà les plus anciens des textes religieux sont entièrement inspirés par elle. C'est en grande partie cette couleur théologique qui rend si difficile la compréhension des textes; incapables de briser l'enveloppe pour dégager le noyau, nous restons très souvent incertains et tâtonnants, sans pouvoir découvrir le sens des symboles qui nous sont présentés. Ajoutons que la cosmogonie s'allie étroitement à la théologie : le classement systématique des anciennes formes divines a été en partie entrepris à un point de vue cosmogonique. En fait, la théologie ne présentait pas plus d'unité que la croyance
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populaire. Les spéculations théologiques, élaborées dans les collèges sacerdotaux des principaux sanctuaires du pays, tendaient à placer la divinité locale au centre du système théologique. L'influence de chaque système dépendait de l'importance politique et religieuse de la localité. Nous avons déjà donné une idée de la théologie thébaine du nouvel empire; mais malheureusement nous ne savons pour ainsi dire rien des doctrines des différentes écoles. Ainsi nous ne connaissons qu'une école théologique, celle qui l'emporta, la théologie solaire d'Héliopolis ; elle triomphe déjà dans les textes des pyramides et a pénétré graduellement tout le monde divin de l'Égypte. L'exposé que Brugsch a fait de la religion égyptienne est uniquement un résumé des conceptions théologiques telles qu'elles s'étaient formées à Héliopolis. Sans doute la théologie, appuyée sur le culte officiel, a puissamment agi sur les idées religieuses. Mais il est impossible de calculer jusqu'où a pénétré cette influence; elle n'eut probablement pas de prise sur la grande masse du peuple. Pour celle-ci certainement l'identification du dieu local avec Râ ne produisit aucun changement ; mais la théologie conduisit vers une représentation plus intellectuelle, plus élevée de la divinité. Nous ne pouvons donner ici un exposé approfondi de la doctrine théologique : nous nous contenterons d'en caractériser la méthode et les traits généraux. La théologie trouva dans l'identification des dieux les uns avec les autres un moyen de hâter l'achèvement de l'unité religieuse. Les dieux pouvaient se diviser d'après leur nature en un petit nombre de classes : dieux solaires, dieux de la terre, dieux funéraires, dieux Nils, etc. Il fut très facile d'identifier les divers dieux d'une même classe : ainsi se constituèrent les combinaisons telles que Sokaris-Osiris, Osiris-Khontamentit ; ainsi Khnoum, Harschefitou et Osiris à Mendès purent être représentés comme étant une même divinité. Râ, Toum, Horus, Montou et Anhour, tous des dieux solaires, furent identifiés. Mais on poussa encore plus loin ce procédé d'unification lorsque la théologie solaire eut pénétré dans tous les sanctuaires ; alors presque tous les dieux furent transformés en dieux de la lumière et identifiés à Râ. Phtah, Min, Amon, Sobkou, Osiris, Khnoum, et même Set, furent confondus avec Râ, et c'est ainsi qu'ils furent adoptés par cette théologie. De cette façon on arriva à un monothéisme artificiel ; les différents dieux représentèrent les diverses apparences cosmiques, les différentes fonctions, ou les degrés d'évolution d'un seul et même dieu caché et mystérieux. Le soleil qui naît aujourd'hui à l'orient, est le même que celui d'hier; cependant c'est un autre dieu. Râ est à la fois père et fils; le soleil du matin est Khopri, un dieu théologique pur représenté par le scarabée; le soleil de midi est Râ; le soleil couchant est Toum; le soleil mort qui a disparu à l'occident est Osiris. Ces conceptions sont très anciennes; elles sont déjà clairement exprimées au chapitre 17 du Livre des Morts l. Les dieux, dont on a rapporté plus haut les mythes caractéristiques, ne
1. Lefébure, Hymnes au Soleil et Le Mythe, osirien.
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se laissèrent pas aussi facilement identifier. La tâche de la théologie devint ici très difficile, et les textes abondent en contradictions et en absurdités qui, à les considérer superficiellement, peuvent passer pour profonde sagesse. Horus, par exemple, est rendu méconnaissable; il joue un rôle considérable dans les deux grands systèmes, celui d'Osiris et celui de la théologie solaire. Le combat d'Horus, fils d'Isis, contre Set, sera assimilé au combat journalier du dieu solaire contre son ennemi le serpent des nuées Apophis ; Set et Apophis sont confondus, les deux formes d'Horus, peut-être distinctes à l'origine, sont identifiées ; Isis, la grande magicienne, combat contre Apophis, elle devient une des déesses du cycle solaire et entre comme telle dans le mythe de Râ. A côté de ce processus d'identification il y a une tendance à relier les dieux dans des généalogies. Nous avons déjà attiré l'attention sur ce qu'on appelle les triades : nous ne devons certainement pas y voir, avec Brugsch, l'expression d'une idée cosmogonique, mais aucune explication satisfaisante de leur constitution n'a été encore donnée. L'idée de Maspero, à savoir que la triade réunit des divinités voisines, convient sans doute à quelques-uns des cas connus, tels que la triade Khnoum-Satit-Anoukit; dans d'autres cas cette explication n'est juste qu'en partie. Mout de Thèbes, la mère de la triade thébaine, n'est qu'une abstraction théologique, dont le nom signifie effectivement « mère » ; au contraire Montou et Khonsou, qui occupèrent successivement la place de fils dans la même triade, sont des dieux locaux du voisinage. Dans la triade de Memphis, Sokhit, la mère, est peut-être une déesse locale adorée dans le nome voisin ; par contre le fils, Imhotpou, semble être un dieu théologique plus récentl; quant à Nofir-Toum, qui fut, avant Imhotpou, adoré comme dieu fils, il s'associe au même titre aux différentes déesses léontocéphales, et nous ne savons où le localiser exactement. La déesse-mère de la triade héliopolitaine, Iousas, est sans aucun doute une création artificielle de la théologie. Osiris et Isis étaient certainement, selon Maspero, des dieux locaux de nomes voisins, mais nous ignorons comment Horus s'est introduit dans leur triade. On a aussi classé les dieux par ennéades, ou neuvaines de dieux. Cette classification est originaire, ainsi que Maspero l'a justement démontré, d'Héliopolis, où, comme on le verra plus loin, la création et l'ordonnance de l'univers avaient été exécutées par quatre couples de dieux avec un dieu supérieur à leur tête. Cette dynastie divine d'Héliopolis fut adoptée partout en Égypte, à cela près que le dieu local prit en général la place du dieu supérieur. Là où on avait constitué des triades, on ne put, comme de juste, toujours exclure la mère et le fils, et il arriva souvent qu'une neuvaine de dieux comprît dix ou onze membres. Les déesses ont rarement une figure bien caractéristique et définie; elles personnifient en général la puissance réceptive et fécondée, en oppoi. * Imhotpou, dont le culte n'apparaît que vers l'époque persane, est vraisemblablement un personnage historique contemporain de la troisième dynastie, tardivement divinisé. Cf. Sethe, Imhotep der Asklepios der /Egypter, et Maspero, Journal des Savants, 1902, p. 573 (I. L.).
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sition à la force créatrice. Quelques-unes sont de pures abstractions, telles que Mout et Iousas, qui ne vivent que par leur identification avec d'autres, Isis, Hâthor, Neith. Les déesses Bastit, Sokhit et Pachit sont toutes trois léontocéphales et représentent des idées à peu près identiques. Le symbole de la puissance réceptive est une vache, aussi les déesses égyptiennes sontelles souvent représentées avec une tête de vache ou sous la forme d'une vache. Hâthor et Nouit, qui sont toutes deux des divinités célestes, entrent aussi souvent en rapport comme divinités funéraires; Nephthys n'est qu'une création artificielle faite sur le modèle d'Isis. De très bonne heure les dieux furent mis en relation avec les phénomènes célestes. Le culte des étoiles dans l'ancienne Egypte n'a pas encore été assez étudié pour qu'on puisse en cette matière déterminer l'origine des conceptions primitives. De très bonne heure on avait cependant mis en rapport les étoiles les plus connues avec quelques-unes des divinités principales : Orion avec Osiris, Sirius avec Isis, Saturne avec Horus, Mercure avec Set (Typhon). D'autre part, on représenta, au moins dans les derniers temps, par les différentes formes du dieu céleste, les phases solaires. Les phases de la lune eurent aussi leur expression mythologique ; la pleine lune fut appelé « la réunion d'Osiris avec son œil gauche ». C'est surtout Brugsch1 qui a étudié l'astronomie mythique des Égyptiens ; mais il y reste encore beaucoup d'obscurité. Les jeux de mots étymologiques des textes en rendent plus difficile encore la compréhension. Nous ne pouvons décider jusqu'à quel point ces phrases, si vides de sens pour nous, en ont eu pour leurs auteurs. Le mieux, sans doute, est de laisser de côté les explications étymologiques. D'après les prêtres, le nom d'Amon se rattacherait au verbe amen, « être caché »; mais Amon n'a nullement été considéré à l'origine comme un être caché. Le nom d'Osiris fut décomposé en ousir-Râ, « la force du soleil ». Une étymologie du nom de Hâthor, Hât-Hor, « maison d'Horus », ne mérite pas plus de confiance. Ce sont jeux de mots et figures poétiques. La théologie égyptienne ne se contentait pas de vouloir expliquer, par ces artifices de langage, la nature, les fonctions et les attributs des dieux, mais elle usait aussi de la méthode étymologique pour créer de nouveaux mythes : en voici un exemple. La déesse Schedit était adorée à Sched, ville du Fayoum, comme épouse de Sobkou; le nom signifie seulement « celle qui est de la ville de Sched » ; il donna cependant naissance à un mythe où la déesse est figurée comme destructrice, schedit, des ennemis de Sobkou-Râ. Il est naturellement difficile de pénétrer le véritable sens de ces énigmes. Le dieu-terre Seb est souvent représenté sous la forme dune oie; or une espèce particulière d'oie s'appelle Seb : d'autre part le dieu est appelé « le grand caqueteur » et l'on contait qu'il avait couvé lœuf du monde d'où était sorti Râ. Sommes-nous ici en présence d'un fragment de vieille cosmogonie, ou d'un mythe issu de l'écriture ou du
ut * Tl^saurus inscriptionum œgyptiacarum, Abth. I-II. Cf. Lefébure, Le pays des Heures (Sphinx, IV, p. 1).
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langage? Un pareil exemple montre assez combien ce terrain est glissant, A l'opposé des autres peuples, les Égyptiens se représentaient le ciel sous la forme féminine et la terre sous la forme masculine. Le ciel était soit une femme, Nouit, courbée sur la terre et s'appuyant sur elle des pieds et des mains, soit une vache, la déesse Hâthor. D'après une très vieille conception, le ciel représentait une face, le dieu Horus (dont le nom hor signifie précisément « face»); quatre boucles l'encadraient; c'étaient les quatre enfants d'Horus ; mais cette dernière représentation peut ne pas appartenir à la croyance populaire et n'être qu'un produit de la théologie, Des cosmogonies locales, nous ne connaissons que peu de chose, tant elles ont été pénétrées par celle d'Héliopolis. Maspero a étudié avec soin les allusions des textes aux cosmogonies primitives. Le dieu local a été partout considéré par ses adorateurs comme démiurge et créateur du monde, mais l'acte créateur a été conçu différemment selon le caractère personnel du dieu. Khnoum, dans le pays des cataractes, fut représenté comme un potier qui modèle sur son tour l'œuf du monde duquel tout est sorti. Phtah avait à Memphis construit l'univers comme un maçon ou un architecte. Neith à Sais était la tisseuse qui avait ourdi le monde. Le principe originel, d'où toute vie est issue, réside, pour les Égyptiens, comme pour beaucoup d'autres peuples, dans l'eau. Cette eau originelle s'appelle Noun ; elle contient tous les germes masculins ou féminins de vie. D'après quelques-uns, Râ est sorti du Noun; selon d'autres conceptions, Râ sort d'un œuf sous forme d'un oiseau ou d'un adolescent. La cosmogonie la mieux connue, et aussi la plus répandue, est celle d'Héliopolis qui réunit les plus anciennes idées en circulation dans la BasseEgypte. D'après elle, le monde a été créé et ordonné par les neuf dieux qui forment le grand cycle divin d'Héliopolis. Toum, le dieu local, est naturellement le premier démiurge ; au début des choses il était seul dans le chaos ou l'eau primitive, et il procréa, par sa seule force créatrice, Schou et Tafnouit. Seb et Nouit reposaient dans l'eau primitive étroitement enlacés l'un à l'autre; Schou pénétra entre eux deux, éleva Nouit au-dessus de la terre, et le soleil put alors commencer sa course quotidienne. Il est difficile d'établir quelle était la nature originelle de Schou; Tafnouit semble être son doublet féminin, c'est une déesse artificielle qu'on expliqua dans la suite, étymologiquement, comme étant la rosée. Schou passa pour être la couche d'air qui sépare le ciel de la terre. Seb et Nouit engendrèrent à leur tour Osiris, la terre fertile et le Nil, et Set le désert, et encore deux sœurs, Isis et Nephthys : alors l'univers fut ordonné et l'histoire du monde put commencer. Dans les textes des pyramides, on trouve mentionnées trois neuvaines divines héliopolitaines, ou vingt-sept divinités ; mais nous ne pouvons pas distinguer avec précision les deux dernières neuvaines ; on y a introduit sans doute les plus importantes des divinités de la Basse-Égypte. Par evhémérisme on fit de ces trois cycles divins les trois dynasties divines qui ont régné avant Ménès. Nous avons vu plus haut que la grande neuvaine des dieux d'Héliopolis donna un modèle pour la classification des divinités cosmogoniques
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dans beaucoup de sanctuaires égyptiens; on élabora ainsi des cosmogonies locales, où l'on rencontre souvent bien des inconséquences. D'autres conceptions semblent avoir leur origine dans la fantaisie populaire. Le limon du Nil chauffé par les rayons du soleil aurait donné naissance aux hommes, aux animaux et aux plantes (les Egyptiens croient encore aujourd'hui que les rats viennent du Nil) ; ou bien ce sont les larmes des dieux qui auraient créé tous les êtres vivants. Des notions de ce genre se rencontrent souvent dans les textes magiques. Hermopolis, la ville de Thot, avait un système cosmogonique particulier. On ne peut décider s'il est primitif ou récent : les textes qui s'y rapportent ne se rencontrent pas avant le nouvel empire. Le dieu local d'Hermopolis, Thot, était un dieu sage, versé dans les écritures, un grand magicien qui employait la voix comme instrument magique; il se servit aussi de la parole pour créer l'Univers. Les huit divinités cosmogoniques qui forment avec lui l'ennéade hermopolitaine étaient d'une nature tout autre que les divinités correspondantes d'Héliopolis; tandis que ces dernières, à l'exception de Schou et de Tafnouit, étaient des divinités locales, anciennement vénérées, du Delta, les assesseurs de Thot étaient huit divinités absolument abstraites. Les quatre dieux mâles. Nou, Heh, Kek et Nenou s'associèrent quatre déesses « grammaticales » : Nout, Hehit, Kekit, Nenout. Lepsius voit dans ces quatre dieux les quatre éléments : l'eau, le feu, la terre et l'air. Brugsch reconnaît dans Nou et Nout la matière originelle, dans Heh et Hehit la force créatrice, qui est représentée par le temps (Aiôn), le Désir (Erôs) et l'Air (Pneuma); Kek et Kekit sont les Ténèbres [Erebos), Nenou et Nenout le précipité cosmique. Toutes les explications sont cependant aventureuses : on ne peut définir ces huit divinités qui sont figurées avec des têtes de grenouille ou de serpent, ou comme huit babouins dansants ; il est pour le moment impossible d'indiquer avec précision quel rôle les prêtres d'Hermopolis leur avaient départi. Ils sont souvent rassemblés en un être collectif, Khmoun, le « Huit ». Cette ogdoade hermopolitaine fut adoptée ailleurs en Egypte : nous trouvons, par exemple, des représentations d'Amon présidant ces quatre couples divins. Ce sont là des exemples de ces spéculations propres aux théologiens, que l'obscurité des idées et la prétention au symbolisme rendent si peu intelligibles. Il est très remarquable que malgré la haute antiquité de ces spéculations, les prêtres n'aient pas été en état de triompher de l'animisme grossier et de donner à leurs idées élevées une forme appropriée. On se tromperait en croyant qu'ils maintenaient une religion faite uniquement pour le peuple, à laquelle eux-mêmes n'avaient point foi. En dépit de leur symbolisme, ils s'en tenaient obstinément aux formes de la religion qui leur avaient été transmises. Le monothéisme philosophique, auquel la pensée égyptienne pouvait aboutir par ses méthodes propres, ne voulait ni ne pouvait rompre avec le polythéisme. Les formes anciennes des idées religieuses et du culte étaient les éléments essentiels de la religion, qu'aucune philosophie, qu'aucun progrès de civilisation ne pouvaient rejeter.
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§ 21. — Culte et morale '.
Le culte fut, comme ailleurs, déterminé par la conception qu'on se faisait des dieux. Pour les Égyptiens, il n'était pas douteux que le dieu local, seigneur et protecteur de la ville et du district, habitât personnellement dans son temple au milieu de ses adorateurs, et qu'il eût une foule de besoins purement humains qu'il fallait satisfaire. Le dieu ne doit manquer ni de nourriture ni de vêtements, il faut laver son corps, farder ses sourcils, et réjouir son cœur par des processions, des chants et des prières. Heureuse la ville qui sait et qui peut faire ce qui plaît à son maître : le dieu est en liesse et toute la population se réjouit de sa faveur. Le culte des divinités des villes était entretenu aux frais de la communauté. Aussi voyons-nous dans les temps anciens les princes de nomes remplir les fonctions de grands-prêtres des dieux locaux : peu à peu l'État, représenté par le roi, assuma la charge des cultes locaux les plus importants ; suivant l'importance et la puissance d'un dieu, son culte était plus ou moins soutenu et favorisé par le roi. Le dieu habitait parmi ses adorateurs ; il avait son siège au temple, la « maison du dieu »; là se dressait sa statue et était installé son animal sacré. Nous ne pouvons pas suivre l'évolution du temple égyptien, car aucun temple de l'ancien Empire ne nous est connu2. Il n'est pas certain que le massif édifice carré que Mariette a découvert clans le voisinage du Sphinx de Gizeh soit un temple : les inscriptions seules nous renseignent sur l'activité déployée par les anciens rois en faveur des temples dans la Basse-Égypte. Les temples, sans doute importants et luxueux des rois du moyen empire nous sont aussi fort peu connus : ils ont dû s'effondrer en grande partie au cours des luttes avec les envahisseurs Hyksos. D'ailleurs les rois suivants, et entre tous Ramsôs II, ne se sont pas privés de démolir les constructions de leurs prédécesseurs : ils se procuraient ainsi commodément et à bon compte des matériaux de construction pour leurs propres travaux. Nous ne connaissons donc la disposition des temples qu'à partir du nouvel empire et surtout par les grands temples thébains et celui d'Abydos; pour la dernière époque, les temples les plus parfaitement conservés sont ceux d'Hâthor à Dendérah et d'Horus à Edfou. C'est surtout d'après eux que nous nous représenterons le temple égyptien : d'ailleurs il n'est pas douteux que le type fondamental ait été le même pour tous les temps. Le noyau d'un temple égyptien est la petite chapelle obscure où se trouve l'image du dieu ; par devant s'étend une salle dite « hypostyle », salle à colonnes, parcimonieusement éclairée par quelques petites fenêtres
1. BiDLioGiiAPiiiE. — Outre les ouvrages généraux, consulter : Maspero, Un manuel d'hiérarchie égyptienne (Etudes égypt., II, 1, 1888);— Amélineau, Essai sur l'évolution des idées morales dans l'Egypte ancienne, 1895. 2. "Exception doit être faite maintenant pour le temple de Rà (V dynastie) qu'on déblaye en ce moment à Abousir (Fouilles de Bissing, Schaefer, Borchardt). 1
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sous le toit. Souvent l'hypostyle était une image de l'univers : le toit était décoré d'étoiles, les colonnes étaient des tiges de plantes stylisées qui montaient du sol. Devant cette salle, il y avait une grande cour entourée de portiques. Enfin, l'entrée de l'édifice était gardée par deux pylônes, grandes tours qui flanquaient la porte : à l'origine, ils servaient à la défense du temple. On plaçait devant les pylônes des mâts à oriflammes, des statues colossales et souvent des obélisques. Des temples plus petits se contentaient d'un plan plus modeste, mais les grands sanctuaires, surtout le grand temple impérial élevé à Amon-Râ à Karnak, étaient continuellement agrandis et développés par les Pharaons. On accumulait plusieurs cours à péristyles et plusieurs hypostyles avec les pylônes et les obélisques qui en dépendaient; le temple se développait aussi en arrière delà chapelle consacrée aux dieux; on construisait de grands bâtiments de jonction pour conduire aux temples voisins; et l'on traçait de magnifiques allées bordées de sphinx. Dans le temple de Karnak, on peut mesurer à son activité de constructeur la puissance de chaque roi qui y a élevé des édifices. La destination du temple est bien exprimée par sa disposition. Il n'était pas destiné aux réunions d'une grande communauté de fidèles, ni à l'habitation des prêtres, mais seulement à la conservation des images divines, des ustensiles sacrés et des trésors. Dans la chapelle obscure habite le dieu, dans les chapelles voisines, les Oeol cjuvvaot; de petites salles servent de resserres pour le mobilier du temple ou de magasins à offrandes. Dans le corps de l'édifice ont seuls accès le roi et les prêtres. Dans la cour antérieure on disposait les offrandes : là aussi les grands cortèges s'ordonnaient, aux jours de fête, pour des processions avec l'image du dieu. Sur les attributions des prêtres, les Grecs (Hérodote, II, 37 ; Diodore, 1,73) sont un peu hyperboliques. Quelque grande que fût leur influence, ils ne formaient pas une caste fermée et la situation des prêtres n'avait pas été de tout temps la même. Par malheur, nous ne pouvons connaître cette intéressante évolution du sacerdoce en Egypte que dans ses grands traits : elle a été décrite pour la première fois et excellemment par Erman '. Dans les anciens temps, le prince du nome paraît être le prêtre en chef du dieu local; de même le roi peut toujours exercer les fonctions sacerdotales devant un dieu quelconque. Dans les sanctuaires principaux, les grands prêtres avaient des titres particuliers et pour ces postes en vue, on ne choisissait vraisemblablement que les plus proches fidèles du roi. Les grands et les nobles de chaque nome tenaient à honneur de servir leur dieu, et leurs femmes aussi se vantaient d'être prêtresses de Neith ou d Hâthor. A côté de ces prêtres pour ainsi dire volontaires, qui remplissaient en même temps d'autres fonctions dans l'Etat et dans la société, se constitua un sacerdoce professionnel qui servait chaque jour le dieu dans le temple et prenait soin des statues et des ustensiles sacrés. Ceux qu'on appelle Kher-hebou formaient une classe particulière de prêtres, de lecteurs,
1. Mr/yplen, p. 392 sqq.
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instruits dans la parole divine des rituels; souvent on les considérait comme des sorciers, parce que le dieu Thot, « lecteur des dieux », était aussi le grand magicien. Ils pouvaient en effet, avec des formules bien récitées, satisfaire et enchaîner les dieux, faire des miracles sur terre et dans le ciel. Encore sous le moyen empire, l'élément laïque garda sa place éminente dans le culte, bien que le service des temples fût déjà fort compliqué; c'est seulement sous le nouvel empire que le sacerdoce professionnel se développa puissamment et atteignit une influence telle qu'elle put devenir, en fin de compte, funeste à l'État. On ne peut suivre d'ailleurs cette évolution que dans ses lignes générales. L'organisation des commu nautés sacerdotales dans les temples des dieux se généralisa, et par là s'augmenta le nombre des prêtres : comme les temples s'enrichissaient et augmentaient leurs biens-fonds, on dut les doter d'une forte administration. Jadis les grands de l'État revêtaient incidemment les fonctions sacerdotales ; maintenant les prêtres professionnels pénétrèrent en masse dans les fonctions administratives d'État et ceux d'Amon-Râ commencèrent à jouer un rôle politique. Dans le sacerdoce du nouvel empire on distingue plusieurs classes de grades. Les prêtres d'Amon-Râ, par exemple, étaient divisés en cinq classes : le prophète ou « esclave du dieu » de première, deuxième, troisième classes, le « père divin » et le a pur » (oudb); nous ne savons comment se répartissaient les fonctions sacerdotales entre ces différentes catégories de prêtres. L'élément laïque, sous le nouvel empire, n'était vraisemblablement représenté que par des femmes, qui servaient les dieux, et surtout Amon-Râ, dans les temples et dans les processions solennelles, comme musiciennes. Le costume officiel des prêtres, d'après les recherches d'Erman, a relativement peu varié dans le cours des siècles. Dès les temps anciens, les plus importants des grands-prêtres avaient sans doute déjà des insignes particuliers; cependant les prêtres portaient en général le costume ordinaire. Mais sous le moyen et le nouvel empire, nous voyons les prêtres conserver, au contraire de la foule profane, l'ancien et simple vêtement depuis longtemps proscrit par la mode; en général les prêtres avaient la tête rasée. On ne peut définir qu'en gros les fonctions des prêtres. Ils devaient servir le dieu d'après le rituel, ordonner et conduire les fêtes et les processions, dresser et présenter les offrandes; aussi avaient-ils naturellement l'administration et le profit des biens et des revenus du temple. Ils expliquaient les présages et les songes. Le roi en personne est le grand-prêtrt de tous les dieux du pays : partout les tableaux des temples nous montrent le roi dans des positions rituelles immuables, faisant fonction de prêtre devant les images des dieux. Le rituel du service journalier des temples ne nous est connu que d'une façon insuffisante par les livres rituels conservés, assez cependant pour que nous puissions voir que tout y était minutieusement réglé; on J mentionnait jusqu'aux plus petits détails des mouvements de l'officiant, les formules et prières qui accompagnent chaque acte. Pour la toilette
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quotidienne du dieu et la purification de sa demeure, le prêtre avait à exécuter, à Abydos, trente-six cérémonies distinctes ; à Thèbes le rituel était encore plus compliqué, il prescrivait environ soixante cérémonies *. Le dieu, habitant du temple, devait avoir chaque jour sa nourriture; mets et boissons étaient quotidiennement déposés sur la table d'offrandes ; de même qu'à la table du roi les Heurs ne manquaient pas, on les prodiguait dans les temples pour réjouir le cœur du dieu. Aux grands jours de fête, qui sans doute donnaient lieu à de grandes réjouissances populaires, la barque du dieu était portée en procession solennelle par les prêtres ; et l'on jouait, avec accompagnement de musique et de chants, des épisodes dramatiques des mythes sacrés. Les processions pouvaient devenir un véritable voyage du dieu sur le Nil : ainsi la déesse Hâthor de Dendérah rendait une fois par an visite à Horus dans Edfou. Pour chaque acte du culte, des rites sont indiqués avec plus ou moins de détails dans les textes ouïes tableaux; nous ne pouvons cependant les comprendre tous. Quand on posait la première pierre d'un temple, il y avait, comme Lefébure l'a démontré, un sacrifice humain2 : les âmes des victimes devenaient ainsi les gardiennes de la construction. Cette coutume fut abolie au temps des Ramessides, mais le roi et le prêtre devaient à cette occasion exécuter une série de cérémonies, dont nous avons le détail. La consécration d'un obélisque nécessitait aussi tout un cérémonial dont on peut suivre la marche à l'aide des monuments figurés. Les revenus du temple, destinés à nourrir le dieu et ses prêtres, consistaient sans doute à l'origine en dons volontaires des fidèles ; mais peu à peu les dieux sont devenus propriétaires fonciers, grâce aux fondations du roi et probablement aussi des particuliers ; il semble que, sous le nouvel empire, l'État ait pris presque entièrement la place des donateurs volontaires. Les offrandes des rois à leur dieu favori Amon-Râ étaient colossales, et l'État s'engagea ainsi sur une pente dangereuse, au bout de laquelle il devait se briser. Les jours de fête étaient très nombreux : en dehors des fêtes communes, chaque temple avait ses jours fériés propres qui se rapportaient à des événements mythiques de la vie du dieu : chaque sanctuaire avait ainsi son calendrier. D'ailleurs les prétextes abondaient : l'inondation du Nil, le retour des saisons, les jours anniversaires de la naissance et de l'avènement du roi, etc. Hérodote (II, 62) a décrit en détail la fête des lampes de la déesse Neith, à Sais; ces fêtes des lampes semblent avoir été fréquentes; nous les trouvons mentionnées dès le moyen empire. La piété des Égyptiens ne se limitait pas à la participation aux fêtes lofficielles où ils pouvaient adorer le dieu. Leurs sentiments religieux js'exprimaiènt bien plus personnellement dans la vie de chaque jour. Chez jeux, ils possédaient une petite image de leurs dieux favoris ou des déesses de
1. " Le rituel d'Abydos et le rituel thébain d'Amon, dont les textes sont le plus souvent identiques, ont été publiés et traduits par A. Moret, Le Pdluel du culte divin journalier en Égypte, Paris, 1902. 2. Lefébure, Rites Égyptiens et Sphinx, III, 3.
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la moisson ; ils lui adressaient leurs prières et déposaient devant elle leurs offrandes. Dans la maladie, quand ils n'avaient pas recours à la magie, ils invoquaient un dieu puissant contre les enchantements et les blessures, et, la guérison obtenue, ils lui offraient un sacrifice d'action de grâces ou lui. consacraient une petite stèle. Devant les arbres sacrés où l'on savait qu'habitait un démon, ils déposaient des mets ; les animaux sacrés étaient scrupuleusement respectés; contre les puissances démoniacjues, contre le mauvais œil, contre les enchantements et la maladie, on s'armait d'amulettes. Ainsi l'on vivait, joyeux de cœur; quand on pensait à la mort, c'était sans doute avec crainte, mais aussi avec la pensée consolante qu'après avoir échappé aux dangers du dernier voyage, on habiterait les champs splendides du royaume d'Osiris. La magie tient autant de place dans le culte des dieux que dans le culte funéraire. La prière est une opération magique ; les mots convenables, récités correctement, lient les dieux; aussi la prière rituelle.et liturgique se meut-elle dans des formes immuables. L'intonation y a une importance capitale. Les hymnes et les poésies religieuses que nous trouvons souvent dans les papyrus et sur les stèles sont moins formalistes, moins pauvres de contenu. Nous ne pouvons savoir comment les Egyptiens se figuraient l'effet de l'offrande. On se représentait sans doute que les dieux et les morts savouraient le parfum des choses offertes. En dehors du culte, la magie remplissait la vie quotidienne. Les remèdes les plus efficaces de la médecine étaient des formules magiques : c'étaient elles qui prêtaient aux médicaments leurs vertus curatives. Toute maladie était causée par un démon qu'on ne pouvait expulser qu'avec des amulettes consacrées et des formules magiques. On avait des recettes infaillibles pour philtres d'amour; on pouvait se défaire d'un ennemi par l'insomnie magique. On sait qu'un homme avait tenté, en envoûtant des poupées de cire, d'envoyer la mort et la ruine dans le palais du roi. Les amulettes n'étaient pas réservées aux momies. Les vivants se couvraient de breloques protectrices : de petites bandes de papyrus, avec quelques mots bizarres sans suite, avaient une force mystérieuse. On étudiait minutieusement les songes, et des prêtres les interprétaient; plusieurs inscriptions racontent comment les dieux apparaissaient en rêve à Pharaon pour lui communiquer leurs volontés. La science des jours fastes et néfastes était, sous le nouvel empire, très développée. Un manuel du choix des jours, contenu au Papyrus S allier IV, nous en donne un aperçu. On classait les jours d'après les événements mythiques qui s'y étaient accomplis. Certains jours, on ne pouvait se laver; d'autres, on ne devait pas entendre de chants joyeux ; souvent il faut cesser tout travail, s'abstenir même de quitter sa maison; tel qui est né le 6 paophi, mourra d'ivrognerie, etc. Relativement à la morale religieuse des Égyptiens, les sources sont très rares. Comme on l'a déjà indiqué plus haut, le rapport entre la valeur morale du défunt et la force de ses ressources magiques par-devant le tribunal des morts n'est pas clairement défini. L'élément magique de là religion était le grand obstacle à ce que la morale déterminât le sort des
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individus dans l'éternité. En général les Égyptiens aimaient la vie et détestaient la mort ; du moins dans les funérailles on chantait un hymne qui invitait à jouir de la vie et à s'amuser. Un conte, que nous a conservé un papyrus du moyen empire, met en scène un homme qui recommande de fuir le monde et se livre à un sombre pessimisme Nous savons à peu près quelle idée les Égyptiens se faisaient de la vertu d'après les recueils de maximes morales, les lettres de remontrances des maîtres aux écoliers, les inscriptions funéraires biographiques et la protestation d'innocence du chapitre 125 du Livre des Morts. L'Egypte était un pays de population très dense où le sens de l'intérêt général et les sentiments de solidarité étaient développés par les conditions naturelles; l'inondation annuelle du Nil, dont toute vie dépendait, ne pouvait apporter un bien-être général que si chaque homme faisait toute sa tâche : aussi les Égyptiens étaient-ils un peuple discipliné qui mettait au premier rang les vertus et les devoirs sociaux. Dès la plus haute antiquité le droit y était rigoureusement défini. Des motifs religieux influaient aussi sur la vie : « Je n'ai pas fait ce que les dieux ont en horreur », dit le défunt devant Osiris : on entendait par là, par exemple, l'acte de se souiller dans un temple, de détruire les pains d'offrande, de déranger les processions, mais aussi le mensonge, le vol, l'usage des faux poids et des fausses mesures, etc. L'obéissance vis-à-vis des parents et des gens instruits, le respect des anciens et des sages, étaient continuellement prescrits. L'application et la fidélité dans l'exécution des devoirs d'une charge étaient de grandes vertus. La littérature morale nous présente encore des pensées comme celle-ci : Dieu est l'auteur de toute prospérité, on doit chercher sa volonté et ne pas enfreindre ses commandements. Le défunt se vante souvent, sur sa stèle, d'avoir été le mari de la veuve, le père de l'orphelin, l'appui des faibles, d'avoir convoyé l'homme qui n'avait pas de barque. La situation de la femme en Égypte était très relevée : on ne défendait pas la polygamie, mais elle n'était certainement pas habituelle. Il n'est question de harems que pour les rois. L'épouse paraît avoir possédé de tout temps une situation honorée et assez indépendante. On regardait les enfants comme une bénédiction de Dieu ; c'était un grand malheur qu'un mariage sans enfants, car qui pourrait veiller au culte funéraire? Les Egyptiens étaient en tout un peuple pratique, éloigné du romanesque et de la poésie ; la sagesse était plus vantée que la bravoure, et les vertus sociales étaient les plus appréciées. Rares sont les pensées comme celles qu'exprime le défunt Reka, à savoir qu'il avait porté Dieu dans son cœur. Les grands mots qu'on trouve sur les stèles funéraires, comme Erman 1 a remarqué, ne sont guère que des phrases poétiques stéréotypées : mais elles nous montrent du moins que l'idéal moral, tel que les Égyptiens l'ont conçu, était assez haut.
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§ 22. — Esquisse de l'évolution religieuse. 11 ressort de ce qui précède qu'il serait bien prématuré de donner une histoire du développement de la religion égyptienne. Tiele a fait récemment l'historique de la mythologie : il s'est fort bien acquitté d'une tâche qui reste cependant très aventureuse. Nous nous bornerons à rappeler les traits les plus généraux du développement religieux en les plaçant dans leur cadre historique. La religion, telle que nous la rencontrons dans les textes de la IVe dynastie, est déjà en quelque sorte achevée : le premier stade, le principal, qui mène de l'inconscience à la réflexion, est déjà à moitié parcouru. La théologie est à l'œuvre ; les dieux locaux les plus importants ne sont plus seulement des dieux locaux; ils sont déjà partiellement ordonnés en généalogies et en cosmogonies. Le syncrétisme est déjà en marche; toutefois on n'est pas encore arrivé à une représentation uniforme d'un dieu comme Horus. Les formes du culte étaient déjà vraisemblablement arrêtées, les rites funéraires et le culte des morts définis. La doctrine osirienne avait pris sans doute tout son développement, sans avoir encore éclipsé les vieux dieux funéraires. Les principaux dieux sont ceux-là même qui occupent, aux époques postérieures, la première place dans le panthéon égyptien. Il faut remarquer le culte de Râ, célébré par les rois de la V° dynastie, que les textes des époques postérieures ne mentionnent plus, et le culte du roi vivant, célébré seulement à cette époque dans l'Egypte proprement dite Les vertus morales et sociales que nous dépeint le très ancien papyrus Prisse sont celles qui sont en honneur aux époques postérieures. Et cependant nous pouvons suivre une évolution de la religion égyptienne dans la suite des temps historiques : évidemment elle est moins extérieure qu'intérieure, mais une foule d'idées nouvelles furent mises en circulation, dans le vieux cadre maintenu avec un tenace instinct conservateur. La théologie aussi bien que les événements politiques ont agi concurremment pour hâter cette évolution. Des dynasties nouvelles ont avantagé les dieux de leurs villes natales, et les théologiens de ces villes se sont efforcés aussi d'englober dans leur doctrine les plus populaires et les plus importantes des autres divinités. Dès le moyen empire nous trouvons certains dieux associés avec Râ : la théologie solaire empiète aussi victorieusement sur les cultes de l'Égypte méridionale; Sobkou et Amon deviennent alors Sobkou-Râ et Amon-Râ. La doctrine osirienne s'est, elle aussi, universellement imposée; Abydos est maintenant la ville sainte des adorateurs d'Osiris, et la plupart des stèles funéraires que nous possédons des XIIe et XIIIe dynasties viennent de là; le nombre des stèles funéraires abydéniennes du nouvel empire
1. "Dans son étude sur le Caractère religieux delà royauté pharaonique, ch. VM> Moret soutient une opinion opposée, au sujet du culte du ro vivant.
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sera de beaucoup moindre. Dans les sanctuaires provinciaux, les sacerdoces sont encore confiés aux princes des nomes; le culte local est avant tout entretenu par les communautés locales. Mais la théologie travaille avec méthode et étend son influence : le chapitre 17 du Livre des Morts est déjà pourvu d'un triple commentaire. Aucune influence étrangère ne se fait sentir encore : les conquêtes égyptiennes ne s'étendent encore qu'au sud, et la Nubie barbare ne peut agir sur une civilisation comme celle de l'Egypte. Tandis qu'auparavant les textes funéraires décorent les murs des tombeaux, nous les trouvons souvent alors écrits sur les sarcophages en bois. Le puissant empire des rois de la XIIe dynastie s'écroula sous l'assaut des Hyksos venus d'Asie; de la religion de ce peuple nous ne savons rien. Le dieu égyptien Set fut leur dieu national. Il semble du moins que la civilisation égyptienne ait vaincu ses vainqueurs;,sans doute, après le premier choc dévastateur, les institutions des Égyptiens furent respectées des envahisseurs et en partie aussi leur religion. La domination des Hyksos n'a laissé sur celle ci aucune trace directe. La guerre d'indépendance fut menée à bonne fin par Thèbes ; les rois thébains, qui enfin nettoyèrent toute la vallée du Nil des « pestiférés » étrangers, mirent au premier rang leur dieu Amon-Râ de Thèbes. Celui-ci est maintenant très clairement un dieu solaire, c'est la plus haute manifestation de la lumière céleste et le dispensateur céleste de la vie. Il a béni la guerre de l'indépendance : aussi a-t-il reçu de riches présents. Le chemin de l'Asie fut ouvert et invita aux conquêtes ; Amon reçoit sa bonne part du riche butin des Thoutmès et des Aménophis; d'où un accroissement rapide de son influence et de sa richesse. D'autres dieux s'identifient à lui : on le représente avec les attributs de Min et de Khnoum. Le sacerdoce d'Amon qui administrait les revenus du dieu, prit une influence véritablement prépondérante dans l'État. Mais le culte d'Amon-Râ, à son apogée* fut pour un court espace de temps interrompu par une révolution religieuse, phénomène unique dans l'histoire de la civilisation égyptienne. Le roi Aménophis IV, le fils du grand conquérant Aménophis III et de son épouse Ti, avait gouverné quelques années à peine, lorsqu'il commença à proscrire le culte d'Amon. Ce fut une réaction violente : le nom d'Amon fut effacé de partout, même des stèles privées; le roi changea son propre nom, qui renfermait le nom du dieu haï, en celui de Khounatony «la gloire du disque solaire ». La ville de Thèbes lui était antipathique, avec ses temples gigantesques en l'honneur d'Amon et sa population naturellement hostile à sa personne; aussi abandonna-t il sa résidence de Thèbes pour le site actuel d'El-Amarna, où il éleva une capitale fastueuse. H n'y eut pas dans cette révolution religieuse qu'un côté négatif, la réaction contre le culte d'Amon ; on voulut créer quelque chose de nouveau, constituer une doctrine monothéiste. Nous connaissons très imparfaitement cette doctrine; nos seules sources sont les inscriptions des tombeaux d'El Amarna. Le soleil était adoré comme dieu unique, sous le nom dAton, « le disque solaire »; on représentait ce dieu comme un disque
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solaire duquel partent des rayons terminés par des mains : aucune autre image du dieu n'était autorisée. Le seul texte relatif au culte d'Aton que nous connaissions est un hymne composé vraisemblablement par le roi lui-même; il atteste un vif sentiment de la nature et renferme de fort belles pensées. On a beaucoup discuté sur ce culte d'Aton; on a pensé à des influences sémitiques, mais cette opinion est sans fondement. Aton semble être une forme du dieu solaire d'Héliopolis ; il est mentionné avant le temps de Khounaton ; son grand-prêtre porte le même titre que le grandprêtre d'Héliopolis, et le dieu lui-même est nommé parfois « Râ » ou « Horus des deux horizons ». Les motifs qui ont amené le jeune roi à ce violent effort pour imposer le monothéisme comme religion d'État, ne sont pas clairement connus. Il est certain que sa mère fut une protectrice active du culte d'Aton ; pour le reste nous devons nous contenter de conjectures. Des considérations politiques aussi bien que religieuses peuvent avoir provoqué la conversion du roi. La puissance des prêtres d'Amon était certainement menaçante, et l'on pouvait désirer, au double point de vue politique et religieux, assurer d'un seul coup l'unité religieuse du pays. Il est fort remarquable aussi que la révolution religieuse ait été accom pagnée d'une direction toute nouvelle imprimée à l'art. Nous trouvons une interprétation plus libre et plus naturelle des sujets dans les objets d'arts et les fragments de décoration sortis des ruines d'El-Amarna. Le roi se fait représenter d'une façon très réaliste; les nombreux portraits de sa laide personne dans les dernières années de sa vie offrent le contraste le plus frappant avec une image des premiers temps de son règne où ses traits stylisés ne se distinguent pas de ceux de ses prédécesseurs. Il parvint, semble-t-il, à introduire dans tout le pays le culte d'Aton, mais son règne ne fut pas très long ; avec lui tomba l'énergie fanatique de la révolution : il mourut sans laisser d'héritier mâle, et ses successeurs changèrent bientôt de politique vis-à-vis du sacerdoce. La réaction se fit et domina toute la période suivante, celle de la XIXe dynastie. Amon-Râ redevient le dieu national de l'Égypte et acquiert une puissance beaucoup plus grande qu'avant la révolution de Khounaton. L'école panthéistique, tout en conservant fidèlement le panthéon égyptien, s'efforce maintenant de favoriser la tendance religieuse à l'unité ; on atténue par des explications symboliques les formes de culte fétichistes. Le monde des morts lui-même est envahi par la théologie solaire; non seulement on fait d'Osiris un dieu solaire, mais une doctrine, qui se constitue à Thèbes, fait de Râ, comme nous l'avons montré plus haut, un Pharaon de tout le royaume des morts ; les notions primitives sur le ka sont abandonnées en pratique. Les relations avec l'Asie sont actives et la culture sémitique est en faveur sous le nouvel empire. Des milliers de prisonniers de guerre sémites sont traînés en Égypte, où se forme ainsi peu à peu une population sémitique considérable. Des divinités sémitiques sont aussi introduites en Égypte et reçoivent un culte particulier, surtout dans le Delta, sans cependant influencer réellement la religion égyptienne. Les rois guerriers de la XIXe dynastie étaient très zélés à seconder le
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culte des grands dieux principaux ; de plus en plus ce fut un devoir pour l'État d'entretenir les dieux et les prêtres. Les prêtres, surtout ceux d'Amon-Râ, étaient les personnages les plus puissants du pays ; les biens de main-morte s'étendaient démesurément. Le grand-prêtre d'Amon-Râ pouvait diriger à son gré un roi faible ; à la fin il s'empara de la couronne et la théocratie fut fondée. Sa durée ne fut pas longue : différentes dynasties du nord de l'Egypte arrivèrent au trône et forcèrent les fidèles d'Amon à chercher un refuge en Ethiopie. A ce moment les divinités de la RasseÉgypte gagnent en considération ; mais le culte d'Amon-Râ persiste partout. Plusieurs tentatives, venues d'Éthiopie, de plier à nouveau l'Egypte sous la théocratie orthodoxe, échouèrent; la royauté éthiopienne resta isolée, et la culture égyptienne qui dominait là ne put, à la longue, se maintenir intacte en face des éléments barbares. Dans l'oasis d'El-Khargeh se constitua, à l'époque récente, une nouvelle capitale du culte d'Amon ; les inscriptions des parties conservées du temple nous apprennent que la théologie monothéiste-panthéiste, avec Amon-Râ comme centre, s'y est développée. Une restauration commence maintenant; son début date, pour la RasseÉgypte, de l'abandon de Thèbes comme capitale, mais elle n'a été complète qu'avec la XXVIe dynastie saïte. On prit en tout comme modèle les constructeurs des pyramides; on se sert de nouveau, sans toujours les comprendre, des vieux textes religieux. Le culte funéraire des rois de la IVe dynastie est remis en honneur, leurs pyramides sont restaurées, les anciens titres, oubliés depuis plus de deux mille ans, reviennent à la mode, l'art s'inspire de la discipline sévère et réaliste de l'ancien empire. C'est alors, probablement, qu'on codifia le Livre des Morts. Quant à la théologie, elle suivit son cours habituel. Cette restauration saïte est un des faits les plus remarquables de toute l'histoire de la civilisation égyptienne; c'est la meilleure preuve de l'esprit conservateur du peuple égyptien. Une révolution ou une évolution, qui se proposait de modifier les formes, n'avait pu réussir en Égypte; une restauration, comme fut celle-ci, s'imposa victorieusement. Dès lors le développement national est terminé. Les Perses, les Grecs et les Romains furent, les uns après les autres, les maîtres du pays. Sans doute la religion reste intacte, mais la vie nationale souffre et, par conséquent, aussi la vie religieuse. Les textes de l'époque ptolémaïque et romaine n offrent de neuf que les spéculations stériles d'un panthéisme mystique et incapable do progrès. Il faut remarquer que les dieux fils de deux des triades principales, Khonsou et Imhotpou, dépassent en crédit les dieux pères, Amon-Râ et Phtah. Des divinités étrangères, comme Res, sont adorées partout, et Sérapis est particulièrement révéré. Les conceptions grecques n'ont exercé aucune influence sur la marche des idées égyptiennes. La religion égyptienne subsista nominalement encore pendant des siècles, mais elle avait perdu son importance pour le développement de la civilisation. Théodose I" mit fin à cette existence apparente : elle disparut avec le somptueux Sérapéum d'Alexandrie (391 ap. J.-C).
�CHAPITRE VI
LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS
Par le D'
FRIEDRICH JEREMIAS
(de Leipzig).
23. Remarques préliminaires. — 24. La Babylonie ; sources de l'histoire de la religion babylonienne. — 25. Évolution de la religion babylonienne. Cultes locaux. — 26. Formation du panthéon babylonien et développement postérieur
•de la religion. —
27.
Les dieux supérieurs du panthéon babylonien. —
28.
Mar-
douk. — 29. Les autres grands dieux du panthéon. — 30. Les déesses babyloniennes. Istar. — 31. Tammouz et la descente d'Istar aux enfers. — 32. Assyrie. Centres de culte. Panthéon assyrien. — 33. Hymnes et prières. Idées générales de la religion assyro-babylonienne. — 34. Le culte. — 35. Création et Déluge. Cosmogonie. — 30. La vie après la mort. — 37. Incantations et Démonologie. — 38. Légendes divines et héroïques.
§ 23. — Remarques préliminaires1. Les peuples sémitiques du nord, les Babyloniens, les Assyriens, les Araméens et les Phéniciens sont étroitement parents de langage et de pensée. Leurs religions ont un noyau commun. Mais l'insuffisance de nos renseignements sur les religions araméenne et phénicienne ne nous permet pas de savoir quels sont exactement leurs rapports avec celle des Assyro-Babyloniens. Les destinées historiques des trois branches de la race ont fait que leurs religions ont évolué différemment. Les AssyroBabyloniens, ayant fait effort vers l'unité politique, se sont donné un panthéon considérable et solidement construit. Les Araméens ont toujours été éparpillés; en quelques endroits seulement le culte s'est centralisé; ils sont, en somme, aussi loin de l'unité nationale que de l'unité religieuse. Le développement historique et religieux des Araméens nomades est
1. BIBLIOGRAPHIE. — Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitique* I, 4° éd., 1S64 ; Nouvelles considérations sur le caractère général des peuples sémitiques et en particulier sur leur tendance au monothéisme, 1859; — Scholz, Gotzendienst uni Zauberwesen bel den allen Bebraern und den benachbarten Vfilkern, 1877; — W.-W. v. Baudissin, Studien zur semilischen Heligionsgeschichte, 2 fascicules, 1876-1S78; — Fr. Baetligen, Beitriige zur semilischen Religionsgeschichle, I, 1888; — W. Robertson Smith, The religion of the Sémites, Burnett Lect., 1888-1889 (trad. ail. de Stiibe, 1899); — Tiele, Geschichte der Religion im Alterthum, trad. ail. de Gehrich, I, 1896.
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entouré d'obscurité. La religion s'est développée davantage en Phénicie. Nous en trouvons des formes stables dans les républiques isolées de la côte phénicienne. Les traits en sont peu variés ; ce sont des cultes locaux sans lien. Mais de même que les Phéniciens, malgré leur éparpillcment politique, avaient conscience de leur unité nationale, il est indéniable qu'ils ont eu un fond commun de conceptions religieuses, qui remonte à la préhistoire. Il est vrai qu'à l'époque où nous connaissons les religions araméenne et phénicienne, le naturalisme inférieur qui les caractérise trahit leur dégénérescence; cependant les éléments primitifs communs sont encore assez reconnaissables. L'attachement obstiné des Sémites à la tradition se montre ici dans toute sa force. La religion phénicienne remonte si haut que l'établissement du peuple sur le bord de la mer n'a eu sur elle aucune influence essentielle. Les dieux des Phéniciens ne sont pas, en effet, des dieux marins et n'ont primitivement aucun rapport avec la navigation. Les textes trouvés à Tell-el-Amarna nous ont ouvert un horizon nouveau sur les peuples sémitiques du nord. Ce sont des lettres échangées par les gouverneurs de Palestine et les rois de Babylonie avec deux rois e égyptiens de la XVIII dynastie. La Palestine, les villes phéniciennes et une grande partie de la Syrie étaient sous la domination égyptienne. Le peu que nous apprenons de la religion par les noms propres, s'accorde avec les documents phéniciens qui sont beaucoup plus tardifs. Mais pour l'interprétation des faits et l'étude des influences, il est instructif de voir les gouverneurs phéniciens écrire à leurs maîtres égyptiens en babylonien. Donc, au xve siècle, la civilisation babylonienne dominait dans toute l'Asie antérieure. Il est impossible que la religion n'en porte pas la trace. Ainsi les trois religions ont en commun le culte d'une divinité féminine, IstarAstarté : nous saisissons ici l'influence de la Babylonie. Le caractère commun des trois religions se montre dans le culte de leurs grands dieux. Renan a attribué aux Sémites une tendance au monothéisme, qui aurait été chez eux primitive. Or les témoignages de leur polythéisme se sont multipliés. La religion des Sémites est un naturalisme polythéiste. Mais il faut ajouter qu'entre toutes les religions elle se distingue par son sens de l'infini, du supraterrestre. Les cultes locaux des Babyloniens montrent, encore plus sûrement que ceux des Syro-Phéniciens, que les grands dieux étaient honorés comme des dieux célestes manifestés par les astres. Il faut admettre que les dieux des cultes locaux, avant leur réunion en un panthéon, exprimaient, chacun à sa manière, la notion commune d'un dieu supérieur, maître des cieux. Les peuples sémitiques ont des termes communs pour désigner les dieux. Le mot el (ilu) désigne la divinité en général De la divinité relèvent toutes les forces terrestres et souterraines. Les dieux sont seigneurs et rois (lia 'al ou Melekh, Adon ou Marna) du ciel et de la terre, de la vie et do
I- On n'est pas d'accord sur l'étymologie du mot, vraisemblablement il se rattache a une racine <ûl ou 'aldh, être fort.
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HISTOIRE
DES
RELIGIONS
la mort. Les noms, comme Bel {Ba 'al), sont des désignations générales de la divinité, et ne sont donnés que secondairement comme nom propre à un dieu spécial, comme au Bel de Nippour. La divinité se manifeste dans les forces de la nature, bienfaisantes ou destructrices. Les religions sémitiques sont dominées par le sentiment de la dépendance absolue de l'homme à l'égard des dieux. Les dieux dispensent les biens de la vie, les reprennent lorsqu'ils sont irrités ; mais la cause de leur colère est le péché. Tout appartient aux dieux; c'est pourquoi on leur doit un culte, et ce culte va jusqu'à l'abandon le plus complet du fidèle, jusqu'aux sacrifices sanglants de la Syro-Phénicie.
§ 24. — La Babylonie. Sources de l'histoire de la religion babylonienne1. Descendus des montagnes d'Arménie, l'Euphrate et le Tigre enserrent, dans leur cours inférieur, un pays bien arrosé et fertile, la Babylonie. Chaque année, au printemps, leurs eaux débordent et se répandent par une infinité de canaux. Un été accablant succède brusquement au printemps; l'hiver est pluvieux. Un peuple pacifique et industrieux avait mis à profit la fertilité du sol. Des villes florissaient, où prospéraient le commerce, les arts et les sciences. Si les Babyloniens ont été dépassés par les Assyriens dans les arts plastiques, ils restent les premiers, en Orient, par leur astronomie et leur droit. Les poésies des Babyloniens témoignent, comme leur cosmologie, si tôt développée, d'une imagination inventive. C'est des ruines des anciens centres de civilisation que nous viennent nos documents sur le passé de la Babylonie. Ils remontent jusqu'au cin1. BIBLIOGRAPHIE. — La Zeilschrift filr Assyriologie donne des bibliographies complètes. — Périodiques : Zeitschrift fur Keilschriftforschung de Hommel et Bezold, 1884■1885; Zeitschrift fur Assyriologie de Bezold, 1886 et suiv.; Transactions et Proceeilings of the Society of Bibl. Archœology, 1872 et suiv.; The Babylonian and Oriental^ Record de Terrien de Lacouperie, 1886 et suiv.; Beitriige zur Assyriologie und vergleichenden semitischen Sprachwissenschaft de Delitzsch et Haupt, 1890 et suiv.; Revue sémitique de J. Halévy, 1893 et suiv. ; John Hoplcins University' circulars. — Ouvrages historiques de Hommel, 1885; Tiele, 1886-1888; Miirdter-Delitzsch, 1891; Winckler, 1892; Duncker, 5" éd„ 1878; Ed. Meyer, I, 1884 ; Histoire ancienne de Maspero, 1895-1899. — Pour les textes : Keilinschriftliche Bibliolhek hrsg. von Eb. Schrader, 1889-1901, t. I-Vl. — Sur la religion babylonienne, voir, outre les passages des travaux historiques cités plus haut et les articles des dictionnaires bibliques : Lenormant, ta Magie chez les Chaldéens, Paris, 1875; La Divination et la science des présages chez les Chaldéens, Paris, 1876; Hommel, Die semitischen Voilier und Sprachen, 1883; Sayce, Lectures on the origin and growth of religion, 1888; Jensen, Die Kosmologic der Babylonier, 1898; Tiele, Histoire comparée des anciennes religions de l'Égypte et des peuples sémitiques, trad. Collins, 1882; Ring, Babylonian Magic and Sorcery, 1896; Morris Jastrow, The religion of Babylonia and Assyria (Handbooks of the history of religions, II), 189S; Thompson, Reports of the magicians, 1900; Zimmern, Ritualtafeln. King, Babylonian religion and mythology, 1899; Schrader, Die Keilinschriften und das Aile Testament, 3" éd. par Zimmern et Winckler, 1902. — La question sumérienne est traitée à fond par Lehmann dans Samassumukin, Konig von Babylonien, 1892; Fr. Delitzsch, Die Entstehung des alteslen Schriflsyslems, 1897-1898 ; Weissbach, Die sumerische Frage, 1898.
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quième millénaire et nous donnent les bases d'une histoire exacte dès le quatrième. Nous avons donc des sources directes pour l'étude de la religion babylonienne. Pour les premiers siècles, les documents sont des dédicaces de temples, des sceaux, des reliefs, les inscriptions des palais, et les textes historiques des archives royales. Il faut y ajouter des documents juridiques et des documents sur la vie privée. Les textes provenant des archives des Sargonides, en partie encore inédits, fournissent une matière inépuisable à l'histoire religieuse. Asourbanipal (669-625), poursuivant une œuvre commencée par ses prédécesseurs, réunit les monuments littéraires conservés dans les archives des temples babyloniens, et les fît copier et traduire pour sa bibliothèque. Ce sont des traités astrologiques, des incantations, des oracles, des hymnes, des psaumes et des compositions épiques, puis, les listes de dieux avec l'indication de leurs surnoms, de leurs attributions, de leurs sanctuaires, les transcriptions idéographique et syllabique de leurs noms. Avant le déchiffrement des cunéiformes, le principal de ce qu'on savait sur la religion babylonienne venait de l'histoire de Bérose, prêtre du temple de Bêl à Babylone, qui vivait dans la première moitié du m0 siècle av. J.-C, histoire dont Alexandre Polyhistor a conservé des extraits, et que Josèphe et Eusèbe ont en partie reproduite. Les textes cunéiformes ont démontré la sûreté de ses informations. Les données bibliques ne sont pas non plus sans valeur. Les auteurs grecs, Bérose excepté, n'ont qu'un intérêt secondaire. On sait depuis longtemps que l'histoire perse de Ctésias est sans autorité. La question de l'origine sumérienne1 de l'écriture et de la civilisation
i. La forme sous laquelle l'ancienne littérature do la Babylonie nous est parvenue soulève un problème qui attend encore sa solution définitive. Les textes assyro-babyloniens sont écrits partie phonétiquement, partie idéographiquement. Les signes ont. outre leurs valeurs syllabiques, une ou plusieurs valeurs idéographiques. Parmi les textes religieux recueillis par Asourbanipal et ses prédécesseurs, et parmi les plus anciens documents historiques, on en trouve qui sont écrits complètement en idéogrammes. Les signes idéographiques sont déterminés grammaticalement par des préfixes et des suffixes. Asourbanipal fit ajouter à ces textes une ■> traduction » interlinéaire. La langue est désignée, dans les textes mêmes, comme étant celle de Surrier et d'Accad.Ces noms désignaient à l'époque historique une partie de l'ancien empire do la Babylonie. - Tandis que la plupart des savants concluent des textes en question à l'existence d'un peuple suméro-accadien antérieur aux Sémites, qui aurait été peu à peu supplanté et absorbé par des envahisseurs sémitiques, M. J. Halévy soutient que la civilisation des rives du Tigre et de l'Euphrate est une civilisation primitive et sémitique et que la prétendue langue sumérienne n'est qu'un système artificiel d'idéogrammes enseigné et transmis dans les écoles sacerdotales, comme un moyen de maintenir l'influence des prêtres. Il appuie sa théorie sur des arguments linguistiques dont la justesse est contestée par ses adversaires. Quelques partisans de l'existence d'une langue sumérienne sont d'accord avec Halévy pour reconnaître que tous les textes conservés, même les plus anciens, portent les traces d'une influence sémitique, et qu'il n'existe pas un seul texte sumérien pur. L'influence sémitique serait encore manifeste dans la formation des idéogrammes oomposés; des mots que l'on avait considérés comme des emprunts au sumérien seraient purement sémitiques. L'argument le plus important en faveur de 'hypothèse d'une langue et d'un peuple sumériens est que les signes de l'écriture ont une valeur phonétique primitive que l'on ne peut dériver de racines sémitiques que uans un très petit nombre de cas. — On avait déjà soupçonné qu'à l'origine do l'écriure cunéiforme il y avait une pictographie. C'est une confirmatian de cette hypothèse que Fr. Delitzsch a récemment apporté dans son travail sur l'origine et la composition des cunéiformes babyloniens. (Communication à l'Académie des sciences de Leipzig,
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HISTOIRE DES RELIGIONS
peut-être laissée de côté. Aussi loin que remontent les inscriptions, nous trouvons en Babylonie une domination sémitique, une civilisation sémitique, une religion sémitique. L'évolution politique de la Babylonie qrj s'achève par la réunion de ses divers centres de civilisation sous le sceph de Hammourabi, vers la fin du troisième millénaire, permet d'entrevoii la marche parallèle de son évolution religieuse ; mais nous trouvons déjà le panthéon à peu près formé dans les plus anciennes inscriptions di Telloh. Ni l'invasion élamite, vers 2300, ni les six siècles de domination cosséenne au deuxième millénaire n'eurent d'influence notable sur li caractère de la religion babylonienne. La transcription idéographique des noms de dieux ne prouve pas leur origine étrangère. Les noms de deui des principales divinités babyloniennes, Ea et Ninib, sont toujours écrits îdéographiquement, et l'on ne saurait en déterminer sûrement la prononciation. D'autre part, les changements des noms divins et de leur orthographe s'expliquent par les vicissitudes politiques qui déplacent les centres de culte et font disparaître les caractères spécifiques des cultes locam supplantés. Quand bien même on pourrait démontrer que quelques-uns des idéogrammes divins ont été primitivement des noms de dieux sumiriens, on ne pourrait rien en conclure, sinon que les envahisseurs sémites les ont reçus avec l'héritage de l'écriture et de la civilisation, et qu'ils ont identifié, peut-être pour des raisons tout à fait légères, leurs divinités avet celles du peuple conquis. Il est vrai qu'il est un point sur lequel la religion babylonienne diffère essentiellement des autres religions sémitiques de l'Asie antérieure et où l'on pourrait voir la marque d'une autre race; nous trouvons dans la religion babylonienne, dès les origines, à côté du culte des dieux tel que les autres religions sémitiques le présentent, un grand développement de la croyance aux esprits et des pratiques correspondantes. C'est une forme inférieure du culte, qui vit à côté des autres, Déjà Goudéa proteste contre elle (voir § 37). Quant à l'astronomie babylonienne et à la confusion des idées théologiques et astrologiques, il vautli peine de remarquer une chose; c'est que le pays de Sumer et d'Accad, avec la cité sacrée de Our, était précisément la Chaldée proprement dit ; or la tradition biblique désigne de préférence comme pratiques chaldéennes 11 magie et le culte des étoiles. Ici aussi la tradition pourrait avoir raison.
développée dans l'ouvrage cité plus haut : Ueber die Entstehunq des âltestcn Schriflsf iems.) Le résultat de son explication des signes est que si leur signification primitif correspond au sens des mots sémitiques qu'ils peuvent désigner idéographiquement les racines de ces mots ne correspondant pas aux valeurs syllabiques des signes. Airs un signe qui est, dans sa forme archaïque, l'image du croissant de la lune a la valeur phonétique SI et il est rendu en assyrien par le verbe napâhu, se lever (en parla»' d'une étoile); or il n'y a pas de racine sémitique ayant ce sens que l'on puisse rapprocher du son SI. En conséquence, Fr. Delitzsch est revenu à l'hypothèse, adopte par lui tout d'abord, d'une langue sumérienne non sémitique.
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I
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g 25.
Évolution de la religion babylonienne. Cultes locaux.
I
La religion babylonienne est un naturalisme polythéiste; c'est la religion peuple agriculteur vivant dans un pays d'une fabuleuse fertilité. Le ours journalier des astres et le retour annuel des saisons sont la source e toutes les joies et de tous les espoirs. Le soleil et la lune étaient la aanifestation des dieux qui, du ciel, régnent sur la terre et répandent la lie; au soleil et à la lune s'associe, dans la religion des Babyloniens, l'astre u'ils voyaient les accompagner l'un et l'autre, l'étoile du matin et du oir. L'observation des forces de la nature est d'une nécessité vitale pour in peuple qui vit de la nature. Pour les peuples sémitiques, c'est dans es forces de la nature que se révèlent les divinités. Les temples sont [image de leurs demeures célestes. Les dieux sont les maîtres des hommes, jxentleur sort, donnent et conservent la vie ou la détruisent; ils sont les louverains et les rois du pays, et aussi ses protecteurs. La thèse, très en aveur, qui veut que la religion babylonienne ait eu primitivement un |aractère sidéral, est réfutée par le témoignage des cultes locaux. L'arguaent qu'on tire de la forme étoilée du signe de la divinité [ilu), est sans aleur. Ce signe peut être tout aussi bien le symbole des régions célestes t représenter l'idée de la souveraineté des deux. En fait, les traces des ultes locaux nous indiquent que c'était précisément, dans la plupart des as, un maître des cieux qu'on adorait. Tels sont, dans la Babylonie du ord, le dieu solaire de Sippara; le Bel de Nippour; le dieu du soleil rintanier, Mardouk, à Babylone; peut-être aussi le Nebo de Borsippa nquel est attribuée la croissance des moissons. Nergal, dieu de Kouta, bit aussi à l'origine, un dieu céleste ; comme dieu de la chaleur destrucIve du soleil qui dessèche, il est devenu plus tard dieu du monde souterain. Dans la Babylonie du sud, le maître des cieux est le dieu lunaire l'Our; ce dieu ne perdit jamais complètement son caractère primitif, et llus tard on le trouve désigné sous le nom de « grand Anou », c'est-àtre de maître des cieux. Les principaux dieux solaires ont eu le même iractère : Ninib (Ningirsou) de Sirpourla, et le dieu solaire de Larsa. gané au nord, Ourouk au sud, sont unies dans le culte de la reine des eux, lètar, l'étoile du matin et du soir qui conduit les forces bienfaisantes ; créatrices de la nuit. Seul le culte d'Eridou et son dieu Ea font exception, es dieux supérieurs des cultes locaux peuvent avoir été primitivement 'ès semblables les uns aux autres. Même réunis dans le panthéon babyloien, où ils sont tous subordonnés à un dieu unique et rarement menonné, Anou, le souverain maître des dieux, ils laissent voir encore leur jractère primitif; chacun d'eux correspond à l'un des différents aspects |u soleil, lstar seule ne change pas. A côté du dieu suprême d'une cité se trouve presque toujours une diviité féminine, son épouse. Ces divinités féminines paraissent avoir joué n rôle plus important à l'origine que dans la suite; elles devinrent de impies doublures des divinités masculines, participant à leur puissance
l'un
(
HISTOIRE DES RELIGIONS.
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et à leurs honneurs. Dans les inscriptions de Goudéa, Baou, la terre-mère, l'épouse de Ningirsou, est souvent invoquée. La fête du nouvel an qui est consacrée à ces. déesses semble être la fête de leurs épousailles; on leur offrait des cadeaux de noce. Istar fait exception ; elle a toujours eu un culte indépendant. — Les déesses babyloniennes sont des symboles des forces créatrices de la nature, des déesses de la fertilité, des divinités mères de la terre opposées aux dieux du ciel. La question de savoir si les sanctuaires de la Babylonie du nord sont antérieurs à ceux de la Babylonie du sud est insoluble. Des témoignages historiques sûrs nous montrent qu'il y avait un royaume unifié dans la Babylonie du nord aux environs de 3800, mais des renseignements plus précis font défaut. Parmi les villes les plus importantes on compte Sippar et Agané, Nippour et Babylone, et plus tard Kouta. A Sippar, la capitale des premiers souverains de la Babylonie septentrionale, le dieu du soleil, Samas, a été adoré dans son temple, « la Maison du soleil », depuis les origines jusqu'à la fin de l'histoire babylonienne. Un monument, de basse époque, le montre trônant dans son temple. Devant lui, sur l'autel, est un grand disque du soleil; au-dessus de lui, la lune et deux étoiles, peut-être le symbole d'Istar, étoile du matin et du soir. Son épouse est Aa, la déesse qui répand la vie, la déesse de l'humanité. Dans la ville voisine, Sippar d'Anounit, on honore une déesse identique à Istar, Anounil, l'étoile du matin, sous sa double figure de déesse de la fertilité et de déesse de la guerre. Le sanctuaire le plus ancien de cette déesse est celui d'Agané, qu'il faut chercher non loin de Sippar. Cette ville est-elle identique avec Sippar d'Anounit? C'est douteux, bien que le temple ait le même nom dans les deux villes. En tout cas, il est à remarquer qu'Anounit est aussi désignée comme épouse du dieu Samas. Les décombres du temple de Bêl à Nippour nous ont rendu de nouveaux documents, à la suite des fouilles de l'expédition américaine. L'importance de Nippour date des souverains du royaume de la Babylonie méridionale qui restaurèrent le temple et le culte. C'est le siège le plus ancien du culte de Bêl, dieu des forces atmosphériques. Les démons delà tempête sont ses serviteurs et ses messagers. A côté de lui est honorée son épouse, Beltis, la souveraine, la mère, la déesse de la terre. Babylone n'apparaît encore qu'au second plan ; Borsippa, la ville sœur, ne se développe aussi que plus tard, et dans l'étroite dépendance de Babylone, d'où il résulte que le dieu solaire de Babylone, Mardouk, est le père de Nebo, le dieu solaire de Borsippa. Beaucoup de traits du culte de Bêl à Nippour ont passé au culte de Mardouk. L'épouse de Mardouk est Çarpanil, la déesse de la force vitale. Peut-être est-elle la personnification de l'aurore. Le culte de Nergal à Kouta est plus ancien. Nergal, à l'origine divinité solaire, a été de bonne heure, ainsi que son épouse Allatou, affecté au monde souterrain. Cet enfer, considéré comme ville des morts, est nommé Kouta, du nom de la ville de Nergal. Mais, même alors, Nergal et Allatou restent des divinités créatrices de vie et de fertilité. Les cultes locaux de la Babylonie du sud ont été au début plus impor-
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tants et leur influence a été durable. Our en est le centre. C'est là qu'est adoré Sin, le dieu de la lune, sous le nom de Nannar, le flambeau. On rappelle le premier-né de Bêl, mais il est le premier des dieux. Il apporte la lumière dans la nuit obscure; il est « le taureau puissant d'Anou (le ciel) », le dieu créateur. Sur un sceau babylonien archaïque, provenant d'Our, on le représente assis sur un trône; au-dessus de lui plane le disque de la lune. La lune a, suivant les idées sémitiques, plus d'influence sur la croissance des êtres que le soleil qui souvent consume et détruit. Son épouse Nanna est la grande souveraine. Son temple s'appelle la maison des cieux. Plus tard, elle est confondue avec Istar. Plusieurs fois, Our a cédé l'hégémonie à Larsa avec son culte du soleil, et à Nippour; mais la ville du dieu de la lune a conservé son importance religieuse primitive, et son influence a rayonné sur la religion de la Babylonie septentrionale. Les fouilles de Sirpourla (Telloh) nous ont donné les plus anciens monuments des cultes de la Babylonie du sud. On suppose que Sirpourla est l'ancienne Lagas. Les inscriptions nous font connaître un culte déjà développé et un panthéon déjà nombreux, à l'époque des patesis (rois-prêtres) de Sirpourla, vers 2800. La divinité locale de Sirpourla est NINIB (NIN, GIR, SOU), dieu solaire et guerrier, dieu des armes et des combats. A côté de lui, honorée clans une fête particulière au commencement de l'année, est son épouse Baou, la mère des dieux, la dame bienveillante, la fille d'Anou, seigneur des cieux. Une déesse des eaux, Nina, déesse de la fertilité, sa sœur, plus tard confondue avec Istar, est honorée à l'égal de Baou. Le dieu local d'Ourouk était le dieu des cieux, Anou, avec son épouse Anatou. Mais la tradition parle presque exclusivement du culte de l'Istar d'Ourouk, qui porte le nom de Nana. Elle y est adorée comme déesse de l'étoile du matin, et, comme telle, est appelée souveraine des cieux. Son temple s'appelle la maison des cieux. La parenté du culte de Nana à Ourouk avec le culte d'Anounit à Agané est très frappante. Comme héroïne de la lég-ende de Gilgames (voir § 38) on trouve la déesse représentée sur des cylindres babyloniens archaïques. C'est une déesse de la guerre et des forces vitales de la nature, comme Anounit d'Agané. Seulement, dans Nana d'Ourouk, le caractère de déesse de l'amour sensuel est plus apparent, et, en conséquence, elle est représentée comme funeste et pernicieuse. Le culte de Tammouz, comme dieu solaire, semble aussi être primitif à Ourouk. La ville la plus méridionale de la Babylonie est Eridou. Il est très vraisemblable qu'Eridou fut fondée sur le bord de la mer, ou clans son voisinage immédiat. C'est là que se célébrait le culte du dieu des eaux, Ea, le ieu bienfaisant, qui habite dans les profondeurs de la mer et garde la agesse insondable. Dans aucun des cultes locaux, celui de Mardouk is à part, la divinité n'est restée aussi étroitement attachée à son sanctuaire primitif et aussi inséparablement unie avec lui dans les idées opulaires, qu'à Eridou. Ce fait, joint aux autres, incline à penser quEa a dû être primitivement un dieu des eaux, sans rapport avec les utres cultes locaux des divinités solaires. L'eau se mêle à la terre clans
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une union féconde; Damkina, épouse d'Ea, est la dame de la terre, et en tant qu'époux de Damkina, le dieu créateur de la mer porte aussi le titre de seigneur de la terre. Eridou, la ville sainte, est, comme Our, au premier rang des antiques sanctuaires.
§ 26- — Formation du panthéon babylonien et développement postérieur de la religion babylonienne.
Au troisième millénaire, avec l'unification de la Babylonie du nord et du sud, se fait celle du panthéon babylonien. Mardouk, le dieu de Babylone. s'élève au rang de maître du ciel et de la terre, des dieux et des hommes. C'est à la suite d'un phénomène que nous pouvions déjà constater dans la formation du panthéon de Sirpourla, dans la migration du culte de Sin du nord vers le sud, et dans les changements du rang de Mardouk. Les généalogies variables des dieux reflètent des relations politiques ; il en est de même de l'étroite parenté de cultes comme ceux d'Agané et d'Ourouk, A côté de la religion officielle des prêtres et des monarques babyloniens, les cultes locaux ont conservé leur ancienne autorité. Les gens do Kouta, transplantés à Samarie, y apportent leur Nergal, et ceux de Sepharvaim associent leur culte du soleil au culte de Moloch. D'autre part, l'histoire politique de Babylone montre quelle influence énergique et profonde le sacerdoce était capable d'exercer. Il a élevé Mardouk au rang de dieu suprême de l'État, à une époque où les dieux étaient depuis longtemps classés suivant une hiérarchie traditionnelle. Il ne pouvait plus faire d'un dieu local le premier des dieux, mais, par l'infiltration du culte, par la diffusion d'une mythologie populaire où domine Mardouk, il a fait de lui le plus puissant des dieux. Un élément, qui va sans cesse se fortifiant dans la théologie babylonienne, doit être considéré comme purement sacerdotal, à savoir l'association de représentations cosmologiques et astrales à celle des dieux. Sin, Samas, Istar sont à l'origine des dieux de la nature; le soleil, la lune et la Vénus planétaire n'en sont que les manifestations; plus tard Samas, Sin et Istar sont incorporés au soleil, à la lune et à l'étoile de Vénus. Ainsi les planètes sont réparties entre les grands dieux ; le récit de la création du monde raconte que Mardouk assigna aux trois grands dieux une demeure dans le palais du ciel, apprêta au ciel les « stations des grands dieux », et fit les étoiles à leur image. Très souvent, nous rencontrons dans les incantations des éléments sidéraux. Des hymnes-incantations d'époque récente s'adressent à des divinités astrales inconnues. Le peuple est resté étranger à ce côté de la religion sacerdotale. Même dans les écoles de prêtres, on constate, au sujet de l'identification des dieux avec les étoiles et du rapport des dieux avec les points du ciel qui leur sont assignés, une hésitation perpétuelle. Un des modes de répartition, non le plus usité, s'est transmis jusqu'à nous dans les noms des jours de la semaine : Snmaà, le soleil; Sin, la lune; Nergal, Mars; Nabou, Mercure; Mardouk,
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Jupiter; Istar, Vénus; Ninib, Saturne. Le rang des dieux babyloniens est encore déterminé dans les écoles sacerdotales par le nombre sacré qu'elles affectent à chacun des douze grands dieux. Sur la création, les idées varient. Nous avons un système de cosmogonie savant qui est en rapport étroit avec la théologie astrale. Mais celui-là même contient beaucoup d'idées primitives. Les mythes de la création et du déluge et les mythes des incantations ont pour fondement des idées populaires. Tel est le mythe à'Etana (voir § 38). A côté du culte des dieux, la croyance aux démons a conservé toute sa force. Les morceaux liturgiques qui servent d'incantations sont bien plus nombreux que les hymnes et montrent combien la croyance aux démons et à la magie était profondément enracinée. A partir du soulèvement des Chaldéens, aux environs de 1100, les sources pour l'histoire de la religion babylonienne deviennent très, rares. Cependant les inscriptions des rois d'Assyrie fournissent une compensation. Le panthéon, à la tète duquel est Mardouk, reste tel quel dans l'ensemble; seulement il se perfectionne. Mais plus on avance, plus s'accuse, au travers du foisonnement du polythéisme, la tendance monarchique de la religion babylonienne. Le fait ressort des inscriptions royales de Nabouchodonosor et de Nabonid, autant que du témoignage des noms propres que nous trouvons en nombre considérable dans les documents juridiques.
§ 27. — Les dieux supérieurs du panthéon babylonien.
A la tête du panthéon babylonien, nous trouvons la grande triade : Anou, Bêl, Ea, dieux du ciel, de la terre, et du monde souterrain. La conception naturaliste de l'origine s'y reflète encore : Anou, le maître des cieux, Bêl, le maître de la terre et des forces naturelles qui s'exercent à la surface, tous deux unis au dieu marin d'Eridou, dont relèvent toutes les forces souterraines, mystérieuses et merveilleuses, et qui habite les profondeurs de l'Océan, correspondent à la représentation des trois parties du monde. Mais Anou et Bêl sont déjà des étoiles pâlissantes. Ils sont toujours placés avec une révérence religieuse avant tous les autres dieux, et les divinités qui travaillent pour l'humanité se tournent toujours vers eux avec le même respect, mais il ne reste guère d'eux que le nom. Ils sont trop haut et trop loin. Leur action sur le monde s'exerce par l'intermédiaire des autres dieux, en particulier de Sin, le fils d'Anou ; par les divinités stellaires, qui donnent avec leur lumière la vie et la prospérité ; par le dieu du temps, qui,1 avec ses serviteurs, souffle sur la terre, fertilisant et détruisant, comme l'antique Bêl; par Istar, la reine des cieux et la souveraine de la terre. Seul Ea conserve dans le culte une place au premier rang; sans doute Mardouk et Gibil, le dieu du feu et d'autres dieux agissent pour lui et « révèlent sa sagesse », mais il demeure encore le dieu des sources de vie insondables et inépuisables du monde inférieur, le dieu qui les a créées et les alimente.
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La triade se rencontre déjà dans les inscriptions de Sirpourla. Anou est, dans les inscriptions de Goudéa, sans autre désignation, le maître des cieux, le père de Baou. Il est le maître, le père des dieux. Nombre de dieux sont les fils d'Anou. La notion abstraite de divinité s'exprime à l'aide de son nom, anoutou. Tous les dieux doivent obéir à son ordre, ils se tournent vers lui dans les circonstances difficiles. Mais on ne le voit jamais agir. Dans le poème de la création, il cherche, par des promesses de suprématie céleste, à décider un autre dieu aux entreprises dangereuses ; ainsi, dans l'histoire du déluge, dans la légende de l'oiseau de la tempête Zou, qui enlève au dieu du soleil les tables du destin, et dans celle d'Adapa, qui a cassé les ailes du vent du sud, enfin dans le mythe astral de la lune opprimée par les sept mauvais esprits (éclipse de lune). Dans le poème de la création ', la triade est sans doute issue d'un couple divin antérieur, et la délibération des dieux, qui précède le combat contre Tiamat, est conduite par l'ancêtre Ansar ; mais lorsque Tiamat veut élever son époux Kingou au-dessus de tous les dieux, en même temps qu'elle lui remet les tablettes du destin, elle lui confère la dignité d'Anou. Une tentative infructueuse faite par Anou contre Tiamat sert à rehausser la victoire de Mardouk auquel, en récompense, sont remises les tablettes du destin; mais quand on lui délègue la souveraineté, on lui dit : <( Ton commandement est sans égal, ton ordre est Anou ». Dans le récit du déluge, Anou décide, avec Bêl et les divinités solaires destructrices, l'anéantissement de l'humanité. En réalité l'auteur du déluge est Bêl. Mais les dieux, devant le flot qui monte, s'enfuyent effrayés vers le ciel d'Anou. Un hymne-incantation à Anou appelle « le maître des cieux, qui explique les présages et les songes )). Bêl a dans les inscriptions le nom de « seigneur de la terre, dont l'ordre est inflexible ». Son temple est, conformément à l'idée que l'on se faisait de la terre, appelé la maison de la montagne. Les anciens rois babyloniens tiennent leur royauté de Bêl, qui les a appelés au trône 2. C'est à lui qu'appartient la domination de la terre et des hommes qui l'habitent. Les forces que personnifient les démons lui sont particulièrement soumises, il est « le roi de tous les génies de la terre ». Comme maître des hommes, il est le seigneur (bêl) qui fixe leur destin et, en particulier, l'heure de leur mort. Il a comme tel le caractère ambigu, bien sémitique, de dieu bienfaisant et de dieu destructeur. Bêl n'est pas seulement le dieu atmosphérique de la tempête soufflant aveuglément; c'est ce que montre le récit du déluge. Les crimes de l'humanité sont la cause de sa rage destructrice. Voici comment Oum-naputim,
1. Pour la place que les dieux occupent dans les mythes de la création et du déluge, il faut se reporter à la description d'ensemble du § 35. Les deux mythes, il faut l'indiquer ici expressément, datent, dans la forme où ils nous sont parvenus, de l'époque où le panthéon babylonien avait reçu son complet développement. 2. La même conception s'est maintenue jusqu'à l'époque de l'empire assyrien. Les rois assyriens commençaient les fêtes du couronnement par une cérémonie dans le temple de Bêl, souverain de Babylone. Bêl est ici Mardouk, qui a hérité de l'ancien culte.
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le Noé babylonien, explique à ses concitoyens la construction de l'arche : « Comme Bel me hait, dit-il, je ne veux plus demeurer dans votre ville ; sur la terre de Bêl je ne reposerai plus ma tête ». De même qu'il donne la pluie qui répand les bénédictions, Bêl peut aussi lancer contre les hommes le flot destructeur. Quoique les autres dieux aient pris part à la délibération, c'est Bêl qui a décidé le déluge : il voulait détruire l'humanité tout entière pour la punir de ses péchés et il s'irrite qu'un seul ait échappé. Ainsi il apparaît comme un dieu brutal et destructeur, qa'Ea n'apaise, au sujet de Oicm-napistim, sauvé des eaux, qu'en lui énumérant de nouveaux fléaux dont il pourra punir les pécheurs, peste, famine, animaux sauvages. Mais le même Bêl devient bienfaisant pour Oum-napistim et sa femme; il les bénit et leur assigne pour demeure l'île des Bienheureux. Il est conforme à la conception de son influence sur toutes les forces créatrices de la nature, que Bêl soit appelé le père de Sin, Samas et Istar dans le mythe astral des sept mauvais génies. Mais le titre de « fils de Bêl » semble être donné de préférence à Sin. Ea, le bienfaisant, est le troisième dieu de la grande triade divine. La prononciation de son nom n'est pas encore certaine1 ; il s'appelle déjà chez Goudéa le dieu du monde inférieur; il est le roi d'Eridou, le lieu pur; il dispense la sagesse. Les deux choses se tiennent étroitement. Ea habite les profondeurs de l'eau et, à ce titre, il dispose des sources souterraines, d'où sortent les ruisseaux et les fleuves qui fertilisent la terre. Une porte de la ville de Sargon s'appelle : « Ea a ouvert ses sources ». Il porte luimême le nom de « seigneur des fleuves ». Aussi n'est-ce pas par usurpation sur le domaine de Bêl qu'il est appelé dieu de la terre, en tant que dieu de la fertilité venue des sources. Les titres dont il est paré dans les hymnes, « seigneur de vie, source de toute vie, seigneur des naissances », conviennent à cette idée de son pouvoir. On l'appelle « maître de l'humanité, créateur de l'homme », ou encore « le créateur », d'une manière générale, « le créateur de l'univers, le créateur des dieux », dans les noms propres : Ea-epes-ili etEa-ilouti-ibnî. Toutes ces désignations sont d'accord avec cette conception primitive que la force créatrice, qui éveille la nature à la vie, doit sommeiller dans les profondeurs de la terre. C'est là que sont cachés les secrets. Ainsi Ea est le seigneur de la sagesse mystérieuse et insondable. Sa demeure dans l'Océan s'appelle « la demeure de la sagesse ». L'eau purificatrice est son élément. Toutes les forces magiques sont sa propriété (voir § 37) ; il se révèle dans les songes. Il est le conseiller des dieux et des hommes, qu'il instruit avec bienveillance, car il aime l'humanité. Comme il habite dans les profondeurs, tous les métaux précieux sont à lui; il est le protecteur des forgerons et des artistes. Les
t. Le nom est toujours écrit idéographiquement. Il s'appelle 'Aoç chez Damascius. reut-être son nom était-il écrit sous forme de rébus, pour des raisons religieuses, car le nom d'Ea est le grand mystère, inexprimable, des incantations; ce nom qui, dans les rites de l'incantation, était écrit sur le réchaud, avait la plus grande vertu magique. Les dieux eux-mêmes ne connaissent pas le nom d'Ea.
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outils viennent de lui, sa science apprend à les utiliser ; ainsi il est le dieu de tous les arts et de toutes les sciences, de tout travail manuel, le vrai dieu de la civilisation. Il est naturellement le protecteur tout spécial des marins; Sennachérib, avant de s'embarquer, jette dans la mer, comme offrande, un poisson d'or et un vaisseau d'or. Tous les traits de sa figure se retrouvent dans le récit du déluge. Ea sauve Oum-napistim dans un bateau. Il apprend à Oum-napistim, dans un rêve, la délibération des dieux, et lui indique les mesures exactes de l'arche à construire. Bêl se doute aussitôt de la chose : « Qui donc, sinon Ea, pourrait en faire autant? Mais Ea est capable de tout. » Ea sait aussi l'apaiser. 11 est très vraisemblable que le récit de Bérose sur l'homme-poisson Oannès et sa description d'un dieu couvert d'écaillés s'appliquent à Ea. Le poisson est son symbole; dans la cosmogonie savante, il est remplacé par un bouquetin à queue de poisson. Bérose raconte que, tous les matins, Oannès sortait des flots de la mer pour instruire les hommes, les amener à cultiver les champs, à construire des villes et des temples, à exercer les arts et les métiers, et que, le soir, il retournait dans la mer !. A vrai dire, le récit semble envelopper un mythe solaire : c'est le soleil qui émerge de l'océan et se replonge dans l'océan. Mais Ea peut avoir été confondu dans le mythe avec son fils Mardouk, le soleil printanier émergeant des flots. Comme il était « le seigneur des incantations », son culte ne pouvait pas passer au second plan, comme celui d'Anou et de Bêl. En fait cependant il agit aussi rarement qu'eux. A côté d'Anou, Bêl et Ea, il y a une seconde triade : Sin, Samas et Istar, ou Sin, Samas etBamman. Avec eux apparaît l'action des divinités célestes sur la nature. Sin, le dieu de la lune, avec son astre qui éclaire la nuit, passe toujours avant le soleil. De même, chez les peuples sémitiques, on compte le jour à partir du coucher du soleil. De bonne heure Sin passa pour le père de Samas et d'Istar. Goudéa dit de lui que « personne ne révèle son nom », Dans un hymne d'Our, il est dit que Sin « n'a pas de juge au-dessus de lui. » Il est supérieur à Samas, le juge. La place élevée qu'il occupe parmi les dieux est marquée dans le même hymne par les noms de « grand Anou, père des dieux et des hommes et de tous les êtres vivants ». En première ligne, il est le dieu de la végétation. C'est par son ordre que croissent les plantes et que les troupeaux se multiplient. Il est, dans sa beauté majes tueuse, le prototype de la dignité royale; il porte la tiare royale, une couronne ornée de cornes, à l'image du croissant de la lune. Comme flambeau (Nannar) et comme roi, il porte, aux peuples ainsi que Samas, le droit et la justice. Mais les idées astrales ont plus profondément modifié la figure du dieu de la lune que celle de Samas. Le mythe astral de l'éclipsé de lune, qui raconte l'oppression du dieu de la lune par les sept mauvais génies et sa délivrance par Mardouk, a un caractère populaire. Les titres
1. Xisouthros, sauvé du déluge, déterre à Sippara les tablettes où l'enseignement du dieu est gravé.
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contenus dans l'hymne ci-dessus : « Celui qui se fait lui-même », et « le fruit qui croît de lui-même », ont une signification purement sidérale et s'appliquent à la croissance de la lune. Il est surprenant que, dans la Création et le Déluge, Sin disparaisse tout à fait. Dans la Création, il n'est mentionné que comme divinité astrale régnant sur la nuit et qui, par la croissance et la décroissance de sa couronne, marque les divisions du temps. Bien que Samas, le dieu du soleil, soit placé dans la hiérarchie divine au-dessous de Sin, son père, il est, en tant que dieu de la lumière du jour, l'ami préféré et très honoré des dieux et des hommes. Il prend part avec Sin à l'œuvre du réveil annuel de la terre à la fécondité. Plus tard, mais beaucoup moins que chez Sin, son caractère sidéral s'accuse. Son éclat, sa marche victorieuse à travers le firmament sont décrits avec beaucoup de poésie. Mais, malgré tout ce déploiement d'images, il reste toujours le dieu transcendant, trônant au ciel, qui entre tous est une divinité morale : il est le juge du monde céleste et terrestre, car sa lumière dissipe les ténèbres depuis le haut des cieux jusqu'aux profondeurs les plus inaccessibles de la terre. Il est te le grand juge des dieux, le juge du ciel et de la terre ». Et il règne avec justice dans son tribunal. Il est naturellement l'ennemi de tout ce qui cherche la nuit et l'obscurité. Les criminels, voleurs et brigands le craignent et tremblent devant lui. Le mensonge s'évanouit, les fantômes, magiciens et démons sont chassés par sa lumière éclatante. Elle pénètre aussi les mystères les plus abstrus. Samas explique les présages et les songes. D'autre part, il est encore le dieu protecteur des faibles et des opprimés. Il peut délivrer les prisonniers, rendre la santé aux malades; aussi est-il exalté comme « celui qui fait vivre les morts ». Dieu secourable, il passe pour aider le voyageur dans les chemins difficiles. Dans la fable du serpent et de l'aigle, le serpent cherchant assistance et protection contre l'aigle se tourne vers Samas. Tous ces traits réunis montrent combien la conception morale de l'activité du dieu solaire était profondément enracinée. Dans le récit du Déluge, il participe au salut de Oum-napistim en lui indiquant le signe auquel il doit reconnaître le commencement du déluge. Les mythes babyloniens sont, pour la plupart, des mythes solaires. Quelques-uns sans doute concernent non pas Samas, mais Mardouk, le soleil levant et le soleil printanier. Le cours journalier et annuel du soleil est entouré de représentations mythologiques. Les cylindres babyloniens archaïques montrent le dieu du soleil apparaissant, une branche de palmier en main, derrière les montagnes, à la porte du ciel, et entouré de deux figures qui représentent peut-être le matin et le soir. Sur un autre on le voit combattant avec un personnage assis sur une montagne; alors, c'est le soleil, brûlant et dévastateur ; il court du zénith à la montagne de 1 Occident; à côté de lui est figurée sa femme, avec la couronne du vainqueur. Sur d'autres cylindres, les génies apportent enchaîné, devant le trône de Samas, le démon du vent du sud-ouest, un ennemi des dieux, i-a conception poétique du char solaire, conduit par un serviteur du dieu
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qui attelle les coursiers de feu dont les genoux ne se lassent jamais, se trouve dans les inscriptions babyloniennes. Les allusions au cours du soleil remplissent les hymnes à Samas : « lorsqu'il tire le verrou des deux, qu'il élève sa tête au-dessus du monde, le monde entier devient resplendissant, les dieux et les hommes le regardent avec joie; c'est le pasteur de toutes les créatures, l'illuminateur du ciel et de la terre, la bannière de la vaste terre; seul, il traverse la vaste mer — hors lui, qui peut la traverser? lit-on dans le poème de Gilgames; — son éclat descend jusqu'à l'océan, la vaste mer voit sa lumière, qui pénètre, répandant l'effroi, jusque clans les régions inconnues ». La lumière c'est la joie; la lumière c'est la santé. Voilà ce que disent les hymnes d'un bout à l'autre. Le troisième dieu de la seconde triade est Ramman, le dieu de la pluie et de l'orage, le tonnant, le dieu de tous les phénomènes atmosphériques qui se produisent entre le ciel et la terre. Le dieu de la pluie usurpe aussi parfois le titre de dieu des sources. Les tempêtes sont ses messagères; luimême, d'ailleurs, il est la tempête ; les éclairs sont ses armes. Comme Bel, dont il a les fonctions, c'est un dieu bienfaisant, car la pluie fertilise; mais il est également terrible et redoutable. Lorsqu'il s'avance, faisant rage, en compagnie des démons de la tempête, ses serviteurs, ravageant ciel et terre, les dieux cherchent un abri. Les inscriptions des rois d'Assyrie mentionnent volontiers Ramman; il s'agit d'imprécations : déluge, ouragan, révolte, sécheresse, famine ou foudre, il faut qu'il accable et achève l'ennemi. Les hymnes, pour la plupart assyriens, exaltent sa force destructrice et toute-puissante. On le représente avec l'épée flamboyante et la foudre. Le nom de Ramman est inséparable du mythe babylonien du déluge. On l'appelle « le seigneur des grandes eaux ». A vrai dire il ne prend pas part à la délibération des dieux, mais il exécute leur décision avec un plaisir sauvage. Il va, lui-même, tonnant dans les nuées noires ; la trombe et le flot montent vers le ciel, terrifiant les dieux. Un roi de Larsa, vers 1300, s'appelle déjà Nour-Ramman [Ramman est une lumière) ; mais il est possible que son culte soit venu du nord en Babylonie. En Assyrie, les noms propres attestent l'existence de ce culte dès les premiers siècles de l'histoire. Il est possible que les Assyriens l'aient emprunté à leurs voisins de Syrie. Sala, « la dame des campagnes », est l'épouse de Ramman.
§ 28.
—
Mardouk1.
Le nom de Mardouk paraît à côté de celui de Sin et de Samas dans les plus anciennes inscriptions des souverains babyloniens. Mais pas un dieu n'a plus changé de place dans la hiérarchie du panthéon. Dans les
1. BIBLIOGRAPHIE. — A. Jeremias, article MARDUK, clans Roscher, Lexicon der griechischen und rbmischen Mythologie, II, col. 2340-2372, 1895.
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incantations d'Eridou, il est appelé le fils d'Ea. Sa présence dans le culte antique d'Eridou montre que, dès une époque reculée, il tenait un rang honorable parmi les dieux de la Babylonie. Il était primitivement adoré comme un dieu solaire, qui donne les céréales, froment et orge, fait pousser les plantes, et nourrit les hommes. Les inscriptions concordent sur ce point : il est considéré comme un dieu du soleil printanier. Il s'appelle fils d'Ea ou premier-né de l'Océan, car le soleil du printemps, perçant la brume, sort tous les matins de l'Océan. La victoire quotidienne du soleil printanier sur la nuit correspond à sa victoire annuelle. C'est sous ce double aspect que Mardouk a été adoré à Babylone, le centre de son culte, comme en témoignent le poème de la création, qui vient de Babylone, et la fête babylonienne du Zahnoukou .(voir ci-dessous) : au commencement du jour, au commencement du printemps (jour de l'an), et par extension, au commencement du monde, au matin de la création, Mardouk déploie sa force victorieuse. Comme dieu du soleil, comme dieu qui surgit hors des « profondeurs de l'Océan », il est le dieu de la sagesse, qui met au jour les mystères d'Ea son père, qui les révèle aux dieux et aux hommes. Dieu lumineux et sage, il voit au plus profond de l'homme, il est le dieu de l'incantation purificatrice (voir § 37), le révélateur bienfaisant des mystères d'Ea, l'exorciste qui chasse les démons, guérit les maladies, fait revivre les morts (en tant que dieu du printemps), le dieu miséricordieux par excellence. Par la fondation de l'empire de Hammourabi (entre 2300 et 2200), Babylone est devenue pour deux mille ans le centre religieux de toute la Babylonie et, du coup, Mardouk est devenu le maître des dieux. Hammourabi dit de lui-même : « Roi de Babylone, il a fait triompher Mardouk ». Les prêtres de Babylone ont réussi à élever Mardouk au-dessus de tous les dieux. Ils ont fait, de la fête du Zahnoukou, celle du triomphe de Mardouk, et composé le poème de la création, dans lequel l'histoire de la genèse n'est autre chose qu'une assise puissante sur laquelle doit s'achever l'élévation de Mardouk au rang de roi des dieux. Les deux aspects de son être, l'éclat lumineux et l'intelligence, sont glorifiés (voir § 3o). Mardouk est vainqueur du terrible dragon Tiamat, qui menaçait la souveraineté des dieux célestes; la lumière l'emporte sur les ténèbres. Du corps du dragon, il façonne le monde. En récompense, il est proclamé seigneur du ciel et de la terre, les tablettes du destin lui sont remises, il fixe le sort des dieux et des hommes, « il déterminera la route des étoiles et paîtra les dieux comme un troupeau ». Bêl lui transmet sa puissance. Ea, son propre père, dans sa joie de la gloire conquise par son fils, lui donne le suprême titre d'honneur : « Qu'il s'appelle Ea, comme moi », dit-il. Un hymne-incantation lui donne un nouveau nom, celui de « prêtre des dieux ». Plus d'une fois, Mardouk est appelé, comme Ea, créateur de l'humanité. Le poème de la création attribue-t-il la création de l'homme à Mardouk seul? on ne saurait 1 affirmer. En tout cas l'hymne qui termine ce poème le célèbre à titre de créateur des « Têtes noires » (les Babyloniens). Enfin il devint roi des dieux. Sans doute la grande triade divine garda toujours sa place,
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sans doute aussi Sin et Samas furent encore nommés avant Mardouk. sans doute, sous l'empire assyrien, Asour, le dieu suprême de l'Assyrie, monta, comme dieu national, d'un rang au-dessus de lui; mais mêmt alors il fut en grand honneur et Babylone resta la ville sainte, même pont les rois assyriens qui s'y rendaient en pèlerinage. Dans le nouvel empire chaldéen, son culte redevint plus florissant, plus prépondérant que jamais; les autres dieux ne sont plus que ses vassaux et pour ainsi dire dispa raissent en lui. Un fragment de texte récemment publié énumère dans une colonne treize dieux, parmi lesquels Ninib, Nergal, Bêl, Nebo, Sin Samas, Ramman; dans l'autre colonne, ils sont identifiés aux différents aspects de Mardouk. Une grande quantité de sceaux babyloniens, archaïques ou récents, représentent le combat de Mardouk avec Tiamat. Il poursuit l'horrible monstre ailé; lui-même est muni d'ailes; pour armes, il a ou bien un arc et un épi eu orné de rayons, ou un double trident, où l'on peut reconnaître les rayons du soleil. Un roi babylonien fit représenter sur les portes du temple de Mardouk des serpents monstrueux. Au mythe solaire et printanier du poème de la création est liée l'institution de la plus grande fête babylonienne, la fête du Zakmoukou ou VAkilou, fête du nouvel an. Déjà Goudéa mentionne dans ses inscriptions une fête du nouvel an. Chez lui, nous l'avons vu, c'est la fête de Baon, déesse mère, déesse de la terre. Le dieu solaire, Ninib, y a sa part. Li célébration de cette fête est également mentionnée pour Sippara. Des récits complets de la basse époque assyrienne et babylonienne nous donnent une description de la fête. Le temple de Mardouk à Babylone en est le centre, La partie la plus importante de la fête est la réunion des dieux dans uni salle somptueuse, le Saint des Saints du temple, représentation exacte du lieu où se réunissent les dieux dans le ciel, décrit dans le poème de la création. De Borsippa, Nabou, le fils de Mardouk, vient sur la barque divine, Samas accourt de Sippar, Nergal de Kouta et, tandis que Mardouk arrête les destins de l'année commençante, les dieux du ciel et de la terre se tiennent humblement inclinés devant lui. La barque sacrée est le symbole du dieu solaire voyageant sur sa barque ; le soleil passe sur les eaus, parce qu'il triomphe de l'hiver et de la saison des pluies; c'est comme dieu solaire que Nabou vient aussi en barque à Babylone. La fête est donc une fête du soleil et du printemps ; les dieux solaires avaient leur Zakmoukou chacun dans sa ville. Les prêtres babyloniens, à l'époque de leur suprématie, réclamèrent la fête pour leur Mardouk roi des dieux, en y faisant participer les autres dieux dans un rang inférieur. En tout cas, le pèleri nage des dieux à Babylone, dans cette fête populaire, est intéressant connaître comme témoignage de la centralisation des cultes.
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§ 29-
— Les autres grands dieux du panthéon babylonien.
Ninib (toujours écrit idéographiquement et lu conventionnellement
idar) apparaît chez Goudéa, sous la forme Ningirsou, comme roi des
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àrmes et champion de Bel. C'est un dieu solaire, chez lequel, dès l'origine, ['élément belliqueux domine. Il partage avec le dieu du feu et le dieu du Qonde souterrain le caractère de dieu furieux et redoutable. En tant jue dieu solaire, il est le protecteur de l'agriculture, grâce auquel les ;hamps prospèrent et les moissons croissent; au même titre un hymne m fait un juge des hommes. Dans les incantations, Ningirsou est menionné à côté de Ninib comme « seigneur des campagnes ». Il est égalenent apparenté à Mardouk, dont les titres lui sont conférés dans ses iymnes, et à Tammouz, dont le mois lui est consacré. Cependant il se listingue de ces deux divinités : il est représenté comme étant le soleil qui ;ache sa course dans le monde d'Ea, le monde souterrain, et qui, à son ever, chasse la nuit. Ainsi s'explique son étroite parenté avec Ea : il est e seigneur des eaux vives et de la mer, qui ouvre les sources, éclaire le fond du monde marin, et fait étinceler la lumière dans le ciel de la nuit. Jn hymne-incantation prétend qu'il peut ramener les cadavres du monde les morts. Il surgit des profondeurs du monde souterrain et s'y replonge. ]omme les tempêtes précèdent le soleil levant, comme les nuées et l'obscu■ité cachent son lever, Ninib s'appelle lui-même la tempête et la nuée, le )remier-né de Bêl, dont les messagers sont les nuées ; sa venue est comjarée aux chocs irrésistibles de la bataille ; il chevauche sur les grandes laux, il est vêtu d'effroi et de terreur. Mais il est encore un dieu bienfailant et miséricordieux, qui donne la vie, et qui, comme Samas, la lumière les dieux, surveille le monde. Il n'est pas démontré, mais il est vraisem)lable que les taureaux ailés, qui gardent la porte des palais, sont ses imblèmes. On imaginait aussi des taureaux ailés à l'entrée du monde louterrain. De même que Ninib lui-même, son épouse Goula est « celle fui fait revivre les morts, le grand médecin » et, par suite, « la dame de a vie et de la mort ». Nergal est le proche parent de Ninib. Mais avec lui, l'idée de l'éclat lestructeur du soleil l'emporte. Il est le dieu du soleil brûlant. Ainsi va ie fils d'Anou, comme dit un hymne, dans le ciel resplendissant; « haute ist sa demeure ». C'est un dieu à l'épée flamboyante, revêtu de lumière, nais terrible, un égorgeur et un destructeur. On comprend qu'il soit levenu le dieu de la guerre, conduisant les armées à la victoire et, d'autre >art, qu'il ait été le dieu de la peste et le souverain du monde des morts, xs deux conceptions sont voisines clans la pensée populaire; dans les lymnes, on voit alterner sans cesse les invocations au dieu du soleil, et m dieu de la grande ville des morts, au dieu qui chemine dans la nuit, -■ette réunion de deux conceptions en apparence inconciliables, qui fait le Nergal, dieu solaire, le souverain du monde souterrain, répond à l'action
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destructrice des chaleurs d'été en Babyionie. Pourtant l'image du Nergal souverain du monde des morts prévalut. Kouta, sa ville, est la ville des morts. Comme dieu du monde souterrain, il est d'ailleurs aussi dieu de la fertilité, qui procède du sous-sol. L'identité de Nergal et du dieu lion est aussi possible, mais il n'est pas plus démontré qu'il ait été représenté par les lions ailés que Ninib par les taureaux. Le lion est un symbole qui convient au soleil destructeur1. Les hymnes l'appellent « un taureau puissant ». Par son éclat dévastateur, Nergal ressemble à Gibil. Mais une parenté complète n'existe qu'entre les dieux Gibil et Nouskou, quoique primiti vement ceux-ci ne soient pas identiques. Gibil est le feu sous toutes ses formes. D'un côté, il est apparenté à Ninib et à Nergal ; c'est le soleil qui consume; c'est un fils d'Anou, c'est le feu descendu du ciel. Fils de Bel, il se manifeste dans l'éclair qui jaillit du ciel. Le nom Gibil-Birqou (Gibil est l'éclair) invite à rattacher à cette manifestation de Gibil son titre de « porteur du sceptre étincelant ». C'est pour la môme raison qu'il est appelé, comme Ramman, « la tempête terrible », et qu'il accompagne celui-ci dans l'orage. D'autre part il est également en relation avec le monde souterrain, comme le montre clairement une inscription qui le nomme successivement rejeton d'Anou, premier-né de Bêl, fils d'Ea. Mais il est encore le feu terrestre, qui se cache dans les profondeurs secrètes de l'empire d'Ea. Il purifie l'or et l'argent; il fond les métaux et, par suite, il est le dieu des forgerons et des orfèvres. Comme feu terrestre, il est le protecteur du foyer et de la maison ; la flamme du foyer domestique est le symbole de sa présence. Au même titre il est le fondateur des maisons et des villes ; pour en rendre compte, un roi assyrien dit que le mois d'Ab, qui tarit les sources et dessèche le sol, est consacré à Gibil; c'est une explica tion récente. Il est la flamme du feu sacré et, par suite, prêtre suprême, médiateur et messager entre les hommes et les dieux ; sans lui, pas de sacrifice; c'est lui qui porte aux dieux les offrandes, qui apaise leur colère. Il est clair qu'il doit jouer un rôle important dans les incantations qui se rattachent aux cérémonies sacrificielles (voir § 37). On ne peut donc pas s'étonner que, malgré sa parenté avec Nergal, il soit précisément le dieu qui protège contre la peste et la contagion, le dieu guérisseur. Pour la même raison, on parle de sa parenté avec Ea. Champion de la lumière contre les ténèbres, on dit qu'il apporte la lumière dans l'obscur séjour des âmes. D'autre part les hymnes l'appellent « la lumière des grands dieux, le brillant habillé de feu, le juge suprême d'Ea, aux côtés duquel se tiennent Samas et Sin, sans lequel ils ne peuvent pas juger, le grand arbitre des dieux ». Le feu sacré est l'objet d'une vénération primitive et commune à tous les peuples. Dans le combat de la lumière contre l'obscurité, dans la création, il est un auxiliaire puissant du dieu de la lumière. Ce dieu ami des hommes n'a aucune part à l'œuvre destructrice du déluge.
t. 11 faut remarquer qu'une liste des dieux dit que le nom de Nerqal dans les pays d'Uccident serait Sarrapou, qui fait penser aux seraphim de la Bible; ceux-ci seraient peut-être alors apparentés aux dieux à forme de lion ailé et à tête humaine.
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Nouskou a presque les mêmes attributs que Gibil et se confond avec lui. Seulement son action bienfaisante se borne davantage au rôle de médiateur, de messager des dieux et de gardien des temples ; on l'appelle « le gardien des sanctuaires et des sacrifices de tous les Igigi ». Sans lui, pas de repas sacré dans les temples, pas d'encensements, pas de « jugement de Samas » (on l'invoque dans le sacrifice à Samas). Il est le messager du temple, il porte les promesses et la grâce. Feu céleste, messager d'Anou et favori de Bel, « roi des secrets des dieux », on en fait un guerrier, « flamme du ciel qui envoie la terreur, feu puissant qui élève le flambeau ». On reconnaît également en lui la force meurtrière du feu destructeur, quand on l'appelle le seigneur, c'est-à-dire la cause des maux. Dans les incantations, il passe après Gibil, mais est invoqué en même temps que lui. Nabou doit avoir été primitivement un dieu de l'univers. A Borsippa, il avait un temple à sept étages, comme Bêl à Nippour et Mardouk à Babylone. Mais nous ne savons rien de certain sur lui jusqu'à l'époque à laquelle Borsippa fut, même au point de vue du culte, sous la dépendance complète de Babylone, et où Nabou n'eut plus d'importance qu'à titre de « fils chéri de Mardouk ». Du dieu de la nature qu'il était, il lui reste quelques attributs : il préside à la fertilité des champs; il fait jaillir les sources et croître le blé; sans lui, les canaux et les étangs sont privés d'eau. Peut-être la barque divine de Nabou est-elle aussi un reste de culte solaire. Subordonné à Mardouk, il compte au rang des dieux supérieurs; l'éclat de la souveraineté de son père rejaillit sur lui. Nabou est appelé «l'orateur, le prophète ». Il n'est pas seulement le principal ministre du dieu, mais, comme Mardouk, « il confère le sceptre », le trône et les insignes royaux, la royauté légitime; comme Mardouk, il sait les secrets des incantations et des oracles, il procure des rêves favorables; comme Mardouk, il donne la vie et peut ressusciter les morts. A titre de dieu bienfaisant et miséricordieux, il est invoqué dans les prières-incantations avec les démons protecteurs, sêdou et lamassou. Mais l'importante croissance de son culte tient surtout à ce qu'il est le dieu des prêtres. Sa fonction principale est de porter les tablettes du destin, d'y inscrire les jours de vie. La science par excellence du plus sage et du plus intelligent des dieux est l'art de l'écriture; il en est l'inventeur et, scribe universel, il instruit les hommes dans son art. Tout le trésor inestimable de la religion et toute la science des tablettes d'argile, sans laquelle il n'y aurait plus ni cérémonie, ni sacrifice, ni incantation, ni prédiction, ni commémoration, est le fruit de la sagesse de Nabou. Mais cette sagesse, contenue dans les tablettes religieuses, astrologiques et mantiques, était le secret soigneusement caché des écoles de prêtres, la source intarissable de leur puissance sur la royauté et le peuple. Ainsi Nabou est le dieu particulier des prêtres. Mais tous 1 honorent et le craignent également, car le livre des destins, le livre de vie et de mort est en ses mains. Aucun nom divin ne revient aussi fréquemment dans les noms propres que le nom de Nabou. Tout cela explique que ce dieu ait pu prendre le pas sur Mardouk chez quelques souverains
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de la dernière dynastie babylonienne, — Tasmetou est l'épouse de Nabou et la reine de Borsippa, et, comme lui, enfant de Mardouk. Les esprits du ciel et les esprits de la terre, les Igigi et les Announaki sont, sans parler des autres dii minores, souvent mentionnés en compagnie des grands dieux. Ils sont les auxiliaires et les messagers qui exécutent leurs ordres. Mais parfois aussi les grands dieux eux-mêmes portent ces titres.
§ 30. — Les déesses babyloniennes. Istar.
Les déesses-épouses finirent par être pour ainsi dire exclusivement des doublets féminins des dieux mâles. Mais il semble qu'à l'origine plusieurs déesses eurent un rôle indépendant en tant que déesses-mères, principe féminin de fécondité et de vie opposé au principe créateur masculin. Le panthéon de Goudéa est riche en divinités féminines dont il est difficile de définir le caractère. Plus tard, le culte des divinités féminines pâlit, quand il n'avait pas pour base un culte local ; tel était le cas par exemple de Nana à Ourouk, déesse encore distincte d'Istar dans la légende, identifiée par la suite avec elle, et dont l'idole, enlevée par les Elamites, fut plus tard ramenée en triomphe ; tel était aussi celui de Goula, patronne des médecins. Allatou, la souveraine du monde inférieur, tient naturellement une place particulière. Autrement les déesses féminines n'ont d'importance que dans la littérature des incantations. Et, là encore, elles n'apparaissent que lorsque leur époux est l'objet d'une attention particulière. La composition des couples divins est devenue immuable dans les documents historiques comme dans la littérature religieuse. Lorsqu'un hymne est consacré exclusivement à une déesse médiatrice et protectrice, elle y reçoit indistinctement tous les titres possibles : Bêlit, souveraine, reine de tous les dieux, souveraine du ciel et de la terre. L'idée de force créatrice est l'essentiel de la notion des divinités féminines ; dispensatrices de la vie et protectrices des fruits de la vie, elles portent spécialement les noms à'Erua et de Serua. Dans la plupart des cas, ces déesses sont des formes d'Istar, ou bien les modes d'activité qui appartiennent à Istar leur sont attribués. Le mot Istar s'emploie avec le sens général de déesse, à côté de bêltum, souveraine, sarralum, reine, et malkatum, princesse. La relation établie entre Istar et l'étoile du matin et du soir paraît être très antique (Sin est son père, Samas son frère), et de même son double aspect, tel qu'il apparaît dans les cultes locaux d'Agané et d'Ourouk (voir § 25). La forme ancienne et primitive du culte semble être celle du culte d'Ourouk. Dans ce culte l'étoile du soir était le symbole d'une déesse-mère, déesse de la fécondité luxuriante, de l'amour sensuel. C'était la mère des dieux et des hommes. A Ourouk, ce culte était indigène. Des hiéroduks femmes et des eunuques volontaires servaient la déesse. D'après le grand
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poème babylonien de Gilgames, qui se déroule précisément à Ourouk, sa ville, elle n'a pas d'époux légitime et se choisit des amants à sa fantaisie. A cette conception s'en oppose une autre; à l'Istar voluptueuse, l'Istar cruelle et destructrice, qui envoie à la mort l'époux de sa jeunesse, puis, dans son chagrin, le suit aux prisons du monde infernal. Dans l'étoile du matin, qui annonce la lumière du jour, apparaît la fille du ciel, sublime et sainte, messagère du jour, impérieuse, déesse de la guerre, armée de la flèche et de l'arc. Dans un hymne, la déesse parcourt les montagnes, criant : « Je suis reine dans le combat ». Même sous sa forme sévère de déesse vierge, elle est encore dispensatrice de fécondité. Elle répand la lumière, dit un hymne ; elle s'élève flamboyante au-dessus de la terre, la parcourt et la fertilise. Comme Samas, elle règne sur les extrémités du ciel et de la terre. D'autres hymnes d'une haute poésie compris dans les incantations contre les maladies la glorifient spécialement; elle-même, elle répond aux prières du prêtre, dans un chant dialogué, en vantant sa beauté et sa gloire éblouissantes. Dans le récit du déluge, elle se lamente comme une femme en couches sur la destruction de l'humanité, elle veut refuser à Bêl sa part dans le sacrifice offert par l'homme sauvé du déluge. Dans les légendes et les hymnes-incantations, le caractère sidéral d'Istar, la lumière parfaite, qui illumine le ciel et la terre, est tout à fait prépondérant; de même clans les figures des cylindres. La plus connue (assyrienne) la montre debout sur un léopard, avec un carquois, des flèches et un arc, sur la tête la couronne murale et, au-dessus, son étoile. Les emblèmes du soleil, de la lune et de Vénus se trouvent souvent l'un à côté de l'autre, distingués par leur grosseur des sept étoiles représentées à côté.
§ 31. — Tammouz et la descente d'Istar aux enfers1. Dou'ouzou [Tammouz) n'est pas au nombre des grands dieux du panthéon babylonien, mais il a une place très importante dans l'histoire de la religion. Son nom signifie « le rejeton ». Le nom du dieu vient-il du nom du mois ou inversement, nous ne saurions le dire. Il est déjà mentionné, le plus souvent en compagnie de Samas, dans les inscriptions babyloniennes archaïques. Un roi de Larsa, aux environs de 2300, s'appelle « roi de justice, agréable à Samas et à Tammouz », ce qui donne à penser que c'est déj à un dieu solaire. Son mythe confirme qu'il est un dieu du soleil printanier, mais avec un caractère spécial : il est le dieu du soleil printanier qui, chaque année, cède aux forces destructrices; il est le dieu de la végétation du printemps, qui périt au mois de Tammouz, sous les ardeurs consumantes du soleil d'été. Il est descendu dans le monde inférieur, dit-on dans une lamentation, avant une année accomplie. Avec lui périt la flore du printemps. L'empire des morts le prend, mais il ne peut pas
1. BIBLIOGRAPHIE.
Bollenfakrt der Istar,
— Schrader, Die Hollenfahrt der Istar,
1886.
1874-:
Alfred Jeremias, Die 10
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le garder. Il est le seigneur et le roi du monde des morts, qui rompt les liens de la mort. Comme dieu du monde inférieur, il est un dieu de la végétation, et lorsque, quittant l'empire des morts, il couvre à nouveau la terre d'une végétation luxuriante, le cycle mythique se complète par le retour du dieu sur la terre et le lever du soleil printanier perçant victorieusement les ténèbres. La légende d'Adapa montre une tout autre orientation du mythe (voir § 38) ' Le mythe de la descente d'Istar aux enfers est en rapport direct avec le culte de Tammouz et les lamentations sur Tammouz. Istar est associée à Tammouz, la déesse de l'étoile du soir et de la fertilité au dieu de la végétation printanière. Tammouz est le jeune amant, on dit aussi l'époux, d'Istar. Quand Gilgames reproche à Istar son amour fatal, il rappelle que chaque année elle rend nécessaires les lamentations sur Tammouz, « l'époux de sa jeunesse », et le mois de Tammouz s'appelle « le mois des pérégrinations d'Istar ». C'est celles-ci que raconte la Descente d'Istar aux Enfers. Elle descend dans le monde inférieur pour arracher à la mort son bienaimé. Comme certains traits du poème conviennent à un mythe astral — l'étoile du soir disparaît à l'ouest, région de la mort et, après une longue attente, reparaît à l'est — il contient sans doute deux mythes fondus ensemble. A la base est un mythe de la fin du printemps. Dans la Descente d'Istar aux enfers, il y a en outre un mythe d'incantation. Le tout constitue, d'après les dernières lignes, très mutilées et très difficiles, le texte liturgique accompagnant un sacrifice aux morts, offert à la fête de Tammouz, et relié aux cérémonies des lamentations de Tammouz. Le prêtre, qui accomplit le sacrifice, récite l'histoire d'Istar, qui va chercher dans les enfers son époux perdu et le délivre. Le rite se termine par une libation offerte à Tammouz, qui doit profiter aux ombres des morts. La Descente d'Istar aux enfers peut s'analyser comme il suit. Istar, fille de Sin, descend dans le monde inférieur pour obtenir l'eau vivifiante avec laquelle elle pourra rappeler Tammouz à la vie. Menaçante, elle exige l'entrée. Elle traverse sept portes; finalement elle entre nue dans le royaume d'Allatou et devient sujette, suivant « l'antique loi », de cette terre d'où l'on ne revient pas. Allatou est épouvantée par son arrivée. Est-elle furieuse de la demande d'Istar, ou troublée à la pensée du mal qui va arriver, elle qui est aussi une déesse de la fertilité? Car sur la terre la vie s'arrête depuis qu'Istar est dans l'Hadès. En ce grand trouble, les dieux tiennent conseil. Un serviteur des dieux, créature d'Ea, Açousounamir (sa lumière resplendit), est envoyé à Allatou. Il s'empare par ruse de l'eau vivifiante, et Allatou, aveugle de fureur, rugit inutilement. Elle doit laisser aller les dieux Istar et Tammouz. Ce récit ne nous apprend pas ce qui a causé la mort de Tammouz. D'après l'épopée de Gilgames, c'est l'amour sauvage et insensé d'Istar, uni au plaisir cruel de détruire l'amant dont elle est lasse.
1. On trouve aussi dans les tablettes d'El-Amarna (Égypte) des fragments de récits mythologiques dans lesquels il est fait allusion au mythe d'Adonis. Cela prouve qu'il était connu sur les frontières de l'Asie antérieure dès le milieu du deuxième millénaire.
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La fête de Tammouz, mentionnée à la fin du poème, est très importante. Les hiérodules d'Istar y prennent part comme pleureuses. Diverses lamentations sur Tammouz, qui nous ont été conservées, témoignent du développement de la fête. Dans celle que voici, l'allusion aux jardins d'Adonis est à peine méconnaissable : « Pasteur et maître, Tammouz, époux d'Istar, seigneur du monde souterrain, seigneur de la demeure des eaux, berger, semence qui dans le jardin ne boit pas d'eau, dont les boutons n'ont produit aucune fleur, arbuste qui n'est pas planté dans sa rigole, jeune arbuste dont les racines sont arrachées, plante qui dans sa plate-bande n'est pas arrosée. »
§ 32. — Assyrie. Centres de culte. Panthéon assyrien.
Les Assyriens, voisins septentrionaux des Sémites babyloniens, sont leurs parents. Leur langue est un dialecte babylonien, légèrement différent de la langue mère. A l'origine, leur puissance est limitée au territoire qui s'étend à l'est du Tigre. C'est une plaine élevée que bornent au nord les montagnes d'Arménie et, au sud, un affluent du Tigre, le Zab inférieur. Asour, au sud, est l'ancienne capitale, mais Ninive remonte aussi aux temps préhistoriques Les deux villes sont sur le Tigre. Comme la Babylonie, l'Assyrie doit sa richesse naturelle aux cours d'eau qui traversent le pays et dont les bienfaits étaient multipliés par un système de canaux. Comme peuple, les Assyriens sont essentiellement différents des Babyloniens, leurs parents. C'est une race d'hommes grands et forts, guerriers et chasseurs, maîtres dans l'art de la guerre et de la fortification. Les rois assyriens sont tous des conquérants. Les plus anciens témoignages historiques datent du xixe siècle; ils nous donnent des renseignements sûrs et complets depuis le xv° siècle. Au ixe siècle commencent les luttes des rois assyriens pour la domination universelle, qui mettent la Babylonie sous leur dépendance directe, jusqu'à la chute de l'empire assyrien. C'est la belle époque des Sargonides, puissants et luxueux, et de leurs cultes somptueux. Les Assyriens ont eu d'autre part des rapports prolongés avec les Araméens, leurs voisins de l'ouest, et certains aspects de la civilisation assyrienne peuvent être dus à l'influence araméenne. Mais en général elle dérive de la civilisation babylonienne. Dans l'art, ils sont supérieurs à leurs maîtres. Les constructions et les sculptures de l'époque des Sargonides sont des témoins uniques du haut développement qu'en peu de temps la civilisa1. L'émigration des Assyriens hors de la Babylonie se place à une date encore inconnue, en tout cas avant l'an 2000. 11 faut remarquer que, dans les fragments babyloniens du Poème delà création, Asour et Ninive sont expressément nommées. De la part du poète «ylonien, cela ne se comprend qu'en supposant l'existence d'anciens souvenirs histo■ques concernant ces villes. Les deux fragments dans lesquels ces villes sont nommées sont des copies assyriennes d'un original babylonien, mais il n'est guère possible je songer à une interpolation du scribe assyrien. On n'a par ailleurs aucun indice de ■existence de pareilles interpolations, et elles sont invraisemblables.
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tion avait acquis ici. A part quelques changements sans importance, à part le culte de leur dieu national Asour, ils ont emprunté leur religion aux Babyloniens. Ils n'ont point modifié l'ensemble compact des conceptions religieuses de la Babylonie. Le panthéon babylonien a été accepté par eux sans altération, avec cette seule différence que leur dieu national a été mis au sommet avant la grande trinité. Les sanctuaires de la Babylonie sont pour eux des lieux saints, et la ville de Mardouk est pour les rois assyriens un but de pèlerinage. La manière dont ils empruntèrent toute la littérature magique des Babyloniens, avec leurs conceptions astrologiques et mathématiques, cosmologiques et cosmogoniques, et toute la fantasmagorie des enchantements et des démons, montre jusqu'où va leur dépendance. Ils emploient les hymnes et les prières babyloniennes sans y faire le moindre changement. Dans un texte récemment publié de la littérature magique, leur système d'adaptation apparaît clairement; le même texte se trouve deux fois répété mot pour mot, mais la seconde fois l'incantation est faite en vue d'un événement qui intéresse le roi Asour banipal, et alors une addition appropriée s'y introduit. Ainsi on pouvait appliquer un formulaire d'incantations à tout cas qui en relevait en quelque manière. Sur un point cependant, l'Assyrie se distingue essentiellement de la Babylonie. Il n'y avait pas en Assyrie, comme en Babylonie, de sacerdoce tout-puissant qui pût exercer une influence décisive sur les affaires. Les rois assyriens réclament pour eux-mêmes la première dignité sacerdotale. En raison de la dépendance décrite plus haut nous n'avons qu'à esquisser les traits principaux de la religion assyrienne, en nous bornant à signaler quelques-unes de ses particularités. On peut utiliser d'ailleurs les manifestations de la vie religieuse et du culte en pays assyrien dans le tableau de la religion babylonienne. Trois villes ont été tour à tour les capitales de l'Assyrie, Asour au sud, Ninive au nord, et Kalah, non loin de Ninive. Ajoutons, comme quatrième ville royale, pour le règne de Sargon, Dour-Sarroukin, dans les environs de Ninive. Parmi ces villes, Asour et Ninive sont de vieux centres de culte, auxquels s'ajoute Arbailou (Arbèles) à l'est, la grande ville commerçante. Ni Dour-Sarroukin ni Kalah n'avaient de dieu spécial. Asour était la ville du dieu national, Asour, et elle a tiré de là l'importance qu'elle eut même à l'époque où elle n'était plus capitale. Ninive et Arbèles sont consacrées au culte d'Istar. Au point de vue de l'influence araméenne sur la religion assyrienne, c'est le vieux centre de culte du nord de la Mésopotamie, Harran, qu'il faut mentionner d'abord. Là se trouvait le plus fameux, peut-être le premier en date, des sanctuaires de Sin, le dieu de la lune. Asour signifie le bienfaiteur. Des hymnes assyriens placent un trisagion (asour, asour, asour) devant le nom invoqué du dieu, de même qu'elles se terminent par une triple demande de bénédiction. Il est tout a fait invraisemblable que le nom de la ville soit le premier en date et que le nom du dieu en ait été tiré. Peut-être celui-ci est-il identique au Ansar
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du poème babylonien de la création. Il est en soi très vraisemblable qu'Asour, en tant que dieu de la nature, était primitivement un dieu du ciel. Son épouse est Bèlit. D'autre part, dans la dernière période, il n'est pas seulement « seigneur de l'univers », mais aussi créateur de la terre. Ansar est, dans le poème de la création, le père de la grande trinité et le principe créateur du monde supérieur. Si le rapprochement est juste, la mention de la ville d'Asour dans le poème de la Création serait par là éclaircie. Asour est à la tête du panthéon assyrien comme roi de tous les dieux. En lui se reflète l'unité de la cité assyrienne. Asour est le « père du pays ». Les ennemis du pays sont ses ennemis; il les détruit; il est le chef de guerre. Le roi reçoit de ses mains la couronne et met à ses pieds les trophées de ses victoires. Le dieu l'accompagne dans les plaisirs et les dangers de la chasse, de même qu'il le précède dans la guerre. Sur les vêtements du roi, sur le sceau et sur les images royales se trouve l'emblème d'Asour. C'est une représentation apparentée au disquè ailé du soleil égyptien, peut-être même dérivée de celui-ci : la figure du dieu, munie d'ailes de chaque côté et terminée par une queue d'oiseau, tient un arc bandé ou a la main tendue. Les hymnes à Asour lui donnent les titres les plus pompeux, comme les hymnes babyloniens de Mardouk. Asour est appelé « roi de tous les dieux, père des dieux, roi du ciel et de la terre, seigneur de tous les dieux, qui a construit le ciel d'Anou et le monde d'en bas, qui siège dans le ciel resplendissant ». Il faut noter l'épithète de « créateur de soi-même » ; appliquée à Sin, elle a un sens purement astral. Ramman (voir § 17) était l'objet d'une vénération particulière. Son nom entre dans la composition des plus anciens noms royaux. En Assyrie, le dieu est considéré surtout comme force destructrice, que l'on redoute et que l'on détourne par des imprécations contre ses ennemis. Dans les imprécations, on l'invoque volontiers comme « père des serments ». Ninib (Adar) et Nergal sont vénérés à côté d'Asour comme dieux de la guerre et de la chasse. Nabou a eu pendant un temps un culte prépondérant, une tentative fut même faite sous Ramman-Ninari III (811-782) pour lui donner la prééminence; on a trouvé à Kalah plusieurs statues de Nabou, du règne de Ramman-Ninari; la dédicace de l'une d'elles se termine par ce conseil : « 0 Postérité, ayez confiance en Nabou, et en nul autre dieu. » A côté d'Asour se place la souveraine de l'Assyrie, Istar. Elle n'est pas adorée seulement dans les deux villes de Ninive et d'Arbèles, comme on pourrait le conclure des expressions constamment répétées, Istar de Ninive et Istar d'Arbèles; ce sont deux formes de la déesse, typiques et expressément distinguées dans les listes de dieux. En Assyrie, le caractère guerrier d'Istar prédomine. C'est la reine des combats et de la chasse, la déesse do la guerre. Une prière la représente vêtue de flammes. Son éclat est effrayant; elle fait tomber une pluie de feu sur la terre ennemie. Mais, de même qu'en Babylonie, elle est l'étoile bienfaisante du matin : c'est ce qui résulte à la fois des inscriptions et des représentations figurées. Elle précède l'armée. Avant une grande expédition, Istar d'Arbèles apparaît en
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songe, la nuit, à Asourbanipal, qui l'a appelée à son aide ; elle se montre à lui avec le carquois, l'arc et les flèches, tirant du fourreau un glaive aigu; elle l'encourage par des paroles amicales, et lui promet de marcher devant lui. De même elle apparaît, encore en songe, avec les mêmes promesses, à l'armée d'Asourbanipal, avant le passage d'un fleuve difficile, que, pleines de confiance, les troupes ensuite traversent. Bien qu'en ces apparitions l'image de l'étoile du matin qui se lève à la fin de la nuit soit reconnaissable, ces inscriptions, qui sont relativement récentes, témoignent que l'idée astrale n'était pas dominante ; l'étoile du matin annonce seulement le voisinage de la déesse. Le titre de reine du ciel et des étoiles donné à Istar dans une prière assyrienne appartient à la théologie astrale. La différence entre l'Istar d'Arbèles, qui n'apparaît jamais que comme déesse de la guerre, et l'Istar de Ninive ressort clairement des inscriptions. La tradition qui établit un lien de parenté entre le culte de Ninive et le culte sensuel d'Ourouk peut avoir raison. Le nom de Ninive s'écrit comme le nom de Ninû (Istar) dans les inscriptions de Goudéa. Avec la chute de l'Assyrie et la destruction de Ninive, les légères particularités de la religion assyrienne disparaissent complètement. Il n'est plus nulle part question d'un dieu Asour. Le nouvel empire chaldéen hérite de la religion babylonienne, telle qu'elle s'est développée d'ailleurs sous la domination assyrienne; dans le culte de Mardouk et de Nabou, pratiqué par les souverains de cet empire, on voit que la religion reçue est un héritage babylonien.
§ 33. — Hymnes et prières. Les idées générales de la religion
assyro-babyloniennei.
Les hymnes et les prières babyloniennes sont en grande partie destinées à des cérémonies magiques. Us nous sont parvenus dans des copies assyriennes. Quant aux originaux assyriens ils ne sortent pas du cycle des idées babyloniennes. Les hymnes y apparaissent comme des éléments liturgiques des opérations magiques. Mais le lien est complètement extérieur et laisse soupçonner qu'elles étaient primitivement des textes indépendants. Pourtant l'union de ces éléments semble remonter à l'époque babylonienne. Les hymnes, rhythmés et divisés en strophes, célèbrent une ou plusieurs divinités sur un ton très élevé. On y trouve des chants dialogués entre le prêtre et l'orant. On a des hymnes qui s'adressent à des divinités astrales rarement mentionnées ailleurs. En général, la littérature religieuse est pénétrée d'idées démonologiques et astrologiques. Il faut conclure de là qu'un sacerdoce savant en est l'auteur. Une litanie incantatoire portait la suscription « tablette pour n'importe quel dieu » — note caractéristique, même si elle est du copiste assyrien. On désigne sous le
1. BIBLIOGBAPHIU.
— Zimmern, Babylonische Busspsalmen,
1885;
King, Babylonianmagic
and sorcery,
1895.
�LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS
loi
nom de psaumes de la pénitence une espèce particulière d'incantations. Il faut ici remarquer deux choses. Le langage d'abord, qui justifie leur nom : forant invoque la divinité dans des appels émouvants, « comme une flûte, comme une colombe, comme les roseaux gémissants, comme une vache sauvage; les larmes sont sa nourriture, les pleurs sa boisson, aussi longtemps que la divinité sera irritée, jusqu'à ce qu'enfin elle lui dise : Paix à ton cœur. » Ces textes manifestent une conscience profonde du péché. C'est dans ses rapports avec sa famille, dans les actes de la vie journalière, dans l'omission d'actes de bienfaisance ou de miséricorde, dans l'omission de cérémonies religieuses, que l'orant recherche la cause de sa peine, et c'est avec la plus profonde soumission qu'il présente sa prière ; ses péchés sont nombreux et il y en a de cachés qu'il ignore. Mais, pour apprécier la valeur morale et religieuse de ces psaumes, il faut considérer d'abord qu'ils sont sans exception provoqués par des infortunes, des maladies, etc. Le dieu s'est retiré, et maintenant les démons ont pris pouvoir sur l'homme, pour le torturer. La grâce du dieu miséricordieux, résultat recherché et espéré de la prière, n'est que la délivrance de la maladie. C'est ce que signifie la rémission des péchés. Guérir et pardonner sont des synonymes. C'est en partant de là qu'il faut juger les concepts de faute et de péché, de miséricorde et de pardon. La colère du dieu prendelle fin, la source des souffrances a tari. Que le dieu jette de nouveau un regard favorable sur le malade, le prenne par la main, qu'il se mette à sa place, et le malade guérira. On trouve encore dans les psaumes de la pénitence une particularité que l'on rencontre également dans les incantations. On y parle de la divinité de l'orant, sans nommer une divinité déterminée. Sa colère a causé le mal et sa colère doit être apaisée. Est-il question d'un dieu qui serait le protecteur particulier du malade, ou bien faut-il penser à des sortes de dieux lares ou de génies, il est impossible de le décider. Peut-être en général la mention pure et simple du « dieu » (ilu) doit-elle s'entendre de la même façon, ainsi dans les noms propres composés avec ilu : Amel-ili, Homme de dieu; Ismê-ili, Dieu a entendu. La conception d'un dieu intercesseur, qu'on rencontre très fréquemment, est plus claire. Le dieu invoqué doit s'unir aux prières de l'orant pour apaiser le dieu irrité. Comme dieu intercesseur, on voit apparaître ou bien la divinité protectrice de l'orant, ou une divinité quelconque du panthéon. En tout cas, la divinité auprès de laquelle elle doit intervenir est une divinité de haut rang. La mention, dans les psaumes de la pénitence, d'un dieu inconnu, est-elle un symptôme de vague polythéisme? L'orant imagine que les fautes qui ont causé sa maladie peuvent lui être inconnues, et ajoute à l'énumération de toutes les fautes imaginables « les péchés que je ne sais pas ». De même, parmi les divinités dont la colère poursuit peut-être l'homme, la divinité « que je ne connais pas » est nommée par précaution. — Tous les souhaits se résument en ceci : se rétablir, vivre longtemps, heureux comme un roi. En retour, on promet d'exalter le dieu secourable, d'enrichir son sanctuaire, de lui offrir des sacrifices. Ces faits répondent à la notion générale et primitive des dieux. Ce
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sont les maîtres augustes du ciel (voir § 25), les forces de la nature sont les témoins, tous les biens de la terre sont les présents des dieux. Mais immuables comme les dieux mêmes sont leurs lois. Ils veillent aux lois morales qu'ils ont établies ; ils sont les juges, favorables à qui accomplit leurs volontés, terribles à qui les enfreint. La conscience de la faute envers les dieux saints et augustes mène bien au delà des dispositions légales ordinaires pour la protection de la vie et de la propriété. Contre le crime des hommes les dieux soulèvent le déluge. On ne précise pas ici le motif, mais de la liturgie des incantations, nous tirons un aperçu des conceptions de la morale religieuse. Ce n'est pas seulement le tort fait au prochain qui est puni. Les dieux châtient l'omission de prescriptions rituelles ; celui qui néglige son dieu ou sa déesse, qui a levé pour prier une main impure, qui, malicieusement, légèrement ou frauduleusement, a violé son serment, celui qui a rompu un vœu ou refusé un sacrifice, les dieux se détournent de lui. Ils veillent aussi sur les rapports moraux avec le prochain. L'injustice et l'hypocrisie les irritent autant que les violences. Briser l'union de la famille est un crime particulièrement grave. La destruction malicieuse de créatures est aussi punie par les dieux. Et lorsqu'ils sont irrités, lorsqu'ils détournent leur regard favorable, les joies de la vie s'en vont. Seule l'expiation peut détourner la colère des dieux. La vie et la mort sont entre leurs mains. D'innombrables noms propres attestent l'universalité de cette conception. Ce sont les dieux qu'on remercie de la vie et de sa durée. Le but des cérémonies religieuses se réduit aux fins de la vie terrestre. Une longue vie est le plus beau présent des dieux, ensuite viennent l'abondance des biens de la terre, une nombreuse postérité et enfin tout ce qui met à l'abri des puissances ennemies. Les rois, favoris des dieux, demandent leur protection, un règne long et heureux, la domination sur tous leurs ennemis, et une descendance ininterrompue de rois. Inversement, les défaites à la guerre et les malheurs politiques, les maladies et la consomption, les épidémies, la mort subite, l'extinction de la famille sont des punitions des dieux irrités. Comme tous les actes privés et publics ont quelque chose de religieux, il règne dans la vie babylonienne un sentiment profond de dépendance absolue et de résignation. Les calendriers liturgiques montrent combien les rois ont pris au sérieux leurs devoirs religieux. Car les cérémonies du culte, la construction et l'embellissement des temples, les sacrifices et les jeûnes sont les œuvres agréables aux dieux. Ils habitent dans les temples, qui sont l'image de leur demeure céleste. Et l'on entend les attacher d'autant plus sûrement au siège de leur culte que leur temple est plus somptueux et plus riche, que leur image est plus magnifiquement ornée et que les offrandes sont plus abondantes. On ne doit rien changer aux fondations du temple. Les restaurateurs d'un temple cherchent sans se lasser, jusqu'à ce qu'ils aient découvert les anciennes fondations. Les statues des dieux, dans les temples, sont les garantes de leur présence, et, par suite, de leur protection. C'est un grand malheur national quand, dans une guerre, les vainqueurs ne se contentent pas de détruire la ville et son
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temple, mais emportent l'image divine, et c'est une fête nationale, lorsque l'image d'une divinité enlevée depuis longtemps est ramenée dans sa demeure. On croyait que les dieux d'une ville détruite, étant privés d'abri, remontaient au ciel1. Bien qu'ils demeurent près de leurs adorateurs, clans leur pays, les dieux sont toujours conçus comme transcendants. Ils apparaissent en rêve à leurs protégés pour les avertir du danger, les réconforter, leur donner des ordres. Déjà Goudéa raconte des songes de ce genre, et les prières contiennent souvent la demande expresse de bons rêves. On évite de représenter les dieux par des images indignes d'eux. La comparaison des dieux à des chiens qui aboient aux pieds d'Anou, ou qui se blottissent au fond du ciel quand monte le déluge, est une exagération poétique destinée à exprimer fortement la suprématie de Mardouk. On se représente les dieux sous des traits humains; l'habitude de les symboliser par des figures d'animaux ne paraît pas être ici primitive. Dans certains cas même, il n'est pas douteux que la représentation symbolique des dieux par des animaux ne soit secondaire et ne vienne de leur assimilation aux signes du zodiaque. Le panthéon s'élargit continuellement. Les incantations surpassent encore les monuments historiques par le nombre des dieux énumérés. Car on est d'autant plus sûr du résultat qu'on n'en a oublié aucun. Asournaçirpal (884-860 av. J.-C.) compte 6 300 dieux, avec 300 génies célestes et 600 terrestres. Le nom du dieu a une importance capitale. Le nom d'Ea, inconnu de tous, même des dieux, est la clef merveilleuse de tous les secrets du monde des esprits. Peut-être faut-il expliquer ainsi le fait que, dans les incantations, on emploie la plus ancienne écriture idéographique des noms divins, et que des noms tombés en désuétude depuis longtemps reparaissent de nouveau. Le culte des astres et la magie se développent d'une manière surprenante. En particulier les phénomènes cosmiques acquièrent une importance religieuse, une foule d'idées superstitieuses s'y attachent. L'astrologie sacerdotale, qui reconnaissait l'harmonie des phénomènes cosmiques et l'ordre inaltérable du monde céleste, établissait un rapport entre ces phénomènes et les choses de la terre. Toutes les forces de la nature qui en détruisent la régularité, tous les accidents sont attribués à des démons. Bien que les lignes extérieures de cette religion astrologique soient seules devenues populaires, elle a beaucoup agi sur les idées et les coutumes, et a exercé une grande séduction sur le peuple. Les témoignages bibliques contemporains ne voient dans la religion babylonienne que superstitions astrologiques et magiques, incantations et divination. On se réunit la nuit sur la terrasse de la maison pour invoquer les astres ; le second Isaïe traite d'astrologues qui bayent aux étoiles les Babyloniens idolâtres. Mais le témoignage des prophètes est confirmé par les inscriptions de l'époque assyrienne. Jusqu'où remontent ces superstitions, nous ne le savons pas; en tout cas, les incantations que nous possédons n'appartiennent pas à la plus ancienne partie de la litté' Ou bien ils mouraient. Cf. Zeitschr. f. Assyv.. XVI, pp. 226 et 239. (I. L.)
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HISTOIRE
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rature babylonienne. Le traité principal des présages astrologiques est bien attribué au roi légendaire de la Babylonie du nord, à Sargon, mais c'est peut-être une donnée fabuleuse destinée à augmenter l'antiquité des présages. L'astrologie et la mantique remontent aux époques les plus reculées de la religion babylonienne; nous les rencontrons déjà au temps de Goudéa. Un autre phénomène nous apparaît encore dans les développements récents de la religion babylonienne, aussi bien dans la liturgie que dans les documents historiques ; c'est la tendance à monarchiser le panthéon. En Assyrie, la forme du gouvernement y conduit tout naturellement; chez les Babyloniens, la pensée religieuse prend d'elle-même cette direction. Les incantations n'ont pas égard au panthéon ni à sa hiérarchie. Les dieux non invoqués sont en quelque sorte étrangers à la pensée du poète. La divinité spécialement visée ne semble limitée dans le développement de sa puissance par aucune autre divinité, bien que sa généalogie soit donnée. Tous les titres imaginables lui sont attribués. Aucune autre ville, aucun autre temple n'est aussi magnifique que celui du dieu qu'on exalte. Le ciel et la terre et tous ceux qui y habitent servent la volonté de ce maître unique. A côté du nom de « maître », on lui donne celui de « créateur», et même le titre de « juge », qui appartient à Samas, et on lui attribue la détermination des destins, fonction spéciale de Mardouk. « Qui est élevé dans les cieux? — toi seul es élevé. Qui est élevé sur la terre? — toi seul es élevé. » C'est en ces termes ou en des termes analogues que se terminent volontiers les hymnes. C'est à la même cause que se rattache le fait, qui ressort des inscriptions des rois d'Assyrie, que, à des périodes différentes, des divinités différentes ont été l'objet d'un culte prépondérant. D'autre part on identifie les dieux les uns aux autres. La liste de dieux déjà mentionnée (voir § 28) contient, entre autres, les assimilations, suivantes pour les dieux Bêl, Sin, Ramman et Ninib : Bel est Mardouk. pour la souveraineté et les décrets ; Sin est Mardouk, qui illumine la nuit; Ramman est Mardouk de la pluie; Ninib est Mardouk de la nuit. Même s'il ne résulte pas de là que les autres dieux doivent être réduits à n'être que de simples manifestations de Mardouk, il en ressort cependant que leurs fonctions sont transmises à Mardouk. Les preuves de pareilles conceptions se multiplient à mesure que, le panthéon s'accroissant à l'infini, la hiérarchie des dieux devint flottante. A l'époque du nouvel empire chaldéen, sous Nabouchodonosor et Nabonid, le culte de Mardouk et de Nabou a rejeté dans l'ombre celui des autres dieux.
§ 34. — Le Culte1.
Le sacerdoce babylonien a toujours eu une grande puissance. Les pre très sont les intermédiaires entre les dieux et les hommes, les maîtres dt
1. BIBLIOGRAPHIE. — Sayce, Lectures on the origin and groivth of religion (llibb.Ua. 1888); Joli. Jeremias, Die Cultustafel von Sippàr, 1889; Zimmern, Beilràge zar Kennlni»
der babylonischen Religion, 1896-1901.
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la science et les gardiens de la littérature sacrée ; ils ont le monopole des rites mystérieux de la magie; aussi leur puissance, au cours des siècles, a-t-elle plutôt crû que diminué. Ils forment dans chaque ville une caste fermée, d'autant plus que le sacerdoce était héréditaire. Pour les différentes opérations du culte, il y avait différentes classes de prêtres. La division de Diodore de Sicile en sacrificateurs, purificateurs, exorcistes, augures, interprètes des songes, aruspices, est fondée. Leur richesse venait des offrandes. Les droits à payer aux temples étaient minutieusement fixés. Les archives des temples et la littérature des contrats montrent combien les livres étaient tenus exactement, et les temples régulièrement et richement pourvus. Les offrandes volontaires sont nettement distinguées des offrandes réglementaires. Sur les anciens cylindres sont représentées de nombreuses scènes d'offrande où figurent des prêtres. Les prêtres s'avancent devant l'image de la divinité et conduisent par la main le sacrifiant. Le prêtre doit être de naissance élevée. Les tares corporelles rendent impropre au sacerdoce. Avant les cérémonies du culte, le prêtre doit se purifier. Aucun sacrifice ne peut être offert par des mains impures. Les prêtres élevaient leurs successeurs dans leurs propres écoles. Il est donc vraisemblable que les traditions sacerdotales variaient suivant les villes. Ainsi s'expliquent les différences que présentent les divers récits de la création (voir § 35). A côté des prêtres, les inscriptions mentionnent aussi des serviteurs du temple d'ordre inférieur, chargés de la garde des édifices et des instruments sacrés, et, dans des cultes spéciaux, d'autres rdres de personnes sacrées. La qualification des jours était minutieuse. Les calendriers désignaient les jours qu'il fallait considérer comme des jours néfastes. On ne trouve "ucune trace d'une fête du sabbat; le jour qui correspondait au sabbat uif semble plutôt avoir passé pour un jour de malheur. Les jours de hangement de lune ont une grande importance. La plus grande fête était elle du nouvel an (voir § 28). La fête de Tammouz se relie au culte d'Istar voir § 31). Le sacrifice se célèbre depuis la création du monde. C'est le tribut de 'homme aux dieux auxquels il doit la vie et les biens de la terre. La cène, dans laquelle les dieux s'assemblent comme des mouches autour du acrifice de Oum-Napistim et en flairent avec délice l'agréable odeur, ontre sous une forme poétique la simplicité de la conception : les sacrices sont considérés comme le repas quotidien des dieux. Dans les temples, n sacrifie régulièrement deux fois par jour, au lever du jour et à la ombée de la nuit, lorsque la lune paraît. Le sacrifice est un événement oyeux pour,le sacrifiant. Un festin le suit; il est accompagné de musique, lest le point culminant de tous les événements importants, heureux ou unestes; il sert de cérémonie propitiatoire au départ pour la guerre, il anctifie la victoire, il termine la cérémonie de fondation des temples et es palais; un sacrifice précède le départ pour la chasse, et un sacrifice onsacre aux dieux le meilleur de son produit. Les libations sont suelles. Le sacrifice le plus fréquent est le sacrifice d'action de grâces.
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On donne aux dieux la dîme de toutes les choses. De tout ce que produisent le ciel, la terre, la mer et les montagnes, on offre aux dieux une large part. Le meilleur du butin leur appartient. Chaque année on apporte les prémices des troupeaux. On sacrifie sans distinction toute espèce de bêtes, sauvages on domestiques, volatiles, poissons, et aussi des fruits, du miel, de l'huile. Seulement la victime doit être sans tache. Les animaux défectueux ne peuvent figurer que dans les opérations secondaires du culte. On sacrifie des animaux mâles, et on n'emploie les femelles que pour les rites de purification. Dans le sacrifice sanglant, l'idée d'expiation, d'apaisement du dieu irrité prédomine. Le sacrifice a une vertu purifiante. C'est pourquoi il n'y a pas d'exorcisme sans sacrifice. On n'a pas d'exemples de sacrifices humains dans le culte divin. Les scènes figurées où l'on a cru voir des sacrifices humains, ou qu'on a rapportées au rite de la circoncision, paraissent être mythologiques. Les sacrifices humains dont parle la Bible, offerts à Adrammelekh et Anammelekh dans Sepharvaim, sont dus sans doute à l'influence phénicienne. Par contre, des hommes sont immolés dans les cérémonies funèbres. Mais on n'a pas de preuve que ces immolations aient rien de commun avec le sacrifice souvent mentionné de la commémoration des morts, où les lamentations des femmes et la musique funèbre formaient un accompagnement rituel. Asourbanipal parle d'une de ces cérémonies sanglantes : « Les autres, je les égorgeai au pied du taureau colossal, où on avait assassiné mon grand-père Sennachérib, comme sacrifice funèbre pour lui ». Les cadavres sont jetés aux bêtes. Les notions qui se rattachent aux purifications et aux sacrifices de purification sont très étroitement mêlées à la magie (voir § 37).
§ 35. — Création et Déluge. Cosmogonie1. Le récit babylonien de la création est un mythe solaire dont le personnage principal est le dieu Mardouk. Mardouk devient roi dans le monde des dieux; ceux-ci à l'unanimité l'acclament; à lui sont confiées les tablettes du destin, comme prix de sa victoire sur le Dragon, et la première fête du Zakmoukou, consacrée à Mardouk, est, d'après le mythe, célébrée dans le ciel. Aussi le poème se termine-t-il par un dithyrambe en l'honneur de Mardouk. Les fragments conservés sont disposés en strophes. Quant au fond le voici : Anou, Bêl et Ea forment la triade suprême, car ses ancêtres, à l'exception d'Ansar, disparaissent au cours de l'action. Les premiers dieux sortent par paires, mâle et femelle, à ce qu'il semble, du
1. BIBLIOGRAPHIE. — Jensen, Die Kosmologie der Babylonier, 1890; Lukas, Kosmogonien der allen Vblkcr, 1893. Traductions du récit de la création par Jensen, Kosmologie et Keilinscliriftliche Bibliothek, t. VI; Zimmern, dans Gunkel, Schopfimg «»« Chaos, 1895; Delitzsch, Das babylonische Weltschopfungsepos, 1896; J. Halévy, Recherches bibliques, t. I, 1895. — Traductions du Déluge : de Haupt, dans Schrader, t» linschriften und das Alte Testament, 1883, 2° éd.; Jensen, loc. cit. Zimmern, loc. «I' Halévy, loc. cit.
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chaos primitif. Des conceptions cosmogoniques et astrales servent de base au récit. Au commencement, il n'y avait ni ciel, ni terre, ni dieu, mais seulement les eaux réunies de l'océan et de la mère universelle, Tiamat, la mer primitive conçue comme chaos. Le premier couple divin fut formé ieLahmu et de Lahamu; longtemps après vint le second, Ansar et Kisar, les principes mâle et femelle du ciel et de la terre. C'est d'eux que sortirent les autres dieux, la grande trinité, le fils d'Ea, Mardouk et les autres « maîtres du destin ». Les préparatifs de l'établissement d'un monde bien ordonné et la puissance croissante des dieux provoquent la guerre entre eux et Tiamat. Lahmu et Lahamu disparaissent alors tout à fait. Du côté de Tiamat se tiennent son époux Kingou et onze monstres créés par elle, horribles serpents pour la plupart. Le rapprochement avec le zodiaque se présente immédiatement à l'esprit. L'auxiliaire redoutable de Mardouk est en première ligne le dieu du feu, Gibil. C'est le combat de la lumière contre l'obscurité : si Kingou est aussi un dieu du feu, il représente le feu souterrain et destructeur. Son but est de détruire le dieu céleste du feu. Les grands dieux redoutent le combat. Mardouk s'y laisse entraîner, mais pose comme condition qu'il sera le maître dans l'assemblée des dieux et dans la « chambre des destins » (voir § 28, fête du Zakmoukou). Un festin est dressé pour les dieux, et quand les dieux transis de peur sont ivres, Ansar obtient leur consentement aux conditions de Mardouk. Ils le prennent pour roi; « dépassant ses pères, il prit place comme souverain ». Un miracle, accompli par sa parole, confirme merveilleusement sa puissance 1 : un vêtement déployé devant lui disparaît et reparaît sur son ordre. Avec des armes magnifiques, le vent, l'éclair, le tonnerre, une flamme ardente et un filet, il défait Tiamat et son armée après un combat terrible et reprend à Kingou les tablettes du destin que celui-ci avait volées. Puis il partage le corps de Tiamat ; l'une des moitiés sert à délimiter le territoire des dieux. Des vents forment cet océan pour que l'eau ne puisse pas se répandre. Sur les eaux de l'abîme, Mardouk construit le palais céleste. Ensuite a lieu la création des étoiles qui divisent le temps, de la terre, des hommes et des villes (comme lieu de culte?), ainsi qu'il ressort de fragments tout à fait mutilés. On ne peut décider avec certitude si les hommes ont été créés par Mardouk seul. En tout cas, dans la tablette finale, il est appelé « celui qui a créé l'humanité ». Rappelons que dans deux autres circonstances, où Ea crée un messager des dieux, et arme un homme, les créatures sont faites d'argile. Le poème se termine par une exhortation au respect des dieux, qui prolonge la vie, et par la glorification du vainqueur, Mardouk, seigneur des dieux 2.
1. Cette idée des effets merveilleux de la parole est fréquente dans le poème de la création. 2. Des fragments d'autres récits de la création montrent que, dans les différentes écoles de prêtres, des traditions mythologiques différentes prévalaient. Ainsi peut s expliquer la grande incertitude qui règne dans l'attribution des dieux aux étoiles, et dans les conceptions cosmologiques. Dans un de ces fragments de la création qui ■jut parlie d'une incantation, le combat avec le dragon manque. D'abord il s'agit des demeures des dieux et des lieux de culte. Mardouk fait les hommes avec l'aide de la
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Le déluge fait partie des récits du Poème de Gilgames (voir § 38) ; il est raconté sur la mieux conservée des douze tablettes. Oum-Napistim1 est le héros du déluge. Il s'appelle à la fin Hasisatra, « le très judicieux ou le « très pieux » ; c'est le Xisouthros de Bérose. Ce qui a été dit d'une manière générale pour le poème de Gilgames vaut pour l'enveloppe mythologique du récit du déluge. Oum-Napistim raconte l'histoire du déluge à Gilgames, qui voudrait bien échapper comme lui à la mort et être mis au nombre des dieux. Il faut remarquer que la cause assignée à la destruction décidée par les dieux, ce sont les fautes des habitants de Sourippak, la ville légendaire de Oum-Napistim. Ea révèle à Oum-Napistim, dans un songe, la décision des dieux, à leur insu. Sur son conseil et d'après ses données, celui-ci construit l'arche, la remplit de tous ses biens, y fait entrer toute espèce d'animaux et s'y enferme avec ses ouvriers et sa famille. Aux flots de la mer se joint la tempête venue du ciel; les Anounnakibrandissent des torches enflammées. Les dieux eux-mêmes se sauvent, pris d'une peur indicible, devant le déluge. Six jours et six nuits, la tempête fait rage : tous les hommes périssent. Alors Oum-Napistim ouvre une fenêtre; aveuglé par la lumière, il tombe en pleurant. L'arche s'arrête sur la montagne de Niçir. Après sept jours, il fait partir un pigeon, puis une hirondelle : ces animaux, ne trouvant pas où se poser, reviennent. Un corbeau, lâché ensuite, ne revient pas. Alors Oum-Napistim et toutes les créatures quittent l'arche, et Oum-Napistim offre un sacrifice au sommet de la montagne. Les dieux flairent l'odeur et, comme des mouches, viennent en foule autour du sacrifiant. Bêl lui-même arrive, lui qui avait déchaîné le déluge. Il voit avec colère qu'un homme et sa famille ont échappé. Mais Ea réussit à le calmer. Bêl monte dans l'arche et, bénis par lui, OumNapistim et sa femme deviennent semblables aux dieux, et vont habiter au loin, à l'embouchure des fleuves. Les représentations cosmogoniques qui sont à la base de ces récits mythologiques, distinguent le monde céleste d'Anou, le monde terrestre de Bêl et le monde souterrain d'Ea. Sous la terre est l'empire des morts (voir § 36). L'idée maîtresse, qui détermine la figure des trois mondes, est rendue exactement par Diodore de Sicile : la terre (montagne de la terre) a la forme d'une barque ronde, retournée. Sous l'écorce terrestre s'étend l'empire des morts. La concavité est le royaume d'Ea, qui domine sur les profondeurs mystérieuses de la mer, des sources et des puits. Le tout est entouré, comme d'une ceinture ou d'un serpent, par l'océan. La voûte du ciel, qui s'étend au-dessus de la terre, est séparée du monde terrestre par l'océan céleste. L'horizon en est la fondation2. Le soleil sort de findéesse Arourou, à seule fin qu'ils bâtissent aux dieux des demeures plaisantes. Babylone est la ville sainte. Un troisième fragment place le combat contre le dragon à l'époque historique. Le dragon Tiamat menace les hommes et les dieux. Un dieu — Mardouk'. — tue le dragon. Pendant trois ans et trois mois le sang du dragon coule jour et nuit. 1. * Je substitue la transcription Oum-Napistim, jours de vie, à la transcription généralement adoptée : Pir-Napistim, fruit de vie, qui est moins conforme aux habitudes des scribes assyriens et qui donne un sens moins satisfaisant. (C. F.) 2. Les Assyriens parlent d'une montagne des dieux, lieu de naissance et résidence
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teneur du ciel, sa demeure. Il y a deux portes, à l'ouest et à l'est, pour son lever et son coucher. Deux montagnes, la brillante à l'est, et la sombre à l'ouest, limitent sa course au dessus de la terre. Sous la montagne de l'est se trouve le lieu de réunion des dieux : c'est là que, sous la présidence de Mardouk, ils fixent les destins. Le soleil commence sa course en partant de la chambre des destins. L'idée que le dieu du soleil printanier, comme fils d'Ea, sort des profondeurs de l'eau, n'est pas en contradiction avec cette conception. Dans le ciel fixe, les étoiles s'avancent par les routes assignées.
§ 36.
—
La vie après la mort '.
Le mauvais destin qui menace également tous les hommes est la mort. Personne ne peut y échapper, rien ne peut affranchir de la mort, et il ne reste à l'homme que le droit de demander un délai, une longue vie et la vieillesse. Quiconque franchit les portes de la mort est perdu, suivant une loi immuable. Le monde des morts est sans joie, sans espoir; aucune lumière n'en éclaire la nuit profonde, tout y est pourriture, et il ne reste de la splendeur terrestre qu'une ombre de vie misérable et lamentable. La poussière de la putréfaction s'étend sur le royaume des morts, la poussière couvre la porte et le verrou, la poussière est la nourriture de ses habitants; c'est ainsi que s'exprime le poème de la Descente d'Lstar aux enfers. A l'ouest, à l'endroit où le soleil disparaît, se trouve l'entrée du monde des morts, du pays d'où l'on ne revient pas. L'empire d'Allatou, la reine du monde souterrain, est décrit comme une grande ville avec un palais prodigieux. Sept murs entourent l'immense prison. Aucune lumière n'éclaire les morts. Leurs cris de douleurs retentissent dans l'obscurité. Ils vivent en un lieu d'horreur et de lamentation. Rois et prêtres, grands de la terre, succombent tous au même sort. Les morts paraissent nus devant la terrible Allatou, flottants comme des ombres. Aucune différence entre le bon et le mauvais, tous ont le même sort. Il n'y a qu'une chose plus affreuse que de descendre dans le royaume des ombres : il est ignominieux et terrible de rester sans sépulture. On ne peut faire de plus grand mal à son ennemi que de lui refuser la sépulture ou de violer son tombeau. Les rites funéraires nous sont très mal connus. On n'a pas trouvé une seule épitaphe, et l'antiquité des tombeaux découverts n'est pas certaine. La crémation était la règle. Kouta, la ville de Nergal, était en ce sens la ville des morts. On pourvoyait les morts de nourriture et de boisson, et on offrait des libations sur les tombeaux.
des dieux. Son sommet dépasse le ciel et sa racine plonge dans l'abîme de l'Océan. Une lumière, brillante comme celle des étoiles du ciel, illumine la demeure des dieux. i. BIBLIOGRAPHIE. — Alfred Jeremias, Die babylonisch-assyrischen Vorstellungen vom Leben nach dem Tode, 1887; Jensen, Die Kosmologie der Babylonier, 1890 ; Halévy, dans a Renie de l'Histoire des Religions, 1888, et dans la Revue sémitique, 1893 et suiv.
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Seuls des mythes nous renseignent sur ces sombres croyances. Un léger espoir perce dans les mythes de Tammouz et d'Istar ; d'autre part il y a l'île des Bienheureux; puis on croit à la possibilité d'exorciser les morts. Au plus profond de l'empire des morts, soigneusement protégée contre les démons mauvais et envieux, se trouve la source de vie. Ailleurs, dans un endroit caché, croît la plante de jouvence et de vie. Lorsqu'Istar devenue la proie du monde souterrain, est délivrée par une ruse des dieux Allatou doit la faire asperger avec l'eau de la source de vie pour lui rendre la liberté. Oum-Napistim découvre à Gilgames le lieu caché où pousse la plante de vie; mais elle lui est ravie. Il obtient seulement de parler avec l'esprit d'Eabani, son ami, qui sort de terre comme un souffle de vent. Toutefois les conjurations des morts ne peuvent avoir pour objet que de fournir au mort une jouissance dont il est privé par ailleurs, ou bien d'évoquer les esprits. Deux êtres humains ont échappé, avec l'aide des dieux, au sort commun. Oum-Napistim et sa femme, immortels, mènent une vie divine dans l'île des Bienheureux. Seul celui qui ose, comme Gilgames, franchir les eaux de mort et affronter les dangers les plus terribles peut voir cette île des Bienheureux. Elle est en face de l'embouchure de l'Euphrate et du Tigre. Il y a là une source de vie qui rend la jeunesse. Seul Samaà connaît le chemin qui y mène et le parcourt dans sa course journalière. Il est très vraisemblable que l'île des Bienheureux, quoique placée à l'embouchure des fleuves, doit être cherchée à l'est, où est la source de toute vie. Un relief de bronze assyrien donne une représentation symbolique du monde souterrain qui, suivant la conception babylonienne, montre l'univers divisé en quatre parties : le ciel, l'air, la terre, l'enfer. Le revers est occupé par un monstre mâle, en forme de léopard, couvert d'écaillés, muni de quatre ailes et d'une queue en forme de serpent. Le monstre regarde par-dessus un mur, le visage tourné vers la face, les pattes posées sur le bord supérieur. Sur le relief, on voit en haut les cieux avec les étoiles et les symboles divins. Au dessous, se trouvent sept figures à têtes d'animaux, qui soutiennent le ciel (peut-être les sept démons de la tempête, représentants de l'atmosphère). Le troisième registre montre une scène funèbre. Le mort est. enveloppé et placé sur un lit. La fumigation sacrificielle représentée dans ce registre fait songera une conjuration. Deux hommes-poissons, démons protecteurs, gardent le lit. De l'autre côté luttent deux mauvais démons, à côté d'eux se tient une figure humaine faisant un geste de bénédiction. Le dernier registre montre la rive de l'enfer. En bas nagent des poissons, à droite sont des arbres. Dans le coin supérieur toute sorte d'emblèmes (ou d'instruments?). Sut l'eau une barque, plus loin un cheval agenouillé. Une femme est à genoux avec une jambe sur l'animal, un pied sur sa tête. C'est une figure nue, à tête de chien, serrant dans chaque main un serpent; de jeunes lions tettent sa poitrine. Derrière elle se tient, la main droite élevée, un monstre ailé
1. * On a déjà plusieurs variantes de ce monument; ce sont des charmes contre Ie= revenants.
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§ 37. — Incantations et Démonologie '. Nous donnons ici en appendice un rapide aperçu sur la magie. Pour la littérature religieuse des incantations, on se reportera au § 33. Les textes publiés fournissent une riche collection de matériaux. Les idées magiques ont été largement répandues dans le peuple et profondément enracinées. Pourtant, au point de vue religieux, elles sont d'importance secondaire. Elles répondent à une conception inférieure de la religion et à des besoins particuliers de la vie quotidienne. Les exorcistes, classe spéciale de prêtres, emploient dans leurs cérémonies des textes liturgiques qui, visiblement, n'ont pas été composés en vue d'opérations magiques. Dans le culte officiel, les incantations n'ont pas de place. On n'a point d'indice que les temples aient été en rapport avec la magie. La littérature des incantations elle-même a une double tradition sur l'origine des arts magiques : d'une part elle attribue la sorcellerie malfaisante aux peuples étrangers voisins, mais de l'autre la contre-magie bienfaisante vient d'Éridou. Quoique la magie se perde dans la nuit des temps, comme les plus anciens documents en témoignent, les incantations que nous possédons, et que nous ont transmises les Assyriens, sont d'une époque assez basse. Mardouk y est au premier plan. La triade Ea, Mardouk, Gibil (voir plus bas) appartient spécialement à cette littérature. Nabou est subordonné à Mardouk, et apparaît dans la conjuration comme fils de Mardouk. L'ordre des dieux et des couples divins invoqués est conforme à celui que l'on trouve dans les inscriptions des rois d'Assyrie. Quant à l'objet des incantations, ce sont- les maladies du corps et de l'âme. Les causes de la maladie sont les mauvais démons, qui, par la colère de la divinité, ont pris pouvoir sur l'homme, ou bien les charmes et les maléfices. Parfois les dieux irrités se servent des démons comme vengeurs. Les mauvais génies s'attachent particulièrement à détruire la vie de famille. Querelles et disputes, haines, jalousies et calomnies font leur joie. Quand un homme est ensorcelé ou possédé, seule l'incantation, avec l'aide des dieux, peut rompre le charme. Le mauvais œil, l'imprécation magique, le souffle, la salive produisent l'ensorcellement. Mais aussi tout contact direct ou indirect avec un ensorcelé peut ensorceler également. Le mal se glisse et lentement il exerce sa force destructive. On y oppose des préservatifs et des remèdes. En gros, les moyens de la sorcellerie et de la contre-sorcellerie sont les mêmes. C'est un principe d'opposer le même au même. On se sert de talismans, de pierres montées en pectoraux, d'amulettes portées au cou, qui éloignent la maladie, ou portent bonheur. Si un homme a été ensorcelé, il est impur et abandonné des dieux. Il est important pour lui
1BIBLIOGRAPHIE.
— Lenormant, loc. cit. Textes et traductions dans Halévy, Docu-
mentsreligieux. 1882; Tallquist, Die assyrische Beschworungsserie Maklù, 1894; Zimmern, Ueilrûge zur Kenntniss der babylonischen Religion, 1896-1901; Vater, Sohn und Fûrspreclter in der babylonischen Gottesvorstellung, 1896; Fossey, La Magie assyrienne, 1902.
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de rechercher l'origine du charme ou la cause de sa maladie, pour trouver le charme contraire et offrir aux dieux les expiations qui conviennent. Alors interviennent les exorcistes. Les agents de la purification sont le feu, l'eau et l'huile, les onguents et les plantes médicinales. Le rite est accompli pendant que se récite la formule. La nuit, qui est le moment où se déchaînent les influences démoniaques et magiques, est propice aux incantations. Deux grandes collections assyriennes de formules incantatoires sont intitulées Combustion, du nom du plus puissant des moyens magiques. Un réchaud est installé auprès du lit du malade, et tandis que l'exorciste murmure la formule, toute espèce d'objets symboliques sont brûlés dans la flamme : plantes médicinales, fruits, graines, peaux de moutons et de chèvres. De même que ces objets sont déchirés, puis livrés au feu, de même que la semence est détruite, que les fleurs et les fruits ne croîtront plus, que la laine ne pourra plus devenir un vêtement, le charme doit être mis en pièces et consumé. Des torches éclairent l'opération. Au lieu de la combustion symbolique, ou en même temps, on accomplit d'autres opérations du même genre. Le possédé est lié avec une corde magique, puis celle-ci est dénouée. Des images d'argile, de bitume, de farine, de cire, de bois, qui représentent le mauvais esprit, ou le sorcier, ou la sorcière sont dressées, puis mutilées, détruites, brûlées, jetées dans le fleuve, enterrées sous les dalles de la porte, ou portées dans le cimetière. Les images des dieux ou des divinités protectrices sont placées auprès du lit du malade, à droite et à gauche, mais aussi des images des démons, horribles et grotesques. Des sacrifices et des libations sont offerts. Aussi importantes que les rites de combustion sont les ablutions. De l'eau pure, quand c'est possible, de l'eau sacrée du Tigre ou de l'Euphrate, et de l'huile pure sont ici employées. L'impureté est reportée sur elles comme sur l'objet brûlé ; elles doivent la laver. Par le moyen des charmes et des purifications, l'impureté est repoussée dans le désert, le lieu pur (par antiphrase) où les démons habitent. Si l'incantation réussit, l'homme est remis aux mains propices de son dieu. Parmi les dieux innombrables qui sont invoqués contre les démons et les sorciers, les dieux de la lumière tiennent manifestement le premier rang : Samaâ, qui, comme soleil levant, doit chasser les fantômes des esprits de la nuit; Sin, le gardien et l'illuminateur de l'ombre delà nuit; Istar et Tammouz, son époux. Mais le principal rôle dans les incantations et les purifications est joué par la triade spécialement magique : Ea, Mardouk et Gibil. La relation de ces dieux avec les purifications saute aux yeux. Ea est le seigneur de tous les secrets, le grand magicien, à qui rien ne peut être caché, il est le seigneur des sources cachées et vivifiantes. Mais Ea est trop haut et trop loin pour agir lui-même. On se contente d'écrire sur le réchaud son nom à l'action mystérieuse. A sa place intervient son fils Mardouk aussi sage qu'Ea, dont il partage les secrets. Grandprêtre des incantations, il apporte l'eau de la purification. Il se tourne vers Ea dans les cas difficiles, et Ea l'envoie pour accomplir l'exorcisme. A ces deux divinités se joint Gibil. Parfois Nouskou remplace Gibil, et Nabou,
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Mardouk. Dans l'élément sacré de Gibil, le feu, on brûle toute impureté; devant le feu, l'ensorcellement et son auteur reculent. Il est sans conteste le plus puissant parmi les dieux invoqués dans les incantations. Quand il est nommé avec Ea et Mardouk, il est nommé le troisième et invoque la médiation de Mardouk, comme Mardouk celle de son père Ea. Une invocation expose très naïvement comment Gibil va au lit de Mardouk luimême pour l'interroger sur le secret des sept démons, et comment Mardouk va apprendre le secret de son père Ea, avec les instructions pour les exorciser. Les sept mauvais esprits appartiennent à la grande armée des démons. « Nulle part ils ne sont connus, au ciel et sur la terre ils sont insondables », dit une incantation. Toutes les terreurs, toutes les souffrances, toutes les forces destructrices, toutes les maladies, tous les malheurs sont personnifiés en eux. Ils sont nommés les dieux de la tempête, et comme la tempête ils fondent sur l'homme et le bétail. Ce sont des produits de l'enfer, ils ne sont ni mâles ni femelles. Ils viennent de dessous terre, des profondeurs des sources. « Ils sont nés dans la montagne du couchant, ils ont grandi dans la montagne du levant. » Ils gardent dans l'empire des morts la source de vie. De préférence, ils se tiennent dans les lieux déserts, sinistres et incultes. De là ils se précipitent, et, comme l'ouragan, font rage aux quatre points de l'horizon. Ils viennent avec l'obscurité, l'inondation, la maladie et la mort, messagers de Bêl quand il détruit l'humanité, messagers de Ramman quand il se déchaîne en torrent sur la terre, serviteurs de la sorcière dans ses maléfices. Comme l'herbe ils couvrent la terre, comme des serpents ils s'y cachent, ni portes ni verrous ne les arrêtent, ils sont sans pitié. Ils sont carnassiers et buveurs de sang ; ils frappent les hommes à tous les membres, ils leur apparaissent sous forme de fantômes et de revenants, les hantent de cauchemars, amènent la peste et la fièvre, crachent leur venin, vous couvrent de bile, enchaînent les mains et les pieds, et apportent la mort. Ils rampent dans les étables, funestes aux animaux domestiques; ils chassent l'oiseau de son nid. Rien dans le ciel ni sur la terre n'est à l'abri de leurs coups. Ils s'attaquent même aux dieux. Mais à côté de ces méchants esprits, il y a aussi des génies bienfaisants et protecteurs, qui éloignent les premiers et les< pourchassent. Aux portes des temples et des palais on les représentait sous la forme de taureaux (sêdou et lamassou). Ils doivent garder la maison et la ville, et les protéger contre l'attaque malfaisante des démons destructeurs. Ils défendent aussi l'entrée du monde souterrain.
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§ 38. — Légendes divines et héroïques1. De tous les poèmes babyloniens que nous connaissions, le plus important est l'épopée de Gilgames 2 {Izdoubar). L'épopée est un mythe solaire, comme les légendes d'Etana, de l'oiseau Zou, d'Adapa. Il faut ajoutera la liste la légende sur l'enfance du vieux roi Sargon de Babylone. Les douze tablettes de l'épopée de Gilgames correspondent aux douze signes du zodiaque. Samas est le protecteur du héros. C'est à lui — dit une hymne au « dieu Gilgames » — que Samas a remis le sceptre et le pouvoir, et, comme un dieu, il est le juge des esprits de la terre. Une autre incantation l'invoque comme « maître des enchantements ». Comme Etana, protégé de Samas, et Ner (mentionné comme héros dans un catalogue babylonien d'épopées) habitent en tant que dieux le monde souterrain, il est à penser qu'il en est ainsi pour Gilgames. L'épithètedc maître des enchantements et de juge des esprits terrestres s'accorderait d'ailleurs avec cette hypothèse. L'épopée conservée dans une copie assyrienne remonte à une très haute antiquité, comme le montrent le nombre des scènes tirées de l'histoire de Gilgames, figurées sur d'anciens cylindres babyloniens. La conception des dieux y est très naïvement anthropomorphique. On y raconte des rêves où les dieux conversent avec leurs favoris. A la tête du panthéon est la triade divine Anou, Bêl et Ea, et celle de Sin, Samas et Istar. L'action se passe principalement à Ourouk. Une invasion des Élamites en Babylonie forme le fond historique. Des fragments conservés on peut tirer le récit suivant : La ville d'Istar, Ourouk, est dans la plus grande détresse. Depuis plusieurs années, elle est assiégée par les Élamites. Les dieux sont délaissés, ils se changent en mouches et vont bourdonnant dans les rues. Alors paraît Gilgames, le héros sauveur, est irrésistible, il entraîne jeunes gens, jeunes filles et femmes dont les parents courent anxieusement implorer contre lui le secours de la déesse de la ville. Ils s'adressent à Arourou, qui l'a engendré. Et Arourou, sur leur prière, crée Eabani, être difforme, tout couvert de poils, qui doit combattre contre lui. Il vit avec les troupeaux des champs et se nourrit d'herbes et de plantes. Pour l'attirer à Ourouk, une hiérodule d'Istar le séduit. Elle lui parle de Gilgames et lui demande de se mesurer avec lui. Avant d'aller à Ourouk, il essaie ses forces contre un lion. Mais au lieu de combattre Gilgames, il fait amitié avec lui dans Ourouk. Les dieux euxmêmes favorisent le pacte. Samas retient Eabani dans Ourouk au moment où Eabani désire retourner au désert. Il doit avec Gilgames anéantir le
1. BIBLIOGRAPHIE. — A. Jeremias, Izdubar-Nimrod, 1891; E.-T. Harper et Jastrow, dans | les Deitr. zur Asstjr. und vergl. serait. Sprachw., Il, 1892-1896; Zimmern, dans Gunkel, op. cil; Jensen, Keilinschriflliche Bibliothek, t. VI. 2. On a lu longtemps Izdoubar le nom du héros, et cherché dans ce nom celui au Nimrod biblique. Un texte donne l'égalité lzdoubar=Gilgames. L'épopée de Gilgames n'a rien à voir avec la légende de Gilgamos connue par Elien. L'égalité Izdoubar= GilgameS n'exclut pas une parente do Gilgames avec le Nimrod biblique.
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conquérant élamite Humbaba, l'ennemi d'Ourouk. Effectivement ils délivrent la ville, gumbaba habite au milieu d'une forêt de cèdres, mystérieuse et sainte, séjour divin que Bêl a entouré de terreur. Un triple songe leur annonce la victoire. Humbaba succombe dans la lutte et Gilgames est couronné roi d'Ourouk. Istar devient amoureuse du héros. Elle s'offre à lui avec de séduisantes promesses de domination. Mais Gilgames repousse toutes ses propositions : l'amour d'Istar, dit-il, a toujours causé la mort de ses amants. Les allusions contenues dans la réponse de Gilgames doivent toutes se rapporter à des événements mythologiques ; celle qui est relative à son amour pour Tammouz est la seule qui soit claire. A l'oiseau Alalla, elle a cassé les ailes, et maintenant il crie lamentablement dans les bois: Kappl (Mes ailes!); elle a maltraité un lion et un cheval créés par la déesse Silili; elle a changé en tigre un berger, et les autres bergers le chassent avec leurs chiens ; elle a changé un géant en pygmée. Furieuse de l'affront, Istar se plaint à son père Anou. Gilgames doit périr. Pour sa perte, Anou créera un taureau céleste, sinon elle détruira tout. Anou donne satisfaction à sa fille. Mais Gilgames et Eabani tuent la bête terrible. Us offrent les cornes à Samas et raillent Istar qui maudit les héros. Dans Ourouk on offre en l'honneur de leur victoire une grande fête. Ici une lacune considérable; la septième tablette manque presque entièrement. Eabani est tué, certainement à l'instigation d'Istar. Gilgames est atteint de la lèpre, par suite de la malédiction de la déesse. Il gémit sur la mort de son ami et cherche à éviter pour lui-même ce sort funeste. Il ne mourra pas comme Eabani. Alors il se souvient de son grand aïeul, Oum-Napistim, auquel les dieux ont accordé l'immortalité. Il l'interrogera. Il se rend donc à l'île des Bienheureux. Des lions lui barrent la route. Il arrive jusqu'aux terribles hommes-scorpions qui gardent le passage obscur qui conduit à travers la montagne Masu aux eaux de mort. Leur regard l'étourdit. Sur sa demande enfin ils lui ouvrent la porte. Après une longue marche à travers l'obscurité la plus profonde, il atteint la mer. Il voit un parc splendide. Des arbres aux fruits de pierres précieuses, aux rameaux de cristal, réjouissent son cœur. Une reine de la mer, Sabitu, qui habite un palais sous-marin, l'avertit de l'impossibilité d'aller plus loin sur une mer infranchissable : seul Samas connaît le chemin. Par compassion, elle lui montre enfin la route qui conduit au passeur qui peut le mener sur les eaux de mort jusqu'à la plaine des bienheureux. Après un voyage fatigant (le quarante-cinq jours, ils arrivent à Y « eau de mort », et enfin à l'île des Bienheureux. Du bateau, il annonce son malheur à son aïeul. Oumnapistim ne peut lui donner aucun avis. Contre la mort, que les dieux ont fixée, la .lutte est vaine. Mais Oum-Napistim est immortel. «Dis-moi, comment as-tu obtenu la vie dans l'assemblée des dieux? » A cette question, Oum-Napistim lui répond par l'histoire du déluge (onzième tablette, voir i> 35). Il ne peut lui procurer qu'une chose, la guérison de. sa lèpre. Gilgames, à ces mots, tombe dans un profond sommeil. Oum-Napistim 1 enchante et lui donne à manger un mets magique. Puis le passeur le m ene à la source de purification, où il devient pur comme la neige. Au
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départ, Oum-Napistim lui apprend encore où croît la plante de vie, qui rajeunit l'homme. Il l'atteint après beaucoup de fatigues, mais elle lui est prise par un lion. Tristement il revient à Ourouk, renouvelant ses lamentations pour l'ami perdu, qui n'a pas été enlevé par une maladie, ou dans un combat, mais qu'a ravi mystérieusement le monde souterrain. Enfin il obtient par ses pleurs qu'Eabani lui apparaisse. De la fin il reste encore quelques paroles échangées entre Gilgames et Eabani. L'esprit du mort estime heureux celui qui, après une mort héroïque, est enterré par son père, sa mère et son épouse, et plaint le triste sort de celui dont l'âme n'est honorée de personne. Un autre héros épique, Etana, est sous la protection particulière de Samas ; différents textes le désignent comme un dieu du monde souterrain. Ni lé commencement, ni la fin du récit ne sont conservés. Etana sacrifie à Samas avant la naissance de son fils et lui demande la plante merveilleuse qui facilite l'accouchement. Samas l'adresse à l'aigle. Il le trouve, assis au milieu de ses petits attentifs, et leur apprenant les secrets du dieu du soleil; il lui demande la plante d'accouchement. Un autre fragment raconte les prouesses d'Etana, son ascension dans le ciel, sur le dos de- l'aigle. Celui-ci engage Etana à tenter le voyage avec lui. Monté sur l'aigle, il s'élève et se dirige, à travers le royaume d'Anou, Bêl et Ea, jusqu'au trône de la déesse Istar. D'en haut, l'aigle montre à Etana le monde à leurs pieds : la terre émerge, comme une grande montagne, de la mer qui l'entoure comme une ceinture. Plus haut encore, la mer n'est plus qu'un abreuvoir. Ils arrivent au ciel d'Anou, Bêl et Ea. Mais l'aigle veut le porter au trône d'Istar, dans un vol téméraire. En vain Etana l'avertit. Tous deux sont précipités. La fin manque. L'histoire de l'aigle et du serpent a-t-elle quelque rapport avec la première, on peut se le demander. L'aigle a détruit le nid du serpent et mangé ses petits. Celui-ci se plaint à Samas, le vengeur de toutes les injustices, et le dieu lui indique comment il pourra se venger. Sur une montagne se trouve le cadavre d'un bœuf sauvage. Qu'il s'y cache et attende. Ce que Samas a prévu arrive. L'aigle accourt avec d'autres oiseaux et ses petits, pour se repaître. Il a bien un soupçon, mais comme les autres oiseaux mangent tranquillement, il s'enhardit. Seul un aiglon, Atrahasis « le très habile », l'avertit encore que le serpent pourrait être caché à l'intérieur. L'aigle épie soigneusement le cadavre, mais n'y voyant rien de suspect, se met à becqueter la charogne. Le serpent surgit alors et prend l'aigle par l'aile. Ses prières ne lui servent de rien, car si le serpent le laissait aller, il serait coupable devant Samas. Ainsi la vengeance l'atteint. La signification de la légende ou du mythe d'Adapa est tout à fait incer taine. Elle est étroitement apparentée aux mythes du soleil, car elle raconte un acte d'Adapa qui a pour résultat l'arrêt soudain de la végétation du printemps. Mais le centre du mythe est tout autre : Adapa, le héros du récit, est près de devenir immortel, mais il perd l'immortalité. Qui est Adapa? Dans le mythe, il s'appelle une fois fils d'Ea. Mais'le vent du sud, auquel il casse les ailes, est aussi fils d'Ea. A un autre endroit, il s'appelle
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leramêluti, fils de l'homme. Anou justifie son dessein de le rendre immortel par la raison que lui, un homme impur, a vu l'intérieur du ciel et de la terre. Il peut donc, comme favori des dieux, s'appeler fils d'Ea et demeurer dans son royaume. En tout cas le mot d'Anou est remarquable, car il explique l'apothéose d'Adapa. Adapa, fils d'Ea, raconte la légende, pêche dans une mer unie comme une glace. Le vent du sud se lève et le jette dans la mer. Furieux, Adapa lui casse les ailes. Pendant sept jours le vent du sud ne souffle pas. La végétation s'arrête; Tammouz, le dieu du printemps, et Gis-zi-da courent au ciel d'Anou. Anou furieux appelle Adapa à son tribunal. Ea l'a prévenu et lui a donné des instructions sur la conduite qu'il doit tenir. Il doit mettre des vêtements de deuil. Quand les deux divinités venues de la terre lui demanderont pourquoi, il doit répondre, évidemment pour les adoucir : « Deux divinités ont quitté la terre »; alors elles intercéderont pour lui auprès d'Anou. Anou l'hébergera, mais il lui offrira une nourriture et une eau de mort; il doit les repousser. Tout arrive ainsi qu'Ea l'a prévu. Il ne s'est trompé qu'en une seule chose. Anou, apaisé par les deux dieux et les excuses d'Adapa, lui offre la nourriture et l'eau de vie pour rendre immortel celui qui a vu le ciel et l'intérieur de la terre. Suivant l'avis d'Ea, et pour son malheur, Adapa refuse ce qui lui est offert. Il a perdu le présent des dieux. — La légende d'Adapa ne provient pas des copies assyriennes de la bibliothèque d'Asourbanipal, mais de Tell-el-Amarna. De même que le vent du sud et les dieux des nuées et des tempêtes en général, le dieu Zou est conçu comme ùn oiseau. Le mythe de Mardouk volé par Zou est transparent : le soleil du matin est à son lever voilé de brumes. Bêl, c'est ainsi que Mardouk s'appelle dans la légende, est épié par Zou dans sa demeure. Le dieu jaloux désire les insignes du pouvoir, la couronne, le manteau et les tablettes du destin, et forme le projet de les ravir pour pouvoir fixer le destin des dieux. Il se cache devant la salle des destins, sous la montagne du lever du soleil, attendant le lever du jour. Tandis que Mardouk verse les eaux brillantes (l'aube), met sa couronne et s'assied sur le trône, il lui enlève les tablettes du destin, et s'enfuit avec elles dans la montagne. Il s'ensuit un désordre horrible. Brûlant et consumant, les rayons du dieu irrité tombent sur la terre. En vain Anou ordonne à son fils Ramman, le maître des vents, de reprendre au ravisseur les fameuses tablettes, en vain il lui promet la première place parmi les dieux. Ni lui ni un autre dieu ne peuvent tenter cette entreprise hasardeuse. Le texte s'interrompt ici. Un mot encore sur le mythe du dieu de la peste, Dibbara (lecture conventionnelle). Il,a une base historique; il s'agit d'une calamité qui frappa les villes babyloniennes. D'un discours de Dibbara, qui est l'auteur du fléau, il résulte que les péchés des hommes ont provoqué ce châtiment. Mais la fureur de Dibbara est sans mesure et Mardouk, Samas et Istar sont furieux de la dévastation de leurs villes, Babylone, Sippara et Erek. Un catalogue d'épopées énumère entre autres l'épopée du dieu Ner, qui est comparé, dans l'épopée de Gilgames, au difforme Eabani. On n'a encore
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rien trouvé de cette épopée. Ce qu'on sait de Ner montre qu'il est un dieu des champs. La légende du roi babylonien Sargon nous ramène en pleine histoire. Il est le fondateur du temple d'Anounit à Agané (voir § 25). La légende conservée dans une copie assyrienne d'Asourbanipal fait supposer que Sargon a été, comme fondateur légendaire de l'empire, un héros national. Il n'a pas connu son père ; sa mère l'a mis au monde en cachette. Elle met l'enfant dans un berceau de jonc qu'elle garnit de bitume et l'abandonne au courant qui l'emporte. Un porteur d'eau pris de pitié recueille l'enfant et l'élève comme son fils. Il travaille comme jardinier, il conquiert l'amour d'Istar. Avec son aide, il devient roi de la Babylonie et réside dans Agané. Ainsi le mythe débouche dans l'histoire. Dans les deux premiers mythes de Gilgames et d'Etana, la fin ne peut être établie avec certitude, et dans le mythe d'Adapa, la signification générale est douteuse, en sorte que leur origine reste obscure et que l'on ne sait si l'on peut conclure de ces mythes héroïques à un culte primitif des ancêtres. Il est vraisemblable qu'il s'agit ici de faits héroïsés par le souvenir populaire et de héros divinisés, plutôt que de dieux primitifs descendus au rang de héros populaires.
�CHAPITRE VII
LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS
Par le
DR FR. JEREMIAS.
39. Généralités. — 40. La Syrie; les cultes suprêmes. — 41. Phénicie. Sources. Caractère de la religion phénicienne. — 42. Dieux et cultes locaux de la Phénicie. — 43. Le culte et les croyances religieuses.
§ 39. — Généralités. domaine des Sémites occidentaux s'étend entre l'Euphrate et la leurs voisins, au nord, sont les Hittites et les peuples de Syriens, Phéniciens, Chananéens, Philistins ont des conceptions religieuses et des pratiques rituelles en beaucoup de points analogues : le fond de ces cultes sémitiques est un naturalisme à forme polythéiste. Les dieux sont les maîtres du ciel et de la terre; ils trônent dans le ciel et, sur terre, sont les seigneurs du pays ou de la ville dans laquelle ils sont spécialement adorés. Leur puissance vivifiante et destructrice se manifeste mystérieusement dans la diversité des phénomènes naturels. En raison de l'extrême émiettement politique des Sémites de l'Ouest, aucun des peuples qui composent le groupe n'a pu constituer de sanctuaire national qui fût un centre. Mais leurs cultes présentent de nombreux traits communs, et les grands sanctuaires comme les simples lieux sacrés montrent une égale simplicité de formes, naturelle à des populations voisines de l'état nomade. C'est sur les hauteurs qu'on est le plus près de la divinité; aussi est-ce là qu'on l'adore le plus volontiers, et le culte des hauteurs s'est maintenu jusqu'à une date récente. Les dieux exercent leur action aux points où se manifeste l'énergie créatrice d'une force naturelle : les sources, les lacs, les arbres sacrés sont des lieux du culte. Les temples phéniciens et syriens étaient petits : à côté du sanctuaire qui renfermait l'image divine s'étend le territoire sacré qui tient, dans le culte, une grande place. Souvent le temple s'élevait dans le voisinage d'une source, d'une rivière ou d'un étang, ou était entouré de bosquets sacrés. Les arbres sacrés jouent un rôle important; 1'« aschera » n'est originairement pas
Le Méditerranée : l'Asie Mineure.
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HISTOIRE
DES
RELIGIONS
autre chose : c'est un pieu fiché en terre qui désigne l'endroit où la divinité manifeste son pouvoir. De même, les pierres sacrées (bethel, paitûAiov), que l'on oignait d'huile et de sang, étaient considérées comme des résidences permanentes de la divinité qui s'était manifestée à l'endroit où elles étaient érigées. Parfois les dieux sont représentés sous des formes hideuses, ou bien caractérisés par des figures animales grossières; ces essais d'un art imparfait tendent à mettre en évidence le caractère essentiel de la divinité. Comme on avait plutôt lieu de redouter le pouvoir destructeur des dieux que d'espérer de leur bienveillance une intervention désintéressée, le culte est surtout destiné à désarmer leur hostilité possible. Les institutions du culte et les rites étaient très voisins d'un peuple à l'autre, comme le montrent les récits de la Bible sur les cultes phéniciens et chananéens, et les renseignements que nous possédons sur Hiérapolis et les sanctuaires phéniciens. Mais les documents indigènes sont d'une époque de syncrétisme si tardive qu'il est impossible de déterminer les effets de l'influence égyptienne et babylonienne et de l'action que les groupements voisins ont pu exercer les uns sur les autres, par conséquent, de discerner ce qui est original et primitif. En ce qui concerne les Chananéens et les Philistins, nous ne possédons, en dehors de la pierre de Mesa1, aucun document original; notre exposé devra donc se limiter à la religion des Araméens et des Phéniciens.
§ 40.
—
La Syrie; les cultes suprêmes2.
Le déAreloppement historique des Sémites occidentaux n'a pas abouti, comme en Babylonie, à la constitution d'une unité nationale ni, par suite, à la fixation d'un système religieux stable. Les différentes tribus araméenncs, notamment, ont eu les destinées les plus dissemblables. Les conditions naturelles sous l'influence desquelles leur religion se forma étaient très diverses : si leurs territoires occidentaux, voisins de la Phénicie, étaient remarquablement fertiles, le plateau qui borde l'Euphrate à l'ouest est très pauvre. Dès une haute antiquité, les Araméens vivaient à l'état nomade dans la Mésopotamie septentrionale : les inscriptions assyriennes du xive siècle parlent de combats livrés aux Araméens de cette région, et ceux-ci ont toujours tenté d'étendre leur domaine vers la Babylonie et
1. 'Des nombreux travaux consacrés à la stèle du roi Mesa de Moab, les derniers en date sont de J. Halévy (Revue sémitique, 1901) et de Lagrange (Revue biblique, 1901). Sur Kamos, le dieu national moabite, voir l'article « Kemosch » (Baudissin) dans la Realencijklopudie de Hauck. (I. L.) 2. BIBLIOGRAPHIE. — En dehors des ouvrages de Vogiié et de Le Bas et Waddington sur Palmyre, il faut citer les ouvrages de Scholz, Baudissin, Bœthgen, Tiele (déjà mentionnés aux §§ 23 et 24), et l'article ATARGATIS du comte W. Baudissin dans la Realencyldopudie fur protestantische Théologie und Kirche, 2" éd., dirigée par A. Hauck, 1896. — Les inscriptions araméennes sont réunies dans le Corpus inscriptionum semiticarum, II, t. I, 1, 1889, et t. II, 2, 1893. — Sur les inscriptions de Teima et de Sindjirli, voir Sitz.-Ber. der Berl. Akad. der Wiss., 1884 et 1886, et Halévy, Revue sémitique, 1893.
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l'Elani. Ils se sont répandus vers l'ouest, jusqu'au Liban; du côté du sud, jusque dans l'Arabie intérieure. Hamath, Damas et Palmyre furent leurs grands centres politiques. Les restes tardifs de la religion syrienne nous font entrevoir un culte naturaliste né sur un sol fécond. Mais la dispersion des tribus et l'absence de toute unité politique ont empêché la formation d'un panthéon syrien. Les royaumes de Syrie ont toujours servi de passage aux expéditions guerrières de l'Egypte et de l'Assyrie; Damas et Israël ont été sans cesse en lutte. Les Syriens ne purent opposer qu'une faible résistance aux attaques du puissant empire assyrien. Les débris de la religion syrienne portent l'empreinte de son influence : l'action réciproque des deux civilisations babylonienne et syrienne remonte, comme l'histoire babylonienne nous l'apprend, à une haute antiquité. D'un autre côté, la Syrie est entrée, au plus tard au xvi° siècle, en relation avec l'Egypte. Les documents relatifs à la religion syrienne sont rares et de basse époque. Les récits des pharaons de la xvmc dynastie et des rois assyriens du xive siècle n'ont d'intérêt que pour l'histoire politique. La Bible fournit quelques indications disséminées, et les inscriptions assyro-araméennes de Nimroud et de Kouyoundjik contiennent des noms théophores. Mais la source la plus importante pour la religion araméenne est formée par les inscriptions paléo-araméennes (vme siècle) trouvées à Sindjirli, au pied de I'Amanus. Les pierres de Teima, dans l'Arabie intérieure, portent le nom et la représentation d'un dieu syrien naguère inconnu. Les inscriptions de Palmyre (Tadmor) appartiennent déjà à l'ère chrétienne. Fort important est le traité attribué à Lucien, rçep'l T^Ç Supt'o« Ôsoîi, bien qu'il soit tout aussi récent : l'auteur décrit, de visu et en grand détail, le culte d'Hiérapolis (Bambyke). Les inscriptions de Sindjirli, qui contiennent deux noms divins nouveaux, ont fait comprendre avec quelle prudence il faut utiliser nos matériaux si restreints. Force est, dans certains cas, d'invoquer le témoignage des noms propres. La divinité suprême des Syriens damascènes est Badad (hébr. Hadad, en grec "ABaBo;) î. Des écrivains tardifs l'appellent le plus grand des dieux syriens, le roi des dieux; Macrobe en fait un dieu solaire. Un cylindre araméen le représente avec la barbe longue et les cheveux ondulés, portant la couronne dentelée et la foudre, attributs qui conviennent à un dieu atmosphérique et guerrier. Sur la stèle araméenne de Hadad, il porte la coiffure royale ornée de cornes. Dieu de l'orage, il l'a certainement été aux yeux des Assyriens, qui emploient, pour Badad, l'idéogramme IM qui désigne leur Ramman. Une liste de noms divins explique cet idéogramme par les noms Dadda et Adad, un autre scribe assyrien explique le nom écrit idéographiquement Bir i]ttIM par la variante phonétique Bir-Dadda (cf. l'hébreu Benhadad, « fils de Hadad »). Déjà les textes d'El-Amarna connaissent cette identification de Hadad et de Ramman. Le nom divin est exactement rendu dans le nom d'homme A-ad-du-mi-hir ; une ,fois
1- Avec h initial, comme le prouve le nom Hadadezer, que connaissent aussi des 'extes araméens.
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HISTOIRE DES RELIGIONS
(Rib i,uIM : Rib-ha-ad..., à côté de Rib-Adda) il reçoit un h initial. On a expliqué le mot par le « Splendide » ; mieux vaut le faire dériver de l'arabe hadda, « mugir », cette dernière étymologie donnant un sens analogue à celui de Ramman, le « Tonnant ». A côté de Badad, identifié à Ramman par les Assyriens, on trouve Ramman lui-même, sur des inscriptions araméennes qui portent les noms propres Çaddeqramman et Rammannathan. La Bible aussi parle de lui comme d'un dieu syrien possédant un temple à Damas. La vocalisation Rimmôn repose sur une erreur massorétique : on a mis en rapport le nom divin avec le mot qui désigne la grenade, fruit qui jouait un rôle dans la symbolique religieuse. Les Septante écrivent 'Psay-âv. Les deux noms divins, Badad et Ramman, sont réunis dans le Hadad-Rimmon mentionné dans Zacharie (12, u)Les inscriptions araméennes de Sindjirli citent, à côté de Hadad, le dieu El : il est à noter qu'Êl apparaît ici, pour la première fois, comme un dieu sémitique, et non plus seulement comme un nom signifiant « dieu ». Ceci permet de rapporter au dieu El les noms théophores araméens dans la composition desquels entre l'élément El. Parmi ces derniers, il faut citer le curieux mot Sassariel qui figure sur un bilingue assyro-araméen : Sassariel = Sarsariel, « El est le Roi des Rois ». Le nom du dieu RKB-ÊL, mentionné également dans les seules inscriptions de Sindjirli (il possédait un temple particulier, car il est appelé « seigneur de la maison »), doit sans doute être considéré comme formé de la juxtaposition de deux noms divins. RKB, le premier des deux noms, est inconnu par ailleurs ; mais le nom d'homme composé Bar-RKB, « fils de RKB », semble indiquer qu'il constitue une personnalité divine séparée, car il n'y a aucune raison pour supposer que dans le composé Bar-RKB le dernier élément soit abrégé de RKB-E1. Il est malaisé d'interpréter le nom : on l'a rapproché, de façon peu satisfaisante, de la racine Rakab, « aller à cheval », comme aussi du Keroub hébraïque. Istar-Astarté apparaît en Syrie sous la forme 'Athar : mais elle ne figure isolément que dans le nom propre 'Athar'ozeh (« Athar donne la force ») d'une inscription araméenne de Kouyoundjik. Partout ailleurs l'Astarté syrienne n'apparaît que dans le nom divan composé Atargatis (qui répond sans doute à 1 Athar'athe, « 'Athar, mère du dieu Athe » ; on trouve, dans Ktésias, la forme Derketo). Macrobe la place à côté de Hadad et attribue au couple la domination sur tout l'univers. Ce que nous savons, par Lucien, du culte d'Hiérapolis, autorise à penser qu'Atargatis est l'Athar (Astarté) d'Attes, l'Adonis lydien : il y avait donc union du culte d'Astarté et de celui d'Adonis, conformément à ce qui se passait dans le temple d'Astarté à Byblos, au témoignage du même Lucien. Un seul trait distingue la légende d'Attes de celle d'Adonis : c'est de la mutilation qu'il pratique sur lui-même que meurt le dieu lydien. Ce détail du mythe est en accord avec le caractère barbare et ardemment sensuel que présente, à Hicrapolis, le culte d'Atargatis. A l'entrée du temple étaient érigés des phallus, et lus symboles obscènes du culte d'Astarté. La déesse avait à sou
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service un grand nombre d'eunuques habillés en femmes (les Galles, dont le chef avait le titre d'Archigalle) ; sous l'influence de l'état extatique où les plongeaient les danses et la musique, certains dévots s'incisaient les bras et s'émasculaient en son honneur. Lucien signale trois faits qui concourent à donner à Atargatis la caractère d'une déesse de l'eau1. Il raconte qu'au même titre que la colombe, les poissons lui étaient consacrés ; que, deux fois dans l'année, on apportait en cérémonie de l'eau dans le temple; enfin que des pèlerins, venus de toute la Syrie, portaient processionnellement des vases d'eau dans le temple où ils les versaient. A Ascalon, où Derketo était représentée avec un corps de poisson, le temple était placé dans le voisinage d'un lac sacré riche en poissons. Les explications données des représentations pisciformes d'Atargatis sont des interprétations mythologiques de basse époque. A Hiérapolis, Atargatis n'était pas représentée sous la forme du poisson. Lucien décrit deux statues divines en or, assises, dans lesquelles il reconnaît Héra et Zeus : il faut sans doute y voir Atargatis et son parèdre Hadad. L'une est traînée par des lions, l'autre porté par des taureaux. Lucien estime que la déesse présente de l'analogie surtout avec Héra, mais qu'elle a aussi des caractères propres à d'autres déesses grecques. Elle porte dans une main le sceptre et dans l'autre le fuseau; sa tête tourrelée est ceinte de rayons. Elle a une ceinture magnifique, comme celle qui orne la seule (Aphrodite) Ourania. Sur la tête, elle porte une pierre précieuse dont l'éclat, la nuit, illuminait tout le sanctuaire. Entre les figures des deux grandes divinités se voyait une figure sculptée que ne caractérisait aucun détail particulier2 : au sommet de la tête, elle portait une colombe (l'oiseau sacré d'Astarté). Deux fois l'an, à l'occasion du pèlerinage, on la portait à la mer. Le caractère de divinité aquatique, attribué à Atargatis à Hiérapolis et ailleurs, dérive du rôle lunaire de l'Astarté syrienne : elle dispense en même temps l'humidité et la fécondité; c'est en sa qualité de déesse lunaire qu'elle a comme attributs les rayons et les emblèmes lunaires. La divinité protectrice Gad est en rapports étroits avec Atargatis. Gad (synonyme de TU/J)), adoré comme la divinité grecque de la Fortune, n'est, de même que TU//„ devenu qu'assez tard un nom divin. Les temples de Gad sont souvent mentionnés, et Isaïe s'élève contre les lectisternes préparés en l'honneur de Gad sur la terrasse des maisons3. La stèle de Teima mentionne à diverses reprises un dieu ÇLM et un prêtre ÇLM-Shezeb (ÇLM sauve; cf. CIS 34). Il est représenté au-dessus d'un autel orné de cornes, vêtu à l'assyrienne, tenant une lance de la main
1. 'Ce sont là des rites agraires, des rain-charms, dont on retrouve l'équivalent sur toute la surface du monde sémitique. Cf. Robertson Smith, Religion of the Sémites, ch. v; I. Lévy, Cultes et rites syriens dans le Talmud (Revue Et. juives, 1901, II); R- Wuensch, D. Frilhlingsfest in Malta. (I. L.) 2. Bfcthgen, toc. cit., suppose que cette troisième figure représente Attes. Cette séduisante conjecture s'appuie sur le fait que Lucien rapporte que les Grecs donnaient à l'image le nom de avurrft'ov ; or, le mot syriaque qui répond à crri^tov est 'ate' que Lucien a pu confondre avec le nom divin 'Athe. 3. 'Voir sur Gad l'art. « GAD » de Baudissin, dans la Realencyklopiidie de Hauck. (I. L.)
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droite. — Nous connaissons également un dieu Mar (en araméen « seigneur ») qui figure dans la composition de Marsamek (« Mar soutient »). On n'est pas mieux informé sur ces divinités que sur les dieux Monimos et Aziz signalés par Julien. Aziz signifie le « Puissant »; sur un monument votif il est accompagné de l'aigle, et Julien le compare à Ares. Les influences babylonienne1 et égyptienne se font jour dans une série de noms propres composés avec Nebo, Istar, Bel, Sin, Samas, Mardouk d'une part, Hor, Isis, Osiris de l'autre. Les inscriptions de Sindjirli nomment à part le Reseph2 égyptien et SMS (qui est probablement le dieu babylonien Samas). Les inscriptions de Palmyre sont postérieures à l'ère chrétienne. Palmyre est un lieu de rencontre pour les cultes syriens et arabes : les divinités y ont le caractère sidéral. Le dieu suprême est Ba'al samên, « le Maître du ciel », qui reçoit sur les inscriptions les épithètes de Miséricordieux, de Clément, de Généreux. Il faut en rapprocher Atharsamain, déesse des Arabes du Nord, mentionnée dans des inscriptions assyriennes. Jarhibol et 'Aglibol sont des dieux lunaires : 'Aglibol porte le croissant sur l'épaule. Semés (qui a pour attribut l'aigle) et Malakbel sont des dieux solaires. Parmi les déesses, nous connaissons la guerrière 'Allât, 'Athe, et aussi Atargatis. Bel et Beltis sont vraisemblablement empruntés à la Babylonie; le nom du Ba'al syrien apparaît à Palmyre, sous la forme dialectale BoP.
1. *La pénétration en Syrie du panthéon assyro-babylonien est surtout sensible dans les inscriptions sacerdotales de Nêrab, qui semblent du vn0 siècle (cf. Clermont-Ganneau, Et. d'arch. or., II, p. 211 et suiv., Halévy, Revue sémitique, 1897, pp. 188, 279, 369. KokowzofT, Journ. Asiat., 1899, II, p. 432) : elles mentionnent le dieu solaire Sams, le dieu lunaire Sahar, le dieu Nousk et la déesse NikaI ; dans le nom du prêtre Sin-zir-hani (Lidzbarski, Ilandbuch der nords. Epigr., p. 322) entre celui de Sin, ou peut-être, Sin étant quelque peu douteux, celui d'une autre divinité assyrienne (cf. Lidzbarski, Ephemeris, I, p. 319; Halévy, toc. cit., p. 370). Également dans la région d'AIep, les inscriptions grecques du djebel Barakàt (étudiées en dernier lieu par Prentice, Hermès, 1902, p. 91) nous font connaître un autre emprunt à la même source; elles signalent deux divinités locales, Selamanès (= Shoulmanou) et Madbakhos, qui semble en relation avec l'assyrien nadbakou. (I. L.) 2. 'Reseph figure dans différents textes hiéroglyphiques, mais| n'est pas égyptien : c'est l'Égypte qui l'a emprunté à la Syrie. Cf., sur ce dieu, et en général sur les influences religieuses réciproques entre l'Égypte et les Sémites occidentaux, Maspero, Bist. anc. de l'Orient class., II, pp. 156, 403, 486, 572, 677. (I. L). 3. * Cf. la liste des divinités du panthéon palmyrénien qui a été dressée par Mordtmann, Mitlheil. d. vorderas. Gesellsch., 1899, p. 39. Elle s'est augmentée depuis du couple divin 1 Azizou-'Arçou (Sobernheim, Beitr. z. Assyr., IV, p. 211 ; cf. Lidzbarski, Epkemeris, I, p. 201) et d'un dieu d'origine vraisemblablement arabe, Sai'-el-Qaum, « qui ne boit pas de vin >, c'est-à-dire dont le culte ne comporte pas de libations de vin (Littniann, Journ. Asiat., 1901, II, p. 385). Lidzbarski (Ephemeris, I, p. 255 et suiv.) a proposé, sur l'origine et les rapports des dieux de ce panthéon composite, des hypothèses ingénieuses, qui contredisent, notamment en ce qui concerne la prééminence accordée plus haut à Ba'al Samên, les vues de Jeremias. (I. L.)
�LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS
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§ 41.
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Phénicie. Sources. Caractère de la religion phénicienne
Les Phéniciens habitent, à l'époque historique, l'étroite bande côtière qui s'étend au sud et au nord du Carmel et comprend les villes maritimes de Tyr, Sidon, Béryte, Byblos et Arvad : chacun de ces ports était le centre d'une nationalité distincte. Ces petits États, libres et autonomes, jouent tour à tour un rôle quelque peu prépondérant, jusqu'au jour où Tyr devint pour assez longtemps la puissance dominante. La langue phénicienne est directement apparentée à l'hébreu ; on ne sait ni l'origine de la race qui la parlait, ni l'époque à laquelle elle immigra en Phénicie. Les Phéniciens ont possédé une puissance maritime et commerciale sans égale dans l'histoire du monde ancien. La richesse leur venait de l'Ouest : leur pays servait de lieu de transit au commerce égyptien, et c'était par leur intermédiaire que passait le trafic de l'Arabie et de la Mésopotamie. Les guerres de l'Égypte et de l'Assyro -Babylonie eurent sur ces ports un contre-coup fâcheux; les plus anciens récits de guerre égyptiens les mentionnent déjà. A certaines époques, les États phéniciens ont dû subir la domination égyptienne : sous les règnes d'Aménophis III et d'Aménophis IV, la Phénicie, comme tout Chanaan, est province égyptienne. A partir du roi David, les livres historiques et prophétiques du Vieux Testament fournissent d'assez abondants renseignements sur la Phénicie. Les inscriptions royales assyriennes donnent des relations minutieuses des combats livrés à ces villes. Les Phéniciens entrèrent de bonne heure en contact avec les Grecs; Homère les connaît sous le nom de Sidoniens. Mais les rapports furent vite hostiles : refoulés en Grèce, à Chypre, et aussi en Asie Mineure, les colons phéniciens furent forcés de diriger leur activité colonisatrice toujours plus à l'ouest, vers l'Afrique du nord, l'Espagne. Ces colonies restèrent en rapports constants avec la métropole. Les textes originaux qui nous renseignent sur la religion phénicienne, datent presque exclusivement de la période du déclin politique du pays, et portent des traces profondes de syncrétisme. Peu d'inscriptions remontent plus haut que le vi° siècle avant J.-C, et ce n'est qu'à partir du ivc siècle que les matériaux deviennent plus abondants : monnaies, brèves inscriptions votives de forme stéréotypée, intéressantes surtout par les noms théophores qu'elles contiennent. Les représentations de divinités sont aussi de basse époque; souvent elles portent la trace évidente de l'influence grecque. Il faut accorder une attention particulière aux maigres
L BIBLIOGRAPHIE. — Cf. § 40. En outre : Movers, Oie Phonizier, I, 1841; — Renan, Mission de Phénicie, 1864-1874;— Schrœder, Die phonizische Sprache, 1S69; — Pietschmann, Geschichte der Phonizier, 1SS9 et suiv., coll. Oncken; — E. Meyer, articles AsTAiiiE, BAAL, MELQART, MOLOCH dans le Léxikon de Roscher, 1884-1896; — G. Hoffmann, Vebereinige phonizische lnschriften, ap. Abhandl. der Kgl. Ges. der Wissensch., XXXVI, Gôtlingen, 1890; — Comte W. Baudissin, article ASTAHTE dans la Realencyklopudie fur protestantische Théologie und Kirche, 3E éd., dirigée par A. Hauck, 1896: — Max Onnefalsch-Richter, Kypros, die Bibel und H orner, 1893. — Les inscriptions sont recueillies dans le Corpus Inscriptionum Semiticarum, I, t. I, 1881-1887; t. II, 1, 1890.
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HISTOIRE DES RELIGIONS
renseignements contenus clans les inscriptions de El-Amarna, aux noms d'hommes et de dieux qui figurent dans les lettres des gouverneurs phéniciens au Pharaon : même quand ces documents ne nous apprennent rien de nouveau, ils confirment, pour une époque très reculée, ce que nous savions. Les indications de la Bible sont, parmi toutes celles de source étrangère, les plus importantes : chronologiquement elles sont antérieures aux sources indigènes. Elles dépassent infiniment en valeur les rapports sujets à caution, des écrivains grecs et romains. Les soi-disant fragments de Sanchoniathon, transmis par Philon de Byblos (qu'ils reposent en partie sur d'anciens documents ou qu'ils ne doivent leur existence qu'à la fantaisie de Philon) ne sauraient être utilisés pour une histoire des doctrines religieuses des Phéniciens1. L'auteur cherchant ouvertement à dériver la religion grecque de celle des Phéniciens, il est impossible de distinguer entre la part du renseignement exact et celle de la combinaison ou de l'invention pure. Le parti pris évhémériste de l'auteur rend suspects et par là inutilisables ses récits mythologiques. A côté de ces cosmogonies, il suffira de signaler celles, savantes et également influencées par la spéculation grecque, que Damascius présente comme phéniciennes. Malgré l'influence des civilisations égyptienne, babylonienne et grecque, en dépit de l'inclination, naturelle à ce peuple de marchands, à recevoir les leçons de l'étranger et à se plier, hors de chez lui, aux habitudes locales, les Phéniciens semblent avoir, mieux que les Syriens, préservé leur religion des alliages exotiques. Bien que, pas plus que les Syriens, ils ne soient parvenus à l'unité nationale, leurs différentes communautés ont su conserver les formes religieuses originelles jusqu'à l'époque de leur déclin : le fait ressort de la comparaison de l'histoire des colonies phéniciennes avec celle de la métropole. La religion naturaliste de la Phénicie est proche parente des cultes syriens et chananéens. Les renseignements que nous possédons sur elle permettent de croire que les Phéniciens possédaient un fond de croyances communes avant leur établissement sur la côte de la Méditerranée et leur sectionnement en communautés politiques distinctes. Mais il faut aussi admettre qu'antérieurement à la séparation, chacune des tribus adorait son dieu particulier : autrement les conditions locales des différents ports auraient exercé une action marquée sur la structure des divers cultes locaux. La division en groupes restreints et fermés les uns aux autres n'a fait que développer un polythéisme déjà formé, et accroître le nombre des dieux. La fertile Phénicie — avec son Liban qui, suivant le mot du poète arabe, porte sur la tête l'hiver, sur les épaules le printemps, sur les genoux l'automne — présente sans doute des caractères physiques en accord avec la religion naturaliste et sensuelle de ses habitants : pourtant, ce culte n'a pas la forme spéciale qu'on attendrait d'un peuple dont la mer est la
1. *Les fragments de Philon, qui ont inspiré les anciennes théories sur la religion phénicienne, ont été ramenés à leur véritable valeur surtout par Baudissin, Studien. t. I, et Gruppe, Griech. Culte u. Mythen, p. 350 et suiv. (I. L.)
�LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS
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seconde patrie. La divinité suprême est partout un dieu du ciel qui commande aux forces de la nature. Son pouvoir hostile et destructeur inspire des sentiments de crainte et de sujétion, qui se reflètent dans les dénominations que reçoit le dieu, comme aussi dans un grand nombre de noms propres théophores. Il est rarement désigné par le mot êl (au pluriel êlim1 étalonîm). Les désignations habituelles sont Ba'al (moins souvent 'Adôri), « Maître », dans le sens de possesseur (dans une inscription on trouve la locution ba'al hazzebah, « le maître du sacrifice », c'est-à-dire celui qui offre le sacrifice), et Melek, « Roi ». Chaque tribu, chaque ville adorait son Ba'al particulier, dieu national et protecteur. Quand on fonde une colonie, le premier soin est de vouer un sanctuaire au dieu de la métropole, avec lequel on reste en relations constantes. Ba'al ne désigne pas une divinité unique, adorée par toutes les tribus; ce n'est là qu'une dénomination unique, que chacune donne à son dieu principal, qu'elle considère comme le dieu suprême. Même dans des noms comme 'Adonba'al, « Ba'al est maître », Ba'al n'est pas un nom propre, mais une abréviation qui désigne le dieu particulier d'une ville, dont le nom doit être restitué en conséquence; il en est de même du nom divin Melek dans les noms de personnes, ainsi que des Ba 'al et des Molok signalés par la Bible. De même que 'Adôn précède parfois comme qualificatif le nom de la divinité, tout dieu peut être appelé Ba 'al. Sur certains points où le culte d'un Ba 'al déterminé avait pris une importance particulière, l'abréviation Ba 'al (le mot n'étant suivi d'aucune indication de lieu, de ville ou de montagne), désignation du dieu local, a pu devenir courante et servir de nom propre : nous trouvons des exemples de cet emploi dans les écrivains bibliques. Mais jamais il n'y a eu un dieu phénicien Ba'al, supérieur aux autres dieux. Les différents Ba 'alim se ressemblaient naturellement par beaucoup de côtés, la notion du Seigneur du Ciel, puissant auteur de toute calamité et de tout bonheur, étant commune à toute la race phénicienne : c'est lui qui procure la pluie et la fécondité, qui assure la nourriture aux hommes et aux bêtes, qui manifeste son pouvoir de destruction par la foudre et l'orage, qui sème les maladies, les épidémies et la mort. A côté de lui on adore une divinité féminine, Ba'alat, « la Maîtresse ». C'est la déesse des forces productrices de la nature, connue de tous les Sémites, la sensuelle Astarté. Naturellement elle n'a d'abord, comme le Ba 'al qui lui correspond, qu'une importance restreinte et locale : la conception primitive s'élargit, quand la Ba'alat d'une ville reçoit un culte au dehors. Mais les traits fondamentaux du culte d'Astarté sont partout les mêmes. Milkat, « la Reine », répond à Melek comme Ba 'alat à Ba 'al. Les deux divinités, la mâle comme la femelle, sont représentées par des symboles animaux qui expriment l'énergie créatrice, ou la force qui anéantit : le taureau et la vache, le lion et les oiseaux de proie. Comme ces représentations, les noms de personnes traduisent l'idée quon se faisait de la toute-puissance des dieux et de la sujétion absolue
l.i/îm désigne simplement le dieu dans divers titres de fonctions sacerdotales, le pluriel êlim exprime l'idée de divinité en général.
HISTOIRE DES HEUCIONS.
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HISTOIRE DES RELIGIONS
de leurs adorateurs. Rares, parmi les noms propres phéniciens, sont ceux qui n'ont aucun caractère religieux; presque tous contiennent, au moins par allusion, le nom d'un dieu. On pourrait citer de nombreux exemples de noms théophores, proclamant la puissance, la sublimité, le caractère céleste de Ba'al et des autres divinités, leur pouvoir protecteur et libérateur, leur puissance tour à tour formidable et bienfaisante. Ils apparaissent comme dispensateurs de l'existence et du bonheur, comme maîtres du destin, comme gardiens dû droit. Vis-à-vis d'eux, l'homme est un serf (ce qu'expriment les nombreux noms commençant par 'abd, « l'esclave », 'amat, « la servante »,'et avec une nuance d'humilité plus marquée encore, kelb, «le chien »), plus rarement un parent (frère ou fils).
§ 42. — Dieux et cultes locaux de la Phénicie. Chaque ville possédait un Ba'al, dieu suprême : l'adjonction du nom de la ville au nom générique distinguait seul le dieu d'une cité de celui de la cité voisine. Le pouvoir du Ba'al est primitivement restreint au territoire dont il est le seigneur; mais le domaine du dieu peut s'étendre, en même temps que sa sphère d'adoration, sur des contrées étrangères et des sanctuaires nouveaux. Le mot S hem, « nom », désigne la présence et l'activité d'un Ba 'al dans un sanctuaire nouveau ou dans une idole. Des symboles empruntés au monde animal, le taureau et le lion (emblèmes de la vigueur génératrice et du pouvoir destructif de la chaleur solaire) caractérisent sa puissance à la fois créatrice et funeste ; des symboles végétaux, l'énergie qui, au sein de la nature, suscite la vie. Les lieux de son culte sont fréquemment établis sur les montagnes, parce qu'il est le dieu du ciel. Parmi ces Ba'alîm, celui de Tyr, celui de Sidon, celui de Tarse ont eu une importance particulière : des mythes, d'époque tardive, attribuent à un Ba'al la fondation de Byblos et de Béryte. Il y eut un Ba al du mont Peôr et un Ba'al du Liban; sur le Carmel, on offrait des sacrifices au Ba 'al du lieu. En ce qui concerne le Ba 'al-Bammôn carthaginois, si souvent mentionné, on peut se demander si le second élément renferme une désignation topique, ou si le dieu doit sa qualification aux Bammanîm, les cippes solaires qu'Isaïe mentionne à côté des asera. C'est un dieu solaire1 comme les autres Ba'alim-, représenté la tête entourée de rayons et avec des fruits pour symboles. Sur les monuments qui lui sont dédiés, apparaît le bélier, qui exprime la même idée que le taureau. Le nom de Ba'al-Bammôn
1. Le culte d'un Ba'al expressément qualifié de seigneur du ciel (Ba'al samêm) n'apparait qu'à une époque très basse; il y a peut-être là une influence grecque. 'Nous savons maintenant que Ba'al samêm était adoré dès la période assyrienne, cf. Zimmern, Keilinschriften. Alt. Testant., 3* éd., p. 357. (I. L.) 2. Le symbole d'un autre Ba'al (une grande sphère entourée de petites sphères- Je soleil parmi les planètes) s'applique également à un dieu solaire. Même le Ba'akeooitb philistin, le « dieu des mouches », est le Ba'al solaire, dont les ardents rayons provoquent la naissance des insectes.
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alterne avec celui de El-Hammôn, de même que, dans le Livre des Juges, Ba'cd-Berîth, le « Ba'al du Pacte », est remplacé par Êl-Berîth. En dehors de ces qualifications, Ba'al en reçoit d'autres qui expriment un caractère ou une forme d'activité particulière. Il y a un dieu guérisseur, Ba'almarphe' (cf. le nom araméen Jaraphêl, « Êl guérit »). Le « Ba'al de la danse », Ba'cdmarqod, tire sans doute son nom des danses bachiques qui faisaient partie de son culte. Le Ba'alçaphon peut être le Ba'al du vent du nord, les Ba'alim étant aussi des dieux atmosphériques. On comprend, étant donnée la situation particulière qu'occupe Tyr à partir d'une certaine époque, que, de tous les Ba'alim, Milqart soit mentionné le plus fréquemment : son culte a été porté au loin par les colonies tyriennes. Dans les inscriptions, il est expressément appelé « Ba'al de Tyr ». Milqart, « Roi de la ville », n'est qu'une autre forme de ce nom. D'après Ménandre, on célébrait à Tyr, dès le xie siècle, la fête de la résurrection d'Héraklès (tel est le nom qu'il porte chez les écrivains grecs) : Milqart est donc le dieu du soleil vernal. La confusion de Milqart et d'Héraklès appartient d'ailleurs à l'époque des influences grecques. Le nom divin Melek n'apparaît qu'en composition avec le nom d'autres dieux ou dans des noms propres d'hommes. Déjà les Lettres d'El-Amarna citent, parmi les habitants de la Palestine, Abimilki, Ilimilkou et Milkili. Sans doute, dans ces noms, Milkou peut signifier simplement le « Roi » : car Melek — comme le montre le mot Milqart, « Roi de la ville » — est originairement une simple épithète. Il est pourtant certain que les Babyloniens virent en Melek un dieu solaire, dès le moment où ils vouaient à Malik l'antique temple solaire de Sippara. Melek représente la chaleur destructrice du soleil. C'est à lui qu'on offrait les abominables sacrifices d'enfants. La Bible ne le nomme qu'avec horreur, le considère comme l'idole infâme entre toutes, et la Masore a donné à son nom les voyelles du mot injurieux boseth, la « Honte ». D'après Philon de Byblos, El est le dieu suprême de Byblos, adoré sans temple ni culte extérieur. Philon ayant dû être bien informé de ce qui se passait dans sa patrie, son témoignage donne une nouvelle force à l'opinion suivant laquelle le Êl des noms théophores représente, non un nom général de la divinité, mais un dieu particulier; nous avons vu que l'épigraphie atteste l'existence du dieu syrien Êl. A côté de Ba'al et de Melek, on adorait Ba'alat et Milkat : ce sont là deux formes d'Astarté. C'est la déesse pansémitique de l'amour, de la génération, de la fécondité, Istar — Astarté — Atargatis, que caractérisent les pratiques d'un culte obscène. Hoffmann (/. c.) explique son nom par l'idée de la fécondité luxuriante. En Phénicie comme ailleurs, elle a été adorée sous différents aspects, parfois comme une redoutable déesse guerrière, mais le plus souvent, notamment à Tyr, comme la déesse de l'amour sensuel. Les représentations d'Astart montrent surtout en elle la déesse-mère : c'est à la divinité féconde qu'est consacrée la colombe. Si cest avec raison que Lucien en fait une déesse lunaire (ce qui serait d'ailleurs en parfait accord avec son caractère fondamental de reine des forces
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productrices de la nature), c'est à elle qu'il faut sans doute attribuer le symbole, fréquent sur les pierres votives, de la pleine lune entre les cornes de taureau. Elle est représentée symboliquement sous la forme d'une vache. Les monnaies la montrent debout sur un lion; comme divinité protectrice des cités, elle porte une coiffure tourelée. On l'adorait sur les collines verdoyantes et dans les bocages sacrés. Les asera sont sa représentation symbolique : ainsi s'expliquent les noms 'Abdasratoum, et 'Abdasirta des Tablettes d'El-Amarna. Les cultes les plus célèbres étaient ceux de ["Astarl de Sidon et de la Ba'alat de Byblos. Cette dernière possédait un grand sanctuaire décrit par Lucien. Dans les inscriptions phéniciennes, elle s'appelle la Ba'alat tout court, ou la grande (déesse) de Byblos. Ce qui est à noter, c'est que, à une époque bien antérieure à celle de Lucien ou des inscriptions, son culte est attesté comme celui de la déesse suprême de Byblos. Dans les Lettres d'El-Amarna, le gouverneur de la ville la mentionne fréquemment. Le culte d"Astart a passé de Phénicie en Chypre, et de là, à travers les îles grecques, jusqu'à Cythère et à la Sicile où il s'est amalgamé avec le culte grec d'Aphrodite1. A Carthage, 'Astart disparaît derrière Thent. Malgré le grand nombre d'inscriptions votives consacrées à cette déesse, nous ne savons d'elle que bien peu de chose2. Au culte d''Astart se rattache celui d'Adonis. 'Adôn, « le seigneur », n'est originairement, pas plus que Ba 'al ou Melek, un nom propre : souvent cette appellation précède appellativement les noms des autres dieux, même celui de Thent. Ni la Phénicie ni ses colonies ne nous fournissent aucun document ancien sur Adonis. Pourtant son culte doit être ancien : la fête tyrienne de la résurrection d'Héraklès, signalée par Ménandre, était une fête du solstice et peut-être une fête d'Adonis : il est possible en effet qu'Adonis n'ait été qu'une appellation du dieu solaire, et spécialement du dieu vernal. L'épigraphie ne fournit de lui qu'une men^ tion : dans une inscription latine, un certain Muttumbal ( = Mattanba'al) est qualifié de « sacerdos Adonis ». Tous nos autres renseignements sont de tardive époque grecque. Une coupe cypriote porte une représentation de la fête du dieu. Deux personnages divins, Adonis et Aphrodite, sont couchés sur un lit dressé dans le voisinage d'un autel : Adonis tient un fruit à là main. Une procession de femmes s'avance vers eux; les unes
1. "Cf. Torge, Asehera und Aslarte, 1902. 2. La déesse TNT, nommée sur plus de 2 000 inscriptions puniques et à peu près ignorée en dehors de Carthage, est presque toujours appelée TNT Penê Ba'al: d'après un nom propre grec, le mot était prononcé Thent. C'est elle que Polybe désigne sous l'appellation 6aiu.uv •cûv Kœp-/r;ôovctov. Hoffmann a aventuré, avec réserve, l'idée que le nom a été artificiellement fabriqué par les prêtres en réunissant les lettres finales des mots 'Astart Ba'alhammân. On a pensé que le Pené Ba'al qui complète l'appellation de la déesse pourrait être le nom d'un lieu du culte (cf. le Pniêl biblique) : mais nous ne savons rien d'un sanctuaire pareil. 11 vaut donc mieux croire que Thent Pene Ba'al est la déesse qui est présente et agissante avec Ba'al : Penê Ba'al aurait ainsi le même sens que Semba'al qui apparaît ailleurs. En elTet, Ba'alhammôn était adoré à côté d'elle, et ce n'est que rarement que son nom manque à côté de celui de la déesse. Elle est certainement une déesse lunaire : les stèles qui lui sont consacrées portent le croissant.
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jouent d'un instrument, les autres portent les corbeilles d'Adonis, symboles du dieu qui s'étiole et meurt. Le culte d' 'Adôn est en connexion étroite avec celui de Tammouz, sans que cependant on doive admettre un lien de dépendance entre l'un et l'autre (voir § 31, et note). Le culte adonisiaque, en Grèce, est emprunté à la Phénicie. Bien que les récits grecs sur ce culte soient loin de concorder dans le détail, notamment en ce qui concerne l'origine du dieu, le caractère de ses relations avec la déesse, la cause et la nature de sa mort, les textes sont unanimes sur les faits essentiels : l'amour du dieu jeune et beau pour la déesse de l'amour, sa mort soudaine, les lamentations de l'amante inconsolable. Le voyage de la déesse au monde souterrain rappelle la descente d'Istar aux Enfers. Les sièges principaux du culte phénicien d'Adonis étaient le temple de la Ba'alat de Byblos et l'île de Chypre : Lucien signale en outre Aphaka, le Liban et Antioche de Syrie. A Byblos, la légende locale savait qu' 'Adôn avait été blessé à mort par un sanglier : c'est à cet événement que les habitants de Byblos rapportaient, à ce que nous apprend Lucien, la couleur rouge que prenait chaque année, au jour anniversaire, le fleuve Adonis qui passe au voisinage de la ville. C'est à ce moment qu'était célébrée la fête du dieu, marquée par les orgies adonisiaques. En signe de deuil, les femmes sacrifiaient leur chevelure ou se prostituaient aux étrangers ; le salaire qu'elles recevaient était destiné à la déesse. A la fin de la période de tristesse, on célébrait, avec de grandes démonstrations de joie, la résurrection d'Adonis. 'Adôn est le dieu du soleil du printemps, promptement tué par les ardeurs de l'été. Le sanglier signifie la brusque irruption des chaleurs torrides. Les jardins d'Adonis symbolisaient la splendeur brève et vite flétrie du printemps. Esmoun joue dans la mythologie phénicienne un rôle analogue à celui d"Adôn; à Béryte, on célébrait sa mort et sa résurrection. Les écrivains grecs lui donnent le nom d'Asclépios, le dieu de la vie et de l'art de guérir. En Sakoun les Grecs retrouvaient leur Hermès *. D'un grand nombre de dieux phéniciens il ne nous a été gardé que le nom, conservé par lesjnoms théophores. Le dieu ÇD, Çad ou Çid est mentionné fréquemment, et c'est sans doute lui qu'il faut reconnaître, malgré la différence de la graphie, dans les noms de Zatadna, d'Akko et de Rabzidi (Lettres d'El-Amarna). Les noms Poumai et Pa'am désignent sans doute deux dieux distincts : il est douteux qu'il faille les rapprocher du Pygmaios ouPygmalion grec2. Nous avons déjà cité, parmi les Ba'alim, le Ba'alçaphon : çaphon se trouve aussi isolément comme nom de personne. Polybe cite Iolaos comme dieu punique,et le second élément du mot 'Abd SSM semble être aussi un nom divin. Les Kabires adorés particulièrement, au nombre de sept ou huit, dans les îles et en Asie Mineure étaient considérés, d après Philon de Byblos, comme les protecteurs de la navigation marine.
1. 'Sur Sakoun, cf. Ph. Berger, Ascagne, dans Mélanges Graux, p. 611. (I. L.) «• Sur un petit monument carthaginois, qui semble une amulette funéraire, Pygmaaon apparaît, associé à Astarté (Ph. Berger, Comptes-rendus Ac. Inscr., 1894, p. 453) : le n °m n a pas l'apparence sémitique, et est certainement transcrit du grec. (I. L.)
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Les relations grecques relatives à ces dieux forment un tissu d'inextricables contradictions : ils n'ont encore été trouvés dans aucun texte phénicien1. Les Phéniciens ont de plus adoré un nombre considérable de dieux égyptiens, philistins, araméens, assyro-babyloniens. Quelques-uns de ces cultes exotiques se sont fortement établis dans les îles et les colonies : ainsi celui (sans doute babylonien) d'Allat, celui de Reseph, dieu solaire s et guerrier de l'Egypte , ceux de l'Atargatis syrienne et de la déesse guerrière Anat. Philon de Byblos mentionne Dagon, que nous connaissons par ailleurs comme philistin, et lui attribue (peut-être d'après une étymologie qui lui est personnelle : dagan signifie « blé ») l'enseignement de l'agriculture ; les inscriptions d'El-Amarna signalent un Dagantakala. Les relations habituelles des Phéniciens avec les peuples étrangers, le grand nombre de leurs colonies ou comptoirs, expliquent qu'à l'époque de la décadence les systèmes syncrétistes se soient introduits chez eux plus aisément qu'ailleurs; il est naturel qu'un peuple, dont chaque tribu a ses dieux propres, soit enclin à reconnaître les dieux des autres nations. Hannibal, prêtant un serment, invoque, dans Polybe, des dieux étrangers à côté des nationaux. L'origine de certains noms de dieux composés, comme Melek-Osir, s'explique aisément : les Phéniciens, à l'étranger, identifiaient leur dieu avec une divinité quelconque du pays, et de là ils passaient vite à la confusion des deux cultes. Plus souvent encore, on voit unir deux divinités phéniciennes, comme dans les noms Melek-Ba'al et Esmoun-Milqart, Melek- 'Astart, Esmoun- 'Astart3, etc. Ces assimilations ont pu naître de circonstances accidentelles, et, étant donnée l'intime parenté des divers cultes locaux, elles ont pu facilement s'imposer : l'idée que plusieurs dieux exercent leur action dans le même sanctuaire, apparaît du reste dans plusieurs inscriptions. D'ailleurs, les noms composés peuvent aussi traduire une relation effective établie entre les deux divinités : c'était, comme nous l'avons vu (§ 40), le cas pour Atargatis4. Certains monuments chypriotes portent à croire que, dans les îles et les colonies, on adorait des dieux androgynes, nés de la fusion de deux figures divines en une seule.
1. Halévy les retrouve, dans une inscription de Sindjirli, considérés comme la suite du dieu guerrier Reseph : mais son interprétation du texte s'écarte de la traduction habituelle. 2. Cf. supra, p. 6, n. 2. 3. 'L'association Res'eph-Salman, qui apparaît sur une tablette égyptienne, atteste la haute antiquité du phénomène en Syrie. (I. L.) 4. * Il est douteux qu'Atargatis doive être rendu, comme le veut Jeremias, par « 'Atar, mère de 'Ate ». 'Atar'ate semble bien plutôt formé par une juxtaposition du nom de deux déesses, 'Atar et 'Ate, exactement comparable aux groupements de dieux cités plus haut. Il est vrai qu'on voit en général en 'Ate une divinité virile : mais les légendes — probantes, quoique évhéméristes — que rapportent à son sujet Athénée, surtout 1:'Apologie du Pseudo-Méliton, supposent nécessairement une déesse. On peut objecter, il est vrai, que, dans les noms théophores où 'Ate figure en qualité de sujet, le verbe est au masculin ; mais Baudissin a fait remarquer (art. « ATARGATIS » de la Realencylclopiidie de Hauck) qu'il en va de même pour les mots composés avec «'Astart. Il se pourrait que 'Ate soit la forme araméenne du nom de la déesse chananéenne 'Asiti (= 'Asf?) connue par un texte hiéroglyphique. (I. L.)
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§ 43. — Le culte et les croyances religieuses. Le culte répond à la conception grossière que les Phéniciens se faisaient de leurs dieux. On adore en eux les maîtres de l'univers, qui apparaissent, d'une part, dans les forces créatrices et destructrices du ciel, le soleil, la lune, la pluie, l'orage, et, d'autre part, dans la mystérieuse éclosion de la vie végétale, dans les sources et sur les hauteurs. Tous les dieux phéniciens ont eu ce caractère général, et il est malaisé de découvrir chez les différents dieux des traits individuels. Ils sont présents et agissants dans les pierres et les arhres sacrés, dans les sources, les étangs, les lacs et les fleuves, les collines et les montagnes (§ 39). Le sanctuaire comportait nécessairement des objets matériels tels que les asera et les bétyles, qui ne sont pas seulement des fétiches ; il n'est pas démontré que la coutume de dresser des phallus soit ancienne et générale. Toutes choses doivent leur naissance au dieu; tout lui appartient, et c'est pourquoi il a droit aux prémices et à tous les morceaux de choix. Mais les dieux ne sont point animés de sentiments naturellement favorables aux hommes. Les représentations figurées des dieux phéniciens montrent des êtres difformes, d'un aspect effrayant. D'eux viennent les sécheresses, les épidémies, les épizooties; les mêmes dieux qui président aux récoltes envoient dans les champs les essaims d'insectes et les rats destructeurs. Il est prudent de se les concilier à temps; ils sont vindicatifs, et il faut ne manquer en rien aux égards qui leur sont dus. La notion que l'on se fait de leur façon de manifester leur pouvoir et de témoigner leurs faveurs à l'adorateur est encore très primitive. Elie ne se livre pas à une plaisanterie vide de sens quand, aux prêtres de Ba'al qui du matin à midi ont hurlé leur « Ba'al, exauce-nous », il conseille de crier plus fort : « Peut-être est-il distrait, ou occupé ailleurs, ou fait-il un voyage, ou dort-il ». Il faut des moyens énergiques pour attirer son attention sur le sacrifice, et les sacrifiants se tailladent les chairs, ils crient et dansent autour de l'autel jusqu'à la frénésie. Les sacrifices étaient offerts en tous lieux, sur les montagnes et les collines, dans les vallées, auprès des sources, des fleuves et des lacs. Tout lieu de sacrifices chananéen comporte, suivant le Deutéronome, un autel, descippes, des asera et une image au nom du dieu. Le rituel ordinaire des sacrifices n'est pas régi par des règles très sévères. Les dieux possédant tout, ils ont droit à tout. On leur offre les fruits des champs, l'huile, le lait, la graisse, des gâteaux. En fait d'animaux, le tarif des sacrifices de Marseille énumère les taureaux, les veaux, les cerfs, les moutons, les chèvres, les agneaux, les boucs, les chevreaux, les oiseaux domestiques et sauvages. On sacrifie indifféremment les animaux domestiques et le gibier, les volatiles apprivoisés et les autres. Le tarif, ordinairement minutieux, nédicté aucune prescription relative à l'âge des victimes; il se borne à interdire l'offrande d'animaux émaciés ou malades. Il distingue trois sortes de sacrifices : le Kalil ou sacrifice complet (toujours un sacrifice de
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demande), le Çaw 'at et le Selem, sacrifices de demande ou de remerciement. Le sacrifice sert de nourriture aux dieux; l'utilisation du sang, dans certaines pratiques rituelles, et les sacrifices humains font voir que c'est le sang qui dans le sacrifice constitue l'offrande principale, parce que c'est dans le sang que réside la vie. Sauf dans le cas de sacrifice total, le sacrifiant reçoit une part de la victime, et le sacrifice s'accompagne ainsi d'un banquet. Aux fêtes, la musique et la danse contribuaient à accroître la joie. Aux fêtes déjà citées, il semble qu'il faille ajouter le jour de la nouvelle lune, à en juger du moins d'après le nom Benhodes que reçoit un enfant né le premier jour du mois. Une inscription fait mention d'une fête, longue de sept jours, marquée par une offrande de prémices : on peut conjecturer qu'il s'agit d'une fête du printemps ou de l'automne. L'expression ba'alê yamêm, qui désigne les génies de jours déterminés, a trait à des jours fastes. Les prêtres (appelés aussi sacrificateurs) avaient dans leurs attributions la célébration des sacrifices. Dans certaines villes, le sacerdoce était héréditaire dans la famille royale. Un roi des Sidpniens s'intitule prêtre d'Astarté ; la mère du roi Esmounazar de Sidon est prêtresse de la déesse (les femmes jouaient donc un rôle dans le culte). Les prêtres se divisaient en différentes classes : on mentionne fréquemment un rab kohannîm, « grand-prêtre ». Les titres du gallab êlim, « barbier du temple », et de Y'amath élim, « servante du temple », désignent des membres du sacerdoce inférieur. Le sens du titre îs êlim est incertain : peut-être s'agit-il d'un bedeau. On cite en outre les portiers, les chanteurs et les danseuses. Très agréable aux dieux semblait l'érection de stèles votives, simples pierres qui portent généralement le nom de la divinité ou une brève dédicace de forme invariable, plus rarement un symbole. Elles sont dressées en signe de gratitude pour un service rendu, et expriment l'espoir que le dieu se montrera reconnaissant. L'offrande de la chevelure, faite dans une intention de rachat, indique une conception plus sévère de la nature des devoirs de l'homme : en effet, d'après les idées sémitiques, la force vitale résidait dans la chevelure, comme l'âme dans le sang. L'existence dans les temples de la fonction de barbier indique l'extension de cet usage. La circoncision et le sacrifice de la virginité, déjà mentionné à propos des fêtes d'Adonis, sont inspirés par le même besoin de racheter parmi sacrifice partielle sacrifice complet de la vie; les deux institutions ont à leur base l'idée de la substitution. Mais c'est dans le sacrifice humain que l'on tirait logiquement la conséquence du principe : on offre ce qu'on a de plus cher, son premier-né, ses enfants. L'horrible coutume des sacrifices d'enfants n'appartient pas seulement, comme on pourrait le croire, à la période barbare des origines : elle s'est conservée très longtemps. Même les mesures de rigueur, prises par les Romains pour contraindre les Carthaginois à abandonner ce rite, furent inutiles : les dieux n'avaient rien perdu de leur aspect redoutable et de leur cruauté. Quand les circonstances sont particulièrement graves, dans ies cas de danger commun, l'un des
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membres notables de la communauté doit être sacrifié à la place de tous ; les sacrifices humains sont offerts aussi pour remercier le dieu d'un secours éclatant. Diodore parle d'un sacrifice célébré après une victoire et pendant lequel les plus beaux des prisonniers furent sacrifiés, en signe de reconnaissance, devant la tente sacrée. Cette cruelle pratique exprime à la fois le sentiment de la faiblesse irrémédiable de l'homme vis-à-vis de l'effroyable puissance des dieux, et celui du besoin d'une offrande d'un prix infini. Quelles sortes de récompenses attendait-on des dieux? Aucune qui dépassât les jouissances que peuvent donner la vie humaine et les biens terrestres. Le roi de Byblos, élevant un autel à la Ba'alat, demande, parce qu'il a été un roi juste, à jouir d'une longue vie et d'un long règne, et à trouver grâce (considération) auprès des dieux et auprès de son peuple. Les usages funéraires pourraient faire croire qu'après la mort on attendait une vie nouvelle et plus haute : on attachait une grande importance à la préparation des chambres et des fours funéraires, des sarcophages et des cercueils; à côté du cadavre, on mettait dans la tombe — le bêth- 'ôlam, la «maison éternelle » — toutes sortes d'ustensiles, et même des images de divinités protectrices. Les inscriptions des sarcophages menacent de la punition des dieux quiconque trouble criminellement le repos des morts. Mais on n'a pas dépassé ces pratiques ni les conceptions qui sont à leur base. Le tombeau est le lieu de repos que nul ne doit troubler pour effaroucher le sommeil des ombres. Les Rephaîm (ombres) ne demandent qu'à reposer en paix dans leur tombe : ni leur désir ni leur espoir ne vont plus loin. Le roi de Sidon, Esmounazar, a tout fait pour mériter la faveur des dieux. Il a bâti des temples, payé de lourdes redevances à leur trésor, accru le territoire de Sidon (et par là même étendu la sphère de la domination des dieux) : pourtant il n'a pas le moindre sentiment d'une récompense qui supposerait la possibilité d'une vie ultérieure. L'inscription funéraire, qui énumère ses mérites à l'égard des dieux, ne retentit que d'une plainte émouvante : « La vie m'est arrachée prématurément, c'en est fait de ma grandeur; pitoyable, je suis mort1. »
1- *J. Halévy a conclu, d'une interprétation personnelle de passages obscurs de l'inscription d'Esmounazar, à l'existence, chez les Sémites, d'une eschatologie développée, dont il a signalé les traces aussi dans les textes de Sindjirli; cf. ses Mélanges d'épigr. et d'arch. semit., p. 5 et suiv.; Mélanges de critique et d'histoire, p. 363; Revue Sémitique, 1894, p. 31. (1. L.)
�CHAPITRE VIII
LES ISRAÉLITES
Par le Prof. J.-J.-P.
VALETON
Jr (d'Utrecht).
44. Désignations et divisions historiques de la religion d'Israël. — 45. Jahvé; les origines de son culte. — 46. La religion primitive d'Israël. — 47. La coutume et le culte à l'époque prémosaïque. — 48. Jahvé considéré comme Dieu libérateur et guerrier. — 49. Jahvé, roi et possesseur du pays. —■ 50. Jahvé et la civilisation; syncrétisme et exclusivisme. — 51. Le caractère moral de Jahvé: justice, amour, sainteté. — 52. Le Jalivisme élimine les éléments païens; le jugement. — 53. La sainteté de Jahvé et de la communauté. La délivrance. — 54. La communauté juive. — 55. Judaïsme et hellénisme. La dévotion juive.
§ 44. — Désignations et divisions historiques de la religion d'Israël1. Parmi les religions sémitiques la religion israélite occupe une place spéciale. Elle est le culte de Jahvé, le Jalivisme : la notion de Dieu qui s'attache à ce nom domine le développement historique de cette religion.
1. BIBLIOGRAPHIE. — Nous négligeons les introductions à l'étude de l'Ancien Testament, ainsi que les innombrables commentaires sur les différents livres canoniques et apocryphes. Parmi ces derniers, on compte cependant des monuments, élevés au prix d'un labeur colossal : tels sont le Vollstàndige liibelwerk fier die Gemeinde in drei Ablheilungen de G.-C.-J. Bunsen, 5 vol., 1858-1860, malheureusement bien étranger à l'esprit de la science biblique actuelle; — La Bible nouvellement traduite sur les textes originaires avec une introduction à chaque livre, des notes explicatives sur l'Ancien Testament et un commentaire complet sur le Nouveau Testament, d'E. Reuss, 7 vol., 1S74-1SS1, et l'ouvrage posthume du même savant, publié par Erichson et Horst,0«> Alte Testament ûbersetzt, eingeleitet und erlàutert, 7 vol., 1892-1894; — E. Kautzsch, Dit Heilige Schrift des Allen Testaments, in Verbindung mit andern Gelehrlen kerausgegeben, 2° éd., revue et corrigée, 1896, a rendu un service signalé aux non-hébraïsants; les appendices du livre contiennent une esquisse de l'histoire du peuple juif depuis Moïse jusqu'au second siècle avant Jésus-Christ, ainsi qu'une brève histoire de la littérature biblique. [En fr., Nœldeke, Histoire littéraire de l'Ancien Testament, trad. Derenbourg et Soury, 1873.] Les livres capitaux sur l'histoire du peuple d'Israël sont l'ouvrage déjà ancien de H. Grœtz, Geschichte derJttden, 11vol., 1861 [Trad. fr. abrégée en 5 vol., par Wogue et Bloch, 1882-1897], et surtout le livre classique, mais déjà bien dépassé, de H. Ewald, Geschichte des Volkes Israël, 3° éd., 1864-1868, 7 vol., auquel il faut ajouter Die Dichter des Allen Bandes, 3 parties^ 2° éd., 1866-1867, et Die Prophète» des Allen Bundes, 3 parties, 2" éd., 1861-1868, du même auteur. — De date plus récente
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On la désigne encore dans son ensemble sous le nom de Mosaïsme. Ordinairement on se sert de ce dernier nom pour l'époque qui va de la sortie d'Egypte à l'établissement dans le pays de Chanaan, et on distingue alors les périodes suivantes par les noms de prophétique et de juive. Cette division procède de l'hypothèse qui veut que le Pentateuque, dans son ensemble, nous reporte au temps de Moïse. Les recherches effectuées depuis
est en dehors des chapitres consacrés au judaïsme dans les deux Geschiclile des Alterthùms, de M. Duncker et de E. Meyer, l'œuvre capitale de J. Wellhausen, inspirée par l'hypothèse dite grafienne, Geschichte Israels, I, 1878. Rééditée sous le titre de Prolegome'nazur Geschichte Israels [5° éd., 1899], elle a pour compléments Abriss der Geschichte Israels und Judas (Skizzen und Vorarbeiten, 3e fasc, 1884), et Israelitische und jûdische Geschichte, 2* éd., 1895 [4° éd., 1901].— B. Stade, Geschichte des Volkes Israël (2 vol.; la 2« partie du tome II est occupée par 0. Holtzmann, Das Ende des jùdischen Slaatswesens und die Erstehung des Christenthums, 1887-18S8, d'une lecture très attachante. — E. Renan, Histoire du peuple d'Israël, 5 vol., 1887-1894 : ingénieux, mais dénué de base critique. — R. Kittel, Geschichte der llebruer, jusqu'à l'exil babylonien, 2 vol., 18881892, reflète les idées de Dillmann. — H. Winckler a fourni d'utiles contributions à l'histoire juive dans Geschichte Israels in Einzeldarslellungen, I, 1895; Allorientalische hrschungen, I-IV, 1893-1S96 ; Alltest. Untersuchangen, 1892 ; — A. Klostermann, Geschichte des Volkes Israels bis zur Restauration unter Esra und Nehemia, 1890. — [Piepenbring, Histoire du peuple d'Israël, 1898.] — Pour l'époque postérieure il faut citer notamment l'excellent ouvrage d'E. Schurer, Geschichte des jùdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, î' éd., 2 vol., 1886-1890 [38 éd., 3 vol., 1898-1901], et J. Wellhausen, Die Pharisaer und Sttdducuer, 1874. L'histoire de la religion juive a été exposée dans les livres déjà anciens de Vatke, Religion des Alten Testaments, I, 1833, et Br. Bauer, Religion des Alten Testaments in der geschichtlichen Entwickelung Virer Principien dargestellt, 2 vol., 183S-1S39. — A. Kuenen a donné, dans De godsdienst van Israël toi den ondergang van den joodschen staat, (2 parties, 1869-1870), la première histoire détaillée du développement de la religion Israélite qu'ait inspirée l'hypothèse dite grafienne*; cf., du même auteur, les Bidragen tôt de geschiedenis van den Israël, godsdienst (dans différents volumes de la Theolog. Tidschrift), et surtout Volksgodsdienst en Wereldgodsdient (Hibbert Lectures, 1882); — C.-G. Montefiore, Lectures on the origin and growth of religion, as illuslrated by the religion of the ancient Hebrews (Hibbert Lectures, 1892); — R. Smend, Lehrbuch der alllestamentlichen Religionsgeschichte, 1S93; — C.-C. Tiele, Geschiedenis van den godsdienst in de oudheid.tot op Alexander den groote (t. I, p. 272-347, 1893); succinct.— D'autres travaux portent sur des points de détail : F.-E. Kônig, Die Hauptprobleme der altisruelitischen Religionsgeschichte gegenuber den Entwickelung slheorikern, 1884; — F. Bœthgen, Beitrilge zur semitischen Religionsgeschichte, I, 188S; — J. Robertson, The earhj religion of Israël as set forth by biblical writers and by modem critical historiars. 1892; —E. Sellin, Beitrâge zur israelitischen und jùdischen Religionsgeschichte, I, 1896. Importantes pour le théologien, mais ayant moins d'intérêt pour l'histoire religieuse israélite sont diverses œuvres, d'ailleurs écrites à des points de vue différents : H. Ewald, Die Lehre der Bibel von Gott, 4 vol., 1871-1876; — G.-F. OEhler, Théologie
Suivant Graf, qui a donné son nom au système, mais a eu des précurseurs comme Reuss, et dont la thèse doit sa forme définitive à Wellhausen (voir l'esquisse de la formation de la doctrine lans ses Pmlerjomena, 5" éd., p. 5 et suiv.) on doit distinguer trois couches principales dans le Pentatouque et son annexe directe, le Livre de Josué. Ce sont, par ordre chronologique : 1° les parties narratives anciennes, subdivisées entre le jahvéiste et Yélohiste (vers le ix» et le vin" siècles); 2° le Deutironome, qui doit fitro considéré comme l'aboutissant de la prédication prophétique, et apparaît sous la règne de Josias (621); 3» le Code sacerdotal, postérieur à l'exil, qui comprend une partie législative (qui s'étend en gros sur le Lévitique, l'Exode, 25-31,35-40 et les Nombres, 1-10,15-19,25-36) et une partie narrative, qui encadre les récits anciens. Grâce surtout à Wellhausen, qui a mis au service de cette théorie d'éclatants mérites d'historien et d'écrivain, les conclusions de l'école critique prévalent depuis un quart do siècle, dans les milieux scientifiques. Elles ont cependant été contredites à leurs débuts (of. Prolegomena, p. 11 et suiv.) et ont trouvé, en ces dernières années, un contradicteur systématique en J. Halévy, dont les Recherches bibliques (2 vol., 1895-1901) procarnent l'unité do composition do la Genèse, sa rédaction au temps de Salomon, l'antériorité du ode sacerdotal sur le Deutéronome, lui-même déclaré notablement antérieur au règne do Josias. U' Ij.)
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plus d'un siècle ont fait ressortir de plus en plus clairement le caractère erroné de cette opinion. Le Pentaieuque n'appartient pas à une époque unique : il contient l'œuvre de centaines d'années, et amalgame le pré-et le post-exilique dans une combinaison dont l'unité est artificielle. On n'est donc pas fondé à distinguer une époque « mosaïque » particulière : ce qui est historiquement établi sur le temps de Moïse se détache trop peu nettement de l'époque qui suit immédiatement. On peut, par contre, dans un
des Alten Testaments (2 vol., 1874; en 1891, 3e éd. en 1 vol. éditée par Th. OEhler); H. Schultz, Alttest. Théologie (2 vol., 1809 ; o" éd. complètement remaniée, 1S96) : dominé dans les questions essentielles, à partir de la 2" éd., par l'hypothèse grafienne, l'auteur a, d'édition en édition, donné plus d'importance à l'ordre historique; — A. Kayser, Die Théologie des Alten Testaments in ihrer geschichtlichen Entwickelung dargestellt, (publié après la mort de l'auteur, par E. Reuss, 1SS6; 2" éd., remaniée par K. Marti, 1894). — F. Hitzig, Vorlesungen ilber biblische Théologie und messianische Weissagungen des Alten Testaments (publié par J.-J. Kneucker, 1880); — A. Dillmann, Handbuch der alttestamenll. Théologie, publié, d'après les papiers de l'auteur, par R. Kittel, 1895. Des prophètes et de la prophétie, considérée comme le fait capital de l'histoire de la religion juive, traite le vieux livre de A. Knobel, Der Prophelismus der llebriier, 2 parties, 1837 ; puis, G. Baur. Geschichte der alttest. Weissagung, I. 1S60; se borne aux origines: —Kiiper, Das Prophetenthum des ail. Bandes ûbersichtlich dargestellt; 1870; — E. Riehm, Die messianische Weissagung; ihre Entstehung, ihr zeitgeschichtl. Charakter und ihr Verhultniss zu der neulestamentl. Erfiillung, 1875; — B. Duhm. Die Théologie der Propheten als Grundlagefùr die innere Entwickelungsgeschichte der israel. Religion, 1875 ; — A. Kuenen, De profelen en de profetie onder Israël, 2 parties, 1815; — C. von Orelli, Die alttest. Weissagung von der Vollendung des Goltesreiches in ihrer geschichtlichen Entwickelung dargestellt, 1S82; —■ S. Maybaum, Die Entwickelung des israel. Prophelenthums, 1883 ;— W. Robertson Smith, The prophets of Israel and their place in historg to the close of the eight century, 1S82 (traduit en allemand et en hollandais), très important, de même que The Old Testament in the jewish Church, 1S82, qui appartient plutôt à la catégorie des introductions. — J.-J.-P. Valeton junior, Viertal voorlezingen over profelen des O. Verbonds, 1SS0; — du même, Amos en Ilosea een hoofdstuk uit de geschiedenis van Israè'ls godsdienst, 1894 [trad. ail.]; —J. Darmesteter, Les prophètes d'Israël, 1S91 ; — C.-H. Cornill, Der israelitische Prophetismus, 2e éd.. 1896. — Il a paru en outre un nombre considérable de monographies sur les différents prophètes, ainsi que des études sur les divers aspects de leur théologie. Citons encore S. Maybaum. Die Entwickelung des altisraelil. Prieslerthums,iSSO,et\v comte W.-W. Baudissin, Die ffeschichle dascdttest. Prieslerthums, 1S89, et, pour la période post-biblique. F. Weber, System der altsynagogalen palàstinischen Théologie aus Targum, Uidrasch und Talmud (publié après la mort de l'auteur, par Franz Delitzsch et G. Schnedermann, 1SS0; une seconde édition a paru en 1897 sous le titre deJùdische Théologie). Les revues de théologie de langues allemande, anglaise, française et hollandaise renferment un nombre incalculable d'articles relatifs aux problèmes soulevés par l'histoire religieuse des Juifs et, d'une façon générale, par la science biblique. Mentionnons particulièrement, parmi des périodiques spéciaux, la Zeitschrift fur die alttest. Wissenschaft, publiée par Stade depuis 1881, et Ilebraïca, managing editor W.-R. Harper (depuis 1884-1885); [en France, la Revue des Études juives (depuis 1880); la Revue biblique (depuis 1892); la Revue sémitique (depuis 1893) sont les principaux périodiques qui fassent une part à l'exégèse biblique.] Pour l'archéologie, voir K.-F. Keil, Handbuch der biblischen Archàologie, 2 parties. 1858-1859; — M.-W.-L. de Wette, Lehrbuch der hebr. jùd. Geschichte, 4e éd., revue par F.-J. Râbiger, 1864; — J. Benzinger, Hebr. Archàologie, 1893 ; — W. Novvack, Lehrbuch der hebr. Archàologie, 2 vol., 1894. — Même les ouvrages les plus récents ne répondent pas entièrement aux exigences de l'historien. [Signalons encore quelques recueils encyclopédiques récents : Hastings, A dictionary of the Bible (1898 et suiv., 4 vol.); Cheyne et Black, Encyclopœdia biblica (depuis 1899); abbé Vigouroux, Dict. de la Bible 8 (depuis 1891). La Realencyklopiidie f. protest. Théologie u. Kirche (2 éd. par Hauck; 11 vol. parus depuis 1895) et la Jewish Encyclopedia (t. I-II, 1901-2) renferment, surtout la première, d'excellents articles sur la Bible et le Judaïsme ancien.]
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sens qualifier de mosaïques les diverses parties du Pentateuque, anciennes et récentes : le Décalogue, les Paroles de Alliance, le Livre dit de l'Alliance, le Deuléronome, la Loi de sainteté, le Code sacerdotal, ainsi que le Pentateuque dans son ensemble actuel, et même, dans une certaine mesure, la Mischna, la Gemara et la Tosefta. Il en est alors de ce mot « mosaïque » comme des mots « chrétien », « mahométan », etc. Il représente l'unité de la religion israélite. Il exprime la pensée que, quelles que soient les différences qu'elle présente à ses différentes époques, la religion d'Israël est cependant restée toujours la même. C'est un mouvement qui se poursuit, mais qui n'est légitime qu'en tant qu'il développe les éléments premiers fournis par Moïse. Le christianisme lui aussi est compris dans un certain sens dans ce mouvement, et on a le droit d'interpréter ainsi les paroles de saint Jean, o .e : « Si vous étiez réellement Mosaïstes, vous seriez aussi chrétiens. » Dans cette évolution on distingue du premier coup d'ceil deux grandes périodes que l'on peut, pour la commodité, appeler pré- etpost-exilique.Leur limite est marquée par Néhémie (deuxième moitié du ve siècle av. J.-C.).. Pourtant les débuts véritables de la seconde période remontent plus haut et datent de la promulgation du Code deutéronomique (621 av. J.-C). Dans la première de ces périodes, la religion est celle du peuple israélite ; dans la seconde, c'est celle de la communauté juive. De l'une à l'autre, la notion de Dieu prend un caractère transcendant de plus en plus marqué. Jahvé est d'abord le Dieu d'Israël, dont la puissance sur les peuples, comme en général sur la nature et l'histoire, est de plus en plus clairement reconnue. Dans la seconde période, il est dans toute la force du terme le Dieu universel, qui a fait d'Israël son peuple, c'est-à-dire une
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communauté sainte. Au point de vue religieux, la période préexilique se divise en deux périodes principales, dont la limite est marquée, extérieurement, par la chute de la dynastie d'Omri et l'avènement de la maison de Jéhu dans les tribus septentrionales d'Israël : ce fait (842 av. J.-C.) a été gros de conséquences, même pour le royaume de Juda. Si l'on considère l'histoire interne de la religion, l'apparition des grands prophètes du vmc siècle est avec cet événement dans une relation indirecte, mais réelle. Ce n'est que par rapport à l'œuvre de ces prophètes-écrivains que les deux périodes peuvent être appelées, comme cela se fait d'habitude, période d'avant les prophètes et période des prophètes. Mais il faut remarquer que jamais, même dans la première de ces périodes, Israël n'a manqué de prophètes. Dans la première de ces deux grandes périodes, il s'agit de préserver l'existence du Jahvisme vis-à-vis des autres religions qui régnaient en Chanaan. On peut ici distinguer trois divisions d'étendue très inégale : 1° de Moïse à la monarchie de David : c'est le temps des luttes pour l'hégémonie du Jahvisme, luttes qui se terminent à la conquête de la forteresse de Jébus; 2° époque de David et de Salomon : c'est celle de la suprématie incontestée de Jahvé; 3° du schisme à la révolution de Jéhu, période où se maintiennent les conquêtes faites jusqu'alors, et où s'engage la lutte contre l'absolutisme politique et, d'autre part, le syncrétisme religieux.
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Dans la seconde grande période, l'histoire du Jahvisme est celle d'une crise intérieure. Le spiritualisme moral commence à éliminer les éléments primitifs et à certains points de vue païens de la religion : de là une lutte entre les idées populaires et les idées des prophètes, qui ne prend fin qu'avec l'indépendance nationale d'Israël. Voici les phases de cette période : 1° le centre de gravité passe des tribus du nord d'Israël à Judace déplacement, préparé lentement, est achevé par la chute de Samarie en 722; 2° découverte et promulgation (en 621) du Code deutëronomiquec'est là une tentative destinée à donner aux prédications prophétiques la forme législative; 3° suppression d'Israël comme Etat— conséquence de l'exil ; 4° renaissance de la conscience religieuse dans la deuxième moitié du vie siècle. Avec Néhémie commence une époque nouvelle. Elle est partagée en deux moitiés par le commencement des relations avec le monde grec, vers 333. Dans la période qui précède cette date, il s'agit avant tout de former et de développer une communauté sainte régie par la loi; dans l'autre, l'essentiel est la lutte avec l'hellénisme, lutte qui arrive au paroxysme avec la guerre des Macchabées. Après une courte floraison sous les Asmonéens, la communauté juive se désorganise complètement avec la dynastie d'Hérode et sous les procurateurs romains qui suivirent. Même au point de vue religieux, ni les mouvements apocalyptiques avec leurs espérances messianiques, ni l'étude scrupuleuse et étroite de la loi, ni l'individualisme religieux n'arrêtèrent cette décadence. Mais c'est à ce moment que la notion de Dieu enfermée dans le Jahvisme trouva en Jésus-Christ son expression intégrale.
§ 4o. — Jahvé; les origines de son culte. Le dogme principal de la religion israélite est celui-ci : Jahvé est le Dieu d'Israël, Israël est le peuple de Jahvé. La tradition israélite est unanime à dater du séjour en Egypte ces rapports entre Jahvé et Israël, qu'Osée représente sous la forme d'un mariage, et qui sont régulièrement désignés sous le nom d'alliance depuis l'époque du Deutéronome et de Jérémie : « Jahvé est Dieu dès le pays d'Égypte » (Osée, 12 10, 13 < ; cf. 9 w; Amos, 3 2). En opposition avec cette vieille conception, plusieurs savants ont récemment placé dans la Palestine même le lieu d'origine du Jahvisme, et du peuple israélite en général : ainsi Stade (Gesch. d. V. Isr., I), qui se fonde sur les noms d'« Hébreux » et d'« Israël ». Pour lui, les habitants non Israélites du pays à l'ouest du Jourdain auraient donné le premier de ces noms au peuple israélite, lorsqu'il s'établit parmi eux. Quant au second, il aurait été celui d'une tribu du pays à l'est du Jourdain, qui se distingua en quelque manière, acquit une notoriété particulière et dont d'autres tribus prirent le nom. H. Winckler {Gesch. Isr., I) va bien plus loin dans cette voie. D'après lui, David, prince de Kaleb, soumit à sa domination d'abord Juda,
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ensuite les autres tribus établies en Palestine. Le royaume ainsi créé reçut le nom d'Israël et le dieu Jabu, adoré, sur le Sinaï en Muçri, par diverses tribus arabes, devint, sous le nom de Jahvé, la divinité de ce royaume. Tout ce que l'Ancien Testament raconte des temps qui ont précédé David, YYinckler le considère comme une légende forgée par David ou les poètes de sa cour, afin de prouver l'intime parenté d'Israël et de Juda. La confusion des noms de Muçri et Miçraïm offrait fort à propos un point de départ à cette légende. Ce ne sont là que des conjectures arbitraires. Tiele 1 l'a dit avec raison : on peut nier l'historicité du séjour en Egypte, mais à la condition de donner une explication satisfaisante de la naissance d'une semblable fiction à une époque où l'on n'avait aucun motif de haïr l'Egypte, et où l'on allait même jusqu'à la considérer comme une alliée. En tout cas, l'alliance des tribus a dû être contractée avant la conquête de la Palestine proprement dite, car cette alliance s'est rompue lors de cette conquête, tandis que le souvenir s'en est conservé2. Toutefois nous n'avons pas le droit de remonter plus haut pour le nom de Jahvé. Sans doute le Jahviste l'emploie déjà dans les récits du Pentateuque relatifs aux patriarches, et il fait remonter l'adoration de ce Dieu à la deuxième génération humaine (Genèse, 4 2e); mais ceci ne saurait prévaloir contre la narration de l'Élohiste, suivi, pour l'essentiel, par le Code sacerdotal et d'après laquelle Jahvé est la forme précise, révélée à Moïse, de 1* « Elohim des pères », demeuré jusqu'alors indéterminé. Au point de vue religieux, la nuance est insignifiante. Le Jahviste, en n'employant qu'un seul nom divin, exprime simplement l'identité de la religion des patriarches avec celle d'Israël. L'Elohiste fait bien cette distinction, mais tout en pensant que les générations antérieures étaient animées du même esprit que l'Israël qu'il connaissait : le Dieu, qui désormais portera le nom de Jahvé, estl'Elohim des pères. Osée, 12, est ici très instructif. Pour apprécier quels étaient, au point de vue religieux, les rapports entre Jahvé et Israël, il faut surtout considérer le sens qu'avait devant la conscience religieuse d'Israël le nom du Dieu, tel que ce sens ressort de l'Exode, 3. Le nom de Jahvé est pris ici comme un imparfait qal du verbe haya, et il est expliqué par la circonlocution 'ehijeh 'aser 'ehyeh. A l'interprétation par le hiphil donnée par Schrader3, Baudissin4, H. Schultz8, etc.6, on doit objecter qu'elle ne cadre pas avec le contexte, que haya n'a pas de hiphil, et que l'idée de « dispensateur de la vie » et même de « créateur » n'est pas au premier plan dans la notion israélite de Dieu. D'autre part, aucune des diverses interprétations anciennement proposées ne rend
1. Tiele, Geschiedenis van den godsdienst in de oudheit, I, 280. 2. Wellhausen, Abriss der Gesch. Israels und Judas. 3. Sehrader, ap. Bibellex. de Schenkel, III, p. 170. 4. Baudissin, Studien zur semit. Religionsgeschichte, I, p. 229. »• Schultz, Altt. Theol., 5» éd., p. 410.' 6- Lemme, Die religionsgeschichtliche Bedeutung des Decalogs, p. 19 et suiv., lit d'après cette interprétation 'ahyeh 'aser'ahyeh; cf. Grxc. Ven., o ov-wxïjç, et Clericus, Comm.
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compte de l'expression hébraïque : ni l'hellénistique, qui trouve exprimée dans le nom de Jahvé l'idée de Vaseitas de Dieu, ni la palestinienne, qui donne à haija le sens d'« exister », ni celle des modernes, qui expliquent le terme par l'idée de la fidélité, de l'invariabilité, de l'activité spontanée de Dieu. C'est Robertson Smith 1 qui, poursuivant une théorie de P. de Lagarde2, a donné la véritable interprétation, en renvoyant à des passages comme : Exode 413, 16 aa, 33 i9, Deutéronome 92», I Samuel 23 a, H Samuel 15 20, II Rois 8 i, Ezéchiel 12 23. Dans chacun de ces passages se trouve un verbe qui exige un complément qui en détermine le sens. Or la détermination attendue n'est pas donnée : elle est remplacée par une proposition relative, dans laquelle le verbe est simplement répété. Quand on passe à la troisième personne, cette proposition relative disparaît, et elle est remplacée par un complément indéterminé qui, suivant une règle habituelle en hébreu, peut n'être pas exprimé. On a ainsi : « Je serai ce que je serai », et d'autre part : « Il le sera ». Moïse demande : Quel est ton nom? La réponse, dont Juges, 13 n-m, offrait un pendant exact, est la suivante : 'ehijeh 'aser 'ehyeh. D'une part cela signifie : Israël n'a pas besoin de connaître le nom de Dieu, Dieu sera pour Israël tout ce qu'il sera, et il suffira à Israël d'en faire l'expérience. D'autre part cela veut dire : si Israël veut un nom pour Dieu, que ce nom exprime seulement la communion entre Dieu et Israël et la sollicitude de Dieu pour son peuple. C'est par les noms qu'elle donne à la divinité qu'on apprend le mieux à connaître une religion. C'est bien le cas pour Israël. Ce qui pour lui est d'intérêt capital, ce n'est point de savoir ce qu'est Dieu en soi, mais ce qu'il est pour son peuple ; le caractère de cette religion n'est pas métaphysique et dogmatique, mais pratique et éthique. Le nom de Jahvé présentait d'ailleurs ce grand avantage d'être de nature purement formelle, et de former ainsi un cadre à l'intérieur duquel un libre développement de la piété était possible. Cette imprécision du nom, qui, par lui-même, n'opposait aucun obstacle à l'évolution et même la favorisait, aida extraordinairement à la constitution du monothéisme israélite. La question de l'origine du nom de Jahvé reste cependant entière. On a renoncé dans les derniers temps, et avec raison, à l'opinion, jadis très répandue, qu'il dérivait de conceptions sacerdotales égyptiennes. Par contre, on peut admettre que le nom interprété étymologiquement dans Exode, 3, repose sur une forme plus ancienne, Jahu, que l'on doit reconnaître, malgré les objections élevées à ce sujet, dans les noms où entrent en composition Ja et Jahu et dont on a trouvé des exemples isolés en dehors d'Israël, par exemple dans les noms de Ja'ubidi de Hamath et du roi de Damas Jalu==Jahu-ilu. Rien ne permet de supposer, comme l'ont fait Schrader et Baudissin, que les noms s'expliquent par l'emprunt du Dieu juif par des panthéons étrangers. D'autre part, Tiele et Stade ont montré que vraisemblablement le culte de Jahvé (Jahu) était indigène au pays des Kénites et que Moïse l'a importé de là en Israël. Les indices qui
1. The Prophets of Israel, p. 385 et suiv. 2. Psalt. Hier., p. 156 et suiv.
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militent en faveur de cette opinion (que Dillmann rejette comme arbitraire et dénuée de toute preuve) sont les suivantes : 1° les relations existant d'après Juges 11G, 4U, entre les Kénites et le beau-père de Moïse désigné ailleurs comme Madianite; 2° le fait que, pour Israël, Jahvé habite sur le Sinaï; c'est donc là qu'il faut chercher le siège originel de son culte; 3° l'importance du rôle joué par les Kénites comme adeptes d'un Jahvisme rigoureux, à l'époque où ils ont été admis en Israël2. Mais si Israël a emprunté le culte de Jahvé, il l'a transformé profondément. Ce que Jahvé a été en Israël, il ne l'a certainement été nulle part ailleurs. § 46. — La religion primitive d'Israël. Nous ne savons que peu de chose des idées religieuses qui précédèrent en Israël la croyance à Jahvé. La conception qu'on peut en avoir dépend du jugement que l'on porte sur les récits relatifs aux patriarches. Bien qu'on soit généralement d'accord pour admettre qu'ils n'ont aucun caractère historique, il existe de graves divergences dans la façon de les comprendre et de les apprécier. L'interprétation mythologique, poussée à ses dernières conséquences surtout par Goldziher3, n'a plus guère de partisans. D'autre part, Kuencn et d'autres regardent ces récits comme des légendes généalogiques, où se reflète l'histoire des tribus; pour ces savants, les personnages nommés sont en très grande partie des héros éponymes ; ils refusent de reconnaître dans leur histoire aucun souvenir véritable de l'âge patriarcal, Mais c'est avec raison, semble-t-il, que Dillmann4 et d'autres se placent dans cette question à un point de vue opposé. Leur opinion est, il est vrai, solidaire de leur théorie du Code sacerdotal (A) qu'ils considèrent comme la partie la plus ancienne du Pentateucjue. Il faut faire ici sa part à la critique isagogique. Si, à rencontre de Dillmann, l'on rejette le Code sacerdotal jusqu'après l'exil, les brefs renseignements qu'il prétend nous donner sur la période des patriarches ne sauraient être considérés que comme un remaniement, conforme à une théorie en partie très transparente, de données séculaires. Pour apprécier la valeur des autres récits, il nous faut partir de deux considérations : il n'y a pas de peuple qui connaisse l'histoire de sa propre origine ; d'autre part, tous les peuples, en arrivant à la lumière de l'histoire, y apportent un trésor de traditions, de souvenirs, de récits, que l'on rattache à des noms propres et à des localités, et que chaque génération répète à sa manière. Il est impossible de faire le départ entre ce pi est historique et ce qui ne l'est pas. Les monuments ainsi élaborés reflètent, diversement suivant les époques, la vie nationale, telle qu'elle se
l-llandb. d. altt. Theol., p. 103. 2. 'La thèse de l'origine Kénite de Jahvé. devenu, par le mariage de Moïse, le dieu familial de ce dernier, a été soutenue récemment par Budde, Religion des Volkes Israël bis zur Verbannung, 1900. (I. L.) 3. Goldziher, Der Mythits bei den Hebrâern und seine geschichtliche Entwickelung. Dillmann, Handb. 'der altt. Theol., publié par Kittel.
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manifeste dans les hommes qui dirigent le peuple et parlent pour lui, Ces hommes furent, en Israël, les prophètes. Dans les documents que nous possédons, le fond légendaire (il ne s'agit pas ici de mythes à proprement parler, et moins encore de fictions créées de propos délibéré) a servi de matière à la prédication et exprime par suite d'une manière précise la notion de Dieu propre, par exemple, au ixe et au VIIIc siècle. Au point de vue religieux, leur valeur ne réside pas dans le fond historique qu'on peut en extraire avec plus ou moins de vraisemblance, mais dans l'esprit qui anime les figures, qui leur donne le sang et la vie, et en fait des types où s'exprime le caractère particulier d'Israël avec une vérité et une vigueur incomparables Pourtant il faut maintenir que ces récits nous conservent, sans doute confusément, des souvenirs locaux, souvenirs de familles et de clans2. Il faut bien l'admettre : ce qui se présente comme histoire des personnages est en grande partie histoire de la tribu ; on a traduit par ces récits des relations géographiques et ethnologiques ; on a reporté à une antiquité très reculée des événements d'une époque postérieure ; les personnages sont souvent des héros éponymes; on a assez fréquemment rattaché à un nom, qui varie d'ailleurs suivant les divers, cycles, des événements disparates. Mais il ne s'ensuit pas qu'il faille nécessairement dénier toute créance à l'historicité des patriarches, et on n'est nullement tenu de contester tout caractère de souvenir positif aux récits relatifs, par exemple, à l'origine mésopotamienne et à la vie nomade d'Israël à travers la Palestine jusqu'en Egypte3. Du moins, ne suffit-il pas, pour expliquer les récits sur les patriarches, de prétendre, avec Stade, que les sanctuaires empruntés aux Chananéens ont été originellement israélites. La théorie que nous adoptons a l'avantage de fournir une base à l'étude des origines d'Israël et surtout de sa religion. Cette affirmation est en contradiction directe avec l'opinion de Stade. Celui-ci conteste qu'il y ait aucune relation entre le Jahvisme et l'ancienne organisation religieuse d'Israël. D'après lui, rien n'indique que ce peuple ait eu, avant Moïse, aucun culte (p. 130); mais de nombreux faits empruntés surtout à la constitution de la famille et de la tribu prouveraient que la religion d'Israël avant Moïse était un animisme, dont les principales manifestations sont le culte des ancêtres et le totémisme. (Le totémisme a été mis en lumière particulièrement par Robertson Smith4.)
1. H. Schultz, Altt. Theol., 5e éd., p. IS. 2. "Très défavorable à l'historicité même partielle des traditions patriarcales est Gunltel, dont l'excellent commentaire de la Genèse {Handkommentar de Nowack, I; cf. surtout l'introduction, publiée à part sous le titre de Sagender Genesis, 1901) met en évidence le caractère tantôt mythique, tantôt légendaire des récits populaires de toute sorte dont la contamination a formé le fond du récit que nous connaissons. (I. L.) 3. Sayce (Early Religion and Patriarchal Palestine) prétend qu'on a découvert récemment les noms d'Abraham et de Jacob dans des documents égyptiens. Cette affirmation repose sur des bases trop fragiles pour qu'on puisse déjà en tirer des conséquences. 4. Sur le culte des ancêtres, voir J. Lippert, Der Seelenkult in seinen Beziehunpen air althebr. Religion. ' L'hypothèse d'un culte des morts ou d'un culte des ancêtres en Israël, soutenue sous des formes diverses par Schwally, Das Leben nach dem Iode nach den Vor-
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On cite encore, comme preuves à l'appui de cette affirmation, les idées eschatologiques, comme aussi en général les nombreux rudiments d'animisme que, d'après Stade, nous rencontrons, même à des époques tardives, dans le domaine de la croyance et du culte. La religion de Jahvé est l'antagoniste irréconciliable de cet animisme, encore qu'en luttant contre lui elle s'en soit approprié plus d'un élément. Stade dit expressément que Moïse a importé en Israël, sans aucun intermédiaire et comme un fait entièrement nouveau, la religion de Jahvé, qu'il avait trouvée chez les Kénites dans un état, il est vrai, de moindre développement. De là sa grande importance comme fondateur de religion; autrement il n'aurait été qu'un restaurateur ou réformateur. La légende prétend, il est vrai, qu'il se serait présenté comme envoyé du Dieu des pères, mais elle ne mériterait pas l'attention. Ce système présente plus d'un point faible. Lors de la conquête de Chanaan, Israël s'est bien comporté en peuple de Jahvé. Si, en tout ce qui concerne la civilisation, il a été à l'école de Chanaan, il est resté, comme Stade a raison de le souligner, fidèle en un.point à ses mœurs nationales : il a continué à adorer Jahvé, comme son Dieu propre. Mais alors ce culte de Jahvé ne saurait avoir été entièrement nouveau, et sans racine dans le passé. En outre Schultz remarque justement que ni le système animiste de Stade, ni celui, surtout totémistique, de Robertson Smith n'ont pour eux la vraisemblance historique : car ce n'est qu'incidemment que les prophètes s'élèvent contre ces côtés de la superstition, et il est impossible que ce soit là qu'il faille chercher les idées populaires dont une religion plus haute devait triompher. Nous ne nions pas la force des habiles déductions de Stade. L'animisme et surtout le culte des ancêtres ont certainement eu, en Israël comme chez presque tous les peuples, plus d'importance qu'on ne le croyait autrefois. Néanmoins il n'est pas prouvé qu'ils aient eu le grand développement que leur suppose Stade. En tout cas, ils n'excluent nullement l'existence d'un culte voué par Israël, avant Moïse, à un dieu. Pour savoir ce qu'était ce culte, nous partons de deux faits. D'une part Israël appartient, dans la grande famille des peuples sémitiques, au groupe des Sémites du Nord, dont il constitue le groupement le plus méridional, celui qui offre avec les Sémites du Sud le plus d'affinités ; d'autre part, même dans le Jahvisme postérieur, les traces de l'état religieux antérieur n'ont pas été complètement effacées. Il est contestable qu'on puisse parler d'un génie particulier des Sémites \ qui se manifesterait entre autres dans leur religion. Renan le découvre dans leur instinct monothéiste, qu'il ne considère pas cependant comme
steUunnen des allen Israel (1892), Berthollet, Die isr. Vorstellungen vomZustandnachdem Tode (1899) et Charles, A critical history ofthe doctrine ofa future life (1900) nous semble ruinée par les fortes objections de Frey, Tod, Seelenglaube u. Seelenkult im alten Israel (1898) et surtout de Grueneisen, Der Ahnenkullus und die Urreligion Israels (1900). (I. L.) 4. "La vanité des essais tentés pour définir le « génie sémitique » ressort de la seule comparaison des formules proposées. Cf. Miiller, Zeitschr. f. Vôlkerpsych., XIV, p. 435, et Steinthal, Semitic studies in memory of Kohut, p. 557. (I. L.)
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la marque d'une race bien douée au point de vue religieux, mais comme un signe de médiocrité intellectuelle. Le monothéisme sémitique est pour lui un minimum de religion. Rob. Smith a montré1 combien cette opinion manque de fondement. Aussi bien le terme de Sémites est-il trop peu défini et embrasse-t-il trop d'éléments disparates pour que la considération d'un génie sémitique puisse mener à un résultat positif. Tenonsnous-en au groupe clairement délimité par la géographie et l'histoire et auquel on peut, en suivant la tradition de l'Ancien Testament, donner le nom de Térachite. On ne peut contester aux peuples de ce groupe certaines particularités frappantes même au point de vue religieux. On constate ici le peu d'individualité des dieux : ni mythologie développée, ni même à proprement parler polythéisme. Et cependant on est très éloigné encore du vrai monothéisme. La religion est liée à des communautés humaines déterminées : d'abord la famille, ensuite la tribu. L'individu étant essentiellement membre de la tribu, la religion est fonction de la tribu. La divinité représente l'unité de la tribu. La tribu se met en relation avec la divinité au lieu sacré qui est en même temps le centre de la tribu ; elle affermit et renouvelle, au moyen du repas sacré, les liens qui les unissent (Schultz). Une conséquence de ce fait, c'est une individualisation encore bien faible des Dieux. Ils sont Dieux de la tribu. Comme nous le voyons d'après les noms de El, Baal, Moloch, Adôn, Sadday (?), ils sont conçus comme les très hauts, les puissants, les maîtres. Ce sont là, plutôt que des noms propres, des noms d'espèce. S'ils sont employés comme noms propres, on ajoute un qualificatif qui les détermine : le Baafde tel endroit, le roi de tel peuple ou de telle ville. Chaque tribu, chaque groupe de tribus se suffisent. Au fond, le dieu d'une tribu ne vaut que pour les membres de cette tribu. L'opinion qui veut que les pères d'Israël aient adoré un dieu de ce genre sous le nom à'El Sadday, ne se fonde que sur quelques passages du Code sacerdotal -. Dans la formation de ce nom des considérations théoriques ont évidemment joué un rôle. Il doit avoir existé pourtant un vieux nom de Dieu Sadday qui, d'après une étymologie tirée de l'assyrien, signifie probablement le Très-Haut3. Il peut donc y avoir, à l'origine des renseignements fournis par le Code sacerdotal, un souvenir historique. En outre, les noms de tribus Aser et Gad semblent aussi avoir été à l'origine des noms do dieu (Genèse, 30 J3-n ; cf. Isa/le, 65 u). Pourtant il reste encore une question à examiner. Bien que, comme le dit Schultz, le caractère de dieu de la tribu apparaisse comme plus important que celui de maître des phénomènes naturels, les dieux ne sont pas seulement les protecteurs de la tribu, mais souvent encore des dieux de la nature. En tout cas, Max Mùller va trop loin, quand, opposant les Sémites aux Indo-Germains, il dit des premiers qu'ils reconnaissaient Dieu dans
1. Relie/ion of the Sémites. 2. Cf. infra, p. 230. 3. Cf. Friedrich Delitzsch, Pvoleqomena eines neuen liebr.-aram. W'ôrterbuchs sum A. p. 06.
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l'histoire, et des autres qu'ils le reconnaissaient dans la nature. Les dieux sémitiques sont souvent des producteurs de phénomènes naturels : la différenciation de la divinité en un principe mâle et un principe femelle est une conséquence directe du principe naturaliste. Le Jahvisme est en opposition très forte avec ces idées : mais le fait même qu'il dut les combattre par des mesures répressives spéciales indique que ces tendances n'étaient pas étrangères à l'Israël même des temps postérieurs. A la conception du dieu considéré comme seigneur de la tribu correspond le sentiment de profond respect qui anime à son égard ses serviteurs. Sans doute, Baudissin n'a pu arriver à prouver que les dieux sémitiques sont toujours des êtres célestes et jamais des êtres « telluriques »; il reste pourtant vrai que la religion met ici une grande distance entre Dieu et l'homme. Dieu est le Sai7it, encore que le mot soit pris plutôt au sens matériel qu'au sens éthique. L'homme est son esclave : soumission, crainte, résignation, tels sont les principaux caractères de la piété. Dans l'Islam la phrase : « Allah est Allah » coupe court à toute question, à tout étonnement, à tout effort. On trouve l'expression d'un sentiment analogue dans l'Ancien Testament. Un des thèmes principaux de la prédication prophétique est celui-ci : l'homme doit être humilié; Jahvé seul est grand. Le terrain qui a vu naître un pareil état d'âme était préparé par les tendances religieuses que développèrent, dans ces tribus, le milieu et le genre de vie. A noter à l'appui de ce qui précède, le fait que le monde sémitique est la vraie patrie du prophétisme dont les multiples manifestations vont de la folie religieuse jusqu'à l'éloquence inspirée.
§ 47. — La coutume et le culte à l'époque prémosaïque. Les récits de la Genèse nous donnent des moeurs et du culte à l'époque prémosaïque une image fidèle, sinon historique au sens strict du mot. La coutume avait naturellement un caractère religieux : elle était l'expression d'une volonté divine, et la violation en était considérée comme une offense à la divinité. Le blâme le plus énergique consistait à dire : « Ce n'est pas ainsi que l'on fait, » ou à taxer une transgression de « folie ». (Voir Genèse, 34-.) Le culte marche de front avec la coutume. Il faut noter le récit élohiste [Josué 24 2) où on nous dit qu'en deçà de l'Euphrate les ancêtres d'Israël « servaient d'autres dieux », mais que leur Dieu les détacha de ce culte. Y a-t-il là souvenir historique, tradition ou pure théorie? Ce qui est certain, c'est qu'ici s'exprime le sentiment d'une différence fondamentale entre les pères d'Israël et les grands États civilisés de l'Orient : le culte dut manifester le contraste entre la simplicité de la dévotion des Nomades, considérée plus tard encore comme un idéal, et une religion orgiaque et naturaliste. Nous ne rencontrons ici ni images divines proprement dites ni véritable sacerdoce. Des pierres et des arbres sacrés passaient pour des symboles de
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la divinité, ainsi que les Maççeba et les Aschera, ces derniers étant des souches d'arbres et remplaçant les arbres vivants. La représentation du taureau et les Teraphim remontent probablement . eux aussi, à l'époque prémosaïque. En tout cas ç'a été une erreur d'attribuer à l'image du taureau une origine égyptienne et d'y voir une imitation de l'Apis de Memphis ou du Mnevis d'Héliopolis. L'Exode 32 fournit ; 1 ici un témoignage décisif. C'est avec raison que Dillmann remarque que Jéroboam même n'a pu importer d'Égypte un culte tout à fait étranger, mais qu'il n'a fait que reconnaître officiellement un culte depuis longtemps répandu. Il est possible qu'Israël l'ait emprunté aux Chananéens, mais en présence du texte de l'Exode 32, cela est en somme peu vraisemblable. Il n'est pas probable qu'à l'origine on ait voulu donner par l'image du taureau une représentation plastique de la divinité ; c'était bien plutôt un symbole de la puissance divine. Il reste pourtant douteux que ce soit la sagesse divine qui était symboliquement représentée par le serpent, II Rois 18 4. Quant aux Teraphim, ils semblent avoir été des dieux domestiques à forme humaine, qui ne tenaient à la religion proprement dite que par un lien très lâche (Genèse 31 19-3o)- Ce n'est guère que des Teraphim et d'amulettes qu'il peut être question dans un autre passage de la Genèse 35 2.-,. L'auteur exclut les unes et les autres, comme 'elohê-hannekar, du domaine de ce qu'autorise le Jahvisme. Cependant nous trouvons encore un Teraphim dans la maison de David (I Samuel 19 ; cf. Juges 17 , Osée 3 i). On ne i3 5 sait au juste si Teraphim est un pluriel, et comment il faudrait l'expliquer, ni si le Teraphim constitue ou non la survivance d'un vieux culte des ancêtres. Du Teraphim est souvent rapproché l'Ephod, que cependant nous rencontrons assez souvent isolé. Il est remarquable que ce mot signifie en même temps robe de prêtre, encore qu'il n'ait ce sens que dans le composé 'ephodbad. Ce n'est point là un pur effet du hasard. Le mot signifie manteau. D'après une hypothèse assez admissible, l'Ephod serait une image revêtue d'or ou d'un autre métal. Pour établir la signification de ce mot dans les temps anciens, on ne saurait tenir compte de l'usage qu'en fait le Code sacerdotal, où l'Ephod constitue avec le Urim et le Thummim une des parties essentielles du vêtement du grand-prêtre. Cependant nous trouvons dans le rapprochement de l'Ephod et de ces objets l'expression d'une pensée historiquement juste. Les temps anciens connaissent déjà l'Ephod comme instrument divinatoire servant à interroger la divinité (voir I Samuel 14 « texte remanié, 23 ,30 . Dans le texte remanié (I Samuel 14 u) Ephod 9 7 est remplacé par Urim et Thummim, ailleurs seulement par Urim (I Samuel 28 ). Nous n'avons pas la moindre indication sur les procédés employés 6 pour l'interrogation, sur la signification des mots Urim et Thummim et sur le rapport possible de ces objets avec l'Ephod; nous ne savons rien de leur forme ni de leur origine. 11 n'est pas vraisemblable que l'Ephod
1. Dillmann, Ilandb. der allt. Theol., p. 99.
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ait été une véritable image de Dieu; mais il doit remonter à l'époque prémosaïque, quoiqu'il n'en soit pas fait mention dans la Genèse. Il semble qu'il faille le mettre sur la même ligne que le Teraphim. Dans ces temps anciens il n'est nulle part question d'une médiation sacerdotale proprement dite, qui n'est à sa place que là où le mystère a pénétré dans la religion. Pareille médiation est en contradiction avec l'essence d'une religion de tribu. Le dieu étant dieu de la tribu, les fonctions sacerdotales sont exercées par le chef de la tribu ou, dans certains cas, par le chef de la famille. Celui-là est à la fois chef du peuple et prêtre (Genèse 14«). C'est lui qui offre le sacrifice (Genèse 127, 137, etc.). Nous trouvons à une date plus tardive des traces de cet état de choses primitif; du père de famille et du chef de tribu ce droit passa au roi. Il n'est d'aucune importance que l'exercice de ces fonctions ait été souvent confié à d'autres personnes, au fils et à d'autres membres de la famille (Juges 17 s_i2, {Samuel 7i, II Samuel 8 m). Même alors le prêtre était un fonctionnaire royal, que le roi nommait et qu'il pouvait destituer (I Rois 2 M). Pourtant il est rare dans les temps anciens de voir le titulaire de la fonction renoncer à sa prérogative. C'est le sacrifice qui constitue la partie essentielle du culte. Il n'est pas douteux qu'à l'origine il avait le caractère d'un repas fait en commun avec le dieu de la tribu, rite qui implique l'idée de la conclusion, ou du moins du renouvellement d'une alliance. Le sentiment de l'homogénéité de Dieu et de son peuple trouve, là son expression. Il est question (\Samuel 20 B) d'un sacrifice annuel de la famille; sans doute de semblables sacrifices étaient offerts même dans les temps antérieurs. Les sacrifices étaient-ils différents suivant les buts divers que l'on se proposait? Pour être valables, exigeaient-ils l'accomplissement de cérémonies déterminées? Nous l'ignorons. Nous savons seulement qu'il fallait laisser s'écouler le sang de l'animal sacrifié. Dans le Code sacerdotal, la défense relative au sang est comptée parmi les commandements donnés par Dieu à Noé (Genèse 9 j). Sans doute il y a, à la base de cette indication, l'idée historiquement juste qu'une telle défense faisait partie des caractères essentiels de l'ancienne j>iété. Le récit contenu dans I Samuel 143M3 est pour ce point d'une grande importance. D'ailleurs ici encore règne une grande simplicité. Souvent l'autel était une pierre rencontrée par hasard. Aucun texte n'indique que l'autel ait été regardé comme la demeure de la divinité '. Le Jahvisme aussi conserva assez longtemps de l'aversion à l'endroit des autels de pierres taillées. C'étaient surtout les montagnes ou les hauteurs qui servaient de lieux du culte. On les regardait comme sacrées, et on y voyait le siège de la divinité. Quand elles faisaient défaut, on les imitait artificiellement en construisant les Bamoth, mot qui devient dans la suite synonyme de lieu du culte. Il était naturel que peu à peu des sanctuaires fixes s'élevassent sur les hauteurs particulièrement fréquentées. Ils devinrent le centre de
1- Smend, Altt. Religionsgeschichte, p. 39.
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la vie de la tribu. Lorsque plusieurs tribus fusionnaient, ou bien les difïérents sanctuaires demeuraient en honneur, ou bien les moins célèbres devaient s'effacer devant les privilégiés. Pendant la période nomade on put naturellement sacrifier en plus d'un endroit. Pourtant il n'est pas invraisemblable que même alors on ait regardé comme particulièrement saint un endroit déterminé, notamment une montagne. Le Sinaï (Horeb), situé dans le pays des Kénites, semble s'être trouvé dans ce cas pour plus d'une tribu. (Cf. Exode 3 2-12 et, pour les époques postérieures, I Rois 19 8.) Pour l'époque des sacrifices, nous tâtonnons dans l'obscurité. Il n'est nulle part question d'un jour de repos hebdomadaire, moins vraisemblable chez des pasteurs que chez des peuples agricoles. De même il n'est pas fait mention, dans la Genèse, de la fête de la néoménie. Mais comme cette fête, qui n'a d'ailleurs aucun rapport direct avec le Jahvisme, est regardée comme habituelle dès le temps de David (I Samuel 20 3), il est permis de supposer qu'elle remontait à une haute antiquité : elle avait pour la vie pastorale une importance évidente. Il semble aussi que la tonte des brebis ait été l'occasion d'une solennité religieuse spéciale Sans doute elle fut l'une des origines de la fête de Passah, si étroitement rattachée dans la suite à Y Exode. La fête de Passah proprement dite est très étroitement liée à la vie pastorale, comme la fête des Mazzoth à la vie agricole. En tout cas nous avons le droit d'admettre que la fête nommée dans l'Exode 3 est une vieille coutume simplement renouvelée. Tombée en désuétude sous la domi nation égyptienne, c'est elle qu'on restaura d'abord, quand on voulut réveiller dans les tribus déchues une vie nouvelle. Il n'est nullement invraisemblable que c'est alors, comme le veut la tradition élohiste, que commença la lutte3. Nous arrivons enfin à la circoncision. Il est vraisemblable qu'elle remonte à l'époque prémosaïque, mais on ne peut le prouver que par des textes du Code sacerdotal. Son caractère sacramentel de signe de l'alliance est certainement d'origine tardive et sans doute exilique : mais ceci ne prouve rien contre l'ancienneté de la coutume en Israël. C'est une question de savoir si l'Exode 45i.20 lui assigne une origine égyptienne. Le récit est trop sommaire pour qu'on en puisse tirer des conclusions bien étendues. C'est aussi le cas pour Josué 0 1.93 : la phrase : « J'ai roulé loin de vous l'opprobre d'Egypte », est susceptible de plus d'une interprétation1. En revanche la circoncision est considérée partout comme une condition préliminaire du Jahvisme. On sait qu'elle ne caractérise pas spécialement
1. Genèse 31 m ; cf. I Samuel 25 4, II Samuel 13 23-2*. Il faut aussi tenir compte d'Exode 3 18, 5 13, 8 UJU. 2. Genèse 17 et 34. Pour l'analyse de Genèse 34, voir Kuenen, Theol. Tijdschr., XIV, p. 257 et suiv. 3. Dans Josué 03-1 et 5 2 les mots sub et senith ne jouent qu'un rôle rédactionnel. Sur la » Colline des prépuces», voir Stade, Z. Alt. W., 1886, p. 132 et suiv. 4. * Cf. Gunkel, Ueber die Beschneidung in Allem Testament dans Archiv. f. Papyrusforschung, II, p. 13. Gunkel rejette avec raison la théorie de Reitzenstein (Zwei religionsgesohichtl. Fragen) sur l'origine égyptienne de la circoncision (I. L.)
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Israël : elle était en usage chez les peuples apparentés aux Juifs comme aussi chez les Égyptiens, quoiqu'ici elle ne fût indispensable, au moins à une époque postérieure, que pour les prêtres. Cf. Jérémie 9 2i.19 (texte altéré). Parmi les peuples avec lesquels Israël entra en contact, les Philistins seuls sont désignés sous le nom d'incirconcis (II Samuel 120, etc.) : ils étaient de ce fait un objet de mépris. Il est à peine permis de douter qu'à l'origine la circoncision a été comme la sanctification des organes de la génération. Ce n'est pourtant pas une raison pour la mettre sur la même ligne que le sacrifice des cheveux ou certaines mutilations rituelles. Il faut plutôt la considérer comme inaugurant l'âge de la puberté et effectuant la consécration en vue du mariage (Rob. Smith). Ce n'est que plus tard qu'elle prit pour Israël une signification plus haute.
§ 48.
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Jahvé considéré comme Dieu libérateur et guerrier.
Jusqu'à quel point Israël garda-t-il en Egypte la croyance au Dieu de ses pères ? Pour le moins, il a dû en rester des souvenirs effacés que la parole de Moïse a pu ranimer. C'est cette croyance qui caractérise Israël, semblable extérieurement aux peuples de même race; c'est elle qui constitue sonincontestable supériorité et l'a rendu apte à recevoir une forme religieuse plus élevée. C'est ici que nous rencontrons la personnalité et l'œuvre de Moïse, del'homme qui a eu une importance capitale, à tous les points de vue, pour la religion d'Israël. La grandeur de son rôle réside dans ce fait : en communication personnelle avec Dieu, il fit passer un souffle régénérateur sur le peuple qui dépérissait sous le joug égyptien. Sa formule fut le nom de Jahvé. Ce nom vient-il, comme on l'a dit plus haut, des Kénites? La chose est assez indifférente au point de vue religieux, sinon au point de vue historique. L'essentiel, c'est que ce nom ait été le point de départ et le point d'appui d'un grandiose mouvement religieux, d'où le peuple israélite sortit animé d'une vie et d'une énergie nouvelles. Ce qui soutenait Moïse,, c'était la certitude d'avoir derrière lui le Dieu vivant, et c'est parce qu'il était animé de cette foi qu'il entraîna le peuple. La lutte devint ainsi une lutte entre le dieu de Moïse et les dieux d'Égypte (Exode 1212, Nombres 23*), et l'affirmation de la personnalité d'Israël, à laquelle Moïse travaillait contrela volonté d'une partie du peuple, est dans toute la force du terme un actereligieux. Négliger ce point, c'est méconnaître l'importance de ce que la délivrance d'Égypte a été pour la religion d'Israël. Ce n'est pas le peuple israélite qui choisit pour son Dieu le dieu des Kénites Jahu; c'est la renaissance de la croyance au Dieu des pères, au Dieu vivant qui s'est révélé à Moïse sous le nom de Jahvé, qui devient le ressort du développement national. Les membra disjecta de la nation sont ramenés à l'unité par cette croyance. Le courage se mourait sous l'oppression de la misère sociale ; il renaît. On recommence à s'affirmer et à agir. Et lorsque la nature même semble servir les intérêts d'Israël, que de graves événements tournent à son
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avantage et qu'enfin les flots de la mer Rouge drossent une barrière infranchissable entre l'Egypte et lui, il n'y a plus pour Israël le moindre doute : le Dieu des pères, annoncé par Moïse sous un nouveau nom, a de nouveau pris fait et cause pour lui et a fait de lui un peuple, c'est-à-dire son peuple à lui. Il est le Tout-Puissant et le Très-Haut; il a précipité dans la mer chevaux et cavaliers [Exode 15 21). Ces origines ont imprimé son caractère particulier à toute la religion d'Israël. Si non seulement elle est dès le début intimement mêlée à l'histoire du peuple, parce qu'elle est née d'un acte créateur de Dieu; si elle est encore devenue le principal facteur du développement de cette histoire, c'est à ses commencements qu'elle le doit, et ils ont déterminé aussi son caractère très spécial de religion de la délivrance. Il faut considérer surtout la notion qu'Israël acquit de Dieu. Pour Israël, Jahvé est avant tout celui qui l'a fait sortir d'Egypte. L'expression qu'a trouvée cette croyance varie suivant les siècles. Il y a un abîme entre les idées du peuple et celles des grands prophètes, en particulier quand il s'agit des conséquences à tirer de la croyance commune. Mais le point de départ demeure le même et on en revient sans cesse à l'idée de la délivrance. C'est là pour Israël non seulement le soutien de sa foi et le fondement de sa confiance, mais encore la garantie de son salut futur. Dans la première période, c'est la croyance à la puissance de Jahvé qui domine : le Jahvisme, impuissant d'abord contre les habitudes religieuses vulgaires, trouva dans cette croyance le principe vivant et actif qui devait entraîner le peuple dans des voies toujours nouvelles. La nécessité primordiale était de vivre. Israël devait conserver la liberté conquise, s'organiser nationalement et chercher une demeure fixe. Il n'est pas invraisemblable que dès le début ce soit Chanaan qu'il s'est assigné comme but et que ce soit malgré lui qu'il est resté plus d'une génération dans le désert ; en tout cas ce n'est pas ruiner cette hypothèse que de se contenter, comme Wellhausen, de répondre qu'elle est contraire à l'histoire. On ne pouvait rien sans Jahvé. Il avait conduit le peuple à la liberté; c'est lui aussi qui constituait le lien national et c'est en son nom qu'il fallait tenter une organisation provisoire. Cette organisation aboutit-elle au Sinaï ou, comme le pense Wellhausen, à Kades? L'essentiel, c'est qu'elle fut entièrement subordonnée au nom de Jahvé. Ainsi étaient posés les fondements de l'institution de la Thora, monument unique en son genre, qui ne trouva un achèvement provisoire qu'après de longs siècles, dans le Pentateugue. Instituée par Moïse, elle a à juste titre conservé son nom. Cependant il y avait quelque chose de plus important encore pour l'instant. C'est dans la détresse qu'on avait trouvé en Jahvé le sauveur; c'est dans la détresse qu'on sentit de nouveau la nécessité de son secours. Jusqu'aux jours de David, l'existence d'Israël a été sans cesse remise en question, et les diverses tribus ont été obligées, sur un point ou l'autre, isolément ou en commun, de combattre pour l'existence. Les formes de leur piété furent déterminées en partie par là. Jahvé fut alors, avant tout, le Dieu de la guerre : on ne sentit jamais la présence de Dieu plus réelle
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et plus proche qu'au milieu des tribulations de la guerre et dans le délire des champs de bataille. Ces guerres, qui souvent mirent en question l'existence du peuple — surtout au moment des luttes avec les Philistins, — ont été d'une extrême importance pour l'affermissement du Jahvisme. Plus, pendant ces guerres, Israël était obligé de se replier sur lui-même, et plus il devenait sûr de son Dieu. Jahvé se montra, dans ces combats, le Dieu vivant, qui était venu une fois en aide à son peuple et avait la volonté de lui venir en aide toujours. Il avait appelé Moïse; de même il suscitait des hommes puissants qui, animés de son esprit, se mettaient à la tête du peuple ou d'une partie du peuple. L'enthousiasme religieux et l'enthousiasme national ne faisaient qu'un. Les guerres étaient les guerres de Jahvé (Exode 17 à, Nombres 21 «, I Samuel 18 i7, 25 M); lui-même était le Dieu des armées d'Israël (I Samuel 17 45) qui, pour cette raison, sont aussi appelées ses armées (Ibid. 26_3G) ; il était le général que les tribus venaient seconder sous la conduite des héros (Juges 5 23) ; c'est en son honneur que retentissait le cri de guerre « pour Jahvé et pour Gédéon » (Juges 7 is); c'est lui qui dressait les plans de campagne (Juges 1 ,1 Samuel 14 37, 239ctsuir., etc.). Cet état d'esprit a trouvé son expression classique dans le Cantique de Débora, considéré assez généralement comme un des plus anciens écrits qui nous aient été conservés1. Jahvé accourt de sa demeure méridionale pour se mettre à la tête des tribus alliées. En Chanaan, comme en Egypte, les forces de la nature sont à son service et il en dispose dans l'intérêt de son peuple; du haut du ciel les étoiles combattent, et lorsqu'enfin les eaux du Kischon roulent les cadavres de ses ennemis et de ceux d'Israël, le chant de victoire éclate : « C'est ainsi que doivent périr tes ennemis, Jahvé, mais ceux qui t'aiment sont comme le lever du soleil dans sa magnificence » (Juges 53i). Le nom de Jahvé Çebaoth, d'après l'interprétation la plus probable, témoigne clairement de l'importance de ce côté de la notion qu'on se faisait de Dieu. Dans la Bible, et surtout dans les écrits prophétiques, il est fait de ce nom un usage fréquent pour désigner l'infinie grandeur du Dieu d'Israël : il est presque employé comme nom propre. C'est alors le nom de celui qui donne ses ordres aux « armées », ce mot étant tout à fait indéterminé. Pourtant il n'est pas nécessaire que telle ait été la signification primitive. Les opinions varient sur l'origine de l'expression. On a soutenu récemment que ce nom a été créé par Amos et que ce n'est qu'ultérieurement qu'il a été interpolé dans les anciens récits des livres de Samuel et des Rois. H désignerait alors le Dieu qui exerce la suprématie sur toutes les puissances ^l'univers8 ;. d'après King3, ce nom aurait été créé par antagonisme avec le culte de l'armée des étoiles né d'influences assyro-babyloniennes, et il
1. Seul H. Winckler, Gesch. Isr., I, p. 34, regarde ce cantique comme le produit "une époque bien postérieure et croit qu'il est composé d'un hymne à Jahvé plein oallusions mythologiques et d'un poème qui célébrait un combat des tribus du Nord. Wellhausen, Smend. 3. King, Hebr. words and synonyms, I.
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signifierait le Dieu qui commande à ces corps célestes vénérés comme des dieux. D'autres pensent aux héros célestes qui régissent la nature1, ou aux anges, considérés comme porteurs de la force et de la magnificence de Dieu2, ou à la fois aux anges et aux étoiles3. Pourtant, on l'a remarqué 4 justement , le pluriel Çebaolh n'étant employé que pour désigner des armées humaines et spécialement l'armée israélite, l'interprétation la plus naturelle consiste à prendre ce mot dans ce dernier sens 5. Le nom est dans ce cas synonyme do l'expression parallèle (I Samuel 17 «s) : « Dieu des armées d'Israël », et marque exactement les rapports étroits qui existaient dans la conscience d'Israël entre Jahvé et le peuple qui conduisait ses guerres et combattait pour lui. Il est naturel que ce nom ait pris plus tard une signification plus profonde. Si pour Israël Jahvé était surtout le Dieu de la guerre, l'arche sainte était son sanctuaire. Depuis les temps deutéronomiques, elle fut surtout considérée comme l'endroit où l'on conservait les deux tables de la loi, et elle reçut le nom d'arche d'alliance. Dans le Code sacerdotal on alla plus loin. L'arche avec ses deux kerubim d'or et son couvercle propitiatoire, sur lequel le grand-prêtre répandait le sang d'expiation au grand jour de la réconciliation, est enfermée dans le Saint des Saints et est ainsi soustraite au contact et même aux regards des hommes. Elle porte le nom d' « arche du témoignage » ou « de la loi », et c'est devant ce « témoignage » que l'on dépose ce qui devait être apporté devant Jahvé. Nous sommes loin ici de la signification primitive. L'arche était jadis le sanctuaire de la guerre et des camps, la demeure portative de Jahvé; d'après le récit d'Exode 33, elle supplée à la présence de Dieu qui, habitant sur le Sinaï, ne vient point lui-même en Chanaan avec son peuple. C'est ainsi qu'elle allait à la guerre, et là comme partout elle symbolisait 6 7 la présence de Dieu . Les paroles dites de signal caractérisent bien cette conception. Dès que l'arche se mettait en mouvement, Moïse disait : « Lève-toi, Jahvé, afin que tes ennemis soient dispersés et que tes adversaires fuient devant ta face! » et, lorsque l'on déposait l'arche, il disait: « Reviens, Jahvé, aux myriades de milliers d'Israël! » Pourtant, d'après Stade, l'idée de l'arche, considérée comme réceptacle de la Loi, doit avoir eu dans l'histoire un point d'appui. Ce point d'appui, il le trouve dans ce fait, que des pierres se seraient véritablement trouvées dans l'arche, des pierres météoriques, qui étaient regardées comme des demeures de Dieu. Ceci prouverait : 1° que d'après de vieilles croyances d'Israël des divinités habitaient dans des pierres ; 2° qu'ici encore le Dieu du Sinaï s'est fondu avec des conceptions plus anciennes. Mais les récits de l'Ancien Testa1. H. Schultz. 2. Borchertdans Theol. Stud. und Krit., 1896, 4, p. 619-642. 3. Kuenen, Kostcrs. 4. Schrader. 5. Voir mes
Beilrilge theol. Studien, 1899 ; Kautzsch, Dillmann, etc.; voir aussi
Stade, p. 43". 6. Cf. I Samuel 4 3 et suiv, ; II Samuel U n, 15 24 et suiv. 1. Nombres, 10 35 et suiv.
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ment n'autorisent pas pareille supposition, et c'est méconnaître l'originalité du Jahvisme qui n'admet aucune image, que de se référer à ce que nous trouvons chez d'autres peuples, où des arches saintes de ce genre contiennent des images de dieux ou des fétiches. En revanche il est vraisemblable que l'on considérait généralement l'arche sainte comme renfermant réellement le Dieu présent (Smend). De cette croyance résultait une espèce d'adoration fétichiste. Mais il n'est pas nécessaire que telle ait été la pensée de Moïse. En tout cas, il est excessif de dire que l'arche a été non pas un attribut de la divinité ou un objet de son culte, mais la divinité elle-même (H. Winckler). Poursuivant sa théorie du développement du Jahvisme, qu'il considère comme l'œuvre de la diplomatie de David, Winckler ne veut pas entendre parler d'une arche de Jahvé. D'après lui, il ne saurait être question que d'une arche de Dieu, vestige d'un tout autre culte et que les savants de David auraient artificiellement transformé en un sanctuaire de Jahvé. Quant à la tentative faite pour montrer en Aron, frère de Moïse, une abstraction de l'arche (hébreu : 'aron), on peut sans doute y voir un jeu étymologique sans portée. Après la translation de l'arche dans le temple de Salomon, nous n'entendons plus parler de celle-ci, fait qui est en accord avec le caractère de sanctuaire de la guerre et des camps que nous lui avons attribué. Faut-il contester à Jérémie 3ie le seul passage prophétique où nous la trouvions mentionnée? La question reste indécise. En tout cas, le texte exprime clairement l'idée que l'arche n'est plus dorénavant indispensable.
§ 49. — Jahvé roi et possesseur du pays.
Pendant la première période, l'essentiel pour la religion d'Israël fut que Jahvé se montrât capable d'assurer constamment à son peuple une existence indépendante et forte. Ce problème reçut avec la conquête de Jébus une solution victorieuse. La forteresse de David devint le centre de l'hégémonie politique d'Israël et aussi, lorsque David eut fait monter à Sion l'arche sainte, de son hégémonie religieuse. Jahvé avait montré son incontestable supériorité sur les dieux non seulement de l'Égypte, mais encore de Chanaan. Les milhamolh Jahve [guerres de Jahvé] s'étaient terminées par un triomphe complet. Dans la conscience d'Israël, Jahvé avait transporté sa demeure du Sinaï à Sion. Chanaan désormais lui appartenait et par suite devenait la terre sainte, la nahalath Jahve [propriété de Jahvé]. Il n'y a, après la sortie d'Egypte, aucun événement qui ait eu une importance comparable pour l'histoire de la religion d'Israël. Ce fut seulement alors que la délivrance fut pleinement achevée. Tout cela trouve une expression sublime dans le « Cantique de la Pàque » (Exode 15 M8), qui peut-être, dans sa forme actuelle de psaume, est
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postérieur à l'exil. La sortie d'Égypte 1 et les événements qui la suivent jusqu'au jour de l'établissement dans la sainte demeure de Jahvé y sont glorifiés comme une grandiose révélation de la puissance et de la majesté de Jahvé. Pourtant il y a trois facteurs qui ont dû contribuer en des sens divers à donner à l'événement signalé plus haut sa grande importance. Ce sont : l'avènement des prophètes, la fondation de la royauté et le lent passage de la vie nomade à la vie agricole. Si nous considérons d'abord le deuxième point, nous voyons que la grandeur de l'époque de Samuel réside surtout dans un essor religieux à la naissance duquel il a certainement contribué, et qui se distingue des mouvements qui l'ont précédé en ce qu'il n'est pas exclusivement dominé par des causes sociales et politiques. Le phénomène le plus remarquable en est l'apparition du nabi, qui devient pour la première fois une puissance réelle. Comme il ressort de son nom, qui n'est pas susceptible d'une étymologie hébraïque et a sans doute une origine chananéenne (Wellhausen, Smend), il fut un des agents les plus énergiques du développement spirituel du Jahvisme, et l'intermédiaire sinon unique, du moins le plus efficace, entre l'esprit de Dieu et Israël. Plus tard le ro'eh ou hozeh [voyant] de l'ancienne époque fut confondu avec le nabi; les deux mots furent indifféremment appliqués aux mêmes personnages, les hommes de Dieu. Toutefois on n'a pas le droit de mettre sur la même ligne le nabi à son origine et des prophètes comme Isaïe, Amos, Jérémie, etc. : cela ressort de l'opposition résolue que firent ces derniers à la grande masse des prophètes (cf. Amos 7 H, Isaïe 29 m, Jérémie 23 9 „t suiv., Ezéchiel 13, eto.). Pour les distinguer des hommes d'élite, dont l'esprit est illuminé par Dieu, on donnera aux autres le nom de fils de prophètes, c'est-à-dire de membres d'une corporation de prophètes. Ils formaient une classe à part, se recrutant par adhésion volontaire; ils habitaient ensemble, répartis en confréries, et on les reconnaissait à leur extérieur, à leurs vêtements de poil, à leur amour de la musique, à leur prédisposition à l'extase et à l'enthousiasme, etc. Ils formaient un milieu naturellement disposé à recueillir et à propager tous les mouvements religieux, et ils fournissaient à l'esprit divin agissant dans le Jahvisme les instruments aptes à produire le phénomène, unique en son genre, du prophétisme israélite. Nous pouvons admettre sans hésiter qu'entrés à l'époque de Samuel au service du Jahvisme, ils ont dès lors contribué pour une bonne part à sa victoire. Le prophétisme ouvrait dans le Jahvisme un nouveau champ à la libre manifestation de l'esprit, qui, il est vrai, faisait, par ailleurs, un pas en arrière. Jusque-là la direction politique et surtout guerrière du peuple ou des différentes parties du peuple avait été remise, sans aucune investiture
I. Dans la Z. f. Allest. W., 1896, II, p. 330 et suiv., G. SteindorfT attire l'attention sur une inscription récemment découverte de Merneptah, dans laquelle se trouve le nom d'Israël. Il en conclut que dès la fin du xin" siècle avant J.-C. les Israélites avaient pénétré en Palestine et avaient été en contact hostile avec les Égyptiens.
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légale, entre les mains de tout chef guidé par l'esprit de Jahvé. Israël ne possédait ni unité extérieure, ni organisation politique. Quand la nécessité y obligeait, on se battait avec plus ou moins de succès, on se laissait aller même à des idées de solidarité éphémère; mais, le danger disparu, toute alliance se défaisait, et les différents groupes se remettaient à poursuivre leurs intérêts particuliers. Àbimélek échoua quand, sous les auspices de Baal-Berith, il voulut fonder, sous son hégémonie" royale, une fédération des villes israélites et chananéennes. L'établissement d'une royauté d'origine israélite modifia complètement cet état de choses. Née du danger ammonite et philistin, la royauté créa une organisation politique, grâce à laquelle Israël s'éleva au niveau des autres peuples chananéens dès le temps de Saûl, mais encore plus sous la monarchie de David, quand un court schisme eut, après la mort d'Isboseth, fait de nouveau place à l'unité. La royauté est désapprouvée dans l'Ancien Testament à un double point de vue. La parabole de Jotham (Juges 9 s et suiv.) en signale l'inconvénient dans le fait qu'elle ouvre une voie à l'ambition des aventuriers et des premiers venus, alors que les hommes de valeur préfèrent se soustraire à ces charges. Cette conception n'a rien de religieux. Une autre théorie considère la royauté comme une trahison envers Jahvé. Bien qu'elle ne soit pas fondée historiquement, cette manière de voir est pourtant justifiée jusqu'à un certain point par l'expérience. On peut le reconnaître avec Smend : Saûl commença sa carrière comme « juge »; il exista par conséquent une relation étroite entre l'époque héroïque et la plus ancienne période de la royauté : la première servit à préparer l'autre; l'institution de la royauté ne dut donc pas sa naissance à l'orgueil et à l'impiété d'Israël, c'est bien plutôt par nécessité que le peuple s'y rallia. Mais dès que la royauté fut devenue une fonction permanente, se transmettant régulièrement de père en fils, tous ceux qui pensaient furent nécessairement frappés de la dépendance moindre où se trouvait désormais Israël vis-à-vis de l'esprit de Dieu, qui agit librement et choisit ses organes comme il lui plaît. L'inspiration du moment, qui avait jadis prévalu dans la direction d'Israël, avait reculé à l'arrière-plan ; la fonction administrative s'était substituée à l'enthousiasme individuel, qui avait transporté au rang de sauveurs d'Israël des hommes dénués de toute investiture légale. Et plus la fonction prit, au détriment de la nation, une extension déterminée par des buts personnels ou dynastiques, plus on dut ressentir avec douleur la disparition de l'ancienne dépendance absolue visà-vis de Jahvé. Le gouvernement avait, semblait-il, passé des mains de Jahvé à celles d'un roi souvent indigne (cf. Osée, I Samuel 8 et suiv.). Pourtant' l'opposition n'apparut pas tout d'abord. D'après les récits anciens du livre de Samuel, la royauté fut, dans les circonstances où le peuple se trouvait, un très grand bienfait, au point de vue religieux comme à tout autre. Non seulement la situation politique, mais encore la religion arrivèrent ainsi à une forme arrêtée, et l'union des tribus, l'exaltation de la conscience nationale et la nouvelle organisation légale profitèrent incon-
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testablement au Jahvisme. Celui-ci devint la religion d'un État et disposa dans la personne du roi d'un défenseur comme il n'en avait jamais eu auparavant. 11 faut remarquer encore que, au rebours de celle d'Abimélek, celte royauté israélite avait ses racines dans le Jahvisme. C'est le mérite de Samuel de lui avoir donné ce caractère. De même que l'ancien « juge» le roi devait exercer sa fonction au nom de Jahvé; mais, alors qu'avec les prophètes l'esprit pouvait se manifester librement, le gouvernement de Jahvé cessa d'être guidé par l'inspiration du moment, en matière de politique extérieure et sociale, et il prit, un caractère plus stable. Dorénavant Jahvé dut gouverner, non seulement en temps de guerre et par intermittences, mais d'une façon générale dans tous les domaines, par l'intermédiaire du roi. C'était là son Oint, le représentant de son pouvoir sur le peuple. La notion de Dieu elle-même fut visiblement influencée par les changements entraînés par l'établissement de la royauté. Autrefois c'était avant tout le Dieu de la guerre qui se manifestait; c'est désormais le Dieu-Roi : même en temps de paix, il exerce ses droits sur le peuple, et il a en Israël un administrateur, un représentant permanent. L'importance de la royauté israélite pour le développement de la religion saute donc aux yeux; elle dépend toutefois pour chaque roi de la mesure dans laquelle il remplit sciemment son devoir. De là vient la différence entre Saûl et David dans leurs rapports avec la religion. Si ce dernier, malgré son évidente faiblesse morale, est devenu et resté l'idéal du roi jahviste, la cause en est dans l'extraordinaire succès avec lequel ce favori du peuple, doué à tant d'égards d'éminentes qualités, a travaillé au relèvement national d'Israël; dans son entière soumission aussi au Dieu qui se révélait à lui par l'Ephod et les prophètes. C'est chez lui qu'apparaît peut-être plus clairement que chez tout autre le caractère de la piété israélite. Pourtant il nous faut attirer l'attention sur un troisième fait, si nous voulons comprendre la victoire complète du Jahvisme en Chanaan : nous voulons parler du lent passage d'Israël de la vie nomade à la vie agricole et en général à la vie civilisée. Lorsqu'Israël pénétra en Chanaan, il y trouva une population sédentaire, une organisation de la vie agricole et urbaine; Israël lui-même n'avait quitté que depuis peu la vie nomade des pasteurs. Ce qui se passa alors était fatal. Les vaincus de la guerre devinrent les vainqueurs. Il faut pourtant distinguer : partout où sévissait la guerre, Israël garda, sauf exception, la haute main; mais le contraire se produisit partout où des relations pacifiques s'étaient établies. La vie chananéenne avait des formes déterminées, et les Israélites se les approprièrent rapidement. En outre il se fit, par suite d'alliances, de mariages, de communautés d'intérêts, un mélange avec cette population qui était de même origine, si elle avait suivi d'autres voies ; bref, il se produisit une fusion, et là prépondérance d'un élément sur l'autre ne provint la plupart du temps que de causes
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locales diverses suivant les parties du pays. L'inévitable conséquence fut une révolution complète dans la vie d'Israël. La civilisation mit ce peuple en contact avec des idées et des faits auxquels il était naguère étranger. Dans les plus anciennes collections législatives (le Livre dit de l'Alliance et le Livre des Droits (Zsaîode 3410-20, 21-23) cette révolution est déjà en grande partie accomplie. Ces codes ne s'adressent pas à un peuple de pasteurs, mais à une population sédentaire, et supposent presque sans exception la vie des villes et la vie agricole. Ce changement constituait un grand danger pour le Jahvisme. Chez les peuples chananéens, comme en général dans l'antiquité, la religion était intimement mêlée à la vie sociale tout entière, surtout quand la religion de la tribu était un culte naturaliste. Lorsque Israël se pénétra de la civilisation chananéenne, il risqua d'adopter par là même le culte de Baal, qui se rattachait par des fils invisibles à l'organisation sociale. Ce danger fut évité, et le Jahvisme donna, par son succès, une preuve éclatante de son extraordinaire vitalité. Nous rencontrons ici deux traits qui semblent contradictoires. Le premier est l'étroite relation qui existe entre la croyance à Jahvé et la conscience qu'Israël avait de lui-même. Le nom de Jahvé était sa bannière, le seul lien réel qui rattachât les tribus diverses désignées sous le nom d'Israël, groupes disparates et de peu de cohésion. Ils étaient tous serviteurs de Jahvé, et renoncer à ce titre eût été renoncer à soi-même. Cette idée suffisait à produire une réaction contre la dissolution d'Israël, toutes les fois que l'influence chananéenne semblait devoir la provoquer. En second lieu, nous avons vu que le Jahvisme formait un cadre qui devait peu à peu se remplir. Le culte n'avait pas de formes fixes. Même dans les codes mentionnés plus haut, qui pourtant supposent une organisation relativement complète, le culte est à Farrière-plan. Amos dit (525) qu'Israël n'a pas offert de sacrifices à Jahvé dans le désert; Jérémie, que Jahvé n'en a même pas demandé (7 22). Cette indétermination des formes extérieures était, en la circonstance, un très grand avantage. Elle permettait au Jahvisme de s'adapter, suivant les besoins, à des circonstances diverses, ou plutôt de se les accommoder, sans perdre son caractère propre. Les sanctuaires chananéens ou Bamoth servirent alors de points de soudure. Consacrés déjà en partie par des souvenirs du temps des patriarches, les Bamoth reçurent l'estampille de sanctuaires de Jahvé, et c'est à lui qu'on transporta le culte qu'on y célébrait auparavant. Cette transformation fut favorisée par l'habitude, particulière aux religions sémitiques, de 11e guère désigner les dieux que par des noms appellatifs. Jahvé, lui aussi, était un « Ba al » (Ose'e2i ), il pouvait donc facilement prendre la place 8 feBn'alim locaux, tantôt en opposition directe et consciente avec son prédécesseur, tantôt vivant en paix avec lui, ailleurs encore laissant en fait la suprématie à la divinité primitive. A partir de l'époque deutéronomiqueet surtout chez Ezéchiel, ces Bamoth furent considérés comme le grand péché d'Israël et on leur contesta tout droit à l'existence à l'intérieur du Jahvisme. Cette proscription est conforme
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au mouvement qui tendit à éliminer de la religion les principaux éléments naturalistes, et on ne saurait d'ailleurs nier que les Bamoth ont largement contribué à faire descendre, dans les milieux populaires, le Jahvisme au rang des cultes naturalistes. Non seulement les Maççeba et les Aschera reçurent un culte, mais on vit encore, surtout depuis le temps d'Achaz, le culte mis en relation avec la fécondité de la nature : d'où la prostitution rituelle, la localisation de Jahvé, les sacrifices d'enfants, etc. Les esprits élevés durent ressentir ces pratiques comme d'intolérables scandales. Ils méconnaissaient l'importance des services qu'ont rendus les Bamoth au jahvisme. Tandis que l'arche sainte, considérée comme sanctuaire du camp, perdait sa signification pratique par le fait de l'établissement des tribus dans les différentes parties du pays très éloignées les unes des autres, les Bamoth offraient au Jahvisme de nouveaux et précieux points d'appui. On leur doit, non seulement d'avoir préservé le Jahvisme de la mort, mais encore de lui avoir permis de pénétrer jusque dans les couches inférieures de la population chananéenne de longue date sédentaire et de les absorber complètement, même aux dépens de la pureté de la religion. Avec la royauté, le Dieu de la guerre était devenu Boi; grâce aux Bamoth, le chef -d'armée devint pour Israël le maître du sol. Après avoir seulement commandé aux armées, il présida à la vie agricole. C'est par les Bamoth qu'il en avait pris possession et qu'il s'était en tous lieux rapproché de son peuple devenu sédentaire (Exode 202ib).
§ 50. — Jahvé et la civilisation; syncrétisme et exclusivisme. La conquête de Jébus et le transfert de l'arche sainte à Sion avaient non seulement achevé provisoirement la victoire d'Israël sur la population chananéenne, mais fait du Jahvisme la seule religion légitime en Chanaan. Ce dernier fait trouva dans le temple de Salomon une expression durable. Ce que David avait commencé, Salomon le continua. Les traditions sur l'immense richesse et la sagesse de Salomon ont pu être embellies par les générations postérieures, déchues, et qui se souvenaient avec regret d'un grand passé ; il n'en est pas moins certain que l'époque de Salomon a marqué l'apogée de la nationalité israélite. L'intérêt de cette période, pour la religion, réside surtout en ce qu'il y eut alors un état Jahviste, qui pouvait à tous égards rivaliser avec ses voisins et même l'emportait sur la plupart. Aux yeux des peuples, Jahvé s'était manifesté non seulement comme le dieu puissant, mais aussi comme le dieu bienveillant qui comblait son peuple de prospérité, de puissance et de gloire. La conception de Salomon considéré comme le père de la sagesse est aussi en étroite corrélation avec ces idées. Pourtant il faut ici tenir compte d'un autre fait. Tant qu'Israël mena la vie errante d'un peuple nomade ou d'une armée, l'arche sainte était naturellement déposée dans une simple tente. Dans les plus anciens récits, cette tente est nommée 'ohel mo'ed, mais il semble que peu après
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l'établissement en Chanaan, une construction (hekal) l'ait remplacée à Silo. Après la victoire des Philistins (I Samuel 4), il n'est plus question ni de cet édifice qui, semble-t-il, fut alors dévasté, ni d'une tente sainte particulière. L'arche fut placée par David dans une tente construite à cet effet, au moment de son transfert à Sion (II Samuel 6 ). Cette tente est n identifiée par erreur (I Rois 8 * ) avec le tabernacle du Code sacerdotal, mais elle en est expressément différenciée ailleurs (I Chroniques 16 33, II Chroniques 1 34)- La civilisation israélite faisant de rapides progrès, une installation aussi simple ne suffit plus aux exigences croissantes de l'orgueil national. Déjà David eut l'idée d'élever un sanctuaire plus digne au Dieu présent dans l'arche sainte. Il fallait d'ailleurs un temple au palais royal. On peut croire (II Samuel 7) que des scrupules religieux se sont opposés alors à l'exécution de l'idée. Le livre des Rois dit par contre (1517-18) que c'est à cause de ses nombreuses guerres que David n'a pas trouvé le temps de bâtir un temple. Nous trouvons un compromis entre ces deux opinions dans I Chroniques 22 28 . Ici c'est bien Jahvé qui s 3 ne veut pas qu'on lui bâtisse de temple, mais cela parce que David est souillé de sang. Nous sommes en présence du même malentendu qui a provoqué l'interpolation d'un verset qui dénature le sens de tout le discours de Nathan (Il Samuel 7 ).Nous ne saurions nous rallier à i3 Stade qui voit dans le récit de Samuel (II 7) un fruit des réflexions de la nouvelle génération, étonnée de la conduite de David. Quant à objecter tpie l'arche a eu déjà une demeure de pierre à Silo, c'est n'atteindre que la forme et non la pensée profonde de la réponse de Nathan. Avec ces scrupules religieux, nous touchons à une des questions les plus graves qui aient surgi au cours de l'histoire de la religion israélite : celle des rapports entre le Jahvisme et la civilisation. Pour la classe dirigeante du temps de Salomon, cette question n'existait même pas. L'État jahviste était né, avait noué des relations de tous côtés et il devait se montrer digne de la situation qu'il occupait dans le monde. Il fallait donc à la religion l'éclat du culte, qui devait être un reflet de la grandeur divine. Il était devenu indispensable de posséder un sanctuaire qui convînt au milieu. Le temple ne formait pas un édifice à part et complet en lui-même, comme au temps qui suivit l'exil, mais n'était qu'une des parties d'un grand ensemble architectural, une subdivision du burg royal K Voilà qui ressort d'une façon suffisamment claire des récits embrouillés du 1 premier Livre des Rois . Pour la religion israélite, comme pour l'Église chrétienne de tous les siècles, le temple de Salomon a eu une importance unique. C'est avec raison que Stade remarque que nous éprouvons encore chaque jour les effets de l'œuvre de Salomon; aujourd'hui encore le culte de la divinité procède en effet, pour le fond et la forme, du culte qui s'est
'•'Cf.,sur l'intime union du temple et du palais royal, Friedrich, Tempel u. Palast , 1887 ; la dépendance du sanctuaire vis-à-vis de la résidence royale se retrouve, « après le même auteur, à Sindjirli (Beitr. zur Âssyr., IV, p. 229). (I. L.) 2 ' Voir, dans Stade, la description détaillée.
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développé dans le temple de Jérusalem et en même temps que ce temple. Mais Salomon n'a pu prévoir la portée de son œuvre. Pour lui, le temple devait être simplement le premier et le plus important de nombreux sanctuaires épars dans le pays ; consacré par la possession du palladium national, l'arche sainte, il devait constituer un sanctuaire royal. C'est à ce titre que le temple a pris pour Israël sa haute signification, et qu'il est devenu, pour sa vie politique et religieuse, un centre dont l'importance a dépassé toute prévision possible. On peut dire des efforts de Salomon, tels qu'ils se manifestent dans ses constructions, qu'ils tendent à donner au Jahvisme un caractère profane. Si toute la vie du peuple devait être un jour soumise à l'influence du Jahvisme, c'était là une première étape qu'il était nécessaire de franchir. Toutefois les efforts de Salomon furent loin de recevoir l'approbation générale. Beaucoup de gens ne voulaient pas renoncer à l'antique simplicité du culte populaire. Les innovations de Salomon, qui ne portaient que trop clairement la marque de la civilisation orientale, leur semblaient en contradiction avec le caractère du Jahvisme traditionnel. Ils ne pouvaient se représenter le Dieu pastoral et guerrier, qui avait soustrait Israël à la civilisation égyptienne, qu'en opposition consciente avec la richesse extérieure de la vie civilisée : ce n'était point dans un pareil milieu, mais dans le désert, qu'il était chez lui. L'histoire d'Israël nous offre à diverses reprises l'expression de ce sentiment. Au temps de David, c'est Nathan qui en est le représentant; au temps de Salomon, c'est Abia. Le royaume du Nord était en général plus favorable que Juda à de pareilles idées, et cependant même là elles n'eurent qu'un succès relatif : la vie était trop pressante et les événements entraînaient dans une direction tout à fait opposée. A ce point de vue, la différence entre Elie et son successeur Elisée est à noter. Tandis que le premier, le prophète au manteau de poil, peut être considéré comme le grand champion de cette doctrine, nous voyons Elisée prendre part à la vie politique de son temps : la cour lui demande conseil, il n'est pas étranger à la vie urbaine. Au contraire Elie est le prophète du désert: pareil à l'éclair, il se montre, disparait, frappe le pays de sécheresse au nom de Jahvé; pour lui royauté, cour, puissance politique, richesse, intérêts et honneur de l'Etat sont choses sans importance; il n'a qu'une pensée : la gin'ath Jahve. Un passage des Rois (I, 19) est caractéristique : lorsque, poursuivi par Jézabel, il cherche le salut près de Jahvé, il ne va le chercher ni dans le temple de Jérusalem, ni dans un des nombreux sanctuaires du nord d'Israël, mais dans le désert, sur l'Horeb (Sinaï), la traditionnelle montagne sainte. Il remonte aux origines de l'histoire d'Israël. Elie, le plus conséquent et le plus énergique, n'est pourtant pas le seul prophète qui manifeste cette hostilité à l'endroit de la civilisation. C'est avec une rigueur impitoyable qu'au vme siècle Amos dévoile les plaies morales déterminées par la civilisation : la richesse et la puissance sont devenues une malédiction, le luxe et l'immoralité ont corrompu les hautes
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classes, le peuple est opprimé et épuisé; le culte a perdu son vrai caractère et il est devenu un tableau d'abomination; c'est en vain qu'on cherche la piété véritable. Osée ne parle pas autrement. Il se reporte au temps de la traversée du désert, qu'il considère comme le temps du premier amour de Jahvé pour son peuple. Alors on dépendait complètement de Dieu. Mais la grâce de Jahvé débarrassera Israël de tous les produits de la civilisation, de sa royauté et de son culte, de son indépendance politique, de sa richesse et de sa fécondité naturelle, pour le faire revenir à lui les mains vides et dépouillé ; aussi bien n'est-ce pas précisément la civilisation qui a détourné Israël de lui? Isaïe aussi, le prophète du royaume du Sud, prend, quoique avec une moindre fermeté, le même ton dans la célèbre prédication d'Emmanuel (haïe 7) '. Mais les principaux représentants de cette tendance furent les Nazaréens et surtout les Rekhabites, qui font leur première apparition au temps de Jérémie (Jérémie 3o). Cette dernière famille semble avoir formé une espèce d'ordre ou de secte, qui reçut de son père et fondateur Jonadab, fils de Rekhab et contemporain de Jéhu, la défense de boire, du vin, de cultiver les champs ou la vigne et de quitter les tentes pour les maisons. En face de la civilisation triomphante, la vie nomade était pour les Rekhabites une obligation permanente. Il n'est pas dit expressément, mais il est vraisemblable que dès l'origine ils ont été guidés par des motifs religieux. La personnalité de leur fondateur est particulièrement curieuse. D'après le récit des II Rois 10, nous savons qu'il était partisan du Jahvisme absolu et qu'il fut le bras droit de Jéhu dans la révolution provoquée par Elisée. Nous avons le droit de supposer que les prescriptions de Jonadab ne sont pas sans rapport avec son attitude politique. Il est question, de plus (I Chroniques 253), de trois familles de Soferim [scribes] qui, habitant à Iabcs, font remonter leur origine à Hammath, le fondateur de la maison de Rekhab, mais sont aussi considérés comme Kénites. Devonsnous, d'après ce qui précède, admettre que les Rekhabites descendent des Kénites nommés dans Juges 4 n et oi; (Budde)? En tout cas, il faut noter que les plus chauds défenseurs du Jahvisme rigoureux et hostile à la civilisation étaient d'origine kénite. Le Naziréat offre des traits de ressemblance avec la doctrine rekhabite, mais il a un caractère moins rigoureux et d'ailleurs tout individuel. Les prescriptions relatives au Nazir (Nombres 6) n'ont pas grande valeur pour l'histoire de l'institution avant l'exil. Ailleurs les Naziréens sont nommés à côté des prophètes comme des hommes suscités par Dieu (Amos2n). Ce qui les distingue, c'est que, d'après Amos, ils s'abstiennent de vin et que, d'après les récits sur Samson et Samuel (Juges 13 g, I Samuel 1 n), ils laissent croître librement leur chevelure dont ne doit pas approcher le ciseau. En tout cas le Naziréat exprime un état d'esprit hostile à la civilisation. Lors de la révolution de Jéroboam I, cet état d'esprit particulier s'unit
!• Budde, The nomad. idéal in the religion of Isr.,
ap.
theNew World, 1896.
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au mécontentement provoqué dans les tribus du Nord par le gouvernement fastueux et oppresseur de Salomon, et devint ainsi une des causes du schisme. Si le schisme, au point de vue politique, fut incontestablement un malheur, il a une grande importance religieuse. Dans le royaume politiquement insignifiant de Juda, sous la dynastie davidique, le Jahvisme se développa paisiblement dans les voies où il s'était engagé avec Salomon; au contraire, le royaume du Nord, où la vie populaire était infiniment plus active, fut perpétuellement en proie à une fermentation religieuse autant que politique. Il n'offre pas le tableau d'un développement lent et continu ; il y régnait le principe d'une liberté illimitée qui, révolutionnaire de procédés, s'attachait à conserver, par la violence, les coutumes anciennes. Un perpétuel changement de dynasties s'opéra, souvent avec la collaboration des prophètes. Tout pouvoir central effectif faisait défaut. Quand la maison d'Omri essaya de le créer, elle rencontra d'irréconciliables ennemis. Au point de vue de la religion, il s'agissait de maintenir la tradition et, le cas échéant, de la restaurer. L'arche sainte étant au pouvoir de Juda, on s'en passa et l'on revint aux images de taureaux de l'ancien paganisme. Dan et Béthel devinrent les centres du culte, mais bien d'autres sanctuaires subsistèrent; Berseba, situé en Juda et souvent cité dans les légendes des ancêtres, semble avoir été particulièrement en honneur comme lieu de pèlerinage (A ÏÏIOS O 5, o 14). Cet état de choses fut naturellement ressenti par l'époque postérieure comme le péché d'Israël, mais le condamner, c'était méconnaître l'évolution historique, car le culte du taureau était considéré comme l'adoration du Dieu national. Cette adoration, nous la rencontrons dans sa forme absolue chez Elie, surtout lors de sa lutte avec Achab, qui, en tant que combat entre le syncrétisme et l'exclusivisme, constitue l'un des épisodes les plus importants de l'histoire de la religion israélite. Comme son père Omri, Achab fut, au point de vue profane, l'un des meilleurs princes d'Israël. Ce que David et Salomon avaient été pour le royaume tout entier, ces deux rois le furent pour le royaume du Nord. Grâce à eux, ce royaume eut, avec Samarie, une capitale qui allait presque de pair avec Jérusalem. Les frontières du royaume furent reculées, Moab dut payer tribut, Achab tout au moins fit avec habileté et succès la guerre aux Araméens. L'hostilité entre Israël et Juda fit place à des relations amicales, et une alliance, conclue avec les villes phéniciennes, fut scellée par le mariage d'Achab avec Jézabel, fille d'Ethbaal. La situation politique entraîna naturellement un syncrétisme religieux qui se manifesta par l'introduction du culte du Baal syrien et l'érection, en son honneur, d'un temple à Samarie. Achab n'avait aucune pensée d'apostasie, et n'était guidé que par des considérations politiques : c'est ce qui ressort du nom de ses enfants, Athalia, Ahazia, Joram. Mais ce n'était pas là une excuse aux yeux d'Elie. Le prophète n'avait qu'un seul principe : l'honneur, la qin'alh de Jahvé. Pour lui le commandement : « Tu n'auras point d'autre Dieu à côté de moi », subsistait dans toute sa force; mettre un autre dieu à côté de Jahvé, c'était offenser ce dernier, c'était apostasier. Les intérêts
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politiques, le bien de l'État, la prospérité publique n'étaienfà ses yeux, en regard de ce principe, d'aucun poids. Ce passionné avait en horreur l'opportunisme; l'exclusivisme absolu était à ses yeux la marque du Jahvisme. Nous rencontrons ici, pour la première fois, la conception de Dieu qui admet que Jahvé poursuive son propre but, indépendamment des intérêts transitoires de son peuple et tout en suscitant en Israël des hommes qui ne plient point le genou devant Baal. A ce dernier point de vue, nous trouvons chez Élie les premiers accents de la prédication postérieure d'Isaïe touchant le « reste »; par ailleurs il est le précurseur d'Amos et d'Osée. Comme à ceux-ci, l'organisation extérieure de l'État lui était indifférente. Tribun de la liberté et des droits populaires il combat de toutes ses forces, au nom de Jahvé, l'absolutisme royal; il n'hésite pas à appeler sur l'État les plus terribles calamités, si l'État s'oppose en quelque manière aux prescriptions de Jahvé. C'est précisément dans cette rigueur extrême que réside l'importance de son rôle. En tant que prédicateur et exécuteur des jugements de Jahvé, il ouvre la période dans laquelle la cause de Jahvé se sépare violemment de celle de l'État israélite, et il prépare ainsi la rupture entre la religion et l'État. Les résultats immédiats de l'œuvre d'Elie furent peu satisfaisants. Il eut pour successeur Elisée, qui délaissa les hauteurs de la prédication prophétique, pour les voies vulgaires d'une politique révolutionnaire. La révolution de Jéhu, suscitée par Elisée, extermina la dynastie d'Omri et mit fin au culte de Baal par une horrible boucherie, perfidement préparée, qui, cent ans plus tard, est encore citée par Osée (I, 4) comme la cause de la ruine du royaume du Nord. C'est l'avenir qui devait récolter les fruits de l'activité d'Elie et d'Elisée.
§ SI. —Le caractère moral de Jahvé : justice, amour, sainteté. Avec l'avènement de Jéhu commence, pour l'histoire de la religion israélite, la seconde grande période préexilique. Le Jahvisme eut à subir alors une profonde transformation intérieure. Dans la première période, il s'agissait avant tout du maintien du Jahvisme en face de puissances hostiles; dans la seconde, cette préoccupation persiste sans doute; mais par une conséquence nécessaire de la victoire, elle passe à l'arrière-plan et disparaît presque à côté de la lutte entre les éléments internes du Jahvisme. C'est avec les prophètes du vin0 siècle qu'éclate la lutte. Ils conçoivent Jahvé comme une personnalité morale : c'est l'avènement du monothéisme éthique, qui n'est pas cependant quelque chose de tout à fait nouveau, car les prophètes furent des réformateurs et non des fondateurs de religion. Ils reprirent la vieille idée mosaïque, d'après laquelle les liens qui existent entre Jahvé et Israël ont leur origine dans la délivrance d'Égypte
1' Voir l'histoire de la vigne de Naboth, I Rois 21.
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librement accomplie par Jahvé; mais ils donnèrent un développement tout nouveau à cette idée, qui sous les influences chananéennes s'était déformée au point de devenir méconnaissable et n'évoquait plus que des rapports simplement formels entre Dieu et le peuple ; mais, par là même, ils se mirent nettement en opposition avec les idées populaires. Cette opposition se manifesta différemment suivant les individus. Pour le moraliste Amos (dont le livre date de l'an 743 environ), Jahvé est avant tout celui qui maintient l'ordre légal et moral et veut qu'on le serve par la justice et la moralité sociale (çedaqa) (cf. Amos 5 2v) ; pour Osée, le prophète de l'amour, que caractérise le mot hesed, Jahvé est celui qui aime son peuple et veut en être aimé (ses images sont tirées de la paternité et du mariage, qu'il oppose à la prostitution et à son commerce purement charnel). Ces idées d'Amos comme d'Osée étaient essentiellement contraires au culte désordonné qui se pratiquait; pour Amos, un pareil culte n'était qu'un outrage à la majesté morale de Jahvé, parce qu'il s'accompagnait d'un complet mépris des lois morales ; Osée y voyait l'expression d'une hypocrisie qui, ne poursuivant que des buts sensibles, méconnaissait essentiellement Jahvé et l'avilissait, en le mettant sur la même ligne que les dieux naturalistes de Chanaan. Voilà qui nous explique la lutte engagée contre l'image du taureau, que nous rencontrons pour la première fois chez Osée. Elle n'a pas ses racines dans une interdiction formelle des images, telle qu'elle résulte du soi-disant deuxième commandement du Décalogue1 ; c'est bien plutôt la conséquence de la nouvelle notion de Dieu qui s'était révélée au prophète (Osée 13). Pour lui, l'objet principal de la religion est la personne même de Jahvé, être spirituel, qui doit être aimé pour lui-même. Aucun sentiment pareil ne s'attachait à l'image du taureau, comme en général aux Baalim. Ceux-ci, bien que considérés par le peuple comme des formes locales de Jahvé et adaptés extérieurement au Jahvisme, représentaient précisément le contre-pied du vrai Jahvé. Celui qui prétendait dominer l'homme de très haut, était ravalé au-dessous de lui (Osée 13 2); celui qui voulait être adoré en esprit, était l'objet d'un culte matériel. Le Jahvé adoré dans l'image du taureau ne demandait qu'un culte; celui que prêchait Osée exigeait de son peuple un don complet de lui-même. Il fallait supprimer tout ce qui s'interposait entre Israël et lui, que ce fût la royauté, la civilisation, le culte, ou l'État même. Le Jahvisme ainsi compris devait s'opposer au culte naturaliste qu'Israël avait peu à peu emprunté aux Chananéens et qui trouvait son expression dans le nom de Baal, dont Osée ne voulait point pour Jahvé; il devait être une religion purement spirituelle, qui, en principe, s'élevait au-dessus des barrières séparant les nations, tout en restant toujours en particulier celle d'Israël.
1. Exode 20 i-c. D'après la meilleure division du Décalogue, celle de la Synagogue, ces versets ne forment pas un commandement à part; ils constituent simplement l'explication de ce qui précède immédiatement : « Tu n'auras point d'autre Dieu à côté de moi. » Ceci est la deuxième « parole », tandis que : « Je suis Jahvé, ton Dieu, » etc[Exode 20 2) est la première.
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Jusqu'à quel point les règles juridiques et morales que nous rencontrons chez Amos et Osée, sous une forme d'ailleurs très générale, étaientelles déjà fixées dans un code? La question n'est pas résolue. On ne saurait nier qu'elles concordent d'une manière étonnante avec de nombreuses prescriptions du Décalogue et le recueil appelé à tort « Livre de l'alliance » (Exode 21-23). Pourtant plusieurs savants voient dans ce dernier écrit un précipité de la prédication prophétique. Mais, si les prophètes du VIIIc siècle ne se réclament pas à proprement parler de la Loi, ils ne présentent en aucune façon leurs prescriptions comme des innovations. L'institution, attribuée à Moïse, d'une Thora promulguée au nom de Jahvé, avait comme conséquence nécessaire, dans un État organisé, la rédaction des prescriptions de la Loi (Osée 812); mais nous ne savons pas si, et jusqu'à quel point, cette Thora coïncide avec les codes anciens conservés dans le Pentaleuque. On a pourtant le droit d'admettre que les principales idées morales du Décalogue remontent à une haute antiquité. Comme l'a dit H. Schultz ', le Décalogue exprime la pensée morale de la religion mosaïque d'une façon aussi concise que complète; il correspond par suite à ce qu'Israël était accoutumé à regarder de toute antiquité comme la volonté de Jahvé. En revanche, il est impossible de trouver la moindre vraisemblance à l'hypothèse (soutenue pour la première fois par Gœthe) d'après laquelle Y Exode 34 10-26 contiendrait un Décalogue plus ancien, avec des prescriptions cultuelles plutôt que morales. On n'a pas prouvé davantage qu'il est impossible qu'un règlement moral ait formé la base et le point de départ d'une religion spécifiquement nationale 2. En insistant sur le caractère moral de Jahvé, on fit entrer la notion de Dieu dans les voies d'un monothéisme absolu ; en même temps, la formule : « Jahvé est le Dieu d'Israël, Israël, le peuple de Jahvé », gagna en signification et en contenu. La justice est partout identique. Étant dieu de la justice, Jahvé règne donc aussi en dehors d'Israël. Il a fait d'Israël son peuple, qui devait répondre clans une mesure spéciale à ses exigences morales, mais il n'a point contracté avec lui d'alliance particulière (cf. Amos 9 7). Le peuple concevait les rapports entre Jahvé et Israël comme des rapports nécessaires qui impliquaient de la part de Jahvé l'obligation du secours et de la part du peuple l'obligation du culte; chez les prophètes domina l'idée de l'assujettissement moral à la volonté de Dieu, volonté essentiellement morale. Les rapports entre Jahvé et son peuple reposent ainsi en principe sur des conditions éthiques. Si le peuple n'agit point conformément à la volonté de Jahvé, son privilège même lui devient funeste, et Israël ressent doublement les terribles rigueurs de la justice divine (Amos 3 2) ; Jahvé est avant tout le Dieu de la justice qui sacrifie même son peuple, quand la justice l'exige. Il n'était pas douteux, pour les prophètes, que le jour de la justice était
1. Schultz, loe. cit., p. loi. 2. Wellhausen, Gescli., p. 93.
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proche. Sans se laisser aveugler par l'éclat superficiel du règne de Jéroboam II, ils découvrirent courageusement les plaies morales du peuple, et annoncèrent comme châtiment la destruction. Voilà qui marque toute la distance qui les sépare du peuple. Celui-ci ne pouvait croire que Jahvé abandonnerait son peuple à la ruine ; pour lui, cette idée était même un blasphème. Pour les prophètes, cette ruine était la conséquence rigoureuse et voulue par les circonstances de la conception qu'ils s'étaient formée de Dieu. La justice étant pour eux la mesure de toutes choses, ils la voyaient se manifester avant tout dans l'histoire. Même les grands empires, en première ligne la puissante Assyrie, qui justement alors devenait redoutable à Israël, devaient servir les vues de la justice divine. C'est Jahvé qui suscitait l'Assyrie, pour faire sentir sa colère à son peuple. Cet empire ne pouvait faire de mal à Israël que parce qu'il avait été destiné à un tel rôle par Jahvé. Ainsi s'explique la conduite des prophètes, lorsque s'approchait à grands pas la fin de leur peuple. Lorsqu'elle semblait encore lointaine, eux la prévoyaient, et, malgré la douleur profonde qu'ils en éprouvaient, Osée en particulier, ils ne pouvaient que prêcher la fin d'Israël et la déclarer décrétée par Jahvé. En annonçant la mort de leur peuple, ils sauvèrent la religion israélite. Ils ont appris au plus lointain avenir que Jahvé poursuit ses desseins sans s'occuper des intérêts nationaux d'Israël; ils ont ainsi empêché le Jahvisme de disparaître avec Israël. Pourtant il faut ajouter un trait encore. Depuis quelque temps on conteste habituellement à Amos les derniers versets de son livre. C'est à tort. Ces versets ne contredisent nullement les menaces qui précèdent1, mais prouvent simplement qu'Amos, lui aussi, était Israélite. Comme Osée, il n'a pu croire à la destruction irrémédiable d'Israël. Pour Osée, l'amour de Jahvé arrachera le peuple à toutes les chimères où il cherche un point d'appui en dehors de Jahvé, même à une existence politique. Pour Amos, lorsque la justice de Dieu aura accompli son œuvre terrible, un nouvel Israël renaîtra des ruines de l'ancien. S'il ne nomme pas les anneaux de la chaîne qui les réunira, s'il les juxtapose sans aucun intermédiaire, il ne faut pas plus s'en étonner que de le voir associer ses espérances dans l'avenir à un retour à l'époque de cette dynastie de David, qui avait été pour les tribus du Nord le moment d'une prospérité vainement désirée depuis. Cette « espérance messianique », exprimée ici pour la première fois et avec tant de vigueur, ne nuit aucunement à la sévérité de sa prédication de la fin d'Israël; elle en est bien plutôt un corrélatif qui l'empêche de désespérer. Tandis que, dans le royaume du Nord, la conception de Dieu élaborée par les prophètes faisait de la chute de Samarie un événement important de l'histoire religieuse, Juda, où jusqu'alors le Jahvisme avait mené une existence tranquille à l'ombre de la dynastie de David, était préparé de différentes manières à devenir l'héritier des conquêtes réalisées dans le
1. Wellhausen, Die kleinen Prophetcn, p. 94.
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royaume du Nord. Le Jahvisme, resté à l'abri des luttes violentes, y avait pris un caractère superficiel, et s'était mélangé d'éléments païens, plutôt orientaux que chananéens. Il n'est pas invraisemblable que le gouvernement d'Athalieait grandement contribué à réveiller les esprits. Cependant c'est seulement au milieu du vme siècle, peu avant le commencement de la guerre avec la Syrie et Ephraïm, que surgit en la personne d'Isaïe le premier grand prophète de Juda. C'est avec lui et son contemporain Michée que le centre de gravité de la religion israélite se déplace et passe du royaume du Nord à celui du Sud.
L'importance d'Isaïe vient de l'approfondissement qu'il a donné à la notion de la divinité. Ce progrès se résume dans le nom de « Saint d'Israël » qu'il donne à Jahvé. Ce nom renferme deux idées opposées, dont la réunion constitue l'originalité de la prédication d'Isaïe. « Saint » veut dire que Jahvé, étant l'être inaccessible, majestueux, incomparable, est Dieu dans le sens le plus complet du mot, et qu'en face de lui les dieux des peuples ne sont que des ëlilim, c'est-à-dire des néants (mot sans doute forgé par Isaïe lui-même). Mais il est d'autre part le Saint ihraël. Dieu de l'univers, il a pourtant fait d'Israël son peuple, et, quoiqu'il ait son trône dans le ciel, il a établi sa demeure à Sion. Cet approfondissement de l'idée de Dieu, qui appuie sur la sainteté de Jahvé, marqua d'une double empreinte la religion israélite. D'une part elle sanctifia Jahvé, c'est-à-dire l'entoura d'une vénération particulière. Tout ce qui semblait élevé, à quelque point de vue que ce fût, passa pour être en contradiction avec la religion ; ce qui était petit et humble était seul agréable à Jahvé. L'obéissance passive, la confiance absolue, le respect religieux devinrent une nécessité primordiale. Isaïe fut le successeur, et aussi l'allié d'Amos, en ce sens que pour lui aussi la justice et la moralité sociale sont les premières des vertus. Combien à cet égard la situation était triste en Juda, les discours d'Isaïe ainsi que les prophéties de son auxiliaire Michée le montrent péremptoirement. La prédication d'Isaïe marque un double progrès. Il est le prophète de la foi, c'est-à-dire de la confiance (Isaïe 78, 3015). C'est ce qui apparaît surtout dans ses efforts politiques pendant la guerre avec la Syrie et Ephraïm, mais encore plus parmi les vicissitudes de tout autre ordre qui marquèrent le règne d'Hiskia. En somme, la politique d'Isaïe est un abstentionnisme à base religieuse. Pour lui, Juda, étant le peuple du « Saint», doit renoncer à jouer un rôle politique; sans chercher de secours auprès des grandes puissances, sans vouloir se mesurer avec elles et sans les craindre, il doit se réfugier dans sa foi inébranlable en Jahvé ; n'est-ce pas à Jahvé qu'il doit sa force, son existence, tandis qu'en dehors de lui il ne peut trouver aucune défense? De tout temps, et en particulier à l'époque de David et de Salomon, la puissance politique avait été considérée comme une condition indispensable de l'importance religieuse; nous rencontrons ici une idée nouvelle, développement de la pensée d'Osée : aux empires mondains Isaïe oppose Israël, royaume spirituel doté d'un idéal propre, qui n'est ni celui de la nature, ni celui de la politique. Les conséquences de cette idée furent
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incalculables : elle fournit, au milieu des agitations politiques de cette époque, le moyen de sauvegarder pour l'avenir l'importance d'Israël. Elle donnait un complément positif et indispensable à l'œuvre de ces prophètes du Nord qui avaient arraché les barrières qui faisaient de Jahvé le prisonnier d'une nationalité. Jahvé étant conçu comme l'Etre saint, et exigeant de son peuple une confiance entière, exclusive, son culte devait être un culte à part, pur de tout alliage profane. De là une polémique contre tout ce qui pouvait être regardé comme une adoration d'œuvres humaines ; cette polémique, qui se rattachait à celle d'Osée, eut une portée beaucoup plus grande. Elle n'était pas seulement dirigée contre les images proprement dites, en particulier les images païennes du soleil introduites par Achab, mais encore contre les antiques Ephod, instruments d'un culte matérialiste incompatible avec Jahvé, tel qu'on le concevait désormais. Un court passage des II Rois 18 4 montre clairement que cette polémique ne fut pas sans succès immédiat; mais c'est la réforme deutéronomique tout entière qu'il faut regarder comme le résultat du mouvement inauguré par Isaïe. Le second résultat capital obtenu par Isaïe en mettant au premier plan la sainteté de Jahvé, fut de mettre en évidence le caractère unique de Jérusalem. L'importance attachée à cette ville s'exprima clairement d'une part dans les noms d'Ariel, de « ville de Dieu », et surtout de « montagne sainte », d'autre part dans le « dogme isaïque » de l'inviolabilité de Sion, qui apparaît surtout dans la seconde période d'Isaïe. Cette exaltation de Jérusalem trouva une confirmation imprévue dans l'anéantissement de l'armée assyrienne sur la frontière palestino-égyptienne, qui sauva Jérusalem d'un danger pressant. Cet événement n'eut pas une grande importance au point de vue extérieur; l'hégémonie assyrienne n'en fut pas ébranlée 1 ; mais, au point de vue religieux, il n'y a pas eu, depuis la conquête de Jébus par David, de fait plus gros de conséquences. Cet événement, dont l'importance était encore augmentée par les prédictions prophétiques, entoura Jérusalem d'une auréole que la ville de Dieu n'a plus jamais perdue et qui empêcha à tout jamais de lui comparer d'autres lieux de culte; il signifia aussi le triomphe de la foi et de la certitude que l'on avait d'être le peuple du saint Jahvé. Jahvé avait donné pour fondement à Sion une pierre de solidité éprouvée (Isaïe 28 i6). Dans la prédication d'Isaïe sur le « reste qui reviendra », le se'ar yasub, nous retrouvons la pensée fondamentale de la théorie précédemment mentionnée. Cette prédication a son origine dans Elie, mais Isaïe lui a le premier donné une formule précise. Son importance vient de ce qu'elle concilie deux idées contradictoires, celle de l'inévitable destruction du peuple comme conséquence de l'impiété générale et celle de la qin'ath de Jahvé, qui ne veut pas abandonner son peuple. Cette idée du se'ar yasub est à la base de la distinction, généralisée dans la suite, entre le vrai et le faux Israël, entre la communauté et le peuple. En outre l'« espérance messia1. Wellhausen, Israelitische und jùdische Geschichte, p. 87.
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nique », que nous rencontrons sans préparation aucune chez Amos, a ici, chez Isaïe, une base. Le « reste qui reviendra » constituera un noyau à part dans la grande masse et ne périra point, même sous l'oppression assyrienne; mais, quand la puissance d'Assur se sera brisée contre lui, il formera, sous le gouvernement d'un vrai descendant de David, un nouveau peuple, qui répondra à toutes les exigences de Jahvé (Isaïe 11 a). Isaïe dessine alors l'image du roi de l'avenir, élément essentiel de sa construction. On n'a pas le droit d'attribuer avec Hackmann1 à une époque plus récente cette image qui, d'après lui, ferait partie des prophéties absolues, dont on ne saurait fixer historiquement la date.
§ 52. — Le Jahvisme élimine les éléments païens ; le jugement. Au point de vue politique, Isaïe fut certainement un des hommes les plus influents de son temps. Wellhausen 2 dit avec raison que l'histoire de son activité se confond avec l'histoire de Juda à cette époque. Ses efforts ont-ils eu un résultat aussi considérable au point de vue moral, social et cultuel (cf. en particulier, outre II Rois 18 4, ibid. i2 qui, il est vrai, est suspect)? C'est là une autre question. En tout cas, il s'assura une très grande influence, en réussissant à rassembler autour de lui une société d'hommes (Isaïe 8 chez lesquels sa parole poussa de profondes racines et qui, répondant jusqu'à un certain point au « reste qui reviendra » de sa prédication, devinrent les porteurs et les gardiens de la notion de Dieu qu'il enseignait. Pendant le siècle qui précéda l'exil, l'action du groupe, issu de lui, que l'on a appelé « le parti prophétique », constitua, à tous égards, l'élément le plus important de l'histoire israélite. Les relations plus étroites avec le monde assyro-babylonien avaient eu pour conséquence, dès le temps d'Achaz, un grand afflux d'éléments orientaux qui influencèrent la civilisation de Juda et en particulier son culte. Isaïe et ses partisans élevèrent contre cette pénétration de véhémentes protestations. Néanmoins, sous le règne de Manassé, le torrent étranger coula à pleins bords. Si d'une part ce fait fut naturellement suivi d'un enrichissement de la pensée israélite, même, s'il est permis de le dire, au point de vue théologique, et d'un raffinement de la vie qui se fit sentir également dans le culte, il en résulta aussi un véritable paganisme. Le culte sporadique voué à Moloch, depuis Achaz, se répandit partout. Les sacrifices d'enfants qui on faisaient partie furent môme introduits dans le Jahvisme et y furent considérés comme la manifestation d'une dévotion plus haute. De même les cultes assyro-babyloniens du Soleil, de la Lune et des Étoiles groupés sous le nom d' « armée du ciel » envahirent le pays, au point de conquérir une place officielle
L Hackmann, Die ZukunfLserwartunçj des Jesaja. '- Wellhausen, Israelitische und jûdische Geschichte, p. 84.
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dans le temple de Jahvé, tandis que l'adoration de la Malkath et du ciel prenait de jour en jour plus d'extension (Jérémie 7 44 ). \\ 1S a e[ sniv est difficile de croire, avec Kuenen, que les massacres ordonnés par Manassé (II Rois 21 ) n'aient eu pour origine que les protestations élevées iS contre ces innovations païennes. Il faut bien plutôt penser à une décadence complète des mœurs, que Manassé était incapable d'arrêter, et qui allait de pair avec les progrès du paganisme et du raffinement déjà signalés (Jérémie 7 g, etc.). Et pourtant la notion de Dieu prêchée par Isaïe et les siens subsista et fut un ferment puissant. Il fallait, avant tout, donner une forme concrète, en vue de la vie pratique, aux idées dominantes qu'elle enfermait : ce fut là l'œuvre de la législation dite deutéronomique. Nous ne savons guère comment elle fut rédigée ; eu tout cas, elle n'apparaît à la lumière qu'en 621, dans la dix-huitième année du règne de Josias, lorsqu'on la découvrit par hasard dans le temple. Nous voici donc en présence d'un des événements les plus importants de l'histoire d'Israël, celui auquel Israël a dû de devenir le « peuple du Livre ». Le recueil deutéronomique, ce code découvert par Hilkia, peut être considéré comme une édition nouvelle, dominée par l'idée de la concentration du culte, de prescriptions légales plus anciennes, en particulier de celles d'Exode 21-23. Ce code, comme celui de l'Exode, devait représenter un supplément du Décalogue et l'expression de la religion mosaïque au point e où l'avaient amenée les prophéties du vm siècle. Religieusement, c'était le principe de l'amour qui dominait, socialement, celui de l'humanité; et, à la base des deux principes, nous trouvons l'idée de l'alliance conclue par Jahvé avec Israël : la conception des rapports entre Dieu et le peuple, reposant sur une base morale, recevait ainsi une expression définitive. En outre, toute l'entreprise deutéronomique traduisait l'intention de mettre le Jahvisme en harmonie avec l'unité et l'originalité de Jahvé. Pour cela, il fallait, d'une part, assurer à Dieu un domaine propre, à l'abri de tout mélange païen; d'autre part, en concentrant tous les actes du culte en un lieu manifestement sanctifié par Jahvé, lui conférer l'unité, qui écartait le danger d'une différenciation de Jahvé en dieux locaux multiples et permettait au monothéisme de s'affirmer même dans le culte extérieur. L'importance de la législation deutéronomique réside précisément dans la manière dont elle permit de réaliser ces idées. Les Bamoth avaient donné tout ce qu'on pouvait en attendre; il était possible de les supprimer, sans que le Jahvisme cessât de dominer la vie. On sembla même ainsi se rapprocher d'un état de choses antérieur, où l'arche, sanctuaire guerrier, existait seule. On traça exactement la limite entre le paganisme etl'Israélitisme ou Jahvisme. En modifiant le caractère des fêtes, on enraya ce mélange de la vie naturelle et de la vie religieuse, qui caractérise le naturalisme. On prépara ainsi un complet détachement non seulement
1. Il s'agit sans doute de la planète Vénus. C'est l'avis de Schrader, Sitzungsber. kSjdglpreuss. Alcad. zu Berlin, 1886, et de Kuenen, Abhandl. z. bibl. W., édité par K. Budde. Stade est d'une opinion différente (Z. altt. Wiss., VI).
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de la vie politique et nationale, mais encore de la vie civile et sociale. Il est difficile de dire jusqu'à quel point la reforme accomplie, suivant ces lignes fondamentales, par Josias, fut couronnée de succès. En tout cas elle ne poussa point de profondes racines : cela ressort non seulement de la prédication de Jérémie, mais plus clairement encore du fait que, sous les rois suivants, les cultes païens eurent une floraison aussi riche que par le passé. Seule la situation privilégiée de Jérusalem et par conséquent la condition toute nouvelle des prêtres semblent avoir subsisté. Dans la prédication d'Ezéchiel, la réforme de Josias passe tout à fait inaperçue. Le peuple la considéra comme une interruption, subie avec contrainte, d'usages aimés. En revanche elle eut pour l'avenir une grande importance. Pour la première fois avait été esquissé et réalisé, du moins en partie, un plan d'après lequel la religion possédait une place indépendante, extérieure au reste de la vie publique; ce plan, on pouvait y revenir en tout temps et en toutes circonstances. Ce fut par là qu'après la chute de Jérusalem la législation deutéronomique montra qu'elle était un des instruments les plus efficaces qui pussent servir au maintien du Jahvisme. A la réforme de Josias s'ajoutèrent deux faits qui, comme elle, furent de grave conséquence. Le premier est la mort néfaste de Josias à la bataille de Megiddo (608), événement qui peut être dans une certaine mesure considéré comme le commencement de la fin de Juda; le second est la prédication de Jérémie. On ne saurait estimer trop haut la profondeur de l'impression produite par la mort de Josias ; elle dut frapper d'autant plus que c'est sans doute à des considérations religieuses qu'obéissait le roi quand il alla s'opposer à la marche du Pharaon contre Assour. Depuis la réforme, on s'était consacré au service de Jahvé, en supprimant tout ce qui, d'après le livre de la Loi nouvellement découvert, était en contradiction avec sa volonté; on avait de nouveau conscience d'être son peuple et l'on pensait être absolument assuré de sa protection. Et on aboutissait à ce désastre! La réaction dut être terrible. Les années antérieures à la réforme, que l'on regardait depuis lors comme des années d'apostasie et de péché, avaient été relativement paisibles et heureuses ; et c'était maintenant que l'on était revenu à Jahvé, que le désastre éclatait! La moindre conséquence en fut l'arrêt du mouvement réformiste et le renouveau du paganisme. Ce qui était plus grave, c'est que les partisans du pur Jahvisme ne pouvaient s'empêcher de mettre en question la puissance ou la justice de Jahvé. Et c'est surtout cette dernière qui fut mise en doute. Le probLème se posa de la relation entre piété et bonheur terrestre d'une part, péché et malheur de l'autre. Dans l'Ancien Testament cette question occupe une grande place (qu'on songe au Livre de Job, aux Psaumes 49, 73, 77, etc.). L'âge de ces écrits est difficile à déterminer; ils sont vraisemblablement tous postérieurs à l'exil. Pourtant on a le droit d'admettre que bien avant, cette question, qui prit un caractère de plus en plus individuel, occupa Israël et exigea une réponse. Elle reçut des solu-
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tions diverses : la plus élevée conduisait à vivre personnellement avec Dieu ; la conscience de cette union intime avec la divinité permettait d'imposer silence à toutes les questions; et cela peut être considéré comme le plus haut triomphe d'une croyance qui avait un caractère non plus national, mais personnel. A cette question se lie étroitement celle de l'immortalité. Cependant la victoire de cette foi ne fut ni immédiate ni universelle. D'autres états d'âme existaient. A côté de ceux qui, sans renoncer à Jahvé, désespéraient et demandaient avec désespoir : « Où donc est Jahvé? » il y en avait qui regardaient le malheur et ses conséquences comme le châtiment divin de forfaits antérieurs, remontant en particulier au règne de Manassé; ils résistaient à ces misères, en prononçant ces paroles, qui devinrent bien vite un proverbe où se mélangent l'ironie et la résignation : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants ont été agacées » (Jérémie 3129, Ezéchiel 18.2). D'autres enfin, pleins d'une ferme confiance dans la puissance et la fidélité de Jahvé, voyaient dans tous ces maux une épreuve divine, qui serait sûrement suivie de la délivrance et du salut, comme au temps d'Isaïe. Ces derniers notamment furent les adversaires de Jérémie. On ne connaît pas clairement l'attitude de Jérémie à l'égard de l'entreprise de Josias. Il n'est pas mentionné dans le récit que nous en possédons, dans II Rois 22 et suiv., quoiqu'il ait prophétisé cinq ans déjà avant la réforme. Ce n'est pas à lui qu'on demanda conseil; on s'adressa à la prophétesse Hulda. Cependant il ressort du fond et de la forme de sa prédication qu'il connaissait la législation deutéronomique. Il doit aussi, au moins un instant, avoir travaillé à son établissement (Jérémie 11), etil fut sa vie durant, aussi bien que cette législation, l'adversaire non seulement de tous les cultes païens, mais de tout culte célébré en dehors de Jérusalem. Mais les effets de cette législation ne lui semblaient pas satisfaisants. Il n'est pas vraisemblable que ce soit par allusion aux législateurs deutéronomiques qu'il parle de la plume mensongère des scribes qui a transformé la loi en mensonge (Jérémie 8 8) ; cependant il est certain qu'il devait attendre de ce mouvement d'autres résultats. Tandis que les prescriptions morales de la loi n'étaient pas suivies ou l'étaient fort peu, la loi provoquait une confiance tout extérieure dans le temple considéré comme la demeure de Jahvé; or cette confiance manquait de tout fondement moral et on ne se souciait nullement de la prédication antérieure des prophètes, pour qui les relations entre Dieu et le peuple devaient reposer sur une base morale. Cette confiance semblait à Jérémie une illusion funeste. Il voulait une conversion intérieure alors qu'on n'en sentait aucunement le besoin. Comparable en beaucoup de points aux prophètes du Nord, il occupe pourtant une place à part dans la religion israélite et forme un contraste marqué avec ses contemporains plus âgés, Zephania et Nahum. Se rattachant aux espérances de salut exprimées par Isaïe, ces derniers avaient vu dans les événements de l'époque un signe de l'approche du jour de Jahvé. Zephania avait aperçu ce signe dans l'apparition des Scythes,
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Nahum dans le siège de Ninive. La puissance assyrienne déclinait rapidement; lors donc qu'avec la réforme de Josias Juda semblait revenir à Jahvé, il était permis d'espérer que le salut ne tarderait pas à venir pour le peuple- Tout cela ne signifiait rien aux yeux de Jérémie. A peine entré en scène, il avait annoncé à Juda le jugement et, pour lui, c'étaient sans doute les Scythes venus du nord qui devaient l'exécuter. Les choses n'ayant pas changé au fond malgré la conversion apparente, la réforme n'avait apporté à sa prédication aucune modification essentielle. De même, la catastrophe de Josias ne pouvait le déconcerter. Tandis que c'était pour d'autres une désillusion irrémédiable, elle ne faisait que confirmer ses craintes et prouvait que Jahvé était exigeant à l'égard de son peuple et ne se contentait pas d'apparences. Mais ce qui détermine définitivement sa prédication, ce fut l'élévation de Babylone après la prise de Ninive par Nabopalassar et la victoire de Karkémis remportée sur les Égyptiens peu après, en 604, par son fils Nebukadrezar. Les ennemis du Nord étaient là, bien qu'ils portassent non le nom de Scythes, mais celui de Babyloniens (Wellhausen) ; le jugement avait commencé. Pour Jérémie, la première partie de son activité était terminée ; ses prédications antérieures furent réunies dans un livre. Toutefois c'est de ce moment que date vraiment la grande signification de son œuvre prophétique. Chez Isaïe, c'est l'inviolabilité de Sion qui est au premier plan ; chez Jérémie, c'est la nécessité du jugement, et cette nécessité est en opposition directe avec l'inviolabilité de Sion. Le lieu saint lui-même, le temple, doit tomber, et ce qui rend cette chute plus nécessaire, c'est que depuis la reforme il est devenu l'objet d'une confiance qui n'a aucune base morale. Jérémie se mit, par cette prédication, en opposition avec le peuple tout entier; mais ce sont les zélateurs les plus ardents de Jahvé qu'il froissa le plus douloureusement dans leurs croyances et leurs espérances. Pour eux patriotisme et religion étaient synonymes. Dirigés par des prêtres et des prophètes, dont le porte-parole était Hanania, un prophète qui rappelait les allures d'Isaïe, ils partaient de l'idée de la sainteté de Jérusalem, mise en évidence par Isaïe, attestée par la présence du temple et affirmée avec éclat par la réforme. Ces zélateurs se cramponnaient à l'espoir que Jahvé interviendrait, fût-ce au dernier moment, en faveur de son peuple et qu'il lui apporterait le salut; ils s'attachaient à cette idée tantôt avec le courage du désespoir, tantôt avec une légèreté injustifiée, mais toujours sans le moindre souci d'une amélioration morale. Même la première déportation de 597, quand le roi Jekhonia fut emmené à Babylone avec l'élite du peuple, ne fit qu'exalter cet état d'esprit. Ce n'étaient pas seulement ceux qui étaient restés à Jérusalem qui parlaient ainsi, mais encore les 'exilés, à l'instigation de prophètes comme Sédécias, Achab, Semaia (Jérémie 29). Jérusalem n'était-elle pas debout? Sans aucun doute les exilés reviendraient sous peu —■ Hanania fixa le terme à deux ans — et les trésors arrachés au temple seraient restitués. Il semblait que la foi exigeât cette croyance; penser autrement, c'était faire preuve d'incrédulité et de défiance à l'endroit de Jahvé.
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Jérémie prend une attitude toute différente. Pour lui, le patriotisme n'est rien, la religion est tout. De même qu'Isaïe, il prêche une absolue soumission à la volonté de Jahvé; mais, partant de l'idée de la justice de Jahvé, il veut que les peuples en général et Israël en particulier soient jugés. C'est cette conviction qui explique son attitude en apparence antipatriotique. Jahvé a commandé aux Chaldéens de procéder au jugement. Il est donc inutile d'essayer de leur résister; toute opposition aggravera les malheurs, et tous ceux qui exhortent à la résistance, même quand ils le font au nom de Jahvé, sont des menteurs et des séducteurs du peuple. Le seul moyen d'échapper à une destruction complète consiste à se soumettre volontairement à la domination étrangère, comme au châtiment envoyé par Dieu. C'est là ce qui fait l'originalité de Jérémie, là qu'est l'unité de sa doctrine. Ce qu'était pour Isaïe la confiance absolue, même au milieu des plus grands dangers, la soumission non moins absolue au jugement l'était pour Jérémie, même au prix de l'indépendance nationale. Lutter, pour la conserver, contre la volonté de Dieu, c'était, pour lui, aller à la mort; on ne pouvait la préserver qu'en y renonçant pour un temps. Mais la personnalité même de Jérémie a plus d'importance que sa prédication. Smend (p. 240) parle du calme avec lequel Jérémie assista à la ruine de Juda : ce calme vient, d'après lui, de ce qu'il est fermement convaincu que la religion ne mourra pas avec le peuple d'alors. Mais ce calme n'exclut point un combat intérieur, tel qu'on n'en a point d'exemple chez aucun autre prophète. Lui, qui aimait profondément son peuple, qui en ressentait toutes les douleurs et toutes les misères, il dut se laisser traiter d'ennemi du peuple et de traître; strictement soumis à la volonté de Jahvé, il s'entendit qualifier d'incrédule et de blasphémateur; ne cherchant que le bien de son peuple et rêvant un avenir meilleur, il se vit accuser de désespérer de la destinée d'Israël. De plus il était sans cesse en désaccord avec lui-même. Il détestait sa vocation prophétique, et elle était sa joie. Il prêche la nécessité de se convertir et croit à peine à la possibilité de la conversion ; il cherche à sauver la vie de son peuple et ne parle que de sa mort. Amos avait été le prophète de la moralité sociale, Osée celui de l'amour, Isaïe celui de la foi ; Jérémie est le prophète de la souffrance. Il voudrait voir accomplir par son peuple la séparation complète de la vie naturelle et de la religion, le voir ne chercher son appui qu'en Jahvé, même quand celui-ci apparaît en juge; tout cela se réalise en sa personne, symbolique plus que celle d'aucun autre prophète. Les combats qu'il livre sont des combats pour Israël; tout en proclamant l'arrêt irrévocable de Dieu, il agit et parle en avocat de son peuple. C'est par là qu'il forme la transition entre les temps anciens et les temps nouveaux. Sa prédication est peut-être moins originale au fond que celle des derniers prophètes du Nord, mais son importance est plus grande, parce qu'elle annonce les temps nouveaux et voit germer une nouvelle alliance spirituelle sur les ruines de l'État juif. Sa prédication messianique n'est pas en désaccord avec ses idées dirigeantes. Avec moins de magnificence
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que celle d'Isaïe, elle a plus de profondeur intérieure. Sans doute Jérémie attend lui aussi un roi, un rejeton de la famille de David, qui donnera une expression complète à la justice do Jahvé, quand sera brisé, après un temps assez long (soixante-dix ans), le joug étranger; toutefois son idéal, ce n'est pas l'État juridique, mais la communauté portant dans son cœur la loi de Jahvé, conduite par son esprit et se dévouant à lui avec une fervente fidélité. Et cette communauté sera enfantée dans la douleur. Quoique Jérémie ne nous dise pas comment la conversion se fera, il est sûr pour lui qu'elle jaillira de la souffrance. C'est pour cette raison que les exilés de Babylone constituent, à ses yeux, les meilleurs éléments du peuple. Jérusalem tomba en 086 ; vaine fut la tentative de maintenir jusqu'à un certain point l'existence de l'État juif, en lui donnant comme préfet Gedalia, avec Miçpa comme centre. Pourtant ces événements ne causèrent à la religion aucun dommage. Les prophètes avaient prédit cette fin au nom de Jahvé ; lorsqu'elle arriva, ils éveillèrent en même temps la conviction que Jahvé n'était pas' vaincu par les dieux étrangers, mais que c'était par amour de la justice qu'il s'était détaché de son peuple, de sa ville, de son temple. C'était là pour l'idée de Dieu un puissant progrès, qui ouvrit au Jahvisme la possibilité d'un nouvel essor.
§ 53. — La sainteté de Jahvé et de la communauté. La délivrance. L'œuvre que la législation deutéronomique, s'appuyant sur la prédication prophétique, avait voulu réaliser au moyen d'une organisation méthodique, fut violemment accomplie par l'exil. Les principaux facteurs qui amenèrent ce résultat furent la reconnaissance de la sainteté absolue de Jahvé et par suite une attitude absolument exclusive vis-à-vis du paganisme. Les Juifs, qui se réfugièrent en Égypte après le meurtre de Gedalia, s'y perdirent en grande partie dans le paganisme; de même les exilés de Babylone y ont certainement emporté beaucoup d'éléments du culte naturaliste païen. Ce qui le prouve, c'est la lutte d'Ezéchiel contre les cjillulim (souches), au moyen desquels on cherchait à représenter Jahvé, même sur la terre étrangère (Ezéchiel 30, etc.). Pourtant les exilés voulaient, en majorité, demeurer Israélites et par suite serviteurs de Jahvé; mais ils se trouvaient aussitôt en présence de ce fait incontestable : Jahvé avait lui-même repoussé son peuple et quitté sa demeure de Sion, il avait donc mis fin aux anciennes relations entre lui et son peuple ; il ne pouvait en effet être convenablement adoré que dans la Terre sainte. Tout culte qui lui était rendu au dehors était en lui-même impur. Pendant les dix premières années (597-586), les exilés avaient vécu dans l'espoir, vainement combattu par Ezéchiel à Babylone et par Jérémie en Palestine, qu'au dernier moment Jahvé interviendrait en faveur de
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Jérusalem, détruirait les Chaldécns et ramènerait les déportés en Juda. Ils s'étaient étroitement serrés les uns contre les autres, et, continuant à vivre en esprit dans leur vieille ville sainte, avec laquelle ils entretenaient d'activés relations, ils avaient ébauché une organisation nouvelle, dans laquelle ils cherchaient, autant que possible, à conserver leur caractère national et religieux sous la conduite de leurs chefs de famille ou anciens. Avec la chute de Jérusalem, cette espérance était tombée ; mais l'habitude de se considérer, même à l'étranger, comme les membres d'un corps fermé avait poussé des racines assez profondes pour se conserver même alors; le groupe juif, renforcé par l'afflux d'une grande quantité de nouveaux exilés, en garda mieux son caractère original. Cette originalité se manifesta surtout par deux coutumes : le sabbat et la circoncision. De tout temps en usage à Israël, sans qu'on y attachât une importance religieuse particulière, ces coutumes devinrent désormais des signes distinctifs de l'appartenance à Israël (Wellhausen). Le caractère sacramentel, qui leur devint propre dans le judaïsme postérieur, fut la conséquence naturelle de cette situation. Tout culte officiel ayant cessé, le service divin fut transformé. Pour remplacer le service dans le temple, on institua la sainte assemblée qui se réunit régulièrement, surtout le jour du sabbat, et dans laquelle la prière et la parole prirent la place du sacrifice. Comme cette assemblée pouvait se réunir partout et que d'ailleurs elle correspondait à un besoin essentiel, elle subsista à côté du temple, sous le nom de synagogue, quand le service dans le temple fut rétabli à Jérusalem, et elle devint l'un des soutiens les plus importants du judaïsme et l'un des moyens les plus efficaces de sa propagation. Elle est en tout cas nommée dans l'Ancien Testament, Psaumes 74 «. Toutefois ce n'est pas là que réside la grande importance de l'exil, mais dans la rupture radicale qu'il amena entre le passé et le présent. Le Jahvisme étant arraché à son sol naturel, il était devenu non seulement nécessaire, mais possible de procéder à sa complète reconstruction. Ici, comme pour tous les développements antérieurs, la notion de Dieu eut une importance décisive. Tandis que jusqu'alors Israël s'était cru en union intime avec son Dieu, l'exil ouvrit son esprit au sentiment de son éloignement. On avait appris à connaître la sainteté de Jahvé, prêchée par Isaïe avec tant d'insistance, cette sainteté qui s'était manifestée d'une manière si terrible, et l'on savait désormais que les rapports de Dieu avec son peuple étaient dominés avant tout par la colère divine. Les conséquences de cette révélation furent diverses. Occupons-nous d'abord de la notion de Dieu. C'est dans Ezéchiel que nous voyons pour la première fois un ange servir d'intermédiaire entre Dieu et les prophètes. Au lieu d'être appelé, comme les prophètes antérieurs, par son nom, Ezéchiel est appelé « fils de l'homme », pour marquer en quelque sorte toute la distance qui le sépare de Dieu. Il faut citer aussi sa caractéristique description du char surmonté d'un trône ou char des Kerubim, sur lequel il voit Jahvé s'élever. Jahvé apparaît comme un brasier ardent, il s'élève
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sur les ailes des Kerubim, nul homme ne peut supporter sa vue. Ainsi commence avec Ezéchiel une évolution déjà en germe dans la prédication d'Isaïe, mais que l'exil seul rendit consciente, évolution qui peu à peu conduisit à une séparation complète du ciel et de la terre, de Dieu et de l'homme, et qui aboutit finalement au déisme du judaïsme postérieur. Parmi les livres de l'Ancien Testament, le livre de YEcclésiasle se place, à ce point de vue déiste, en contraste surprenant avec les écrits prophétiques. Il est vrai que d'Ezéchiel jusque là il y avait encore un long chemin à parcourir. C'est dans cette voie ouverte par Ezéchiel que marche aussi le Code sacerdotal. Tandis que clans les parties anciennes du Pentaleuque, les thcophanies sont fréquentes, le Code sacerdotal les évite soigneusement; de plus, on ne trouve point dans ce livre d'expressions anthropomorphiques et anthropopathiques. En dehors du « verbe », le Kabod, qui est aussi bien révélé que caché par les nuages, est la seule forme sous laquelle apparaisse Jahvé. A mesure que, dans les siècles postérieurs à l'exil, on ressentit davantage la distance entre Dieu et Israël, on s'efforça de combler l'intervalle en supposant une quantité sans cesse plus grande d'êtres de tout genre, intermédiaires entre le Dieu trônant à une hauteur inaccessible et les habitants de la terre. Zacharie dépassa déjà Ezéchiel à ce point de vue. On en vint à se représenter même la Loi comme apportée par des anges. Les efforts tentés pour remplir la distance entre Dieu et Israël trouvèrent une matière dans les croyances antérieures. C'est d'abord la croyance au Mal'akh Jahve, qui est à la base des récits anciens de la Genèse et de l'Exode; mais cet ange de Jahvé est pourvu désormais d'une substantialité que plusieurs savants lui attribuent à tort à une époque antérieure, et, desimpie forme prise par Jahvé pour se montrer sur la terre, il est devenu une personnalité ayant son existence propre; c'est en particulier le cas chez Zacharie. En second lieu venait l'idée des bene hcCelohim, c'est-àdire des êtres célestes entourant le trône de Jahvé, que l'on rencontre aussi sous le nom d'« esprits », et qui sont quelquefois appelés « l'armée du ciel » (cf. I Rois 22, etc.). En troisième lieu vient une opinion née du développement du monothéisme et d'après laquelle les dieux païens étaient considérés comme subordonnés à Jahvé et établis par lui protecteurs des peuples particuliers (cf. Isaïe 24 2[ ct SUiv. Psaumes 82 et le livre de Daniel où cette opinion a reçu sa forme la plus complète). Enfin, donnant un développement nouveau à des idées grecques, on personnifie d'abord poétiquement, puis effectivement certaines facultés et qualités de Jahvé, son esprit, sa sagesse, sa magnificence, sa Sekhina; nous trouvons déjà dans Proverbes 8 des traces de cette tendance (Weber). Pourtant cette modification de l'idée de Dieu, si importante qu'elle fût, n était pas la seule conséquence de la transformation, amenée par l'exil, des rapports entre Dieu et le peuple. Chose non moins grave, l'exil faisait a Pparaître tout le passé d'Israël comme un enchaînement de fautes
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lourdes, car on ne pouvait concevoir que Jahvé eût repoussé Israël sinon pour manifester sa colère et par suite pour punir. Ici encore Ezéchiel donna le ton. Bien des pratiques, qui de leur temps avaient été l'expression naturelle, nécessaire même, de la vie nationale, furent rejetées maintenant que l'on avait appris à connaître la sainteté de Jahvé : par exemple les Bamoth, le temple considéré comme annexe du palais royal, l'organisation administrative des fonctions sacerdotales, la liberté du commerce avec la divinité, etc. L'histoire reçut l'empreinte du dogmatisme, les récits du passé furent dominés par une théorie de la conduite idéale de Jahvé et de la conduite réelle du peuple. Le mosaïsme, au point de développement qu'il atteignit au ve siècle, devint la mesure de l'histoire antérieure, et on se le représenta comme formant le début de cette histoire et la base de son développement. C'est dans le Code sacerdotal que cette théorie a trouvé son expression définitive. Il admet pour les temps prémosaïques plusieurs périodes : d'Adam jusqu'à Abraham, et à cette époque c'est le nom d'Elohim qui est donné à Dieu; d'Abraham à Moïse Dieu est appelé El-Sadday; à partir de Moïse apparaît le nom de Jahvé (de même, le Code sacerdotal distingue le pacte de Dieu avec Noé, dont l'arc-en-ciel est le signe même pour les non-israélites, de l'alliance avec Abraham, dont les signes sont la circoncision et d'autres pratiques). Avec Moïse, donc à la naissance du peuple israélite proprement dit, surgit tout à coup la Loi, révélation de la volonté divine. Tout ce qui s'était développé au cours d'une longue histoire, en particulier sous l'influence de l'exil, fut reporté à l'entrée de l'histoire et considéré comme voulu de toute éternité par Jahvé. En outre, par suite de la violente rupture de tous les liens qui formaient la nation, il ne pouvait plus être question de vivre dans la tradition fournie par l'histoire antérieure. Ce que l'on avait derrière soi constituait un tout, un monde fermé que bientôt on cessa de comprendre en beaucoup de ses parties, par suite une abstraction, qui apparut comme un miroir où se reflétaient les péchés du peuple et l'indulgence de la divinité. Cela est aussi vrai, bien qu'il faille marquer des nuances, des Chroniques, sûrement postérieures d'un siècle et demi. De même que le Code sacerdotal, elles nous livrent une histoire idéale, et expriment ainsi de façon très instructive les efforts et les espoirs, les regrets et la reconnaissance, les craintes et les attentes, bref toute la vie religieuse du judaïsme au commencement de la période grecque. Avec la chute de Jérusalem, Israël avait cessé d'exister en tant que peuple. Ce fut la tâche d'Ezéchiel, en particulier pendant la deuxième période de son activité, de faire sortir du tombeau de la nation la communauté de Jahvé. Par là s'explique l'individualisme extrême qui caractérise la prédication d'Ezéchiel et contraste avec la solidarité entre les générations fortement marquée par les prophètes antérieurs. Ezéchiel est pour nous non seulement le prêtre-prophète, c'est encore le père spirituelprophète (cf. Ezéchiel 18-23). Le peuple était mort, mais les individus vivaient; la prédication prophétique devait nécessairement viser à la
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conversion des individus, condition indispensable de la résurrection du peuple. Mais, ce ne devait être là qu'un entr'acte; pour Ezéchiel, il s'agissait essentiellement de la résurrection de la communauté, qui devait être l'œuvre des individus, sans que d'ailleurs la relation entre la communauté et les individus apparût toujours clairement. Il était réservé à la littérature de la Hokma d'assurer à l'individualisme une place durable dans la religion israélite. En revanche, il y a deux domaines où la prédication d'Ezéchiel détermine le développement ultérieur de la religion et de la théologie israélite : l'eschatologie et l'organisation de la communauté. Ezéchiel a beaucoup plus de droits qu'Isaïe au nom de père de l'eschatologie. S'appuyant sur sa notion de Dieu, il dessine en traits vigoureux l'image de l'avenir, sans se soucier du présent, et c'est ainsi qu'il ouvre la voie à l'Apocalyptique. Jahvé soufflera la vie dans les ossements épars, il ramènera en Palestine les exilés non seulement de Juda, mais aussi du royaume du Nord, et, après y avoir repris sa demeure dans le temple renouvelé, il rendra prospérité et magnificence à son peuple, sous le sceptre d'un berger, d'un roi de la maison de David. L'unique motif invoqué par Ezéchiel à l'appui de sa prophétie est la sainteté de Jahvé. En repoussant Israël, Jahvé s'était diminué aux yeux des nations, qui le croyaient impliqué dans la chute de son peuple. Il était lui-même atteint par la honte qu'il avait répandue sur son peuple et surtout sur le pays de son peuple. La délivrance devait donc nécessairement avoir pour but d'éloigner cette honte. C'est pourquoi il est souvent dit dans les Psaumes : «Jahvé apportera le salut pour l'amour de son nom ». Pourtant la restauration d'Israël ne suffisait point à la gloire de Jahvé. De là l'idée singulière (Ezéchiel 38 et suiv.) d'une attaque de Gog de Magog dirigée, dans un avenir indéterminé, contre Israël vivant de nouveau dans la paix. Ce Gog, dont le nom est peut-être emprunté à celui de Gygès (E. Meyer), mais dans lequel Ezéchiel voyait certainement, non un personnage déterminé, mais le représentant des puissances matérielles ennemies de Jahvé et d'Israël, ce Gog se jettera sur Jérusalem avec une puissante armée, fournissant ainsi à Jahvé l'occasion de l'écraser d'un seul coup, de se laver du soupçon d'impuissance qui pesait sur lui depuis la victoire des Chaldéens, et de prouver ainsi d'une façon éclatante qu'il est le seul Dieu. Dans les espérances que nourrit, relativement à l'avenir, l'époque postérieure à Ezéchiel, nous voyons grandir l'idée d'une catastrophe finale qui, après un choc terrible entre les empires païens conjurés et Israël, anéantira ceux-là et procurera à celui-ci une gloire définitive. C'est à l'attente du Messie, prise dans son sens le plus large, qu'aboutit en somme cette idée. Cette eschatologie est chez Ezéchiel très étroitement liée à ses efforts Pour donner à Israël une constitution, intérieure aussi bien qu'extérieure, pi satisfasse aux exigences de la sainteté de Jahvé ; aussi bien la catastrophe finale ne pouvait-elle se produire, tant qu'Israël ne serait point arrivé à l'état de sainteté. Les derniers chapitres du livre d'Ezéchiel ren-
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ferment un projet de constitution. Il l'a écrit en plein exil, comme le prouve sa ferme croyance à un retour prochain en Palestine. C'est un projet utopique et idéal qui ne tient pas plus compte de l'histoire que de la géographie et opère comme sur une table rase; mais il prétend régir les moindres détails de la vie pratique et ne s'attache sur ce terrain qu'à des réformes réalisables. En tout cas, bien qu'il n'ait jamais eu de validité officielle, il a fourni la base sur laquelle s'est accomplie, vers 440, la fondation de la communauté de Néhémie. La Loi dite de sainteté (la Loi du Sinaï de Dillmann), contenue surtout dans le Lévilique 17-26, ainsi que le Code sacerdotal dans ses différentes couches, ne sont au fond qu'une reproduction libre des données d'Ezéchiel: tantôt on s'est davantage adapté aux circonstances, tantôt on a poussé plus loin le grand principe de la manifestation de la sainteté. Nous nous trouvons ici au début de la grande œuvre législatrice, commencée dans l'exil et poursuivie en Palestine, qui, continuant le Deutéronome, mais sans être arrêtée comme lui par des considérations sociales et politiques, a fait d'Israël une communauté cultuelle, gardienne des biens les plus précieux de l'humanité, mais aussi l'a engagé dans la voie fatale où il devait finir par s'épuiser sous les excès du formalisme. Il est difficile de déterminer dans quelle proportion d'anciens matériaux furent employés à cette œuvre ; mais il est incontestable qu'aux vieilles choses mêmes fut donnée une forme nouvelle et qu'elles furent accommodées à un but nouveau. Il s'agissait avant tout de ces relations entre Dieu et le peuple, dont le culte est l'expression. On laissa de côté les anciennes considérations politiques. C'est ainsi qu'on remplaça le roi par des prêtres légitimes, de la maison de Çadok, et qu'on aboutit bientôt avec le Code sacerdotal au grand-prêtre descendant d'Aaron. Désormais, à la condition d'avoir la liberté du culte, on regarda comme chose à peu près indifférente d'être soumis aux Séleucides, aux Ptolémées ou aux Romains. Cette indifférence s'étendit même au côté social et moral de la vie, celui qu'Amos avait mis en relief avec ses exigences de justice absolue et que rappelaient toujours les écrits prophétiques. En revanche la Loi eut un triple but : 1° rendre à peu près impossible toute infiltration d'influences étrangères, et cela au moyen d'un grand nombre de prescriptions de caractères très divers, parfois symboliques ; 2° s'opposer à toute profanation du nom sacré de Jahvé, en s'attachant strictement à la pureté des cérémonies et en interdisant l'accès direct vers Jahvé (qu'on songe au cordon de prêtres qui enveloppait le temple, avec le grand-prêtre au sommet de la hiérarchie et les lévites en bas) ; 3° indiquer les moyens propres à empêcher que l'accord intime de la communauté avec Dieu fût troublé. C'est ici que nous trouvons l'explication de la grande importance accordée, dans la Loi et par suite dans tout le judaïsme postérieur à Néhémie, au sacrifice et en particulier au sacrifice expiatoire. Il garantissait les bonnes relations qui devaient exister entre Dieu et le peuple, parce qu'il était la condition nécessaire de la confirmation ou du renouvellement perpétuel de l'alliance nouvelle, sans cesse mise en danger par les péchés et surtout par l'impureté du
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peuple. Sans qu'on cherchât à s'expliquer théoriquement l'efficacité des sacrifices, ils exprimaient, pour la conscience d'Israël, le caractère rigoureux de la sainteté de Jahvé, comme aussi la certitude de la rémission des péchés; ce sont donc eux qui ont donné au judaïsme ce caractère de religion de l'expiation si essentiel à la formation du christianisme. Il faut noter, comme d'importance capitale, l'institution du grand jour annuel de réconciliation. Ezéchiel ne le mentionne pas encore, mais dans le Code sacerdotal il constitue le dernier acte et le point culminant du culte sacrificiel qui encadre la vie tout entière. Il est évident que le culte prenait par là un caractère nouveau, beaucoup plus rituel que par le passé. Ce qui importait, c'était de savoir « où », « comment » et « par qui » les sacrifices devaient être faits, c'est-à-dire s'ils avaient lieu conformément aux prescriptions de la loi. A côté des sacrifices, les lois cérémonielles occupèrent aussi une grande place. Elles avaient pour effet, comme le fait remarquer justement Smend (p. 326), d'envelopper la vie d'un réseau de formalités et de la rattacher ainsi par mille fils à la volonté divine- Si cette réglementation cérémonielle eut comme heureuse conséquence une conception austère de la vie et un souci perpétuel de Dieu, elle exposa aussi aux dangers d'une casuistique purement formelle : l'histoire n'en a montré que trop clairement les conséquences. Ce sont des accents bien différents de ceux d'Ezéchiel qui résonnent dans l'œuvre d'un contemporain qui probablement vécut non pas à Babylone, comme on l'a cru assez généralement jusqu'à ces derniers temps, mais dans quelque partie de la Palestine : il s'agit de celui que l'on appelle le Second Isaïe, de l'auteur à'haïe 40-55'. Tandis que la notion qu'avait de Dieu Ezéchiel l'amenait à insister fortement sur la loi, c'està-dire sur l'organisation, nous sommes frappés d'entendre, dans la bouche du Second Isaïe, une doctrine du salut accordé gratuitement : la seule condition mise au salut est la foi, mais cette unique condition est indispensable. C'est en cela que consiste l'importance du Deutéro-Isaïe. Partant, comme Ezéchiel, de l'idée de la sainteté de Dieu, il la conçoit comme une majesté morale, sans s'occuper du côté formel, c'est-à-dire des exigences auxquelles elle soumet Israël; il est en cela de l'école du Premier Isaïe, auquel il emprunte le nom'de Saint d'Israël pour désigner Jahvé. Aucun prophète n'est allé aussi loin que lui dans ce sens; il n'y en a aucun qui, d'une part, ait autant contribué à diriger la religion israélite dans les voies du monothéisme universel et, de l'autre, ait mis aussi nettement en relief la vocation spéciale d'Israël. Les idées que nous trouvons ébauchées chez des prophètes antérieurs — qu'on songe aux moqueries d'Osée à l'adresse du taureau en or, au nom d'Elilim donné par Isaïe aux dieux païens, — ces idées, qui, chez ces prophètes, étaient plus ou moins isolées, qui, en tout cas, n'avaient jamais été développées dans toutes leurs conséquences,
1- C'est avec raison que l'on conteste actuellement à ce prophète les chapitres LVI-LXVI. Uuhm (Dos Buck Jesaja) les attribue à un troisième Isaïe, qui aurait vécu immédialement avant Néhémie; Cheyne admet pour ces chapitres une pluralité d'auteurs.
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sont, pour le Second Isaïe, la base de sa conception du monde et de la vie. Pour lui, Jahvé n'est pas seulement le seul Dieu que l'on doive servir (Bécalogue), ni le Dieu unique en son genre (Isaïe), ni le Dieu unitaire (Deutéronome), mais le Dieu absolument unique. En tant que Dieu d'Israël, il est à la fois le Dieu de la nature et de l'histoire, le créateur du ciel et de la terre, le maître de tout devenir. A ce point de vue, de même qu'Ezéchiel, quoique par une autre voie, le Second Isaïe prépare le Code sacerdotal. Seulement, dans ce dernier, le rapport entre les deux termes est différent en raison du plan historique de l'œuvre; d'après le Second Isaïe, Jahvé, Dieu d'Israël, a créé le monde et le dirige; d'après le Code sacerdotal, Dieu, créateur du monde, a, sous le nom de Jahvé, embrassé les intérêts d'Israël, son peuple. Ce qui a inspiré au Deutéro-Isaïe cette notion de Dieu, c'est la marche triomphale de Cyrus, venu du fond de contrées lointaines porter le coup fatal à l'empire chaldéen. Pour les prophètes, Assur et Babylone étaient des instruments dans la main de Jahvé irrité contre son peuple ; le roi des Perses apparaît au Second Isaïe sous un jour tout autre. Il est le libérateur d'Israël, choisi par Jahvé, il est son berger et son Oint, celui qui relèvera à Jérusalem la maison de Jahvé. Ainsi voyons-nous Cyrus prendre, du moins en partie, la place du roi messianique. Jahvé étant le Dieu de l'univers entier, l'Oint destiné à exécuter sa volonté peut être aussi un dominateur universel. Toutefois Israël demeure le but et le centre des actes divins. Il s'agit donc avant tout pour le Second Isaïe de savoir quelle est dans le monde la vocation d'Israël. Ce n'est à ses yeux, pas plus que pour le Premier Isaïe, une tâche politique : en tant que peuple, Israël n'est rien. Son honneur est de posséder les enseignements, les lois, la connaissance de Jahvé; et il a pour tâche de les enseigner aux peuples qui les attendent et d'être pour les peuples une lumière. Cette pensée trouve son expression dans l'appellation d'Ebed-Jahve [« serviteur de Jahvé »] appliquée au peuple par le Second Isaïe. Tout récemment plusieurs savants ont contesté au Second Isaïe les « chants de l'EbedJahvé » (Isaïe 42 n, 49 50 i3-52 «), en les opposant aux autres morceaux où il est question de l'Ebed-Jahvé. Duhm considère ces chants comme plus récents que le reste, comme, en tout cas, postérieurs à l'exil ; il pense qu'ils dérivent du Second Isaïe au même titre que de Jérémie et du livre de Job, mais qu'ils étaient inconnus du Second Isaïe. Wellhausen et Smend, au contraire, les regardent comme antérieurs à Isaïe II et pensent qu'il les a employés comme thèmes de ses prédications (Wellhausen, p. 117), qu'il leur doit ce qu'il a de meilleur (Smend, p. 354). Mais distinguer ainsi les diverses parties d'une même œuvre, c'est méconnaître la pensée du prophète. Wellhausen a raison de rejeter l'hypothèse de Duhm, qui voit dans les « chants de l'Ebed-Jahvé » des allusions à un docteur de la Thora, que ses compatriotes auraient martyrisé Il est incontestable que dans les détails il règne une certaine obscurité. Mais elle se dissipe, si l'on pense
1. "Contre la conception de Duhm, voir encore Halévy, Recherches bibliques, II, pp. 391-445. (I. L.)
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qu'Israël y est pris tantôt tel qu'il apparaît dans l'histoire, tantôt tel qu'il est pour Dieu, sans qu'on ait pris partout soin de séparer les deux points de vue. Dans le premier cas, Israël est le peuple tel que le montre la réalité, le peuple chargé de péchés, qui s'est éloigné de Jahvé et gémit sous le poids de misères méritées; dans le second, il est le peuple idéal, le peuple aimé de Dieu, dont Dieu se souvient toujours et qu'il regarde toujours avec prédilection. L'Ebed-Jahvé, considéré comme l'Israël idéal, a une mission à remplir non seulement pour les peuples, — il faut qu'il fasse luire à leurs yeux la lumière de la justice et du salut, — mais encore pour l'Israël tel qu'il est actuellement : il faut qu'il l'arrache à sa dispersion, qu'il le réunisse et le ramène à Jahvé. L'idée doit se soumettre la réalité. C'est dans la prédication de la souffrance supportée pour autrui que cette pensée trouve son expression classique [Isaïe 53). Tandis que la théorie des sacrifices contenue dans la loi cherche à résoudre la question de la réconciliation des pécheurs dans la communauté, il s'agit ici de la question infiniment plus importante de la réconciliation du peuple en lui-même. La réconciliation aura lieu, si Jahvé, voyant les souffrances imposées à son peuple, à son serviteur, acceptées et supportées docilement, les considère comme une punition suffisante et par suite comme une expiation. Nous rencontrons ici, appliquée au peuple personnifié dans l'Ebed-Jahvé, une idée de Jérémie : la soumission au jugement, et spécialement à la mort, est le seul moyen d'enlever au jugement ses effets meurtriers et d'en faire un moyen de parvenir au salut, c'est-à-dire à la vie nouvelle. Mais tandis que chez Ezéchiel le réveil du peuple vient du dehors (Ezéchiel 38), il est ici considéré comme une résurrection et est en relation très étroite avec la réconciliation. C'est précisément à ce point de vue que le Second Isaïe est, plus qu'aucun autre prophète, le précurseur du christianisme. Il est doublement le prophète de la délivrance : d'une part, il prédit l'affranchissement apporté par Cyrus, par suite la restauration prochaine du peuple, comme au temps de la délivrance d'Égypte; d'autre part, cet affranchissement signifie à ses yeux la réconciliation et indique que les dettes sont effacées, que les peines sont remises par la grâce divine et que le peuple va rentrer dans la faveur de Jahvé. D'après la prédication du Second Isaïe, Jahvé, qu'Ezéchiel avait vu sortir de Jérusalem, est sur le point de revenir à son peuple. « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu », etc. « Monte sur une haute montagne, messagère de joie de Sion », etc. « Dis aux villes de Juda : voici votre Dieu ! » (Isaïe 40 18t Suiv„ o). L'influence qu'ont exercée ces pensées sur la piété juive ressort des échos nombreux que nous en rencontrons dans le livre des Psaumes*, que l'on peut considérer en général comme la réponse de la communauté à la loi et aux prophètes. Mentionnons par exemple la conviction que, fruit nécessaire de la grâce divine, le salut surgira toujours d'une profonde
*• *Cf. Halévy, Notes sur l'interprétation des Psaumes [Revue Sémitique, 1894-1898), traduction et commentaire, et le livre pénétrant de Lœb sur la Littérature des Pauvres dans la Bible (1892): les « Pauvres » sont les auteurs des psaumes et des écrits considères par Lœb comme d'inspiration analogue, comme le Ûeutéro-Isaïe. (I. L.)
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détresse; l'étroite relation établie entre le pardon des péchés et la délivrance extérieure; le sentiment aussi que, si l'on n'a point encore part à la réconciliation, c'est parce que les souffrances ne sont pas terminées et qu'on n'est point arrivé, à la face du monde, à la magnificence; l'espoir sans cesse renaissant que Jahvé reprendra bientôt le gouvernement et qu'il apparaîtra comme juge de son peuple, ou plutôt comme juge en faveur de son peuple; la conscience, exprimée souvent avec autant d'énergie que peu de motifs apparents, d'être, parmi toutes les vicissitudes, dans l'abaissement comme dans l'élévation, un témoin des peuples, c'est-à-dire un prédicateur de Jahvé.
§ 54. — La communauté juive. Dans la dernière moitié du vie siècle il se produisit dans la situation de Juda une éphémère amélioration. A l'instigation des prophètes Aggée et Zacharie, on se mit, sous la direction de Josué et de Zerubabel, à reconstruire le Temple : il fut achevé en 516, dans la sixième année du règne de Darius, fils d'Hystaspe (Esdras 615). On croit ordinairement que ce fait a été précédé du retour, provoqué par Cyrus, d'une grande quantité d'exilés, dont auraient fait partie précisément Josué et Zerubabel, et que ce sont ceux-ci qui auraient déjà jeté les fondements du Temple. Récemment on a mis en doute non seulement ce dernier point (Kuenen, Stade, etc.), mais encore le retour lui-même (Kosters), parce qu'il n'est point mentionné dans les relations contemporaines et qu'on ne le connaît que par les récits du chroniqueur, en général peu digne de foi, auquel nous devons le livre A'Esdras-Néhémie dans sa forme actuelle. Cette question, malgré son importance historique l, est de peu de conséquence pour l'histoire de la religion. En tout cas, il est constant que la situation fut des plus tristes en Juda, après 539 comme avant, et jusqu'au milieu du ve siècle, on ne remarque aucune trace notable d'influence exercée par des exilés revenus dans leur patrie. La construction du Temple n'apporta non plus aucun changement; les espérances qu'y attachèrent les prédications d'Aggée et de Zacharie ne se réalisèrent point, et la grande catastrophe qui, bouleversant le monde tout entier, devait hâter la venue du temps messianique, ne s'accomplit pas. Le seul gain obtenu, c'est qu'il y eut de nouveau un centre du culte et qu'on put se mettre à l'œuvre, pour restaurer une organisation religieuse reposant surtout sur le Deuïérohome. 11 semble toutefois que bientôt le zèle tomba; le livre de Malachie, qui date vraisemblablement de la première moitié du ve siècle, est un tissu de récriminations : on ne respecte point Jahvé; on ne s'efforce pas sérieusement de se conformer aux engagements pris envers lui; le découragement s'empare de tous, même des pieux, qui sont frappés de
I. * L'histoire de cette période reste obscure malgré le livre de Sellin, SLudien zw Entstehung des jùd. Gemeindewesens, 1901. (I. L.)
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l'indifférence de Jahvé pour l'existence et le bonheur du peuple. Pour réagir, le prophète annonce que Jahvé va se faire le juge et jugera Israël en première ligne; il proclame la nécessité d'une conversion complète, encore que les formalités du culte occupent dans ses idées de réforme la principale place. D'une part, cette conversion mettra Israël en état d'affronter le jugement; de l'autre, préparée par Elie, messager de Dieu, elle rendra possible l'apparition de Jahvé. La nécessité de cette apparition ressort de descriptions comme celle du chap. 59 d'Isaïe, qui date de cette époque. Avec Néhémie commença une époque nouvelle. Ce n'était pas un homme de la parole, comme les prophètes, mais un homme d'action, et il en fallait un. D'abord échanson royal à Suse, puis gouverneur perse de Juda, il mit au service du judaïsme désemparé son extraordinaire sens politique et son énergie avisée; il réussit à susciter une vie nouvelle, à reconstruire, malgré une opposition puissante, ouverte ou dissimulée, les murs de Jérusalem, à ramener dans la ville abandonnée, et presque en ruines, une population qui lui était, en partie du moins, dévouée corps et âme, à supprimer, au prix même de sacrifices personnels, de graves défauts de l'organisation sociale, à ranimer, chez les Juifs déchus et pro fondement méprisés par leurs voisins, la conscience d'être le peuple de Jahvé, bref, à faire renaître le peuple, ou plutôt la communauté, à une existence concentrée et forte, qui, dans les siècles postérieurs, résista à de multiples assauts. Pour cette tâche, il trouva dans le scribe Esdras un auxiliaire énergique. Il règne une grande incertitude sur les rapports de ces deux hommes, en particulier au point de vue chronologique. D'après l'opinion courante, qui a pour base les livres d'Esdras et de Néhémie dans leur forme actuelle, Esdras serait, dès l'année 458, donc treize ans avant Néhémie, venu de Babylone en Juda avec un grand nombre d'exilés, et dès lors il aurait essayé, d'ailleurs inutilement, de séparer aussi bien matériellement que spirituellement la vraie communauté juive, la gola, du 'am ha'areç, en rompant par la force les mariages contractés avec des femmes non-juives. Puis serait venu en 445 Néhémie, et, l'isolement spirituel ayant été, grâce à la construction des murs de Jérusalem, préparé par l'isolement matériel, c'est alors que la réforme projetée par Esdras aurait été reprise et accomplie, surtout par la promulgation solennelle du livre de la Loi rapporté par Esdras de Babylone. Mais le régime ainsi institué aurait été de nouveau ébranlé pendant l'absence de Néhémie, qui, en 432, serait allé en Perse, et aurait eu beaucoup de peine, après son retour, à remettre en honneur les prescriptions de la Loi que l'on avait jadis juré d'observer. Il fallut expulser de la communauté des prêtres considérés, même le petit-fils du grand-prêtre Elyasib. Kosters1 a élevé de graves objections contre ce système, en se référant aux « Mémoires » d'Esdras et de Néhémie, utilisés dans les livres qui por1- Kosters, llet herstel van Israël in hct perzische tijdvdk, 1894.
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tent leurs noms. Il soutient avec une grande habileté qu'il faut bouleverser complètement l'ordre adopté ordinairement et que c'est avant l'arrivée à Jérusalem d'Esdras et de sa gola [troupe d'exilés] qu'il faut placer la construction des murs, l'organisation provisoire de la communauté, le règlement des difficultés sociales et des cérémonies du culte, enfin le voyage de Néhémie en Perse et son retour en Juda. Ce serait précisément Néhémie qui, pendant son absence de Juda, aurait provoqué le départ d'Esdras avec sa gola. Ce serait plus tard seulement, après l'échec de la tentative faite par Esdras pour décider le peuple entier à opérer, par la rupture des mariages mixtes, une séparation complète d'avec les païens, que la communauté proprement dite, le qahal, fut fondée en opposition avec le 'am ha'areç et que la loi fut promulguée, malgré les violentes protestations d'un certain nombre de prêtres et de gens des hautes classes. Si cette façon de concevoir les choses laisse place à quelques doutes ', on ne saurait contester qu'elle présente une grande vraisemblance, surtout si l'on considère certains détails des récits d'Esdras et de Néhémie. Le fait important au point de vue de l'histoire de la religion, c'est que, d'après Kosters, la résurrection d'Israël, non seulement au temps d'Aggée et de Zerubabel, mais encore au temps de Néhémie, est, beaucoup plus qu'on ne l'admettait d'ordinaire, l'œuvre de ceux qui n'avaient pas quitté Juda. Mais, même en ce cas, la constitution véritable de la communauté, comme aussi la promulgation de la souveraineté de la Loi, qui caractérisent l'époque postérieure à Néhémie, n'en a pas moins été réalisée sous l'influence de la gola revenue de Babylone. Néhémie était investi de fonctions officielles. Malgré l'énorme différence des circonstances, de la situation, du caractère, des croyances, etc., son importance peut, à bien des égards, être comparée à celle de David. De même que celui-ci est le père de l'État israélite, Néhémie est le fondateur de la communauté juive. Il rivalise avec le roi dans son attachement au Jahvisme, teinté, chez David, de couleur israélite, tandis qu'il prend, chez Néhémie, la couleur judaïque. En tout cas, il peut être compté au nombre des hommes les plus considérables de l'histoire d'Israël. Esdras a, lui aussi, une grande importance pour le développement intérieur, et plus spécialement théologique, de la religion israélite. Dès l'époque antérieure nous voyons apparaître des Soferim, fonctionnaires de la cour ou de l'Etat, et d'une manière générale écrivains ou scribes; mais Esdras est le premier qui ait introduit ce titre dans le domaine de l'histoire religieuse. Procédant lui-même d'Ezéchiel, il est l'ancêtre de cette foule d'hommes qui, sous le nom de docteurs de la Loi, sont, dans les siècles suivants, les véritables législateurs, écrivains et théologiens du judaïsme. Dans les Chroniques, ils forment déjà une classe définie; pour la tradition juive, ils devinrent des successeurs et des héritiers des pro__!.* Wellhausen (Nachr. d. Gotting. Ges. PhiloL-Eist. Cl. 1893, p. 106 et suiv.) et Ed. Meyer (Entstehung des Judenthums) ont élevé de fortes objections contre le système de Kosters : la chronologie traditionnelle semble devoir subsister. Cf., sur toute cette période, Meyer, Gesch. d. AUerlhums, III, pp. 167-237. (I. L.)
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phètes, des anneaux de la chaîne de l'àxptë^ç SiaSo^j que l'on fit remonter à Moïse. Le Jahvisme leur doit sa grandeur intellectuelle, comme aux prophètes sa grandeur religieuse et morale. Leur œuvre de législateurs et de compilateurs est digne d'admiration. Au temps de Jésus encore, ils étaient les vrais maîtres spirituels du peuple. L'activité d'Esdras et de Néhémie forme le dernier acte du mouvement deutéronomique, qui, avec eux, atteint son terme. Une société était constituée, qui, s'opposant consciemment au monde païen qui l'entourait, devait, par son existence tout entière et en particulier par son culte, exprimer l'unité, la sainteté, la souveraineté et la miséricorde de Dieu. L'idéal des prophètes se réalisait sous une forme tangible; mais il était, en même temps, dépouillé de son caractère spirituel et intérieur et réduit à l'ombre de lui-même. La forme menaçait de l'emporter sur le fond, Ezéchiel sur le Second Isaïe. L'Etat s'était transformé en Eglise ; l'Église se transforma à son tour en État. Wellhausen remarque justement (p. 138 et suiv.)que des mots comme sophar, terou'a, saba', etc., ont passé du domaine delà guerre dans celui du culte. Cela est caractéristique du changement qui s'effectua. Il est instructif de comparer, à ce point de vue, les livres de Samuel et des Rois avec la Chronique, document historique médiocre, mais important comme miroir du temps où elle a été écrite. Les lévites remplacent la garde royale; ce sont des considérations religieuses et cultuelles, et non plus politiques, qui occupent la première place. Ce fait révèle à lui seul la distance qui nous sépare des temps anciens. C'est Flavius Josèphe qui le premier s'est servi du mot « théocratie » pour désigner la constitution qui maintenait la cohésion de cet État sacerdotal. On s'est habitué à l'appliquer dans le sens spirituel à la religion israélite en général, parce que — et c'est son trait distinctif — elle reconnaît en Jahvé le maître et le roi dans tous les domaines de la vie. Les hommes qui exercent un pouvoir, qu'ils soient juges, anciens ou rois, oppresseurs ou libérateurs, étrangers ou indigènes, sont soumis à sa domination et n'ont de droit qu'autant qu'ils peuvent être regardés comme ses représentants, investis par lui-même du pouvoir. Mais historiquement le sens de «théocratie » est différent; le mot est synonyme de hiérocratie : ce n'est pas un roi, c'est un prêtre qui a le pouvoir entre les mains. Ce mot doit donc être mis sur la même ligne que ceux de monarchie, d'oligarchie, de despotisme, etc. La communauté juive eut une rivale, de peu d'importance, il est vrai, dans la communauté samaritaine fondée vers cette époque, et dont le centre était le temple du mont Garizim, près de Sichem. C'est Sanballat, le grand adversaire de Néhémie, qui vraisemblablement éleva ce temple pour son gendre, que Néhémie avait chassé de Jérusalem (Néhémie 13 88). Quoique les Samaritains se soient considérés comme les fils légitimes d'Israël, ils nont pas une importance essentielle pour la religion. S'ils empruntèrent aux Juifs le Pentateuque, ce ne fut probablement pas immédiatement ni
"Cf. Schwally, Semit. Kriegsalterthumer, p. 7. (I. L.)
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à cause du caractère d'ancienneté, de neutralité et d'objectivité de ce code1 mais postérieurement à leur schisme, parce qu'ils ne pouvaient se passer pour leur culte d'une base authentiquement sanctionnée par Dieu. Ils attirèrent à eux, surtout au début, les éléments mécontents de l'institution de la loi : ils contribuèrent ainsi indirectement à consolider la communauté juive. Si les Chroniques déclarent terre païenne l'ancien royaume du Nord, cela vient des sentiments d'hostilité des Juifs à l'égard des Samaritains. Attisé par des conflits politiques, cet état d'esprit régnait encore au temps de Jésus; le temple du Garizim avait été détruit, dès l'année 120 avant Jésus-Christ, par Jean Hyrcan. La communauté juive s'accrut intérieurement comme extérieurement. On peut inférer des Chroniques, que des docteurs de la Loi parcouraient les différentes parties du pays et trouvaient généralement bon accueil. Plus tard ils étendirent leur champ d'action en dehors de la Palestine. La Galilée, située au nord du district des Samaritains, s'agrégea à la communauté juive. Nous voyons d'ailleurs clairement (II Chroniques 30iootsmv.) que, suivant les localités, les sympathies allaient à la communauté juive ou à la communauté samaritaine. Tandis que le temple de Jérusalem gagnait en importance et que le personnel du temple arrivait à une organisation de plus en plus solide, on construisit partout des synagogues, pour servir de centres à la vie spirituelle. En consolidant la Loi parmi le peuple, elles rendirent des services analogues à ceux qu'avaient rendu les Bamoth au Jahvisme antérieur. Elles rapprochèrent du peuple la religion, qui conformément à son principe devenait de plus en plus transcendante. C'est ainsi que, même au milieu des troubles politiques, et malgré diverses querelles locales, la conscience d'avoir reçu de Jahvé une vocation s'affermit, comme aussi le sentiment qu'avait la communauté de sa propre valeur. Beaucoup de psaumes datent sûrement de cette époque ; ils témoignent d'une piété véritable. Le Canon biblique est un produit, important à tout jamais, de l'époque postérieure à Néhémie. Il était en germe dans le Deutéronome, que déjà pendant l'exil on semble avoir réuni à des œuvres antérieures, de caractère historique ou législatif, dont quelques-unes reçurent l'empreinte deutéronomique (par exemple, les Livres des Juges et des Mois). Au Code deutéronomique complété s'ajoutèrent alors des codes plus récents. Enfin on fit entrer l'ensemble dans un cadre historique emprunté au Code sacerdotal. Cet ensemble porta le nom de lorath Mose, comme les codes qui lui servent de base; ce fut la première Bible des Juifs. On ne saurait admettre avec Wellhausen que cette oeuvre tout entière ait déjà été promulguée par Esdras ; mais il semble ressortir des Chroniques qu'en tout cas elle reçut sa forme actuelle avant la fin du ivc siècle. Seul le travail des diascévastes dura longtemps encore. Mais l'œuvre législative elle-même ne fut pas close avec l'achèvement du Pentateuque. Il fut suivi de la Mischna et de la Gemara.
I. Wellhausen, p. 148.
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Les Nebiim [Prophètes] formèrent un second recueil. Les restes de l'ancienne littérature, historique ou prophétique, joints à des morceaux plus récents, furent mis en ordre et constituèrent un ensemble hétérogène. Il est certain que les morceaux anciens subirent des remaniements importants, dont il est toutefois difficile de tracer la limite exacte. On peut admettre qu'un principe présida à ces remaniements : ils sont inspirés par la préoccupation de mettre l'histoire au service de l'enseignement religieux, et aussi de montrer dans le présent une punition ou un signe de la grâce divine, en tout cas, l'effet d'une volonté de Jahvé. Dans la loi, cet état d'esprit avait eu pour résultat de faire antidater certaines prescriptions; ici il fit interpoler dans les récits antérieurs de nouvelles prophéties. On partait de cette hypothèse : l'histoire universelle étant réglée par un plan divin, ce plan a été à l'avance communiqué aux prophètes, alors même que leurs prophéties sont muettes. Plusieurs écrits de prophètes contemporains, mais anonymes, entrèrent d'ailleurs clans le recueil des Nebiim; par exemple : haïe 24-27, 34, 35; Joël; Zacharie 9-14; Jonas, etc. A peu d'exceptions près, ces morceaux se distinguent de ceux qui les ont précédés par leur caractère plus apocalyptique. Tandis que les prophéties anciennes sont avant tout calculées en vue du présent, qu'elles sont nées du présent et cherchent à agir sur lui, il n'en va pas de même — du moins dans une large mesure — des prophéties plus récentes. Pour les nouveaux prophètes, les espérances qu'ils ont empruntées aux anciennes prophéties constituent des données déterminées, d'une solidité variable, qu'ils appliquent plus ou moins librement à un avenir prochain ou éloigné, tantôt comme des promesses, tantôt comme des menaces. Mais leurs ouvrages n'ont pas ce caractère pseudépigraphe particulier aux écrits apocalyptiques postérieurs, et que nous rencontrons pour la première fois chez Daniel. Leur valeur réside surtout dans la certitude sans cesse exprimée de l'approche du salut. A ce point de vue, ils se rapprochent de beaucoup de psaumes : ils sont par là messianiques, qu'ils parlent d'ailleurs d'un Messie personnel (Zacharie 9) ou non (haïe 24 et suiv. ; Joël). C'est encore un fait caractéristique de l'état des esprits à cette époque, que l'admission du Livre de Jonas dans le Canon des prophètes : à la place de la haine toujours ardente contre le monde hostile à la communauté, haine qui se donne libre cours dans des appels passionnés au jugement et à la vengeance, comme c'est le cas dans plus d'un psaume, nous trouvons ici une prédication, qui devait paraître en général étrange à des oreilles juives, parce qu'elle proclamait la miséricorde de Dieu, même vis-à-vis du monde païen, qu'il a en somme aussi créé. Le Livre cVEsther, reçu au nombre des Ketubim [Hagiograpb.es], forme un contraste direct avec ce petit livre prophétique. On ne saurait fixer avec précision la date de ces livres prophétiques récents. Plusieurs datent probablement de l'époque grecque; cependant on ne peut guère songer, comme le fait Wellhausen, à placer Zacharie 9 et suiv. au temps des Macchabées ; il semble bien que le recueil des Prophètes ait été achevé au commencement du IIe siècle. En tant que collection de textes sacrés, il complétait la Loi.
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Le troisième recueil, celui des Ketubvn [les Hagiograpb.es], n'a jamais été mis sur la même ligne que les deux premiers. Il faut le remarquer • tandis que dans la vie journalière l'araméen supplantait peu à peu l'hébreu, cette dernière langue doit précisément à la Bible d'avoir été conservée comme langue sacrée. Ce fut, il est vrai, en grande partie à cause de cette différence que la religion perdit de plus en plus ses fortes racines populaires et qu'on la regarda de plus en plus comme l'affaire particulière des docteurs de la Loi sachant une langue spéciale ; il fallut, en effet, après leur lecture dans la synagogue, traduire dans la langue usuelle les écrits sacrés (ces traductions sont les Targumim).
§ 5o. — Judaïsme et hellénisme. La dévotion juive. La communauté juive s'était, à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur, développée paisiblement et rapidement pendant la seconde moitié de la domination perse, de la fin du v° jusqu'à la fin du iv° siècle. Elle eut à subir une dure épreuve, lorsqu'elle fut en contact'avec le monde grec. Cet événement fut pour le judaïsme, mutatis mutandis, ce qu'avait jadis été pour l'ancien israélitisme le choc avec la civilisation chananéenne. Bien n'a plus profondément influencé sa vocation historique. Le judaïsme pouvait, en face d'une civilisation à bien des égards supérieure, ou conserver son originalité religieuse, intimement mêlée à toute sa vie sociale, ou s'abandonner à un universalisme absolu. Les conquêtes d'Alexandre, les guerres perpétuelles, qui suivirent sa mort, ne modifièrent en apparence que le régime politique imposé aux Juifs. De 320 à 198 ils furent presque toujours placés sous la domination égyptienne. Ils furent rattachés ensuite au royaume de Syrie. Ces changements n'eurent pas d'importance essentielle pour la religion. Les Juifs jouissaient d'une tranquillité relative, et, s'abstenant de leur côté de toute intervention au dehors, ils restèrent, sous le gouvernement de leurs grands-prêtres, complètement libres dans l'administration de leurs affaires spirituelles. En revanche, le mouvement des peuples provoqué par Alexandre eut pour l'histoire des Juifs une importance considérable : pour la première fois le monde tout entier s'ouvrit à eux. Alexandre avait nourri le magnifique projet de fonder un empire, qui dût sa cohésion non pas à l'unité de la domination, mais à l'unité du langage, des mœurs et de la culture. Les Juifs devaient en faire partie. Il y a ici à considérer deux points : 1° l'invasion de l'hellénisme en Palestine même; 2° le puissant essor pris par la Diaspora. Déjà auparavant, et surtout depuis l'exil, il y avait eu des Juifs en dehors de la Palestine, mais le mouvement prit alors une extension inconnue. Il y eut à cela bien des raisons. Les princes favorisèrent de tout leur pouvoir, et parfois même imposèrent violemment l'établissement de Juifs dans les villes grecques, en particulier dans les villes de fondation récente. Les Juifs, de leur côté, se sentaient attirés au dehors par des intérêts commer-
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ciaux. Ils montrèrent une extraordinaire habileté à s'adapter aux exigences du commerce international. De bergers, ils étaient jadis devenus agriculteurs; de même ils se firent négociants et marchands. La ville nouvelle d'Alexandrie fut la capitale et le centre de cette Diaspora, mais bientôt on trouva des Juifs dans toutes les parties du monde. Il est clair qu'ils adoptèrent en même temps les coutumes et la langue grecques, ne fût-ce que pour voiler leur judaïsme, qui d'ailleurs n'en souffrit point. Les Juifs dispersés se sentaient liés par les fils solides de l'amour et de la vénération à leur temple de Jérusalem. Ils lui payaient consciencieusement tribut; plus ils en étaient loin, et plus éclatante était l'auréole dont ils l'entouraient. A ce point de vue, on ne saurait considérer que comme une anomalie le temple de Léontopolis, construit par Onias IV vers 160 sur le modèle de celui de Jérusalem, quoiqu'il y ait été bel et bien célébré un culte juif jusqu'en 73 après Jésus-Christ. Ce temple de Léontopolis n'apporta aucun trouble dans les rapports avec Jérusalem, et même les Juifs égyptiens ne lui reconnaissaient pas tous les droits de celui de Jérusalem. En revanche, la direction donnée à la religion israélite depuis l'exil, et surtout depuis Esdras, contribua à maintenir la Diaspora dans la fidélité. Le monothéisme pouvait être pratiqué partout, des synagogues édifiées partout, la loi observée partout, bien qu'on dût se relâcher parfois de la rigueur scrupuleuse exigée par beaucoup de dévots. Les liens qui avaient longtemps rattaché le jahvisme au sol de Chanaan s'étaient relâchés, et les conditions se réalisaient, qui pouvaient permettre à la religion d'un peuple de devenir, en se développant, la religion du monde. Seul le véhicule manquait; l'hellénisme le fournit. Sous le gouvernement de Ptolémée II Philadelphe (283-247), la Thora fut traduite en grec, sans doute pour des raisons plutôt littéraires que religieuses. Des traductions des Prophètes et des Hagiographies suivirent bientôt. D'autres œuvres, les unes traduites de l'hébreu [l'Ecclésiastique, le premier Livre des Macchabées, etc.), les autres directement rédigées en grec (la Sagesse de Salomon, additions à Daniel, à Esther, etc.), s'ajoutèrent aux précédentes, et le tout constitua la Bible de la Diaspore. L'importance de ce livre fut capitale pour la propagation, comme aussi pour le développement ultérieur du judaïsme, et par suite pour le christianisme. Le nom même de version des Septante est caractéristique. D'après la lettre du Pseudo-Aristée, il viendrait du nombre des traducteurs, et cette interprétation a eu cours jusqu'à nos jours; mais il semble qu'on ait songé bien plutôt aux 70 peuples de la Genèse et qu'on ait vu dans ce livre la Bible universelle. Aussi bien le grec — encore que nous soyons ici en face d'un grec barbare — était-il la langue cosmopolite. L'extrême valeur qu'on attribuait à cette traduction ressort du fait qu'assez longtemps elle fut d'un usage général en Palestine, et qu'elle y fut traitée comme la Bible. Si les Juifs l'ont abandonnée, c'est simplement parce que les chrétiens, dans leur lutte contre le judaïsme, s'y référaient régulièrement. Elle ne nous a été conservée que par l'Église chrétienne.
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Grâce à cette traduction, une langue nouvelle était créée, grec mélangé d'innombrables hébraïsmes, qu'il faut considérer comme l'instrument le plus puissant de la civilisation hellénistique et la source à laquelle la théologie chrétienne doit en grande partie sa terminologie. Nous n'avons pas à parler ici de la riche littérature écrite en cette langue ', et qui atteint son apogée dans les écrits du philosophe alexandrin Philon le Juif, si importants pour la plus ancienne théologie chrétienne. Cette civilisation hellénistique, que l'on peut considérer d'une façon générale comme née du mélange des cultures orientale et occidentale, tire son importance, au point de vue religieux, de ce qu'elle réalisa l'union de la foi juive et de la philosophie grecque ; on rendit accessible la première en la revêtant des formes propres à la seconde; d'autre part, par une interprétation allégorique, qui supposait elle-même une inspiration absolue s'étendant jusqu'aux moindres signes graphiques, on essaya de montrer que les doctrines des anciens philosophes et les systèmes philosophiques les plus profonds étaient contenus dans la Bible, et avaient été prêchés, il y avait bien longtemps, par Moïse et les prophètes. Que, tout en dépouillant presque complètement son caractère particulariste, la croyance juive ait alors préservé ses principes fondamentaux, c'est la preuve la meilleure de la vitalité intime qu'elle conservait malgré tant de mélanges. Cette vitalité ne se manifesta pas moins dans la puissance d'attraction exercée par la croyance juive, malgré les moqueries dont la couvrait le monde grec ; c'est à cette force d'attraction que doit sa naissance le phénomène si remarquable du prosélytisme. Le monothéisme, l'adaptation de la croyance à la vie pratique, son austérité morale semblent en avoir été les principaux ressorts. Pourtant l'adhésion à la communauté juive fut plus ou moins complète. A côté de ceux qui se soumettaient à la circoncision et qui, s'astreignant à toutes les prescriptions de la loi, étaient admis dans la communauté (on les appelait « vrais prosélytes », d'un terme ordinairement rendu par « prosélytes de la justice »), il y en avait d'autres ; des païens « craignant Dieu », « prosélytes de la porte», qui professaient le monothéisme et proscrivaient le culte des images, célébraient le sabbat et fréquentaient la synagogue, mais n'observaient de la loi que certaines prescriptions importantes et n'entraient pas réellement dans la communauté. Le nombre de ces derniers prosélytes semble avoir été immense. On comprend qu'ils aient fourni son contingent le plus important au pagano-christianisme. Pendant que, dans la Diaspore, la religion juive suivait ses voies particulières sous l'influence de l'hellénisme, elle ne pouvait se fermer à cette influence dans sa propre patrie. En Palestine même, de nouvelles villes de population grecque avaient été fondées2, et dans les anciennes cités, des
1. Cf. Schurer, Geschichte des jûdischen Volkesim Zeitalter J. C, II, p. 694-8S2[3° éd., III, pp. 304-562]. 2. Voir, dans Schurer, II, pp. 50-131 [3° éd., pp. 72-175], la liste de ces villes à l'époque romaine.
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colonies grecques avaient été établies. Hellénisme et langue grecque s'infiltrèrent ainsi. La communauté juive éprouvait des sentiments divers à l'endroit de l'hellénisme, qui montrait en Syrie plutôt son côté frivole et mondain que son côté sérieux et philosophique. En général, il trouva dans les hautes classes un accueil favorable. Wellhausen dit joliment (p. 196) : « Le vernis brillant de la civilisation étrangère les aveugla ; le luxe et les plaisirs les attirèrent; le monde les invita et ils s'assirent au banquet. » Au c début du II siècle, l'hellénisme devait donc avoir fait en Palestine des progrès considérables. Lorsqu'en 175 Jason intriguait contre son frère Onias III au sujet de la grande-prêtrise, il ne se contenta pas d'offrir au roi de Syrie Antiochus IV Epiphane (175-164) de grandes sommes d'argent enlevées au temple; il alla jusqu'à lui demander l'autorisation d'édifier un gymnase à Jérusalem et d'inscrire les Hiérosolymitains au nombre des citoyens d'Antioche, de leur vendre, en d'autres termes, le droit de cité d'Antioche. L'amour de la culture grecque se manifesta par la suppression d'institutions légales, qui parurent gênantes et barbares, ainsi que par l'introduction de coutumes grecques, comme les jeux, etc. S'ils avaient pu se continuer régulièrement, ces progrès de l'hellénisme auraient certainement amené la dissolution du judaïsme et sa transformation en un paganisme syncrétique, mais ils furent arrêtés par l'inintelligence et la rudesse de cet Antiochus Epiphane que nous venons de mentionner. Lorsque les querelles de l'aristocratie juive lui eurent fourni l'occasion d'intervenir dans les affaires de la communauté, il pensa achever d'un seul coup l'œuvre de l'hellénisation, en supprimant violemment les cérémonies du culte et en édictant la peine de mort contre quiconque observerait les lois juives : il visait particulièrement le sabbat et la circoncision. Jérusalem devait devenir une ville grecque. Sur l'autel des holocaustes du temple fut élevé un autel païen, « l'abomination de la désolation » de Daniel 1131, 12 H-, et le temple lui-même fut consacré à Zeus Olympien (168). Les opposants furent massacrés, les murs démolis et une garnison syrienne fut installée dans la ville de David. Une persécution religieuse en forme commença; c'est à elle que le judaïsme dut son salut. Tandis que les classes dirigeantes se tournaient vers l'hellénisme, beaucoup de gens refusèrent, dès le début, de suivre le courant et se cramponnèrent au judaïsme légal. Relégués au second plan par les circonstances, ils étaient à peu près devenus une secte, connue sous le nom de Hasidim (Asidaioi, les Pieux) et qui se distinguait par sa fidélité à la loi, mais aussi par un effacement politique complet. Les choses changèrent avec la persécution. Ils se placèrent alors sur la brèche, et, par leur fidélité à la religion et leur courage à accepter joyeusement le martyre, ils attirèrent à eux la grande masse du peuple, qui jusqu'alors avait laissé la main libre à ses chefs, sans renoncer d'ailleurs à sa croyance et à ses coutumes. Alors, après une courte période de résistance passive, la guerre sainte éclata sous la conduite d'un simple prêtre, Matathias, de la famille
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des Asmonéens. Elle eut un succès merveilleux; les victoires se succédèrent, jusqu'à ce qu'enfin Juda Macchabée, fils de Matathias, réussît à s'emparer de Jérusalem, sans la forteresse il est vrai. Le temple fut purifié, un nouvel autel édifié, et le culte, interrompu pendant trois ans, rétabli. C'est en l'honneur de cet événement que fut instituée la fête de la consécration du temple. La religion juive l'avait emporté sur l'hellénisme. La guerre continua, mais il ne s'agissait plus de défendre la croyance, mais d'établir la souveraineté des Asmonéens. Au milieu de guerres où les intrigues et l'habileté politique jouaient le plus grand rôle, ils réussirent à éliminer avec Alkimos la famille des grands-prêtres légitimes, et à se faire donner d'abord la grande-prêtrise, puis la dignité royale. La religion israélite acquit ainsi, encore une fois, la puissance politique. La communauté était redevenue un royaume dont l'agrandissement profita, ne fût-ce qu'extérieurement, à la religion. Jérusalem régnait de nouveau comme au temps de David. Les Iduméens et les Ituréens furent contraints de se faire circoncire. L'extrême détresse semblait avoir fait place à l'extrême splendeur. Mais cet état de choses fut de courte durée. Israël dut bientôt subir la honte d'avoir pour roi un Iduméen ; puis vint la domination romaine et c'en fut fait à jamais de l'indépendance d'Israël. Au point de vue religieux, l'importance de ces siècles réside dans le développement de la piété juive. Le Livre de Daniel est ici particulièrement caractéristique. Né (165-164) au milieu des ténèbres profondes de la persécution religieuse, ce livre pseudépigraphe et apocalyptique nous fournit un témoignage éloquent de la foi confiante et des espérances vivaces des « Pieux ». C'est un livre de consolation et d'édification; mais il contient aussi des événements qui ont suivi la destruction de Jérusalem par les Chaldéens, une philosophie religieuse qui, transposée, a pendant des siècles servi de base, même dans l'Église chrétienne, à l'histoire universelle. L'idée dominante est que le temps des empires païens est passé. Ils ont atteint leur apogée avec le pire de tous, celui d'Antiochus Épiphane, qui nous est présenté sous divers déguisements. Mais cet empire ne tardera pas à être anéanti par le royaume des saints, qui, pareil à un fils de l'homme, descendra des nuages du ciel. Alors arrivera le temps messianique, où Israël aura entre les mains la puissance : mais il ne formera plus un peuple particulier, il aura l'empire du monde. Les martyrs déjà morts participeront à sa gloire. Nous retrouvons ici, développée avec toutes ses conséquences, l'idée du Second Isaïc : le salut surgira soudain delà misère extrême; plus la misère est profonde, plus aussi le salut est proche. C'est aussi dans ce livre que l'espoir delà résurrection, si important pour la foi chrétienne, a ses racines. Bien que la question de l'origine macchabéenne de plusieurs psaumes ne soit pas complètement élucidée', on peut considérer comme certain
1. 'Contre l'hypothèse d'une origine macchabéenne partielle, voir Ilalévy, Notes sur l'interprétation des Psaumes. (I. L.)
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que cette époque en produisit avec une extrême abondance. A côté de plaintes presque désespérées et de prières émouvantes, apparaît au premier plan l'espoir du Messie. Cet espoir, que la foi inspirait, en dépit des apparences, sembla recevoir une éclatante confirmation dans les succès non seulement des premiers Macchabées, mais encore d'un Jonathan et d'un Simon. Les espérances qui s'étaient jadis attachées au retour de Babylone, à la construction du temple et à Zerubabel se remirent à fleurir. On voyait déjà venir le Messie, établi par Jahvé au-dessus de Sion, le Messie à qui les extrémités du monde sont soumises, à qui Jahvé crie : « Assieds-toi à ma droite » et à qui appartient, par droit divin, la dignité de grand-prêtre. C'est dans cette attente qu'on vivait, c'est elle qui donnait la force de supporter les misères politiques et sociales, et, malgré toutes les infortunes, elle inspirait le sentiment d'une sainteté privilégiée. Comme monument de cet état d'esprit, nous possédons, en dehors de divers écrits, comme le Livre d'Hénoch, le Petit Psautier dit de Salomon er du milieu du i siècle avant J.-C. Tout en fournissant de précieux points de comparaison à qui veut apprécier plusieurs des chants du Psautier canonique, il nous montre très clairement comment l'entrée en scène de Pompée, de même que le gouvernement des derniers Asmonéens (regardé par le poète comme un grand malheur) contribuèrent non seulement à tenir éveillé l'ardent désir de la venue du temps messianique et du Messie en personne, mais encore à lui donner son caractère de joyeuse certitude. L'opposition établie entre le sort futur des Pieux et des Impies (psaume de Salomon 17) est caractéristique. Nous sommes au seuil de la nouvelle alliance. La piété juive de ces siècles est caractérisée encore par une préoccupation constante de la Loi, en relation étroite avec l'espoir messianique, et qui a son point de départ dans l'activité d'Esdras continuée par les Scribes. C'est surtout l'opposition entre les Pharisiens et les Sadducéens % qui a donné à ce mouvement son importance historique. Quoi qu'en dise Kuenen, il est extrêmement probable que le mot « Sadducéens » vient de Zadok, le contemporain et le prêtre de Salomon, et qu'à l'origine il désignait les prêtres de Jérusalem, regardés, d'après Ezéchiel, comme seuls investis du sacerdoce légal. Lorsque ce droit fut, comme nous le voyons dans le Code sacerdotal, étendu à tous les « fils d'Aron », les Sadducéens conservèrent une situation privilégiée et formèrent une aristocratie sacerdotale, à laquelle revint la direction de la communauté, même en matière politique et sociale. Nous savons qu'ils étaient de tendances hellénistiques. Après la guerre des Macchabées, ils 'furent détrônés et remplacés en fait par les princes asmonéens : ceux-ci, en héritant de la fonction, semblent avoir hérité aussi du nom qui les désignait. Le nom d'une famille de prêtres désigna alors l'aristot
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les Pharisiens et
les Sadducéens, cf. Schurer, Gesch. d. jûd. Volkes, 3° éd.,
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cratie sacerdotale en général, et devint dans la suite un nom de caste ou de parti. D'autre part, nous retrouvons dans les Pharisiens, qui sont nommés or pour la première fois sous Hyrcan I (135-105), les Basidim déjà mentionnés (voir plus haut, p. 245). Tant que, pendant la guerre des Macchabées, il s'était agi de restaurer la religion, ils avaient fait cause commune avec les chefs et formé le noyau de la résistance, au moins passive. Mais lorsque les Asmonéens s'opposèrent au rétablissement de la famille des grands-prêtres légitimes, les Pharisiens se séparèrent d'eux, formèrent un parti strictement observateur de la loi, et entrèrent en lutte avec le parti national, que dirigeaient les Sadducéens asmonéens et que préoccupaient de plus en plus des intérêts temporels. Cette séparation, qui aboutit à une rupture éclatante sous Jannée (104-78), compte parmi les événements les plus importants, au point de vue religieux, de l'époque qui précède immédiatement l'ère chrétienne. On peut la comparer, à plus d'un égard, à la lutte entre Elie et Achab. L'opposition entre Sadducéens et Pharisiens vient surtout de la contrariété de leur attitude par rapport à la Loi. Les Sadducéens étaient bien éloignés d'y renoncer; la Loi écrite était pour eux une autorité absolue, et en somme ils en observaient les prescriptions. Mais, dans la vie courante, elle jouait un rôle effacé : leurs efforts se concentraient sur le monde, en particulier sur la vie politique; ils voulaient un État puissant. Au contraire, pour les Pharisiens, la Loi était tout. Tout ce qui était en dehors, le monde, la politique, avec tout ce qu'ils entraînent, tout cela leur paraissait insignifiant, ou plutôt odieux. Ils détestaient, à l'égal de la domination étrangère, les efforts de l'aristocratie juive, qui aspirait à la puissance et aux honneurs, et tout autant la royauté, dont les dépositaires oubliaient leur dignité de grands-prêtres. Les Pharisiens voulaient une communauté sainte, non un empire. Les questions nationales ne leur importaient pas, mais seulement les questions religieuses; ce n'étaient pas des patriotes, mais des dévots. Une seule chose était capitale à leurs yeux : arriver à la justice, en accomplissant la volonté divine fixée dans la loi. La vie tout entière et dans chacun de ses actes devait être conforme à la loi. Avec de pareilles idées, il était dans la nature des choses que la morale cédât le pas à une sainteté tout extérieure ; c'était le danger qui menaçait depuis Esdras. Les Pharisiens d'ailleurs ne songeaient pas seulement à l'accomplissement de la Loi écrite en elle-même; ils s'attachaient plutôt à l'idée do la Loi. Tandis que les Sadducéens s'en tenaient exclusivement à ce qui était ancien, c'est-à-dire écrit *', et rejetaient toute innovation comme une restriction apportée à leur liberté, les Pharisiens s'efforçaient de développer la Loi d'une façon ininterrompue, en s'attachant à fixer toujours plus strictement les détails. L'étude de la Loi devenait par suite une
1. Leur négation de la résurrection des anges et des esprits est en relation avec cette attitude conservatrice. (Actes des Apôtres 23 8.)
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nécessité impérieuse. Tous les Scribes n'étaient pas Pharisiens, pas plus que tous les Pharisiens n'étaient Scribes ; il existait pourtant entre les deux groupes des relations étroites, et l'on ne pouvait, sans une étude incessante, satisfaire aux exigences de justice des Pharisiens. « Le peuple qui ne connaît pas la Loi est maudit. » (Évangile selon saint Jean 7 .)Les la conséquences étaient d'une part orgueil de caste et complaisance vis-àvis de soi-même, de l'autre indifférence et désespérance. Quelques-uns seulement pouvaient satisfaire à la justice, la Loi était devenue un fardeau écrasant. Même à ce point de vue, le judaïsme était parvenu à son terme. On ne saurait pourtant négliger les rapports qui unissent ces idées pharisiennes et la croyance au Messie. Tandis que les Sadducéens cherchaient à rétablir par les armes le royaume de David, leurs adversaires attendaient du ciel le royaume messianique. Pour les premiers, l'idéal était dans ce monde ; pour les seconds, il était dans l'autre, encore qu'il dût être aussi réalisé sur terre : le seul moyen d'en hâter la venue était de vivre strictement selon la J^oi. C'est ainsi que, dans les Psaumes, l'observation fidèle de la Loi est en corrélation directe avec les espérances messianiques. Les zélotes, qui, au commencement de l'ère chrétienne, essayèrent de réaliser ces espérances l'épée à la main, venaient en droite ligne des Pharisiens ; cela n'empêche point que leurs efforts n'aient été en contradiction complète avec les principes de ces derniers. La petite secte des Esséniens, qui se montre au plus tôt vers le milieu du ii° siècle, est-elle un rameau détaché du pharisianisme, comme le pensent beaucoup de savants? C'est là une question que nous nous contentons de signaler. En tout cas ils ne doivent pas être considérés comme un troisième parti à côté des Pharisiens et des Sadducéens. C'était bien plutôt une espèce d'ordre monacal : renonçant complètement aux plaisirs terrestres, ils formaient une communauté solidement organisée, dans laquelle on n'entrait qu'après de longues épreuves, et qui visait à un haut idéal de sainteté et de pureté. On ne saurait nier qu'il se trouve chez eux les traces d'une influence étrangère, mais on n'est pas d'accord sur la nature de cette influence: c'est surtout au parsisme et au pythagorismo qu'on peut songer '. Les Esséniens rappellent, sans d'ailleurs qu'aucune filiation soit démontrable, les Rekhabites de l'ancien temps : c'est la même vie à l'écart de la société humaine et en hostilité avec la civilisation. L'affirmation suivant laquelle le christianisme est issu de l'essénisme ne repose sur rien ; il n'est pas invraisemblable cependant que cette secte ait eu de l'influence sur le monachisme des temps postérieurs.
1. 'C'est à la môme conclusion qu'aboutit Schurer, dont le chapitre relatif aux Esséniens (Gesch. d. jûd. Vo'kes,y éd., t. II, S 30) renferme un lucide exposé de la question. Schurer est surtout frappé des droits de parenté entre l'essénisme et le Pythagorisme dont il reconnaît d'ailleurs que l'histoire nous échappe : on ne voit guère quand et par où une pareille influence aurait pu s'établir. Rien n'empêche (le croire que, malgré sa particularité, l'essénisme n'a de racines que dans le sol
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�LES ISRAÉLITES
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replier sur soi-même, et, parmi le scepticisme qui caractérise les derniers siècles avant l'ère chrétienne, elle donna à l'individu un guide pratique, s'il manquait d'élévation. Elle prépare ainsi utilement la prédication de l'Évangile, individuelle à tous égards. Ainsi finit la religion israélite. A côté de l'espérance messianique, nous assistons à des efforts soutenus jusqu'au bout pour atteindre à une justice qui était la condition de la venue du salut, et, d'autre part, nous voyons se former une moralité moyenne qui, avec de bonnes intentions, restait superficielle. Les temps étaient venus où la notion de Dieu devait se développer dans toute sa majesté dans la personne de JésusChrist et aboutir au « Notre Père, qui êtes aux cieux ». Mais ceci n'appartient plus à l'histoire de la religion israélite.
�CHAPITRE IX
L'ISLAM1
Par le Prof. Dr M.
TH. ITOUTSMA
(d'TJtrecht).
36. État religieux de l'Arabie à l'apparition de Mohammed. — 57. Vie de Mohammed. — 58. Coran, Tradition et Fiqh. — 59. La loi religieuse de l'islam. — 60. La lutte sur le dogme. — 61. La dogmatique orthodoxe. — 62. La mystique. — 63. Les Chiites. — 64. Situation actuelle de l'islam.
§ 56. — État religieux de l'Arabie à l'apparition de Mohammed-, Comprendre exactement l'histoire de l'apparition de l'islam n'est possible qu'à la condition de retracer dans ses grandes lignes le tableau de la civilisation qui régnait dans la péninsule arabique à l'époque de Mohammed. Toutefois il n'est nullement besoin de pénétrer bien à fond dans l'histoire antique de l'Arabie méridionale, encore mal établie, malgré le déchiffrement de nombreuses et anciennes inscriptions. A coup sûr, dès les temps reculés, une civilisation particulière, dont le négoce fut le principal facteur, prit naissance en ce pays : l'heureuse situation du Yémen destinait en effet ses habitants à jouer le rôle d'intermédiaires commerciaux entre l'Inde
1. BIBLIOGRAPHIE. — H. Relandi, De religione Mohammedanica libri duo, 1704; 2a éd., HIT; — R. Dozy, Het Islamisme, 1863; traduit en français par Chauvin, Essai sur l'histoire de l'Islamisme, 1879; — Herklots. Kanoon-e-Islam, 2° éd., 1863; — Garcin de Tassy, L'Islamisme d'après le Coran, 3« éd., 1874; — A. von Kremer, Geschichte der herrschenden Ideen des Islams, 1868; — Hughes, A dictionary of Islam, 1885-1896; — Sell, The failli of Islam. 1880; — Citons encore le grand ouvrage de Mouradgea d'Ohsson. Tableau de l'empire ottoman, qui contient un exposé détaillé des croyances de l'islam, des usages, etc. 2. BiBLiOGnAMiE. — L. Krehl, Ueber die Religion der vorislamischen Araber, 1863; — E. Osiander, Studien ilber die vorislamische Religion der Araber (Z.D.M.G., t. VII); — J. Wellhausen, Reste arabischen Heidenl/uims, dans Skizzen und Vorarbeiten, t. BJ, 1891; Médina vor dem Islam, ibid., t. IV, 1889 ; Die Ehe bei den Arabern, dans Nachrichten K. G. W., 1893; — W. Robertson Smith, Kinship and marriage in early Arabia, 18S5; — C. Snouck Ilurgronje, Het mekkaansclie Feest, 1880. — Pour le christianisme et le judaïsme consulter : A. Geiger, Was hat Mohammed ausdem Judenthum aufgenommen, 1833; — W. Fell, Die Christenverfolgungen in Sùdarabien und die himyarisch-âlhiopischen Kriege nach abessinischer Ueberlieferung (Z.D. M. G., t. XXXV).
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et l'Éthiopie d'une part, l'Égypte et la Syrie de l'autre. Cette civilisation est attestée par les récits bibliques sur la reine de Saba, par les inscriptions assyriennes (Sargon, 715 av. J.-C), et aussi par les monuments et inscriptions mis à jour dans le pays même. A côté des Sabéens, les Mincens sont également nommés par les auteurs grecs et romains. Mais les opinions divergent très fort sur la chronologie qu'il convient d'admettre dans les rapports respectifs de ces deux empires. Faut-il les considérer comme des puissances rivales, qui suivirent parallèlement le cours de leur existence; faut-il, au contraire, assigner des époques différentes à l'avènement historique de chacun d'eux? Tel est le problème. — Après la malheureuse expédition d/Elius Gallus (18 av. J.-C), sur laquelle nous renseignent Strabon et Pline, nous voyons entrer en scène, à la place des anciens Sabéens, les Himyarites (Homérites). Sur ceux-là la tradition arabe, naturellement fort embellie, a beaucoup à nous dire. Leurs princes (tobba en arabe) fondèrent un empire assez puissant, entreprirent de grandes expéditions, puis en fin de compte durent se soumettre d'abord aux Abyssins, ensuite aux Perses. Quelques-uns d'entre eux, — ceci est digne de remarque, — se montrèrent très favorables au judaïsme, et même l'embrassèrent personnellement et voulurent l'élever au rang de religion d'État; le christianisme, par contre, qui, sous l'impulsion de l'empereur Constance, avait pris solidement racine dans le Yémen, surtout à Nedjràn, rencontra chez eux une vive hostilité. La communauté chrétienne de Nedjrân eut à souffrir de fanatiques persécutions ; une intervention armée du négus d'Abyssinie s'ensuivit qui amena la chute du roi Dsou-Noivâs. Un des descendants de ce prince réussit plus tard à remonter sur le trône avec le secours des Perses et comme vassal des Kosroës. Ces derniers événements se produisirent en l'an 600 ap. J.-C. ; ils expliquent pourquoi la population du Yémen, fort peu sympathique à la domination perse, se soumit dès le début de bon gré à l'islam. Le sévère monothéisme de la nouvelle religion y fut d'autant moins difficile à accepter, que le christianisme et le judaïsme lui avaient préparé le terrain, comme l'atteste le caractère monothéiste d'un bon nombre d'inscriptions. Quant au paganisme sabéen, il n'a aucune importance au point de vue de l'islam, et nous n'en parlerons pas davantage. D'après les idées arabes, il faut établir une séparation très nette entre les tribus yéménites et les habitants du nord et du centre de la péninsule. On en trouve l'expression dans la généalogie suivant laquelle les premiers descendraient de Qahtan (le Yoqtan de la Bible) et les seconds d'Ismacl. Il ne s'agit point en l'espèce d'une division géographique, mais bien d'une division généalogique, car, dans le cours des temps, beaucoup de rameaux yéménites auraient abandonné leur habitat primitif pour dautres parties de l'Arabie : tels, par exemple, ceux qui, poussant vers 1 extrême nord de la péninsule, fondèrent en Syrie le royaume ghassanide; au vr siècle, sous la suzeraineté de Byzance, ce royaume comprenait les Pays situés à l'est du Jourdain et du désert de Syrie. Les tribus qui s y étaient fixées étaient devenues chrétiennes et monophysites. D'autre
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part, une royauté semblable avait été fondée à Hira, sur l'Euphrate inférieur, par les Lakhmides ; leurs princes gouvernaient sous la suzeraineté de la Perse, et guerroyaient habituellement aussi bien avec les Ghassanides qu'avec d'autres tribus yéménites, comme les Kindites de l'Arabie centrale D'abord païens, les Lakhmides, sous l'un de leurs derniers rois, se convertirent au nestorianisme. Les tribus ismaélites avaient une civilisation moins avancée que les Yéménites. En majeure partie elles étaient nomades ou semi-nomades. Même dans les villes comme la Mecque ou Médine, l'organisation tribale des Bédouins était dominante ; le vieux paganisme sémitique subsistait intact. Médine et les localités de son voisinage renfermaient, il est vrai, bon nombre de Juifs. Mais ces disciples de Moïse s'abstenaient de toute propagande religieuse, vivaient en tribus séparées, et étaient, la religion mise à part, entièrement arabisés. Il ne saurait être question ici de présenter en détail l'état de la civilisation chez ces Arabes au milieu du vi° siècle. Bornons-nous aux faits religieux; quelques remarques nous suffiront. Un sentiment très fier de l'honneur et de la liberté, une extrême sensibilité à toute excitation sensuelle, une imprévoyance totale de l'avenir caractérisent le fils du désert. De sa nature, il est pillard ; il est aussi enclin à venger sans retard dans le sang toute offense faite à son honneur personnel. Ses actions toutefois ne l'engagent point seul; sa tribu tout entière en supporte la responsabilité. Que les liens qui le réunissaient à son groupe social viennent à se rompre, c'est pour lui la honte suprême; c'est d'ordinaire le trépas assuré, car les contribules sont tenus réciproquement de se prêter secours dans toutes les circonstances de la vie, le cas échéant, de venger la mort violente de l'un quelconque d'entre eux. Pour ces motifs, des haines, profondément enracinées entre les différentes tribus, déchiraient alors toute l'Arabie. A plusieurs siècles de là, à la cour des Omeyyades de Damas, et même dans la lointaine Espagne, ces haines devaient allumer de sanglantes guerres civiles, et amener à bref délai la chute des dynasties arabes. La religion, elle aussi, était une institution tribale. Communauté de culte et communauté de liens politiques se confondaient. En général l'individu était passablement indifférent en matière religieuse; il suivait la coutume héritée des ancêtres, sans y mêler de sentiment personnel un peu intime. L'Arabe, doué d'une vue très nette de la réalité, n'avait à aucun degré le sens de l'abstraction. Les conceptions religieuses, assez incohérentes, n'avaient le pouvoir ni de pénétrer ni de vivifier les pratiques cultuelles. Aussi bien trouvons-nous juxtaposés, dans le paganisme arabe, un fétichisme grossier, les cultes des arbres et des pierres, des morts, des astres, etc. Parmi les différentes divinités des deux sexes, dont la tradition nous a conservé les noms, il suffira d'en citer trois, remontant selon toute apparence à une haute antiquité et qui étaient encore à l'époque de Mohammed les objets d'une haute vénération : ce sont Manât, al-Lât, et al- 'Ozza, les trois « filles de Dieu », comme les appelle la tradition. La première, Manât, possédait un sanctuaire, — vraisemblablement une grosse pierre, — à
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Oodaïd sur la route de la Mecque à Médine; c'est là que les tribus médinoiscs de Aous et de Khazradj venaient lui rendre un culte. Au reste elle comptait des adorateurs dans d'autres populations encore, car son nom se retrouve sur des inscriptions nabatéennes. Al-Lâl, déjà citée par Hérodote sous la forme Alilat, nous offre visiblement un pendant féminin d'Allah (Dieu). Comme mère des Dieux, elle était très vénérée à Tâïf, et y possédait un sanctuaire qu'El-Moghîra détruisit dans la suite sur l'ordre du Prophète. Elle était aussi l'objet du culte fervent des Qoraïchites à la Mecque, en même temps que la troisième divinité, al- 'Ozza, qu'on a identifiée avec Vénus, étoile du matin. Nous verrons reparaître ces trois déesses dans la biographie de Mohammed. D'une bien autre importance que les cultes et les sanctuaires dont nous venons de parler étaient le culte d'Allah et le temple de la Mecque. Ce sanctuaire se composait d'une pierre noire, probablement d'origine volcanique, et de l'édifice qui l'abritait (la maison de Dieu). Cet édifice était généralement désigné sous le nom de Ka'ba (le cube) ; et la pierre noire se trouvait enchâssée dans le coin est de sa muraille. Le bâtiment affectait une forme cubique irrégulière; il était de dimensions moyennes et recouvert d'un voile pendant sur ses quatre faces. Une porte, ménagée à quelque distance du sol, donnait accès à l'intérieur. On prétend que différentes idoles s'y trouvaient rassemblées. De la sorte, la Ka'ba aurait été le sanctuaire central de l'Arabie, le panthéon de tous les dieux tribaux. En admettant qu'il y ait dans ce fait quelque part de vérité, il faut penser qu'il n'était pas originel ; car d'ordinaire la Ka 'ba était simplement désignée sous le nom de « maison d'Allah » et, suivant une autre information, aurait été consacrée à une divinité syrienne, importée dans le Hijàz, le dieu Hobal. Non loin de l'édifice jaillissait la source sacrée de Zemzem; et dans le voisinage, d'autres sanctuaires, les deux collines d'As-Safa et d'AlMarwa, la vallée de Mina, un peu plus loin au nord-est le mont 'Arafa étaient également caractérisés par des pierres sacrées. Originairement, la Ka 'ba n'était que le sanctuaire particulier des Qoraïchites établis à la Mecque; c'est grâce à eux qu'il acquit, dans la suite, de l'importance, et monta au rang de sanctuaire central de l'Arabie. Par suite d'un accord entre les différents groupes tribaux, les guerres privées devaient être suspendues pendant certains mois sacrés ; toute entreprise belliqueuse était alors interdite, pour que l'on pût se rencontrer en paix de tribu à tribu, et tenir les grands marchés de l'année. Au début de cette période, on se réunissait à 'Okath; il y avait dans cette localité une foire très fréquentée où chacun pouvait chercher et trouver l'occasion de briller et de se produire en public (Wellhausen). Après quoi se succédaient toute une série d'autres marchés; une grande solennité religieuse au mont Arafa venait ensuite (9 de Bsou'l-hijja) et enfin le tout se terminait par un grand sacrifice solennel dans la vallée de Mina. Beaucoup d'assistants et de pèlerins joignaient à ces cérémonies la visite de la Ka 'ba toute voisine : ils s'y acquittaient des sept tournées (taicâf) sacramentelles autour du sanctuaire, embrassaient la pierre noire, buvaient l'eau de Zemzem, et
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enfin exécutaient la course (sa'ij) entre Çafa et Marwa. Tels étaient les rites les plus marquants de ce culte. On pouvait au reste les accomplir en tout temps. Mais jamais le concours de visiteurs n'était plus considérable qu'à la grande fête de Bsou'l-hijja, qu'on désignait généralement sous le simple nom de Hajj; de leur côté les Qoraïchites hospitalisaient les pèlerins pauvres, veillaient au maintien de la paix, bref s'efforçaient par tous les moyens d'attirer les gens vers leur ville. C'est de la sorte que la Mecque était devenue le but exclusif dés pèlerinages, la tribu de Qoraïch, la directrice de la solennité religieuse, la Ka 'ba, le sanctuaire central de toute l'Arabie. A coup sûr, il se peut qu'en la circonstance les intérêts temporels tinssent bien plus au cœur des Qoraïchites et de nombre de visiteurs, que les cérémonies religieuses. Ce serait néanmoins méconnaître l'exact caractère des faits que de considérer le marché et les transactions commerciales comme le principal objet de cette solennité. De même chez nous, les fêtes patronales ont donné lieu à toutes sortes de réjouissances temporelles, et même à des abus condamnables. Le caractère originellement religieux de la fête en peut être obscurci, mais non pas oblitéré entièrement. Le Hajj était profondément enraciné dans la vie religieuse. Ses nombreuses pratiques cultuelles, la haute sainteté du lieu et de l'époque de l'année, l'interdiction de porter des armes, l'obligation de revêtir pendant ce temps un vêtement spécial (ihrâm) sont autant de faits qui ne laissent planer aucun doute. Il serait fort intéressant, mais malheureusement il n'est guère possible, de retrouver le caractère primitif de cette fête religieuse. Nos informateurs ont en général vu les choses du point de vue de l'islam orthodoxe. Sans doute, Snouk Hurgronje a clairement montré que la tradition musulmane qui rattache la fondation de la Ka 'ba et l'institution des pratiques cultuelles dont elle est le siège à l'histoire d'Abraham, d'Hagar et d'Ismaël, est de pure invention. Mais, dans une large part, le caractère originel delà cérémonie demeure et demeurera peut-être éternellement pour nous obscur. Il faut encore considérer que, déjà avant Mohammed, la fête du Hajj avait subi d'assez fréquentes modifications — la tradition nous en parle quelque peu — et que son origine remontait sans aucun doute à un âge fort ancien. L'époque de l'année où elle avait lieu pourrait seule nous renseigner sur son sens primitif; mais le désordre du calendrier arabe antéislamique nous réduit ici encore à des suppositions. Dozy, à grand renfort de critique subtile, a émis l'hypothèse qu'on se trouvait là en présence d'une fête d'origine juive, importée dans le Hijâz par des émigrants israélites. Mais cette émigration juive, pénétrant si loin vers le sud, est elle-même une hypothèse que rien ne saurait appuyer et à l'invraisemblance de laquelle vient se briser la conjecture de Dozy. Les cérémonies du Hajj sont au reste entièrement païennes, et ne se distinguent guère des pratiques des autres cultes locaux de l'Arabie. On ne saurait nier, cependant, que Dozy ait eu raison d'expliquer nombre des termes sacramentels par l'hébreu et l'araméen. Mais ce fait ne renforce point tant l'hypothèse d'une origine juive
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des rites corrélatifs, qu'il n'apporte la preuve de l'influence araméenne sur la civilisation du nord de l'Arabie. C'est là un des nombreux points où cette influence, dont on ne saurait assurément exagérer l'étendue doit être constatée. La tradition d'après laquelle le culte d'Hobal serait originaire de Syrie, vient apporter en l'espèce un nouveau témoiQuelle que puisse être l'origine de la fête du Hajj, il n'en reste pas moins certain qu'elle eut une influence considérable et sans cesse croissante sur le développement religieux des populations arabes. La communauté de pratiques cultuelles auxquelles elle obligeait fît passer au second rang les dieux locaux. Au pèlerinage, on s'habitua à parler d'Allah sans plus, c'està-dire de Dieu. Cette notion permettait d'embrasser toute la plénitude de l'idée divine. Pour arriver au monothéisme, le dernier pas seul restait à faire : proclamer l'inexistence des idoles, nier catégoriquement leur réalité. Les Arabes ne le firent point parce que la division en tribus était une institution trop profondément enracinée dans les mœurs : briser avec la divinité tribale aurait équivalu à rompre les liens de la tribu. Toutefois les idoles descendaient au rang de divinités locales ; leur nom s'attacha à des sanctuaires locaux, et y était si intimement lié que, comme l'a excellemment remarqué Wellhausen, le jour où disparurent ces sanctuaires, ils disparurent eux-mêmes pour toujours. En résumé, trois faits principaux accentuèrent la tendance vers le monothéisme dans toute la péninsule arabique : la connaissance des croyances juives et chrétiennes d'une part, l'établissement d'un sanctuaire central et le concept du grand Allah, de l'autre : ces trois facteurs concordèrent pour donner au développement religieux une seule et même direction. Pour terminer ce rapide aperçu, il nous reste à faire quelques remarques sur les principaux courants qui s'étaient manifestés dans la vie religieuse des Arabes à l'époque où apparut Mohammed. Essentiellement, le domaine du judaïsme était restreint aux habitants de la péninsule d'origine juive. La conversion de Dsou-Nowâs n'a que la valeur d'un fait isolé. Nous avons déjà vu que dans le voisinage de Médine existaient plusieurs tribus israélites. L'époque et les circonstances de leur établissement dans la contrée demeurent incertaines. Les hypothèses formulées par Dozy à cet égard, en tenant compte d'un passage des Chroniques (IV, 38-43) et de la tradition arabe, auraient besoin de plus ample confirmation. Sur d'autres points encore de la péninsule les Juifs ne manquaient pas ; partout, ils jouaient le rôle d'intermédiaires commerciaux, avaient entre les mains les affaires d'argent, et savaient parfois s'acquérir l'estime de leurs concitoyens : c'est ce que prouve l'exemple du poète juif Samuel b. 'Adyâ, dont la fidélité à garder un dépôt, à lui confié par le prince-poète Amroûlqaïs, fit passer le nom en proverbe parmi les Arabes. Mais l'influence religieuse de ces juifs arabes était minime : ils n'avaient guère eux-mêmes de culture israélite et ne possédaient de la Tora et de la tradition (Chema'ta) qu'une connaissance fort restreinte; ceci s'explique par le fait qu'ils avaient abandonné l'hébreu pour adopter la langue arabe,
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et n'avaient vraisemblablement conservé aucune relation avec les rabbins de Palestine et de Babylone. Beaucoup plus grande fut l'influence du christianisme, qui, dans le sud et dans le nord de l'Arabie, avait pris solidement racine. Au reste, il ne saurait être question ici, il faut le remarquer, de la doctrine byzantine orthodoxe qui, surtout en Orient, n'a jamais obtenu que peu de succès. Ce furent bien plutôt le monophysisme et le nestorianisme qui pénétrèrent dans la péninsule ; il existait encore dans ce pays nombre d'autres sectes hérétiques, sur lesquelles les historiens ecclésiastiques ne nous donnent que des renseignements confus. La culture religieuse de ces chrétiens n'était point au reste objet d'idées bien nettes ; la Bible n'avait jamais été traduite en langue arabe et était à proprement parler inconnue. Beaucoup plus durable fut l'influence exercée sur l'imagination arabe par le monothéisme et les pratiques ascétiques des moines et des ermites. A la Mecque enfin on pouvait connaître quelque chose du christianisme par l'entremise des Abyssins; car la ville était dès lors le siège d'un important commerce d'esclaves noirs originaires d'Ethiopie. C'est à ces sources passablement troubles que Mohammed puisa vraisemblablement sa première connaissance des idées chrétiennes. A côté des chrétiens et des juifs, nous trouvons nommés dans quelques passages du Coran les Çabiens; il faut se garder de les confondre avec les Çabiens idolâtres de Harran. Les Çabiens du Coran sont, comme l'a montré Chwolson, les Mandéens bien connus qui, tout comme les Juifs et les chrétiens, possédaient des livres sacrés, et connaissaient les histoires bibliques de prophètes. Il n'existait point au reste, en Arabie, de Mandéens proprement dits; et il est visible que Mohammed n'a connu que fort peu de chose des doctrines de cette religion. Il a vraisemblablement confondu sous la dénomination générale de Çabiens diverses sectes à tendances gnostiques. Enfin on rencontre encore dans les textes religieux de l'islam le mot hanîf; quoiqu'il ait donné lieu à bien des interprétations différentes, il n'est point douteux qu'il ait pleinement la valeur de moslim, qui est la désignation constante des adeptes de Mohammed, des vrais croyants. On comprendrait difficilement que ce terme de signification si claire en apparence ait été entendu de tant de façons diverses, si l'on ne songeait qu'il s'agit là d'un vocable araméen, emprunté par l'arabe, et dont Mohammed, comme l'a indiqué Kuenen, n'est aucunement l'inventeur. Hanîf signifie païen dans les dialectes araméens et néo-hébreux; c'est par ce dernier mot que Grimme l'a traduit en arabe même, mais à tort, car il néglige de considérer que ce terme, en passant des Araméens aux Arabes, a subi une modification de sens. Précisément parce qu'il avait une valeur injurieuse chez les chrétiens et les juifs, Mohammed en fit le titre d'honneur de ceux qui, n'étant ni juifs ni chrétiens, possédaient un credo, menaient un genre de vie, analogues à ceux qu'institua l'islam. Hanîf ne désigne aucune secte à croyances dogmatiques déterminées, et moins encore une communauté religieuse régulièrement organisée. Ce terme, appliqué à
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quelques précurseurs ou contemporains de Mohammed, indique simplement que ces individus partageaient dans ses grandes lignes la conception religieuse du fondateur de l'islam. Ces considérations ruinent les hypothèses très hasardées de Sprenger, qui a cherché à établir une connexion entre les hanîf et les feuillets d'Abraham cités dans le Coran. D'autre part, c'est à tort également que Wellhausen a réclamé pour les seuls chrétiens le droit au titre de hanîf; car ce qui précisément caractérise le hanîf, c'est qu'il n'est ni sectateur du Christ, ni de Moïse, ni de Zoroastre, qu'il ne se rattache à aucune doctrine religieuse parvenue à la vie officielle, mais que spontanément il se livre à des méditations pieuses, à des exercices de dévotion, pour en fin de compte se convertir soit au christianisme, soit à l'islam. Qu'il y eût des individus de cette sorte en Arabie à l'époque de Mohammed, c'est de quoi l'on ne saurait s'étonner; le contraire plutôt semblerait surprenant à quiconque a suivi avec quelque attention le développement religieux de cette époque. Nous conclurons que les auteurs musulmans ont tort de dénommer temps de la Barbarie (al-Jâhilîya) la période de l'histoire de l'Arabie antérieure à Mohammed; il semblerait, d'après eux, qu'un exact concept de la divinité ne se trouvait nulle part répandu dans la péninsule avant l'apparition du Prophète. Or, bien loin qu'il en fût ainsi, il existait alors en ce pays des chrétiens, des juifs et même des moslim qui avaient cette idée. Mais dans la mesure où elle s'accordait avec l'ancienne tradition elle manquait de clarté. Elle ne s'était pas encore élevée au monothéisme conséquent, que le prophète de la Mecque devait manifester.
§ 57.
Vie de Mohammed.
Mohammed, fils d"Abd-AIlah, naquit à la Mecque vers l'année 570. Il appartenait aux Hâchimites, fraction des Qoraïchites. Sa famille ne semblait pas avoir été parmi les plus considérables de la ville. Sa mère Amina, déjà veuve lorsqu'il naquit, vivait dans une condition assez médiocre. Nous ne savons que très peu de chose de ses jeunes années, quoique la légende, s appliquant ici comme partout à combler les vides de l'histoire, ait brodé
1-BIBLIOGRAPHIE. —Ibn Hiehâm, Das Leben Mohammed's, trad. allemande de G. Weil, 1864. —J. Wellhausen, Muhammeclin Medina, d'après le Kitâb al-Maghâzi de Wâqidi, 1882, et Skizzen und Vorarbeiten, IV, 1889: — Gagnier, La vie de Mahomet, etc., 1732; - G. Weil, Mohammed der Prophet, 1843;'— W. Muir, Life of Mahomet, 4 vol., 18581861; — A. Sprenger, Bas Leben und die Lehre des Mohammed, 3 vol., 1869; — L. Krehl, Lebe l des Moll \«. J C"nmed, 1884; le 2" vol. n'a pas paru; — II. Grimme, Mohammed, 1892-1895; —Nôldeke a donné un abrégé destiné au grand public dans Das Leben Moham1863 - — L'ouvrage de Syed Araeer Ali, A critical examination of the life and teaclnngs of Mohammed, 1813, est fort intéressant comme travail d'un musulman de 11 existe on oulre un 1 t" ir~ nombre considérable de biographies plus ou moins etaillées du Prophète dans des ouvrages encyclopédiques ou historiques, parmi lesquelles, quelques-unes très bonnes, p. ex. celle contenue dans Gaussin de Perceval, smi sur l'histoire des Arabes avant l'islamisme, pendant l'époque de Mahomet, etc., 0 TOI., 1847-1848; — A. Mùller, Der Islam im Morgen und Abendland (dans Oncken), etc.
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sur le thème de l'enfance du prophète de nombreux récits, de couleur plus ou moins poétique. Quelques-unes de ces productions sont souvent encore aujourd'hui récitées en Orient à la fête de la naissance du prophète (Maoulid en-Nabî). Le contenu ne diffère guère de l'une à l'autre. Mais ce serait une grave erreur que de conclure de cette identité des récits à leur réalité historique. Ce qui semble néanmoins établi, c'est que le jeune enfant fut mis en nourrice chez une bédouine nommée Halîma. C'était la coutume des riches marchands mecquois de confier leurs enfants à leur premier âge à des Arabes du désert. La famille de Mohammed la suivit, malgré son peu de fortune. La légende a du reste sa part dans cette histoire : un jour, l'ange Gabriel aurait ouvert le cœur du jeune enfant et en aurait arraché une goutte de sang qui représentait la part du mal dans sa nature. Il est clair qu'il faut voir là une interprétation à contresens du verset du Coran : « N'avons-nous pas ouvert ta poitrine ?» (S. XCIV, v. 1), Bientôt après, sa mère mourut; pendant quelque temps l'orphelin vécut auprès de son aïeul, déjà octogénaire; puis il fut recueilli par son oncle Abou-Tâlib. Ce dernier lui-même, selon toute apparence, ne devait pas être riche, car on raconte que Mohammed dut embrasser la profession peu considérée de berger; il eut aussi une place modeste dans le petit personnel des caravanes de commerce. On a prétendu que dans des voyages de Syrie ainsi entrepris, il entra en contact avec des chrétiens et des juifs, et qu'il fut reconnu comme prophète par un pieux ascète du nom de Bahira, Quoi qu'il en soit de ces récits assez peu vraisemblables, il est certain que le jeune Mohammed fut remarqué par une de ses parentes éloignées, veuve d'un marchand mecquois, femme riche et de grande famille, du nom de Khadîja. Elle le prit à son service et, malgré l'opposition de son père, résolut de l'épouser. Cette union, entre un jeune homme do vingtquatre ans et une veuve de quarante, était assurément disproportionnée. On ne saurait cependant croire qu'elle fut inspirée par de vils motifs, étant donnée la dignité de la vie conjugale des deux époux. Mohammed resta fidèle à Khadija jusqu'à ce qu'elle mourût, et lui conserva le plus affectueux et le plus reconnaissant souvenir. Pourtant la situation sociale qu'il avait acquise par son mariage ne lui donna pas la tranquillité morale et il se mit à s'occuper dans la solitude de questions religieuses. Nous ne savons ni les événements qui ont déterminé sa vocation, ni les personnages qui ont exercé quelque influence sur lui à cet égard. Sans doute la tradition nous a transmis quelques noms de hanîf, comme Zaïd b.'Amr, qui passe pour s'être plus tard converti à l'islam. D'autre part, quelques passages du Coran (Soura XVI, 105; XXV, 5) nous montrent, ce qui d'ailleurs était à supposer, que Mohammed a eu des maîtres ; les commentaires ne nous ont guère conservé d'eux que leurs noms. Pourtant, s'il est probable que Mohammed a eu, avant son entrée en scène comme prophète, des relations avec ces personnages, le fait n'est pas démontré. Quoi qu'il en soit — il était déjà dans la quarantaine — un jour que, suivant son habitude, il se livrait à la méditation dans une caverne du mont Hirâ, sa vocation lui fut annoncée par ce mot d'un messager divin : « Lis » (ou
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«prêche »). Le Coran nous a conservé le texte de cette révélation, considérée comme la première de toutes, dans la Soura XCVI : « Lis au nom de ton maître qui a créé, qui a fait naître l'homme d'un caillot de sang; lis, car ton maître est le miséricordieux, qui enseigne par la plume, qui enseigne à l'homme ce qu'il ne savait pas. » En proie à une profonde émotion Mohammed revint vers sa femme, et, bien que celle-ci et son cousin Waraqa cherchassent à le tranquilliser, que Waraqa allât même jusqu'à reconnaître sa vocation prophétique, Mohammed traversa une période d'angoisses et de doute, se demandant s'il n'avait pas été la dupe des démons (Jinn). Tout d'abord les apparitions ne se reproduisirent pas; mais lorsque, la crise passée, il reçut de nouveau des communications célestes, que les révélations se multiplièrent, il se convainquit pleinement de la réalité de sa vocation prophétique. Il convient ici d'apprécier brièvement les différentes opinions qui ont été émises sur la prophétie de Mohammed. Muir croit qu'il a été réellement soumis à des influences démoniaques. Cette opinion échappe par son caractère dogmatique à toute critique scientifique. On ne doit guère s'arrêter davantage à la théorie qui fait de Mohammed un simple imposteur. Elle apparaît déjà au moyen âge dans l'histoire des trois imposteurs (très e impostures). Au xvm siècle, Voltaire l'a mise à la scène dans une tragédie fort médiocre; et quelques écrivains modernes l'ont encore accueillie. Beaucoup de considérations s'élèvent contre elle : d'abord l'estime que le caractère de Mohammed inspira à son entourage; en outre la force d'âme avec laquelle il persista dans sa mission pendant de longues années, sans espoir de succès, malgré les persécutions et même au péril de ses jours ; enfin l'impossibilité intrinsèque qu'il y aurait à reconnaître à une imposture tant de vitalité et d'énergie morales. Dans ces conditions, on ne peut guère douter de la sincérité de Mohammed. Les tentatives faites pour expliquer le cas de Mohammed par des phénomènes pathologiques ne sauraient guère satisfaire davantage. La tradition, il est vrai, affirme expressément que Mohammed, lors des premières révélations, et à plusieurs occasions dans la suite, manifesta des symptômes d'excitation nerveuse et eut de véritables accès. De plus, il est hors de doute que, dans ces circonstances, il eut des sensations optiques et acoustiques anormales ; en d'autres termes, qu'il prêta une valeur objective à ce qui n'était qu'apparitions, visions, hallucinations — le mot importe peu. Weil a conclu de ces faits que Mohammed était épileptique; à quoi l'on peut objecter que les epileptiques ne conservent jamais le souvenir de leurs accès et des impressions qu'ils y ont ressenties. Sprenger s'est donné beaucoup de peine pour prouver que la maladie de Mohammed était une forme d'hystérie ; et comme 1 hystérie provoque une désorganisation complète matérielle et psychique de sa victime, il a fait du prophète un être lamentable, ruiné physiquement et moralement, un menteur maladif. Mais rien dans l'histoire de Mohammed n'autorise cette conclusion. A. Millier l'a dit avec raison : « Le développement conséquent et sûr de son action, l'unité de sa vie ne présentent pas de lacunes et nous frappent encore aujourd'hui clans le Coran,
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dont les parties faibles indiquent un manque de culture logique, et non un trouble de la mentalité. » — Ces théories étant insoutenables, il ne reste qu'à tenir Mohammed pour un prophète véritable. La pensée que sa prédication n'était pas issue de sa propre volonté, mais qu'il exerçait un mandat confié par son maître céleste, n'a pas seulement été le point de départ de son activité ; elle a été pour lui un article de foi absolu et inébranlable. Cette foi ne l'a jamais empêché d'utiliser pour la réalisation de son idéal les petits moyens qu'il employait avec une sagacité et une habileté de fin diplomate. Il n'a donc été ni un charlatan ni un dément. Une autre question est de savoir si sa valeur morale a été celle que, par préjugé peut-être, nous nous croyons en droit d'exiger d'un prophète. Nous reviendrons sur ce point à la fin de cette brève biographie. La mission de Mohammed marque le début de son rôle public. A quelle époque commença-t-elle exactement à se manifester, c'est ce qui n'est pas établi de façon certaine. D'après des informations de source arabe, il se serait tout d'abord considéré comme envoyé à sa propre famille; ce fut seulement après avoir converti sa femme, ses filles, ses deux fils adoptifs 'Ali et Zaïd, et son ami Abou-Bakr, qu'il songea à s'adresser aux autres Hâchimites. Il eut parmi eux peu de succès. Son oncle et père nourricier AbouTâlib, homme d'une grande droiture, qui toute sa vie se fit le protecteur de Mohammed, chercha vraiment à obtenir do lui qu'il abandonnât sa prédication. Un autre de ses oncles, Abou-Lahab, repoussa ses prétentions avec des propos injurieux. Dans ces conditions, le nombre des croyants ne s'accrut que fort lentement; et le prophète ne recruta guère d'adeptes que parmi les esclaves et les gens de peu. Au bout de quelque temps, la communauté musulmane ne dépassait pas en tout quarante-trois personnes. Contre l'adhésion des esclaves à la religion nouvelle, les maîtres prirent sans tarder des mesures extrêmement rigoureuses, auxquelles échappèrent seuls ceux dont Abou-Bakr, passablement fortuné, put acheter l'affranchissement. Quant aux autres, Mohammed dut les autoriser à renier publiquement ses doctrines, pourvu qu'en secret ils continuassent à y adhérer. Cependant Mohammed ne se laissait point décourager. Bien plus, il s'efforçait de gagner des adeptes en dehors de sa famille. Il prêchait sans relâche la grandeur, l'omnipotence d'Allah, enseignait, comme un devoir pour tous les hommes, l'entier abandon à Dieu (Islâm) et la plus complète soumission à ses volontés. Il est nécessaire, disait-il, de ne pas différer votre conversion, car bientôt Allah va procéder à un jugement, et quel jugement! « En vérité, voici venir le châtiment de ton Seigneur; personne ne pourra l'éviter, le ciel tremblera, les montagnes seront ébranlées. Malheur ce jour-là aux menteurs! » etc. (Soura LU.) Sous les couleurs les plus sombres, il dépeignait sans cesse l'horreur de ce jour terrible, les châtiments atroces de l'enfer réservés à ceux qui niaient Dieu, les récompenses paradisiaques promises au moslim. On aurait tort de ne voir là avec Sprenger que les accessoires d'un appareil d'épouvante, et de méconnaître le ton d'intime conviction de ces menaces, le souci du salut de ses contemporains qu'elles montrent chez le prophète. Grimme,
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d'autre part, considère cette doctrine du jugement dernier comme un moyen de coercition morale, destiné à faire triompher la tentative socialiste du prophète dans sa lutte contre certains vices dominants de l'organisation sociale qui l'entourait, — car tel serait, d'après l'opinion complètement erronée de cet auteur, le caractère de l'islam primitif. — Cette théorie aussi n'est guère soutenable. Mais ce jugement que Mohammed considéra quelque temps comme imminent, — certains textes du Coran le montrent, — n'étant point advenu, les Mecquois en prirent prétexte pour railler le Prophète. Ils réclamaient de lui un prodige qui prouvât la vérité de sa mission. Il répondait à cette mise en demeure en montrant le prodige de la puissance divine manifesté dans la nature et par la création de l'homme. Comme il revêtait ses exhortations et ses enseignements de la forme de la prose rimée habituelle aux prédictions des devins, ses ennemis, dans des intentions malveillantes, lui firent la réputation d'un poète, d'un devin, d'un débiteur de fables bien tournées (S. LU, 29-30 ; XXI, 5 ; LXVIII, 3,52). II cherchait à se consoler par l'exemple des anciens prophètes : eux aussi avaient été bafoués et abandonnés de leurs contemporains, mais pour le plus grand dommage de ces derniers, car les inéluctables avertissements de Dieu n'avaient point tardé à se réaliser. Comme il racontait souvent ces histoires de prophètes, pour édifier les croyants et faire naître la crainte parmi ses adversaires, on lui reprochait de tenir non pas de Dieu, mais de simples informateurs humains, ces prétendues révélations. Cependant les Mecquois, qui jusque-là n'avaient considéré que comme plaisanterie pure l'affaire de Mohammed, l'envisagèrent plus sérieusement lorsque, vers l'année 615, quelques membres de la petite communauté musulmane émigrèrent en Abyssinie. On put craindre alors quelque complication désagréable avec le négus de ce pays : on n'avait pas encore oublié à la Mecque que, l'année même de la naissance de Mohammed, une armée abyssine, accompagnée d'un énorme éléphant, s'était montrée devant la ville, en avait fait le siège et cherché à détruire la Ka'ba. Dans ces conditions il paraît bien que les Mecquois tentèrent d'en arriver à un compromis avec Mohammed : on chercha à obtenir de lui qu'il reconnût les « trois filles d'Allah » (cf. § 56) sinon comme des déesses, du moins comme des puissances célestes. Cet épisode de l'islam ne nous est pas parfaitement connu; néanmoins il semble qu'on exerça en la circonstance sur Mohammed une pression assez forte pour le faire céder (S. XVII, 75) : il donna aux trois déesses un titre d'honneur, au reste passablement ambigu, et leur reconnut le pouvoir d'intercéder efficacement auprès de Dieu. Il ne tarda pas à regretter cette concession, inconciliable avec son enseignement, déclara que ce qu'il avait dit des trois déesses lui avait ete suggéré par Satan, non pas révélé par Dieu, et en fit une rétractation publique. Les Qoraïchites, comme on peut se l'imaginer, furent vivement irrités de cette conduite et résolurent d'en finir radicalement avec le scandale. Pour échapper aux périls qui menaçaient [la communauté musulmane, une troupe d'environ cent croyants, hommes et femmes, cmigrèrent à nouveau en Abyssinie. Cependant ce n'était point chose
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facile, étant données les coutumes patriarcales de l'Arabie, d'imposer silence à Mohammed. Tous les parents du prophète devaient faire cause commune avec lui; si bien qu'il était impossible de l'atteindre personnellement et seul. Aussi les Qoraïchites mirent-ils en interdit tout le clan des Hâchimites ; ces derniers, obligés de se retirer dans un quartier isolé de la ville, souffrirent grandement dans leurs intérêts matériels : il semble qu'ils eurent à supporter ce boycottage pendant deux ou trois années ; mais le résultat recherché par les Qoraïchites ne fut point atteint, car, en fin de compte, l'interdit dut être levé. Des épreuves beaucoup plus pénibles devaient atteindre Mohammed à quelque temps de là, à savoir les morts successives de Khadîja et d'Abou-Tâlib, survenues selon toute probabilité en l'année 619. Cependant l'idée mûrit en lui d'abandonner à leur sort les Mecquois impies et de tenter la prédication de sa doctrine en dehors de la ville. Cette décision, si naturelle qu'elle nous paraisse après les malheureuses tentatives que Mohammed avait faites à la Mecque, doit être considérée chez un Arabe comme quelque chose d'extraordinaire. Dans la conception sociale régnant alors en Arabie, l'individu, isolé du groupe auquel il appartenait, n'était plus rien. Soit que volontairement il eût abandonné ce groupe, soit qu'il en eût été repoussé, il était désormais dénué de toute protection, considéré comme perdu. Mohammed devait en faire bientôt la triste expérience. Ayant cherché à convertir les Tsaqîfîtes dans la ville voisine de Tâïf, il se vit non seulement repoussé avec des injures, mais poursuivi à coups de pierres; et il dut pour sauver sa vie prendre rapidement la fuite. Pas plus que l'endurcissement des Mecquois dans l'incrédulité, cet échec ne lui fit perdre courage. Des événements de cette nature lui semblaient de plus en plus confirmer l'énigme de la conduite par Dieu des affaires du monde. Dieu dirige les hommes comme il le veut; ce dogme n'est point chez Mohammed le fruit de spéculations abstraites; c'est le résultat d'une expérience personnelle de la vie. Bien que les hommes ne voulussent rien entendre, Dieu lui avait montré la voie droite; c'est ce dont, dans ces temps difficiles, il avait des preuves éclatantes: n'avait-il pas vu les Jinn (les esprits) lui apporter leurs hommages? (S. LXXII.) N'avait-il pas été transporté en songe à Jérusalem? (S. XVII.) Cette dernière vision, très populaire dans l'islam, a été embellie jusqu'à devenir une ascension au ciel. Ces événements surnaturels ne lui faisaient point au reste perdre de vue les moyens humains de réaliser ses projets. Il parvint sur ces entrefaites à gagner à sa foi quelques individus appartenant à la tribu de Khazraj de Yatsrib (Médine) et venus à la Mecque pour le Hajj. Ces nouvelles conversions semblent lui avoir donné la vue, très juste d'ailleurs, comme le reste de son histoire le montre, que sa doctrine trouverait à Médine le succès assuré. Peut-être ce succès fut-il dû a l'influence des juifs qui à Yatsrib vivaient parmi les Arabes; par eux le terrain aurait été préparé pour le monothéisme, et les aspirations éveillées vers une nouvelle forme de communauté religieuse. En tout cas, le nombre des croyants s'accrut très rapidement dans cette ville. En
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l'année 622, un certain nombre de Médinois, Khazradjites pour la plupart, mais parmi lesquels se trouvaient aussi quelques Aousites, parurent à la Mecque, et eurent un rendez-vous secret avec le prophète à la colline d'Aqaba. C'était là déjà que Mohammed et les gens de Yatsrib s'étaient rencontrés l'année précédente ; il avait alors recommandé solennellement à ses nouveaux adeptes de ne point donner d'associé à Dieu, d'éviter le vol, l'adultère, l'infanticide, la calomnie, d'obéir enfin en tout au prophète. A la deuxième entrevue, Mohammed fit prendre aux délégués médinois l'engagement de lui accorder contre tous la même protection qu'ils accordaient à leurs femmes et à leurs enfants. Par là, il se détachait solennellement de son groupe social, et montrait par sa conduite personnelle que l'islam pouvait rompre les anciens liens de la tribu et faire naître un nouveau groupement, celui de la communauté religieuse. Voilà l'aspect exact sous lequel il faut envisager la fuite du prophète de la Mecque vers Médine. Le mot Hijra (hégire), sous lequel on désigne généralement cet événement, ne s'emploie pas en arabe pour indiquer l'action de se dérober à un ennemi, d'éviter un danger; il signifie plutôt « abandon volontaire d'amis, ou de parents ». L'hégire à partir du temps d'Omar fut considérée comme le point de départ de l'ère musulmane. Ce départ du prophète fit, comme bien l'on pensera, beaucoup de bruit à la Mecque. Mais Mohammed avait pris ses précautions pour que rien ne vînt empêcher ni lui ni son ami Abou-Bakr, qui l'accompagnait, de mettre leur projet à exécution. La légende a travaillé ici à embellir l'histoire; nous la négligerons. Quant aux adeptes mecquois du prophète, les Qoraïchites ne songèrent plus dès lors à les maltraiter et les laissèrent suivre leur chef à Médine. Ils reçurent le nom de Mohûjir (compagnons de départ) et formèrent, concurremment avec les Ançâr (compagnons qui prêtèrent assistance) de Médine, la noblesse de l'islam. La tâche qui attendait Mohammed à Médine n'était pas facile; il s'agissait d'organiser la nouvelle communauté religieuse. Pour montrer de façon effective que l'islam avait brisé les anciens liens de la parenté et de la tribu, il institua une véritable fraternité entre chacun des soixante-quinze Mohâjir et l'un des Ançâr; chacun de ces deux frères héritait de l'autre à l'exclusion des parents par le sang, et en toute chose les deux individus devaient se considérer comme frères. Dans la communauté, les querelles tribales étaient abolies : aucun devoir de vengeance ne pouvait subsister entre deux croyants. Un oratoire fut édifié; les musulmans s'y réunissaient régulièrement, dans la suite, à l'appel du moaddsin (annonciateur de la prière) qui fut Bildl, et y accomplissaient en commun les cérémonies du culte d'Allah, sous la direction d'un imam; à cette époque l'imam ne fut jamais un autre que Mohammed lui-même. On ne saurait guère exagérer l'importance de cette institution ; elle habitua à l'ordre, à la discipline, les Arabes si amoureux d'indépendance et de libre fantaisie. On a pu pour cette raison dénommer à bon droit la mosquée, le champ de manœuvres de l'islam, et comparer la quintuple prière de chaque jour, - ceci sans méconnaître pour le reste son caractère essentiellement reli-
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gieux, — à un cri de guerre de la communauté des croyants (von Ranke). Nous étudierons plus loin dans leur ensemble les devoirs religieux de l'islam ; pour l'instant il suffira de marquer nettement dans quels rapports la nouvelle communauté se trouva à Médine avec les païens et les juifs. Jusqu'à l'hégire, Mohammed n'avait eu qu'une connaissance superficielle et incomplète des conceptions religieuses mosaïque et chrétienne. Il estimait que sa doctrine concordait grosso modo avec les dogmes de ces deux grandes religions, et s'imaginait que leurs adeptes se rangeraient facilement à sa propre foi. Gomme les juifs se trouvaient en grand nombre à Médine, et que, dans leur ensemble, leurs institutions religieuses pouvaient lui paraître appropriées aux besoins de la nouvelle communauté, il en adopta d'abord quelques-unes ; c'est ainsi qu'il prescrivit aux musulmans de se tourner dans la prière vers Jérusalem, et de jeûner le jour de Kippour (10 Tichri). Mais les espérances qu'ils avaient conçues ne tardèrent point à être cruellement déçues. Les juifs de Médine, curieux d'éprouver en Mohammed son caractère de prophète, lui posèrent toute sorte de questions ; ils voulaient voir si ses réponses concorderaient avec la Tora et permettraient de voir en lui le Messie attendu. Mohammed, auquel la généalogie des prophètes était encore fort peu familière, se tira mal de l'examen; et les juifs se détournèrent alors définitivement de lui. Lui-même, d'autre part, reconnaissant son erreur, s'empressa de rompre avec le mosaïsme. Il prescrivit aux croyants de prier non plus tournés vers Jérusalem, mais vers la Mecque; il remplaça le jeûne du 10 de Tichri par un jeûne de tout le mois arabe de Ramadhdn, dans lequel le Coran aurait commencé d'être révélé (S. II, 181). Bientôt aussi il put voir clairement qu'il n'en serait pas autrement avec le christianisme; et c'est ainsi que se forma sa théorie sur « les détenteurs de l'Écriture » (les chrétiens et les juifs) : ces gens, après avoir reçu communication des révélations d'Allah par Moùsâ (Moïse) et 'Isa (Jésus), en avaient faussé le texte ou tout au moins l'explication (les théologiens musulmans ne sont pas d'accord sur ce point), et avaient suivi divers chemins d'erreur. Le dogme de la Trinité était entendu par lui comme affirmant l'existence do trois divinités (Dieu, Jésus et Marie) ; il le combattit vivement dans le Coran. Il reconnaissait en Jésus un envoyé de Dieu, dont la mission avait été prouvée par des miracles, mais déniait qu'on dût rendre à lui et à sa mère des honneurs divins. Cependant, dans la conception musulmane, les détenteurs de l'Ecriture, au nombre desquels furent fréquemment rangés les Çabiens, occupèrent une place très différente de celle des païens. Ces derniers étaient entièrement plongés dans l'erreur ; les premiers, au contraire, possédaient sans conteste une portion de la vérité, mais faussée et tronquée. Au point de vue politique, Mohammed conclut aussi bien avec les juifs qu'avec les païens de Médine une alliance offensive et défensive : les uns et les autres conservaient leurs usages, leurs droits antérieurs, mais s'engageaient à assister le prophète en cas de guerre, et à ne pas aider ses ennemis. Peu à peu, la plupart des Khazrajites et des Aousites entrèrent au moins en apparence dans la communauté musulmane; mais il resta
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toujours parmi eux un certain nombre de croyants fort tièdes, peu dignes de confiance dans les moments difficiles : ce sont ceux crue le Coran stigmatise de l'épithète de monâfiqoûn (hypocrites). Intérieurement, ils supportaient avec impatience la domination de l'intrus, du prophète étranger; ils déploraient la disparition des coutumes héritées des ancêtres. En Arabes de race pure, ils auraient volontiers rejeté toutes les innovations de Mohammed ; mais la force des choses les obligeait à subir la domination du prophète mecquois. Peut-être les Mecquois s'étaient-ils crus heureusement débarrassés de l'importun prédicateur; peut-être s'imaginaient-ils qu'avant peu les Médinois aussi se lasseraient du prophète : dans tous les cas, ces espérances furent cruellement trompées. Mohammed s'était donné comme but la soumission de sa patrie. A quiconque aurait su mesurer la distance qui séparait la riche et commerçante la Mecque de la médiocre Yatsrib, ce plan aurait semblé ridicule. Néanmoins le prophète ne le perdit pas un moment de vue, jusqu'au jour où il le réalisa. La route était longue à parcourir; et tout d'abord, Mohammed dut se contenter d'organiser, pour le pillage des caravanes mecquoises qui, à leur retour de Syrie, passaient dans le voisinage de Médine, des coups de main d'allure fort modeste. Ces entreprises étaient parfaitement dans le goût de ses nouveaux compatriotes; comme tous les peuples nomades, Kurdes, Turcomans ou autres, les Arabes étaient pillards de nature. Dans cette guerre, les musulmans ne respectèrent pas toujours la trêve solennelle du mois sacré, et lorsque la question fut portée devant Mohammed, il relâcha les coupables avec quelques reproches fort anodins (S. II, 214). On a dit que lui-même avait ordonné sous main cet acte de traîtrise ; nous ne saurions le considérer comme catégoriquement établi; mais l'eût-il fait, qu'il ne conviendrait pas de juger trop sévèrement sa conduite : il ne faut pas oublier qu'en Orient, la guerre est essentiellement fourberie; toute ruse est licite, parfois même recommandable, contre l'ennemi, allât-elle jusqu'à la félonie la plus noire, à la trahison la mieux caractérisée. Ces actes de pillage incommodaient fort les marchands mecquois. Aussi, sous la conduite d'Abou-Sofyân, qui paraît avoir été à cette époque le chef de Qoraïch, ils se disposèrent à mettre un terme aux entreprises des coupeurs de routes médinois. Le 16 mars 624, on en vint aux mains auprès du puits de Badr. Les Mecquois, bien supérieurs en nombre aux vrais croyants, furent complètement défaits. Nombre de Qoraïchites des plus riches et des plus considérés furent faits prisonniers, ce qui promettait aux Médinois, outre le butin conquis, de riches rançons. Pour éviter que l'avidité des Arabes n'amenât quelque conflit dans le partage du butin, Mohammed fixa lui-même l'attribution des prises : un cinquième devait lui revenir à lui-même, c'est-à-dire au trésor public musulman, et Je reste devait être divisé par portions égales entre les combattants. Plus importante que le butin fut l'impression produite par ce brillant succès sur l'esprit des Médinois et des Bédouins. Dans la ville, personne désor-
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mais n'osa se poser ouvertement en adversaire du prophète. Seuls les juifs, endormis dans une sécurité imaginaire, n'aperçurent point la portée de la victoire de Badr. L'avenir leur réservait un réveil brutal. Un incident futile amena peu après un sanglant conflit entre les croyants et la tribu juive des Banoû-Qaïnoqa. Ceux-ci durent capituler, furent chassés du pays et virent leurs biens confisqués. S'estimant heureux d'avoir la vie sauve, ils s'empressèrent de quitter l'Arabie et d'aller se fixer dans l'antique Basan. L'année suivante les Mecquois se vengèrent àOhod de leur revers; cette fois les musulmans furent vaincus. Mais cette défaite, comme le succès de Badr, amena l'expulsion d'une nouvelle tribu juive, celle des Banoû-Nadhîr. Malgré tout, les malheureux israélites demeuraient aveugles et sourds à ces avertissements, et, en 627, les juifs de Médine poussèrent l'imprudence jusqu'à s'allier aux ennemis du prophète dans la guerre généralement connue sous le nom de guerre du Fossé. Les Mecquois n'ayant retiré aucun avantage de leur victoire d'Ohod, s'étaient résolus à venir assiéger Médine; ils avaient mis en œuvre, à cette occasion, un déploiement de forces, tout à fait extraordinaire pour l'Arabie, auquel avaient coopéré diverses tribus arabes et aussi les juifs du Hijàz. Cette fois la lutte était fort inégale, et les croyants ne se hasardèrent point à rencontrer l'ennemi en rase campagne. Ils se retirèrent dans Médine, après avoir muni le côté ouvert de la cité d'un fossé large et profond, infranchissable pour la cavalerie. C'était Selmân le Persan qui leur avait enseigné ce genre de fortification, et cette guerre en reçut le nom de guerre du Fossé. Ce moyen de défense incommoda vivement l'ennemi, et les Qoraïchites ne manquèrent pas d'accuser Mohammed d'avoir employé un stratagème déloyal, d'autant plus que le fossé fit merveille, et qu'après un complet échec, les confédérés durent lever le siège de la ville. Ce furent encore les juifs qui supportèrent les conséquences du danger couru par Médine. Aussitôt après le départ de l'ennemi, Mohammed se tourna contre les Banoû-Qoraïtha, les vainquit et remit leur sort à la sentence du chef des Aousites, Sa'd, qui, blessé à mort dans l'affaire, était enflammé de courroux contre eux. Sa'd prononça que les hommes devaient être tués, les femmes et les enfants réduits en esclavage. Mohammed confirma cette sentence, et six cents juifs furent exécutés. La punition était rigoureuse; mais il ne convient point, pour ce meurtre assurément atroce, de taxer, comme on l'a fait souvent, le prophète de cruauté et de fourberie. L'acte était pleinement conforme au droit de la guerre de l'époque ; et, d'autre part, on a pu alléguer justement que ces six cents juifs mis à mort sont peu de chose en regard des quatre mille cinq cents Saxons que le héros chrétien Charlemagne fit exécuter sur les bords de l'Aller. Les conditions obtenues précédemment par les Banoû-Qaïnoqa et les Banoû-Nadhîr étaient, d'après les idées arabes, extraordinairement douces ; et Mohammed montra combien il surpassait ses contemporains, en interdisant la mutilation des cadavres ennemis : cette pratique était communément admise dans ces temps barbares et le fut encore longtemps. Cependant le but final du prophète, la soumission de sa ville natale
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semblait encore reculé clans un lointain avenir, lorsqu'il sut, par un autre procédé que la guerre, rendre plus proche la réalisation de son projet. Il conçut le plan d'accomplir le pèlerinage aux lieux saints en compagnie de quelques disciples : au printemps de 628 il se mit en route. Naturellement lui et sa petite troupe avaient revêtu l'habit des pèlerins, et n'avaient d'autres armes que leurs épées. Il escomptait que les Mecquois ne se résoudraient pas à employer contre lui la violence pendant les mois sacrés, surtout s'il montrait clairement les intentions pacifiques de son entreprise. A vrai dire, lui-même, dans une récente occasion, n'avait point respecté l'usage traditionnel de la trêve et avait proclamé le caractère véniel de son sacrilège. Mais il savait que ses adversaires, défenseurs des vieilles coutumes arabes, se décideraient difficilement à le payer de retour, b'entreprise néanmoins était fort hasardeuse, comme il parut bientôt, lorsque les Mecquois prirent une attitude menaçante. Mohammed s'arrêta aussitôt à Hodaïbîya et, dans cette situation critique, montra de nouveau pleinement son talent de politique. Les Mecquois étaient naturellement fort mal disposés pour l'intrus; ils prévoyaient que, étant donné le sang versé, les devoirs de vengeance qui les séparaient des croyants, la présence de ces derniers au Bajj amènerait un conflit. Mais ils n'avaient pas le droit de s'opposer à leur visite. Enfin, après de nombreux pourparlers, ils se décidèrent à conclure avec le prophète un compromis : Mohammed n'avancerait point davantage cette fois-là, mais pourrait l'année suivante séjourner trois jours à la Mecque à l'époque de la fête et en habit de pèlerin. Pour rendre possible l'exécution de ce pacte, les deux partis concluaient accessoirement une suspension d'armes, de dix ans, pendant laquelle ils pouvaient traiter à nouveau ; Mohammed s'engageait à livrer aux Qoraïchites leurs transfuges, sans réciprocité. Mohammed, malgré la répugnance de ses compagnons, s'empressa d'accepter ces conditions. Il avait pleinement atteint son but, sinon pour le présent immédiat, du moins pour l'avenir ; car il était certain que lorsque le prophète, déjà connu dans toute l'Arabie, se montrerait au Bajj à la tête de ses adeptes, tous les regards se tourneraient vers lui ; et, pour ce moment, il ne se préparait guère moins qu'une marche triomphale. C'est ainsi que l'année suivante (629) il parut à la Mecque en vertu de cet arrangement. Les Qoraïchites, qui avaient entre eux et les croyants du sang versé, ou du moins les irréconciliables de la tribu, s'étaient retirés sur une montagne voisine pour éviter tout conflit. Dès lors quiconque à la Mecque possédait la moindre parcelle de sens politique connut que l'avenir appartenait à l'islam. Les plus avisés comme Khàlid b. el-Walîd, le vainqueur d'Ohod, plus tard dénommé l'Épée de Dieu, et 'Amr b. el- 'Âçi, le futur gouverneur de l'Égypte, s'empressèrent de se convertir. D'autres, comme Abou-Sofyân et 'Abbâs ne s'y résolurent point encore, et préférèrent attendre le moment où la chose serait inévitable. Ce moment ne devait guère tarder ; dès l'année suivante, Mohammed mit sur pied des forces imposantes pour la conquête de la Mecque. Une contravention au pacte d'Hodaïbîya, survenue du côté des Qoraïchites, lui avait fourni une
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occasion qu'il s'empressa de saisir. La situation maintenant devenait pressante; et Abou-Sofyân n'hésita plus à se rendre au camp de Mohammed et à faire profession de foi musulmane. La ville entière tomba sans coup férir entre les mains du prophète; quelques irréconciliables résistèrent seuls. Mohammed fit détruire les idoles, et mettre à mort quelques rares individus particulièrement haïs de lui. Bientôt après il proclama une amnistie générale. Quant aux sanctuaires de la Mecque et aux rites qu'on y accomplissait, il les laissa subsister pour l'avenir. Mohammed avait atteint son but. Une dernière fois les Tsaqîfites et diverses tribus confédérées, pour sauver leur indépendance, tentèrent de résister par la force à l'islam. Ce fut en vain ; après un violent combat, ils furent complètement défaits à Honaïn, à la limite entre le Hijâz et l'Arabie méridionale. Déjà avant le pèlerinage de 629, la communauté juive de Khaïbar, au nord-ouest de la péninsule, avait été attaquée et réduite; après la bataille de Honaïn, des députations de toutes les tribus vinrent à Médine rendre hommage au prophète. Il les accueillit avec une grande dignité et prescrivit à tous les arrivants de renoncer au culte des idoles, de reconnaître sa mission prophétique, d'accomplir les cinq prières quotidiennes, et de payer l'impôt au fisc musulman. Les trois premières de ces obligations furent acceptées par les Bédouins ; la dernière, par contre, leur sembla fort lourde; mais pour l'instant il ne pouvait être question de s'y soustraire. Mohammed, sur ce point, se montrait inflexible. Les envoyés durent se résoudre à retourner vers leurs contribules en compagnie de quelques croyants, éducateurs religieux des nouveaux convertis, et de percepteurs d'impôts. Déjà le prophète nourrissait de plus vastes desseins. Il adressait des missives à l'empereur de Byzance, au gouverneur d'Egypte, aux princes ghassanides, et au Kosroës pour les inviter à embrasser l'islam. Il préparait une expédition contre les Byzantins; il brûlait de mesurer les forces naissantes de l'islam contre les nations voisines. Mais, avant de réaliser le projet, il lui fallait extirper définitivement de l'Arabie même le vieux paganisme ; c'est dans ce but qu'en 631 il envoya à la Mecque son gendre 'Alî, porteur d'un document de la plus haute importance. Nous possédons ce document; il est contenu dans la Soura IX du Coran et porte le titre de : « Rupture d'Allah et de son envoyé d'avec les idolâtres. » Il fut solennellement lu à Mina devant les pèlerins assemblés. Ce document est resté la loi fondamentale de l'islam ; il est la règle de l'attitude à tenir par les vrais croyants vis-à-vis des adeptes d'autres religions. Essentiellement, il marque qu'à l'avenir les infidèles n'auront plus l'accès du territoire sacré, que les conventions passées entre eux et le prophète resteront en vigueur tant qu'ils en observeront fidèlement les termes; que ceux qui ne peuvent se réclamer d'une semblable convention, n'auront le choix qu'entre la conversion ou la guerre avec les croyants. Déjà, dès les premiers temps de l'hégire, la guerre contre les infidèles avait été d'abord permise puis prescrite aux musulmans comme un devoir (S. II, V, 186 et suiv., 212-213).
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Une dernière fois (632) Mohammed accomplit le pèlerinage de la Mecque; ce fut le « pèlerinage d'adieu ». Dans les discours qu'il y tint, il s'efforça de faire entendre aux Arabes que les vieilles coutumes avaient vécu, que désormais et pour toujours l'islam avait établi l'égalité de tous les croyants. C'était encore l'enthousiaste qui parlait, non le politique; car s'il avait mieux connu ces Arabes, il aurait compris qu'il leur demandait là l'impossible. Déjà sur divers points de la péninsule les tribus étaient en fermentation; plusieurs individus, hommes ou femmes, essayaient de jouer au prophète ; ces contrefaçons de l'œuvre de Mohammed avaient pour but de la combattre par ses propres armes. Cependant la douleur d'assister à l'explosion de ces révoltes fut épargnée au vieux prophète. Dans l'été de cette même année 632, il mourut dans sa demeure à Médine. Il a toujours été fort difficile pour les biographes de Mohammed de porter sur sa personnalité un jugement équitable. Le fait ne saurait surprendre, étant donné qu'à coup sûr ce fut un homme extraordinaire. Son caractère paraît avoir réuni deux éléments qui semblent dans une certaine mesure s'exclure : un enthousiasme que rien ne pouvait abattre, et un sens des affaires froidement calculateur. On s'expliquera quelque peu cette anomalie en songeant qu'il n'aborda son rôle public de réformateur religieux que dans son âge mûr, c'est-à-dire à une époque de la vie où l'enthousiasme de la jeunesse, s'il n'a point complètement disparu, sait du moins se soumettre au besoin aux calculs du bon sens et de l'expérience. Ce serait méconnaître la réalité historique que de perdre de vue l'extrême habileté, la finesse et le tact avec lesquels Mohammed, pendant la période mecquoise de son apostolat, sut échapper aux dangers qui le menaçaient lui et sa petite communauté; d'autre part, ce serait encore commettre une erreur, que d'oublier les éclats de zèle juvénile, d'enthousiasme demeuré intact pour son idéal moral et religieux, qui marquèrent la vie du prophète à Médine et même ses discours au pèlerinage d'adieu. C'est pourtant là ce qui est trop fréquemment arrivé; nombre de savants chrétiens ont été portés à méconnaître l'unité de son caractère : selon eux, le prédicateur mecquois aurait été un prophète convaincu de la réalité de sa mission ; le chef médinois ne serait plus qu'un fourbe et un voluptueux. On a cru notamment relever dans le caractère de Mohammed pendant la dernière période de son existence des vices qui n'y avaient point apparu auparavant, et dont s'accommode fort mal sa mission prophétique. Il est parfaitement inutile de discuter cette dernière assertion. A quiconque penserait, avec la dogmatique musulmane, qu'un prophète doit nécessairement être sans tache, la biographie de Mohammed offrirait de fréquentes difficultés, et les excuses invoquées parles musulmans aux tares du fondateur de leur religion, lui paraîtraient insuffisantes. Pour ces derniers, Mohammed est le modèle de la douceur et de la sagesse; les mesures prises par lui contre ses ennemis personnels, contre les juifs de Médine, etc., sont trop anodines plutôt que trop sévères; or un Européen ne verra dans ces actes que cruauté, fourberie et désir de
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vengeance. Qu'on songe seulement à David qui, s'il n'est pas considéré comme prophète, passe du moins auprès de beaucoup d'âmes pieuses pour un héros fort agréable à Dieu, et l'on comprendra aisément que jamais il ne soit venu à l'esprit des croyants de mettre en doute la mission du prophète sous prétexte qu'il n'échappait point aux communs défauts de son peuple. Ce qui bien plutôt leur parut étrange, ce fut sa légitimation de la guerre pendant les mois sacrés, son mariage avec la femme de son (ils adoptif Zaïd, etc., bref, dans sa conduite tout ce qui n'était pas habituel parmi les Arabes et se trouvait en opposition avec les coutumes héritées des ancêtres ; et là même ils virent la preuve manifeste que pour lui il y avait d'autres règles de vie que pour les Arabes. Quant à nous qui ne partageons pas leur foi, conserverions-nous même à Mohammed son titre de prophète, que nous ne saurions fermer les yeux sur les faiblesses de l'homme ; mais il n'en reste pas moins qu'à le juger équitablement, à la mesure de ses contemporains et de ses compatriotes, il eut même jusque dans la période médinoise de sa mission une attitude honorable. Même cette sensualité, objet de si fréquents reproches, cause prétendue de ses mariages avec une douzaine de femmes, n'est en fin de compte qu'une simple hypothèse, cadrant mal avec les allures simples et modestes de son premier genre de vie. En somme le calcul, l'habileté politique paraîtront peut-être, plutôt qu'une sensualité déréglée, les mobiles de ces fréquentes unions, surtout si l'on songe qu'il lui était loisible de prendre sans faire d'esclandre autant de concubines qu'il le désirait. On lui a reproché encore d'avoir fait appel, pour légitimer ses fautes et ses faiblesses, à de prétendues révélations divines ; c'est encore là une accu' sation dont il convient de limiter la portée morale. Il faut faire entrer en ligne de compte les conséquences logiques d'une vocation prophétique une fois entreprise. Dans les cas délicats auxquels on fait allusion, amis ei ennemis le poussaient également à faire appel au jugement de Dieu; il lui était impossible de se dérober à cette obligation. Il est certain du reste que, dans quelques cas, il aurait pu donner des réponses plus propres à nous faire estimer son caractère moral. Mais, en fin de compte, on pourra voir que les réponses n'étaient point strictement dictées par son intérêt personnel, qu'elles étaient calculées, autant que les circonstances le permettaient, de façon à résoudre les questions litigieuses, et à contenter tout le monde; en fait, le prophète ne s'est jamais mis en contradiction avec lui-même, et a su ne jamais compromettre sa dignité.
§ 58. — Coran, Tradition et Fiqh. '. C'est une erreur fort répandue, de croire qu'à sa mort Mohammed laissa l'islam entièrement constitué : en réalité, dans le cours des temps, cette religion ne s'est pas développée suivant diverses tendances. Sur ces
1. BIBLIOGRAPHIE. — (A). Coran : traduction de Sale, souvent réimprimée (B.-M. Wterrjj A compvehensive commentary on the Quran, 4 vol.), traductions de Rodwell, 2e éd., 18ÎV
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cndanccs les opinions naturellement sont partagées. Les uns verront un ecul là où d'autres salueront un progrès. Il est peut-être plus conforme à i vérité de reconnaître ici à la fois de l'ombre et de la lumière. A sa mort, lohammed laissait, outre une troupe de disciples enthousiastes, un certain ombre de révélations mal ordonnées, dépourvues des explications hisoriques souvent indispensables à leur intelligence, et, de plus, le souenir de son activité, tel qu'il vivait dans la mémoire des musulmans. Il emble tout indiqué d'essayer ici un inventaire un peu exact de cette accession : elle est, pour tous les âges, le premier capital de l'islam. Pendant sa période d'action publique, Mohammed avait émis nombre e décisions, prononcé beaucoup de discours, répandu une foule d'ensei•nements. Entre tous ces propos, il en est qui forment un groupe parti ulier, caractérisé extérieurement par sa forme. Le prophète, lorsqu'il avait onscience de parler au nom de Dieu, faisait toujours usage de la prose imée, très propre à donner au discours le caractère de la solennité, et qui (instituait la forme traditionnelle de la prédiction chez les anciens Kâhin devins) arabes. A vrai dire, le style de Mohammed varie avec son âge. ans les premiers temps, il s'exprime en phrases courtes et rythmées, ans la suite, les phrases s'allongent, le rythme s'efface, la rime est plus herchée, plus monotone. Néanmoins, malgré tout, ce signe caractéristique e la prose rimée ne fait nulle part défaut. Tous les enseignements où on e rencontre, où c'est Allah et non pas Mohammed qui parle, sont, comme e juste, des révélations; et, par contre, tous les propos auxquels il anque appartiennent à la tradition. Les révélations, aussi bien dans leur ensemble que dans leurs différents orceaux, portent le nom de Coran (lecture, récitation). Mohammed, qui ersonnellement ne savait ni lire ni écrire, en fit noter partie par un secréaire sur des bouts de papier, des omoplates de mouton, des feuilles de almier, des pierres, etc. D'autres morceaux du Coran étaient conservés ans la mémoire de musulmans particulièrement pieux. Déjà sous le preier calife Abou-Bakr, un recueil en fut composé par les soins d'un de ces ecrétaires du prophète, Zaïd b. Tsâbit : dans son ensemble, il ne devait uère différer de celui que nous possédons aujourd'hui. Le calife 'Otsmàn 44-636) fit faire, sous la surveillance de ce même Zaïd et d'autres musulans experts dans la connaissance du Livre saint, une recension définive du texte. On y fit partout emploi d'un dialecte unique, celui des oraïchites, et l'on donna aux différentes soura un ordre invariable. Les
île Palmer, S. B. E., VI, IX, les trois en anglais; — de Kasirairski, 1854, en franj_— de Wahl, 1828; de Ullmann, 6 éd., 1862, et de Rûckert (extraits publiés par • Millier, 1888, après la mort du poète), toutes trois en allemand. — Introduction au oran : G. Weil, Historïsch-krtiische Einleitung in den Koran, 1844; — Th. Nôldeke, eschichte des Qorans, 1860; — Hirsehfeld, Beitrâge zur Erkldrung des Koran, 1886. (B). Tradition : Goldziher, Mohammedanische Studien, 2 vol., 1889-1890; sur le caracâe a } tradition consulter surtout le 11° vol. ; — Mathews. (G). Fiqh : E. Sachau, Zur âltesten Geschichle des muhammedanischen Redits, ngsb. Wièn., LXV; — Goldziher, Die Zdhiriten, 1884; — G. Snouk Hurgronje, "oit musulman (Revue de l'Hist. des Religions, 1898) et divers articles du même
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exemplaires divergents qui subsistaient furent recherchés et brûlés, si bien que les rares variantes dont nous ayons connaissance ne nous sont parvenues que par l'intermédiaire de compilateurs postérieurs. Il n'y a guère de doute, au reste, qu'on ait fait sous 'Otsmân une œuvre consciencieuse; tout au plus négligea-t-on quelques versets insignifiants par rapport à l'ensemble du Livre. La supposition émise par Weil et par d'autres critiques, qu'il y aurait eu dans cette rédaction des falsifications ne s'est point trouvée confirmée à un examen plus approfondi. Pour le reste l'ordonnance assignée aux différentes révélations, la dis tribution du livre en 30 sections et 114 Soura (chapitres), sont choses entièrement arbitraires. Elles ont laissé fort à faire à la critique : en effet, il nous importe de connaître l'ordre chronologique des différents morceaux ; par là nous pouvons en trouver l'explication psychologique à l'aide des renseignements que nous possédons sur la biographie du prophète et, à l'inverse, éclairer cette biographie par les documents inattaquables et authentiques que nous fournit le texte sacré. Par bonheur, la critique a trouvé dans cette besogne divers points de repère. Tout d'abord, il existe, depuis une époque fort ancienne, une répartition traditionnelle des Soura en deux groupes : mecquoises et médinoises. Cette division, qu'on trouve indiquée dans la rubrique de chaque Soura, est en général fort acceptable. Toutefois, nombre de Soura, surtout des plus longues, sont composées de morceaux différents, qui n'appartiennent pas du tout à une même époque et, dans ces conditions, l'indication de la rubrique ne saurait donner pour une Soura déterminée la certitude qu'elle appartient en entier à la période mecquoise ou à la période médinoise. Parfois aussi, il arrive que la tradition est hésitante, au point de considérer une même Soura comme ayant été révélée deux fois. Aussi bien les savants européens ne peuvent-ils se contenter de l'indication fournie par l'intitulé. Heureusement, il existe un critère : le contenu même des morceaux fournit souvent un élément décisif à leur détermination chronologique. Tout compte fait, cette détermination ne rencontre point en somme de difficultés insurmontables.il faut ajouter que les auteurs arabes et persans ont laissé des travaux préparatoires, excellents auxiliaires pour la compréhension du Coran dans le fond et dans la forme. Déjà à une époque très ancienne, on mit par écrit des discussions relatives à la valeur de certaines expressions obscures, au sens de passages difficilement intelligibles. Plus tôt encore, il exista des commentaires sur le fond du texte, où l'on avait réuni des traditions relatives aux circonstances, aux personnages qui avaient provoqué l'apparition des différents morceaux révélés. Dans les compilations postérieures, on retrouve toutes ces informations, et bien d'autres choses encore; et enfin de ces compilations ont été extraits des abrégés qui se recommandent par une facilité d'emploi plus grande. Tel est, par exemple, le commentaire de Baïdhàwi (XIIIc siècle) qui jouit en Orient d'une autorité considérable. Il a été muni de gloses et de surcommentaires par les soins de savants d'époque plus récente. En général le contenu du Livre saint est très compréhensible, quoique.
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comme il a été dit plus haut, le style du prophète offre, suivant les époques de sa vie, des variations sensibles. Dans les plus anciennes Soura, le style est plein d'émotion, d'élévation, il procède par phrases courtes, par images grandioses. Il abonde en serments, destinés à donner à la vérité plus de force. II contient des sorties passionnées contre les adversaires du prophète, contre les railleurs qui n'accordent pas crédit à sa mission. La peinture des châtiments de l'enfer est faite sous les couleurs les plus criardes, et répétée avec une fréquence qui va jusqu'à l'excès. Plus tard, les histoires des prophètes occupent le premier plan. Le style perd sa vivacité première et s'applique à conter, dans un vocabulaire d'expressions consacrées, des histoires qui n'ont guère de variété. Cependant, même à cette période, le prophète réussit parfois à se rendre maître de son sujet, et à tourner de jolis contes : telle, par exemple, l'histoire d'amour de Joseph et de la femme de Putiphar (S. XII), devenue si populaire en Orient, dans la suite, et qui a fourni la matière de remaniements poétiques à nombre d'auteurs persans et turcs. Enfin les Soura de la dernière période sont d'un style assez terne, sans flamme, sans art. Ce sont néanmoins les plus importantes comme contenu. On y trouve encore des récits, des exhortations ; mais ce qui généralement s'y manifeste avec le plus de force, ce sont les préoccupations théologiques et juridiques. De longs passages sont consacrés à la polémique théologique contre les chrétiens et les juifs, ou à des prescriptions rituelles. Aussi bien, ne sont-elles jamais devenues aussi populaires parmi les croyants que d'autres textes, la Soura CXII par exemple, qui contient un véritable Credo musulman, court, mais extrêmement précis, ou la Soura I, la Fâlika, et quelques autres versets dont nous ne pouvons songer à donner ici une énumération complète. La Soura I notamment est récitée par les musulmans dans toutes les circonstances de la vie, et peut, en quelque sorte, être comparée au Pater noster. Le Coran, comme son nom l'indique, est destiné à être lu, c'est-à-dire récité. Dans le cours du temps, cette lecture est devenue un art. Il s'en faut de beaucoup que tout le monde le possède, car le Livre saint ne se lit pas comme les autres livres. Sa lecture se fait, comme celle de la Tora dans les synagogues, sur un ton intermédiaire entre la récitation et le chant. Tout musulman est tenu d'en apprendre par cœur d'assez longs morceaux ; et il y a eu, il y a encore beaucoup d'individus à le savoir d'un bout à l'autre. Il est à peine besoin de dire qu'en général, le Coran joue un rôle considérable dans l'enseignement public en pays musulman, bien plus, qu'il en est parfois l'unique matière. L'enseignement de la langue arabe notamment n'a pas d'autre base. C'est pour cette raison que l'extension de l'islam est parallèle à celle de la langue arabe. Au surplus, toute la littérature musulmane, qu'elle soit arabe, persane, turque ou malaise, fourmille de réminiscences coraniques, d'allusions au Livre saint, de tournures qui lui sont empruntées. En conséquence, quelque place qu'on assigne au Coran dans la vie religieuse du monde musulman tout entier, on ne risque guère d'en exagérer l'importance.
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La deuxième source pour la connaissance de l'islam primitif est la tradition : elle offre pour les recherches historiques une mine précieuse de renseignements; mais son influence sur le développement de l'islam primitif a été bien inférieure à celle du Coran. A l'origine, elle fut transmise de façon purement orale. En effet, l'activité littéraire des Arabes, d'une façon générale, ne commence à se manifester qu'au 11e siècle de l'hégire. Le mot arabe pour tradition est hadils : et sous ce terme on comprend, non seulement tout ce qu'en dehors du Coran Mohammed a dit et ordonné, mais aussi nombre de récits plus ou moins longs, relatifs à la vie du prophète et de ses contemporains. Le Coran ne contenait nullement un système de lois complet, et il arriva que dès les premières années après la mort du prophète, on se trouva embarrassé sur la pratique à adopter en présence de certains cas juridiques. Comme il était naturel, on eut recours aux familiers, aux intimes du prophète qui vivaient encore, par exemple à sa femme, la fine et remuante 'Aïcha. Le prophète, leur demandait-on, s'était-il expressément prononcé sur des espèces analogues, ou savait-on comment il s'était comporté en telle circonstance? La pratique personnelle du prophète (sonna) devint la norme à laquelle les musulmans des âges postérieurs s'efforcèrent de conformer leur conduite. Il va de soi qu'il y eut toujours assez de gens pour fournir des informations. Au début, les choses se passèrent encore avec assez de conscience, parce que des mensonges manifestes auraient été facilement dénoncés comme tels par les compagnons du prophète encore vivants. Mais bientôt les faux renseignements se glissèrent dans la tradition, et se répandirent rapidement dans les pays éloignés du berceau de l'islam. Avec le temps, le nombre de ces informations apocryphes s'accrût dans des proportions invraisemblables : il n'y eut guère de pratique, d'opinion, qui ne pût se réclamer d'une prétendue tradition du prophète. Les inconvénients de cet état de choses devaient se faire sentir aux Arabes eux-mêmes, et il arriva que des critiques sévères n'admirent pour authentiques que les traditions dont on pouvait citer nominativement toutes les autorités, jusques y compris le témoin oculaire du fait rapporté. Lorsqu'on mit par écrit les traditions, ce fut pour chacune d'elles une règle invariable de donner d'un bout à l'autre la suite de ces autorités. Les âges postérieurs conservèrent cette pratique avec un soin pédantesque, alors même que tel ou tel hadits, contenu dans des recueils universellement connus, eût été mis par là à la portée de tous. Cette suite des autorités s'appelle la chaîne (isnâd) et donne à la tradition son caractère; suivant les cas, la tradition est saine ou faible, bonne ou fausse. De cette façon, les collecteurs de traditions des âges suivants purent déblayer l'énorme fatras des informations controuvées. C'est ainsi par exemple que l'un d'entre eux, Bokhâri (ixe siècle), tira, prétend-on, son recueil composé de 7 273 hadîts, dont beaucoup font double emploi, d'une masse de 600 000 traditions. Ce critère purement externe fut le seul employé par Bokhâri et les autres collecteurs célèbres, Ibn Mâja, AbouDâwoud, Tirmidsi, Moslim, Nasâï, dont les recueils sont considérés comme
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canoniques parles musulmans sonnites. Sans doute, il n'est point suffisant et a laissé passer dans la masse du hadîts beaucoup d'informations inacceptables d'après nos idées critiques. Les traditions n'en gardent pas moins une grande importance, sinon pour l'étude de l'époque du prophète luimême, du moins pour la connaissance des plus anciens courants qui prirent naissance dans la communauté musulmane. Au surplus, on ne saurait méconnaître que dans ces recueils il se trouve une masse d'informations sincères et d'une authenticité indiscutable. La tradition n'est jamais devenue dans l'islam aussi populaire que le Coran. Les collections énumérées ci-dessus, quoique la matière en soit distribuée sous des rubriques déterminées, n'ont jamais pu offrir une lecture convenable au grand public. L'extrême variété de leur contenu l'a empêché et aussi le besoin qu'on a, pour les bien comprendre, de commentaires sur le fond et sur la forme. Bien entendu des commentaires de cette sorte ne manquent pas dans la littérature arabe, d'autant que l'étude de la tradition a fourni et fournit encore dans une certaine mesure la matière propre de la science théologico-juridique. Mais précisément ce dernier fait indique déjà que l'étude des collections de hadîts en elles-mêmes est devenue un objet de la recherche érudite. La composition, aux âges suivants, d'abrégés, de petits recueils fort appréciés contenant 40 traditions, ne put changer cet état de choses. Sans doute, on trouvait dans ces recueils les règles auxquelles les particuliers, et surtout les fonctionnaires, devaient dans certains cas conformer leur conduite ; mais leur forme extrêmement incommode, laissant la porte ouverte aux interprétations divergentes, rendait malaisée l'application de ces règles aux espèces particulières. Par la force des choses, il devait arriver que les collections de hadîts fussent remplacées par de courts abrégés formulant en prescriptions claires et concises les devoirs de l'islam. Ces abrégés, ce sont les innombrables productions connues sous le nom de livres de Fiqh. La signification primitive du mot Fiqh est tout simplement : enseignement de la pratique de l'islam. Plus tard, il a servi à désigner la science particulière qui apprend à tirer, par déduction, du Coran et du hadîts, des règles juridiques valables. Le modeste musulman que Mohammed envoyait aux nouveaux convertis, pour leur apprendre à faire les prosternations dans la prière, autant qu'il le savait lui-même, devint plus tard un théoricien d'école, qui dut enseigner avec précision à ses catéchumènes la conduite à suivre dans les diverses circonstances de la vie. Ce n'était point une tâche difficile dans les cas où soit le Coran, soit le hadîts contenaient des règles expresses, dans ceux encore où l'exemple personnel du prophète pouvait servir de guide. Mais qui aurait pu prétendre à connaître toutes les traditions? qui aurait su la voie à suivre en présence de hadîts contradictoires, ou d'une tradition inconciliable avec le texte du Coran? Dans de semblables cas, l'individu devait bien faire appel, dans une mesure plus ou moins large, à son sentiment personnel du droit, et se décider d'après son opinion propre. Bientôt, dans ce domaine, des divergences se produisirent, même entre personnages d'au-
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torité notable, et les circonstances étant peu favorables à une conception plus large du droit, on s'efforça à l'intérieur de l'École de s'attacher étroitement à la lettre du Coran et de la tradition. C'est ce principe que les Thâhirites notamment ont appliqué jusqu'à l'absurde. En outre, des nécessités pratiques obligèrent à se ranger absolument à la doctrine de tel ou tel des anciens jurisconsultes en renom. De cette façon, aux âges postérieurs, tous les musulmans sonnites, c'est-à-dire acceptant les recueils officiels de traditions, furent ou Hanafites, ou Mâlikites, ou Châfe'ïtes ou Hanbalites, suivant qu'ils reconnurent l'école d'Abou Hanîfa, ou de Mâlik, ou de Châfe'ï ou d'Ahmed ben Hanbal. Ces quatre personnages vécurent au ii° et au 111e siècle de l'hégire. Les différences entre ces quatre madshab (c'est le mot consacré, m. à m. direction) sont de trop médiocre importance pour être ici exposées. Elles laissèrent au reste l'orthodoxie parfaitement intacte. Les juristes s'appliquèrent de plus en plus à tout tirer du Coran ou du hadîts; pourtant, ils reconnurent, outre ces deux sources du droit, deux autres sources encore, de valeur fort inégale, savoir le consensus de la communauté musulmane (ijmâ ') et le raisonnement par analogie (qiyâs). Comme toujours, le consensus n'a été ici qu'une simple fiction juridique, En réalité la communauté musulmane ne fut jamais unanime. Mais on comprendra facilement que dès le premier siècle de l'hégire l'accord des opinions se soit établi sur certains points, sans qu'on ait pu légitimer les décisions admises par l'exemple du prophète, ni les appuyer de preuves coraniques ou traditionnelles. A vrai dire, on eut recours, en pareil cas, autant qu'il était possible, à des traditions forgées après coup. Mais, avec le cours du temps, ce procédé fut abandonné; et alors la théorie du consensus, qui avait toujours eu quelque importance dans la pratique, fournit fort à propos le moyen de rejeter les innovations, et de ratifier après coup des idées généralement admises. On posa en axiome que « la communauté musulmane ne pouvait se trouver d'accord sur une erreur »; et, dans une certaine mesure, on attribua ainsi au consensus l'infaillibilité. Étant donnée la richesse de la tradition, ce n'est que dans de rares hypothèses qu'on eut à appeler à l'aide le consensus. Quant au raisonnement par analogie, son emploi fut plus limité encore et sa légitimité comme source du droit ne fut jamais universellement reconnue. A un autre point de vue, les livres de Fiqh contiennent encore diverses choses importantes à connaître et qu'on ne trouverait ni dans le Coran ni clans le hadîts : telle, par exemple, la division des actions humaines en fardh (catégoriquement ordonné), sonna (d'un usage recommandante), halûl (permis ou indifférent), makrouh (blâmable), harâm (catégoriquement interdit). Quant aux motifs qui ont fait assigner aux actions prises individuellement tel ou tel caractère, nous ne saurions les exposer ici. C'est encore dans les livres de Fiqh qu'on trouve la distinction des devoirs de l'homme en devoirs incombant à l'individu, et devoirs incombant à l'ensemble de la communauté. La guerre sainte, par exemple, n'est pas une obligation individuelle; elle pèse solidairement sur l'ensemble de
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la communauté musulmane, et seulement pour le cas où le chef légal y appelle les vrais croyants. D'autre part, les livres de Fiqh ne contiennent que des prescriptions pratiques. Ils ne font aucune place aux préoccupations théologiques. Ce n'est pas que le credo musulman leur soit indifférent, bien au contraire. Mais pour leurs auteurs il va de soi qu'on s'en tienne en pareille matière au texte précis du Coran et de la tradition ; à leurs yeux, tout développement relatif à ces problèmes est superflu; ils évitent ainsi de paraître vouloir corriger Allah et son envoyé, et échappent aux conséquences possibles d'une semblable tentative, l'hérésie et même l'incrédulité. Aussi, les grands jurisconsultes ont-ils recommandé instamment de ne jamais s'occuper de problèmes de ce genre, et de renvoyer, quand une question embarrassante se présente, au Coran et à la tradition. Si ces sources offrent contradiction entre elles ou ambiguïté, il faut déclarer sans profit toute recherche sur le « comment » de ces choses. — C'était bien là un aveu d'impuissance, d'ailleurs justifié; à la longue cependant ses inconvénients durent apparaître; et les jurisconsultes postérieurs abandonnèrent leur réserve, le jour où l'apologétique orthodoxe réussit à opposer victorieusement aux théories hérétiques un système d'argumentation rationnelle. Mais c'est seulement sous la pression des circonstances et presque à contre-cœur qu'ils admirent la dogmatique dans les disciplines de l'école.
§ 59. — La loi religieuse de l'islam La loi religieuse musulmane, comme la loi mosaïque, considère en première ligne le culte, puis les règles de la vie privée, puis les institutions juridiques et enfin le droit public. L'exposition de cette loi n'a jamais revêtu chez les auteurs musulmans le caractère d'un véritable système. Jamais il n'y a eu de leur part de tentative pour déduire les prescriptions particulières de quelque principe religieux unique et général. Cependant un certain souci de l'ordonnance des matières peut être
1. BIBLIOGRAPHIE. —La loi religieuse musulmane est exposée de façon plus ou moins complète clans les ouvrages généraux sur l'islam (cf. sup.). Il existe d'autre part différentes traductions, la plupart en français, d'ouvrages spéciaux : Minhadj et-Tâlibin, le guide, des zélés croyants, manuel de jurisprudence musulmane selon le rite de Chàfe'ï, texte avec traduct. par L. W. C. v. d. Berg, 3 vol., 1882-1884; — Fath el-Qarîb, la. révélation de l'omniprésent, texte et traduct. par L. W. C. v. d. Berg, 1896, également chafe'ïte; —M. Perron, Précis de jurisprudence musulmane selon le rite malékite par Khalîl ibn-Ishâk (Exploration scientifique de l'Algérie, X-XV); — 0. Iloudas et F. Martel, La Tohfat d'Ebn Acem, texte arabe avec traduction française, commentaire juridique et notes philologiques, 1882-1893, également màlikite; — Ch. Hamilton, The Hedaya or guide, etc., 1791, hanafite. L'exposé de Mouradgea d'Ohsson est également puisé à des sources hanafites. — Sur les divergences de détail entre les quatre écoles : Balance de la loi musulmane de Cha'rani, traduction Perron, publiée par Luciani, 1898. Ouvrages généraux. — N. von Tornaw, Das moslemische Recht, 1855; — L. W. G. v. d. «erg. De Beginselen van het mohammedaansche Recht, 3" éd., 1883 (trad. franç., 1896); . Snouk Hurgronje in Ind. Gids, 1884.
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remarqué dans les livres de Fiqh. Les prescriptions rituelles y sont données en première ligne. Quant au droit public, il est absent de ces écrits; il faut le chercher dans des traités spéciaux. Au surplus l'exposition de ces matières est passablement désordonnée. La loi rituelle traite essentiellement des cinq devoirs fondamentaux, les cinq piliers, comme l'on dit, de l'islamisme : la profession de foi, la prière, l'aumône, le jeûne, le pèlerinage de la Mecque. La profession de foi musulmane n'est point ici l'objet d'une exacte détermination dogmatique. Il est simplement prescrit au nouveau converti, préalablement purifié de la souillure de l'infidélité par une ablution rituelle générale, de prononcer la formule bien connue : « Allah seul est Dieu et Mohammed est l'envoyé de Dieu. » Cet acte implique à lui seul la sincérité de la conversion. Dès lors, l'apostasie n'est plus permise, car le renégat est menacé de la peine de mort. Prononcer la profession de foi équivaut à prendre l'engagement de suivre toutes les prescriptions de la loi musulmane. La prière (Çalât) n'est point un acte unique et analogue à ceux que nous entendons sous ce mot. C'est tout un culte qu'on doit rendre à Dieu cinq fois par jour, à savoir : une première fois entre le point du jour et le lever du soleil, puis à midi, au milieu de l'après-midi, au coucher du soleil, et après la tombée de la nuit. Le lieu de ce service divin n'est point fixé de façon précise et exclusive. Tout endroit légalement pur est convenable à cet effet, quoique se trouvent partout des édifices spécialement affectés à la prière, les mosquées. Le mode de construction de ces mosquées n'est point en tous pays uniforme. Cependant, on y trouve généralement des tours élancées, les minarets, d'où le moaddsin annonce à haute voix les heures de la prière. A l'intérieur, une niche indique la direction de la Mecque, vers laquelle le fidèle doit tourner sa face quand il prie. Une chaire est destinée aux sermons d'édification, généralement assez courts, que le prédicateur (Khalîb) prononce au service solennel de midi le jour du vendredi, et à certaines fêtes de l'année. Il est indispensable, avant la prière, d'accomplir une ablution rituelle du visage, des mains jusqu'au coude, des pieds jusqu'à la cheville. Lorsque le fidèle n'a point d'eau à sa disposition, par exemple dans le désert, il peut exceptionnellement remplacer cette ablution par une friction avec du sable. La prière en ellemême se compose d'au moins deux Rik'a; chaque Rik'a comprend l'exécution d'une série rigoureusement fixée de mouvements du corps, et la récitation d'une série rigoureusement fixée de formules religieuses. Afin d'éviter, dans l'accomplissement de ces actes, des erreurs qui invalideraient la prière, les fidèles, dans les mosquées, doivent se mettre en rang derrière un directeur de prière (Imâm) et imiter tous ses mouvements. La prière est en principe une louange adressée à Allah, un hommage qui lui est rendu par son serviteur; toutefois elle revêt dans quelques cas un caractère quelque peu différent : par exemple, à l'occasion des éclipses de lune et de soleil, dans des grandes sécheresses, dans les funérailles, et en général dans toutes les entreprises importantes de la vie. Le troisième pilier de l'islam nous offre une institution absolument
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suigeneris. Il s'agit d'une sorte d'impôt sur les matières d'or et d'argent, le gros et le petit bétail, les fruits de la terre, les marchandises, que l'individu doit acquitter toutes les fois qu'il possède de ces espèces plus qu'un minimum très exactement fixé. Le produit doit en être versé dans la caisse publique; il est affecté à des destinations prescrites par le Coran (S. IX, 60). Le nom arabe de cette institution est Zakât, qu'on traduit d'ordinaire, mais non d'une façon parfaitement adéquate, par les mots : taxe des pauvres. Il faut remarquer en passant, que, d'après les passages du Coran relatifs à la Zakât, le revenu devait en être partiellement destiné à gagner à l'islam des gens influents, à attacher plus étroitement à la nouvelle religion les cœurs de ceux qui penchaient vers elle. Mais dès le califat d'Abou-Bakr, tout droit au produit de la Zakât fut formellement dénié aux personnages en question. C'est en outre le premier calife qui fixa le taux de cet impôt au quantum exact qu'on trouve mentionné dans les livres de droit ; il le fit, lorsque, à la mort de Mohammed, les Bédouins ayant refusé de payer désormais le tribut, il dut les contraindre par la force à continuer ce devoir. Depuis ce temps, la Zakât fut en principe le seul impôt légal que les croyants eurent à acquitter ; mais, dans la pratique, on s'est fréquemment écarté de cette règle; et naturellement, il ne saurait en être question en pays où le gouvernement se trouve en des mains non musulmanes. On s'est habitué, en outre, à remplacer la Zakât par des aumônes facultatives (Çadaqât), destinées à l'entretien des pauvres ; au reste, comme L'a montré Snouk Hurgronje, le Coran ne fait pas primitivement de distinction entre les termes Çadaqa et Zakât. La nature et le quantum des aumônes à fournir sont déterminés de façon plus ou moins exacte par la coutume locale ; et notamment, dans tous les pays musulmans, les fidèles fournissent une certaine quantité de produits alimentaires, blé, farine, dattes, riz, etc., à titre d'aumône, à la fin du mois de jeûne. L'époque du jeûne est le mois de Ramadhân. Pendant ce mois, du lever au coucher du soleil, le fidèle doit s'abstenir de manger d'abord et aussi de boire, de fumer, de respirer des parfums ou des onguents. Toutes ces interdictions sont levées pour la nuit. Étant donné que le comput musulman ne connaît que des mois lunaires, il arrive que le Ramadhân peut tomber à toutes les saisons de l'année" En été, il constitue une obligation particulièrement pénible, et produit alors souvent chez les fidèles une excitation religieuse, accrue encore par des pratiques extraordinaires de dévotion. Les malades, les voyageurs, les soldats en expédition ne sont pas astreints au jeûne, mais doivent racheter plus tard l'omission de ce devoir par un jeûne de remplacement, ou encore, quand ce jeûne ne leur est pas possible, par l'acquittement d'une rançon dont le quantum est fixé d'après le nombre des jours. La fin du Ramadhân est marquée par une fête religieuse, appelée petit Beïram en pays turc et qui est célébrée avec beaucoup d'éclat. En dehors du Ramadhân, il existe encore des jeûnes obligatoires destinés à expier certaines infractions ; enfin la loi musulmane connaît également les jeûnes surérogatoires facultatifs (cf. S. II, 179-183].
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Enfin tout musulman qui en est capable, et possède les moyens pécuniaires suffisants, doit entreprendre une fois dans sa vie le pèlerinage de la Mecque, et accomplir les cérémonies qui y sont prescrites. Nous les avons décrites dans la partie de cette étude consacrée au paganisme arabe; aussi bien n'en donnerons-nous point ici une exposition détaillée, qui demanderait beaucoup de place, et n'offre au reste pour la connaissance de l'islam aucun intérêt spécial. Il suffira d'indiquer que les 10,11 et 12 de Dsou'l-hijja sont, non seulement à la Mecque, mais dans tout l'islam, des jours de fête, dont on consacre la solennité par des sacrifices. Les Turcs ont appelé cette fête le grand Beïram ; mais il faudrait se garder d'en conclure qu'elle a plus d'importance que le petit Beïram; elle en a moins, au contraire. Les lois de la vie domestique et familiale ne se trouvent pas contenues dans les livres de Fiqh. Il y a pour cela des codes des bienséances, qui parfois offriront le plus grand intérêt aux ethnologues; ils sont consignés dans des ouvrages spéciaux, les livres à'Adab. Tout cela n'est au reste rattaché à l'islam que par des liens fort lâches. Pour la plus large part, ces règles ont leurs racines dans de très anciennes coutumes de l'Orient. Ce qui seul est bien musulman, c'est de rapporter expressément à Dieu toutes les actions, même les moindres ; les mots « au nom de Dieu » (Bismillah), la Fâtika (lre Soura), et d'autres formules religieuses doivent être prononcés en nombre de circonstances, L'islam a beaucoup plus profondément pénétré certaines institutions sociales comme le mariage et l'esclavage; les règles de pureté, diverses interdictions portent sa marque : celles du vin, des jeux de hasard, de la représentation figurée des êtres animés. Il n'est guère facile de porter en bloc un jugement général sur l'influence de ces prescriptions de l'islam ; car, s'il est évident que le développement de Fart en a souffert, il paraît bien par contre que la moralité publique y a gagné. En ce qui concerne le mariage, il est constant aussi que si l'islam a réduit a quatre le nombre légalement autorisé des épouses, il a par ailleurs accepté et confirmé la situation inférieure que les femmes occupent dans les sociétés orientales. Il a même peut-être encore diminué leur influence dans la vie publique, en les renfermant dans leur intérieur, et leur imposant de se voiler en présence d'hommes étrangers à la famille. Cette dernière prescription fut à l'origine particulière aux femmes du prophète; mais elle prit un caractère général lorsque les affaires de famille du prophète devinrent l'objet de l'intérêt général de la société musulmane. Tout cela, sans aucun doute, cadre fort bien avec les idées sociales de l'Orient. On aurait tort d'y voir avec A. Mûller les conséquences extraordinaires et imprévues de l'accidentelle imprudence d'une jeune femme. Mais il n'est point contestable que l'islam, n'eût-il fait que confirmer d'anciennes coutumes, a rendu fort difficile l'affranchissement futur des femmes dans la société qu'il fondait. La femme mariée n'a pour ainsi dire pas de droits en face de son époux; celui-ci peut lui donner à son gré de nouvelles compagnes et rivales ; il a le droit, quelle que soit la répugnance
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He la femme à cet égard, de la répudier à sa guise, à la simple condition de terser immédiatement le prix de la dot. A ce point de vue, la situation |Je l'esclave qui a donné un enfant à son maître peut passer pour privilégiée : on n'a plus dès lors le droit de la vendre, et elle devient libre Ipso facto à la mort du père de son enfant. Beaucoup plus heureuse a été l'influence de l'islam sur l'institution de 'esclavage : il y a eu ici progrès, réalisé non seulement par voie de presriptions morales, mais par des décisions législatives. L'esclave, en droit usulman, n'est plus une simple chose entre les mains de son maître; il ui est possible de stipuler, par contrat, avec ce dernier, son rachat à terme, ibérer un esclave est, au reste, une action très méritoire que les pieux usulmans accomplissent fréquemment. Le traitement des esclaves est n général empreint d'humanité; et l'histoire nous montre d'assez fréuents exemples d'esclaves arrivant aux plus hautes dignités dans les mpires musulmans. Le code de pureté de l'islam est beaucoup plus simple que celui du udaïsme, avec lequel il a du reste de nombreux points communs. Le iontact des cadavres, l'accomplissement des fonctions sexuelles rendent idispensable une ablution générale. La viande de porc et, en principe, pute chair d'animal qui n'a pas été égorgé selon les prescriptions rituelles st interdite au croyant. L'islam partage avec le mosaïsme l'horreur de absorption du sang, et les prescriptions sur l'égorgement ont pour but 'amener l'épuisement complet du sang de l'animal abattu. Le droit pénal n'offre rien de bien particulier. En cas de meurtre ou 'homicide par imprudence, les offensés peuvent accepter une composition lent chameaux). La même règle s'applique pour les différentes variétés e blessures; de cette façon, la rigueur de la loi du talion peut être évitée, e vol d'objets mobiliers de quelque valeur est puni de l'amputation de main. Nous laisserons de côté le droit public de l'islam, son droit de la guerre son droit civil. Il nous suffira ici de quelques observations sur les rincipes qui règlent les rapports de l'islam avec les infidèles. Nous avons lit plus haut (p. 16) que le prophète, aussitôt après son arrivée à. llédine, avait permis, puis recommandé aux croyants la guerre sainte Yjikûd) contre les infidèles. — les Mecquois; — nous avons remarqué lussi (p. 28) qu'il s'agit là non d'un devoir individuel, mais d'une obligalon collective de la communauté musulmane, et que le but recherché Itait l'anéantissement du paganisme en tant que puissance publique, l'est en vertu de cette idée que Mohammed fit détruire les sanctuaires s idoles, et frappa des châtiments les plus sévères l'accomplissement e certaines pratiques païennes. Pour ce qui est des chrétiens et des ifs, Mohammed, lorsqu'il pénétra toute la différence qui séparait leurs exceptions de la sienne, résolut de briser leur puissance politique; aïs il leur toléra, sous réserve de quelques limitations, le libre exercice e leur culte, à la charge d'acquitter une capitation personnelle dont il Xf t la quotité. Les adhérents de ces religions forment ainsi, en pays
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musulman, un État dans l'État; ils ont leur organisation, leurs lois propres; mais, dans les litiges entre particuliers, musulmans d'une part, juifs ou chrétiens de l'autre, la situation inférieure de ces derniers se fait vivement sentir; par exemple, leur témoignage n'est jamais admis contre celui d'un vrai croyant, etc. Les successeurs de Mohammed s'en tinrent exactement à ces règles fondamentales; sauf en ce qui concernait le territoire même de l'Arabie. Ils imaginèrent de le purifier de la présence de tous les infidèles, y compris les chrétiens et les juifs, et obligèrent les sectateurs de ces deux religions établis dans la péninsule à émigrer; ce en quoi ils se réclamaient de l'exemple même du prophète qui avait agi ainsi vis-à-vis de quelques tribus israélites du voisinage de Médine. Par contre, la tolérance précitée fut parfois étendue, en dehors de l'Arabie, non seulement aux sectateurs du Christ et de Moïse, mais aux mages de Perse. En ce qui concerne ces derniers, cette tolérance était entièrement-laissée au bon vouloir des gouverneurs de provinces. Rien dans la loi divine n'en faisait une obligation pour les fonctionnaires, qui souvent mirent à profit les circonstances pour arracher de l'argent aux malheureux zoroastriens, ou les accabler des pires vexations : c'est pourquoi il n'a pu subsister en Perse, jusqu'à l'époque actuelle, qu'un nombre infime des adeptes de cette religion. Le préjugé populaire d'après lequel l'islam n'aurait laissé aux vaincus que le choix entre la mort ou la conversion n'est donc nullement fondé, La guerre sainte est destinée non point à amener la conversion des infidèles, mais à anéantir leur puissance politique. Que les vaincus embrassent ou non l'islamisme, c'est là leur affaire personnelle; parfois même les souverains arabes virent d'un mauvais œil les conversions. Ils n'encouragèrent que très rarement les tentatives pour l'islamisation des vaincus, préjudiciable aux intérêts du fisc. Ce devoir de la guerre sainte, puissant facteur de l'expansion de l'islam dans les premiers âges, est devenu aujourd'hui, pour les empires musulmans, la situation respective des divers peuples s'étant très modifiée, une source certaine d'embarras. Officiellement, toute puissance non-musulmane doit être considérée comme un ennemi, avec lequel des motifs d'opportunité peuvent seuls permettre de vivre en paix. Le dommage moral n'est pas moindre : ce dogme a engendré chez les vrais croyants l'esprit d'arrogance ; il leur fait considérer avec le plus profond mépris les adeptes des autres religions et les a souvent conduits à des actes de violence et d'injustice.
§ 60. — La lutte sur le dogme1. C'est un fait généralement bien connu qu'après la mort de Mohammed, sous le califat d"Omar I (634-444), les Arabes conquirent, en un temps incroyablement court, la Perse tout entière, la Syrie, l'Egypte et les pays
1. BIBLIOGRAPHIE. — Abu'1-Fath Muhammad asch-Schahrastâni, Religionspartheien m Philosophenschulen, traduction allemande de Th. Haarbrûcker, 2 vol., 1850-1851 ; —
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limitrophes. A l'histoire générale d'expliquer la rapidité surprenante de ces victoires; ce qui nous intéresse, c'est que par là l'islam vint en contact avec des idées étrangères, qu'il eut à engager la lutte avec deux religions, christianisme et zoroastrisme, douées d'une force de résistance tout autre que celle du paganisme arabe antéislamique. Il faut se garder de croire que les peuples vaincus, dès la première pression, se convertirent en masse à l'islamisme. La conversion ne se réalisa que graduellement, et en divers points du monde musulman les religions antérieures ont pu se maintenir jusqu'à notre époque. Mais les pays conquis furent littéralement inondés d'Arabes qui partout apportèrent avec eux leur religion et leur idiome; par là, dans la plupart de ces contrées, les croyances autres que l'islam, les langues autres que l'arabe, se trouvèrent reléguées au second plan; et même, elles auraient peut-être complètement disparu si l'islam pendant une longue période ne s'était vu paralysé par des dissensions intestines. Il advint alors que les sentiments religieux ou nationaux des peuples soumis purent, sous l'oppression des conquérants, reprendre momentanément haleine; d'autre part, l'ambiguïté du Coran et de la tradition leur offrit fort à propos le moyen de relever la tête et de se venger de la domination exécrée des Arabes ; les traductions des chefs-d'œuvre de la logique et de la dialectique grecques leur fournirent les armes avec lesquelles ils purent longtemps combattre victorieusement l'orthodoxie. La prépondérance des opinions hétérodoxes donne à l'histoire de l'islam pendant les trois premiers siècles un caractère de variété fort intéressant; et ce spectacle contraste singulièrement avec l'image de stationnement, d'apparente immutabilité que nous offrent les âges suivants, lorsque la suprématie de l'orthodoxie s'est établie sans conteste. Même, dans la suite, l'orthodoxie musulmane s'est accommodée de ces déchirements primitifs. D'après une tradition fort peu authentique, Mohammed aurait prédit que son peuple se diviserait après lui en 73 sectes, dont une seulement échapperait au feu de l'enfer. Les auteurs orthodoxes s'arrangent dans leur dénombrement de manière à atteindre exactement ce chiffre. On nous excusera de ne pas suivre leur exemple et de ne considérer que quelques sectes dans l'histoire des hérésies musulmanes.
A. von Kremer, Geschichte der herrschenden Ideen des Islam, 1868; Cullurgeschiçhte des Orients unter den Chalifen, 2 vol., 1876-1877; Culturgeschichlliche Streifzûge; —• H. Steiner, Die Mu'taziliten oder die Freidenker im Islam, 1865; — M. Th. Houtsma, De strijd over het dogma in den Islam tôt op el-Asch'ari, 1875; — R.-E. Briinnow, Die Charidschiten unter den ersten Omayyaden, 1884. — Sachau, Ueber die religiôsen Anschauungen der Ibadhidischen Mohammedaner in Oman und Ostafrika (Mitth. Seminar fur or. Sprachen, II). Sur l'incrédulité dans l'islam : I. Goldziher, Salih b. Abd al Kuddus und das Zin(hklhum wahrend der Regierung des Chalifen al-Mahdi (Transact. of the IX Intem. 0rimt \ Congr., 11, 104 et ss.); —M. Th. Houtsma, Zum Kitâb al-Fihrist {Wiener Zeitschr. fur die Kunde des Morgenl., B. IV); — A. von Kremer, Ueber die philosophischen Gedichte des AbuVAla Ma'arry (Sitzungsberichte Wien, B. CX1II, 1888); — The quatrains ofOmar Khayyam, the persian text with english translation by E.-II. Winfield, 1883; traductions allemandes de von Schack, 1878, et de Bodenstedt, 1881; traduction française de Nicolas, 1877.
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La première question qui divisa les croyants, et a engendré dans l'islam une scission définitive et permanente, était à l'origine d'ordre purement politique. Lorsque Mohammed fut mort, on ne sut point exactement qui après lui devrait commander aux musulmans. Lui-même n'avait rien prescrit à cet égard, et le principe de l'hérédité n'était pas chez les Arabes la règle de la transmission du pouvoir. Le Coran et la tradition étant muets, il ne restait qu'à s'en remettre au choix de la communauté des croyants. En conséquence, les Sonnites ont pu soutenir que les quatre premiers califes, élevés à leur dignité par la voix du peuple, sont seuls les légitimes successeurs du prophète. Les Omeyyades et les Abbasides ont été califes « de fait », non « de droit ». Néanmoins la doctrine orthodoxe a posé en principe que l'pbéissance leur était due parce que « Dieu dans sa sagesse élève qui il veut et abaisse qui il veut ». Tout cela semblait très clair aux Sonnites. Mais lorsque le faible 'Otsmàn fut tombé victime du vif mécontentement soulevé par sa déplorable administration, qu'aussitôt après la guerre civile eut éclaté entre le nouveau souverain 'Alî et ses nombreux adversaires, une autre conception, fort différente de celle des Sonnites, se fit jour sur la question du califat. Le principe de la transmission héréditaire du pouvoir, s'il ne semblait pas aux Arabes d'une valeur évidente, était, par contre, d'après les idées des Persans, le seul auquel l'on pût s'en remettre; et logiquement, ces derniers en concluaient que l'élévation au califat d'Abou-Bakr, d"Omar et d"Otsmân n'avait eu aucune valeur, que seuls les parents du prophète pouvaient prétendre à cette dignité. Or Mohammed n'ayant pas laissé d'enfants mâles, sa fille Fâtima et son gendre 'Alî se trouvaient être ses seuls successeurs légitimes. Sans doute, Mohammed avait eu plusieurs filles; 'Otsmân, aussi, était son gendre. Mais les droits particuliers d' 'Alî se trouvaient d'autre part confirmés par un propos exprès du prophète en sa faveur. Ajoutons que les Sonnites, de leur côté, rejetaient ce prétendu propos. Nous ne prétendons pas, au reste, que ce système légitimiste fût tout d'abord formulé avec cette logique par les partisans cl"Alî (CM 'a = Chiites) ; mais c'était bien là néanmoins que résidait leur divergence d'avec la vieille conception arabe et la doctrine orthodoxe; ils continuèrent dans la suite à serrer de plus en plus la trame de leur théorie, à en retravailler les détails. Il existait encore sur la question de l'imâmat une troisième manière de voir, très proche de celle des Sonnites et radicalement opposée à la conception des Chiites. C'était celle des Khârijites qu'on a comparés non sans raison aux Zélotes juifs, et aux Puritains anglais. Primitivement ces sectaires se rattachaient au parti d"Alî, non qu'ils eussent le moindre penchant pour les théories légitimistes, mais parce qu'ils acceptaient son élévation au califat par le choix de la communauté. Dans la suite ce malheureux calife rencontra de toute part, chez la veuve du prophète, chez les plus considérables des compagnons, une vive opposition, et une terrible guerre civile éclata, dont on ne pouvait prévoir la fin. Ces événements irritèrent profondément les Khârijites. Ils en arrivèrent a
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cette conviction qu'il fallait briser avec les compagnons les plus renommés avec l'aristocratie de l'islam. Ces gens, pensaient-ils, sont tous moralement corrompus; ils ne considèrent dans l'islam que leur avantage personnel; ils méritent à peine le nom de croyants. Le rival d"Alî, le rusé Mo'awiya, alors gouverneur de Syrie et futur fondateur de la dynastie omeyyade, sut aiguillonner le mécontentement de ces égalitaires, si bien que les plus avancés d'entre eux ne tardèrent point à prendre les armes contre "Alî; celui-ci dut les réduire par la force. Ce premier soulèvement fut rapidement étouffé, mais des explosions plus violentes se produisirent sous le règne des Omeyyades ; les sentiments fort peu musulmans de la plupart de ces princes, leur politique de ruse et de violence amenèrent alors des soulèvements khârijites. Tandis que les Sonnites acceptaient l'autorité de Mo 'âwiya et de ses successeurs, parce que ces princes étaient souverains de fait, les Chiites et aussi les Khârijites la repoussèrent. Toutes les fois qu'ils jugèrent l'occasion favorable, ces derniers coururent aux armes, et se choisirent des imams à eux. Mais jamais les Sonnites n'acceptèrent ces imams, parce que, dans la doctrine orthodoxe, on apporta au choix populaire une restriction particulière, repoussée des Khârijites : les Sonnites invoquaient une tradition du prophète d'après laquelle la communauté musulmane ne pouvait se choisir pour chef qu'un Qoraïchite ; par là ils revêtaient des beaux dehors de la fidélité à la tradition, la passivité avec laquelle ils acceptaient la domination usurpatrice des Omeyyades. Du reste, il arriva aussi que certains Sonnites prirent parti contre la descendance de Mo awiya. C'est ainsi, par exemple, que les pieux habitants de Médine tentèrent de se révolter sous le règne de Yezîd Ier; mais ils expièrent durement, par la dévastation de leur cité, par la mort, par l'exil, leurs velléités de rébellion; de tels exemples calmèrent les esprits, et l'on sut découvrir, chez les Sonnites, des traditions du prophète recommandant aux fidèles de prendre le mal en patience, et de se soumettre sans murmure à la tyrannie. Les mouvements khârijites ne furent ainsi jamais que des révoltes partielles. Sans doute les Omeyyades n'en vinrent parfois à bout qu'à grand'peinc, et au prix d'atroces cruautés; mais, en définitive, partout les Khârijites échouèrent, sauf dans quelques provinces reculées de l'empire, dans l'Oman, par exemple, et parmi les Berbères de l'Afrique du Nord. Il va de soi encore que la secte se déchira ellemême, qu'il y eut des Khârijites modérés et des intransigeants; mais nous ne saurions nous attarder plus longtemps à l'histoire de ces schismes. Bien qu'elle fût proprement politique, la question de l'imâmat confinait au domaine de la théologie : d'abord parce que le bonheur ou le malheur des croyants en dépendait; puis aussi parce que les Khârijites la lièrent bientôt à la question même du dogme. S'ils refusaient l'obéissance aux Omeyyades, ce n'était pas tant parce que le choix de la communauté était étranger à l'élévation de ces princes, que parce que les descendants de M'oawiya étaient des infidèles contre lesquels le précepte delà guerre
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sainte recevait application. Par cette considération, la question même du dogme était introduite dans le différend et à sa suite une foule d'autres problèmes théologiques, notamment celui de la liberté humaine : l'homme était-il maître souverain de ses actes ou subissait-il la contrainte de la toute-puissance divine? Cette question et beaucoup d'autres furent résolues dans des sens très divergents, d'autant que ni le Coran ni la tradition n'y donnaient de réponses parfaitement claires. L'influence chrétienne, encore très forte dans un pays comme la Syrie, put s'exercer en l'espèce, et inspirer plus d'une opinion. Bref la controverse demeura ouverte jusqu'à l'avènement des Abbasides. Nous la verrons alors entrer dans une nouvelle voie ; mais pour rendre parfaitement clair tout ce qui concerne ces faits, il est nécessaire de consacrer quelques mots à l'histoire du changement dynastique qui survint alors. Sans aucun doute, la plupart des Omeyyades furent des souverains capables, énergiques; ils donnèrent à l'empire des califes une splendeur extérieure qu'il ne connut plus dans la suite. Mais leur monarchie n'était pas en réalité un pouvoir musulman. Ce fut une royauté nationale arabe où, au seul profit des Arabes, furent exploités tous les peuples vaincus, qu'ils eussent embrassé l'islam, ou qu'ils fussent demeurés fidèles à leur religion. Naturellement, cette politique ne fut pas partout et toujours d'une application également facile. Mais la décapitation fut, en général, pour les Omeyyades, un procédé de gouvernement simple et efficace; ils l'appliquèrent surtout, sans vergogne, et de façon systématique, dans la province frontière entre l'Arabie et la Perse, l"Irâq. Or, dans une autre province de la limite orientale de la Perse, le Khoràsân, habitée non par des Iraniens indolents, mais par de courageuses tribus turques, cette méthode réussit fort mal. Sous prétexte de travailler pour la famille du prophète, les Abbasides parvinrent à provoquer un mouvement en ces régions. La dynastie omeyyade déjà affaiblie par de nouvelles querelles entre tribus arabes fut renversée. La dynastie nouvelle des Abbasides déplaça la capitale de l'empire; elle la transporta de Syrie en Mésopotamie. Ce changement marque un grand progrès dans la façon de comprendre l'islam. Il dépouille son caractère national-arabe et s'efforce de prendre réellement rang parmi les religions universelles. Sous le règne des Omeyyades l'égalité entre les croyants était restée lettre morte : 'Abd el-Malik, par exemple, avait purement et simplement obligé les nouveaux musulmans à continuer de payer la capitation qu'ils acquittaient comme infidèles, avant leur conversion. Cette égalité entre maintenant peu à peu dans le domaine de la réalité. Les premiers Abbasides s'intéressent d'ailleurs à l'art et à la science; une vie intellectuelle très active se manifeste, à laquelle les Arabes ne sont point seuls à participer, mais aussi les Persans, avec une ardeur de peuple rajeuni. La civilisation arabopersane en est le fruit; nous n'en considérerons que ce qui intéresse le domaine religieux. Les problèmes théologiques de la prédestination, de la foi, de la nature de Dieu, de la révélation et d'autres encore furent alors examinés de
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beaucoup plus près, entendus avec beaucoup plus de profondeur qu'à l'époque précédente. Une secte, dans ce domaine, a particulièrement bien mérité de la théologie musulmane, celle des Mo'tazilites. Le point initial de leur doctrine était la négation de la prédestination. Mais le nom de Mo'tazilites (les séparatistes), qu'ils ont reçu en connexion avec tous les musulmans impies, a son origine, d'après ce qu'on raconte, dans une divergence d'opinion assez insignifiante. Leurs porte-paroles les plus éminents furent les beaux esprits, les savants de l'époque, qui, pris d'un vif intérêt pour toutes les connaissances humaines, s'étaient mis à l'étude de la philosophie grecque et comptaient par là aboutir à une solution scientifique des problèmes dogmatiques. Ce sont eux les fondateurs du kalâm, c'est-à-dire de la théologie musulmane scientifique. On a coutume de comparer le kalâm à la scolastique chrétienne. Ce rapprochement n'est pas absolument juste. Sans doute les Mo'tazilites comme les théologiens chrétiens empruntaient leur méthode à la philosophie. Mais le point de départ des uns et des autres n'est pas du tout le même. Les scolastiques, en présence d'un dogme religieux déjà formé, s'efforcèrent de le légitimer devant la pensée humaine par des preuves rationnelles. Les Mo'tazilites, beaucoup plus libres dans la position qu'ils prirent, entendirent fonder le dogme sur des preuves rationnelles. C'est avec beaucoup de raison qu'on les a appelés les rationalistes de l'islam. Le nom de libres penseurs de l'islam qu'on leur a encore donné leur convient également : toutefois cette dénomination, très justement appliquée à certains d'entre eux, ne saurait caractériser les tendances de la secte en général. Ce qui les montre bien sous leur véritable jour, c'est l'attitude très libre qu'ils prirent vis-à-vis du Coran et de la tradition ; elle les distingua et principio des Sonnites, et fournit à leurs adversaires le prétexte de les taxer d'hérésie. Pour ce qui est de la tradition, ils y trouvaient beaucoup à redire. La crédulité de certains traditionnistes, les innombrables contradictions entre hadits, la conception de la divinité, naïve, fruste, entachée du plus grossier anthropomorphisme qu'on y remarque, tout cela et bien d'autres choses encore les choquaient profondément. Le critère purement externe d'authenticité, admis par les meilleurs traditionnistes, ne les satisfaisait pas; car, parmi les autorités des premiers âges, il y avait, comme ils entreprirent de le démontrer, d'avérés menteurs. On devait, pensaient-ils, critiquer le contenu même des hadits et rejeter toute tradition qui ne s'accordait pas avec le Coran, avec des traditions de meilleur aloi, ou même avec la simple raison humaine. En ce qui concerne le Coran, ils ne discutaient ni son authenticité ni l'origine divine de son contenu. Mais ils dirigeaient essentiellement leur polémique contre le dogme de l'éternité de la parole de Dieu. Ce dogme a son point de départ dans le Coran même, où il est parlé dans quelques passages d'une table bien gardée que Dieu a auprès de lui. Mais cette théorie, au moment où les Mo'tazilites prirent position dans la question, n'avait pas encore l'importance dogmatique qu'elle acquit dans la suite. Simple HISTOIRE DES RELIGIONS.
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ment, les pieux musulmans professaient pour le Livre saint une vénération sans bornes; ils en faisaient presque un fétiche, à tel point que parfois ils considéraient comme éternel l'exemplaire même du Coran, y compris la reliure et l'étui. La déification de la Tora par les juifs avait en l'espèce servi d'exemple, et l'on avait déjà pris l'habitude de taxer d'infidélité pure toute opinion contraire à la préexcellence ou à la divinité du Coran. Aussi lorsque les Mo'tazilites se risquèrent à professer la création du Coran, et gagnèrent à leur cause le calife El-Mamoûn, les Sonnites, représentés par le respecté Ahmed b. Hanbal, refusèrent de les suivre. Le grand jurisconsulte, avec quelques autres personnages, fut jeté en prison, et le mo'tazilisme, à cette époque de la monarchie abbaside, devint momentanément doctrine d'État. Mais, si lumineux que pussent être les arguments de ses partisans, il n'obtint, pour les motifs déjà exposés, que peu de succès auprès de la foule. Le raisonnement des Mo'tazilites était le suivant : la parole divine a été révélée aux humains sous forme écrite ou sous forme orale; or signes d'écriture et sons vocaux sont indiscutablement des choses créées, c'est-à-dire apparues et manifestées dans le temps. Cette question de la création du Coran se trouvait en connexion avec une autre, celle des attributs de Dieu. D'ordinaire on les fixait à sept : la vie, la science, l'omnipotence, la volonté, l'ouïe, la vue, la parole. A dire vrai, ni le Coran ni la tradition ne font mention des attributs divins ; toutefois, dans le Coran, Dieu est appelé un Dieu vivant, omniscient, etc., ce dont on donnait l'interprétation suivante : vivant par l'attribut de vie, omniscient par l'attribut de science. Dieu était aussi un Dieu parlant, c'est-à-dire qui de toute éternité s'était révélé d'une manière intelligible. Or les Mo'tazilites combattaient précisément cette doctrine des attributs éternels pour deux raisons : d'abord parce que certains de ces attributs avaient une allure toute anthropomorphique ; ensuite parce que, pensaient-ils, la conception de ce Dieu éternel et de ces attributs éternels à côté de lui, impliquait l'existence de plusieurs modalités éternelles et conduisait au polythéisme. En conséquence ils cherchèrent une autre explication des passages coraniques précités. Ils parlèrent de certains états où Dieu se trouvait parfois sans que son essence fût par là modifiée. Mais, quelque interprétation qu'ils pussent adopter, ils n'en niaient pas moins l'éternité des attributs divins. Ils ne faisaient pas moins d'efforts pour amener au tout premier rang le concept de l'équité de Dieu. Us se décernaient volontiers le nom de « partisans de l'unité et de l'équité divine » et étaient unanimes à nier, tant au point de vue moral qu'au point de vue théologique, la doctrine de la prédestination. Dieu, disaientils, a imposé à sa créature diverses obligations morales ou autres; il lui en a fait entrevoir la sanction, châtiment de l'enfer, ou récompense du paradis. L'équité de Dieu, qui est clairement impliquée par l'imposition même de ces devoirs, exige qu'il ait donné à l'homme l'entière capacité de les remplir : l'homme doit être libre dans ses décisions et dans ses actes. Cette conception les obligeait de s'occuper de la théodicée; et
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précisément dans le problème de l'équité divine, ils se heurtaient aux délicates questions de la condition des déments, des enfants morts en bas âge, etc. Une exposition plus détaillée et plus précise des théories mo'tazilites nous conduirait trop loin. Nous croyons par ce qui précède les avoir suffisamment caractérisées, et nous ajouterons quelques mots encore dans l'exposé de la dogmatique orthodoxe. Il suffira ici d'indiquer brièvement le peu de succès que ces doctrines obtinrent en fin de compte auprès des musulmans. Déjà le calife Motawakkil (847-861) commença de les persécuter; il interdit de discuter dorénavant sur les questions religieuses, et prescrivit de s'en tenir aux propositions des jurisconsultes. Naturellement ces ordres ne furent point universellement obéis. Mais il devint dangereux de professer publiquement les points fondamentaux du mo'tazilisme : création du Coran, et négation de la prédestination. Les discussions se renfermèrent dans l'intérieur des écoles et n'eurent plus aucune influence sur la masse. Les plus avancés des Mo'tazilites tombèrent dans l'incroyance pure et simple ; la libre position qu'ils avaient prise vis-à-vis du Coran et de la tradition devait du reste facilement les y amener. Déjà, par exemple, l'un des plus anciens avait émis des doutes sur l'authenticité de la Soura CXI, en raison de la malédiction qu'elle contenait contre l'oncle du prophète, Abou-Lahab. Les Mot'azilites postérieurs trouvèrent bien d'autres choses à reprendre dans le livre révélé. Au point de vue esthétique notamment il les choqua parfois, bien que, dans la doctrine orthodoxe, l'excellence esthétique du Coran fût précisément déclarée surnaturelle et considérée comme une preuve de son origine divine. Il y a toujours eu des libres penseurs dans l'islam. Mais tandis que, dans les premiers siècles, ils se produisaient ouvertement, plus tard, avec le triomphe de l'orthodoxie, ils cherchèrent à cacher leur infidélité sous les dehors d'une foi sincère. C'est ainsi que dans les premiers temps des Abbasides, nous entendons souvent parler des Zindîq, qui ne reconnaissaient aux religions révélées qu'une valeur relative, et proclamaient les droits d'une loi morale indépendante, dégagée de toute croyance. Certains d'entre eux attirèrent sur eux l'attention du pouvoir, et plusieurs expièrent par la mort la manifestation imprudente de leurs opinions. Dans la suite, l'incrédulité prit le plus souvent des allures philosophiques ; et ses adeptes reçurent le nom de dahrîya, c'est-à-dire gens qui admettent 1 éternité de l'univers et nient l'existence du créateur, en d'autres termes athées. La hardiesse avec laquelle furent soutenues cette doctrine et d autres semblables, par exemple par le célèbre Ibn er-Rawandi, est en plusieurs cas bien faite pour surprendre. Parmi ces incrédules, il y eut parfois des poètes fort bien doués, en sorte que leur influence n'a pas été négligeable; tels furent, parmi les Arabes, Abou'l-'AIâ el-Ma'arri (973-1037), parmi les Persans, 'Omar Khayyâm (xi° siècle), l'auteur des fameux quatrains que des traductions ont fait connaître à tous les lettrés. Faut-il chercher dans les doctrines mot'azilites la trace d'influences
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étrangères? La question, d'une façon générale, doit recevoir une réponse négative; néanmoins, comme nous l'avons remarqué, la philosophie grecque fournit la méthode appliquée par les Mo'tazilites aux problèmes du dogme. Peut-être aussi le parsisme eut-il quelque part dans leur affirmation énergique de l'équité divine : une tradition fort peu authentique, où les Mo'tazilites sont injurieusement dénommés les Mages de l'islam, semblerait favorable à cette hypothèse. Même, il y eut dans le clan mo'tazilite des isolés qui firent une place dans leur système à des idées étrangères, comme la transmigration des âmes ; mais ce furent là des cas exceptionnels. Les autres sectes et les autres doctrines n'offrent qu'un intérêt secondaire pour l'histoire de l'islam. Elles n'eurent pas comme le mo'tazilisme une influence durable sur la formation même de la dogmatique orthodoxe. Plus ou moins intéressantes pour l'histoire des religions, elles n'en peuvent pas moins, ici, être passées sous silence.
§ 61.
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La dogmatique orthodoxe '.
De ce qui a été exposé au précédent paragraphe, il ressort que les Mo 'tazilites et les autres sectes faisaient fausse route en cherchant à fixer scientifiquement, dans son contenu, le credo de l'islam : d'une part, ils ne considéraient pas ce contenu avec assez de précision ; de l'autre, ils négligeaient trop le Coran et la tradition. A vrai dire, ni la tradition ni le Coran ne sauraient offrir un système de croyances fermé et délimilé : la première, si l'on met à part son contenu eschatologique, est, pour le dogme, assez indigente ; le second, quoique beaucoup plus riche, laisse bien des questions sans réponse. Le problème de la prédestination par exemple y demeure non résolu. Dieu est simplement décrit comme l'être unique, transcendant, suprême, éternel et tout-puissant, qui se manifeste par la création, la révélation, le jugement des hommes. Naturellement de nombreux passages parlent de Dieu avec une vivacité toute prophétique, et le dépeignent par des traits anthropomorphiques. Mais tout ce qui pourrait porter atteinte à son unité, à sa sublimité est expressément rejeté par le Livre saint. Dans ces conditions, l'homme doit se
1. BIBLIOGRAPHIE. —W. Spitta, Zur Geschickle Abu'l-Hasan al-As'arîs, 1876;— M.-A.F. Mehren, Exposé de la réforme de l'Islamisme commencée au III" siècle de l'hégire L par El-Ach ari et continuée par son école (3° session du Congrès inlern. des oriental-, vol. II); — M. Schreiner, Zur Geschickte des Asaritenthums (VIII" Congr. intern. des Oriental., I, p. 77 et suiv.); — Gosche, Ueber Ghazzalis Leben und Werke (Abhandl. ktjl Akad. Berlin, 1858); — Schmôlders, Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, 1842; — la Senousîya, petit traité de théologie musulmane, texte et traduction française par J.-D. Luciani, 1896. — Ad-Dourra al-fakhira, la Perle précieuse de Ghazâh, par L. Gautier, 1878 (Eschatologie) ; — M. Wolff, Muhammedanische Eschatologie, etc., arabe et allemand, 1848; — L. Krehl, Beitrâge zur Charakteristilc der hehre vom Glauben im Islam, 1877 ; — J.-B. Riiling, Beitrâge zur Eschatologie des Islam, 1895. Consulter encore Sale, dans le Preliminary Discourse de sa traduction du Coran, et les ouvrages généraux sur l'islam de D'Ohsson, Kremer, Sell, Millier, etc.
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sentir sous la complète dépendance de l'arbitraire volonté du créateur, de ses décisions inéluctables. Dieu conduit dans la voie droite qui il veut, égare qui il veut. Cette formule et d'autres analogues reviennent fréquemment. Cependant le prophète n'a pas nié la liberté et la responsabilité de l'homme. Aux peuples du passé, qui rejetèrent la mission des anciens prophètes, il impute leur incrédulité comme une lourde faute, et, dans ses prédications, il traite toujours ses contemporains comme des êtres doués du pouvoir de choisir librement entre la foi ou l'infidélité. Dans la vie, de pareilles contradictions peuvent se trouver côte à côte; mais un esprit quelque peu formé à la réflexion et à la critique ne saurait s'en accommoder. Les Sonnites s'attachant étroitement au Coran et à la tradition laissaient nombre de questions sans réponse, et de ce fait les Mo'tazilites avaient beau jeu. Sans doute il arriva que quelques orthodoxes se crurent qualifiés pour se faire, contre leurs remarques critiques, les défenseurs de la tradition. Des divergences d'opinions de l'école mo'tazilite, on prenait texte pour prouver que le raisonnement logique ne devait avoir aucune part dans les questions de croyance. Mais, malgré tout, on n'en sentit pas moins le besoin de constituer rationnellement le dogme orthodoxe, et de le revêtir d'un appareil de preuves scolastiques. Toutefois, pour atteindre le but, il fallait se mettre quelque temps à l'école même des hérétiques abhorrés; et déjà les jurisconsultes avaient formellement prononcé que celui qui, trop avide de science, franchissait ce pas, courait le risque d'être lui-même considéré comme infidèle hérétique. Il se passa quelque temps avant qu'un orthodoxe l'osât, et même celui qui le fit avait à ses débuts professé le mo'tazilisme. Il s'appelait El-Ach'ari (ce nom, sous lequel on le désigne d'ordinaire, était son nom de famille) et doit être considéré (874-935) comme l'introducteur du kalâm dans les écoles orthodoxes. Avec le philosophe et mystique El-Ghazâli, il est le fondateur de la dogmatique sonnite, l'expression la plus adéquate de la foi musulmane. ElAch'ari avait été tout d'abord mo'tazilite; Ghazâli, qui lui est bien supérieur, avait fréquenté les écoles des philosophes, et étudié de divers côtés la doctrine mystique ; en fin de compte, il abandonna son poste de professeur à l'école [madrasa) de Bagdad pour se consacrer, dix années durant, à des pratiques ascétiques et à des méditations pieuses. Pendant les cinq dernières années de sa vie, il recommença à enseigner à Nisapour. Il nous a laissé une courte autobiographie dans un ouvrage fort intéressant qui a pour titre : « Celui qui sauve de l'erreur ». Ses nombreux écrits de contenu philosophique, éthique et théologique, sont encore aujourd'hui la lecture favorite des lettrés musulmans, principalement son grand ouvrage la Revivification des sciences religieuses, qui offre, dans un style édifiant, une sorte d'encyclopédie de l'islam. A son apparition, ce livre souleva de violentes colères ; à Cordoue, capitale des Almoravides, il fut, après consultation du cadi suprême, brûlé en place publique. Cette opposition pourrait paraître surprenante, mais elle s'explique facilement par ce fait que Ghazâli, dans la Revivification, flagelle avec âpreté les vices
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des théologiens de l'époque, leur amour des biens terrestres, leur recherche des magistratures lucratives. Au reste une étude de la philosophie de Ghazâli ne saurait rentrer dans le cadre étroit de cette étude Dans l'islam, comme dans les autres religions, la philosophie a sans doute exercé une influence sur la formation du système théologique, mais il en a été de même d'autres connaissances, de la philologie par exemple, et ce n'est pas une raison pour que nous parlions ici de cette dernière. Il ne faut pas oublier que la philosophie chez les Arabes est beaucoup plus nettement que chez nous séparée de la théologie : celle-ci s'occupe de la vérité révélée et transmise par tradition ; la première, par contre, embrasse toutes les disciplines dont le raisonnement logique est le procédé habituel, mathématiques, logique, physique, métaphysique, politique, morale, etc. L'espace limité dont nous disposons ne nous permet de donner sur ce point que quelques indications superficielles et nous renvoyons aux œuvres spécialement consacrées à l'étude de la philosophie arabe. Il ne nous a été conservé de l'œuvre d'El-Ach 'ari qu'un fragment sans importance; ses élèves, ses adeptes nous ont fait connaître ses idées. Sa doctrine, il faut le remarquer, n'acquit pas du premier coup et dès son apparition droit de cité dans les écoles orthodoxes. Le parti des dévots, qui toujours avait professé que le kalâm était œuvre diabolique, inventée pour égarer les croyants, ne consentit guère à lui accorder confiance lorsqu'il fut devenu un inoffensif moyen de définir les articles du credo musulman. Allah et le Prophète n'ayant point donné de kalâm., pourquoi les croyants en auraient-ils eu besoin? D'autre part, dans la doctrine d'ElAch 'ari ils trouvaient à reprendre bien des choses qui sentaient l'ancien hérétique; le théologien espagnol Ibn Hazm notamment (mort en 1064), qui s'efforça d'introduire dans le domaine de la théologie comme clans celui du droit le principe du respect absolu de la lettre, dirigea contre Ach'ari et son école les traits acérés de sa haine théologique. La doctrine ach 'arite ne conquit l'islam que par étapes ; elle fut adoptée d'abord par les croyants du même madshab qu'El-Ach'ari (mâlikites), puis par les Châfe'ïtes et par les Hanafites : ces derniers toutefois ne se réclament pas d'El-Ach'ari, mais d'un de ses contemporains, Mohammed el-Maturîdi, qui, à quelques points près, professa une doctrine analogue. Les Almohades {al-mowahhidoun = les partisans de l'unité divine) la firent connaître en Occident, et enfin elle se répandit dans tout l'islam grâce à l'influence des populaires écrits de Ghazâli. Il va de soi que, sous le nom de « doctrine Ach'arite », nous n'entendons pas parler des opinions personnelles d'El-Ach 'ari, mais de celles professées par toute son école : on les trouvé exposées dans de nombreux catéchismes, et aussi dans des ouvrages de dogmatique détaillés. D'après les auteurs musulmans, le credo de l'islam comprend six articles : la croyance à Dieu, aux anges, aux Livres saints, aux prophètes, au jugement le jour de la résurrection, et à la prédestination.
1. Voir Carra de Vaux, Ghazâli, 1901.
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Exposons sommairement les points essentiels de ce credo. Nous avons déjà caractérisé de façon générale le concept musulman de la divinité ; nous avons aussi énuméré (p. 290) les sept attributs éternels, reconnus à Allah et qui le montrent Dieu agissant : par leur moyen, Allah agit, et agit sans cesse. Les quatre-vingt-dix-neuf beaux noms de Dieu ont au point de vue dogmatique une bien moindre importance; tirés de ci, de là, de la Tradition et du Coran, ils forment les litanies du chapelet musulman. Certains d'entre eux ont au reste contribué à adoucir la rigueur du concept abstrait de la divinité : la miséricorde de Dieu, par exemple, si elle n'a pas une importance dogmatique capitale, joue un grand rôle dans la foi pratique; le Coran la mentionne avec plus d'insistance que toute autre qualité divine. Le concept de l'unité absolue de Dieu n'exclut point, au reste, la croyance à d'autres êtres célestes, notamment aux anges. Cette croyance, au contraire, est expressément indiquée comme faisant partie du credo : les anges sont des créatures de Dieu, au même titre que les humains habitant la terre. Mais l'unité d'Allah implique qu'il n'existe aucun être divin qui puisse lui être comparé : les attributs anthropomorphiques de la vue, de l'ouïe, de la parole doivent être entendus au sens littéral, mais n'ont aucune analogie avec les facultés humaines correspondantes. Par exemple, ces attributs ne sont soumis à aucune limitation : Dieu voit et entend tout ce qui survient dans la création ; tout est soumis à son pouvoir, même les actions de l'homme bonnes ou mauvaises, de même que tout dans la création, sans exception aucune, est son œuvre. En conséquence tout ce qui existe est contingent de nature, et dépendant de la volonté divine : Allah est le seul être dont l'existence soit nécessaire. Tout ce système est exposé dans les ouvrages de dogmatique, et établi contre les opinions dissidentes avec un appareil de preuves décisives. En ce qui concerne la révélation, il est fermement établi que Dieu a été de toute éternité un être parlant, c'est-à-dire que de tout temps il s'est révélé au moyen de l'attribut éternel de la parole; vis-à-vis de l'humanité terrestre, les anges, les prophètes, les envoyés ont été ses intermédiaires. Nous ne traiterons point la question des anges et des Jinn qui jouent cependant un grand rôle dans les croyances populaires. Les prophètes (nabi) et les envoyés (rasoûl) ont été très nombreux : certaines traditions parlent de 124 000, d'autres de 224 000, d'autres enfin ont porté leur nombre à environ 400 000. Dans cette phalange, la première place appartient aux envoyés ; ils se distinguent des prophètes en ce qu'ils ont reçu une mission spéciale. Certains d'entre eux, Adam, Seth, Idrîs, Abraham, Moïse, David, Jésus et Mohammed, ont transmis aux hommes des livres révélés. Les prérogatives des prophètes sont les suivantes : don des miracles, infaillibilité, vue de Dieu dès la vie terrestre, pouvoir d'intercéder pour les croyants au jour du jugement dernier. Il faut remarquer en outre que ces dons ne sont pas la cause de leur caractère prophétique; qu'au contraire ces prérogatives ne leur ont été accordées par Dieu que comme des accessoires de leur mission. Parmi les livres révélés, le Coran seul présente désormais de l'importance pour les hommes : les autres ont été
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abrogés par lui, et au reste mal compris, ou même falsifiés par les détenteurs de l'Écriture. Le Coran est la parole de Dieu ; il est incréé, et a existé auprès de Dieu écrit sur une table bien gardée, de toute éternité. A l'époque de Mohammed, l'ange Gabriel fut chargé de le faire descendre sur la terre; la révélation au prophète, commencée dans le mois de Ramadhân, se continua par fragments pendant vingt-trois années. Les formes matérielles de sa manifestation, écriture ou voix humaine, sont naturellement choses créées; mais il ne faut y voir que des représentations du Livre saint, non pas le Livre lui-même. L'origine divine de toutes les prescriptions qu'il contient est indiscutable ; mais elles ne sont pas toutes également obligatoires : certaines ont été expressément abrogées par Dieu lui-même; la tradition a retiré à d'autres toute application pratique. Quoique les actions humaines soient essentiellement l'œuvre d'Allah, l'homme n'en est pas moins responsable de sa conduite terrestre; c'est nous qui donnons à nos actes leur caractère moral, et chacun de nous sera, d'après ce caractère, puni ou récompensé dans l'autre monde. Immédiatement après la mort, l'homme est interrogé et tourmenté par les anges Monkar et Nakîr ; et ce n'est là que le prélude des épreuves qui l'attendent au jour du jugement dernier. Quand ce jour terrible arrivera-t-il? c'est ce que Dieu seul sait; mais son approche sera annoncée par certains signes, l'apparition de l'Antéchrist, l'arrivée de Jésus et du Mahdi; la nature entière sera bouleversée; le soleil se lèvera à l'ouest, toutes les créatures mourront, le ciel se déchirera et les montagnes s'écrouleront. Aussitôt après se produira la résurrection des morts ; les croyants se placeront à droite, les infidèles à gauche, et ce sera le jour du jugement. La balance de la justice céleste sera très réellement dressée. Le paradis, l'enfer et le pont sur l'abîme seront visibles à tous les yeux. Les bonnes et les mauvaises actions de l'homme seront pesées et leurs poids comparés ; les membres du corps seront interrogés; et le jugement de Dieu suivra. Si c'est le bien qui l'emporte, fût-ce même de très peu, l'homme franchira sain et sauf le pont sur l'abîme infernal, et entrera au paradis. Si c'est le mal, il ne pourra accomplir cette traversée périlleuse, et sera précipité aux châtiments de la géhenne. Là, nul moyen de salut ne sera plus possible pour les infidèles ; mais les croyants devront encore espérer en la miséricorde de Dieu, et l'intercession du prophète. D'autre part, les prophètes et les martyrs n'ont pas à traverser toutes ces épreuves ; ils entrent en paradis immédiatement après leur mort. Telle est, dans ses traits principaux et fort abrégée, l'eschatologie musulmane; nous en avons passé certains points sous silence, parce que, particulièrement dans cette partie de la dogmatique, la fantaisie orientale s'est donné libre cours et s'est plu à broder sur certains des événements de la vie future. Par ailleurs, le Coran et la tradition sont dans ce domaine eschatologique d'une précision trop grande pour que l'on puisse y admettre un seul instant des interprétations rationnelles, comme celles des Mo'tazilites, par exemple, qui voulaient voir dans la balance et le pont sur l'abîme de simples figures métaphoriques.
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§ 62. — La mystique1. Dans les précédents paragraphes, nous avons cherché à esquisser dans leur ensemble le culte et le dogme musulmans. Or ni l'un ni l'autre ne réussirent toujours à contenter tous les besoins du sentiment religieux. Dès les premiers temps de l'islam, il y eut parmi les croyants des gens qui, émus par les descriptions coraniques du jour du jugement, convaincus delà vanité des grandeurs humaines, se vouèrent à la prière, au jeûne et à d'autres pratiques pieuses. L'influence des ascètes chrétiens put se faire sentir, malgré l'interdiction expresse dont le prophète avait frappé la vie monacale et érémitique : « Il n'y a pas, avait-il dit, de monachisme dans l'islam. » Un des plus célèbres parmi ceux qui envisagèrent la vie sous ces sombres couleurs fut le sévère et sérieux Hasan el-Baçri (j 728); avec beaucoup d'autres qui partageaient ses sentiments, il protesta contre la sécularisation de l'islam, triomphante sous les Omeyyades. Sur certaines questions il se rapprocha des Khârijites, et sur d'autres des anciens Mo'tazilites, mais n'en conserva pas moins la réputation d'un excellent orthodoxe. C'est clans de semblables milieux que prit naissance la doctrine suivant laquelle il existait pour les hommes divers degrés dans la proximité de Dieu. Le Coran lui-même était assez favorable à cette conception. D'après lui, les prophètes, les martyrs ne sont pas les seuls à occuper des places privilégiées; il existe des fils de Dieu, des amis de Dieu, très rapprochés de lui, inaccessibles à la crainte et à la tristesse (S. X, 63). Le mot arabe désignant ces individus est ivalî (plur. aouliya) ; il prit la signification de saint. A vrai dire, le Coran, dans d'autres passages, stigmatise le culte rendu à de tels saints du nom de polythéisme (S. XVIII, 102). Mais les croyances populaires s'en soucièrent peu et tout l'effort des gens pieux fut de s'élever par leurs pratiques au rang d'ami de Dieu, de saint. Il devait y avoir, pensait-on, une voie (larlqa) pour y parvenir; bientôt il se constitua tout un système de procédés pour la recherche de la sainteté.
1. BIBLIOGRAPHIE. — Tholuck, Sufismus sive theosophia Persarum panlheistica, 1821; — Blilthensammlung aus der morgenland. Mystik, 1825; — Garcin de Tassy, La poésie philosophique et religieuse chez les Persans d'après le Mantic ullaïr de Farid-uddin Attar, 3" éd., 1860; — Mesnewi oder Doppelverse des Scheich Mewlana Dschelal eddin Rumis, traduction allemande du persan par G. Rosen, 1849; — Malcolm, History of Persia, 2 vol., lSlo-1829;— Gible, A history of Ottoman Poelry, I, 1900. — J.-W. Redhouse, Theiksnevi Book I, Tr. or. S., 1881; — E.-H. Whinfïeld, Masnavi I ma'navi, Tr. or. S., 9, 1887; — Goldziher, Materialen zur Entwickelungsgeschichte des Sufismus, W.Z.K.M., 1889.Sur le culte des saints, voir Goldziher dans le tome I de ses Moh. Studien, o. 273-378 ; — E. Doutté, Les Marabouts, notes sur l'islam maghribin, dans Rev. hist. des Religions, 1900. Sur le dervichisme, cf., en dehors du travail déjà cité de D'Ohsson, le livre de J* Rinn, Marabouts et Khouan, dont il sera question plus loin; Depont et Coppolani, us confréries religieuses musulmanes, 1890 ; Cf. Snouck Hurgronje, dans Rev. hist. des Religions, 1902; — Montet, Les confréries religieuses de l'islam marocain, dans Revue hist. des Religions, 1902; — Ubicini, Lettres sur la Turquie; — J.-P. Brown, The dervishes or oriental spirilualism, 1860; — Le Chàtelier, Les confréries musulmanes au liedjaz.
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Dès le premier et le second siècle de l'hégire, la souquenille de laine grossière (Çoûfa) devint l'habituel vêtement des gens pieux, qui avaient renoncé au monde; et de ce signe extérieur de distinction ils reçurent le nom de Çoûfi; l'art ou la science à laquelle ils prétendaient celui de Taçaouiuof. Ces gens, au reste, ne se retiraient pas entièrement du monde ; ils observaient très exactement les prescriptions de la loi religieuse, mais par surcroît avaient entre eux des réunions particulières, consacrées à des exercices de dévotion : l'un des principaux consistait dans l'invocation de Dieu longtemps et incessamment répétée; c'est ce qu'on nomme le dsikr. L'organisation à proprement parler de pareilles sociétés religieuses ne se produisit qu'à une époque beaucoup plus récente; ce qui n'a pas empêché les mystiques des siècles postérieurs de faire remonter leurs institutions jusqu'à 'Alî et Abou-Bakr. La nécessité de ces hauts patronages fut la conséquence des erreurs où versa le çoûfîsme, particulièrement en Perse. Dans ce pays, comme nous le montrerons au paragraphe suivant, l'islam prit une direction fort différente de celle qu'il suivit dans les autres pays musulmans. Le çoûfîsme trouva dans les milieux persans un développement extraordinaire; peut-être la tristesse que fit naître à une certaine époque dans les cœurs l'abaissement national les disposa-t-il à renoncer au monde, à chercher la consolation clans les exercices de piété et l'étourdissement du mysticisme. Le but des çoûfis fut en ce pays bien différent de ce qu'il fut ailleurs : il s'agissait pour eux d'atteindre à une sorte d'extase, où l'on se sentît parfaitement uni à la divinité, et inaccessible aux impressions terrestres. La conception des rapports de l'homme avec Dieu ne fut plus dominée par la crainte des justes châtiments éternels; elle devint bien plutôt celle d'un lien d'amour entre le créateur et ses créatures. La véritable connaissance de Dieu ne pouvait être atteinte, pensait-on, que par la voie du mysticisme; et ce dernier, faisant connaître un Dieu tout autre que celui que prêchait l'islam, se résolut en fin de compte en panthéisme. La source de ce développement religieux ne doit pas être cherchée dans le zoroastrismo, ni même dans le bouddhisme, qui cependant s'était fort répandu dans les provinces orientales du nouvel empire arabe. Selon toute apparence, il faut le rattacher au système panthéiste du Védanta. On ne saurait nier d'ailleurs l'analogie qu'offre avec le nirvana hindou la doctrine çoûfite du fanâ, c'est-à-dire de l'extinction complète de la conscience personnelle par retour de l'âme au Tout divin. Cette tendance foncièrement anti-musulmane ne pouvait, comme de juste, demeurer entièrement cachée, parce que, parmi les mystiques, il se trouva des extravagants qui, dans leurs moments d'exaltation, se proclamèrent inconsidérément identiques à Dieu : tel fut par exemple ce fameux Hallâj qui s'écria : Anû-'lhaqq, « Je suis la vérité », c'est-à-dire Dieu, et expia cette imprudence par une mort cruelle à Bagdad (922). De semblables exemples portèrent les mystiques à cacher le caractère antimusulman de leurs doctrines; ils firent emploi des expressions théologiques communément admises, mais en les détournant de leur sens
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habituel. C'est ainsi que, sous le mot de taouhîd, qui dans la théologie officielle était appliqué à l'unité divine, ils entendirent l'union intime, la confusion de Dieu et de l'homme. Ils choisirent de préférence les saints qu'ils honoraient particulièrement dans la postérité du prophète : le calife 'Alî et ses deux fils Hasan et Hosaïn reçurent entre tous autres un culte fervent. Il n'y avait là rien de contraire aux vues de l'orthodoxie musulmane, à condition que dans ce culte on gardât la prudence, la retenue nécessaire et qu'on ne donnât pas le nom même de Dieu à ceux qui en étaient l'objet. Cette mystique persane trouva presque aussitôt des vulgarisateurs très convenables parmi les maîtres de la nouvelle poésie persane qui commençait à vivre. Déjà Abou-Saî'd b. Abî'l-Khaïr (mort en 1049) composa des quatrains fortement empreints de panthéisme; il eut des imitateurs. Les plus grands poètes persans ont presque tous été des mystiques panthéistes : tels furent Farid ed-dîn 'Attâr, et surtout Jalâl ed-dîn Roumi L'extraordinaire poème de ce dernier, tout entier composé de distiques (mesnewien persan), décrit, sous la forme très populaire de récits rimés, les délices de l'amour çoûfique. Chez les Persans et les Turcs, il est honoré presque à l'égal d'un livre sacré. Il arriva même que de purs incroyants comme Omar Khayyâm (cf. sup. p. 291), des gens du monde comme le célèbre Hàfis, empruntant dans leurs compositions les accents de la mystique, employant son habituel vocabulaire, se firent passer bien souvent pour des çoûfis du meilleur aloi. D'autre part, il faut considérer qu'en Perse ces poèmes sont très connus, qu'ils y ont obtenu une popularité dont jouissent rarement les œuvres poétiques; et l'on comprendra facilement que presque tous les Persans soient mystiques, que l'amour des expressions vagues et imprécises ait oblitéré pour eux la conception du clair et simple islam des autres pays mahométans. Les Turcs aussi ont été profondément pénétrés par le mysticisme ; les Arabes l'ont été beaucoup moins. Néanmoins la littérature arabe possède aussi ses poètes mystiques comme 'Omar b. el-Fâridh; et les théosophes comme le martyr Sohrawerdi (f 1191) et Ibn el-'Arabi (f 1240), tous deux auteurs fort connus, n'ont pas été rares. Il est à peine besoin de remarquer que la pratique du çoûfîsme, outre qu'elle troubla la claire conception des choses, fit parfois sombrer la morale. Parmi les çoûfis, il y eut sans cloute des modèles de piété; mais un effet naturel de cette exaltation particulière fut de faire croire à ceux qui en étaient possédés qu'ils dominaient le domaine de la morale ; et ils en arrivèrent ou bien à rejeter entièrement les prescriptions religieuses de l'islam, ou à n'en considérer l'observance que comme un degré dans le développement religieux (c'est-à-dire mystique) de l'individu; aux degrés supérieurs, il n'était rien moins que certain qu'on dût encore se considérer comme lié par elles. Pour le çoûfi éclairé, toutes les religions positives avaient la même valeur ; ce qui explique facilement que la limite entre la mystique et l'incrédulité ait été souvent assez confuse. Pour parer a ce danger, on imagina un remède, il est vrai, parfois insuffisant : ce fut d'organiser le çoûfîsme de telle façon que personne ne pût do sa propre
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autorité se découvrir mystique. Il fallut alors, de longues années, suivant une sévère ordonnance, s'astreindre, sous l'autorité d'un chaïkh (pir en persan), à de pénibles et réguliers exercices de dévotion ; et après beaucoup d'efforts l'individu ne restait bien souvent toute sa vie qu'un simple « aspirant » (morid). De cette façon le çoûfîsme devint une méthode pour élever, ou du moins pour fortifier le sentiment religieux; et les plus orthodoxes eux-mêmes n'y trouvèrent rien à reprendre. Nous avons déjà dit plus haut (cf. § 61) que le pieux théologien Ghazâli consacra à des exercices ascétiques et çoûfiques dix années de son âge mûr ; il les proclame aussi indispensables à la santé de l'âme que les remèdes à la santé du corps. Diverses conditions formelles sont au reste imposées pour la légitimité de la vie mystique : le çoûfi doit observer exactement les prescriptions de la loi musulmane ; et l'orthodoxie du chaïkh doit être au-dessus de tout soupçon. Ces considérations amenèrent la fondation des ordres de derviches; la plupart naquirent aux xnc et xme siècles; mais jusque de nos jours il en est apparu de nouveaux; et, d'autre part, il existe certains ordres dont les fondateurs supposés auraient vécu à une époque bien antérieure. Les plus célèbres et les plus répandues de ces confréries sont celles des Qàdirîya, des Rifâîya, des Maoulawîya, des Châdsiliya, des Nakchibendîya, etc. Chacune a son costume particulier, ses signes distinctifs (drapeaux, chapelets, etc.), qui généralement possèdent une signification mystérieuse. Tous les membres sont soumis, dans leur foi et dans leur vie, à des règles fixes, établies par le fondateur de l'ordre; par une chaîne d'autorités ininterrompue et naturellement fort peu authentique, on fait remonter l'institution de ces règles à Abou-Bakr ou à 'Ali, au prophète, voire même à Dieu, ce qui est tout un. De cette façon l'orthodoxie des ordres ne peut être mise en doute. Ils possèdent en divers endroits des bâtiments (tekkié, zâvriya = cloître) où une ou plusieurs fois par semaine ils tiennent régulièrement des séances consacrées à l'accomplissement, sous la direction du chaïkh, de leurs exercices particuliers. Ces exercices sont souvent bien singuliers, et l'on a pu distinguer des derviches tourneurs, hurleurs, danseurs. Dans quelques ordres, l'exaltation des initiés va si loin qu'elle les rend insensibles aux impressions extérieures : ils avalent du verre, des charbons ardents, se font de cruelles blessures, mangent des serpents,etc. En Egypte, les Rifâîya, successeurs des antiques Psylli, sont particulièrement célèbres à cet égard, et aussi les Sa'dîya, qui, à une époque antérieure, s'étendaient par terre, le jour de la naissance du prophète, tandis que leur chaïkh faisait passer sur eux son cheval. La plupart des derviches vivent dans la société, et exercent une profession; mais il y a aussi des derviches mendiants, sans demeures fixes, et vivant d'aumônes. En Turquie, l'ensemble des confréries est placé sous la surveillance du chaïkhel-islam, de façon à garantir leur vie religieuse de l'intrusion de doctrines ou d'usages hétérodoxes : de temps à autre, en effet, de semblables excès se sont produits. Nous serions entraînés trop loin en voulant exposer les conceptions religieuses des derviches, leurs idées sur la hiérarchie des êtres
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célestes, etc., ou les pratiques qui caractérisent chez eux les initiations ou les séances hebdomadaires. Nous nous contenterons de signaler encore l'adoption du prophète Khidhr comme patron commun de toutes les confréries : ce personnage mythique est une manière de pendant du saint Georges chrétien. L'influence des ordres religieux dans le monde musulman a été considérable; naturellement cette influence dépend essentiellement de la valeur du directeur, du Chaïkh, qui exerce sur les frères un pouvoir spirituel presque illimité. C'est ainsi qu'il y a quelques dizaines d'années, le chaïkh Sanousi (1813-1859) a beaucoup fait parler de lui : appartenant originairement aux Châdsilîya, il fonda plus tard en Afrique (le siège en fut l'oasis de Jaraboub, sur les frontières de l'Egypte et de la Tripolitaine) un ordre indépendant, celui des Sanousîya : son importance provint précisément de sa valeur d'homme et d'écrivain. L'affiliation aux confréries est devenue dans l'islam chose si courante, qu'il n'y a guère d'individu qui ne s'affilie à quelqu'une aussitôt que l'état de ses affaires le lui permet; devenir membre d'un ordre, et en exécuter les exercices de dévotion, paraît aussi naturel que de se rattacher à l'un des quatre madshab (cf. sup. § 58). De la sorte, le çoûfîsme, qui à l'origine paraissait destiné à ruiner et à submerger l'islam, a vu discipliner sa force, et il n'est aujourd'hui chez les Sonnites qu'un moyen efficace de réveiller et exciter le sentiment religieux.
§ 63.
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Les Cniites ».
Très différent, dans son cours de développement religieux des Sonnites, fut celui des Chiites. Nous avons indiqué précédemment l'origine de cette scission du monde musulman (cf. sup. § 60). Essentiellement et au début, le nom de Chiites s'appliqua, avons-nous dit, à tous les partisans d"Alî, quelles que fussent leurs tendances. Une partie considérable d'entre eux honoraient dans 'Alî et sa famille les dépositaires d'un droit légitime au califat. Les Alides, par malheur, se montrèrent incapables de jouer ce beau rôle de prétendants. Le fils aîné d' 'Alî, Hasan, se désista presque
1. BIBLIOGRAPHIE. — G. van Vloten, Recherches sur la domination arabe, le chiitisme et les croyances messianiques sous le khalifat des Omeyyades (Verhandl. kon. Akad., Amsterdam, 1894) ; — C. Snouck Hurgronje, Der Mahdi {Revue coloniale internationale, 1886; — H.-D. van Gelder, Mohtar de valsche profeet, 1886; — M. J. de Gœje, Mémoire sur les Carmathes de Bahrdin et les Fatimides, 1886; — S. Guyard, Fragments relatifs à ta doctrine des Ismaélis, 1874; — Silvestre de Sacy, Exposé de la religion des Druses, 2 vol., 1838; — M. Wustenfeld, Geschichte der Fatimiden-Chalifen, 18S1 ; — Defrémery, Essai sur l'histoire des Ismaéliens ou Batiniens de Perse, plus connus sous le nom d'Assassins (Journ. Asiat., 1856); — S. Guyard, Un grand-maître des Assassins (Journ. Asiat., 1877,1); — i. Goldziher, Beitrâge zur Lileraturgeschichte der Si'a und der sunnitischen Polemik, 1874. La loi religieuse des Chiites est exposée dans N.-B.-E. Baillie, A Digest ofthe Mohammedan Law, Imameea Code, 1897 ; — A. Querry, Recueil de lois concernant les Musulmans schyites, 2 vol., 1871-72.
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immédiatement de ses droits au bénéfice de l'Omeyyade Mo'awiya. Le plus jeune, Hosaïn, trouva la mort des martyrs en 680, dans une folle équipée vers Koufa. Par la suite, les partisans d"Alî se divisèrent : la majorité ne reconnut de droits à l'imamat qu'à la postérité de Hasan et de Hosaïn, petits-fils de prophète par Fàtima; une fraction, par contre se tourna vers un troisième fils d"Alî, qu'il avait eu d'une autre femme que Fàtima. Ce personnage, qu'on désigne d'ordinaire sous le nom de Mohammed b. el-Hanafîya, menait à la Mecque une vie dévote et retirée ; il ne se souciait guère de jouer un rôle politique. Néanmoins un aventurier, un certain Mokhtar, figure originale au reste, se servit du nom de cet Alide pour lever à Koufa, pendant un temps fort court, l'étendard de la révolte, et venger dans le sang le meurtre de Hosaïn. Il prétendit avoir reçu des révélations célestes, sut duper le peuple par diverses jongleries, mais finalement trouva la mort dans un combat. Mohammed b. el-Hanafîya n'en continua pas moins à avoir des partisans; et lorsqu'il mourut en 700, on vit apparaître la croyance qu'il vivait encore, caché au mont Radhwa, à l'ouest de Médine; un jour il réapparaîtrait. Des propos semblables avaient déjà été tenus relativement à 'Alî par un certain 'Abd Allah b. Saba, juif converti, semble-t-il. « 'Ali, avait-il dit, n'était pas mort ; le tonnerre était sa voix, l'éclair son fouet, et lui-même réapparaîtrait un jour pour remplir la terre de justice, comme maintenant elle était remplie d'iniquité. » Nous trouvons ici une adaptation des croyances messianiques juives; la doctrine de l'imam caché se montre pour la première fois dans l'islam ; elle va fournir, à toute une série d'imposteurs et d'aventuriers politiques, un facile moyen de jouer le rôle d'intermédiaires entre l'imam et le peuple. Les Abbasides, descendants d"Abbàs, oncle du prophète, réussirent admirablement à exploiter cette croyance, surtout pendant la deuxième moitié de la période omeyyade. Ils envoyèrent partout des missionnaires (dâ'ï), chargés de travailler pour la famille du prophète. Ils ne nommaient personne, mais défendaient, croyait-on, les intérêts d'un Alide qui, par crainte de se compromettre, désirait demeurer provisoirement inconnu. Les missionnaires s'acquittèrent de leur tâche avec habileté, leurs prédications trouvèrent beaucoup d'écho dans les provinces orientales de l'empire, dans le Khorâsân surtout, où les circonstances étaient particulièrement favorables. Lorsque le terrain parut suffisamment préparé, Abou-Moslim leva le drapeau noir, signe de la révolte; le dernier Omeyyade, Merwân II, fut mis en complète déroute au Zâb (750) et trouva bientôt après la mort en Egypte. Le même sort atteignit la plupart des membres de sa famille, et l'Abbaside AbouT-Abbâs monta sur le trône du califat. Pour fermer la bouche aux Alides déçus et à leurs partisans, la nouvelle dynastie répandit le bruit que cession des droits éventuels à l'imâmat avait été faite par Abou-Hâchim, fils de Mohammed b. el-Hanafîya, à 'Alî b. 'Abd Allah b. Abbâs. Les Alides ne se laissèrent pas toujours éconduire de la sorte sans protester ; çà et là ils se soulevèrent : ces rébellions furent particulièrement dangereuses sous le deuxième Abbaside El-Mançour; mais ce prince,
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chef actif, énergique, sans scrupules, sut dompter les soulèvements et conjurer le péril; le califat continua à se transmettre clans la descendance d' 'Abbâs. Il nous faut nous rappeler, d'autre part, que toute la fraction strictement légitimiste des Chiites ne voulait entendre parler ni de Mohammed ]). el-Hanafîya, ni d'Abou-Hâchim, ni, à plus forte raison, des Abbasides ; ces purs ne reconnaissaient de droits qu'à la postérité deFàtima. Un Alide de cette dernière branche nommé Zaïd avait tenté un soulèvement à Koufa, sous le califat de l'Omeyyade Hichâm ; il avait péri presque aussitôt de mort violente (740) ; mais ses partisans, les Zaidites [Zaïdîya), restèrent fidèles à ses descendants; de ces derniers, quelques-uns réussirent dans la suite à fonder diverses dynasties indépendantes dans le Deïlem, le Tabaristan et aussi à Çan'â, dans l'Yémen. Ces Zaïdites occupèrent dans le chiisme une place à part, par le fait qu'ils reconnurent, chose inouïe pour des Chiites, la légitimité des califes Abon-Bakr et 'Omar; pour le dogme, ils professèrent la doctrine mo'tazilite. De plus leur loi religieuse concordait en principe, sauf sur quelques points secondaires, avec celles des Sonnites. D'autres Chiites, rejetant les prétentions de Zaïd, s'attachèrent à son frère Mohammed ; on leur donne le nom d'Imâmîya ou encore de Duodécimains en raison de ce qu'ils reconnaissent en tout douze imams se succédant l'un à l'autre: 'Alî, Hasan, Hosaïn, 'Alî, Mohammed, Ja'far, Moûsâ, |Alî er-Ridhâ, Mohammed, 'Alî Naqî, Hasan 'Askari, Mohammed. Ces imams furent en général de pieux musulmans, et à l'exception des trois premiers et d"Alî er-Ridhâ, aucun d'eux ne joua de rôle politique. Ce dernier prêta son nom à la tentative fusionniste d'El-Mamoûn : ce calife, que nous avons déjà montré instaurateur des sciences et ami des Mo'tazilites, fiança une de ses filles à 'Alî er-Ridhâ et le désigna comme son successeur éventuel; le nom de l'Alide figura sur des monnaies, et le drapeau vert des descendants de Fâtima fut adopté par El-Mamoûn. Ce plan n'était pas mal conçu pour gagner à la dynastie abbaside les cœurs des Chiites : mais il échoua devant la résistance de la population sonnite de la capitale (Bagdad); sur ces entrefaites, 'Alî er-Ridhâ mourut fort à propos, vraisemblablement empoisonné par ordre du calife (818). Sa tombe, à Mechhed, est demeurée jusqu'à nos jours un lieu de pèlerinage très visité des Chiites; elle partage ce privilège avec deux autres localités, situées en territoire turc : Kerbela, où Hosaïn trouva la mort, et Nejef, où le calife 'Alî lui-même passe pour être enterré. Ces trois sanctuaires remplacent en partie pour les Chiites les villes de la Mecque et de Médine, où fis ont à redouter les injures de la populace sonnite, et sont troublés, dans leurs pieuses méditations au tombeau du prophète, par la vue du tombeau voisin d"Omar, objet de leur exécration. Nombre de pieux Chiites se font enterrer à Nejef, pour y reposer auprès de l'imam béni. De grandes caravanes de morts se dirigent continuellement vers ce lieu de tous les pays chiites, et y répandent une odeur empestée de cadavres. Avant de pousser plus loin dans l'histoire des duodécimains, il convient
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de revenir au prédécesseur d' 'Alî er-Ridhâ, pou r examiner l'un des faits capitaux de l'histoire des sectes musulmanes. Une partie des Chiites avait reconnu la légitimité comme imam non pas d' 'Alî er-Ridhâ, mais de son frère Isma'îl. A la mort de ce dernier, ses adhérents s'étaient dispersés, indécis sur l'attitude à prendre. C'est alors qu'un imposteur de haute volée, nommé 'Abd Allah b. Maïmoûn, crut trouver dans les circonstances une admirable occasion d'exploiter une fois encore la croyance à l'imam caché. Il fit celte importante découverte que l'histoire du monde se déroulait en périodes régulières, manifestement au nombre de sept; le commencement de chaque période était marqué par l'apparition d'un prophète. Six déjà de ces périodes s'étaient écoulées, ouvertes par Adam. Abraham, Noé, Moïse, Jésus et Mohammed. D'autre part la sixième devait toucher à sa fin, car dans chaque période sept imams s'étaient succédé et Isma'îl se trouvait précisément avoir été le septième après Mohammed, Or après Mohammed il ne devait plus venir de prophète ; il en résultait clairement que la septième et dernière période qu i allait s'ouvrir serait inaugurée par l'apparition imminente du Mahdî. Comme, d'après les idées chiites, le Mahdî devait nécessairement être de la postérité de Fâtima, il n'y avait à choisir qu'entre deux hypothèses : ou bien qu'Isma'îl fût ce Mahdî, et qu'encore vivant, il dût bientôt réapparaître ; ou bien que ce fût quelque autre Alide encore inconnu. Mais ce que la foule ignorait pouvait être à la connaissance d'un initié (qu'on songe à l'histoire d'Abraham et de Melkisedek), et c'est ainsi qu"Abd Allah b. Maïmoûn entreprit de jouer le rôle d'intermédiaire entre les croyants et la mystérieuse personnalité du Mahdî, connue de lui seul. Avec une suprême habileté, 'Abd Allah sut, au moyen de prétendues connaissances secrètes, faire accepter ces théories non seulement à des Chiites, mais à des Sonnites et même à des chrétiens, des juifs, des mages, qui tous, sous un nom ou sous un autre, attendaient un rédempteur. Il produisit une doctrine d'un sens caché des livres révélés, particulièrement du Coran ; lui-même, grâce à sa situation auprès du Mahdî, pouvait comprendre ce sens. Par des interprétations allégoriques, il tirait du Livre saint des conséquences extraordinaires; sa doctrine, selon ce que nous pouvons en savoir par les informations musulmanes, était un mélange d'éléments gnostiques, parsis et philosophiques; elle ne tendait finalement à rien moins qu'à l'abrogation de toutes les religions positives. Il avait toutefois la prudence ne pas dévoiler tout d'un coup à ses auditeurs la vérité complète ; il se contentait de piquer leur curiosité, de faire naître le doute dans leurs esprits; après quoi il leur apprenait que l'initié devait parcourir diverses étapes, sept en tout, pour atteindre à l'entière connaissance des secrets divins. Mais avant den arriver là, il fallait s'efforcer de répandre la nouvelle de l'apparition immi nente du Mahdî, et lui gagner des adhérents. Dans ce dessein, 'Abd Allah envoya partout des missionnaires. C'est aux adeptes de cette doctrine qu'appartient ce Hamdân Qarmat qui donna son nom aux Qarmates. Ces sectaires troublèrent longtemps l'Iraq, la Syrie et le Bahraïn (au S.-E. de l'Arabie). Dans cette dernière province, ils devinrent, sous la conduite d un
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certain Abou-Tâhir, assez puissants pour menacer Bagdad et, en l'année 930, conquérir la Mecque. Ils emportèrent avec eux la fameuse pierre noire (cf. sup. § 56) et ne la ramenèrent à la Ka'ba que vingt ans plus tard. Ces actes montrent qu'ils professaient une hostilité violente contre les usages sacrés hérités de l'antiquité antéislamique, et contre les sanctuaires musulmans ; mais l'espace dont nous disposons ne nous permet pas de réunir et de présenter les renseignements fragmentaires, pleins de lacunes, qui nous sont parvenus sur les tendances et. les conceptions religieuses des Qarmates. Il nous faut revenir à l'histoire d"Abd Allah. Persécuté par l'autorité, il n'en continua pas moins sa propagande à Salamîya en Syrie jusqu'à la fin de sa vie. Après lui son fils Ahmed fut le chef du parti ; et à la mort de ce dernier, le Mahdî lui-même entra en scène; ce fut chez les Berbères de l'Afrique du Nord, parmi lesquels les missionnaires de la secte avaient fort bien réussi. Ce Mahdî s'appelait 'Obaïd Allah et prétendait descendre de Fâtima, fille du prophète : la dynastie qu'il fonda en prit le nom de Fatimite ; d'après l'opinion de la critique européenne, ce n'était au reste qu'un imposteur, dont le vrai nom était Sa'îd et qui était parent d"Abd Allah b. Maïmoûn. Les Fatimites ne devinrent réellement puissants que par la conquête de l'Egypte, en 969. Ils y transportèrent leur résidence, et à plusieurs reprises la ruine des Abbasides parut certaine. Cependant le danger qui de ce côté menaçait la vie de l'islam put être conjuré. La population de l'Egypte professait un sonnisme rigoureux, et les princes fatimites eurent la sagesse de s'accommoder des croyances orthodoxes de leurs sujets. Seul le sixième prince de cette dynastie, Hâkim (996-1021), qui monta enfant sur le trône, fit exception à cette règle. Vraisemblablement sous l'influence de partisans fanatiques de la doctrine ismaïlienne, il tint une étrange conduite, fort différente de celle de ses prédécesseurs, et voulut même se faire honorer comme une incarnation de la divinité. La population de l'Egypte en ressentit un vif mécontentement. Hâkim disparut mystérieusement et jamais on ne sut exactement ce qu'il était devenu. Mais ses partisans, comme Hamza et Ad-Darâzi, le tinrent après comme avant pour une incarnation de la divinité. Ils trouvèrent un terrain favorable au développement de leurs spéculations chez cette partie de la population du Liban qu'aujourd'hui encore on nomme les Druses (du nom de Dm 'azi). Ces gens ne peuvent plus proprement être comptés parmi les musulmans : leurs croyances et leur loi religieuse, sur lesquelles leurs livres saints nous renseignent, peuvent même être considérés comme foncièrement anti-islamiques. On doit les ranger dans la même catégorie que leurs ennemis les Noçaïris, du nord de la Syrie, qui, malgré certaines notions et certaines coutumes communes avec les chrétiens et les musulmans, doivent être considérés comme de véritables païens. Au reste, la Syrie semble le pays de prédilection des hérésies variées, des sectes à tendances gnostiques ; nous allons encore en voir un exemple. Dans le même domaine, le fait le plus connu est l'apparition de la secte des Assassins (Hachchâchîn), ainsi nommés d'une préparation enivrante
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de chanvre (arabe hachlch) dont ils faisaient usage. Cette société fut fondée au xi° siècle par un certain Hassan b. Sabbâh. Elle sévit d'abord en Perse, surtout dans les districts montagneux et difficiles d'accès situés au sud de la mer Caspienne. Les Assassins y occupèrent diverses positions très fortes, dans la montagne, notamment le nid d'aigle d'Alamout, où ils purent braver pendant près de deux siècles toutes les armées envoyées contre eux. Ce n'est qu'au xme siècle que le prince mongol Houlagou en eut raison. La cause essentielle de leur puissance n'était ni dans leurs repaires inaccessibles, ni dans le grand nombre de leurs adhérents, ni dans l'originalité de leurs idées. Elle était surtout dans leur organisation particulière, et dans le manque de scrupules qui caractérisait leurs procédés. Les Assassins formaient une société secrète, dont tous les membres prêtaient au grand-maître, le Vieux de la Montagne des chroniques chrétiennes, une obéissance sans bornes. Ils pratiquaient méthodiquement l'assassinat; les plus jeunes membres de la secte y étaient formés, ace qu'on prétend, de la façon suivante : on les enivrait de hachîch; puis on les conduisait dans de beaux jardins où ils goûtaient des jouissances paradisiaques. Par là ils étaient amenés à faire de leur vie un sacrifice volontaire, martyre qui leur assurerait de semblables jouissances pour l'éternité. Ces gens, nommés Fidâï (ceux qui se sacrifient euxmêmes), recevaient du grand-maître la mission d'épier tel ou tel puissant ennemi de la secte, et de le tuer lorsque l'occasion s'offrirait. En outre le grand-maître mettait parfois obligeamment ses gens à la disposition de puissants amis dont il voulait s'assurer la reconnaissance ; ceux dont ces amis avaient à se défaire étaient aussi sûrement exécutés que s'ils avaient été eux-mêmes des ennemis de l'ordre. Par ces procédés, les Assassins atteignirent à une puissance effrayante, purent longtemps se maintenir et même s'implanter en Syrie, où les Croisés apprirent à les connaître. Il nous faut passer sous silence les conceptions religieuses de cette secte. Il suffira d'indiquer qu'ils se donnaient beaucoup de peine pour prouver par des interprétations allégoriques de la loi la légitimité de leurs idées au point de vue musulman. De ce fait les historiens arabes leur donnent généralement le nom de Bâlinlya, c'est-à-dire gens qui admettent un sens caché à côté du sens ordinairement accepté et apparent du Livre saint. A ce point de vue, il existe encore aujourd'hui en Syrie et dans l'Inde des Ismaïliens, qui, il est vrai, ont abandonné les pratiques homicides de leurs ancêtres du moyen âge. Pendant un long espace de temps, il parut que les Chiites allaient continuer à s'égarer dans des rêveries trompeuses, semblables à celles que nous venons de décrire. Avec le douzième imam, qui dans leurs croyances n'était pas mort, mais avait simplement disparu en 941, à Samarra, par un chemin souterrain, la série des imams terrestres fut close. La croyance à l'imam caché subsista seule mais intacte, et la porte fut grande ouverte aux imposteurs de toute sorte qui prétendirent entretenir avec lui des relations. Malgré la déception qui suivait régulièrement chacune de ces
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apparitions, les espérances revivaient : d'un moment à l'autre le Mahdî allait survenir, on se contentait d'attendre patiemment ce jour, et d'observer avec exactitude la doctrine transmise des imams, la seule vraie. Les Chiites, en effet, rejetaient les recueils de traditions sonnites ; pour eux les imams que Dieu avait éclairés, étaient les seules autorités vraiment qualifiées en matière de tradition, les seuls dépositaires légitimes de la doctrine du prophète, leur ancêtre. Ils ont encore leurs recueils canoniques, bien inférieurs, à dire vrai, pour l'exactitude historique à ceux des Sonnites, et même, pour une large part, œuvres de pur mensonge. Pour le reste, le chiisme n'a rien produit d'original (la théorie de l'imàmat mise à part) ni dans le dogme, ni dans la loi religieuse ; il concorde, dans ses traits principaux, avec les doctrines sonnites. Les quelques institutions qui lui sont particulières, comme la restriction mentale [ketmân) elle mariage d'usage (mot'a), ne lui font guère honneur. L'adoration outrée de l'imam, qui le caractérise encore, n'a non plus été d'aucun profit pour son développement religieux. Ce serait toutefois faire fausse route que de considérer avec A. Mûller cette véritable adoration comme la simple conséquence de la haine nationale des Persans contre les Arabes, et de ne voir dans les Chiites que des légitimistes intransigeants, comparables à ceux qui ont compté parmi les souverains français Louis XVII et Napoléon II. On ne saurait nier sans doute que cette haine n'ait existé, qu'aussi la reconnaissance des imams n'ait servi aux Persans à masquer la période de leur abaissement national sous le joug arabe. Mais il n'en reste pas moins vrai que la véritable cause en est l'anthropolâtrie particulière à ce peuple, ou, si l'on aime mieux, le besoin de se rapprocher du Dieu abstrait de l'islam par des intermédiaires humains. En quelque sorte, les souffrances de ces pieux intermédiaires jouent, chez les Chiites, le même rôle que les souffrances du Christ chez les chrétiens ; et c'est ainsi que le jour de la mort de Hosaïn (10 de Moharrem) est célébré dans toute la Perse par d'émouvantes représentations du martyre du fils d'.'Àlî, comparables aux Mystères de la Passion du moyen âge chrétien. Cette solennité religieuse et nationale, a-t-on dit, remonte en partie à une très haute antiquité; elle a son origine dans le paganisme antéislamique; ceci peut bien être, mais rien ne subsiste plus aux yeux des Chiites de ce caractère originel présumé ; pour eux, ce qui est représenté dans le martyre du fils d"Alî, ce sont les souffrances de l'humanité et plus exactement de l'humanité iranienne. Cependant un long temps s'écoula avant que le chiisme pût relever la tete contre l'oppression du sonnisme triomphant. Les Bouyides, et dans une certaine mesure aussi les Fatimites, leur furent favorables; mais 1' ï avènement des Turcs à la succession de l'empire arabe marque la victoire complète de l'orthodoxie. Cet honnête peuple de soldats n'eut que de la répugnance pour les obscures doctrines du chiisme et le principe de la restriction mentale. Les circonstances furent plus favorables à la secte sous la souveraineté des Mongols : mais le chiisme ne devint religion "Ltat que sous la dynastie des Safawides, qui régna en Perse de 1499 à
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1736. Les fondateurs de cette dynastie, Chaïkh Saïf ed-Dîn, et Chaïkh Haïder qui se faisaient descendre de Moûsâ, le septième imam, ne furent eux-mêmes que de saints çoûfls ; le premier de la famille, Isma'îl, fils d'Haïder, prit le titre de roi. De persécutés, les Chiites devinrent persécuteurs. Ils engagèrent des guerres religieuses avec les Uzbegs sonnites et les Turcs osmanlis. Des deux côtés on apporta à la lutte une rage, une cruauté atroces et, depuis lors, la haine qui de tout temps a séparé les deux fractions de l'islam a atteint une inimaginable violence de fanatisme. La conquête afghane sous le règne de Nadirchâh (1736-1747) parut devoir ramener en Perse de meilleurs jours pour les Sonnites. Mais, dans des tentatives de réformes favorables à ces derniers, ce prince se heurta aux résistances du sentiment national persan, et en fin de compte échoua. En général, malgré d'honorables exceptions individuelles, on ne saurait considérer sans tristesse l'état religieux des Chiites persans contemporains. Les molla, qu'on a pu nommer assez exactement les rabbins de l'islam, sont pour la plupart ignorants et fanatiques; ils parviennent à grand'peine à obtenir un respect tout extérieur. La piété n'est le plus souvent qu'hypocrisie; l'incroyance est professée en secret; le sens de la vérité semble, sans qu'ils en aient conscience, être devenu tout à fait étranger aux Chiites ; les obscurs propos du çoûfisme, qu'ils ont continuellement à la bouche, les subtilités allégoriques, et le ketmàn (cf. sup. p. 307) érigé en système leur ont brouillé l'esprit et fait perdre le sens moral. Ceci n'empêche point que le fanatisme soit chez eux bien plus fortement enraciné que chez les Sonnites ; la superstition aussi n'y est point rare. Les subtilités philosophiques sont sûres d'y obtenir du succès ; mais, pardessus tout, ce que le Persan estime, c'est un poème bien tourné, rempli de comparaisons forcées, d'expressions baroques, le contenu en fût-il obscène ou blasphématoire.
§ 64. — Situation actuelle de l'islam1. On estime le nombre total des musulmans à notre époque à 260 millions; cette évaluation, bien entendu, ne repose sur des statistiques exactes ou à peu près exactes que pour quelques pays, Empire russe, Indes anglaises, Algérie et Tunisie. Les adeptes du prophète ne forment point du reste un groupe unique; ils se divisent en deux grandes fractions, Sonnites et Chiites. Quelques sectes, qui, à considérer rigoureusement les choses, ne se rattachent ni à l'une ni à l'autre, sont trop insignifiantes
1. BIBLIOGRAPHIE. — En général, H. Jansen, Verbreiturig des Islams, 1897 ; — Montet, Les missions musulmanes au XIX" siècle, 1885; — Arnold, The preaching of Islam, 1896. Voir aussi l'Enquête sur l'avenir de l'islam publiée par E. Fazy dans la Revue des Questions diplomatiques et coloniales, 1901. Arabie : C. Snouck Hurgronje, Mekka, 2 vol., avec atlas, 1888-1889; — Sur les Wahhàbites : BurcUhardt, Notes on the Bédouins and Wahabys, 1813; trad. allemande, 1830-1831 ;et aussi les récits de voyages de Palgrave, Lady Blunt, Doughty, etc.
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pour entrer ici en ligne de compte. Le centre de gravité du sonnisme se trouve dans l'empire ottoman; on peut y rattacher l'Afrique du Nord avec l'Egypte; le domaine du chiisme est limité à la Perse et aux Indes anglaises. Il n'y a pas grand'chose à dire des Sonnites. Ni dans la loi rituelle, ni dans le dogme ils ne se sont sensiblement écartés des positions prises par les quatre fondateurs d'écoles juridiques, par El-Ach'ari et Ghazâli. Toutefois beaucoup d'auteurs chrétiens, en étudiant l'islam, ont eu le tort d'assigner à ce fait un caractère beaucoup trop absolu, d'y voir une preuve de l'immobilité de l'islam, de son hostilité pour la civilisation. Les causes de cette immutabilité plusieurs fois séculaire des peuples musulmans ne résident pas dans leur religion même. Au reste il n'y a pas eu un arrêt complet de l'islam depuis Ach 'ari et Ghazâli. En premier lieu, sa doctrine s'est affermie dans les divers pays où il a régné, et elle aussi s'est pour ainsi dire pliée aux formes d'existence locales. Si, au point de vue officiel, la loi canonique (suivant un des quatre rites) est partout la même, dans la pratique, d'un pays musulman à un autre, des divergences plus ou moins considérables sont venues porter atteinte à cette unité théorique : on les désigne sous les noms de 'Orf ou de 'Adât; ces usages ont parfois été codifiés ; et généralement les savants musulmans, s'ils ne les légitiment pas, les tolèrent. Le dogme en lui-même est demeuré ce qu'il était; néanmoins le culte des saints, prenant de plus en plus d'importance, a permis à nombre de conceptions païennes et de superstitions de se réintroduire dans l'islam : ce n'est pas un progrès. A cette occasion, il faut dire quelques mots de la tentative faite dans l'Arabie centrale pendant la deuxième moitié du xviue siècle par 'Abd el-Wahhâb et ses adeptes pour débarrasser l'islam de ses scories, et le relever. Ces sectaires jetèrent l'anathème sur toutes les innovations qui dans le cours des temps étaient venues altérer l'islam, le culte des saints d'abord, et aussi la pratique du chapelet, l'usage du tabac, le luxe des vêtements, etc. Au commencement du xixe siècle ils réussirent à manifester par des actes leur horreur du culte des saints : ils s'emparèrent de la Mecque et de Médine et détruisirent plusieurs des sanctuaires de ces deux cités ; déjà auparavant ils avaient fait de même pour le Kerbcla des Chiites. Bientôt, au reste, l'intervention des troupes égyptiennes vint mettre fin à cette étrange tentative, et les Wahhâbites furent refoulés dans le centre de la péninsule. Quelques-unes de leurs doctrines ont parfois réussi à s'implanter en dehors de l'Arabie, notamment dans la partie occiAutres pays sonnites d'Asie et d'Afrique : — Parmi les récits de voyages : Lane, An account of the manners and cnstoms of the modem Egyptians, 2 vol., 5° édit., 1871, trad. allemande de Zenker, 1886; — H. Vambéry, Voyages dans l'Asie centrale, 1864; L'Islam au XIX« siècle, 1875; — Sur les musulmans chinois : P. Dabry de Thiersant, le muhomètisme en Chine et dans le Turkestan oriental, 2 vol., 1878; — Pour la Malaisie : L.-W.-C. van den Berg, Le Iladramout et les colonies arabes dans l'archipel indien, 1886; G. Snouck Hurgronje, De Atjehers, 1893-1894; C. Poensen, Brieven over den Islam !»( de Binnenlanden van Java, 1886; — Pour le Maroc : G. Hôst, Nachrichten von Marokos and Fes, 1781 ; Mouliéras, Le Maroc inconnu, 2 vol., 1895-1900 ; — Pour l'Algérie : Itinn, Marabouts et Khouan, étude sur l'Islam en Algérie, 1885; Doutté, L'Islam algérien, 1900; — Pourje Soudan : Le Chàtelier, L'Islam dans l'Afrique occidentale, 1899.
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dentale des Indes. Mais, au demeurant, les réformes wahhâbites sont beaucoup trop superficielles pour jamais apporter dans l'islam d'amélioration durable. Quelques auteurs européens ont voulu voir dans ces sectaires les protestants de l'islam, prétendu qu'ils s'étaient faits les champions du libre examen ; c'est là une complète erreur. Les Wahhâbites n'ont jamais songé à combattre ou à limiter l'autorité du Coran et de la tradition. Il est à peine besoin de dire que leurs doctrines ont trouvé peu d'écho au centre même de l'islam, dans les deux villes saintes. L'histoire des Sonnites, en dehors de l'Arabie, est plus pauvre encore de faits marquants. Dans l'intérieur de l'Asie, le groupe afghan mis à part, ce sont surtout des populations de race turque qui se réclament de la Sonna; dans la Syrie et sur quelques autres points ce sont des populations arabes. Dans l'Asie orientale, le centre de la culture orthodoxe était jadis Bokhàra ; mais rien de nouveau n'est jamais apparu dans ces régions. De Bokhàra, l'islam se répandit d'abord parmi les tribus turques, puis dans les provinces nord-ouest de la Chine ; d'autre part, les relations maritimes importèrent cette religion à Canton, d'où elle pénétra dans l'intérieur du Céleste Empire. Le nombre des musulmans chinois doit être assez considérable; on exagère néanmoins en l'évaluant à 33 millions. Le sort de l'islam en Chine est au reste fort incertain : son apparition a déjà provoqué à diverses reprises en ce pays de sanglantes guerres civiles, qui se reproduisent périodiquement, et dont on ne saurait prévoir le résultai définitif. L'islam a pris solidement racine dans l'archipel malais. En ces régions il y aurait environ (cette estimation ne mérite pas toute confiance) 30 millions de musulmans, châfe'ïtes en majeure partie. La conversion de ce pays n'est pas au reste chose faite ; elle est en train de se faire et l'islam commence à peine à y refouler ou à y détruire, par étapes, les croyances et les coutumes païennes. Il ne saurait être question en Malaisie d'une culture musulmane autocéphale : l'éducation religieuse de la population y est entre les mains des Arabes (Hadhramoutides d'origine pour la plupart) qui y résident, et des quelques aborigènes qui, par des voyages à la Mecque et au Caire, ont acquis une connaissance un peu sérieuse des principes de l'islam. Dans l'Afrique, l'islam a trouvé, presque depuis son origine, et trouve encore aujourd'hui une terre extrêmement favorable aux conversions. L'Egypte offre l'image d'un développement religieux sensiblement analogue à celui des pays turcs et arabes ; mais le paganisme local antéislamique a continué d'y fleurir sous les formes du dervichisme, et surtout du culte des saints. Il en est de même de toute la côte septentrionale de l'Afrique; mais de plus en ces régions le culte des saints morts n'a point suffi aux populations berbères; et le peuple y honore en outre, sous le nom de marabout (morâbit), des gens pieux, des ascètes encore en wfc Nous avons indiqué précédemment la fréquence des mouvements hérétiques chez les Berbères ; nous avons également parlé (p. 301) de l'extension de l'ordre des Sanousîya. — Sur la côte de Zanzibar, qui dès l'antiquité
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se trouva en relations maritimes avec l'Arabie, l'islam s'est répandu d'assez bonne heure. Pendant longtemps le pays fut politiquement uni à l'Oman; et de ce fait la doctrine des Abadhites, rameau de la secte khârijite, put s'y implanter. Enfin, à une époque plus récente, a commencé la conversion des populations nègres de l'intérieur de l'Afrique; elle se continue encore. Le trouble de l'état politique de l'Egypte, l'intervention de l'Angleterre, surtout dans la question esclavagiste, ont amené dans le Soudan égyptien la constitution d'un État nègre musulman. Cet État, avec un certain Mohammed Ahmed (1844-1885), qui se fît passer pour le Mahdî, devint fort puissant vers 1880. La chute tragique de Khartoum (1883), la guerre avec l'Abyssinie sont encore présents à notre mémoire. On put redouter un instant que ces succès du Mahdî attirassent à ses drapeaux victorieux une grosse partie du monde musulman. Mais cette crainte n'était pas fondée, parce que, dès le début, les directeurs de l'islam au Caire et les Sanousîya se déclarèrent hostiles au Mahdî. L'empire de ce dernier n'a survécu à sa mort que d'une dizaine d'années. Nous avons déjà montré (cf. sup. p. 308) à quelle lamentable situation est tombé l'islam des Chiites persans : il n'y a guère à espérer de ce côté de renaissance. Néanmoins, là aussi apparut en ce siècle un réformateur, Mirzâ cAlî Mohammed (1820-1850), généralement connu sous le nom de Bûb (porte, c'est-à-dire intermédiaire entre les croyants et l'imam caché). Le Bàb était un pieux rêveur, menant une vie paisible et retirée; ses idées, pour lesquelles il faisait de la propagande par la plume et la parole, offraient un singulier mélange de sentiment national persan, de çoûfîsme et de kabbale. Il eut bientôt un grand nombre de partisans; lorsqu'en 1848 le Chah mourut, certains d'entre eux tentèrent un mouvement dans le Mazanderàn, et prirent aussi sur quelques autres points une attitude menaçante. L'autorité jugea alors nécessaire d'intervenir militairement et, avec toute la cruauté persane, elle commença alors, — elle a continué depuis, — à persécuter les infortunés Bâbi. Le Bâb lui-même qui, emprisonné depuis longtemps, n'avait pris aucune part au soulèvement populaire, fut fusillé à Tebriz. Néanmoins le bâbisme se propagea en secret ; il n'y fut plus au reste question d'hostilité ouverte contre le gouvernement : ses chefs, Çoubh-i-Ezel et Behâ Allah, s'étaient enfuis sur le territoire turc. Sur la plainte de la Perse, les autorités turques leur interdirent le séjour des provinces voisines de la Perse et les transportèrent à Andrinople. Ils cherchèrent à y continuer leurs intrigues (1864) ; mais des dissensions ne tardèrent pas à éclater entre eux : Behâ Allah prétendit être le personnage qui devait manifester Dieu, c'est-à-dire le Mahdî ; les amis de Çoubh-i-Ezel ne voulurent rien entendre; et finalement le dernier fut interné à Chypre, le premier à Acco où il mourut en 1892. Les écrits de Behâ Allah sont assez nombreux, et jouissent auprès des Bâbi d'une haute considération. Le professeur anglais Browne a particulièrement bien mérité de la science orientaliste par ses recherches sur les ouvrages de Behâ Allah, et les autres productions du bâbisme.
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Les musulmans de l'Inde occidentale sont, d'après les données les plus vraisemblables, au nombre de 57 millions. Partie d'entre eux professent le sonnisme, partie le chiisme. Naturellement, ils ont conservé nombre d'usages proprement indiens, plus ou moins en opposition avec la loi musulmane. La célèbre et intéressante tentative de l'empereur Akbar (1556-1605) pour fonder une religion universelle, basée sur de libres principes philosophiques (Dîn i Allah, Religion d'Allah) n'eut pas comme on pense bien, d'effets durables. Toutefois les tendances libérales n'ont pas fait défaut dans la suite aux musulmans de l'Inde. Elles se manifestent surtout aujourd'hui par des tentatives pour harmoniser l'islam avec les exigences de la civilisation européenne.
�CHAPITRE X
LES HINDOUS
63. Les Indo-Européens en général.
§ 65.
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Les Indo-Européens en général
La famille indo-germanique, que l'on appelle aussi indo-celtique ou aryenne, comprend les Hindous, les Iraniens (Bactriens, Perses, Mèdes, et aussi, vraisemblablement, les Scythes), les Arméniens, les Phrygiens, les Thraces, les Albanais, les Grecs, les populations de l'Italie, les peuples baltiques, les Slaves, les Germains et les Celtes. L'unité de cette famille de peuples a été mise hors de doute par la philologie comparée. Quand, dans la première moitié du xixc siècle, les maîtres de la linguistique, Bopp, Rask, Schleicher, etc., eurent établi les bases de la science, on crut qu'il était possible de découvrir également, en se servant des noms de la flore et de la faune, des saisons et des phénomènes naturels, le pays d'origine de la race indo-germanique. Aujourd'hui, plus de cinquante ans après les premiers enthousiasmes, l'attente a été bien déçue, et l'on parle de l'habitat et du tronc primitifs des Indo-Germains avec bien plus de réserve qu'il y a seulement trente ans. Des résultats que l'on prétendait certains sont redevenus problématiques; les linguistes d'aujourd'hui déclarent la plupart des premières conclusions prématurées et inexactes. Le point de départ de la race indo-germanique a été cherché un
1. BIBLIOGRAPHIE. — Parmi les livres qui traitent de la race aryenne nous citerons seulement ceux de : Max Mùller, Chips, Essays, Lectures on the science of language; II; Roth, Die hochslen Gôtter der arischen Vblker, Z. D. M. G., 1852; J. Darmesteter, Le dieu suprême dans la mythologie européenne, R. H. R., 1880; réimprimé dans les Essais orientaux, 1883 ; A. Pictet, Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, nouille édition en 3 volumes, 187S, livre excellent pour l'époque; 0. Schrader, Sprachvejleichung und Vrgeschichte, linguistisch-hislorische Beitriige zur Erforschung des 'ndogennanischen Alterthums, 2» éd., 1890; en outre, von Bradke, Ueber Méthode und Urgebnisse der arischen Alterthumswissenschaft, 1890; — P. Asmus a donné une étude Philosophique des matériaux mythologiques dans un livre intéressant et plein a idées, Aie Indogermanische Religion in den Hauptpunkten ihrer Entwickelung, 2 vol.,
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peu partout, sur le haut plateau du Pamir, en Arménie, dans le sud de la Russie, en Lithuanie, dans le sud de la Suède. Mais la question est beau coup plus compliquée qu'on ne le croyait au début. Les anciennes théories n'ont donc plus de valeur. Ce sont des hypothèses, d'ailleurs fécondes qui ont été dépassées." Le beau livre de 0. von Hehn, Cûlturpflanzen uni Hausthiere, fait comprendre combien peu de résultats on peut tirer d'un seul ordre de données. Les rapports des peuples indo-germaniques avec les habitants primitifs des pays où ils s'établirent ou avec leurs voisins, ne se laissent pas facilement embrasser d'un coup d'œil. Les Aryens, en pénétrant dans l'Inde, y trouvèrent de nombreuses populations {Kola, Gonda, Dravida); les limites des migrations iraniennes dans la direction de Babylone d'une part, d'autre part, du Touran, sont difficiles à déterminer. Quelle est la part des Indo-Germains et des Sémites dans les cultes de l'Asie Mineure, quelle relation rattache la civilisation étrusque à la civilisation grecque primitive; quels sont les peuples préhistoriques dont on retrouve dans le nord de l'Europe les palaffites, les tombeaux et les armes? Voilà des questions dont ni la linguistique ni l'anthropologie ne nous font prévoir la solution prochaine. Les constructions provisoires ont été écartées comme prématurées. Seules restent debout quelques propositions sur les rapports spéciaux de parenté qui unissent certains groupes de peuples pris à part. 11 est certain par exemple que, comme on l'avait reconnu dès l'abord, les Perses et les Indiens réunis constituent un groupe; mais, d'autre part, les Iraniens tiennent de fort près aux peuples slaves. Il n'est plus permis de parler d'un groupe gréco-italique; au contraire, les peuples italiques ont beaucoup de points communs avec les Celtes. Nous avons donc beaucoup moins à dire, au sujet de l'ancienne religion indo-germanique, que les mythologues des générations précédentes. Tandis qu'ils étaient prompts à trouver, pour un nom de divinité grecque, une racine sanscrite qui en expliquait la nature, il nous semble risqué de fonder l'interprétation sur la seule étymologie. Beaucoup d'hypothèses en apparence lumineuses, comme le rapprochement de Varuna et d'Ouranos, se sont trouvées erronées ou du moins douteuses, et beaucoup de linguistes ont plus d'une objection à élever contre la mythologie comparative. L'ethnographie a elle aussi placé son mot dans la discussion, et montré que tels et tels caractères, que l'on croyait essentiellement indogermaniques, avaient leurs analogues non seulement chez les Sémites et les Egyptiens, mais même chez les Peaux-Rouges et d'autres sauvages. Sans doute il reste des points indiscutés. Pour la période indopersique, il faut laisser au fond commun le Yama-Yima, Soma-Haoma, la personne du « meurtrier de Vritra » et mainte autre notion. De même, on attribue toujours à la période indo-germanique la conception du dieu lumineux du ciel, du combat des dieux avec les démons de l'obscurité, d'autres encore; mais l'idée, développée récemment encore par von Rydberg, que cette époque primitive a eu une Cosmogonie et une Eschatologie bien définies, n'est pas admissible.
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pour définir le caractère général des religions indo-germaniques il n'y a pas à se préoccuper en première ligne des données préhistoriques : il s'agit de déterminer la place que les Indo-Germains ont prise, au cours de leur évolution, dans l'histoire des religions. Ordinairement on les met en parallèle avec les Sémites, en montrant chez ceux-ci la prédominance de la religion, chez ceux-là celle de la « civilisation » ; chez les uns Dieu dans l'histoire, chez les autres Dieu dans la nature (Max Mûller). La valeur de semblables considérations générales ne peut être rabaissée que par ceux qui ne s'intéressent qu'à la recherche de détail et n'ont pas le sens du général et de la philosophie de l'histoire. Les principales religions indogermaniques, celles des Indiens, des Perses, des Grecs et des Romains, qui d'ailleurs diffèrent beaucoup les unes des autres, sont les types classiques du polythéisme développé et spiritualisé. Tandis que les Sémites se sont élevés au supra-terrestre, et que leurs religions respirent un esprit de soumission (Islam) et d'absolue dépendance (voir § 23), les Indo-Germains se sont attachés à la vie immanente du monde, et leur religion n'a jamais tracé entre le divin et l'humain de démarcation rigoureuse.
Mais LES HINDOUS1
Par le D'
EDV. LEHMANN
(de Copenhague).
66. Le peuple et la civilisation de l'Inde. — 67. Les Védas. — 68. L'autorité des Védas. — 69. Les dieux. — 70. Les différentes divinités. — 71. Le culte védique. — 72. La magie. — 73. La vie morale; la mort et l'au-delà. — 74. Les castes. La vie sacerdotale. Les dieux des prêtres. — 7î>. La doctrine des TJpanishads. — 76. Cosmogonie. Métempsychose. — 77. Les écoles philosophiques. — 78. Les Jaïna et leur doctrine. — 79. Caractère général du bouddhisme. — 80. La littérature du bouddhisme. — 81. Gotama Bouddha. — 82. La doctrine bouddhique. — 83. La communauté bouddhique. — 84. Le bouddhisme dans l'Inde. — 85. Le bouddhisme tibétain ou lamaïsme. — 86. Le bouddhisme en Chine et au Japon. — 87. Origines de l'hindouisme. — 88. Les sectes et leurs écrits. — 89. Les dieux et la théologie. — 90. La vie religieuse. —91. L'influence de l'Islam. — 92. Le présent.
§ 66. — Le peuple et la civilisation de l'Inde. On définit habituellement le caractère indien d'une façon très incomplète. Le détachement de la réalité terrestre, qui sans conteste est le trait prédominant d'une grande partie de leur littérature, ce qu'il y a de fantaisiste et d'abstrait dans leur pensée, et le mépris du haut duquel on considère la vie pratique dans les cercles instruits et religieux ont fait naître l'idée que les Indiens en général sont un peuple de rêveurs et d'imaginatifs,
1. BIBLIOGRAPHIE. - Sur l'Inde en général : Ludwig, Géographie, Geschichte und Verfassung des alten Indiens, 187a, et l'article toujours utile de Benfey sur l'Inde dans Ersch und Gruber; Chr. Lassen, Indische Alterthumskunde, 4 vol., 1847-1861, 2° éd. des tomes I et II, 1867-1874; Buhler, Grundriss der indo-arischen Philologie und Allerthumskunde. — Histoire de l'Inde : Eduard Meyer, Gesch. des Alterth., I, et Lefman
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sans force et sans activité. Mais ces descriptions ne s'appliquent qu'à certaines couches de ce peuple et à certains moments de son histoire; pour l'ensemble, l'impression est essentiellement différente. Aux hardis envahisseurs aryens de l'Inde, des rêveries et des prétentions philosophiques n'auraient certainement pas suffi pour arracher cette riche contrée à la sauvage population primitive et pour y fonder une civilisation durable. Le courage et l'énergie, non plus que les capacités pratiques et le goût de la vie, ne manquaient à ces Indiens. Mourir en combattant vaillamment était considéré comme un bonheur pour les héros, mais ils préféraient encore vivre « cent automnes ». Après la mort s'ouvrait le ciel avec la vie éternelle pour les braves. Mais les Indiens ne se maintinrent pas sans dommage dans le pays qu'ils avaient conquis. Le climat tropical a visiblement exercé sur eux une action affaiblissante, quoiqu'il ne les ait pas aussi complètement épuisés qu'on le dit fréquemment. Encore au moyen âge, les Indiens se montrent un peuple de robuste activité. Le Mahâbhàrala, Y Iliade de l'Inde, est à la vérité envahi par des considérations philosophiques (postérieures à sa première rédaction) qui auraient été bien étrangères aux héros de l'Iliade; mais le fond du poème est un récit épique qui ne le cède pas à celle-ci en allégresse belliqueuse. Le fait que des prêtres, enfermés dès une haute antiquité dans le cercle étroit de leur caste, se sont absorbés dans la pratique creuse des sacrifices et la spéculation inactive, et que les lettrés aient développé en dehors de cette caste le pessimisme qui résultait de cette existence vide, n'est pas la conséquence nécessaire du caractère du peuple indien. Le fond de la population ne se ressentit aucunement de ces phénomènes pathologiques; la puissante caste des guerriers continua à vivre joyeuse et vigoureuse, de même que les classes civiles. Les Indiens ont rivalisé dans le comdans Oncken. — Pour l'histoire littéraire, les livres de L. v. Schroeder, Indiens Literatur und Cultur; Macdonnell, Sanskrit Literature, 1901; les ouvrages plus anciens de A. Weber, Akademische Vorlesungen, 1852, 2" éd. 1875, et de Max Millier, A histûry of ancient sanskrit Literature, 1859. — Sur la civilisation indienne on trouve beaucoup de renseignements dans : A. Weber, lndische Streifen, 3 vol., 1868-1879; Max Mùller, Chips from a german worksliop (en allemand, Essays, 4 vol.); Monier Williams, Indian Wisdom (on y trouve entre autres un esquisse de la science indienne); — H. Zimmer, Altindisches Leben; Dutt, Hist. of civilizalion in Ane. India, I-III, 1890. Pour l'histoire religieuse de l'Inde, les œuvres anciennes de H.-F. Colebrooke (Mise. Essays, ed. by Cowell), de H.-H. Wilson (Works, ed. by Rost, 5 vol., 1861:1865) et surtout de J. Muir (Original Sanskrit Texls, 3e éd., 1890; surtout les volumes 11I-V) sont encore des sources très utiles; de même Weber, lndische Studien, collection paraissant depuis 1849. — Comme manuels pour l'ensemble de l'histoire religieuse de l'Inde, l'ouvrage de A. Barth, Les religions de l'Inde, 1870, paru d'abord dans VEnc. des se. relig. de Lichtenberger, puis sous une forme plus développée, en traduction anglaise, dans les Trtibner Or. Séries, en 18S2 (toutes les références nécessaires y sont indiquées) et celui de E.-W. Hopkins, The religions of India, 1895, sont des livres à tous égards recommandables. — Celui de Max Millier, Hibbert Lectures on the origin and growth of religion as illustrated by the religions of India, 1878, vaut toujours la peine d'être lu; ses Gifford lectures, 4 vol., traduites en allemand, n'y ont rien ajouté d'essentiellement nouveau. — Monier Williams, Religious thought and life in India-, Vedism, Brahmanism and Hinduism, et P. Wurm, Kurze Geschichte der indischen Religion, sont utilisables. — Bibliographies étendues dans les Bulletins de Barth, dans R.H.R-
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merce avec les peuples occidentaux, et les richesses de l'Inde ne furent pas exclusivement des productions naturelles du sol. De plus les Indiens ont été des conteurs par excellence, et justement dans leurs récits populaires se manifeste une mondanité très consciente. Une fine observation des choses et de la vie, une sage morale s'y unissent à un esprit mordant, une belle humeur frivole et gaillarde, et surtout une ironie pénétrante à l'égard de l'orgueil et de l'avidité des prêtres, et de la fausse sainteté des comédiens d'ascétisme. Ainsi toute la vie indienne ne se ramène pas à la religion ; mais il n'est pas douteux que la dévotion, tant par ses manifestations actives que par la pensée puissante et la riche littérature qu'elle a produite, y ait joué un grand rôle. La religion reste malgré tout la grande œuvre des Hindous. Pendant trois ou quatre mille ans cette religion a dominé sur un pays immense, et conservé, malgré les profondes transformations qu'elle a subies, une individualité très marquée. L'éloignement du monde réel, qui dans les grandes formes postérieures de cette religion en constitue le caractère essentiel, ne se manifeste sans doute pas dès ses commencements ; mais tous les degrés de son développement ont en commun une tendance au mystérieux et à l'abstrus, qui se révèle aussi bien dans les symboles imparfaits des premiers temps que dans les distinctions subtiles et les spéculations, souvent profondes seulement en apparence, des âges suivants; l'imagination s'y meut toujours de préférence dans le démesuré et l'illimité. Les Indiens ont su de boniïe heure concevoir l'infini comme une unité, et comme une unité spirituelle; une sorte de monisme spiritualiste est la forme prédominante de leur pensée religieuse; ils placent l'être dans l'esprit, et voient dans les choses une apparence trompeuse, et l'on admire l'effort qu'ils font pour sacrifier l'apparence et saisir l'être ; le renoncement, cette passion sainte des Indiens, est le témoignage par excellence de cet effort. Cet être que la pensée dispute au monde sensible a été rarement conçu par les Hindous comme transcendant ; l'immanence de'l'esprit universel est le principe pour eux évident de leur conception du monde. Ce panthéisme décidé, dans le cours de la vie religieuse, se résout souvent en athéisme, et la dévotion, qui ne se détache pas du renoncement, prend de ce fait un certain caractère de nihilisme. Autant les Indiens prirent d'intérêt à la religion, autant ils ont eu peu d'aptitude à la vie politique. S'ils ont pu être braves à la guerre et adroits dans les arts de la paix, s'ils ont manifesté certaines capacités juridiques, ils n'ont jamais pu former une nation, et il n'a jamais été question d'un empire hindou; à cela l'étendue de la contrée a peut-être d'ailleurs contribué. Par là s'explique le fait que les Indiens n'ont jamais joué dans l'histoire universelle un rôle décisif. Sans doute les Indiens avec leur civilisation se sont répandus sur tout le sud de l'Asie, et même sur les grandes îles de la Sonde; et c'est à une religion indienne que s'est convertie la moitié du monde mongol. Mais les Indiens n'ont jamais pu établir au delà des limites de l'Inde une domination qui fût en état de soutenir ces mouvements religieux. Et même dans leur propre pays, contre
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les grandes puissances envahissantes, ils ont toujours eu le désavantage Les Grecs comme les Perses, les Anglais comme les musulmans ont trouvé en eux une proie aisée, et l'avenir de la; civilisation indienne est gravement mis en péril par ce défaut de sentiment national et de sens politique. Il est naturel qu'un peuple qui éprouvait si peu le désir d'avoir une histoire, ait également peu fait pour la conservation de son histoire par des écrits. Les brahmanes ne se souciaient guère de ce qui se passait dans ce monde de l'apparence et de la souffrance, et si des chefs avisés n'avaient laissé çà et là quelques inscriptions, que seulement les derniers indologues ont commencé du reste à rassembler et à interpréter, nous serions, au sujet de la chronologie hindoue, dans un complet embarras. Mais, en matière de science, l'œuvre des Indiens est importante. Ils ont cultivé les mathématiques et l'astronomie, ils avaient des connaissances médicales, leur logique et leur psychologie sont admirables, et dans l'étude de la grammaire, ils n'ont pas été dépassés par les Arabes, mais seulement par la linguistique européenne moderne. En général, les Indiens ont des dispositions pour les exercices intellectuels qui demandent de la subtilité. L'expérience n'a jamais été de leur goût; de là l'arrêt, la pétrification précoce de leur esprit, et plus particulièrement de leur science. En ce qui concerne la religion, le trop de subtilité a toujours été le malheur de l'Inde ; une théologie roide et un ritualisme vide ont contribué, dès l'époque védique, à éliminer de la vie religieuse sa fraîcheur originelle. Il n'y a guère de beauté dans les livres sacrés des Indiens, et même parmi les poèmes védiques, ceux qui ont une valeur poétique sont l'exception. Les Indiens ne manquaient cependant pas du tout de sens esthétique, comme le prouve en première ligne leur poésie profane, épopée et drame. Dans les arts plastiques, ils sont loin de s'être élevés aussi haut : à part les admirables productions de leur industrie d'art, il n'y a lieu de vanter que leur brillante architecture.
LA RELIGION VÉDIQUE ET BRAHMANIQUE
§ 67. — Les Védas *. Nous appelons la plus ancienne période de la religion indienne période védique, du nom de ses textes sacrés. Véda signifie « savoir » (cf. oïSa). La science sacrée consignée dans ces
1. BIBLIOGRAPHIE. — R. Roth, Zur Litteratur und Geschichte des Weda, 1846; Ff. Max Muller, Lectures on the Vedas, 1865, Chips I. — Traductions du Rig-Veda : Grassmann, traduction métrique, 1876-77; plus important, mais peu accessible : A. Luclwig, 1876-1879, avec un commentaire de grande valeur, des références et des explications mythologiques ; Max Muller, S. B. E., XXXII ; Oldenberg, S. B. E., XLVI ; — Geldner et Kaegi, 70 Lieder des Rig-Veda, 187o, bon choix de textes sous une forme métrique agréable. — Sur la religion des Védas, outre le 1er volume de Muir, voir : A. Kaegi, Der Rig-Veda, 2° éd., 1881, très recommandable comme introduction ; H. Oldenberg, Die
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livres provient d'une révélation. Les Védas « ne sont pas écrits de main d'homme », ils sont d'origine absolument divine, et inspirés dans le sens strict du mot. Aussi sont-ils l'autorité infaillible pour la foi et pour la conduite. La littérature védique est très considérable; elle contient non seulement les chants sacrés, mais aussi des traités rituels de théologie pratique, et les premiers débuts de la spéculation philosophique. Les collections de chants qui forment le fond des Védas, et que nous avons coutume de désigner simplement sous le nom de Védas, portent dans la langue indienne le nom de maniras. Elles se partagent en quatre sections (samhitâs, collections) : le Bigveda, livre des poèmes religieux; le Sâmaveda, composé de chants et de textes liturgiques ; le Yajurveda, qui contient les formules du sacrifice ; enfin une quatrième collection, postérieure par la date de la rédaction, mais non par le contenu, l'Atharvaveda, livre des chants et sentences magiques. De ces quatre livres, ce sont principalement le Rig et l'Atharva qui intéressent la science des religions. La partie moderne des Védas, à peu près entièrement écrite en prose, consiste en ce qu'on appelle les Brâhmanas. Ces textes sont consacrés à tout ce qui concerne le sacrifice, mais ils contiennent accessoirement beaucoup de mythologie, de théologie et même de linguistique. Aux Brâhmanas se rattachent comme appendice les Aranyakas, « ouvrage de la forêt », et les Upanishads, i( enseignements », qui contiennent la plus ancienne philosophie des Indiens. Postérieurs aux Védas, mais appartenant en partie au même cycle littéraire, il y a les Sûtras, qui font partie des Vedângas, membres du Véda. Ils sont le « fil conducteur » de l'enseignement scolaire, et par suite rédigés en général sous une forme résumée, tandis que les Brâhmanas sont développés et abondants. L'autorité des Sûtras est très inférieure à celle des Brâhmanas; ces derniers sont, dans leur totalité, aussi bien que les Mantras, mis au nombre des ouvrages révélés (Çruti). Au contraire, il n'y a qu'un petit nombre de Sûtras, qui participent à cet honneur; ce 'sont les Çrautasûtras ; la plupart appartiennent à la « tradition » [Smrti, smârlasûtras) ; ils traitent des coutumes domestiques (Grhyasûlras) et du droit (Bharmasûtras). Le fameux livre des lois de Manou est sorti de la littérature des Bharmasûtras. Sur l'antiquité des chants védiques, des mantras, on n'a que de vagues présomptions. Même quand nous pourrions déterminer l'époque de leur rédaction, nous n'en serions que peu avancés, car ces poèmes sont les monuments d'une longue évolution religieuse, qui s'est accomplie par une infinité de degrés et a peut-être débuté dans un passé d'un éloignement insondable. Mais si loin que nous reculions la date de ces chants, une chose est certaine : c'est que les chants védiques portent déjà une empreinte purement indienne, d'où l'on peut conclure qu'en tout cas ils sont nés sur le sol indien, sous le soleil de l'Inde.
Religiondes Veda, 1894, la meilleure des expositions parues jusqu'à présent(trad. franç. Par Y. Henry, Paris, 1903). Plus court et de moindre importance, mais tout à fait prauque: E. Hardy, Die Vediseh-brahmanische Period der Religion des alten Indiens, 1893.
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En utilisant certaines données astronomiques contenues dans les textes védiques, Jacobi a récemment fixé l'époque de la civilisation védique à environ deux mille ans avant Jésus-Christ. Il croit même avoir trouvé de quoi remonter plus haut, et ces éléments de chronologie vont jusqu'à quatre mille ans avant Jésus-Christ. L'astronome hindou Tilak est arrivé en même temps que Jacobi, à un résultat analogue. Cela ne nous renseigne pas d'une façon précise sur la date d'apparition de la poésie védique. Ordinairement on la place entre douze cents ans et mille ans avant JésusChrist; mais si l'on considère que la secte jainiste, qui a paru vers 850 avant Jésus-Christ, n'a pu se développer que sur les débris du Védisme, et même après l'époque de floraison du Brahmanisme, postérieur lui-même au Védisme, on trouvera cette date beaucoup trop peu éloignée. En tout cas, les Védas font partie des textes littéraires les plus anciens de l'humanité, et pourtant il est manifeste que ces chants d'une antiquité vénérable sont l'œuvre non du commencement, mais de la fin d'une période religieuse et poétique. Assurément les Védas témoignent parfois d'une imagination jeune et d'une pensée primitive, qui nous reportent peut-être à l'origine du peuple; mais ce ne sont jamais là que des vestiges. La façon poétique de traiter la mythologie et le développement théorique des idées religieuses trahissent sans cesse une vie spirituelle qui vieillit et qui décline, où la scolastique et le pédantisme étouffent la pensée, où la croyance est devenue une théorie et le culte un froid rituel, et où le prêtre-poète ne sait plus rendre quelque nouveauté aux antiques matériaux de ses compositions qu'à l'aide de procédés savants. L'art poétique qui a produit notre Véda était devenu une sorte de métier, la technique du vers était définie et enseignée dans l'école. L'appareil poétique est tout formé, et il s'agit seulement de l'employer aussi habilement et spirituellement que possible, et de rendre le chant artistique et agréable au goût du connaisseur érudit par des jeux de mots, des énigmes, des expressions à double entente et des allusions difficiles à comprendre. Il va de soi qu'une pareille méthode n'a donné que des résultats médiocres : la plus grande partie de cette poésie védique si réputée est vide et sèche, pauvre de sens, contournée, pénible et obscure pour les Hindous eux-mêmes; ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas des beautés cachées, ni que dans les hymnes védiques que nous connaissons il ne se trouve des poésies inspirées et remarquables. S'il n'est pas exact que cette poésie soit de provenance immédiatement populaire, il ne l'est pas non plus que sa matière soit exclusivement religieuse. Tous les chants du Bigveda ne sont pas des poèmes sacrés, et d'ailleurs le principe de la collection n'est pas liturgique; beaucoup de morceaux sont de caractère entièrement profane ; on trouve dans le Rigveda des fables et des légendes poétiques, et même des vers très obscènes. Les grandes fêtes sacrificielles célébrées par des princes ou de riches seigneurs étaient des prétextes à chants. Le brahmane, qui était le poète sorti de l'école traditionnelle, devait débiter un poème, de préférence, dans les temps les plus anciens, un chant nouveau, composé pour la circonstance.
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Sans la moindre vergogne, les poètes ont plié leurs productions à cette situation; non seulement beaucoup de chants védiques ont un ton de courtisanerie et flattent le seigneur et ses passions, mais le désir d'une ample rémunération (elle consistait en vaches) s'exprime souvent de la façon la moins dissimulée; car on comprend bien qu'un art si difficile ne se pratiquait pas gratis. Aussi le poème est-il souvent fait pour rapporter le plus possible. Dans la plupart des chants védiques, lenom del'auteur nous est indiqué; désignation souvent dépourvue d'intérêt ou même de sens. Mais il est certain qu'il a existé une tradition sur les poètes védiques, et même qu'elle a des fondements historiques. Certaines familles de poètes nous sont connues non seulement par ce qui nous est raconté d'elles, mais aussi grâce au texte même des chants, à leur caractère, à leur refrain, etc. A l'origine était l'ancêtre, le saint Rishi, dont la famille et les poésies de la famille tenaient leur nom. Le plus célèbre de ces Rishis est Vasishtha, à la famille duquel le septième livre du Rigveda est attribué. A la façon dont paraissent les Rishis dans la littérature védique, il est visible que ce sont en général des personnages légendaires. L'histoire de la lutte de Vasishtha avec le roi Viçvâmitra peut avoir quelque vraisemblance historique, car la vache au sujet de laquelle ils luttèrent était bien la récompense que le roi-prêtre pouvait avoir gagnée aux dépens du fameux Rishi; mais la plupart des autres traits qu'on raconte des deux chanteurs relèvent entièrement de la légende, et même du mythe. L'histoire de Vasishtha est intimement liée avec le mythe d'Indra; on lui attribue une origine divine. Il en est de lui comme de Musée ou des autres chanteurs du passé : ils peuvent avoir existé, mais ils sont devenus mythiques. Dans la disposition des parties du Rigveda, il est tenu grand compte des familles de poètes. Cette disposition est réglée très soigneusement et d'après des principes si arrêtés, que Bergaigne croyait retrouver comme principe d'arrangement un système arithmétique, fondé sur le nombre et la longueur des chants et des strophes. Ce système ne s'appliquait qu'en forçant les choses ; les chants sont rangés en réalité d'abord d'après les auteurs, ensuite d'après les divinités (Agni, puis Indra, etc.), puis d'après les mètres employés ; ce n'est qu'ensuite que l'on prend en considération le nombre des strophes, d'ailleurs avec une précision tout à fait pédantesque. Des dix livres (Mandalas) du Rigveda, le premier et le dixième forment chacun en soi une division ; les Mandalas 2-9, livres des familles, constituent ensemble une catégorie, dans laquelle il faut signaler particulièrement le septième livre (livre de Vasishtha), le huitième et le neuvième (livre du Soma). Le dixième livre, qui contient beaucoup de chants magiques et philosophiques et ressemble par là à YAlkarvaveda, passe généralement pour le plus récent. Cela est juste en ce qui concerne la rédaction, car visiblement ce livre résulte d'une addition postérieure, mais non en ce qui concerne la matière du livre, qui est même en partie très ancienne. Ce dixième livre est très important pour l'histoire de la religion et des mœurs à l'époque védique.
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§ 68. — L'autorité des Védas Il faut tout d'abord remarquer que pendant des siècles les Védas se sont transmis oralement et non par écrit. La parole qu'ils portent est un principe cosmique, c'est la force qui supporte et produit tout, c'est quelque chose de divin et d'éternel. Cette doctrine a traversé dans la spéculation indienne plusieurs phases, dont nous allons indiquer les principales. Déjà dans les chants du Bigveda on en trouve les premiers indices. Sans doute, l'idée qui domine est que ces chants ont été composés par des poètes. Ces poètes reconnaissent même leurs fautes et leurs faiblesses. Mais, en même temps, l'apothéose des vieux Rishis est en plein développement; on les identifie avec les Pilris, et même avec les dieux (surtout avec Agni). On les représentait comme doués d'une pénétration divine; c'étaient les compagnons de table des dieux ; par leurs chants et leurs formules ils donnent le jour à Ushas; c'est leur sacrifice qui procure au soleil son éclat. La puissance des chants égale celle du sacrifice, dont ils constituaient primitivement une partie. Une théorie de l'origine des trois Védas, qui ne se trouve encore que dans le Purushdstàkia, les fait procéder du sacrifice de l'homme originel. Dans le reste de la littérature védique, et dans la littérature postvédique, cette théorie est abondamment développée. Ainsi il est dit dans le Çatapatha Brdhmana que Prajâpati, le sacrifice, qui au début existait seul, fit sortir de lui-même par sa dévotion les trois mondes (terre, air et ciel); puis provinrent Agni, Vâyu, Sûrya; puis les trois Védas; puis les trois paroles sacrées (bhû, bhuvas, svar, qui désignent les trois mondes); cependant les trois Védas ont été créés en vue du sacrifice, dont ils sont la condition nécessaire. De ce passage et d'autres passages analogues ressortent avec évidence l'origine divine et la signification cosmique des Védas ; les mondes sont compris dans les trois Védas et reposent sur eux, les Védas sont ainsi à la fois l'essence et la base du monde. Les trois Védas sont compris dans les trois lettres de la syllabe ôm (aum), et dans la Gayatrî (trois strophes à Savilrî, Bigveda, III, 62) formule que l'on considérait comme la « mère des Védas » et sur laquelle on enseignait toutes sortes de choses fantastiques. De même la pensée que les Védas, en même temps qu'infinis eux-mêmes, sont aussi les sources de toutes choses, et que d'eux procèdent toutes les propriétés, est exprimée fréquemment. Il est à peine nécessaire de faire ressortir qu'on attribuait à la connaissance du triple Véda une valeur incomparable. L'étude du Véda fait partie des cinq devoirs quotidiens, qui sont : les dons aux animaux (spécialement l'entretien des oiseaux), les dons aux hommes (l'hospitalité, y compris le don d'un verre d'eau), aux ancêtres, aux dieux (y compris le présent d'un fagot), enfin l'étude des Védas. Celui qui la pratique fait par
1. BIBLIOGRAPHIE.
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J.
Muir, Or. Sanskr. Texts, t.
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là même aux dieux son sacrifice, les chants du Rigveda sont une offrande de lait, ceux du Yajurveda une offrande de beurre, ceux du Samaveda une offrande de soma, ceux de YAtharvaveda une offrande de graisse. Ce sacrifice procure le monde éternel et la réunion avec Brahma. Même les exercices ascétiques sont inférieurs à l'étude des Védas, car non seulement elle mène à la connaissance vraie, mais tous les péchés s'engloutissent dans le triple Véda. A cette haute estime des Védas s'opposent des jugements plus ou moins dédaigneux sur quelques-unes de leurs parties ou même sur leur ensemble. La division du Véda, que la spéculation postérieure regarda comme originellement un, fournissait déjà matière aux critiques. Les différentes écoles se considéraient réciproquement comme hérétiques et impures : ainsi il y avait antagonisme aigu entre ceux qui enseignaient le Rigveda et ceux qui enseignaient le Sâmaveda, entre les deux écoles se rattachant au Yajurveda, entre celles de YAtharvaveda et les trois autres. Mais c'est aussi par comparaison avec d'autres écrits que les Védas ont été dépréciés. Les Itihâsas et les Purânas s'attribuent quelquefois à euxmêmes une valeur égale ou supérieure à la leur; souvent aussi on les range, eux cinquièmes, avec les quatre Védas. Enfin dans la littérature védique même (dans les Upanishads) s'exprime déjà la pensée que la connaissance des Védas est inférieure à la connaissance vraie qui s'acquiert par la contemplation mystique. L'homme n'arrive à l'intelligence suprême de l'être vrai que quand toute distinction claire a disparu de son esprit; alors le Véda même n'a plus pour lui aucune valeur. La théorie du Véda a été développée en système par les différentes écoles philosophiques et par le commentateur Sâyana-Mâdhava (xive siècle après J.-C). Les écoles philosophiques ont pris par rapport au Véda des positions diverses, souvent antagonistes, mais toutes ont senti le besoin de s'expliquer au sujet de cette parole sacrée et d'y rattacher leur doctrine. Il fallait aussi lever des doutes et des scrupules de toute espèce, et également déterminer la position de la tradition (Smriti) par rapport au Véda. Cette détermination consista généralement à considérer la Smriti (où l'on comprenait, outre les Sûtras et les livres juridiques, les aphorismes philosophiques, les Itihâsas et les Purânas) comme fondée sur le Véda, ou à destiner ces écrits récents aux femmes, aux Çudras, etc., pour qu'ils y apprissent la voie du salut, tandis que l'étude des Védas restait le privilège des hommes des trois castes pures. Parmi les points controversés dans les écoles, il faut mettre au premier rang le problème de l'éternité du Véda. Il ne s'agit que de l'éternité par rapport au monde; la postériorité par rapport à Dieu n'est pas exclue. Cette éternité est soutenue par l'école du Vedânla, tandis que le Nyâya et le Sânkhya se déclarent contre elle. En outre on discute sur l'éternité du verbe et du son dont procéderaient la parole et le son des Védas. Si Ion objecte que cette éternité n'est pas conciliable avec la présence des noms propres de chanteurs, de personnes et d'objets divers, les partisans de l'éternité interprètent ces noms étymologiquemcnt; ils les prennent
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pour des désignations d'espèces et non d'individus et considèrent les Rishis non plus comme poètes, mais comme dépositaires des chants et chargés de les transmettre. L'origine du Véda est rapportée tantôt à un dieu suprême (Içvara, Brahma), tantôt à un principe impersonnel; il y a aussi une école (le Nyâya) qui fonde l'autorité du texte sur la fides human de son auteur. — On était également en désaccord au sujet du profit qui peut être tiré du Véda. La divergence se manifeste de la façon la plus aiguë dans les deux parties de la Mîmânsâ : l'une pose comme le but du Véda la prescription des règles pratiques de l'action morale, tandis que pour l'autre il consiste dans la connaissance de la réalité suprême. Mais ces interprétations reposent toutes sur le fondement de l'autorité du Véda, si différemment qu'on la comprenne d'ailleurs. Le rejet, par principe, de l'autorité du Véda ne se présente que comme une singularité, par exemple dans la doctrine du Bhagavata, qui prêche une dévotion (bhaktï) pour laquelle l'étude du Véda n'a aucune valeur.
§ 69.
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Les dieux '.
L'expression la plus générale de l'idée de Dieu est en sanscrit le mot devâ, qui provient d'un mot div ou dyu, lequel comme verbe signifie briller, et comme substantif signifie ciel. Cette dénomination représente les dieux comme des êtres brillants et répandant la lumière, mais ils ne sont pas nécessairement des phénomènes célestes. A part sa signification générale de « Dieu », le mot deva désigne encore une catégorie déterminée d'êtres surnaturels, les dévas. Ces dévas, dans un grand nombre d'hymnes, s'opposent à une autre famille de dieux, les asuras. L'appellation d'asuras (de asu, vie; la racine as = esse) désignait ces dieux comme des êtres vivants, des esprits. La théologie védique fixe généralement le nombre des dieux à 33, et les répartit suivant les trois régions (ciel, air et terre) en Vasus, liudras et Âdiiyas. Le nombre 33 ne correspond pourtant pas de loin à la multiplicité réelle des dieux et représente plutôt le nombre des groupes de divinités, car la multiplicité des dieux indiens est très grande : « 3339 dieux ont rendu hommage à Agni », dit un hymne védique. La multiplicité de l'être divin est toujours présente à la conscience du poète védique; le monde lui-même est pour lui le jeu de forces variées et contingentes. D'ordinaire cependant le chant védique s'adresse à un dieu ou à un couple
1. BIBLIOGRAPHIE. — R. Roth, Z. D. M. G., II et VI, Die iiltesten Gotter, etc. — Seulement à l'usage des spécialistes : A. Hillebrandt, Vedische Mythologie, I, Soma und verwadti Gotter; II, Agni, etc.; Ludwig, Beitriige zu der Mythologie, clans le troisième volume de son Rig-Veda, 1878; et l'œuvre plus ancienne et initiatrice de A. Bergaigne, U religion védique, 3 vol., 1878-1883. — Le livre de P. Regnaud, Le Rig-Veda, 1892, est, comme l'a prouvé la critique de A. Barth, R. H. R, 1895, très peu sûr. — Beaucoup de questions védiques essentielles sont traitées dans Pischel et Geldner, Vedisèt Studien; — Macdonnell, Vedic Mylhology (Grundriss der Indo-Arischen Philologie)-, présente une bibliographie complète et donne d'excellents aperçus de l'état actuel des questions.
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de dieux (bien qu'il y ait des hymnes à tous les dieux), et le dieu célébré dans chaque chant y est souvent représenté comme hors pair et suprême. Cette exaltation occasionnelle de chaque dieu en particulier a reçu le nom de kathénothéisme ou plus brièvement d'hénothéisme, dont il a déjà été question (§ 2). Cette forme de religion n'a rien de commun, avec le monothéisme; elle ne procède pas du sentiment de l'unité de l'être divin; elle résulte simplement du caractère enthousiaste que prend en chaque cas particulier le respect religieux. On peut voir combien la religion védique est peu monothéiste au fait que, de tous les sacrifices réguliers, aucun n'est offert à un seul dieu. La croyance védique présente un syncrétisme frappant dans la conception des dieux. En même temps qu'on célèbre le dieu invoqué comme dieu suprême, non seulement on lui attribue les prérogatives d'une multitude d'autres dieux, mais on lui prête même, absolument sans critique, leurs caractères, leurs fonctions et leurs gestes. Cette confusion des attributs divins fait qu'il est difficile de se former une idée distincte des individualités divines. On ne peut guère la considérer comme une étape vers le monothéisme, c'est plutôt le panthéisme futur qu'elle contient virtuellement. Les indices d'un véritable monothéisme ne se trouvent que dans des chants cosmogoniques très récents, et qui, tant par leur âge que par leur nature, sortent de l'horizon intellectuel des Védas. NATURE ET CARACTÈRE DES DIEUX. — Les dieux védiques sont souvent décrits comme dieux de la nature, en ce sens qu'on les considère ou bien comme étant des forces de la nature ou bien comme représentant ces forces. Pour être précis, il faut dire seulement que ces divinités sont en relation très étroite avec la nature, et que cette relation avec les phénomènes naturels est très nettement marquée dans les développements poétiques. Les Hindous de cette époque primitive étaient remplis d'un sens très vif delà nature; ils se sont sentis sous la puissance des éléments. Ils demandent aux dieux les bienfaits de la nature, vie, prospérité et fertilité, et leur culte a pour objet d'obtenir l'accomplissement heureux et certain des phénomènes naturels. Le culte ne peut avoir cette efficacité que parce que les dieux ont pour fonction de diriger la nature. La foudre n'est pas Indra, mais c'est Indra qui lance la foudre; il n'est ni la pluie, ni le soleil, il est celui qui dispense la pluie et la lumière solaire. Il ne faut d'ailleurs pas méconnaître qu'on trouve dans les Védas des dieux qu'il est impossible de distinguer des éléments correspondants. Ainsi Agni est le feu, et n'est pas autre chose que cet élément sous ses différentes formes. Sûrya est tout à fait identique au soleil. Cependant les dieux védiques ne sont, ni quant à leur essence, ni quant à leur action, liés exclusivement à la nature. Déjà un dieu comme Varuna s'élève par ses attributs bien au-dessus de son substratum naturel; et il y a même des divinités auxquelles on ne peut assigner de semblable substratum, et qui sont de caractère spirituel ou purement abstrait. Ainsi la nature des dieux védiques ne peut s'exprimer d'un seul mot. La religion des Védas s'est développée pendant une longue période, et elle estle
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produit de plusieurs races et de plusieurs peuples. Aussi faut-il toujours s'attendre à trouver dans les Védas des conceptions profondément différentes. Cette diversité est encore plus manifeste quand on considère le monde bariolé de la vie religieuse inférieure, populaire. En dehors du cercle brillant et auguste des dieux, se démène une véritable cohue d'esprits et de démons dans l'air et sur la terre : ce sont des diables et des esprits malins des sorcières, des sylphes et des fantômes, que l'homme doit écarter ou disposer favorablement à son égard. Répondant beaucoup mieux aux besoins religieux de la masse populaire que les divinités supérieures théologiquement définies, ces divinités de second ordre ont dû jouir d'une vénération non moins réelle ; elles s'introduisent d'ailleurs dans le cycle mythique des dieux officiels si souvent qu'une séparation entre le monde des dieux et celui des démons est assez difficile à établir. Si nous ajoutons à cela encore le culte d'une infinité de choses et de phénomènes naturels, montagnes et fleuves, plantes et animaux, un fétichisme grossier mélangé d'adoration des ancêtres et de culte des morts, nous obtenons une image de la religion védique un peu trouble et par certains côtés assez basse, mais qui a l'avantage d'être complète et sincère. Il n'y a pas de raison pour considérer les démons comme le vestige d'un culte tout à fait primitif ; ils sont aussi aryens que les dieux eux-mêmes et que le monde d'esprits tout à fait analogue que nous retrouvons dans les religions européennes. L'aspect extérieur des dieux est aussi variable que leur nature. Pourtant d'ordinaire les dieux supérieurs sont conçus comme analogues aux hommes. Leur aspect, de même que leur vie et leur nature, est humain. Ils mangent et boivent, ils aiment et haïssent, et ces immortels risquent plus d'un tour et lancent de temps en temps des plaisanteries robustes. Souvent ils apparaissent en guerriers, mais plus souvent encore et surtout dans les textes récents, en prêtres sacrificateurs. On ne peut s'attendre à trouver dans les Védas une représentation plastique des dieux. Les Hindous ne savent pas déterminer nettement les traits d'une image; quand les physionomies divines ne s'évanouissent pas dans l'indéterminé, elles se perdent en général dans le monstrueux et le bizarre. Des figures à demi ou totalement animales, des symboles incompréhensibles et toutes sortes d'imaginations étranges satisfont les Indiens. Cependant en les comparant, comme on le fait souvent, à cet égard avec les Grecs, on ne doit pas oublier que, dans l'imagination populaire des Grecs, de semblables représentations des dieux prédominaient également : la beauté plastique des Olympiens est un produit de l'art et non de la religion. La vie spirituelle des dieux supérieurs présente toutes les perfections d'un type divin très élaboré : immortalité, toute-puissance, omniscience, etc. Mais l'immortalité a pour condition la boisson divine (amrta = PpoGi'a), la toute-puissance n'est souvent qu'une simple supériorité physique, et l'omniscience des dieux est souvent soumise à des limitations très étroites. Quant au caractère, les dieux sont en général aimables et
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complaisants pour les hommes, quand les hommes savent les prendre. Ce, n'est qu'exceptionnellement qu'on trouve chez eux la violence et la fausseté, et il n'y a qu'un seul dieu qu'on puisse qualifier de puissance malfaisante. Mais cette bienveillance a aussi son revers : les dieux se laissent trop facilement gagner par les prières et les présents des mortels, et nous verrons à quels embarras peut les mener leur faiblesse en présence des largesses humaines.
§ 70. — Les différentes divinités.
LES ASURAS. — L'antique Byaus pitar, le « père ciel », mérite la première place dans l'énumération des anciens dieux indiens, pour laquelle il faut tenir compte aussi de leur ordre chronologique. De son importance préhistorique, peut-être comme père des dieux, peut-être comme simple dieu, on ne trouve plus dans les Védas que des vestiges à peine visibles ; sa nature, ses fonctions, son culte, sont également inconnus. C'est ce qui rend bien difficile de décider quel rapport existe entre lui et le roi des dieux des Indo-Germains occidentaux, dont il se rapproche ; en tout cas le nom est commun. A Dyaus se rattache étroitement Prithivî, la Terre. La terre maternelle est ici, comme presque chez tous les peuples, invoquée comme déesse. La respectable Aditi1 a dû être, elle aussi, une déesse de la terre. C'est ainsi que les théologiens indiens l'ont déjà comprise. On l'a souvent considérée, en vertu d'un raisonnement hasardé sur la très douteuse étymologie de son nom, « sans lien », comme une sorte de personnification de l'éternité ou de l'infini. Cette explication était d'autant plus fâcheuse qu'elle entraînait à faire de tout un groupe d'Asuras qui sont désignés comme ses fils, les Âdityas, des êtres d'éternité. Puis on a prétendu qu'Aditi est une abstraction récente, conçue après les Adityas pour leur servir de principe maternel. Mais Aditi est sans aucun doute une divinité très ancienne et tout à fait concrète. C'est une source de biens et de richesses, une puissance qui répand les bénédictions et qui protège. Avec elle habitent les morts. Faut-il la rattacher à la terre, ou, comme le veulent certains auteurs, à la région inférieure du ciel? C'est ce qui est encore en question. « Les Adityas conservent ce qui se meut et ce qui est; ils sont les protecteurs célestes du monde entier; voyant au loin, ces êtres sacrés, exerçant la souveraine domination, punissent tous les forfaits. » Ces paroles védiques expriment l'essentiel du caractère des Âdityas. Le côté moral de leur activité est partout en évidence. Il y a aussi en eux de la bienveil-
i. Roth, Die hochsten Gotter, considère Aditi comme l'Éternité; Max Muller y voit ,,ni; Pisehel, Ved. Stud., II, 85 et suiv., la déesse de la terre; Hillebrandt, Die bottin Aditi, l'aspect féminin du ciel; Colinet, Transact., IX. Congr. Or., 402, la lumière céleste. Ce dernier explique le nom d'Aditi par la racine di, briller. Voir aussi s. borensen, Festskr. til V. Thomsen, 1894, p. 335 et suiv.
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lance : ainsi Àryàman, un dieu ancien, qui est rarement nommé, et que son nom désigne déjà comme « généreux » : c'est « un être bon, qui donne sans qu'on le prie ». Mitra fait également partie des dieux qui, à l'époque védique, restent au second rang. Il n'y a qu'un chant qui soit consacré à lui seul; partout ailleurs il est invoqué avec Varuna. Il semble avoir été Un dieu d'union, du moins son nom porte à le croire : milra signifie en sanskrit « ami », et dans l'Avesta, « serment, fidélité ». On ne sait s'il a été dès l'origine un dieu solaire, comme il l'est dans les Védas et surtout dans l'Avesta. En tout cas, il ne se montre dans tout son éclat sous son aspect solaire que lors de sa seconde manifestation, en dehors de l'Inde. Dans les Védas, on l'invoque comme un dieu bienveillant, protecteur; de l'oppression il fait la liberté; il protège ceux qu'il aime contre la maladie, la mort et la défaite; il accroît la richesse et donne aux hommes la santé. Mais son courroux est redouté: « Nous ne voulons pas nous exposer à la colère de Mitra, le plus cher des hommes », épithète qu'il faut considérer comme destinée à apaiser le dieu. Tandis que Mitra se retire de bonne heure du Panthéon védique, son compagnon Varuna, le plus grand et le dernier des Asuras, y reste longtemps encore et y reçoit de grands honneurs. Placé au-dessus des autres dieux par la supériorité spirituelle, par le sérieux de son caractère, tantôt poursuivant les hommes avec rigueur et tantôt prenant pitié de celui qui l'implore, en général inconstant et portant en lui quelque chose de mystérieux et d'insondable, il est isolé et véritablement étranger dans le cercle lumineux et joyeusement sensuel des dieux indiens. Varuna est conçu comme une personne humaine. Son château fort s'élève au haut du ciel, il passe d'un lieu à l'autre sur un char, il s'habille d'un costume fastueux. On l'appelle souvent « roi Varuna »; il commande sur le monde entier et le gouverne suivant des lois rigides. Dans la nature, les eaux et la nuit forment ses domaines particuliers; c'est dans l'eau qu'il demeure, c'est dans la nuit qu'il agit. Partout où il y a des eaux, même dans le corps humain, Varuna est puissant. Comme la source de toutes les eaux est dans le ciel, le dieu a aussi sa résidence là-haut, où il sépare les courants célestes et les fait couler paisiblement vers la terre. Par suite Varuna est présent partout, en tous lieux, mais sa région propre est à l'ouest. Peut-être faut-il rattacher l'omniscience de Varuna, sur laquelle les Védas insistent fortement, à son caractère nocturne. En tout cas, tout lui est connu, même les plus intimes pensées du cœur, et ce qu'il ne pénètre pas lui-même, ses mille espions le lui rapportent. Personne ne trouve dans l'obscurité un refuge contre sa vue. « Il sait qui marche et qui reste immobile, qui se glisse secrètement, qui cherche une cachette et qui s en échappe; ce que deux hommes complotent assis ensemble, Varuna roi le sait, lui, troisième. — Me glisserais-je plus loin que les cieux ne s'étendent, je n'éviterais pas Varuna le roi; du ciel accourent ses espions, de leurs milliers d'yeux ils inspectent le monde. » Ici l'hymne de Varuna se rapproche du ton biblique. Cependant il ne faut pas assimiler cette
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ubiquité ténébreuse du dieu qui épie dans la nuit à l'omniprésence de Jahve. Avec Jahve et sa toute-puissance, Varuna, dans l'ensemble, a très peu de ressemblance. En tant que gouverneur du monde, Varuna a d'abord créé l'ordre de la nature (non la nature elle-même). Il a séparé le ciel de la terre et établi les fondements du ciel; il a bâti au soleil une large voie; comme le boucher étend la peau des animaux, il a étendu la terre devant le soleil; il conduit les jours, comme le cavalier conduit ses cavales. Par-dessus tout, il a établi l'ordre moral de la vie humaine. La morale qu'il a établie a d'ailleurs un caractère primitif, purement juridique. Elle repose sur la distinction pure et simple du juste et de l'injuste et se résume dans la loi de compensation nécessaire. Les suites de toute transgression se font voir immédiatement; elles sont comme des lacets tendus devant les pas du criminel; Varuna l'y emprisonne et l'y atteint de ses armes mystérieuses. La peine consiste généralement en maux purement physiques, en particulier l'hydropisie, à laquelle le nom de Varuna se trouve souvent associé dans les Védas. Ainsi Varuna le juge se manifeste surtout comme vengeur; souvent il se présente comme un malin démon qui connaît les faiblesses des hommes et qui a du plaisir à les prendre dans les filets du péché ; souvent aussi c'est un dieu plein de compassion, capable de pardonner et d'oublier la faute, qui rend l'homme assez sage pour éviter le péché, et le conduit d'une main douce à travers la vie. Un beau trait qui caractérise les rapports des hommes avec Varuna, c'est que la prière y prédomine de beaucoup et rejette en arrière l'éternel marché du sacrifice. C'est une prière véritable et fervente, non sans supplications plaintives, que nous trouvons dans ses hymnes et surtout dans ceux auxquels est attaché le nom du chanteur Vasishtha : « Pardonne ce que nos pères ont autrefois commis ; pardonne ce que nous avons mal fait de nos propres mains; écarte de moi mes propres fautes, et ne me fais pas, ô Seigneur, expier pour des étrangers. » Ici la comparaison avec la dévotion juive serait justifiée. On fait ordinairement dériver le nom de Varuna de var, « entouré, couvert», et on identifie avec l'oupavo; grec. Cependant le caractère de dieu céleste, que l'on attribue ordinairement à Varuna, n'est pas établi. Oldenberg et Hardy ont récemment voulu faire de lui un dieu lunaire. Oldenberg en fait même un dieu d'origine sémitique, abusant d'une certaine analogie qu'il présente avec des conceptions babyloniennes. La pacifique domination des Asuras disparut dès l'époque védique. La vie énergique et belliqueuse des Indiens ne s'accommodait pas, semblet-il, de ces divinités paisibles et mystérieuses. On voulut des dieux visibles, lumineux, hardis, belliqueux, qui pussent prêter main-forte dans la bataille et le travail. Les Devas se présentaient comme tels, et c'est vers eux que l'on tourne les sacrifices, bientôt exclusivement. Ce processus historique se reflète dans nombre d'hymnes védiques ; on y apprend comment les Devas ravissent aux Asuras la boisson divine et comment ils attirent
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à eux la flamme du sacrifice (Agni). Il y a aussi des relations pacifiques entre les deux groupes : on propose à Varuna de se mettre sous la dépendance des Devas. La victoire des Devas fut si complète, que deva devint le terme générique qui désigne les dieux, tandis qu'asura devint la désignation de certains démons. La différence entre les Asuras et les Devas se manifeste de la façon la plus claire quand on compare Indra à Varuna. « L'un abat plus d'ennemis dans la lutte, l'autre conserve éternellement les lois. » Quoique cette définition soit propre à faire prendre les Devas pour des dieux plus grossiers, et les Asuras pour plus élevés, on ne peut méconnaître que la civilisation qui se reflète dans le culte des Devas est plus brillante que celle de l'époque des Asuras. La vie paraît être devenue plus joyeuse et plus active, les relations des hommes avec les dieux sont plus libres ; la crainte du mystérieux Varuna a fait place à la joyeuse confiance en Indra. La nature des Devas se manifeste nettement dans le principal dieu de ce groupe, Indra. Jacobi a récemment expliqué son nom comme signifiant « homme » (cf. avqp). Indra est le préféré des Indiens, le plus national et le plus populaire des dieux védiques, celui qu'on invoque le plus souvent, qu'on célèbre le plus. On vante sa vigueur virile; « taureau ruisselant», il éclate de mâle énergie, et une force colossale réside dans ses membres. Dans les combats il est le géant invincible, le guerrier puissant qui met en pièces les ennemis. Clair de chevelure (différent en cela des bruns fils du sud), il se tient sur son char, traîné à travers les airs par ses étalons étincelants; le carreau de foudre en main, il lance des éclairs dans tous les sens. Sa puissance et sa grandeur n'ont pas de limites. C'est un dieu sans égal, c'est l'unique roi du monde, qui a créé et qui conserve les choses. Le ciel et la terre obéissent à sa volonté; son corps s'étend sur les deux à la fois; il recouvre la terre d'un orteil; dans son poing fermé il tient le monde entier. Il a pour ennemis tous les démons qui gâtent la nature et oppriment les hommes. Les Dasyus à la peau noire sont souvent mentionnés. Les Dasyus représentent originellement les habitants primitifs du Dekhan, qui furent refoulés par les Indiens; dans la légende ils subsistent comme démons et spectres; ils hantent l'atmosphère et cherchent même à se glisser dans le ciel. Il est question aussi des Râkshasas, dangereux démons nocturnes, des Yâlus, mystérieux enchanteurs, enfin des Panis, les avares, qui ne veulent pas livrer aux hommes le trésor de la pluie. Ils ont volé les vaches dont sort la pluie et les tiennent enfermées dans leur caverne; c'est seulement grâce à l'aide de Brhaspati, le dieu des prières, qu'Indra réussit à pénétrer dans les rochers et à délivrer les vaches. Mais le pire ennemi, c'est Vrlra, qui couvre les eaux et méchamment les tient prisonnières. « Haut dans l'air était Indra et il lança son trait contre Vrtra. Celui-ci, caché dans le nuage, se jeta sur lui avec fureur. Mais Indra avec son arme aiguë maîtrisa l'ennemi. » Le combat est si terrible que le ciel, la terre et toutes les créatures en tremblent; effrayés par le souffle de Vrtra, tous les dieux s'enfuient; le ciel s'illumine des
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éclairs d'Indra; même Tvashtar, qui a forgé le carreau de foudre, tombe évanoui à ses effets terribles. Le mot Vrtra signifie obstacle, arrêt, arrêt de la pluie et de la fertilité pendant la sécheresse. Souvent Vrtra est représenté comme un serpent (Ahi). Çushna, qui cause les mauvaises moissons, est un démon analogue de la stérilité. L'exploit cosmique d'Indra, c'est la défaite de ces démons de la sécheresse. Il se manifeste comme dieu du vent quand il apporte la pluie. Il se précipite avec violence et pousse devant lui, avec des beuglements de taureau, les vaches-nuages. Les montagnes tremblent; il brise les arbres et fait tourbillonner la poussière. Après la pluie, Indra travaille également pour la joie des hommes, quand ils ont eu assez d'humidité et désirent de nouveau le soleil. Alors il le fait renaître, verse lumière sur lumière et dévoile la céleste aurore; il chasse l'obscurité et rend visible le ciel. — Le grand drame annuel se reproduit en petit dans le drame quotidien; toujours Indra est celui qui procure le soleil et l'aurore, le créateur et le seigneur de la lumière, l'ennemi de toutes les puissances des ténèbres. De même en tout ce qui touche la vie humaine, Indra nous apparaît comme une puissance bienfaisante. Avant tout, il assiste dans le combat le guerrier pieux ; jamais celui qu'il aime n'a été battu ; sans son aide, pas de victoire. Dieu bon assurément, « le seul dieu qui ait compassion des hommes », il donne des deux mains, de la gauche comme de la droite, et beaucoup; jamais il ne prend rien pour lui-même. Ce n'est que contre le méchant qu'il peut se courroucer : car Indra punit le crime ; il juge les bonnes actions et les mauvaises. Pourtant il n'atteint pas à la sublime sagesse d'un Varuna. D'un guerrier il a les faiblesses comme les vertus, il est sensuel et brutal, précipité et violent, sans mesure dans le manger et le boire ; il absorbe « des lacs de soma » ; rien d'étonnant à ce qu'après cela il titube dans l'air et voie les choses sens dessus dessous. Le caractère sacré du mariage n'est pas non plus très fortement imprimé dans sa conscience morale, et sa femme Indrânî doit s'accommoder de bien des choses. Quant à la cruauté, on n'en remarque pas chez Indra. Il est colère, mais facile à apaiser. Bienveillant en général, il ne se distingue pas par son sens pratique. Aussi se met-il souvent, malgré toute sa puissance, dans de graves embarras, dont il ne se tire que grâce à ses auxiliaires. En général Indra est dépeint d'une façon très humoristique. Les hymnes à Indra montrent combien ce dieu a été populaire. Il rappelle à cet égard le Thor des Germains. Indra a pour serviteurs et compagnons les impétueux Maruls, troupe nombreuse de dieux du vent sauvages et turbulents. On les appelle « ceux lui répandent la pluie ». La pluie est leur sueur qui tombe sur la terre, tandis qu'avec fracas et hurlements ils traversent l'air en compagnie d'Indra. Comme lui ils combattent en char, et ils l'assistent dans la bataille; mais comme courage et comme ardeur ils sont bien au-dessous
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de ce grand dieu. C'est ce qui apparaît dans un hymne (I, 16o) ou Indra les a attirés au combat en prétextant qu'il les menait à un gros sacrifice' la ruse est bientôt découverte, et quand les Maruts aperçoivent Vrtra ils prennent la fuite ; plus tard le dieu les flagelle de railleries bien méritées. Les Maruts sont unis par la parenté et des relations multiples avec Rudra, le mauvais dieu des Védas. Rudra est évidemment une divinité très ancienne ; dans la mythographie védique, il y a tout un groupe de « Rudras» à côté des Vasus et des Adityas. C'est aussi un des rares dieux védiques qui aient conservé leur puissance jusqu'à nos jours, car c'est lui qui survit dans le Çiva de l'hindouisme moderne. — On raconte que quand le dieu Prajâpati se fut rendu coupable d'inceste avec sa fille, les dieux, voulant produire un être assez cruel pour punir ce crime, rassemblèrent en un tas ce qu'ils avaient en eux de plus terrible, et que de là sortit Rudra. Cette légende brahmanique, qui contient assurément un grossier anachronisme, car Prajâpati est sans aucun doute une figure beaucoup plus récente que Rudra, donne une idée claire de la netteté avec laquelle on a conçu Rudra comme un dieu terrible et vengeur. Il est le chasseur sauvage qui avec sa troupe se précipite sur la terre et abat avec ses flèches les hommes qui lui résistent. « Bleu-noir1 est son ventre, rouge est son dos ; avec le bleu-noir il couvre l'ennemi, avec le rouge il atteint celui qui le hait. » Il est en rapport avec le bétail; il lui commande, et quand il est mal disposé, répand sur lui des maladies; mais comme il peut supprimer la maladie quand on l'apaise par des sacrifices, on le considère aussi comme un dieu qui guérit. Il exerce aussi sur les hommes sa puissance de contagion et de guérison ; on récite sur les malades la formule : « Le trait que Rudra t'a lancé aux membres et au cœur, nous te l'arrachons maintenant en tous les sens ». —- On avait autrefois l'habitude de considérer Rudra comme un dieu de l'orage, mais Oldenberg a prouvé définitivement (Die Religion des Veda, p. 223 et suiv.) que c'est un dieu des montagnes ou des forêts, un être du genre des faunes et des sylvains de la mythologie indo-germanique, dieux pastoraux et esprits de l'orage, en tous cas, puissances redoutables; le fait que les Maruts sont fils de Rudra est alors un signe de la relation entre le vent d'orage et les bois qui couvrent les montagnes.
DIEUX DU JOUR ET DE LA LUMIÈRE. — « Le feu s'est éveillé sur terre, le soleil monte, la grande aurore brillante déploie sa splendeur, et vous, ô Açvins, vous avez équipé votre char. Le dieu Savitar a au loin éveillé la vie. »
C'est ainsi qu'un hymne nous représente le spectacle du matin. Les Açvins auxquels l'hymne est adressé sont un couple de frères qui paraissent ici comme conducteurs de chars. Leur nom, qui vient de açva (cheval, equus), les désigne comme cavaliers ou conducteurs de chevaux. On voit tout de suite que, comme conception mythologique, ils sont iden1. "Le sanskrit n'a qu'un mot pour désigner le bleu et le noir.
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tiques aux Dioscures, mais il est plus que douteux qu'ils se rattachent à la même constellation. On peut dire seulement avec certitude qu'ils se rattachent à un phénomène lumineux du matin, à l'aube, aux premiers rayons du jour, à l'étoile du matin, etc. Les Açvins sont des divinités fortes, hardies, et en même temps bienveillantes, secourables, préservatrices. Non seulement ils amènent la lumière et la rosée du matin, mais ils assistent l'homme dans tous ses embarras et ses dangers, et l'accompagnent de leurs bénédictions dans les moments décisifs de la vie. Guerriers, ils protègent l'homme pieux dans la bataille; dans l'ouragan et la tempête, ils apparaissent au marin qui les implore et le ramènent heureusement chez lui. On les invoque comme médecins : ils guérissent spécialement les maladies des yeux, et rendent même la vue aux aveugles. Grâce à eux les hommes redeviennent jeunes quand la faiblesse de l'âge en a fait des infirmes; ils rendent aux femmes fanées la fraîcheur et la beauté; ils procurent des enfants aux hommes stériles, et celui qui veut contracter mariage doit obtenir l'assistance des Açvins. Comme Hespéros, ils conduisent la fiancée dans les bras du fiancé qui l'attend; l'enfant ne vient pas au jour sans leur aide. C'est d'eux que dépend toute prospérité, et même la fertilité du sol vient des frères lumineux, des bienveillants distributeurs de la rosée. Ushas, la vierge rose, s'empresse à la rencontre de ses frères, les Açvins. Elle les a tous deux choisis comme époux et vient fidèlement au rendezvous chaque matin, cherchant avec ardeur un époux, comme une jeune fille qui, n'ayant pas de frères, doit elle-même et sans perdre de temps s'occuper de son mariage. Elle n'est pas particulièrement prude ; elle ne craint pas de montrer au monde entier sa beauté juvénile, ou bien elle se pare comme une femme qui désire l'époux. Le fait qu'elle est l'hétaïre des dieux concorde bien avec ces caractères. L'apparition de Ushas est le signal du jour; la clarté du matin se manifeste en même temps qu'elle; elle amène sur le ciel les rouges vachesnuages; traînée sur son char étincelant, elle fraie la voie au soleil. Alors s'éveille la vie sur la terre; les oiseaux s'envolent du nid, le feu brille sur l'autel et le foyer, les hommes vont chercher leur nourriture, les prêtres chantent les hymnes et espèrent gagner par le sacrifice de nouvelles richesses. Ushas, comme Eos et Aurora (ush = uro = brûler), est une figure plutôt poétique que religieuse, un fruit de la riche imagination naturaliste des Indiens de l'époque védique, et de la joie de vivre avec laquelle ils saluaient le jour qui vient, en songeant avec tristesse au jour écoulé. « Obéissante aux lois divines, elle enlève (un jour) aux hommes; l'aurore brille, dernière de celles qui passent, première de celles qui arrivent. » Nous savons peu de chose des autres dieux de la lumière et du jour dont nous rencontrons fréquemment les noms dans les Védas. Vishnu, ce dieu plus tard si puissant, est tout à fait à l'arrière-plan dans le Véda. De ses gestes de dieu solaire, on nous dit seulement'qu'il a traversé le "el en trois pas, ce qui, pour la théologie védique, symbolise les trois
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étapes journalières du soleil, matin, midi et soir, ou les trois manifestations de la lumière, le feu, l'éclair, et le soleil : vraisemblablement il s'agit de son ascension à travers les trois régions du ciel dont il est parlé dans le Véda et l'Avesta. Les Brâhmanas nous apprennent que Vishnu est représenté comme un nain ; plus précisément il est le nain d'Indra il accompagne le roi des dieux dans ses fugues et, grâce à son adresse, il le secourt dans les moments critiques. Il le fait d'autant mieux qu'il sait pratiquer l'art des enchantements et se métamorphoser suivant les circonstances. Saviiar, Y « excitateur », est également un dieu solaire; il n'est pas le disque solaire, mais le soleil dans son mouvement. C'est le soleil qui monte et appelle les hommes à l'action, et aussi qui ramène le repos de la nuit. Sûrya, au contraire, est le soleil lui-môme ; son nom du reste signifie soleil. Sûrya est représenté sous la forme féminine comme femme ou fille du soleil; il est d'ailleurs rare qu'on le conçoive comme une personne. Dans les formes postérieures de la religion indienne, Sûrya est une divinité masculine. Pûshan, le dieu de l'éclat solaire, est caractérisé avec plus de précision. Il est essentiellement un dieu pasteur, et en tant que tel le dieu des castes inférieures. Il donne le lait aux vaches et protège les foyers. Il voyage souvent avec Indra, non dans un char somptueux à brillant attelage, mais dans un petit char traîné par des chèvres. Il ne boit pas le soma; il se nourrit d'une bouillie chaude dont il a tant mangé que ses dents en sont gâtées. En général Pûshan est une figure plébéienne, à demi comique; s'il a obtenu la dignité de guide des âmes, c'est vraisemblablement grâce à sa fonction de dieu des chemins, qui lui revient comme dieu pasteur (cf. Hermès). Agni, le feu, de même qu'il est vénéré partout sur la terre dans le culte du foyer, est dans la religion sacerdotale des Védas invoqué en qua lité de flamme du sacrifice. Le mot agni (= ignis), qui désigne ordinairement le feu dans la langue indienne, est aussi le nom du feu-divinité. Il n'est guère question dans le Véda d'une figuration individuelle d'Agni : le dieu est identique à l'élément qui lui correspond, et toutes les considérations auxquelles le feu peut donner lieu s'appliquent également au dieu du feu. Il sommeille dans le bois et se réveille quand le sacrificateur en frotte les morceaux'; il réside dans le soleil, et c'est même lui qui l'évoque, quand, allumé avant le jour, il brille en face du ciel. Il naît des eaux, sans doute parce que les eaux donnent la croissance et la force au bois qui engendre le feu. Il y a lieu de penser aussi, à ce propos, aux « eaux d'en haut », du sein desquelles Agni éclate sous la forme de l'éclair. En tout cas la tradition dit qu'il a été apporté du ciel. Le Prométhée indien s'appelle Mâtariçvan; cependant c'est la famille sacerdotale des Bhrigus qui est censée l'avoir pris dans sa cachette et l'avoir dévotement allumé au chant des hymnes. Cette dernière tradition peut contenir une certaine part de vérité, car Agni est certainement une figure du sacrifice; d'abord simple flamme, il
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a été élevé à la dignité de génie de la classe sacerdotale et du sacrifice. Aussi a-t-il lui-même le caractère de prêtre des dieux, et même il représente parmi les dieux le prêtre sacrificateur (holar). La sagesse et la dignité le distinguent; il connaît tout le rituel et s'entend à accomplir sans fautes toutes les cérémonies. Il apparaît aux hommes comme un protecteur; c'est ainsi qu'il s'associe à la vie intérieure de la maison. Au mariage et à la naissance, on sacrifie à Agni. Il brûle et chasse les démons qui épient les bœufs et les chevaux. D'autre part il assiste l'homme après sa mort; il est le guide des âmes qui conduit les trépassés dans l'empire des morts, conception qui, naturellement, se rattache à la coutume de brûler les cadavres. Agni a une importance particulière comme messager des dieux. Quand le sacrifice offert aux dieux est prêt, c'est lui qui le leur annonce; il les invite à recevoir les présents des mortels ; il monte vers eux sous forme de flamme, pour leur présenter les offrandes terrestres. Aussi les dieux ne se réjouirent-ils pas lorsqu'un jour Agni se cacha, craignant la fatigue des sacrifices ; les deux familles de dieux, Asuras et Devas, se querellèrent à son sujet; échappant aux Asuras, il s'unit aux Devas. Le mythe exprime ainsi comment le pouvoir, et avec lui la jouissance des sacrifices, passe des Asuras à une plus jeune famille de dieux. Soma est en rapports étroits avec Agni. Avec lui nous arrivons à l'un des faits les plus importants, et aussi l'un des problèmes les plus difficiles de la mythologie védique. Soma est une divinité, Soma est la pluie; il est le breuvage des dieux, le breuvage du sacrifice; il est Agni, il est le soleil et la lune, le présent des dieux, le présent des hommes aux dieux, etc. Primitivement, Soma est une boisson que l'on préparait au moyen de tiges d'asclépiade; on en faisait fermenter la sève jaune clair, et c'était, mélangée de lait, une boisson enivrante d'usage courant. Mais on l'a particulièrement employée dans le culte chez les Indiens comme chez les Perses. On attire les dieux avec leur breuvage favori, en particulier Indra, seigneur et roi du Soma, afin qu'ils apportent leurs présents, en particulier la pluie. Que le Soma lui-même ait été célébré comme un dieu, il fallait s'y attendre ; et le Soma est un dieu puissant, parce que les dieux ne peuvent pas se passer de lui et doivent par suite obéir à son appel; aussitôt qu'ils entendent le bruit des pierres à presser le soma, ils s'empressent vers le lieu du sacrifice. Comment le dieu Soma est-il devenu spécialement un dieu lunaire, ou du moins a-t-il été placé en rapports tout à fait étroits avec la lune, le mot soma lui-même, étant une des désignations sanskrites de cet astre? On discute encore sur ce point, mais il est assez probable que dans ce processus mythologique le reflet jaune-clair du suc qui donne le soma a joué le rôle de moyen terme. La fabrication du soma, qui se faisait avec une grande solennité, avait encore un autre objet que la préparation du breuvage. Visiblement le pressurage du soma est un acte symbolique ayant une valeur magique : comme le liquide traverse le filtré de poil de brebis, de môme la pluie sort
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à flots des nuages. La pluie et le soma sont souvent identifiés; le bruit du pressoir et l'écoulement du soma dans la cuve sont le mugissement et le bruissement de la pluie d'orage; le Soma prend le nom de taureau mugissant, comme Indra lui-même. Plus souvent encore, Soma est rapproché d'Agni ou lui est égalé. Pont la pensée védique, la pluie et le feu confluent l'un dans l'autre, parce qu'ils se présentent ensemble. Le feu, sous la forme de l'éclair, apporte la pluie la pluie reproduit le feu, parce qu'elle fait croître les arbres et enferme ainsi le feu dans le bois. On a dit que le soma est le feu à l'état liquide (Bergaigne). Le mythe ancien du soma pris au ciel doit s'expliquer par les relations de Soma avec Agni1. L'aigle qui va prendre le soma au ciel et qui le reprend ensuite est Agni lui-même, qui est assez souvent représenté sous forme d'oiseau. Le feu qui tombe du ciel, l'éclair, est considéré comme la cause de l'écoulement du fluide ambrosiaque, du soma, de la pluie.
§ 71. — Le culte védique 2.
En raison de leur importance croissante, les divinités Agni et Soma sont particulièrement intéressées dans le sacrifice. Car la religion védique est spécialement et d'un bout à l'autre une religion sacrificielle. «Le sacrifice est le nombril du monde » et tout ce qui est condition du sacrifice doit nécessairement l'emporter, au cours de l'évolution, dans la concurrence des éléments de la religion. Les dieux eux-mêmes, en comparaison du sacrifice, sont secondaires et presque accessoires. A la fin ils sont conçus comme des acteurs du sacrifice, qui ne peuvent exercer leur puissance que grâce à la vertu de cet acte. Le monde est créé par le sacrifice divin, les dieux eux-mêmes sont nés du sacrifice. Ces sacrifices célestes sont le prototype de ceux qui ont lieu sur la terre; le sacrifice a son origiut dans le ciel. Comme les dieux, les hommes sont sous la dépendance du sacrifice.il est leur intermédiaire dans leurs rapports avec les dieux et l'agent de leur conservation. Non seulement il est nécessaire pour sanctifier et bénir la vie quotidienne et toutes les actions importantes ; mais le cours même et la subsistance des choses sont assurés par le sacrifice. Par son caractère originel, le sacrifice védique est un banquet amical offert aux dieux. Le feu, l'offrande qui les attend, et les chants sacrés
1. Ce mythe a été autrefois, dans le livre de A. Kùhn, Die Herabkunft des Feuen, 1859, le point de départ d'aventureuses considérations d'histoire religieuse. 2. BIBLIOGRAPHIE. — A. Weber, Zur Kenntniss des vedischen Opferrituals (Ind. S/aAj X, XIII); M. Haug, Einl. z. Aitareya Brâhmana; Colebrooke, Mise. Essays, I; A. HiU> brandt, Das altindische Neu- und Vollmondsopfer, 1879; J. Schwab, Das allindisà Thieropfer, 1886; W. Caland, Alt-lndischer Ahnencult, 1893; Die altindischen Todl» und Bestattungsr/ebraiiche (Kon. Ak. Amsterd., 1S96); B. Lindner, Die Dîhliâoie die Weihe fur das Somaopfer, 1878; M. Winternitz, Das altindische UochzeitsrUmj; A. Hillebrandt, Vedische Ritual- und Zauberlitteratur, 1896; Sylvain Levi, La Dodr'0 du sacrifice dans les Brâhmanas, Paris, 1898.
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attirent les dieux et les font descendre ; on les prie de prendre place sur l'herbe sacrée qui s'étend devant l'autel, et alors on présente en abondance tout ce qui peut réjouir les immortels, gâteaux et boules de blé et Jde riz, lait et beurre, graisse et viande d'animaux sacrifiés, et surtout le jsoma, le précieux breuvage du sacrifice. Il faut encore égayer les hôtes [sublimes avec des parfums, de la musique et des danses, sans parler des [hymnes. Les sacrifices végétaux portent le nom générique de ishti; on les distingue des sacrifices animaux (paçu, pecus), et du sacrifice du soma. C'est ainsi qu'on demande aux puissances divines, en leur offrant tout ce qu'on possède, leur présence bienfaisante. Cependant cette hospitalité amicale n'est pas sans arrière-pensée égoïste. On compte que les dieux se montreront reconnaissants ; on s'attend à ce qu'ils prêtent assistance aux auteurs du sacrifice en proportion de leur libéralité, à ce qu'ils les protègent contre les ennemis ou les démons, contre la maladie ou le mauvais temps, à ce qu'ils leur assurent richesse, honneur et rang; à ce qu'ils leur donnent des enfants, des bœufs et une longue vie (il n'est pas question de biens moraux). On s'attend à tout cela ou, plus exactement, on l'exige. Le do ut des est la formule résumée du sacrifice védique. « Voici le beurre; où sont tes dons? » C'est une affaire, et l'on compte. Tel est également le caractère des prières qui accompagnent les sacrifices, et qui forment la plus grande partie des hymnes religieux du Mgveda. On doit les considérer comme ayant formé à l'origine le prologue des principaux sacrifices solennels. Les prières sont rarement inspirées par la piété ou la ferveur religieuse, jamais par l'humilité; elles tendent à la conservation des biens extérieurs ou à l'éloignement des dangers. Peu de traces de reconnaissance; le mot remercier fait absolument défaut à la langue védique. En dehors de l'intérêt de son client, le poète n'oublie nullement dans ses hymnes son intérêt personnel. Le désir du gain s'exprime dans beaucoup de chants. « Si j'étais aussi puissant que toi, ô Indra, toi qui as beaucoup à donner, je voudrais gratifier richement celui qui chante mes louanges. Je ne le laisserais pas dans la misère, je voudrais lui venir en aide, à lui qui m'exalte chaque jour. » Le côté le plus grave du sacrifice védique était son caractère expiatoire. On comprendra par la description des différentes sortes de sacrifices avec quel zèle les Indiens s'efforçaient d'expier leurs fautes et d'écarter l'impureté, et, d'autre part, quels procédés purement extérieurs et mécaniques ils employaient. Les sacrifices étaient offerts soit dans les maisons, soit à l'air libre (les Védas ne mentionnent pas de temples). Ils se divisent, suivant leur caractère privé ou solennel, en sacrifices à un feu ou à trois feux. Le plus primitif, celui des trois qui ne manque jamais, est le feu du chef de la famille (gârhapatya), le feu sacré du foyer; les deux autres étaient le feu du sacrifice (âhavânîya), qu'on allumait pour les dieux, et le feu du sud (dakshinâgni), qu'on allumait pour les mânes et les démons. On allu'IISTOIIIE DES RELIGIONS.
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mait en frottant des morceaux de bois ; le feu du foyer, établi solennellement par le chef de famille à la fondation de la maison, fournissait ordinairement le feu des deux autres autels. C'est aussi à sa chaleur qu'on faisait cuire les mets sacrificiels. Les petits sacrifices à l'intérieur des maisons, avec un seul feu allumé, étaient offerts par le chef de famille lui-même. Il s'agissait gêné ralcment de tisonner le feu du foyer et d'y faire cuire les mets destinés aux dieux, d'où leur nom de sacrifices à cuisson. Ils ont d'ailleurs peu d'importance. Les chefs de famille des trois premières classes avaient aussi le droit d'accomplir les sacrifices solennels, mais en raison de leur rituel compliqué on les confiait d'ordinaire aux prêtres, qui les exécutaient sur l'ordre des chefs et à leurs frais. La besogne sacrificielle était divisée entre le hotar (sacrificateur), qui avait à réciter les prières, Vudgàtar (chanteur), et l'adhvargu (ministre officiant), de qui relevait l'exécution des actes matériels. Toute l'opération était sous le contrôle du prêtre de rang supérieur, le brâhman, qui devait savoir par cœur tout le rituel, c'est-à-dire les trois Védas, et surveiller toute la cérémonie très attentivement, afin qu'il ne se produisît aucune négligence : car une faute non corrigée enlevait toute valeur au sacrifice entier. En effet le sacrifice formait tout un système de pratiques infiniment compliqué, qu'il fallait exécuter avec le plus grand soin et dans un ordre déterminé. Les préparatifs du sacrifice étaient déjà un travail. Il fallait purifier l'emplacement, élever l'autel et l'entourer de sillons protecteurs. La production du feu par frottement et l'installation des foyers avaient une importance particulière; toute la préparation du repas était entourée de cérémonies, depuis l'acte de traire les vaches et celui de moudre les grains jusqu'au découpage méthodique et à la cuisson de la viande; la fabrication du soma était une partie spécialement solennelle de ces préparatifs. Les prêtres devaient se laver et s'oindre le corps, porter des habits et des ceintures particulières. Pendant le sacrifice même ils avaient à observer d'innombrables prescriptions réglant leurs pas et leurs gestes, la contemplation des régions du ciel, l'alternance des invocations et des silences. Ils avaient encore la tâche difficile de réciter les hymnes et les formules sans faute, en accompagnant la récitation des actes appropriés. Mais celui qui fait faire le sacrifice ne doit pas non plus rester inactif. Il faut qu'avec sa femme il se prépare à l'acte sacré par une soigneuse purification. Cette purification comprenait tout au moins le bain, le jeûne, et la continence conjugale dès le jour précédent; il fallait également se couper la barbe et les cheveux. Pour les très grands sacrifices, cette purification (dîkshâ) était une opération compliquée et longue, qu'il fallait réaliser de la façon la plus stricte « jusqu'à ce que le sacrifiant soit maigre », « jusqu'à ce que le noir de ses yeux disparaisse, jusqu'à ce que ses os ne tiennent plus qu'à sa peau ». Cette dîkshâ pouvait durer une année entière.
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DIFFÉRENTES SORTES DE SACRIFICES. — La forme la plus simple du sacrifice officiel était le sacrifice du feu (Aghihotra), qui s'accomplissait chaque jour, matin, midi et soir, et se reliait à tous les sacrifices plus importants. Il consiste à s'arrêter respectueusement devant les trois feux ou à s'incliner devant eux. La matière du sacrifice était une offrande de lait chaud. Tous les quatorze jours a lieu un sacrifice à la nouvelle ou à la pleine lune. La cérémonie en est typique et elle est reproduite dans tous les grands sacrifices. L'offrande consiste en gâteaux divers ; on jette dans le feu des flots de beurre; un repas commun est servi au sacrifiant et aux prêtres. Il y a de grands sacrifices, plus somptueux encore, au commencement des trois saisons, le printemps, le début des pluies et l'automne. L'acte de frotter le bois et d'allumer le feu nouveau prend au commencement de chaque période une signification symbolique. Pour la fête de la saison des pluies, on figure avec de la pâte et de la laine un bélier et une brebis, sans doute en vue de la multiplication des troupeaux. Il y a dans les sacrifices beaucoup d'actes symboliques et magiques du même genre. Ce sont surtout les Maruts et Varuna, qui reçoivent des offrandes au sacrifice de la saison des pluies.
Des prémices étaient offertes en sacrifice à la récolte de l'orge et du riz ; ce n'étaient d'ailleurs pas des sacrifices d'actions de grâces. Aux deux solstices et au commencement des pluies, on ne se contentait pas de simples ishlis, ou sacrifices végétaux; on étranglait, découpait et cuisait un bouc, et on en répartissait la chair entre les dieux et les hommes ; le péritoine était réservé aux dieux, comme dans les autres cultes indoeuropéens. Mais la plus grande des cérémonies annuelles était le grand sacrifice du soma ou le pressurage du soma. et il est connu surtout sous la forme de l'Agnishtoma ou « louange du feu ». Cette fête se célébrait chaque année une fois, au printemps. C'était une véritable fête populaire. « La cérémonie commence, à la première heure, par la litanie des divinités matinales. Puis on s'occupe de préparer et de présenter les offrandes de gâteaux et de lait ; puis on procède au sacrifice des onze boucs consacrés à des divinités diverses, puis au pressurage des plantes, à la purification du breuvage obtenu, à des mélanges divers; on verse et on reverse le liquide dans différents vases, on fait l'offrande du soma aux dieux, et les prêtres goûtent la part qui leur revient. Ainsi se passe la triple série des pressurages du matin, de midi, et d'après-midi. Les rites anciens et récents s y croisent et les invocations aux dieux s'y mêlent de magie préhistorique. » (Oldenberg, p. 460 et suiv.) Le grand sacrifice du cheval (açvamedha) était le « roi des sacrifices ». H était accompli pour la protection du pays, sur l'ordre du roi et avec la participation de tout le peuple. Les préparatifs de cette cérémonie grandiose duraient toute une année. Le cheval, sanctifié par un bain, devait pendant cette année parcourir tout le pays, escorté de quatre cents jeunes gens. La consécration du maître du sacrifice et de sa femme était com-
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pliquée et d'un sévère ascétisme. Immédiatement après le sacrifice du cheval, la reine devait s'étendre en épouse auprès de la bête encore chaude cette cérémonie fournit aux prêtres l'occasion de toutes sortes de propos obscènes; elle avait probablement une signification profonde, peut-être représcnte-t-elle la consécration du pays au soleil, car dans les idées védiques le cheval a avec le soleil beaucoup d'affinités, et même dans le langage symbolique il ne fait qu'un avec lui. Il semble qu'à l'origine des sacrifices humains se soient rattachés au sacrifice du cheval; on sait que dans les autres religions indo-européennes ils accompagnaient habituellement le sacrifice du cheval ; dans l'Inde nous n'en trouvons que de faibles vestiges. L'époque de ce sacrifice, et non seulement les trois jours consacrés, mais aussi les jours précédents, était une époque de fête pour le peuple, une espèce de kermesse ou de carnaval, où la sociabilité et la gaîté se déployaient à l'aise, et où le cérémonial de la vie devenait un peu moins rigoureux. Les courses et le jeu de dés, ces deux passions des Indiens, recouvertes d'ailleurs d'un léger vernis de religion, les spectacles, les danseuses, les récitations, les énigmes, les chants, tout cela réuni formait un ensemble populaire, fantaisiste et joyeux, d'un caractère fortement laïque. Parmi les sacrifices de l'époque védique, le sacrifice aux mânes est l'un des plus anciens. Il a tous les traits d'un rite primitif. Il consiste simplement à offrir de la nourriture aux ancêtres évoqués par des conjurations; en même temps on écarte les démons de la place consacrée. Le sacrifice des boules de pâte a lieu le soir au foyer du sud ; après qu'on a tracé les sillons qui écartent les démons, on asperge le sol d'eau consacrée et on étend à terre du gazon, sur lequel on invite les pères, les grands-pères et les ancêtres à prendre place. « Puissent venir ici les pères rapides comme la pensée », dit la formule que récite le prêtre. C'est le sacrifiant qui accomplit lui-même le sacrifice proprement dit : il s'agenouille sur le genou gauche et asperge d'eau à trois reprises l'herbe et le sillon pour la purification des ancêtres; puis, abaissant la main, il dépose les trois boules de pâte aux trois endroits où il a versé l'eau, en disant : « Voici pour toi, ô père***, et pour ceux qui sont avec toi ». Puis il se relève et dit: « Venez, pères, que chacun de vous prenne sa part »; il exprime le vœu d'obtenir par cette offrande une longue vie. Ensuite on verse encore de l'eau, afin que les pères se purifient après leurs repas, et après cela on leur offre de l'huile d'onction, des vêtements ou de la laine : « Voici des vêtements, ô pères, ne nous enlevez rien d'autre ». C'est seulement alors que venaient les prières proprement dites adressées aux ancêtres. « Honneur à votre sève et à votre force, honneur à votre vie, à votre colère et à votre puissance terrifiante; puissiez-vous être les meilleurs dans ce monde où vous êtes; puissé-je être dans ce monde-ci le meilleur. » Enfin on congédie solennellement les ancêtres : « Levez-vous, pères ! prenez la mystérieuse voie ancienne, donnez-nous richesse et bonheur, et vantez parmi les dieux nos présents. » Après le sacrifice proprement dit viennent la salutation du foyer et la prière à Agni pour l'effacement de toutes les
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fautes ; on relève les trois boules ; le maître du sacrifice en donne une à manger à sa femme, afin qu'elle conçoive des enfants mâles ; il jette les deux autres dans le feu ou dans l'eau, ou bien il les donne à un brahmane. Le sacrifice védique semble, par sa forme, être une sollicitation de la faveur divine. En réalité c'est un procédé de contrainte à l'égard des dieux, car l'assistance divine est le résultat nécessaire du sacrifice exécuté d'une manière irréprochable. « La piété commande aux dieux », disent les Védas. Plus brutalement encore ils disent : « Le sacrificateur chasse Indra comme une bête sauvage; il le tient pris comme l'oiseleur tient l'oiseau; le dieu est une roue que le chanteur sait faire tourner. » Ce renversement complet des rapports religieux normaux n'est qu'une conséquence de l'idée qui détermine essentiellement le sens du sacrifice dans les Védas : le sacrifice entretient les dieux, il est leur indispensable condition d'existence. « Les dieux croissent par le sacrifice; ils tirent du sacrifice leur force; Indra tire sa force du soma. » « Comme le bœuf mugit désirant la pluie, ainsi Indra désire le soma. » Le soma l'entraîne en avant comme un coup de vent; Indra tire du sacrifice ses armes, les hommes lui forgent son tonnerre et mettent ses bras en mouvement. — Ainsi le sacrifice et l'homme qui l'accomplit sont tout à fait indispensables aux dieux. Il est facile d'en induire que les dieux ne sont pas tout à fait indispensables aux hommes et les Védas tirent en effet cette conséquence. L'action magique du sacrifice fait du dieu ou bien un serviteur de l'homme, ou souvent un être tout à fait négligeable. En général le sacrifice védique présente à un degré remarquable les caractères du rite magique. Dans le sacrifice de la saison des pluies, non seulement la cérémonie où l'on jette les noix de karîra dans le feu pour produire la pluie a l'aspect d'une évocation magique, mais l'acte tout entier doit être considéré comme un acte de magie ayant la pluie pour objet, et ce n'est là qu'un cas entre beaucoup d'autres. La différence entre le sacrifice et ce que les Indiens appellent la magie consiste simplement en ce que la magie s'adresse seulement aux démons et aux puissances occultes, tandis que le sacrifice est pour ainsi dire la magie officielle, celle qu'on exerce sur les dieux reconnus.
§ 72. — La magie l.
La magie que nous voyons apparaître maintes fois dans le Bigveda, et qui domine absolument dans VAtharvaveda, est l'expression de la religion populaire des Indiens. Elle a certainement ses racines dans les croyances les plus anciennes du peuple et a duré jusqu'à présent, sous
1. BIBLIOGRAPHIE. — Il n'existe aucune traduction complète de VAtharvaveda; on en trouvera certains livres dans Weber, Ind. Stud., I, IV, XIII. Les livres VII-XIII ont été traduits par M. Victor Henry, Paris, 1891-1896. Choix abondant de textes dans Ludwig, Rig-Veda, III, Die Mantra-litteratur und das aile Indien. Grill a traduit cent hymnes de VAtharvaveda (2° éd., 1888). Bloomlield, Hymns of the A. V., S. B. E, XLII. Weber a étudié un Brâhmana du S. V. et un Sûtra de VA. V. : Zwei vedische Texte ueber Omina und Portenta (Àbh. cl. kbn. Ak., Berlin, 1838). Gromann, Medicinisches aus dem Atharva
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des formes multiples, dans les couches inférieures de la population. Le brahmane, le prêtre par excellence dans l'Atharva, le plus important et le plus populaire des personnages sacerdotaux, a été à l'origine un sorcier et dans les Védas il conserve encore en partie ce caractère. Le mot bmhman d'où il tire son nom, et qu'on traduit d'ordinaire par prière ou faculté de prier, n'a pas seulement cette signification, mais aussi celle d'adjuration de formule d'incantation. Le brahmane devait, dans la vie publique, remplir le rôle de devin; dans la guerre, il avait à détourner les présages mauvais, à mettre à profit les favorables, etc. ; c'est pour cette raison qu'il se tenait aux côtés du prince. Le monde complexe de la magie védique nous reste presque entièrement fermé. Le peu qu'on a pu interpréter jusqu'à présent de VAtharvaveda nous laisse l'impression d'une profonde superstition; un culte des démons avec d'innombrables pratiques mystérieuses, s'étend comme un filet sur toute la vie et s'entremêle même au culte officiel. Tout ce que l'homme a à craindre ou dont il veut se délivrer, mauvais génies, ennemis, rivaux, accidents, maladies, mauvais sort, c'est par des sortilèges qu'il l'évite ; tout ce qu'il veut obtenir, c'est par des sortilèges qu'il le recherche. Tantôt il s'agit de chasser une sorcière de l'écurie ou de la ferme, tantôt de cueillir la plante à l'aide de laquelle on aperçoit tous les êtres malfaisants. Si quelque abcès démoniaque perce sur le cou d'un homme, ou s'il est pris de lèpre, de diarrhée, de folie, on emploie des conjurations et des philtres. Le soma lui-même et les pierres du pressoir à soma, jointes à Agni et à Varuna, chassent la jaunisse. On peut secrètement annuler la force d'un ennemi ; des plantes et des formules permettent de détourner le maléfice et même de le retourner en l'aggravant sur son auteur. Les pires poisons peuvent s'avaler comme une bouillie inoffensive, pour peu qu'on connaisse les charmes appropriés. De même on commande à l'amour. La fille dédaignée répand des herbes sur le lit du bien-aimé, ou elle plonge dans du miel le rameau magique pour qu'il comprenne combien sont doux son amour et ses lèvres. L'épouse trompée voue par des formules sa rivale à la mort. La magie prend une valeur religieuse, quand, au lieu d'avoir des effets particuliers de guérison ou de protection, elle a pour objet l'existence en général et fournit la force nécessaire à la conservation de la vie. Une amulette d'or donne longue vie et forces nouvelles; des breuvages magiques procurent une postérité mâle. Si l'on est près de la mort, la magie peut rappeler à la vie. Il y a des incantations de toutes sortes pour régler le temps. Certains mots significatifs, prononcés après les labours, procurent richesse et bonheur, prospérité et postérité, moissons et bétail.
{Ind. Stud., IX). Roth, Abhandl.ûber d. Atharva (Progr. Tùb., 1856). La traduction de Whitney, qui doit être publiée par les soins de M. Leuman dans les Harvard Séries, n'a pas encore paru. — On trouvera une bibliographie complète touchant VAtharvaveda, dans l'excellent ouvrage de Bloomlield : The Alharvaveda, Strassburg, 1899 (Grundnss der Indo-Avischen Philol., II, 1).
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La méchanceté et la faute des hommes se lavent avec de l'eau et se détruisent par le feu ; des herbes et des formules les annulent. Des sortilèges arrêtent l'effet des sacrifices des ennemis, ou réparent les fautes commises par l'homme dans l'exécution de ses propres sacrifices. Tout cela nous montre que la superstition a le même objet que la religion, et même qu'elle lui fait concurrence. Le culte du démon était tout voisin du culte des dieux, il faisait même corps avec lui. C'est ce qui confirme le fait qu'un des feux sacrés, le feu du sud, était destiné à écarter les démons. 11 provenait sans doute du culte primitif de ces démons.
§ 73. — La vie morale ; la mort et l'au-delà
S'il est vrai que la religion védique montre peu de respect des dieux et voisine avec la magie, on ne lui peut contester cependant une grande valeur morale. La religion védique règle la vie familiale d'une façon ferme et morale. Le mariage est d'institution divine; l'adultère est châtié et nécessite une expiation même en cas d'aveu volontaire de la femme coupable. La chasteté de la jeune fille était protégée et aucune pratique rituelle n'y portait atteinte. Quand la jeune fille n'avait pas de parents, c'est la communauté qui se chargeait de sa protection, et lui faire injure était considéré comme un grand crime. La coutume de brûler les veuves n'était pas générale et on la remplaçait souvent par un acte purement symbolique. On voit d'ailleurs pointer les restes d'une civilisation plus ancienne, où tout était sacrifié à la prospérité et à la défense de la souche familiale. La religion ne s'opposait pas à ce qu'on abandonnât les vieillards et les enfants faibles; même elle poussait à des cruautés terribles, car on ne peut douter qu'il n'y ait eu à l'époque védique des sacrifices humains. La vie politique subissait aussi dans une large mesure l'influence de la religion. La consécration du roi, une des plus importantes cérémonies religieuses des Indiens, avait le caractère d'une institution divine. Les prêtres réussirent de bonne heure à s'approprier la direction morale de la vie publique. Le chapelain du roi, le Purohita (préposé), n'était-il pas de toute antiquité un brahmane? Grâce à lui et au respect que l'on témoignait aux prêtres, les intérêts spirituels et religieux jouissaient d'une large protection, Les idées religieuses et les idées politiques se développèrent longtemps dans un heureux accord. Le célèbre droit des Indiens a ses racines dans la religion des temps védiques. Nous sommes en présence d'un droit pénal régulier. Quand le droit humain n'a pas de prise sur le criminel, la jus1. BIBLIOGRAPHIE. — Mœurs : J.-S. Speyer, Ceremonia apud Indos quae vocanlur maharma, 1892; Hillebrandt, Ritical Utteratur, 1896; — Sur les usages funéraires : MûHer, Z. D. M. G., IX; Id., dans Zimmer, Altindisches Leben; V. Ehni, Der Yamanythus, 1889, et les ouvrages de Caland cités plus haut.
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tice divine veille, et il ne peut lui échapper. Souvent la sainteté des dieux et leur colère ont un caractère moral, et fournissent une sanction religieuse aux lois terrestres. C'est ce que nous voyons dans Varuna, auquel rien n'échappe et qui exerce sans cesse sa justice. La conscience morale sous l'effet de cette croyance, peut prendre une délicatesse qui apparaît bien dans un hymne de l'Atharva. « Les méfaits que nous avons commis volontairement ou sans le savoir, soyez tous d'accord, ô dieux, pour nous en libérer. Si j'ai mal agi étant éveillé, si j'ai péché dans mon sommeil, — que ce qui est et ce qui sera me délivre de la souillure comme d'un poteau de torture. » (VI, 15 Grill.) Assurément de tels états d'àme sont exceptionnels, et avec l'abaissement des conceptions religieuses et le caractère de plus en plus commercial des sacrifices ils deviennent de plus en plus rares. Pourtant la vérité, le « dire vrai » reste toujours sacré, et ils sont symbolisés dans les rites sacrificiels comme l'état le plus élevé de l'homme. C'était une opinion générale qu'un criminel, la femme adultère, par exemple, se trouverait mal de ne pas avouer la vérité devant l'autel. « L'aveu diminue la faute, car la vérité est maîtresse. » En général, dans la morale védique, les notions de bien et de mal sont conçues comme respectivement identiques à celles de vrai et de faux, de juste et d'injuste. De là le caractère formel et inflexible de cette morale. Les péchés, quand ils ne se résolvent pas en fautes purement rituelles, sont définis d'une façon juridique. Le péché est bien une transgression des prescriptions divines, mais il y a rarement lieu d'y voir la désobéissance à la volonté d'un dieu. Le pouvoir des dieux est plutôt un pouvoir de surveillance et de punition qu'une sollicitude paternelle. Cependant ils peuvent pardonner les fautes, et on leur adresse à l'occasion des prières pour obtenir le pardon ou la grâce, ou du moins pour détourner leur colère. Mais le plus ordinaire est que la faute se paye comme une dette, en général au moyen du sacrifice. Le matérialisme est encore plus marqué dans les purifications expiatoires, qui suppriment l'impureté de l'âme par des moyens purement mécaniques. Malgré tout subsiste sous ces formalités grossières le sentiment de la pureté morale et de la perfection, but suprême de la vie, qui s'obtient par le renoncement et l'effort. L'homme finissait par épuiser les a cent automnes », ou plutôt il arrivait rarement à leur terme. Alors venait la mort. Les Indiens la voyaient venir avec chagrin, et quand elle visitait le monde des vivants, ils cherchaient à l'éloigner au plus vite. « Passe ton chemin, ô mort, ne nous blesse pas! » Ce sont là les propres termes de l'hymne des morts. Entre la place occupée par le mort et l'habitation de la famille en deuil on mettait une pierre pour empêcher la mort de revenir. Les obsèques avaient lieu par inhumation ou par combustion. Les textes mentionnent à la fois les deux rites. Cependant ils n'étaient pas équivalents. Il semble que l'inhumation ait été la plus ancienne, et que la crémation l'ait supplantée. Il reste d'ailleurs dans le deuxième rituel des représentations propres au premier. Ainsi, quoique le feu ait précisément pour tâche de détruire le cadavre le plus vite possible, les hymnes
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prient Agni de ne pas endommager le mort. Il y a aussi une prière pour que la terre dans laquelle les restes vont être ensevelis après la combustion n'écrase pas le mort, mais lui soit un séjour commode et plaisant. Le mort, même réduit en cendres, vit donc encore d'une certaine manière son existence corporelle. Des conceptions différentes de l'existence après la mort répondent à ces deux pratiques opposées. La persistance de la vie est toujours admise comme évidente. De plus, dans les deux cas, le mort va retrouver les pères {pitaras). La différence se manifeste seulement en ce qui concerne la nature et le cadre de cette vie future. Il y a dans le monde terrestre une place où l'âme a sa résidence. Peut-être est-elle située dans de lointaines et fabuleuses régions. Plus vraisemblablement il faut la supposer dans la terre, ou sous la terre : car quand on veut évoquer les mânes on creuse des trous, et c'est dans ces trous qu'on dépose les mets qui leur sont destinés; coutume qui se retrouve dans toutes les religions indoeuropéennes. C'est dans le sein de la terre que le roi des morts, Yama, a fondé autrefois son empire. Yama, le premier des hommes et le premier des trépassés, descendit à l'endroit où conduit la pente pour préparer aux mortels un séjour. Là résident les « pères » depuis le commencement; c'est de ce lieu qu'ils observent la vie de leurs descendants et leur envoient leur aide, leurs consolations et leurs avis. Mais, une fois que la croyance védique fût arrivée à son complet développement, cette conception d'une sorte d'Hadès est abandonnée dans ce qu'elle a d'essentiel. Avec l'avènement des dieux lumineux, et sans doute aussi en même temps que la pratique de la crémation, des conceptions moins sombres de l'au-delà se sont introduites dans la religion. « Au lieu de la lumière qui ne s'éteint jamais, au plus profond du ciel, ou sous les eaux éternelles ; là où demeurent le plaisir, la joie, la gaîté et les délices, là où le désir est exaucé pour celui qui désire, là-bas dans l'immortalité, l'éternelle, conduis-moi, ô Soma ! » L'empire de Yama a été transporté en haut, dans la lumière ; il y règne avec Varuna dans l'éclat et la splendeur; c'est là qu'Agni (ou Pûshan), conducteur des âmes, amène les morts ; c'est là qu'ils retrouvent leurs ancêtres. L'homme à qui cette félicité céleste est donnée n'est pas conçu comme une ombre ou comme une âme. 11 jouit d'une pleine existence matérielle; il retrouve son corps terrestre dans un état plus parfait. Son esprit même est renouvelé et affranchi désormais de toute infirmité terrestre. Il y a là des vaches en grand nombre, le lait et le beurre coulent à flots, ainsi que le miel et toutes les bonnes choses; tout le monde jouit de la puissance et du bien-être, et pour tous il y a de belles femmes. Mais les espoirs de la vie céleste ont aussi chez l'Indien védique un autre aspect plus pur et plus intime. « Qui nous ramènera vers Aditi la grande, pour que je revoie mon père et ma mère? » Dans le ciel les parents reverront leurs enfants; on espère y vivre, pur de tout reproche, dans la présence de Varuna et d'Aditi. h faut naturellement, pour obtenir la félicité céleste, avoir été bon et
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juste, brave à la guerre et loyal dans la paix, surtout obéissant aux dieux zélé pour les sacrifices et libéral envers les prêtres. L'homme mauvais et méchant, ou chiche en sacrifices, va en enfer L'enfer est le séjour réservé à ceux qui séduisent la jeune fille sans frère aux épouses infidèles, à ceux qui débauchent les femmes de brahmanes. Celui qui crache sur un brahmane ou lui fait quelque autre injure sera mis dans un fleuve de sang et réduit à se nourrir de poils. Les représentations de l'enfer sont rares et vagues dans les Védas. Elles donnent plutôt l'impression de menaces de circonstance que d'un élément important du dogme religieux. Il n'est question dans les Védas ni de la fin du monde, ni de sa reconstitution, ni de jugement dernier, ni de destruction et de renaissance alternatives de l'univers. Les pensées de l'Indien des temps védiques ne dépassent pas la destinée de l'individu. Il s'est élevé au-dessus de la croyance primitive à la persistance des morts sous la forme de fantômes, mais son esprit ne peut franchir le niveau des espérances matérielles et égoïstes de l'homme à demi civilisé.
§ 74. — Les castes. — La vie sacerdotale. — Les dieux des prêtres1.
L'époque des textes védiques les plus récents et des premières productions postérieures aux Védas est désignée ordinairement par le nom de brahmanique. Elle nous est à tous égards mieux connue que l'époque védique proprement dite. Nous trouvons d'abondants renseignements sur la vie et les actes des prêtres dans les rituels, d'autre part sur la vie publique et les opinions des hommes cultivés dans les livres de lois et les textes philosophiques ou scientifiques. En elle -même, l'époque brahmanique est sensiblement plus facile à comprendre que la précédente. L'instabilité d'une civilisation en formation a cessé. La vie de la nation a trouvé sa voie. Au point de vue politique comme à tout autre, la société arrive à des formes stables ; le culte atteint son complet développement, et, de longtemps, les progrès ultérieurs de la pensée religieuse ne viendront plus l'ébranler. Si, déjà dans le Rigvcda, se manifeste d'une manière indubitable un esprit de caste, une hiérarchie fondée sur la naissance, dans la période védique récente, lors de la floraison du brahmanisme ancien, la division en castes est tracée d'une manière impitoyable et avec la logique la plus rigoureuse. Le brahmane enseigne la doctrine sacrée, il fait les sacrifices et se livre à la méditation ; il a l'autorité spirituelle et est pénétré du sentiment de sa dignité supérieure. Le lûhalriya, ou guerrier, mène une vie
1. BIBLIOGRAPHIE. — J. Muir, Orig. sanskr. Texts, ï; A. Weber, Collectanea iiber die Kastenverhaltnisse in clen Brdhmana u. Sùtra {Ind. Stud., X); — R. Roth, Brahma und die Brahmanen(Z.D. M. G.,1); H. Kern, Indisclie Theorieen over deslandenverdeelinq, (Kon. Akad. Amst., 1871). Les Lois de Manou sont également à consulter; Senarl, Castes dans l'Inde, Paris, 1898; Bouglé, Les Castes {Année sociologique, 1901).
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de prince ou d'homme noble, et jouit de grands honneurs et d'avantages matériels ; si la guerre ne le réclame pas, il passe son temps à chasser, à lutter, ou à banqueter joyeusement. La vie des Vaiçyas se passe dans les travaux civils : ils sont laboureurs, pasteurs, charrons et forgerons, potiers et tisseurs, marins, marchands, etc; ils se sentent subordonnés aux deux castes supérieures et ne se permettent pas de se comparer avec elles ; d'autre part ils regardent avec le plus grand mépris la foule plébéienne des Çûdras. Le çûdra gagne sa vie comme valet, souvent aussi comme commerçant; il peut garder le bétail et prier Pûshan; il ne peut participer que d'une manière passive aux actes religieux des castes supérieures. En général chaque caste a ses dieux particuliers : ainsi Indra est surtout le dieu des Kshatriyas, Rudra un dieu des Vaiçyas; les prêtres aussi ont plusieurs divinités spéciales comme Brhaspati. Cet ordre social si avantageux pour les prêtres se rattache naturellement à une institution divine ou à des mythes. Les brahmanes proviennent de la tête de Brahma, les guerriers de ses bras, les bourgeois de ses cuisses, les Çûdras de ses pieds. Suivant un autre mythe, primitivement tous les hommes étaient des brahmanes, et les autres castes ne se sont formées que par dégénérescence. Historiquement, il a dû se produire une division progressive du travail, rendue plus stricte par l'égoïsme des forts, et finalement fixée par la transmission si naturelle des emplois de père en fils dans les familles. Cependant il est probable que des conditions ethnologiques ont contribué à l'établissement de cette division. Le mot varna, qui signifie caste, signifie primitivement couleur ; il désigne probablement la couleur de la peau. Les çûdras seraient les restes d'une population subjuguée. Les Tchândâlas ou Parias qui sont en dehors de toute caste et comptent à peine comme hommes, sont les descendants des mariages mixtes entre gens de diverses castes. Les brahmanes, disposant de la divination et du sacrifice sont naturellement arrivés au premier rang. D'autre part, en raison des difficultés de leur fonction, ils avaient à mener une vie de caste fermée et remplie d'obligations pénibles. Dès l'âge de sept ans, le jeune élève brahmane (brahmacârin) devait se confier aux soins d'un maître, et apprendre par cœur au moins un véda morceau par morceau, par un travail quotidien, en répétant sans cesse. Pour s'acquitter, il avait à se faire le valet du maître, à exécuter tout son travail domestique et à lui rendre tous les soins personnels : il était chargé de l'entretien du foyer et des préparatifs du repas, et avait à essuyer et à masser le maître après le bain, à lui tendre après le repas le rince-bouche et le cure-dents. Tel était le premier des quatre pas ou degrés (âçramas) qu'avait à franchir un dvija (« deux fois né », c'est un surnom des brahmanes). A la fin de ses années d'études, l'élève se faisait raser la tête, ne gardant qu'une natte sur le sommet, et il quittait son maître pour passer à la seconde étape de son existence, à la vie de père de famille (grhastha), et remplir le « devoir envers les ancêtres », c'est-à-dire engendrer des fils. Eu même temps il commençait à accomplir des sacrifices.
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Quoique l'obligation de la chasteté fût étrangère aux règles indiennes de la vie religieuse, la vie de famille n'était pourtant pas le but suprême et dernier qu'elles prescrivaient aux prêtres. Après le degré de chef de famille, il en est deux autres : celui de l'anachorète (vanajorastha), où apparaît déjà le principe du renoncement, et celui de l'ascète (sannyâsin), où il se développe complètement. Le sens exact de vatiaprastha est «habitant des bois » ; quand l'éducation de ses enfants était terminée, le brahmane quittait la vie mondaine pour la solitude des forêts. Il pouvait, à son choix, emmener sa femme ou la quitter. La vie dans les bois était une vie. de méditation philosophique ; on lui attribuait une plus haute valeur qu'au sacrifice même. La période d'ascétisme était la fin de la vie; on la différait généralement jusqu'à une vieillesse avancée. La vie isolée des brahmanes et leur tendance spéculative n'ont pas été sans influence sur la mythologie. Il est dans les hymnes védiques des figures divines d'origine certainement et uniquement brahmanique : par exemple, le dieu de la caste des prêtres, Brhaspati, ou Brahmanaspati, le (( maître delà prière ». Quand Indra ne peut arriver à découvrir les vachesnuées, Brhaspati apparaît en sauveur; sa force irrésistible reflète la supériorité du brahmane. Les dieux lui doivent même ce qu'ils reçoivent de sacrifices, car il a créé la prière, et avec elle tout ce qui existe de bien. Il est dans le monde des dieux, comme Agni, prêtre et chancelier (purohila), Brahmanaspati est né de l'esprit de caste des brahmanes ; des divinités comme Prajâpati et Viçvakarman sont nées de leur philosophie. Tous deux sont des dieux cosmogoniques : Prajâpati est « celui qui engendre», il personnifie la force créatrice ; Viçvakarman est « celui qui fait tout ». Dans un hymne védique récent Prajâpati est célébré comme 1' « œuf d'or» [Mrànyagarbha = Brahma^ qui fut au commencement des choses l'unique maître du monde, qui établit l'ordre dans le ciel et sur la terre, qui donne aux choses la vie et la force et à qui obéissent tous les êtres, même les dieux. La mer et les montagnes proclament son empire, les régions du ciel sont ses bras, il est dieu unique, le dieu des dieux. — Viçvakarman, le démiurge, est également dieu suprême et dieu unique, germe des choses. Le germe cette fois provient des eaux. Il s'élève au-dessus du monde et des dieux, et les dieux sont les produits de son développement. Dans son essence, il est inconnu et insondable, et c'est à peine si le chanteur peut balbutier sur lui des paroles nébuleuses. Mais le dieu brahmanique par excellence, le plus souvent représenté comme principe des choses, c'est Brahma. Le Brahma, la parole ou prière magique, se transforme par degrés en divinité. La prière chez les Indiens n'est pas seulement une demande, mais aussi une méditation; dès l'époque brahmanique elle devient avant tout l'acte de s'enfoncer en soi, de se perdre dans l'être divin. L'infini que l'homme atteint dans cet état s'identifie avec l'état lui-même et en reçoit son nom. Nous pouvons suivre une à une les étapes par lesquelles le Brahma s'élève à la divinité suprême. Il est honoré comme soleil, puis il devient un dieu et s'égale à Prajâpati, enfin on l'élève au-dessus de Prajâpati et on le pose
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comme l'absolu, le principe universel existant en soi. En tant que dieu Brahma est conçu comme mâle et il a pour épouse la déesse Sarasvati. En tant que principe métaphysique suprême, il est affranchi des limitations de la personnalité, et comme il faut le concevoir d'une manière abstraite et non plus individuelle, on l'appelle de nouveau « le Brahma » (neutre).
§ 75. — La doctrine des « Upanishads » '.
Nous avons vu que la spéculation des brahmanes commence avec les derniers hymnes védiques. Mais c'est seulement dans les textes védiques philosophiques que nous avons signalés plus haut, dans les Upanishads, que la pensée brahmanique se révèle avec tout son développement. Le mot Upanishad indique que les élèves philosophes sont assis, mais en raison de la signification spéciale qu'il prend ici, c'est l'expression de « séance secrète » qui le rendrait peut-être le mieux. Parmi les Upanishads, qui sont très nombreuses, nous signalerons particulièrement la Kalha, la Chandogija, la Brhadâranyaka. Sous leur forme actuelle, elles sont toutes assez récentes ; c'est à peine s'il en est une seule antérieure au bouddhisme. On peut considérer comme certain que la philosophie de ces textes n'est pas d'origine aussi essentiellement brahmanique que le système du sacrifice. Un certain nombre de faits nous montrent que la caste guerrière a contribué à la formation de cette philosophie. Les rois, en particulier ceux de l'Est, y ont beaucoup aidé. Us nous sont souvent représentés eux-mêmes comme de zélés dialecticiens, qui aiment à presser et à embarrasser de questions le brahmane, mais aussi qui lui donnent volontiers un millier de vaches pour une question résolue par un argument nouveau et péremptoire. Si les offrandes avaient pour but d'assurer des biens et de prévenir des maux particuliers, la méditation tendait au bien absolu et à la délivrance des douleurs de l'être, à la rédemption spirituelle. Cette rédemp tion s'obtient par la connaissance, et l'acquisition de la connaissance est conçue comme un sacrifice spirituel, par lequel le solitaire non seulement poursuit l'activité sacrificielle de sa vie antérieure, mais l'exerce dans une sphère bien plus élevée. Ainsi le « chemin des œuvres » (vie domestique, sacrifice) et le « chemin de la connaissance » se distinguent, mais ils conduisent tous deux au même but céleste. Tous deux tendent au salut de l'âme, mais par des procédés différents et dans des sphères différentes :
1. BIBLIOGRAPHIE. — Max Millier a publié (S. B. E., I) une traduction des Upanishads classiques, dans l'introduction de laquelle il donne la bibliographie du sujet. Comme introduction à ces textes nous recommanderons : P. Regnaud, Matériaux pour servir à l'histoire de la philosophie de l'Inde, 2 vol., 1816-1878, et surtout A.-E. Gough, The philosophy of the Upanishads and ancient lndian metaphysics (Tr. Or. S., 1882). — Bôthlingk a joint à ses éditions de la Chândogya Upanishad et de la Brhad-Aranyaka Upanishad une belle traduction allemande; — Deussen, Allgemeine Gesehichte der Philosophie, 1, 1894-1899; id., Sechzig Upanishad des Veda, 1894.
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d'une part, les œuvres extérieures, d'autre part, la pensée pure et l'extase La connaissance est celle qu'il s'agit d'obtenir de la nature et de l'origine des choses, de la nature et du destin de l'homme, des rapports entre l'homme et l'ensemble du monde. Il y a dans VIça-Upanishad un mot qui nous fait pénétrer exactement dans l'esprit de la doctrine : « L'homme qui comprend que toutes les créatures ne subsistent qu'en Dieu, et qui se rend compte de l'unité de l'être, n'a pas de tristesse ni d'illusion. » La nuance religieuse de cette proposition n'est pas habituelle aux Upanishads. L'essence des choses, la grande unité, est généralement représentée par des formules tout à fait abstraites. Il s'agit de savoir quel est le « ce », le « il », qui existait à l'origine et qui est tout; et la réponse dit que ce principe est le brahman, ou le purusha (l'âme, la personne), ou plutôt et surtout l'atman. Le mot atman est identique au mot allemand Alhem et il a le même sens de a haleine ». Il ne faut pas concevoir l'atman comme une âme consciente, mais comme le principe intime et spirituel de la vie. Il est infini, impérissable, immuable, absolument indéfinissable sous tous les rapports, supérieur à toute détermination, inconcevable. « Il n'est ni comme ceci ni comme cela ». Il ne parle pas au moyen de mots, il ne pense pas par pensées, il ne voit pas avec des yeux, n'entend pas avec des oreilles et ne respire pas par une haleine. « L'Être quia écarté de lui tout élément mauvais, qui ne vieillit pas et ne meurt pas, qui n'éprouve nulle tristesse, nulle faim, nulle soif, et dont les vœux et les desseins sont vrais, c'est lui qu'il faut s'efforcer de connaître. L'essence de l'atman est la connaissance. De même qu'une boule de sel n'est qu'une masse de saveur, de même cette essence n'est qu'une masse de connaissance. » Cependant, quelques efforts que l'on fasse pour concevoir le brahman ou l'atman d'une façon tout à fait supra-sensible, il n'est pas rare que l'on retombe sur des définitions purement matérielles : les images sensibles dont usent les Upanishads expriment assez souvent un atomisme grossier. Les pépins d'une figue sont composés eux-mêmes de grains extrêmement petits ; ainsi sont constituées toutes choses en général : « c'est là le réel, l'être même ». L'essence des choses, de même, est souvent décrite comme une sorte d'éther; d'autres fois, c'est l'eau qui est présentée comme le principe cosmique. L'être pénètre toutes les choses comme le sel pénètre l'eau, et gouverne toutes choses en maître. De l'être est né le monde. Il arrive souvent aussi que les Upanishads fassent sortir les choses d'un néant originel; d'autres textes déclarent cette proposition absurde. Le principe premier non réalisé aspire au devenir et devient soit un être spirituel, soit un être matériel, comme l'eau ; puis naissent de lui, par désir continué, expiation ou sacrifice, des choses en nombre de plus en plus grand ; souvent c'est par la fécondation d'un principe féminin créé par l'atman lui-même. Le monde est toujours conçu comme l'émanation d'une unité primitive; il procède de l'être comme la toile procède de l'araignée et l'étincelle du
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feu. Les choses sont sorties de l'être premier, elles reposent par conséquent sur lui, elles consistent en sa substance. Il en résulte que l'homme lui-même est identique en essence avec l'atman. C'est la pensée fondamentale des Upanishads que cette unité de l'homme et du principe des choses, de l'âme du monde et de l'âme humaine (parâhnan et jîvâlman) ou i'atman et de prâna (le souffle de vie). L'âme du monde est-elle atman? Alors l'homme a un atman en lui, car lui aussi, il est être. Est-elle purusha? Alors purusha habite dans le cœur de l'homme sous la forme d'un esprit gros comme le pouce. Si l'âme du monde est l'éther, cet éther est présent en tous lieux, il existe invisible dans le cœur, moins gros qu'un grain de riz et que le germe le plus petit, et en même temps plus grand que la terre, le ciel et tous les mondes. Des atomes également, le maître peut dire à ses disciples : « C'est là le réel, c'est là l'être même, et c'est là ton être, Çvetaketu! » Le devoir de l'homme est de parvenir à la connaissance de cette identité. Les formules : « Je suis le brahman », « Tu es cela », expriment la connaissance suprême. Et cette connaissance est le salut. Celui qui la possède triomphe de la mort; la mort ne l'atteint pas, il parvient à la vie la plus complète et devient une des divinités. « Celui qui sait qu'il est le brahman devient identique à tout être ; les dieux eux-mêmes ne peuvent l'empêcher. » L'état de connaissance est décrit en même temps comme un état de parfaite pureté morale, de sainteté. « Celui qui a cette connaissance s'est élevé au-dessus de toute faute, ou plutôt, rien de criminel ne peut le souiller, de même que l'atenan reste impassible, en dehors du bien et du mal. Comme le feu brûle tout le combustible, ainsi celui qui a la connaissance annihile en lui tout ce qui resterait encore de mauvais en apparence, et il est pur, affranchi de la souillure, de la vieillesse et de la mort. » De plus, la connaissance amène la félicité suprême : « Celui qui a trouvé l'être, qui l'a reconnu, n'est pas borné dans sa place et dans ses vœux; le bonheur même des dieux est incomparablement au-dessous de la félicité de la connaissance suprême. » Pour y atteindre, il faut s'enfoncer dans la contemplation si profondément que toute la conscience ne soit plus qu'une pensée unique. C'est un état de parfait repos ; l'esprit devient indifférent à tout ce qu'il recherche ici-bas, il n'est plus attaché à rien. C'est un rêve, ou plutôt un sommeil où l'esprit ne nourrit nul désir et ne conçoit nul rêve. C'est dans cette abolition momentanée de la conscience personnelle que l'homme s'approche le plus de l'absolu ; de sa place intermédiaire, il a vue sur les deux mondes, la terre et l'au-delà. Le désir de pénétrer dans la région supérieure est d'autant plus vif que l'existence terrestre est pleine de douleurs. « Quand l'esprit naît et qu'il prend un corps, il s'unit avec la souffrance. » L'idée que cette souffrance provient de la confusion et de l'irréalité de la vie, de la Mâyâ (apparence, illusion), apparaît souvent, mais elle n'est pas encore une idée fondamentale. La mort, qui délivre l'ascète, est accueillie avec allégresse; elle est
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dépeinte ordinairement comme la joyeuse arrivée à l'absolu et à l'immortalité. On passe « du non-être à l'être, de l'obscurité à la lumière ». « On atteint le monde des bienheureux, la félicité complète et immuable. » Mais cette explication n'épuise pas tout le contenu de l'idée de la mort Les Upanishads posent le problème psychologique de la mort dans toute sa difficulté, et le résolvent en affirmant nettement qu'après la mort il n'y a plus de conscience, parce que le mort n'est plus distinct de l'être universel et qu'il n'y a pas d'autre réalité qui puisse être l'objet de son intuition. Le sage ne parle pas volontiers de la mort; elle est le plus profond des mystères. Dans la Katha-Upanishad, le jeune Naciketas va vers le dieu des morts Yama, qui l'autorise à lui poser trois questions. Naciketas l'interroge sur la destinée des morts : « Les uns disent qu'ils survivent, les autres qu'ils ne sont plus ; je veux savoir, révèle-moi la vérité. » Yama, effrayé de cette question hardie, fait tous ses efforts pour éviter de répondre ; il offre à Naciketas une longue vie, une nombreuse postérité, la richesse, la puissance, les plaisirs du monde, s'il veut retirer sa demande; enfin ne pouvant plus différer sa réponse, il parle, mais son langage est aussi ambigu que possible (V. Oldenberg, Buddha, p. 56 et suiv.) Plus prudent encore est le dialogue d'Artabhàga avec le maître illustre Yajnavalkya [Brhad-Aran, 3, 2, 13 {.). « Yajnavalkya, demanda Artabhàga, quand après la mort la voix de l'homme se joint au feu, son souffle au vent, son œil au soleil, ses cheveux aux herbes, son sang à l'eau... qu'advient-il alors de l'homme? — Donne-moi la main, mon cher Artabhàga, répondit-il, nous le verrons ensemble, mais cette affaire ne regarde pas tout le monde. » Puis ils sortirent et discutèrent. Ce qu'ils disaient concernait l'œuvre, à savoir : « Par une œuvre bonne on devient bon, et mauvais par une œuvre mauvaise. » Puis Artabhàga se tut.
§ 76. — Cosmogonie. — Métempsychose. La spéculation des brahmanes s'attaquait volontiers aux sujets cosmogoniques, et il y a toute une série de divinités de cette époque qui tirent leur importance surtout de leur activité créatrice. Déjà dans le Rigveda l'on trouve plusieurs hymnes cosmogoniques, où se manifeste tantôt une scolastique raffinée, tantôt l'esprit de caste des prêtres. Souvent d'ailleurs ces hymnes témoignent d'une pensée profonde, élevée, créatrice; plusieurs de leurs éléments nous reportent à des conceptions mythologiques très anciennes. Voici le plus célèbre de ces hymnes (Rigveda, X, 129) : « 1. Ni le non-être, ni l'être n'était alors; ni la nuée, ni le ciel là-haut. Qu'est-ce qui se mit en mouvement? Où? Sous la protection de qui?
1. BIBLIOGRAPHIE. — Muir, Orig. Sansk. Texts, IV, I et suiv. ; L. Scherman, Ph'dosophische Hymnen aus d. Rig- nnd Atharva-Veda, 188"; P. Deussen, Gesch. d. Philosophie, I, 1S94; H.-W. Wallis, The cosmology ofthe Rig-Veda, 1887; Scherman, Materialien sur Gesr.hichte der altindisclien Visionslitteratur, 1892.
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L'eau était-elle un abîme insondable? 2. Ni la mort n'était alors, ni l'immortalité; ni le jour, ni la nuit. L'Un respirait, au calme, par sa propre force, et hors de lui il n'y avait rien d'autre. 3. L'obscur était caché dans l'obscur; au commencement, toute cette étendue des eaux était inconnaissable. L'être immense qui était enfermé dans le vide, lui seul, naquit par la puissance de l'ascèse. 4. Le vouloir s'éveilla d'abord en lui ; ce fut le premier germe de l'esprit. Les sages qui dans leur cœur ont sondé cela, ont reconnu avec profondeur la parenté de l'être et du non-être '. 5. Qui sait vraiment, qui pourrait révéler ici d'où naquit cette création? Par émanation de lui (de l'être universel) les dieux ont été engendrés ; mais qui sait d'où vint l'émanation? 6. Cette création, de qui elle provient, qu'il l'ait créée ou qu'il ne l'ait pas créée, celui-là seul la connaît qui contemple l'univers du haut du ciel, — ou peut-être même ne la connaît-il pas? » Le scepticisme de la dernière strophe suffit à établir la date récente de l'hymne, et à montrer que la pensée philosophique y atteint un certain raffinement. Le début de l'hymne suppose un conflit entre les écoles philosophiques, sur lequel les Upanishads nous donnent divers renseignements. On avait déjà spéculé sur le non-être, mais on n'avait pas encore une base de raisonnement, et l'on était sur le point d'abandonner toute spéculation sur l'origine des choses. A part la tristesse philosophique et la force poétique dont témoigne la description du Chaos, nous remarquerons encore dans l'hymne un trait essentiellement sacerdotal : l'ascétisme [lapas) célébré comme puissance créatrice. ■— Ce qu'il y a de plus positif, et sans doute aussi de plus ancien, dans toute cette cosmogonie, c'est l'idée d'une masse d'eau chaotique originelle, qui existe par elle-même, sans cause extérieure, et au sein de laquelle l'agitation commence : le germe de l'esprit apparaît, et par lui se produit le passage du non-être à l'être. — Les « sages » dont il est question dans l'hymne sont ou bien des hommes qui se bornent à comprendre, ou des êtres divins qui sont les instruments de cette création. En tout cas, il est remarquable que l'émanation créatrice produise les dieux. Il y a d'autres hymnes encore qui décrivent la naissance des dieux lors de la création du monde. « Au commencement était l'eau » est une phrase qui revient perpétuellement dans les textes védiques. D'autres fois l'eau est représentée comme le premier être créé. La plupart des textes s'accordent dans la description du processus par lequel le germe, né dans l'eau par son désir, ou par l'exercice ascétique, ou engendré directement par le brahmane, s'est développé pour donner le monde : ciel, terre, et humanité. Le germe devient un œuf d'or (hiranyagarbha), dans lequel repose soit Brahma soit Purusha (l'esprit, ou Vhomunculus), type primitif de l'être vivant; quand Brahma sort, l'œuf se casse et forme le ciel et la terre. La chose est ainsi racontée au début du livre des lois de Manou. « L'incompréhensible, l'inconnaissable, l'éternel, etc., voulut dans son désir créer des êtres différents de lui-même ;
• Un vers est ici considéré comme interpolé par M. Bôhtlingk.
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il créa d'abord l'eau et y plaça le germe. Ce germe devint un œuf d'or rayonnant comme le soleil, dans lequel lui-même naquit sous la forme de Brahma, créateur du monde entier. Formé de cette cause première, inconnaissable et éternel, à la fois existant et inexistant, ce petit homme (purusha) fut connu dans le monde sous le nom de brahma. Cet être sublime passa un an dans l'œuf d'or et le brisa par sa simple pensée en deux parties. Des deux morceaux de coque il forma le ciel et la terre, et entre les deux il établit l'espace aérien, les huit régions du monde et la place des eaux éternelles. » Hiranyagarbha, outre qu'il est l'œuf d'or, est aussi une divinité douée d'activité propre : on le célèbre comme créateur du monde aussi bien que Brahma, Purusha et Prajâpati. Outre les deux voûtes qui forment le monde, il est encore question dans les hymnes cosmogoniques d'un soutien ou porteur (skambha) qui supporte le ciel et la terre. C'est un support spirituel, qui s'identifie avec l'âme du monde et l'ensemble des êtres vivants. En dehors de cette relation du monde naissant des eaux, il en est une autre qui concerne l'origine de tous les êtres vivants. Elle se trouve d'une façon particulièrement complète clans la Brhad-Aranyaka-Upanishad (1,4). « Au début II (ce) était l'Être en manière d'esprit (purusha). Quand II se contemplait soi-même, Il ne voyait rien d'autre que soi. Ce qu'il dit d'abord fut « Je suis »... Il n'était pas satisfait. Il souhaitait un être qui fût le second. Alors II devint comme un homme et une femme enlacés. Il se divisa en deux parties : de là provinrent un époux et une épouse... Il s'unit avec Elle; de là naquirent les hommes. Mais Elle pensa : « Comment peut-Il s'unir avec moi, lui qui m'a tirée de lui-même? Il faut que je me cache. » Elle devint une vache, mais Lui devint un taureau. Il s'unit avec Elle, de là naquirent les taureaux et les vaches. Elle devint une cavale et Lui un étalon; Il s'unit avec Elle, de là les chevaux, etc. De cette façon l'Être créa tous les couples qui existent, jusqu'aux fourmis. Puis il produisit le feu et le soma, et enfin, comme suprême création, les dieux. « Quoique mortel, Il créa des immortels, c'est la création la plus haute. » A ce texte philosophique concis correspond le mythe primitif de Prajâpati qui féconda sa fille, l'Aurore. Cela fut, aux yeux des dieux, un crime. Ils dirent : « Ce dieu qui règne sur les animaux commet un crime en agissant ainsi avec sa propre fille, notre sœur; transperce-le! » Alors Rudra le transperça, et la moitié du germe tomba sur la terre. — Dans les deux cas il est question d'un acte de génération qui produit le monde, mais c'est seulement dans le premier récit que toute la série des créatures en est le résultat. — Un trait met particulièrement en relief le caractère sacerdotal de cette littérature : c'est qu'elle fait de la création successive des êtres un sacrifice du créateur. « Quand les dieux, avec Purusha comme offrande, préparèrent un sacrifice, le printemps fut la graisse, l'été fut le bois et l'automne la libation. De ce sacrifice créateur naquirent les hymnes du Rig et les hymnes du Sâma, de lui naquirent les Mètres, de lui naquirent les formules. De lui naquirent les chevaux et les animaux à double
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rangée de dents. De lui naquirent les bêtes à cornes, les boucs et les moutons. Quand ils découpèrent le Purusha, en combien de parties le coupèrent-ils? Quel nom prit la bouche, quels noms prirent les bras, les cuisses et les pieds? Sa bouche fut le Brahmane, ses bras donnèrent naissance au Râjanya, ses cuisses au Vaiçya, de ses pieds naquit le Çùdra. La lune est née de son esprit, de son œil est né le soleil, de sa bouche Indra et Agni, de son souffle Vâyu. De son nombril se forma l'espace aérien, de sa tête le ciel, de ses pieds la terre, de son oreille les régions terrestres; ainsi se constituèrent les mondes. » [Rigveda, X, 90.) Cette version cosmogonique repose aussi sur un autre thème primitif, sur la conception, qui se retrouve chez les Perses et les Germains, d'un être originel qui est mis à mort et dont le corps et les membres donnent naissance au monde et aux êtres vivants. Ici Purusha est mis à mort par le sacrifice, et du sacrifice résultent avant tout les tout-puissants hymnes védiques. La distinction des castes, elle aussi, devient dans ce poème doctrinal une institution originelle. Si différents que les éléments mythiques de cette cosmogonie aient pu être à l'origine, les brahmanes en ont fait un corps unique : tous reflètent la conception du monde propre aux Upanishads. La pensée des Upanishads est profondément panthéiste : toute la théorie semble n'avoir pour but que d'établir historiquement l'identité de Dieu et du monde ; la divinité tire le monde de soi. Même lorsqu'elle est conçue comme un être personnel et la création comme un acte conscient de sa volonté, le processus conserve malgré tout le caractère d'une émanation ; toutes les choses naturelles, bêtes, hommes et dieux, se produisent aux moments successifs d'un développement unique. Le texte qui représente Dieu créant le monde « à la façon d'un forgeron » est exceptionnel. — Ces cosmogonies laissent également apparaître le joessimisme de la philosophie des Upanishads : le Désir qui, s'élevant dans l'être divin, est le mobile premier de la création, est au point de vue indien un mal, et la cause du malheur inhérent à l'être. D'autre part, il est permis de considérer l'idée, assez fréquemment exprimée, du néant origine des choses, comme une conséquence de l'opinion que les choses n'ont qu'une existence apparente. — Les textes que nous avons cités montrent d'ailleurs clairement que l'ardeur apportée dans les Upanishads aux spéculations sur l'origine du monde n'est pas purement spéculative : elle tient à des intérêts religieux et sacerdotaux. MÉTEMPSYCHOSE. — Dans la Kaushltaki-Brûlimana-Upanishad nous trouvons un passage des plus remarquables, que voici : « Tous ceux qui quittent ce monde s'en vont dans la lune. Dans la première partie du mois (la partie lumineuse), la lune s'enfle de leurs souffles vitaux; dans la seconde moitié (la moitié sombre), elle les excite à renaître. La lune est la porte de la région céleste. Elle laisse passer qui sait répondre à sa question; qui ne lui répond pas, elle le repousse vers la terre sous forme de pluie. Les êtres rejetés renaissent, selon leurs œuvres et leur savoir, sous forme de ver, de mite, de poisson, d'oiseau, de lion, de porc, d'âne sauvage, de tigre, d'homme, ou d'autres êtres. »
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C'est là un des plus anciens textes où il soit question d'un retour des morts à la vie. La théorie de la transmigration des âmes, qui dans la suite a constitué le fonds invariable de la pensée indienne, ne remonte guère plus haut, dans la religion officielle, que les Upanishads les plus anciennes Si elle se présente clans la partie poétique des Védas, comme on l'a récemment pensé, ce n'est que par éclairs faibles et fugitifs. En tout cas, elle ne joue aucun rôle dans l'ancienne théorie védique de la vie. D'où venait l'idée du Samsara (circulation; c'est ainsi que les Indiens appellent la métempsychose), quand elle pénétra dans les croyances indiennes? C'est ce qu'on n'a pas encore pu découvrir. Peut-être est-ce une ancienne idée populaire, qui n'entra que progressivement dans la religion officielle. Peut être a-t-elle été empruntée à la population aborigène. En effet des idées analogues ne sont pas rares chez les peuples de l'Asie orientale et le totémisme est voisin de la métempsychose. D'ailleurs la même idée se rencontre chez d'autres peuples indo-européens, les Celtes par exemple; elle est exprimée nettement dans la philosophie et les mystères des Grecs. Chez les Celtes, il est vrai, l'idée est assez obscurément et de plus assez rarement exprimée; en ce qui concerne les Grecs, il reste possible que, chez Pythagore, Empédocle et Platon, chez Pindare et dans les mystères, l'idée de la métempsychose se soit formée sous des influences orientales. En tout cas, une idée qui appartient certainement aux Indo-Européens d'Asie depuis une antiquité reculée, c'est l'idée commune aux Upanishads et à l'Avesta qu'après la mort l'homme rentre immédiatement dans la nature, ses différentes parties se réunissant aux différents éléments, comme l'explique le dialogue de la Brhad-Aranyaka-Upanishad que nous avons cité (§ 7o). Il est possible que la théorie de la transmigration ait simplement pour origine cette idée étendue au monde animal; mais la réalité de cette transition n'est pas établie. La doctrine du Samsâra repose sur l'idée qu'il existe une parenté essentielle entre tous les organismes, do sorte que dans le monde organique l'âme indépendante du corps peut se déplacer librement, animer tantôt l'un, tantôt l'autre. De bonne heure, et déjà dans la A'aushUaki-Upanishad, nous voyons cette théorie se rattacher à une théorie primitive de la rétribution des actes : le plus ou moins d'élévation, de bonheur ou de peine de toute existence est la conséquence morale des mérites des existences précédentes, et la moralité ou l'immoralité actuelle déterminent la destinée future. Nous trouvons une exposition du système du Samsâra complète ment développé dans le douzième chapitre des lois de Manou. Les fautes y sont divisées en classes bien arrêtées ; et les différentes sortes de renaissance y sont l'objet d'une répartition corrélative. Les fautes corporelles ont pour suite l'existence sous forme d'être inanimé; le coupable de fautes de paroles devient oiseau ou animal ; les fautes de pensée sont punies par le passage dans une caste inférieure. Suivant une autre classification, la bonté, la recherche du mérite spirituel conduisent à l'existence divine ; l'activité, la recherche de la puissance et de la richesse conduisent à renaître sous forme humaine ; lepaississement de l'âme, la recherche des plaisirs sen-
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sibies conduisent à renaître sous forme animale. Chacun de ces genres d'existence comporte une série de degrés, depuis les pierres, les insectes et les poissons, en passant par tout le règne animal, jusqu'aux éléphants, aux chevaux, aux çûdras, qui sont rangés parmi les bêtes, et aux différents êtres démoniaques, qui représentent eux aussi des états d'expiation pour les plaisirs et les fautes sensibles. La série se poursuit par les différentes classes d'êtres humains, depuis les joueurs et les buveurs jusqu'aux rois et aux chevaliers, puis jusqu'aux différentes espèces d'esprits supérieurs [Gondharva, Apsaras), puis jusqu'au faîte de l'humanité, aux solitaires, ascètes et brahmanes ; ces dernières sortes de vie sont celles auxquelles la bonté donne accès, et touchent immédiatement aux degrés divins, de plus en plus élevés, qui aboutissent à Brahma et à l'Être inconnaissable. Après cette classification générale vient l'examen des cas particuliers : le meurtrier devient une bête de proie, le voleur de blé un rat, le voleur de viande un vautour, le meurtrier d'un brahmane un chien ou un âne, le brahmane ivrogne ou voleur une mite ou une couleuvre, celui qui viole la couche de son maître une épine ou un chardon, ou un animal rongeur, etc. Parmi les mérites qui mènent à une vie supérieure, ceux qui comptent le plus sont naturellement l'empire sur les sens, l'étude des Védas et le respect des brahmanes. La théorie du Samsâra résout pour l'Indien toutes les difficultés relatives à la connexion et à l'ordre des choses humaines. Elle tranche les problèmes qui ont donné tant de peine à la philosophie occidentale : qu'étaistu avant ta naissance? que deviendra ton âme après la mort? à quoi bon être vertueux, si cela ne me donne pas le bonheur? comment se peut-il que, dans un monde bien fait, le méchant soit heureux et l'homme pieux misérable? A toutes ces questions elle fournit la même réponse : tu n'es qu'un membre, qu'un individu dans la série infinie des êtres, tu as existé sous une infinité de formes, tu réapparaîtras en de nouveaux corps, ton sort est le fruit de tes actes antérieurs, tes actes sont le germe de ton sort futur; telle est l'éternelle connexion qui relie toutes les créatures, les âmes et les corps, les mérites et les destinées. On s'explique sans peine que les penseurs de l'Inde et des pays où s'est étendue la religion indienne n'aient jamais abandonné cette solution apparente, tout en se rendant compte que la croyance même qu'ils adoptaient les amenait en face du plus difficile de tous les problèmes, de celui qui les a tous tourmentés : comment l'âme peut-elle échapper à l'éternelle circulation? Ce n'est pas seulement un célèbre drame indien qui se termine par la prière : délivrenous de la transmigration des âmes. Toutes les sectes, tous les systèmes indiens commencent et finissent par le même souhait. Et la plus grande des religions asiatiques, le bouddhisme, a pour point de départ l'inévitable réalité du Samsâra.
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§ 77. — Les écoles philosophiques1.
La doctrine des Upanishads s'était formée au sein de la religion, et ne s'en était pas détachée. La méditation y est représentée comme un équivalent du sacrifice ; les idées s'y rattachent aux pratiques et s'entremêlent aux prescriptions rituelles et aux interprétations de rites. Pour en faire une véritable philosophie, il fallait les débarrasser de cette enveloppe, les ranger en un ordre systématique, les approfondir et les relier à un principe. C'est ce qu'ont réalisé les systèmes des écoles philosophiques indiennes. Ces écoles sont aussi anciennes que les Upanishads et même, comme on le voit à chaque instant, elles leur fournissent leurs idées fondamentales ; mais leur développement scientifique et la systématisation de leur doctrine semblent de date postérieure. A l'égard de la religion, les différentes écoles diffèrent d'attitude. Ou bien on s'efforce de rester dans le cercle d'idées des textes sacrés (école de la Mîmânsâ); ou bien on développe librement les conceptions védiques ( Vedânla); ou enfin on abandonne complètement les méthodes et les doctrines de la pensée religieuse traditionnelle (Sânkhya). La Mîmânsâ mérite à peine le nom de philosophie ; c'est une doctrine tout à fait stérile. En raison de son attitude de soumission, elle est réduite à expliquer le rituel du Véda et à en approfondir les pensées morales. Elle n'a rien donné de remarquable ni à la religion ni à la philosophie. Il en est tout autrement du Vedânla. C'est l'expression philosophique la plus parfaite de la pensée indienne proprement dite. La conception d'ensemble de la nature des choses, de leur origine et de leur fin, qui apparaît dans les Védas et qui prédomine généralement dans les Upanishads, se transforme dans le Vedânta en un système rigoureux aux formes accusées. L'école du Vedânta a conscience du lien qui la rattache aux Védas et l'indique par le nom même qu'elle prend : fin ou but du Véda (anta = Ende, fin). Nous montrerons bientôt qu'en réalité le Vedânta ne se rattache qu'aux idées de la partie moderne des Védas. Il a fort peu de rapports avec les hymnes anciens. Ce système philosophique nous est connu surtout par les Vedanla-sûlras, attribuées à Bâdarâyana, et par les œuvres du grand commentateur Çankara (vin0 siècle environ après J.-C). La doctrine du Vedânla, comme celle des Upanishads, est une philoso1. BIBLIOGRAPHIE. — La meilleure étude d'ensemble est encore celle de Colebrooke, On the philosophy °f ^ie Hindus (Mise, liss., 1; Cowell, dans ses notes, a indiqué la bibliographie postérieure); — P. Deussen a donné une exposition développée de des principaux systèmes dans Das System des Vedânta, 18S3, et aussi une traduction des Sûtras du Vedânta (1887). — Courte mais bonne monographie de A. Bruining, liijdrage lot de kennis van den Vedânta, 1871: — G. Thibaut, Veddnta-Sùtras, S. B. E., XXXIV, très bonne introduction; — R. Garbe, Die Sdnkhya-Philosophie, 1894.— t-a plus grande partie de ce qu'on appelle les aphorismes des diverses écoles a été traduite par J.-R. Ballantyne et d'autres auteurs; — P. Deussen, Geschichte der Philosophie, I, 1894-1899; — Max Miiller, Six Syste?ns of ïndian Philosophy, 1900.
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phie de l'identité. La pensée fondamentale du Vedânta se résume dans les deux formules védiques : « Tu es cela » et : « Je suis Brahma ». Elle proclame l'identité du Brahma et de l'âme : le brahman, autrement dit le principe éternel de tout être, la force qui crée, conserve et ramène en soi tous les mondes, est identique avec l'atman, l'entité ou l'âme, c'est-à-dire avec ce que, parvenus à la connaissance vraie, nous reconnaissons comme notre être propre, notre essence intime et véritable. Cette âme de chacun de nous n'est pas une partie, une émanation de brahman, c'est dans toute sa plénitude l'éternel et indivisible brahman. Connaître le brahman est un acte supérieur à celui d'honorer Brahma. Les honneurs s'adressent au brahman inférieur, affecté d'attributs, chargé de propriétés, de déterminations et de formes ; la connaissance, la science supérieure permet seule d'atteindre le brahman supérieur, sans attributs, sans formes, sans déterminations, définissable seulement par l'abstraction ultime ou par des termes négatifs. « La seule chose qu'on puisse dire du brahman sans attributs, c'est qu'il n'est pas inexistant. Il est donc l'Être; mais si l'on prend l'idée d'être dans son sens empirique, le brahman est le Non-être. » L'adoration de Brahma étant un acte inférieur, ne donne lieu par suite qu'à une rétribution inférieure, succès dans les entreprises, bonheur, tout au plus rédemption progressive. La connaissance du brahman suprême, au contraire, fait atteindre l'homme d'un seul coup à la rédemption absolue. L'œuvre de la rédemption consiste à délivrer l'atman de l'existence individuelle. Car cette existence est une chose distincte de lui, et par suite elle est pour lui une souffrance. Aussi peut-on dire que l'existence individuelle est essentiellement malheureuse. La délivrance de l'atman ne peut être obtenue par des actes, car les actes bons ou mauvais (c'est pour la pensée indienne une sorte de principe a priori) nécessitent une rétribution, et par suite entraînent l'homme aux existences nouvelles où cette rétribution pourra avoir lieu. On ne peut pas non plus atteindre la délivrance par la purification morale, car cette purification suppose un objet capable de transformation ; or l'atman, l'âme qu'il s'agit de racheter, est immuable. La rédemption ne peut consister en un devenir, ni en une opération sur quelque chose. Elle provient uniquement de la connaissance de l'être éternellement présent, caché aux hommes seulement par leur ignorance. « De la connaissance vient le salut. » Ceux qui ne sont pas parvenus à la connaissance suprême ont pour destin, pendant la vie, d'être enfermés et enchaînés dans les liens de la corporéité [upâdhi), qui dérivent de l'illusion, et après leur mort, de ne pas être délivrés de l'existence individuelle, de rester assujettis à la transmigration. Au contraire, le savoir, l'intuition directe de l'identité avec le brahman, sauve absolument du samsâra et entraîne la rédemption dès l'existence présente. Pour celui qui sait, il n'y a plus ni monde, ni corps, ni douleur, ni même loi morale. Il ne fera pourtant rien de mal, car l'illusion, source de toute action mauvaise, est morte en lui. Il peut être assuré
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de sa délivrance après la mort, car la science consume le germe des actes de telle sorte qu'il ne subsiste pas de raison de renaissance. Ainsi, pour celui qui sait, la fin de la vie est l'éternelle et,complète rédemption. « Ses esprits vitaux ne s'en vont pas : il est le brahman et il se résout dans le brahman '. », Le Vedânta est un monisme spiritualiste. L'être vrai, le Brahma, est un et spirituel. Cette conception des choses est simple et cohérente, mais très incomplète, elle répond très imparfaitement à la réalité ; le Vedânta néglige absolument d'expliquer la multiplicité des choses, la réalité des phénomènes, la distinction de la matière et de l'esprit. Ces faiblesses de la pensée sacerdotale n'échappèrent pas à l'attention des penseurs indiens qui n'appartenaient pas à la oaste des brahmanes. La secte Sânkhya, qui se développa dans la caste des guerriers, avait déjà élaboré une critique d'ensemble de la théorie brahmanique avant que le Vedânta se fût constitué en doctrine d'école. Le Sânkhya, dont on rattache la fondation à Kapila, personnage mythique, manifeste son origine profane déjà par le fait qu'il rejette tout rapport avec les Védas, qu'il dénie toute valeur aux textes sacrés et ne veut même accepter aucune des divinités védiques. Cette philosophie renonce également à concevoir l'être comme une unité absolue et à lui assigner une nature exclusivement spirituelle : le Sânkhya est réaliste, pluraliste et athée. Le nom même de l'école atteste qu'elle conçoit le monde comme une pluralité : Sânkhya signifie énumération ; il s'agit de l'énumération des vingtcinq principes dont le monde a été formé. Le réalisme du Sânkhya apparaît dans le fait que le premier de ses principes est la matière ou nature, et que l'esprit arrive seulement le vingt-cinquième et dernier. La matière y est appelée prakrli, « ce qui produit »; l'esprit ou âme s'y appelle, comme dans les Upanishads, purusha (la personne, l'homunculus). Ces deux grandeurs sont des réalités qui subsistent et valent par elles-mêmes; l'une et l'autre sont conçues comme des multiplicités. La matière est formée de trois éléments constitutifs (gunas) : l'essence (saliva), élément léger et lumineux; la passion (rajas), élément actif et mobile; l'obscurité (lamas), élément lourd et résistant. Ces trois éléments ont aussi leurs aspects psychologiques, qui sont respectivement la joie, la douleur et l'apathie. Us sont de plus les matériaux de l'individualité humaine. La matière est entraînée dans un mouvement et un changement perpétuels; le samsâra ou transmigration, à laquelle participent les âmes non sauvées, est un principe essentiel, un postulat du système sânkhya. La réalité et l'indépendance de l'âme ont pour preuve principale le fait qu'elle ne s'identifie pas, et ne se confond pas avec une âme divine supérieure au monde. Le Sânkhya n'admet pas d'âme divine de cette nature; le terme d'âme y désigne des âmes humaines, ou tout au moins des âmes multiples et individuelles, dont la diversité se révèle dans la variété des
1. Celte exposition reproduit, en partie textuellement, le résumé de la doctrine que Deussen a publié en appendice à son « Système du Vedânta ».
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modes d'existence et des conditions humaines. L'âme n'est pas moins indépendante par rapport à la matière. L'influence que la matière peut avoir, au moyen de ses trois éléments, sur l'individualité humaine, s'étend seulement à l'âme inférieure, l'âme du corps, et non à l'âme proprement dite, l'âme spirituelle. L'âme spirituelle est un être absolu, sans qualités ni attributs, et sur lequel il ne peut s'exercer d'action matérielle. Elle est purement spirituelle, et ne consiste qu'en pensée ; elle est indivisible, atomique, et par suite immuable et impérissable ; elle n'a ni commencement ni fin. l& matière et l'esprit sont ainsi des êtres essentiellement distincts. Cette distinction est la pierre angulaire du Sânkhya; elle constitue aussi le trait par où elle s'oppose essentiellement à toute la pensée indienne, et en particulier à la philosophie du Vedânta. D'ailleurs la matière et l'esprit sont, d'après le Sânkhya, liés en fait l'un à l'autre, et cette liaison est même nécessaire : car la matière, si elle n'était pas dirigée par l'âme pensante, s'agiterait sans but, et l'âme, si elle n'avait pas le corps à mouvoir, serait inactive, car elle n'a pas en elle-même d'objet d'action et ne peut s'employer d'une manière indépendante. La matière et l'esprit ne peuvent réaliser quelque chose qu'une fois réunis; c'est, dit la comparaison, l'aveugle qui porte le paralytique. Cette union de fait avec la matière est pour l'âme une souffrance, et toute vie consciente, par le fait même qu'elle repose sur l'existence matérielle, est affligée de douleur. L'âme à la vérité, étant donnée la différence essentielle qui la sépare de la matière, ne peut pas être à proprement parler impressionnée par les phénomènes corporels; mais il vient à l'âme une sorte d'image des états du corps, comme tombe sur le cristal l'image de la fleur rouge de l'hibiscus; et c'est cette image qui donne à l'âme conscience de son mal. Ce sentiment douloureux de l'union avec le corps est ce qui constitue essentiellement le mal universel, que les efforts humains ont pour but suprême de supprimer. Cette suppression est identique à la rédemption. Elle est obtenue quand l'homme a parfaitement compris la différence essentielle de l'âme et du corps, quand il a reconnu que la participation de l'âme aux chaînes corporelles est essentiellement illusoire, qu'elle n'existe que par image, par reflet, que l'âme est aussi peu modifiée par l'état du corps que le cristal par l'éclat de la fleur rouge qu'il supporte. A ce moment l'homme a surmonté la douleur et s'est élevé au-dessus du monde. Car dès lors il peut éviter ce reflet pénible, que dans l'état de « non-distinction » il était condamné à subir. Cette connaissance est extrêmement difficile à atteindre, parce que l'homme est porté par sa nature à ne pas faire la distinction. Mais elle permet à l'âme proprement dite de se séparer complètement du corps et de l'âme du corps. L'âme n'est pas anéantie, parce qu'elle est indivisible et par suite indestructible. Elle ne se réunit pas à Dieu, puisqu'il n'y a pas de Dieu. Il ne peut non plus être question pour l'âme d'un état de féline, car, à partir de sa séparation, l'âme n'est plus affectée d'aucun sentiment. Une fois rachetée, elle reste individuelle, mais à l'état d'incons-
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cience absolue. L'homme sauvé peut atteindre cet état supérieur dès l'époque de sa vie; après la mort il est sûr de le posséder. La philosophie du Sânkhya est, comme celle du Vedânta, un effort vers la rédemption. Mais elle met en relief, plus que ne le fait le Védânta, le caractère intellectuel du salut. Elle n'attribue aucun mérite, aucune valeur aux œuvres religieuses ou morales : elle y voit au contraire des obstacles au salut. Les pratiques d'ascétisme ne se justifient que quand elles ont pour but d'accroître la capacité de distinction d'où vient le salut; elles sont du reste à cet égard assez utiles. Le pessimisme du Sânkhya est plus tranché que celui du Vedânta. D'après lui, tout état de conscience est douloureux. La joie et le bonheur, que l'expérience semble nous attester, en réalité n'existent pas, car « tout plaisir est pénétré de souffrance ». Le sommeil sans rêves, l'évanouissement peuvent libérer momentanément de la douleur ; la rédemption rend cette délivrance parfaite et perpétuelle. On ne peut refuser à l'école du Sânkhya une certaine humanité. Car, d'abord, elle supprime toute distinction de caste (il est vrai qu'elle ne le fait que par hostilité contre les prêtres), et laisse, à rencontre du Vedânta, la voie du salut ouverte aux çûdras et aux femmes. De plus tout homme parvenu au salut a le droit de se faire le prédicateur de la vérité. Malheureusement les partisans du Sânkhya n'ont pas pu songer à traduire leur charité par des actes, ils en étaient détournés par l'idée que l'action est essentiellement nuisible. La philosophie du Vedânta intéresse l'histoire religieuse en raison des liens qui la rattachent au Véda. L'école du Sânkhya n'a pas moins d'intérêt au point de vue religieux : il est le précurseur philosophique du bouddhisme. Avant de passer à l'étude de la religion bouddhique, et d'abord de sa sœur aînée, la religion jaïna, il est nécessaire de nous arrêter sur un autre produit de l'époque brahmanique, le Yoga. Le mot yoga (yuj = jungo) signifie liaison ; plus exactement il désigne l'union de l'âme avec l'être suprême, et par suite s'applique à l'acte de la pensée philosophique. Mais le yoga, dans son développement, n'a pas conservé le caractère d'une philosophie. Il tendit à une sorte d'ascétisme, de mortification spirituelle, par laquelle, comme par la spéculation théorique, on cherchait à obtenir le salut. En raison de cette analogie, on a rangé, mais à tort, le yoga parmi les écoles philosophiques. La pratique des adhérents était de s'hypnotiser eux-mêmes suivant des méthodes déterminées; en restant accroupi et immobile, en fixant son regard, en retenant sa respiration, en arrêtant indéfiniment son attention sur des idées abstraites ou des syllabes mystérieuses (par exemple la célèbre syllabe om, nom mystique de Brahma), on arrivait à l'extase où l'on se sentait identifié avec l'être suprême. C'est de cette façon que le yoga tendait au but de la philosophie religieuse, à la cessation de conscience qui constitue le salut. Le yogin, comme on appelait celui qui pratiquait cette sorte d'ascétisme, se considérait comme affranchi des déterminations et
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des limites terrestres et en possession de la toute-puissance divine; il participait à la même puissance sur la divinité que celle que l'on obtenait par le sacrifice védique. On n'en restait d'ailleurs pas aux simples mortifications spirituelles. Nous trouvons à chaque instant dans le brahmanisme une tendance à l'ascétisme le plus complet. La vie solitaire dans les bois, particulièrement à son dernier degré, était une forme d'ascétisme obligatoire pour les prêtres; mais le renoncement physique au monde n'avait pas pour unique expression cette pratique réglementée. On sait avec quelle brutalité les prêtres brahmaniques se sont appliqués à meurtrir la chair. De nos jours encore, on nous apprend qu'ils condamnent leurs bras à l'extension forcée, ou qu'ils les enserrent, jusqu'à ce qu'ils s'atrophient; qu'ils restent les yeux ouverts en face du soleil jusqu'à devenir aveugles, qu'ils demeurent immobiles entre quatre feux allumés, qu'ils se balancent à des hauteurs vertigineuses, qu'ils se livrent à des jeûnes prolongés en faisant croître et décroître leurs portions de nourriture suivant le cours de la lune, etc. Ces pratiques ont toutes un caractère de renoncement passif et de paralysie volontaire; elles sont les manifestations pratiques de la passivité triste du caractère indien, dont la philosophie indienne est l'expression théorique.
LE JAÏN1SME
§ 78.
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Les Jaïnas et leur doctrine
La science sacrée, l'étude des Védas, était primitivement réservée à la caste des brahmanes. Mais nous avons vu qu'ils n'en restèrent pas toujours les dépositaires exclusifs. La caste des guerriers prit pour la spéculation théologique un intérêt très vif, ils arrivèrent même à se poser en libres penseurs ; ils avaient cessé de croire à la divinité des textes védiques et considéraient avec un certain mépris les brahmanes attachés à la lettre des textes. L'autre aspect de la vie brahmanique, cette poursuite de la sainteté, le renoncement, la vie solitaire, exerçait sur la caste noble un attrait beaucoup plus vif, mais les prêtres, aussi longtemps qu'ils le purent, se réservèrent jalousement ce mérite et cette félicité. « Il n'est pas permis à un chevalier de suivre la voie du moine » ; cette formule fut longtemps
1. BIBLIOGRAPHIE. — C'est encore Golebrooke qui a eu le mérite de publier le premier sur lejaïnisme quelque chose de sûr. Ses Mise. Ess. contiennent plusieurs dissertations sur ce sujet, et Cowell en les éditant y a joint l'écrit de Màdhava sur les Jaïnas. - Sur la littérature du jaïnisme consulter A. Weber, Ueber die heiligen Schriften der Jeûna (Ind. Stud., XVI, XVII); E. Leumann, Beziehungen der J aina-Literatur zu anderen lileraturzweigen Indiens (Act. d. Or. Congr. Leiden, 1883). — H. Jacobi a publié quelques traductions de textes jaïnistes avec une introduction très utile pour Iorientation des recherches : Jaina Sùtras (S. B. E., XXII et XLV). — Consulter éneoro : S.-J. Warren, Over de godsdienslige en wijsgeerige begrippen der Jaïnas, 1875; ad cle 5Iilloué m ' > Ann. Mus. Guïmet; G. Bu'hler, Die indische Sekte der Jainas (Ann. d. niener Akad., 1881), exposé court, mais excellent.
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pour les brahmanes une règle absolue. Les chevaliers ne se soumirent pas aux interdictions sacerdotales. Dès le vin" siècle avant Jésus-Christ nous remarquons parmi les kshatriyas des mouvements ascétiques aboutissant à la constitution de sectes extérieures au brahmanisme. De ces sectes, le jaïnisme et le bouddhisme ont été les plus célèbres. Le jaïnisme tient son nom du mot par lequel il a désigné son fondateur, et, par analogie avec lui, chacun des hommes délivrés ; c'est le mot jina, qui signifie vainqueur. L'origine de cette secte est encore en question. Parmi les nombreux Jinas (il y en a vingt-quatre) qui, d'après la légende, séparés les uns des autres par de longues périodes, se sont manifestés comme prophètes de la secte, et dont la longue suite va se perdre dans la nuit des temps, il en est deux qui se distinguent et réclament une attention particulière : Pârçva et Vardhamâna Le second, qui est en même temps le dernier des Jinas, est certainement un personnage historique. 11 s'agit seulement de savoir si Pârçva, qui se place dans la tradition deux cent cinquante ans avant Vardhamâna, appartient à l'histoire ou uniquement à la légende. Dans le premier cas, c'est lui qui serait le fondateur de la secte Jaïna et il faudrait placer les origines de ce mouvement religieux vers 850 avant Jésus-Christ; Vardhamâna, qui apparut vers 600 avant Jésus-Christ, ne doit être considéré alors que comme un réformateur ou rénovateur. Des auteurs très bien informés sur le jaïnisme, comme Bûhler et Jacobi, se sont prononcés en ce sens. Cette solution supprime absolument l'hypothèse, autrefois communément acceptée, que le jaïnisme serait un rameau du bouddhisme; les deux religions ont des mouvements parallèles, avec cette différence que le jaïnisme est bien antérieur, puisque le rénovateur de la secte jaïniste, Vardhamâna, serait un contemporain du fondateur du bouddhisme. Ces deux hommes ont entre eux les analogies les plus étroites : non seulement ils ont accompli la même tâche à la même époque, mais ils ont vécu dans la même région et ont passé par les mêmes états et ont eu la même vie. Le Bouddha, en raison de l'immense diffusion de sa religion, est devenu le plus célèbre, et sans nul doute c'était un génie supérieur; mais le prophète du jaïnisme tient dans l'Inde d'aujourd'hui beaucoup plus de place; et s'il a conservé cette importance, c'est sans doute que sa religion répond au caractère indien beaucoup mieux que celle du Bouddha. Mahâvîra, le grand héros (c'est le titre d'honneur que l'on donne à Vardhamâna), était le fils d'un petit prince du pays de Magadha.il appartenait par conséquent à la caste des guerriers. Il dut mener, jusqu'à l'âge de trente ans, une vie purement mondaine; à cette époque, à la suite de la mort de ses parents, il comprit la gravité de la vie, quitta sa femme et sa famille, et se mit à errer à travers le monde en ascète, sans se fixer nulle part. Il passa douze années en mortifications terribles et en profondes méditations. Enfin les clartés delà connaissance brillèrent pour lui,
i. * Ou, plus exactement, de son nom de famille, Jnâtrputra, nom sous lequel les textes bouddhiques nous le présentent. (M. M.)
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et il se jugea parvenu à la dignité de saint. Alors il enseigna la science et prêcha la vérité selon Pârçva; quand il eut gagné assez d'adhérents dans les régions environnantes, il organisa une communauté religieuse. H fut trente ans prophète et mourut vers l'âge de soixante-douze ans. La conception du monde des Jaïnas est, comme celle du Sânkhya, complètement athée. A la façon du Sânkhya, le jaïnisme considère le monde comme une multiplicité irréductible d'êtres et de matières. Les principes des choses ne sont d'ailleurs pas les atomes matériels, mais les âmes, et ces âmes, qui sont des êtres réels et indépendants, pénètrent, par l'activité à laquelle les oblige une impulsion incessante, tout ce qui est, y compris la matière. Cette doctrine de l'activité de l'âme est complètement opposée au Sânkhya et semble provenir de la philosophie du Vedânta. Il faut ajouter que le principe des choses est de nature non seulement psychique, mais morale : le juste et l'injuste, le mérite et la faute sont des facteurs de l'être aussi bien que les âmes et les éléments inférieurs, espace, temps et atomes. De ces deux notions fondamentales (multiplicité et nature psychique de l'être) dérive la conception jaïniste des choses : les âmes en général, éternellement attachées aux corps, voyagent à travers le monde en transformation perpétuelle, et les âmes humaines sont assujetties au même sort. Elles aussi sont liées au corps, parce que l'impulsion interne les oblige à s'attacher à l'existence sensible et corporelle. Le produit de l'activité de lame dans le corps est le karman, l'action. Ce karman est tantôt mérite et tantôt faute, et la nature et la quantité du karman d'un homme déterminent son destin; d'elles dépend son passage à de nouvelles formes d'existence, supérieures ou inférieures, ou sa libération définitive du cycle des transformations. Le péché le rabaisse aux formes d'existence les moins élevées, il peut même le plonger dans la matière sans vie; par l'action bonne, il s'élève à des états meilleurs, et même à une vie divine. Mais cette vie divine n'est pas encore le but à atteindre : le bien estmeilleur que le mal, mais il est toujours un mal, une forme du karman funeste, et par suite un obstacle à la rédemption. Il n'y a que la suppression absolue du karman sous toutes ses formes qui affranchisse l'homme de l'existence corporelle et du devenir. Cet affranchissement, cet état inconditionné d'existence, constitue le nirvana du jaïnisme. Le nirvâna, dans ce système, n'est pas l'évanouissement de la conscience. L'âme existe toujours, elle est indestructible. L'état d'existence absolue n'est défini que par des caractères négatifs : c'est l'indépendance par rapport au karman et à la corporéité. La suppression du karman par laquelle l'homme est sauvé a lieu grâce à l'emploi du « triple joyau » [triralna) : la conviction vraie que Jina a triomphé du monde, qu'il a trouvé le salut et qu'il est un refuge pour le croyant; la connaissance vraie de la nature du monde et des moyens de le surmonter; enfin la vraie conduite, l'anéantissement effectif de ce qui cause le karman. Il est bon de vaincre l'instinct d'action et de dompter les sens; on évite ainsi l'accumulation des actes nouveaux. Mais cela ne
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suffit pas : pour supprimer le karman qui résulte des existences antérieures, il faut se livrer personnellement à l'ascélisme. L'ascétisme des jaïnistes se pratique à la manière des brahmanes et comporte surtout des actes d'abstinence, l'arrêt volontaire des fonctions organiques; cependant il comprend aussi des mortifications positives. Les jaïnistes ont en propre deux pratiques : beaucoup d'entre eux se passent de tout vêtement; quand leur mort approche, ils en hâtent le moment en cessant de se nourrir. Sur ces deux points, ils ont pour modèle leur maître, qui abandonna ses habits après sa première année de vie errante et qui mourut en se privant de nourriture. Encore aujourd'hui la plupart des membres de la secte suivent cet exemple, pensant que le jeûne épuise ce qui reste en eux de karman et leur permet d'entrer dans le nirvana. Sur le point de savoir s'il est également nécessaire d'aller tout nu, la secte s'est divisée en deux rameaux : les digambaras (ceux qui ont l'air pour vêtement), qui vivent encore sans habits, et les evêtambaras (ceux qui sont habillés de blanc), qui croient possible d'atteindre le but suprême tout en restant vêtus. Il ne faut pas croire que tous les adhérents de la secte vivent en ascètes. La plus grande partie des croyants sont des laïques, qui, assujettis à de moindres obligations, ont aussi à compter sur une moindre récompense. Tandis que les ascètes doivent se consacrer tout entiers à leurs devoirs religieux, les laïques peuvent rester dans la vie civile. Les cinq grands vœux auxquels l'ascète est astreint dans toute leur rigueur : ne pas blesser, ne pas dire de mensonges, ne rien s'approprier sans permission, observer la chasteté, exercer le renoncement, sont pour le laïque des règles morales assez douces : la chasteté, par exemple, s'y réduit à la fidélité conjugale. Cependant la mort volontaire par le jeûne est recommandée comme méritoire aux laïques eux-mêmes. L'extension qui résulta pour la secte jaïna de l'admission des laïques, a déterminé une double transformation au point de vue religieux. D'abord, le jaïnisme a dû en fait renoncer à son caractère d'athéisme intransigeant. Pour répondre aux besoins religieux du peuple, on a constitué un culte du Jina qui présente tout à fait l'aspect d'un véritable culte divin, avec ses temples et ses images, ses jours de fête, ses offrandes de fleurs et d'encens. En second lieu, pour procéder à la direction des âmes dans ces communautés sédentaires, les ascètes ont dû changer contre une résidence fixe le vagabondage primitif. Ce changement a entraîné la fondation de nombreux cloîtres, et les ascètes devenus moines ont étendu leur activité à des travaux qui n'étaient pas prévus à l'origine de la secte. C'est ainsi que s'est développée dans les monastères une littérature tout à fait digne d'attention, qui ne contient pas seulement des traités philosophiques et religieux, mais aussi des œuvres de bel esprit, et même des recherches scientifiques. La plus grande partie de ces textes sont en prakrit, dialecte populaire. Dans les beaux-arts également le jaïnisme a produit des œuvres considérables; l'architecture de ses temples est remarquable.
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De nos jours, on trouve dans la plupart des villes de l'Inde des adhérents du jaïnisme. Leur vie paisible et sérieuse leur a assuré dans la société une bonne situation; ils se font même remarquer souvent par leur influence et leur prospérité. L'agriculture leur étant interdite parce qu'elle oblige à léser des êtres vivants, ils vivent pour la plupart du commerce. C'est surtout dans les provinces de l'Ouest et du Nord-Ouest qu'ils jouent un rôle considérable. Ils vivent dans les meilleurs termes avec les brahmanistes; avec les bouddhistes, qui sont une école rivale, ils avaient autrefois des rapports assez tendus.
LE BOUDDHISME
§ 79. — Caractère général du bouddhisme1.
De même que le jaïnisme, le bouddhisme fut à l'origine une religion monastique, qui s'éleva dans la caste des kshatriyas, pour répondre aux besoins religieux des hommes cultivés non-brahmanes. Mais la doctrine du Bouddha s'éloigne de la tradition et de la forme de dévotion propre à l'Inde bien plus que le jaïnisme, et cela dans deux directions. D'abord la théorie bouddhique, en ce qu'elle a d'essentiel, repose sur des principes originaux, tandis que la doctrine jaïna se rattache directement en ses
1. BIBLIOGRAPHIE. — Les deux grands ouvrages de E. Burnouf, Introduction à VMstoire du bouddhisme indien (1844; 2e édition, 1S7G); et le Lotus de la bonne loi, 1852, sont toujours des lectures fondamentales. Le second, qui est la traduction d'un texte sanskrit, contient 21 mémoires relatifs au bouddhisme et une étude approfondie de la littérature pâli. R. Spence Hardy, missionnaire wesleyen à Ceylan, a composé A manual of budhism, V° édit., 1853, en se servant des sources sud-indiennes modernes; du même auteur, Eastern monachism, 1860, peinture très intéressante de la vie monastique, et The legend and théories of the Buddhisls compared with histonj ami science, 1866. C.-R. Kôppen, Die Religion des Buddha, 2 vol., 1857-1859; le premier volume a vieilli, il contient l'histoire générale du bouddhisme. Le second se rapporte à la secte Iamaïque. L. Feer, Éludes bouddhiques (parues depuis 1866 dans le Journ. Asiat. ■ plusieurs séries ont été publiées à part). E. Senart, Essai sur la légende du llouddha, se trouve également dans le Journ. Asiat., 1873-1875. W. Wassiliew. Der lluddhismus,seine Dogmen, Gescliichte und Litleratur (tTàduit du russe en allemand, 1860), ouvrage important pour l'histoire des dogmes de l'Église du Nord. T.-W. Rhys Davids, Buddhism, 1S77 (Soc. /'. -prom. chr. knowl.), esquisse magistrale, le meilleur des résumés à recommander comme introduction à l'étude du bouddhisme; le même auteur fut chargé des Hibbert-Lectures en 1SS1, mais dans ses leçons l'exposition historique s'efface presque derrière l'apologie de la doctrine. II. Oldenberg, Buddha, sein Lebèn, seine Lehre, seine Gemeinde, 1881, trad. fr. 2° éd., Paris, 1903; l'auteur a tiré parti des lextespalis. H. Kern, Geschiedenis van het Buddhism in Indie, 2 vol., 1882-1884; il existe une traduction allemande et une traduction française, Ribliolh. Musée Guimet, 1902. Ces deux derniers ouvrages sont l'un et l'autre de premier ordre; Oldenberg est surtout utile comme manuel, et Kern particulièrement recommandable comme histoire du bouddhisme dans l'Inde. — Il est inutile de citer ici les multiples exposés populaires du bouddhisme, les conférences, etc., dont les catalogues de librairie sont remplis. On en trouvera la bibliographie jusqu'à 1869 dans O. Kistner. Buddha and his doctrines. — Parmi les productions récentes citons encore E. Hardy, Der Buddhismus, et le ISuddhistischer Katechismus d'Olcott (arrangé à l'européenne). — Il a paru, dans le Grundriss der indo-arischen Philol. und Alterlh. de Biihler, un résumé dense et concis «e H. Kern, Manual of Indian Buddhism, 1896.
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points capitaux tantôt aux principes du Vedànta. tantôt à ceux du Sânkhya. La différence est plus grande encore au point de vue pratique • le bouddhisme a complètement rompu avec l'ascétisme; les jaïnistes au contraire, comme nous l'avons vu, en font toujours un élément essentiel de leur pratique. Par ces divergences s'explique la destinée différente de ces deux religions, parallèles à l'origine. Le jaïnisme, restant fidèle à la nature indienne, a pu sans effort tenir sa place dans l'Inde, mais il n'y est qu'une secte parmi d'autres sectes, et jamais il n'en a dépassé les frontières. Le bouddhisme, après un prompt épanouissement et une rapide extension, a disparu relativement vite de l'antique domaine du brahmanisme, mais il lui a été facile de se frayer des voies au dehors; même, animé toujours de la religiosité indienne dont il a su éliminer les faiblesses, il s'est élevé au rang de religion universelle. Dès son origine, le bouddhisme a été un mouvement pratique, et cela exclusivement. On a répété que l'apparition du Bouddha, marque la naissance d'une nouvelle philosophie ou d'une réforme sociale; c'est inexact. Pour la philosophie, le Bouddha s'en préoccupa très peu. S'il est vrai que la connaissance des systèmes philosophiques est indispensable pour comprendre exactement sa doctrine, ses efforts tendaient si peu à fonder un nouveau système, qu'il en détourne plutôt ses disciples. Sa doctrine s'adressait précisément à ceux que la philosophie des écoles ne pouvait satisfaire. Les seuls problèmes qu'il se propose de résoudre sont des problèmes pratiques : qu'est ce que la souffrance, quelle en est l'origine et comment peut-on s'en délivrer? Le Bouddha a été non moins éloigné de l'idée de remplir une mission sociale, par exemple de combattre l'organisation des castes. Des questions temporelles de ce genre n'avaient aucun sens pour lui. Il ne respectait pas le système des castes, mais il cherchait si peu à le faire disparaître que le développement de sa religion a beaucoup contribué au développement, de ce système. De plus, la première communauté bouddhique ne comprenait pas en majorité des membres des castes inférieures, affranchis de leur infériorité ; au contraire, les principaux disciples de Bouddha appartenaient aux castes des brahmanes et des guerriers. Il n'est pas exact non plus de représenter le bouddhisme comme une réforme du-brahmanisme. Le Bouddha n'a pas eu le dessein d'amender le brahmanisme; il n'avait pas non plus pour but précis de le supprimer. Justement parce qu'il n'avait en commun avec les brahmanes aucun élément de religion, ni dieux ni sacrifices, ni Véda ni philosophie, il a pu être, par rapport à eux, absolument indépendant. Il ne veut ni les changer d'un iota, ni leur emprunter une syllabe; tout simplement et tout seul, il cherche la voie du salut, que la pensée antérieure n'a pu lui indiquer. Il voulait devenir bienheureux; quand il eut trouvé la voie, il s'efforça de la montrer aux autres hommes : il fonda un ordre monastique. Il ne suffit donc pas, pour se rendre compte de la genèse du bouddhisme, de diriger son attention sur le travail antérieur de la scholastique des kshatriyas. La philosophie indienne est bien sans doute le soubassement
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de la doctrine du Bouddha et de la métaphysique qui en est sortie plus tard. Mais le cadre dans lequel le bouddhisme s'est produit est bien plus vivant que ces courants littéraires : il est formé de toute la vie et de toute l'activité des samanas, schismatiques, ascètes et moines mendiants, créateurs d'une grande partie des sectes que l'on rattache aujourd'hui à l'hindouisme. La grande prospérité du bouddhisme, comparée à la moindre fortune de la plupart de ces sectes, n'est ni accidentelle ni imméritée. D'abord le bouddhisme jouit d'un avantage inestimable : c'est qu'au sommet se trouve une personnalité, modèle de la vertu, et objet de la dévotion, à savoir le Bouddha lui-môme, d'abord comme homme et comme maître, plus tard comme saint et comme dieu. Ce dont le védisme a toujours été privé, en dépit de tous ses dieux et de sa théologie, — la confiance religieuse en une personne idéale qui possède et représente la perfection et qui appartient à ceux qui la vénèrent, — le bouddishme, tout athée qu'il était, a pu l'offrir à ses croyants. Les récits graves et simples qui racontaient la vie du saint homme, comment il avait trouvé et suivi la voie du salut, la douceur de ses discours et le bon sens de ses aphorismes, tout cela dut exercer sur le peuple une tout autre influence que les poèmes védiques artificiels, toujours mythiques et en grande partie inintelligibles à la foule. On apprit à croire au Bouddha et on se laissa engager à faire reposer sa vie sur cette croyance. S'attacher au Bouddha et vivre selon l'esprit du Bouddha, telle est pour le bouddhiste la voie sûre. A cet avantage religieux s'ajoute un avantage moral. Le bouddhisme a réalisé le passage de l'égoïsme à la sympathie religieuse. Le brahmane ne cherche que son propre salut, le bouddhiste, au contraire, se préoccupe également de la rédemption des autres hommes ; il sait prendre en pitié le sort de l'humanité. Le Bouddha lui-même a refusé d'entrer dans le nirvana aussitôt après avoir atteint la perfection : il a voulu révéler la vérité aux hommes et vivre longtemps encore pour le salut de la multitude. On comprend facilement l'importance que dut avoir, pour le développement du bouddhisme, cette disposition à la sympathie. Le bouddhisme doit encore son rôle historique à cette circonstance décisive qu'il ne fut ni attaché à une nationalité, ni lié à aucune organisation particulière. Le brahmanisme était une religion nationale au sens le plus étroit du mot : qui est du peuple est de la religion. L'accès du bouddhisme, au contraire, n'a pas pour condition la naissance, mais la conversion, la volonté d'agir suivant la vérité révélée par le Bouddha. C'est pourquoi les bouddhistes ne forment pas une nation, mais une communauté unie par le lien invisible des vérités sacrées. Cela même a permis au bouddhisme de devenir une religion universelle. C'est ce qu'il a réalisé dans la plus large mesure, grâce à une prédication active et une bonne organisation. Cette religion est devenue en partie pour l'Asie ce qu'est le christianisme pour les pays civilisés d'Occident.
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RELIGIONS.
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§ 80.
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La littérature du bouddhisme'.
Les documents pour la connaissance du bouddhisme sont extraordinairement nombreux et variés, comme on peut l'attendre d'une religion aussi répandue, textes sanskrits et pâlis, thibétains et mandchous, chinois et japonais, qui même pour le fond diffèrent notablement entre eux, si bien qu'il est nécessaire, pour chaque texte bouddhique, de bien noter sa provenance et sa date. D'abord il faut toujours distinguer les deux grandes églises, l'Eglise du nord et l'Eglise du sud 2 et respectivement un « canon )> du nord et un « canon » du sud. A l'Eglise du sud appartiennent principalement les bouddhistes de Ceylan, Birmanie, Siam et Pegou. L'Église du nord s'étend sur le Népal, le Thibet, la Chine, le Japon et l'Annam; elle régnait aussi autrefois au Cambodge, à Java et à Sumatra. Le canon de l'Eglise du sud est le plus important. C'est lui qui se rapproche le plus du bouddhisme primitif pour la doctrine et même pour la langue. Il est écrit en pâli, dialecte populaire, fluide et agréable, qui est au sanskrit pour la phonétique ce que l'italien est au latin. Il n'est pas sûr que le Bouddha lui-même ait parlé le pâli, ou même que le pâli, tel qu'il existe dans les textes, ait jamais été langue parlée; mais le pâli est certainement devenu de bonne heure la langue de l'Église. Il est impossible de dire jusqu'à quel point les textes reproduisent la parole authentique du Bouddha et de ses disciples immédiats. Cependant il est assez vraisemblable que certains morceaux, comme le Mahâvagga dans le SutlaNipâla, remontent véritablement au maître lui-même ou à ses premiers élèves. En tout cas, la partie la plus longue et la plus importante des textes sacrés était connue lors du premier concile, qui eut lieu à VaiçAli un siècle seulement après la mort du Bouddha. Elle date donc d'une époque où la tradition pouvait encore être sûre. Les parties anciennes du canon se distinguent assez nettement des plus récentes par la forme et le contenu. On trouve dans les premières des aphorismes concentrés et substantiels, des récits naïfs et des vers sans art; tandis que les parties récentes, artificielles, prolixes, étrangement abstruses, trahissent nettement leur caractère d'additions tardives. La lecture des textes pâlis est d'ordinaire peu agréable ; ils sont pleins de discussions froides et abstraites, remplies de subtilités fatigantes, de formalisme et de répétitions sans fin,
1. BIBLIOGRAPHIE. — Le Sutta-Nipdla et le Dhammapada ont été traduits par Fausbôll et Mas Mûiïer (S. B. E., X): dans le volume XI se trouvent d'autres Sùttas importants, traduits par Rhys Davids. Le même auteur a publié une traduction des Jâtakas sous le titre de Buddhist Birth Stories, 1880. Jdtaka traduit sous la direction de Cowell, I-II, 1S95-1S96. On trouve une jolie version des Nikdyas dans la Buddhistische Anthologie (1892), de Neumann. — Oldenberg a traduit les textes du Vinaya-Pitaka, S.B.E., XIII, XVII, XX. — Un volume du Mahâyâna est traduit dans S. B. E., XLIX. — H.-G. Warren, Buddhism in translations, collection de textes très abondante (1896). — Le Milinda-Panho, série de dialogues a été également traduit par M. Rhys Davids, dans S. B. E., vol. XXXV et XXXVI. 2. "11 ne faut, naturellement, attacher à ces dénominations géographiques qu'une valeur relative. (M. M.)
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dépourvus de toute individualité et de toute fraîcheur. Cependant il est juste de louer les vigoureux aphorismes du Sutta-Nipâta et les vers, beaux et simples, du Dhammapada; la grande collection de contes, intitulés Jàlakas, a aussi une valeur littéraire. Ces contes, qui naturellement sont d'origine antique, y sont remaniés selon l'esprit bouddhique; mais ils n'ont rien perdu de leur fraîcheur à cette transformation et on les lit encore aujourd'hui avec plaisir. Le canon pâli, d'après le calcul de Rhys Davids, est à peu près de la longueur de notre Bible, si l'on fait abstraction des répétitions et des contes. Il porte le nom de Tipitaka (en sanskrit Tripitaka), qui signifie « triple corbeille». Il se divise en trois parties : le Vinaya-Pitaka, qui contient l'Éthique bouddhique, autrement dit les règles de l'ordre et le rituel ; le SultaPitaka, partie dogmatique, et YAbhidharma, partie métaphysique. Cette dernière section est visiblement récente. Mais dans les Nikâyas (c'est le nom des recueils du Sulta-Pitaka), et dans les divers livres de VinayaPitaka, il y a des parties qui remontent certainement à une haute antiquité, et c'est dans ces textes que l'on peut prendre une connaissance exacte du bouddhisme. Il faut citer en particulier le Digha-Nikûya; le Sutta-Nipâta et Dhammapada, dont nous avons déjà fait mention, appar tiennent également au groupe des textes anciens; de même les Jâtakas. En dehors de ces textes canoniques, il existe encore une importante série d'écrits de l'Église bouddhique du sud. A cette série appartiennent deux chroniques, le Dîpavamsa et le Mahdvamsa, qui datent du v° siècle après J.-C;, et qui racontent l'histoire du bouddhisme depuis l'entrée de Bouddha dans le nirvâna jusqu'à environ l'an 300 après J.-C. A la même époque a vécu le maître illustre Buddhaghosha, qui composa une série de commentaires et expliqua le Dhammapada par des paraboles1. Plus récents encore sont quelques écrits singhalais, que Spence Hardy a utilisés. De l'Indo-Chine, nous possédons une biographie birmane et une biographie siamoise du Bouddha. La dernière ne va que jusqu'au récit de sa tentation 2. Si nous considérons maintenant les sources bouddhiques du nord de l'Inde, nous trouvons en première ligne la collection d'ouvrages sanskrits que Hodgson a découverte en 1828 au Népâl et que Burnouf utilisa pour son grand travail3. Ce groupe de textes contient les mêmes éléments principaux que celui du sud, mais il s'en distingue sur des points essentiels. Le canon est moins fixe et moins arrêté; et cela provient de ce que l'Église du nord n'a pas, comme celle du sud, une tradition unique; elle se divise' en sectes nombreuses, dont les opinions divergentes s'expriment clans les
1. Voir T. Roggers, Buddhaghoshas's parables, transi, from the Burmese, with Introduction by Max Millier, 1870.' 2. P. Bigandet, The life or legend of Gaudama, the Buddha of the Burmese, 1" éd., 1858 ; H. Alabaster, Wheel of the law, 1871, traduction libre, à laquelle l'auteur a ajouté beaucoup d'observations personnelles sur le bouddhisme siamois. 3- B.-H. Hodgson, Essays on the langicages, literature and religion of Népal and Tibet, 1874. Les Miscellaneous Essays du même auteur sont intéressants pour la connaissance des populations primitives non-aryennes de la région de l'Himalaya.
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textes en question. Il est remarquable en outre que clans la collection du Népal il n'y a pas de textes qui correspondent exactement à ceux du Vinaya pâli ; leur place est occupée par de longues légendes (Avadâna). Par contre YAbhidharma y prend une importance particulière; parmi les textes de YAbhidharma, les plus intéressants sont : la Prajnâparamità aperçu de la métaphysique bouddhique, en trois rédactions, dont la plus courte comprend huit mille articles; le Saddharmapundarika, qui traite certains points de doctrine au point de vue du Mahâyâna '; le Lalitavistara, qui raconte une partie de la vie de Bouddha d'une façon fantaisiste, mais où par endroits on trouve les traces de traditions anciennes et sérieuses2. La littérature bouddhique du nord a plus essaimé que celle du sud. 11 faut d'abord signaler l'abondante littérature du Tibet, qui comprend une quantité d'écrits canoniques ou non canoniques, en traductions faites depuis le vnc siècle après J.-C. sur les originaux sanskrits ou même pâlis, On la connaît grâce au Hongrois Alexandre Csoma de Kôros, qui, rêvant de trouver le berceau de sa nation sur les plateaux de la haute Asie, entreprit en 1820, à pied et sans argent, le lointain voyage du Tibet, et réussit dans son entreprise à force de persévérance héroïque et d'abnégation. C'est lui qui révéla l'existence des deux gigantesques collections tibétaines, le Kahgyur, qui comprend 100 volumes in-folio, et le Tangyur{ qui en comprend 2253. Le Kahgyur se divise en sept parties essentielles, parmi lesquelles nous citerons : le Dulva, qui correspond au Vinaya; le Sherchin, qui correspond à la Prajnâpâramitâ; le Mdo, qui correspond aux Sûtras; le Rgyud, qui correspond aux Tantras, Plusieurs parties importantes des textes tibétains ont été traduites ou étudiées. On s'est occupé également de la littérature tibétaine postérieure. Plus importantes encore sont les sources chinoises. Un catalogue des traductions chinoises du Tripitaka, paru il y a quelques années, mentionne 1662 ouvrages. Quoique ces ouvrages soient des traductions de
1. Traduit déjà deux fois de façon magistrale : Burnouf, Le Lotus de la bonne loi; Kern, S. B. E., XXI. 2. Traduit par Ph.-Ed. Foucaux, Ann. M. G., VI. Il y a un quatrième genre d'écrits bouddhiques qui tient une grande place à côté du Tripikata (comme l'Atharva à côté des trois autres Vedas) : ce sont les Tantras (livres de sortilèges) et les DhâramU (aphorismes magiques). 3. Csoma en a donné une analyse développée dans les As. Researches, 1830; elle a été traduite en 1881 par L. Feer, Ann. M. G., II. En fait de traductions et d'études nous citerons : Ph.-Ed. Foucaux, Lalitavistara, 1847; comme nous l'avons mentionné plus haut, Foucaux a également traduit cet ouvrage sur l'original sanscrit; L. Feer, Fragments extraits du Kandjour (Ann. M. G. V.); V.-V. Rockhill, Vddnavarga (Trûbner Oriental Séries); c'est la version tibétaine du Dhammapada), The life of the Buddha and the early history of his order (Tr. Or. S-, collection de données historiques tirées des sources tibétaines); le Traité d'émancipation (R.H. R., 1884, formules du Prâtimoksha). Non moins remarquable est la collection de fables et d'histoires tirées du Kahgyur, de Schiefner, précédée d'une belle introduction, et que Ralston a traduite en anglais sous le titre de Tibetan Taies (Tr. Or. S.). — Parmi les textes tibétains modernes, citons : A. Schiefner, Eine tibetische Lebensbeschreibung Cdkyamunis, aus einem Werk des 17. Jahrhunderts in Auszug mitgetheilt, 1849; Tàranâtha, traduit également par Schiefner, 1869. C'est une histoire du bouddhisme dans l'Inde qui fut achevée en 1608 et qui exprime la tradition historique de l'Église du nord.
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textes du nord et du sud (canoniques ou non canoniques), ils s'écartent tellement des livres sanskrits et pâlis que nous connaissons, que tous, presque sans exception, nous obligent à supposer des écrits originaux inconnus de nous ou des remaniements inconnus des textes classiques1. La valeur de ces traductions est encore surpassée par celle des relations de voyage des pèlerins chinois qui visitaient l'Inde pour fortifier leur croyance dans le pays originaire du bouddhisme, et pour en rapporter des reliques, des images et surtout des copies de textes saints. Parmi eux se distingue tout spécialement Hiuen-tsang, dont le voyage eut lieu entre 629 et 645. Son livre a beaucoup d'importance en raison des renseignements géographiques qu'il contient sur les pays traversés, et de la description qu'il donne de la situation religieuse dans laquelle il trouva les sectes indiennes2. Les documents japonais ont le mérite de nous fournir non seulement des traductions, mais aussi des copies des textes sanskrits rapportés de l'Inde. A Max Mûller revient le mérite d'avoir ouvert ce champ d'études, avec le concours d'un jeune bouddhiste japonais, Bunyiu Nanjio, qui fut quelque temps son élève en Angleterre3.
§ 81.
Gotama Bouddha.
Les textes bouddhiques nous donnent sur la vie de Bouddha toute espèce de détails. Quand on pense que l'énorme collection des Jâtakas (naissances, incarnations) traite uniquement des événements relatifs aux différentes vies du Bouddha, on trouve que les écrivains bouddhistes ont donné au saint personnage toute l'attention nécessaire. Cependant il faut s'attendre à priori à ce que, de toute cette soi-disant histoire, la plus faible partie seulement soit historique. On a même pu se demander si nous avions seulement sur le Bouddha un renseignement authentique. Il est évident qu'il a dû exister un Bouddha, et seuls des hypercritiques, comme M. Kern, en ont pu mettre en doute la réalité. Tout dans la religion bouddhique suppose la prédication d'un fondateur. Il s'agit seulement de savoir si les récits que nous possédons nous font connaître sa personne réelle. Sénart et Kern, l'ont nié de la façon la plus formelle.
1. S. Beal, Texts from the Buddhist canon commonly known as Dhammapada (Tr. Or. S.) ; et Calena of buddhist scriptures from the Chinese, 1 871 ; The romantic legend of Salcya Buddha (187b, traduction d'une traduction chinoise du vi° siècle après J.-C), Fo-Shohing-tsan-Ung, a life of Buddha by Açvaghosha Bodhisatva, transi, from sanskr. into chin. by Dharmaraksha, 420 p. Ghr. (S. B. E., XIX; clans l'introduction, Beal donne un aperçu des différentes vies du Bouddha que contient le canon chinois). 2. Stan. Julien, Voyages des pèlerins bouddhistes, 3 vol., 1853-1858 ; le premier contient la traduction de la biographie de Hiuen-tsang; les deux derniers, celle de son livre Si-yu-H. S. Beal, Buddhist records of the western world, 2 vol. (Tr. Or. S.). — [Voir auss\ les Voyages d'I-Tsing (traduction de Chavannes), de Fa-Uian, etc. (N. des trad.) 3. Les résultats de ce travail se trouvent contenus en trois volumes des Anecdota Oxoniensia, Aryan Séries, sous le titre Buddhists texts from Japan. Le Musée Guimet revendique également l'honneur d'avoir pour la première fois attiré l'attention sur les textes bouddhiques du Japon.
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Ils trouvent à l'ensemble des récits qui concernent le Bouddha un caractère nettement mythique, et les considèrent en conséquence comme de simples mythes; avec beaucoup d'érudition, ils ont cherché à déterminer à l'aide de quels cycles mythiques la légende du Bouddha a été composée. Ainsi, on a voulu trouver dans le Bouddha les caractères d'un héros solaire, et on s'est efforcé de ramener sa légende au mythe des dieux solaires Vishnu et Krishna. La démonstration est d'une habileté et d'une perfection presque convaincantes, et il en restera beaucoup; le livre de Kern, tout spécialement, est un des ouvrages de mythologie les plus riches que l'indianisme moderne ait produits. Mais en somme la tentative a échoué. Oldenberg a établi que les sources de Sénart sont récentes et douteuses, comme le romanesque Lalitaviàtara de l'Eglise du nord; les écrits de l'Église du sud, d'une valeur bien supérieure, fournissent peu d'appui pour des comparaisons mythologiques. De plus, il y a dans la vie du Bouddha un certain nombre de points, et de points vraiment capitaux, qui sont difficilement compatibles avec l'hypothèse du mythe solaire. L'existence historique de Gotama le Bouddha est certaine. La méthode à suivre est celle d'Oldcnberg et de Rhys Davids : il s'agit de chercher, dans les récits bouddhiques, un noyau historique autour duquel les légendes se sont formées. Il faut naturellement s'attendre à ce que la part de l'histoire et celle de la légende ne puissent être délimitées qu'avec un peu d'arbitraire. Pourtant il y a un certain nombre de traits capitaux sur lesquels on peut s'entendre. Qu'un jeune noble de la famille royale des Çàkyas ait quitté le monde pour la recherche du bien suprême ; qu'il ait espéré trouver le chemin du salut dans l'enseignement des brahmanes et dans d'énergiques mortifications, et qu'il s'en soit détaché, n'en recevant pas la satisfaction attendue; qu'après une réflexion prolongée il soit arrivé à la connaissance de la vérité et l'ait annoncée durant une longue vie de moine mendiant et voyageur; qu'il se soit fait beaucoup de disciples et les .ait le premier organisés en ordre monastique; tous ces faits, attestés d'une façon concordante et constamment répétés par les sources les plus anciennes, méritent absolument d'être tenus pour historiques; le reste, au contraire, demande à être examiné avec une extrême méfiance. Dans les miracles et les aventures romanesques, il doit évidemment entrer beaucoup d'éléments mythiques et de traditions étrangères. Cependant on trouve, même dans cet amas confus et bariolé, plus d'un trait particulier qui n'a guère pu être ajouté par fiction à la figure du saint homme, La chronologie de la vie du Bouddha est assez bien établie, et l'année de sa mort est même une des rares dates précises de l'histoire de l'Inde. Les historiens, après un certain nombre d'oscillations, ont fini par fixer environ à l'année 440 l'époque du « nirvana ». On se fonde sur la date du règne du roi bouddhiste Açoka, qui eut des rapports avec la Grèce et qui a laissé un grand nombre d'inscriptions. Des inscriptions et de la littérature canonique, on peut conclure que lè grand concile de Pâtaliputra (Patna), convoqué par Açoka vers 342 av. J.-C, eut lieu un peu plus de cent ans après le deuxième concile qui fut lui-même tenu exactement cenl
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années après la mort du Bouddha. Comme, d'après tous les témoignages, le Bouddha atteignit l'âge de quatre-vingts ans, il faudrait placer sa naissance vers l'an 520 av. J.-C. C'est, — coïncidence curieuse, — à peu près le temps de Conf ucius et de Socrate. La légende du Bouddha, qui s'est entrelacée aux rares informations historiques que nous possédons sur Gotama ou le Çâkya-Mouni (le sage delà maison des Çâkyas), est un document bouddhique de la plus haute valeur. Elle exprime l'idéal de la vie, et en le décrivant elle rend particulièrement visible le caractère et le sens de cette religion et de ses productions. Nous divisons cette légende en douze points, conformément à l'usage bouddhique. 1. Après qu'eut été faite la proclamation qui précède toujours la naissance d'un Bouddha, et que les dieux eurent reconnu avec certitude quel était l'être destiné au rôle de futur Bouddha, ils se rendirent en masse vers lui pour le prier de paraître sur la terre. Alors le futur Bouddha se recueillit et détermina cinq choses : il choisit d'apparaître dans l'âge actuel du monde, dans le Jambû-vîdpa, c'est-à-dire l'Inde, dans le royaume du Milieu et sa capitale Kapilavastu, dans la caste des Kshatriyas, qui était alors la caste la plus considérée, et prit pour mère la vertueuse Mâyâ. 2. Des rêves heureux annoncèrent sa conception, qui eut lieu à l'époque de la fête du plein été : les quatre dieux suprêmes et leurs femmes transportèrent en songe Mâyâ dans l'Himalaya, où elle fut baignée, ointe, habillée et parée de fleurs, puis déposée dans une grotte d'or; c'est là que le futur Bouddha pénétra dans son sein sous la forme d'un éléphant blanc. Les brahmanes expliquèrent ce rêve au roi Çouddhodana, réjoui de ces choses extraordinaires. Ils lui prédirent un fils qui serait un grand roi s'il restait dans la vie profane, et qui, s'il choisissait la vie religieuse, éclairerait le monde en qualité de Bouddha. La conception fut accompagnée de trente-deux signes dans le monde. 3. C'est dans la jungle de Lumbinî, sous un arbre, aux regards sympathiques du monde entier, que naquit le Bodhisatva. Bientôt après sa naissance le vieil ascète Dévala vint le saluer et reconnuten lui les marques du futur Bouddha; ainsi firent également les huit brahmanes qui étaient présents quand, au huitième jour de sa vie, le jeune prince reçut le nom de Siddhârtha. 4. Bien des circonstances dans sa vie d'enfant révélèrent sa dignité spéciale. Une fois, à la fête des labours, les femmes qui le soignaient l'abandonnèrent sous un bambou; quand elles revinrent, elles s'aperçurent que, tandis que l'ombre de tous les autres arbres s'était transportée du côté opposé, le bambou ombrageait encore de son feuillage l'enfant plongé dans ses méditations. Une fois qu'on l'avait amené au temple, les images des dieux s'inclinèrent devant lui. A l'école il remplissait les maîtres d'étonnement par la maturité de son esprit. a- A partir de seize ans, le prince passa chaque année les trois saisons
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dans trois superbes palais, entouré des plus belles jeunes filles, clans le luxe et la joie, parce que son père voulait l'attacher au monde. Son épouse était la belle Yaçodharâ (qui s'appelait aussi Gopâ) ; il l'avait obtenue, suivant l'usage des chevaliers, en des tournois où il avait montré son universelle supériorité. Elle lui donna un fils, Râhula. 6. Quand les dieux virent que le temps était venu pour le prince d'abandonner le monde, ils firent qu'il rencontrât, se promenant en char, les quatre signes qui devaient éveiller en lui le sentiment de sa destination : un vieillard ployé par l'âge, un malade, un cadavre, enfin un moine. À ce moment le dieu Indra sentit que la place dont le futur Bouddha devait l'expulser devenait chaude. De nouveaux événements amenèrent le prince à la résolution d'abandonner sa demeure et le monde. Une jeune fille, Kisà Gobamî, prise de passion à la vue du prince, célébra par un chant la félicité du père, de la mère, de l'épouse d'un homme si parfait; mais à cette occasion le prince pensa que la vraie et durable félicité ne pouvait s'obtenir que par l'extinction des désirs (nirvâna), de la folie et de l'inquiétude du cœur. Une autre fois, comme des danseuses avaient déployé devant lui tous leurs voluptueux attraits, il vit à la fin de la fête ces jeunes filles endormies, et fut envahi par le dégoût en remarquant que leurs charmes avait disparu et qu'elles étaient devenues laides ; le monde lui apparut comme une maison en proie aux flammes, et il voulut s'en échapper le plus vite possible. Il jette un dernier regard sur sa femme et son enfant, et, sur son coursier Kanthaka, accompagne de son fidèle serviteur Channa, il quitte la ville, au milieu de l'été. Il renvoie bientôt cheval et serviteur. Le tentateur Mâra cherche vainement à le détourner de son dessein. Un ange lui apporte les huit objets nécessaires à un moine mendiant : trois pièces d'étoffe comme vêtement, une sébile, un couteau, une aiguille; une ceinture, un crible. 7. Le Bodhisatva traverse en mendiant Râjagriha, capitale de l'État de Magadha; le roi Bimbisâra obtient de lui la promesse de .venir prêcher d'abord à cette cour, quand il aura atteint la dignité de Bouddha. Il se rend auprès du maître Alâra Kâlâma, mais s'aperçoit bientôt que la sagesse enseignée par cette sorte de maîtres ne le conduit pas à son but. Alors il recourt au renoncement; il se soumet à l'ascétisme le plus violent et à la méditation la plus profonde à Uruvilva, en compagnie de cinq autres pénitents. Au bout de six ans, ses forces étant presque épuisées, il reconnaît que ces exercices, eux non plus, ne mènent pas au but, et il prend une meilleure nourriture; alors les cinq pénitents le regardent comme un hérétique et le méprisent. Mais le jour est arrivé où le prince doit obtenir la dignité de Bouddha; des présages significatifs l'accompagnent; un jour il reçoit un plat d'or des mains d'une jeune fille appelée Sujâtâ. Le Bodhisatva retourne, accompagné des dieux et des génies, dans la forêt, comme lors de sa naissance, et il s'assied sous un arbre, à l'endroit où il doit parvenir à l'intuition suprême. 8. Quand Mâra, le méchant, vit que le seigneur s'était assis sous l'arbre, il rassembla une armée innombrable de mauvais esprits pour l'en écarter,
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et évoqua pour l'anéantir toutes les horreurs de la nature. Mais comme le Bodhisatva voyait en même temps les dix perfections, il resta inébranlable. Les trois filles de Mâra, passion, inquiétude et volupté (ou plus exactement désir, souci et plaisir), n'eurent pas sur lui plus de prise. Enfin, quand le méchant se fût convaincu qu'il ne pouvait l'empêcher de devenir Bouddha, il l'invita à entrer tout de suite dans le nirvana sans répandre sa doctrine; mais le Bodhisatva le repoussa encore. Les dieux et les génies célébrèrent sa victoire sur le tentateur. 9. Le Bodhisatva obtint la connaissance parfaite, qui fit de lui le Bouddha, par une triple intuition qui eut lieu en trois veilles successives. Il passa en revue toutes les existences antérieures, tout le présent et la chaîne des causes. C'est alors qu'il prononça les paroles devenues célèbres, où il expliquait qu'après mainte existence et mainte renaissance douloureuse, il avait enfin connu l'architecte de la demeure, mais que celui-ci ne bâtirait plus, le nirvâna étant atteint1. Le Bouddha resta encore sept semaines sous l'arbre de la bodhi ou dans son voisinage. Puis il reçut quelque nourriture de deux marchands qui passaient, et qui furent ses premiers disciples. Il hésitait d'abord à répandre la vérité à laquelle il était parvenu avec tant de peine, mais les dieux suprêmes vinrent humblement le supplier de ne pas abandonner le monde à sa perte, et il promit de se manifester comme Bouddha et de révéler les vérités. 10. Au milieu de l'été le Bouddha tint sa première prédication, à Bénarès. Aux cinq ascètes dont il avait quitté la voie et qui le regardaient encore avec méfiance, il prêcha la vraie voie, à égale distance de la vie du désir et de l'ascétisme inutile. Le groupe de ses premiers disciples comprit, outre ces cinq ascètes, Yaças, riche jeune homme de Bénarès, et les trois frères Kâçyapa, célèbres brahmanes qui avaient rassemblé autour d'eux à Uruvilva des milliers d'élèves. Le roi Bimbisâra lui aussi reçut avec une grande joie la visite du Bouddha et adopta sa doctrine. Il faut nommer encore les deux brahmanes Sâriputra et Maudgalyâyana, le barbier Upàli, Ananda, qui ne se guérit qu'avec peine de l'amour terrestre, le riche Anâthapindika de Çrâvasti, dans le jardin duquel la tradition fait tenir à Bouddha une grande partie de ses discours, et qui bâtit pour le maître, dans son parc Jetavana, le premier cloître bouddhique. Dans une visite à la ville de ses pères, Kapilavastu, le maître révéla à ses proches sa dignité, et plusieurs personnes de sa famille adoptèrent sa doctrine. A Çrâvasti vivait une riche dame appelée Visâkhâ, qui se signala particulièrement par ses bienfaits envers Bouddha et les moines qui le prenaient pour maître. Le célèbre médecin Jîvaka, de Râjagriha, dont les cures merveilleuses sont souvent rappelées, est également connu comme un fidèle de Bouddha. C'est lui qui prédit dès l'abord les suites graves de la résolution prise par le Bouddha d'admettre les
L Ces paroles se trouvent clans le Dhammapada, 153-154. On en trouvera des traductions divergentes dans Spence Hardy, Manual, 2° éd., 1880, p. 185. Ces stances rappellent la doctrine du Sânkhya, suivant laquelle la Prakriti, vue par le purusha, se replie sur elle-même et cesse d'avoir aucune puissance.
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femmes à la vie religieuse en qualité de nonnes. (Le Bouddha s'y était décidé sur les prières de sa tante Gotamî, qui l'avait soigné dans sa jeunesse après la mort prématurée de sa mère.) ■— Le Bouddha ne rencontra pas toujours respect et soumission, il trouva aussi des adversaires et des ennemis. C'est ainsi qu'il dut lutter de sortilèges avec six Tîrthika, ou faux docteurs, parmi lesquels se trouvait Jnatrputra le Nirgrantha (le prédicateur du jaïnisme). Il y eut aussi des moines qui lui résistèrent. L'âme de la résistance était toujours le cousin du Bouddha, Devadatta, qui, sous prétexte d'établir une règle ascétique plus stricte, fomenta un schisme dans l'ordre monastique et causa toute espèce de maux : c'est lui qui affola le prince héritier du Magadha, Ajâtasatru, et l'amena à tuer son père Bimbisâra. 11. Dans les derniers mois de sa vie, à l'âge de quatre-vingts ans, le Bouddha résuma une dernière fois son enseignement, et donna à ses disciples, particulièrement à Ananda, ses indications et exhortations suprêmes. Il résista à la tentation, envoyée par le méchant, d'entrer dans le nirvana avant d'avoir publié ces dernières instructions. Enfin il put disparaître tranquille, étant convaincu que la vérité subsisterait en ses disciples et ne dépendait pas de sa présence. Il mourut à Kusinârâ pour avoir trop mangé d'un rôti de porc que lui avait apprêté le forgeron Cunda. Auparavant il avait déclaré qu'il voulait être enterré comme un grand roi. Dans ses dernières instructions, il avait montré à ses disciples une fois encore la corruption à laquelle toutes les choses sont soumises, et les avait exhortés à être infatigables dans leur effort spirituel. Ayant franchi tous les degrés de la méditation, il entra dans le nirvana. 12. Les Mallas de Kusinârâ se chargèrent de rendre les honneurs funèbres à son cadavre. Il fut brûlé en grande pompe et on recueillit ses restes, que bientôt les hommes et même les rois se disputèrent. Ces reliques furent divisées, et en plusieurs endroits on éleva des chapelles pour les y conserver. La légende de Bouddha repose sur une conception théorique préalable : c'est que la venue du Bouddha n'est pas dans l'histoire un fait singulier et contingent, mais simplement une des innombrables apparitions de Bouddhas qui se produisent et doivent se produire au cours des âges. Le nom de Bouddha, qui signifie « illuminé » (cf. bodhi, connaissance intuitive), n'est donc pas un nom propre; il désigne la dignité de l'être accompli qui vient au monde pour révéler les vérités, fonder un ordre monastique destiné à les répandre, et libérer ainsi les hommes, pour un certain temps, de la métempsychose perpétuelle, autrement dit leur assurer le nirvâna. Son action ne vaut que pour un certain temps, car plus ou moins rapidement ses institutions déclineront, la voie du salut sera oubliée et l'apparition d'un nouveau Bouddha deviendra nécessaire. Il y a aussi de nombreux Bouddhas dont plusieurs peuvent vivre a la même époque et qui diffèrent moins des hommes ordinaires. Ce sont ceux qu'on appelle en pâli Pacceka-Bouddhas (Bouddhas particuliers ou privés). Ils possèdent la perfection en ce sens que par leurs propres forces ils ont
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atteint le nirvana. Mais ils ne peuvent sauver qu'eux-mêmes et non les autres; ils n'ont pas le degré de perfection nécessaire pour montrer la voie à leurs semblables. C'est ce que peut seul accomplir le Sammâsambuddha (mot pâli), bouddha parfait. 11 est infiniment difficile d'arriver à cette dignité; il y faut un développement du caractère qui ne s'obtient que par le passage, plein d'efforts et de sacrifices, à travers un nombre infini d'existences, et une supériorité d'esprit tout à fait exceptionnelle. Celui à qui cette perfection est donnée n'est cependant encore par là même qu'un Bodhisatva, un futur Bouddha. Un Bodhisatva doit remplir trois conditions. Il faut qu'il ait souhaité, au cours d'innombrables existences, de devenir un Bouddha ; il faut qu'il ait depuis exprimé son désir et sa résolution inébranlable ; enfin il faut qu'il soit l'objet d'une prédiction qui le désigne comme futur Bouddha. La forme de cette nomination est d'une importance sur laquelle les textes insistent particulièrement. Le Bodhisatva doit rencontrer un Bouddha vivant et lui offrir un présent; le Bouddha reçoit le don en souriant, puis annonce à son pieux donateur sa future dignité. Il est également nécessaire que clans ses existences antérieures le Bodhisatva ait exercé les dix « vertus parfaites » (pâramilâs ; dans certaines listes elles se réduisent à six), savoir : la bienfaisance, la chasteté, le renoncement, la prudence, l'énergie, la patience, l'amour de la vérité, la fermeté dans les desseins, l'amabilité, l'égalité d'humeur. Les Jâlakas attribuent au dernier Bouddha plus de cinq cents existences antérieures. Le Bodhisatva s'y présente généralement comme solitaire, roi, dieu sylvain, docteur, mais il prend aussi toutes les autres formes possibles, de noble ou de marchand, de lion, d'aigle ou d'éléphant, même de lièvre ou de grenouille; il n'est pas assujetti à renaître, ni sur terre ni dans les enfers, sous forme de femme, de vermine, etc. Les textes racontent avec émotion les traits incroyables de générosité et de sacrifice qui signalèrent le Bodhisatva pendant ces vies antérieures : pour se rendre digne de devenir Bouddha il renonce à toute chose, il donne sa chair en pâture aux animaux sauvages, il laisse ses propres enfants traîner dans la misère (trait que rapporte l'intéressant Jâtaka du fils de roi Vessantara). Il faut remarquer la différence qu'établit la doctrine entre les caractères du Bodhisatva et ceux du Bouddha. Les pratiques vertueuses par lesquelles le Bodhisatva se signale ne sont plus nécessaires au Bouddha; le Bouddha, s'est élevé au-dessus de ce degré inférieur. La bodlh suprême, par laquelle s'atteint le nirvâna, s'oppose à ces actes méritoires à peu près comme pour les brahmanes la « voie de la connaissance » s'oppose à la « voie des œuvres », qui lui est inférieure. Ce rapport, qui s'exprime par la distinction théorique du Bodhisatva et du Bouddha, se retrouve également en morale : l'exercice de la vertu cesse d'être utile quand on atteint la perfection supérieure. Avant le Bouddha présent sont déjà venus vingt-quatre Bouddhas ; il est le quatrième de l'ère (kalpa) actuelle, et il aura pour successeur Maitreya, qui est pour le moment Bodhisatva. Il n'est pas de période absolument privée de révélation, car tous les Bouddhas enseignent une doctrine iden-
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tique. Dans la suite du développement du bouddhisme, le culte des futurs Bouddhas, qui demeurent au ciel à l'état de Bodhisatvas, prend une plus grande importance. On les invoque absolument comme des dieux, en particulier Manjuçri et Avalokiteçvara, qui représentent l'un la sagesse, et l'autre la puissance. Oldenberg est le premier qui ait fait remarquer que le Bouddha, comme personne et comme article de foi, soit si peu dans le bouddhisme le point central, le fait absolument essentiel. Dans les quatre vérités capitales il n'est pas question du Bouddha. Il n'est pas non plus à proprement parler le rédempteur, mais seulement le prédicateur de la vérité qui sauve; il n'est pas indispensable à la communauté qu'il fonde. Mais, cependant, il ne faut pas oublier que dans la formule d'invocation où sont nommés les trois trésors du bouddhisme (buddha, dkarma, samgha), le Bouddha occupe la première place, et que beaucoup de textes bouddhiques célèbrent la bénédiction qui s'attache à la méditation sur le Bouddha, à l'acte de prononcer son nom, et même au don d'une poignée de riz, quand il est fait au nom du Bouddha.
§ 82. — La doctrine bouddhique.
Dans le célèbre sermon de Bénarès, par lequel le Bouddha conveiiil ses premiers disciples, les cinq moines qui l'avaient regardé avec mépris quand il s'était détaché de l'ascétisme, il a exprimé d'une façon brève et précise les idées fondamentales de sa doctrine. « Ouvrez les oreilles, moines : la rédemption de la mort est découverte! Je vais vous instruire, je prêche la doctrine. Si vous allez suivant l'enseignement, vous connaîtrez dès cette vie la vérité, et vous la contemplerez face à face... 11 y a deux termes, ô moines, dont doit rester éloigné celui qui veut mener une vie spirituelle. Que sont ces deux termes? l'un, c'est la vie dans les plaisirs, livrée à la volupté et à la jouissance; elle est basse, sans noblesse, contraire à l'esprit, indigne, vaine. L'autre, c'est la vie de mortification; elle est triste, indigne, vaine. De ces deux termes, ô moines, le parfait se tient éloigné ; il a distingué la voie intermédiaire, celle qui ouvre l'œil et qui ouvre l'esprit, et qui conduit au repos, à la connaissance, à l'illumination, au nirvana. C'est cette route sainte, à huit divisions, qui s'appelle croyance droite, résolution droite, parole droite, acte droit, vue droite, effort droit, pensée droite, méditation droite. Tel est, ô moines, le chemin intermédiaire que le parfait a distingué, qui conduit au repos, à la connaissance, à l'illumination, au nirvana. — Voici, ô moines, la vérité sainte sur la souffrance : la naissance est souffrance, l'âge est souffrance, la maladie est souffrance, être uni avec ceux qu'on n'aime pas est souffrance, être séparé de ce qu'on aime est souffrance ; ne pas obtenir ce qu'on souhaite est souffrance ; en un mot, le quadruple attachement aux choses terrestres est souffrance. — Voici, ô moines, la vérité sainte sur la cause de la souffrance : cette cause, c'est la soif d'être, qui conduit de renaissance en
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renaissance; c'est le désir qui trouve son plaisir çà et là; c'est la soif des plaisirs, la soif du devenir, la soif de la puissance. — Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la souffrance; c'est la suppression du besoin par l'anéantissement complet du désir, c'est de le faire partir, de s'en débarrasser, de s'en délivrer, de ne lui pas laisser de place en soi. — Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin de la suppression de la souffrance; c'est la route sainte à huit divisions qui s'appelle : croyance droite, résolution droite, parole droite, acte droit, vie droite, effort droit, pensée droite, méditation droite. — O moines, depuis que j'ai atteint la connaissance de ces quatre vérités saintes, depuis ce moment je sais que dans ce monde comme dans les mondes divins, comme dans le monde de Mâra et. de Brahma, entre tous les êtres, ascètes et brahmanes, dieux et hommes, j'occupe la dignité de Bouddha suprême. Je l'ai reconnu, je l'ai vu ; la rédemption de mon esprit est définitive ; cette vie est pour moi la dernière; il n'y aura plus pour moi de nouvelles naissances » C'est autour de ces quatre vérités saintes que s'organise toute la doctrine du Bouddha. Il a lui-même fait comprendre par une comparaison qu'il ne voulait rien enseigner d'autre. Comme les feuilles que le Sublime, assis dans le bois de Sinsâpas, a prises entre les mains, sont bien moins nombreuses que les autres feuilles du bois ; de même ce qu'il a découvert et n'a pas révélé est bien plus que ce qu'il a révélé. C'est que toute cette science est sans profit, n'excite pas à vivre selon la sainteté, ne conduit pas à l'abandon des choses terrestres, à la paix, à l'illumination, au nirvana ; voilà pourquoi le Sublime ne l'a pas révélée, mais a prêché seulement les vérités sur la souffrance, fl a voulu la seule chose qui soit nécessaire, la rédemption qui arrache l'être à la souffrance. « De même que la vaste mer est pénétrée d'un seul goût, le goût du sel, de même cette doctrine et cette règle sont pénétrées d'un seul goût, le goût du salut. » Les vérités que le Bouddha n'a pas dites à ses disciples sont évidemment ses vues sur les problèmes métaphysiques qui occupaient à son époque tous les esprits cultivés, sur le devenir et l'être, sur la nature des choses, sur l'origine et la fin du monde, etc. Il ne voulait pas exprimer ces vues, parce qu'il les trouvait indifférentes au salut. Il était d'ailleurs inutile qu'il les exposât à ses disciples pour une autre raison encore : c'est qu'ils n'avaient pas de peine à déduire des brèves formules de sa doctrine l'ensemble et le sens général de sa pensée. Mais ce qui pour les Indiens pouvait se dire en quatre mots demeurerait pour nous une série d'énigmes si nous ne pouvions connaître la conception du monde qui réside comme postulat tacite à la base de la doctrine. En sa qualité d'Indien, le Bouddha est pénétré des idées traditionnelles sur la nature du monde telles que nous les trouvons dans les livres brahmaniques; cependant il s'écarte de ses contemporains d'une façon très considérable. Nous pouvons nous représenter, dans une certaine mesure, sa philosophie à l'aide des livres métaphysiques qui font partie du canon (Abidhanna). Ces
• Oldenberg, Buddha, p. 129 sqq.
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écrits ne remontent ni au Bouddha ni même à son temps, mais ils contiennent cependant sa conception du monde, et ils nous sont indispensables pour l'interprétation de sa doctrine. La cosmologie n'est qu'un cadre. Elle n'a pas de rapports immédiats avec la doctrine bouddhique, mais elle diffère tellement de l'idée moderne du monde qu'il est nécessaire de la connaître pour se représenter exactement l'arrière-plan de la philosophie bouddhique. Au centre de la terre, qui est un disque cylindrique, s'élève du sein des eaux le mont Mêru, qui a en hauteur et profondeur plus de 300000 milles. Il est entouré de sept mers circulaires et de sept cercles de rochers qui séparent ces mers successives et forment les colossales « montagnes d'or ». A l'extérieur du dernier cercle se trouve la mer que les hommes connaissent; dans cette mer sont situées les quatre îles du monde. Le centre de l'île triangulaire dont l'Inde fait partie est l'arbre de la bodhi. A l'intérieur de la terre, qui repose sur l'espace vide, se trouvent les huit enfers [Narakas), dont les habitants vivent au moins 1600000 milliers d'années et sont incessamment et terriblement tourmentés, déchirés, broyés, brûlés, rôtis; ils conservent malgré tout la crainte de la mort. Au-dessus de la terre s'élèvent les six Devalokas (deux divins), puis plus haut encore les vingt Brahmalokm. Plus le ciel est élevé, plus la vie y est légère et spirituelle, et moins il y reste de la matière, des organes, des idées et des facultés propres à l'homme. Dans les quatre derniers Brahmalokas il n'existe plus de formes corporelles et il ne se produit plus de renaissance ; les bienheureux y sont en possession du nirvana. Cet ensemble formé de plusieurs cieux, d'une terre et de plusieurs enfers constitue un univers (cakravâla), et il y a un nombre infini de semblables univers dans l'espace infini. La conception est encore élargie par l'idée des périodes universelles. Chaque univers, de même qu'il a été formé, doit aussi périr au bout d'un certain temps, et les périodes (kalpas) se succèdent en une série indéfinie. En général, et à tous égards, la cosmologie bouddhique a pour caractère l'énorme et l'infini. Des grandeurs colossales, des mondes innombrables, une succession vertigineuse d'infinités dans le cours du temps, toute chose sans commencement et sans fin; tout en devenir et en décomposition : tel est le décor dans lequel se joue, pour la pensée bouddhique, le drame de la vie. Quoique la religion bouddhique remplisse les cieux de dieux sans nombre, elle est pourtant, par ses conceptions fondamentales, absolument athée. Les Devas sont des êtres comme les autres; ils sont soumis à la transformation universelle; à proprement parler, ils constituent simplement l'entourage de choix destiné à relever encore, s'il est possible, par ses louanges et sa soumission, l'éminente dignité du Bouddha et de ses saints : « Brahma est grand, mais que peut-il contre un fils du parfait? » Cependant l'athéisme bouddhique, si décidé qu'il soit, n'est pas formulé en principe ni en article de foi. Ici encore, nous nous trouvons en présence d'un postulat sous-entendu; dans le bouddhisme, il n'est jamais question d'un Dieu au sens propre du mot, et une telle conception n'y a même pas de
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place. En ce sens, le bouddhisme est d'accord avec le Sânkhya et s'oppose de la façon la plus nette au brahmanisme et à la philosophie du Vedânta. Il n'admet point d'âme du monde, point de brahman, ni d'atman qui en joue le rôle, et en général point d'être qui subsiste par soi et soit le principe des choses. Il n'y a pour le bouddhisme aucun point fixe dans les choses, aucun être en soi; tout est mouvement et changement, production et disparition. C'est avec justesse qu'Oldenberg voit l'opposition aiguë du bouddhisme et du brahmanisme dans ce fait que « la spéculation des brahmanes saisit en tout devenir l'être permanent, tandis que la pensée bouddhique découvre en tout être apparent le devenir ». Si le bouddhisme s'accorde pour l'athéisme avec l'école sânkhya, il est par ailleurs tout à fait éloigné des affirmations positives de cette secte. Le bouddhisme, en effet, ne place pas l'essence des choses en des matières ou en des âmes. D'une façon générale, il entend ne poser l'existence d'aucune substance, et le réalisme décidé qui caractérise la philosophie sânkhya est étranger à la métaphysique bouddhiste. On pourrait même parler, à propos de la doctrine des bouddhistes, aussi bien d'acosmisme que d'athéisme, puisqu'ils n'admettent pas l'existence du monde, au moins d'un monde existant en soi. Ainsi le bouddhisme ne reconnaît point d'« essence des choses », ni spirituelle, ni matérielle ; ce qui s'accorde avec le principe d'éviter toute affirmation métaphysique. Cette aversion pour la philosophie va plus loin encore : il est défendu de parler d'un être, et il ne peut non plus être question d'un non-être. C'est pour les bouddhistes une hérésie de croire le monde infini, et une hérésie de le croire fini ; de même pour son éternité. Le bouddhisme n'est donc nullement un « culte du néant », comme certains l'ont appelé. Le caractère négatif qui domine en définitive dans cette religion résulte de ce qu'elle est contraire à beaucoup de dispositions et d'affirmations positives, non de ce qu'elle fournit une théorie quelconque du néant. Que reste-t-il d'existant pour cette philosophie qui nie tant de choses? Il reste, répond le bouddhiste, les formations et les causes. Ces deux concepts ne sont pas immédiatement intelligibles et demandent à être développés. Les sankhâras l, terme que l'on traduit d'habitude par le mot formations, sont primitivement des états purements subjectifs de la conscience, des dispositions ou activités psychologiques momentanées et successives qui résultent de l'élaboration des impressions sensibles et sont le point de départ d'actes bons ou mauvais. De ce sens psychologique, l'idée des sankhâras semble s'être étendue à tout ce qui existe, toute chose étant conçue comme une série de formes successives emportées par le devenir et la destruction. Un sankhâra est d'ailleurs toujours un terme dans une suite de causes, le résultat de phénomènes antérieurs de l'existence actuelle ou de précédentes, et l'origine d'actes futurs. Aussi
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1-"La notion qui, dans les philosophics occidentales se rapproche le plus de la notion des sankhâras, c'est celle d'habitude, d'ëStç; celle qui se rapproche le plus de 'i notion de Dhamma c'est celle de nature, de çyaiç. (M. M.)
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nous voyons correspondre, à l'idée des sankhâras, une autre conception fondamentale de la métaphysique bouddhiste, celle de la loi de causalité. Le dhamma (c'est ainsi qu'on appelle la loi) n'est pas un principe de causalité matérielle; il faut y voir une règle universelle de nature morale un principe de rémunération. Chaque action porte ses fruits, et conduit conformément aux règles de l'ordre du monde, à de nouveaux actes, à de nouveaux phénomènes, à de nouvelles formes d'existence physiques et morales, en un mot à de nouveaux sankhâras. Le dhamma est la loi suivant laquelle les formations se produisent; les sankhâras sont les formations suivant lesquelles la loi se réalise. Les deux concepts, par suite du lien étroit qui les unit, ont progressivement tendu à se confondre ; tous deux sont devenus l'expression de l'essence des choses ou des choses elles-mêmes, de tout ce qui existe ou plus exactement de tout ce qui se produit dans le monde. « Tous les développements matériels et spirituels, toute sensation, toute représentation, tout phénomène, tout ce qui est, c'est-à-dire tout ce qui se produit, est un dhamma, un sankhâra. » Cependant l'intelligence complète des deux concepts ne devient possible que si on les saisit dans leurs rapports avec l'idée essentielle de la métaphysique bouddhique, celle du karman. Avant d'aborder cette idée, il est nécessaire que nous résumions la théorie bouddhique de l'âme. Il résulte du caractère nettement subjectif de la philosophie bouddhique que la nature de l'homme y joue un rôle bien plus important que la nature des choses. L'idée de l'atman (en pâli attâ) est une idée très importante dans la pensée bouddhique, mais qui désigne ici quelque chose de purement subjectif, l'identité personnelle. Semblablement les conclusions théologiques du bouddhisme reposent-elles sur une psychologie très détaillée et très pénétrante. Ce qui caractérise avant tout cette psychologie, c'est qu'elle écarte ou qu'elle résout par la négative le problème métaphysique, celui de l'existence de l'âme. Pour le bouddhiste, il n'existe de moi qu'en apparence ; il y a une série de représentations et d'autres états de conscience, mais on ne peut ni établir ni même concevoir l'existence d'un support de ces états de conscience. Le moi n'est qu'un nom par lequel on désigne l'ensemble des facultés ou des états de l'individu. L'expression classique de cette idée se trouve dans un entretien du Milinda Panha ; Nâgasena y fait comprendre au roi Milinda que, de même que les différentes parties du char sur lequel il voyage ne sont pas le char même, et que cependant le terme de char n'est qu'un mot, de même la personne humaine ne se trouve tout entière dans aucun des états de l'âme. Il ne reste donc de réel que les phénomènes psychiques, les skandhas (en pâli khandas). Le mot skandha signifie monceau, et s'applique aux cinq classes suivant lesquelles se répartissent les facultés humaines et les éléments de la personne. Ces cinq classes sont: rûpa, la forme, c'est-à-dire le corps et ses propriétés; vedanâ, la sensation; sannâ, la perception; sankhâra, l'élaboration des impressions sensibles, dont résultent les représentations et dispositions mentales; vinnâna, la connaissance des choses senties et pensées. Le bouddhiste
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ne conçoit pas les sankhâras et les viiinânas seulement comme des états psychologiques, mais aussi comme des états moraux, qui déterminent dans son ensemble la condition de chaque individu. Chacune des cinq classes comprend un grand nombre d'états distincts : il y a vingt-huit rùpas, quatre-vingt-neuf viiinânas, et jusqu'à cent huit vedanâs. Le produit des skandhas est l'acte ou œuvre, le karman (en pâli kamma). Le karman est dans la vie psychique ce qu'il y a de plus important, parce qu'il est permanent. Le point fixe autour duquel la vie se meut, et ce qui survit à l'âme, c'est le karman. Les skandhas se décomposent à la mort, et le moi se résout en même temps qu'elles, mais le karman subsiste et produit de nouvelles existences. Par là s'explique ce fait énigmatique, que l'individu instable, produit d'un moi illusoire et de skandhas passagers, peut pourtant être entraîné par la métempsychose. Le karman subsistant produit de nouveaux skandhas, et il en naît un nouvel individu, dont le sort et la vie sont déterminés par la nature du karman. L'homme ne subsiste donc pas en vertu de l'unité indécomposable de son être, mais en vertu de l'indestructible réalité de ses actes. De ce que le karman, en tant que support de la continuité de la vie, est source non seulement de nouveaux états de conscience, mais aussi de nouvelles propriétés corporelles, il s'ensuit qu'il ne peut être de nature purement spirituelle. En fait, souvent le karman est conçu comme un être matériel, et d'ailleurs,, en général, les bouddhistes, malgré le caractère idéaliste de leurs conceptions, gardent un singulier penchant à se représenter les choses spirituelles sous forme matérielle. S'il y a place dans la philosophie bouddhiste pour une matière du monde, c'est le karman qui la constitue, lui de qui sort tout ce qui vit et s'agite. Grâce à lui les choses prennent une certaine consistance. La conception générale du monde conserve pourtant un caractère de subjectivité, car le karman reste toujours une production individuelle. Le karman constituant ainsi la partie essentielle de l'être, sa substance, on conçoit aisément que les deux autres idées capitales de sankhâra et dedhamma soient en rapports étroits avec celle de karman et même ne deviennent intelligibles que par ce rapprochement. Pour parler d'abord des sankhâras, c'est dans le karman que nous trouvons la matière qui leur fournit un objet. Un sankhâra est une forme d'existence du karman; c'est une chose en devenir, mais non sans contenu substantiel. Quant à l'idée du dhamma, de la loi, elle se déduit immédiatement du karman. Le caractère essentiel du karman est un caractère moral : il est acte, et plus précisément acte bon ou mauvais. Comme en même temps le karman est quelque chose de matériel, il se produit dans le bouddhisme une identification du moral et du physique par suite de laquelle tous les aspects de l'être sont conçus comme soumis à la loi morale. L'activité des skandhas détermine conformément à une nécessité morale la nature du karman, et inversement la nature du karman détermine le caractère des nouveaux skandhas qui se forment. Chaque nouvelle existence est directement déterminée par la valeur totale de l'existence
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précédente. La causalité qui règle la vie est morale, et c'est la même causalité qui détermine également l'existence des choses matérielles. Cette loi de causalité morale est l'idée fondamentale de la doctrine bouddhique de la métempsychose. L'idée de la transmigration est un des principes originels du bouddhisme, comme des philosophies brahmaniques et du jaïnisme. Le Bouddha lui-même a dû l'avoir présente à l'esprit, et la considérer comme naturelle et d'une vérité évidente (quoique Bhys Davids pense le contraire). Sa doctrine repose par la base même sur l'inflexible réalité du samsara. Le samsara est le fond permanent de la vie, c'est le lien métaphysique et moral des êtres, c'est le mal cosmique. L'effort du Bouddha, de tout Bouddha en général, tend essentiellement à délivrer le inonde du Samsara. Si maintenant nous revenons aux quatre vérités, en les considérant du point de vue de cette philosophie, nous en comprendrons bien mieux la signification et l'importance. La première de ces quatre propositions : « Tout est souffrance », exprime un pessimisme qui repose sur le sentiment du caractère instable et périssable de toute chose. Il n'existe que des formes qui indéfiniment naissent pour disparaître; ce Ttav-ra £eï désespéré est la source de la souffrance bouddhique. Aussi ce pessimisme est-il général et absolu. Il ne déplore pas le mal qui est dans les choses, il déplore l'existence même des choses comme un mal. Non seulement la maladie, la vieillesse, la mort, mais la naissance, le fait même d'être né est un mal. L'existence est pour le bouddhiste quelque chose qui passe, qui n'a pas de substance, qui se détruit soi-même; c'est pourquoi elle a pour symbole la flamme. « Tout est en flammes », dit le Bouddha dans le sermon du feu. « L'œil et les sens sont en flammes, allumés par le feu de l'amour, par le feu de la haine, par le feu de la folie; la naissance, la vieillesse et la mort, le chagrin et la plainte, le souci, la souffrance et le désespoir nourrissent la flamme. Le monde entier est en, flammes, le monde entier est enveloppé de fumée, le monde entier est dévoré par le feu, le monde entier vacille. » Et d'un monde ainsi enflammé ne peut sortir que la souffrance. « Quelle est la chose la plus abondante, mes enfants, l'eau des quatre grandes mers, ou les larmes qui ont coulé, répandues par vous, quand vous erriez sur le large chemin du monde, que vous gémissiez et sanglotiez, ayant en partage ce que vous haïssiez et n'ayant pas ce que vous aimiez? » Avec la seconde vérité, celle de l'origine de la souffrance, nous entrons dans ce qui est propre à la doctrine bouddhique. La souffrance naît dans l'homme parce que l'homme s'attache à l'être. Il y a dans l'homme une soif (tanhâ, sanskrit Irshnâ) non seulement des plaisirs de la vie, mais de la vie même, de l'être en général. Comme l'existence est essentiellement douloureuse, la souffrance subsistera tant que les hommes auront goûta la vie et tendront à recommencer de vivre. Non seulement les hommes désirent l'être, mais ils le produisent en accomplissant des actes, en faisant du karman ; le karman donne naissance à l'existence. De ce que le karman est en quelque sorte le substratum de la vie, il suit que l'atta-
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chement à la vie est au fond la dépendance du karman. L'attachement (upddâna) consiste dans les désirs et les passions, mais aussi dans l'ascétisme et les hérésies, et tout particulièrement celle de l'altavâda, la croyance en un moi existant en lui-même comme substance. L'art de vivre doit donc consister à se délivrer de l'upâdâna, pour que le karman perde son pouvoir et ne traîne plus l'homme d'existence en existence. Le moyen est enseigné dans la théorie que le Bouddha considérait comme la plus importante, mais la plus difficile de toute sa doctrine : la théorie delà série des causes ou des douze « incitations » (nidânas) qui conduisent au malheur de vivre. Au sommet de la série se place le mal essentiel, l'ignorance (celle des quatre vérités). Car cette ignorance conduit aux sankhâras (ou au karman), les sankhâras à la conscience, qui par l'effet des skandhas constitue une individualité. Dans l'individu agissent les sens, qui par contact avec le monde extérieur produisent les sensations. Des sensations naît la tanhâ, la soif ou le désir; du désir l'attachement (upâdâna) en vertu duquel on est pris dans la transmigration (samsara). La métempsychose entraîne la naissance, et avec la naissance viennent la maladie, la vieillesse, la mort, et toutes les autres formes de la souffrance. Si l'on évite l'ignorance, toute la série des nidânas disparaît, et par conséquent la souffrance est supprimée. Il faut donc s'assimiler intimement les quatre vérités ; cela fait, on pourra se délivrer, d'un bond, du samsâra, et triompher ainsi de la souffrance. Si l'on demande quel est le sujet de ces états successifs ? La réponse la plus simple consiste à dire que la formule des nidânas comporte'trois naissances, la première avec les sankhâras, suivant immédiatement l'ignorance ; la seconde avec les huit termes suivants de la série; la troisième avec la naissance et la souffrance. L'état où la souffrance n'existe plus porte le nom célèbre de nirvana (en pâli nibbâna). Le nirvana, qui pour la pensée brahmanique est une sorte de repos hypnotique, et pour les jaïnistes une survie inconsciente, est chez les bouddhistes 1' « extinction » du tanhâ, du désir. C'est ainsi que se trouve définie par la troisième vérité, la suppression de la souffrance. Mais la « soif » de l'être ne s'éteint que quand la connaissance (vinnâna) a cessé, et par conséquent le nibbâna suppose la cessation delà conscience. Il s'agit maintenant de savoir s'il suppose aussi l'arrêt de la vie. Ce qui tend à démontrer le contraire, c'est que le nibbâna peut être atteint durant la vie. Le Bouddha lui-même est représenté le poursuivant sa vie durant. D'autre part, il paraît conforme à la logique de la doctrine bouddhique de concevoir le nibbâna comme la suppression complète de l'existence, car c'est l'existence elle-même qui constitue le mal dont on veut se délivrer, la souffrance. Mais le Bouddha n'a pas tiré de sa doctrine cette conséquence logique. Il évite de répondre d'une façon nette à la question : le nibbâna est-il être ou non-être? La théologie déclare également hérétiques ceux qui enseignent que le nibbâna est 1 anéantissement, et ceux qui enseignent qu'il n'est pas l'anéantissement. On ne peut le définir que par des caractères négatifs : c'est l'absence de désir et de conscience, ce n'est pas la vie, mais ce n'est pas la mort. Tout
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ce que l'on peut dire de positif sur le nibbâna, c'est qu'il est l'état où l'on est délivré de la métempsychosc. La conception de la série infinie des renaissances, avec la succession des vies et des morts, des morts et des vies, permet seule d'attacher au mot de nibbâna une idée positive. Le bouddhisme postérieur n'a pu maintenir le concept du nibbâna dans cette indétermination absolue, et le représente comme un état de félicité qui consiste dans la liberté et la spiritualisation. La quatrième vérité enseigne les moyens d'atteindre le nirvana. La vraie foi, qui délivre de l'ignorance, est le principal, mais il en est d'autres, répartis en deux groupes sous les rubriques respectives de la « vie droite » et « la méditation droite ». Le premier groupe comprend des règles morales; nous y trouvons clairement définie l'éthique du bouddhisme et la place de l'éthique dans le système. Le bien n'est pas pour le bouddhiste au sommet de l'échelle, car c'est encore un acte, et il est nécessaire de s'élever au-dessus de tout karman. Cependant le bien dans les paroles, les actes et la vie en général, est une étape nécessaire dans le progrès vers l'état suprême. Le mal entraîne des renaissances de plus en plus basses, qui éloignent toujours davantage du nirvana; le bien, au contraire, aide à avancer, par renaissances sous des formes supérieures, sur le chemin du nirvâna. Le groupe dos prescriptions relatives à la pensée et à la méditation droites a plus d'importance et il est plus caractéristique. Il y est avant tout question, en effet, non pas de disposition morale ou de pensée profonde, mais d'exercices extatiques, qui ont pour but de préparer l'esprit à recevoir l'illumination suprême. Ces extases (dhyânas), qui toutes consistent en méditation et en passivité physique, se divisent en quatre groupes, graduées selon la perfection qu'y atteignent l'arrêt d'activité et la perte de sensibilité. Dans le premier dhyâna, le sujet est exempt de désir, mais toujours en proie à la réflexion, au souci intellectuel. Dans le deuxième, il s'est élevé au-dessus de la réflexion, mais il trouve encore, dans son extase, de la joie et du bien-être. Dans le troisième, il est délivré de la joie. Dans le quatrième, où le souffle est arrêté, le bien-être même s'est évanoui et l'âme a atteint la parfaite indifférence. Pour obtenir l'extase, le bouddhiste recourt aux moyens extérieurs. Les recettes témoignent d'un singulier mélange de magie et de piété, de vertu et de folie. Ainsi la méthode des « cercles » d'éléments est d'un caractère entièrement magique. Entouré d'une ceinture de terre, d'eau, de feu, d'air et enfermé dans plusieurs cercles de couleur, il faut méditer en silence sur le sens de ces cercles, pour bien les pénétrer, et fixer son attention sur eux jusqu'à ce qu'on puisse les voir distinctement les yeux fermés. Un exercice déplaisant est la contemplation prolongée d'un cadavre, qui a pour but de faire réfléchir sur l'état réservé au corps. Un autre exercice encore consiste à penser constamment que l'on ne prend de nourriture qu'à contre cœur. Concurremment à ces pratiques, on conseille la bienveillance, la sympathie et l'impartialité, la méditation sur le Bouddha, sa doctrine et sa loi, que l'on est surpris de voir présentée comme moyen artificiel d'obtenir l'extase. — La pratique des quatre dhyânas
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n'a pas pour seul effet de procurer à l'homme une puissance magique qui lui fait franchir les limites de l'existence terrestre, lui permet de connaître ses existences antérieures et l'élève aux quatre cieux extatiques, correspondant aux quatre degrés des dhyânas. Avant tout, elle fait de sa connaissance des vérités saintes une intuition, et la connaissance intuitive est seule assez puissante pour triompher de la néfaste ignorance. Quiconque a passé par les quatre dhyânas et les a pratiquées à la perfection devient un arhat, un être « qui mérite » (le nirvâna). Il faut en général, pour devenir arhat, s'y appliquer pendant plusieurs existences. Les textes bouddhiques décrivent avec détail les différents degrés par lesquels on s'approche de la dignité sainte. Le sotâpanna (celui qui est arrivé dans le courant) est celui qui a trouvé le chemin de la sainteté; son salut est assuré, mais il a encore plusieurs existences à traverser; cependant il ne retombera plus dans les mondes inférieurs (enfers, monde des fantômes, monde animal). Le stade suivant est celui du sakadâgâmin, « celui qui ne revient qu'une fois (sur la terre) »; en lui le désir, la haine et l'erreur sont réduites à un minimum. Les andgdmins n'auront plus à renaître sur la terre ; il ne leur reste à accomplir qu'une vie dans le monde des dieux, et dans cette vie ils atteindront le nirvana. Au-dessus sont les êtres qui obtiennent le salut dès leur vie présente, qui possèdent le nirvâna. Ce sont les arhats. Un arhat est sans faute et sans tache, il est absolument délivré de toute joie et de tout désir, comme de tout attachement à l'existence. Aussi échappe-t-il à la puissance du karman; il ne consiste plus qu'en skandhas, qui après sa mort se dissoudront immédiatement sans laisser de résidu. Les termes dans lesquels on vante l'arhat définissent l'idéal moral du bouddhisme. Le résumé de toutes les félicités, c'est le repos de l'âme, l'indifférence absolue au monde, à ses affaires, à ses désirs, à ses opinions. « Un bouddha, dit Fausboll dans son introduction au SullaNipâla [S. B. E. X., xv et suiv.), est un moine qui a quitté le monde et abandonné la vie sédentaire pour la vie errante, car la vie sédentaire est source d'impureté. Il n'a pas d'opinion préconçue, il a rejeté toute conception philosophique et ne discute jamais. Rien ne lui inspire ni joie, ni chagrin. II ne possède rien en propre, il a rejeté toute passion et tout désir et est indifférent au bien et au mal. Il est tranquille; il est toujours le même, paisible comme l'eau profonde. Il a trouvé la paix, il sait quelle bénédiction réside dans la paix, il est parvenu à la paix éternelle, à l'immutabilité du nibbâna. » A l'égard des autres êtres, animaux, plantes ou êtres humains, l'attitude du Bouddha est la bienveillance et l'oubli de soi. Le bouddhiste doit montrer une sympathie délicate à tout ce qui vit. Il n'a pas le droit de tuer ou de blesser; il ne doit se montrer colère ni mauvais. Car jamais la violence ne cède à la violence; c'est à l'amour que cède la violence, dit 1 antique loi. Le mot que nous traduisons par amour signifierait plutôt absence d'inimitié. Les exemples qui nous sont donnés de cette vertu ont un caractère plutôt passif et négatif : un tel ne s'est pas vengé, un
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tel a supporté une injustice ou répondu doucement à des paroles brutales. La pitié môme est froide chez le bouddhiste, et cela n'a rien d'étonnant dans une religion qui élève si haut le mérite de l'apathie. A la mère qui pleure son enfant mort, le Bouddha n'a pas d'autre consolation à offrir que de la conduire dans toutes les maisons, pour qu'elle connaisse que chacune a sa douleur, que « les morts sont multitude, les vivants peu nombreux ». Avec toute cette abnégation, cet oubli de ses proches, le moine bouddhiste conserve le sentiment le plus vif de sa propre valeur. Quand il vante la gravité morale, la vigilance de l'esprit, l'énergie qui sont nécessaires pour le salut, il n'oublie pas de se vanter lui-même pour sa vie grave, intelligente et ferme, et surtout pour sa sagesse, pour cette connaissance de la vérité qui l'élève infiniment au-dessus de l'homme vulgaire et le place même plus haut que Brahma et les dieux. Il égale les plus orgueilleux stoïciens quand il sépare le sage des fous. « Comme sur un tas de boue fleurit un lotus parfumé et exquis, ainsi brille par sa sagesse un disciple du parfait au milieu de ceux qui sont comme la boue, des gens qui vont dans les ténèbres. » Le moine montre la même hauteur à l'égard des autres membres de la communauté bouddhique. Contrairement au dessein primitif du Bouddha, des membres laïques avaient été admis dans la communauté dès son vivant. Ces membres laïques, qui conservent leurs métiers profanes, restent toujours en un certain sens hors du parfait état de grâce, bien qu'ils constituent la majorité des adhérents du bouddhisme. Le frère laïque ne peut espérer atteindre qu'un but peu élevé : sa suprême récompense consiste à se rapprocher du nirvâna en devenant apte à l'état de moine dans une existence prochaine. D'autre part, il a beaucoup moins de devoirs que le moine, et l'éthique bouddhique distingue nettement entre les règles qui s'appliquent aux moines et celles qui concernent les laïques. Nous connaissons la morale du bouddhisme, d'une part, par des recueils scolaires de prescriptions si détaillés que l'on a pu parler avec raison d'un méthodisme et d'une casuistique bouddhiques; d'autre part, par de belles maximes et des contes édifiants. Il ne faut pas chercher dans cette morale une doctrine systématique. Là comme ailleurs, le bouddhisme a puisé au fonds commun de la pensée indienne. Les prescriptions les plus importantes sont rassemblées dans un décalogue (Dasastla), qui contient à la vérité peu d'éléments nouveaux. Les cinq premières interdictions sont les suivantes : ne tuer aucun être vivant, ne pas voler, ne pas commettre d'adultère (les moines ne doivent pas s'approcher des femmes), ne pas mentir, ne pas boire de boissons enivrantes. Les cinq commandements suivants ne concernent que les moines : ils interdisent les repas à des heures non réglementaires, la participation aux plaisirs mondains, la parure et les parfums, les lits moelleux, de recevoir de l'argent. Dans un décalogue un peu différent, les fautes sont divisées en fautes de corps, fautes de paroles et fautes de pensée. Dans le détail, il y a beaucoup de
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casuistique Les rapports entre parents et enfants, maîtres et élèves, mari et femme, amis, maîtres et serviteurs, moines et laïques, sont déterminés respectivement par des couples de cinq ou six règles. La morale bouddhique a des aspects différents. La tradition montre le Bouddha exhortant sans cesse ses disciples à unir ensemble le samâdhi (réflexion profonde), la pannd (sagesse) et le sîla (justice). Bhys Davids compare cette trinité à la trinité chrétienne de la foi, de la raison et des œuvres. Le rapport que le bouddhisme établit entre le côté actif et le côté passif delà vie morale est surtout caractéristique. Des traits touchants de bienveillance, de compassion, de pitié, de sympathie, de douceur, de bienfaisance, d'amour, abondent dans les récits des existences successives du Bouddha et des autres saints bouddhiques (Pûrna, Kunâla, etc). Le Dhammapada et autres écrits célèbrent ce genre de vertus, l'amour qui surmonte la haine, etc. Mais, d'autre part, la valeur de ces actes est estimée assez bas. Ils peuvent être utiles, mais seulement à un degré inférieur et dans une période préparatoire; le Bodhisatva les accomplit, le Bouddha n'en accomplit plus ; il est même strictement hérétique de considérer cette moralité active comme le mérite suprême. La morale bouddhique ne consiste presque qu'en interdictions et contient très peu de prescriptions positives; en fait le vrai saint, le moine exerce une vertu purement négative. L'action même est une des entraves dont il s'est débarrassé ; plus il est semblable à un mort, plus son éminence est grande. La morale bouddhique a certainement de beaux côtés : la gravité qu'elle doit au souci du salut, la lutte contre Màra le tentateur, la leçon de vertu que le bouddhiste donne par la parole et l'exemple. Mais elle a aussi ses ombres : elle ne donne pas assez de valeur à cette vertu même, aux rapports sociaux et à l'activité morale. Le problème n'est pas pour le bouddhiste de déterminer sa position à l'égard du monde, mais de s'échapper du monde. Ce caractère négatif est essentiel à la morale bouddhique, et c'est faire un véritable contresens que de penser, comme Ed. von Hartmann, qu'il est possible de le faire disparaître et que le bouddhisme est appelé à collaborer utilement dans l'avenir aux fins positives de l'humanité. § 83. — La communauté bouddhique. Les fidèles du bouddhisme le désignent souvent par l'appellation de « triple joyau », firatna, en raison des trois colonnes de la religion : le Bouddha, la doctrine ou Dhamma, la communauté ou Samcjha. Nous avons étudié le Bouddha et le Dhamma; passons au Samgha. Il faut remarquer tout d'abord que la communauté bouddhique est un ordre de moines mendiants. Le vrai bouddhiste a renoncé au monde non pour vivre en ermite dans l'isolement absolu, mais pour prendre place dans une congrégation monastique. Le nom usuel qu'il porte est celui de
1- Ce sujet est traité tout au long dans Spence Hardy, Matinal, ch. X.
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Bhikkhu, « mendiant ». Le terme se traduit mieux par moine que par prêtre. La constitution et les règles de cet ordre ne présentaient d'ail leurs rien qui fût une nouveauté absolue dans la vie indienne. Le cercle des fils de Gàkya ressemblait à une de ces écoles qui se formaient autour de brahmanes célèbres. Il y a eu aussi de pieux ermites, avant l'époque bouddhique. Ils portaient les noms de sannyâsin, de samana, ou d'autres encore, et nous avons eu plusieurs fois à les mentionner. Mais ce qui caractérise la communauté bouddhique, c'est que le cercle a survécu à son fondateur, et que les disciples du Bouddha, après la mort du maître, sont restés réunis sans avoir pourtant de centre visible. Le Bouddha, en effet, n'a pas de successeur, la communauté n'a pas de chef. La piété individuelle peut faire revivre en pensée la personne du fondateur et puiser sa ferveur dans cette contemplation, mais à proprement parler le Bouddha ne subsiste plus que dans la doctrine qu'il a prêchée; les moines adhèrent à cette doctrine, mais ils accomplissent leur salut par eux-mêmes, c'est en eux-mêmes qu'ils ont leur lumière. Il n'existe ainsi dans l'ordre aucune centralisation. Personne n'est chargé de la direction d'ensemble. Les moines qui se trouvent dans le même lieu se réunissent; ceux d'une même région forment tout au plus un diocèse, mais l'unité ne va pas plus loin. La parole du Bouddha reste clans l'ordre monastique l'autorité suprême, et il est d'usage de faire remonter à lui-même les règles introduites récemment. Parmi les conditions que le Mahâparinibbàna-Soutta déclare nécessaires à la prospérité de l'ordre, est mentionné le maintien de l'ancienne tradition, le respect des lois établies par le Bouddha. Il n'est pas difficile d'avoir accès dans l'ordre. Dès l'âge de sept ou huit ans on peut être admis comme élève (sâmanera), mais on ne prononce les vœux qu'à vingt ans. La cérémonie d'ordination (upasampâdâ.) est des plus simples : devant une assemblée d'au moins dix membres de l'ordre, les questions traditionnelles sont posées au candidat; et s'il y répond d'une façon satisfaisante, et qu'aucune des personnes présentes n'élève de critique, il est déclaré moine par un des anciens et admis par l'assemblée. La seule hiérarchie qui existe entre les frères repose sur l'ancienneté et sur la possession de la qualité d'arhat. Parmi les questions posées au novice, il s'en trouve une sur les empêchements qu'il peut y avoir à son admission. Ces empêchements sont de nature variée. Ni les parricides, ni ceux qui ont tué un arhat, blessé le Bouddha, provoqué un schisme dans la communauté, ni ceux qui sont atteints de certaines maladies, ni surtout ceux qui ne s'appartiennent pas (les soldats, les endettés, les esclaves, ceux qui n'ont pas la permission de leurs parents) ne peuvent être acceptés. Ces diverses règles ont été illustrées en détail par des récits. — La sortie de l'ordre est également facile. Le moine en qui le désir, le regret de ses proches, ou tout autre sentiment qui attache au monde devient trop violent, est toujours libre de revenir au monde, et on lui en sait si peu mauvais gré qu'il peut conserver des rapports amicaux avec l'ordre en qualité de frère laïque. L'équipement du moine est extrêmement simple. Son vêtement com-
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prend trois pièces : une tunique de dessous, une tunique de dessus et un froc. La règle stricte veut qu'il compose ce costume de loques malpropres ramassées un peu partout, mais cette règle n'a jamais été généralement suivie. Des vêtements supplémentaires, des souliers, un parapluie sont du luxe défendu; d'autre part, l'habitude qu'ont d'autres moines d'aller nus, est réprouvée par le bouddhisme. Le Bhikkhu possèdeencore des rasoirs, des aiguilles, une ceinture, un crible pour ne pas absorber d'insectes avec l'eau qu'il boit, souvent un cure-dents, et toujours une sébile de mendiant, car il doit aller de maison en maison, visiter riche et pauvre pour se procurer sa nourriture. Quant à l'argent, il ne peut en accepter en aucun cas; et d'ailleurs il doit aussi, quand il mendie son repas, s'abstenir de toute importunité. Strictement il n'a pas le droit de demander; il faut qu'il se borne à faire connaître sa présence. En temps ordinaire, il doit être fort réservé sur la nourriture; mais sïl est malade, il peut prendre comme médicaments beaucoup de choses qui seraient ordinairement prohibées. L'énumération de ces produits nous permet même de nous faire une idée de la pharmacopée indienne. Quant à l'habitation, la règle qui oblige le moine à vivre à ciel ouvert dans la brousse, parmi les sépulcres ou à l'ombre d'un arbre, n'est pas réellement appliquée. En fait, nous voyons les moines abrités ordinairement, et non pas seulement en temps de pluie, dans des cabanes ou des maisons. Souvent même ils demeurent en nombre, en des cloîtres confortables, fondés la plupart du temps par de riches donateurs, et pourvus de salles de réunion, de magasins, de réfectoires, de salles de bains [vihâra samghârâma). Les moines errants trouvaient l'hospitalité dans ces cloîtres. La prospérité de ces cloîtres, sinon dès l'origine, du moins à partir d'une certaine époque, nous est attestée par les relations des pèlerins chinois. Ils furent souvent des centres d'érudition. Il est à peine besoin de dire que les moines ne se livraient d'ailleurs à aucun travail. En dehors de leur mendicité quotidienne, ils s'occupaient à des pratiques spirituelles, surtout à celle des dhyânas, et à la lecture ou à la copie des livres sacrés. Deux fois par mois, à la pleine lune et à la nouvelle lune, les moines du même cercle se réunissaient. L'ordre de ces réunions est donné par le Prâtimoksha. Le sens du mot prâtimoksha n'est pas certain : peut-être désigne-t-il la « décharge » ou libération du poids des péchés, par la confession et l'absolution ; peut-être signifie-t-il formule de défense, « cuirasse contre la tentation des fautes » ; le plus généralement on le traduit simplement par « règle de la communauté ». Ce qui est certain, c'est que ce texte contient des règles très anciennes, car elles sont presque identiques dans les'deux subdivisions de l'Église. Conformément à ces règles, c'est en général le moine le plus ancien qui pose les questions auxquelles les autres moines ont à répondre. Il y a dix parties. 1. Enquête préliminaire, ayant pour objet d'établir si les conditions régulières de la réunion ont été remplies. 2. Introduction. 3. Questions sur les fautes qui ont pour châtiment l'exclusion de l'ordre. 4. Questions sur les fautes pour lesquelles
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le coupable est renvoyé momentanément, mais admis plus tard à rentrer dans la communauté, o. Cas litigieux. 6. Fautes qui ont pour châtiment une confiscation partielle des biens personnels. 7. Fautes qui doivent être l'objet d'une expiation. 8. Fautes qui doivent être l'objet d'une confession. 9. Détermination des choses convenables. 10. Questions relatives à l'apaisement des querelles intestines. Ainsi ces réunions avaient pour but primitif la confession des fautes. Plus tard l'usage s'introduisit de se confesser avant la réunion, afin d'y arriver déchargé de toute faute par l'expiation. La récitation du Prâtimoksha avait encore cet autre avantage pour les moines qu'elle leur rappelait leurs devoirs et assurait dans la communauté un contrôle réciproque. Nous n'exposerons pas en détail les prescriptions que ce texte contient. Les moines seuls avaient accès à la réunion; les novices, les laïques* les nonnes n'en pouvaient faire partie. Les quatre péchés capitaux, qui par eux-mêmes entraînent l'exclusion perpétuelle, sont la rupture de la chasteté, le vol, le meurtre et la prétention mensongère d'être arrivé à la puissance surhumaine et à la profondeur de pensée d'un arhat. Les autres fautes, les choses qui conviennent ou ne conviennent pas, sont énumérées en longues listes minutieuses; il est dit comment on doit manger, cracher, etc. En dépit d'Oldenberg, nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme « superficielle et mesquine cette obéissance sévère et anxieuse aux commandements jusque dans les plus petites choses )). Une fois par an, à la fin de la saison des pluies, se tient en dehors des réunions bimensuelles, une autre assemblée appelée pâvaranà. Là chaque moine invite ses frères présents à faire connaître tous les péchés qu'il n'a pas expiés, afin qu'il puisse accomplir l'expiation. La communauté bouddhique étant essentiellement une congrégation monastique, l'admission des nonnes et des frères laïques était une double concession. Nous avons vu déjà quelle idée basse de la femme règne dans le bouddhisme. La façon dont l'ordre des nonnes y est réglé en est un autre témoignage. Les moines et les nonnes ne forment pas un seul ordre, mais bien deux communautés distinctes. Pour tous les actes importants, les nonnes sont subordonnées aux moines. Les huit règles suprêmes qui s'appliquent aux nonnes insistent avant tout sur le respect qu'elles doivent aux moines. Leur vie ressemblait à celle des moines, mais les moines l'ont toujours de beaucoup emporté en nombre et en puissance. Si le but suprême ne peut être atteint que dans la vie monastique, si cette vie constitue la fin commune, c'est évidemment une inconséquence que de faire participer les laïques aux biens spirituels. Cependant cette participation s'est produite dès l'origine de la secte. Une congrégation de moines mendiants, par sa nature même, dépend pour sa subsistance du bon vouloir des laïques pieux. Déjà la légende du Bouddha, par exemple, célèbre la libéralité des propriétaires riches et des princes. Ces amis laïques des moines ne formaient pas à proprement parler une communauté. Il n'y a pas de cérémonie qui serve à admettre officiellement « celui ou celle qui honore l'ordre » (upâsaka, upâsikd) dans la congre-
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gation à ce titre spécial. Ils peuvent prononcer en présence d'un moine la formule de recours à la trinité bouddhique, mais ce n'est pas un acte régulier qui fasse partie des lois de la communauté. Les cinq prescriptions leur sont imposées ou plus exactement recommandées ; il n'y a pas de discipline qui contrôle l'obéissance. Tout bienfaiteur des moines, qui leur fait des présents ou les invite à manger, est en fait un frère laïque. Il était nécessaire, à ce que prouvent les nombreux avertissements qui figurent dans les textes, de protéger les laïques contre l'indiscrétion ou les mauvais procédés des moines. Cependant les moines n'avaient pas à prononcer sur eux ; la seule punition qu'ils pouvaient leur infliger consistait à ne pas recevoir leurs aumônes, à retourner leur sébile au lieu de la leur tendre. Il faut remarquer d'ailleurs que cette punition ne visait pas des fautes morales, mais seulement les offenses aux moines et les dommages causés à la communauté. Si la personne exclue faisait sa paix avec la communauté, on recommençait simplement à recevoir ses présents. — Les relations entre moines et laïques sont en somme un des plus beaux côtés du bouddhisme. Le moine qui clans son âme a renoncé au monde va régulièrement mendier dans les maisons des séculiers et son apparition est pour eux une prédication vivante, une exhortation à la vie supérieure. Assurément, d'ailleurs, la piété du laïque n'a rien de sublime, puisqu'elle est mesurée exclusivement à sa libéralité à l'égard de la congrégation. Aux yeux du moine, comme nous l'avons dit, le laïque reste toujours un être de nature inférieure. Dans le bouddhisme primitif il n'existait, à proprement parler, aucun culte. Il n'entre pas dans l'esprit du bhikkhu de servir les dieux; il penserait plutôt que les dieux ont à le servir, quand il est devenu un arhat. Les assemblées de confession ne constituent pas des actes d'humiliation religieuse. Les moines seuls, d'ailleurs, y ont accès. Mais le bouddhisme a emprunté progressivement des autres sectes un certain nombre de fêtes, par exemple un jour de repos qui revient quatre fois par mois (uposatha), comme une sorte de sabbat. D'autres fêtes, comme celles du début des trois saisons, étaient communes aux bouddhistes et aux autres Indiens ; les événements les plus importants de la vie du maître étaient commémorés chaque année. Tout cela pourtant ne satisfaisait pas le besoin de véritables objets de culte, propres à la secte, et il y avait là pour le bouddhisme une question vitale. Assurément cette sorte de dévotion est récente, et considérée comme une institution d'ordre inférieur, à l'usage des seuls laïques; cependant par la fiction liturgique habituelle, c'est au Bouddha qu'on en attribue les dispositions principales. Ainsi les bouddhistes veulent que le Bouddha ait indiqué comme lieux de pèlerinage les quatre endroits, où il est né, où il a atteint la connaissance suprême, où il a tenu sa première prédication, où il est entré dans le nirvana. Démarquons à ce propos que Kapilavastu, Gayâ, Bénarès et Kuçinagara étaient déjà avant le. bouddhisme des lieux sacrés. De plus, on prétend qu'il a divisé les reliques auxquelles il faut rendre un culte en trois catégories : les restes corporels (sarîraka); les monuments élevés ou les objets fabriqués en
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l'honneur d'un saint (uddesaka) ; les objets dont un saint s'est servi [paribhogika). A l'époque des pèlerins chinois, le culte des reliques était en pleine prospérité; les chroniqueurs de Ceylan en parlent également beaucoup. Par le récit de l'ensevelissement du Bouddha nous savons quelle haute valeur on attachait aux restes de son corps. Les chapelles qui contiennent de ces reliques ou de celles d'autres saints s'appellent stûpq. Il en a été élevé un grand nombre dans les pays bouddhiques; on y trouve également des sanctuaires de diverse sorte, dont le nom générique est caitya. Les dons qu'on apportait consistaient généralement en fleurs et en encens. L'empreinte des pieds de Bouddha, son ombre, sa sébile à aumônes, sont l'objet d'un culte particulier. En 1858, une grande fête a été donnée à Ceylan en l'honneur de la dent du Bouddha. Les images du Bouddha le représentent assis sur le lotus avec une expression extrêmement paisible. Tout cela rentre plutôt dans l'histoire plus récente du bouddhisme. Nous n'avons indiqué ici que le principal pour montrer qu'à la longue il n'a pu se passer d'un culte populaire.
§ 84. — Le bouddhisme dans l'Inde. Les sources de nos informations sur l'histoire de l'Église bouddhique sont, comme nous l'avons vu, à la fois abondantes et peu sûres. D'autre part, les deux traditions, celle du sud et celle du nord, sont en désaccord sur les points capitaux. Ainsi les sources du sud parlent de trois conciles; le premier aurait eu lieu aussitôt après la mort de Bouddha, le second cent ans après, et le troisième cent dix-huit ans encore plus tard, sous Açoka le Maurya. La tradition du nord ne mentionne qu'un seul roi, Açoka, et deux conciles. L'histoire de ces réunions ecclésiastiques est rapportée d'une manière plutôt mythique. Le premier concile eut lieu à Bàjagriha immédiatement après la mort du maître. Cinq cents moines y assistèrent sous la présidence de Kâçyapa. Upâli et Ananda s'y signalèrent particulièrement, Upâli en communiquant les décisions du maître relatives au vinaya, et Ananda en transmettant ses volontés au sujet du dharma. Ananda, quoi qu'il comptât parmi les plus doctes, n'avait été admis au concile qu'après des hésitations parce qu'il n'était pas encore arhat, parce qu'il avait négligé de prier le maître de différer son entrée dans le nirvana ; parce qu'il ne lui avait pas demandé d'instructions complètes sur les points essentiels ou accessoires de la discipline; parce qu'il avait conseillé l'institution d'un ordre de nonnes, et qu'enfin, dans son intimité avec le Bouddha, il s'était rendu coupable de différentes fautes qu'il n'avait pas pu excuser d'une façon satisfaisante. Voici comment Kern explique ce premier concile; c'est un bon exemple de sa méthode. Pour lui, après le coucher du soleil (nirvana) règne le clair-obscur (Kâçyapa) dont l'ennemi naturel est la lune (Ananda). Par le clair-obscur se rassemblent les étoiles (arhat), et la lune brille au milieu d'elles d'un éclat'tout particulier, bien qu'emprunté; ainsi, même après le coucher du soleil, il brille
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encore au ciel de la clarté; et la doctrine du Bouddha lui survit dans l'ordre monastique. Le second concile a déjà plus d'importance au point de vue du dogme. Les moines de Vesàlî, fils de Vajji, avaient sur dix points de pratique autorisé des relâchements. Après de longues discussions avec de nombreux docteurs, ils auraient été, dit-on, condamnés à Vesâlî par le concile des sept cents anciens. Il est difficile de considérer ce concile comme historique, et les dix points controversés sont tout à fait insignifiants. Cependant le récit de ce concile a une certaine importance, parce que ces fils de Vajji condamnés survécurent en une secte dissidente. C'est pour expliquer le schisme de cette secte appelée Mahâsâmghika, apparue plus tard, qu'a été imaginée la fable du second concile. L'histoire de l'Église se confond avec celle d'une suite continue de docteurs qui en sont les patriarches, assurent la tradition et conservent dans son intégrité la doctrine authentique. Dans l'énumération de ces maîtres, les deux Églises divergent de la façon la plus complète. Les textes surtout parlent de leur pouvoir magique. Nous ne nous trouvons sur un terrain historique solide qu'avec le règne du roi Açoka, de la dynastie des Mauryas. Nous pouvons considérer comme fictif et négliger le prétendu concile tenu sous son règne, dans lequel, sous la direction de Tishya Maugdaliputra, auraient été condamnés certains abus du couvent de Pâtaliputra. Les rapports du roi Açoka avec le bouddhisme, qui nous sont attestés par ses édits, ont pour nous plus d'intérêt. Les édits du roi Açoka Devânampriya (c'est ainsi qu'il s'y nomme) ne nous fournissent pas à la vérité beaucoup de renseignements sur L'état du bouddhisme dans sou empire. Us nous font connaître ce prince comme un bienfaiteur du bouddhisme, ainsi, d'ailleurs, que d'autres ordres monastiques. Il recommande dans son empire la plus complète tolérance et protège toutes les religions, bien qu'il se déclare personnellement attaché au dharma bouddhique, qu'il assure la congrégation de sa sympathie et lui fasse présent de livres relatifs à la foi. Nous pouvons à peine soupçonner les motifs, probablement politiques, qui l'ont porté à favoriser le bouddhisme; ce qui est certain, c'est qu'il a plus fait encore pour cette Église que Constantin pour l'Église chrétienne. Après sa conversion (car la tradition lui attribue une jeunesse déréglée), il prit à cœur de faire fleurir la foi; les textes veulent même qu'il ait élevé 84 000 stupas. On prétend d'autre part que la fin de son règne vit une réaction se produire, ses présents insensés à la congrégation ayant ruiné le trésor public. La tradition lui attribue une grande mission à Ceylan : il y envoya, paraît-il, son fils Mahendra pour y planter un rameau de l'arbre sacré de la bodbi, et plus tard sa fille, pour y fonder l'ordre des nonnes. Mahendra devint l'apôtre de l'île; il convertit comme d'un coup de baguette magique le roi Tishya et des milliers de personnes. Une fois établi à Ceylan, l'ordre y devint puissant et riche grâce à la protection et aux présents du prince. Plusieurs monastères y furent édifiés, entre lesquels devaient plus tard se produire des schismes; notons celui qui s'éleva entre le couvent de
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de Mahâvihûra, qui était le plus ancien, et celui d'Abhayagiri. Le canon du sud que nous possédons a été fixé dans un concile du premier de ces deux partis. La période qui suit la mort d'Açoka (230 environ av. J.-C.) est celle de la diffusion du bouddhisme dans l'île de Ceylan, l'Afghanistan, la Baclriane et même la Chine. La dynastie des Mauryas dura jusque vers 180 av. J.-C, Elle fut suivie par celle des Çungas, dont le fondateur Pushyamitra doit avoir été hostile au bouddhisme. A l'époque des Çungas (de 180 à 70 av, J.-C.) régnaient au nord-ouest de l'Inde, comme à Caboul et dans la Bactriane, des princes d'origine grecque, en particulier le Menander (150 environ av. J.-C,) qui sous le nom de Milinda occupe une place honorable dans la littérature bouddhique, surtout par son entretien avec Nâgasenn (que l'on veut identifier, sans preuves, avec le célèbre Nàgârjuna). j-Yinsi dès le premier siècle avant notre ère, le bouddhisme était déjà très répandu dans ces régions; vers le milieu de ce siècle des princes scythes fondèrent un royaume au nord-ouest de l'Inde. Un des membres de cette dynastie, Kanishka (78 ap. J.-C.) fit adhésion au bouddhisme, vers l'an 100 après J.-C. Il réunit un grand concile sous la présidence de Pàrçva et Vasumitra; là fut établi le canon définitif de l'Église bouddhique du nord, Ce canon ne fut d'ailleurs pas reconnu toujours et par tous les partis. Ainsi la secte du Mahâyàna, dont nous allons parler maintenant, a éprouvé le besoin d'un canon qui lui fût propre; ce canon comprend un certain nombre de textes anciens, mais dans son ensemble il renferme une conception toute nouvelle du système, à laquelle ne s'applique plus la division tripartite du Tripitaka. L'apparition de cette doctrine du Mahâyàna est l'événement le plus considérable que présente l'histoire de l'Église bouddhique dans le siècle qui suivit le règne de Kanishka. De bonne heure des sectes s'étaient élevées dans l'Église; certains textes en comptent dix-huit, chiffre probablement conventionnel et inexact. Nous avons cité par exemple la scission qu'on représente comme l'occasion du second concile bouddhique. Mais ces divisions sont insignifiantes à côté de la scission qui se produisit dans l'Eglise du nord entre les partisans de « la petite voie » et ceux de la « grande voie» (Binayâna, Mahâyàna). Les Hînayânistes, autrement dit les çrâvakas(élèves) étaient les vieux croyants, ceux qui avaient pour idéal la vie monastique; les Mahâyânistes, au contraire, s'enfonçaient dans des spéculations sur les trois corps du Bouddha, sur le vide, sur un dieu suprême (âdibaddha), etc. Cette seconde école se trouvait ainsi en opposition nette avec les conceptions bouddhistes authentiques. Elle interprète le nirvâna du maître comme une simple apparence et fait du Bouddha le dieu des dieux; elle ne s'en tient pas à l'idéal passif du moine, mais au contraire met au-dessus de tout la pâramilâ agissante (à savoir la pitié positive) et donne à l'action le pas sur l'abstention. Elle efface la séparation nette des moines et des laïques et tend par conséquent à transformer l'ordre monas tique en une véritable église. Elle distingue trois voies ou « véhicules » (yâna) de salut : celle de l'auditeur qui consiste dans la dévotion, celle du
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paccekabuddha, qui est la philosophie et l'ascétisme, et celle du bodhisatta, la pitié bienfaisante envers tous les êtres. Pourtant elle fait converger finalement (du moins suivant la doctrine du Saddharma Pundarîka) ces trois voies dans la voie unique du bodhisatta, qui devient ainsi la fin commune. Enfin elle attribue à des pratiques de toutes sortes, comme les bains dans le Gange, et à la magie, une haute importance religieuse. Dans chacune des deux branches se sont constituées deux écoles. Dans le Hînayâna il faut distinguer les Vaibhâshikas et les Sautrântikas ; ceux-ci insistant, sur la sûtra, ceux-là sur les textes de l'Abidharma; en outre ils diffèrent sur toute espèce de questions relatives à la connaissance au moi et au non-moi, etc. Les partisans du Mahâyàna se scindent en Yogâcâras et Mâdhyamikas, et ces groupes se décomposent eux-mêmes en de multiples subdivisions. La doctrine des Mâdhyamikas est un idéalisme extrême, comparable à celui du Vedânta : ils nient l'être et la substance et proclament la non-existence des choses On attribue ce système au grand docteur Nâgârjuna (né vers l'an 100 après J.-C. dans le sud de l'Inde) dont la gloire efface celle des autres docteurs bouddhistes et même des pères de l'Église bouddhique, comme Aryâsanga, Aryadeva, Vasubandhu, Dharmakîrli sur lesquels nous ne savons pas grand'chose d'historique. Nous possédons des renseignements authentiques sur la situation postérieure du bouddhisme grâce aux pèlerins chinois Fa-hian (400 ap. J.-C), Song-Yun (518 ap. J.-C), Hiuen-tsang (629 ap. J.-C). Nous avons déjà indiqué, dans notre coup d'ceil sur la littérature bouddhique (§ 80), l'importance générale de leurs relations de voyage. Leurs itinéraires ont été identiques en grande partie; cependant Fa-hian a séjourné longtemps dans la sud de l'Inde et à Ceylan, d'où il revint en Chine par la voie de mer; Hiuen-tsang n'a pas visité cette région. Pour le nord de l'Inde et les pays situés entre l'Inde et la Chine, nous pouvons, en comparant les deux relations, nous faire une idée de l'évolution du bouddhisme. Au cours des deux siècles qui séparent Hiuen-tsang de Fa-hian, le bouddhisme avait généralement gagné du terrain ; on ne le trouve affaibli qu'en quelques régions. Les partisans du Mahâyàna sont encore en minorité à l'époque de Fa-hian. Hiuen-tsang, au contraire, les trouve en majorité et adhère à leur doctrine avec enthousiasme. Sur la vie monastique, les pratiques pieuses des moines, et d'autre part sur le culte populaire, les grandes fêtes, les images précieuses, les reliques qui font des miracles, les livres chinois sont plus que complets. Ils sont au contraire insuffisants en ce qui concerne l'évolution de la doctrine. D'ailleurs les pèlerins ne manquent pas de signaler les légendes locales qu'ils apprennent sur les bouddhas et les saints, et qu'ils n'ont jamais l'idée de mettre en doute. Hiuen-tsang est à coup sûr un homme de courage héroïque et d'âme très noble, mais il n'a pas la pensée claire; il est extrêmement superstitieux, mais sans fanatisme. Il a trouvé partout les bouddhistes en bonne intelligence avec les Indiens attachés au brahmanisme ; il a même constaté le mélange du
I. C'est dans Wassilief que se trouve l'étude la meilleure et la plus complète de ces écoles et de l'opposition entre le Mahâyàna et le Hînayâna.
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culte des saints bouddhiques avec celui des dieux indiens. Il faut mentionner encore les fondations de bienfaisance que mentionne déjà Fa-hian Il existait à Pâtaliputra des hôpitaux pour les malades et les pauvres surtout à l'intention des étrangers venus pour les grandes fêtes religieuses Les pèlerins connaissent aussi l'hôpital d'animaux, fondation de caractère essentiellement bouddhique. Il semble que le bouddhisme ait atteint son apogée dans l'Inde précisément vers l'époque de ces pèlerinages. L'histoire de son déclin est extrêmement mal connue. Richement doté par les princes et les grands personnages, le bouddhisme, clans l'Inde comme à Ceylan, continua à jouir de leur protection pendant longtemps au cours du moyen âge; dans l'est de l'Inde, nous voyons les dynasties Pâla et Sena (800-1200) favoriser la foi bouddhique. La force des fils du Çâkya n'a pas eu à s'user dans une lutte contre l'hindouisme. Les persécutions ont été locales et exceptionnelles; il y en eut à Ceylan quand des princes tamouls, venus du sud de l'Inde, où le bouddhisme n'a jamais pris profondément racine, vinrent s'établir dans l'île ; il y en eut aussi dans le nord, quand, d'après Târanâtha, les Tirthikas mécréants attaquèrent les moines à trois reprises et détruisirent leurs monastères. Mais, en règle générale, les rapports du bouddhisme avec le monde'environnant ont été pacifiques et amicaux. Ainsi les rois du Magadha, où fleurissait le séminaire de Nâlanda, furent généralement de zélés bouddhistes, bien qu'ils protégeassent aussi ceux de leurs sujets qui appartenaient à d'autres sectes. Ainsi faisait par exemple le roi Çîlâditya, connu aussi sous le nom de Çrî-Harsha, que Hiuen-tsang trouva sur le trône. D'ailleurs les princes attachés à l'hindouisme n'avaient point d'hostilité à l'égard de l'ordre bouddhique; Târanâtha compte parmi les amis de Çîlâditya beaucoup de brahmanes. Entre la foi et la vie bouddhiques et celles de l'Indien fidèle à la tradition brahmanique, il n'y avait pas seulement tolérance réciproque, mais véritable affinité. Nous avons déjà dit plus d'une fois que le bouddhisme est resté attaché à des croyances et à des habitudes communes; la même observation s'applique à son évolution récente- Il a participé au mouvement général de la vie indienne; la dévotion bouddhique est très analogue à celle des milieux vishnouites et surtout çivaïtes. La pratique de la magie, le tantrisme, est alors un caractère commun aux bouddhistes et aux hindouistes. Kern a signalé les ressemblances du Saddharma Pùndartka et de la Bhagavad Gità; l'école du Mahâyàna peut être considérée comme la forme bouddhique du Çivaïsme, et déjà les partisans du Hînayâna reprochaient à leurs adversaires de ne point différer des moines çivaïtes. C'est donc bien moins d'une hostilité extérieure que de ses dissensions intimes que le bouddhisme a eu à souffrir. Les différentes écoles du nord de l'Inde, les différents monastères de Ceylan, avaient entre eux des querelles violentes; leur inimitié et leur mépris réciproques ne s'expriment pas seulement en paroles, mais plus d'une fois les entraînent à des luttes ouvertes. Une autre cause du déclin du bouddhisme, c'est qu'après la série de ses grands docteurs, qui se termine à Dharma kîrti, le bouddhisme n'a plus été à la hauteur de la polémique des grands
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docteurs du brahmanisme, Kumarîla et Çankara (tous deux originaires du Dekhan). Mais ce sont les Arabes qui lui ont porté le coup décisif; l'Islam persécuta les bouddhistes. Dès 644 fut détruite la communauté de Balkh, où pou d'années auparavant Hiuen-tsang avait admiré les splendeurs d'un monastère célèbre. En 712 les Arabes apparurent dans l'ouest de l'Inde; et la chute du Magadha (1200) marque, suivant Târanâtha, la fin du bouddhisme dans l'Inde. Ainsi la pénétration de l'Islam a mis fin à l'existence du bouddhisme. Ce qu'il nous est impossible d'expliquer, c'est pourquoi le bouddhisme a pris fin dès cette époque, tandis que l'hindouisme et même le jaïnisme ont survécu à la tourmente. Le bouddhisme a subsisté dans le Népâl et à Ceylan, et s'est répandu depuis la Mongolie jusqu'aux îles de Java, Bali, Sumatra. Nous ne ferons pas ici l'histoire de toutes les églises et missions 1 ; nous donnerons seulement quelque attention aux formes particulières que le bouddhisme du nord a prises au Tibet et en Chine.
§ 8o. — Le bouddhisme tibétain ou lamaïsme 2. L'introduction du bouddhisme au Tibet remonte, si nous faisons abstraction des légendes qui lui attribuent une origine divine, au vne siècle après Jésus-Christ. A cette époque régnait le roi Srongtsan-gampo; il avait souci du développement intellectuel de son peuple, et sous l'impulsion de ses deux femmes, dont l'une venait du Népâl et l'autre de Chine, il introduisit le bouddhisme dans ses Etats; c'est pour cette raison que les deux princesses sont encore aujourd'hui l'objet de respects divins. Dans les premiers siècles qui'suivirent son introduction le bouddhisme ne jouit pas d'une grande prospérité; il fut môme par moment persécuté. C'est seulement au commencement du xv° siècle que le célèbre Tsonkhapa fonda le monastère Galdan, près de Lhassa, et établit les principes de la hiérarchie actuelle. On s'explique facilement que le lamaïsme s'écarte beaucoup du bouddhisme primitif. D'abord, la religion introduite dans le Tibet au vnc siècle n'était plus l'ancienne doctrine monastique, mais le mahâyânisme, c'està-dire une religion absolument renouvelée par le çivaïsme et le tantrisme. De plus, le sol sur lequel elle tombait était tout différent de son sol primitif. Le peuple appartenait à une autre race, la race mongole, et se trouvait à un degré de civilisation très peu élevé, que même de nos jours il n'a pas dépassé. On a souvent comparé la faculté qu'a eue le bouddhisme de s'adapter à des besoins très variés et son action civilisatrice sur les
1. Le livre déjà cité de Spence Hardy, Eastern Monachism, contient un intéressant tableau de l'histoire moderne du bouddhisme à Ceylan. 2. BIBLIOGRAPHIE. — En dehors du deuxième volume de Kôppen, déjà cité, des ouvrages qu'il indique et des traductions de textes originaux (extraits du Kahgyurelûu Tangyur, il faut signaler : E. Schlaginweit, Buddliism in Tibet, 1863 (traduit en français dans les Ann. M. G., III); et L.-A. Waddell, The buddliism of Tibet or I.amaism, 189a; Griinwedel, Mythologie du Buddhisme au Tibet et en Mongolie, 1900.
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Mongols à l'histoire du christianisme et à sa propagation chez les Germains. La valeur de ces comparaisons est très douteuse. Une théorie qui a déjà son importance dans le dogme de l'église bouddhique du Nord constitue le fond du lamaïsme; c'est celle des dhyânibouddha ou bouddha de la contemplation (dhydna). Les Dhyâni-Bouddhas s'opposent aux bouddhas qui apparaissent sur terre sous forme humaine (Mânushi-bouddhas) ; ils en sont dans les sphères célestes les modèles vivants. Chaque bouddha qui paraît dans le monde matériel inférieur n'est que le phénomène, la manifestation d'un dhyâni-bouddha vivant dans une sublimité mystique et une pureté éminente. Aux cinq bouddhas du cycle terrestre actuel (dont Gotama est le quatrième, et dont le bodhisatva Maitreya est le cinquième) correspondent ainsi cinq dhyâni-bouddhas, à chacun desquels se rapporte un bodhisatva particulier. Les dhyâni-bodhisatvas se distinguent des bodhisatvas proprement dits, ou futurs bouddhas humains, en ce qu'ils demeurent dans le monde abstrait de la contemplation et ne subissent pas d'incarnation; leur tâche consiste à poursuivre l'œuvre du dernier bouddha dans la période qui sépare deux apparitions successives, et à préparer l'œuvre du bouddha futur. Dans chacune de ces deux séries, le quatrième terme, celui qui correspond à la période actuelle, est naturellement le plus important : ce sont le dhyâni-bouddha Amitâbha, qu'on honore souvent comme divinité suprême (quoiqu'il se rencontre aussi dans le lamaïsme des conceptions athéistes qui identifient les cinq dhyâni-bouddhas, aux cinq éléments ou aux cinq sens), et le dhyâni-bodhisatva Padmapàni ou Avalokiteçvara (en tibétain Chenresi), spécialement invoqué comme patron du pays. Ce qui caractérise spécialement le lamaïsme, c'est sa hiérarchie, qui repose sur l'idée que les grands dignitaires de l'Église sont les incarnations des êtres divins. Ainsi les deux grands-prêtres, le grand lama du Tibet supérieur (Panchen Rinpoche) et le Dalaï-lama de Lhassa sont considérés comme les incarnations d'Amitâbha et d'Avalokiteçvara. Le Dalaïlama est également l'incarnation de Tsonkhapa; d'autres membres encore du haut clergé sont des incarnations. La loi d'hérédité qu'on appelle « chubilghen » désigne comme nouvelle incarnation de chaque Dalaï-lama mort un enfant né neuf mois après son décès. Le choix, que précédemment le clergé faisait lui-même par des moyens divinatoires, est passé, au siècle dernier, sous l'influence directe du gouvernement chinois. En ce qui concerne le culte, les rares voyageurs européens qui ont traversé ce pays d'accès difficile et obtenu l'autorisation de séjourner à Lhassa, ont ressenti vivement l'impression d'une grande ressemblance avec les formes de la religion catholique. La multitude des cloîtres et le nombre relativement énorme de leurs moines, le son des cloches, les chapelets, les images des saints, les reliques, les jeûnes, la musique d'église, les processions, les baptêmes tibétains ont fait même supposer à de pieux catholiques que le diable, par raillerie, avait créé au Tibet une caricature du christianisme. Pour compléter le tableau signalons encore les amulettes qui se portent dans de petites boîtes et font partie de l'habillement, et les
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roues à prières qui, mises en mouvement par la main ou même par le vent et par l'eau, font tourner un cylindre couvert de formules de prières, ce qui produit le même effet bienfaisant que si l'on avait récité toutes ces formules. On voit de ces machines à prières par milliers; elles existent aussi sous la forme plus simple de baguettes sur lesquelles s'agitent au vent de petits drapeaux à prières : on y trouve en général inscrite la courte formule sacrée « Om mani padme hum », qui se traduit ordinairement « Ô joyau dans le lotus, amen », à laquelle appartient une puissance magique spéciale. L'histoire des DalaïTamas, commence au xv« siècle. Non seulement nous connaissons les noms de tous les dignitaires successifs depuis cette époque, mais nous pouvons suivre aussi le développement de leur puissance temporelle, jusqu'au moment où il fut arrêté par la Chine. Le Dalaï-lama est reconnu comme chef de l'Église par les Mongols bouddhistes de la haute Asie et d'une partie de l'empire chinois. Aussi le gouvernement chinois a-t-il intérêt à tenir sous sa dépendance le siège de ce pouvoir spirituel. Mais les lamaïstes zélés attendent le libérateur qui doit secouer le joug étranger. § 86. — Le bouddhisme en Chine et au Japon1. C'est spécialement sous la forme du Mahâyàna que le bouddhisme est parvenu aux peuples mongols, et qu'il s'est largement répandu en Chine et au Japon. En Chine, en 61 ap. J.-C, l'empereur Ming-Ti fut invité par un rêve à faire chercher dans l'Inde des livres et des maîtres. A partir de cette date le bouddhisme se propagea dans le pays et y fonda des monastères. Il est certain que depuis 335 des Chinois ont pu entrer dans ces cloîtres en qualité de moines. La nouvelle religion se consolida dans le pays, malgré les persécutions qui sévirent, surtout sous la dynastie des Tang (620-907), avec destructions de monastères et assassinats de moines, et quoique la vie oisive des moines détachés du monde dût être antipathique aux vrais Chinois. On reprochait en particulier aux moines de ne pas fonder de familles, et de saper ainsi par la base la vertu qui est le fondement de la piété. Au xvn° siècle, le grand prince de la dynastie mandchoue, Kang-hi, exprimait encore son aversion pour cette religion étrangère. Néanmoins quelques-uns des principaux saints du bouddhisme, les pèlerins dont nous avons déjà parlé (§ 84) sont originaires de Chine, et le sol chinois est semé de monuments bouddhiques, cloîtres, pagodes à reliques, temples et images. Les sectes multiples, tant ésotériques (tsung-men) qu'exotériques (kiau1- BIBLIOGRAPHIE-. — S. Beal, Buddliism in China, 1884 ; A catena of buddhist scriptures from Ihe chinese, 1871; J. Edkins, Chinese Buddliism, 1880; S.-J. Eitel, Handbook for 'ie student of Chinese Buddliism, 1888. — Pour le Japon : B. Nanjio, TwelueJapanese Buddhist sects, 18S7; R. Fujishima, Le bouddhisme japonais, 1889 (ces deux ouvrages sont <les traductions de textes japonais); S. Kuroda, Outlines of Ihe Mahâyàna, 1893; W.-E. Griffis, The religions of Japan, 1895.
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men) ont pour base des soûtras différents. La secte Tsîrtg-tu honore M\k (Amitâbha) comme maître du paradis de l'Ouest où s'en vont les pieux dispensés de toute vie ultérieure. Plus d'honneurs encore sont rendus à Fousa Kwamjin (qui correspond au bodhisatva Avalokileçvara), en sa qualité de déesse de la pitié, qui secourt les hommes dans leurs peines. Fo lui-même (Bouddha) est relativement dans l'ombre à côté de ces divinités. L'école ésotérique et mystique existe en Chine depuis 526 ap. J.-C; elle a été fondée par le patriarche Bodhidharma, qui venait du sud de l'Inde. Les sectes bouddhiques avec leurs abstractions et leurs négations, se rapprochent des groupes taoïstes Wu-Weï. En Chine, comme dans l'Inde, le culte bouddhique consiste surtout dans la vénération des images et des reliques. Dans les couches populaires inférieures, le bouddhisme rivalise avec le taoïsme en procédés magiques propres à écarter les mauvais génies et à procurer le salut dans ce monde ou dans l'autre. Les trois religions de la Chine, confucianisme, taoïsme et bouddhisme, ne sont pas en guerre et ne s'excluent pas ; elles vivent en paix côte à côte. Le Chinois, à moins qu'il appartienne plus particulièrement à l'une des trois en qualité de prêtre ou de moine, visite tous les temples sans distinction et s'associe à toutes les cérémonies. Le gouvernement même, bien que les lettrés méprisent la religion bouddhique, se trouve pour des raisons politiques dans la nécessité de rester en bons termes avec le lamaïsme. Il y a toujours à Peking un certain nombre de lamas entretenus aux frais de l'État. Quant au Japon, c'est de la Chine que le bouddhisme lui est venu, Des nombreuses sectes qui y vivent, deux seulement sont japonaises : le Schin et le Nichiren. Le Schin se rapproche du Jodo (en chinois Tsing-lu) par le culte d'Amida ; mais il se distingue par sa façon de concevoir les conditions de l'entrée dans le paradis occidental : l'essentiel est de répéter fréquemment le nom d'Amida; il est permis aux moines de se marier et de manger de la viande ; les laïques eux-mêmes peuvent entrer dans le paradis. Le Schin est de toutes les sectes bouddhistes du Japon celle qui compte le plus d'adhérents. lia été fondé au xne siècle; il envoie des missions et ne se montre pas hostile à la civilisation européenne. Au contraire le Nichiren, qui date du xmG siècle, se distingue par une idolâtrie grossière et des pratiques magiques.
L'HINDOUISME.
§ 87.
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Origines de l'hindouisme1.
Quelque extension que le bouddhisme ait prise dans l'Inde, il n'a pas réussi à s'établir partout d'une manière stable. A l'Ouest particulièrement cette religion s'est heurtée contre la résistance non seulement des prêtres,
1. BIBLIOGRAPHIE. — Les ouvrages fondamentaux pour l'étude de l'hindouisme sont: Lyall, Asiaticsludies, 2° éd., 1884; Id., Nouvelle série, 2 vol., 1900; W. Crooke, An Intn-
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mais des populations elles-mêmes, et la résistance a été la plus forte. C'est que de ce côté il paraît s'être développé d'assez bonne heure des religions étroitement liées à la vie populaire, tandis que le brahmanisme de l'Est et la philosophie des Kshatriyas étaient propres aux riches et aux lettrés. Nous voyons dans ces cultes de l'ouest de l'Inde la phase initiale de la religion dont on comprend les sectes et les subdivisions innombrables sous le nom général d'hindouisme. Les fondateurs de ces premières sectes de l'hindouisme ont le mérite d'avoir élargi le champ d'action des religions supérieures en y introduisant la masse du peuple. De même que le jaïnisme et le bouddhisme satisfaisaient aux besoins moraux des Kshatriyas en les faisant participer à la religion, jusque-là privilège des brahmanes, les sectes en question ouvraient le chemin du salut aux castes inférieures. Des idées d'origine sacerdotale et philosophique pénètrent là où avaient seules régné jusqu'alors la magie et la superstition; on fait effort pour introduire dans les croyances primitives et les cultes traditionnels des classes inférieures un sens plus profond et un contenu religieux nouveau. Cette sorte de rénovation religieuse, dont il faut placer le début bien après l'apogée du brahmanisme, est résultée de deux mouvements sociaux, l'un descendant et l'autre ascendant. La religion du peuple proprement dit n'avait pas été modifiée par l'action sacerdotale des brahmanes. Elle avait conservé la physionomie que nous reflètent encore certains passages des Védas ; c'était toujours un culte de génies ou de démons attachés au village et au champ, au bois et à la montagne, ou aux différentes circonstances de la vie, naissance, maladie, mort, etc.; l'adoration des arbres et des pierres, des serpents et autres animaux; le culte avait avant tout le caractère magique que nous connaissons par l'Atharvaveda. C'est cette tige sauvage que greffèrent les fondateurs des nouvelles sectes. L'hindouisme traditionnel présente encore des éléments d'origine védique : non seulement des noms de divinités védiques, mais aussi des légendes, des enseignements et des rites. Mais l'induclion to ihe Popular Religions and Folklore of Northern India, 1894, 2° éd., 1S96; — Popular Religions and Folklore of Northern India, 2 vol., 1896, et les livres déjà cités île Bartli et d'Hopkins. — Parmi les travaux plus anciens, cilons : en ce qui concerne les dieux, le volume IV des Textes de Muir et Ziegenbalg, Généalogie der Malabàrischen Gotter, 1867 ; — en ce qui concerne l'histoire des sectes, Colebrooke, Essays, I; Wilson, Select Works, l-II (ouvrage important); Monier Williams, Hinduism (courte esquisse, Soc. for: prom. chr. Knowl.), et Brdhmanism and Hinduism (ouvrage plus considérable), 1887 ; — sur la religion des poèmes épiques on trouve beaucoup de détails dans : S. Sôrensen, Om Mahâbhdralas Slilling iden indiske Literatur, 1S83; Joseph Dahlmann, Das Mahâbhdrata, 1893; Genesis des Mahâbhdrata, 1899 ; A. Holtzmann, Arjuna und Indra im Mahâbhdrata; Jacobi, Das Mmâyana, 1893; Ch. Schœbel, Le Mmâyana (Ann. M. Guimet, XIII); — sur la doctrine et la littérature des sectes : G.Thibaut, Veddnta Sûtras (S. B. E., XXXIV, Introduction); Bhandarkar, Report on tlie search for sanskrit manuscripts 1883-1884 (1887); Grierson, dans les Verhandlungen d. VU. Oriental-Congresses, 1888, Arische Section; Garcin de Tassy, Histoire de la littérature hindoue et hindoustanie, 3 vol., 2e éd., 1871; — comme échantillons de la littérature des sectes nous recommandons les traductions que Cowell a données du Sar"cdarçanasangraha (The Pandit, X, New Séries, I; édition séparée dans les TrUbner's Oriental Séries) et des aphorismes de Çandilya (Hindu Faith) Bibl. Indica, New Ser., 1878; à consulter également les Veddnta Sùtras de Thibaut, déjà cités.
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fluence du brahmanisme et des écoles philosophiques est plus sensible encore. Tous les caractères des sectes anciennes de l'hindouisme indiquent que des mains de brahmanes y ont travaillé. Elles reconnaissent encore les Védas comme la source de toute science sacrée et fondent sur les Upanishads leur philosophie religieuse. Cette philosophie dérive principalement du Vedânta, à ce point que les principaux représentants de cette école comptent aussi parmi les fondateurs des sectes hindouistes. L'influence du Sànkhya se fait d'ailleurs sentir elle aussi : c'est la part des Kshatriyas. Du reste les doctrines n'y subsistent pas dans leur pureté. Les rameaux se sont éloignés du tronc, et ils ont pris une figure nouvelle. Les doctrines se rapprochent de la pensée populaire en ce qu'elles accordent sans conteste une large place à la notion de Dieu. La conception panthéiste de l'âtman est bien toujours la forme supérieure de l'idée ; mais il existe des notions graduées de la divinité, dont la valeur n'est pas seulement relative, et parmi lesquelles il y a place pour les dieux populaires. Dans le système de Râmânuja par exemple, Dieu peut se manifester en même temps sous les formes les plus diverses : comme l'esprit infini et invisible du ciel, comme le créateur et régulateur actuel du monde, comme le protecteur des hommes et le prédicateur de la vérité incarné sur la terre, comme divinité corporelle revêtue d'insignes divins, et même enfin sous l'aspect d'images de pierre ou de métal, où il habite et reçoit les prières des hommes (Bhandarkar, p. 69). De même qu'il y a plusieurs formes de la divinité, il y a plusieurs façons d'atteindre le salut. Les deux anciennes voies, celles des oeuvres, karmamâvga, qui désignait avant tout la pratique védique des sacrifices, et celle de la connaissance, jndnamârga, par laquelle on entendait la méditation philosophique, restent dans le système hindouiste les deux principales; mais il s'y joint une troisième voie tout à fait caractéristique de l'hindouisme : c'est le bhaktimârga, qui consiste dans l'abandon complet de soi à Dieu et à sa miséricorde. Ainsi la religion est capable de s'adapter à toutes les dispositions religieuses ; elle convient aux fidèles des anciennes religions, et aux nouveaux adeptes ; elle est en état de satisfaire le théologien érudit dans ses tendances spéculatives; en même temps elle répond aux besoins du laïque le moins dégrossi, habitué à la magie, plein de superstitions, et, en le contentant, elle l'amène au progrès. C'est surtout pour cette dernière catégorie de fidèles que l'hindouisme s'est constitué. La philosophie d'école, jusque-là si aristocratique, perd dans ces rapports avec les âmes populaires une bonne partie de sa distinction, et se trouve entraînée dans la direction pratique de la foi vulgaire, tandis que s'étalent les pensées et les pratiques inférieures; l'élément laïque jouit d'une prépondérance marquée. De là mouvement de bas en haut, action des parties inférieures de la population sur les supérieures. S'il est vrai que les sectes ont été fondées par des membres des castes supérieures, dont la pensée prédomine dans les théories, les conceptions mythiques et les formes du culte n'en sont pas moins d'origine essentiellement populaire. Les principaux dieux
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de l'hindouisme ont bien avec les anciennes divinités védiques des appellations, des caractères communs; mais la forme sous laquelle les sectes les invoquent leur vient des génies et des dieux secondaires auxquels s'adressaient des cultes locaux. Nous pouvons encore aujourd'hui suivre le processus par lequel un dieu local pénètre par degrés dans le panthéon et s'élève au rang de divinité indépendante, ou d'avatar d'un dieu déjà reconnu. Le dieu de la terre Bhûmiya, dont le culte est tout à fait primitif, s'identifie de nos jours avec Vishnu. De même Baba, génie divinisé des tribus aborigènes, est devenu en beaucoup d'endroits une nouvelle manifestation de Çiva. On reconnaît partout de même, dans les cultes et les mythes, dans les figures et les insignes des dieux, des vestiges des anciennes religions locales. D'après Crooke, on peut suivre étape par étape la pénétration progressive de ces divinités dans le temple. A l'origine, l'endroit où on les adore est extérieur à l'édifice sacré ; on les considère alors comme les gardiens de l'entrée du temple, et c'est en cette qualité qu'ils ont une place dans son culte. Plus tard, nous les voyons obtenir une chapelle dans le temple; elle est généralement desservie par un prêtre de caste inférieure. Puis la transformation se poursuit, jusqu'à ce que l'ancien dieu agraire ou démon silvestre soit enfin devenu l'incarnation ou la manifestation du dieu principal, et jouisse du culte officiel le plus complet. Lyall a montré dans le culte des grands hommes une évolution absolument analogue. L'homme meurt, et sa famille considère son tombeau comme un endroit propre aux pratiques pieuses. Bientôt tout le district partage ce sentiment; on bâtit sur la place un petit sanctuaire, dont le culte devient peu à peu lucratif pour la famille, grâce aux sacrifices des voisins; le peuple considère comme une bonne fortune de posséder dans le pays un lieu sacré; les princes le protègent autant qu'ils peuvent; au bout de peu d'années les souvenirs relatifs au mort se brouillent; son origine devient mystérieuse, sa vie se pare d'additions légendaires, on tient sa naissance et sa mort pour surnaturelles; à la génération suivante les noms des dieux supérieurs s'introduisent dans son histoire, et de la tradition miraculeuse elle-même on fait un mythe qui ne peut s'expliquer qu'en admettant l'apparition d'un dieu sous forme de personne humaine. Dès lors la déification est complète; l'homme était un des dieux, et les brahmanes lui installent une niche dans le temple1. De telles transformations s'accomplissent continuellement dans l'Inde moderne; quand Lyall compare le panthéon hindouiste à un caravansérail, il fait allusion à ce continuel passage des dieux locaux au rang de divinités supérieures. « A ce degré de l'évolution religieuse, poursuit spirituellement cet auteur, le peuple dresse entre la terre et le ciel une sorte d'échelle de Jacob où les hommes montent jusqu'à ce qu'ils deviennent dieux et soient appelés à redescendre comme incarnations des divinités. » Ici vient ce trait caractéristique de l'hindouisme, que les personnages de la poésie épique jouent
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dans la religion un rôle considérable. Rama, le héros du grand poème épique, le Bâmâyàna, est devenu grâce au poème l'idéal moral du peuple et il est passé du rôle de héros d'une famille à celui de héros national. Le culte qui lui fut rendu l'éleva bientôt de la sphère humaine à la sphère divine et entraîna son identification avec Vishnu. Il en a été de même pour un autre héros épique de l'ouest de l'Inde, Krishna. Dans un cas comme dans l'autre, il semble y avoir eu confusion d'un héros de légende avec une divinité populaire : Krishna, le Yaduide, est identifié à Govimla, dieu pastoral; Ràma, le Raghuide, est identifié à un dieu populaire, le vainqueur des démons, Ràma. C'est seulement après cette première transformation, que le héros, déjà demi-dieu, a été conçu comme une incarnation de Vishnu. « C'est certainement grâce au même processus évhémériste que les principaux fondateurs de sectes ont été pris pour des dieux et honorés comme tels. Les temples bâtis au philosophe Çankara et au poète Vyâsa sont des preuves manifestes de ce processus général. Un Hindou, indianiste des plus prudents et exacts, le Dr Bhandarkar, a émis l'hypothèse que Vàsudeva lui-même, l'ancien dieu des sectes occidentales, qui fut de bonne heure identifié avec Vishnu, aurait été à l'origine simplement le fondateur de la secte du Bhâgavata. On comprend qu'une telle religion, qui s'assimile naturellement toutes les croyances, toutes les pratiques auxquelles le peuple est attaché, soit inébranlable. Sa résistance victorieuse au bouddhisme en est la meilleure preuve. Mais on aurait tort de concevoir ce travail d'adaptation comme un acte de défense contre le bouddhisme menaçant. La reconnaissance officielle des cultes populaires était dans l'ordre des choses ; dès l'origine, les brahmanes avaient su sanctifier l'inévitable.
§ 88. — Les sectes et leurs écrits. Nous sommes très mal renseignés sur les débuts de l'histoire de l'hindouisme; les premières dates sont encore incertaines. Biihler a pourtant cru pouvoir faire remonter assez haut les sectes les plus anciennes. Suivant lui, elles se seraient constituées assez longtemps avant le bouddhisme et même le jaïnisme (vers 800 av. J.-C); à la façon dont en parlent les écrits jaïnistes et bouddhistes, elles avaient une longue existence antérieure. Il est certain, en tout cas, que la secte des Ajivakas, la plus ancienne connue, a existé avant l'apparition du Bouddha et s'est montrée hostile à la secte nouvelle. Ces Ajivakas ont constitué un ordre monastique; tout comme les bouddhistes et les jaïnistes, ils avaient fait de la dernière phase de la vie brahmanique, celle du renoncement, un modèle pour la vie tout entière ; de là leur nom de Ajivakas qui signifie ceux qui renoncent pour « toute leur vie ». Ils cherchaient ainsi à obtenir le salut par l'ascétisme (tapas). Ils diffèrent pourtant des jaïnistes et des bouddhistes par le caractère théiste ou panthéiste de leur religion. Ils pratiquaient avec zèle le culte de Nârâyana (Vishnu) et en général se
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tenaient plus près de la religion populaire. Ils n'ont pas laissé de littérature; nous ne les connaissons que par quelques inscriptions (ils en ont laissé par exemple dans certaines cavernes), et par les allusions des écrits bouddhistes et jaïnistes. Beaucoup d'auteurs, par exemple Kern et Bûhler, ont identifié avec les Ajivakas la célèbre secte des Bhâgavatas. On peut en tout cas considérer ces Bhâgavatas comme les continuateurs de l'ordre plus ancien des Ajivakas. Eux aussi honoraient Nârâyana-Vishnu et également Krishna. Mais le nom caractéristique de leur dieu est Vàsudeva (voir ci-dessus), qu'ils identifiaient bien entendu avec les deux divinités que nous venons de nommer. Nous ne savons si les Bhâgavatas pratiquaient eux aussi la vie monastique; mais en revanche nous connaissons assez bien leur théologie et leur littérature. Ils ont produit en particulier le système philosophique appelé Pancarâtra, du nom duquel ils sont souvent désignés. Il ne faut d'ailleurs pas se représenter les Paîicarâtras comme une école philosophique; leur religion est d'un caractère populaire, et n'a pas de fondement métaphysique; leurs idées ne dérivent pas non plus directement des Védas ou des Upanishads ; il est plus exact de dire qu'elles ont à l'égard de ces -doctrines une complète indépendance. Elles sont pénétrées de l'esprit de la poésie épique et de cette dévotion qui s'exprime par la bhakti. Nous trouvons chez les adeptes de Râmânuja une théorie tout à fait analogue à celle des Pançaràtras. Râmânuja était un brahmane du sud de l'Inde, et vivait au xn° siècle. Il a rajeuni la philosophie des Bhâgavatas; c'est un des plus grands docteurs de l'Inde et sa secte l'une des plus importantes. Les disciples de Râmânuja adorent l'être suprême sous la forme de Râma, et, comme il faut s'y attendre des fidèles d'un homme de cette valeur, ils ont de la divinité une conception très haute. C'est à la suite de ces grands mouvements, et en conservant toujours une partie de leurs traditions, que s'est formée la multitude énorme des sectes qui révèrent le nom de Vishnu. Parmi les principaux docteurs autour desquels les sectes se sont organisées, et dont on honore la mémoire, nommons tout d'abord le réformateur Râmânanda, qui appartient au sud de l'Inde (environ 1400 ap. J.-C). Râmânanda s'est avancé du côté du peuple beaucoup plus loin que Râmânuja : il enseignait la vanité de toute observance religieuse extérieure, et il avait adopté la langue populaire (hindi) pour exprimer sa doctrine. Il a composé dans cette langue plusieurs poèmes didactiques ; cependant son action était due surtout à une influence personnelle, et on lui attribue le mérite d'avoir empêché les peuples de l'Inde supérieure de tomber dans la stagnation religieuse qui régnait déjà au Bengale. Les deux hommes les plus influents de l'hindouisme moderne, le réformateur Kabîr (xvc siècle) et le poète Tulsi Dâs (vers 1600) procèdent entièrement de lui. Tandis que ces sectes se recrutaient dans toutes les classes, les Mâdhvas, qui se réunirent autour du célèbre philosophe Anandatîrtha, cherchaient nu contraire à conserver un caractère brahmanique, et pour cette raison
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tous les membres de la secte devaient appartenir à la caste des brahmanes. De même les Scmnydsins, dont chacun devait avoir accompli les deux premières périodes de la vie brahmanique; ils ont maintenu la tradition monastique et ascétique des sectes les plus anciennes. Au contraire, la secte des Vallabhas, qui adorait Krishna, avait une vie purement mondaine et un laisser-aller dangereux. Les sectes çivaïtes ne présentent ni des noms aussi illustres ni une évolution aussi caractéristique que les sectes vishnouites. La plupart des çivaïtes sont des pèlerins et des ascètes. Cependant, sur la partie instruite et cultivée de l'Inde, l'influence du çivaïsme a été longtemps prépondérante. Encore aujourd'hui, en beaucoup d'endroits, la plupart des brahmanes s'y rattachent. D'une façon générale, il semble que le çivaïsme ait été au moyen âge, pendant des siècles, la plus puissante des deux sectes, sans doute parce qu'il laissait plus libre cours à la superstition populaire; le vishnouisme n'a repris sa puissance qu'au xvu siècle, grâce aux mouvements de réforme qui. l'ont renouvelé. Du reste la rivalité des deux sectes n'a jamais donné naissance à de véritables luttes. Elles ont plutôt tendance à se confondre, car non seulement les Çaivas invoquent sans scrupule les dieux des Vaishnavas, et inversement, mais encore des ascètes comme les Sannyâsins appartiennent tantôt à une religion, tantôt à l'autre; de plus les deux groupes de sectes participent également aux pratiques secrètes des Çâktas ou tantrisme. Le caractère assez profane de l'hindouisme se manifeste bien par la grande place que tient dans sa littérature sacrée la poésie épique populaire. Le Mahâbhdrata, œuvre de dimensions énormes, d'un simple poème héroïque s'est enflé avec le temps aux proportions d'une littérature entière ; les Indiens y ont introduit toute espèce d'éléments anciens et nouveaux tirés de leur trésor de mythes et de légendes, de spéculations philosophiques et religieuses. Le poème, qui date des premiers siècles de notre ère,. avait pris cette physionomie probablement bien avant le vrxe siècle. Dès cette.époque on voit 1' « œuvre de Vyâsa » (Vyâsa est le nom de l'auteur mythique du Mahâbhârala) célébrée comme livre de droit, règle des mœurs, guide du salut; dès lors comme à présent, on le lisait, dans les temples, dans un but d'édification, comme texte sacré. Çankara nous rapporte (environ 800 ap. J.-C.) que le Mahâbhârala était employé à l'instruction religieuse des classes auxquelles l'étude des Védas et du Vedânta restait interdite. Il paraît que le brahmane qui connaît les Védas en entier, mais ignore le Mahâbhârata, est un homme imparfaitement instruit. Dans son ensemble, le poème a été admis de bonne heure à faire partie de la smriti, de la tradition religieuse. Indépendamment de l'importance que les Hindous eux-mêmes attachent à ce poème, il est pour nous une source inestimable de renseignements sur l'état religieux de l'Inde au moyen âge. Les principales branches de l'hindouisme, le culte de Vishnu, celui de Krishna, celui de Çiva, y sont représentées; les légendes qui s'y rattachent y sont racontées, leur théologie développée. Ainsi l'épisode du Ilarivamça est une exposiLion de la
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légende de Krishna, et surtout la célèbre Bhagavad-Gîtâ constitue une explication tout à fait instructive de la théologie krishnaïte. Le héros Arjuna hésitant à partir en guerre contre ses parents, Krishna lui montre la nécessité d'agir selon le devoir, et l'entretien prend l'ampleur de tout un système religieux et philosophique. En dépit de son caractère éclectique, la Bhagavad-Gîtâ, par sa richesse d'idées et la netteté de sa forme, prend place parmi les plus belles productions de la pensée indienne. Dans l'Inde même, elle est l'objet de la plus grande admiration; toute secte théologique qui cherche à s'affirmer doit définir sa position théorique par un commentaire de la Bhagavad Gita Le thème fondamental du Mahâbhârata est la lutte de deux puissantes familles, les Panduides et les Kuruides. Elle reflète sans aucun doute d'anciens événements de l'histoire de l'Inde. La même remarque s'applique dans une large mesure au grand poème du Sud, le Râmàyana, dont le sujet touche certainement à l'extension du peuple indien du nord vers le sud. Quoique le Râmàyana ait 24 000 distiques, son étendue n'atteint que le quart de celle du Mahâbhârata; il présente d'ailleurs plus d'unité, plus d'art, et semble à tous égards l'œuvre d'un auteur unique, qui serait, paraît-il. le poète Valmîki. Pour le fond également il diffère par plus d'un trait de l'épopée du Nord ; il a surtout un aspect moins épique, il donne plus de place au fabuleux, de même que l'Odyssée comparée à l'Iliade. Dans la fuite vers le sud de Râma, le prince royal chassé, et clans ses combats, dans ses tentatives pour recouvrer sa femme Sîtâ, on voit des ours et des singes agir comme des hommes, et le secourir par des prodiges de toute sorte. D'une façon générale, le poème est animé d'une fantaisie hardie et romanesque. On a toujours vanté, d'autre part, son idéalisme moral; par l'élévation et la pureté de son inspiration, il est supérieur non seulement aux imaginations grossières des populations méridionales de l'Inde, mais même à la poésie raffinée des Hindous. Les écrits théologiques proprement dits des sectes sont ce qu'on appelle les Purânas, dont certains sont des œuvres très considérables. Purâna signifie « ancien », et c'est le terme qui en ancien sanskrit désigne la cosmologie. En principe, un purâna devrait embrasser toute l'évolution de l'être, depuis la cosmologie, la succession des mondes et la naissance des dieux jusqu'aux temps historiques et aux dynasties. En fait, ce sont des recueils assez mal ordonnés de considérations théologiques et philosophiques, de légendes et de contes, de prescriptions ascétiques et rituelles, etc. ; avec une tendance très marquée à mettre en avant un dieu particulier, celui qu'honore la secte. Chaque secte doit en effet avoir son purâna ou s'en approprier un. Sans doute les premières sectes ont eu aussi les leurs. Mais tous les purânas que nous possédons sont des pro^ 1. Depuis l'édition et la traduction latine de Schlegel, de nombreuses traductions l'ont rendu accessible, par exemple, la traduction allemande de Lorinser et la traduction anglaise d'Arnold. L'ouvrage de W. v. Humboldt, Abhandlung ueber Bhagavadyita, 1826, vaut encore la peine d'être lu.
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ductions du moyen âge, postérieures en tout cas au Mahâbhârala, dont elles forment comme la continuation théologique. Les plus connus sont le Vishnu Purâna (traduit par Wilson) et le Mârkandeya Purâna; ils sont généralement désignés par le nom d'une divinité. Le grand Bhdgavala Purâna, traduit et édité par Burnouf, est un des plus récents; Bùhlcr a prouvé qu'il est apocryphe et qu'il date du xnc siècle. Les Purânas que nous possédons étant modernes, ils n'ont généralement comme documents qu'une valeur secondaire. Comme ouvrages philosophiques et théologiques, ils sont bien au-dessous des Brâhmanas et des anciennes Upanishads; au point de vue littéraire, ils ne soutiennent pas la comparaison avec la poésie épique. N'empêche qu'ils fournissent, par leurs innombrables légendes, mythes et dissertations philosophiques, un ensemble extrêmement riche de matériaux à l'histoire des religions. Les Tanlras, composés dans les derniers siècles, doivent être considérés comme des compléments aux Purânas. Ce sont des textes rituels, qui assez souvent consistent uniquement en accumulations de noms et de formules creuses- Ils présentent cependant un intérêt spécial, parce qu'ils contiennent les prescriptions du culte secret qui joue un grand rôle dans l'Inde moderne. La littérature religieuse des Hindous comprend encore une foule de Slotras ou cantiques et ne cesse pas d'en produire.
§ 89. — Les dieux et la théologie. Dans l'hindouisme, l'élément mythologique passe au second plan, et ce sont les actes religieux qui sont l'essentiel. Les sectes se reconnaissent aux caractères de leur culte et surtout à leur vie extérieure ; leurs idées philosophiques tiennent également plus de place dans leur doctrine que les figures divines. Pourtant cette mythologie a beaucoup d'intérêt. Pas un seul des dieux védiques n'a conservé son caractère ou son ancienne place. Indra, le roi des dieux, ne disparaît pas, mais il se survit à luimême ; on a toujours le sentiment que c'est une divinité éminente; les personnages favoris des mythes et des légendes reçoivent toujours comme titre d'honneur le nom de « fils d'Indra », mais il n'exerce plus de véritable puissance ; cet effacement est déjà manifeste dans les parties les plus anciennes du Mahâbhârata; il ne peut être question d'une disparition progressive d'Indra, au cours du Mahâbhârata, quoi qu'en ait pensé Holtzmann. Le principal dieu de l'époque brahmanique, Brahma, a lui même perdu son importance. Il survit en Prajâpati, mais ses fonctions effectives ont passé à d'autres dieux. On le nomme néanmoins fréquemment, et il n'est pas rare de trouver son image parmi les images divines. Il est debout sur une fleur, la couleur de son corps est le jaune brun; il a quatre visages ou quatre têtes ; la cinquième lui a été arrachée par Çiva, pour avoir prétendu qu'il était le plus grand des dieux et son créateur à luimême; il porte dans les cheveux des colliers de perles. Cette image, disait
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le vieil indianiste Ziegenbalg, n'est pas un objet d'adoration comme celles de Vishnu ou de Çiva; Brahma n'a pas de pagodes en propre, ni de jours de fête ou de jeûne, ni de sacrifices ; les prêtres chantent seulement en son honneur quelques cantiques; c'est un dieu dont l'image survit, mais dont le culte s'est éteint; on ne le nomme le premier dans l'énumération des grands dieux que par une sorte de politesse conventionnelle. Sarasvatî, sa femme, a plus d'importance. Elle n'a pas de culte proprement dit; mais comme déesse de l'éloquence et de l'érudition elle occupe une place déterminée dans le Panthéon indien. Il est question de fêtes en son honneur, qui comprenaient des processions et dans lesquelles on lui offrait en sacrifice des livres, des burins, etc. La déesse solaire Sûryâ semble, au contraire, avoir conservé son culte. On remarque en général dans l'ouest de l'Inde une forte tendance au culte du soleil, et c'est sans doute ce penchant qui a fait durer les dieux solaires védiques. Certaines sectes conçoivent Sûrya comme une divinité masculine; elles l'invoquent même comme dieu suprême et l'identifient dans ses trois positions célestes avec Brahma, Çiva et Vishnu. Les principaux dieux de l'hindouisme sont, comme nous l'avons indiqué plusieurs fois, Vishnu et Çiva. L'un et l'autre se rattachent à la mythologie védique. Vishnu, en tant que dieu védique, a déjà été étudié plus haut. Nous avons vu que sa figure est dans les Védas des plus secondaires. Quant à Çiva, il n'en est pas question dans le Rigveda; mais, dans l'hindouisme, il est considéré comme identique à Rudra et il est même souvent désigné par le nom de Rudra. Aussi est-il tout naturel de le considérer comme le continuateur de ce dieu védique. La forme de transition se trouve dans le Yajurveda, où est invoqué un dieu qui porte le nom de Rudra-Çiva. Le culte de Vishnu en tant que dieu suprême semble dater du début de l'hindouisme. Car le Nâràyana qu'adorent déjà les Âjîvakas n'est autre que Vishnu, et il faut identifier également avec lui le Vâsudeva des Bhâgavatas. Comme dieu suprême, Vishnu tient à la fois la place de Brahma et celle de l'Indra primitif. Au point de vue spéculatif, il est l'être absolu que l'on appelait antérieurement atman ou brahman. Les textes disent expressément : « Il n'est rien au-dessus de Vishnu; Vishnu est plus grand que Brahma. » Mais en même temps Vishnu est comme Indra le dieu qui vit et qui agit, qui se montre secourable aux hommes, et qui sous sa forme corporelle est revêtu de certains insignes qu'il a en partie hérités d'Indra. Il est armé d'un disque (cakra) et d'une coquille servant de bouclier (çankha) ; il est aussi muni d'une massue et porte à sa quatrième main un anneau, sauf quand on représente ses deux mains supérieures ouvertes « pour consoler et donner ». La couleur de son corps est souvent verte ou d'un bleu sombre ; il est vêtu somptueusement, chargé de fleurs et debout sur un lotus. On le représente aussi au repos, couché sur le serpent Ananta qui, replié sur lui-même, figure le monde; aux pieds de Vishnu est assise, représentée en petites proportions, sa femme Lakhsmî, la déesse de la beauté et du bonheur ; de son nombril surgit la longue
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tige d'un lotus, dont la tête porte une toute petite figure de Brahma - le sens du symbole est évident. Enfin on se figure aussi Vishnu assis sur l'oiseau Garuda; cet oiseau tueur de serpents est lui-même un objet d'adoration surtout dans le sud de l'Inde ; on lui donne une forme composite d'homme et d'oiseau. Vishnu est un dieu bienveillant qui travaille perpétuellement à secourir les hommes, à leur apprendre la vérité, à les protéger dans les périls à les sauver du mal, et à les ramener à lui dans son ciel, Vaikuntlia conçu comme un paradis. La félicité suprême consiste à devenir identique à Vishnu. Vishnu participe au sort des humains grâce à ses avatâras (incarnations, ou plus exactement « descentes ») au moyen desquels il se rapproche des hommes. Dans la théologie, ces avatâras sont présentés comme de profonds mystères : « Ce n'est pas une manifestation passagère de la divinité, c'est la complète existence du dieu sous telle ou telle forme vivante ; il est véritablement dieu et véritablement homme (ou animal), unissant intimement les deux natures. » Ce caractère mystique, et aussi cette réalisation sensible du divin par l'incarnation, ont certainement fait beaucoup pour répandre et consolider la religion dans le peuple. Cependant la doctrine des avatâras ne peut guère avoir eu, à l'origine, un but de propagande. C'est un exemple de cette faculté d'adaptation qui constitue le caractère essentiel de l'hindouisme; c'est un des moyens, et à vrai dire le plus efficace de tous, à l'aide desquels les fondateurs de sectes ont incorporé les cultes déjà existants à leur religion propre, pour lui assurer à elle-même une place plus sûre dans la pensée populaire. Quand les brahmanes veulent convertir une population indigène qui adore le cochon d'Inde, ils racontent que cet animal est une incarnation de Vishnu (Lyall). En fait la série des avatâras représente et permet d'embrasser d'un coup d'œil toute l'histoire du culte de Vishnu; nous y trouvons un mélange bariolé de survivances védiques, de figures et de légendes de la période épique, de fragments des cultes locaux; le Bouddha lui-même est représenté comme une manifestation du dieu Vishnu. La première transformation, où Vishnu devient poisson, se rattache à la légende du déluge, telle que nous l'a conservée le Çatapatha brdhmana; Vishnu annonce à Manu l'inondation générale et lui ordonne de bâtir une arche; lui-même, sous la forme d'un grand poisson, tire cette arche jusqu'à ce qu'elle atterrisse sur une montagne du Kashmir. La seconde transformation est l'avatâra de la tortue; il y en a deux versions distinctes, qui l'une et l'autre contiennent des éléments védiques. Première version : les dieux voulaient battre la mer de lait avec la montagne Mandara, pour apprêter leur boisson divine l'amrta; comme ils n'arrivaient pas à détacher la montagne du sol, Vishnu s'en alla sous la forme d'une tortue jusqu'au fond de l'enfer et arracha le mont par sa racine. Seconde version : le monde commençait une fois à enfoncer; pour le porter, Vishnu se fît tortue et sous cette forme soutint la terre. Sous la forme d'un ours, Vishnu vainquit un démon et tira la terre de l'eau;
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le mythe rappelle ici encore un mythe védique du cycle de Prajâpati. Le Vishnu homme lion, qui déchire un impie, est une figure assez récente. Au contraire le cinquième avatâra, Vishnu transformé en nain, est évidemment une réminiscence de la forme sous laquelle il apparaît dans les Védas. L'épisode du fils de brahmane Paraçuràma (Rama à la hache), sous la forme duquel Vishnu met à mort les rois orgueilleux, reflète visiblement la lutte des brahmanes contre les kshatriyas. Les septième et huitième transformations en Râma et en Krishna se rattachent assez clairement aux légendes des héros. Le neuvième avatâra introduit la ligure du Bouddha dans le culte de Vishnu ; le dernier des dix avatâras ordinairement cités exprime l'espoir d'un libérateur dans un temps d'oppression; Vishnu, dans les derniers jours du monde, apparaîtra sous la forme deKalkin, le brave chevalier, sur un cheval blanc, avec une épée étincelante; une fois les barbares accablés, il affermira la puissance des fidèles. — On comptait souvent un plus grand nombre d'avatâras ; il doit même pouvoir s'en produire à l'infini. Le huitième avatâra nous montre Vishnu confondu avec le plus populaire des dieux, Krishna. L'union de ces deux divinités a été très l'avorahle à l'une et à l'autre. Vishnu s'est ainsi rapproché de la vie populaire et y a pris pied; Krishna, d'autre part, par cette identification, s'est élevé à un degré supérieur de divinité. Car vraisemblablement Krishna est un héros devenu dieu. 11 apparaît dans les parties historiques du Mahâbhârata comme conducteur du char d'Arjuna et, par sa hardiesse et sa ruse, il contribue à la victoire des Panduides sur les Kuruides. Puis sa destinée devient tragique : pour peine de la férocité avec laquelle il a massacré autrefois sa propre famille, il est changé en gazelle et mortellement atteint par le trait d'un chasseur. Nous avons déjà signalé l'hypothèse qui explique la divinisation de Krishna par son association avec le dieu pastoral Govinda. En tout cas, les mythes divins de Krishna ont un caractère tout à fait rural. Krishna était le fils de Vasudeva et de Devakî ; dans son enfance son méchant oncle Kansa voulut le mettre à mort; il fallut qu'il s'enfuît dans le pays de Gokula, où il fut recueilli par le pâtre Nanda et sa femme Yaçodâ. Le dieu passa là une heureuse enfance, soigné par les bergères et comblé par les dieux de jouets et de parures. Krishna enfant (bâlakrshna) est une des images préférées des Indiens: il est représenté se traînant à terre, jouant avec une boule, etc. Bientôt le jeune pâtre manifeste sa puissance divine. Indra, irrité du respect témoigné à Krishna, ayant fait éclater sur lui et ses compagnons de jeu un violent orage, l'enfant, qui avait sept ans, souleva la grande montagne Govardhana, et le maintint pendant sept jours comme un abri sur la tête des pâtres effrayés. On raconte aussi qu'étant entré une fois dans l'étang du roi des serpents, il le vainquit et foula triomphalement sa tête aux pieds; Krishna tueur de serpents, dansant et jouant de la flûte, est encore une 'image chère aux Indiens. Au surplus la vie de Krishna berger est une pastorale joyeuse et brutalement sensuelle. Les bergères s'offrent à fui par milliers. Il est surtout question de son amour pour Râdhâ; leur pas-
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sion, leur brouille et leur réconciliation sont dépeintes dans un drame lyrique, le Gitagovinda. Ce poème, avec ses chants alternés et son érotisme ardent, mérite d'être appelé le Cantique des cantiques de l'Inde' de même que le Cantique des cantiques, il a été parfois interprété comme un symbole des rapports de Dieu avec l'âme. La jeunesse de Krishna tient dans la pensée indienne une place extrêmement importante; elle a, dans les cultes populaires, ouvert la porte aux libertés bruyantes et aux extravagances. D'autre part, les parties didactiques du Mahâbhârala nous offrent une image de Krishna toute différente et bien plus élevée. Elles l'identifient entièrement avec Vishnu, et le présentent comme la divinité suprême. Râma est le pendant méridional de Krishna, le septième avatâra de Vishnu. Jacobi a cherché dans sa légende une continuation du mythe d'Indra. La lutte de Râma avec Râvana, qui lui a enlevé sa femme Sità, est semblable dans ses traits essentiels au combat d'Indra contre Vrtra, le démon de la sécheresse. En effet Sîtâ est, déjà dans le Rigveda, la personnification du sillon, dont la dévastation représente pour l'Inde moderne, adonnée à l'agriculture, ce que le serpent voleur des nuages représentait pour les tribus de l'époque védique, qui vivaient surtout de leurs troupeaux. D'autre part, comme Râma est en même temps le héros principal du Râmayâna, et n'est même qu'un simple héros dans les parties historiques de ce poème, pour s'expliquer la divinisation de Ràma, on est amené à l'hypothèse, déjà mentionnée plus haut, que Râma le héros aurait été confondu avec un Indra-Râma local. L'Avesta fait mention d'un Râma Hvâstra, dieu du vent. A la légende de Râma se rattache étroitement celle du roi des singes, Hanuman (celui qui a de fortes mâchoires). Il lui prête une aide vigoureuse dans sa lutte contre Râvana; de même le chien Sarama assiste Indra dans la quête des vaches; il traverse la mer d'un bond pour aller découvrir à Ceylan la femme de son maître. Il est difficile d'attribuer au hasard l'importance qu'a prise Hanuman dans l'épopée de Rama. Vraisemblablement, c'était une ancienne divinité de village, adorée sous la forme d'un singe; les singes sont fréquemment des animaux sacrés, et déjà dans les Védas on trouve des traces d'un culte des singes. Jacobi considère Hanuman comme une divinité de la mousson, si importante pour l'agriculture. L'épopée n'a pu que développer la puissance divine d'Hanuman ; de nos jours, c'est une des divinités les plus révérées de l'Inde, toujours active à la chasse des mauvais génies. « Son lourd visage de singe, oint d'huile et d'ocre rouge, frappe les yeux de quiconque visite un village indien. » Les çivaïtes, qui ont adopté Râma et le Râmàyana, révèrent Hanuman comme le révèrent les Vaishnavas; on le trouve souvent dans les temples comme dieu de la porte, celui par qui commence toujours le culte quotidien. Le culte de Çiva, selon toute vraisemblance, est aussi ancien que celui' de Vishnu. Les deux dieux figurent également dans le Mahâbhârala. Déjà lors de l'ambassade de Mégasthène, on remarquait que Çiva était
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adoré surtout dans les montagnes, et Vishnu dans la plaine. Le mont Kaîlâsa, dans l'Himâlaya, est habituellement désigné comme la demeure de Çiva ; on appelle Çiva le seigneur de la montagne, et sa femme Pârvatî la fdle de la montagne. Ces traits concordent avec les relations de Çiva et de Rudra : car Rudra, qu'il soit dieu de l'orage ou dieu du bois, est toujours un habitant des montagnes. Ils ont d'autres ressemblances, leurs cheveux tressés, la couleur de leur corps, tantôt rouge, tantôt bleue et blanche. Enfin le caractère de Çiva est celui de Rudra, en d'autres termes Çiva est conçu comme une sorte de Rudra et il en porte le nom. Nous trouvons en lui une divinité terrible et redoutée : c'est le dieu de la destruction ; il représente la puissance dissolvante et destructrice de la nature. Sa force est terrible : par la multitude de ses serviteurs, ii menace l'homme de périls de toute espèce. Sa forme elle-même est effrayante ; il a trois yeux, le corps entouré de serpents, des crânes grimaçants autour du cou; c'est le dieu de la mort; il habite sur les sépulcres. Son nom de Çiva « le Gracieux » est un de ces euphémismes par lesquels on cherche à se concilier les dieux méchants. Cependant, comme Çiva est considéré par ses fidèles comme le dieu suprême, et qu'ils lui donnent les noms de Makâdeva, grand dieu, i'Içvara, seigneur, etc., il doit être autre chose qu'un simple mauvais génie. S'il est le destructeur, il est aussi le rénovateur; celui qui l'invoque peut trouver en lui un dieu miséricordieux et secourable, qui apporte le salut et la guérison, distribue le bonheur et détourne la souffrance; c'est quelquefois un joyeux compagnon, chassant en tous sens dans les montagnes, suivi d'une foule ivre, lui-même aimant boire et danser avec les femmes. D'une façon générale, Çiva est un dieu qui enveloppe et pénètre toute chose, et pour cette raison, à la mode indienne, tous les attributs lui sont donnés à la fois. Il est d'ailleurs certain que la figure multiple de Çiva est née de la fusion d'une multitude de cultes. Le résultat de la collaboration populaire s'y accuse bien plus énergiquement et même grossièrement que dans le culte de Vishnu. Le lirtga (phallus) est devenu le symbole essentiel de Çiva ; c'est précisément un legs des cultes primitifs au dieu de la génération et de la rénovation. Le caractère du dieu se manifeste encore dans la figure de Çiva pénitent. Les çivaïtes de tendance ascétique, qui sont la majorité, l'adorent sous cette apparence. D'autre part les lettrés, et les Indiens en général, conçoivent Çiva comme le dieu de l'art d'écrire et de l'érudition. Il répond ainsi à des besoins variés et a des fidèles dans toutes les couches de la société. Des ascètes sévères et des foules turbulentes invoquent également son exemple; il a comme adorateurs des brahmanes savants et des masses populaires méprisées comme les lingaïtes du sud de l'Inde, dont la secte a été fondée au xue siècle par Rasava, et qui tirent leur nom de leur coutume de porter toujours sur eux un petit phallus protecteur. Les deux aspects, l'un cruel et l'autre miséricordieux, du caractère de Çiva, se reflètent dans son épouse, qui est toujours adorée en même temps que lui. Elle porte plusieurs noms distincts : Pârvâtî et Durgâ
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(la peu accessible), qui montrent en elle la divinité des montagnes; elle est Devî, la déesse, Kâ.tî\& noire, Çakti, la force magique de Çiva. Kâli est une déesse farouche et cruelle, la déesse de la destruction et de la mort, et dans son culte apparaît au jour, comme nous le verrons, le côté le plus grossier de la superstition indienne; en tant que Çakti, elle est honorée dans des mystères magiques. D'autre part, elle est aussi la protectrice miséricordieuse du croyant, et, dans des formes récentes, une espèce de madone. Bien qu'elle soit la femme d'Içvara et qu'elle ait plusieurs enfants, elle est pourtant vierge et sans tache et son union avec le dieu est purement mystique. Elle veille d'un œil bienveillant sur la création tout entière, et elle est auprès de son époux l'interprète des prières de tous les hommes, lui demandant de les gouverner avec bonté, de les soutenir et de les sauver. Elle a donc deux séries de représentations plastiques distinctes : tantôt c'est une femme laide, farouche de traits et d'attitude; tantôt elle est attrayante, parée d'une couronne et de fleurs, seulement la couleur de son corps est verte. Les spéculations la considèrent tantôt comme le principe féminin de l'être, d'où dérivent toutes les déesses et toutes les femmes, tantôt comme la force mystérieuse grâce à laquelle Içvara domine sur la terre. Au culte de Çiva se rattache habituellement celui de son fils Ganeça. Comme Hanuman, Ganeça est une divinité à demi animale. On le représente avec une tête d'éléphant, généralement assis, le ventre gras, une chaîne de perles ou de têtes de morts autour du cou. Le « seigneur des troupes » est avant tout un dieu de la sagesse : l'éléphant est pour les Indiens l'animal sage par excellence. Aussi invoque-t-on toujours Ganeça au commencement d'une entreprise. De ce caractère se rapproche sa fonction de dieu de l'écriture et du savoir ; son nom se trouve souvent mentionné respectueusement au début des livres. Certaines sectes révèrent Ganeça comme le dieu suprême et il y a un Purâna qui lui est spécialement consacré. Vishnu et Çiva étant adorés simultanément et placés sur le même pied, leurs deux cultes ont été amenés à se confondre, et même leurs deux personnalités. Ainsi ils ont été adorés ensemble sous le nom de Hari-Ham (c'est-à-dire Vishnu-Çiva) et ce couple divin a fini par se transformer en une figure double, à laquelle fut affecté un culte spécial. On connaît davantage une autre combinaison dans laquelle Brahma entre avec eux pour former une trinité, la Trimûrti, où l'absolu se manifeste en tant que créateur dans Brahma, que principe de permanence dans Vishnu, de destruction et de rénovation dans Çiva. La Trimûrti n'a jamais été l'objet d'un dogme ni d'une véritable théorie; elle n'a jamais eu d'importance notable, religieuse ou philosophique. Ce n'est qu'une expression du syncrétisme indien, de la tendance à unifier et à égaliser les cultes, qui se présente à chaque instant dans l'histoire de l'Inde, surtout de l'hindouisme. La spéculation théologique des Hindous s'est proposé des problèmes tout différents ; la philosophie, qui dans la fondation des premières sectes avait joué un rôle si prépondérant, reste fort active à travers toute la série
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des sectes supérieures, produit des écoles et une multitude d'écrits des plus importants. Comme nous l'avons déjà indiqué, c'est le Vedânta qui domine dans les sectes de l'hindouisme. Mais le système reçut de bonne heure des modifications qui l'affaiblirent sensiblement. On voulait faire des dieux Çiva et Vishnu, toujours conçus comme des personnes, le principe de l'être, et les mettre à la place de l'atman. Le système de Çankara est une protestation contre cette altération. Par ses commentaires sur les Bûdarâyam Sûiras et sur plusieurs Upaniskads, le grand penseur, qui du reste appartenait lui-même au vishnouisme, réussit à rétablir la doctrine du Vedânta sous sa forme primitive et profonde, et à constituer un canon de la philosophie orthodoxe. Mais cette réforme ne triompha pas de la tendance des sectes à mettre malgré tout la philosophie d'accord avec la pensée populaire; quand, au xnn siècle, Râmânuja fonda sa secte, il donna du Vedânta une interprétation telle qu'il pût servir de base à la religion des Bhâgavatas, qu'il voulait réformer. Chez Râmânuja comme dans le Vedânta orthodoxe, la conception du monde est moniste. Il n'y a rien pour lui que l'être unique qui embrasse tout. Mais tandis que pour Çankara l'être est l'existence pure, sans propriétés définies, ne consistant que dans la pensée, pour Râmânuja l'existence et la pensée ne sont pas la substance même de l'être, mais ses attributs ; l'absolu ne consiste pas dans l'existence et la pensée, c'est un être qui existe et qui pense; bien loin qu'il n'ait pas d'attributs, il les possède tous, et avec une perfection telle qu'ils lui donnent la puissance absolue et la valeur absolue. Ainsi Brahma est conçu comme un être qui pénètre toute chose, tout-puissant, omniscient, étendant sur tout sa pitié. Il n'est donc pas non plus l'unité qui exclut toute distinction ; en lui subsiste tout le monde multiforme des choses réelles ; les âmes et les. matières forment son corps, mais non son essence; elles lui sont subordonnées comme le corps l'est à l'esprit, et, c'est un point important, elles subsistent en lui dans un état de relative indépendance. C'est là ce qui rend possible l'individualité des âmes, et leur indépendance va si loin qu'on dit souvent qu'elles ne subsistent pas en Brahma, mais qu'au contraire Brahma existe en elles comme leur principe constitutif; existant de toute éternité, elles ne se résoudront jamais complètement en lui. Mais comme originellement toutes choses ont procédé de Brahma, elles conservent nécessairement avec lui une double relation : d'abord elles ont existé dans le brahman à l'état de germes et sont nées de lui grâce à un acte de sa volonté, qui est la création; de plus, même après la création, elles continuent à subsister en lui en vertu de leur essence. — Tout ce qui vit est entraîné dans la transmigration (samsâra) dont l'âme ne peut se délivrer que par la connaissance de Brahma et non par les œuvres. Par la connaissance elle peut s'élever jusqu'au monde de Brahma, à la vie éternelle et bienheureuse, et participer aux facultés divines de Brahma, sauf à celle de produire le monde, de le gouverner et de le ramener à soi. — Nous voyons quelle large place
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est laissée dans ce système à la réalité des choses. Plus important encore est le rôle qu'y joue la personnalité. En effet, d'une part, Dieu est par son essence un principe personnel, d'autre part l'âme possède aussi une individualité réelle et permanente, et cette individualité lui permet de se délivrer de la métempsychose ; non que par ses propres forces elle reconnaisse qu'elle fait un avec Brahma et se résolve en lui, mais parce que grâce au secours miséricordieux de Brahma, elle apprend à connaître son essence et à la méditer, et s'élève ainsi à l'état suprême de liberté et de félicité éternelle dans le ciel de Brahma. L'indépendance que Râmânuja avait ainsi donnée aux choses réelles et à l'âme individuelle ne parut pas suffisante à tous les esprits. Le système restait toujours par son caractère fondamental un monisme, et les choses n'avaient d'existence qu'en tant qu'attributs de Dieu. Peu satisfait de cette conception, Anandatîrtha ou Mâdhva fonda un système dualiste qui introduit des distinctions tranchées entre : 1° Dieu et les âmes; 2° Dieu et les choses ; 3° les âmes et les choses ; 4° les diverses âmes ; b° les diverses choses. Dans ce système, comme on le voit, tout reflet de la pensée du Vedânta a disparu. Cependant ces idées nouvelles n'ont pas produit de formes religieuses nouvelles : la secte de Mâdhva conserve la religion des Bhâgavatas. Par contre, avec la secte Vallabha, nous avons une transformation complète de la religion. Avec la conception spiritualiste du monde se trouve abandonnée du même coup la conception spiritualiste de la vie ; les idées sur l'homme et sur Dieu, sur la vie et la félicité, qui sont dans la religion de Vishnu d'un caractère assez raffiné, se matérialisent grossièrement dans le culte de Krishna tel que le pratiquent les Vallabhas. Le ciel prend le nom de Goloka, la place aux vaches, peuplée par Krishna et les Gopis, en compagnie desquels les bienheureux continuent éternellement les aventures juvéniles du dieu. Les systèmes philosophiques des Çaivas se rattachent au Sânkhya comme ceux des Vaislmavas au Vedânta, mais plus qu'eux encore ils s'éloignent de la théorie dont ils partent, car ils prennent un caractère nettement théiste ou plutôt déiste. Le monde consiste en trois sortes d'êtres, Dieu, les âmes et les matières, et ces êtres sont distincts les uns des autres par leur essence même et pour l'éternité. Il est vrai que Dieu a créé le monde, mais c'est seulement à titre de cause efficiente, et non, comme l'enseigne le Vedânta, en qualité de cause matérielle, puisqu'il est essentiellement distinct de toute matière. Il crée le monde comme le potier crée le vase, c'est-à-dire sans être l'auteur de la matière, ou comme le miroir crée l'image, sans être modifié par cet acte dans sa nature interne. Ce dieu, c'est Çiva, qui est aussi la providence qui gouverne le monde. Ainsi, quoique la nature doive être considérée comme l'effet et Dieu comme la cause, la nature (prakrti) contient en elle-même sa cause matérielle, car elle est douée d'une force plastique (pradhâna) ; elle peut donc dans une certaine mesure se constituer par elle-même, mais c'est Çiva qui la régit, c'est-à-dire qui la maintient et la détruit suivant les cas, par
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l'intermédiaire de Çakti, cause instrumentale. A l'intérieur du monde, les âmes, dont il existe différentes sortes, sont emprisonnées dans la matière et, par là même, éloignées de Dieu. Le problème est de délivrer l'âme des entraves de la matière et de la ramener à Dieu, comme on délivre le bétail (paçu) de ses chaînes (pâças) pour qu'il retourne à son maître (pati). Le plus important des systèmes çivaïtes tire son nom du nom de Çiva considéré comme possesseur de bétail (paçu-pali). Le salut a lieu, suivant les systèmes, tantôt d'après une prédestination d'origine divine, tantôt grâce à la libre initiative de l'homme. La voie du salut est d'une part la méditation [yoga), d'autre part l'observation des prescriptions rituelles (vidhi). Le terme de la rédemption, suivant les principes de la doctrine, ne peut pas être l'identification avec la divinité : l'être sauvé ne devient pas Çiva lui-même, mais seulement l'égal de Çiva.
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L'attitude de l'homme à l'égard des dieux est aussi diverse dans l'hindouisme que les conceptions religieuses elles-mêmes ; les différents types de piété correspondent exactement aux trois modes de l'idée de dieu que l'on trouve réalisés dans cette religion : le panthéisme, le théisme et le fétichisme. La route supérieure du salut parait toujours être la méditation, mais en pratique la méditation se confond avec l'ascétisme; la où dominent les idées du Vedânta, l'union souhaitée avec l'être suprême s'obtient toujours au moyen du tapas. Nous verrons plus tard comment cette passion indienne exerce son influence sur les manifestations inférieures du culte. La principale forme des relations entre l'adorateur et le dieu (qu'innove à cet égard l'hindouisme), c'est la piété pratique (bhakli) dont nous avons déjà fait mention, et qui est faite pour ceux à qui leurs forces ne permettent pas de s'élever à la béatitude par la méditation et l'ascétisme. Les Indiens donnent de la bhakti beaucoup de définitions, mais toutes se ramènent à ceci, qu'elle est une forme de l'amour de Dieu ou de l'abandon à Dieu. « La bhakti est l'amour suprême voué à Dieu. » « La bhakti est un état d'âme où l'on se détourne de toute autre chose que Dieu, et dont la seule fin est ce qui plaît à l'être infiniment rempli de délices (Dieu). » Il est donc bien vrai d'une part que la bhakti « est un amour qui repose sur la connaissance du Dieu suprême », ou <c qui consiste exclusivement dans la contemplation incessante de Dieu »; mais, d'autre part, le simple abandon de soi suffit pour l'atteindre, et les mots par lesquels on la définit désignent surtout une relation immédiate avec Dieu : anurakti (état d'amour), sneha (amour sensible), etc. On compare aussi cet amour à l'obéissance du serviteur, à la confiance d'un enfant. Mais, dans cette relation réciproque, c'est le dieu qui a pris l'initiative. C'est lui, c'est par exemple Vishnu sous la forme de Râma ou de Krishna, qui va au-devant des hommes, qui les aide, leur accorde la bénédiction et le salut. De quelle façon l'homme répond-il à la grâce dont il est
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l'objet? C'est un point sur lequel les écoles se sont divisées; les disciples de Râmânuja même se sont séparés en deux : les uns pensent que l'homme saisit lui-même la grâce, comme le petit singe s'accroche à sa mère; les autres considèrent l'homme comme tout à fait passif et donnent pour image de sa situation les petits inertes de la chatte. Si immédiat que paraisse ce rapport avec Dieu, il comporte dans la pratique beaucoup d'intermédiaires. Les prêtres, tout d'abord, jouent un grand rôle, non en qualité de sacrificateurs, comme clans les Védas, mais en tant que maîtres ou docteurs (guru), directeurs de la vie religieuse. Le guru, en vertu de ses qualités propres, est l'intermédiaire entre l'homme et Dieu; bien plus, il est le représentant vivant de la divinité, qui s'est incarnée en lui et veut être vénérée en lui. Il aide celui qui se confie à lui à atteindre la béatitude, en accomplissant tous les devoirs religieux que le fidèle devrait remplir lui-même, « comme la mère prend un remède pour guérir le nourrisson ». Quoique en théorie l'intervention du guru ne doive avoir lieu que pour les mineurs de la religion, incapables également de jnâna, de karma et de bhakli, en fait, sa puissance s'est étendue bien au delà de ces limites, et le guru est devenu, pour les riches comme pour la masse du peuple, le directeur et le conseiller indispensable. A ceux qui sont au plus bas de la société, qui n'ont ni argent ni éducation, il suffit, pour participer à la vie religieuse, de la vénération purement extérieure d'un dieu ou d'un guru, de la simple assistance au culte. Ici encore nous remarquons, portée à un point où elle inquiète, l'élasticité de l'hindouisme. La manière de vivre des gurus varie beaucoup suivant les sectes. Les prêtres n'appartiennent pas nécessairement à une caste sacerdotale unique; cependant il se trouve des sectes exclusivement brahmaniques, ou fermées pour quelque autre raison. Le culte, dans les sectes importantes, se distingue du culte védique d'abord en ce qu'il se concentre autour des temples. Il y a dans l'Inde une multitude de temples hindouistes; les jaïnistes et les bouddhistes ont aussi les leurs. Ce sont souvent des bâtiments d'une étendue considérable, comprenant un grand nombre de cours, de salles et de chapelles, et bâtis avec beaucoup d'art et de magnificence. Un second caractère distinctif du culte hindouisto pratiqué dans les temples, c'est qu'il a pour centre non le sacrifice, mais l'adoration des images divines suivant des modes multiples, parmi lesquels le sacrifice conserve d'ailleurs une certaine importance. Chaque divinité possède en général, non seulement son image dans son temple ou sa petite pagode, mais encore un grand nombre de signes et de symboles. Ainsi une sorte d'ammonite, çàlagrâma, et la pfante tulasî sont attachées au culte de Vishnu; et au culte de Çiva le phallus (linga), qui est même à proprement parler la forme sensible sous laquelle Çiva est adoré. Quoique le même culte qu'au linga soit rendu au symbole féminin corrrespondant (yoni), aucune idée obscène ne s'attache à ces signes, qui ont d'ailleurs pris les formes conventionnelles du cône et du prisme. Aucun acte religieux de l'époque védique ne correspond au culte du linga, et on le considère généralement comme
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d'origine indigène. II est extrêmement répandu dans l'Inde; on trouve partout, et en particulier dans les endroits consacrés au culte, les pierres représentant le linga. Si un véritable fétichisme a pris ainsi racine au sein du culte rendu dans les temples, ce culte comprend aussi des éléments supérieurs, surtout le chant, qui a produit une abondante littérature d'hymnes. Les stotras ou cantiques de l'hindouisme, par leur caractère religieux, sont incomparablement au-dessus des hymnes védiques tant vantés. Parmi ceux que publie Wilson (I, pp. 270 et suiv.), nous en prendrons deux comme exemples. « Tu es le seigneur, sois loué; toute vie est en toi. Tu es mon père et ma mère, je suis ton enfant, tout bonheur vient de ta bonté. Personne ne te connaît de limite. Maître suprême entre les êtres suprêmes, tu gouvernes tout ce qui existe, et tout ce qui provient de toi obéit à ta volonté. Tu sais seul ce qui te touche et ce qui te plaît; Nânak, ton esclave s'immole à toi d'un cœur libre. » Voici le second : « Aime-le et confie-lui tout ton cœur ! Le monde n'est attaché à toi que par ton bonheur et tes biens. Personne n'écoute autrui. Tant que durera ta richesse, beaucoup viendront et s'assiéront près de toi ; si le malheur arrive, ils s'enfuieront et il n'en restera pas un à tes côtés. La femme qui t'aime et s'appuie toujours sur ton sein, si l'âme qui t'anime te quitte, s'écartera épouvantée de ton cadavre. Tel est le cours du monde, c'est à tout cela que nous sommes exposés. Aussi, ô Nânak, à ta dernière heure ne te fie que dans Hari! » L'opposition entre la voie du monde et celle du salut est le thème que reprennent perpétuellement les stotras et les méditations pieuses. Mais le propre du culte des temples, c'est l'infinie variété des cérémonies dont s'entourent les actes sacrés. Elles ont souvent, et surtout dans le culte de Çiva, un caractère tout à fait primitif; un texte classique de la théologie çivaïte nous apprend que les rites ne consistent pas seulement en bains, sacrifices, récitations et processions solennelles, mais aussi en rires, en chants et en danses, et même en ronflements, tremblements, vertiges, en gestes d'amour et de folie, en balbutiements insensés, en un mot dans toutes les manifestations possibles d'une extase maladive. Burgess nous dépeint une scène de ce culte dans sa relation sur le temple de l'île Râmesvaram, où le culte du dieu Ammon tient la place principale {Indian Antiquary, 1883). De grand matin, aux premières lueurs du jour, le tambour et la trompette retentissent devant la pagode d'Hanuman. Des musiciens, des danseuses et des serviteurs, qui ont déjà pris le bain rituel, viennent ouvrir les portes du temple, allument les lampes, préparent aux serviteurs du temple leur nourriture, etc. Puis le prêtre, escorté d'une longue suite, se rend à la chapelle principale, où le dieu est couché dans un lit; il lui allume la lampe à camphre et lui offre des fruits et des noix de bétel, en l'éveillant avec les égards de l'étiquette. Après le réveil, on place l'image dorée sur un palanquin que l'on porte solennellement à travers la salle; procession en musique, danses, flambeaux et parasols d'argent. Ensuite les serviteurs du temple se mettent à purifier, en les
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arrosant d'eau à maintes reprises, le sol et les vases sacrés; on purifie également une noix de coco, et des feuilles de mango sur lesquelles on place le linga pour le saluer, le laver avec soin et l'enduire de pâte de santal. Enfin on prépare le repas, qui comprend du riz, du pain et du curry, et on le présente au dieu après d'humbles salutations; en mémo temps on allume les lampes et toutes les lumières, et on les balance régulièrement. La cérémonie se poursuit toute la journée; ce sont sans cesse de nouvelles processions, avec éléphants et bayadères, dans les allées du temple, sans cesse des salutations aux dieux et des hommages aux lingas, des sacrifices de fleurs, de fruits et de riz, des hymnes, des effigies divines que l'on porte, jusqu'à ce qu'enfin l'on donne à Ammon son repas du soir et qu'on le reconduise à sa couche au milieu des lumières, de la musique et des danses. Vers minuit seulement toutes les cérémonies sont terminées, et le temple se referme. Les pratiques religieuses des Hindous ne se limitent d'ailleurs pas au temple, ni à l'adoration des dieux supérieurs. A la campagne, ne pouvant participer au culte des temples, on se contente de tous les objets de culte imaginables et l'on trouve partout des lieux sacrés. « Il n'est pas de village si petit, de lieu si solitaire, qu'on n'y trouve quelque symbole sacré. Au sommet des collines, dans les bocages, presque sous chaque rocher et sous tout arbre un peu respectable, on peut voir de petites chapelles, des images mal dégrossies, de simples tas de pierres ou de bois avec des traits de couleur rouge qui indiquent que quelque divinité y réside. » Le figuier, la plante tulasî et plusieurs autres sont considérés comme sacrées. Le culte des serpents se rencontre fréquemment, surtout chez les adorateurs de Çiva. Les singes, auxiliaires de Râma, sont en beaucoup d'endroits des animaux tout à fait sacrés, que l'on évite soigneusement de tuer ou de chasser, au grand dommage des cultivateurs et des jardiniers, La vache est toujours sacrée, comme dans le Véda et dans l'Avesta, et l'on trouve partout à acheter de petites effigies de la vache bienfaitrice, source de bénédictions. Le culte de l'eau occupe une place particulièrement importante. On rencontre partout des lacs ou des fleuves sacrés ; il faut même dire que les rives de tous les cours d'eau sont des terrains sacrés. Le Gange surtout, comme on le sait, est un fleuve saint : « Il n'est pas de faute si laide, d'âme si noire, que l'eau du Gange ne lui rende la pureté ». L'usage subsistait encore au xvine siècle de sacrifier tous les ans à cette divinité un enfant premier-né. C'est surtout vers le Gange que sont dirigés les pèlerinages qui ont joué dans l'Inde un si grand rôle. Voyager le long du Gange depuis ses sources jusqu'à son embouchure, puis en sens inverse sur l'autre rive, est un des actes les plus saints qu'un Hindou puisse imaginer; le voyage dure six ans. C'est sur ce fleuve qu'est située Bénarès, actuellement la ville brahmanique par excellence, la Jérusalem de l'Inde. Voir Bénarès est le grand désir de tout Hindou pieux. Les pèlerins y viennent en troupes immenses s'y baigner dans les ondes sacrées et errer à travers ses milliers de temples
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et de pagodes. Il y a d'ailleurs dans l'Inde d'autres villes qui ont une grande réputation de sainteté, comme Allahabad et Gayâ. Les fêtes sont nombreuses, la plupart à des dates astronomiques : ainsi la fête de la Holî, lors de la première pleine lune de printemps, etc. D'autres ont pour objet les dieux et commémorent des événements mythiques ; l'anniversaire de la naissance de Krishna est la fête principale des Indiens ; on fête ceux de Ganeça, de Ràmacandra, de Çiva. La plupart de ces fêtes ont un caractère joyeux et populaire; on couronne le bétail de fleurs, on le promène à travers les rues ; on représente dramatiquement quelque événement mythologique, comme l'enlèvement de Sitâ. La fête des lampes, en l'honneur de Lakshmî, se célèbre avec luxe et prodigalité ; mais l'époque la plus joyeuse, le carnaval des Indiens, c'est la fête lunaire de Hôlî; les enfants dansent dans les rues, on se lance des poudres rouges et jaunes, des feux de joie flambent; partout on joue et l'on se réjouit en l'honneur delà joyeuse jeunesse de Krishna. Naturellement les fêtes peuvent avoir aussi un aspect grave. La fête de Çiva en particulier, en février, se célèbre avec des jeûnes et des veilles austères. Cet aspect des fêtes indiennes est plus caractéristique dans la fête ascétique du Bengale, le Charatch Pûjâ, et ses mortifications insensées. Dans la plupart des sectes il existe une séparation tranchée entre le clergé et les laïques ; la vie religieuse est incompatible avec la vie civile. La manière de vivre des Ramânujas peut être décrite à titre d'exemple. Ils collaborent au culte du temple, ils ornent leurs demeures d'effigies et de symboles de Vishnu et les vénèrent assidûment. Au reste, ils ne se distinguent par aucune autre particularité : ils portent sur le front, comme les membres des autres sectes, des traits sacrés, dans leur cas deux barres blanches verticales, reliées par une barre rouge au-dessus des sourcils ; de plus les armes de Vishnu sont tatouées sur leurs bras. Ils ont une formule de salut particulière : <( dûso' smi », je suis ton esclave. Ils sont assujettis à l'usage bizarre de ne pouvoir manger habillés de coton, mais seulement de laine ou de soie; nul étranger ne peut assister à leur repas ni même à la préparation de leur nourriture. Les devoirs moraux des laïques, dans les sectes supérieures, sont ordinairement ceux-là mêmes que prescrit la morale laïque des écoles brahmanistes, jaïnistes et bouddhistes. Ainsi chez les Charan Dâsis, adorateurs de Vishnu, qui attachent à la morale beaucoup d'importance et sont convaincus que toute action porte une rémunération ou une punition précise, les règles sont : ne pas mentir, ne pas calomnier, ne pas injurier, ne pas traiter autrui durement, ne pas parler en vain, ne pas voler, ne pas commettre d'adultère, ne pas employer la violence, ne rien penser de méchant, ne nourrir ni illusion ni orgueil. La morale des Kabîr Panthîs s'exprime en une formule plus courte; la vie est un présent de Dieu et ne doit devenir pour personne une maladie; aussi l'amour des hommes est-il la vertu suprême, et l'acte de verser le sang, la plus grande des fautes. Une autre règle fondamentale est d'être véridique, car tout le mal qui est dans le monde provient de l'erreur et de la fausseté. Il est toujours désirable de
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fuir le monde avec son appétit de jouissance et ses passions, quand on veut conserver la pureté de son âme et obtenir l'union avec Dieu. Le dernier des devoirs fondamentaux de l'homme pieux est d'honorer les gurus en pensée, en parole et en acte et d'être persuadé de leur sagesse absolue. La secte des Kabîr Panthîs se contente de recommander le renoncement sans l'imposer. D'autres sectes l'exercent dans la plus large mesure. Même parmi les adorateurs de Vishnu, il en est un assez grand nombre qui se sont absolument détachés de la vie civile et dont tous les membres se consacrent à l'ascétisme. Ainsi les Vairâgis, « ceux qui sont sans passions », mènent une vie errante ascétique et fuyant le monde. De même les Sannyâsins, qui se rattachent aux Râmânujas, pratiquent l'ascétisme. Ces derniers conservent encore le caractère brahmanique des premières sectes hindouistes : il faut qu'ils aient parcouru les premiers degrés de la voie des brahmanes avant d'entrer dans la vie mendiante. Les Nâgas vont plus loin : ils ont supprimé tout vêtement et mènent une vie d'anachorètes sauvages. La population les craint avec raison, car ils portent des armes, et leur mendicité prend souvent un caractère de brigandage. Il existe des Sannyâsins et des Nâgas aussi bien parmi les Vaishnavas que parmi les Çaivas. Cependant chez les Çaivas la vie religieuse des sectes est d'ordinaire bien moins raffinée. Déjà les Dandins, qu'il faut considérer comme les plus relevés des Çaivas, sont pourtant des ascètes vagabonds, qui errent la tête rase, munis de leur bâton, d'où ils tirent leur nom, et de leur sébile. C'est surtout parmi les Çaivas qu'on trouve les yogins professionnels, qui passent leur vie dans les pratiques expiatoires les plus extravagantes, pour vaincre entièrement la matière. Ils exercent des arts mystérieux de toute espèce; ils se livrent à la divination, font des cures magiques, dansent et chantent, ils montrent des boucs et des singes savants, un peu comme les bohémiens dans nos pays. Le degré le plus bas de la vie religieuse est représenté par les mystères des Çâktas, adorateurs de l'épouse de Çiva. En tant qu'elle est le principe féminin, la personnification de la nature (prakrti), la force mystique au moyen de laquelle Çiva gouverne toute chose, Devî ou Çakti a déjà fourni aux Purânas la matière de spéculations interminables. Mais là où les Purânas s'arrêtent, les Tantras reprennent. Dans ces textes où s'exprime la pensée populaire, la puissance mystique de Çakti devient un être mystérieux, redoutable et sensible, dans lequel on adore à la fois la force qui produit les choses et celle qui les détruit. La religion des Çâktas se divise en un culte officiel, qui ne se distingue pas essentiellement du culte de Çiva, et en un culte secret, culte « de la main gauche », dans lequel ont subsisté secrètement jusqu'à nos jours, l'extravagance et l'horreur des cultes primitifs. On adore, dit-on, en des fêtes nocturnes le principe féminin représenté par une femme nue ; on lui offre du vin et de la viande et on en partage entre les assistants ; on récite alors des vers obscènes et la fête doit finir en débauches sauvages. Ces cérémonies se célèbrent dans un secret absolu ; et, à en croire Wilson, l'interdiction de les
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révéler n'est pas superflue, car pour maint Vaishnava ou Çaiva considéré, c'en serait fait de sa renommée, si ce côté occulte de sa vie religieuse venait à la connaissance du monde. Le côté le plus sombre du culte de Devî, c'est que cette adoration de la puissance destructive de Kâlî comprenait sans aucun doute des sacrifices humains. Même, selon Crooke (/. c, p. 296), on est fondé à croire que cet usage est encore fréquemment pratiqué dans les repaires les plus secrets du culte de Kâlî ; dans le Nâgpûr, en tout cas, il doit exister des chapelles où ont eu lieu des sacrifices humains pendant la dernière génération. Les efforts du gouvernement anglais pour endiguer le culte de Kâlî ne paraissent pas avoir encore complètement abouti jusqu'à présent.
§ 91. — L'influence de l'islam1. Les Arabes se montrèrent dans le Sindh dès le vme siècle, mais, chassés par les Râjputs, ils n'y purent établir une domination durable. C'est seulement vers l'an 1000 après Jésus-Christ que l'islamisme prit fermement racine dans le nord de l'Inde, d'où il s'étendit lentement dans la direction du sud ; il n'arriva à dominer réellement dans le Dekhan qu'au xvie siècle, et pour un certain temps seulement. On sait que, dans cet intervalle de six siècles, des dynasties turques et afghanes se substituèrent à la domination des Arabes. La dynastie des Mongols, qui fondèrent au xvic siècle l'empire dont Delhi fut le centre, et qui étendirent leur puissance sur tout le nord de l'Inde, adhérait à la doctrine du prophète. L'introduction de l'islamisme dans l'Inde menaçait sérieusement l'hindouisme : avec son ferme monothéisme, ses principes simples, son zèle religieux et son organisation puissante, appuyée sur la force militaire, le mahométisme était pour les Hindous à religiosité molle et sans énergie un adversaire très dangereux, auquel leur philosophie et leurs mythes, leurs superstitions et leur vie religieuse inorganique ne préparaient guère de résistance. L'étonnante plasticité des sectes leur servit. A peine avait-on saisi la nature de la religion musulmane que l'on fit des efforts pour s'en approprier les avantages ; et cela produisit des mouvements religieux où l'islamisme et l'hindouisme se mélangeaient. D'une part, les Kabir Panlhîs unirent les idées théologiques et la tournure d'esprit de l'Islam à un mode de vie et à des pratiques purement hindouistes ; d'autre part, la fédération des Sikhs réussit à constituer, avec des idées indiennes, et en vue d'intérêts politiques indiens, une communauté à la mode musulmane, religieuse
1. BiBLioGiiApuiE. — Le livre sacré des SiUhs a été traduit en anglais avec des « essais introductifs » par E. Trumpp, sous le titre : The Adi Granth or the holy scriplures of the Sikhs, 1877. Le même auteur a donné la meilleure exposition que l'on ait de l'histoire de cette religion : Die Religion der Sikhs, 1881. — Sur l'histoire religieuse Je l'empire des Mogols, voir : F.-A. von Noer, Kaiser Akbar. Ein Versuch ùber die Geschichte Indiens im 16 Jahrhundert, 2 vol., 1881 ; 1). Shea A. Troyer, The Dabistdn or School of manners, 3 vol., 1843; traduit du persan. — Consulter aussi Lyall, Asiatic Studies, chap. ix.
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et guerrière, longtemps bien gouvernée et organisée. De leur côté, les Mahométans cherchèrent à se rapprocher de l'hindouisme. Les efforts du Grand Mogol Akbar pour rassembler en une religion universelle unique toutes les religions de lui connues, sont un des faits les plus intéressants, mais l'une des tentatives les plus stériles que connaisse l'histoire des religions. En tout cas, la largeur d'idées de cet empereur prouve à quel point la cour de Delhi était éloignée du fanatisme arabe. La première de ces grandes tentatives d'union, celle des Kabîr Panthîs, laisse apparaître encore dans sa doctrine les liens les plus étroits avec l'hindouisme primitif. Kabîr vivait au commencement du xv° siècle; ses opinions se rattachent directement à la doctrine de Ràmânanda (voir plus haut, § 87). « Il rejette les Çàstras et les Purânas, il fustige l'arrogance et l'hypocrisie des brahmanes, il repousse toute distinction haineuse de caste et de religion. Tous ceux qui aiment Dieu et font le bien sont frères, qu'ils soient hindous ou musulmans. L'idolâtrie et tout ce qui en approche est sévèrement condamné ; le temple ne doit être qu'une maison de prière. Il ne tolère chez ses disciples ni les pratiques trop démonstratives, ni les singularités dans le costume, ni aucune de ces marques extérieures qui sont les signes distinctifs des sectes hindoues et ne servent qu'à diviser les hommes. Il recommande le renoncement et la vie contemplative ; mais il exige pardessus tout la pureté morale, sans l'attacher à un genre de vie particulier. Toute l'autorité en matière de foi appartient au guru; cependant l'obéissance à ses commandements ne doit pas être aveugle ; et les droits de la conscience du fidèle sont expressément réservés. » (Barlh). On s'explique facilement que le fondateur d'une telle doctrine soit tantôt mis au nombre des hindouistes, tantôt rangé parmi les musulmans; les fidèles de ces deux religions s'efforcent de le tirer à eux. La tradition, avec assez de vraisemblance, veut qu'il soit né musulman et ne se soit rallié aux Vaishnavas qu'à l'époque de sa maturité. Mais Kabîr n'a pas seulement fondé une secte particulière, il a donné une impulsion énergique aux efforts de rénovation religieuse dans l'Inde; la religion des Sikhs elle-même est née en partie de son influence. Nânak, le fondateur de cette secte, naquit en 1469. Il enseigne que Dieu est un et qu'on l'adore en menant une vie pure; sans attaquer directement l'institution des castes, il prononça qu'elle n'était pas essentielle. Les Sikhs doivent leur importance non à leur doctrine, mais à leur rôle historique. Leur théologie, telle que l'explique leur livre sacré {Adi-Granth), renferme les idées les plus incompatibles, avec prédominance de conceptions indiennes. Le but à atteindre n'est pas le paradis, c'est d'être délivré de la métempsycose, soustrait à l'existence individuelle. L'homme qui agit sous l'impulsion d'un des trois gunas (ceux que distinguent le Sânkhya et les autres systèmes indiens), c'est-à-dire de la passion, ou de l'ignorance, est soumis à de nouvelles renaissances; la métempsycose s'arrête par le passage complet à la divinité. Ce but final porte le nom de nirban (= nirvâna). Cette manière de voir, dans le bouddhisme et en dehors du bouddhisme, a eu pour conséquence la vie monastique; mais les Sikhs rejettent cette conséquence, ils ne veulent pas
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entendre parler d'ascétisme; l'esprit fixé sur leur but, ils veulent participer aux affaires humaines et vivre dans le monde, non en dehors du monde. Leur idée de Dieu est tout aussi mal déterminée. L'être suprême, qu'ils désignent sous le nom de Hari Govind ou sous d'autres appellations, est représenté tantôt comme l'être absolu, avec des expressions et des comparaisons panthéistes, tantôt comme une personnalité consciente. Les Sikhs professent un haut respect pour leurs maîtres et leurs chefs, comme beaucoup de groupes religieux ; mais dans aucun de ces groupes peut-être le guru ne possède, en principe et en fait, une autorité plus grande et n'est obéi d'une façon plus parfaite que Nânak et ses successeurs chez leurs fidèles. Les successeurs de Nânak ne sont pas seulement ses incarnalions : ils sont divinisés au sens strict; leur parole suffit pour réaliser l'union du croyant avec Hari. Les premiers gurus des Sikhs furent des hommes assez peu remarquables, qui surent bien rassembler des disciples, mais n'assurèrent pas à la communauté une position solide. Le quatrième donna à la secte un centre en élevant le temple dont les coupoles d'or se reflètent encore de nos jours dans l'étang sacré d'Amrtsar. Le cinquième guru, Arjun (1581-1616), était un homme cultivé : il rassembla les textes de YAdi-Granth et y ajouta lui-même de nombreux poèmes. C'est seulement sous sa direction que les Sikhs prirent leur importance politique et entrèrent en conflit avec la puissance musulmane. La tradition-accuse le Grand Mogol de la mort d'Arjun. Sous le fils d'Arjuu, les Sikhs prirent les armes, et à partir de cette époque ils firent une guerre acharnée aux mahométans, déployant dans cette lutte qui dura plus d'un siècle un fanatisme et un exclusivisme tout à fait étrangers aux autres sectes indiennes. La crise suprême eut lieu sous le dixième guru, Govind Singk, contemporain de l'empereur Aurangzeb. Govind Singh ajouta au livre sacré une collection de chants guerriers destinés à enflammer le courage des Sikhs. Ce recueil, « le Granth du dixième roi », n'est pas resté au nombre des textes sacrés. Govind Singh donna à ses sujets une organisation politique et militaire plus solide. Quand il mourut, en 1708, il ne s'était pas désigné de successeur, de sorte qu'avec lui s'arrête la série des gurus. Il est le véritable fondateur de la nationalité des Sikhs. Il les relia en une communauté (khâlâs) dont les membres sont unis par une simple cérémonie d'initiation (pahui) qu'ils doivent tous accomplir; ainsi se trouve réalisée la rupture des Sikhs tant avec les mahométans qu'avec les hindous. Quand, au siècle dernier, l'empire des Mogols s'écroula, les Sikhs furent les héritiers de leur puissance dans le Pendjab, comme les Mahrattes dans le Dekkan. Ils se seraient ensuite usés, dans des divisions intérieures, s'il n'avait surgi un homme énergique pour rétablir chez eux l'unité. Cet homme est Ranjit Singh (1780-1839) ; il fonda autour de Lahore un empire qui donna beaucoup de mal aux Anglais et ne se soumit qu'en 1849 et après deux guerres. Aujourd'hui encore la religion des Sikhs compte dans le Pendjâb environ deux millions de fidèles. De ce qui précède il ne faut pas conclure que l'empire du Grand Mogol ait été un rempart de l'orthodoxie mahométanc. A priori déjà la suppo-
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sition est invraisemblable. La maison impériale était d'origine mongole et en général les conquérants mongols du moyen âge se sont distingués par une grande largeur en matière de religion. Ils accueillaient favorablement les confessions les plus différentes. « Dieu dans le ciel et le khan sur la terre », telle était leur maxime. Aussi, quoique les Grands Mogols de Delhi se soient faits musulmans, on ne peut leur supposer un grand zèle pour leur nouvelle religion. Leurs sujets appartenaient encore pour la plupart à l'hindouisme. C'est sur ce terrain que s'est exercée l'activité religieuse du grand Akbar. Akbar s'était profondément instruit dans plusieurs religions. Elevé dans l'islamisme, il s'entoura de lettrés et de poètes hindous et choisit parmi ses sujets indiens la plupart de ses ministres. La communauté des Parsis l'avait aussi vivement attiré; et il s'était donné beaucoup de peine pour trouver un prêtre qui lui enseignât la doctrine du mazdéisme. Enfin il accorda une attention particulière au christianisme, et des missionnaires portugais obtinrent à sa cour une grande considération. D'autre part Akbar pensait que l'on peut et que l'on doit adorer Dieu de toutes sortes de manières, et il observait les rites des diverses religions. En même temps il projetait de rassembler en une nouvelle religion la somme des vérités qu'il avait trouvées dans toutes. Secondé par son ministre Abu'l Fazl, il fonda la « religion divine » [Din Ilâhï], dont les principaux dogmes étaient l'unité de Dieu, l'évolution de la vie divine dans le monde, et la transmigration des âmes. Le culte s'adressait avant tout au soleil et c'est l'empereur qui s'en acquittait. Akbar avait à la tête de la religion une position toute particulière : la doctrine s'exprimait dans la formule : « Il n'y a pas d'autre dieu qu'Allah, et Akbar est son calife. » La nouvelle religion survécut à peine à son fondateur; mais nous y trouvons les traits de beaucoup des formes religieuses modernes de l'Inde : la conception unitaire de Dieu n'excluant pas le panthéisme, l'autorité du maître ou du fondateur, la rigidité morale. Pour Akbar c'était précisément un point capital : s'abstenir du mal était pour lui la substance de toute religion. Il est tout à fait à son honneur d'avoir combattu les mariages entre enfants et la coutume de brûler les veuves, ces deux grandes taches de la civilisation indienne. Nous trouvons un intéressant témoignage de l'esprit éclectique et syncrétique qui régnait alors dans le livre d'un grand voyageur, Mohsan Fani, qui vivait au xvne siècle et qui, dans le Dablslan, a rendu compte avec détail des diverses religions qu'il avait observées. Il en distingue douze, dont cinq principales, qui sont celle des Parsis, celle des Hindous, le Judaïsme, le Christianisme et l'Islam. Ces impressions d'un contemporain éclairé sur l'état où se trouvaient les religions de l'Inde au xvu° siècle sont pour nous d'un grand prix. Il s'en faut de beaucoup que nous ayons nommé toutes les tentatives de réforme religieuse. Un grand nombre d'autres maîtres fondèrent des écoles, des sectes ou des religions (ces trois notions sont voisines et mal délimitées) ; mais beaucoup ne durèrent qu'un âge d'homme, pour se résoudre aussitôt en des formes nouvelles.
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§ 92.
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Le présent '.
Au xix° siècle, l'Inde a produit encore une série de grands docteurs et des fondateurs de religions, prouvant la vitalité de l'hindouisme. La liste commence par Ràmmohun Roy (1774-1833), fondateur du Brahma-Samâj. Il lutta énergiquement contre l'idolâtrie et s'attacha au dogme de l'unité de Dieu, qu'il trouvait révélé clans les Védas bien avant que la Bible et le Coran l'eussent enseigné. Il avait déjà commencé à établir des relations amicales entre l'Inde et la civilisation européenne, quand il mourut au cours d'un voyage en Angleterre. Son successeur, Debendranâth Tagore, fit le pas décisif : il rompit avec l'autorité des Védas. Plus encore que ne l'avait fait son prédécesseur, il prêcha dans son Brahma-Dharma l'unité et la spiritualité de Dieu, le créateur de l'univers, que l'on doit servirexclusivement. Après lui vient Keshub-Chunder-Sen (1838-1884), homme ardent et éloquent, de large horizon, mais qui, conscient de ces dons, se laisser entraîner à assumer une tâche au-dessus de ses forces morales. Il entreprit de tirer de la réforme religieuse ses conséquences sociales ; il combattit d'une façon absolue la distinction des castes. Il en résulta dès 1866 une rupture dans la nouvelle secte, parce que Debendranâth Tagore reculait devant ces déductions radicales. Debendranâth resta le chef de la communauté, qui prit alors le nom de Adi (ancien) Brahma-Samâj', tandis que les novateurs, avec Keshub pour chef, se constituaient sous le nom de BrahmaSamâj de l'Inde. Dans ce cercle de fidèles Keshub poursuivit la mise en pratique de ses idées sociales : il lutta contre les mariages d'enfants et le rituel païen de l'hindouisme, mais il fléchit quand il s'agit d'assurer à sa religion une plus large extension par le mariage de sa fille avec un mahârâjah. Il s'est efforcé d'autre part de faire prendre forme à beaucoup d'idées dont certaines sont très élevées. Son esprit, ouvert également à la pensée chrétienne et à celle de l'Inde, cherchait à les réunir clans une unité supérieure. Plus qu'aucun de ses compatriotes, il tournait ses regards vers l'Europe. Dans un voyage qu'il y fit, il fut un peu trop fêté dans les hautes sphères de la société cultivée ; il resta même depuis ce moment en correspondance avec Max Mûller 2. Peu à peu l'idée mûrit en lui de donner une application pratique au principe de la science générale des religions comme on la comprenait en Europe, et de fonder une religion qui recueillerait les fragments de vérité contenus dans toutes les autres. Il plaçait le Christ au premier rang parmi les prophètes et quand, dans une brillante conférence, il eut représenté Jésus-Christ comme le plus grand des prédicateurs de la vérité, même pour l'Inde, beaucoup
1. BIBLIOGRAPHIE. —La plupart des descriptions de voyages, esquisses, etc., sont sans valeur. Cependant il y a lieu de recommander R.-N. Cust, Pictures of indian life, 1881 ; Darmesteter, Lettres sur l'Inde, 1888. — On trouvera une étude d'ensemble dans W.-W. Hunter, The indian empire, 1882, et Goblet d'Alviella, L'évolution religieuse contemporaine chez les Anglais, les Américains et les Hindous, 1884. 2. Max Miiller, Bibliographical Essays, 1884.
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de gens crurent qu'il voulait passer au christianisme. Ce n'était pas son intention : il cherchait seulement à supprimer l'antagonisme de l'Europe et de l'Asie, du chrétien et de l'Hindou, en créant une nouvelle religion cosmopolite, unitaire et mystique. Dans cette religion sa propre personne en qualité de chef inspiré de Dieu, prit une place grandissante. Max Millier le mit en garde contre sa théorie de l'Adeça, c'est-à-dire de la direction providentielle immanente, de la voix de la conscience considérée comme autorité en matière de religion. Enfin, en 1880, Keshub proclama la « nouvelle organisation » (Nava Bidhan, en anglais : ike new dispensalion). Il pensait y avoir réalisé l'harmonie des religions; en fait il y exprimait les idées d'une religion spirituelle par de multiples symboles empruntés à l'hindouisme. L'intérêt de tout le mouvement du BrahmaSamâj est plutôt dans la valeur des personnes et des principes que dans sa propagande, car il ne compte de partisans que parmi les lettrés des villes, et n'a pas exercé d'influence durable sur le peuple. Il s'est produit un mouvement en sens inverse, celui de l'Arya-Samâj, que dirigea le savant et respectable Dynananda Sarasvati (1827-1883). Ce maître était partisan de l'autorité des Védas jusqu'à prétendre que les auteurs des chants védiques avaient connu toute la vérité, y compris la science moderne.
�CHAPITRE XI
LES PERSES
Par le Dr
EDV. LEHMANN
1
(de Copenhague).
03. Le peuple médo-perse. — 94. Origine de la religion. ■— 95. Littérature religieuse. — 96. La mort et l'au-delà. Eschatologie. — 97. La religion sous les Sassanides et sous la domination musulmane. — 98. Le culte. —.99. Purifications. Civilisation et mœurs. — 100. Le royaume du mal. — 101. La religion iranienne. Zoroastre. — 102. Les Dieux.
§ 93. — Le peuple médo-perse.
Le début de l'histoire des Perses est aussi différent que possible du début de l'histoire de l'Inde. On voit les Aryens de l'Inde émerger peu à peu d'un passé infiniment lointain. Ils sont à peine sortis de la vie nomade que leur première religion est déjà pleinement développée, consignée même dans toute une série d'œuvres savantes. Leurs guerres sont
1. BIBLIOGRAPHIE. — M. Duncker, Fr. Lenormant, Ed. Meyer, etc., ont traité des Perses dans leurs histoires générales; F. Justi, dans Oncken; Flathe, dans Ersch etGruber; G. Rawlinson, dans The five great oriental monarchies (l'empire perse est la cinquième; l'auteur a plus tard ajouté aux premières une sixième monarchie et une septième, celles des Arsacides et des Sassanides). — Th. NôTdeke, clans ses Aufsàtze zur persischen Geschichte, 1887 (médiocre traduction française, à Paris, chez Leroux, 1896), traite des Acliéménides et des Sassanides; — A. von Gutschmid a donné une Geschichte Iran's und seiner Nachbarlander von Alexander dem Grossen bis zumUntergang der Arsaciden, 18SS; ces deux ouvrages sont des rééditions d'articles parus dans V Encyclopzdia Britannica. Les ouvrages de Spiegel ont fondé l'archéologie de la Perse. Voir surtout Eranische Alterthumslçunde,3 vol., 1871-1878. Après lui, Geiger, clans son Ostiranische Cultur im Alterthum, 1882 (traduit en anglais par D.-D.-P. Sanjana, Londres, 1883, premier volume seul paru), s'est occupé surtout des questions domestiques et sociales. Sur la littérature sacrée et la religion on a : M. Ilaug, Essays on Ihesacrcd languaqe, writings and religion of the l'arsees, 3" éd., 1884, éd. E.-W. West, et: Die filnf Gdthds oder Hammlungen von Liedern und Sprùchen Zarathuslra's, seiner Jûngcr und Xachfolger, 2 Abth., I80S-IS6O ; F. Windischmann, Zoroaslrische Studien, 1863. Les traductions 'le Spiegel, en allemand. 3 vol., 1S52-1S63 (commentaire, 2 vol., 1865-1869); de C. de Harlez, en français, 2° éd., 1881 ; de J. Darmesteter et de L.-H. Mills, en anglais, S. B. E., IV, XXIII, XXXI, et enfin celle de J. Darmesteter, en français, dans les Annales du
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des luttes de tribus ou de races ; leur politique est particulariste ; à aucun moment, ils n'apparaissent dans l'histoire du monde comme une nation Les grands événements qui ont passé sur l'Inde n'ont guère altéré sa vie intime, et nous retrouvons, chez ses peuples immuables, après de longs siècles, le même état politique, les mêmes mœurs, la même conception de la vie. L'histoire agitée du peuple perse contraste violemment avec ce cours paresseux de la vie indienne. En effet, il surgit soudain en pleine lumière, au sortir d'une préhistoire obscure. Une admirable valeur militaire, utilisée par des chefs qui sont de brillants politiques, établit sa suprématie sur tous les vieux royaumes de l'Asie occidentale ; il fonde, en quelques générations, un empire universel qui s'étend du Tourân à L'Abyssinie de l'Indus à la mer Egée. Grâce à un sage esprit de tolérance et à d'excellentes mesures civilisatrices bien plutôt qu'à la puissance de ses despotes, cet immense Etat acquiert une forte organisation ; une civilisation florissante pousse sur cette terre nouvelle, jusqu'au moment où cette entreprise démesurée périt par son énormité même. Le royaume des Parthes, qui s'élève sur ses ruines, possède, il est vrai, l'antique puissance militaire des Perses, mais il n'a pas hérité de leur supériorité politique; il est incapable, par là-même, de durée. Néanmoins il a fallu des siècles de guerres sauvages pour abattre définitivement l'indépendance du peuple persan, et c'est seulement après sa conversion à l'islamisme que l'on voit sa langue et sa religion disparaître peu à peu, ou mieux se transformer. Le caractère des Perses, que cet exposé de leur destinée permet déjà d'entrevoir, ne ressort pas seulement de leurs propres monuments, mais aussi des descriptions admiratives des anciens. Les Perses portaient, dans un corps vigoureux et résistant, une volonté énergique, trempée par le climat rigoureux, et par les dangers inséparables de la vie nomade dans la montagne et le steppe; ils y ont gagné le courage et le sérieux, mais leur imagination s'y est assombrie; tout ce qu'il y a d'inquiétant et de sombre dans la vie les jette dans une angoisse qui apparaît partout dans leurs mœurs et leur religion, et qui eût été fatale à leur développement intellectuel si elle n'avait excité en eux un effort égal vers la lumière, la force, la victoire sur l'élément mauvais.
Musée Guimet, 3 vol., sont pourvues d'introductions savantes, qui sont d'importantes contributions à l'histoire de la religion. Celle de J. Darmesteter est surtout précieuse. Il faut citer encore ici : Haurvatât et Ameretât, 1875, et Ormuzd et Ahriman, 1877, par J. Darmesteter; Geschiedenis van den Godsdienst, II, de C. P. Tiele. (trad. ail.), qui contient un exposé précis du mazdéisme. En danois : E. Lehmann, Zarathuslra (Copenhague, 1890-92). 11 faut mentionner à part l'ouvrage capital de Jackson, Zoroaster, the prophet of aneient Iran, New-York, 1899, et le livre de N. Sôderblom, La vie future d'après le mazdéisme (Annales du Musée Guimet; vol. IX, Paris, 1901). Sur l'historique des études avestiques, consulter l'introduction d'A. Hovelacque, L'Avesta, Zoroastre et le Mazdéisme, 1880. Le reste du livre est sans valeur. Le Grundriss der iranischen Philologie, publié par Wilh. Geiger et E. Kuhn (Strasbourg, 1895 et suiv.) contient, sur l'histoire et les langues de la Perse, des travaux de première importance qui seront mentionnés en temps et lieu.
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Le propre de l'esprit perse est la raison toujours claire et souvent froide. La riche imagination des Hindous leur est étrangère ; quand leurs poèmes sacrés atteignent à la beauté, ce qui est rare pour les anciens, c'est le plus souvent grâce à l'énergie et à la précision de l'expression, et aussi au bel élan d'une pensée haute et pure. La spéculation théologique ellemême est plutôt un effort pour ranger avec des fins pratiques les énergies naturelles qu'une dialectique ou une métaphysique contemplative; et le culte, quelque précieux qu'il ait été d'ailleurs pour l'éducation du peuple, apparaît comme singulièrement dépourvu de vie, sec dans ses hymnes, et lassant par ses rites. Néanmoins les Perses ne manquaient pas d'esprit d'invention. Ils avaient l'imagination nécessaire aux grandes actions et aux grandes pensées. Et de même qu'ils n'avaient pas peur de s'aventurer jusqu'en Ethiopie ou jusqu'au Danube, ils ont jeté sur le monde et l'être des regards dont l'étendue nous étonne. L'opposition du bien et du mal, de l'homme et de la divinité, de l'en-deçà et de l'au-delà, était conçue et définie avec une grande netteté, et pourtant toutes ces antithèses étaient coordonnées dans une conception du monde cohérente et complète. Cette oscillation perpétuelle d'un idéalisme de rêve au matérialisme pur, que l'on rencontre à chaque pas dans l'Inde, est complètement étrangère à l'intelligence des rédacteurs de l'Avesta, qui, dès l'abord, avaient reconnu l'équilibre naturel de ces deux aspects de l'être. La conception dualiste du monde qui pénétrait toutes leurs pensées est ce qui distingue particulièrement leurs doctrines de celles des Hindous. Mais ils s'écartent aussi du monisme spéculatif de ces derniers par leurs tendances rationalistes, et par la préférence qu'ils accordent au côté pratique de la vie. Leur piété même porte la marque de leur robuste activité : le devoir religieux ne consiste pas à échapper au mal d'être, ou même simplement au monde, mais à vaincre le mal ici-bas'. Cette victoire, ils ne la cherchent pas en fuyant le monde, en annihilant le moi, mais dans l'affirmation et l'exaltation de la vie. C'est ce qui donne à l'antique religion de l'Iran son caractère indéniable de morale pratique et qui la différencie de la façon la plus nette du védisme et du brahmanisme. Quant à l'objet premier de cette morale religieuse, c'est bien, à ce qu'il semble, la préservation de la pureté, c'est-à-dire, à la fois, de la propreté corporelle et de l'intégrité morale. L'observance se trouve être par suite l'acte religieux le plus important, revêtu par excellence d'un caractère sacré. La vieille religion de la Perse est une religion de l'observance comme celle des Védas est une religion du sacrifice ; les expiations et les purifications jouent dans l'Avesta un rôle singulièrement plus important que le sacrifice. Nombre de ces prescriptions sont inutiles ou absurdes, mais la « loi » n'en a pas moins une valeur morale, et cela pour deux raisons. D'abord à cause du zèle dont elle fait tendre l'âme vers la pureté, pureté que l'on trouve dans l'amour de la vérité, dans la pratique de la justice, dans la fidélité, etc. ; et ensuite parce que l'on retrouve la pureté et que l'on
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triomphe du mal par le moyen de l'effort positif et du travail pratique, qui ont souvent un caractère civilisateur indéniable. La rigueur avec laquelle les Perses observaient ces lois morales a été de la plus grande importance dans le rôle qu'ils ont joué en tant que peuple et dans la constitution de leur empire; elle est contre-balancée malheureusement par le manque de ténacité qui fit tomber vite les hautes classes dans la torpeur morale et physique et n'a pas peu contribué à la ruine de l'empire. L'ancien sens moral ne se perdit pourtant pas entièrement, et il continue à vivre au sein de la communauté qui porte aujourd'hui encore le nom de parsie, et qui est restée fidèle au culte institué par Zoroastre. Ainsi, les Perses diffèrent essentiellement des Hindous par leur caractère comme par leur histoire. On ne croirait guère que l'un et l'autre peuple sont issus de la même souche et qu'ils ont un long passé commun; c'est pourtant là un fait incontestable; la parenté des langues, qui ne se distinguent presque que par des différences dialectales, l'identité des légendes et des mœurs, et la position géographique elle-même en sont des témoignages sûrs. Il est établi que les Hindous se sont avancés jusqu'au pays de l'Indus en partant des régions montagneuses que plus tard les Iraniens furent seuls à occuper; il est probable que longtemps, après la séparation des Indo-Européens, ils ne firent qu'un avec les Iraniens : car ce que les deux peuples ont en commun n'appartient pas toujours à l'ensemble des Indo-Européens. A quel moment les deux rameaux ont-ils divergé? Ce point ne pourra probablement jamais être établi ; le caractère des Védas, qui ont évidemment pris naissance clans l'Inde, témoigne déjà que la séparation a dû se faire longtemps avant le développement de la civilisation védique. La littérature des Perses et la tendance d'esprit qu'elle révèle ont une originalité si nette qu'il est raisonnable d'en conclure que les peuples iraniens ont longtemps vécu à part, et ont élaboré seuls leurs mœurs et leur pensée, jusqu'au jour où leur grandeur politique fit voir à quelle hauteur s'était élevé leur développement religieux.
§ 94. — Origine de la religion.
Du nombre des peuples iraniens établis entre la mer Caspienne et le golfe Persique, il faut distinguer tout d'abord les habitants de la Susiane, c'est-à-dire du revers occidental du plateau de l'Iran. On sait que la Susiane fut conquise par les Mèdes, et que S use fut au temps de la domination perse une ville des plus importantes. On sait aussi que la troisième langue des inscriptions cunéiformes trilingues est celle de la Susiane. Mais on ignore, en revanche, quelle influence la civilisation du peuple dont la langue était ainsi respectée a exercée sur les conquérants ; nous ne pouvons davantage parler d'un lien religieux entre Perses et Susiens; car nous ne connaissons de la religion de ces derniers que quelques noms de dieux et de lieux sacrés. Cette ignorance est d'autant
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plus regrettable qu'il est permis de supposer que des courants religieux et civilisateurs, issus du puissant empire de Babylone, se sont dirigés vers les terres iraniennes, en passant à travers la Susiane. Les Susiens, qui dès l'antiquité la plus reculée avaient fondé une civilisation brillante et un puissant empire, ne paraissent pas être des Iraniens; c'étaient, semblct-il, des Élamites. Une désignation ethnologique plus précise est impossible en l'état actuel, leur langue ne se laissant d'ailleurs rattacher avec quelque certitude à aucun des groupements connus Les Mèdes sont les plus occidentaux des Iraniens et ceux qui entrent les premiers dans l'histoire ; les Scythes des anciens semblent bien avoir été leurs parents, ou même des tribus mèdes. Dès lors la Médie, État civilisé, ne comprend qu'une faible part du domaine occupé par les Mèdes, et sa civilisation florissante et presque raffinée a pour point de départ et pour fond la vie nomade des Scythes. On sait que cette civilisation s'imposa aux Perses, qui ne se bornèrent pas à déposer leurs vêtements de cuir, pour revêtir les habits moelleux des Mèdes; les conquérants adoptèrent la culture urbaine, et une partie des usages de leurs aînés en civilisation. Media capta ferum victorem cepit. La fusion des deux peuples fut d'ailleurs si intime, qu'après Cyrus et Darius on ne peut plus guère parler que d'un peuple médo-perse ; les Grecs d'ailleurs s'obstinaient à donner aux Perses le nom de « Mèdes ». C'est là une donnée importante du problème capital, celui de savoir si la religion ancienne de la Perse, telle que nous la connaissons, c'est-à-dire la religion de Zoroastre, doit être désignée comme médoperse et auquel des deux peuples elle doit, en ce cas, son caractère propre. C'est un problème compliqué d'inextricables difficultés; nous savons bien peu de chose de la religion ancienne des Mèdes. Un seul point est clair : la religion mède était arrivée à une forme stable, et formait un organisme défini, ses prêtres jouaient un rôle des plus importants bien avant l'époque perse. Les Mages ont eu, dans la politique des Mèdes, une influence décisive, et leur situation de directeurs religieux du peuple était si fermement établie qu'une tentative aussi hasardeuse que l'insurrection dit faux Smerdis ne put amoindrir, même pour un temps, la considération dont ils jouissaient. La dynastie des rois perses n'a pas laissé subsister purement et simplement l'héritage des Mèdes; c'est ce que semblent indiquer les conflits dont le souvenir se rattache au nom du faux Smerdis. On peut sans témérité voir dans la révolte des Mages une tentative de restauration de l'ancien pouvoir sacerdotal, et peut-être aussi de l'ancienne religion; et si nous comprenons bien les inscriptions, nous constatons que Darius a poussé les représailles jusqu'à la confiscation des biens ecclésiastiques. Il est malaisé de déterminer en quoi consistait exactement le patrimoine
1- ' Les fouilles de la mission française de Suse, dirigées par M. de Morgan, ont mis au jour un grand nombre de documents élamites, qui ont été publiés par Scheil. (R. G.)
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religieux des familles perses, et surtout de la maison royale. Un seul point est établi : ils ne connaissaient pas l'exposition des morts à l'air libre qui est proprement médique; les morts chez eux (les tombes royales en sont la preuve) étaient enterrés et ils conservèrent cette coutume sans se laisser ébranler par les commandements de l'Écriture sainte, qui précisément n'admettait que l'exposition. A ce point de vue, l'incinération de Crésus est, elle aussi, un fait intéressant. Il se peut qu'il s'agisse, comme on l'a soutenu, d'un suicide du monarque vaincu, pareil à celui de Sardanapale ; en tout cas, Cyrus ne s'y serait point opposé ; et cela semble bien indiquer qu'il n'était pas aussi scrupuleux sur la sainteté du feu que le voulait la doctrine de Zoroastre, car, pour celle-ci, l'élément divin ne doit à aucun prix être souillé par un cadavre. D'ailleurs l'interprétation courante du fait ne nous sort pas de là : si l'on avait connu Cyrus pour un zélé disciple de Zoroastre, on ne lui aurait attribué que bien difficilement un péché mortel aussi grave que l'incinération intentionnelle d'un être humain. D'ailleurs il est permis de se demander si le fondateur de l'empire perse a beaucoup adopté des moeurs médiques ; les rares renseignements de source perse qui nous sont parvenus ne nous permettent pas davantage de savoir s'il était zoroastrien. Il en est tout autrement de Darius. Dans les inscriptions, il se présente à nous comme un adorateur d'Ormazd; et ce nom seul suffit à prouver que sa religion n'était pas un parsisme primitif. En effet, le nom d'Ahura Mazda a ce caractère abstrait propre à la théologie de l'Avesta. Un fait particulier peut avoir décidé Darius à adopter la religion zoroastrienne. Dans l'Avesta, la Bible perse, et non pas dans ses parties les plus récentes, un certain prince Vîshtâspa est renommé comme puissant protecteur de la bonne foi. Il est le bras et le soutien de la Loi, il a ouvert à la Pureté une large route, et il a apporté la Foi au monde. On l'appelle Sraosha, l'ange de l'obéissance, qui donne aux hommes la vérité. Ce Vîshtâspa était déjà identifié dans l'Avesta avec le fameux Vîshtâspa, père de Darius, que les Grecs nommaient Hystaspes. Identification fausse évidemment, car Hystaspes ne devint un personnage que grâce à son fils, tandis que la doctrine de Zoroastre existait déjà avant que Darius parût. En revanche il n'est pas impossible que le Vîshtâspa de l'Avesta ait été un Achéménide. Il en est de même de Fraortes; son nom, qui signifie « le Confesseur », témoigne peut-être de son attitude à l'égard de la nouvelle religion. Prédécesseur de Cyaxare qui conquit Ninive en 606, il aurait vécu vers le milieu du vu0 siècle. La doctrine dont il était le « Confesseur » doit être plus ancienne que lui; on ne saurait dire s'il a été le premier « confesseur » ; il semble pourtant que cet honneur doit revenir à ce Vîshtâspa, dont nous ne savons malheureusement rien. En ce cas Darius aurait hérité de ses ancêtres la doctrine zoroastrienne; mais il reste impossible de décider pour l'instant quelle raison a pu le déterminer à la servir avec tant de zèle, et s'il a obéi à ses convictions personnelles, ou à son intérêt qui était de favoriser les siens, c'est-à-dire les Perses, et de ruiner le parti des Mages.
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Nous avons nommé Zoroastre sans exprimer de doute sur l'existence historique de ce prophète. Il va de soi que Zoroastre n'a pas manqué d'être qualifié d'être mythique par de récents historiens des religions. Un Hollandais, M. Kern, précédé par son compatriote M. Tiele, a appuyé de son autorité cette critique hasardeuse ; J. Darmesteter s'est à peu près rallié à cette opinion, mais en général elle a eu peu de succès. La question se pose dans les mêmes conditions à peu près que pour le Bouddha : si l'on considère les biographies tardives et infidèles du saint, on est porté à croire que l'on n'a affaire qu'à des mythes et des légendes ; si, au contraire, l'on remonte aux sources vraiment anciennes, la question prend un tout autre aspect. Les renseignements sur Zoroastre que l'on rencontre dans l'Avesta postérieur, et bien plus encore ceux qui forment la trame du Livre de Zoroastre (Zarlusht nâma), qui est un vrai roman d'aventures persan, sont presque exclusivement légendaires ; mais les vieilles hymnes, les Gâthàs, ne le sont point : nous n'y trouvons ni une divinité ni un personnage fabuleux, mais bien un être humain, un homme animé de l'esprit prophétique, qui a vécu, souffert, lutté et espéré, dont la personnalité et le génie ont marqué de leur empreinte la religion. En effet cette dernière n'est nullement une religion populaire qui a crû d'elle-même, dont les idées et le rite, entremêlés comme dans le Veda de superstitions et de sorcelleries, forment un chaos multicolore ; nous y voyons, au contraire, une théologie sûre et complète dès le principe, et logiquement déduite en pratique comme en théorie; une théologie enfin qui prend nettement position en face des croyances populaires dont elle est issue, et qui condamne sans pitié tout ce qui n'est pas conforme à son esprit. Un tel système révèle plutôt l'activité résolue d'une personnalité unique qu'une formation fortuite et spontanée d'idées religieuses, fût-ce même au sein de groupes sacerdotaux. La patrie de Zoroastre est placée, d'après tous les témoignages orientaux, dans l'Iran occidental, et d'après les meilleurs, dans une région voisine de l'Atropatène, au nord-ouest de l'empire mède-. C'est là qu'il faut probablement rechercher VAiryana Vaêja que l'Avesta désigne régulièrement comme la patrie du prophète, et où le Bundehesh le fait vivre. Selon d'autres témoignages, il serait né à Gezn, dans l'Atropatène même, et aurait passé sa vie dans la ville sacerdotale de Bagha. Quoi qu'il en soit, toutes ces indications nous ramènent à l'extrémité nord-ouest du domaine mède. La famille de Zoroastre ne nous est pas inconnue. Dans l'Avesta il porte souvent le nom de son ancêtre Spitama, dont la descendance semble avoir joui d'une certaine considération. Zoroastre avait lui-même des amis puissants à la cour du roi Vîshtâspa. Il était en relations amicales avec Jamâspa, le ministre du roi; il en épousa même la nièce Hvôvi, la fille de Frashaostra. Les fils et les filles de Zoroastre sont nommés dans l'Avesta ; et à ses trois fils la légende attribue l'origine des trois castes iraniennes des prêtres, des guerriers et des cultivateurs. Autour de ces données historiques, assez pauvres par elles-mêmes, et rendues singulièrement flottantes parle manque absolu de détermination
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chronologique, il s'est groupé avec le temps, cela va sans dire, tout un cycle de légendes plus ou moins fabuleuses. Des démons et des serpents menacent le futur prophète dès les rêves de sa mère; elle le voit, tout baigné de lumière, qui disperse l'armée des ténèbres. On rapportait qu'il naquit en riant. Il triomphe, avec une supériorité glorieuse, de toutes les épreuves et difficultés que le mauvais roi sorcier Duransarun lui prépare dès son enfance. La puissance divine le sauve miraculeusement des assassins, du feu et des bêtes féroces. Devenu grand, il déclare ouvertement sa haine de la sorcellerie, puis des songes lui révèlent sa vocation de prophète. Quant à la révélation, qui lui communiqua toute science, elle lui fut donnée dans ses entretiens avec Ormazd lui-même, vers qui des anges le conduisirent. L'Avesta ne rapporte directement qu'un seul trait important de la vie de Zoroastre, l'histoire de sa tentation ( Vendidâd, XIX). Sur l'ordre du diable, un démon se précipite sur Zoroastre pour l'anéantir; le prophète le repousse à l'aide des saintes prières et marche à son tour contre lui, armé de grosses pierres. Alors le diable s'inquiète, il cherche à écarter Zoroastre de la bonne Loi par la séduction, par la promesse du pouvoir temporel ; le prophète refuse : « Jamais je ne quitterai la loi des adorateurs de Mazda, mon corps et mon âme dussent-ils en périr. » Sur la suite de sa vie, la Légende raconte toute une série de miracles du type habituel. Seul le mythe nuptial, où trois fois il perd sa semence en approchant de sa femme Hvôvi, a pris de l'importance, car de ce germe, recueilli et conservé par l'eau, doivent naître les trois grands héros de la rédemption future. Pour localiser le centre d'expansion du zoroastrisme primitif, il faut tenir compte du fait que la patrie de Zoroastre est fixée avec quelque vraisemblance dans la région nord-ouest de l'Iran, mais il faut reconnaître que, sur le théâtre de son activité, les témoignages orientaux sont loin d'être d'accord. Selon plusieurs traditions, c'est en Bactriane que Zoroastre-s'est révélé ; c'est là que Vîshtâspa aurait vécu, que Zoroastre se serait rendu, enfin qu'avec l'aide du prince il aurait fondé la nouvelle doctrine. Le zoroastrisme serait bactrien, la civilisation dont il est issu aussi bien que la langue de sa révélation seraient celles de l'Iran oriental. Cette hypothèse cadre fort bien avec l'Avesta postérieur, qui porte l'empreinte de l'Est iranien et qui, par exemple, dans l'énumération des contrées qui forment le monde (au premier chapitre du Vendidâd) ne mentionne qu'une seule province de l'Ouest. Mais précisément ce caractère exclusif nous permet peut-être d'entrevoir comment ces traits orientaux ont pris naissance. L'Avesta postérieur, comme les légendes tardives, date de l'époque des Sassanides, dont le principal établissement était précisément la Bactriane; naturellement ce qui a été composé dans cette province l'a été du point de vue oriental, et l'on a fait honneur à ces princes si zélés clans leur foi de l'origine bactrienne attribuée à la religion de Zoroastre. D'autre part, il est certain que l'antique Hystaspes n'était pas un prince bactrien : pas un mot dans tout l'Avesta ne lui prête cette origine, et les sources
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les plus autorisées placent son royaume en Médie, dans l'Iran occidental. Du coup l'hypothèse d'un voyage de Zoroastre en Bactriane devient inutile : son champ d'action aurait été sa patrie, comme il était tout naturel. Enfin il serait bien étonnant qu'une théologie aussi abstraite et aussi ingénieuse que celle de Zoroastre eût pris naissance au sein d'un peuple de pâtres arriérés comme étaient les Bactriens; le pays des Mèdes, avec sa vieille civilisation et sa longue évolution religieuse, offrait un terrain autrement favorable à son développement. Mais si nous faisons ainsi décidément de Zoroastre un Mède, et de sa doctrine une théologie médique, nous nous heurtons immédiatement à la question suivante : Dans quelle relation l'homme et la doctrine se sontils trouvés à l'égard du corps sacerdotal mède? Zoroastre était-il mage? C'est là une possibilité qui n'est nullement exclue du fait des conflits entre mages et zoroastriens ; c'est, en effet, lorsque la foi nouvelle est prêchée par des hommes ayant appartenu à l'ancienne que la tension entre individus devient le plus grave. Ce qui est plus intéressant, par contre, c'est que dans tout l'Avesta le nom de mage est évité avec grand soin, Zoroastre et ses disciples ne se nomment jamais que Âlhravans, prêtres du feu, et attachent à ce nom des idées particulièrement hautes et sévères. Il est possible, à la vérité, que les Âthravans aient formé simplement une classe spéciale de prêtres, dont l'activité se serait exercée dans le nord de la Médie, en Atropatène, et sur la frontière arménienne, où se trouvent de grands foyers d'activité volcanique et où le culte du feu était fortement représenté. En ce cas, la victoire du zoroastrisme serait le résultat d'une lutte entre deux sacerdoces. Il est plus probable que le mot Athravan ne désigne que l'une des fonctions du prêtre mède; car les Mages formaient une tribu, nous dit Hérodote, et il est possible que le mot «mage » soit un nom générique, et qu'ils se soient appelés entre eux, dans l'Avesta du moins, prêtres du feu d'après leur fonction. Dans la suite le nom populaire de Mage l'emporta et se retrouve aujourd'hui encore dans le nom donné aux prêtres par les Parsis, Môbed {'Magu-paiti). La querelle ne semble donc pas avoir été un conflit entre deux corps sacerdotaux, mais une lutte de doctrines religieuses : il est d'ailleurs absolument impossible de déterminer sur quoi portait le débat. Il est probable que la différence était de celles que l'on voit d'ordinaire s'élever entre les opinions d'un prophète de génie, et l'ensemble des rites et des doctrines d'un corps sacerdotal esclave des traditions. En quel sens pouvons-nous donc qualifier de Religion des Perses cette doctrine née probablement en Médie? Ce ne peut être parce qu'elle serait née d'un mélange avec des éléments religieux d'origine perse, car, pour autant que nous pouvons le savoir, la doctrine zoroastrienne était complètement formée bien avant que l'on parlât des Perses; d'ailleurs, ce que ceux-ci semblent avoir eu de croyances propres s'est maintenu, semble-t-il, en dehors et à côté du zoroastrisme. Mais les dynasties Achéménide et surtout Sassanide ont adopté cette religion, l'ont fait triompher du pouvoir des Mages, et l'ont fait respecter dans leur immense empire. De môme que
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la civilisation médique ne se serait jamais élevée au rang de civilisation « impériale » sans l'aide des Perses, de même la doctrine du réformateur mède n'a acquis d'importance dans l'histoire du monde que grâce à eux. Ils ont compris la valeur de cette religion, et ont résolu de vivre selon ses préceptes ; et la religion devint grande par eux, comme ils étaient devenus puissants par elle.
§ 95. — Littérature religieuse.
Avant d'exposer les traits essentiels de la religion de Zoroastre, nous dirons quelques mots de sa littérature. L'Avesta, le livre sacré des Perses, y occupe le premier rang. Avesta signifie connaissance ou plutôt révélation; le Prophète a reçu la Loi de Dieu ou de ses messagers afin de la communiquer aux hommes. Le terme fréquemment employé de Zend-Avesta désigne l'Avesta avec son commentaire (Zend = Tradition) L'Avesta primitif a été sans doute très vaste, et embrassait toutes les connaissances humaines. Mais la plus grande partie s'en est perdue très tôt; selon une tradition mal établie, les Livres saints auraient été détruits par Alexandre le Grand ; il est plus vraisemblable que les Arabes ont été les coupables. vNous ne possédons donc plus que des fragments, mal transmis, et rédigés en une langue difficile à comprendre surtout dans les parties les plus anciennes du livre2. L'Avesta tel que nous le possédons se divise en plusieurs parties, dont les plus importantes sont le Yasna, les Yashts et le Vendidâd. Le Yasna, livre du sacrifice, est disposé selon le rituel. Il contient les hymnes que l'on disait pendant le sacrifice. Une partie de ces- hymnes forment les Gdlhâs proprement dites, ou chants, que leur langue permet de reconnaître pour les parties les plus anciennes du livre. Il n'est pas impossible même que quelques-unes de ces Gâthâs aient été rédigées par Zoroastre lui-même on par ses disciples. En tout cas, on retrouve en elles la doctrine zoroastrienne sous sa forme la plus pure et la plus immédiate. Les Gâthâs jouissaient auprès des anciens Perses de la plus grande autorité; on les emploie aux moments les plus solennels du service divin ; on les célèbre dans des poèmes; elles sont fréquemment citées dans l'Avesta postérieur comme sont citées chez nous des paroles bibliques ; bien plus, on chercha même
1. C'est donc à faux que l'on nomme Zend la langue de l'Avesta. Car précisément les Commentaires sont écrits en un dialecte postérieur, le pehlvi. 2. Les premiers manuscrits de valeur ont été apportés en Europe, en 1761, par Anquetil du Perron. Il s'était engagé comme soldat de la Compagnie des Indes à seule fin d'acquérir l'Avesta; il vécut sept ans parmi les prêtres parsis. Le linguiste danois Rask, qui le premier détermina exactement la place historique de la langue (le l'Avesta, découvrit aussi, dans l'Inde, d'importants manuscrits. L'explication du texte a été inaugurée par Eug. Burnouf; des éditions critiques en ont été données parWestergaard et Geldner; le dictionnaire a été fait par Justi; des traductions avec commentaires par Spiegel et J. Darmesteter. *Un nouveau dictionnaire, par Barlholoma?, est sur le point de paraître.
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plus tard à en imiter la langue pour donner aux hymnes récentes plus de majesté et d'autorité. — Les Yashls aussi sont des chants de sacrifice, beaucoup plus récents que les Gâthâs; la langue en est lâche, la forme souvent prolixe et banale jusqu'à la trivialité. Ce sont des louanges adressées aux Yazalas : et tandis que les Gâthâs sont notre principale source de renseignements sur la doctrine de Zoroastre, les Yashts forment le plus clair de notre science touchant les dieux de l'Avesta : ils exposent avec abondance et clarté une foule de mythes et de légendes sur les dieux et les héros. Quelques Yashts ne sont cependant que des listes de noms, et ne contiennent que des litanies sans fin. — Le Vendidâd, le livre de la Loi, est, comme l'indique le nom de vî-daêva-dâta, qui signifie donné contre les démons, le livre des purifications; nous y trouvons la morale, le droit et la procédure des Médo-Perses, pour autant que tout cela peut être contenu dans un recueil de préceptes sacerdotaux. Pour la connaissance des antiquités iraniennes, le Vendidâd est une source essentielle, on y retrouve des rites, des coutumes et des superstitions très anciennes qui remontent sans aucun doute beaucoup plus haut que Zoroastre; pourtant l'expression dans le Vendidâd en est certainement zoroastrienne, et la rédaction du livre est visiblement très récente. C'est d'ailleurs le seul livre de l'Avesta sassanide qui nous soit parvenu en entier; il commence par des explications cosmogoniques et s'achève par des considérations eschatologiques. Le Yasna et le Vendidâd forment, avec la litanie appelée Vîspered, l'Avesta proprement dit. Les Yashts se classent dans le Khordah Avesia ou Petit Avesta, livre de prières, où sont contenues celles que doit dire le fidèle aux différentes heures du jour, et aux différents jours de l'année. La connaissance de la religion avestique que nous pouvons tirer des débris de l'Écriture sainte est malheureusement très fragmentaire; heureusement les autres écrits anciens et ceux du début du moyen âge la complètent assez pour qu'il nous soit possible de nous faire une image approximative du mazdéisme. Il faut signaler avant tout le Bundehesh et les autres livres pehlvis de l'époque sassanide, qui renferment la théologie récente du parsisme édifiée sur la base de l'Avesta, et même la traduction de plusieurs passages perdus de l'Avesta. Ces ouvrages, ainsi que la collection de légendes et de mythes iraniens rassemblés dans l'épopée persane de Firdousî, seront étudiés dans leur ensemble par la suite. Les Grecs, qui étaient en relations si actives avec les Perses, ont pris grand intérêt, nous le savons, à leur histoire et ont beaucoup écrit sur leur religion. Malheureusement le plus important de leur ouvrage, celui de Théopompe, s'est perdu : il a été utilisé cependant dans des écrits postérieurs qui nous sont conservés. Les récits d'Hérodote, confirmés sur tant de points par les inscriptions, sont précieux pour l'histoire religieuse, ainsi que les renseignements de Bérose, tandis que Ktésias, qui a séjourné si longtemps à la cour de Perse, est un narrateur peu sûr. Strabon et Plutarque sont plus utiles que Xénophon avec sa Cyropédie. Les sources latines sont beaucoup plus pauvres; ce sont surtout des auteurs très tardifs, comme Ammien
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Marcellin et Procope. Les témoignages des anciens sur la religion des Perses ont été réunis par Brissonius, puis par Rapp [Z. D. M. G., XIX, XX) et Windischmann (Zoroastrische Studien). Nous avons aussi des documents arabes et arméniens du moyen âge Ils ne sont pour la plupart accessibles qu'à ceux qui savent ces langues Nôldeke a traduit (1879) une partie de la Chronique universelle de Tabarr ce n'est malheureusement pas la plus importante pour la connaissance de la religion des Perses. Le livre des Sectes, de Shahrastânî, traduit par Haarbrùcker (Religionsparteien und Philosophen-Schulen, 1850-51) donne beaucoup plus. Les documents arméniens touchant la religion des Perses ont été traduits par Langlois [Collection des historiens de l'Arménie, 1868-1866)'.
§ 96. — La religion iranienne avant Zoroastre. Les œuvres qui viennent d'être énumérées nous permettent de reconstituer assez bien la religion mazdéenne, mais ne nous donnent aucune idée de l'état religieux de la Perse avant Zoroastre. Avant tout, il faut rejeter tous les systèmes qui tendent à faire sortir l'Avesta de religions étrangères et anariennes; qu'il y ait eu des influences du dehors, particulièrement babyloniennes et élamites, c'est ce qui paraît incontestable; mais il nous est impossible de dire en quoi elles consistaient exactement. D'autre part, les ressemblances que l'on a remarquées entre les coutumes avestiques et celles des Touraniens ne nous permettent pas de décider si les Perses leur ont fait des emprunts. Il n'y a de lien réel qu'avec les voisins de l'Est, les Hindous. II est indéniable enfin que le contenu de l'Avesta n'est pas toujours du pur zoroastrisme, que la religion qu'il présente semble souvent un agrégat de croyances incohérentes appartenant à tous les degrés de l'évolution religieuse.,Dès le premier hymne du Yasna on se heurte à un mélange si inattendu que l'on ne sait trop à quel étage on se trouve; après l'invocation adressée aux dieux et aux anges zoroastriens, la prière se poursuit ainsi : « Je sacrifie aux étoiles, œuvres de l'esprit sacré, à Tishtrya (Sirius), l'étoile brillante et splendide; à la lune, qui possède la semence du taureau; au soleil lumineux, aux chevaux rapides, œil d'Ormazd ; je sacrifie aux anges gardiens des justes et à toi, ô feu, fils de Mazda, et à tout autre feu; aux bonnes eaux et à toute eau créée par Dieu, ainsi qu'à toute plante créée par Dieu. » Les objets de la vénération sont ici, à peu d'exceptions près, ceux que l'on adore dans toute religion primitive. A la vérité ces appels à la nature paraissent être,
1. * Le livre de Jackson : Zoroaster, l/ie prophet of ancient Iran renferme la collection très complète de tous les témoignages des anciens sur Zoroastre. — Les traductions de Laoglois sont très imparfaites et ne peuvent être consultées qu'avec précaution. En revanche la traduction en allemand du très important ouvrage d'Eznik Coninles Sectes, par Schmid (Vienne, 1900), est fort bonne et tout à fait reeommandable. (R. G.)
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dans le cas présent, des additions postérieures; les hymnes aux phénomènes et aux dieux naturels ne se montrent au premier plan que dans l'Avesta récent. Mais il est certain que ces cultes tardifs sont des reviviscences d'anciens instincts religieux, et une foule de mythes et de divinités avestiques, qui n'apparaissent que dans des allusions à peine compréhensibles, ne s'expliquent que comme survivances. Enfin l'adoration des éléments qui joue un grand rôle dans la doctrine de Zoroastre, le lien qui les unit aux génies les plus puissants du mazdéisme, supposent un culte primitif de la nature. C'est le cas surtout des deux principales choses saintes des Iraniens, l'eau et les plantes : et leurs rites compliqués, et la vénération illimitée que les Perses leur témoignaient reposaient assurément sur la tradition d'anciens cultes de l'eau et des arbres. Des survivances animistes se retrouvent aussi dans l'Avesta; les génies protecteurs innombrables sont, de l'aveu même du texte sacré, les âmes des morts; ils ont, sous beaucoup de rapports, dans le Yasht où ils figurent principalement, le caractère de démons familiers et rustiques, comme on en trouve partout. De même les mauvais génies, les diables, qui fourmillent dans l'Avesta ne sont pas seulement des créations de la doctrine zoroastrienne du mal; et on ne peut s'empêcher de croire que nombre d'entre eux étaient déjà familiers à la religion primitive des Iraniens. Ce qui apparaît plus clairement encore, c'est l'arrière-plan de vie nomade en avant duquel s'est élevé le mazdéisme. La foi, les légendes et les mœurs d'un peuple de pasteurs se révèlent à chaque pas, bizarrement alliées au dogmatisme abstrait et à la morale raffinée du zoroastrisme. Le caractère sacré de la Vache et du Chien est aussi certain aux yeux du Mazdéen que la divinité d'Ormazd même; ils ne sont pas simplement sacrés en ce sens que leur mort est une calamité, leur meurtre un sacrilège; il y a plus : ils donnent lieu à des mythes et des rites qui illustrent suffisamment la foi en leur pouvoir surnaturel. L'âme de la vache, le créateur de la vache sont d'antiques conceptions mythologiques utilisées dans les Gâthâs; la création du monde végétal et animal par l'immolation de la vache primitive a été chez les Iraniens, comme chez bien d'autres peuples, l'une des premières idées cosmogoniques. Mais le culte de la vache n'est pas, dans l'Avesta, un souvenir mort; si les mytlies qui la concernent sont d'anciennes réminiscences que la religion nouvelle, héritière de la précédente, traîne après elle, la morale de la vache n'en apparaît que plus vivace : donner aux vaches du fourrage en abondance n'est pas seulement un devoir sacré en soi-même; c'est l'image même du devoir accompli; l'expression gagner la vache signifie atteindre le bonheur céleste. Comme chez les peuples de l'Inde et chez bien d'autres, l'urine de bœuf est l'agent de purification le plus saint, et cela bien que par ailleurs l'urine soit, selon la morale de l'Avesta, impure au plus haut degré, et rende impur. Quant au chien, des chapitres entiers du Vendidâd lui sont consacrés; nous verrons par la suite comment il chasse le Diable et combien il est dangereux de le tuer. Ajoutons
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que la conception du Paradis est riche en images de la vie pastorale et qu'elle fait du vieux pâtre Yima le gardien des bienheureux. Les idées religieuses du nomade sont étroitement unies à la religion mazdéenne et bien qu'elles paraissent inutiles à sa construction théorique, et n'y figurent qu'à titre de souvenirs, on ne peut s'empêcher de voir dans les apôtres du culte d'Ormazd les représentants d'une civilisation nomade supérieure qui pousse à l'extrême les soins donnés aux animaux, au point de s'opposer, par exemple, aux sacrifices animaux de la religion antérieure. A côté de ce groupe de croyances héritées de la vie nomade primitive et au-dessus de lui, nous retrouvons un certain nombre de légendes et de mythes indo-européens, qui, bien que contraires en partie aux doctrines de Zoroastre, s'y sont pourtant glissés. Ainsi le mythe de Yima le roi des morts, montre que l'on se figurait tout d'abord la fin du monde sous les aspects d'une sorte d'hiver plein de froidure et d'obscurité d'où la félicité éternelle doit jaillir comme un éternel printemps, dans le paradis de Yima. C'est là une représentation qui est en désaccord flagrant avec la doctrine mazdéenne d'après laquelle le monde doit être détruit par le feu, les justes seuls étant sauvés. Les auteurs du Vendidâd ne semblent pas s'être aperçus de la contradiction, et le mythe est conté par eux, avec bien d'autres, comme un épisode de l'histoire du monde. La vieille légende iranienne de la lutte entre le héros Thraèlaona et le serpent Azhi Bahàka contient aussi bien des traits qui rappellent des mythes germaniques, et remontent peut-être à d'anciennes traditions communes. En parallèle au mythe où Dahâka vaincu, au lieu d'être tué par le héros, est lié au roc de Demâvend et cause par ses soubresauts les tremblements de terre, il faut citer le mythe de Loin enchaîné par Thor '. Mais de tels points de contact sont exceptionnels : les liens avec les mythes indo-européens communs à la branche voisine des Hindous, avec laquelle les Iraniens sont sans doute restés longtemps unis, avant l'époque historique, sont singulièrement plus nombreux. Pour certains savants (le sanskritiste Roth et l'iranisant Haug surtout), ils seraient tellement étroits qu'il faudrait presque identifier la mythologie de l'Avesta et celle du Veda, et tirer les deux religions d'une source commune. Aujourd'hui on tend à devenir plus circonspect à cet égard. Nous avons déjà signalé que l'esprit et le caractère des deux systèmes diffèrent radicalement, et témoignent ainsi d'une séparation préalable; et quant aux traits sur lesquels se fonde le rapprochement, plusieurs ne semblent pas probants. Milhra, par exemple, qui apparaît dans le Veda comme dans l'Avesta, ne saurait pourtant prétendre avec certitude au rang de divinité primitivement commune; il manque, en effet, dans les Gâtliâs, et tel qu'il apparaît dans l'Avesta postérieur, il ne ressemble pas beaucoup au Mitra du Veda. Cela ne prouve rien, évidemment, contre l'existence d'un Mitra, dieu arien, adoré par l'un et l'autre peuple; car il est toujours possible qu'il n'ait
1. De même lorsqu'au moment de la lutte suprême il rompt ses liens et s'avance au premier rang des puissances du mal contre les dieux, il rappelle le loup Fenrir et sa légende.
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pas été nommé dans les Gâthâs parce qu'il était rejeté par l'orthodoxie zoroastrienne, mais que le peuple l'ait toujours adoré; le fait même qu'il se montre à nous, dans l'Avesta postérieur, comme juge des morts semble prouver qu'il était bien une divinité ancienne, vénérée de tout temps; car c'est à des dieux de ce genre que de tels emplois sont confiés d'ordinaire. Le Soma, la boisson des dieux et du sacrifice, commun aux deux peuples, n'est pas non plus mentionné dans les Gâthâs; il est pourtant impossible, étant donné le caractère fragmentaire de la tradition, de conclure de là que les Iraniens anciens n'aient pas connu le soma. On pourrait supposer que le breuvage divin a été emprunté par la suite aux voisins de l'Inde : mais la linguistique s'y oppose : le nom du soma dans l'Avesta est haoma; la correspondance s : h est régulière, et ne se trouve pas dans les emprunts. Aussi est-il plus sage d'admettre que l'une et l'autre religion ont chanté le soma de leurs ancêtres communs. Un point plus sûr est l'équivalence des mots asura (skr.) et ahura (avesta) qui n'est pas seulement un élément du nom d'Ahura Mazda, le dieu suprême, mais encore le qualificatif de tout le groupe de divinités qui relèvent de lui. Nous avons affaire ici à un élément commun important et réel; le culte des asuras, sans conteste l'un des principaux des temps primitifs, s'est maintenu dans l'Iran et s'est même élevé au rang de religion officielle, tandis que dans l'Inde il s'efface progressivement devant celui des Dêvas. Il est remarquable seulement que les Dêvas soient pour les Iraniens des divinités malfaisantes, tandis que ce sont les Asuras qui tiennent ce rôle dans l'Inde. Conclure de là à un conflit ancien entre les adorateurs des Dêvas et ceux des Asuras, conflit qui aurait contribué à la séparation des deux peuples iranien et indien, semble bien hasardé, quoiqu'un homme comme Haug ait donné à cette hypothèse l'appui de son nom. Voici sans doute comment se sont passés les faits : les Dêvas étaient d'anciennes divinités païennes, que la théologie sacerdotale a rejetées, et qu'elle est arrivée peu à peu à considérer comme de mauvais génies. De même que les Indiens possèdent un Yama, les Iraniens ont un Yima : il n'y a là, originairement, qu'une seule divinité; mais elle ne nous apparaît pas sous le même aspect des deux côtés. Le Yama hindou est avant tout un dieu des Morts, un roi de l'Hadès, ce que le Yima iranien n'est qu'exceptionnellement. La théologie avestique n'avait que faire d'un pareil roi des morts, et le Yima qu'elle a maintenu est un vieux patriarche, un protecteur paternel de l'humanité la plus ancienne. Très caractéristique est la transition que la théologie de l'Avesta tente d'établir entre l'ancien culte de Yima et le nouveau de Zoroastre. Ormazd, dit-on ( Vendidâd, VI), avait choisi d'abord Yima pour révéler sur terre la vérité divine; mais celui-ci se soustrait à sa haute vocation, la réservant à Zoroastre et se contente de la tâche toute terrestre de veiller sur la création, de la protéger, et de la rendre heureuse. Le temps de Yima, le brillant, le riche en troupeaux, la plus splendide des créatures, l'illuminé du
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soleil régnant parmi les hommes, fut l'âge d'or où ce qui avait vie prospérait merveilleusement, et les créatures devenaient si nombreuses que par trois fois Yima dut élargir le monde pour qu'elles eussent de la place. Sous son règne, il n'y avait ni froid, ni chaud, ni vieillesse, ni mort; eaux ni plantes ne pouvaient se dessécher; hommes et animaux étaient immortels, et éternellement jeunes; lorsqu'à la fin des temps le sombre hiver viendra, le vieux pâtre élèvera pour les siens un enclos où ils vivront heureux et immortels comme à l'origine. Ce mythe nous montre combien l'Avesta diffère des Vedas même clans la façon dont il traite les figures mythologiques communes ; et l'on peut dire de tous les points communs que l'on retrouve dans les mythes, légendes et rites, qu'ils témoignent autant de la différence qui sépare les deux religiosités, indienne et iranienne, que de leur continuité. La ressemblance est presque toujours à la surface, la divergence profonde. Il est tout à fait caractéristique que le mythe de Vrlra, qui est au centre du culte védique, soit étranger à l'Avesta; seul le mot qui signifie « victorieux », verethraghna (tueur de Vrtra), témoigne encore que les Iraniens ont connu ce mythe. Ce mot s'est maintenu ; il désigne même le dieu de la victoire Verethraghna; mais le sens primitif s'est perdu; on a de même dans l'Avesta le nom d'Indra, mais seulement comme celui d'un Dèo insignifiant. Il n'a pas manqué de tentatives pour rendre la relation plus intime : Ormazd serait un Varuna; ses archanges, les Adïtyas; Thraêtaona, le Trâitana védique, etc., comparaisons qui presque toujours apparaissent insoutenables à qui les examine attentivement. Ainsi la partie la plus considérable et la plus importante de la religion de l'Avesta est née sur le sol iranien, après la séparation des deux peuples ariens. Dès une date très ancienne une mythologie et un rituel proprement iraniens se sont formés qui ont servi de base au zoroastrisme : à ce rituel spécial appartient l'usage d'exposer les morts en pâture aux oiseaux, au lieu de les enterrer ou de les brûler. On nous dit que cet usage était spécialement mède : les Perses proprement dits enterraient et brûlaient leurs morts, ainsi qu'ils a été dit plus haut. Dans l'Avesta, un monument spécial (Dakhma) est consacré à cette exposition, mais en même temps on y fait mention d'une pratique plus primitive, celle de déposer les morts sur les montagnes, ou dans d'autres lieux déserts. D'ailleurs, l'exposition des cadavres ne peut guère avoir été l'usage exclusif. L'ancien rite arien de l'incinération subsistait évidemment dans l'Iran; l'Avesta combat énergiquement cette pratique. Que le rite de l'exposition des cadavres soit le rite orthodoxe, cela résulte de cette autre particularité fondamentale de la vieille civilisation iranienne qu'est l'adoration du feu ; l'élément sacré ne doit pas être souille par le contact des cadavres. Le feu, « fils d'Ormazd », doit évidemment ce titre d'honneur dans l'Avesta à ce qu'il était une chose, sainte de temps immémorial, adoptée par la nouvelle doctrine. Celle-ci établit un vrai culte du feu, et non pas simplement sa vénération comme chose litur-
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gique; c'est là qu'est la différence avec le culte d'Agni tel qu'on le pratiquait dans l'Inde; le fait seul que le nom du feu n'est pas le même chez les deux peuples voisins et parents est des plus remarquables [en sanskrit : agni (conf. M. ignis); dans l'Avesta : âtar (conf. lat. atrium)']. Agni, la flamme sanctifiée du sacrifice, le dieu des prêtres, le messager des dieux, est tout autre qu'âtar, qui est adoré en tant que feu. Atar n'est pas personnifié, il n'est pas saint parce qu'il sert au sacrifice, mais à cause de la vertu purificatrice, perturbatrice des mauvais génies, qui lui appartient de nature. C'est précisément dans sa lutte contre le mal que nous voyons apparaître le feu dans l'un des plus anciens mythes iraniens, le combat entre Atar et Azhi Dahâka, 1M Dragon. C'est bien là le mythe iranien fondamental, tout comme la lutte de Vrtra est le mythe essentiel du Veda. De même que le mythe d'Indra est né de la nature d'un pays tropical, la lutte iranienne contre le dragon est un mythe de nomades, vivant dans un pays plus septentrional, dans une région de steppes où l'on ne demande pas la pluie, mais où l'on cherche à se protéger par le moyen du feu lumineux contre le froid et la nuit, contre les animaux sauvages et tout ce qui nuit. Tel qu'il apparaît dans l'Avesta ( Yasht 19) le mythe est surchargé d'éléments politiques qui donnent à la narration un caractère spécialement persan. C'est pour « la grande splendeur royale », le signe du pouvoir suprême, que luttent le bon et le mauvais génie. Ormazd envoie son feu, et Ahriman le dragon, à la conquête du précieux enjeu. Ils se poursuivent et se menacent, mais le dragon a le dessus, et la Splendeur royale ne se sauve qu'en se réfugiant dans le lac Vourukasha, où le génie aquatique Apdm Napat (le Fils de l'eau), la reçoit dans son sein. Mais voici que le méchant Touranien Franhrasyan saute tout nu dans l'eau pour ravir la Splendeur qui appartient au peuple aryen. Mais le lac se met à bouillonner et la Splendeur peut s'échapper. Par trois fois il recommence, si bien que le Touranien, malgré son audace, sa rage et ses serments, ne peut la saisir. Elle coule vers le roi de l'Iran et lui apporte l'abondance, la richesse et la gloire; elle reste auprès de lui, et il détruit tous les peuples anaryens. Ce mythe est spécifiquement iranien, non seulement parce qu'il nous montre dans le feu le représentant victorieux des puissances divines, mais encore parce qu'il raconte la lutte implacable entre les forces célestes et infernales, qui fut plus tard l'idée essentielle de la doctrine de Zoroastre, mais qui faisait déjà partie auparavant des croyances populaires. Le dualisme, la conception maîtresse du parsisme, doit avoir trouvé un sol fertile sous le ciel de l'Iran; car le contraste y est exceptionnellement brutal entre l'hiver et l'été, le jour et la nuit, le désert et la fécondité, et la victoire contre la nature hostile a dû apparaître aux Iraniens comme un problème dont la solution était pour eux vitale. Peut-être même l'idée primitive d'un partage en deux des puissances naturelles, tel qu'il apparaît dans le mythe à'Âtar et d'Azhi, a-t-elle été inspirée par ces conditions naturelles; en tout cas, on conviendra cependant qu'il est impossible de déduire immédiatement d'un fait climatérique, un système aussi élaboré
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que la conception dualiste de Zoroastre. Même le passage d'Âtar et à'Azhi Dahâka à Ormazd et Ahriman ne se fait pas de lui-même; il n'est pas non plus une simple idéalisation ; et quand Darmesteler a dit que dans l'Avesta Ormazd et Ahriman n'étaient que les combattants en titre, que les lutteurs réels étaient le feu et le dragon, il méconnaissait tout le parsisnie; car le conflit moral entre des forces spirituelles est précisément l'essentiel dans l'Avesta; or, une telle conception ne découle pas immédiatement des mythes naturalistes ni des croyances populaires, auxquels elle se rattache probablement; elle résulte de l'intervention d'un génie prophétique dont l'œuvre personnelle reste l'essentiel. Dans l'Avesta primitif, le dualisme est purement spirituel; dans la partie récente l'on voit la lutte se refléter dans la création ; on rencontre même un dualisme physique, qui n'est peut-être qu'une forme nouvelle d'anciennes représentations des conflits de la nature. Il convient de mentionner ici avant tout l'hymne à Tishtrya (Yasht 7). a Tishtrya, l'étoile claire et brillante, qui nous prépare de bons séjours ; l'étoile après laquelle soupirent les troupeaux et les hommes; quand Tishtrya, l'étoile lumineuse et blanche se lèvera-t-elle, quand les sources couleront-elles à flots écumants? » — « Tishtrya apparaît sous toutes sortes de formes, et réclame le sacrifice de la part des hommes, afin qu'il puisse les secourir à temps; tantôt c'est un beau jeune homme, tantôt un bœuf blanc à cornes d'or, tantôt un coursier blanc à oreilles d'or et à rênes d'or. Sous cette dernière forme, il faut qu'il lutte avec le cheval noir et chauve, le démon Apaosha et l'objet de la lutte est le lac Vourukasha, réservoir divin, d'où s'écoulent toutes les eaux. Par deux fois, Tishtrya est chassé du lac; alors il invoque le secours d'Ormazd ; celui-ci sacrifie à l'étoile en détresse, et lui communique ainsi la force de chasser à son tour loin du lac le cheval noir; des lors les fleuves du lac Vourukasha s'ouvrent et se répandent de toutes parts sur la terre. »
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§ 97. — Les dieux. Le nom par lequel sont désignés les dieux officiels dans l'Avesta est yazata [vénérable; persan : îzad), terme visiblement artificiel, créé afin d'éviter le mot daêva (sanskrit : dèva) qui était de mauvais augure. En outre on rencontre, surtout dans les inscriptions cunéiformes, le mot baga qu'il convient de rapprocher du mot vieux-slave bogû (russe, bog). Le sens de baga est incertain ; peut-être signifie-t-il distributeur de bonheur ou de malheur; peut-être a-t-il simplement le sens de maître, comme l'anglais lord. Parmi les dieux de l'Avesta, il faut distinguer tout d'abord le groupe des divinités ahuras qui se groupent autour d'Ahura Mazda; à côté d'elles apparaissent des dieux populaires qui n'appartiennent pas primitivement
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au mazdéisme, et enfin toute une série de génies, de demi-dieux et de héros. En face de ce monde divin se dresse l'empire des démons, avec le mauvais génie A ngra Mainyu ou Ahriman à sa tête. Ahura Mazda (Auramazdâ dans les inscriptions cunéiformes; Ormazd dans les dialectes récents) signifie Maître ou Génie sage. Il est incontestable qu'Ahura est un ancien Asura des tribus iraniennes ; le nom de Mazda, avec lequel il est entré dans le système zoroastrien, lui donne un caractère spirituel, purement théologique. Dans une hymne il est célébré en ces termes : « J'offre ce sacrifice à Ahura Mazda le créateur, le lumineux, le majestueux, le plus élevé, le plus ferme, le plus intelligent, le plus beau de corps, le plus grand en pureté... qui nous a créés et formés, nous nourrit, qui est l'esprit le plus saint. » Ailleurs, il est traité de « Science et sagesse, bienfaisance suprême, protecteur et soutien invincible ». Ormazd apparaît donc tout d'abord comme purement spirituel, et souvent même comme une pure entité et, pour ainsi dire, dépourvu de toute forme corporelle; on l'appelle néanmoins le plus beau de corps, et même plus tard, on le représente sous l'aspect d'un roi avec la tiare, l'anneau et le sceptre, et aussi avec des ailes. Mais ces représentations ne sont pas orthodoxes, et l'Avesta ne nous donne que fort peu d'occasions de nous figurer Ahura Mazda de manière sensible. De même il est bien difficile de lui donner des attributs physiques. Parce que son séjour est le domaine du jour, et parce qu'il dispose des forces salutaires du monde, il n'est pas, tant s'en faut, un dieu de la nature, et bien moins encore une force naturelle : la conception traditionnelle d'après laquelle la lutte d'Ormazd et d'Ahriman est celle du jour et de la nuit est mal appuyée par l'Avesta. Au point de vue intellectuel Ahura Mazda est avant tout celui qui possède la connaissance parfaite; c'est-àdire qui distingue exactement le bien et le mal, ou, comme il est dit plus fréquemment, la vérité et l'erreur. C'est cette faculté qui le rend supérieur au mal, dont la faiblesse réside dans la confusion et l'ignorance de soi-même. Au point de vue moral, enfin, il est l'être saint et bienfaisant. Il est saint parce que rien de mauvais ni de mal ne le touche jamais, parce qu'il est absolument pur, c'est-à-dire, dans l'action, parfaitement juste. Les trois idées de sainteté, de pureté et de justice forment dans l'Avesta un tout inséparable. L'empire suprême qu'Ahura Mazda exerce sur le monde de la pureté est fondé sur la création ; bien qu'il soit souvent nommé le créateur de toute chose, il n'apparaît guère, en théologie, que comme l'auteur de cette partie du monde qui constitue le domaine du bien. Les hommes, qui, par nature, ont le libre choix entre le bien et le mal, se placent cependant parmi les créatures d'Ormazd. Pour les hommes pieux, qui croient en lui et se conforment à ses justes lois, il est à la fois le bienfaiteur, le soutien, et le protecteur. Et il ne soutient pas seulement le fidèle, mais la nature entière, et il la secourt en temps opportun avec l'aide de ses bons génies, en sorte qu'elle ne se corrompe ni ne se flétrisse, qu'elle ne s'écroule ni ne
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disparaisse. Cette activité conservatrice n'est pas seulement utilitaire' c'est l'une des formes du grand devoir religieux, qui est de garder le monde des atteintes du mal, et de le vaincre avec les forces réunies du monde du bien et de la pureté. Bien qu'Ahura Mazda soit l'invincible, le plus ferme, le plus fort, le plus glorieux, sa puissance a des limites. Il partage le pouvoir, tant que ce monde dure, avec Ahriman, et il ne remportera la victoire sur l'adversaire qu'avec l'aide de toutes les puissances pures, et avant tout grâce à l'intervention des fidèles du mazdéisme. Telle est la pensée fondamentale de l'Avesta, qui détermine pour l'homme le devoir de sa vie et le critérium de ses actes. Les mythes, les spéculations, la morale et le culte de Zoroastre se ramènent tous plus ou moins à cette lutte, et à l'intervention de l'humanité dans la victoire remportée sur Ahriman le Mauvais. Avant d'étudier de plus près ce dernier, sa nature et son action, il convient de fixer tout d'abord notre attention sur les créatures du royaume d'Ahura. Autour d Ormazd se groupe sa maison de domestiques et de vassaux, les sept Ameshas Spcntas, c'est-à-dire les saints immortels (ameshas = skr. amrta = a(u.ppoToç). Les Ameshas Spentas sont les maîtres au puissant regard, les exaltés, les forts, les fidèles d'Ahura, les incomparablement justes, qui tous les sept ont la même pensée, prononcent la même parole, accomplissent le même acte; qui reconnaissent tous le même père et seigneur, le créateur Ahura Mazda; chacun pénètre l'âme de l'autre, ils ont toujours présentes les bonnes pensées, les bonnes paroles et les bonnes actions et ils contemplent le Paradis; leurs sentiers sont lumineux et ils secourent ceux qui offrent le sacrifice. (Vaskt 17.) Le caractère des Ameshas Spentas ressort immédiatement de leurs noms. Les deux plus grands, qui forment souvent avec Ormazd une sorte de trinité, sont Vohu Manô, la bonne pensée, et Asha Vahishta, la plus parfaite justice; puis viennent Khshathra Vairya, le règne de la volonté (divine), Spenta Armaiti, la sainte humilité, et le couple Haurvatàt et Ameretât, la santé et l'immortalité. Le septième est Sraosha, l'obéissance, à moins que le nombre des Ameshas Spentas ne soit complété par Ahura Mazda lui-même, qui serait le premier d'entre eux. Le caractère purement abstrait de tous ces noms a amené J. Damesteter à se demander si l'on n'avait pas affaire ici à des idées philosophiques tardives et étrangères. Il pensait au néoplatonisme, surtout tel que le concevait Philon, et admettait en principe que l'Avesta tel que nous le possédons était, en partie du moins, la retraduction d'un Avesta traduit lui-même en grec, et que c'était à la faveur de cette reconstitution artificielle du texte sacré que ces idées s'y étaient glissées. Il poussait même son audacieuse hypothèse jusqu'à affirmer que les Gâthâs, où les Ameshas Spentas apparaissent avec une fréquence remarquable, étaient, tant parce fait qu'à cause de leur langue, la partie la plus récente et la plus artificielle de l'Avesta. Telle est l'étrange hypothèse à laquelle on a eu recours afin d'expliquer
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ce qu'il y a de surprenant dans le caractère allégorique et abstrait des Àmeshas Spentas. Cette personnification de purs concepts n'en constitue pas moins un trait essentiel, très ancien et même assurément primitif de la doctrine zoroastrienne. Mais il est impossible de déterminer sur quel sol ont poussé de pareilles conceptions. Peut-être y a-t;il lieu de songer à quelque culte ancien des éléments, auxquels d'ailleurs les Ameslias Spentas sont liés étroitement. Ainsi Asha Vahisha est le génie du feu, Spenla Armaiti, celui de la terre, Khshathra Vairya, celui des métaux, Vohu Manô, celui du bétail, et enfin Eaurvatât et Ameretâl, ceux des plantes et des eaux. Cette union est ancienne; elle se trouve dès les Gâthàs; elle est si étroite que le seul nom de Vohu Manô, par exemple, sert à l'occasion à désigner le bétail, ou même la peau d'un animal, et que Khshathra Vairya indique toute espèce de métal ou d'objet en métal, un couteau par exemple. Mais il faut reconnaître que la matérialisation des Ameshas Spentas s'est accentuée avec le temps, et a fini par effacer presque absolument leur caractère primitif dans la religion populaire de l'époque des Parthes; y a-t-il eu là un retour à des formes primitives, ou une fusion avec des dieux populaires de divinités abstraites à l'origine, c'est ce que nous ne pouvons déterminer que dans un cas seulement, celui de Spenla Armaiti, qui est une ancienne déesse terrestre. Par ailleurs, les deux aspects spirituel et physique des Ameshas Spentas n'ont aucun point de contact, ni aucun lien logique. Comment l'un est issu de l'autre, c'est ce qu'il est impossible de définir dans la plupart des cas. Pour ce qui concerne Haurvatât et Ameretât, l'association établie entre les plantes et la guérison, l'eau et le rajeunissement, se retrouve chez d'autres peuples, dans nombre de symboles et d'usages. En fait, la relation que nous présente lAvesta entre l'Amesha Spenta et l'élément qui lui correspond, est purement extérieure ; c'est une surveillance, un gouvernement : Vohu Manô doit, outre son rôle dans le monde spirituel, exercer sa protection sur le bétail; de même chez d'autres Ameshas Spentas. Car toutes choses d'icibas sont rangées, selon l'Avesta, dans un système de classes et de catégories dont chacune est placée sous la surintendance d'un être déterminé. Ce surintendant se nomme ratu; il est le représentant typique de sa catégorie (par exemple, le lièvre est le ratu des quadrupèdes) et en même temps le fonctionnaire qui la régit et la protège. Les ratu inférieurs sont subordonnés aux supérieurs, et à la tête sont les Ameshas Spentas, ratu suprêmes, qui, comme les satrapes du Grand Roi, gouvernent effectivement le monde au nom d'Ormazd et réalisent sa volonté. On voit par là comment les Ameshas Spentas représentent à la fois un domaine spirituel et un domaine matériel : l'être sous tous ses aspects est soumis à leur contrôle, et doit se conformer à eux. On comprendra aussi comment ces génies actifs devaient fatalement occuper souvent le premier rang dans l'esprit des fidèles, non seulement à titre de surveillants et de protecteurs, mais encore de créateurs, d'artistes, et de conducteurs du monde; cependant Ahura Mazda n'est pas pour cela lésé dans ses droits, car ce n'est toujours que la création de Mazda que les Ameshas Spentas ont faite, qu'ils gou-
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verncnt, développent et maintiennent. Eux-mêmes sont d'ailleurs ses créatures. La figuration des Ameshas Spentas est variée, comme leurs fonctions religieuses. En général ils sont représentés sous des traits personnelsSpenta Armaiti est une femme, et, en tant que déesse de la terre, la femme et la fille d'Ahura Mazda, la mère du premier homme Gayô Mare tan, et par lui de tout le genre humain. Au contraire Vohu Manô est mâle; c'est par lui, comme par un Logos, qu'Ormazd a créé la terre, car il n'est pas seulement le plus grand, mais encore le premier créé des Ameshas Spentas; par lui est révélée la loi, il est le portier céleste qui s'avance, de son siège d'or, au-devant de l'âme délivrée. C'est à Asha Vahishta, le génie de la justice, qu'est confiée avant tout la surveillance de la loi morale. De même que les mots asha dans l'Avesta et rla en sanskrit sont identiques, de même le rôle à'Asha est le même que celui de Rta dans l'ordonnance de l'Univers; aussi est-il l'intermédiaire d'Ormazd dans le gouvernement du monde; el le cas grammatical auquel son nom se trouve normalement est l'instrumental; car tout se fait par Asha. Dans l'autre monde, il veille à l'exécution des peines de l'enfer. D'un caractère plus spécialement abstrait, Khshathra Vairya représente le royaume où la volonté divine est maîtresse absolue; la béatitude que l'on espère, la perfection à laquelle tendent tous les efforts, se nomment tout simplement Khshathra Vairya. Le royaume de l'Avesta a le même sens prégnant que dans l'Eschatologie juive ou chrétienne. C'est un état futur, désiré, « le royaume qui est au-dessus de nous, nous le recherchons pour nous-mêmes et pour le propager et l'annoncer aux autres ». En raison de ce sens du mot, le corps de Khshthra Vairya est, outre le métal, la lumière ou le feu céleste. Hauro'atii et Ameretât sont de pures abstractions. Grammaticalement, avec leurs suffixes leurs noms répondent aux abstraits féminins du grec en —; ils sont conçus comme idées pures de la perfection et de l'immortalité dans l'autre monde. Au contraire, l'Amesha Spenta, qui est venu s'ajouter par la suite aux précédents Sraosha, l'obéissance, se présente sous une forme vivante et plastique : « Sraosha, le pur, le bien formé, le combattant victorieux, le protecteur du monde, le surveillant d'Asha ». C'est d'abord un dieu prêtre: c'est lui qui a le premier disposé les brindilles du sacrifice (baresman), récité les Gâthâs, sacrifié aux Ameshas Spentas. Il est aussi le messager des dieux, celui qui prépare le sacrifice, ou annonce le sacrifice préparé; de là probablement son nom d'obéissant. Dans l'une et l'autre charge il rappelle Agni. Dans la Nature, Sraosha est le dieu de l'aube; le coq lui est consacré, le coq qui appelle les hommes au travail et au mouvement. Pendant la nuit il protège le foyer et la maison ; il est surtout secourable aux pauvres; en général, il est le zélé protecteur des fidèles de Mazda;il défend, le bras levé, la création de Mazda contre l'assaut des démons. Il a toujours à faire; il ne peut plus jamais dormir depuis que les deux Esprits se sont divisés, et que l'Univers est en proie à la guerre. Tous les démons plient devant lui ; épouvantés, ils fuient vers l'enfer. Mais le haut
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fait de Sraosha, c'est sa lutte contre le monstre Aêshma Daêva, le démon de la concupiscence (l'Asmodée du livre de Tobie). « D'une arme invincible, il lui fait de sanglantes blessures, il lui brise le crâne et le dompte comme le fort fait le faible ». Son extérieur répond à cet exploit. Il est le plus fort, le plus vaillant, le plus rapide des jeunes hommes; il va, guerrier armé du javelot, traîné par quatre coursiers blancs, lumineux, rapides, aux sabots d'or; son temple de gloire, soutenu par mille colonnes, se dresse sur l'Elburz; l'intérieur en est illuminé de sa lumière propre; l'extérieur a l'éclat des étoiles. L'activité protectrice de Sraosha s'étend aussi sur la vie future de l'homme. Messager divin, il est le guide des morts, qui accompagne les âmes des défunts dans leur voyage périlleux. A lui aussi revient le jugement de ces morts. Mais là ne se borne pas son rôle dans la préparation de la vie future ; il prend encore part à la lutte contre les démons, aux côtés d'Ormazd. A la fin des temps, il livre le combat contre Aêshma Daêva, et c'est seulement après qu'il a vaincu le Mauvais, qu'Ormazd peut établir le règne de la perfection et ouvrir le paradis aux bienheureux. Probablement Sraosha est le produit de la fusion de plusieurs divinités, dont quelques-unes étaient vraiment populaires. Il n'apparaît que tardivement comme dieu entièrement formé, et semble avoir été primitivement lié à Mithra, qui avait été écarté par le zoroastrisme ancien. L'origine du Mithra perse est inconnue, ainsi qu'il a été dit plus haut ; il n'apparaît que dans l'Avesta postérieur, mais avec la puissance, la pompe, et les prétentions d'une divinité déjà bien naturalisée. Le début du Yasht de Mithra, où il est dit qu'Ahura Mazda a créé Mithra aussi grand et aussi vénérable que lui-même, trahit cependant une divinité tard venue et qui n'est adoptée que grâce à un artifice théologique. Mithra signifie dans l'Avesta fidélité, serme?it (de même en sanskrit mitram = ami). L'accord avec Mithra, c'est donc, dans l'Avesta, le maintien de la fidélité ou du serment; tromper Mithra et se parjurer ne sont qu'une seule chose; et celui qui se rend coupable de ce crime souille le pays autant que cent infidèles, et s'expose à la colère de Mithra aux mille yeux, aux mille oreilles, de Mithra le vigilant, le combattant rapide, aux coursiers de qui personne ne saurait échapper. Sur-le-champ le dieu hostile et courroucé détruit la maison, le village, le district, le pays où se trouve celui qui manque à lui et à son serment. En revanche il donne le bonheur, la bénédiction et la victoire à celui qui lui reste fidèle et qui l'honore, selon la justice et la piété, par des sacrifices. Il est nommé Mithra « aux vastes campagnes » et il n'est guère douteux que ces vastes campagnes aussi bien que les « larges fenêtres » qui lui sont attribuées ne désignent le ciel. S'il n'est pas lui-même dieu solaire, il est du moins le précurseur du soleil, celui « qui le premier d'entre les saints célestes, s'en vient par-dessus l'Elburz, précédant le soleil immortel », qui atteint le premier les beaux sommets dorés; de là, il découvre tout le domaine aryen. C'est donc, en tout cas, une apparition lumineuse facile à confondre avec le soleil.
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En sa qualité de dispensateur de la lumière, Mithra est envers les siens essentiellement bienveillant. L'abondance, la force, la victoire, la prospérité, le bien-être spirituel, la bonne renommée, la sagesse et la sainteté tels sont les dons qu'on ne lui demande jamais en vain. Il a déjà été et il sera encore fait mention de Mithra comme juge des morts. La conclusion que nous avons tirée de là, à savoir la haute antiquité de Mithra. est fondée sur l'analogie mythologique. Le rôle de juge des âmes humaines semble avoir été réservé souvent aux divinités anciennes ; il est difficile d'admettre qu'un dieu étranger, ou qu'un parvenu ait été revêtu précisément de cette charge. La forme juvénile qu'il revêt dans les Yashts, et sous laquelle il conquiert plus tard la moitié du monde, tiendrait donc à une renaissance de l'antique divinité, à moitié effacée. Mithra est bien plus concret, vivant, et mêlé à la Nature que toutes les divinités qui relèvent d'Ahura, et ses relations avec l'homme sont d'un genre bien plus primitif: il récompense et châtie sans intermédiaire ; il octroie et refuse des biens matériels. Et pourtant il a sa place marquée dans l'Avesta, grâce à la rigueur des règles morales auxquelles se conforment ses actes, et grâce à l'énergie avec laquelle il s'efforce d'abattre le mal, et sait procurer la victoire à la lumière et à la vérité. La déesse Anâhita diffère plus encore des dieux du cercle d'Ahura. Elle est mentionnée sous le nom de Anahata, en même temps que Mithra, dans ^inscription d'Artaxerxes Mnémon, et semble avoir été sinon introduite, du moins très favorisée par ce monarque. Son origine étrangère est évidente; son caractère et son culte témoignent d'une origine sémitique. Ardvl Sûra Anâhita, la forte Ardvi sans tache, est la déesse de l'eau et de la fécondité. Elle gonfle les cours d'eau et les lacs, afin qu'ils s'épanchent sur les sept parties dumonde; elle-même s'appelle le grand courant qui s'écoule des montagnes vers l'Océan. Elle donne aussi aux hommes la fécondité, elle met en l'homme la semence, en la femme le germe; elle donne à cette dernière l'heureux accouchement, et gonfle ses seins de lait. Anâhita elle-même est représentée comme une femme puissante, forte et grande, belle et lumineuse, aux bras blancs et arrondis ; elle va, traînée par quatre superbes chevaux blancs, vainc les démons, rend heureux lés fidèles; elle recherche les louanges des hommes, et est célébrée par eux. Tous les héros ont sacrifié en son honneur ainsi qu'Ahura Mazda luimême, et elle a exaucé leurs vœux. Son culte était célébré, selon Strabon, avec un cérémonial compliqué, au bord des cours d'eaux et des lacs. Dans ses temples (il y en eut jusqu'au fond de l'Arménie) des jeunes filles se prostituaient, dit-on, en l'honneur de la déesse ; l'écrivain grec rapporte que les filles des meilleures maisons se consacraient à ce service sans encourir aucun blâme. Ce trait, qui s'accorde peu avec le mazdéisme, ainsi que l'aspect même de la déesse que l'on représentait les seins gonflés, confirme l'hypothèse qui veut que nous soyons en présence de l'une des formes du culte de Mylitta ou d'Astarté, qui s'étendait sur toute l'Asie antérieure. ( Yasht o — Windischmann, Die persische Anâhita, I806.)
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On trouve mentionnés souvent les anges gardiens, les Fravashis (persan : farvars) ; un long hymne leur est consacré en entier ( Yasht 13). Leur nom, dont le sens est obscur, a une forme bien zoroastrienne ; leur existence se rattache à la croyance mazdéenne que chaque fidèle porte en lui un ange, qui le protège contre les démons, et l'aide à acquérir la félicité. Mais il n'y a pas de doute que la conception de la Fravashi ne remonte bien plus haut, et ne repose sur un culte primitif des ancêtres. Chaque fravashi a sa famille ou son domaine; elle fournit d'eau son canton, afin que la terre prospère et se rajeunisse; elle défend les siens contre leurs ennemis et est spécialement chargée d'éloigner les démons. « Elles sont plus grandes, plus fortes, plus victorieuses qu'on ne saurait l'exprimer en paroles; où se trouvent des hommes prêts à sacrifier, elles arrivent par myriades ; elles luttent dans les combats, chacune pour son habitation et son foyer, comme un héros, un guerrier sur son char, ceint de son,carquois a coutume de se défendre. Lorsqu'elles ne sont pas irritées, mais satisfaites et favorables à l'homme, elles viennent à son aide, descendent en volant vers lui, comme des oiseaux aux belles ailes; elles sont, pour lui, Fépée et le bouclier, l'attaque et la défense contre les mauvais génies, les hérétiques violents et Ahriman l'infidèle, qui répand la mort, de même que l'homme fort est le protecteur du faible. » [Cf. Soderblom, les Fravashis, Revue de l'Histoire des Religions, 1899.]
§ 98. — Le royaume du mal.
« EL au commencement étaient les deux esprits, qui existaient comme jumeaux et aussi chacun pour soi. » — « Et lorsque les deux Esprits se rencontrèrent, ils établirent tout d'abord la vie et la mort, et que l'enfer appartiendrait finalement aux méchants, le ciel aux justes. » — « De ces deux esprits, l'infidèle choisit de faire le mal, mais celui qui est saint d'exercer la justice et il choisit ceux qui par des actes purs méritent la reconnaissance d'Ahura Mazda. » L'une de ces antiques Gâthâs ( Yasna, 30) qui enferme comme la moelle et le cœur de tout l'Avesta, nous découvre les lignes principales de la conception du monde des anciens Perses, le dualisme très net qui règne par le monde entier. Les deux puissances maîtresses de la vie, le Bien et le Mal, sont posées l'une en face de l'autre comme deux principes spirituels, irréductibles et contemporains; elles pétrissent et choisissent chacune leur monde, l'une la mort, les méchants et, à leur intention, l'enfer, l'autre la vie, la justice, l'humanité pieuse, et, à son intention, le ciel. La vie du monde est une lutte éternelle entre ces deux puissances, son but est la défaite et l'anéantissement du mal, en vue d'établir le pouvoir absolu d'Ormazd et de ses fidèles. Ahriman, dans l'Avesta Angrô Mainyu, tel est le nom du Prince des méchants ; il signifie le mauvais esprit, proprement l'esprit du tourment et de la souffrance. Cet Ahriman est, comme
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Ormazd, une puissance purement spirituelle, un être tout abstrait' il n'agit pas comme diable vivant, mais plutôt comme principe du mal et de l'insubordination ; Ormazd d'ailleurs n'est en face de lui qu'un principe, et apparaît toujours dans les controverses comme Spenla Mainyù, esprit saint. De même qu'Ormazd est entouré de ses génies immortels, Ahriman se trouve à la tête d'une armée innombrable de démons, de sorcières, et de mauvais génies qui accomplissent dans le monde ses mauvais desseins. Leur nom générique est daêva (persan : dêv), nom des dieux dans une ère religieuse antérieure. D'après leur essence ils sont nommés aussi drukhs, d'une racine, druj, qui a le sens de mentir. Les démons sont souvent conçus à priori comme esprits du mensonge; l'imposture dont ils sont coupables consiste à donner le mal pour le bien, mais aussi à les confondre; car ils s'y trompent eux-mêmes, et Ahriman ne croit pas seulement qu'il pourra faire triompher le mal, mais encore que par cette victoire il donnera le bonheur aux siens. D'ordinaire druj désigne des démons féminins de rang inférieur, dont l'un est la Druj par excellence. Elle cohabite avec des hommes impurs et pécheurs, et procrée avec eux toute espèce de maux; elle a quatre amants : celui qui ne fait pas l'aumône au fidèle, celui qui souille son pied de sa propre urine, celui qui perd sa semence, et celui qui ne porte pas la ceinture sacrée. Expier ces péchés, c'est lui arracher le fruit de son ventre, comme un loup. Le monde entier est plein de dêvs et de drujs ; ils s'agitent dans tous les coins ; pas une demeure, pas un être humain n'est à l'abri de leur approche; des purifications et des sacrifices journaliers, des prières et des conjurations sont nécessaires pour les écarter. Tout ce qui est misère, corruption ou abomination, tout péché, toute ignominie a son démon : la maladie et la mort, l'hiver et la famine, l'inconduite et l'ivresse, l'envie et l'orgueil, — tout mal, tout vice sont l'œuvre d'un démon déterminé. A ces personnifications de chacun des maux d'ici-bas, s'ajoute l'infinité des mauvais esprits populaires : les yâtus, les sorciers, qui apparaissent aussi dans les Vedas et pratiquent les métamorphoses, et les jongleurs perfides avec eux, les pairikas, les méchantes fées ou sorcières, plus connues sous le nom persan moderne de péris ; d'autres sorcières encore, comme les jainis, les avides, qui veulent ravir au prêtre le Soma, et dont il faut débarrasser le liquide. Le monde des démons s'accroît sans cesse, car tous les hérétiques, infidèles et pécheurs graves, sont considérés dès cette vie comme démons, et, après sa mort, celui qui ne s'est pas converti devient un spectre infernal. La tendance des Perses à considérer tout ce qui leur est hostile comme diabolique a fait entrer dans l'armée du mal tous leurs ennemis; dans les derniers écrits avestiques on retrouve comme démons non seulement les Touraniens, mais encore les Grecs et les Romains, les Turcs et les Arabes, qui dans les luttes suprêmes apparaissent comme les forces armées d'Ahriman. L'extérieur des démons varie selon leur origine et leur genre d'activité; selon la doctrine zoroastrienne orthodoxe, ils sont invisibles, mais ils se montrent dans l'Avesta même sous un aspect très matériel;
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d'autre part, leurs actes et les parties de leur corps portent des noms spéciaux, les plus grossiers de la langue populaire, car le dualisme s'étend au vocabulaire de l'Avesta. Ils habitent au nord, et recherchent d'ailleurs constamment le froid et la nuit; mais ils se logent aussi dans les lieux écartés, cimetières, déserts et montagnes : à l'intérieur de la terre se trouve aussi, comme dans toutes les mythologies d'ailleurs, un enfer pour les démons ; le siège primitif d'Ahriman est placé dans l'abîme. Le but des Daèvas est de conquérir si possible l'empire du monde, ce qui revient à triompher d'Ormazd. Leurs moyens pour arriver à la victoire sont d'une part le ravage et l'occupation du monde mazdéen, d'autre part la séduction et la conquête de ses fidèles. La lutte a pour champ le monde entier. Dès la création, Ahriman apparut et à chaque œuvre bénie d'Ormazd, il opposa quelque défaut ou quelque fléau qui dût la ruiner : mauvaise terre, mauvais climat, insectes venimeux, désirs pervers, péchés, etc. La nature est donc tout d'abord le rendezvous des démons. Le mal cherche à atteindre les sources mêmes de la vie. « Quand Ahriman attaqua la création d'Asha, Vohu Manô et le Feu s'interposèrent et eurent raison de l'hostilité du trompeur Ahriman, en sorte que l'eau ne cessa point de couler, ni les plantes de pousser; au contraire, les bonnes eaux jaillirent aussitôt et les plantes s'élancèrent. » Ainsi la stérilité est le but immuable des démons : ils font leur séjour préféré de tout ce qui est nu et désert, marécages et fondrières, rocs et landes, et l'on reconnaissait l'ouvrage des démons dans les gelées hivernales et les sécheresses estivales ; l'hymne de Tishtrya en est une preuve suffisante. Dans le monde des vivants, Ahriman répand la maladie et la mort. Il a envoyé sur terre 9999 maladies, et Ormazd a été obligé d'aller trouver le vieil Airyaman, son parent, et de le décider, par de grandes promesses, a bannir ces maux. A ce caractère démoniaque des maladies répond cet aphorisme que des trois modes de guérison, couteau, potion et conjurations, c'est le troisième qu'il faut préférer toujours. Mais la notion de maladie s'étend dans l'Avesta à toutes les misères de l'humanité, et le péché lui-même est considéré dans son essence comme un état maladif causé par le diable. Aussi le salut est-il conçu souvent comme une guérison, et les dieux comme donnant la santé et la rétablissant, et riches non seulement de stratégie mystique, mais aussi de recettes médicales; semblablement la perfection à venir est conçue comme un rétablissement de la santé et de la pureté primitives. La mort est l'élément propre du diable, et Ahriman est constamment appelé « le plein de mort ». Pourtant il est à noter qu'il n'a intérêt qu'à la mort des fidèles d'Ormazd ; ses efforts, enseigne la théologie, tendent non à supprimer l'humanité, mais seulement à ruiner le monde mazdéen, aussi cherche-t-il la mort du fidèle, et lorsqu'il l'a atteinte il envoie aussitôt une druj s'emparer du cadavre, comme d'un butin qui lui revient à son empire. Plus le défunt a été pieux, plus le triomphe du diable est grand. Mais lorsque meurt l'un des siens, c'est une perte que pleure le royaume du mal. Ainsi donc partout où se trouve quelque chose d'inutile
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ou de gâté, partout où la maladie et la mort apparaissent dans le monde de Mazda, il y a des diables, il y a possession. Mais où se trouvent des démons, réside l'impureté, et tous les maux peuvent se résumer en cette seule idée. Défricher les déserts, guérir les maladies, sanctifier la mort, c'est purifier l'impureté, chasser les démons. Sur cette base s'élève la vie entière des Iraniens; les tendances pratiques de la civilisation, les mœurs et usages autant que le culte lui-même ont leurs raisons d'être théologiques, et souvent leur source réelle dans cette espèce d'exorcisme : d'ailleurs selon la doctrine zoroastrienne, toute activité humaine bienfaisante est une lutte contre le mal, qui tend à aider Ormazd dans sa conquête du monde.
§ 99. — Le culte. A vrai dire, le mazdéisme n'est pas essentiellement une religion de culte, mais il va de soi que le culte est une face très importante de la vie religieuse. Par le service divin, les hommes et les dieux s'unissent pour combattre en commun le mal ; par le sacrifice et la prière, l'homme acquiert, d'une part, le secours des dieux, et leur communique, d'autre part, la force nécessaire pour lutter. C'est ce qui ressort du poème de Tishtrya où l'étoile dit : « Si les hommes m'invoquaient comme les autres dieux, je pourrais leur venir en aide à temps ». D'ailleurs l'idée que les dieux se nourrissent des sacrifices a existé chez les Perses, sans apparaître pourtant aussi nettement que dans la religion védique. Les prêtres qui dirigeaient le culte, bien qu'ils fussent désignés d'après l'Avesta par le mot Athravan, qui indiquait leurs fonctions, conservaient évidemment le nom primitif de mages. Les Grecs et probablement aussi le peuple les appelaient ainsi; les livres religieux de basse époque se servent aussi de ce même terme qui se retrouve aujourd'hui dans le mot Mobed. Les Athravans ne formaient pas une caste proprement dite, mais la dignité sacerdotale était ordinairement héréditaire, et l'accomplissement des devoirs sacerdotaux était rigoureusement réservé aux seuls prêtres. Celui qui avait accompli un sacrifice ou une purification sans en avoir le droit n'était pas seulement considéré, par les prêtres, comme ayant commis un péché mortel, il était de plus exposé aux plus graves châtiments et pouvait être décapité, écorché ou empalé. Les Athravans semblent avoir joui de certains revenus matériels. Nous savons qu'ils avaient de multiples bénéfices ; nous pouvons supposer que nombre de peines religieuses étaient susceptibles d'être rachetées au profit du temple ou de ses ministres. Pourtant on ne retrouve nulle trace dans l'Avesta de cette façon de courir après les sacrifices que déguisent si peu les Vedas; la conduite des Athravans est beaucoup plus digne que celle des Brahmanes. Les prêtres desservaient non seulement le service des temples, mais encore les cultes domestiques. Dans les deux cas, le rôle du prêtre paraît avoir un caractère mécanique et maussade. Le rituel perse n'était évidem-
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ment pas aussi difficile et compliqué que le rituel hindou, mais ne laissait en revanche aucune place à la pompe variée qui entoure si souvent les sacrifices védiques. Tisonner le feu sacré, verser le haoma, dresser les brindilles sacrées, sont des actes rituels qui s'accomplissent avec une minutie pédantesque; la récitation des hymnes et des prières, tantôt à haute voix, tantôt à demi-voix avec des répétitions et des refrains est monotone et creuse; quant aux invocations, il ne s'agit souvent, comme le montrent les Yashts, que de dévider des listes de noms interminables et vicies. Pourtant l'Avesta ne se contente pas pour le prêtre de l'exécution de ces cérémonies; il s'élève même jusqu'à exiger de lui des qualités morales qu'il est rare de trouver mentionnées chez les païens, ainsi que le prouve un passage du Vendîdâd (XVIlf ) : « Il en est plus d'un, vénérable Zoroastre,qui porte le bandeau, mais qui n'a pas ceint ses flancs de la loi. Et lorsqu'un pareil homme dit : « Je suis un Âthravan » il ment; ne le nomme pas Athravan, vénérable Zoroastre, dit Ormazd. Mais tu nommeras prêtre, vénérable Zoroastre, celui qui veille la nuit durant, qui désire la sagesse divine, qui permet à l'homme de se tenir sans crainte et le cœur joyeux près du pont de la mort, cette sagesse grâce à laquelle l'homme atteint la terre sainte et splendide du Paradis. » En ces mots se trouve formulée une exigence morale, quel que soit par ailleurs le sens du passage qui témoigne peut-être de quelque schisme. Le culte du feu, qui était la partie essentielle du service divin selon Zoroastre, n'est évidemment pas contemporain de la doctrine mazdéenne; c'est plutôt la base antique sur laquelle s'est élevée et développée la nouvelle religion. Ce culte n'était pas nécessairement un culte de temple; les Athravans avaient, comme aujourd'hui les Mobeds, des autels portatifs qui permettaient de célébrer le service divin n'importe où; mais le culte dans le temple était le principal, et les bâtiments consacrés étaient déjà très importants à une date fort ancienne. On peut se faire une idée de ces temples du feu d'après les ruines et les édifices modernes. La partie la plus sainte du temple est la chambre du feu; elle est à l'intérieur, soigneusement protégée, surtout contre l'invasion de la lumière; la salle doit être complètement obscure, le toit et les portes sont disposés à cet effet. Sur une pierre cubique, dans un vase de métal, rempli de cendres, brûle le feu sacré. Aucune main humaine ne doit le toucher, aucune haleine humaine ne doit le souiller, aussi les prêtres devaient-ils porter, durant le service, des gants et un bandeau couvrant la bouche et ils attisaient le feu avec des pinces et une pelle. Le feu est entretenu avec du bois purifié selon le rite ou mieux encore odorant, et c'est à ce foyer sacré que l'on vient prendre tout feu nouveau qui doit brûler dans les maisons. De nombreux fagots de bois et de brindilles destinés au sacrifice, des vases pour contenir le breuvage du sacrifice se trouvaient encore dans la salle où celui-ci se célébrait. D'autres salles étaient réservées aux hommages liturgiques, et les lavages sacrés se faisaient à la fontaine du temple; enfin un jardin orné d'arbres soigneusement entretenus était attaché au sanctuaire. Deux choses jouent dans les cérémonies du culte un rôle spécial : le
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haoma et les branchages sacrificiels. Ces derniers, appelés dans l'Avesta baresman et plus tard barsum, sont peut-être apparentés aux barhis védiques, à l'herbe sacrée. Mais on ne les étendait pas pour que les dieux pussent s'y asseoir, on les saisissait et on les levait comme des bâtonnets de prière, ou des rameaux magiques. En coupant le barsum sur l'arbre on devait réciter certaines formules, et observer certains rites, tenir compte de l'heure, tourner le visage vers le soleil, etc. ; on en livrait aux temples d'innombrables fagots ; c'était un moyen d'expiation des fautes rituelles. — Le haoma est évidemment le môme breuvage que le soma hindou, mais n'est pas dans l'Avesta aussi complètement divinisé que dans le Veda. Dans tous les textes qui célèbrent sa divinité, il reste la libation sacrificielle; mais sa haute importance générale ne le cède à celle d'aucun dieu ; bien mieux, les dieux et les héros lui ont sacrifié et l'ont prié. La célébration du haoma emplit tout l'Avesta postérieur; louanges à la terre, louanges aux nuages et à la pluie qui font pousser les bonnes plantes de Mazda, mais le haoma pousse aussi grâce aux louanges des hommes. Haoma le doré croît sur les plus hauts sommets de l'Elburz, c'est là qu'il est descendu du ciel, tout rempli de forces divines et salutaires ; haoma le divin peut tout donner, tout guérir. « Il donne richesses et progéniture, sagesse et félicité; il rend le cœur du pauvre pareil à celui du riche. Il chasse les maux qui viennent du diable, tous disparaissent à la fois de la demeure où l'on porte et loue haoma, le salutaire. Et pour celui qui flatte haoma comme son jeune fils, haoma est prêt à servir de remède. C'est, à la vérité, un héros fort, sage et saint que haoma ». Si l'on célèbre spécialement haoma, l'Avesta entier révèle une forte tendance générale à vénérer et à diviniser des instruments du culte, qt; aboutit presque à une sorte de fétichisme. Il n'est pas dit seulement que le moindre pressage du haoma ou même la moindre louange du haoma peut chasser 10 000 démons, mais on considère aussi les outils qui servent à le préparer comme des objets sacrés et de haute importance, à qui l'on doit l'hymne et la prière : « Nous adorons le mortier, ô sage, qui contient les branches de haoma ; nous adorons le pilon, ô sage, que je presse avec la force d'un homme » ; et quand le démon demande à Zoroastre avec quelles armes il anéantira le mal, celui-ci répond : « Le mortier sacré, la tasse sacrée, le haoma et les paroles que Mazda a enseignées, voilà mes armes! » De même sont adorés pour eux-mêmes les rites, et avant tout l'Écriture et la Loi ou Religion. « J'annonce et j'accomplis ce sacrifice en l'honneur de l'Écriture sainte qui est le droit, qui est la volonté du Seigneur; en l'honneur de la Loi, qui résiste aux démons, la loi de Zoroastre; en l'honneur de la longue tradition et de la bonne Religion mazdéenne. » De même l'on a composé des chants afin de célébrer les Gâthâs elles-mêmes, et ces chants n'appartiennent point aux morceaux les plus récents de l'Avesta. Dans toutes les cérémonies de la religion avestique, les conjurations, prières et actes de foi jouent un très grand rôle, à côté des chants du sacrifice proprement dits. La plupart des conjurations consistent, comme bien on peut penser, en imprécations passionnées à l'adresse des démons
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qu'il s'agit d'expulser; elles expriment parfois le renoncement au diable et à ses œuvres avec une réelle grandeur morale. C'est de même un trait remarquable, que l'on entre en relations avec les divinités non seulement par des invocations, mais encore par la confession de foi. Après la formule : « Je me détache du diable » vient cette phrase très nette : « Je confesse ma foi en Mazda » ; cette confession a même une formule précise et consacrée, caractéristique de l'Avesta dans VAhunô Vainjô. La «volonté du Seigneur » est la loi de justice, la récompense du ciel pour les œuvres que l'on accomplit ici-bas en faveur de Mazda ; Ahura donne le royaume à celui qui soulage les pauvres. » La rigueur morale de cette confession, est frappante .-justice, activité au service de Dieu, bienfaisance sont posées à la base des relations avec la divinité. Le second Credo des Mazdéens, tout aussi vénérable, est pareil : c'est l'Ashem vohu : « La justice est le bien le plus précieux; bienheureux celui dont la justice est parfaite. » Combien ces nobles confessions ont été travesties par le ritualisme pendant la décadence de la religion, c'est ce que montre assez un passage du Yasna : « Pourvu que l'on sache cette prière par cœur, et qu'on la récite sans fautes, on passe indemne, à travers la mort, à la félicité suprême ; si, au contraire, on en oublie un tiers ou un quart, on s'éloigne du ciel de la largeur et de la longueur de la terre. »
§ 100. — Purifications. Civilisation et mœurs.
La lutte contre l'impureté, la mort et le diable, dont le culte n'est qu'un épisode, nullement essentiel d'ailleurs, embrassait la vie entière des Perses et comportait une infinité de purifications et d'expiations, mais aussi sollicitait l'activité pratique et productive ainsi que la moralité consciente. La défense de la vie et de l'être vivant, qui est pour ainsi dire la devise des guerriers divins, est aussi le premier devoir de l'homme; on l'accomplit tout d'abord en s'abstenant ou se défendant de tout ce qui est mort ou possédé par les démons, et il faut recourir à un nombre infini de purifications difficiles, lorsque la vie a mis le fidèle en contact avec le monde défendu. U convient tout d'abord de préserver contre la mort ou la possession les choses les plus pures, les éléments sacrés. Le mode de sépulture si spécial des Perses répond à cette préoccupation; on punit de mort l'incinération des cadavres ; il y a même des règles précises pour purifier le feu souillé par cette abomination. En cas de mort, le premier devoir est d'éloigner le feu de la demeure; une casuistique minutieuse dénombre les cas où le feu est ou peut être souillé, par exemple, quand le pot où cuit la viande déborde, quand un oiseau qui s'est nourri do charogne rend ce qu'il a mangé sur une branche qui plus tard doit servir à alimenter le feu, etc. C'est une œuvre très méritoire que de préserver l'eau d'une souillure. Partout où se trouve quelque chose de mort, il faut détourner les eaux : ainsi il faut écarter l'eau de pluie des lieux où l'on expose les cadavres,
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et l'on ne peut qu'exceptionnellement en transporter quand il pleut Lorsqu'un mazdéen trouve une charogne dans l'eau, il doit la retirer de l'élément sacré ; l'eau souillée doit elle-même être détournée avant que quelqu'un ait pu boire au môme ruisseau ou à la même mare. De même pour le lait : lorsqu'une vache a mangé de l'herbe souillée par une charogne, son lait est inutilisable pour quelque temps. La terre est plus difficile à préserver, mais on fait tout son possible pour la purifier après coup. Le champ où l'on a trouvé un homme ou un chien mort doit rester en friche pendant une année entière; et celui qui jette intentionnellement un cadavre ou une charogne sur un champ doit expier lourdement ce crime. On purifie soigneusement tous les instruments de cuisine en contact avec les impuretés ; on préserve de même le bois, les matières animales, les habits, les couvertures, etc. Ce sont autant de règles d'hygiène, à vrai dire, sous forme d'expulsions de démons, ceux-ci étant cause de toute maladie et de toute impureté, hygiène qui nous paraît souvent absurde. Cette préoccupation ressort clairement d'une infinité de règles pour la purification rituelle du corps humain. Il faut noter ici que tout ce qui se sépare du corps vivant et n'est plus utilisable, est considéré comme mort et relève de l'empire d'Ahriman, excrétions de toutes sortes, cheveux et ongles coupés qui doivent être enterrés avec soin et avec des conjurations qui les rendent incapables de nuire. Naturellement les souillures sexuelles demandent une attention scrupuleuse; elles imposent à l'homme comme à la femme une longue série de purifications. On peut se faire une idée de ce que les femmes avaient à souffrir de cette rage de purification par l'exposé du traitement des fausses couches : dans un lieu sec, c'est-à-dire dépourvu d'eau, loin du feu, loin du bétail, loin des fidèles et des fagots de barsum, on doit élever un enclos de bois où la femme doit demeurer trois jours et trois nuits; là, elle boit la cendre mélangée à de l'urine de bœuf; plus tard, elle peut manger de petites portions de viande cuite; elle nepeut obtenir d'eau qu'après un certain nombre de cérémonies; l'élément sacré ne doit pas pénétrer dans son corps souillé. La femme est traitée semblablement pendant ses périodes normales d'impureté, et il est caractéristique qu'elle soit réduite à une diète sévère, afin que le diable meure de faim en elle. En cas de maladie, on recourt de préférence à des conjurations et, après rétablissement, on désinfecte soigneusement de mille manières. Toutefois l'exemple le plus clair de cérémonies purificatoires est fourni par les usages funéraires ; rien ne donne une image plus nette du caractère, de la minutie et de l'inlassable rigueur logique de leurs observances que leur manière d'apprêter et de faire disparaître les cadavres. Nous y reviendrons à propos des cérémonies funéraires et de la doctrine de l'au-delà. Les rites de purification consistaient, en dehors des cérémonies cultuelles, qui peuvent être considérées comme une manière de lutte officielle contre Ahriman, en conjurations et exorcismes de toute espèce, dont quelquesuns nous ont été transmis par l'Avesta. « Je dépose les Dêvs, les malins, les mauvais, les faux, les méchants; je me détache des Dêvs et des fidèles
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des Dêvs, des sorciers et des fauteurs des sorciers en pensées, en paroles, en actes et en signes, » — et toujours après l'exorcisme, on lit : « hors de cette maison, de ce village, de ce district, de ce pays. » Les moyens matériels sont les ablutions, qui se pratiquent largement soit dans les temples, soit dans les maisons. L'ablution la plus efficace, la première d'ordinaire, se faisait avec de l'urine de bœuf [gaomaêza ; parsi : aômez). L'urine de la vache sacrée est également chez les Hindous un antique moyen de purification légué par la tradition, qui primitivement était commun à tous les Indo-Européens; le breuvage répugnant des accouchées se retrouve dans l'Europe actuelle. Après les lavages avec le gômez venaient des ablutions avec l'eau, qui possède par elle-même une vertu purificatrice. C'est ainsi que le démon qui pénètre en celui qui a touché le cadavre d'un chien est chassé au moyen d'aspersions d'eau ; on décrit même avec l'exactitude la plus munitieuse comment il se retire peu à peu du corps de l'homme, à mesure que l'eau l'atteint, du sommet de la tète jusqu'à l'oreille, par où il sort; comment il bondit sur l'épaule droite, puis sur la gauche, sur la poitrine, sur le dos, etc., jusqu'à ce qu'enfin il se glisse hors du corps humain par le pouce du pied gauche, lorsque celui-ci est enfin aspergé d'eau. A côté des ablutions, les pénitences occupent une place importante comme agents de purification. Sans cesse, il est question dans l'Avesta de la cravache, dont doit être frappé celui qui a été souillé. Mais- le nombre de coups est d'ordinaire si fantastique, et si ridiculement hors de toute proportion avec la gravité de la faute, qu'il est impossible de considérer ces flagellations comme des châtiments usités; pour expier un meurtre, par exemple, il ne faut que 800 coups, tandis qu'il en faut 2 000 pour expier la perte séminale chez l'homme. En fait, un très petit nombre seulement de châtiments de ce genre étaient appliqués ; nous savons que très souvent ils étaient remplacés par des amendes; quant à la cravache, elle est décrite comme un aiguillon, un bâton pointu dont les coups aussi légers que nombreux servaient à expulser systématiquement le diable du corps, exactement comme l'on faisait au moyen des aspersions d'eau. L'expiation ne se bornait pas toujours à cette fatigante pénitence corporelle; on imposait encore au pécheur des œuvres qui servaient à l'expulsion des démons et à la défaite du mal, en dehors de son propre corps : ainsi, par exemple, de tuer des animaux ahrimaniens, serpents et scorpions, grenouilles et fourmis, ou bien de soigner et d'élever des animaux chers à Mazda, comme le chien. On fournit comme expiation d'innombrables fagots de barsum et de bois destiné aux sacrifices ou d'autres objets rituels utiles; on prescrit encore la construction de canaux et de ponts, la distribution de terres à mettre en valeur, le don d'outils de culture, la protection et la nourriture des pauvres, etc. ; car toutes ces œuvres servent à fortifier et étendre l'empire de Mazda, à restreindre celu d'Ahriman. C'est ainsi que dans la pratique même de l'expiation se dévoile ce souci de l'utilité, qui est un trait si intéressant de l'Avesta, et
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qui était d'ailleurs si bien d'accord avec le devoir essentiel, la protection de la vie. L'amour des Perses pour la vie active et productive apparaît partout dans l'Avesta. Non seulement l'art pastoral, qui a été idéalisé sous les traits et le nom de Yima, et qui est donné comme l'image de la splendeur du paradis, mais encore l'agriculture, sont représentés comme des œuvres de bénédiction et de beauté. A cette question : « Où la terre se sent-elle heureuse plus que partout ailleurs? » Ahura Mazda répond naturellement tout d'abord : « Là où l'on fait le plus de sacrifices, où l'on obéit le mieux aux lois, où l'on donne le plus de louanges aux dieux »; mais vient la seconde réponse : « Là où un fidèle élève une maison avec prêtre et bétail, avec femme et enfants; où le bétail prospère, où la sainteté prospère, ainsi que le fourrage, le chien, la femme, les enfants et toute bénédiction. » Et en troisième lieu il dit : « C'est là où le fidèle cultive le plus de céréales, d'herbe et de fruits ; où il irrigue le sol desséché et draine l'eau des terres détrempées. » « Car les terres qui restent longtemps en friche ne sont pas heureuses, elles attendent un maître, comme une vierge nubile, qui va sans enfants désirant l'homme; mais à celui qui soigne la terre de ses deux bras, elle donnera la richesse, comme une épouse aimée donne son enfant à l'homme. » A ce goût du travail des champs, se joint l'idée de son mérite religieux et de sa vertu sanctifiante. « Celui qui sème du pain, sème de la sainteté », prononce le Vendîdàd, et, avec une pesanteur toute populaire, il explique que lorsque l'orge lève, les dêvs prennent peur; lorsqu'elle est haute les dêvs sont en proie au vertige ; lorsque l'on moud le grain, les dêvs sont écrasés ; et qu'enfin ils ne peuvent demeurer dans la maison où entre le grain. Là où l'on est riche en grains, ils sentent comme un fer rouge qui leur entre dans la gorge. Des textes cités, il ressort clairement que le travail des champs n'est pas apprécié seulement pour le travail et la lutte, mais aussi à cause de la richesse et du capital qu'il assure. Une haute valeur est assignée à la propriété. Le maître de maison vaut mieux que le vagabond, le propriétaire mieux que le misérable, le père de famille mieux que celui qui n'a pas d'enfant; la pauvreté est une honte quand elle est due à la paresse. « Celui qui ne travaille pas la terre de ses deux mains, en vérité, celui-là doit se tenir dehors à la porte et mendier les reliefs des riches. » Le devoir de protéger et d'entretenir la vie est le plus fidèlement observé ; l'Avesta renferme encore une longue série de préceptes propres à assurer la conservation de la vie et la propagation de l'espèce. On n'y vante pas seulement la richesse en enfants, on ne l'y représente pas seulement comme un don désiré des dieux, on veille encore par des mesures sévères applicables aux relations sexuelles à ce que ni force ni germe ne se perdent; celui qui engrosse une femme doit l'entretenir jusqu'à la naissance de l'enfant ; celui qui entre en relations avec elle en temps défendu, ou cause la mort de l'enfant, est passible de la peine de mort. Toutes les formes de perversion sexuelle sont frappées avec la plus grande sévérité; ce sont des péchés capitaux inexpiables, qui font de l'homme un diable durant sa vie, un spectre démoniaque après sa mort.
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Que bon nombre de ces préceptes rentrent ou non sous la rubrique « pureté, impureté » plutôt que sous celle « civilisation », il n'en reste pas moins établi que l'utilité pratique, que l'intérêt matériel de la vie et de la production y est pris en considération. Cela est vrai par exemple de beaucoup des règles hygiéniques qui emplissent le Vendîdâd, relatives à la pureté de l'eau, du lait, du grain, du corps, et des vêtements ; elles sont en effet inexplicables, si l'on ne considère que l'intérêt pris à l'expulsion des démons; et elles n'auraient jamais été observées avec tant de diligence si l'on n'avait eu égard à la santé; et quand on lit, par exemple, que celui qui mange est préférable à celui qui ne mange pas, parce que celui-ci n'a de force ni pour accomplir des oeuvres pies, ni pour être maître de maison, ni pour faire des enfants, il semble naturel de songer à cette préoccupation immédiate de la vie, d'autant plus que la fin est la suivante : « Tous les êtres matériels vivent de manger; quand ils ne mangent pas, ils meurent et disparaissent. » Les règles rituelles et les préceptes utilitaires sont loin d'épuiser l'éthique de l'Avesta; on y enseigne avec non moins de force une certaine morale, dans le sens propre du mot, morale qui ne s'est pas seulement élevée à l'observance de formes définies et caractéristiques, mais jusqu'à un certain degré d'idéalisme. Voici, par exemple, une confession de foi qui donne une image vivante de la force éducatrice de la religion, dans le domaine moral : « Je maudis le diable; je me proclame adorateur de Mazda, disciple de Zoroastre, ennemi des Dêvs, et célèbre les Ameshas Spentas. Je m'interdis le vol et l'enlèvement du bétail; je m'interdis le pillage et le ravage des villages fidèles à Mazda. Je promets aux maîtres de maison libre circulation et libre habitation, afin qu'ils y résident avec leurs troupeaux. Sincèrement obéissant, la main levée, je le jure : je ne pillerai ni ne ravagerai désormais de communautés fidèles à Mazda, ni ne tirerai de vengeance corporelle ou sanglante. » La forte main de la religion élève tout un peuple au-dessus de la barbarie de l'état nomade ; et nous voyons par la formule de bénédiction qui suit, où elle a atteint en fait, et à quel niveau se haussait la conscience morale : « Que dans cette maison l'obéissance triomphe de la désobéissance, la vérité du mensonge, la paix de la discorde, la générosité de l'avarice, l'humilité de l'orgueil, la justice de l'injustice. » Les Grecs avaient déjà remarqué que la vérité avait pour les Perses une valeur toute particulière. Non seulement les renseignements sur l'éducation de la jeunesse, mais encore et surtout la remarque d'Hérodote que les Perses haïssaient d'abord le mensonge, et ensuite les dettes, parce qu'elles entraînent d'ordinaire les mensonges et la fraude, en témoignent. L'Avesta confirme d'ailleurs la justesse de cette affirmation; le mensonge et Ahriman y sont liés si étroitement, que non seulement les démons sont toujours traités de très faux et de très menteurs, parce qu'ils s'efforcent de tromper le monde avec leur fausse doctrine, mais que la fausseté en elle-même est donnée comme une œuvre du diable.
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La justice, dont le représentant céleste est l'Asha, est le côté pratique de la véracité; c'est une des préoccupations dominantes de l'Avesta. Elle est la norme de la vie du monde, tout comme Asha est le principe de toute existence bien ordonnée, tout comme l'établissement ou l'accomplissement de la justice est le but de l'évolution de l'univers. L'eschatologie avestique prévoit toute une série de jugements légaux, soigneusement pesés et contrôlés, conformes à la justice la plus inflexible. Nous savons que cette préoccupation de la justice portait des fruits, et que l'éducation des jeunes garçons la favorisait; l'anecdote de Gambyse faisant écorclier le juge injuste, et asseyant le fils sur le siège garni de la peau de son père, laisse paraître, dans la cruauté tout orientale du despote, la haute estime où l'on tenait d'instinct la justice. La fidélité, la troisième forme que revêt le principe essentiel de l'éthique, est consacrée comme idéal par son identification avec Mithra, et l'affirmation souvent répétée qu'il est aussi grave de rompre un serment que de nourrir cent hérésies; c'est un indice bien remarquable du sentiment des Perses sur les relations de la religion et de la morale. Que l'orthodoxie mazdéenne, rarement fanatique pourtant dans l'ancien temps, n'ait pas toujours respecté ce principe, on le comprend facilement; quelle est la diplomatie qui se pique de fidélité? La pureté sans cesse recommandée n'était pas uniquement liturgique; on prétendait également à une véritable pureté morale : c'est ce que montre surtout la morale sexuelle. Celle-ci se préoccupe sans doute avant tout du bien-être et de l'épanouissement matériel de la vie. Mais il est incontestable qu'une réelle pudeur et qu'un juste sentiment de la dignité humaine ont contribué à en élever les lois. La sévérité avec laquelle étaient réprimée la volupté contre nature, semble être issue souvent d'une véritable répulsion. Peut-être était-il nécessaire de réagir; mais c'est un honneur de l'avoir fait. Ce qui est particulièrement en harmonie avec l'esprit de l'Avesta, c'est le fréquent éloge du travail et de l'activité : la paresse et la mollesse sont diaboliques, et lorsqu'au matin le coq appelle au travail, c'est le démon Bûshyâsta, aux longues mains, qui tâche de convaincre les hommes de rester au lit. Il est remarquable en revanche que le courage soit à l'arriére—plan dans le code d'un peuple aussi guerrier ; il n'est vanté que rarement pour lui-même, et lorsqu'il n'est pas question de célébrer quelque vigoureuse coopération à la grande lutte universelle. On prône les sentiments pacifiques, et même Vhumilité, plus que les vertus guerrières. Le nom de la déesse Spenta Armaiti doit se traduire par humilité sainte, à condition pourtant de ne pas prendre ce terme dans un sens trop chrétien; Armaiti est donnée comme l'opposé de l'orgueil; la fierté est considérée comme une qualité démoniaque. Les sentiments de bienfaisance et de pitié que traduit souvent l'Avesta sont fort beaux. Déjà dans la confession de foi nous avons rencontré ce précepte : Le royaume du ciel à celui qui secourt les pauvres. On compte au nombre des amants de la Druj l'homme qui refuse une aumône au
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fidèle; et lorsque l'âme dans le ciel reçoit la louange de ses mérites, il lui est dit, entre autres choses : « Bienheureuse, parce que tu as cherché à convertir celui qui refusait son blé au pauvre. » Sraosha est célébré comme le plus bienveillant des protecteurs des pauvres; pendant les fêtes funéraires, on distribue aux pauvres de la commune des habits et des dons ; enfin on leur annonce en grande cérémonie quelle part le défunt leur a léguée de ses biens. Ce bel usage s'est conservé jusqu'aujourd'hui et, grâce à la richesse des Parsis de l'Inde, les legs de ce genre atteignent parfois une somme fort élevée. La bienveillance des Mazdéens n'a pas, il est vrai, le caractère d'un amour du prochain allant jusqu'au sacrifice ; elle n'a pas non plus le caractère d'universalité propre à la sympathie bouddhique; elle semble sortir d'un goût très méritoire du juste et du bien, à la mesure de leur bon sens. L'amour du prochain, tel qu'il apparaît dans l'Avesta, est pourtant imparfait : il ne dépassait jamais les limites de la communauté religieuse. On était indifférent à l'égard des hétérodoxes ; il était prescrit, par exemple, qu'un médecin devait essayer tout nouveau traitement sur deux nonmazdéens, et qu'il n'était pas responsable des suites ; la troisième épreuve seulement pouvait être tentée sur un Zoroastrien, et alors malheur au médecin qui le tuait. Le dualisme, en considérant une partie de l'humanité comme démoniaque, a été sur ce point fatal à la morale. La morale des Perses est très formaliste; elle veut, dans la vie individuelle, la vérité, la régularité et l'activité, dans la vie sociale, l'équité, la discipline et la concorde. Une telle morale est excellente quand il s'agit de créer une civilisation et une vie politique; la pureté de ses intentions, la rigueur des préceptes, donnent une impression de grandeur. Mais on trouve, au revers, une rigidité abstraite, qui ne peut s'adapter à la vie et qui arrive à l'entraver absurdement, et une dureté qui souvent tourne à la brutalité. C'est un trait de barbarie que cette incapacité de distinguer autre chose que le bien et le mal, le mal et le bien, qui exclut absolument toute la réalité intermédiaire, tout ce qu'il y a d'individuel et de spontané. Les sentiments désintéressés n'ont pas beaucoup pesé aux yeux des Mazdéens ; l'élément lyrique manque trop dans leur foi religieuse, où l'on sent trop peser l'esprit du juriste. La religion s'appelle la loi (daêna) dans l'Avesta, où il est impossible de distinguer par leurs noms ces deux concepts. Lorsque les préceptes d'une religion sont aussi délibérément considérés comme des lois posées par la divinité, leur transgression doit être envisagée comme une révolte contre la volonté divine, comme un péché. Le Vendîdâd tout entier peut être considéré comme un code des péchés ; sans cesse la question y revient : Lorsqu'un homme a commis ceci ou cela, quelle peine encourt-il, quelle expiation? Chaque péché a deux châtiments, l'un sur terre, l'autre au ciel. Le premier est évité par les purifications que l'on a vues plus haut, le second ne l'est qu'au moyen d'œuvres religieuses. Le cas de péché grave ordinaire est celui qui fait de l'homme un peshôtanu (homme qui doit expier clans son propre corps) : le
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peshôtanu reçoit au moins deux cents coups. Mais tous les péchés ne sauraient être pardonnés; il en est d'irréparables (anâperetha), qui ne le seront ni sur terre, ni au ciel, qui sont punis de mort ici-bas, de l'enfer dans l'au-delà : tels sont la crémation, l'absorption de charognes, les vices contre nature. La religion des Perses est donc dominée par le principe juridique de la compensation; le principe du pardon ne vaut que pour les châtiments célestes, il ne saurait lever ceux d'ici-bas. On l'obtient par le repentir, c'est-à-dire par l'aveu du péché et l'engagement de ne pas le commettre à nouveau; cette confession s'appelle palet; on la fait en bien des cas, elle est surtout usitée à l'approche de la mort, et dans les prières funéraires. Mais le patet ne peut sauver les hommes en véritable état de péché mortel et devenus sujets d'Ahriman, non plus que lever les châtiments matériels. Quand il est dit dans l'Avesta que la confession de foi mazdéenne enlève tous les péchés, il est à remarquer que cela ne s'applique qu'à celui qui a péché avant d'être Mazdéen, et qui le devient grâce à cette confession ; encore faut-il qu'il s'engage à les éviter désormais. L'Avesta ne parle donc point de justification par la seule foi.
§ 101. — La mort et l'au-delà. Eschatologie.
La mort n'était pour les Perses ni un anéantissement de l'homme, ni une dissolution ou fusion de l'âme dans la divinité. Ils croyaient à la persistance d'une vie individuelle et consciente, corporelle même, après la mort; cette vie devait être immortelle pour les Mazdéens, mais pour eux seuls. Car il ne s'agissait pas d'un simple prolongement : l'âme devait après la mort être soumise à un jugement approfondi, qui décidait de son sort futur. Aussi la mort était-elle pour les Perses un grave événement, qu'il fallait traverser sans heurts, et qui était par conséquent envisagé avec un intérêt passionné. Cet intérêt ne se colorait particulièrement ni de crainte ni de désir ; à la vérité, la séparation de l'âme et du corps qui se prolongeait quelque temps après la mort est appelée la route cruelle, effroyable, destructrice; mais la face obscure de l'existence n'était pas pour le Perse la mort, c'était le mal; et si l'enfer et l'anéantissement menaçaient le méchant, le Mazdéen pouvait espérer toujours en l'aide des bons génies, et compter sur son palel. Il était, vis-à-vis de la mort, grave, mais optimiste et toujours pratique. Les usages funéraires tiennent leur caractère de la relation qu'il y a entre la mort et les démons. L'instant même de la mort expose le Mazdéen à des dangers spéciaux, parce que les mauvais génies arrivent aussitôt, et il faut tout mettre en œuvre pour en préserver le mort et soi-même. Conjurations, purifications, prières et sacrifices sont mis en œuvre; ils sauvent le mort pendant tout le temps où il est exposé à une agression des dêvs.
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Quand la mort approche, les purifications commencent; on lave et habille de neuf le mourant; on va ensuite chercher le prêtre afin qu'il lui récite le palet, la confession des péchés, et qu'il lui verse dans la bouche ou l'oreille le haoma, le breuvage d'immortalité. Quand la mort est venue et que l'on a purifié à nouveau, puis posé le cadavre sur la civière, celui qui l'a préparé et ceux qui doivent le porter restent les seuls qui puissent le toucher. Car déjà avant l'instant fatal, Ahriman a envoyé près du lit de mort la Druj des cadavresTVcmt (cf. véxyç — neco), sous l'apparence d'une mouche à charognes, et le cadavre tombe au pouvoir de cette druj. Pour chasser le démon, on amène dans la chambre un chien à quatre yeux, c'est-à-dire pourvu de deux touffes sur le front; car le regard du chien, et surtout de cette espèce de chien, chasse les démons. (Le regard du chien (Sag-dîd) est encore employé pour d'autres exorcismes.) Ensuite on consacre, on désinfecte la chambre par le feu; le bois odorant, le santal, par exemple, est employé de préférence. Le prêtre convoqué est assis auprès du vase contenant le feu, à trois pas au moins du mort, et récite sans cesse les prières tirées de l'Avesta. Deux personnes au moins doivent demeurer continuellement auprès du cadavre, afin d'en écarter les démons; les porteurs, qui viennent peu après, doivent aussi être au nombre de deux. Puis le cadavre est enlevé sur une civière en fer, jamais en bois, le bois étant poreux; ils sont vêtus de blanc, protégés avec grand soin contre les souillures; le mort est accompagné jusqu'à la dernière demeure par les parents, les amis, les prêtres. Ce transport n'a jamais lieu la nuit, et exceptionnellement par un temps de pluie, afin que les démons n'aient pas trop de force et que l'eau, élément sacré, ne soit pas souillé. Le lieu où l'on porte le cadavre est le dakhma, la « tour du silence »,, lieu impur, éloigné de la vie; tous ceux qui portent le deuil doivent prendre congé du cadavre loin de ce lieu, se purifier et prier. Le dakhma est une construction cylindrique, vaste et haute de 12 pieds environ, dont le toit est organisé de façon à recevoir les cadavres ; la pente descend de la périphérie vers le centre, où se trouve une ouverture fermée d'un couvercle ; les cadavres sont disposés sur le toit en cercles concentriques et tout nus ; ils sont exposés ainsi à l'action des éléments, aux animaux de proie, qui grimpent sur le dakhma, surtout aux corbeaux et aux vautours qui partout entourent les tours mortuaires. Quand le cadavre a été dépecé ou desséché, le squelette est jeté par les porteurs dans le puits central, où il reste autant que dure le dakhma; en effet, après une série d'années, le dakhma doit être abattu; c'est là une tâche très méritoire à laquelle est attaché le pardon de bien des péchés, mais qui n'a probablement été exécutée que rarement dans l'antiquité, et qui ne l'est plus du tout aujourd'hui. Le dakhma a pour objet de fournir une sépulture qui souille aussi peu que possible les éléments saints. Le feu n'y est pas employé du tout; l'eau est dérivée loin des cadavres disposés en pente, aussi rapidement et aussi proprement que possible, grâce à tout un système de drains et de filtres
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renfermé dans les parois mêmes du dakhma; quant au contact avec la terre, il est symboliquement aboli au moyen de fils d'or ou de laine dont on entoure les quatre piliers fondamentaux sur lesquels repose la bâtisse et qui signifient que le tout flotte en quelque sorte en l'air. Contre ce dernier élément il n'est pas de protection possible ; on s'en repose avant tout sur les animaux et les oiseaux impurs qui mangent les cadavres. Il y a encore quelques dakhmas chez les Parsis de l'Inde; on les appelle maintenant tours du silence, parce qu'ils se trouvent dans des lieux déserts; seuls les porteurs de cadavres habitent dans leurs environs. Il va de soi que les démons avec leurs maladies et leurs impuretés fréquentent ces lieux, y sautent et dansent chaque nuit, mangent, boivent et s'accouplent; tout cela est raconté en détail dans l'Avesta. Le premier jour qui suit les funérailles, commencent les fêtes funéraires en l'honneur du mort. Elles durent trois jours, car il faut trois jours pour que l'âme soit complètement détachée de l'enveloppe terrestre, et que son voyage vers l'au-delà soit achevé. Les fêtes funéraires sont célébrées partie au foyer même, partie au temple du feu le plus proche. Non loin de la maison du mort, à la place où son cadavre a été posé avant d'être emporté, on allume un feu qui brûle pendant trois jours, et une lampe qui en dure neuf; on dispose au même endroit une cruche pleine d'eau, où les parents du défunt portent matin et soir des fleurs fraîches. Pendant les trois jours, les parents les plus proches doivent s'abstenir de toute viande, et renoncer à préparer aucun mets dans la maison ; on y récite en grande solennité les Gdhs journalières et on les accompagne de nombreux palets et invocations à Sraosha. Mais le point culminant des fêtes qui se font à la maison est la cérémonie qui a lieu le soir, du moment où s'allument les étoiles jusqu'à minuit : ['Afrîngân ou fête de bénédiction, célébrée en l'honneur de Sraosha. Les deux prêtres, le Zôt et le Raspi, s'asseyent l'un en face de l'autre, se tendent des fleurs, en récitant YAshem Vohu et d'autres prières; l'hymne Dahma ûfriti, la Bénédiction du juste, est le chant de la fête. La fête célébrée au temple, et qui commence le lendemain, ressemble à une messe des morts ; au point de vue liturgique, c'est une offrande de pain à Sraosha. Le pain plat, draôna ou darûn, a donné son nom (Srôsh darûn) à la fête et à la série d'hymnes qui s'y rattache; il est distribué aux assistants à la fin de la cérémonie, comme une hostie; suivent des offrandes de haoma et des récitations du Yasna ou même du Vendîdâd. Le troisième jour, prêtres, parents et amis se réunissent en une fête commune où le patet est à nouveau la partie principale ; viennent ensuite des aumônes aux pauvres ; enfin l'on proclame solennellement les legs faits par le défunt à la communauté; s'ils sont considérables, ils appellent des marques d'honneur et de reconnaissance. Le quatrième jour, à la première pointe de l'aurore, la fête atteint son point culminant; c'est én effet à ce moment même que se décide le sort de l'âme ; aussi faut-il être infatigable en prières, généreux en sacrifices ; encore une fois on offre des darûns à Sraosha ; on sacrifie aussi aux fravashis
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des justes. C'est là la fin de la fête religieuse, et on donne alors aux participants tout ce qu'il faut pour se remettre de leurs fatigues. Parmi les dons distribués pendant le repas figurent des vêtements neufs pour les prêtres et les pauvres ; car si l'on ne donnait pas de vêtements aux prêtres, le défunt paraîtrait nu au jour du jugement dernier et serait rempli de honte. Le but de ces cérémonies est d'aider l'âme dans son voyage vers le ciel et de la recommander à Sraosha, son guide. L'âme dépourvue de corps est en effet tendre et délicate autant qu'un nouveau-né; elle ne sait pas trouver son chemin, il faut que Sraosha s'occupe d'elle comme une sagefemme attentive; qu'elle soit soignée et nourrie comme un enfant, et fortifiée contre les fatigues de l'épouvantable route; il faut brûler des feux sur la terre en grand nombre pour écarter d'elle les démons. En effet, pendant que Sraosha, soutenu par Vqê, dieu des vents, et Bahrûm, dieu de la victoire (Verethraghna), monte par les airs avec l'âme, il est vivement pressé par les démons qui cherchent à la lui ravir, par Asiôvlâkôtu qui lance habilement le lasso, et par le malfaisant Aêshma; mais les bons restent victorieux, et l'intercession des survivants aide l'âme et ses guides à arriver sains et saufs au lieu de l'équité. Dans les couches aériennes les plus hautes, dans l'éther impalpable, s'élève le pont lumineux de Cinvat; il est jeté du mont Cekâti Ddiiik, qui est au centre du monde, jusqu'au sommet de l'Elburz, au bord du ciel. C'est là qu'arrive Sraosha avec les âmes sauvées, si le nombre de leurs bonnes actions a été suffisant pour les protéger contre les démons; c'est là, sur la montagne du monde, à l'entrée du pont, qu'est porté sur l'âme le premier jugement. Mithra, dieu de justice, Sraosha et lîashnu Razishta siègent comme juges ; Mithra préside, conduit les débats, prononce la sentence; Rashnu est à côté de lui avec sa balance, la balance « des génies, qui ne dévie pas d'un cheveu par faveur, qui pèse au même poids les princes et les rois et les plus misérables d'entre les hommes ». Ce sont les actions humaines que l'on pèse là, les bonnes en face des mauvaises, selon l'équité la plus sévère. La confession faite par l'âme et ses amis, et l'acte de foi, Ahuna Vairya, sont pourtant efficaces. Ils pèsent lourd dans le plateau des bonnes œuvres, et peuvent l'amener à s'abaisser; mais le jugement est si sévère, juridiquement, que les mauvaises actions ne sont point abolies, lors même que les bonnes l'emportent; il faut les expier les unes après les autres, sur-le-champ : alors seulement l'âme peut, si elle est remise en liberté, entrer au ciel. Son sort, qui la destine au ciel ou à l'enfer, apparaît lorsqu'elle franchit le pont. Il est, en effet, aussi large qu'une route pour le juste; aussi mince qu'un cheveu pour le condamné; il tombe dans l'abîme de l'enfer, qui s'ouvre, terrible, sous le pont. Le juste qui passe le pont, conduit par Sraosha, respire de loin les effluves parfumés du Paradis ; au milieu de cette atmosphère embaumée, il est reçu à la porte du ciel par une vierge grande et brillante; l'âme demande : « Qui es-tu, jeune fille, ô toi la plus belle des femmes que j'aie vues? — Je suis, homme aux bonnes pensées, aux bonnes
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paroles, aux bonnes actions, ta bonne religion, ta propre profession de foi. Tous t'ont aimé pour ta grandeur, ta bonté, ta beauté, ton parfum ta force victorieuse, car tu m'aimais pour ma grandeur, ma bonté m a beauté; quand tu apercevais quelqu'un qui vivait dans le scepticisme l'infidélité et l'impiété et qui renfermait sa moisson, tu t'établissais auprès de lui, tu chantais des hymnes, tu sacrifiais au feu d'Ahura Mazda, et tu réjouissais le juste, qu'il vînt de près ou de loin. » C'est avec ces mots qu'elle l'introduisait au siège des justes; le premier pas qu'il faisait l'amenait aux bonnes pensées, le second aux bonnes paroles, le troisième aux bonnes actions, et, par ces trois vestibules du Paradis, il pénétrait jusqu'à la lumière éternelle ( Yasht 22). Ainsi l'âme est délivrée du mal, et le mal qu'elle a commis est expié. Mais le sort de l'individu et sa rémunération équitable ne sont pas la préoccupation dernière de l'Avesta, et la lumière infinie où l'âme a pénétré ne représente pas son union définitive avec Ormazd. Il s'agit dans l'Avesta de choses plus hautes : de la victoire, de l'équité, de la perfection de tout le monde du bien, de la ruine complète du mal, de l'établissement du pouvoir absolu d'Ahura Mazda, sous lequel les justes bienheureux vivront avec lui éternellement. C'est vers cette fin grandiose du monde, qui a figuré dès l'origine dans les plans d'Ormazd, et qu'il a prévue comme la récompense définitive, que les fidèles tournent leur attente anxieuse. Dès les Gâthûs nous trouvons l'annonce de la venue du royaume; on y croit déjà que le jugement dernier et l'arrivée du prophète sont proches; l'ordonnance des périodes cosmiques est évidemment une adaptation postérieure de l'idée à la réalité historique. Mais la tendance eschatologique n'y a rien perdu de sa vigueur; au contraire, le triste sort politique des Persans semble avoir exalté leur attente et l'avoir haussé jusqu'à l'extase millénariste. La période finale, introduite par des préliminaires eschatologiques, comprend les trois derniers millénaires des neuf que dure la grande lutte universelle, les trois pendant lesquels la force du mal est représentée comme supérieure, mais qui amènent en revanche le millénium. Les principaux événements qui se passent pendant cette époque, et qui forment la matière principale du Bahmân Yasht et la fin du Bundehesh, qui, sous leur forme actuelle, paraissent teintés de conceptions récentes, sont les fléaux que le Malin répand sur le monde, et dont des héros et des prophètes sauvent le fidèle, amenant ainsi la victoire finale de la puissance d'Ormazd. Quand ces temps approcheront, des signes apparaîtront au soleil et à la lune, il y aura de nombreux tremblements de terre, le vent soufflera en tempête ; la crainte et l'angoisse croîtront ici-bas ; les ennemis apparaîtront par centaines et milliers : Grecs, Arabes et Turcs s'abattront sur l'Iran, accompagnés de hordes démoniaques, et en ravageront tous les districts ; celui qui trouvera encore moyen de sauver sa vie, n'aura plus le temps de sauver ni femme, ni enfant, ni biens. Mais lorsque les démons viendront de l'Orient, alors un signe noir apparaîtra, et Hushêdar, le fils
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de Zoroastre, naîtra dans le lac Frazdân. Il est le héros des premiers mille ans, il réunit d'innombrables guerriers venus de toutes les régions de l'Iran, par trois fois il bat les démons aux ceintures de cuir, si bien qu'Aêshma et tous les génies infernaux doivent accourir à leur aide. Alors Ahura Mazda envoie Sraosha et ses anges, il appelle au combat le fils de Vîshtâspa, afin qu'il consacre l'eau et le feu à l'Écriture, et qu'il élève le trône du royaume de la foi. Ils partent, mettent en pièces les armées ennemies, et ravagent les temples impies. Le temps du loup est passé, celui de l'agneau s'inaugure sur terre. Le second fils du prophète, Hushêdar Mâh, est le maître de la seconde série de mille ans. Lui aussi est réduit à combattre serpents et démons pour amener enfin l'ère de la paix, pendant laquelle les hommes font de tels progrès clans l'art de guérir, qu'il devient impossible d'en tuer un seul par le couteau ou par l'épée; et la faim chez eux devient si peu pressante, qu'ils en arrivent peu à peu à se déshabituer de manger. Mais précisément pendant cette ère de félicité, la foi est abandonnée et Ahriman regagne par là même une telle force qu'il peut se dresser à nouveau. Il délivre de ses liens le dragon Azhi Dahâka, queThraêtaona avait enchaîné, et qui, furieux, se précipite sur les fidèles; il dévore un tiers de l'humanité vivante; il gâte l'eau, le feu et les plantes, et commet des péchés abominables. Alors la création supplie Ahura Mazda de réveiller un héros qui puisse la sauver. Le brave Keresâspa est l'homme de la situation; il bat Azhi Dahâka, le Mauvais; la discorde et la ruine quittent la terre, et le royaume, qui doit durer mille ans, s'approche. Alors une jeune fille se baignera dans le lac Rasava, et elle concevra de la semence de Zoroastre, tombée jadis dans les eaux ; elle mettra au monde un fils, Saoshyant, le Victorieux (Saoshyant — bienfaiteur, sauveur). L'Avesta le plus ancien le cite déjà comme un Messie, qui doit apparaître à la fin des temps, afin de réaliser la dissolution du monde; il semble même ressortir de certains passages que Saoshyant n'est pas simplement le fils de Zoroastre, mais que le Prophète lui-même renaît en lui et vient par sa présence aider le monde à remporter la victoire suprême. Le grand œuvre de Saoshyant est désigné dans l'Avesta comme frashôkereti, progrès, poussée en avant, c'est-à-dire rétablissement du monde et, tout d'abord, résurrection des morts. Car tandis que l'âme, après avoir été jugée à l'entrée du pont Cinvat, est allée au ciel ou en enfer, le corps est resté sur terre, et les parties s'en sont fondues dans les éléments : les os dans la terre, le sang dans l'eau, la vie dans le feu, les cheveux dans les plantes, etc. ; l'âme réunit toutes ces parties de son corps, au jour dernier, pour renaître à la place où elle est morte, avec son corps complet, avec toutes ses particularités individuelles, qu'elle ait été d'ailleurs bonne ou mauvaise. Le premier qui se relève est Gayômart, l'homme primitif; vient ensuite le premier couple humain ; après eux l'humanité entière, telle qu'elle était. Tous se rassembleront alors et chacun verra ses actions bonnes ou mauvaises devant lui, et le méchant sera aussi facile à reconnaître dans la
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foule qu'un mouton noir parmi les blancs. On séparera les bons des mauvais; les uns iront au ciel, les autres en enfer, où leur corps sera torturé pendant trois jours comme leur âme l'a été auparavant. Et il y aura des pleurs par le monde entier ; l'homme sera séparé de son épouse, le frère de son frère, l'ami de son ami; tous pleureront, le bon sur le méchant, le méchant sur lui-même, et la douleur de ce monde sera comme la douleur de la brebis que le loup a attaquée. Alors toutes les montagnes et collines fondront, et s'écouleront sur le monde, et tous les hommes devront traverser les flots de métal fondu, Là s'accomplit le dernier jugement des humains, sous la forme d'une vaste ordalie par le feu ; car le métal en fusion sera comme du lait chaud pour les justes, comme une flamme destructive pour les méchants. Et quand l'épreuve par le feu sera achevée, tous se réuniront dans un amour parfait et se demanderont les uns aux autres : « Où as-tu été pendant tant d'années? Quel jugement a été porté sur ton âme? Étais-tu l'un des justes ou bien as-tu subi un châtiment? » Et tous les hommes loueront d'une seule voix Ahura Mazda. Pour la fin, il ne reste plus que le combat entre les bons et les mauvais génies. Tous les Ameshas Spentas luttent avec leurs adversaires infernaux, et les anéantissent; c'est à Mazda et à Sraosha qu'il revient de dompter Ahriman et Azhi Dahâka. Les deux divinités se dressent dans le costume de deux prêtres; par des prières, ils triomphent des mauvais génies et les précipitent, eux et leur fort, dans le fleuve incandescent. Alors le monde est parfaitement pur, l'Univers n'est rempli que de l'essence de Mazda, et tout ce qui vit entre dans l'immortalité et la perfection divine. (Bahmdn Yasht, 43; Bundehesh, 30).
§ 102. — La religion sous les Sassanid.es et sous la domination musulmane Très mal renseignés sur la domination parthe et réduits souvent au témoignage des monnaies et médailles, nous possédons par contre des documents nombreux sur l'époque sassanide. Outre les inscriptions et les monnaies, nous avons les historiens byzantins et latins (Ammien Marcellin, Pr&cope, Agathias), les actes des martyrs syriens, les historiens
1. BIBLIOGRAPHIE. — Fr. Spiegel, Die tradilionelle Litteratur der Parsen, 1860; nombre de textes ont été traduits par E.-U. West, Pahlavi Texts, S. B. E., V, XVI11, XXIV, XXXVII, qui a donné dans le Grundriss der iranischen Philologie un aperçu très complet de la littérature pehlvie; le Bundehesh a été traduit par Windischmann dans les Zoroastrische Sludien, et par Justi dans une édition modèle du texte, accompagnée d'une traduction et d'un glossaire, 1868. L. G. Casartelli a essayé un tableau d'ensemble des doctrines dans : La philosophie religieuse du Mazdéisme sous les Sassanides, 1884; mais il est trop préoccupé des intérêts de l'apologétique catholique. On trouvera beaucoup de renseignements sur le zoroastrisme récent dans les Fragmente ùber die Religion desZoroaster, 1831, de J.-A. Vullers, et dans les œuvres de Spiegel. Les plus beaux passages
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et polémistes arméniens, les chroniques arabes et enfin des écrits indigènes. Grâce à tous ces témoignages, nous pouvons reconstituer assez bien l'état politique et religieux du temps. Les rois parthes n'étaient ni hérétiques ni persécuteurs, et cependant l'élévation des Sassanides correspond à une renaissance du mazdéisme. Ardashîr s'appuya dès le début sur les ministres du culte, et il proclamait sa foi zoroastrienne; il rattachait sa dynastie aux rois mythiques de l'Iran. Les Sassanides élevèrent le mazdéisme au rang de religion d'État; ils fondèrent le trône sur ïautel. Le corps sacerdotal, fanatique et hiérarchisé, était une puissance prépondérante dans l'État, et payait d'une auréole ceux des rois qui se mettaient à son service. Aussi les Sassanides méritèrent-ils bien de la religion. Us bâtirent des temples; celui de la capitale Istakhr fut fameux entre tous. Ils s'occupèrent avec zèle de la rédaction de l'Avesta ; sous Ardashîr, Ardâ Vîrâf, sous Shâpûr, Atarpât, Mârespand se consacrèrent à l'étude des textes sacrés. Par exception, quelques princes relâchèrent le lien qui unissait leur dynastie à la religion, ou négligèrent l'orthodoxie ; mais ceux qui agirent ainsi, sans revenir à temps sur leurs pas, eurent tous un triste sort. Non que tous les Sassanides aient été les valets des prêtres ; il y eut parmi eux plus d'une tête politique : mais leur intérêt les poussait dans la même voie que la caste religieuse qui, avec son Mobed suprême, ses nombreux dasturs et harbadhs formait dans l'État une force qui n'était nullement méprisable. D'autre part, l'hostilité politique des Persans contre l'Empire romain entraînait celle du mazdéisme contre le christianisme. Sous le long règne de Shâpûr II, le contemporain de Constantin, commencèrent les persécutions chrétiennes. Certainement le roi agissait ici plus en politique qu'en croyant, car il laissa les Juifs en paix. Nous n'avons pas à faire ici l'histoire des persécutions de chrétiens en Perse, qui durèrent trois siècles, avec des interruptions, et qui nous sont connues surtout par les actes des martyrs syriens. Rarement elles atteignirent au même degré de violence et de continuité que sous Shâpûr II, et son fils même Yazdagard Ier « le Pécheur », comme l'appelait le clergé mazdéen, les toléra. Souvent une guerre contre Rome venait attiser l'animosité contre les chrétiens, mais la paix rétablissait le libre exercice des cultes de part et d'autre, mais toujours avec cette restriction que les chrétiens ne devraient jamais recruter les prosélytes parmi les Mazdéens.
de Firdousi ont été traduits en allemand par A.-F. von Schack, 1877, et d'une façon plus exacte par Fr. Riickert. Une traduction complète en français, accompagnée d'une introduction et d'un commentaire précieux, a été donnée par J. MohI : Le livre des rois par Abou'l Kasim Firdûsi, 7 vol., 1876-1878; Nôldeke, dans le Grundriss der iranischen Philologie, a donné une étude très intéressante et bien au courant de l'épopée nationale persane. Cette étude a paru à part sous ce titre : Dos iranische Nationalepos. Sur les Parsis modernes consulter les deux brochures de Dadabhai Navroji, The manners and customs of the Parsis, 1861, et The parsee religion, 1861, dont Max Millier a rendu compte dans les Chips (Essai/s, I); le beau volume très complet de Dosabhai Framji Karaka, History of the Parsis, including their manners, customs, religion and présent position, 2 vol., 1884; enfin, en français, le premier volume, seul paru, de l'ouvrage très complet de D. Ménant, Les Parsis.
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Yazdagard II (438), qui sévit d'ailleurs aussi contre les Juifs, ne s'arrêta pas à la persécution violente, il prit la peine, et le fait vaut d'être noté d'argumenter contre les chrétiens ; il leur reprochait d'attribuer à Dieu à la fois le mal et le bien, de faire naître Dieu d'une femme et de le faire crucifier, de déconseiller le mariage, de faire l'éloge de la pauvreté et de la stérilité, et de mettre ainsi l'existence même du monde en danger' enfin de souiller les éléments purs. Dans la seconde moitié de l'époque sassanide les chrétiens jouirent en général d'une plus large tolérance, qui était due, en grande partie, à ce qu'ils avaient adopté depuis 483 le nestorianisme, et qu'ils s'étaient ainsi séparés autant des monophysites arméniens que des orthodoxes romains. Khosrou Anôsharvân (531-578), l'un des plus grands princes de la dynastie, les laissa généralement en paix. Son fils Khosrou Parvêz les a même favorisés pendant quelque temps, sous l'influence d'une épouse chrétienne, et a exhorté les prêtres mazdéens à la tolérance : les hétérodoxes étaient, disait-il, les piliers d'arrière de son trône, piliers aussi nécessaires que ceux d'avant. Mais à la fin de son règne, il fut l'objet de la haine farouche des chrétiens pour avoir ravi la sainte croix, lors de la prise de Jérusalem (614). Aussi des chrétiens prirent part à son assassinat (628), et ils se réjouirent tous quand l'empereur Heraclius, qui porta de si terribles coups au royaume sassanide, releva la croix à Jérusalem (14 sept. 629). Mais déjà les Perses et les Romains ne figuraient plus seuls sur la scène du monde; déjà la puissance arabe apparaissait, qui, à Kâdisîya et Nahâvand (636 et 641), mit fin pour toujours au pouvoir des Sassanides. Les rois de Perse et leurs prêtres ne furent pas moins violents et cruels envers les manichéens qu'à l'égard des chrétiens. Mani parut sous er er Shâpûr I ; Bahrâm I le fit exécuter sur les conseils des prêtres, fit empailler sa tête et l'exposa. Nous n'avons ici à exposer ni le manichéisme, ni sa doctrine, ni sa morale, ni son organisation communautaire. Les sources sont nombreuses, aussi bien musulmanes que chrétiennes, orientales et gréco-latines (ainsi saint Augustin). Pourtant on a beaucoup hésité à se prononcer sur l'origine et le caractère de ce mouvement religieux. On l'a considéré comme une forme du gnosticisme chrétien, une hérésie chrétienne (Beausobro et la plupart des historiens de l'Église), d'autres ont cherché son origine dans le bouddhisme (F.-C.Baur). Actuellement on est généralement d'avis que Mani a essayé de créer une religion originale : nous aurions dans le manichéisme un esssai de religion universelle composée d'éléments chrétiens et perses, mais reposant essentiellement sur un fond mandéen et vieux-babylonien, et appartenant au cycle des religions sémitiques. Le dualisme abrupt du manichéisme diffère de celui de l'Avesta; et l'ascétisme rigoureux qu'exigeait Mani n'a absolument rien de perse '.
1. Cette opinion est celle de Kessler, Unlersuchunqen zur Genesis des mànichSischen Religionssyslems, 1876, et Mani, Manichûer, dans R. E., 2° édit., IX; voir aussi son ouvrage sur Mani, 1889; Harnack, Dogmengeschichle, I, Supplément, y adhère. Parmi les anciens ouvrages, celui de Flùgel, Mani, seine Lehre und seine Schriflen, 1862, basé surtout sur les sources arabes, est particulièrement important.
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Un autre prophète se leva à la fin du v° siècle et fut soutenu quelque temps par Kavàdh Ier. C'était Mazdak, qui professait une doctrine communiste et qui même mit en pratique, au début, le partage des biens et des femmes. La noblesse et le clergé renversèrent un roi qui obéissait à des conseillers aussi dangereux, et lorsqu'il revint au pouvoir, il reconnut lui-même le danger que les communistes faisaient courir à la société perse. En 528 il infligea à Mazdak et à ses partisans une défaite sanglante; son fils Khosrou Anôsharvân balaya ce qui en restait. Néanmoins il y eut jusque sous l'Islam des adhérents secrets aux théories de Mazdak. Abordons enfin la littérature de l'époque sassanide. Elle est rédigée dans une autre langue que l'ancienne. Celle-ci est, en effet, écrite dans le dialecte archaïque improprement appelé zend, et comprend l'Avesta qui n'a pourtant été rédigé sous la forme actuelle que précisément sous les Sassanides ; la littérature la plus récente est en persan ; mais la période intermédiaire est celle des œuvres pehlvies. Elles sont très nombreuses ; on traduisit en effet tous les textes avestiques, on en fit le commentaire, et on rédigea en outre nombre d'œuvres originales. Il est vrai que la littérature pehlvie survécut aux Sassanides. Nos manuscrits ne sont pas, sauf quelques exceptions, antérieurs au xivc siècle; même la plupart des œuvres pehlvies contiennent la preuve qu'elles ont été composées après la chute de la dynastie sassanide ; et certaines peuvent être datées avec certitude de la fin du x° siècle. Si nous traitons ici malgré tout de cette littérature, c'est parce que le contenu des écrits qu'elle comprend remonte sans aucun doute à l'époque sassanide. Elle renferme la tradition et la spéculation théologique d'alors, et non pas la théologie postérieure qui subit l'influence islamique. Elle nous permet même souvent, grâce à la masse de données très anciennes qu'elle a conservées, de compléter le tableau de la religion avestique. Cette remarque porte sur le Bundehesh, qui est bien le traité théologique le plus intéressant que nous possédions, de toute la religion perse. Ce livre, dont le titre signifie « création première », est peut-être puisé en partie dans l'un des anciens Nasks ; il ne nous est certainement pas parvenu intégralement. Il traite, en 34 (chez Justi 35) chapitres, de cosmologie, cosmogonie «t eschatologie. Il donne une description de la lutte entre les deux esprits, le bon, le lumineux, l'omniscient et le mauvais, le sombre, le borné. Dans cette lutte, l'esprit mauvais ne peut triompher que pour un temps ; à la fin, il est vaincu. Nombre de chapitres sont étrangers à ce sujet et donnent la nomenclature des pays, montagnes et mers, des créatures terrestres, ou enfin des généalogies de prêtres ou de rois. On a comparé, un peu gratuitement, le Bundehesh et la Genèse ; mais d'autres œuvres rappellent manifestement les Apocalypses juives et chrétiennes. Ainsi YArdâ Vîrâf Nâmak (ou livre d'Ardâ Vîrâf) est fait sur le modèle de l'Ascension d'Isaïe ; le Bahmàn Yasht nous fournit une eschatologie zoroastrienne. Ce Bahmân Yasht est probablement un extrait tardif du commentaire sur le Yasht de Vohu-mano dans le Khorda Avesla. Il
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rapporte des révélations par lesquelles la divinité aurait dévoilé au Prophète l'avenir de la religion ; ce sont d'abord deux visions d'arbres dont les branches sont faites de métaux variés, qui désignent les quatre ou sept périodes pendant lesquelles la foi croissait et régnait, pour être à la fin ruinée par des hordes ennemies et démoniaques. L'auteur vise par là non seulement les Arabes, mais aussi les Turcs ; il semble même élargir son horizon jusqu'à embrasser aussi l'expansion de la puissance européenne en Asie. Mais la vraie religion n'était abattue que pour un temps ; les trois prophètes apparaissent à des intervalles réguliers de mille ans, pour continuer et achever l'œuvre de Zoroastre. Le traité Shâyast là Shâyast, qui est en plusieurs de ses parties un développement du Vendîdàd, est d'espèce toute différente. Il contient des préceptes sur la pureté, sur différents péchés, ainsi que des indications touchant les cérémonies et les rites religieux. Le livre doit son titre à la formule d'introduction souvent répétée : il convient, il ne convient pas. Les œuvres qui nous ont été conservées de Mânûscîhar, le grand-prêtre zoroastrien de la fin du ixe siècle, sont importantes pour les points de repère chronologiques qu'elles nous offrent, et qui nous permettent de nous orienter dans le reste de la littérature. Ce sont des lettres à ses coreligionnaires et à son frère Zàdsparam, et un ouvrage très vaste, Dâdistan î dinîk ou Décisions religieuses, où l'auteur donne son avis sur 92 points, très variés, que l'on avait soumis à son jugement. Le livre est d'un style très obscur, l'ordre logique y fait défaut, mais il est néanmoins précieux. Aussi mal ordonnées sont les 62 questions auxquelles répond l'esprit de sagesse dans le livre Mînôkhirad (Mainyô l Khard). Elles portent sur des points fondamentaux : la création, les rapports entre le bon et le mauvais esprit, les états de l'âme après la mort, des préceptes moraux, des listes de péchés et de bonnes œuvres. La littérature pehlvie comprend, outre ces ouvrages, d'autres écrits religieux fort importants : le Dinkart, par exemple, qui n'est pas encore traduit, mais qui a été utilisé fréquemment par Casartelli. Bornons-nous à mentionner encore un livre qui à la rigueur devrait venir ailleurs, car il est rédigé en persan moderne, mais dont le sujet nous intéresse. C'est le Sad-dar (les Cent chapitres) qui traite des usages et des devoirs religieux. Il était fort estimé; au xvic siècle, l'ouvrage en prose qui passait pour très ancien fut versifié. West a traduit le texte primitif en prose, Hyde avait auparavant traduit le texte versifié récent. C'était assurément une entreprise prématurée, de la part de Spiegel, que de vouloir donner un exposé systématique de la religion perse dans le second volume de son Eranische Alterthumskunde. Aujourd'hui encore la littérature pehlvie est trop mal connue pour autoriser une telle entreprise. Il est clair que c'est à l'époque sassanide que l'on rédigea définitivement les textes avestiques, qu'on recueillit les vieilles traditions, et que l'on chercha à résoudre les différentes questions qu'elles soulevaient. Mais il ne semble pas que l'on ait réussi à établir un système harmonieux. Une partie des œuvres citées ne donne que des fragments
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de doctrine. Il est en outre évident que dans le dogme et dans le culte, des nouveautés s'introduisirent sous les Sassanides et après eux. Sous leur règne, prit naissance la secte des zervanites dont le roi Yazdagard II professait les opinions. Au ix° siècle Zddsparam modifia à tel point les purifications, qu'il manqua de causer un schisme, et que son frère Mânûscîhar dut déployer toute son habileté pour aplanir l'affaire. Nous n'avons donc que des documents fragmentaires sur la vie intellectuelle des contemporains des Sassanides etde leurs descendants. Et tout n'y est pas d'un égal intérêt pour l'histoire de la religion. Nous laissons de côté les données généalogiques, historiques, physiques, géographiques, cosmologiques contenues dans le Bundehesh et d'autres écrits. Nous n'examinerons pas non plus de près la distinction entre le monde spirituel et le matériel, l'énumération des êtres appartenant à l'un ou à l'autre, les étoiles et leur influence sur les destinées humaines, l'ordre des périodes de création, l'anthropologie. Il suffit de remarquer ici que toutes ces questions étaient rapportées à la religion et étudiées par les théologiens. La religion perse récente est moins dualiste que celle de l'Avesta. Âharman est aussi peu absolu ou éternel dans les ouvrages pehlvis qn'Angra Mainyu dans l'Avesta. Mais le Bundehesh, qui entre surtout ici en ligne de compte, définit plus exactement la différence du bon et du mauvais esprit : Aharman est ignorant ; il se laisse tromper par le traité qu'il conclut avec Auharmazd, son pouvoir dans le monde ne dure que les 9000 ans fixés, et, à la fin, il est complètement anéanti, lui, ses œuvres et ses créatures. Il n'est nullement question d'égalité entre les deux principes.1 Ceci implique la condamnation d'une théorie qui a été soutenue longtemps, en dernier lieu par Spiegel. D'après cette théorie, à l'origine du système religieux perse figureraient des abstractions, « des divinités situées hors de l'univers » (Spiegel) et parmi elles le temps infini, Zervàn. Cette opinion est basée, il est vrai, sur des témoignages grecs, arméniens, arabes et même persans de date récente, d'après lesquels les dieux ennemis Auharmazd et Aharman auraient été précédés d'un être plus élevé, éternel, qui les a créés tous deux, et qui représenterait l'unité supérieure, le principe essentiel du monde. A cette idée se rattache une doctrine de la destinée, qui est apparentée aux conceptions du Minôkhirad touchant l'influence des étoiles et du zodiaque. Que des idées de ce genre se soient fait jour, cela n'est pas contestable, mais leur importance ne doit pas être exagérée, et cela tout d'abord parce qu'elles ne se reflètent nulle part dans le culte. Les abstractions en question et notamment Zervàn ont leurs racines dans certaines formules avestiques, et le Bundehesh ne les ignorait pas ; mais les spéculations qui leur attribuaient une si grande valeur étaient isolées, et auraient à peine attiré sur elles l'attention, si Yazdagard II ne les avait soutenues quelque temps. Les Perses s'aperçurent d'ailleurs que cette dérivation des deux contraires d'une unité supérieure primitive ne fait que reculer la difficulté, ainsi que nous le montrent les essais variés d'explication de la création du mal par Zervàn (dans VOulemai Islam). ha conquête arabe enleva pour toujours au mazdéisme la prépondéHISTOIRE DES RELIGIONS.
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rance et sa base nationale; la grande majorité de ses adhérents embrassa l'Islam. Pas tous certainement; dans des régions écartées, des princes plus ou moins indépendants restèrent encore quelque temps fidèles à la foi de leurs ancêtres, ainsi dans le Tabaristan. Même sous le gouvernement des mahométans, des communautés fidèles à l'antique religion se maintinrent en Perse; leurs restes mènent aujourd'hui à Yazd et à Kirmân une existence misérable. D'autres préférèrent fonder une nouvelle patrie, et trouvèrent sur la côte occidentale de l'Inde, à Bombay et dans le Goujarât, un refuge sûr. Nous manquons de renseignements détaillés sur la fortune des communautés zoroastriennes sous les diverses dynasties qui se sont succédé en Perse depuis la conquête arabe. L'oppression qui pesait sur elles n'a pas éteint toute activité intellectuelle; les manuscrits de l'Avesta et nombre d'ouvrages pehlvis datent de cette période. Des prêtres rédigèrent en persan moderne les ouvrages où ils élucidaient des points obscurs de doctrine, les Rivâyats, qui arrivent jusqu'à nos jours (xvne siècle). D'autres traités encore témoignent de l'activité intellectuelle de cette époque, ainsi, entre autres, le Zardusht nâma déjà nommé, et l'intéressant petit ouvrage intitulé Oulemaï Islam (Savants de l'Islam), traduit par Vullers, où l'on voit un maître mazdéen exposer sa religion devant quelques musulmans. Un livre a joui et jouit d'une haute autorité : c'est le Desâtir, qui, dans sa rédaction persane, prétend n'être que la traduction d'un original très ancien ; il contient les révélations d'environ quinze vieux prophètes; nous en avons une traduction anglaise '. Lorsque le livre fut connu des savants européens, il soulevait déjà bien des doutes, et personne aujourd'hui ne le considère comme un document ancien ni sûr. L'auteur du Dahistan (xvn° siècle) y a puisé son exposé de la religion pure; de là, une foule d'inexactitudes; Spiegel (Frân, dernier chapitre) a démontré d'une façon définitive que ses données ne concordent ni avec celles de l'Avesta, ni avec celles des œuvres pehlvies. Sous le régime islamique, les mazdéens de Perse, les Gabr, comme on les appelle, ont été parfois persécutés, jamais ils n'ont été placés sur le même rang que les musulmans. Aujourd'hui encore leurs coreligionnaires de l'Inde, plus fortunés, s'efforcent d'améliorer leur sort. Les derniers survivants auraient depuis longtemps disparu, si les musulmans s'étaient vraiment appliqués à les exterminer. Tel n'a pas été le cas. L'Islam a laissé subsister les derniers adhérents, peu dangereux, de l'ancienne foi; actuellement ils ne sont pas plus de 5000. Parmi les dynasties qui se sont succédé en Perse il en est plusieurs qui, tout en restant fidèles à l'Islam, ont représenté la réaction de la nationalité persane contre l'arabe, ainsi celles des Samanides et des
1. Desâtir, or sacred writings of the ancient persian prophets, in the original tongne, together with the ancient persian version and commentary of the fiflh Sasan; carejulhj published by Molla Firuz bin Kaus who has suhjoined a copious glossary of obsolète and technical persian ternis to which is added an english translation of Desâtir and commentary, Bombay, 1818.
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Ghaznévides. Sous ces derniers s'est constituée définitivement l'épopée persane. Déjà les derniers Sassanides s'étaient occupés de cette partie de l'héritage national, et sous Yazdagard III le Dihkan (ou baron) Danishver composa son livre des Rois, perdu aujourd'hui, mais fréquemment utilisé par des écrivains postérieurs. Parmi eux se distingua Dalcikî, dont le poème resta inachevé, mais servit de modèle à Firdousî. Alxm'l Qasim, surnommé Firdousî de Tûs, est l'homme qui dans son Shâh nàma (ou Livre des rois), l'un des chefs-d'œuvre de la littérature universelle, a sauvé de l'oubli les légendes héroïques persanes dont nous ne saurions sans lui que peu de chose. Il vivait sous le puissant Mahmoud, le deuxième des Ghaznévides. On peut lire dans l'introduction à la traduction de Mohl l'histoire romanesque de sa vie agitée et de sa mort tragique. L'importance documentaire de son épopée égale son mérite littéraire. La première partie, la plus importante, est la préhistoire mythique; cette partie s'étend jusqu'à l'apparition du prophète sous Gushtâsp. L'histoire de Zardusht elle-même a été empruntée par Firdousî à Dakîkî. La seconde partie du livre est poétiquement bien inférieure à la première; elle contient des légendes sur Alexandre (Iskandar), une courte histoire des Arsacides (Ashkanides) et l'histoire détaillée des Sassanides. Nous ne nous arrêterons ici qu'à la première partie. Le poète nous présente une série de figures héroïques, comme le grand Rustam, et une suite de rois dont il raconte les gestes et les aventures ; il y fait preuve d'une psychologie des plus délicates. L'action dramatique est souvent absente ou tout au moins reléguée à l'arrière-plan ; le conte, la féerie, l'élégie occupent en revanche une large place. Le thème principal est la lutte des héros iraniens contre la puissance sombre de Touran ; ce qui à l'origine a pu être un mythe physique est devenu ici une légende nationale. Au point de vue religieux, on peut observer que le poète varie avec ses sources, il expose parfois des idées qui lui sont étrangères d'ordinaire. En général, on trouve chez lui un mélange de conceptions mazdéennes et islamiques, ces dernières ayant d'ailleurs la part du lion. Mais il est bien évident qu'il ne faut pas chercher dans cette épopée une scrupuleuse exactitude historique : les rois mythiques y élèvent de grands temples du feu. L'idée de .Dieu est plutôt mahométane que mazdéenne. Il n'y a qu'un seul Dieu, d'où vient le mal comme le bien. Les héros ont conscience d'un destin fatal; c'est là une idée qui jette son ombre sur toutes les fleurs de la vie humaine, force, jeunesse, beauté. Les Parsis contemporains, établis dans l'Inde occidentale, sont au nombre de 85000 au plus, dont 50 000 à Bombay. Ils se livrent au commerce et à l'industrie ; il n'y a parmi eux que peu de paysans et pas de soldats. En général ils sont aisés et considérés. Leurs chefs attachent une valeur de plus en plus grande à l'instruction, mais leur connaissance de la vieille langue de l'Avesta est minime et leur tradition manque par là même de sûreté. Seules leurs mœurs ont conservé des traits archaïques. Les descriptions que des voyageurs européens, comme Anquetil Duperron, ou des Parsis instruits, comme Dosabhai Framji,
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ont données de la vie et de l'activité des Parsis, de leurs usages matrimoniaux et funéraires, de l'organisation de leurs dakhmas, conforme aux antiques préceptes, sont donc très précieuses. Elles nous font pénétrer dans la vie intime d'une communauté religieuse très estimable, dont les origines remontent à la plus haute antiquité. Les Parsis montrent un très grand attachement à leur religion, et beaucoup de froideur pour les essais de conversion tentés par les missionnaires chrétiens. La pureté de leur foi en un seul Dieu et la limpidité de leurs règles morales expliquent cette fidélité envers une antique religion, qui représente en outre pour eux l'héritage de leurs ancêtres, et le palladium de leur nationalité. Leur doctrine religieuse, telle qu'elle apparaît dans un catéchisme guzerati, dont M. Mûller donne des fragments, est fort simple : confession de foi en un dieu unique et en son prophète Zoroastre, obéissance aux règles morales, croyance à une récompense et à un châtiment après la' mort. Ici encore nous voyons combien le parsisme s'est rapproché de l'Islam. Sa critique du christianisme porte surtout contre la doctrine delà rédemption. La connaissance réelle de leur propre religion et l'intelligence de ses sources font trop souvent défaut aux Parsis, comme nous l'avons vu : les prières avestiques que l'on récite restent incomprises, et les gens instruits, les savants comme Dosabhai Framjiet Camasont des élèves des Européens pour la connaissance de l'Avesta. Des ouvrages parsis cités plus haut il ressort que deux courants partagent la communauté, le premier libéral, le second conservateur. Le premier veut que l'on remplace le nirang (urine de bœuf) par de l'eau dans les purifications, que l'on réduise le nombre des prières et des cérémonies en général, surtout que l'on améliore l'éducation des femmes et que l'on favorise l'instruction générale. La mission historique du parsisme est probablement terminée, mais on ne remarque aucun symptôme grave de décadence dans les communautés de l'Inde occidentale.
�CHAPITRE XII
LES GRECS
Par P.-D.
CHANTEPIE DE LA SAUSSAYE,
en collaboration avec le Dr (de Copenhague).
EDV. LEHMANN,
103. Les Grecs et leur religion. — 104. Les sources. — 105. Les cultes et les dieux les plus anciens. — 106. Homère. — 107. Hésiode. — 108. Les dieux. — 109. Les demi-dieux, les héros et les démons. — 110. Les mythes. — 111. Le culte. — 112. Les oracles, les fêtes et les jeux. — 113. Les mystères. L'orphisme. — 114. La religion dans la philosophie et la poésie. — 115. Pindare, Eschyle, Sophocle. — 116. Le commencement de la décadence. — 117. La religion et la philosophie. — 118. La religion morale. — 119. La période hellénistique.
§ 103.
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Les Grecs et leur religion.
On peut dire que l'étude scientifique de la religion grecque, malgré des siècles de travaux, est encore dans l'enfance. L'intérêt s'arrêtait jadis aux formes achevées du développement religieux, mythes, œuvres d'art et dogmes moraux, et l'on en composait le tableau d'une religion mythologique tout illuminée de beauté. Ce tableau a peut-être été d'un prix ines1. BIBLIOGRAPHIE. — On complétera aisément cette bibliographie à l'aide des catalogues spéciaux et des Jakresberichte fondés par C. Bursian et continués par Iw. Mùller. Nous trouvons une vue générale de l'antiquité grecque et une bibliographie dans VEncyklopâdie und Méthodologie der philologischen Wissenschaft de Bœckh (publiée par E. Bratuscheck, lr0 édit. en 1877; 2" édit., revue par Klussmann, 1S86) et dans le Manuel de philologie classique de Salomon Reinach, 2 vol., 1883-84. Comme lexiques archéologiques, les commençants peuvent se contenter de ceux de Fr. Liibker (1™ édit. en 1831, souvent republié depuis), ou de A. Rich, paru d'abord en anglais avec de bonnes illustrations (trad. française de Chéruel). Mais il faut consulter surtout Pauly, Real-Encyklopiidie der classischen Allerthumswissensehaft (6 vol. en S tomes, 1842-1866, réédition, commencée en 1894 sous la direction de Wissowa, 4 vol. sont parus), et le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines (depuis 1873) de Daremberg et Saglio. Le livre de J.-G. Frazer, Pausanias's Description of Greece, 7 vol., 1898, traduction, commentaire et index, est excellent et rend des services analogues. Pour l'histoire grecque citons, en dehors des volumes de M. Duncker et de L. von Ranke qui s'y rapportent, l'ouvrage classique de G. Grote, 12 vol. ; G.-F. Hertzberg (dans Oncken); E. Curtius, 3 vol., qui eut pendant longtemps une grande influence; — les travaux plus récents de G. Busolt (3 vol.); A. Holm (4 vol., ouvrage substantiel
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timable pour le progrès de notre civilisation, mais on ne saurait s'en contenter. Aujourd'hui nous voulons connaître l'organisme vivant de la religion grecque telle qu'elle se manifeste dans les usages et la croyance du peuple, le culte et la doctrine des prêtres, la piété des confréries religieuses ; on veut en apercevoir le développement historique, les degrés inférieurs, saisir les influences, étrangères ou locales, qui déterminèrent la production des formes supérieures, mesurer la relation de ces dernières avec la religion populaire. Mais ces recherches commencent à peine et nulle part elles ne sont plus difficiles que sur le sol grec. Les écrivains ne s'inet approfondi); J. Beloch (2 vol., 1893-97, travail élégamment écrit, critique souvent radicale); surtout Ed. Meyer, Geschichte des Alterthums (1I-V, 1893-1902, il s'occupe aussi du développement de la religion). Pour l'histoire de l'art : Perrot et Chipiez; Guhl und Koner; Overbeck, Griechische Kunstmythologie ; R. Kekulé, Ueber die Entstehung der Gbtterideale der griechischen Kuust, 1877. Histoires de la littérature d'O. Muller, G. Bernardy, Ed. Munk, Th. Bergk, A. et M. Croiset. Parmi les manuels d'antiquités grecques il faut recommander surtout K.-F. Ilermann (nouvelle édition publiée par Blûmner et Dittenberger en 4 volumes; III, 1, publié par Dittenberger, traite des antiquités religieuses), et G.-F. Schoemann (2 vol., trad. fr. par Galuski; la religion est étudiée au 2° vol.). Sur la religion, consulter P. Stengel, Die griecliischen Sakralalterthûmer clans I\v. Mùller, Handb. der Idass. Alterthumswiss., V, 3, 2° édit., 1S99; Percy Gardner and F.-B. Jevons, Manual of greek antiqirities, 1895. Pour le culte citons encore : W. Immerwahr, Die Kidte und Mythen Arkadiens, 1891; S. Wide, Lakonisclie Culte, 1893; V. Bérard, Les Cidles arcadiens, 1894; L.-A. Farnell, The cuits of the Greek slates, 2 vol., 1896, mais surtout A. Mommsen, Feste der Stadt Athen, 1889 (réédition de VHeortologie). — Les études mythologiques importantes commencent avec K.-O. Mùller, Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie., 1825. Ch. Petersen a donné une vue d'ensemble fort complète de la mythologie grecque, dans Ersch und Gruber, LXXXII. Les légendes héroïques sont exposées objectivement dans le tome I de G. Grote. Les ouvrages les plus considérables sont : F.-G. Welcker, Griech. Gôtterlehre, 3 vol., 18b7-lS03 : malgré ses lacunes, c'est encore le livre qui en traite avec le plus de goût; Kd. Gerhard, Griechische Mythologie, 2 vol. 1854-1855; l'auteur s'est servi des vases peints et des autres œuvres d'art; il a aussi soigneusement examiné le développement géographique des légendes; H.-D. Muller; Mythologie der griechischen Stiimme, 2 vol., 1857-1801, fragmentaire ; L. Preller, Griechische Mythologie (parue d'abord en 1854, dernière édition publiée par C. Robert), répertoire très abondant. En France, P. Decharme, Mythologie de la Grèce antique, 2° édit., 1886, se place au point de vue de l'exégèse naturaliste; 0. Gilbert, Griechische Gôtterlehre, 1898, de même. Les 2 vol. de Gruppe, Griechische Culte und Mythen, t. I, 1887, et Griechische Mythologie und Religionsgeschichte, dans Iw.-v. Muller's Handbuch,\, 2), sont d'une importance capitale. W.-H. Hoscher a fait une.Som.me mythologique dans son Ausfùhrliches Lexicon der griech. und rôm. Mythologie; l'ouvrage est en cours de publication depuis 1884 ; il en est à la lettre P: c'est un livre indispensable qui contient beaucoup de travaux de premier ordre. L'histoire de la religion est exposée spécialement par Chr. Petersen dans l'article déjà cité (on estime trop peu ce travail substantiel qui remplirait un gros volume), 1864; P. Decharme (dans un article court mais substantiel, Lichtenberger, V); les vol. de A. Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, 3 vol., 1857-1859, sont encore très recommandables; J.-W.-G. Oordt, De godsdient der Grieken, met hunne volksdenksbeelden, 1864, bon travail, mais fragmentaire. On se rendra compte de l'état actuel de la science en lisant: E. Rohde, Psyché, 1891, 2e édit., 1898; A. Dietrich, Nekyia, 1893; H. Usener, Gotternamen, 1896. Pour l'histoire de la civilisation, voir entre autres K. Lehrs, Populare Aufsàtze ans dem Alterlhum (2° édit., 1875); J. Bernays, Gesammelte Abhandlungen (2 vol. 1885); J. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichle (le t. II traite de la religion), les livres de J.-P. Mahaffy, etc. L'ouvrage de J. Girard, Le sentiment religieux en Grèce d'Homère a Eschyle, 1879, est encore très intéressant pour l'histoire de la religion.
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téressaient pas aux choses du culte, ils n'appartenaient que par exception aux familles sacerdotales ou aux cercles religieux; sans doute, des idées religieuses venaient souvent se mêler à leurs pensées; elles pénétraient les arts; mais pourtant les Grecs vivaient à part leur vie intellectuelle et artistique, et ne se sentaient pas le besoin de parler des choses sacrées. Nous savons que les poèmes homériques, par exemple, que l'on considérait jadis comme les portes saintes de la religion grecque, sont des anneaux de la littérature universelle et n'ont que des rapports assez lointains avec la religion. Du reste on est porté maintenant à n'accorder pour l'histoire des religions qu'une importance secondaire à la littérature poétique et même aux œuvres des grands historiens. On étudie bien davantage les documents fournis par les écrivains postérieurs, mythographes, historiens et commentateurs du temps où la vieille religion ne représentait plus qu'un intérêt de curiosité; c'est avant tout à l'archéologie que l'on demande une image immédiate de la vie religieuse. L'étude des nouvelles sources a conduit à cette conclusion inattendue que la vraie religion des Grecs était souvent très différente de l'image à laquelle nous sommes encore habitués. Nous y trouvons des pratiques, des représentations semblables à celles des peuples primitifs. On rencontre à chaque pas le culte des morts, la croyance aux esprits, la zoolâtrie, des rites fétichistes, partout d'innombrables petits dieux présidant à un lieu, à un phénomène, à un acte de la vie. Les idoles adorées dans les sanctuaires, sont d'une pauvreté qui nous surprend sur le sol grec. La science actuelle fait tous ses efforts pour mettre à nu ces fondations. Mais prenons garde de nous laisser entraîner, par un intérêt subit pour ces questions trop négligées naguère, à mal juger de l'ensemble. Il faut remarquer d'abord que la partie principale de cette religion réelle de la Grèce, à savoir les rites et les idées des sociétés mystiques, nous est presque entièrement inconnue. Il faut se rappeler en second lieu que la religion d'un peuple ne consiste pas seulement dans les exercices du culte et les dogmes sacerdotaux, les pratiques secrètes et les superstitions, mais qu'elle comprend aussi les idées religieuses qui pénètrent la vie intellectuelle et qui inspirent les penseurs et les poètes. Si l'histoire des religions ne se borne pas à établir des faits, mais doit juger la religion comme facteur de la civilisation il n'est certes pas permis de négliger la part de la religion grecque qui se mêle au développement de l'esprit hellénique et qui d'ailleurs en est sortie. En étudiant l'histoire grecque on ne se propose pas uniquement de connaître ce que les Grecs ont de commun avec des peuples inférieurs, mais ce qui leur a permis de s'élever pour toujours au-dessus des autres. Nous nous proposerons donc surtout de décrire ici non pas les pratiques religieuses des tribus grecques, mais la religion hellénique. Pour procéder historiquement et pour étudier le phénomène dans sa totalité, nous examinerons d'abord le fonds populaire sur lequel les formes postérieures se sont développées. Les recherches d'histoire des religions ont beaucoup contribué à éclairer les traits du caractère grec, précisément parce qu'elles se sont occupées
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des sentiments qui remplissaient la vie quotidienne du peuple. La définition usuelle de l'hellénisme, « intelligence, mesure et clarté », ne convient' pas à ce que ces recherches ont révélé. Nous voyons se manifester plutôt en général, dans les cultes indigènes les côtés sombres d'une vie primitive : barbarie, caractère passionné, puéril et sensuel, dont témoignent par exemple ces sacrifices humains mêlés de pratiques anthropophagiques, qui durèrent jusqu'à l'époque impériale, l'observation superstitieuse des prodiges et des signes, les jeux des fêtes rustiques, où l'on se déguisait en bêtes, et les orgies des cultes phalliques. Les influences orientales que nous constatons dans les cultes de Dionysos et d'Artémis, ne se seraient pas répandues si vite en Grèce ni si bien, si le peuple n'avait pas été enclin à manifester bruyamment une sensibilité débordante. Du reste la religion était pour le Grec une chose d'importance et, bien plus qu'on ne le croyait autrefois, la religion occupait son imagination et déterminait ses actes; il prenait part avec une dévotion profonde à l'adoration des dieux, et le côté mystique du culte donnait satisfaction à des besoins impérieux. L'esprit religieux qui se manifeste si violemment dans toutes les classes de la population vers la fin du monde grec, existait chez l'Hellène instruit au bon sens et à la mesure. Les institutions politiques de la Grèce, au moins les anciennes, reposaient partout sur la religion ; elle ne disparut jamais de la vie domestique et domina parfois la littérature ; la libre pensée proprement dite n'arriva à se faire une place dans la vie intellectuelle qu'en se heurtant au peuple et à ses prêtres. Ce que nous savons d'autre part du peuple contribue à expliquer un grand nombre de particularités de sa religion. Ainsi nous savons que les Grecs aimaient les légendes et les contes. L'imagination éveillée en vivait et brodait sur eux. La poésie épique et l'histoire sont nées de là. Joignons-y le goût de la poésie qui distingua les Grecs entre tous les peuples, et l'on comprendra comment le mythe, l'histoire des êtres divins, a pu se développer d'une façon si merveilleuse dans leur religion. Le Grec pieux se souciait peut-être moins de ces mythes que des sacrifices, des prières et des fêtes. Nous voyons néanmoins dans son infatigable création de mythes la grande originalité de cette religion, surtout quand nous songeons à l'alliance de la religion et de l'art qui est sortie de la mythologie. L'art en a sans doute profité plus que la religion. Les manifestations poétiques ne sont pas la forme la plus élevée du sentiment religieux et comme toujours le sens esthétique s'est développé aux dépens de l'énergie morale. Les Grecs n'étaient pas précisément le peuple de la morale; ils ne vivaient pas sous la Loi, comme les Juifs ; ils n'étaient point préoccupés de la lutte contre le mauvais et l'impur, comme les Perses. II est vrai qu'ils émancipaient la vie humaine et brisaient la chaîne de l'hiératisme. Au point de vue moral, ce libre développement de la personnalité avait son péril. Il semble que l'on ait trop sacrifié en Grèce au bonheur de l'individu et au plaisir du moment, que l'on s'y soit trop peu inquiété de l'existence continue de la société et de sa civilisation. C'est justement ce côté social de l'éthique qui était le plus faible chez les Hellènes. Ils confessent qu'ils
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manquent de parole, et sont peu sûrs en affaires, qu'ils sont sensuels et orgueilleux; déjà au temps de leur plus grande prospérité ils avaient relâché les liens les plus nécessaires à la vie d'une société. Leur civilisation se ressentit encore davantage de ce fait qu'ils étaient absolument incapables d'autre chose que d'une politique à courtes vues. Par bonheur une certaine conscience hellénique, le sentiment de la parenté de race et de langue, de croyances et de mœurs, leur ont donné aux meilleures époques une unité de pensée qui servit de base à l'édifice intellectuel. Ces faiblesses morales se reflètent dans la religion des Grecs. Les côtés sérieux de la vie ne leur ont pas échappé sans doute, leur poésie atteint sa perfection quand elle dépeint la terreur religieuse qu'inspirent les puissances inexorables, la fatalité divine poursuivant le coupable. Des mouvements religieux, comme l'orphisme, paraissent avoir inquiété leurs initiés sur le secret moral de la vie. Mais il faut constater, et cela est remarquable, quelle petite place le devoir occupe dans le cercle d'idées de la religion civile que nous connaissons ; elle n'a guère servi à l'éducation du peuple, et les idées morales que nous devons aux Grecs proviennent surtout des cercles religieux fermés, ou même des philosophes libres penseurs. Nous reconnaissons dans la religion le même esprit de clocher que dans la politique. Jusqu'à la fin les cultes gardèrent le caractère local qu'ils avaient eu au début. Leurs mélanges n'amenèrent jamais les Grecs à une véritable religion commune; ils eurent, il est vrai, des dieux communs, comme les Olympiens que créèrent les poèmes homériques. Cette création mythologique a été, il faut le dire, l'une des bases de l'unité intellectuelle des Grecs. La religion a consolidé l'hellénisme d'une autre façon, par les jeux célébrés aux fêtes, qui avaient une origine religieuse et qui acquirent un caractère panhellénique. L'autorité des oracles, qui n'était pas, on le sait, purement locale, ne servit pas autant à l'établissement de l'unité nationale, peut-être justement à cause de son caractère général. Les oracles, par trop de finesse, ont peutêtre contribué à diviser la Grèce. Nous n'avons pas besoin de répéter ici ce que la civilisation grecque a été pour l'humanité qui a profité de ses leçons; c'est la fontaine de Jouvence où doit puiser encore aujourd'hui l'esprit européen pour conserver la santé. Remarquons aussi que la religion grecque a eu des effets durables sur les croyances des peuples de l'Europe. La formation des dogmes de l'Eglise s'acheva d'abord sur le sol grec et sous l'influence de la piété grecque. Nous trouvons des éléments helléniques dans l'ancien culte chrétien et nous pouvons nous permettre de supposer qu'il s'en trouve encore que nous ne connaissons pas. Ces questions sont des plus difficiles ; elles touchent aux couches obscures de la religion grecque, aux cultes mystérieux, et à la grande confusion religieuse des derniers temps de l'hellénisme.
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§ 104. — Les sources.
Les découvertes archéologiques forment aujourd'hui la première assise; elles nous fournissent les documents les plus anciens, fragmentaires il est vrai ; elles nous racontent la vie journalière de la religion ; elles nous disent ce que la littérature ne pouvait ou ne voulait révéler, et nous mettent en main le fil conducteur qui permet de localiser les autres données. Il est important d'être ainsi placé immédiatement en face de la réalité disparue quand il s'agit d'une religion comme la religion grecque qui a passé par des mains d'artistes : le poète et le sculpteur ont toujours ajouté quelque chose du leur, quand ils ont voulu interpréter. L'inscription du monument commémoratif ou de l'ex-voto nous raconte exactement ce qui s'est passé et ce que l'on croit; les pierres gravées, les monnaies ou les vases peints nous donnent la reproduction fidèle ou à peu près des images et des emblèmes sacrés par lesquels on représentait couramment les dieux et les mythes. Les fouilles des grands édifices comme le temple d'Eleusis et bien d'autres nous fournissent des données importantes, bien qu'elles ne puissent rien nous apprendre sur les formes les plus anciennes du culte primitif d'avant les temples. Parmi les statues mises au jour ce ne sont pas les plus beaux objets d'art qui ont la plus grande valeur à nos yeux. Des idoles tout à fait primitives, les Hermès massifs, etc., passaient pour particulièrement sacrés et possèdent, aussi bien que les reliefs des autels, le caractère local et les emblèmes significatifs qui se perdent en général dans les productions d'un art supérieur. Que de choses nous apprenons par les monuments funéraires où se trouvent naïvement représentés l'âme et la mort, les rites du deuil, etc. ; les inscriptions gravées à côté nous disent ce qu'on pensait du sort des défunts. Le tombeau et son contenu nous donnent des renseignements semblables. Les plaquettes d'or qu'on mettait dans le tombeau des initiés nous fournissent des indications inappréciables sur la représentation mystique de la vie d'outre-tombe. Les vases peints sont un trésor : non seulement ils illustrent un grand nombre de mythes et de légendes héroïques, mais ils font passer sous nos yeux la marche tout entière des cérémonies religieuses, les phases d'un sacrifice, les scènes de l'initiation éleusinienne, etc. L'usage des vases prêtait à ces représentations, car un grand nombre étaient destinés soit à conserver les cendres des morts, soit à contenir les huiles avec lesquelles on oignait la pierre tombale. Pour débrouiller la mythologie il faut se plonger dans la numismatique. Ville par ville, génération par génération, le trésor des monnaies nous illustre le monde grec, nous fournit des images petites, mais souvent fort exactes des dieux protecteurs, des sanctuaires ou des représentations religieuses préférés de chaque époque, de chaque cité, de chaque souverain. Les belles gravures des bagues et des cachets nous donnent les symboles individuels. Les inscriptions sont plus éloquentes, précieuses en ceci qu'elles
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fixent l'histoire et donnent l'impression immédiate des événements. Elles ont été recueillies dans le Corpus Inscriptionum grœcarum. Ce sont des épitaphes, des tablettes votives, des dédicaces de statues, des oracles, des formules de divination, des formules de malédiction; de brefs règlements de fêtes, des listes de revenus sacerdotaux, etc. La littérature nous fournit d'abord des documents immédiats sur la vie religieuse, et ensuite des renseignements sur la religion recueillis par curiosité. Les textes sacrés, si nous les possédions, formeraient la partie la plus ancienne et la plus importante du premier groupe ; malheureusement ils ont tous disparu et nous sommes forcés de nous contenter de savoir que les Grecs ont eu dans l'antiquité une littérature rituelle, des prières et des hymnes religieuses dont le texte était fixé. La légende a associé à cette poésie les noms des anciens poètes mythiques, Musœos, Eumolpos, Pamphos et Thamyris ; de même aux Indes on a attribué les Vedas aux Itishis. On attribue des vers magiques à Orphée, et Olen le Lycien passait pour le représentant de la poésie dans le culte d'Apollon. Nous savons avec certitude que dans les anciens lieux du culte, en Thessalie, en Crète, la musique et les chants accompagnaient les danses sacrées et les processions. On célébrait Apollon à Délos et à Delphes avec des chœurs et des péans, et Dionysos avec des dithyrambes; le poème que le prêtre chantait pendant le culte s'appelait nomos. En dehors de ces poèmes il y avait encore une poésie oraculaire. On rassemblait les réponses les plus importantes des oracles; Hérodote s'est servi d'un recueil de ce genre. La constitution divine des Spartiates, les ^TCCU attribuées à Lycurgue, avait un semblable caractère ; c'est un fait connu que le culte a créé ou provoqué quelques-unes des formes poétiques dont s'est habillée la poésie du monde entier ; la tragédie est sortie du dithyrambe de Dionysos ; l'hexamètre épique paraît être né du groupement des noms des dieux quatre par quatre dans la poésie hiératique ; sans parler d'une foule de particularités qui semblent empruntées aux poésies liturgiques, comme les épithètes et les invocations aux dieux d'Homère, les généalogies d'Hésiode. Il faut mentionner ici les documents historiques que les Grecs possédaient sur leur religion. Les quelques fragments des anciens logographes qui nous ont été conservés montrent que les plus anciens représentants de l'histoire grecque ont mélangé fortement leurs ouvrages de récits mythiques et de généalogies. Malheureusement il ne nous reste que quelques fragments1 des atthidographes du ive siècle, Klitodemos, Philochoros, etc., dont les ouvrages traitaient particulièrement de la religion, des sacrifices, de la mantique et des mystères. Les historiens profanes de la même époque nous donnent à l'occasion des renseignements sur les choses religieuses. Hérodote, qui a tant à nous dire sur les religions étrangères, ne pensait pas avoir à donner les mêmes renseignements pour la Grèce; nous trouvons cependant chez lui une
1. On trouvera tout cela dans C. Mùller, Fragmenta hisloricorum qrzcorum, 5 vol., Paris, Didot.
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courte description du développement historique de la religion grecque (II, 62 et suiv.), qui conserve toujours son intérêt. Il nous a raconté aussi dans sa manière ingénue, mainte légende et maint trait de mythe; il nous permet aussi assez souvent de jeter un coup d'œil instructif sur les superstitions des Grecs. L'intérêt qu'on portait aux choses de la religion si visible déjà chez Hérodote, se développe à mesure qu'on s'avance vers le christianisme. Les stoïciens s'appliquèrent à l'exégèse des mythes, et le succès du roman d'Évhémèrc (à l'époque macédonienne) prouve qu'il était devenu tout à fait de mode de s'occuper de la religion. Une riche littérature mythologique se forma à l'époque alexandrine. En dehors de l'histoire des dieux et des héros de Callimaque (A'ma) qui s'est perdue, cette littérature est représentée par les écrivains que l'on appelle les mythographes, dont le plus important est Apollodore. Apollodore, qui vivait à Athènes vers le milieu du 11e siècle, publia un ouvrage en trois livres sur la mythologie grecque, les sources y sont indiquées la plupart du temps. Nous le possédons encore, à l'exception de quelques pages qui manquent vers la fin. Les autres mythographes, comme Palaephatos, Antoninus Liberalis, Eratosthcne, fournissent des matériaux bien moins complets, accompagnés d'explications fort niaises \ Ce goût dura, et l'on continuait sous l'empire romain à collectionner des choses mémorables avec ou sans interprétation philosophique. Strabon le Géographe, l'indispensable Pausanias, des glaneurs d'anecdotes comme Elien et Athénée, un polygraphe comme Plutarque, les néo-platoniciens eux-mêmes nous ont fourni des faits importants que nous ne connaîtrions pas sans eux. Nous trouvons beaucoup à prendre chez les Pères grecs de l'Église, chez Clément d'Alexandrie par exemple, et dans les recueils byzantins, le dictionnaire de Suidas, etc. Il faut cependant se rappeler que les écrivains mythologues étaient toujours prisonniers de leurs théories. Non seulement la différence de religion chez les chrétiens, mais les théories rationalistes ou les inclinations mystiques de la. fin de l'antiquité se font de plus en plus sentir. Il faut connaître le point de vue où se sont placés les auteurs avant d'estimer quelle valeur leurs ouvrages présentent pour l'histoire des religions.
§ 105. — Les cultes et les dieux les plus anciens.
Dans la détermination des éléments primitifs de la religion grecque nous en sommes encore aux premiers essais. Sans doute Welcker a déjà vu que la religion qui nous arrive tout armée dans Homère suppose un long développement antérieur et, avec sa fine intelligence du détail des choses grecques, gâtée pour l'ensemble par des principes philosophiques erronés, il a esquissé cette évolution. Welcker voulait voir le point de départ de la
1. A. Westermann a rassemblé les écrits des mythographes : M'j8oYpâ?os, Scriptores poeticœ, historiée Grseci, 1843. L'édition Teubner est encore incomplète.
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religion grecque dans un monothéisme primitif, dans le culte de ZEÙ; Kpovîwv considéré comme le dieu suprême, embrassant tout; plus tard se seraient formés les dieux de la nature, et à mesure que les Grecs cessaient d'être un peuple de cultivateurs pour devenir un peuple de guerriers et plus tard de riches négociants, les dieux de la nature se seraient transformés en dieux nationaux éthiques doués d'une personnalité complète jusqu'au jour où les spéculations physiques et philosophiques des Grecs raffinés les eussent fait oublier peu à peu. On a réfuté depuis longtemps toutes ces hypothèses ; l'idée épurée de Zeus se trouve bien plutôt à la fin qu'au commencement de l'évolution religieuse, et l'histoire de la religion grecque ne peut pas être encadrée tout entière dans le système de Welcker. Nous ne voulons pas ici écrire l'histoire des opinions nées des recherches modernes sur l'origine de la religion grecque. On s'accorde généralement avec K.-O. Mùller à trouver l'explication du mythe dans son histoire même, seulement on comprend cette histoire de façons fort différentes. Les adeptes de la mythologie comparée cherchent la nature et l'histoire des dieux dans leurs noms, témoins du passé indo-germanique, et ils en fournissent des explications naturalistes malheureusement contradictoires. Alors qu'ils attribuaient ainsi une importance plus grande aux mythes qu'aux rites, Fustel de Coulanges f avait déjà montré que les cultes de la famille et de la race, l'adoration du foyer et le culte des ancêtres constituaient les éléments primitifs de la religion grecque et romaine. L'école anthropologique, à la suite de E. Tylor et de A. Lang, voit dans des croyances et des institutions semblables à celles des sauvages, l'animisme, le totémisme, le fétichisme, le culte des morts, le premier degré de la religion2. Aucune de ces opinions prise isolément ne nous explique la religion grecque d'une façon satisfaisante. Nous savons aujourd'hui que le problème est beaucoup plus compliqué qu'on ne le croyait. Des éléments
1. La Cité antique, 1866. 2. "On commence à connaître beaucoup mieux la brillante civilisation qui a précédé la civilisation grecque sur le même sol. Les fouilles d'Arthur Evans et des Italiens en Crète ont permis de coordonner ce qu'on avait fini par réunir d'informations sur l'époque mycénienne. S. Reinach a donné dans la Chronique des Arts et l'Anthropologie, à plusieurs reprises, une sorte d'état des découvertes et des publications, auquel il suffit de renvoyer. Les Grecs sont le produit de la fusion des populations mycéniennes avec des bandes d'envahisseurs descendus de l'Europe centrale à la fin de l'âge du bronze et peu de temps avant la composition des poèmes homériques; les Doriens paraissent être la dernière de ces bandes. La question est exposée d'une façon claire et intéressante, mais incomplètement et avec des hypothèses aventureuses, par Ridgeway, Early âge of Greece, 1901. Quant aux prédécesseurs des Achéens homériques, on a mis en lumière leur parenté de race ou simplement de civilisation avec les autres populations du bassin de la Méditerranée. Les inscriptions sont nombreuses, mais encore indéchiffrables; les représentations religieuses, peintures, pierres gravées, etc., ont été déjà réunies et interprétées par Arthur Evans qui en a tiré l'image synthétique d'un culte de l'arbre, du pilier et de l'autel (A. Evans, The tree and pillar cuit, dans Journal ofHellenic Studies, 1901); il remarque que ces figures illustreraient bien certains passages du rituel hébraïque; ce qui ne veut pas dire que le culte crétois soit d'importation sémitique. On peut essayer de dégager par une autre méthode l'élément crétois dans la mythologie panhellénique. C'est ce qu'a fait 0. Gruppe dans Griechische Mythologie und Religionsgeschichle. (H. II.)
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étrangers se mêlent aux éléments indigènes dans la formation de la religion grecque; mais il ne sera jamais possible probablement de les distinguer nettement les uns des autres. Il est certain que le culte des ancêtres comme le totémisme et l'adoration de la nature, a fait partie des éléments nationaux de la religion grecque. Mais il est tout aussi difficile de dire quelle part exacte -la population aborigène de race incertaine1 qui précéda les Grecs dans l'Hellade a eue dans la formation de la religion que de noter toutes les influences qui s'y sont mêlées dans l'antiquité, influences venant d'Asie Mineure, de Syrie, de Phénicie, de la terre de Chanaan, pour ne rien dire de l'Egypte. L'art de la période mycénienne trahit des relations très anciennes avec la civilisation babylonienne. 11 faut encore ajouter l'influence de la race et du pays. Sans doute on a souvent exagéré les différences des tribus grecques, surtout celle des Ioniens aux Doriens, et l'on a surfait leur intérêt. Il est exact d'ailleurs que les dieux grecs se distinguent justement des dieux sémitiques et égyptiens en ce qu'ils ne sont pas les divinités protectrices d'une tribu, mais, dès l'origine, répondent à différents côtés de l'activité humaine*. Jetons maintenant les yeux sur les côtés de la religion grecque qui peuvent passer pour primitifs. Plus d'une figure divine nous révèle un culte de la nature, déjà voilé en général, même à l'époque homérique. Zeus, l'ancien dieu du ciel, remonte aux Indo-Germains primitifs chez lesquels il était la puissance suprême, comme le dieu du ciel chez les peuples mongols. Pour Poséidon et Héphaistos, l'élément naturaliste disparait chez Homère derrière une personnification déjà complète ; on aperçoit pourtant encore leur signification. A Sparte, à Dodone et ailleurs le mythe et le culte attestent l'idée d'une union cosmogonique du ciel et de la terre. Mais ce n'est pas seulement dans le culte organisé et dans l'histoire des dieux que nous trouvons des traces du culte naturaliste ; il s'est conservé directement, ou à peine déguisé, dans un grand nombre de coutumes et de croyances. Parmi les éléments, c'était encore l'eau qu'on adorait le plus directement. Les fleuves et les sources étaient particulièrement sacrés pour les Grecs. Chaque contrée déifiait le ruisseau qui l'arrosait, comme l'Alphée, la rivière d'Elide. On divinisait les sources; on les considérait comme des Nymphes. Les Muses elles-mêmes, qui viennent de Thrace, mais qui résidèrent plus tard sur l'Hélicon en Béotie, étaient à l'origine des Nymphes des sources, mais de bonne heure elles présidèrent aux chants. En Arcadie, près des Nymphes on trouvait Pan, ancienne divinité campagnarde des pâturages et des troupeaux, qui représente, elle aussi, une religion plus ancienne que celle des grands dieux de l'Olympe. Le culte primitif n'avait ni temples ni idoles ; on le célébrait dans des bois sacrés ou sur des autels élevés en plein air; on suspendait les dons aux arbres. Nous trouvons souvent la mention de semblables autels dans
1. * Elle n'était certainement ni indo-européenne, ni sémitique. Cf. Kretschmer, Einleiiung in die Geschichte der griechischen Sprache, 1S9G. (I. L.) 2. Ed. Meyer, Gcsch. des Alterthums, II, g G2, 64.
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Homère. Il est absolument certain que les Grecs rendaient un culte à des pierres et à des rochers sacrés. Il est remarquable de voir combien ce culte a laissé de traces ; Pausanias en a rencontré un nombre surprenant dans les coins reculés de la Grèce, à une époque relativement très moderne. Il nous parle souvent de vieilles pierres; Xi8oi àpyof, que lui et les auteurs d'après lesquels il écrivait prenaient sans doute pour des idoles, des images de divinités, mais que nous devons considérer comme les restes d'un culte fétichiste des pierres : par exemple, les 30 pierres sacrées de Paros, la pierre de Tégée, etc. Deux pierres non taillées se dressaient sur l'Aréopage d'Athènes; dans les procès le plaignant et l'accusé se plaçaient auprès d'elles; on les appelait A£Qo; uêpewç et Xi'6oç àvouoei'a; *. Les Hermès sont des pierres sacrées qui commencent à se transformer en images. Même aux temps historiques nous trouvons des exemples de litholâtrie pure, dans l'un des Caractères de Théophraste. Outre les pierres on adorait comme fétiches les ijoiva, blocs de bois grossièrement travaillés, qui passaient pour être tombés du ciel. Pour les vieilles images protectrices des cités, les palladiums, il est également difficile de distinguer entre le fétiche et l'idole. Nous trouvons aussi des bâtons ou des planches qui sont l'objet d'un culte, comme le prétendu sceptre d'Agamemnon à Chéronée et une certaine image de Héra à Argos. Quand nous parlons du culte des arbres3 chez les Grecs, nous ne pensons pas .aux divinités qui présidaient à l'éclosion des fruits et à la récolte, ou aux usages religieux observés pendant les fêtes qui avaient trait à la croissance des céréales, à la culture de la vigne, aux soins des arbres fruitiers; nous pensons tout aussi peu à cette déification de la végétation que l'influence étrangère introduisit en Grèce avec le culte d'Adonis. Nous ne voulons désigner par là que l'adoration très ancienne des plantes et des arbres sacrés. Nous y rattachons la conception des Nymphes des arbres, Dryades, Hamadryades, Mélies, qui habitaient les chênes, les cyprès, les frênes sacrés et d'autres arbres encore et qui mouraient en même temps que leur arbre * : de là cette répugnance à abattre ces arbres, dont Pausanias donne plusieurs exemples. Les arbres qui ont une place dans les mythes et le rituel ont été certainement sacrés par euxmêmes à l'origine : ainsi le palmier de Délos auquel Latone se cramponna au moment de la naissance d'Apollon et d'Artémis, le laurier de la vallée de Tempé où l'on prenait les couronnes destinées aux vainqueurs des jeux Pythiques, l'arbre sacré de Rhodes, que l'on associa plus tard à Hélène. Parmi les grands dieux, Artémis et Dionysos en particulier ont hérité des vieux arbres sacrés; on les appelait SEVO?!-:;;; on suspendait aux arbres des idoles d'Artémis, on plaçait des masques barbus
1. Paus., VII, 22; VIII, 4S; IX, 24, etc. 2. kl., 1, 28. 3. C. Bôtticher, Der Baumcultus der Uellenen nach den gottesdiensllichen Gebriiuchen und ûberlieferten Bildwerken dargestellt, 1SS6; — W. Mannhardt, Antike Wald-und Feldculle, 187"; Mythologische Forschungcn, 1884. 4. Hom., Hymne à Aphrodite, 266 et suiv.
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de Dionysos sur des troncs d'arbres noueux. Par contre, le fait que certains arbres étaient surtout consacrés à certaines divinités, comme le chêne àZeus, l'olivier à Athéné, ne doit pas tenir à l'ancien culte des arbres. On rencontre encore bien plus souvent le culte des animaux que la l dcndrolàtrie . Sans doute à l'époque historique ce n'était que par exception que des animaux sacrés étaient entretenus et qu'on leur offrait des sacrifices. En fait, seuls les serpents qui participaient au culte de certains dieux, comme les Asclépiades, ou qui incarnaient des âmes de héros recevaient un véritable culte. Nous en connaissons plusieurs exemples : le serpent de Déméter à Eleusis, l'oîxoupôç os>tç à l'Acropole d'Athènes, à qui l'on offrait tous les mois des gâteaux de miel, le serpent d'Olympie, démon protecteur d'Elis, etc. A ces quelques survivances il faut joindre les très nombreux témoignages du mythe et du culte. Sans doute, les faits ne sont pas toujours très clairs : il y a des animaux sacrés pour lesquels il faut se demander s'ils étaient vraiment objet de culte primitif et divinités de clan (totems), ou si on les considérait simplement comme des animaux prophétiques, par exemple les loups et les oiseaux, ou symboliques, tels, par exemple, les animaux très prolifiques attachés à Aphrodite. Il est pourtant certain qu'il restait quelque chose de l'antique zoolâtrie dans les hommages rendus aux bêtes consacrées à certaines divinités. Quelquefois le nouveau dieu plaça près de lui l'ancien dieu animal, ainsi les souris dans le temple d'Apollon Sminthée, ou le hibou d'Athéna. D'autres fois la divinité conserve encore les attributs ou la moitié de la forme d'un animal : on rencontre Dionysos sous la forme d'un taureau ou du moins avec des cornes de taureau et Déméter avec une crinière de cheval. Ou bien les dieux empruntent de temps à autre la forme d'un animal : Zeus se métamorphose en taureau, en cygne, même en fourmi; Apollon se change en dauphin pour montrer la route de Delphes aux vaisseaux crétois; Dionysos en lion pour punir les pirates tyrrhéniens. Aux mythes de métamorphoses divines il faut ajouter les récits de métamorphoses humaines. Ces légendes permirent à un mythographe puéril comme Antoninus Liberalis et à Ovide, d'envisager toute la mythologie au point de vue des métamorphoses. Nulle part la mythologie grecque ne montre mieux sa parenté avec celle des races dites sauvages que dans ces récits où les dieux ne sont que de grands magiciens et où il n'existe presque plus de ligne de démarcation entre les hommes et les bêtes. Le culte des animaux nous mène à celui des puissances souterraines. Le rôle que le serpent jouait dans le culte béotien ne s'explique que d'une seule façon : on supposait que cet animal qui se cache dans les replis du sol était en rapport avec les êtres habitant l'intérieur de la terre. Le fait d'offrir aux serpents sacrés des mets que les serpents ne mangent pas, mais qui, comme le miel, sont les offrandes faites habituellement aux
1. \V. de Visser, De Griecorum diis non referenlibus speciem humanam, P. Perdrizet, Bulletin de. Corr, kellén., 1899, p. 63o. 1900. Cf.
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dieux chthoniens, montre clairement que ce rite n'avait pas pour objet spécial de nourrir ces animaux. En réalité nous trouvons dans la Grèce antique deux sortes de cultes rendus aux habitants du monde inférieur : le premier s'adresse aux âmes des morts et le second aux dieux chthoniens. Du premier nous avons maint témoignage direct. On en trouve d'abord dans les tombes des vieilles capitales de la période mycénienne que les fouilles ont mises à jour, puis dans les cultes postérieurs. Les Athéniens avaient une fête de tous les morts, la journée des libations (/oeç) pendant les Anthestéries, en février; on s'efforçait ce jour-là de charmer les ombres en général, car à cette date tous les morts quittaient leurs demeures souterraines pour errer sur terre ; on prenait alors toutes sortes de précautions pour écarter ces visiteurs fâcheux; on couvrait les portes de poix, de feuilles d'aubépine mâchées, et la famille apportait à ses morts des dons et des libations '. Homère donne une idée des présents offerts aux défunts, quand il décrit les funérailles solennelles de Patrocle ; elles étaient accompagnées de sacrifices sanglants et même de sacrifices humains. Solon combattit ces sacrifices et défendit, par exemple, que l'on continuât à tuer un bœuf sur la tombe; on observa cependant cet usage pendant longtemps encore, malgré l'interdiction. On peut du reste se demander s'il est permis d'appeler vraiment culte des morts ces pratiques funéraires. Il est clair qu'il ne s'agit ici que d'une invocation des défunts, que de soins donnés aux morts, semblables à ceux que l'on observe chez tous les peuples primitifs, et de mesures de protection inspirées par la croyance aux revenants; les Grecs disent pratiquer ces dernières « pour détourner la colère (p;vi<;) » des morts. Les dieux chthoniens étaient au contraire l'objet d'un culte direct. On ne peut nier que le culte des divinités de la terre ne remonte très haut chez les Grecs. Il rappelle si exactement les rites d'autres religions ariennncs qu'on ne peut pas s'empêcher de le rattacher au fonds indo-germanique commun. Ce qu'il y a de vraiment grec dans les cultes chthoniens nous reporte déjà à une haute antiquité; plus que les autres, ces cultes sont attachés à des endroits précis ; les offrandes d'hydromel et de bouillie semblent dater d'une époque où le vin aussi bien que le pain cuit au four étaient encore inconnus; on n'y employait pas de choses nouvellement inventées, comme l'huile. Très significatif est le rapport étroit qui unit les dieux chthoniens à la végétation, surtout à la végétation des champs : il nous ramène à la vie primitive des Grecs, peuple d'agriculteurs. Hésiode recommande particulièrement au paysan la prière à Zeus chthonien. Remarquons que Hadès est Pluton, « dispensateur de la richesse », et que la Gaia primitive, qui réside dans les profondeurs de la terre, est aussi la déesse des plantes; dans le mythe de Déméter nous voyons la terre nourricière et Perséphone, la reine des morts, comme protagonistes du drame qui représente le cours annuel de la nature et de l'agriculture. Ainsi les dieux chthoniens, divinités de la nature et des champs, ont un
1. Rohde, Psyché, p. 216 et suiv:
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aspect aimable, mais ils en ont un autre terrible : ce sont les dieux de la mort. Ce n'est pas seulement le noir Thanalos, personnification spéciale de la mort, qui effraie quand, auprès du tombeau, il boit le sang du sacrifice; Hadès aussi et ses compagnons, les Cyclopes, s'apprêtent à faire un repas hideux du cadavre dont ils ne laisseront que les os. « Ce sont les abîmes de la terre elle-même, dit Dietrich, dont la gueule s'ouvre pour dévorer les morts. » Des images épouvantables et des masques hideux survivances sacrées de la rude conception primitive des puissances du monde inférieur, représentaient les dieux chthoniens. Cerbère lui-même n'est pas autre chose qu'un monstre dévorant de l'abîme, l'abîme luimême sous la forme d'un chien effrayant. A cette conception affreuse de •la mort s'ajouta l'idée des forces vengeresses qui l'escortent. Ainsi les Erimjes sont des esprits chthoniens, elles habitent sous terre, ce sont des âmes, celles des assassinés sans doute, auxquelles on attribua le soin de venger les grands crimes. On frappe la terre quand on veut invoquer les Erinyes, et l'on fait de même dans plusieurs autres cultes chthoniens. On comprend donc pourquoi l'expiation du sang s'adresse aux êtres souterrains. Le sacrifiant doit s'asseoir à terre, la laine rouge symbolique dont il s'entoure le cou et les mains témoigne qu'il se livre aux puissances du monde inférieur qui avaient la couleur du sang. On ne peut déterminer exactement les rapports primitifs du culte des âmes et de la religion chthonienne. Les nombreuses ressemblances qu'ils présentent, mêmes offrandes, mêmes lieux de sacrifices, tendent à prouver une parenté primitive, mais il est d'autant plus difficile de savoir lequel est le plus ancien qu'ils ont eu des sorts très différents. Les offrandes funéraires ont changé avec le temps, la piété envers les morts étant un sentiment vivant, qui se renouvelle à chaque génération. On ajouta des offrandes de vin et d'huile; les sacrifices humains et les offrandes sanglantes en général ont disparu, et le tout a abouti au culte de la stèle et du relief funéraire qui ornaient le tombeau. Au contraire, le culte chthonien, que l'on considérait toujours comme se rapportant à des divinités antiques, s'est conservé immuable sous sa forme traditionnelle et donne ainsi l'impression d'avoir été le plus ancien. A l'époque historique la différence se marque clairement. « Les sacrifices aux divinités chthoniennes ont le caractère de sacrifices expiatoires; ils témoignent d'une humble soumission et sont un appel craintif à la pitié miséricordieuse. » On sacrifie aux dieux de la terre des hommes ou des animaux, pour les apaiser et non pour leur offrir des aliments. Les sacrifices se font pendant la nuit, sans bruit et en silence. Au contraire, l'offrande aux morts a pour but de leur procurer une jouissance. Ces rites ont en général un caractère beaucoup moins sombre, bien que l'on n'y touche pas plus aux mets funéraires qu'on ne fait aux victimes des puissances souterraines; ils ont d'ailleurs lieu en plein jour. D'autres différences minimes n'ont d'intérêt dans la comparaison que nous instituons que parce qu'elles nous permettent de conclure à une différence primitive. Ainsi l'on sacrifiait des animaux mâles aux divinités de la terre, des ani-
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maux femelles ou châtrés aux défunts ; le noir était la couleur du culte des morts, le rouge celle du culte chthonien', etc. Nous n'avons pas épuisé le sujet des cultes rendus à la terre et aux morts. Même à une époque récente nous trouvons en Grèce des traces d'un culte des aïeux. On sait qu'il y avait dans les communautés helléniques quelques familles, qui se croyaient, à tort ou à raison, unies par les liens du sang. Ces familles se réunissaient pour fêter un ancêtre dont elles donnaient le nom à leur communauté, et vraisemblablement cette institution remonte à un véritable culte de l'auteur de la race. Le caractère sacré que les villes attribuaient à leurs fondateurs, les phylai à leurs anciens chefs, le soin avec lequel on conservait leurs ossements comme des reliques protectrices (on les emportait quelquefois en émigrant) constituent à proprement parler un culte des ancêtres. Nous touchons ici à l'une des plus importantes manifestations de la religion grecque, le culte des héros. Dans le culte des héros se trouvent aussi beaucoup d'éléments primitifs. D'abord, parce qu'il est sorti de la religion des ancêtres, il faut y voir une sorte d'enchérissement du culte des morts. En ce sens, le héros était l'esprit ou l'âme de l'homme supérieur. D'après la psychologie grecque, la vie de l'âme ne cesse pas à la mort; l'homme reste dans son essence à l'état où il se trouvait au moment du trépas ; c'est pourquoi il faut encore (par les offrandes) lui donner à boire et à manger quand il est au tombeau, car la tombe est comme une demeure; on lui donne les armes et les ustensiles nécessaires à la vie, même des animaux domestiques et des serviteurs. Cette croyance primitive à l'immortalité était toutefois très aristocratique chez les Grecs. On n'accordait la continuation ininterrompue de la vie qu'à ceux qu'on pouvait vraiment appeler des hommes, aux braves, aux puissants. La différence des tombeaux dès l'époque mycénienne témoigne de cette distinction : tandis que les mortels ordinaires devaient se contenter de tombes destinées à ne durer que peu de temps, les tombeaux à coupoles des princes et des grands se sont conservés jusqu'à nos jours et disent encore aujourd'hui quelle importance on attachait à leur magnificence. Les héros, qui à l'origine se confondaient donc assez bien avec les « ancêtres », reçurent un culte réel, un culte domestique et quotidien. « La religion des ancêtres était étroitement unie au centre sacré de la maison, au foyer. Les esprits des aïeux sont donc présents au repas de la famille. La deuxième offrande est aux héros ; les miettes qui tombent à terre appartiennent aux héros, de même que dans la conception allemande elles sont abandonnées aux « pauvres âmes » (Usener). Le héros résidait par conséquent dans la maison, sous le seuil, dans le four ou ailleurs; mais le véritable lieu du culte était le tombeau, comme nous le voyons à Mycènes, où parmi les sépultures royales s'élevait sur la colline un autel destiné aux sacrifices. Le héros n'est cependant pas toujours un homme divinisé, illustre par son rang ou son courage, ou même un simple mort du commun,
1- Voir Stengel, dans la Feslschrift an Friedlcindei; 1895, p. 414 et suiv.
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comme cela se vit plus tard : de vieilles formes divines et des mythes du culte continuèrent à vivre dans les légendes héroïques et dans le culte des héros. On ne peut en aucune façon considérer Persée, Thésée, Ulysse Œdipe comme des chefs défunts ; ce sont des divinités locales. Le mot héros a donc un très grand nombre de significations chez les Grecs. Bien qu'on puisse relever dans le culte des héros des éléments primitifs, il ne s'ensuit pas cependant qu'il faille faire descendre, avec Rohde, tout le culte des héros du culte des morts, et le rattacher à la religion grecque primitive1. On ne peut guère écrire une histoire des dieux de la Grèce, pris isolément. Dans ces conceptions mythologiques si composites ce n'est pas l'unité de signification qui est primitive; nous ne trouvons à l'origine qu'une multiplicité d'éléments incohérents qui se coordonnèrent plus tard. Usener a récemment exposé avec clarté toute cette question. Usener croit que les anciennes religions européennes ont commencé par le culte de divinités accidentelles, dieux particuliers et dieux temporaires, qui ne valaient que pour des cas particuliers. On sait que la religion romaine en resta à ce stade avec ses divinités indigètes; une recherche approfondie nous apprend que les Grecs primitifs avaient exactement les mêmes divinités indigètes. Partout nous en trouvons les traces. Ainsi les dieux spéciaux qui président à la végétation et qui veillent à la croissance des fruits de la campagne sont innombrables. Telles sont les déesses, citées par Hérodote, Damia et Auxesia, dont les habitants d'Épidaure, sur le conseil de l'oracle de Delphes, sculptaient l'image eu bois d'olivier pour empêcher la stérilité de la terre. Auxo et Hegemone sont la contre-partie attique de ce couple de déesses; les Athéniens adoraient Thallo ou Thalia et Karpo, déesses de la récolte en train de pousser et de mûrir ; Pandrosos, la déesse de la pluie printanière, et Herse, la déesse de la rosée, viennent plus tard avec Aglaia ou Aglaura, la clarté du soleil ou l'air pur, qui avait son temple à Athènes. On y rendait encore un culte à Érechthée (celui qui brise les mottes de terre), ancien dieu delà charrue, et à Triptolème, le dieu du troisième ou du triple labourage. Cécrops, le frère d'Érechthée, est un dieu de la moisson ; Boutes, le bouvier, avait un autel dans le temple d'Érechthée; sa mère Zcuxippe est la déesse qui harnache les chevaux. Opaon, le dieu qui fait mûrir le raisin; Maleatos, le dieu des pommes, sont de bons exemples de dieux des fruits. La fécondité humaine a des divinités protectrices bien connues : Calligénie, Iphigénie elle-même, veillent aux naissances avec Ilithya; Kourolrophos, dont le nom passa à Gaia, Déméter, Artémis, Aphrodite et à d'autres déesses encore, est celle qui prend la première soin des nourrissons. On la trouve encore représentée dans les catacombes, un enfant sur les bras : c'est une des images sur lesquelles on copia celle de la Madone. Les dieux guérisseurs Iatros, le médecin, et Paian, le purificateur, sont plus anciens
1. F. Deneken, article HÉROS dans Roscher, Lex. der gr. IL rôm. Mylhol. Deneken a tenu mieux compte des côtés multiples du phénomène et des additions postérieures.
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qu'Apollon; n'oublions pas Iasos et Iason, et Chiron, le dieu thessalien, non plus que Hygie à Athènes, dont le nom est si transparent. Des divinités veillaient au salut de la ville, leurs noms étaient clairs : Sosipolis, Orthopolis, Sozon, etc. La plupart de ces divinités ne subsistèrent pas à titre de dieux indépendants; mais leurs noms se sont conservés et plusieurs d'entre eux nous sont très familiers ; noms des Charités et des Heures ; surnoms des grands dieux, noms de Héros et de Centaures; nous pouvons facilement nous rendre compte de la façon dont ils en sont arrivés là. De même que dans la langue certains mots se frayent une route hors de la foule confuse des appellations des choses concrètes, et finissent par désigner tout un groupe d'objets, de même certaines divinités sont sorties de la foule des dieux particuliers et temporaires et se sont imposées à la tribu, à l'État, au pays tout entier. Ces dieux principaux n'ont cependant grandi qu'aux dépens des autres divinités, le fort a absorbé le faible [et nous ne trouvons trace de ce dernier que dans les surnoms, les attributs, etc., donnés au dieu vainqueur, ou dans les lieux de culte. Les grands dieux des Grecs sont donc en réalité des dieux composites, dont les différents éléments se sont assemblés sous un seul nom ou bien se sont groupés autour du caractère principal. L'hypothèse d'Usener, qui suppose que celui dont le nom a cessé le premier d'être intelligible est celui qui a remporté la victoire, est corroborée par des analogies dans l'histoire des religions. N'oublions pas, bien entendu, que des forces locales hiérarchiques ou politiques ont joué un rôle prédominant dans le développement mythologique. Nous nous contenterons de citer l'exemple du IZeus Lycien : Lycos, ancien dieu de la lumière en Attique, en Béotie et en Arcadie, protecteur des tribunaux qui a donné aussi son nom aux gymnases, a rencontré au cours de l'histoire le grand dieu de la lumière et le grand juge; il ne peut continuer à exister à côté de lui; il est absorbé par Zeus ou bien considéré comme un Zeus; il en résulte un Zeus Lycien de même qu'un Apollon Lycien résulta de sa rencontre avec Apollon. § 10G. — Homère ». Nous nous servons du nom d'Homère pour désigner les auteurs des deux grandes épopées nées chez les Éoliens et les Ioniens de la côte asiatique au x° et au viïie siècle avant Jésus-Christ. La forme sous laquelle
1. Depuis F.-A. Wolf on a lancé une foule d'hypothèses ingénieuses pour expliquer l'origine de la poésie homérique. Tant que les questions qui s'y rattachent resteront sans réponse, il manquera une base solide pour une appréciation critique de ses données. Les travaux d'ensemble sont utiles mais provisoires. La Théologie homérique de von Naegelsbach est un livre intéressant, mais qui renonce à relever les traces du développement historique de la mythologie. Le grand ouvrage deBuchholz n'estqu'une nclie collection de realia, un livre de références, et ne suffit en aucune façon aux exigences de la science. Van Nés a essayé de trier les données mythologiques en tenant compte de la dislinction des différentes couches de l'œuvre, de l'Iliade en particulier. BIBLIOGRAPHIE. — Inutile de citer les traductions. De l'innombrable bibliographie
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nous voyons l'Iliade et l'Odyssée nous donne sur ces poèmes des idées fausses dont nous ne nous débarrassons pas sans peine. Ces épopées nous paraissent finies, unes, et semblent être le plus ancien monument littéraire du peuple grec. Une lecture attentive nous permet déjà d'apercevoir que l'unité n'est qu'apparente; que non seulement l'Odyssée porte l'empreinte d'une antiquité moindre que celle de l'Iliade, mais que dans l'Iliade comme dans l'Odyssée les parties ne concordent souvent pas entre elles. D'autre part, Homère est certainement le plus ancien écrivain grec dont nous possédions les œuvres, et c'est pourquoi on le considère souvent comme le témoin des origines. Les Grecs étaient déjà imbus de cette croyance. Hérodote 1 attribuait à Homère et à Hésiode, qu'il faisait vivre 400 ans avant lui, la paternité des principales idées religieuses. Mais si l'on relit avec soin sa phrase on s'aperçoit qu'elle n'a pas la valeur qu'on lui donne quelquefois. Hérodote dit que les deux poètes ont créé la théogonie des Grecs, ce qui se rapporte beaucoup plus à Hésiode qu'à Homère. Ils auraient en outre donné aux dieux leurs noms (s7rwvuu.îar), partagé entre eux les honneurs et les arts (Ti|j.al xcà rkyycti) et déterminé leurs formes (eloea). Ce passage prouve sans doute qu'à l'époque d'Hérodote on ne remontait pas plus haut qu'Homère et Hésiode, mais non pas que ces poètes ont vraiment inventé les noms et les fonctions des dieux, ce qui du reste n'est pas vrai. Chez Homère nous trouvons dans les épithètes consacrées et conventionnelles des éléments très anciens, et le poète parle souvent d'une époque plus ancienne qu'il distingue lui-même de la sienne!. Holm croit que les Eoliens et les Ioniens, en allant s'établir en Asie, auraient emporté avec eux les idées et les usages de la Grèce européenne de la période antédorienne. On pourrait donc « considérer en général les descriptions homériques comme typiques pour l'époque la plus ancienne », Les fouilles dont les produits peuvent se rapprocher à première vue des poèmes homériques ne contredisent point cette hypothèse. Helbig a montré que pour l'art décoratif — il était à peine encore question d'art monumental — monuments archéologiques et descriptions homériques concordent; il s'agit d'une époque très ancienne, préhistorique, mais non pas primitive. Homère nous ouvre donc un jour sur la préhistoire, mais non pas sur les origines premières. On ne devrait pas non plus parler du caractère naïf d'Homère. Sa forme artistique parfaite, ses réflexions ingénieuses, la façon si fine dont il décrit ses caractères, son expérience, ne sont rien moins que naïves.
homérique, nous ne citerons que les travaux suivants : \V. Helbig, Das Homerische Eps aus clen Denlcmaelern erliiutert, 1884, trad. fr. ; C.-F. von Naegelsbach, Homerische Théologie, l" édition en 1840; les éditions suivantes ont été revues par G. Autenrieth; E. Buchholz, Die homerischen Realien : 111, 1, Homerische Goetlerlehre, 1884; III, 2, Pie homerische Psychologie und Elhik, 1885; R.-C. Jebb, Homer, an introduction to lliad and the Odyssey, 1887; H.-M. van Nés, De homerica quseslione, quatenus mythologicis illustretur, 1891 ; U. von Wilamowitz, Homerische Untersuchungen, 1884; V. Bérard, les Phéniciens et l'Odyssée, 1902; A.-G. Keller, Homeric society, 1902. 1. II, 53. 2. IL, I, 260 ; Od., IT, 276; VIII, 223; comparez IL, IV, 405
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Au point de vue de la religion on a beaucoup exagéré l'importance d'Homère. L'Iliade et VOdyssée sont des œuvres laïques, elles n'ont certainement pas été inspirées par une pensée religieuse. Les idées qu'Homère a sur les dieux n'ont ni la fraîcheur d'une croyance primitive et vivante, ni l'inspiration d'une pensée personnelle. Homère a pris dans la tradition mythologique ce qui était matière à poésie. Qu'on ne s'attende donc pas à trouver dans l'Iliade et l'Odyssée une encyclopédie de la mythologie primitive; ce qui ne s'y trouve pas n'est pas nécessairement plus récent. Nous rencontrons au contraire chez Hésiode et chez d'autres, et aussi dans la tradition populaire, bien des choses d'un caractère ancien ou du moins ne paraissant pas plus modernes que la tradition homérique. Les poèmes d'Homère ne sont point des poèmes religieux, mais ils ont dans le développement de la religion une importance capitale, parce qu'ils ont achevé l'anthropomorphisation des dieux et donné pour toujours aux divinités leurs figures caractéristiques. Les dieux homériques sont des puissances universelles absolument détachées des désignations locales qui ne sont plus citées qu'occasionnellement. Tournons-nous maintenant vers ces dieux homériques. Chez Homère comme chez tous les poètes, la limite qui existe entre la personnification poétique et la divinisation est difficile à tracer. Pour des êtres comme Eos, Nyx, Bypnos, et même dans la description du combat entre Achille et le fleuve Scamandre, on peut hésiter. Cependant on ne peut nier qu'une partie de ces personnifications ne soient des dieux à qui l'on offrait un culte. Hélios et Gê reçoivent un chevreau blanc et une brebis noire; Achille fait vœu près du bûcher de Patrocle de présenter des offrandes aux Vents1. Les divinités des eaux sont au premier plan : Okeanos est le père dont tous les dieux sont sortis; les fleuves et les Nymphes sont appelés quelquefois, mais pas toujours, à l'assemblée des dieux5. Ouranos n'est qu'un nom, mais il figure dans la formule du serment (oùeavàç Eûpùç uTcspUev) entre la terre et l'eau du Styx3. On a cru parfois, mais à tort, que l'Olympe et le ciel étaient identiques chez Homère, au moins dans l'Odyssée, parce qu'ils servent tour à tour de résidence aux dieux. En tout cas, le poète ne parle pas d'une dynastie ouranienne : Kronos et les Titans, les « dieux inférieurs » du Tartare4, représentent le passé du monde des dieux. Il est difficile, peut-être impossible de séparer les éléments qui entrent dans la composition de chaque dieu homérique, de distinguer les fonctions des dieux et leur provenance, d'apercevoir et de mettre en lumière les sentiments et les idées poétiques et plastiques qui ont présidé au choix et à la mise en œuvre des matériaux. Gladstone a bien reconnu, dans ses articles l'existence de ces questions, mais il y a répondu avec plus d'ima1. IL, ni, 104; XXIII, 195. 2. IL, XIV, 246; XX, 8. 3. IL, XV, 36; Od., V, 184. 4. II., XIV, 204, 274. 5. The greater gods of the Ohjmpos dans la Nineleenth Century et la Conlemporary Bevieio, 1887.
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gination que de science. De quelque façon que l'on pose le problème, il est certain que les dieux homériques ont dépassé le stade du naturalisme pur. Zeus se nomme encore sans doute xeXaivscp-^ç, TepTuxépauvoç, Poséidon ycuv-io^oç, IVO<7!/8CÛV, mais ils ont bien d'autres épithètes, et celles-là même ne représentent plus des divinisations de phénomènes. Les dieux ont chacun leur domaine naturel : le sort a donné le ciel à Zeus, la mer à Poséidon, le monde souterrain à Hadès, tandis que l'Olympe et la terre sont communs à tous les dieuxl. On cherche en vain dans Homère une idée générale du divin réalisé dans les différentes formes de dieux. Les dieux d'Homère dominent les hommes, ils sont plus puissants et plus heureux, ils coulent des jours agréables dans leurs demeures du ciel ou de l'Olympe, surtout ils sont immortels ; cependant ce ne sont que des hommes d'une espèce supérieure, ils sont soumis eux aussi à toutes sortes de restrictions et n'atteignent jamais à ce que nous appelons l'absolu. A chaque trait qui les élève au-dessus de la terre et de la vie humaine correspond une limitation. Ils n'ont pas de sang dans leurs veines, mais une liqueur divine, î/wp; pour vivre ils ont besoin de boissons et de mets divins, le nectar et l'ambroisie que leur sert Hébé. Dans leurs serments ils attestent d'autres puissances, le ciel, la terre, le Styx. Les dieux, nous dit-on parfois, savent tout et connaissent tout; mais la suite du récit dément souvent cette affirmation. Sans doute les dieux peuvent plus que les hommes. Ils sont plus forts et se meuvent plus vite. En général, ils sont invisibles, c'est par exception qu'ils se laissent voir dans leurs relations avec les Phéaciens. Ils peuvent se métamorphoser : ils apparaissent aux hommes sous des formes différentes ; c'est surtout dans l'Odyssée qu'on leur voit cette puissance magique, mais nous la voyons aussi dans l'Iliade. Du reste les dieux homériques sont exposés à toutes sortes de maux, de dangers et d'erreurs. Quand ils prennent part aux combats, ils ne sont pas sûrs de la victoire ; ils peuvent même être blessés : Diomède blesse Arès et Aphrodite. Zeus lui-même, qui ne prend pas part aux luttes des hommes, n'est pas à l'abri de toutes les attaques : l'aide du géant aux cent bras l'a seule protégé contre l'hostilité des autres dieux, et Héra en vient à bout avec la ceinture d'Aphrodite. Poséidon et Apollon ont dû servir Laomédon; Arès et Aphrodite ne voient pas le filet ténu qui les fait prisonniers. Héphaistos est ridicule quand il court autour de la table des dieux. Les dieux se mettent en colère les uns contre les autres ou bien essayent de se tromper. Dans l'Iliade en particulier les dieux se querellent sans cesse, car ils prennent une part ardente à la lutte entre les Grecs et les Troyens. Poséidon et Héra sont souvent occupés à intriguer contre Zeus; les dieux échangent des injures, comme dans la scène où Zeus gourmande Arès pour son humeur querelleuse; Héphaistos ou Athéné ont souvent de la peine à apaiser Zeus à force de ruse ou d'esprit, même entre Zeus et Athéné il y a parfois un peu de tension. Ajoutons que les motifs qui poussent les dieux à se
1. IL, XV, 190 et suiv.
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mêler aux luttes humaines sont assez bas : c'est le désir de venger une offense, ou l'amour porté à des favoris ou à des fils dont ils essayent de ruiner les ennemis. Zeus accorde pendant quelque temps la victoire aux Troyens parce qu'il veut être agréable à Thétis ; Poséidon en veut à Ulysse à cause du Cyclope et aux Phéaciens parce qu'ils reconduisent leurs hôtes en sûreté sur la mer. Au sommet du Panthéon homérique est Zeus, le fils deKronos, père des dieux et des hommes. Il se vante d'avoir une telle puissance que tous les f autres dieux réunis ne peuvent rien contre elle, et il fait trembler l'Olympe . Il y règne comme règne sur terre le monarque à qui il a confié le sceptre \ Partout, dans l'État comme dans la famille, Zeus protège les institutions établies; aussi l'appelle-t-on 8SU{<JTIOÇ, ÉpxsTo;. Dans l'Odyssée il est aussi le protecteur des mendiants, des étrangers et des suppliants. — Son épouse Héra joue dans l'Iliade un rôle capital, mais ne se rencontre que rarement dans l'Odyssée. On la nomme TIÔTV.OI, [5ow-tç, -rpy.oii.oi, elle est la déesse du mariage et de la naissance, les Charités forment sa suite. Elle se distingue par la part énergique qu'elle prend à la lutte contre les Troyens et ses disputes avec Jupiter. — Dans les deux épopées on rencontre le puissant dieu Poséidon. Il aime à rappeler qu'il est né en môme temps que son frère Zeus, mais il est forcé de reconnaître l'autorité supérieure de ce dernier. Poséidon apparaît, aussi bien dans l'assemblée des dieux que dans la lutte entre les Grecs et les Troyens ou dans les voyages d'Ulysse, comme un puissant seigneur qui sait se faire respecter. — Hadès, le troisième Kronide, est bien moins fortement dessiné. C'est le dieu sombre du monde souterrain, àjmÀ'.yo;, àoâu.7.!7To;, l'inexorable, qui en conséquence n'est l'objet d'aucun culte. — On peut supposer que Perséphone i.yau-q est son épouse, en la voyant nommée à côté de lui ; cela n'est cependant pas entièrement prouvé et l'on ne trouve pas de traces chez Homère du mythe de Korô, à moins que l'on n'y veuille voir une allusion dans l'épithète de XXUTOTTCOXOÎ appliquée à Hadès. Il est remarquable que Zeus, avec l'épithète xaxa/Oôv.oç, est une fois nommé à la place de Hadès \ — Déméter ne se rencontre qu'occasionnellement dans Homère; Zeus nomme Déméter « à la belle chevelure » parmi ses épouses; le pain est le « pain de Déméter ». — Il est question un peu plus fréquemment, mais rarement en somme, de Dionysos. Homère sait qu'il est né de Sémélé, et connaît le mythe du roi thrace Dycurgue, qui périt 4 pour avoir poursuivi les nourrices de Dionysos, et celui d'Ariane . Homère est étranger cependant au cycle de conceptions et de pratiques religieuses au centre duquel trônaient Déméter, Korè et Dionysos. Plusieurs des enfants nés de Zeus et de différentes mères sont placés au premier rang dans le panthéon. Zeus a de Héra Arès et Héphaistos, dont les natures ont plus d'un contraste. Arès n'est pas seulement belliqueux, il est emporté et méchant; en compagnie d'Enyo, la meurtrière, il souffle
1. 2' 3. iIL, IL, //., H., VIII, 5-27; I, 528. II, 204. IX, 457. VI, 130; Od., XI, 321.
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la rage et les horreurs du combat. — Héphaistos est tout différent; il boite depuis le jour où Zeus l'a jeté de l'Olympe sur l'île de Lemnos. C'est lui l'habile forgeron qui avait fabriqué le bouclier d'Achille. Les deux dieux apparaissent surtout dans l'Iliade, dans l'Odyssée on ne les voit guère que dans l'histoire des amours d'Arès et d'Aphrodite qu'Héphaistos fit prisonniers dans un filet invisible et livra ainsi à la risée des dieux. — Dans les deux épopées Aphrodite s'appelle « la dorée », elle est la fille de Zeus et de Dioné, la déesse de la volupté. La guerre à laquelle elle se mêle de façon maladroite est entièrement en dehors de sa sphère ; elle donne aux mortels le charme qui gagne les cœurs, charme pernicieux : l'égarement d'Hélène par la déesse a allumé la guerre maudite. Bien qu'Aphrodite soit tout à fait chez elle dans le monde des dieux homériques, le poète la connaît cependant comme la déesse de Chypre et de Cythère. — Hermès est fils de Zeus et de Maïa. Le nom qui lui est donné sans cesse, meurtrier d'Argus, rappelle le mythe, un peu oublié, où il tuait Argus aux cent yeux. Dans l'Odyssée Hermès est le messager des dieux, dans le dernier livre de l'Iliade nous le voyons aller chez Priam et l'accompagner au camp grec; autrement c'est Iris qui dans l'Iliade est chargée du rôle de messagère. Hermès qui guide le voyageur s'appelle Siaxxcpcç, quelquefois Jpiouvio;, le dieu aimable, qui aide volontiers les hommes '. Les rapports qu'il a avec les troupeaux et avec le commerce sont indiqués en plusieurs endroits. L'Odyssée le représente conduisant les morts, ij/u/o7iou.7rôç : dans ce qu'on appelle la deuxième Nékyia il mène les âmes des prétendants dans le monde souterrain2. Les divinités principales, les plus étroitement unies à Zeus, sont Athéné et Apollon ; souvent on les invoque en même temps que lui. Parmi les enfants de Zeus aucun n'est plus près de son père qu'Athéné, née sans mère. Quand la colère de Zeus fait taire les autres dieux, Athéné ose prononcer des paroles mesurées :!. Il est impossible de savoir d'où lui vient son nom de Tritogeneia, et même si le poète lui-même attache encore à ce nom une idée quelconque. La déesse paraît souvent dans les deux épopées, mais son caractère y est un peu différent. Dans l'Iliade c'est une déesse de la guerre; elle ne se réjouit pas comme Arès des luttes meurtrières; mais elle règne dans la guerre régulière, car elle joint la prudence et la réflexion à la force et au courage. Bien qu'elle ne s'entende pas toujours avec Zeus, le père ne peut en vouloir longtemps à sa fille bien-aimée. Ces mésintelligences ne se montrent point dans l'Odyssée. Conformément à l'esprit de ce dernier poème, Athéné est surtout la conseillère et le guide d'Ulysse et de son fils Télémaque, qui n'ont qu'à se louer tous 1 les deux de sa protection puissante . — Sur Apollon, Homère donne des renseignements nombreux et très divers. Il n'y a pas de figure divine pour laquelle le travail de triage de la critique soit plus nécessaire.
1. XXIV, 334. 2. Od., XXIV, 1 et suiv. 3. IL, V, 887; VIII, 31. 4. Od., XIX, 2, 52 XVI, 260 et passim.
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Homère fait allusion à plusieurs mythes de Phébus-Apollon, sa naissance à Délos, l'amour de Marpessa, le meurtre d'Otos et d'Éphialtès'. Pour Homère, Apollon est XuxTry-ev^s, le Lycien, et Suuvôéus dans le chant I de l'Iliade où paraît Chrysès, le prêtre d'Apollon. On y voit le dieu tirer de l'arc et envoyer avec ses flèches les maladies et la mort. Mais en général il est Aitoi'Xoç, le favori de Zeus, qui ne se révolte jamais contre lui et qui publie ses arrêts. A cause de cela, il est aussi le dieu de la divination. Homère le connaît déjà comme dieu pythique. Apollon envoie les signes et accorde le don de les interpréter : il ne fait pas tout cela pourtant de son propre chef, mais comme prophète de Zeus. Ce qu'il y a de plus caractéristique c'est qu'Apollon est, avec Zeus, la seule divinité qui soit entièrement supérieure aux hommes. — La sœur d'Apollon, Artémis, se sert aussi de l'arc et des flèches et se trouve être ainsi une déesse de la mort; elle est cependant bien moins importante que son frère. — Nous ne parlerons pas ici de la foule des divinités inférieures, esprits des eaux, serviteurs des habitants de l'Olympe (Hébé, Ganymède), groupes de dieux (Heures, Muses, Charités), dieux de la mort (Kères), etc. Sans énumérer un à un les cultes mentionnés dans Homère nous allons essayer maintenant de définir le caractère de la religion telle que la présentent en général l'Iliade et l'Odyssée. Nous connaissons déjà les dieux. Ulysse a une adoration particulière pour les Nymphes et dans son serment atteste son foyer, ?<mvj, en même temps que Zeus 2. Il y a peu de traces d'un culte des morts : dans le chant XI de l'Odyssée, on offre aux défunts un sacrifice sanglant et des libations; le poète insiste fortement sur les devoirs funéraires ; Patrocle et Elpénor se lamentent tant qu'ils restent sans sépulture; on honore Patrocle par des jeux funèbres, fl est à remarquer que les Troyens ont certains dieux en commun avec les Grecs. Zeus réside aussi sur l'Ida, Apollon et Athéné ont aussi leurs temples à Ilion. La seule idole dont Homère parle expressément est une image assise d'Athéné qui se trouve à Troie 3 ; sur les autres kydtyxTa., il nous laisse dans l'obscurité. Il y avait déjà des temples (vaoç, une fois même u-syaXov IXSUTOV), mais encore plus de lieux sacrés et de bois sacrés (TÉu-svoç, aXsoç), en dehors desquels on élevait aussi des autels en plein air. Le culte n'était donc pas plus lié à des lieux qu'il n'était attribué à des personnes déterminées. Le père de famille sacrifiait lui-même à son Zeus épxeïoç, le prince faisait de même, comme Nestor ou le grand roi Agamemnon, avant de livrer bataille. Il y avait sans doute des prêtres (îepeTç), qu'on appelait aussi diseurs de prières (ia-q-c-r]^) et devins ([AâvrEt;), mais ils ne formaient pas une caste avec des règles établies et n'exerçaient non plus aucun droit exclusif. Ils étaient mariés : Chrysès vint au camp pour réclamer sa fille, et la prêtresse d'Athéné Théano avait un époux.
1. IL, IX, S60; Od., XI, 307-320. 2. Od., US; XIX, 304. 3- IL, VI, 92.
mt,
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Sur le culte, le passage de l'Iliade, IX, 498-512, est classique. Nous y voyons que les dieux sont sxpsTtxof, qu'ils se laissent fléchir par les sacrifices et les offrandes, les prières et les promesses solennelles des hommes. Nous y voyons aussi le portrait des Prières (Xixaî), filles de Zeus, qui poursuivent en boitant le châtiment agile (âx-q). Le culte servait donc à gagner la faveur des dieux et à détourner le malheur. Homère parle rarement d'un culte régulier, se célébrant à des époques déterminées, et de fêtes périodiques; il cite le sacrifice annuel que les Athéniens offraient à Érechthée, et il parle, une seule fois aussi, des courses de la « sainte Elis )). Mais en général c'était le besoin ou la nécessité du moment qui portait les hommes à s'adresser aux dieux au moyen de sacrifices, de prières et de vœux. Car on se représentait les dieux comme des Bon-Tjfsç Èawv, qui ne répandaient pas seulement des bienfaits, mais pouvaient aussi envoyer le malheur'. C'est pourquoi on s'efforçait de les rendre propices, de les fléchir par des dons. On annonçait naïvement son intention dans la prière. La forme de la prière dans Homère est le plus souvent la suivante; elle commence par xàydi et l'invocation de la divinité à laquelle on s'adresse, elle indique ensuite la raison pour laquelle on se permet de demander à être écouté, enfin vient la requête elle-même ; le suppliant se réclame volontiers des précédents dans lesquels il a obtenu la faveur des dieux; il vante aussi ses propres mérites, ses sacrifices, ses offrandes. La demande ne dépasse pas en général l'occasion immédiate qui a inspiré la prière. Mais les dieux n'accordent pas toujours les choses que l'on demande, ils en usent toujours entièrement à leur fantaisie ou à leur humeur. Quand - ils refusent, le suppliant se met en colère et les accable d'insultes. A peine trouvons-nous, chez Homère, quelques traces d'actions de grâces et d'hymnes de louanges. Nous rencontrons très souvent le serment, dont nous avons déjà vu des exemples plus haut. Homère connaît plusieurs sortes de sacrifices, mais sans classification systématique. On faisait des libations au début et à la fin des repas, elles accompagnaient aussi la prière, le serment, la conclusion des traités. On se purifiait avec de l'eau avant de célébrer les grands sacrifices. On tuait ensuite des animaux qu'on brûlait en partie ; la fumée du sacrifice et l'odeur des parfums étaient agréables aux dieux. Le rituel des sacrifices était fixe. On sacrifiait surtout des bœufs, mais aussi des chèvres, des moutons et des porcs. Le repas sacrificiel était une partie essentielle de l'acte religieux. On joignit souvent au sacrifice la divination d'après l'aspect de la flamme et de la fumée; pour cette raison l'on appelait souvent le prêtre La divination tient une place importante dans Homère. Il connaissait les oracles de Dodone et la Pythie de Delphes. Mais en général c'étaient des devins qui expliquaient les signes ((jviaaxa, xépaxa) et en particulier le vol des oiseaux; on désignait même toute espèce de signes par le mot oicovo';. L'interprétation de ces signes n'était pas encore assujettie à des règles uniformes, elle n'était pas non plus abandonnée à des spécialistes;
GUOÎXÔO;.
1.
XXIV, 527; les deux tonneaux sur le seuil de Kronos.
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quiconque comprenait les apparitions prophétiques les expliquait; c'est ce que font Hélène, Polydamas. Sans doute il arrivait que l'on se mît au-dessus non seulement des interprétations, mais des signes eux-mêmes : ainsi Eurymàque conseille de ne pas croire à tous les oiseaux qui volent sous le soleil, et Hector dit, pour effacer l'impression produite par un signe décourageant : eîç oîçovèç àpirço; à;j.ûvscrOai Ttepî TOXTp7]ç\ Parmi les signes. Homère nomme la rumeur prophétique, "(W/, messagère de Zeus. Le poète accorde aussi à côté de l'interprétation des signes une place à la divination intérieure, aux pressentiments, à la clairvoyance qui précède la mort chez Patrocle, Hector, etc. Dans leurs rêves les hommes reçoivent aussi des apparitions et des avertissements : Patrocle apparaît à Achille, Athéné à Nausicaa. Mais Pénélope se plaint qu'il y ait aussi des songes mensongers clans la comparaison bien connue entre les deux portes d'ébène et d'ivoire d'où sortent les rêves2. Cette incertitude pourtant n'est pas seulement dans la nature des songes, elle provient aussi des dieux eux-mêmes qui envoient parmi les hommes des visions trompeuses semblables à celles que Zeus envoya à Agamemnon. L'art de distinguer et d'interpréter les rêves était, comme pour les signes, affaire d'aptitude personnelle et non pas de métier. Chez Calchas, l'habileté mantique est un don. Il est rarement question de nécromancie; dans le chant XI de l'Odyssée nous voyons cependant Ulysse descendre chez les morts pour les interroger. Nous avons déjà vu que si la puissance divine se montre souvent secourable aux hommes, il n'est pas rare qu'elle leur soit contraire. 11 n'y a ici rien de précis, c'est le règne du caprice. Homère est loin d'avoir l'idée d'un gouvernement du monde par une justice qui récompense et punit. Les dieux aveuglent les hommes, les font courir à leur ruine, les égarent et les conduisent au crime : Até est la fille de Zeus 3. On a cru qu'Homère avait désigné spécialement cette activité funeste par le mot 8octu,coy ; mais il emploie oat'uiov indifféremment avec 6EOÇ; il ne connaît pas encore de démons formant une classe d'êtres spéciaux, et l'on ne peut guère soutenir non plus que les démons désignent chez lui des actes divins spéciaux, abstraction faite des personnes divines. De même on comprend de différentes façons l'appellation de Saïaôvie souvent donnée à des hommes : les uns croient que le mot veut dire « divin », les autres pensent qu'il a le sens de « malheureux ». Il va de soi que les dispositions changeantes et les intérêts privés de ces dieux que nous avons appris à connaître ne peuvent être les lois suprêmes de l'univers. A côté et au-dessus des dieux se trouve donc chez Homère la puissance du destin; mais ses rapports, avec Zeus en particulier, ne sont rien moins que clairs. On a peut-être déjà une conception plus objective du gouvernement de l'univers, dans l'image de la balance sur laquelle Zeus pèse deux sorts opposés'; pourtant la balance n'est ici
123. 4Od., II, 181; XV, 166; II., XII, 243. Od., XIX, 560. Od., IV, 261; IL, XIX, 270, etc. IL, VIII, 09; XXII, 209.
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sans doute que le symbole de la décision déjà prise. Il en est autrement du destin qui est représenté tantôt comme le sort en tant qu'il est subi tantôt comme la puissance distributive elle-même. Homère emploie en général pour le désigner les mots aîaa et (xoîpà qu'il ne personnifie pas : il ne parle que deux fois des Moirai ou Klôthes (les Fileuses) '. On a souvent étudié les innombrables passages où il est question dans Homère de [j.oTpa et de oïca et l'on est arrivé aux résultats les plus différents. Le destin semble tantôt être étroitement lié à Zeus et aux dieux, il se nomme alors A-.o; aîsa ;j.oïpa OeSv, il semble que le sort soit complètement identique à la volonté de Zeus, à l'avis des dieux, au Oécoarov, tantôt il y a entre les deux choses un désaccord indéniable. On a cru que Zeus était au-dessus de la Moira, mais plus d'un passage prouve le contraire et montre Zeus obligé d'obéir à la fatalité. En général les dieux ont soin de respecter les limites tracées par la Moira '2. Il serait possible, in abstracto, de franchir ces limites; on désigne cette possibilité par l'expression Û7rspp.opov. Ainsi Zeus aurait pu changer le sort de son fils Sarpédon 3, mais cela eût été si périlleux qu'il n'osa pas le faire. II ne faut pas chercher ici de doctrine définitive. D'un côté le destin passe pour inévitable et fatal. D'autre part la supposition qu'il pourrait arriver quelque chose de contraire à la destinée donne du charme et de l'intérêt au récit. Nous lisons souvent que telle ou telle chose contraire à la fatalité se serait produite si une divinité n'était pas intervenue au dernier moment; il semble même quelquefois que le Û7iépo.opov soit atteint en réalité*; mais il est dangereux de tirer une doctrine d'expressions poétiques. On a du reste souvent exagéré la valeur religieuse de la doctrine du destin chez Homère, par exemple quand on a découvert une idée monothéiste dans la conception de la Moira. On aurait pu remarquer que la Moira ne s'entend point d'une fin générale de l'univers, mais de la fin spéciale des choses particulières, notamment dans le cas de la mort. Homère n'a donc certainement ni inventé ni développé l'idée de la Moira pour satisfaire à des besoins religieux. Partout la croyance populaire connaît des esprits qui gouvernent le sort des individus; Homère a sans doute emprunté cette conception à la croyance populaire. Contrairement à celle des dieux, la puissance de la destinée est impersonnelle, aveugle, impartiale. Mais je ne suis pas certain qu'elle représente en quelque sorte un rythme bienfaisant, tranquillisant au milieu d'un concert d'instruments déréglés5. C'est la Moto* 8uc7iovupi.o;, ôlo-r\, stpaTatij, dont on ne peut attendre ni sécurité ni secours. Tout au plus y a-t-il une sorte d'adoucissement dans l'idée que le jour de la mort est fixé pour tous les hommes6. Quand l'homme se sentait dépendre de puissances supérieures, il ne se
1. 2. 3. 4. 5. 6.
II., XXIV, 49; Od., VII, 197. IL, XX, 302. II., XVI, 433. IL, XVI, 780; Od., I, 33. C'est l'opinion de K. Lehrs, Zeus und die Moira. IL, VI, 487; Od., X, 174.
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tournait pas vers la Moira, qui ne recevait du reste pas de culte, mais il proclamait sa dépendance à l'égard des dieux; comme disent des vers célèbres, les choses sont sur les genoux des dieux, et tous les hommes ont besoin des dieux '. Qu'on ne conclue pas de ces paroles qu'une sorte de piété intérieure était une disposition fondamentale chez les héros homériques. L'homme élevait ses regards vers les dieux avec une certaine terreur de la puissance supérieure, avec un sentiment résigné de sa faiblesse; il avait du reste peu de raisons de compter beaucoup sur leur faveur; c'est pourquoi les exemples d'une véritable confiance dans les dieux sont rares. Hector, Ménélas, Télémaque, montrèrent quelquefois une pareille confiance2 : au contraire, Ulysse se plaint qu'Athéné elle-même l'ait abandonné à son destin3. Mais on ne peut dire que les sentiments pieux donnaient de la force aux personnages homériques et de l'élévation à leur vie intellectuelle, ni que les rapports avec les dieux étaient le principal de la vie. Sans doute on regardait comme odieuse cette insouciance des dieux qu'affichaient les Cyclopes4, mais les rapports avec les divinités étaient en général trop extérieurs pour avoir une réelle importance dans la vie morale. En constatant chez Homère ce peu d'élévation de la piété et cette situation secondaire des dieux, nous devons observer que le poète ne sentait pas ces imperfections, parce qu'il ne donnait à la divinité qu'un rôle très modeste. Les personnages homériques avaient besoin de leurs dieux et en attendaient de puissants secours, mais ils ne leur offraient pas une âme inquiète d'aspirations inassouvies et de questions insolubles. En cela se montre le calme intellectuel que respirent les épopées homériques. Les besoins de l'esprit n'étaient pas éveillés encore, le désaccord intérieur l'était pas encore né, et c'est pourquoi l'on ne sentait pas encore l'insuffisance a des dieux bienheureux ». Nous n'avons pas à nous occuper ici des realia homériques ni de la psychologie; il faut seulement que nous regardions d'un peu plus près ['idée qu'on se faisait de la mort. Chez Homère, la mort jetait une ombre lorne sur la vie. La grande différence réelle entre les dieux bienheureux, ^mmortels, et les hommes, c'est que ces derniers meurent (SEIXOI ppoxoî, PpoToi xauôvtEç), et que leurs générations passent comme le feuillage les arbres B. On trouve dans Homère des idées fort disparates sur l'au-delà et sur la rie d'outre-tombe. Il faut se contenter de les distinguer et ne pas essayer découvrir une évolution, ni même de mettre en rapport les différents éjours des morts connus par Homère. Nous avons d'abord le Tartare, où tésident Kronos et les Titans, « les dieux souterrains »; puis la demeure pu le royaume de Hadès, nom sous lequel on désigne ordinairement le
1. OÔÛV êv -fo'jvaa; -/.eîtai, //., XX, 435; TCCCV-Ô; 6k 8;wv yx-io-ja' avOpwTtos, Od., III, 48 ; ff- Od., XVII, 601, etc. 2- //., VIII, 526; XVII, 561. 3- Od., XIII, 318. *• Od., IX, 275. 5- IL, VI, 146 ; XVII, 446; XIX, 302 (lamentations sur Patrocle) ; XXIV, 526 et sur.; Pd-, III, 209; XX, 18, etc.
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monde souterrain. On a souvent cherché cet empire des morts non pas sous terre, mais loin dans l'ouest, au delà de l'Océan; l'Odyssée cependant place très clairement et plusieurs fois l'Hadès sous terre. Enfin, sans aucun rapport avec ces idées, Homère décrit les Champs Élysées, les Iles Fortunées rafraîchies de vents délicieux, où séjournent ceux qui ont été ravis au sort commun, Rhadamanthe et Ménélas, celui ci parce qu'il est l'époux d'Hélène et par conséquent le gendre de Zeus. Il est clair qu'on ne saurait combiner ces conceptions; elles sont d'origine différente. Nous n'avons malheureusement pas le moyen de savoir d'où elles viennent et ne pouvons pour le moment que juxtaposer ces idées en partie contradictoires. L'Iliade parle assez souvent de l'au-delà, mais toujours en passant; nous trouvons dans l'Odyssée trois descriptions indépendantes, d'abord des Champs Élysées, puis du voyage d'Ulysse aux enfers, enfin de l'arrivée des âmes des prétendants dans le monde souterrain '.. Les idées exprimées dans ces différents morceaux ne vont guère ensemble. Par exemple, en général on croyait qu'il était nécessaire d'être enseveli pour traverser le fleuve et trouver le repos dans la demeure d'Hadès, et que les démons chassaient les morts qui n'avaient pas reçu les honneurs funèbres ; mais Amphimédon et les prétendants se mêlent déjà à la foule des ombres et s'entretiennent avec Agamemnon bien que leurs cadavres gisent'sans sépulture encore dans le palais d'Ulysse. La conception de la vie d'outretombe n'est guère consolante. Le corps est l'homme véritable : quand et corps est étendu sans âme, il ne reste dans le monde souterrain qu'une ombre vaine et insensible, à laquelle on donne les noms de oxçA àipaSssf, EÏScoXa. Achille préférerait être simple journalier sur terre que roi chez les morts. Seuls les charmes et le sang peuvent rendre pour un temps la conscience aux morts. Tirésias, qu'Ulysse veut interroger dans les enfers, a conservé l'esprit; mais on a soin de nous dire que c'est une exception. Dans la seconde Nékyia tout change. Sans doute la prairie d'asphodèles, conduit la troupe des prétendants comme un essaim où Hermès ^ de chauves-souris, n'est pas précisément un endroit gai, mais les ombres qui y demeurent, comme Agamemnon, ont cependant gardé la conscience et le souvenir de leur vie passée. A côté de cette idée que la vie clans les enfers n'est qu'une suite extrêmement effacée de la vie ordinaire, l'ombre d'une existence, il en existe une autre d'après laquelle une puissance vengeresse règne dans le monde souterrain. A cette conception se rattachent déjà l'Érinys ou les Erinyes, que l'on voit à côté de Hadès et de Perséphone. L'idée qu'on se fait de l'Érinys est double. Quelquefois elle est, comme Aie, une puissance qui pousse au crime, mais en général elle punit le crime aux enfers; spécialement le parjure'2. L'idée d'une justice qui punit est développée dans un passage rattaché à la Nékyia, mais qui est visiblement inspiré par un autre esprit. Ce passage nous montre Minos, qui juge les morts dans l'empire
U/OTCOIXTCÔÇ
1. Od., IV, 563-569; XI; XXIV, 1-204. 2. IL, 111, 279; IX, 571; XIX, 260.
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deHadès; Orion chasse; Tityos, Tantale, Sisyphe subissent les tortures que l'on sait; Héraclès parle enfin à Ulysse de son propre voyage aux enfers. Il convient de distinguer ici trois groupes : Minos et Orion continuent aux enfers leurs occupations terrestres ; Tityos, Tantale et Sisyphe sont punis de leurs grands crimes ; nous avons ici le commencement de la description d'un enfer. Héraclès forme à lui seul le troisième groupe : il n'habite pas l'empire des morts, il se réjouit de la vie heureuse qu'il mène parmi les dieux, son image seule représente dans les enfers le héros qui parmi ses travaux compte l'enlèvement de Cerbère et qui a forcé la demeure inviolable. Nous ne nous occupons pas de savoir si tout le passage (Od., XI, 566-631) est une interpolation orphique, comme on l'a soutenu'; en tout cas ces conceptions appartiennent à un autre cercle d'idées que celles que nous avons trouvées dans les passages précédents.
§ 107.
Hésiode
:
A côté du nom d'Homère se place celui d'Hésiode. Nous laisserons encore de côté les questions de critique relatives à la composition de ses poèmes. Il nous suffit de résumer les « Travaux et les Jours » (Ipyà xal •fjfxÉpat) et la Théogonie. Un autre poème, le « Bouclier d'Héraclès », est encore attribué à Hésiode, mais il ne présente que peu d'intérêt pour nous. Il faut regretter la perte des Éœes, où se trouvaient cnumérés les mythes des amours des dieux avec des femmes mortelles, et les fils sortis de ces unions pour fonder des familles célèbres. Les « Travaux et les Jours » ne nous transportent pas dans un monde de dieux et de héros, mais au milieu de la vie personnelle du poète. Hésiode, né à Ascra en Béotie, avait été lésé dans un procès par son frère Persès et opprimé par des grands injustes. Il adresse donc aussi bien à son frère qu'à ces personnages des remontrances qui maintes fois sont conçues en forme de paraboles. Deux mythes s'y sont introduits, qui étaient peut-être étrangers au plan primitif de l'ouvrage et qui n'ont, en tout cas, avec lui qu'un rapport assez lointain. Le premier est l'histoire de Prométhée et de Pandore. Prométhée avait donné à l'humanité le feu bienfaisant, qu'il avait dérobé èv xoi'Àw vâpÔ7)xi, dans une tige creuse de férule; de son côté, Zeus donne à l'humanité un présent funeste : la femme aux charmes tentateurs. Prométhée conseillait de se méfier de ce présent du dieu, mais Épiméthée recueillit Pandore, qui ouvrit aussitôt un vase d'où tous les maux se répandirent sur la terre ; l'espérance seule resta et fut ainsi conservée pour les hommes. La Théogonie rapporte le même mythe, mais sous une forme un peu différente. Le vase de Pandore est absent; mais l'influence fatale de la femme sur l'humanité est encore
!• U. von Wilamowitz-Mœllendorf a soutenu cette opinion dans un travail intéressant : Homerische Unt'ersuchungen, 1884. 2. BIBLIOGRAPHIE. — L'ouvrage de G.-F. Schoemann, Opuscula Academica II, Mytholoffiea et Hesiodca, 1857, contient une série d'études intéressantes.
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plus fortement marquée. La dispute entre Zeus et Prométhée est placée à Mékoné où le Titan avait trompé le dieu dans le sacrifice; il avait fait deux parts : la première do la chair, la deuxième des os recouverts avec la graisse. Zeus avait choisi la seconde part, à dessein, ajoute un commentaire peut-être postérieur, et était entré clans une violente colère contre Prométhée l. Le deuxième mythe des « Travaux et les Jours » est celui des cinq âges du monde. Pendant l'âge d'or les hommes vivaient gouvernés par Kronos sans soucis et sans peine, ils étaient semblables aux dieux ; après une vie heureuse ils s'endormaient plutôt qu'ils ne mouraient; après leur mort ils devenaient les démons, qui surveillent les hommes pour le compte de Zeus, qui distribuent la richesse, accordent des bénédictions aux gens vertueux. C'est la première fois dans la littérature grecque qu'on fait des démons un groupe d'êtres particuliers. Après l'âge d'or, les Olympiens créèrent l'âge d'argent. Les hommes vécurent cent ans comme des enfants, heureux, mais sans jugement; puis leur arrogance (u|3piç) les fit se tourner les uns contre les autres, ils n'honorèrent plus les dieux, et Zeus les fit disparaître. Eux aussi sont devenus de bienheureux habitants du monde souterrain et on leur rend des honneurs, moins grands cependant qu'aux démons de la génération précédente. Puis vint l'âge de cuivre : les hommes devinrent terribles et belliqueux, se nourrirent de la chair des animaux, s'entre-détruisirent et descendirent finalement aux enfers, sans gloire. La quatrième génération fut celle des héros, des fils de dieux qui se couvrirent de gloire à Thèbes et à Troie. Ils mouraient vite; mais Zeus les a placés dans les Iles Fortunées situées fort loin, là où coule le fleuve Océan. Dans ces îles les champs et les vergers leur fournissent trois récoltes par an, ils y mènent une vie délicieuse. Cette génération elle aussi ne vit donc plus sur terre : le poète appartient à la cinquième génération, celle de l'âge de fer. Les peines et les soucis sont le lot de tous les hommes, et les dieux envoient sans cesse de nouvelles misères aux mortels. Sans doute en ces temps désastreux il reste encore quelques biens mêlés à nos maux, mais l'avenir est toujours plus sombre, le jour viendra où tous les liens se déchireront et où le couple divin, Aîôwç et NÉjj.E<T!ç, abandonnera la terre pour toujours. Il est clair que le quatrième âge du monde n'entrait pas clans le plan primitif, mais est surajouté. Ces deux mythes sout remarquables à plusieurs points de vue. Ils ne sont pas sans importance pour l'étude comparative des mythes, mais ce qui frappe c'est la leçon qu'ils renferment et pour laquelle le poète les raconte. Hésiode a fait de ces mythes des allégories morales et leur a fait exprimer sa conception pessimiste de la vie. Des maux innombrables environnent les hommes, on observe dans l'univers un progrès constant vers le mal. La vie ne sourit pas à ce poète, il n'y trouve que peine et travail; la vertu, qui nous est imposée comme un devoir, est
1. G. M. Francken, Promelheus und Pandora, 1864, compare soigneusement les différentes formes de ce mythe. Jane Harrison, Pandoms box dans Journal of Hellenic Studies, 1900 (Pandore déesse de la terre et des morts)
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difficile. Sans doute il existe une loi morale dans l'univers, dont la plupart des hommes se soucient peu, et l'œil de Zeus nous suit partout. Un sentiment grave mais dur se montre aussi dans les autres parties de l'ouvrage. Ce poème est une sorte d'almanach rustique contenant des conseils pour l'agriculture et la navigation. Les paysans et les marins sont en général ceux qui sentent le plus qu'ils sont dans la main des dieux. Hésiode rappelle donc au marin qu'il doit adorer Zeus et Poséidon, et au laboureur qui cultive son champ qu'il ne doit pas oublier d'adresser sa prière à Zeus chthonien et à Déméter. Le poète ne se lasse pas de donner des conseils, il se fait l'organe de la sagesse populaire acquise par l'expérience, et insiste sur l'idée qu'on doit se garder d'enfreindre les moindres prescriptions du culte. Ce poème fournit donc de précieux renseignements aussi bien sur les mœurs que sur la morale populaire. Hésiode connaît et enseigne les époques favorables au labourage et à la navigation. Il met en garde contre des négligences de toutes sortes : qu'on ne sacrifie pas aux dieux sans s'être lavé les mains, qu'on ne se coupe pas les ongles pendant le sacrifice, etc. Sa morale est un peu mesquine et purement utilitaire. Elle prescrit de rester en bons termes avec ses voisins, de ne pas mettre tout son avoir sur une seule barque, de prêter dans l'espoir d'être récompensé, mais aussi d'être pitoyable. Ce qu'il y a de plus clair dans cette morale, c'est l'estime du travail, et le respect des lois divines. Hésiode nous donne donc ce qui manque tout à fait chez Homère, un aperçu, superficiel il est vrai, des conceptions morales et des coutumes populaires. Passons à la Théogonie qui commence aussi, comme « les Travaux et les Jours, » par une invocation aux Muses, dont le sanctuaire de l'Hélicon avait peut-être fourni au poète ces traditions religieuses. Ce poème n'est pas non plus d'une seule venue. Disons d'abord quelques mots du système pour attirer ensuite l'attention sur les mythes pris isolément. La Théogonie d'Hésiode est en même temps une cosmogonie, ses dieux sont les forces premières de l'univers, des puissances naturelles créées en même temps que le monde. Il ne place pas comme Homère au début des choses le vieil Océan ; mais quatre êtres primordiaux: le Chaos, Gaia, le Tartare, Eros. Parmi eux Gaia seule est traitée tout à fait en principe cosmogonique. Le Chaos, l'espace vide, produit une foule d'êtres : Erebos, Nyx, Tkanatos, Hypnos, les songes, les Keres, Ei-is, etc. Homère rattache la plupart de ces êtres à Zeus : Zeus inspire les songes, Zeus envoie Aie; chez Hésiode, ils forment une classe à part. Eros est encore plus isolé parmi les quatre êtres primitifs; Hésiode ne lui donne pas de postérité et ne s'en occupe plus après l'avoir nommé. On est donc forcé de chercher autre part à quoi se rattache cette conception, peut-être au culte d'Eros à Thespis de Béotie, non loin d'Ascra, ou à d'autres cosmogonies. Mais la question principale à laquelle on ne répondra probablement pas est celle de savoir si Hésiode a désigné sous le nom d'Eros une puissance spirituelle ou simplement la force animale de la génération. Gaia est la divinité principale de la Théogonie. Elle seule a produit
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Ouranos, les montagnes et Pontos. Une grande quantité d'êtres sont sortis de ses unions avec le Tartaros, avec Pontos et avec Ouranos. Gaia et Tartaros produisent Typhée, le monstre, qui est anéanti par Zeus. Pontos la rend mère de Thaumas, Phorkys, Kèto et Eurybia qui donnent naissance à toute une série de monstres : les Harpies, les Gorgones, les Chimères, le Sphinx, Cerbère, etc. Toutes ces généalogies restent cependant un peu obscures : les descendants à'Ouranos et de Gaia forment la lignée principale. Leur famille est celle des Titans, parmi lesquels nous ne nommerons que Kronos, SEÏVOTXTOÇ 7tai'Sojv, et Rhéa, dont les enfants sont Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus. Zeus n'est donc pas le plus âgé, mais le plus jeune des fils de Kronos. La victoire de Zeus sur les Titans forme le principal incident de la Théogonie. On voyait souvent autrefois dans cette lutte un morceau d'histoire du culte; une religion de Kronos, précédée elle-même d'une religion d'Ouranos, aurait existé avant celle de Zeus. Cette opinion est abandonnée presque partout depuis Buttmannet Welcker. L'idée de Welcker, que le dieu principal est toujours plus ancien que sa généalogie, peut être vraie, sans qu'il s'ensuive que Kronos n'est qu'une abstraction tirée de Kronion, nom de Zeus. Kronos était sûrement un ancien dieu, mais seule la généalogie systématique a inventé sa relation avec Zeus. La Titanomachie n'est pas plus un morceau de vieille histoire du culte que le mythe des âges du monde n'est un souvenir des peuples disparus, comme G.-F. Hermann et Preller lui-même l'ont cru. Mais ce mythe contient sans doute ce qui est à peine indiqué chez Homère, l'opposition entre les anciens dieux et les nouveaux : les premiers incarnant les forces brutales de la nature et les seconds l'harmonie spirituelle. L'ancienne race des Titans ne peut pas être mise entièrement de côté, car elle représente, elle aussi, les principes éternels sur lesquels reposent le monde et le rythme des temps. Voilà pourquoi Zeus s'unit à des épouses titaniques, Thémis et Mnémosyne, qui lui enfantent les Heures, les Moirai et les Muses. Zeus n'a même pas pu remporter seul la victoire sur les Titans : il a triomphé grâce à la force gigantesque de Briarée aux cent bras. Les Titans ont donc été précipités dans le Tartare, mais un nouvel adversaire, Typhée, se dresse contre Zeus ; il est vaincu à son tour. On a voulu trouver dans ces luttes la représentation mythique des phénomènes naturels : tremblements de terre et éruptions volcaniques. Une seule chose est claire, c'est que les êtres terrestres sont toujours subjugués par la puissance céleste. Hésiode ne connaît pas cette répétition de la Titanomachie qu'est la Gigantomachie; mais l'art plastique a souvent représenté les géants vaincus par Héraclès, par Athénée ou par Apollon. Cependant Hésiode nomme les Géants et les déclare sortis de la semence d'Ouranos. La Théogonie contient encore plusieurs mythes intéressants, tels que le mythe d'Ouranos mutilé par Kronos et d'Aphrodite née du phallus tombé dans la mer, le mythe du Styx, dont les eaux sont redoutables aux dieux mêmes qui violent leurs serments, etc. Les différentes parties de l'ouvrage ne s'accordent pas toujours entre elles. On le voit clairement dans l'épisode où Hécate est célébrée comme la divinité la plus puissante, ■ i i
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exerçant un pouvoir sans bornes sur le sort des humains : c'est là une conception empruntée à une religion locale, mais tout à fait isolée dans la Théogonie.
§ 108. — Les dieux1.
Les théogonies grecques contiennent une série de noms, Ouranos, Gaia, Kronos, Rhéa, etc., dont il est difficile de préciser la signification. D'Ouranos nous n'avons pas de représentation claire; nous savons toutefois que c'est le ciel et qu'il n'a aucun rapport avec le Varuna hindou ; on peut du reste se demander s'il a jamais été l'objet d'un culte véritable. Mais nous savons que Gaia, la déesse de la terre, que la spéculation théogonique lui a donnée comme épouse, a été une déesse véritablement adorée. Elle reçoit un culte dans des sanctuaires importants comme Dodone et Olympie où elle est associée à Zeus chthonien, à Delphes, à Sparte et en Béotie où elle est associée à Apollon. Le célèbre oracle de Delphes était précisément à l'époque primitive un sanctuaire de Gê unie au dieu serpent, Python; elle donnait des rêves prophétiques à ceux qui venaient la consulter. Même quand Apollon eut tué Python (c'est-à-dire l'eut supplanté) et fut devenu le véritable dieu de la divination, le sanctuaire de la déesse subsista. A. Lang a appliqué hardiment la méthode comparative à l'étude du cycle de Kronos2. Il montre que les primitifs représentent à l'origine une union fécondante du ciel et de la terre. Les êtres sont les produits de cette union ; dès qu'ils grandissent ils veulent séparer leurs parents pour mettre fin à la fécondation. Il y a généralement un enfant dénaturé qui ose agir; dans la mythologie grecque, c'est Kronos, le plus jeune fils d'Ouranos et de Gaia, qui accomplit la séparation en mutilant son père. L'autre mythe de Kronos dévorant sa progéniture, et la ruse vengeresse du plus jeune enfant, sont des thèmes mythiques également très fréquents. On sait que Kronos acquit une certaine dignité philosophique en vertu de la ressemblance de son nom avec le mot /pôvoç, temps ; il est certain cependant qu'il ne doit pas la place qu'il occupe clans le généalogie à ce contresens populaire. Il est devenu le père de Zeus, ou bien parce que le culte de Zeus refoula le sien, ou bien parce que Zeus Kronion comprenait en lui-même la conception de Kronos (celui qui achève? comme l'expliquent
1. "Il s'agit ici en quelque sorte de la « langue commune » de la mythologie grecque. On trouvera à peu près tout ce qu'on peut dire en ce moment des mythologies locales, autrement dit de la localisation des dieux et des héros, des mythes et des légendes dans Gruppe, Griechische Mythologie und Relir/ionsgeschichte. Dans la première partie de son livre, dont le plan est géographique, il groupe, autour des sanctuaires locaux, les divers personnages mythiques qui figurent dans leur culte et les mythes qui concernent ce culte. La précision de ce classement est peut-être encore plus apparente que réelle. Dans la deuxième partie il étudie les cycles mythiques, (cosmogonies, cycle d'Hercule, cycle de Thèbes, des Argonautes, de Thésée, de la guerre de Troie, cycles de mythes et de légendes panhelléniques) mais en se préoccupant surtout de distinguer les inspirations et les œuvres locales dont ils sont issus. (H. H.) 2. Custom and Myth, p. 43.
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Usener et d'autres savants). Les sommets des montagnes où l'on adorait Zeus s'appelaient souvent aussi monts de Kronos. Usener, M. Mayer1 L. R. Farnell s'accordent à penser que Kronos était l'objet d'un culte réel et ancien. Les Ioniens l'adoraient aussi bien que les Doriens, mais l'origine de son culte reste plongée dans l'obscurité. On lui offrait des sacrifices pour obtenir de bonnes récoltes et on lui rendait grâces après la moisson, A Athènes on célébrait des Kronia; c'était une fête très joyeuse pendant laquelle les esclaves étaient émancipés temporairement. Rhéa, probablement une divinité crétoise locale que l'on a considérée avec Cybèle comme la terre mère et que l'on a fait venir aussi d'Asie Mineure, n'est pas la seule déesse qui ait été élevée au rang de mère de Zeus; dans d'autres théologies, Zeus est un enfant de Gaia. On nomme Rhéa en dehors de son union avec Kronos; c'est la systématisation généalogique seule qui paraît avoir réuni ces deux divinités. C'est un thème fréquent que celui de la fuite de la mère des dieux enceinte, qui met au monde en fuyant et est obligée de cacher son enfant. Nous le retrouvons dans le mythe de Léto. Rhéa est placée plus tard avec Kronos dans le monde souterrain ; ils y régnent sur les Titans. Les parents de la famille officielle des dieux, et les ennemis des Olympiens ont eu le même sort : le sort des dieux déposés est d'être envoyé aux enfers. Les Titans sont d'anciens dieux qui ont perdu dans la chute leur puissance sur la nature. C'est ainsi que dans d'autres mythologies les ennemis des dieux, les Asuras aux Indes et les Daêvas en Perse, sont des dieux vaincus transformés en démons. Nous trouvons aussi parmi les dieux de très anciennes divinités dont la théologie systématique a fait des frères et sœurs aînés de Zeus et de Héra. Il va de soi que Hestia, la déesse du foyer, jouissait déjà aux temps les plus reculés d'un culte particulier chez les peuples établis en Grèce. Le culte d'Hestia est un culte familial; son importance tient au prix attaché par toute l'antiquité grecque à la vie domestique. On salue le feu dans l'atrium dès qu'on pénètre dans la maison ; le feu qui s'éteint marque la mort de la famille. Le sanctuaire central de l'Etat était également un sanctuaire d'Hestia ; quand une colonie partait elle emportait un brandon du Prytanée et un homme venu de la métropole était souvent chargé dans le pays nouveau d'entretenir ce feu sur le foyer national. Hestia n'est devenue qu'assez tard une déesse personnifiée ; chez Homère encore, on peut à peine la distinguer du foyer lui-même. Mais, dans Hésiode et dans les Hymnes, nous la voyons représentée comme la fille aînée, éternellement vierge, de Kronos et de Rhéa; elle siège sur l'Olympe, elle reste au milieu des dieux; jamais elle n'abandonne son siège, et sa place est marquée à l'entrée ou au milieu de la salle où se réunissent les dieux. Comme déesse du bonheur domestique, on invoque Hestia en même temps qu'Hermès qui la complète. On ne peut pas toucher aux offrandes qui lui sont consacrées; au début.et à la fin de tous les sacrifices, elle reçoit une part en sa qualité de déesse du feu.
1. Dans le Lexique de Roscher.
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Le feu naturel, les forces volcaniques avaient déjà leur dieu à une époque très reculée. Héphaistos était d'abord, comme l'a récemment montré v. Wilamowitz, un dieu local de l'île de Lemnos où se trouvait un volcan très actif; ce culte était peut-être très ancien. Ce n'est que plus tard que Héphaistos devint d'une façon générale le dieu du feu et des forgerons, par les poèmes homériques en particulier. Le forgeron boiteux qui s'y trouve représenté comme un personnage à moitié comique est une figure qui revient souvent dans les légendes indo-germaniques. On peut voir sans doute un contraste allégorique entre la laideur et la beauté dans l'union d'Héphaistos et d'Aphrodite, à moins qu'elle ne repose sur une alliance accidentelle des deux cultes. Quant à l'épisode connu du rival d'Héphaistos, Arès, c'est une historiette gaillarde, qui nous montre comment les poètes homériques plaisantaient avec les dieux. Du reste Héphaistos est un personnage adroit et rusé comme l'est toujours le forgeron dans le mythe. Le siège d'or auquel il attache Héra est l'un de ses nombreux tours; le mythe permet au fils des dieux de remonter à l'Olympe, d'où il avait été chassé. En dehors de Lemnos, il ne reste de traces de son culte qu'en peu d'endroits, surtout en Attique il était adoré ou en même temps qu'Athéné. On explique son mariage avec Charis comme l'union du labeur avec la beauté; le rapport étroit qu'il a avec Dionysos s'explique peut-être par l'aptitude des terrains volcaniques à la culture de la vigne. Prométhée fait pendant à Héphaistos ; mais c'est une figure plus noble ; c'est aussi un dieu du feu, habile et rusé. Le feu que représente Prométhée n'est pas cependant le feu naturel, celui qu'envoie le ciel, mais le feu du foyer, arraché au ciel ou produit par l'industrie humaine. C'est pour cela que plus tard la poésie fera de Prométhée le représentant de l'indépendance humaine. Mais, chez Hésiode, il est encore par excellence le personnage malicieux, dont l'adresse est dangereuse et qui en fin de compte a fait aux hommes plus de mal que de bien. Dans la tragédie ce côté douteux de son caractère disparaît derrière ce qu'il a de fier et de noble. Mais Eschyle s'est ici tenu tout à fait à l'écart de la tradition mythologique. La fête de Prométhée, les Prometheia, comprenait une course aux flambeaux : le père passait son flambeau à son fils. La course aux flambeaux était un rite général du culte d'Héphaistos l. A côté d'Hestia se tient une autre sœur aînée de Zeus, la vieille déesse de la terre, Déméter, « la terre nourricière », sans aucun doute une des plus anciennes divinités de la Grèce. Son culte et son mythe nous reportent à un monde primitif, en tout cas, aux premiers essais de l'agriculture. Du reste elle s'est peu élevée au-dessus des anciens dieux chthoniens, auxquels elle est unie par des liens nombreux. De ces divinités, la plus voisine d'elle est la « vierge » Korè. Toutes deux sont en effet des divinités chthoniennes et de la végétation, et c'est pourquoi les cultes qu'on leur rend sont semblables. On considérait Korè, qui égaie la terre tous les ans de son tapis de plantes, comme une fille de la terre nourricière. De ces idées est sorti le drame du
1. Hérodote, VIII, 98.
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rapt de Korè et sa confusion avec la déesse de la mort Perséphone; nous en connaissons l'histoire par l'hymne homérique à Déméter ; elle se rattachait certainement aux mystères d'Eleusis. Le deuil de la terre sur sa fille ravie, le séjour de cette dernière sous terre, et le contrat final avec Hadès d'après lequel Perséphone est rendue à Déméter pendant huit mois de l'année, s'expliquent par la vie annuelle de la végétation. Mais il est permis de croire que l'hymne lui-même ne nous donne pas un mythe primitif de Déméter, car plusieurs des éléments du récit se retrouvent dans d'autres mythes de la déesse avec des motifs tout différents qui donnent une tout autre impression d'antiquité. C'est ainsi qu'en Arcadie Déméter était unie à Poséidon : celui-ci, sous la forme d'un étalon, fait violence à la déesse métamorphosée, en cavale, le coursier Arion est le fruit de leur union, Dans ce cycle particulier le deuil de Déméter aurait pour cause le chagrin qu'elle ressentit de la violence de Poséidon. La Demeter Melaina des habitants de Phigalie, «la noire », offensée de la même façon, s'est réfugiée dans une caverne du mont des Oliviers. Elle y donne la vie à la déesse Despoina et reste inexorable clans sa cachette, en refusant aux hommes toute récolte, si bien qu'ils seraient morts de faim si Pan n'avait par hasard découvert la caverne de la fugitive et ne l'avait indiquée aux dieux. D'après Pausanias, il y eut pendant longtemps dans cette caverne une image en bois de Déméter avec une tête et une crinière de cheval et des serpents emblématiques. On appelait Déméter épivùç, la furieuse; il y a cependant aussi une déesse Erinys proprement dite, qui était alliée à Poséidon et à qui se rapportait peut-être cette forme antique de la légende de Déméter, En parlant des mystères d'Éleusis nous aurons à revenir sur le culte rendu à Déméter, déesse de l'agriculture. Bornons-nous à mentionner encore la Déméter éthique ou politique, que l'on célébrait dans plusieurs cités sous le nom de Ôscu-oçôpo;; elle présidait à la vie réglée par le droit, de même que la déesse de la terre, Gé, qui était aussi honorée comme Thémis. Cette Déméter était la protectrice des femmes mariées, qui la fêtaient dans les Thesmophories, fêtes auxquelles aucun homme n'était admis. Perséphone est avant tout la déesse de la mort. Ce n'est pas le rapt d'Hadès qui l'a faite reine du monde souterrain ; au contraire c'est Hadès qui, devenu son époux, a partagé sa condition. Il est clair que les Grecs, comme les Germains, se sont représenté l'empire des morts comme gouverné par une femme, meurtrière, terrible, funeste, dont beaucoup ne prononçaient le nom qu'en tremblant. Les autres noms de Perséphone, Korè et Despoina, lui sont donnés en tant qu'elle est déesse des morts. Despoina, la maîtresse, que Pausanias désigne même comme la plus haute divinité des Arcadiens, ne se confond cependant pas avec Perséphone seule, mais aussi avec Hécate et même avec Artémis, et elle doit avoir été une divinité particulière, si peu marqué que soit son caractère. Comme déesse du monde souterrain Perséphone envoie tous les ans sur terre les plantes qui la couvrent; elle entre ainsi dans le cercle des dieux de la végétation; en tant que Korè, elle est aussi la déesse de la fécondité. La déesse des plantes, Korè, se retrouve sous plusieurs formes dans les mythes, par
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exemple sous la forme d'Ariane. L'union d'Ariane avec Dionysos est tout à fait dans l'esprit des mythes postérieurs de Perséphone. Dans Homère, Perséphone n'est qu'une déesse de la mort; il ne parle pas de son retour temporaire sur terre, elle est occupée sans trêve à recevoir les troupes de morts qui descendent en rangs pressés dans les enfers. Hadès (Aides, Aïdoneus) est moins à sa place dans la série des Kronides qu'Hestia et Déméter, son importance est loin d'être aussi ancienne que celle de Poséidon ou de Zeus. Comme dieu de la mort, dévoreur de cadavres, il remonte peut-être à une assez haqte antiquité, mais il n'est en réalité qu'une des nombreuses divinités qui habitent l'empire des morts, comme Thanaios, la mort, Meleagros, le chasseur des morts, etc. Plus tard encore, quand il eût été élevé par Homère au rang de roi des enfers, il resta encore malgré cette dignité une figure assez insignifiante, très effacée dans le culte. Pausanias remarque qu'à sa connaissance Hadès n'avait d'autels qu'à Élis; du reste on ne le trouve guère dans le culte qu'à côté de Déméter et de Korè. On veut voir quelquefois dans Poséidon surtout un dieu-cheval, c'est-àdire un dieu des campagnes qui nourrissent les chevaux. En effet son culte paraît aussi ancien à l'intérieur du pays que sur les côtes et y est peutêtre plus développé encore. Plusieurs familles nobles, qui s'occupaient d'élevage et d'agriculture étaient depuis très longtemps vouées au culte de Poséidon ; quand ces familles se rapprochèrent de la mer, Poséidon serait devenu dieu marin. Il est certain en tout cas qu'il faut expliquer la combinaison du dieu de la mer et du dieu-cheval par ce fait que la plupart des tribus maritimes de la Grèce étaient également célèbres pour leurs chevaux, tels les Minyens de Laconie, les Béotiens et les Thessaliens, adorateurs zélés de Poseidon-Hippios. Plus tard le cheval du dieu des mers devint le symbole des vagues, des vaisseaux, etc. Des souvenirs fort clairs du Poséidon, dieu de la fertilité des champs, sont conservés par des épithètes comme celle de Phytalmios (dieu de la croissance des plantes) et dans le Poséidon Georgos (l'agriculteur) d'une époque postérieure. Le Poséidon chthonien, que l'on trouve à côté de Zsùç yjiovwç, a fréquemment le caractère de dieu de la fécondité; il figure comme tel dans le mythe de Déméter; à Delphes, il est aussi allié à Gé, qui se rapproche de Déméter. Hésiode nomme Poséidon le portier du Tartare; on sacrifiait des taureaux noirs à Poséidon chthonien. Dans la conception populaire, Poséidon /Qôvioç serait donc le maître des forces souterraines qui agitent le monde; c'est Gaiaochos, celui qui fait trembler la terre, celui dont les chariots roulants produisent les grondements du tonnerre. Ce genre d'activité s'accorde avec le caractère de Poséidon, dieu de l'eau ; il règne sur les flots agités, qu'il fait monter et descendre à-son gré. Du reste c'est un dieu puissant, souvent courroucé mais non pas méchant. On ne sait pas si sa domination sur les eaux s'étend ailleurs que sur les flots salés, car la source qu'il fait jaillir près d'Athènes est salée elle aussi. Le culte de Poséidon, qui de la Thessalie et de la Béotie s'est étendu sur l'Attique et sur l'Isthme, et surtout sur le Péloponnèse tout entier, fut en beaucoup d'endroits plus important et peut-être
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plus ancien que celui de Zeus. En Laconie on lui assigne une origim antédorienne, et à Athènes il précéda Athéné, si nous en jugeons par le légendes connues. Du reste Poséidon était depuis longtemps uni à celle-ij en Béotie, en Arcadie et en Laconie. Ces deux cultes furent répandus pa] les Minyens et les Kadméens leurs alliés (Wide). A Athènes, on unissait très étroitement le culte de Poséidon avec celui d'Érechthée, autre dieu effacé par Athéné; ils partageaient le même sanctuaire comme le mêmi sort. Il est inutile de songer à une comparaison du labourage de la terre el de la puissance érosive des vagues (Usener) pour expliquer la réunion des deux aspects du culte. Mais voyons par l'exemple de Zeus, le père des dieux, quel vaste domaine, quelle étendue de fonctions pouvait s'approprier un dieu particulier. Au moment où la poésie homérique créa le panthéon grec, le vieui dieu du ciel était déjà sans doute depuis longtemps reconnu partout comme le père des dieux; on lui conférait les éminentes qualités qui conviennent à un roi du ciel, ou bien il les acquérait en absorbant une foule de divinités de la lumière, de la justice, etc. « Le jour et la lumière viennent de Zeus; c'est lui qui envoie les années. Caractéristiques sont ses deux yeux fulgurants; éternellement il contemple toutes choses; son œil ne se ferme jamais; il est par conséquent celui qui regarde, qui voit tout; le criminel souille l'œil sacré de Zeus. Les sommets des montagnes lui sont consacrés et son culte est célébré dans toutes les villes ; il trône sur les hauteurs claires de l'Olympe qui s'élève bien au-dessus de sa ceinture de nuages. Au milieu des fermes on trouve son autel (Z. épxeïoç); la maison et la métairie, la ville elle-même sont dans sa main (TOXUÛÇ), Quiconque franchit les frontières de la patrie implore sa protection (Z. Çévioç), quiconque demande secours à l'étranger se réclame de lui (Z. txÉaioç) ; ii conduit le voyageur au terme de sa route. C'est lui le sauveur suprême (ctoT/-'p), le grand purificateur (xocOâpmoç), Il unit les époux (yapVjXioç, ÇUYMX), noue et conserve les liens de parenté (cuyyEVEioç, tppccTpioç); la vie et la mort sont dans sa main, sur une balance d'or il pèse les chances de mort des combattants. Il envoie le bonheur et la richesse (oX6:oç, xTTfatoç, ■KIOÛSKK), Il protège les frontières (Spioç) ; la puissance royale et son symbole, le -sceptre, viennent de lui. Il préside aux serments et les maintient, il inspire la fidélité et la foi; quand le droit est foulé aux pieds, sa sentence le redresse, soit à la guerre, soit au tribunal. Il punit sévèrement les sentences injustes, il châtie tous les crimes : il les inscrit tous dans le grand livre des péchés et ils ne peuvent jamais être oubliés » Ce n'est pas par hasard que Zeus est arrivé à cette place centrale. Sa parenté de nom et de conception avec l'ancien Dyaus indo-germanique peut faire croire que sa dignité remonte à la préhistoire. Son alliance soit avec Dione, soit avec la déesse de la terre, Gaia, appartient peut-être aussi à ce mythe primitif. En Grèce il s'est divisé de bonne heure en Zeus chthonien et en Zeus céleste. Une quantité innombrable de mythes
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eaux se sont attachés à son nom ; les amours qui y tiennent une telle lace sont généralement l'expression mythologique d'une association do ulte : on légitime un dieu nouveau en le faisant descendre de Zeus. La oésie mythique sait fort bien trouver la mère du nouveau dieu et rendre téressantes ses amours avec Zeus. Les nombreuses familles qui faisaient emonter leur origine à un demi-dieu ou même à un personnage engendré ar Zeus, étaient également amenées à établir leurs prétentions par des rocédés analogues. L'épithète d' « Olympien » que la poésie épique a rendue si fameuse revient d'un culte de Zeus sans grande importance qui se célébrait au ied de la montagne thessalienne; mais il en résulta qu'on la considéra lus tard comme la résidence des dieux. A l'origine le Zeus olympien ne ouvait se comparer au Zeus de Dodone pour la puissance, au Zeus de rète pour la richesse des mythes. Le chêne sacré de Dodone, avec son racle extrêmement ancien, ses colombes sacrées et la source divine qui aillissait à ses pieds, était probablement un ancien arbre sacré. Mais il ut consacré de très bonne heure à Zeus, comme l'indique ce fait que 'épouse du dieu n'est pas ici Héra, mais Dioné. Zeus s'est immiscé cerainement dans une foule de cultes locaux et s'est développé aux dépens les divinités indigènes. Dans les villes surtout le dieu de la maison et de a justice prit bientôt la première place; à Sparte, où Zeus associé à Gaia vait un ancien sanctuaire sur l'agora, il avait refoulé le dieu primitif (jamemnon, mais dans les districts ruraux de la Laconie on avait conservé es dieux locaux. Le Zeus crétois est un tout autre personnage. Le dieu é sur l'Ida a plusieurs caractéristiques d'un dieu de la lumière ; son nom our les Crétois désignait la lumière, sa naissance dans la caverne de la lontagne rappelle d'autres mythes de dieux lumineux; la danse des Kouètes qui est mêlée au mythe est expliquée quelquefois comme une sorte e glorification du soleil dansant que l'on rencontre souvent dans les coutumes populaires. D'autre part et avant tout, le Zeus crétois est un dieu de la végétation. Dans la personne de l'enfant soigné par les nymhes, doué de toutes les forces et de toutes les qualités, on célébrait visiblement la renaissance de la nature ; le taureau, qui est son symbole, appartient déjà à ce cercle d'idées, et certaines formes du Zeus crétois le représentent directement comme le dieu des plantes, par exemple le Zeus FEÀ/avôç, jeune, imberbe, assis sur un tronc d'arbre, au milieu d'arbustes et de plantes. On en a conclu, entre autres Welcker, que le Zeus crétois était un dieu sémitique et en tout cas étranger; de même, sa mère Rhéa serait une déesse venue d'Asie Mineure. La conclusion n'est pas nécessaire; le taureau lui-même n'indique pas sûrement une origine sémitique. Sans doute on peut croire qu'on a donné ici le nom du dieu à la divinité principale, très différente, d'un grand pays. Nous ne pouvons pas examiner un à un dans la multiplicité de leurs rites et de leurs mythes tous les cultes de Zeus, du Zeus lycien en Arcadie, du Zeus panhellénique d'Égine et de tant d'autres si divers. Nous ne pouvons aussi qu'indiquer les fonctions innombrables de Zeus qu'indiquent
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ses nombreuses épithètes. Ces fonctions sont pour la plupart celles de dieux indépendants à l'origine. Les mythologues ont renoncé à tracer la ligne d'évolution de ces mythes et de ces cultes de Zeus entrelacés de toutes les façons et venus d'origines si diverses. On écrirait un morceau important de l'histoire de la religion et de la civilisation grecques en étudiant la figure de Zeus avec les rites barbares que comporte son culte et l'idéal épuré, tout éthique, qui est venu s'y superposer. Zeus est lié d'une façon indissoluble à l'hellénisme. Il a suivi les tribus grecques dans leurs migrations : son oracle était dès la plus haute antiquité une autorité respectée, il protégeait le foyer, défendait le territoire, veillait sur le droit. Ce fut un bienfait pour les tribus auxquelles il s'imposa qu'il ait absorbé les vieux dieux, car il apportait la civilisation ou du moins la civilisation ne devint réellement puissante que là où il en réunit les éléments épars clans son culte et donna à la vie un centre intellectuel. D'autre part, l'idée même de Zeus s'est développée avec la civilisation grecque : l'art d'un Phidias, le génie des poètes, d'Homère jusqu'à Eschyle, ont atteint leur perfection dans sa représentation idéale. Chez les philosophes, ce dieu est parvenu jusqu'à représenter l'unité de l'être divin, et ce n'est que lorsque l'hellénisme fut sur son déclin que l'Olympien se retira et laissa l'empire à d'autres dieux inférieurs ou étrangers. Héra, l'épouse de Zeus dans le panthéon officiel, est certainement arrivée à cette dignité par une alliance de cultes. La déesse locale et très honorée d'Argos a refoulé les épouses plus anciennes, déjà à demi oubliées, Dioné et Gaia. Héra est une déesse entièrement grecque; c'est une des rares divinités de l'Hellade qui aient été respectées par la corruption de la civilisation en décadence et par les cultes étrangers. Elle est restée la reine, l'épouse pleine de dignité, la protectrice des femmes dans leurs douleurs, le symbole du bonheur conjugal et de la félicité maternelle. Elle avait des sanctuaires fameux sur l'acropole de Corinthe, à Samos, mais surtout à Argos. A Argos, elle était mise en rapport avec les fleuves, sans doute comme dispensatrice de la pluie ; de même, en Laconie, son culte était en •relation avec les inondations de l'Eurotas. Fille adoptive d'Okéanos et de Thétis elle devait du reste s'entendre à l'irrigation. Quand Zeus lui fit la cour il choisit la forme du coucou, l'oiseau qui annonce la pluie du printemps. C'est une heure bénie que celle de l'amour de la déesse avec son époux, que ce soit au moment du mariage, dans le pays bienheureux d'Okéanos, ou bien sur le mont Ida à l'heure où le père des dieux oublie les Grecs et les Troyens. La vache consacrée à Héra montre qu'elle est déesse des campagnes ; elle est souvent représentée elle-même avec une tête de vache, d'où l'épithète de powmç qu'elle porte dans Homère; on sait qu'elle changea Io, sa prêtresse, en vache, comme Artémis changea en biche la « prêtresse » Iphigénie. Le phénomène mythologique est le même dans les deux cas : la déesse la plus importante absorbe le culte de la moindre et celle-ci se confond avec le symbole animal do la déesse (ou la forme animale qu'elle possédait à l'origine). La grenade que tient l'une des mains de la magnifique statue de Polyclète à Argos est un symbole de la fécondité,
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de même le sceptre avec le coucou que tient l'autre main. Hébé, sa fille, qui est à son côté, représente le printemps. Héra donne la fécondité aux femmes et les aide à accoucher, on l'appelle Ilithya ou déesse des Ilithyes (géniesdes accouchements). A Argos on célébrait tous les ans son mariage sacré avec Zeus; « avec des fleurs et des couronnes on fêtait le couple divin, on promenait Héra revêtue de sa parure d'épousée; on dressait pour elle un lit nuptial avec des branches d'osier flexibles, et l'on célébrait toute la cérémonie comme un mariage entre mortels dont ces noces divines passaient pour le symbole et le modèle. » A Samos les relations entre fiancés étaient justifiées et sanctifiées par la légende des rencontres furtives de Zeus et de Héra avant leur mariage. On a très justement remarqué à propos d'Athéné que cette déesse a dépouillé en général le caractère d'une déesse de la nature et qu'elle est devenue plus que toutes les autres une divinité éthique et politique. Il est assez inutile par conséquent de discuter sur sa « signification naturaliste ». Quand on veut remonter très haut, on voit dans Athéné une Nymphe sylvestre et probablement celle de l'olivier. Déjà avant l'époque homérique, l'olivier était en Grèce l'objet d'un culte; en Attique, où le sol ne se prêtait qu'à sa culture, il était devenu indispensable à la vie et à la prospérité du pays. Il y avait un olivier planté dans l'Érechtheion dont on considérait la destinée comme liée à celle de la ville. On disait qu'Athéné avait donné cet arbre à la cité et écarté par là Poséidon qui prétendait obtenir la première place. Dans le culte de la déesse, on répandait des flots d'huile ; plusieurs épithètes sont communes entre elle et l'olivier (ainsi « celle qu'on ne peut anéantir »). On peut se demander seulement si Athéné n'a grandi partout en Grèce qu'avec l'olivier, car son culte remonte dans le Péloponnèse à la plus haute antiquité. En Laconie, elle est associée avec Poséidon à l'époque antédorienne, comme elle le fut plus tard avec Zeus. De bonne heure, à l'intérieur de la Grèce, elle s'adjoignit des divinités locales, comme le vieil Aléos, le roi mythique de l'Arcadie, le fondateur de la ville de Tégée (Alhéna Aléa). Ses rapports avec Érechthée semblent être de même sorte; à Trézène, elle a mis de côté la déesse Ailhra qui devint une prêtresse mythique. Athéné s'unit de préférence aux divinités poliades, et à l'époque historique nous la connaissons surtout comme déesse de l'Acropole, aussi bien à Sparte qu'à Athènes et dans plusieurs autres cités ; elle réside aussi sur les caps montagneux d'où elle protège le pays. Le mot Palladium, image protectrice, vient de son nom de Pallas qui reste inexplicable. Plusieurs des emblèmes d'Athéné sont aussi embarrassants. L'égide atteste ses relations avec Zeus, et lui donne également un peu le caractère de déesse de l'orage ; elle est représentée sur une monnaie macédonienne lançant des éclairs, et l'on dit qu'Athéné seule connaît l'endroit où Zeus cache ses foudres. Les serpents qui ornent l'égide indiquent ses rapports avec Érechthée; elle porte sur son bouclier la tête de la Méduse qu'elle a tuée elle-même ou qu'elle a fait tuer par Persée. On ne sait pourtant pas clairement quels phénomènes d'histoire religieuse se cachent derrière cette lutte avec la Gorgone. Les rapports d'Athéné et du hibou sont
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également difficiles à comprendre. Schliemann a trouvé des images d'Athéné à tête de hibou, et certaines monnaies athéniennes portent la tête de la déesse d'un côté et un hibou de l'autre. Athéné préside à la vie intérieure de la cité aussi bien qu'à son existence extérieure. BotAat'ot, elle inspire les délibérations de l'assemblée athénienne; àyopxi'x, elle dirige les délibérations dans l'assemblée du peuple; £ivi=« elle veille à la santé publique. Hygieia était une divinité très honorée unie à Athéné, comme Nikè ; la statue et l'autel d'Athéné Hygieia furent érigés, immédiatement après la grande peste historique, sur l'Acropole. Athéné était aussi la déesse protectrice des affaires et de tous les métiers; la fête des forgerons, les Khalkéia, lui étaient consacrées. Le travail manuel des femmes surtout, le filage et le tissage, étaient placés sous la protection d'Athéné èpyâv/]. Athéné est enfin la déesse de l'intelligence; elle favorise les hommes rusés, comme Ulysse et Diomède. La naissance d'Athéné, sortie du front de Zeus, correspond peut-être à ce caractère; du reste le mythe est obscur et ne s'éclaircit pas par l'allégorie de la « naissance des nuages sortis du ciel ». On a comparé les relations de la déesse avec Zeus à celles des déesses hindoues avec les dieux dont elles sont la çakti, la force ou la manifestation. Mais nous considérons Athéné comme l'une des divinités sur lesquelles la civilisation et l'art helléniques ont mis le plus nettement leur empreinte. L'hymne homérique qui raconte le vol des bœufs par Hermès nous présente le meurtrier d'Argos comme une divinité des troupeaux. Ses figures, ses insignes (la tête de bélier par exemple) et le culte que lui vouent les bergers chez. Homère, confirment que tel fut bien son caractère. Il semble aussi représenter la fécondité animale; Hérodote, qui prétend que les Pélasges ont introduit les Hermès ithyphalliques à Athènes et à Samothrace, considère le symbole de la fécondité comme le trait caractéristique du dieu, et fait remarquer que les mystères de Samothrace le célèbrent précisément comme le dieu de la fécondité. On trouve dans plusieurs mythes d'Hermès des traits de lubricité correspondant à ce côté delà nature du dieu. Dans le mythe du vol des bestiaux, Hermès dispute à Apollon la possession de ses vaches. Les deux dieux des bergers font un contrat où, suivant les versions, tantôt l'un, tantôt l'autre a l'avantage; Hermès est même forcé de céder la lyre à Apollon. Le conflit avec Argos, le berger vigilant, le dieu local argien uni à Héra, finit par la défaite, c'est-à-dire par l'effacement de cette divinité ; c'est là sans doute l'explication de ce mythe obscur d'Hermès Argeïphontès qui a donné tant de peine aux exégètes anciens et modernes. Hermès s'attaque en vain à un autre dieu des bergers, le Pan arcadien; il ne réussit pas à chasser de ses sanctuaires le vieux dieu local quand son culte, venu probablement d'Argos et de Messénie, atteignit le cœur de l'Arcadie. Cependant, plus tard, on considéra Pan comme le fils d'Hermès, et sa flûte, la syrinx, passa à son père supposé. Le culte d'Hermès n'eut jamais de racines bien profondes en Laconie et dans le Péloponnèse, il n'eut pas à l'origine une importance comparable à celui d'Apollon ou d'Artémis.
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Comme dieu de la fécondité Hermès a été de tous temps une divinité chthonienne. Dans les premiers vers des Choéphores d'Eschyle, il est déjà appelé le « Seigneur des abîmes de la terre » ; les trésors et les mines lui appartiennent, mais il est aussi le dispensateur du sommeil et des songes sinistres; de plus il pratique les charmes et est en rapport avec la sorcière Hécate. Mais, avant tout, l'Hermès chthonien est le conducteur des morts, I|M£OWO(UW5Î, il accompagne les âmes qui se rendent dans l'empire des morts; c'est pourquoi l'on élevait des Hermès aux lieux de sépulture. Les routes terrestres étaient cependant placées aussi sous la protection d'Hermès âwfôwç; le poteau à quatre faces, dressé aux carrefours, au pied duquel le passant déposait des parfums ou jetait des pierres, est précisément la forme primitive d'Hermès. Le dieu rapide savait aussi trouver les routes qui joignent la terre et le ciel : Hermès est aussi héraut des sacrifices et messager des dieux (Stxx-ropo;), et c'est le plus souvent ainsi que l'a représenté l'art ultérieur. Cet Hermès primitif de la fécondité et des abîmes de la terre s'est transformé avec une élasticité particulière au cours de l'évolution de la civilisation grecque. Il n'est jamais devenu sans doute un dieu de l'agriculture; au contraire les richesses qu'il dispense sont, au regard des époques commerçantes, l'argent et les profits du négoce. C'est lui le dieu des marchands, caractère auquel sa dignité de dieu des voyageurs l'avait déjà réparé. Ajoutons-y la ruse du vol des bestiaux; dieu des voleurs, Hermès BoÀidç, il sanctionne la fraude, digne père d'un homme de bien comme 'utolycos, passé maître en mensonges et en fourberies, et grand-père 'Ufysse. Messager des dieux, dieu du commerce et des échanges, Hermès devint le dieu des hérauts. Ces derniers, en effet, n'étaient pas seulement hargés d'annoncer les volontés des chefs d'États, c'étaient aussi des diplomates chargés des intérêts commerciaux de leurs républiques. On personnifia aussi dans Hermès la loquacité nécessaire à ces fonctions (Hermès Xdyioç). De même qu'on honorait la souplesse intellectuelle du ieu, on honorait sa souplesse corporelle, et les gymnases, où l'on attahaitplus de prix à l'agilité qu'à la force, étaient placés sous la protection 'Hermès àywwç. L'art classique représente Hermès sous la forme d'un dolescent vigoureux ; c'est î'éphèbe idéal. L'emblème caractéristique l'Hermès, le bâton qu'il reçut d'Apollon, le suivit fidèlement dans ces ransformations, généralement comme bâton de héraut. Le bâton d'Hermès 'était à l'origine qu'une branche ou une baguette terminée par une fourche achée par un nœud, comme nous le voyons sur les monuments les plus nciens ; plus tard il se transforma en baguette magique capable de tout hanger en or. La puissance magique d'Hermès fait de ce bâton la baguette agique par excellence. On arriva naturellement à dire que les âmes conduites par Hermès étaient tenues par la fourche du bâton, et l'on en fit es amulettes qu'on plaça dans les tombeaux. Les serpents sont en rapport vec le caractère chthonien d'Hermès. Les ailes au bâton, comme au hapeau et aux pieds du dieu, ont été ajoutées plus tard. Apollon est un des plus puissants dieux de la Grèce. C'est aussi l'un de
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ceux qui nous présentent le plus d'aspects différents, et l'un des problèmes les plus difficiles qu'ait à résoudre notre mythologie est de savoir comment s'est unifié cet amas complexe de divinités variées. ' La forme la plus ancienne et la plus simple d'Apollon est sans doute encore celle de dieu des bergers (A. vôuw;, vairaïo;). Dans les endroits les plus écartés de la Grèce, chez les campagnards de Laconie, chez les paysans de l'Arcadie il reste le dieu des campagnes et des pâturages, des béliersel des brebis. Les histoires qui racontent la vie pastorale du jeune Apollon, son service chez Admète, sa dispute avec Hermès, ses amours avec les Nymphes et les bergères sont de fraîches légendes campagnardes ; l'archer cl le cithariste sont peut-être également des images primitives. Cet Apollon pastoral est associé de bonne heure à un grand nombre de dieux de la campagne. Le dieu des moutons de la Laconie, Karneios (le cornu, le bélier), en l'honneur duquel on célébrait la fête de la moisson, les Karnàt^ à l'ancienne mode rurale, avec des courses où l'on poursuivait le démon ou le bouc de la récolte, devint une des formes d'Apollon; nous voyons sur des monnaies l'Apollon Karneios avec une tête de chèvre à la main; à Délos, on lui avait élevé un autel fait de cornes de boucs. Le dieu des prairies Arislaios (le meilleur), dont le culte se célébrait surtout à Céos, mais s'était répandu jusqu'en Sardaigne, est aussi considéré comme un Apollon. Trois cents taureaux lui étaient consacrés à Céos, il protégeaitles troupeaux de moutons ; il était aussi entouré de poissons ; il répandit l'élevage des abeilles, la fabrication du beurre, la culture de la vigne. Il faut mentionner un dieu des pommes, Apollon Maléatès. Lang a essayé de prouver que la souris, consacrée à Apollon Smintliée, était une offrande faite pour se préserver des souris; il est du reste assez probable que cette offrande s'adressait à un dieu des champs. Le bel adolescent quMpollon tua au jeu du disque et dont le sang donna naissance à l'hyacinthe, est sûrement une divinité dont le culte fut vaincu par celui d'Apollon; elle était probablement chthonienne, car on rencontre aussi Hyakinthos dans le cycle de Déméter. La couleur sombre de l'hyacinthe est chthonienne, et la fête des Hyakinthia a tout à fait ce caractère. On y célébrait Hyakinthos comme « un de ces symboles mélancoliques, chantés de bonne heure par le peuple, de la joie passagère que donnent les charmes de la jeunesse et le printemps ». Mais on célébrai! aussi dans cette fête la résurrection des floraisons disparues et le drame était l'apothéose de l'adolescent tué. Cette fête était très ancienne, antédorienne même. La ville d'Amyclai, où elle était célébrée et d'où Apollon Hyakinthos tirait son nom d'Amycléen, était l'ancienne capitale de la Laconie, abaissée par la rivalité de Sparte. Apollon Delphinios, dieu delà mer, était en honneur en Crète et dans une bonne partie de l'Ionie. Il était surtout le dieu du voyage heureux que promettent les dauphins jouanl autour des navires. Un dieu particulier, peut-être le Delphidios Spartiate, s'est probablement incorporé ici encore à la grande divinité. La lyre d'Apollon se rapporte aussi au dieu des dauphins ; qu'on se rappelle la légende d'Arion et Phalantos qui, comme Arion, traverse la mer, sa lyre a
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la main, sur le clos d'un dauphin. Apollon Delphinios, apporté par des négociants crétois qui s'étaient établis à Élis, avait donné à leur colonie, qu'en raison de leur pays d'origine ils avaient d'abord appelée Krissa, son nom définitif de Delphes. L'Apollon de Delphes n'a pas cependant créé le fameux oracle; c'était déjà le sanctuaire d'un culte chthonien de Gaia et de son associé le serpent Python. Le thème mythologique du tueur de dragons s'est mêlé au mythe d'Apollon pythien. Mais à l'origine il n'était sûrement question que d'une victoire remportée par un culte sur un autre, et de la défaite d'un dieu bon et non d'un dieu méchant. La preuve en est dans les purifications et les expiations auxquelles Apollon dut se soumettre après le meurtre. Elles firent du dieu le modèle des expiants qui se réunissaient autour de la vieille demeure de l'oracle devenu un sanctuaire renommé pour l'expiation des meurtres. Le caractère sacerdotal d'Apollon est dû à ses rapports avec Delphes. Il devint le prophète et le devin céleste, et cette fonction ajoute à ses traits, après l'association de Delphes et du culte de Dionysos, un peu d'extase et de frénésie. Le nom du dieu de la divination, « Apollon Délien », nous conduit à la légende, tout à fait obscure au point de vue historique, de la naissance d'Apollon et d'Artémis à Délos. Ramsay a prétendu que Léto, la mère des divins jumeaux, était une déesse phrygienne (lada — la femme) ; on trouve cependant des traces d'un ancien culte grec de Léto mère de dieux comme Dioné et Gaia. C'est peut-être à Delphes qu'elle est entrée en rapport avec Apollon ; il faut provisoirement regarder l'accouplement d'Artémis et d'Apollon comme la réunion accidentelle de deux cultes. Quant au caractère de dieu du soleil, Apollon l'a certainement à Délos, mais nous ne savons pas depuis combien de temps. Du reste l'Apollon dieu du soleil est une formation récente ; le culte d'Apollon n'a pas commencé par là. A la fin de l'antiquité on s'expliqua toutes les facultés et tous les emblèmes d'Apollon par ses rapports avec le soleil. Mais ils ne datent que de son union avec Hélios, dont la personnalité s'est également mélangée à celle de Zeus, c'est-à-dire de l'époque des tragiques. Chez Homère Apollon est bien une divinité de la lumière, il est à peine un dieu du soleil; Apollon avait déjà absorbé Phoibos (le pur), qui avait un sanctuaire àLacédémone, etLykos; qui devait disparaître c'est par eux qu'i était devenu un dieu de la lumière. Son caractère de médecin s'est également développé tardivement ; il le doit à son alliance avec des dieux guérisseurs comme Iatros, le médecin, Paieon (le purificateur), qui a donné son nom à la prière classique d'Apollon, Askiepios enfin, dieu chthonien, accompagné de serpents, devenu dieu médecin, et qui est considéré en cette qualité comme un fils du dieu auquel il avait abandonné ses attributs et sa puissance. Dans cet Asklépios moderne nous voyons comment un dieu particulier primitif, qui s'est élevé en s'unissant à un grand dieu, peut recouvrer sa liberté et son domaine autonome. Nous pouvons suivre assez haut l'histoire d'Artémis. De ses idoles faites de troncs d'arbres on a conclu qu'elle a été en premier lieu une déesse des arbres. Callimaque raconte qu'on célébrait le culte d'Artémis
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près delà souche d'un chêne. Une chose est certaine, c'est qu'elle fut, comme le montrent les anciens cultes du Péloponnèse, une déesse des bois et des animaux et sans doute une patronne de la fécondité animale ; c'est pourquoi elle protège les boeufs et les chevaux, le gibier surtout; la biche auprès d'elle n'est point effarouchée, elle est la déesse de l'ours et du lion même : des « danses de l'ours » étaient exécutées dans l'Attique par des jeunes filles déguisées en l'honneur de l'Artémis de Brauron. Dans le mythe, Artémis transforme en ourse la nymphe Callisto, dont elle avait détruit le culte, pour la punir de son impudicité. Sur le Taygète où elle aimait à errer, on lui offrait, dit-on, des fromages faits de lait de lionne. Elle est devenue la déesse de la chasse à cause de ses rapports avec les bois; mais ce trait s'est plus développé dans la poésie et l'art que dans le culte. Son patronage s'étend à la fécondité humaine, elle donne aux hommes une naissance heureuse, prenant ainsi la place d'ilithyia ; la déesse Iplngénic (celle qui fait accoucher facilement ou heureusement) est devenue sa prêtresse. Comme KopuOaAi'a, elle préside à la croissance des adolescents. Les jeunes garçons Spartiates étaient fouettés devant Artémis Orthia, substitution possible de sacrifices humains. Orthia est probablement une divinité des accouchements; les tresses que l'on voyait autour du tronc d'arbrequi la représentait étaient faites des branches du hjgos (osier?), efficace contre les maladies des femmes. Cette Artémis primitive fut de bonne heure une divinité très puissante, dont le culte était très répandu ; on l'adora avec Poséidon dans le Péloponnèse et elle partagea avec lui le patronage des chevaux. Du reste « elle n'a pas grand besoin de se joindre aux autres dieux et héros ». Elle aime la vie de la campagne, la solitude des bois, le calme des champs, et ses fêtes ont le caractère d'un culte de paysans, très sacré mais aussi très rude (Wide). A côté de cette Artémis des animaux et de la fécondité se dresse déjà dans l'antiquité une Artémis chthonienne, qu'on adore eii même temps que Déméter et Perséphone. Hegemone est sans doute une de ses formes; Artémis « conduit » donc les humains à travers les terreurs du monde souterrain, et ce n'est que secondairement qu'elle accompagne les hommes sur d'autres chemins dangereux. Avant tout Artémis chthonienne s'est confondue avec Hécate elle-même, la protectrice des portes et des routes, la déesse de la nuit et de la lumière de la lune, la sorcière. Cette parenté est antérieure à l'évolution de la triple Hécate; elle est telle qu'on peut à peine distinguer Hécate d'Artémis sur les monnaies de Prières en Thessalie, comme Percy Gardner l'a remarqué. Mais cette union des deux déesses n'est pas due à Hésiode. Artémis, déesse delà lune, apparaît tard; c'est aune époque postérieure à Homère qu'Artémis s'est confondue avec l'ancienne déesse de la lune, Séléné. L'union est facile à comprendre : l'influence attribuée à la lune sur la rosée, sur la fécondité et aussi sur la physiologie des femmes, a été aussi exprimée dans d'autres mythologies. Comme fille de Latone elle fait pendant au soleil, et ce parallèle confirma son caractère; ce fut là, apparemment, le point de départ de beaucoup des développements
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de sa figure mythique. Son arc sert à lancer sur terre les rayons de la lune, comme celui d'Apollon, ceux du soleil. Les deux divinités se développèrent pendant un certain temps côte à côte, elles échangèrent plusieurs attributs et emblèmes. C'est ainsi qu'on donne à Artémis des épithètes apolliniennes comme SacpviT) et SsXcpivtoç. Un des traits caractéristiques de la fille de Latone est sa virginité austère, elle est la gardienne de la chasteté des femmes, mais ceci n'a rien à voir avec la lune et se rattache directement aux attributs de la déesse de la fécondité féminine. La rencontre de son culte avec ceux d'Astarté ou de Cybèle, les déesses venue d'Asie Mineure, fut fatale à cette pureté de la conception d'Artémis. Lorsque les colons ioniens arrivèrent aux environs d'Éphèse ils rencontrèrent un culte oriental du même type et virent une Artémis dans la déesse, sans doute à cause de ses rapports avec la fécondité. Un mélange de cultes en résulta ; au service oriental du temple, auquel les Grecs prirent part avec d'autant plus d'ardeur qu'il devenait plus sensuel, des rites grecs se mêlèrent, luttes d'athlètes et de musiciens, courses de chevaux, etc. Il y a encore à Naples une petite copie de la statue d'Artémis d'Éphèse : la tête, en bois d'ébène de même que les mains étendues, d'innombrables seins en ivoire, une auréole d'or autour de la tête, le tronc semblable à un Hermès avec une décoration animale, — amalgame étrange et somptueux qui nous représente bien l'idole la plus puissante du paganisme récent, le monument du dérèglement de l'esprit classique obscurci. Artémis s'est aussi confondue ailleurs avec plusieurs divinités, la déesse taurique aux sacrifices humains, la Bendis thrace, la Mâ de Cappadoce, la BritomartisDiktynna crétoise. Il faut cependant distinguer la façon dont s'opèrent ces mélanges, de l'absorption des cultes locaux indigènes par une grande divinité. Il semble bien qu'Arès ait été à l'origine un dieu thrace, mais le mot réopage seul montre déjà qu'il fut de bonne heure naturalisé en Grèce : Thèbes, la cité où il était le plus en honneur, les descendants de Cadmus aisaient remonter leur origine jusqu'à lui; à Olympie, il semble être un ieu plus ancien que refoule Zeus Aréios. Au nord seulement, d'où il enait, en Thrace et en Macédoine, son culte avait quelque importance, rès aurait à peine atteint le rang qu'il eut, si l'épopée homérique 'avait pas eu à parler si souvent du dieu de la guerre. L'art aussi se luisait à le représenter parce que c'était le type de la forme masculine dans oute sa vigueur, avec ses mouvements les mieux dessinés ; il était la contreartie mâle delà déesse de la beauté féminine et de l'amour. Un seul mythe nit Aphrodite à Héphaistos. Mais, dans le culte, Arès est son époux légi'me, elle lui est jointe par un lien aussi solide que celui qui réunit Zeus t Héra. On croit généralement que des influences orientales ont joué un rôle eut-être prépondérant dans la formation d'Aphrodite. La part des éléents étrangers et celle des éléments indigènes reste encore à déteriner. La déesse de Chypre, dont le culte, selon Hérodote, était venu 'Ascalon, est en tout cas d'origine sémitique : son culte, ses mythes,
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ses idoles, le prouvent suffisamment. La déesse de Paphos et de Salamine était probablement une Astarté phénicienne ; celle de Cythère, au sud du Péloponnèse, était sans doute sa contre-partie punique, car le commerce qui se faisait sur ces côtes était surtout carthaginois. On a maintes preuves de l'influence de ce culte oriental sur la vie grecque. Les statuettes féminines nues qu'on a trouvées à Chypre et où l'on voit des idoles d'Aphrodite, sont bien différentes des vieilles idoles de la Grèce ancienne1. Ces images sémitiques ont probablement encouragé l'art hellénique à représenter la forme féminine nue. Les Grecs aimèrent beaucoup aussi le mythe sémitique qui représente l'amour de la déesse pour un bel adolescent qui meurt vite. C'est un motif favori de la mythologie et de l'art. Le rite de la prostitution dans les temples s'est aussi introduit en Grèce avec le culte d'Astarté, comme en Iran et en Arménie ; il n'y a pas lieu de croire avec E. Meyer que cette coutume existait déjà auparavant. Les points d'appui que trouva en Grèce le culte de l'Aphrodite de Chypre et de Cythère, ne sont pas bien connus ; nous ne connaissons pas de forme absolument distincte que nous puissions nommer l'Aphrodite indigène. Aphrodite àpei'ot, en effet, « la guerrière », dont l'image se dressait dès les temps les plus reculés à Sparte et à Thèbes, à Argos et à Athènes, est semblable à l'Astarté armée et doit être considérée sans doute comme une de ses variétés. Mais 1' « Aphrodite des hauteurs » (àxpxta) adorée à Corinthe, à Argos et sur le mont Eryx en Sicile, est peut-être grecque, bien qu'elle eût aussi des sanctuaires dans l'île de Chypre et que son culte ressemblât en beaucoup de points à celui de Paphos. La fille de Dioné, qui appartient au cercle des mythes de Dodone, paraît être sûrement grecque. Aphrodite est considérée dans l'Iliade comme fille de Zeus et de Dioné, et bien que la déesse homérique de l'amour ait déjà un caractère sémitique, on peut cependant admettre que sa généalogie cache le souvenir d'une ancienne relation mythologique. On croit aujourd'hui que la Dionaia a peut-être été une Hébé de Dodone, « d'où est sortie par une métamorphose poétique Aphrodite qui devait présider à la fraîcheur de la jeunesse humaine et aux instincts animaux», et que cette Hébé, qui n'a pour ainsi dire pas eu de culte, « s'est confondue avec une déesse d'origine asiatique » (Welcker, Roscher). Mais si ces Aphrodites sont problématiques, le génie grec a su s'approprier l'image de la déesse. Il l'a débarrassée de sa brutalité primitive et orientale pour en faire cette chose incomparablement gracieuse et belle que nous admirons dans les images exquises que nous en donnent l'art et la poésie. Comme plusieurs de ses sœurs sémitiques, Aphrodite est aussi une déesse de la vie féconde de la nature. « Au printemps », dit l'hymne, « elle va à travers les bois jusqu'à l'homme qu'elle aime, partout où elle se laisse voir les bêtes de la montagne la suivent en la caressant et se laissent aller
1. * S. Reinach a voulu démontrer que le culte de la déesse nue était indigène clans le monde égéen : cf. Les déesses nues dans l'art oriental et l'art grec, dans Reut archéologique, 1895, I (réimpression dans Chronique d'Orient, t. 11), et La Sculpture en Europe, p. 98 et suiv. (H. H.)
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au doux penchant. » Ces vers nous font toucher du doigt le fond même du mythe d'Aphrodite, à la fois déesse de la nature et déesse de l'amour. L'idée est exprimée de la façon la plus claire dans le mythe d'Adonis. L'Adonis syrien (en phénicien 'adôn, seigneur), qui meurt en pleine jeunesse sous les griffes de l'ours, symbolise la mort rapide de la végétation printanière sous l'ardeur du soleil; la déesse des forces naturelles le cherche, lui donne son amour et se lamente sur sa disparition. L'hymne nous montre de même comment elle cherche Anchise le Troyen auprès de ses troupeaux; de môme encore Didon de Carthage devient amoureuse d'Énée, le fils d'Anchise, puis doit le voir s'éloigner. Toutes ces légendes dérivent plus ou moins du même mythe. D'autres incidents, comme ceux de Paris et de Kinyras, le prêtre de l'Aphrodite de Chypre, viennent simplement de la tendance de la déesse à favoriser les jeunes gens. On sait que la déesse de l'amour apparut plus tard sous deux formes différentes, tantôt comme Pandémos, la Vénus de l'amour sensuel, et tantôt comme la céleste Uranie. Mais cette différence, purement philosophique, n'a aucun rapport avec la mythologie réelle. Aphrodite est devenue Pandémos en se mêlant à une ancienne divinité politique, Pandémos (de tous les dèmes), et elle devenue ainsi « celle qui unit le peuple ». Ce n'est que parce qu'on a mal compris le mot qu'on a fait de cette Aphrodite tout à fait morale la voluptueuse Vulgivaga; de même c'est par un pur jeu d'esprit que l'on a tiré son antithèse, l'Uranie idéale, de l'Aphrodite des temples à hiérodules (Usener). Dionysos (Bacchos) est un dieu tout à fait étranger auquel rien ne correspondait dans le vieux monde des dieux grecs ; sans doute il n'apparut qu'assez tard clans l'Hellade. Son culte est d'origine thrace; chez le peuple qui avoisinait au nord la Grèce, qui avait tant de traits communs avec les peuples d'Asie Mineure, « son culte se célébrait sur les hauteurs, dans la nuit obscure, à la clarté vacillante des torches, aux sons assourdissants d'une musique bruyante, cymbales bruissantes, flûtes pénétrantes et qui affolent, aux sourds grondements du tonnerre. La troupe des fidèles, excitée par cette musique sauvage, danse en poussant des cris aigus. Des femmes surtout prennent part à ces rondes frénétiques et tombent épuisées. Les cheveux flottent au vent, les mains tiennent des serpents consacrés à Sabazios; les fidèles brandissent des poignards ou des thyrses qui cachent sous le lierre la pointe de la lance. Ils font rage ainsi, s'excitant jusqu'à l'extrême frénésie ; dans leur fureur sacrée, ils se précipitent enfin sur les animaux choisis pour le sacrifice, lçs saisissent et déchirent avec leurs dents la chair saignante qu'ils avalent toute crue1 ». Ce culte orgiaque était tout à fait étranger à l'hellénisme antique. Homère n'en parle point. Son Dionysos n'était pas non plus un dieu du vin, et sans doute il n'acquit ce caractère que plus tard. Les plus anciennes fêtes de Dionysos étaient en effet célébrées au moment du solstice d'hiver et non pas à l'époque des vendanges. Mais Dionysos est déjà tout à fait le dieu du vin dans l'hymne
1- Ronde, Psyché,
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homérique, dont le sujet a inspiré aussi Ovide. Il est même déjà cet adolescent sans soucis, divinité puissante cependant, terrible et vindicatif que nous retrouvons plus tard. Ce culte enivrant et populaire se répandit sur la Grèce avec le vin et la démocratie ; on considéra le dieu du vin comme un créateur de la civilisation et comme un patron de la gaieté. On l'associa à une foule de divinités, on en fit un fds de Zeus qui, craignant la jalousie de Héra, cacha dans sa cuisse l'enfant né avant terme. Sémélé, déesse lunaire qu'on lui donnait comme mère, était la fille de Cadmus. Elle introduisit le dieu du vin dans la plus puissante famille de Thèbes; Ariane, son épouse, est, dans plusieurs îles grecques, tantôt une Aphrodite, tantôt une Korè. On adore Dionysos avec Apollon, on l'accouple à Héraklès, Pan est entré peu à peu dans le cortège des Bacchantes. Dionysos devient une des divinités principales de l'ancien culte phallique, on lui attribue d'autres symboles de force, on l'invoque par exemple sous le nom de a taureau vénérable » : il partage ainsi l'animal sacré du Zeus crétois et d'Héraklès. Quelques-uns croient que Dionysos était en général représenté comme un taureau. Une fois reçu parmi les dieux de l'Olympe, Dionysos atteint tout à fait la dignité divine et conduit lui-même chez les immortels sa mère tuée jadis du regard de Zeus. Bohde a eu raison de placer le culte thrace de Dionysos dans la série des danses épidémiques. Le but de ceux qui se livrèrent à ces agitations sauvages n'était pas seulement le vertige des sens, mais aussi une extase semblable à celle des sorciers dansant chez les sauvages et à celle des fakirs, par laquelle les âmes entrent en relation directe avec les puissances divines. C'est ainsi que les Ménades touchent à la mantique et à la divination prophétique. Le culte de Bacchus a sans doute fait un mal inouï en Grèce, où cette extravagance se développait pour ainsi dire en pleine liberté. Des quantités de vies humaines ont peut-être été sacrifiées à ces excès, souvent de la façon la plus abominable : les Ménades, dit-on, déchiraient membre à membre de petits enfants et dévoraient leurs chairs fumantes ; le culte phallique n'a point manqué non plus sans doute de débauches sexuelles. Mais là encore ce peuple étonnant, qui savait utiliser ses instincts les plus brutaux, tira profit des excès dionysiaques. Ce qu'il y avait de spontané, de gai, dans la fête campagnarde du dieu du vin a excité l'esprit grec, a élargi et développé ses conceptions artistiques. Le drame est sorti de là. Bohde a mis en lumière une autre influence du culte de Dionysos : celle qu'il a exercée sur la mantique grecque. L'alliance avec Apollon réagit sur le culte d'Apollon, et cette action en retour est surtout visible dans l'histoire de l'oracle de Delphes. La mantique inspirée de l'époque historique n'était pas le mode originel de la divination delphique. Au temps de Gaia et de Python, la divinité de la terre parlait directement à l'âme dans les songes. A cette révélation directe se substitua avec Apollon l'interprétation des signes. Sous l'influence de Dionysos, nous voyons la Pythie pratiquer la divination par l'extase, comme à l'oracle dionysien d'Amphiclée. Cet élément dionysien agit même sur Apollon. « Dès lors on peut lui
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donner à lui, le dieu si réservé d'ordinaire, si fier et si dédaigneux, des épithètes exprimant l'excitation bacchique et l'oubli de soi-même. On l'appelle l'exalté, le bacchique, « l'Apollon orné de lierre ». C'est lui maintenant qui jette, plus que tous les autres dieux, la « fureur » dans les âmes des hommes. Des oracles se fondent, des prêtres et des prêtresses en frénésie annoncent ce que leur inspire Apollon. » « Sortant de cette mantique dionysienne, nous voyons vers le vie siècle s'agiter des prophètes qui ne sont pas attachés à des communautés déjà existantes, mais qui errent à travers le pays, poussés par un don divin direct à accomplir leur mission. L'apparition de ces prophètes inspirés par la divinité appartient aux manifestations les plus remarquables de la vie religieuse de cette époque si agitée qui précède immédiatement en Grèce la période philosophique. » « Les noms légendaires de la Sibylle et de Bakis nous disent quel a été ce préliminaire prophétique de la sagesse grecque »
§ 109. — Les demi-dieux, les héros et les démons.
Héraklès est le plus populaire des demi-dieux et aussi le plus considérable. A la fin de sa carrière il monte au ciel et prend place parmi les dieux de l'Olympe. Le développement de cette divinité et de son mythe, si nettement hellénique, reste un problème. Von Wilamowitz explique le culte d'Héraklès en évhémériste : le champion dorique aurait été vraiment un héros et le fondateur d'une race, et ses exploits, survivant dans la mémoire de son peuple l'auraient fait adorer comme un demi-dieu. Quant aux peuples qui avaient éprouvé sa puissance, ils en ont fait un démon, que l'on admire, que l'on redoute et dont finalement on sollicite l'appui. Il devint ainsi peu à peu le dieu fils, « engendré par Zeus pour être aux dieux et aux hommes un appui dans tous leurs malheurs ». « Il a été un homme, il est devenu un dieu, il a souffert, il a gagné le ciel », c'est ainsi que von Wilamowitz trace l'image du héros, « auquel ont cru les Hellènes, tous les Hellènes ». Mais on ne peut nier que des mythes divins ne soient mêlés à la légende d'Héraklès. Il a des traits d'un dieu taureau et des rapports avec Melkarth tyrien. Héraklès, d'après Usener, n'est devenu un héros terrestre, comme plusieurs des dieux dénaturés, que pour avoir été adopté par des familles princières. Une quantité de récits et de contes se créent autour du héros populaire ; la poésie finit par le célébrer à la fois comme le représentant accompli de la force humaine et comme le grand martyr à qui l'on reconnut finalement la dignité divine. Il faut reconnaître que la légende héroïque et le mythe ont collaboré à la création d'une pareille divinité. Les deux explications contraires de l'origine d'Héraclès peuvent probablement se concilier si l'on admet ainsi un double processus. Il est vraisemblable que
1- Rohde, Psyché i, 347-348, 352; 2° édit., II, 60 sqq.
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la légende d'Héraclès est venue de l'est de la Grèce centrale, où le héros était adoré comme un dieu, pour se répandre en d'autres pays où elle s'est mêlée à des légendes héroïques locales, comme chez les Doriens. E. Meyer voit dans l'abaissement et l'élévation d'Héraklès les traces d'un drame naturaliste : l'hypothèse convient pour la descente aux enfers et le bûcher final, mais on peut hésiter à regarder comme dérivés du mythe naturaliste les récits relatifs aux servitudes d'Héraklès, récits que l'on retrouve sous forme de contes. Comme à Héraklès, on peut attribuer à la plupart des demi-dieux delà Grèce une origine ou divine, ou humaine. Plusieurs des héros homériques ont été d'abord des dieux locaux, en Béotie, en Attique, en Argolide, en Laconie, rarement chez les Ioniens. L'existence d'un Zeus Agamemnon nous montre qu'un ancien dieu local nommé Agamemnon était confondu avec Zeus; il avait un culte à Sparte, à Mycènes et à Chéronée. Dans cette dernière ville son sceptre était le symbole du culte, il avait son prêtre spécial dans la maison duquel on le gardait et on lui offrait des sacrifices. Clytemnestre, Cassandre et Alexandra, qui plus tard se confondit avec elle, sont unies à ce culte d'Agamemnon. Cette Alexandra était une ancienne déesse protectrice des villes et des hommes qui avait des sanctuaires à Amyclées et à Leuctres. Avec plus d'évidence encore, Hélène nous apparaît comme une déesse laconienne, probablement une déesse des arbres (SEVSCTTIÇ) ; les jeunes filles Spartiates faisaient vœu dans le chant d'hyménée d'attacher une couronne de lotus à son platane sacré et de l'oindre d'une huile contenue dans un flacon d'argent. Ménélas était l'objet d'un culte sylvestre de la même espèce. Hélène avait un sanctuaire à Sparte, où on l'adorait surtout comme protectrice des jeunes filles. A cette fonction se rattache l'histoire racontée par Hérodote, qui veut qu'Hélène, ait été une enfant fort laide avant de devenir la plus belle femme de Sparte, et aussi la fête des Heleneia, pendant laquelle les jeunes filles Spartiates entraient dans le temple sur un chariot d'osier. La légende du rapt d'Hélène ne se présente pas seulement sous la forme homérique; dans une autre version elle est enlevée par Thésée pendant un sacrifice dans le sanctuaire d'Artémis ôpOîa. Le culte de Diomède était très répandu, surtout dans les colonies de la basse Italie. On lui sacrifiait des chevaux, et dans Ylliade il est inséparable de cet animal. Le vol de chevaux, l'acte typique de son histoire, est un véritable thème mythologique qui ramène du héros au dieu. On considérait déjà dans l'antiquité comme une divinité le Diomède de Thrace qui jetait à ses étalons furieux les étrangers ; c'était un roi de l'hiver ou de la tempête, dont les chevaux étaient les vagues déchaînées qui venaient se briser sur les côtes. Depuis Welcker, quelques mythologues ont considéré le fils de Thétis comme un dieu de l'eau, le héros contre qui la violence des eaux ne peut rien, Achille aux pieds légers, dont le nom ressemble tant à celui du fleuve Achéloûs. De fait Achille a été adoré sur les côtes comme maître de la mer, par exemple sur les côtes du Péloponnèse et plus tard surtout le long de la mer Noire. Il avait un temple et un
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oracle à Leucé, petite île située aux bouches du Danube, où les marins et les naufragés venaient le consulter. Achille se manifestait au navigateur dans les songes; il apparaissait assis sur le mât et indiquait la bonne route pour entrer au port. Cette transformation de vieilles divinités en héros épiques s'accomplit de deux façons suivant Usener. On peut remarquer d'abord que, quand les familles nobles et guerrières font remonter leur origine jusqu'aux dieux, ces dieux tendent à devenir eux-mêmes des héros et des chevaliers. La poésie épique, qui préfère les figures concrètes et terrestres, les représente d'une façon aussi humaine que possible. En second lieu, il est clair qu'un grand nombre de ces figures légendaires sont des dieux détrônés, et dans la mesure où ils ne se changent point en divinités plus élevées, ils sont exposés à perdre leur caractère divin et à poursuivre leur vie sous d'autres formes, soit comme démons et esprits malins, soit comme héros humains, d'épopées ou de contes. On trouve dans l'Odyssée une foule de dieux de cette sorte. D'autre part, il faut tenir compte de ce que les Grecs étaient portés à accorder les honneurs divins à des personnages fameux et à les considérer comme des divinités. Cette habitude de faire des héros persiste pendant toute l'histoire grecque; rappelons seulement la déification d'Harmodius etd'Aristogiton. Ces favoris du peuple et des dieux jouissaient de l'immortalité divine, c'est-à-dire non seulement de la continuation de l'existence après la mort, mais d'une vie supérieure, joyeuse et heureuse. Ils y arrivaient en général par un enlèvement, par une translation soudaine, qui les transportait après leur mort ou même pendant leur vie, dans une contrée bénie, les Champs Élysées, les Iles Fortunées, les campagnes voisines de l'Océan, etc., contrée cependant distincte en général de la résidence des dieux. Tant de causes différentes agissant en même temps, nous ne pouvons nous étonner de voir les mots de héros-, demi-dieu, fils des dieux, devenir assez vagues. La poésie épique dessina les figures des héros. On les adorait dans les cultes chthoniens. Mainte légende locale, maint rite persista dans cette religion vivante. Les causes de développement du culte des héros sont historiques et Deneken a sans doute raison de croire qu'il date en bonne partie du vn°, du vmc, au plus tôt du ix° siècle. Alors se trouvèrent réunies toutes les conditions qui pouvaient favoriser son développement : la décadence de plusieurs anciens cultes divins, le besoin de rattacher aux dieux les héros éponymes, la formation d'épopées généalogiques destinées à célébrer les grands, le passage des soins donnés aux morts au culte des morts, surtout la fixation du peuple, définitive seulement alors, et grâce à laquelle purent naître des cultes locaux comme le sont généralement ceux des héros grecs. Mais nous croyons, avec Ed. Meyer1, que la cause principale a été l'influence de l'épopée qui a héroïsé tant d'êtres divins
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et introduit une catégorie spéciale de héros intermédiaires entre les dieux et les hommes. A côté des demi-dieux les Grecs placent les démons. Mais tandis que le demi-dieu est une synthèse plastique de l'humain et du divin, il faut au contraire considérer le démon comme un être qui n'est ni homme ni dieu mais qui se montre aux hommes comme une manifestation divine. Dans la langue épique le mot Sataiov signifie sans doute la même chose souvent que le mot ôedç. Mais la véritable signification du mot est déjà tout à fait particulière ici : « ce qui nous surprend tout à coup comme un message d'en haut, ce qui nous favorise, ce qui nous afflige et nous courbe, apparaît à l'imagination surexcitée comme d'essence divine; la notion de Mpm convient à la définition de cette essence, et il importe peu de savoir si un dieu personnel qu'on pourrait nommer se tient ou non derrière le démon. Les crises d'épilepsie, la démence et la rage prouvent qu'un démon a pris possession de l'homme : le voyant de bas étage ou le prêtre peuvent déduire des symptômes quelle est la divinité qu'il importe de propitier», ou bien — à un degré plus bas — « quel démon s'est installé dans l'homme et doit être exorcisé par des conjurations magiques ». D'autre part, le démon joue le rôle de protecteur personnel ou d'esprit malfaisant attaché à un homme qu'il accompagne pendant la vie, dont il dirige les pensées, les désirs et les inclinations. L'idée qu'un démon est donné à l'homme au moment de sa naissance existe déjà au temps des Orphiques, de Théognis et de Pindare; elle fut fixée alors dans le langage parles mots eùoai'fjiwv et eù8ai[iovia. Les philosophes essayèrent de lui donner un sens psychologique. « La conscience de l'homme est son démon, » dit Héraclite. La conception populaire que n'atteignirent pas ces abstractions survécut et se prolongea dans le christianisme1.
§ 110. — Les mythes.
L'histoire de la religion grecque n'a pas à traiter de ce qu'on appelle l'explication des mythes. Les mythes se sont formés çi une époque préhistorique. Nous n'avons à nous occuper ici que de savoir quelle place leur donnaient les Grecs dans la religion. Il est curieux qu'ils aient considéré Homère et Hésiode, qui, nous l'avons déjà vu, traitaient si librement les mythes, comme les vrais représentants et les témoins pour ainsi dire officiels de l'âge mythique. Les mythes devaient principalement à leurs attaches avec le culte leur importance dans la vie religieuse. Beaucoup sortaient tout simplement du culte, c'étaient des mythes étiologiques destinés à illustrer certains lieux de culte ou souvent à expliquer certains rites; l'association du mythe et du rite remonte parfois si haut que nous ne saurions plus dire quel était le plus ancien. Donc les récits comme le rapt de Korè, l'îepôç
1. Voir Usener, Gotternamen, p. 291 et suiv.
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d'Apollon correspondent à des cérémonies. Il en résulte qu'au point de vue religieux il y avait une grande différence entre les mythes qui avaient ainsi grandi avec le culte et d'autres, comme la Titanomachie, la querelle entre Apollon et Hermès, certaines histoires d'amours divines. Ainsi tandis que la plupart des mythologues partent ou bien de la signification naturaliste des dieux, à la façon de l'ancienne mythologie comparative, ou bien de la forme homérique des mythes, la véritable méthode de la mythologie grecque devrait consister à étudier surtout ce rapport des mythes avec le culte. Une deuxième cause de la durée des mythes était l'usage qu'en faisaient l'art plastique et la poésie. L'art reprend sans cesse les vieilles figures et les vieilles histoires. Nous pouvons distinguer la représentation purement artistique et décorative des mythes telle que nous la voyons généralement sur les vases peints, de leur interprétation religieuse. Ainsi Phidias avait sculpté sur le piédestal du trône de Zeus Olympien une série de scènes mythiques : le sphinx thébain, les Niobides, les hauts faits de Thésée et d'Héraklès, etc. ; mais, au-dessus de ces exploits et de ces scènes de souffrance, le Dieu trônait dans sa sérénité. Du reste, les arts plastiques ont beaucoup contribué, non seulement à donner aux dieux une forme humaine, mais encore à représenter une humanité divinisée. Ils expriment l'idéal. La représentation plastique des mythes dans l'âge d'or de l'art grec n'est point allégorique : le but était d'embellir et de rajeunir les vieilles figures. C'est ainsi que l'art et la poésie ont conservé aux Grecs leurs anciens dieux et leurs anciens mythes, et la tradition mythique ne s'éteignit pas tant que les idées les plus hautes se présentèrent sous les vêtements du mythe. Il est certain que par là même un conflit devait s'élever entre les nouvelles convictions ou les nouveaux besoins de la pensée et les vieilles formules de la mythologie. Dès que l'on eut pour les dieux des exigences morales, que l'esprit de progrès se fut choqué des absurdités contenues dans les mythes, on chercha à les interpréter ou à les combattre. Grote montre bien le rôle important que prend l'exégèse des mythes dans la vie intellectuelle des Grecs, il a senti et défini avec finesse les nuances qui distinguent à ce point de vue les grands hommes de l'Hellade. Bien que réduits par la perte d'une grande partie de la littérature grecque au hasard des fragments et des allusions, nous en savons assez cependant pour nous figurer la suite des opinions exprimées sur les dieux et les mythes. Nous ne connaissons pas d'époque où les Grecs crurent naïvement à leurs mythes et y trouvèrent l'expression de leurs idées sur les dieux. Les penseurs et les poètes grecs, depuis Homère et Hésiode, adoptent tous en face de la mythologie une attitude critique, laissant les mythes de côté, ou bien les interprétant à leur convenance, et c'est là le cas le plus fréquent, car ils attribuaient encore assez de valeur à la tradition mythique pour essayer de s'y accommoder. L'opposition à la mythologie apparaît chez les Grecs bien avant le temps que nous sommes habitués à considérer comme le siècle des lumières, celui des sophistes. Dès le vi° siècle, et plus tôt encore, les philosophes la trai-
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taient avec beaucoup de liberté; ainsi Xénophane s'attaqua aussi vivement à la forme anthropomorphique des dieux homériques qu'à leurs fautes morales. Nous trouvons, avant Socrate, des précurseurs à presque toutes les tendances de l'exégèse postérieure. Théagène de Rhégium transformait allégoriquement les dieux en concepts moraux : Athéné est l'intelligence, Arès la stupidité, Aphrodite le désir. Hérodore d'Héraclée, contemporain de Socrate, semble avoir fourni des explications dans le goût de l'évhémérisme futur : Atlas avait enseigné la physique à Héraklès, Prométhée était un roi scythe enchaîné par ses sujets. On fait souvent remonter l'interprétation physique des mythes à Anaxagore ; son ami Métrodore de Lampsaque l'aurait étendue aux légendes héroïques (Agamemnon était l'éther). Le sophiste Prodicos voyait dans la mythologie la divinisation des choses utiles aux hommes : le soleil, la lune, les fleuves, les sources, le feu (Héphaïstos), le pain (Déméter), le vin (Dionysos); c'est une opinion que partageait le poète comique Épicharme :
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Nous savons par un passage célèbre de Platon 1 que Socrate se moquait de cette exégèse d'esprits bornés (àypoi'xw nvl cocpi'a) ;, mieux valait se comprendre et s'expliquer soi-même. La position prise par les poètes et les historiens du v8 siècle est intéressante. Il va de soi qu'ils avaient tous leurs objections, mais les uns les cachaient, les autres préféraient les étaler. Pindare, Eschyle et Sophocle pratiquaient une sélection intelligente; leurs œuvres ne donnent pas l'impression que la mythologie grecque soit si indécente et si absurde ; ce qui choque est élagué. Euripide, au contraire, ne manque jamais de laisser tomber sur les dieux une lumière désagréable et d'insister* sur les contradictions inconciliables qui séparent les mythes de son opinion personnelle. Hérodote, qui était un croyant, souvent crédule, savait se dérober aux exigences trop fortes de la foi : il doute qu'Héraklès ait pu tuer tout seul plusieurs milliers d'hommes, et il est heureux d'être débarrassé du mythe des colombes parlantes de Dodone par le récit des prêtres thébains. Thucydide s'occupe peu de mythes, mais toujours il les ramène à la vraisemblance; il regarde la guerre de Troie comme un grand événement politique. Au nic siècle pour la première fois se dessina nettement l'opposition qui a dominé, depuis, l'histoire de l'exégèse, entre la tendance historique et la tendance allégorique. La première était celle d'Evhémère; d'autres l'avaient précédé, Théophraste, par exemple. L'école du Portique suivait la seconde: elle lit des dieux et des mythes des forces et des phénomènes physiques ou des qualités morales. Ainsi Cléanthe dans son hymne présente Zeus comme le principe du monde suivant la doctrine stoïque ; les livres de Chrysippe contenaient, paraît-il, des explications semblables. On confondait ffronos avec Chronos, le temps ; Athéné s'appelait Tritogeneia parce qu'elle unis1. Platon, Phèdre, 229 c. Voir aussi Xénophon, Memor., I, 3, 7.
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sait en sa personne la triple sagesse, physique, éthique et logique. Les allégories éthiques viennent, d'ailleurs, en seconde ligne chez les stoïciens, mais elles n'étaient pas moins en faveur. Dans une histoire quelque peu complète de l'exégèse mythologique il conviendrait de citer plus de noms et d'ouvrages. Nous avons seulement voulu montrer comment les Grecs s'accommodèrent à leurs mythes et les réconcilièrent avec leur conscience.
§ 111. — Le culte.
Il est difficile d'indiquer exactement quelle place était réservée à la religion dans la vie publique des Grecs. Le culte était chose d'État : le citoyen n'avait que le droit et le devoir d'y prendre part; l'État punissait la hierosylia, les empiétements sur le domaine des dieux, les atteintes au Êepov. L'État supportait la plus grande partie des frais du culte public. Il reposait lui-même sur des fondements religieux. Les anciens ne pouvaient se figurer la famille, le clan, les divisions même artificielles comme les phylai de Clisthène, et l'État lui-même, que comme des communautés de culte ; Fustel de Coulanges 1 a très justement analysé ces rapports du culte et de la vie publique. Il est significatif que la légende et l'histoire fassent agir les grands législateurs comme Solon et Lycurgue sous la surveillance ou l'inspiration des dieux, et souvent de l'oracle de Delphes. C'étaient donc les dieux qui avaient donné à l'État ses institutions; d'eux dépendait l'ordre social. Ainsi la religion chez les Grecs n'avait pas de domaine à part; le devoir civique avait un caractère religieux et le devoir religieux était une loi de l'État. Sans doute l'État ne reposait pas sur des convictions religieuses, mais sur des pratiques rituelles; les lois ne prescrivaient pas de façon de penser; il est tout à fait exceptionnel que la loi insiste sur la piété intérieure, comme dans l'introduction aux lois du législateur locrien Zaleukos, qui d'ailleurs est postérieure aux lois mêmes. La piété consistait en pratiques. Il fallait servir les dieux VOIAO) TTOXEW;, sans ébranler les traditions des aïeux, car, comme le dit un fragment hésiodique, ô; xe —ôXtç |5éÇï)m' vôuo; S'àp^aToç, aptaxo;2. Ces mots semblent une profession d'indifférence religieuse, mais il n'en était pas ainsi pour les anciens. Même au point de vue religieux et moral, l'éducation du peuple était abandonnée aux philosophes et aux poètes; il importait peu qu'ils fussent des croyants ou des esprits forts. Sur la scène publique, on pouvait se permettre à l'égard des dieux les plaisanteries les plus légères ou les invectives les plus violentes. D'autre part la pratique individuelle était libre; aucune inquisition ne recherchait si les citoyens accomplissaient avec scrupules leurs devoirs religieux. Les Athéniens sans doute n'aimaient pas les nouveautés et étaient prompts
1- La Cité antique. 2. Cité par Porphyre, De abslin., II, 18.
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à accuser d'impiété Phidias, Euripide, Aristote. Mais les exilés d'Athènes trouvaient un refuge sûr dans la plupart des autres pays grecs. Dans les procès de religion intentés à plusieurs philosophes, à Anaxagore, à Protagoras, à Socrate, il s'est agi surtout des dangers que courait la religion publique, le culte de l'État; à vrai dire, nous ne pouvons pas expliquer en quoi ces hommes-là justement étaient plus dangereux que beaucoup d'autres; les raisons politiques durent souvent jouer le plus grand rôle. Le culte variait en Grèce suivant les lieux et nous ne savons pas ce qui se passait dans un grand nombre de sanctuaires. Du reste les fouilles des temples nous apportent sans cesse de nouveaux renseignements. Nous ne sommes informés avec une certaine précision que sur le culte athénien. Les Grecs avaient encore à l'époque historique beaucoup de bois (aXao;)et d'enceintes (TÉ[J.SVOÇ) sacrés et des autels (pwp.dç) en plein air, comme nous en rencontrons chez Homère. Les temples (vadç, Updv) étaient en général isolés par une clôture quelconque ('épxoç? itEpi'SoXoç). Beaucoup étaient situés sur des hauteurs, sur les acropoles des cités, et cette position n'était pas choisie pour des motifs purement esthétiques. Le temple était environné d'un respect religieux ; la pureté y était le premier devoir ; aucun criminel ne devait y pénétrer ; des choses que l'on souffrait ailleurs dans les temples, notamment les relations sexuelles, étaient criminelles chez les Grecs1. L'accès des sanctuaires était souvent interdit ou limité : personne ne pouvait entrer dans l'enceinte de Zeus Lycien en Arcadie ; les prêtres seuls avaient le droit, à certaines époques, de pénétrer dans le temple d'Athéna Polias à Tégée; ailleurs, certaines classes d'hommes étaient exclues, comme les Doriens du temple d'Athéna sur l'Acropole d'Athènes. A cause de leur caractère inviolable, les autels et les temples offraient un asile (âouXov) aux débiteurs, aux fugitifs et aux esclaves. Dans la salle intérieure d'un grand nombre de temples (O-^uaupd?) on conservait aussi les trésors de l'État et l'argent des particuliers. Bien que les lieux consacrés fussent séparés de la vie ordinaire, le sacré et le profane se coudoient facilement. Sur l'agora, dans la salle du conseil, au gymnase, dans la maison d'habitation, dans les rues, sur les chemins, dans des coins et aux limites s'élevaient des autels, des hermes, des statues représentant !E<ma irpuTocvmç, les Osol àyuioïç, "ExaTT) rpioStTtç, Zeùç ô'pioç, etc. Dans une foule de temples d'ailleurs, l'accès était libre à qui voulait sacrifier ou simplement contempler l'idole. Les temples s'élevaient en général au-dessus d'un soubassement et formaient un quadrilatère long, couvert d'un toit à pignon. Les restes de cette architecture et des œuvres de l'art plastique nous permettent d'apprécier l'importance de ces monuments. Sans doute pour s'en faire une idée vivante il faut appeler à l'aide l'imagination; le revêtement polychrome des temples et des statues devait en particulier produire une impression plus vive que celle que nous donnent les ruines décolorées ou les copies des monuments. Les temples étaient tournés en général du côté du soleil levant, la statue
i. Hérodote, II,
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placée en face de l'entrée dans la partie occidentale de l'édifice. Les chapelles des héros (heroa) n'avaient pas leur entrée tournée vers l'est, mais vers l'ouest, le monde souterrain s'ouvrant de ce côté. On peut partager les temples en temples destinés au culte où se dressait l'image sacrée ou se (ayccVa), gardaient les ustensiles et s'accomplissaient les actes du culte, et en temples d'initiés (lelesteria), comme celui d'Eleusis. K. Botticher a distingué une autre classe spéciale, celle des temples agonistiques, dans lesquels on conservait les accessoires nécessaires aux processions solennelles et où l'on distribuait les prix des luttes : c'est ainsi que le Parthénon était destiné aux Panathénées, le temple de Zeus à Olympie aux jeux Olympiques. Dans les temples de la première classe, on ne plaçait sur les tables d'offrandes que les offrandes non sanglantes; les sacrifices sanglants, de môme que les grandes réunions et les processions avaient lieu en dehors du temple, la plupart du temps dans l'enceinte sacrée. Dans cette enceinte s'élevaient souvent encore une foule de sanctuaires et d'autels; c'est là et dans le temple lui-même qu'on conservait les objets consacrés aux dieux, les reliques et les offrandes (àvxO-^aTix) des rois, des cités, des artistes, des particuliers : vaisselle 'et meubles variés, vêtements, chevelures coupées, objets précieux, objets d'art ou butin. Le temple de Delphes avait acquis d'immenses trésors. Il y avait encore la masse des reliques, miraculeuses ou simplement vénérables. Ici l'on possédait un omoplate de Pélops. là l'ancre des Argonautes ou la galère de Thésée, ailleurs un autel construit avec les cendres des animaux brûlés en sacrifice; Héraklès en avait élevé un, paraît-il, avec leur sang figé. On ;onçoit que ces particularités aient donné lieu à des légendes spéciales; ;haque district et chaque localité avait une prédilection pour les siennes ; 3ii les racontait volontiers; sous l'empire romain, Pausanias put encore les recueillir. Les prêtres étaient honorés, mais sans grande influence. Ils ne formaient pas une caste formée; on trouvait, il est vrai, çà et là, des 'amilles sacerdotales, mais elles n'avaient aucun lien entre elles. Les prêtres n'avaient pas davantage le droit exclusif d'accomplir les Upa ; le père de famille, le chef du clan, le général, nombre de magistrats, comme l'ap/^wv kdtXeu; à Athènes et les rois à Sparte, offraient des sacrifices et surveillaient les choses de la religion. Enfin les prêtres ne se chargeaient ni d'enseigner la religion ni de veiller sur les âmes. Leur compétence se bornait iu seul sanctuaire auquel ils étaient attachés. On n'était pas prêtre tout raurt, mais prêtre de Poséidon Érechthée, d'Apollon Patroos, de Zeus Bouaios et d'Athéna Boulaia à Athènes. L'importance du prêtre grandissait ivec celle de son sanctuaire ; c'est ainsi que les prêtres de Delphes purent ixercer une véritable influence. Mais nous ne connaissons guère que le :lergé d'Athènes'. Les prêtres étaient sous la protection des divinités qu'ils servaient; juelquefois ils les représentaient absolument. Comme signes de leur
•Intéressante est la monographie de J. Marina, Les sacerdoces athéniens, 1882.
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dignité ils portaient en général des bandelettes et une couronne. Les oracles ordonnaient de respecter les prêtres 1 ; dans les assemblées et au théâtre les prêtres avaient un droit de préséance, la proedria. Ce sont les inscriptions des 59 sièges réservés aux prêtres athéniens dans le théâtre de Dionysos qui nous fournissent le catalogue hiérarchique des sacerdoces pour l'époque impériale ; il est facile de distinguer les anciens sacerdoces des nouveaux : vient d'abord l'hiérophante de Déméter, puis le prêtre de Zeus Olympien, etc. Les fonctions, les devoirs et les droits des prêtres bien que différant avec les sanctuaires, étaient cependant au fond les mêmes à peu près partout. Ils avaient à accomplir les cérémonies du culte selon la tradition, la règle du temple, et en vue de l'intérêt public. Les prêtres étaient des fonctionnaires de l'Etat et soumis comme tels aux lois et aux décisions des hauts magistrats, auxquels ils étaient comptables de leur charge. Une loi pouvait menacer de la malédiction des prêtres ceux qui s'allieraient aux Perses. Les fonctions sacrées étaient souvent étroitement unies à des fonctions mantiques, mais elles consistaient surtout à parer et nourrir l'image qui était l'objet du culte, à faire les sacrifices (c'était le principal), à avoir soin du sanctuaire. Souvent les prêtres résidaient dans le temple et vivaient de l'autel. Il y avait des sacerdoces à vie et héréditaires : c'était le cas dans les cultes devenus cultes d'État après avoir été ceux d'une famille, ainsi les descendants de Boutés étaient chargés à Athènes du culte d'Athéna Polias et de Poséidon Érechthée, les Eumolpides à Eleusis de celui de Déméter. D'autres prêtres, élus ou tirés au sort, étaient nommés pour un an ou plus, Certains sacerdoces s'achetaient. Les noms des prêtres différaient suivant les cultes et les fonctions. Le terme commun était Uoeû;; le prêtre do Zeus à Syracuse s'appelait Amphipolos, les prêtresses des Euménides se nommaient Leteirai, celles de Déméter souvent Melissai, à Sparte celles des épouses des Dioscures, Leakippides. Les noms des hieropoioi, hierothyté, eokoroi, phaidyntai, exegetai, kerykes répondent à leurs fonctions spéciales. Il y avait en plus un grand nombre de serviteurs divers : ïrapeiophoroi, purphoroi, chanteurs, musiciens et esclaves du temple (hierodmiloi). Les dieux avaient ordinairement des prêtres, les déesses des prêtresses; Athéna était servie à Tégée par des jeunes garçons, Poséidon, dans l'île de Calaurie, par des jeunes filles. Pour être prêtre il fallait en général être citoyen, d'une parfaite honorabilité, sans tares corporelles. Les règles de pureté variaient. Plusieurs sacerdoces exigeaient la chasteté, en général temporaire; d'autres avaient des interdictions spéciales, relatives aux vêtements et à la nourriture, mais cela était exceptionnel ; les prêtres n'étaient pas assujettis en général à des prescriptions minutieuses. Le rituel n^a pas fourni comme dans l'Inde matière à commentaires ei à spéculations philosophiques. On s'y conformait sans beaucoup y songer, on y attachait juste assez d'importance pour ne pas l'oublier. Nous pouvons voir quel rôle il jouait dans la vie par les allusions de la
1. On en trouvera un exemple chez Schœmann, II, 416.
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littérature, notamment chez Aristophane. Il y avait naturellement à Athènes des gens superstitieux et des esprits forts. Mais il est peu probable que ces derniers aient poussé aussi loin l'opposition, au moins au ve siècle, que les Epicuriens des générations suivantes, dont Plutarque nous dit avec colère qu'ils traitaient de cuisinier le prêtre abattant l'animal sacrifié. Par les sacrifices les Grecs pensaient s'assurer la faveur des dieux et être payés de retour. Les consécrations d'objets (ivaQ^aTa) dans les sanctuaires avaient le même but. Les sacrifices proprement dits étaient les uns sanglants, les autres non sanglants, sans qu'il soit possible de dire laquelle de ces deux espèces était plus ancienne ou plus générale. A la classe des sacrifices non sanglants appartenaient les xépyiq, plats de légumes et de fruits, les prémices offertes aux Thargélies, les produits de la récolte que l'on cuisait au mois de Pyanepsion, les eîpeo-u&vr), branches garnies de pâtisseries, les âpupjyfivTeç, gâteaux illuminés consacrés à Artémis, la yaXaii'a, bouillie d'orge offerte à la mère des dieux, les <X?TOI oësXt'ai, les gâteaux en bâtons de Dionysos, la pâtisserie qu'on présentait à Athènes à Zeus Meilichios, etc. Les animaux sacrifiés d'ordinaire étaient le mouton, la chèvre, le bœuf et le porc. On offrait des chevaux aux dieux des fleuves, des chiens à Hécate et à Sparte, à Arès, des animaux sauvages à Artémis seulement. Les sacrifices humains durèrent très tard. Des libations accompagnaient le sacrifice dans le culte du temple; on en faisait également pendant le repas et dans diverses occasions du culte domestique. Aux repas, on consacrait une coupe àyaOôS 8aîp-.ovi et souvent trois autres aux dieux olympiens, aux héros et à Zeus o-corqp. Ces libations étaient de vin ; mais pour les dieux chthoniens, pour les Erinyes, pour les Nymphes et sur les tombes, c'étaient des v-<|<pâXitt, libations (yoaî) de lait ou d'hydromel (pLsAi'xp&Tov). Les rites variaient avec les sanctuaires comme avec l'objet du sacrifice ; il faut remarquer notamment les différences que présente le rituel des dieux supérieurs avec ceux des dieux chthoniens, des morts et des héros. Aux premiers on sacrifiait le matin, aux seconds, le soir. Aux premiers on offrait des animaux blancs, aux seconds, des animaux noirs. Un repas suivait le sacrifice fait aux dieux du ciel; il fallait brûler entièrement et enterrer la bête consacrée aux divinités souterraines, en laissant couler son sang dans une fosse1; l'homme ne devenait jamais le convive des dieux des enfers. On sacrifiait après une victoire, avant l'assemblée du peuple, quand on prêtait serment et quand on faisait un traité (opxia -répeiv), pour expier une faute (àyvt'ffavTe; xal peiXfyicf 6u<ravTsç)2, au labourage, au début de toutes les entreprises importantes, en se mariant, en partant en voyage, au retour, en recevant de bonnes nouvelles, au moment de se livrer à des opérations mantiques, et dans cent autres cas. Dans les circonstances
1. Comparer un oracle de Porphyre chez Eusèbe, Proep. Evang., IV, 9. Il est vrai que G. WoliT a contesté son authenticité, Porphyrii de philos, ex oraculis haurienda libb. rell., 1856. 2. Apollon., Argonaulica, IV, 702-717.
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importantes on sacrifiait des hécatombes, où les victimes n'étaient pas toujours exactement au nombre de cent. Les sacrifiants privés, ou les magistrats quand il s'agissait de sacrifices d'État, préparaient la cérémonie; les prêtres recevaient les oblations, les consacraient, immolaient les animaux et récitaient les prières d'usage. La part des dieux était brûlée avec des fumigations d'encens ; le sacrifiant et ceux qui avaient pris part à la cérémonie faisaient un festin de ce qui restait. Dans les grandes fêtes il y avait des repas populaires. Le sacrifice était naturellement assujetti à une infinité de règles. Les animaux immolés devaient être beaux et sans défauts, oùSÈv XOXO|1GV Ttpoo-tsépofisv Ttpôç TCHJÇ ôeoùç, àXXà TIXEIO. xal oXcc ' ; par exception on mentionne à Sparte le sacrifice de victimes estropiées (àvâmipa). Le feu devait être pur : on ne pouvait y employer n'importe quel bois. Les Spartiates emportaient en campagne du feu pris au foyer national; les colonies allumaient leur feu sacré au foyer de la cité mère. Le prêtre ne devait pas être souillé par un contact impur; il portait en sacrifiant des vêtements blancs et en entrant dans le sanctuaire il se lavait les mains dans l'eau salée bénite (yépv'.'h). Les assistants étaient au préalable arrosés d'eau et touchés avec un charbon pris au feu de l'autel. A ces prescriptions rituelles s'en ajoutaient quelquefois de morales : Asclépios, à Epidaure, exigeait des 2 intentions irréprochables ; un oracle de Delphes impose la même obligation. Au moment de l'immolation, on réclamait le silence (8uyj)(ji£*) et l'on faisait de la musique ; de préférence on employait la flûte. Les sacrifices étaient accompagnés de chants et de danses ; le culte des Euménides à Athènes faisait exception ; on les appelait pour cette raison les -/jo-u^oai. Les cérémonies sacrificielles avaient en général un caractère très solennel. La littérature nous parle de pompeuses processions (updo-oSoi), avec des chœurs qui chantaient les poèmes sacrés, des défilés de prêtres et de magistrats, processions que nous voyons aussi représentées sur les vases et les bas-reliefs. La prière était en connexion avec le sacrifice. C'était une formule qui accompagnait l'offrande et présentait à la divinité le vœu du sacrificateur. Le prêtre récitait la formule, et les fidèles la répétaient. Ces prières mises à part, il y avait d'innombrables occasions de prier. Le matin, et au moment du repas, on invoquait Hélios en versant des libations ; à Athènes, avant l'assemblée du peuple, on prononçait une prière dont, par hasard, nous connaissons la formule3. Il est à noter que pour les Grecs, la prière n'a pas été uniquement une chose rituelle, mais qu'ils l'ont enrichie d'idées et de sentiments religieux. Peu de peuples nous ont laissé, dans la prière, autant de manifestations de piété intérieure que les Grecs. Les Spartiates priaient les dieux de leur faire don de ce qui était bon et beau; Pythagore et Socrate enseignaient qu'il fallait leur demander le bien; Platon décrit la piété se manifestant dans la prière *. Outre la supplication
1. 2. 3. 4. Athénée, XV, 16, p. 614. Dans Schcemann, II, 216. Aristophane, Thesmophor., 294 et suiv. Platon, Leges, X, 887 et suiv.
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(eù/jo) et l'action de grâce (ÈTOWOÇ), les Grecs connaissaient l'acte d'adoration proprement dit. Les hymnes et les chœurs tragiques qui louent les dieux, représentent leur essence et leur figure, ou s'abîment dans la contemplation de leur splendeur, sont des formes de la prière. Le serment (opxoç) et la malédiction (àpa) se prononçaient aussi en invoquant les dieux, et, par là, il faut les regarder comme des prières. Les Grecs en prononçaient souvent. A Athènes, dans la prière qu'on prononçait avant l'assemblée du peuple, on lançait une malédiction sur quiconque livrerait l'État aux Mèdes ou s'emparerait de la tyrannie. Le prêtre de Zeus, à Athènes, menaçait de sa malédiction tous ceux qui refuseraient de montrer sa route à l'homme égaré, de donner du feu au suppliant, qui souilleraient l'eau ou laisseraient les morts sans sépulture. On vouait en général les maudits aux Érinyes, mais aussi à d'autres divinités. On mettait des tablettes de plomb dans les tombeaux pour recommander ses ennemis à la vengeance des êtres souterrains. Le serment renfermait toujours une malédiction contre le parjure; en général, on y invoquait Zeus opxtoç, mais, également à Athènes, Déméter et Perséphone (p.à rà OEOJ). Un orateur définit le serment « une garantie qu'offrent à l'État les magistrats, les juges et les particuliers en attirant sur eux en cas de parjure les châtiments divins » Passons maintenant du culte public aux cultes privés. Entre les deux se trouvait le culte des phratries qui était célébré aux frais de l'État; au mois de Pyanepsion ces groupes fêtaient pendant trois jours les Apaturies ; on offrait des sacrifices, on festoyait en commun et les pères introduisaient leurs enfants légitimes dans leur phratrie 2. Le culte des différentes communautés (Ipavot, 6i'ao-ot3) ressemblait à celui des tribus. Mais le culte privé proprement dit est celui de la famille \ Il y avait dans la maison des Hermès et des autels, dans la rue un Hermès oSioç; à la porte un Apollon iyuieyç; dans l'entrée, comme protection contre les voleurs, un Hermès sTpooaîoç; dans la cour l'autel principal consacré à Zeus Ipxeïoç; de plus des autels pour les 6eoi xxvi'o-tot, Zeus, Hermès, Agathodaimon, TU^V) âyaOvi, Ploutos, et pour les 8eol -K^XOSIOI, surtout Apollon. A la différence des Romains, les Grecs considéraient donc les grands dieux eux-mêmes comme les génies protecteurs de la maison. Mais la déesse principale de la maison était Hestia : le foyer domestique était un asile, beaucoup de cérémonies se célébraient autour de lui et le Grec invoquait son Hestia à tout propos. En dehors de ces divinités, les familles d'artisans invoquaient souvent Héphaistos ou Héraklès, les familles aristocratiques rendaient un culte aux dieux ou aux héros auxquels remontait leur origine. La religion
1. Lycurgue, in Leocr., § 79. 2. "Nous avons maintenant un document capital sur le culte des phratries dans une inscription de Delphes, qui nous donne les règlements de la phratrie de Labyades. (Bulletin de correspondance hellénique, 1895 et 1898.) (H. H.) 3. Foucart, Des associations religieuses chez les Grecs, 1873. *• G. Petersen, Der Uausgottesdienst der alten Griechen, 1851. Voir aussi de nombreux renseignements dans le Charikles de Becker.
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domestique consistait en invocations et en offrandes non sanglantes; on ne sacrifiait des animaux qu'exceptionnellement. La naissance, le mariage et la mort étaient, en Grèce comme ailleurs, sanctifiés par des actes religieux qui ressemblent beaucoup à ceux qu'on rencontre ailleurs. Pendant la grossesse les femmes sacrifiaient à Ilithya et aux Nymphes. Quand un fils était né on suspendait une couronne d'olivier à la porte, un morceau de laine quand c'était une fille ; c'était autant pour le bon présage qu'on y voyait, que pour empêcher les gens de se souiller en pénétrant dans une maison où se trouvait une accouchée. Le cinquième jour on portait l'enfant autour du foyer (amphidromia), et pendant les six premières semaines on accomplissait encore diverses cérémonies pour purifier l'enfant, et la mère. Avant le mariage et au mariage on adressait des prières et on présentait des offrandes à Héra, à Artémis, aux Moirai, à Ouranos, à Gaia, à Aphrodite, à Zeus teleios, aux Nymphes; au moment même du mariage on sacrifiait à Héra gamelia un animal ou une' noix de galle pour éloigner de l'union toute espèce d'amertume. A Athènes, on amenait la fiancée dans le temple d'Athéna Polias ; à Trézène, elle consacrait ses cheveux à Hippolyte; à Sparte, le rite de l'enlèvement était en usage; en beaucoup d'endroits on baignait l'épousée. Au moment venu l'époux venait chercher sa femme; on allumait au foyer domestique les flambeaux du cortège; la musique des flûtes et le chant des hyménées accompagnaient la noce. En général le père de l'épousée offrait le repas; à la porte de la chambre nuptiale on chantait des épithalames. Quelques jours plus tard le nouveau marié introduisait sa femme dans sa phratrie en célébrant un sacrifice. Nous ne nous occupons pas ici des monuments funéraires, ni de ce qu'ils nous révèlent de la croyance à l'immortalité '. Il s'agit ici des devoirs à rendre aux morts, que les Grecs considéraient comme particulièrement sacrés. La crémation du cadavre dans l'antiquité, plus tard son inhumation, était un devoir capital : quiconque le négligeait irritait tous les dieux, les divinités du monde souterrain qui ne recevaient pas leur dû, et les dieux supérieurs offensés, souillés même, par la vue de la mort. Les Grecs, en effet, regardaient la mort comme impure; ils ensevelissaient les morts avant le lever du soleil pour ne pas offenser cet astre, et il était défendu de creuser un tombeau dans l'île sacrée de Délos. A Athènes, on plaçait une cruche d'eau à la porte de la maison mortuaire; on lavait et on oignait le cadavre; on le plaçait sur la civière dans le vestibule, la tête couronnée, vêtu de blanc, l'obole destinée à Charon dans la bouche. Alors commençaient les lamentations dont Solon avait atténué la fureur et le vacarme. Le jour suivant avait lieu l'éxcpopa; les femmes y prenaient part;' le repas des funérailles achevait les cérémonies. L'histoire rapporte certaines fêtes funéraires célébrées en l'honneur des soldats tombés à 1»
1. Les matériaux ont été réunis dans le grand ouvrage de Stackelberg, Die Griibtr der Griechen in Bildwerken und Vasengemàlden, 1836, 1837. On trouvera un aperçu sommaire dans F. Ravaisson, Les Monuments funéraires des Grecs (R. H. R., 1880,11)' Cf. aussi Pottier, Les lécythes blancs attiques.
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guerre, telle la fête annuelle des jeux Platéens en l'honneur des héros de 479, et la solennité où Périclès prononça la fameuse oraison funèbre Souvent on élevait des cénotaphes à ceux qui étaient morts en mer ou à l'étranger. Les parents apportaient les offrandes et les libations pour leurs morts généralement 3, 9, et 30 jours après l'enterrement, aussi le jour aniversaire de la naissance ou de la mort. A Athènes et ailleurs, nous trouvons une fête générale (la vexusix ou ye^éo-sta, le o boédromion), pour racheter les fautes ou les oublis dont on s'était rendu coupable envers les morts. Il nous reste à dire un mot des cultes étrangers. Plusieurs de ces cultes s'introduisirent à Athènes et surtout au Pirée, grâce à son commerce actif et à sa population flottante. Il y en avait auxquels les Athéniens euxmêmes prenaient part. Tant que ces cultes étrangers appartenaient à la religion privée des familles ou des associations, l'Etat ne s'y opposait que lorsque leurs fidèles se montraient hostiles à la religion publique, ou bien, ce qui arrivait souvent, lorsque le culte servait de manteau à des pratiques criminelles. Les religions étrangères ne s'introduisaient dans le culte public qu'à la suite d'une décision de l'assemblée populaire et avec l'assentiment de l'oracle de Delphes. Le fait se produisit à plusieurs reprises; des divinités thraces et phrygiennes en particulier furent adorées à Athènes : les déesses thraces Kotytto et Bendis, cette dernière fêtée dans les Bendidea du Pirée, le dieu phrygien Sabazios et la mère des dieux, dont on avait d'abord persécuté les prêtres mendiants [metragyrtai). Adonis eut également un culte. Ces cultes étrangers rentrèrent pour la plupart dans le cercle de la religion mystique; ils n'étaient pas du reste fort considérés : pratiqués par les gens superstitieux, les femmes et la canaille, ils étaient en butte aux railleries des comiques. Les Grecs regardaient ordinairement la magie (uayeia, yor^eia) comme une des parties étrangères de la religion; c'était une plante exotique, perse ou égyptienne, cultivée dans l'antiquité mythologique par des femmes étrangères, figures sinistres (Circé, Médée). Cependant la magie renfermait une forte proportion d'éléments indigènes ; elle était chez elle en Thessalie ; Hécate y présidait. La littérature mentionne plusieurs sortes de pratiques magiques : conjurations de maladies, philtres amoureux (cptÀTpa), le mauvais œil (pao-xavo; Ô39a\uôç), les faiseurs de pluie ou de vent (àveu-oxocxat à Corinthe, jcaXaÇotpuAaxE; à Cléones).
1. Thucydide, II, 34 et suiv.
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§ 112. — Les oracles, les fêtes et les jeux1.
Dès la haute antiquité nous trouvons acclimatées en Grèce à peu près toutes les formes de la mantique. Une infinité de phénomènes servaient de présages ; le superstitieux de Théophraste s'effraye de voir une belette ou d'entendre ronger une souris. On notait les rencontres ou les mots entendus : avant la défaite d'^Egos-Potamos, la chute d'un aérolithe fut un mauvais présage; une éclipse de lune poussa Nicias à abandonner la Sicile. Des devins accompagnaient l'expédition des Dix-Mille et les chefs de l'armée leur obéissaient. Ces devins expliquaient les volontés divines (Oetjuo-TGJv fj.avTEtç). Bien que la mantique servît à couvrir une foule de désordres et que les devins fussent souvent méprisés, on la considéra comme légitime et bienfaisante; on la trouve nommée dans Platon lui-même 2 cptXi'aç 0 xal àvOpwraov S-rijjLtoupyôç , l'instrument de l'alliance des hommes et des dieux. Du reste les anciens philosophes se sont beaucoup préoccupés d'expliquer la mantique.
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La mantique n'était pas isolée du reste de la religion, elle était étroitement alliée au culte. C'est Zeus qui envoie les signes, c'est Apollon qui confère l'esprit de clairvoyance; mais d'autres divinités aussi, notamment les dieux chthoniens, exercent des influences mantiques. Le culte officiel comportait des institutions divinatoires. Les prêtres et les magistrats avaient à examiner les entrailles des animaux offerts en sacrifice; à Sparte, les éphores devaient observer les signes célestes, à Athènes les pylhaislai étaient chargés d'examiner les éclairs. Certains instituts de devins sont très anciens, comme l'oracle de Zeus Naios et de Dioné à Dodone, où des fouilles récentes ont mis au jour un grand nombre de tablettes votives, sans que l'on ait encore réussi d'ailleurs à expliquer quels étaient les signes et comment était organisé l'oracle. Apollon avait des oracles célèbres à Milet (l'oracle des Branchides), à Claros près de Colophon, à Abai en Phocide, enfin à Delphes ; Héraklès, à Bura en Achaïe, avait un oracle où l'on avait recours aux sorts. Plus tard les oracles qui donnaient en songe des consultations médicales furent très fréquentés, notamment les sanctuaires d'Asclépios à Épidaure et à Pergame. Citons encore les oracles des héros, comme l'antre de Trophonios, les seuls endroits où il soit difficile de ne pas soupçonner les prêtres d'imposture. Delphes, 6[r.paÀoç T^Ç yrjç, xoivv] kuxU TTj; 'EMâSo;, le nombril de la terre, le foyer commun de la Grèce, a une importance capitale dans le développement de la civilisation grecque. Ce fut d'abord Gaia qui y donna des oracles, plus tard Thémis ; mais, après avoir tué le serpent Python, Apollon s'empara du sanctuaire. L'inspiration mantique s'emparait de la Pythie
1. BIBLIOGRAPHIE. — Citons A. Bouché-Leclerq, Histoire de la divination dans l'antiquité (4 vol., 1879-1882). — A. Mommsen, Feste der Stadt Athens, 1898. — Consulter les rapports sur les recherches archéologiques et les fouilles faites à Dodone, Delphes, Olympie, Épidaure. 2. Banquet, 188 C.
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par l'effet des vapeurs qui sortaient d'une crevasse du sol. On n'est pas d'accord sur le rôle de la Pythie, sur l'authenticité de beaucoup des réponses qui nous sont parvenues, sur la bonne foi du clergé de Delphes, sur le rôle politique de l'oracle. Curtius croit que l'oracle de Delphes a représenté la principale force morale de la Grèce pendant les trois siècles qui ont précédé les guerres médiques ; il aurait fondé l'unité hellénique, éveillé le sentiment national contre les barbares, présidé à la formation de l'originalité nationale « dans tous les domaines de l'activité intellectuelle, religion et morale, gouvernement, architecture et arts plastiques, musique et poésie ». De l'oracle de Delphes viendraient le calendrier, la construction des routes, l'architecture dorique, les proverbes, avant tout la colonisation et la législation. Bouché-Leclercq, Holm, etc., objectent avec raison que l'oracle de Delphes n'a nullement eu ce caractère national. Des rois étrangers, comme Crésus de Lydie et Tarquin de Rome, lui offrirent des présents et en reçurent des oracles. Aussi bien au début des guerres médiques qu'au moment de la conquête de la Grèce par Philippe de Macédoine, l'oracle se montre très peu patriote. Sans doute il était prescrit qu'aucun Grec ne s'en approchât avec des sentiments hostiles à l'égard d'un autre Grec; mais il fut toujours plus étroitement uni avec Sparte; Sparte avait là des fonctionnaires spéciaux, les Pythioi, chargés de ses relations régulières avec l'oracle. Pour trouver l'influence de Delphes dans tous les domaines de la civilisation, il faut se résigner à toutes sortes d'invraisemblances. On ne saurait croire que le collège des prêtres de Delphes a pu disposer, pendant plusieurs siècles, des forces morales nécessaires pour diriger toute la vie nationale, ni comprendre comment un clergé si puissant se serait contenté d'une influence silencieuse, sans essayer de fonder une théocratie. C'est pourquoi nous ne pensons pas que la puissance des prêtres de Delphes ait été aussi grande, ni l'action de l'oracle aussi profonde que l'a pensé Curtius. Sans doute l'oracle accordait sa sanction aux lois passées dans les différentes cités et à l'envoi des colonies, mais cela n'oblige pas à croire que l'oracle lui-même ordonnât l'organisation des cités, ni que sa prévoyance ait assigné à la colonisation grecque ses voies et ses buts. Une activité aussi envahissante aurait nécessairement amené une réaction et des conflits dont nous ne trouvons aucune trace. Direction et sanction sont choses différentes. Holm a touché juste quand il a dit que les prêtres d'Apollon ne dirigeaient pas, mais « savaient donner en général la consécration religieuse précisément à ce que désiraient les fidèles ». Mais le fait qu'on recherchait cette sanction de l'oracle, qui pouvait toujours après tout la refuser, prouve le grand respect qu'on portait au temple de Delphes et la conduite prudente et intelligente de son clergé. Le dieu qui donnait son approbation aux lois de Solon et de Zaleukos, sous la protection duquel les colons fondaient sur toutes les côtes de nouvelles cités grecques, devint précisément, par cette raison, un dieu de premier ordre pour tous les Grecs. Si donc nous réduisons l'influence politique de l'oracle, nous ne diminuons en rien son importance religieuse et morale. Delphes n'a sans doute pas imposé de doctrine ou d'idées nou-
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velles, mais consultée sans cesse, elle a exercé sur la religion une influence unificatrice et modératrice. Elle s'est souvent opposée à l'introduction de cultes étrangers. Le sanctuaire exerça aussi une influence bienfaisante sur la moralité. Tout le monde y lisait les préceptes qu'on attribuait aux sept sages et parmi lesquels se trouvaient exprimés quelques-uns des axiomes les plus purerement grecs, comme le yvcoGi csxu-dv et le
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Une autre fonction de l'Apollon de Delphes, que Holm regarde même comme la plus importante, c'était l'expiation des meurtres. II est capital pour l'état moral et social d'un peuple que le meurtre ne soit plus considéré simplement comme une atteinte à des intérêts particuliers et abandonné à la vengeance privée, mais reconnu comme un crime moral après lequel une expiation est nécessaire mais possible. Dans Homère nous voyons que l'usage de l'expiation est affaibli et qu'elle est remplacée par une amende ; dans la période suivante, la nécessité de l'expiation se rétablit, Ainsi les Athéniens attribuèrent à la colère de Zeus toutes les misères qu'ils eurent à souffrir après le crime de Cylon. Comme les cérémonies expiatoires usuelles ne suffisaient pas, un jeune noble se voua même volontairement à la mort, mais en vain ; ils appelèrent alors de Crète le célèbre Epiménide, qui sut trouver les bons moyens. Il ordonna qu'on lâchât au sanctuaire des Érinyes, sur l'Aréopage, des moutons blancs et des moutons noirs et que partout où ces animaux se coucheraient, on élevât des autels ■roi 7tpo<7-/]xovT!. Empédocle de même, parcourait le sud de l'Italie en enseignant les moyens d'expiation. Il y avait intérêt à ce que ces expiations ne restassent pas confiées à des prophètes errants ou à des magiciens, qu'elles ne consistassent pas seulement en pratiques et en formules, mais qu'on les associât au culte d'un dieu. Ce fut ce qui arriva dans le culte d'Apollon. L'oracle de Delphes donnait des consultations et indiquait les moyens légaux d'expiation, mais seulement au prix du repentir; il arrivait parfois que des meurtriers qui osaient s'approcher du dieu, et même des cités puissantes comme Milet et Sybaris, fussent durement repoussés. Cette alliance de l'expiation et du culte d'Apollon les rangea l'un et l'autre dans une haute sphère morale. Ainsi Delphes aida puissamment à l'unification et au progrès spirituel du peuple grec. Mais à un autre point de vue encore, Delphes était un centre. C'était le siège de la principale des amphictyonies. De bonne heure, des peuples parents ou voisins s'étaient associés, formant ainsi des sociétés religieuses plus larges. Il y avait des fêtes de confédération, comme la panègyris de Délos, dans laquelle les Ioniens fêtaient en commun Apollon par des jeux, des chants et des danses. Dans l'île d'Eubée, Artémis était la déesse d'une confédération semblable; à Coronée, c'était Athénéltonia; les communautés doriques de l'Asie Mineure adoraient Apollon à Knide; le culte de Poséidon réunissait les Ioniens d'Asie Mineure à Mycale, les Béotiens à Onchestos et groupait dans l'île de Calaurie une amphictyonie imposante. Mais la plus célèbre était l'amphictyonie pythique ou pylaïque ; peut-être à l'origine yen avait-il deux qui se réunirent plus tard. En tout cas la confédération avait
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deux sièges : le temple de Déméter à Anthéla, près des Thermopyles, et le temple d'Apollon à Delphes. La confédération englobait douze peuples, égaux en droits. Deux fois par an, en automne et au printemps, les Hiéromnémons à voix délibérativeetles Pylagores à voix consultative discutaient les affaires communes. Nous ne connaissons que partiellement les règles de cette amphictyonie, ses VOLAOI et ses Soxoi'1. Cette confédération agit sur l'évolution de la société grecque en favorisant le commerce, et sur la politique en réglant par l'arbitrage les conflits des peuples alliés. Quant à son influence religieuse, elle la tenait d'abord de son association avec le sanctuaire de Delphes dont elle était la protectrice. Quand celuici brûla, en 548, l'amphictyonie dut pourvoir à la reconstruction. Pour punir les violations du sanctuaire ou les outrages aux pèlerins, la ligue ordonnait des expéditions collectives. 11 y eut, à notre connaissance, quatre de ces guerres saintes ; ce fut l'une d'elles qui donna à Philippe de Macédoine le prétexte qu'il cherchait pour se mêler aux affaires de la Grèce. L'amphictyonie donnait une consécration religieuse au droit des gens. Cependant elle n'était pas toujours assez forte pour faire respecter son autorité de tribunal suprême, surtout quand il s'agissait de peuples comme les Spartiates et les Athéniens. Démosthène appelle l'amphictyonie impuissante, « l'ombre de Delphes ». Mais il n'en fut ainsi qu'assez tard; auparavant, elle eut une grande influence sur la formation de l'unité grecque. Curtius lui a même attribué la généralisation du nom d'Hellènes et du système des douze dieux. Il nous reste à traiter d'une partie très importante du culte, les fêtes. Les fêtes n'étaient pas partout les mêmes ; les Grecs ne s'entendaient pas même sur les noms des mois; les Athéniens, comme du reste les Ioniens, plaçaient le début de l'année au solstice d'été, les Doriens à l'équinoxe d'automne, les Éoliens au solstice d'hiver. Nous ne connaissons passablement que le calendrier des fêtes athéniennes. Les fêtes d'Athènes étaient sûrement parmi les plus brillantes : une foule d'étrangers envahissait la ville au moment des grandes Panathénées et des Dionysies, elle étalait alors une splendeur dont Isocrate et ses pareils blâmaient la dépense. Il y avait beaucoup moins de fêtes à Sparte, en tout cas aucune dont l'éclat pût être comparé à celui des fêtes athéniennes. Cependant les fêtes grecques n'étaient pas uniquement locales, mais elles différaient beaucoup en raison du caractère du dieu et de l'objet de la solennité. Tantôt c'étaient à proprement parler des cérémonies du culte normal, grands sacrifices, processions, tantôt des cérémonies expiatoires; il y avait des concours et des jeux; des consécrations mystiques et des solennités orgiaques; souvent aussi les fêtes étaient des jours de joie et de repos où les affaires publiques et privées, les tribunaux et les assemblées populaires chômaient. C'est en cela justement que Platon voit le but des fêtes : les dieux ont permis aux hommes de se reposer de leur travail afin qu'ils puissent se réjouir avec les Muses, Apollon et Dionysos -.
1. Chez Eschine, De falsa leg., § 115. % Leges, II, 1.
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Les fêtes étaient fort nombreuses ; plusieurs pouvaient tomber le même jour. La plupart répondaient à la vie de la nature, au changement des saisons, à la végétation, au labourage, à la culture de la vigne. Il f j au tenir compte aussi des rapports des fêtes et des mythes, auxquels correspondaient une partie du rituel ou qu'on représentait dramatiquement, Il y avait aussi des anniversaires historiques, comme à Athènes, celui de la bataille de Marathon. Les noms des mois attiques étaient presque tous empruntés aux fêtes principales. C'étaient, en commençant à la fin de juin : Hékatombéon, Métageitnion, Boédromion, Pyanepsion, Maimaktérion, Poseidéon, Gamélion, Anthestérion, Elaphébolion, Munychion, Thargélion, Skirophorion, La déesse principale d'Athènes était Athéna, à qui étaient consacrés les deux grands temples de l'Acropole (l'Erechthéion et le Parthénon) sans oublier la colonne d'Athéna -Kç>6p.v.yoç. C'est en son honneur qu'on fêtait les Synoikia où l'on célébrait l'union des bourgs de l'Attique. Ces Synoilàa étaient la préparation aux Panathénées, qui avaient lieu au mois d'Hécatombéon. Le nom de ces dernières indique déjà leur caractère de fête de confédération, comme celui des Panionia, des Panachaia, des Pamboeoik. On les célébrait tous les ans, mais avec un éclat exceptionnel tous les quatre ans (grandes Panathénées). Elles étaient accompagnées de jeux: luttes gymniques où le vainqueur recevait en prix une amphore d'huile de l'olivier sacré, concours musicaux, courses de chars, etc. Sous Pisistrate, on y récitait les poèmes homériques. Les processions y tenaient une grande place : c'était d'abord un cortège aux flambeaux qui partait de la statue d'Eros, et aux grandes Panathénées, la procession du peplos que représente la frise du Parthénon. Cette étoffe, tissée par des dames athéniennes (Ergastinai), était de couleur jaune safran et, sur le fond, était brodé quelque épisode du mythe d'Athéna, peut-être sa victoire sur les géants. Les quatre Arrhephoroi, fillettes de sept à onze ans, qui étaient pendant un an consacrées à la déesse, avaient commencé le travail neuf mois auparavant, le jour d'Athéna Ergané. Elles doivent leur nom d'Arrhéphores (porteuses de rosée) à une cérémonie des Skirophories ; dans cette fête, elles portaient, au temple d'Aphrodite êv xïjirç-, une ciste dont le contenu restait caché (âirdpfïiTa) et en rapportaient une autre au temple d'Athéné. La procession du péplos était formée des principaux citoyens, de jeunes filles porteuses de corbeilles (Kanephoroi), de métèques chargés de vases, des animaux destinés aux sacrifices, merveilleusement parés, des vieillards les plus beaux portant à la main des branches d'olivier (Thaïlophorui), et du péplos lui-même porté sur un char, en forme de navire muni de voiles. — On célébrait encore à Athènes plusieurs fêtes d'Athéna. Le dernier jour de Pyanepsion, tombait la fête d'Athéna Ergané qu'on célébrait en même temps que celle d'Héphaistos et qui, pour cette raison, s'appelait XaXxeïa; nous n'en savons rien de plus. En Thargélion (mai) c'étaient les Plynteria et les Kallynteria originairement fête d'Aglauros, i plus tard d'Athéna. Ces fêtes marquent, dit-on, le retour du beau temps: explication douteuse. Il est certain que l'on nettoyait, à cette occasion, le
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sanctuaire et la statue de la déesse, on renouvelait ses ornements et l'on plaçait des figues devant la statue. Citons enfin les Skirophoria, au début des chaleurs de l'été, pendant lesquelles on procédait à des cérémonies purificatoires. Pendant la procession, un parasol (axt'pov) protégeait la prêtresse d'Athéna contre l'ardeur du soleil. Les fêtes d'Apollon étaient particulièrement -nombreuses dans presque toute la Grèce. Les Daphnephoria, processions de porteurs de lauriers apolliniens, étaient fréquentes. A Sparte, dont nous ne connaissons pas beaucoup de fêtes, on célébrait en l'honneur du dieu les Hyakinthia et les Karneia. A Delphes, des fêtes représentaient son voyage au pays des Hyperboréens (à7ro8v)u.i'a) et célébraient joyeusement son retour. Les Athéniens prenaient part tous les ans, par une théorie solennelle, à la fête de Délos : la légende du retour de Thésée, vainqueur du Minotaure en Crète, y était associée. A Athènes même, il n'y avait pas moins de cinq mois qui devaient leur nom à des fêtes d'Apollon, et chaque mois le premier et le septième jour lui étaient consacrés. Les Hecaiombaia fêtaient Apollon dieu de l'été, les Metageitnia, Apollon dieu de la concorde entre voisins, les Boedromia, Apollon dieu secourable. Aux Pyanepsia, on lui apportait les prémices, des légumes cuits et Veiresione, branche d'olivier garnie de figues, de gâteaux, de flacons d'huile, de miel, et de vin, portée processionnellement au temple du dieu par un jeune garçon. Au mois de Munychion, à l'ouverture de la navigation, on célébrait les Delphinia en l'honneur d'Apollon qui calme la mer agitée de l'hiver. Les Athéniens commémoraient alors l'expédition de Thésée en Crète, les Grecs, le voyage des vaisseaux crétois conduits à Delphes par Apollon. La fête principale du dieu, à Athènes, était celle des Thargelia, qui tombait à la même époque que la fête de Délos, en mai. Elle consistait en offrande de prémices, processions et chœurs. Mais en même temps on célébrait des cérémonies expiatoires pour fléchir le dieu de l'été torride et des épidémies ; un homme et une femme étaient, dit-on, pris comme boucs émissaires (csapLiaxot) promenés par la ville et jetés à la mer. Les fêtes de Dionysos étaient extrêmement nombreuses. Citons d'abord les Oschophoria, une fête dont les pratiques ne sont pas très transparentes, mais qui consistait surtout à apporter dans le temple d'Athéna, au moment de la maturité de la vigne, les dons du dieu du raisin. En hiver, aux environs de décembre, on célébrait, à la campagne, les petites Dionysies, Aiovuuta T4 xa-c' àypouç On se réjouissait du vin nouveau, on faisait des cortèges phalliques, des libations de vin (6eoi'via) et l'on sacrifiait un bouc. La tragédie et la comédie sont sorties des chœurs graves ou joyeux de ces fêtes. Elles comportaient des farces et des jeux : on dansait sur une outre glissante {askôliasrnos); on se balançait aux arbres; à ce propos, la légende racontait que lorsque le dieu avait apporté le vin à Icare du dème d'Icaria celui-ci en offrit à ses voisins qui dans leur ivresse le tuèrent; sa fille Erigone s'était pendue de chagrin. Dans la ville, on célébrait une fête du pressoir, les Lenaia, en janvier, avec des processions. Plus solennelles
L Cf. Aristophane, Aeharn., 243 et suiv.
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encore étaient les Anthesteria (en février), dans lesquelles sont mêlées des commémorations diverses. On y fêtait le vin, la végétation du printemps nouveau, mais aussi les morts; delà vient que ces jours de fête passaient également pour aTco^paSe; ou uiapai jaspai. Pendant les trois jours que duraient les Anthestéries les temples des dieux célestes étaient fermés, Dionysos dans cette fête était associé à Korè et à l'Hermès chthonien. Le premier jour (mboifia.) on se couronnait de fleurs fraîchement cueillies, on ouvrait les tonneaux et l'on goûtait le vin. Le jour des pots (/_«;) était une buverie, un échange de railleries et de gaillardises, où les esclaves avaient leur part; on faisait des libations sur les tombes des morts. Le deuxième jour avait lieu une cérémonie pour laquelle s'ouvrait le vieui temple de Dionysos (Lenaion), fermé tout le reste de l'année : c'était le mariage de la Basilissa (épouse de l'archonte Basileus) et du dieu; quatorze matrones (yspapou) accompagnaient l'épousée. Le troisième jour (^poi) n 0 offrait à l'Hermès chthonien des pots de légumes cuits. La principale fête était celle des Dionysies urbaines, en mars ; on y célébrait le dieu du printemps comme libérateur, ÈAsuOepsuç, Xûffioç. Au temps de la puissance d'Athènes, les grandes Dionysies étaient les grands jours de l'année; la ville était remplie de confédérés et d'amis, on fêtait le dieu par des dithyrambes et de nouvelles pièces de théâtre. Un grand nombre de chefs-d'œuvre du théâtre grec ont été composés pour cette fête. Les fêtes de Déméter ont un triple aspect. Elle avait d'abord dans toute la Grèce, comme en Attique et à Athènes, des fêtes agraires en grand nombre, les IIpoï)sd<7ta, en automne au moment du labourage des champs; les 'AAîi, la fête de l'aire ou du fléau, en hiver; ces fêtes étaient consacrées non seulement à Déméter, mais aussi à Dionysos. Des mystères d'Éleusis nous parlerons plus loin en détail. Nous distinguons de ce culte mystique celui de Déméter Thesmophoros, à Athènes, bien que les deux cultes aient eu des symboles communs. Dans les Thesmophoria, au mois de Pyanepsion, les femmes athéniennes célébraient Déméter, déesse de la loi et de l'ordre; la fête durait cinq jours ; on se réunissait d'abord au sanctuaire de Déméter et Korè, dans le dème d'Halimos; les jours suivants la fête se passait à Athènes et donnait lieu à toutes sortes de farces1. Parmi les fêtes de Zeus, citons les jeux d'Olympie, les mariages sacrés, tepàç fâ[xo<;, célébrés dans l'île de Samos, à Platée, et ailleurs. A Athènes, les fêtes de Zeus étaient secondaires; mais il y en avait encore un certain nombre. En hiver, on procédait à des cérémonies de purification et d'expiation (rite du dioskôdion, toison d'un mouton sacrifié traînée par la ville en l'honneur de Zeus Maimaktès). Au mois d'Anthestérion,' on célébrait les Diasia en l'honneur de Zeus Meilikhios avec des sacrifices non-san glants. En Skirophorion, on fêtait Zeus Polieus, le rempart de la ville, à son autel de l'Acropole, c'étaient les DUpoliaou les Bouphonia, sacrifice d'un taureau, célébré d'après un rituel étrange; le sacrificateur prenait la fuite, et l'on faisait le procès de la hache.
1. La comédie d'Aristophane, les Thesmophoriazousai, peut en donner une idée.
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Quelques-unes des fêtes helléniques ont une importance universelle; elle ont eu une influence considérable dans l'histoire de la civilisation. Ce sont les grands jeux, Olympiques, Pythiques, Isthmiques et Néméens. Comme centre de la vie grecque, Olympie avait encore plus d'importance que Delphes, et l'une des raisons en était que seuls les Grecs pouvaient prendre part à ses jeux ; les étrangers et les esclaves n'y étaient admis que comme spectateurs. On ne connaissait autrefois Olympie que par la littérature et la description de Pausanias ; les fouilles de ces vingt dernières années ont multiplié les documents. La légende faisait remonter l'origine des jeux jusqu'à Pélops, Héraklès ou Lycurgue. On les célébrait tous les cinq ans, en été, pendant une sorte de trêve de Dieu, que l'hostilité entre Élis et Pise rendait, à vrai dire, difficile à faire observer. L'ère des olympiades commence en l'an 776. Les cités grecques envoyaient aux frais du trésor public des délégués aux jeux, de nombreux particuliers y prenaient part. Bien que tous les Grecs eussent les mêmes droits à Olympie, la fête avait cependant un caractère avant tout dorien et des rapports étroits avec Sparte. Les colonies italiques étaient toujours fortement représentées : Olympie était tournée vers l'ouest. Plusieurs dieux y étaient adorés ; il y avait là un vieux temple d'Héra, six autels pour les couples divins, un autel pour tous les dieux; enfin des héros y recevaient un culte. Le dieu principal à Olympie était Zeus, auquel on éleva au Ve siècle le temple pour lequel Phidias sculpta sa fameuse statue. Les sacrifices' offerts à ces divinités étaient sans doute à l'origine le centre de la fête; à l'époque historique, l'éclat des jeux les fit rentrer dans l'ombre. Le concours ne comprenait à l'origine que la course du stade; le pentathle (saut, course, jet du disque, jet du javelot, lutte) vint après ; plus tardifs encore sont le pugilat et la course de chars. Le prix, que décernaient les Bellanodikai, était une couronne cueillie à l'olivier sacré. Ces jeux eurent une grande importance pour la formation religieuse et morale du peuple grec; d'autre part, le caractère hellénique s'y reflète. Le Grec plaçait la gloire au-dessus de l'avantage matériel; il luttait pour une couronne. Il ne soignait pas son corps pour pouvoir vivre tranquillement et agréablement; il l'exerçait pour devenir souple, fort et propre à tous les exercices. Il préférait encore la souplesse à la force; le prix le plus ancien et celui qui resta longtemps le premier était celui de la course; ce ne fut que plus tard que l'on couronna aussi la richesse dans la coûteuse course des chars. Le vainqueur était comblé d'honneurs par tout son peuple; la cité natale prenait part à la victoire de ses fils et la fêtait libéralement. Les dieux grecs ne demandaient pas l'ascétisme ni le renoncement : ils aimaient la perfection corporelle et la santé de la jeunesse. Ajoutons l'impulsion que les jeux Olympiques venaient donner aux arts plastiques. On y admirait le corps nu dont le sculpteur représentait les formes. Nulle part la glorification de la vie physique, qui formait un côté de la religion grecque, n'était aussi visible qu'à Olympie. Nous savons sans doute par plusieurs exemples qu'ici comme ailleurs des abus s'introduisirent, la cupidité exploita la victoire ou la brutalité la déshonora, mais sans pré-
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judice en somme pour la haute signification morale des jeux Olympiques Les trois autres grands jeux venaient décidément après ceux d'Olympie dont ils étaient tout à fait indépendants à l'origine, mais auxquels ils empruntèrent beaucoup par la suite. Les jeux Pythiques à Delphes consistèrent d'abord en concours de chants en l'honneur d'Apollon; le nomos resta d'ailleurs toujours la chose principale, même lorsque, après la guerre sainte contre les Griséens, des jeux eurent été institués sur le modèle de ceux d'Olympie. On célébrait les jeux de Némée tous les deux ans, alternativement en hiver et en été, à l'origine en l'honneur du héros Archëmoros plus tard de Zeus lui-même. Les jeux étaient gymniques, hippiques et musicaux. Les jeux de l'isthme de Corinthe avaient un caractère semblable, les Athéniens y prenaient une part prépondérante bien qu'ils eussent lieu sur le sol dorien. Au début, le dieu fêté était Mêlicerte à l'époque historique Poséidon.
§ 113. — Les mystères. L'orphisme*. Eleusis avait une place à part parmi les sanctuaires grecs. Ce petit État ecclésiastique, de bonne heure célèbre par ses mystères, fut incorporé, au vne siècle, à sa puissante voisine, Athènes, et les Athéniens s'empressèrent de faire un sanctuaire d'État du vieux temple des Eumolpides. Pendant toute la durée de l'hellénisme classique et jusqu'à la fin de l'antiquité, Eleusis conserva son rang; les autres mystères, ceux de Phéneos en Arcadie, d'Andana, en Messénie, etc., n'avaient pas une importance comparable, et les mystères d'Athènes n'étaient considérés que comme des préparations à la grande fête éleusinienne. Nous pouvons regarder cette fête, dont le secret a voilé les détails d'une ombre impénétrable, comme une survivance des cultes primitifs. La sainteté de ces cérémonies tenait en grande partie à leur antiquité. Les hypothèses les plus diverses ont été émises à leur sujet. Creuzer croyait, comme l'Anglais Warburton, qu'une sorte de doctrine sacerdotale préhistorique y était précieusement conservée : on aimait alors à attribuer aux mystères les idées religieuses qu'on tenait soi-même pour les principes et les sources de la religion. Lobeck a mis fin à ces imaginations. Ce que nous savons de plus certain
1. BIBLIOGRAPHIE. — Les chapitres qui traitent de ces matières dans les ouvrages généraux sur la mythologie et le culte donnent déjà beaucoup de renseignements. Parmi les ouvrages spéciaux un peu anciens signalons ici, simplement pour la richesse des informations, Chr.-A. Lobeck, Aglaophamus, sive de theologise mysticse Grœconm causis libri très, 2 vol., 1829. Voir aussi : L. Preller, Démêler und Persephone, 1831, aussi dans la R. E. de Pauly; E. Gerhard, Orp/ieus und die Orphiker (Abh. Kôn. Âk., Berlin, 1861, avec nombreuses indications de sources); P. Schuster, De veteris Orplricz theogoniœ indole atque origine, 1869; 0. Kern, De Orphei, Epimenidis, Pherecydis theogoniis qusestiones critiae, 188S; A. Dieterich, De hymnis Orphicis capitula quinque, 1892; G. Anrich, Das antike Myslerienwesen in seinem Einfluss auf das Christenthum, 1894; De Jong, De Aputeio Isiacorum mysteriorum teste, 1901; E. Maas, Orpheus, lS9o, et le compte-rendu de Rohde, Heidelb. Jahrb., 1896. — Beaucoup de renseignements dans E. Rohde, Psyché, 1891 (2° édit., 1898);Percy Gardner, New chapters in Greek history, 1892; L. Dyer, Studies of the Gods in Greece (Lowell lect, 1891).
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c'est qu'il n'y avait pas à proprement parler de « sagesse » éleusinienne et que les mystères ne donnaient pas un enseignement dogmatique. Aristote disait déjà que les initiés ne recevaient que des impressions, étaient amenés à une certaine disposition d'esprit. Il est vrai que par là les mystères se distinguent déjà des pratiques du culte public. On y venait par libre choix, on y accédait par une initiation, on n'y était pas destiné, comme au culte de l'Etat ou de la famille, par la naissance. Déjà dans l'antiquité circulaient des bruits tout à fait exagérés sur la puissance des moyens dramatiques employés pour agir sur les néophytes : terreurs des corridors sombres, lumière miraculeuse qui tombait, découvrant des campagnes paradisiaques et des danses sacrées, voix célestes retentissant à leurs oreilles. Gardner a remarqué avec raison que la machinerie rudimentaire dont disposaient les anciens ne permettait pas cette mise en scène; les fouilles n'ont pas montré de corridors souterrains, et la scène ne se distingue que par son étendue des scènes ordinaires de la Grèce. Qu'étaient donc les mystères d'Eleusis et que s'y passait-il? C'était apparemment un ancien culte de Déméter qui célébrait par des représentations dramatiques solennelles, mais d'un genre tout à fait primitif, le grand événement du mythe de la déesse, à savoir l'inauguration de l'agriculture. Les mystères ne représentaient pas une espèce de drame de la nature; ils ne répétaient pas le cours annuel des saisons. Dans le mythe de Déméter tel que nous le connaissons par l'hymne homérique et dans ses autres formes, il s'agit bien d'une déesse chthonienne qui dans sa colère refuse aux hommes les fruits de la terre; le rapt de Perséphone et le pacte avec Hadès qui suit la réconciliation représentent bien la mort de la végétation et sa résurrection. Mais ce tableau de la nature ne forme que le cadre des mystères; le thème principal est visiblement la victoire remportée sur la nature dans la culture des champs et la promesse de bénédictions qu'elle implique. Triptolème. qui apparaît à la fin de l'hymne de Déméter, est le représentant de l'agriculture. On le connaissait dès l'antiquité comme dieu du triple labourage; il paraît ici comme élève de Déméter; c'est elle qui lui a appris à labourer; on le place en grande pompe sur les chars de la déesse et on l'envoie par toute la terre enseigner aux hommes la précieuse leçon. Cette mission de Triptolème se développe en une marche triomphale de l'agriculture bienfaisante que l'on compare à celle de Dionysos. L'alliance avec le dieu du vin, qui joue un rôle si important dans les mystères ultérieurs, a ici un point de départ tout à fait naturel. Triptolème n'est du reste pas le seul dieu qui soit entré dans le cycle de Déméter :1e Iakkhos thrace tint à Éleusis une place éminente; malheureusement nous ne pouvons pas en dire grand'chose, sinon qu'il semble être une figure dionysiaque, qu'il prit dans le drame mystique une grande importance comme époux ou comme fils de Perséphone, et qu'il détermina à tel point le caractère de la cérémonie que son nom devint le cri des mystes et que le cortège sacré qui marchait vers Éleusis fut appelé le cortège de Iakkhos.
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On n'a pas voulu se contenter cependant de cette explication, jugée trop terre à terre, des mystères. On prétend encore que le rapt de Perséphone et l'histoire des céréales qu'il figure sont la représentation allégorique d'une pensée morale. Le sort des hommes et des âmes humaines y serait figuré • de même que le grain qu'on sème doit se corrompre pour donner naissance aux épis nouveaux, de même le corps terrestre doit être pris parla terre pour permettre à l'âme d'entrer dans l'immortalité. Mais Rhode a bien montré que cette interprétation n'est pas fondée. Sans doute l'idée de l'immortalité, ou plus justement d'une continuation de l'être était courante chez les Grecs primitifs; elle était même si naturelle qu'elle avait à peine besoin d'être spécialement représentée. Mais leur idée d'une immortalité au sens ultérieur du mot, d'une résurrection de l'âme, après l'anéantissement du corps, était très loin de leur pensée. Il est d'ailleurs facile de comprendre que l'on ait pu venir à l'idée de trouver dans les mystères la promesse d'une vie future ; plusieurs textes paraissent indiquer qu'en fait on y est venu. Mais le seul qui soit sûrement éleusinien (v. 480 et suiv. de l'hymne) dit seulement que dans l'empire des morts il y aura une différence entre les initiés et les non-initiés. « Heureux l'homme qui a vu (l'initiation) ; celui qui n'est pas initié et qui n'a point part à l'initiation n'aura pas le même sort après son trépas dans l'ombre sinistre de l'Hadès.» Les initiés doivent donc jouir dans l'autre monde d'un meilleur sort et non pas d'une simple continuation de la vie. Les initiations qui promettent cette vie bien heureuse dans l'Hadès. n'assurent cette félicité qu'à certaines conditions : il faut jeûner, se purifier, ne pas se souiller de sang ; toutes ces conditions sont purement extérieures et Diogène a raison de se moquer d'un système d'après lequel un voleur comme Patœcion sera plus heureux après sa mort qu'un Épaminondas, simplement parce qu'il est initié. L'affluence était naturellement fort grande à des mystères qui promettaient tant à si bon marché. « On voyait, dit Hérodote, comme la poussière que soulèvent 30000 hommes en marche; le cri de Iakkhos retentissait, poussé par la foule de ceux qui se rendaient à Eleusis, et de toutes les parties du monde grec accouraient les hommes désireux de recevoir l'initiation sainte. » Cette initiation en effet était ouverte à tous les Hellènes, pourvu qu'ils n'eussent pas commis de meurtre; elle avait été jadis le privilège des Athéniens. Les mystères n'étaient donc point réservés à certaines familles nobles ou sacerdotales comme plusieurs autres des cultes secrets de la Grèce. Mais le choix des dignitaires était soumis à une restriction. Il fallait que l'hiérophante, le chef du culte, qui avait à montrer et à expliquer les choses sacrées, fût de la famille du fondateur des mystères, Eumolpe, et de même les hiérophantes féminines ; le prêtre suivant, le ffadoukhos, sortait de la famille des Kérykes. Ces fonctionnaires ou du reste les membres de ces familles sacerdotales étaient chargés comme y-uaT^yoïyoi de présider à l'acte de l'initiation (uuâv). Les peintures des vases nous donnent une idée de cette cérémonie. Le candidat à l'initiation se tient devant le
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�prêtre couvert d'une peau de lion et les pieds nus ; il tient de la main droite le cochon de lait qui doit être immolé, dans la main gauche le gâteau du sacrifice; puis il s'assied enveloppé d'une longue étoffe; il prend un flambeau de la main gauche tandis que l'hiérophante féminine tient un van au-dessus de sa tête, symbole de la purification. Une troisième image montre Déméter assise; elle porte le flambeau à la main gauche et elle est entourée d'un serpent dont le néophyte caresse la tête '. Nous pouvons diviser les mystères d'Éleusis en quatre actes : deux actes préparatoires, la purification (xâôapciç), les rites et le sacrifice préliminaires (uûsTamç), qui n'étaient pas encore secrets, et deux autres pour les initiés seuls, la reXsrii ou p.ur)<riç, et le degré le plus élevé de l'initiation, riitojctet'a. L'archonte-roi d'Athènes était chargé de la haute surveillance sur les mystères depuis que ces derniers avaient été absorbés par l'État. C'était lui qui annonçait le début des fêtes (elles devaient commencer au plus tard le 12 Boédromion, en septembre) et, le 15, quand les néophytes s'étaient assemblés dans la Stoa poikile à Athènes, il devait éloigner les indignes. Le jour suivant était le fameux SXaBe |xûtr~at, « les initiés à la mer », où l'on baignait dans la mer ou plutôt dans les étangs salés, aux portes d'Athènes, les néophytes et le cochon de lait du sacrifice; le cochon était sacrifié aux deux déesses le 17, jour de fête générale; le 20 seulement pouvait avoir lieu la grande procession. On portait en" tête la statue de Iakkhos; les éphèbes l'escortaient, et sans cesse retentissait l'appel « Iakkhos», poussé par les néophytes qui suivaient; on marchait lentement, on offrait des sacrifices sur les innombrables autels de la route, on chantait des hymnes, on dansait, et la journée tout entière depuis la pointe de l'aube jusqu'à la nuit noire s'était déjà écoulée avant qu'on eût fait les quatre heures de route qui séparent Athènes d'Eleusis et qu'on eût trouvé des abris pour la nuit. Plusieurs jours se passaient alors en préparatifs à la grande fête; on voulait revivre l'existence anxieuse de Déméter; on jeûnait le jour et l'on courait la nuit à la clarté des flambeaux. Après le jeûne on buvait comme Déméter le xuxswv, boisson composée d'eau et de farine; c'était un sacrement. Enfin venaient les spectacles sacrés, È7t07t-e!x ou bien tà Sp&psvai Ils se déroulaient sur la scène immense qui formait le bâtiment principal des sanctuaires d'Éleusis, car ce n'était pas un temple à proprement parler. Dans l'obscurité la plus complète, autant que possible en des nuits sans lune, et dans un silence solennel, les mystes prenaient place. Alors l'hiérophante paraissait sur la scène, superbe et revêtu de ses ornements sacerdotaux. Sous sa direction, et en suivant ses Upol Xopt comme un texte liturgique, on représentait alors les scènes sacrées, avant tout celle de Déméter et de Korè, qui constitue la |j.u7)<nç proprement dite. On peut être certain que l'on employait tous les moyens scéniques qu'on avait à sa disposition pour accentuer les contrastes et les effets divers du récit; nous savons que ni la musique et la danse ni l'éclat
L Cf. Stengel, Cultusalterth., p. 122.
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des torches n'y manquaient ; l'esprit des spectateurs était assez excité et leur attention assez tendue pour les rendre suffisamment impressionnables. On représentait, probablement au moment de la descente dans l'Hadès, les terreurs réservées aux criminels et aux non-initiés dans l'empire des morts, de façon à frapper a coup sûr les imaginations des spectateurs. On peut supposer que les mystères dans leur âge d'or ont exercé une influence réelle sur l'éducation religieuse des mystes. Il va de soi que cette influence diminuait en même temps que croissait le nombre des initiés. Bien que les mystères aient encore été fort respectés à la fin de l'antiquité, qu'un Marc-Aurèle se soit fait initier et que le chrétien Valentinien, au moment où il interdisait tous les autres sacrifices nocturnes, n'ait fait d'exception que pour ceux d'Eleusis, il est pourtant assez clair que l'institution avait perdu sa véritable puissance, et que les esprits indépendants restaient, comme autrefois Socrate, à l'écart des foules populaires d'Éleusis. Très tard, sans doute à l'époque d'Alexandre, des idées nouvelles pénétrèrent les mystères d'Éleusis, leur donnèrent un sens plus profond, et en partie un caractère différent. C'étaient en somme les idées de l'orphisme, et il y eut peut-être alors à proprement parler une doctrine secrète. L'alliance de l'orphisme avec le culte de Dionysos apparaît dans les mystères : Zagreus, qui représente la pensée orphique dans les pièces d'Éleusis, est une figure semblable à celle de Bacchos et se trouve identifié avec lui. Parmi les lieux d'initiation les plus fréquentés il faut compter l'île de Samothrace; les marins surtout prenaient part aux mystères des Kabires. Ces Kabires restent toujours dans l'ombre; les figures ithyphalliquesqui représentent deux d'entre eux nous portent à croire que nous avons encore affaire ici à des dieux de la fécondité. Dans les mystères leurs noms étaient tenus secrets; cependant nous connaissons par hasard ceux des trois 1 Kabires Axieros, Axiokersos, Axiokersa et du quatrième Kadmilos . Dans le temple (Anakloron) le prêtre (Koes) procédait aux purifications et aux consécrations après une confession préliminaire.
L'orphisme n'est probablement pas d'origine hellénique ; ce qui s'y mêle de bacchique et d'orgiaque, ainsi que le nom d'Orphée, fait songer à une origine thrace. Mais les orphiques ne tombent point dans la licence du culte de Dionysos ; leurs communautés sont à comparer aux sociétés religieuses libres (=p*vo!, Qt'owpt, etc.). De même que dans ces dernières, le principe de l'union était purement religieux; ce n'étaient pas, comme la plupart des associations grecques, des associations de famille ou de classe; le besoin individuel d'une religiosité plus intérieure, d'une doctrine plus profonde et d'une vie plus pure était ici le mobile directeur. Un autre trait caracté1. Scholiaste d'Apollonius, I, 913.
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ristigue des orphiques est qu'ils ont eu une doctrine : ceci les distingue des mystères. Les mystères d'Éleusis étaient la répétition et l'extension de vieilles fêtes, mais l'orphisme procède directement de la considération de la vie. H élabore donc une théorie dogmatique, voire toute une théologie, qui a été consignée avec ses mythes, ses hymnes et ses préceptes dans une vaste littérature, et qui a exercé une influence évidente sur la littérature postérieure, sur la philosophie comme sur la poésie. Mais les associations orphiques ne se contentent pas d'instituer un dogme : elles tirent, de leur conception du monde, des conclusions pratiques, qui, dans l'espèce, sont naturellement des prescriptions morales. « Les purifications et les expiations jouent ici le rôle principal; on insistait sur leur nécessité, même en l'absence de toute souillure préalable. Car l'homme est déjà coupable à sa naissance et a déjà besoin en raison de cela d'une pénitence spéciale, d'un pardon et d'une consécration religieuse » (Stengel). La littérature orphique ne nous est connue malheureusement qu'imparfaitement. Clément d'Alexandrie mentionne plusieurs titres (xpi)cr,uo(, xpa-r/jp, sîç aoou xaxâëaciç, ïepoç Xôyoç, tputnxâ); Suidas cite 21 ouvrages. Plusieurs noms d'auteurs nous sont également parvenus, le principal est Onomacrite, yjrr\<jy.o'k6'{o<;, l'interprète des oracles, comme Hérodote l'appelle, qui vécut à Athènes sous les Pisistratides et prit part, paraît-il, à la récension des œuvres d'Homère. Il est à noter que l'on compte parmi les maîtres de la littérature orphique plusieurs pythagoriciens comme Kerkops, auquel on attribua le tepôç lôyo<; ou théogonie en 24 rhapsodies, le chefd'œuvre orphique, que Cicéron cite comme autorité canonique. Il est très difficile de déterminer la date de ces écrits. Ce sont en général des écrivains relativement très modernes qui les citent; les Néo-platoniciens principalement ont pris le ispôç Xdyoç pour texte de leurs spéculations mystiques. Quant au fond, on croit aussi y découvrir la trace d'influences récentes; ainsi la doctrine des quatre éléments paraît toujours devoir prouver une rédaction post-stoïque. De pareilles considérations ont amené Schuster et d'autres encore à reculer jusqu'à l'époque chrétienne la composition de plusieurs ouvrages orphiques importants, notamment ce qu'on appelle la théogonie rhapsodique. Par contre, il importe de remarquer que, dès le début de la période alexandrine, Épigène composa un écrit spécial sur la poésie orphique dont il essaya de trouver le premier auteur. Il existait donc à cette époque déjà une littérature orphique importante, et bien qu'il soit possible et même probable qu'il y ait eu des additions ultérieures, nous pouvons placer, avec Bergk, la composition des principales œuvres orphiques entre Onomacrite et Aristote. Plusieurs écrivains récents, comme Gruppe et Kern, veulent, à la suite de Lobeck, remonter encore plus haut. Sans doute il a dû y avoir des écrits orphiques avant Onomacrite, mais ceux dont nous avons des fragments ne sont probablement pas si anciens, ils datent à peu près de l'époque d'Héraclite. Cependant ici encore il faut distinguer entre la rédaction des écrits et leur contenu. Il est probable que ce contenu remonte à une époque bien antérieure. Il existe tant de ressemblances essentielles entre les doctrines
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et les mythes orphiques d'une part, et les cosmologies et la philosophie de Phérécyde, Heraclite, Empédocle, Pythagore de l'autre, que nous devons les considérer sans doute comme des produits de la même période Les orphiques n'étaient pas les seuls à composer des épopées théologiques à dispenser des initiations mystiques et à prescrire des règles de vie ascétique. Epiménide de Crète, l'expiateur de râyoç KoXwvsiov à Athènes, en faisait autant, ainsi qu'Empédocle, les pythagoriciens et bien d'autres encore, Les études modernes ont fait un pas décisif quand elles ont constaté ces relations. Grâce à ces constatations, nous voyons d'un côté que l'ancienne philosophie grecque fut stimulée par les courants religieux contemporains et qu'elle en dépendait; de l'autre, que l'orphisme a joué un rôle important dans le développement intellectuel et qu'il a déjà influencé les meilleurs esprits au vi" siècle. On ne saurait nier qu'il existe de fortes ressemblances entre les principes cosmogoniques des orphiques et les cosmogonies sémitiques. Gruppe prétend avoir résolu le problème parla reconstruction d'un poème orphie que théogonique dont la ùuiç faity, du XIV chant de Y Iliade, n'aurait été que le travestissement et qui, d'autre part, ne serait que la traduction d'un original phénicien. Il réussira difficilement à faire admettre par tout le monde cette hypothèse hardie. Cependant les éléments étrangers sont si visibles encore dans les conceptions orphiques que Petersen luimême, si peu soucieux en général de les apercevoir, consent à les reconnaître ici; il est vrai qu'il ne les fait pas venir de Phénicie, mais d'Egypte et de Phrygie. Mais on ne connaît avec certitude que l'influence thrace, Bien des choses conspirent à nous rendre plus difficile de bien connaître l'orphisme ; outre la forme tardive sous laquelle nous le connaissons, les citations que fournit la littérature ancienne sont peu claires et bien brèves; Platon ne parle qu'accidentellement d'Orphée et avec respect, encore qu'il estime peu les orphéotélestes. Il est donc difficile de suivre dans l'orphisme le détail des idées. Le travail n'est pas facilité par son mélange avec le pythagorisme et les mystères d'Eleusis. Nous allons essayer cependant d'en éclaircir les principaux points. Les orphiques ont enveloppé la plus grande partie de leurs doctrines dans des formes mythiques, et d'abord leurs cosmogonies. Damascius connaît trois cosmogonies orphiques, auxquelles on peut en ajouter une quatrième, contenue dans Apollonius (Argonaut., I, 496 et suiv.). Comme premier principe d'où sont sorties toutes choses, ces cosmogonies désignent tantôt Chronos, tantôt Okéanos, tantôt Nux; Chaos, iEther, Erébos sont comptés aussi parmi les principes. Nous voyons donc que nous ne sommes pas si loin des cosmogonies déjà connues et même de la théogonie d^Hésiode. Cependant les orphiques ont le mythe de l'œuf du monde que nous n'avons pas encore rencontré en Grèce; remarquons aussi une figure particulière, celle de Phanès, Érikapaios, Métis ou Eros, représentée avec des ailes, un corps de serpent et d'autres emblèmes d'animaux, ou bien comme un androgyne; Zeus finissait toujours par avaler Phanès. On a voulu voir beaucoup de choses dans cette figure; l'interprétation de Zeller, qui pré-
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tend que Phanès « contient en lui le germe de tous les dieux », ne s'éloigne pas beaucoup de celle du néo-platonicien Proclus. Les orphiques ne se sont cependant pas bornés à créer de nouveaux mythes philosophiques, ils ont aussi remanié les mythes vulgaires pour en tirer des allégories applicables à leur conception du monde. C'est ce qu'ils ont fait par exemple des mythes de Déméter et de Korè. Ils identifiaient Déméter à Rhéa-Cybèle et en faisaient la mère de toutes choses ; Korè devenait tantôt l'épouse de Dionysos (de même en Italie, Liber et Libéra), tantôt la mère du grand dieu orphique, Zagreus. Zagreus était dévoré par les Titans, mais Zeus sauvait son cœur, le mangeait lui-même et engendrait alors, avec Sémélé, Dionysos, qui n'était plus qu'un Zagreus ressuscité. Zeus frappait ensuite les Titans de son tonnerre et faisait surgir les hommes de leurs cendres (ou de leur sang) ; il s'ensuit que les hommes sont par nature impurs, mais, comme les Titans avaient mangé Zagreus, ils possèdent encore quelque chose de ce dernier : l'homme est donc à la fois titanique et dionysiaque. Les néo-platoniciens ont en général interprété le mythe de façon à lui faire exprimer comment de l'unité primitive naît l'être divisé. On a tout trouvé dans l'orphisme. Les soi-disant vers monothéistes qu'on cite représentent aussi peu le pur monothéisme que les phrases de Xénophane. La pensée que le monde était sorti de la scission des principes divins était bien plutôt panthéiste dès le début, et ce panthéisme n'a cessé de se développer. Zeus était simplement pour les orphiques le principe du monde s'épanouissant dans la vie universelle. Il en est de même de Dionysos-Zagreus. De leur confusion naquit un syncrétisme qui identifiait Zeus avec Dionysos, Zagreus, d'autres encore, Hadès, Phanès :
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6eôç èv rniv-iam.
Les orphiques considèrent donc la vie comme divine et aussi l'univers ; le monde contient une part de l'être divin ; de même l'alternance de la vie et de la mort est un procès divin. Mais enfin la mythologie des Orphiques n'est cependant que l'expression théologique de leurs pensées religieuses fondamentales : l'imperfection et la misère de ce monde décevant, l'impureté et la culpabilité natives des hommes. Le mélange des influences titaniques avec les influences dionysiaques est le fait, qu'il faut essayer de vaincre; le corps est titanique, l'âme est dionysiaque, le devoir de l'homme est de libérer l'âme, captive dans la prison du corps. Cette délivrance ne se fait pas d'elle-même, la mort ne peut l'accomplir, car elle ne fait que conduire à de nouvelles existences. Les orphiques, en effet, avec les pythagoriciens, admettaient comme les Hindous l'hypothèse de la transmigration des âmes. « La roue des naissances », xuxXoç TTJÇ yevéazo><;, tourne dans la poésie orphique comme dans la prédication de Bouddha. Il faut donc chercher des moyens pour se délivrer de cette souillure toujours renouvelée. Ces moyens sont tout d'abord rituels, ce sont les initiations saintes qui unissent l'homme au dieu, à Dionysos. « L'homme ne devra pas sa délivrance
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à ses propres forces, mais à la grâce de dieux libérateurs » ; « Orphée le souverain » est l'intermédiaire qui révèle le chemin du salut. A ces moyens rituels viennent s'ajouter les prescriptions éthiques de la « vie orphique», « L'ascétisme est la condition première de la vie pieuse. L'orphisme n'exige pas les vertus civiques, la chasteté et la culture morale ne sont point nécessaires. Il faut se tourner vers Dieu, se détacher de tout ce qui est prisonnier de la mort et de la vie corporelle. L'abstention de la nourriture animale était la principale et la plus remarquable des abstinences orphiques. Du reste les orphiques se tenaient essentiellement à l'écart des choses et des relations qui représentent dans leur symbolique religieuse l'attachement au monde de la mort et de l'instabilité. On prit et l'on multiplia les vieux préceptes de pureté du rituel sacerdotal ; leur sens s'élargit. Ils n'ont pas pour but de délivrer et de purifier les hommes des contacts démoniaques mais de purifier l'âme elle-même, de la délivrer du corps et de la souillure qu'amène son union avec lui; ils l'affranchissent de la mort et de sa domination. C'est pour expier une « faute » que l'âme est rivée au corps. Le châtiment du crime est ici la vie sur terre qui est la mort de l'âme. La multiplicité de l'être apparaît à ces zélotes sous l'apparence uniforme d'un rythme de la faute et du châtiment, de la souillure et de la purification. Les punitions infernales de l'Hadès .purifieront ce que les expiations et les pénitences n'auront pas purifié pendant la vie. Ainsi l'âme sera libérée du corps et de l'impureté, et sa vie réelle ne commence que lorsqu'elle a tout à fait échappé aux nouvelles naissances, « alors elle 1 est éternelle comme Dieu, car elle provient de Dieu lui-même ». L'orphisme a exercé une influence profonde et durable sur la vie intela lectuelle de la Grèce ; dès le vi siècle on se rend compte de son existence. On ne saurait s'expliquer, sans l'orphisme, la substitution, au clair et robuste hellénisme homérique, du sérieux mélancolique des tragiques ni surtout le développement du pessimisme des lyriques les plus anciens. Le rationaliste Euripide lui-même exprime, notamment dans les fragments des Cretois, des pensées fortement teintées d'orphisme. L'orphisme a également imprimé sa marque à nombre d'oeuvres d'art, comme Gerhard l'a montré. Si cette conception, en somme peu hellénique, de la vie n'arriva pas à la reconnaissance officielle, elle n'en joua pas moins un grand rôle, Sa doctrine du néant de la vie de ce monde trouva un terrain fertile dans le mécontentement des classes supérieures entretenu sans cesse par l'instabilité perpétuelle des choses politiques. On ne put trouver des griefs positifs contre les orphiques en raison de l'honorabilité indéniable de la plupart de leurs groupes. Des voix accusatrices ou moqueuses, comme celles de Platon et d'Aristophane, s'élevèrent seulement contre l'orphisme dégénéré, contre les orphéotélestes et les métragyrtes qui faisaient métier d'exorcistes, de magiciens et de charlatans vagabonds. On parle beaucoup aujourd'hui de l'importance qu'a eue l'orphisme pour la préparation du christianisme, mais on affirme plus qu'on ne prouve ; on ne peut cependant
1. Rohde, Psyché, 2" éd., II, p. 124 et suiv.
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nier que ce fut une étape. Le monde grec devant lequel se présenta le christianisme n'était pas vain et frivole; aussi loin que les idées orphiques avaient pénétré la civilisation hellénique, on était persuadé que le monde était livré au mal, que le corps devait être anéanti pour sauver l'âme en vue delà vie éternelle et véritable, et que l'homme ne pouvait arriver à ce résultat par ses seules forces, mais seulement avec l'aide divine et guidé par la révélation. Mais on voit immédiatement que ce cercle d'idées n'a avec le christianisme qu'un point de contact; il faut se demander aussi, jusqu'à nouvel ordre, jusqu'à quel point les idées orphiques avaient pénétré les couches du peuple où le christianisme fut accueilli d'abord. Il est vrai, en tout cas, que les idées chrétiennes et le rituel chrétien ont pris beaucoup aux mystères et à l'orphisme, encore qu'on ait souvent exagéré ces emprunts.
§ 114. — La religion dans la philosophie et la poésie.
La civilisation grecque, nous l'avons déjà dit, est entièrement dégagée de tout joug hiératique; la littérature est laïque; toutefois la philosophie et la poésie touchent de trop près à la religion pour qu'on puisse en faire abstraction dans une histoire des religions. Nous allons dire quelques mots des actions et des réactions multiples qui unissent la religion à l'ancienne philosophie physique, sans prétendre résoudre les nombreuses questions que soulève le sujet. La philosophie physique des anciens philosophes a pu avoir plus d'un point de contact avec les théogonies mythiques. Nous pourrions mieux en juger probablement si nous avions plus de renseignements sur un homme dont la figure est presque entièrement plongée dans l'ombre : Phérécyde de Syros. L'époque même où il vécut est incertaine, nous ne possédons que quelques fragments de son ouvrage, le IlevTsuu/oî. Les anciens le nomment à côté de Thalès, mais le rangent plutôt parmi les poètes que parmi les philosophes. Ici se pose la question des influences orientales. Les anciens philosophes physiciens vivaient dans les villes ioniennes d'Asie Mineure, Phérécyde dans une île de l'archipel ; on ne peut donc nier que des influences orientales aient pu s'exercer sur eux. La tradition, rapportée par Suidas, d'après laquelle Phérécyde aurait puisé dans des écrits phéniciens, peut n'avoir pas grande valeur : il serait plus intéressant de pouvoir retrouver vraiment chez Phérécyde les traits des cosmogonies sémitiques. D'un autre côté, Phérécyde a un grand nombre d'idées communes avec les orphiques et avec Pytha1. BIBLIOGRAPHIE. — Pour la philosophie, consulter le recueil de H. Ritter et L. Preller [HistcnHa phil. grsec. et rom. ex fontibus collecta) ainsi que les manuels, en particulier ceux de Fr. Ueberweg, M. Heinze et W. Windelband ; mais, avant tout, l'ouvrage classique de E. Zeller, mine inépuisable pour l'étude de la vieille philosophie. Pour les origines, consulter aussi Gomperz, Griechische Denker; J. Burnett, Early Greek philosophers, im. A.-W. Benn (The Greek philosophers, 2 vol., 1882), élucide bien ce qui importe à l'histoire de la civilisation. — Pour la poésie lyrique, consulter les histoires de la littérature, de préférence celle de Th. Bergk.
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gore, par exemple la doctrine de la transmigration des âmes. Tout nous fait croire que, dans les spéculations, des fils de toute sorte venaient s'entre-croiser. Abstraction faite de ces ressemblances, un principe de pensée nouveau était sorti de la philosophie des Ioniens. La philosophie commence par une explication du monde, mais elle cherche 1 '«px. ^ du xd<ru.oç, non pas dans des forces personnelles, mais clans des énergies impersonnelles. En un mot, elle est essentiellement antimythologique, peut-être inconsciemment à l'origine. Au cours de son évolution, se précise le caractère de l'ancienne philosophie physique. Avec les atomistes Leucippe et Démocrite, elle fournit une explication du monde, pure de toute idée religieuse. Un philosophe au moins représente l'opposition aux conceptions religieuses dominantes. C'est Xénophane, le fondateur de l'école d'Elée, qui prit très décidément position contre la religion mythique. Il protesta contre les d86|*feria épyj, vols, débauches, fourberies, qu'Homère et Hésiode prêtaient aux dieux; mieux encore, il protesta contre l'attribution aux dieux d'une forme humaine (SÉjjLaç) et d'une intelligence humaine (vÔ7j[xa), ce qui ne l'empêchait pas de parler de la vue, de l'entendement, de l'ouïe de la divinité: OÛÀOÇ 5pS, oùXo; Sè vosï, oùloç 8É T'àxoôsi; mais il se moquait des hommes qui faisaient les dieux à leur image : si les bœufs ou les chevaux, disait-il, avaient des mains, ils représenteraient les dieux en bœufs ou en chevaux. Il n'est pas facile de dire exactement ce que vaut en cette occurrence la phrase monothéiste bien connue, elç Osôç èv re Geoïc-i xoù àvOpioTroitrt uiyuToç; bien moins en tout cas qu'on ne l'estime généralement. Il est plus difficile de démêler les fils embrouillés qui ont attaché l'ancienne philosophie grecque aux systèmes religieux. On a débité tant de fables sur les influences orientales subies par les vieux penseurs grecs, que les chercheurs prudents redoutent presque d'aborder cette question. Il convient cependant de faire remarquer que, même si les détails restent e dans l'ombre, nous savons en gros que les Grecs étaient au vi siècle en relations avec les civilisations de l'Asie occidentale et de l'Égypte; il est donc permis de rechercher chez eux les traces de l'influence de celles-ci. Ceci s'applique en particulier à Pythagore. Il est également probable que les anciens philosophes et leurs écoles ont été en rapport avec des confréries comme celles des orphiques. Pythagore a créé une communauté religieuse qui eut une grande importance morale et même politique. Elle ne fut pas seulement florissante de son vivant dans les villes de la GrandeGrèce, mais elle exerça, paraît-il, après lui, dans le sud de l'Italie comme en Grèce même, une influence qu'on ne saurait préciser, et aurait eu avec les orphiques de nombreuses relations. Empédocle fut à la fois prêtre, magicien, médecin, thaumaturge, il dispensa des initiations mystiques et accomplit des cérémonies expiatoires. Il est certain que les anciens philosophes, même s'ils n'étaient pas des apôtres et des docteurs, vivaient trop de la vie publique pour ne pas se trouver souvent en contact avec la religion.
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Il faut enfin que nous indiquions encore un point de vue d'où ces vieilles écoles paraissent avoir grand intérêt pour l'histoire des religions. Les questions philosophiques qui se posent ici pour la première fois, les problèmes de l'être, du devenir, de la connaissance, ont eu une grande importance pour l'histoire du monde et ont exercé une influence prépondérante sur toute la pensée et toute la vie, même religieuse, de l'humanité. Pythagore, les Éléens, Heraclite, les atomistes ont ouvert des routes que l'humanité devait souvent suivre plus tard. Pour ce qui est de l'influence directe de ces philosophes sur la religion grecque, nous ne pouvons la trouver que sur un seul point, dans une tendance à s'écarter de la réalité donnée. Tandis qu'Homère s'attache à la vie présente, dont il ressent sans doute lui aussi les amertumes, mais qui contient pour lui toutes les félicités humaines, l'ancienne philosophie, malgré son matérialisme, tourne décidément ses regards vers un au-delà. Ce n'est pas le corps, mais l'âme qui est l'homme proprement dit, ce sont l'ascétisme et la sanctification qui conduisent au but de la vie; les spéculations, obscures pour nous, d'Héraclite sur le cycle vital, manifestent sans doute cette tendance. Ces idées qui pénètrent la poésie comme la philosophie de l'époque classique touchent à la religion des cercles mystiques et orphiques. Elles forment dans le monde grec un grand courant intellectuel qui ne vient pas d'Homère. Dans la poésie lyrique de l'époque qui précéda les guerres médiques l'élément religieux a une place importante. D'abord dans ce que l'on appelle les Hymnes homériques. Les plus longs sont des poésies en l'honneur de quelque divinité dont le mythe est souvent raconté avec des additions tout à fait capricieuses. Les plus importants se rattachent à des cultes déterminés, par exemple l'hymne à Apollon et celui à Déméter; ils ont par conséquent un intérêt capital pour l'histoire des religions. Les grands hymnes sont ceux à Apollon, à Hermès, à Aphrodite, à Dionysos, à Déméter. Le premier morceau de l'hymne à Apollon chante la naissance du dieu à Délos et décrit la panégyrie. A cet hymne s'en rattache un second à Apollon Pythien ; il raconte comment le dieu arriva à Delphes avec des marins crétois, auxquels, sous la forme d'un dauphin, il montra la route, puis tua le serpent Python et fonda l'oracle. L'hymne à Déméter, trouvé par hasard en Russie au XVIII" siècle, a plus d'importance encore. Le rapt de Korè, les voyages de Déméter, et la fondation du culte d'Eleusis y sont racontés. Les mythes sont traités d'une façon bien plus libre, quelquefois humoristique et légère, dans l'hymne à Hermès (dispute entre Hermès et Apollon), dans l'hymne à Aphrodite (amours de la déesse et d'Anchise), dans l'hymne à Dionysos. Ce dernier est l'histoire du dieu prisonnier des pirates tyrrhéniens ; il se métamorphose en lion, et ses gardiens se précipitent dans la mer. Le lyrisme subjectif nous donne une vue de la société et des idées morales. Chez beaucoup des poètes qui cultivent ce genre, la religion ne joue qu'un rôle secondaire ; elle passe même quelquefois inaperçue. A l'occasion, les poètes donnaient place aux dieux dans leurs vers, ainsi Sapho, Archiloque, Arion, Terpandre, Alcman, qui peint le tumulte d'une fête de
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Dionysos à Sparte. La plupart de leurs poèmes ne nous sont parvenus que par fragments. Quant à la forme, diverses variétés de poèmes lyriques peuvent avoir une origine liturgique; la poésie iambique prit, dit-on naissance dans les cortèges phalliques de Déméter et de Dionysos. Ces poèmes lyriques ne nous apportent donc directement qu'une contribution médiocre. Mais les idées morales qu'ils révèlent touchent encore à la religion. L'esprit de ces poètes est sombre en général. Ce qui se passe sous leurs yeux, la grande injustice du monde, remplit leurs âmes d'amertume. Ils se plaignent que personne n'échappe au destin ; le pire c'est que le malheur rend les hommes mauvais. Quelques rayons de lumière traversent ces réflexions sombres ; on se console avec la gloire que donnera la postérité, ou bien, comme dans la scolie sur Harmodius et Aristogiton, avec la pensée des Iles Fortunées. Mais le ton général reste triste. Les poètes demandaient souvent compte aux dieux de l'imperfection des choses ; ils n'acceptent pas comme Homère les faits tels qu'ils sont et ne se contentent pas d'apprendre que Zeus distribue aveuglément aux hommes le bien et le mal qu'il tire de deux tonneaux. A la place des personnes divines, qui gouvernent à leur fantaisie, ils demandent une règle objective, un gouvernement juste du monde, ri xexpt|x[iivov (Théognis) et n'en trouvent pas. Théognis est le plus irrité; il querelle Zeus, qui envoie le même destin à l'homme vertueux et au méchant. Il est à noter d'ailleurs que Zeus dans cette invective représente tout simplement le gouvernement du monde. Ce pessimisme ou cette incrédulité mènent à une morale dure, égoïste, qui favorise l'exaspération et encourage la vengeance. Toutefois il y avait des poètes d'une inspiration plus haute; Solon savait trouver sur terre des preuves de la justice divine. Il fut un des représentants principaux de la sagesse grecque; préoccupé des intérêts pratiques, prêchant la mesure, reconnaissant la misère de la vie, et n'osant dire un homme heureux avant sa mort, il ne se révoltait cependant pas. Ces poètes lyriques ont pour nous l'intérêt d'avoir senti les premiers le problème de la Théodicée et préparé ainsi la voie aux tragiques.
§ Ho. — Pindare, Eschyle, Sophocle1. Le v° siècle, qui achève la civilisation grecque, voit les guerre médiques, Périclès, le début de la désorganisation produite par les disputes politiques et l'éducation sophistique; il offre encore un intérêt capital pour l'histoire religieuse. Nous présenterons ici en quelques mots les principales figures de cette époque. Pindare (522-448) est un poète de premier ordre. Il vécut en pleine
1. BIBLIOGRAPHIE. — L. Schmidt, Pindar's Leben und Dichtuny, 1882; — E. Buchliolï, Die siltliche Weltanschauung des Pindaros und Aeschylos, 1S69;— Fr. Lubker, Sophokleische Théologie und Ethik, I, 1851; II, 185ÎS.
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guerre de l'indépendance. Il appartenait à l'aristocratie thébaine, qui était, on le sait, dévouée aux Perses. Quand, après la victoire, le parti national démocratique eut pris aussi la haute main à Thèbes, le poète semble avoir joué un rôle de médiateur. Mais il ne s'enferma pas dans Thèbes. Au contraire, il représente plus qu'aucun autre l'unité grecque. Il sortait de la famille des Egides et avait par cela même des rapports étroits avec Sparte; il entretint aussi des relations actives à Égine; il chanta la gloire d'Athènes et fut l'ami des princes de Syracuse, d'Agrigente et de Cyrène. Ses voyages le conduisirent dans toutes les parties du monde grec. Il aimait à rappeler ses relations avec le clergé de Delphes. La maîtrise de Pindare dans les epinikia apparaît surtout dans l'art parfait avec lequel il illumine d'idées générales le sujet spécial de ses poèmes. Le poète ne dessine pas l'arrière-plan religieux et moral à petits traits isolés, par des observations et des réflexions éparses : la disposition de l'ensemble qui le rend visible. Le poète considère le particulier à un point de vue si général que souvent on ne remarque que cette généralisation et qu'on croit pouvoir traduire en formules abstraites le contenu des odes, sans voir qu'ainsi l'on mutile l'œuvre d'art et que chaque poème tire des circonstances particulières de sa composition un caractère propre et un coloris spécial. Le poète célébrait la victoire, vantait la gloire du triomphateur comme celle de ses ancêtres et de sa cité natale ; il élargissait ensuite son cadre pour y introduire les mythes qui se rapportaient à cette famille ou à cette ville. Mais, pour lui, ces mythes n'étaient pas une addition étrangère, ils étaient essentiels au poème. Dans l'esprit de l'auteur, le passé héroïque était l'image éclaircie du présent, les vertus des aïeux continuaient à vivre dans leurs descendants. C'est ainsi que Pindare employait la mythologie à idéaliser sa propre époque. Pindare appliquait aux mythes un critérium de moralité. On ne doit dire des dieux que des choses nobles1, voilà pourquoi Pindare a passé sous silence ou même changé bien des traditions mythiques ; il déclare expressément qu'il raconte àvn'a Tipoiépiov, c'est-à-dire que sa version diffère des précédentes. Sans doute il rapporte des mythes où les dieux se laissent emporter par leurs passions2, mais ils rentrent vite dans l'ordre moral. La Ve Pythique arrive à donner une haute représentation d'Apollon, dieu de la guérison, du chant et de la musique, de la paix et du droit, de la divination. Dans toute l'œuvre de Pindare règne un esprit de piété; le poète aime mieux chanter les dieux comme arbitres de la destinée humaine que de s'arrêter sur leurs aventures mythiques. Chez lui le caractère anthropomorphique des dieux est un peu brouillé, les traits inférieurs au moins sont écartés. Il est de prime abord invraisemblable que Pindare leur ait attribué la basse passion de l'envie ; il est souvent question chez lui du <p8o'voç T£5V SsfiW, mais il faut comprendre par là la justice divine qui retient l'homme dans les limites qui lui ont été assignées et punit son
1. Entre autres 01., I, 56; IX, 53. 2. hthm., VII; Pyth.,lX.
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Avec une pareille conception il est naturel que les dieux, pris individuellement, restent un peu dans l'ombre, alors qu'il est très souvent question de la domination divine, de la destinée, du sort qui est décidé par les dieux ou par Zeus et dont l'homme se sent profondément dépendant. Il nomme encore Moira (ou les Moiraï), 7'yche, Chronos, Mon, TOTU.O;, et aussi le démon de la naissance, Safu-ov yEvs9Xioç. Ces puissances divines dirigent et décident tout : toutes les lois de la vie, le mariage, la famille, de l'Etat et le droit sont placés sous leur protection. Il faut remarquer chez Pindare la façon dont il envisage les deux côtés de la vie humaine et la double attitude qui y correspond. L'homme se sent à la fois parent des dieux et séparé d'eux par un fossé profond. Par sa haute intelligence il s'élève jusqu'aux dieux, mais son existence est éphémère; il n'est pas sûr d'un seul instant; il n'est que le songe d'une ombre, o-x'.S; ovap, et cependant un éclat divin l'environne, a"yAa Stdo-Bo-oç '. C'est pourquoi il faut que l'homme ait conscience de sa caducité et de sa dépendance : Pindare conseille fortement de se garder de l'Sëpiç: L'homme ne peut s'élever jusqu'au ciel ni trouver la route qui le conduirait jusqu'au 2 peuple bienheureux des Hyperboréens ; qu'il apprenne donc à se borner, et ne rejette pas le plaisir quand il s'offre. A une époque d'énergie où l'esprit national était exalté par le triomphe remporté sur les Perses et chez un poète qui célébrait les victoires de la lutte, ces sentiments sombres, cette attitude résignée, mesurée, ont quelque chose qui surprend. Ces sentiments percent même dans les louanges que Pindare accorde aux vainqueurs. Sans doute il loue la force, la vertu et la bravoure de ses héros; mais ces avantages ne viennent cependant qu'en seconde ligne. Très souvent ses éloges s'adressent au bonheur, à la richesse même des vainqueurs. C'est parce qu'il voyait les signes de la faveur des dieux dans le bonheur, la richesse, la victoire : ces dons sont le sceau dont les dieux marquent leurs favoris. Ajoutons que Pindare, en bon aristocrate, tenait la vertu pour une chose d'héritage. Sans doute tous les descendants d'une noble famille ne sont pas vertueux, mais dans la descendance il y a une TTOTIJ-OÇ a^ys.^, une détermination de caractère, une prédisposition morale. Et la vertu n'a aussi toute sa valeur que là où elle est née sur ce terrain qui lui était destiné et s'est ensuite développée personnellement. Pindare avait des idées beaucoup plus précises qu'Homère sur l'existence après la mort. 11 avait bien en partie la même idée de l'Hadès et des Champs Elysées, mais, d'une façon générale, il était plus porté vers ce que nous appelons la croyance orphique. L'âme, l'aîSvoç S'SWAOV qui vient seul des dieux et qui se manifeste, quand le corps se repose, par des songes 3 prophétiques , était pour lui l'homme véritable, et non le corps. Pindare croyait ainsi fermement à l'immortalité ; il croyait même à la migration des âmes. Cette croyance donnait un recours à sa morale en renvoyant à la
1. Nem., VI, 1-14; Pyth., VIII, 141-146. 2. Pyth., X, 49-56. 3. Fragm., 108, éd. Bgk.
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vie future le châtiment et la récompense . Nous ne pouvons nous occuper en détail de la morale que recommande ce système. Disons seulement que son principe actif n'était pas seulement la croyance à l'immortalité, mais aussi la piété, eùaéêeia, d'où les autres vertus sont issues. Le premier des grands tragiques, Eschyle (325-456), pensait et sentait comme Pindare. Mais son art et son milieu étaient tout à fait différents. La tragédie soulevait des problèmes étrangers aux epinilria. En outre le poète athénien prenait une tout autre part au mouvement national que le poète thébain; n'avait-il pas combattu lui-même à Marathon, à Salamine et à Platées? La tragédie respirait l'air de la guerre, qui n'arrivait à Pindare que de loin. Une conception grandiose comme celle d'Eschyle, aux yeux de qui la victoire de son peuple était une preuve de la justice divine et qui savait accorder l'indépendance humaine avec l'ordre moral du monde, ne pouvait naître qu'à la suite d'une grande Idée nationale. L'autre support de la tragédie était le culte de Dionysos. Le lien qui les unissait n'était pas seulement extérieur; la tragédie se nourrissait en effet de l'esprit de la religion mystique dont elle mettait en scène les grandes antithèses, la faute et l'expiation, la vie et la mort. Ce faisant, elle faisait porter aux mythes des pensées morales et religieuses. Gomme presque tous les poètes grecs Eschyle insiste sur la courte durée, de la vie humaine qui n'est qu'une xauvoïï sxia, l'ombre d'une fumée, d'où le poète conclut : ne point bâtir sur rien d'humain ; Yt'yvcocxs Tàv6pco7TEia uJi cÉSe'.v ayxv, ne point trop estimer les choses humaines. La mort est inexorable; elle rejette offrandes et sacrifices; Peitho s'en détourne. Cependant elle peut aussi apparaître en génie libérateur, et il reste à l'homme la consolation de l'espérance. Eschyle présente la souffrance comme un enseignement; Zeus a réuni les deux choses : TOXOEI p.aOoç. Le problème de la souffrance humaine est résolu par la croyance à la justice divine, qui ne perd que les coupables. Nâgelsbach dit le contraire et croit lire dans quelques paroles du poète8 que la divinité ruine même les innocents par caprice ou par envie. En réalité Eschyle pense comme Pindare. Le dieu ne se contente pas de punir le criminel, il l'aveugle d'à-ra-r/j Stxat'a et le fait prisonnier dans son crime comme dans un filet3. C'est là ce que signifie l'àtacoTcop, <;uÀ}.y)7rT(!L>p àXâcxwp ou xaxàç Sai'ijuov qui s'empare de l'homme, retardant quelquefois la punition jusqu'à ce que la mesure de la faute soit comble, mais seulement pour perdre plus sûrement le coupable. L'exemple le plus clair est celui de Xerxès, qui eut l'arrogance de vouloir établir un pont sur l'Hellespont sacré et de provoquer Poséidon ; la vengeance céleste l'atteint, elle l'aveugle et il livre la bataille de Salamine. Cet esprit de vengeance agit aussi comme Scupov YÉWOCÇ dans des familles entières. C'est ainsi que la irpcoToto/oç oh:-»), l'âpa, l'Érinys, détruisit la maison d'Aga1- Le passage classique 01., II, 105-142, et plusieurs fragments : 106, 109, 110. 2. Entre autres Oebç (j.b akiccv qjiisi PpoTOÏç, OTOCV xaxwaai Sm^a ita(imî8r,v 0;)Ï| (Fragm. Niobé). 3- <I>i),et(5è (Pers., 820).
TÔ)
1
xâ(iVOVTi eruaiteûôetv Oeô; (Fragm.). "T|3p'.ç ÈSavOoûa-' èxâpîrwa'e a-ûyyv ar>iç
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memnon; l'effet tragique est saisissant quand Clytemnestre reconnaît elle-même qu'elle n'est que l'instrument de cette malédiction domestique. Il est étonnant de voir combien ici, comme chez les frères ennemis, Étéocle et Polynice, la puissance objective de la malédiction et la faute personnelle se confondent. Eschyle considère la seconde comme la conséquence de la première : dans les familles qui sont tombées au pouvoir des Érinyes, la malédiction se perpétue comme une dépravation héréditaire. Les descendants du maudit sont étrangers à toute vertu, en particulier au sentiment des lois sacrées de la société et des liens de la famille. On. se trompe entièrement quand on fait de l'Érinys une personnification de la conscience vengeresse ; c'est là une conception moderne bien étrangère à Eschyle et qui n'apparaît que chez Euripide. Un pouvoir supérieur, propitiatoire, est placé au-dessus de cette puissance terrible. C'est la doctrine que prêche l'Orestie. Les Érinyes sont les maîtresses absolues d'Oreste, qui a tué sa mère, mais l'homme souillé de sang va chercher l'expiation auprès d'Apollon et d'Athéna. Ces dieux qui garantissent le droit des Érinyes, savent les changer en Euménides, en Bienveillantes, et ainsi pardonner au coupable. L'intérêt patriotique qui s'attache ici à l'Aréopage est un motif à considérer. Dans cette grande trilogie se manifeste l'opposition de l'ancienne famille divine à laquelle appartiennent les Érinyes et de la nouvelle dont font partie Apollon et Athéna. De même Zeus est placé en face du titan Prométhée. A la première impression notre sympathie est pour le titan qui, même enchaîné, ose affirmer sa personnalité contre le tyran qui n'a pas de meilleurs serviteurs que Kratos et Bia, la Force et la Violence. Mais le poète se propose autre chose dans la trilogie dont nous ne possédons d'ailleurs qu'un fragment; en effet, la fin ne montre pas seulement la délivrance de Prométhée, mais la légitimité de la puissance de Zeus qui s'unit avec Thémis. L'esprit de la poésie d'Eschyle est tout à fait religieux. Toutes les lois sociales et morales portent chez ce poète un caractère religieux : le Sîxaiov est ô'crcov, le crime est une atteinte aux dieux (QeoêAaêeïv). On a voulu voir des professions de foi monothéistes dans quelques passages, comme le chœur célèbre d'Agamemnon. Ce qu'il y a de vrai c'est que la tragédie, telle que la comprenait Eschyle, dépouillait les dieux de leur limitation individuelle et de leurs traits de hasard pour en faire les agents du gouvernement du monde. Mais, à voir l'ensemble de ses pièces, Eschyle se tenait en général sur le terrain de la religion traditionnelle; aucun poète ne semble avoir été plus complètement maître du mythe et l'avoir mis plus naturellement au service de ses hautes pensées. D'autre part, il ne heurtait pas la croyance populaire; il se servait beaucoup de la mantique, des songes, des apparitions, des pressentiments. Sophocle était de trente ans plus jeune qu'Eschyle et atteignit un âge avancé (496-406); il appartint donc à une autre époque et à un autre entourage que son prédécesseur. Sophocle vit la splendeur du temps de Périclès et fut encore témoin de la chute. Cependant Sophocle est à pro-
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prement parler le poète de l'âge d'or, son attitude religieuse le montre autant que la perfection de son art. Dans Sophocle l'intérêt passe des puissances divines qui décident de la destinée dans l'âme même de l'homme. Sophocle n'a cependant ni nié ni oublié l'objectivité des puissances divines. Au contraire, il proclame qu'il y a des lois divines éternelles et que l'homme doit respecter sous peine d'être écrasé par elles. Le trône de la Dike est placé à côté de celui de Zeus lui-même1. La piété, c'est-à-dire une crainte respectueuse de la volonté des dieux, est une condition de la vie humaine; ses vers sur râyvsâsont caractéristiques 2. Si donc l'humanité est mieux traitée chez Sophocle que chez Eschyle, elle ne se suffit cependant pas à elle-même, elle reste liée aux puissances supérieures et divines. D'autre part, Sophocle attache lui aussi une grande importance aux oracles. Dans Philoctète, Ajax, les Trachiniennes, Œdipe surtout, la catastrophe a été prédite par des oracles. Les parents d'OEdipe et OEdipe lui-même essayent d'échapper à la fatalité, mais ce sont précisément leurs efforts qui amènent la réalisation de l'oracle. Nulle part l'opposition n'est plus fortement marquée entre l'instabilité de la destinée humaine 3 et l'immutabilité de la décision divine. Sans doute le roi se débat contre elle, mais le poète ne doute pas une minute qu'elle vaincra et qu'elle ne doive vaincre. Dans Œdipe à Colone vient le pardon. Sans doute l'expiation n'est pas encore parfaite ; on a vu même dans OEdipe à Colone le type d'un homme intraitable; en tout cas, il épanche toute l'amertume de son âme dans la malédiction qu'il lance contre son ennemi. Mais comme la fin du malheureux approche, le poète le mène au bois des Euménides, et sa mort est une mort sainte : OEdipe devient le génie protecteur de la contrée où l'amitié de Thésée lui a préparé le repos. Sophocle n'a donc pas réduit les lois éternelles en faits psychologiques ; pour lui cependant, elles se révèlent dans l'âme des hommes, elles ne les violentent pas par des contraintes extérieures, mais agissent sur leur cœur. Ainsi la vengeance du sang dans Electre n'est pas une compensation extérieure; le côté intérieur et moral de l'acte entre en ligne de compte. Même dans Anligone, le poète ne représente pas d'une façon abstraite le conflit entre l'obéissance aux lois de l'État et la teneur des aypairTa xàaa>xA-?i Os«v v^Gi ; Sophocle a finement dessiné les tendances et les caractères des personnages : Antigone, d>u.àç II ùu.ou Traxpoç, inflexible aussi bien vis-à-vis de Créon que de sa sœur Ismène, mais non pas au point de cacher sa douleur de mourir si jeune; Créon, qui reconnaît trop tard qu'il a maintenu trop rigoureusement les lois de l'État. Sophocle ainsi tient le milieu entre Eschyle et Euripide. Sa façon de résoudre le problème de la destinée n'est plus aussi satisfaisante que celle
1. Diké est aussi bien Sûve&po; Zïjvix; àp/aioi? vdnot; (QErf. Col., 1375), que Çùvoiv.oç xatifl 8eùv (Antig., 451). 2- Dans le chœur d'OEd. Tyr., 863 et suiv. 3. Voirie chœur, v. USG et suiv.
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d'Eschyle ; mais il prêche décidément une croyance religieuse. La domination divine lui semble absolument stable, cligne de tout respect. II par]e avec une terreur religieuse des lois et des obligations morales. Sophocle est le plus noble et en même temps le dernier représentant d'une conception vraiment harmonique de la vie.
§ 116. — Le commencement de la décadence1.
Ce que nous avons dit jusqu'à présent doit montrer clairement dans quel sens on peut parler d'une désorganisation de la croyance. La religion ne possédait ni système doctrinal, ni tradition ecclésiastique qui pût lui servir de citadelle et que le progrès dût prendre d'assaut. Mais de nouveaux besoins intellectuels étaient nés et l'on sentait que le bagage des vieilles idées n'était plus suffisant pour les satisfaire. Ce sentiment ne se manifesta pas seulement dans des cas isolés d'impiété, comme celui de Diagoras de Mélos qui, prenant texte de l'injustice qui règne dans le monde, niait l'existence des dieux et déclamait même contre les mystères. Un esprit de négation s'était emparé en général de l'opinion publique. Les sophistes étaient les principaux représentants de cette tendance d'esprit. Il est difficile de porter sur eux un jugement équitable : nous ne les connaissons que par leurs adversaires; ou bien nous contresignons les rapports malveillants de ces derniers, ou bien, par réaction, nous les réhabilitons presque entièrement, comme l'ont essayé beaucoup d'écrivains modernes à la suite de Hegel et de Grote. Les sophistes n'enseignaient point tous la même doctrine; la différence était grande entre Protagoras et Gorgias. Mais tous ils faisaient un métier de l'éducation et enseignaient pour de l'argent, nouveauté suspecte. Ils étaient passés maîtres dans l'art de la parole; ils apprenaient à la jeunesse à raisonner sur tout et à soumettre toutes choses au critérium du jugement subjectif. C'est la sophistique qui proclama pour la première fois le droit de l'individualité. Cette méthode de dialectique ne pouvait être que dangereuse pour la croyance aux dieux. La sophistique fonda les deux formes principales du scepticisme, le scepticisme mitigé ou provisoire et le scepticisme doctrinal. Le premier est celui de Protagoras qui prétend ne pouvoir rien dire de précis au sujet des dieux, n'affirme pas leur existence et ne la nie pas davantage; l'incertitude de l'objet, la brièveté de la vie humaine rendent la connaissance impossible. Par contre Gorgias enseigne très décidément qu'il n'y a rien, que s'il y avait quelque chose on ne pourrait le connaître et qu'en tout cas on ne pourrait communiquer cette connaissance. Critias est égale ment négatif : les dieux, pour lui, ont été inventés par d'habiles hommes d'État. Mais plus destructive encore que ces opinions sur les dieux se
1. BIBLIOGRAPHIE. — Nagelsbach, Nachhomerische Théologie, 1857. — Sur Euripide nous avons un livre intéressant de K. Kuiper, Wijsbegeerle en godsdienst in-het dramaW1 Euripides, 1888.
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ontre la distinction du naturel et du conventionnel, çû<r(ç et v6u.oc, que e sophiste Hippias introduisit dans l'éthique et dans la philosophie en énéral. Dans une société qui reposait entièrement sur la tradition et qui econnaissait l'état de fait, le VÔLUJÇ àpyjxîoç, comme le principe et la règle inique de l'État, de la vie, de la religion, il n'y avait pas de doctrine plus langereuse que celle qui présentait cette tradition comme accidentelle et ■ariable. Mais la sophistique ne réussit pas à élever la loi naturelle (la tpùpiç) au-dessus des appétits individuels. Des penseurs venus plus tard, comme laton et les stoïciens, ont essayé de donner un caractère plus solide et plus noble à cette tendance naturelle. C'est cependant aux sophistes que l'on doit d'avoir les premiers soulevé ce problème fécond mais troublant et dissolvant au début. Quand on parle de l'influence de la sophistique combattant la croyance, on est bien loin de penser au Père de l'histoire, à Hérodote d'Halicarnasse (484-406). C'était un homme pieux, qui retrouvait dans l'histoire les traces de la volonté et de la justice divines; il rapporte une quantité considérable d'oracles à la vérité desquels il croyait. Cependant la réflexion s'introduisait doucement même chez lui ; sa critique des mythes est sans doute fort modeste, il en examine pourtant de temps à autre la vraisemblance. Il faisait venir d'Égypte la plupart des dieux grecs et il appelait Homère et Hésiode les fondateurs de la théogonie. Il n'y avait rien sans doute là dedans qui portât décidément atteinte à la croyance, mais il est déjà significatif qu'il se soit préoccupé de l'origine des dieux. D'autre part ses connaissances l'amenaient à la notion de la variété des lois humaines '. Mais c'est surtout sa doctrine de l'envie des dieux qui doit attirer l'attention en tant que signe d'une époque où la croyance s'affaiblit. En différents , endroits et par allusion directe à des cas particuliers il enseigne : TÔ OEÏOV 2 -2v Ç/QOVEOGV xe xai fapa^SSeç , le divin est jaloux et se plaît aux bouleversements. Nâgelsbach et d'autres, trouvant cette idée chez plus d'un auteur grec, la considérèrent comme un élément de la croyance populaire. Mais Hoekstra 3 a démontré que le »0ôvoç des dieux, qui est causé par l'tiSpiç des hommes et se rencontre en réalité avec la vép.e<jiç, se distingue fortement du œOo'vo; iià tîj EUTu^tç TÛV £pT)<7Twv, l'envie portée à la prospérité des justes. Sans doute un bonheur exagéré peut amener la satiété, icôpoç, qui peut à son tour produire l'Sêptç ; mais l'idée que le bonheur seul sans la faute peut appeler la jalousie des dieux, que la divinité frappe de son tonnerre tout ce qui s'élève trop haut, que l'homme bon par conséquent ne doit pas seulement craindre les dangers moraux du bonheur, mais le bonheur lui-même, toutes ces pensées appartiennent bien à Hérodote. Thucydide, bien que de peu d'années plus jeune qu'Hérodote — il vécut de 472 à 396 — est d'un tout autre temps. Il examinait les destinées humaines en elles-mêmes, cherchait leurs causes et leurs rapports sans
L III, 38. 2. Entre autres I, 32; III, 40; VII, 10, 46, 56. 3- S. Hoekstra Bz., De wangunst der goden op het geluk ook der rechtvaardigen (Kon. M- AmsL, 1883).
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s'occuper d'influences divines. Pour lui les oracles (yp-ri<jij.oi) étaient souvent trompeurs et ne s'accomplissaient que par accident1. Cependant il voulait qu'on respectât les choses divines ; il blâmait ceux qui s'attaquaient aux Upoé et aux fio-ta, et raconte avec horreur comment, à la suite de la peste d'Athènes, les liens moraux se déchirant, on méprisa même le droit des morts; se lamentant sur les troubles des guerres civiles, il se plaint qu'on n'y respectât même plus la sainteté du serment -. Euripide (480-406) fut le véritable représentant de l'époque des sophistes. Homme d'une instruction étendue, il connaissait à fond la littérature; disciple d'Anaxagore, ami de Socrate, il avait subi l'influence des mystiques aussi bien que celle des sophistes. Mais il ne nous présente pas une conception philosophique du monde, ce qui le préoccupe, c'est le problème de la vie, l'énigme de la destinée humaine qu'il n'arrive pas à résoudre. Euripide ne s'inquiétait plus de la théodicée, telle que Eschyle et Sophocle l'avaient comprise, il avait perdu la croyance, ou plutôt il essayait vainement d'arriver à voir les choses d'un biais qui le satisfit. Ces efforts trahissaient encore une sorte de foi. Il ne faut pas regarder Euripide comme un rationaliste vulgaire, il possédait « cette incrédulité qui est de la foi qui doute » (Mommsen). Les tragédies d'Euripide sont pleines de reproches et de plaintes contre les dieux. Les dieux y jouent souvent un rôle honteux : Aphrodite ruine sans pitié le pieux adolescent Hippolytc qu'Artémis ne peut sauver; Héra souffle la folie à Héraklès qui tue ses propres enfants; Apollon abandonne lâchement Créuse et son fils Ion; c'est par esprit de vengeance qu'il souffre que Néoptolème soit égorgé, à Delphes, auprès de son propre autel où il s'est réfugié en suppliant (dans Andromaque). Ce qu'il y a ici de remarquable, c'est de voir le poète mettre tant de passion dans ses attaques. Cette émotion ne peut s'expliquer que par le vif besoin d'une foi nouvelle. Euripide demande une providence divine, qui règle le sort des humains, et une justice divine qui l'explique: mais dans le monde il trouve le contraire. C'est pourquoi il accable de ses traits les plus acérés les dieux qui commettent des actions honteuses, frappent sans pitié leurs adversaires, savourant le plaisir de la vengeance, laissent les innocents souffrir et le malheur s'accumuler sur quelques têtes. Il suffit de rappeler ici l'invective du Bellëropkon : « La force seule règne au monde et la piété ne sert à rien, la vieille croyance aux dieux est devenue une folie » :
çviaîv Ttç EIVOCI S-?,T' êv oùpavû OÎO'JÇ; oùx eiuiv, où-/, etir'.
Nous mesurons la profondeur de ses besoins à la vigueur de sa négation. Sans doute il ne pouvait pas jeter les fondements d'un nouvel édifice. Il doutait quelquefois de la mantique, il dit que les songes sont trompeurs et que les meilleurs devins sont ceux à qui leur esprit aiguisé permet de mieux deviner l'avenir.
2.
1. Thucyd., V, 26, etc. Par exemple II, 52 et suiv.; III,
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et suiv.
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On serait dupe de l'apparence si l'on croyait qu'Euripide a mis de nouvelles divinités à la place des anciennes, comme Aristophane le lui a reproché1. L'Éther aurait été la divinité d'Euripide; on a tâché d'en faire une conception philosophique de dieu, parente du voôç d'Anaxagore. On trouve les éléments d'une conception religieuse plus positive dans des notions comme celles de Chronos, Nomos, les Moirai, Ananke, Dike, empruntées à la philosophie ou à la croyance populaire, mais il est certain qu'Euripide y trouvait, aussi peu que dans la conception dominante des dieux personnels, une solution satisfaisante du problème de la justice, une théodicée réelle. Le dernier mot de la théologie d'Euripide s'accorde bien, avec ce que Protagoras enseignait sur les dieux, selon la tradition, dans la propre maison du poète : nous ne savons rien de sûr des dieux et nous ne pouvons rien en dire de vrai. De là, chez Euripide, ces mots souvent répétés OO-TIÇ o OEO'Ç, ces juxtapositions de qualificatifs ZEUÇ, <ï!.x kw[y.-r\ oç, SITE voûç PpoTwv2, ces plaintes fréquentes sur ce que les choses divines |se dérobent à notre vue. Les choses divines étant si incertaines, les choses humaines manquent laussi de critérium. Hors d'état de justifier la divinité du mal, Euripide laisse l'homme avec son malheur; de là vient le caractère pathétique lie sa tragédie. Le premier parmi les tragiques, le poète transporte comme les sophistes le critérium de la moralité dans l'opinion3. Il a représenté presque comme un droit la puissance de la passion. Cependant il ne l'a pas ïxaltéesans réserve : dans Phèdre, dans Médée, etc., ses suites désastreuses sont décrites d'une façon saisissante ; personne n'a senti plus profondément le mensonge, les effets funestes de « la sophistique de la passion » [Niigelsbach). Un trait positif de la pensée religieuse d'Euripide c'est qu'il reconnaît a religion mystique. Dans plusieurs pièces il a mentionné avec respect ou célébré poétiquement les mystères, notamment dans les fragments conservés des Cretois, où le prêtre de Zeus décrit les mystères de la mère des lieux, Cybèle; dans un chœur A'Hélène, dans Bippolyte. Nous trouvons pliez lui le syncrétisme orphique — il identifie Déméter à Rhéa-Cybèle, îaia et Hestia, Hélios et Apollon — et les idées mystiques sur le cycle de |a vie et de la mort. Ces mots « T(Ç S'OISEV EÎ Çfyi TOOQ' 3 xsxXïvtat OKVETV, TO 5è Ov^oxuv êo-Tt'; » qu'Aristophane couvre de ses plaisanteries faciles, ne ^ont pas des mots au hasard, et expriment sans doute la pensée la plus profonde du poète. Mais il ne trouve pas non plus de solution satisfaisante dans l'orphisme, pas de croyance fortifiante. Son dernier mot fut résignation, dans la tragédie poignante des Bacchantes. Dans Penthée, le poète montre comme le rationalisme paraît mesquin en face de la puissance irrésistible du dieu. On a vu là une palinodie, mais nous avons dit léjà que le poète rie fut jamais un simple rationaliste. Nulle part cepenlant l'insuffisance de l'intelligence humaine n'a été flagellée plus impi-
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1.
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Rame, 880.
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2. Troades, 887.
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toyablement qu'ici. Mais l'éclat poétique qu'il a répandu sur la Bacchanale du Cithéron ne doit pas nous aveugler sur sa pensée véritable. Le dieu dont il représente ici la puissance, Dionysos, sait vaincre, mais ne sait pas guérir; son triomphe apporte le malheur et la ruine, non seulement à son ennemi Penthée, mais encore à ses serviteurs et aux instruments de sa puissance, Agauéet Kadmos. Il faut s'incliner devant la puissance divine on ne peut l'admirer et l'aimer. Le dernier mot d'Euripide est plus triste et plus désespéré que les doutes et les plaintes de son scepticisme. La vieille religion trouva un défenseur dans Aristophane (444-388), qui lutta vigoureusement contre toutes les sortes de novateurs, Cléon, Socrate Euripide. Sans doute le comique athénien était un étrange avocat delà religion. Le peu de ménagements avec lesquel il présentait les dieux sur la scène dépassait tout ce que l'on pouvait reprocher à Euripide. Il ne se moque pas seulement de divinités étrangères comme le dieu des Tribnlles qui ne sait pas le grec convenablement (dans les Oiseaux) : les railleries adressées aux dieux grecs sont encore pires. Rappelons l'Hermès de la Paix, Dionysos, le jeune débauché des Grenouilles, les dieux qui perdent leurs sacrifices à la suite de la construction de la cité des Oiseaux et sont prêts, tant ils ont faim, à vendre pour un morceau de pain le gouvernement du monde. Mais, malgré tout, Aristophane était un panégyriste des vieilles lois et des vieilles coutumes. Il savait qu'il ne pouvait les ranimer, mais il était intimement convaincu que la démagogie, la sophistique et l'athéisme, conduisaient l'État à la ruine. Il y a un fond de sérieux et de tristesse sous ses folles plaisanteries. L'incrédulité de son époque avait mordu même sur lui. Il louait avec conviction la vertu et la force de la race antique, mais nous lisons entre les lignes qu'il les trouvait cependant un peu démodées. La faiblesse de sa propre foi se trahit plus dans les Nuées : tout en accusant Socrate d'athéisme, il n'a pas de meilleur argument en faveur de la religion que celui-ci : la société en a besoin. Le poète s'effraye des suites de la négation; mais ne lui oppose qu'un expédient désespéré.
§ 117.
—
La religion et la philosophie l.
Socrate a inauguré un mouvement qui dure encore aujourd'hui. Ses contemporains l'ont injustement tenu pour un sophiste, un novateur démoralisant, et condamné à ce titre. Socrate avait rempli consciencieusement ses devoirs de citoyen et de soldat, et ses doctrines n'étaient pas subversives en elles-mêmes. En réalité, elles ne touchaient pas directe1. BIBLIOGRAPHIE. — Sur Platon, voir la traduction excellente avec introduction, etc., de B. Jowett, The dialogues of Plato, 3° éd., 5 vol., 1892; G. Grote, Plato and olhu comparions of Sokrates, 3* éd., 3 vol., 1875, et l'ouvrage récent de E. Pfleiderer, Sokrates und Plato, 1896. Pour Aristote, voir également Grote et un livre clair, 1* sommaire de A. Grant, Aristotle, 1888. Pour le Portique, voir le chapitre qui en traite dans le livre de M. Heinze, Die Lehre vom Logos in der griechischen Philosophie. 18™i pour les Épicuriens, \V. "Wallace, Epicureanism, 1880.
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ment à la religion. Socrate ne paraît pas avoir combattu les idées religieuses de ses compatriotes, ni avoir attaqué le culte. Il s'abstenait d'expliquer le monde, et appliquait son attention à l'homme intérieur; c'était un psychologue. Son œuvre, c'est d'avoir fondé une philosophie éthique et pratique, dont le principe est l'identité de la myltt. et de la aor-ppoo-uv-q ?.. Mais il reconnaissait aussi en lui un élément immédiat dépassant la conscience : une voix divine qu'il appelait son SoujwSvwv Cette voix retenait toujours, n'excitait jamais, et quand on traduit Saipuiviov par conscience on oublie qu'il ne l'entendait pas de l'ensemble de l'être intérieur ; il n'apparaît que dans certains actes ; d'autre part, c'est affaiblir l'idée que la réduire à la notion d'un tact pratique, car Socrate entendait clairement par là une voix divine. Plusieurs écoles se réclamèrent de Socrate : celles de Mégare et d'Elis, l'école cynique et l'école cjTénaïque. Mais leur importance pâlit à côté de celle de Platon (428-347). Platon s'est occupé des conceptions religieuses courantes, spécialement dans les livres II, III et X de la République. Il voulait chasser Homère de son État idéal en raison des histoires indécentes qu'il raconte sur les dieux et les héros et des sentiments amollissants qu'il éveille. L'opposition de Platon était surtout dirigée contre les doctrines qui attribuaient de mauvais penchants aux dieux. La divinité n'est jamais Sucvou; àvOpwiroiç, la jalousie n'entre pas chez les dieux; Dieu est toujours ày«Gdç, àVq6r,ç, àTiXoïïç, ne fait que ce qui est juste et bon, ne se sert du mal que comme punition, c'est-à-dire pour qu'il en sorte un bien. Malgré cette opposition à quelquesunes des parties essentielles de la croyance populaire, Platon a cependant respecté les croyances établies ; il voulait même que dans son État idéal on interrogeât l'oracle de Delphes sur les choses du culte. Il dit dans le Timée, peut-être ironiquement, qu'il veut se conformer à la tradition courante sur les dieux; en tout cas, il reconnaît dans ce livre les dieux cosmiques ou visibles (terre et étoiles) et les dieux invisibles de la théogonie, en leur attribuant une vie éternelle, mais une position subordonnée et une puissance limitée. Quant à l'idée particulière que Platon se faisait de la divinité, il est absolument impossible de la définir. Il représente toujours le divin comme quelque chose de transcendant, qui existe en dehors du monde des sens. La plus haute des idées, l'idée du bien, occupe-dans le monde intellectuel la même place que le soleil dans le monde des phénomènes ; il faut nous contenter de pareilles images. L'idée du bien est pour lui la source de l'être, le 7capàoEtyp.a de tout ce qu'il y a de bon au monde; elle dépasse la connaissance et domine de très haut le monde sensible. La départition entre le monde des noumènes et le monde des phénomènes est une des idées principales du platonisme. Sans doute il existe un lien entre les deux mondes : les êtres visibles sont formés sur le modèle des idées
1. Xénophon, Mem., III, 9, 4. 2. Pour le S«iu.<iv ov, voir Xénophon, Mem., IV, 3, 12; 8, S et 6; I, 4, 15. Platon,
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ApoL, 3L D.
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dont ils participent (uiÔEfo), mais, d'un autre côté, l'idée elle-même reste indéfinie, inconnaissable : Platon s'engage déjà tout à fait sur la route du mysticisme. Dans la cosmogonie physique du Timée, où il rebâtit le monde, il enseigne que ce monde est construit par un démiurge sur le modèle des idées éternelles; construit, non pas créé, car l'œuvre du démiurge n'a fait que tirer un monde ordonné de la matière brute qui était à sa disposition, un Kosmos du Chaos. Cette matière brute, Platon l'appelait à.yà.yxfj, ce qui ne signifiait pas pour lui fixité, détermination mais, au contraire, hasard, inintelligence. De ces matériaux serait sorti le monde proprement dit, animé, aù-oÇùov. Le démiurge lui-même ne crée que la première catégorie d'êtres, les dieux, et ceux-ci, à son exemple, font les hommes et les autres êtres. Cette construction surprend par la multitude des degrés qui s'étagent entre les idées et les êtres visibles. Sa doctrine de l'immortalité n'a pas eu moins d'influence sur la religion et la théologie que son idée de Dieu. C'est chez lui que la doctrine pythagoricienne et mystique a trouvé son expression classique : l'âme est l'homme proprement dit, le corps n'est qu'une prison ou une demeure temporaire. Les preuves de l'immortalité de l'âme que donnent Phédonet Phèdre, sans toujours s'entendre dans les détails, n'ont pas, prises ensemble, autant de valeur que l'exemple auquel Platon a attaché sa doctrine : la mort de Socrate. Cette mort de Socrate est devenue pour l'humanité un fait typique; on y voit comment la force et l'indépendance de l'âme se conservant dans le mort, garantissent la continuation de son existence. Grâce à Platon, la doctrine de l'âme éternelle, d'essence immortelle, a passé dans le patrimoine humain. Là même où l'on se garde des conséquences (existence antérieure de l'âme, migration des âmes, immortalité de l'âme des animaux) l'influence se fait encore sentir; dans le christianisme, elle s'est unie à des idées venues d'ailleurs, mais elle n'a pas disparu. Avec Aristote (384-322) le monde extérieur reprend la première place. On peut regarder Aristote comme fondateur de la théorie scientifique de Dieu; c'est lui qui a préparé les preuves cosmologiques et téléologiques de l'existence de Dieu par ses idées sur la cause créatrice, déterminante et la finalité immanente. Aristote distinguait la forme qui, en tant qu'bmléyua., âvépYE'.œ, aclus, complète et ■construit la matière ou le substratum; mais il ne séparait pas ses deux principes l'un de l'autre comme Platon. En reconnaissant en Dieu l'actualité pure ou l'énergie, il préservait d'un côté la spiritualité de Dieu, de l'autre sa liaison avec le monde. Aristote vivait sous Alexandre ; au début de la période des Diadoques, Zénon et Épicure fondèrent à Athènes, l'un, l'école stoïcienne, l'autre, l'école épicurienne. Ces deux écoles s'accordent sur plusieurs points : toutes deux offrent une explication matérialiste du monde, toutes deux se tournent décidément vers les problèmes éthiques, toutes deux s'occupent bien plus de l'homme comme individu que dans ses rapports avec l'Etat. Leurs effets sur la religion sont naturellement opposés. Le Portique, dont les trois premiers maîtres furent Zénon de Chypre,
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Cléanthe et Chrysippe, expliquait le monde par le mélange des quatre éléments : deux éléments actifs (drastiques, -h TTOIOÙV, le feu et l'air) et deux éléments passifs (pathétiques, TO TOXCT/OV, la terre et l'eau). Cette conception du monde était moniste, car le Portique explique tout par la matière : le Logos, qui produit l'ordre et l'harmonie, qui forme et pénètre tous les êtres, est identique au feu matériel. Ce Logos-ieu. est la vie et la semence de tous les êtres, le principe du monde, l'intelligence du monde, la loi du monde : il prend à la fois la place de l'idée de Dieu et du principe éthique. Les stoïciens célèbrent parfois encore ce principe du monde sous le nom de Zeus, comme dans l'hymne connu de Cléanthe. Mais, d'autre part, comme, d'après cette doctrine, le Logos combine et ordonne tout au monde, il faut nécessairement nier le mal ou l'expliquer de telle sorte qu'il apparaisse conforme à la raison. Dans sa théodicée, le Portique a recours à l'idée de la perfection du tout dont on ne doit pas isoler les diverses parties : il faut regarder le mal comme l'ombre qui accompagne la lumière. En somme la doctrine stoïcienne fut un appui pour la religion par sa gravité morale, son insistance sur le sentiment du devoir, encore plus par ses efforts apologétiques, car elle essayait de fonder sur la philosophie les principales pratiques religieuses, notamment la mantique. La philosophie épicurienne avait un caractère tout autre ; elle expliquait le monde par le mouvement des atomes dans l'espace sans y attacher des idées de fin ou d'intelligence. Les dieux vivaient éternels et heureux dans les mondes intermédiaires, dans l'espace qui séparait les mondes, mais ils ne s'occupaient pas des choses d'ici-bas. Cette doctrine contredisait la religion existante. Épicure vécut tranquille et simple au milieu d'un cercle de disciples ; il s'efforçait de réaliser le bonheur par une vie modeste, embellie par l'amitié. La portée pratique du stoïcisme et de l'épicurisme apparaît surtout dans la société romaine à la fin de la république et sous les empereurs. Nous retrouverons les deux écoles.
§ 118.
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La religion et la morale1.
Nous n'avons ici qu'à revenir en quelques mots sur les rapports de la religion avec la morale. Nos renseignements sont limités. Nous savons seulement qu'ici encore aucune autorité religieuse, aucun canon, n'avaient imposé l'unité. Les idées morales changèrent beaucoup avec les époques et les milieux. L'âge héroïque eut un autre idéal que l'âge d'or d'Athènes. La morale qui aboutit à une doctrine d'État, à l'époque classique, n'est pas la même que la morale individuelle des écoles postérieures. Nous pouvons cependant dégager quelques lignes générales, car, après tout, les Grecs ont des traits de race et de nation, le développement s'est accompli dans
1. BIBLIOGRAPHIE.
—
K.
Kostlin, Geschichte der Ethik,
2
I,
1S87;
— L. Schmidt, Die
Ethik der alten Griechen,
vol.,
1887.
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des limites et sur une direction qui ont déterminé une morale, en somme d'un type spécial. Les Grecs ont bien essayé de fonder la moralité sur la religion, mais cette dernière ne suffisait pas aux besoins moraux, d'où plus d'un heurt. La moralité dérivait de la tradition (lûoç) et de la loi (vô|j.o;), qui toutes deux avaient une sanction religieuse. Nous avons déjà parlé de l'importance fondamentale du serment. La famille, la société, l'Etat, étaient placés sons le patronage divin : les deux prescriptions de Solon Ôsobç Tt'jAa, yovs-y.ç tùig vont ensemble. Le Grec acceptait les restrictions que la vie légale et policée impose à l'individu comme des ordres divins que le particulier doit observer avec respect et avec crainte. C'est pourquoi il ne faisait pas seulement consister la piété dans l'accomplissement des devoirs du culte, où les dieux recevaient leur dû, et dans la pureté rituelle, mais aussi dans une conduite juste, dominée par la préoccupation constante de la volonté divine. L'&rtov et le Sfxatov allaient donc ensemble, et eùcjEë-q; désignait à la fois l'homme dont la vie entière témoignait la piété et celui chez qui elle se manifestait surtout par les sacrifices et la prière. La piété et Injustice consistaient essentiellement dans l'observation des règles établies ; mais elles comprenaient aussi des éléments plus positifs : c'était, par exemple, un devoir religieux que la miséricorde à l'égard des étrangers et des suppliants. De plus la moralité grecque n'était pas absolument liée aux lois existantes, elle regardait au-dessus de.ces dernières. On opposait parfois les v<5p.oc aypaTï-oi aux lois positives. Non seulement l'Antigone de Sophocle mais plusieurs écrivains grecs affirment1 qu'à côté et même audessus des lois de l'État il y a des lois divines qui valent d'une façon générale et auxquelles on doit obéir de préférence aux premières. Mais ils se taisent sur les moyens de les reconnaître. Du reste les Grecs ne réussirent jamais à donner une base solide à la moralité. Les sophistes avaient posé le problème, Platon l'avait profondément creusé, mais la conscience populaire ne le résolut jamais. Le secours que la morale trouvait dans les idées religieuses était fort insuffisant. Ce que la morale demande surtout à la religion c'est une idée de dieu qui réponde à la conception d'un juste gouvernement du monde. C'était justement ce qui manquait aux Grecs. Entre les figures mythologiques et les gardiens des lois morales il n'y avait que le nom de commun; or, cette ressemblance tout extérieure irritait parfois. Ces dieux mythologiques n'inspirent comme maîtres du monde aucune confiance. Quand on ressentait cette répugnance on recourait à des expressions vagues, impersonnelles : Moira, Dike, Themis, l'un des dieux quel qu'il soit. Mais la tendance même du gouvernement du monde restait obscure. Les Grecs ne connaissaient pas de méchants dieux qui, par leur nature même, aient été toujours opposés aux bonnes divinités, mais ils attribuaient à leurs dieux mêmes des actions malfaisantes. C'est ce qui conduisit, d'une part à la théorie radicale d'Hérodote sur la jalousie des dieux et,
1. Par exemple, Thucydide, II, 3".
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d'autre part, à celle de Platon qui n'attribuait aux dieux que la pure bonté, mais en s'arrangeant pour que le monde et la vie se suffisent à eux-mêmes. Les Grecs n'ont pas su concevoir l'idée religieuse de la Providence. Les Dieux, qui ne répondaient pas au besoin de justice dans ce monde, n'étaient pas non plus capables de présenter des modèles éthiques. Nous avons déjà vu quelles répugnances soulevaient les récits immoraux de la mythologie. Seule l'histoire d'Héraclès exprimait des idées morales. De là vient que les Grecs se sentaient si peu attachés à leurs dieux. C'est une 1 phrase remarquable que celle-ci : (XTOTTOV av s"-/) E"TI; <paw) otAsïv xôv Ata . Les dieux ne pouvaient exercer aucune attraction, aucune influence réformatrice. Les pythagoriciens et Platon ont beau proposer comme but à la vie r6u.oito(jiç ôeoù; cette ressemblance avec les dieux ne signifiait pas grand'chose. On pourrait être tenté de considérer comme un principe religieux de la morale l'influence que l'idée de l'au-delà, née dans les mystères, exerçait sur la vie. Mais en réalité on comprenait l'efficacité de l'initiation mystique d'une façon trop extérieure, trop magique, pour qu'elle pût donner à la vie une couleur vraiment éthique. De plus le culte mystique était chose trop à part, qui passait à côté de la vie sans s'y mêler. Les spectacles d'Éleusis faisaient sans doute beaucoup pour la félicité future, mais ne créaient pas de disposition morale, ne poussaient pas à des actes moraux. Les Grecs ont donc cherché l'orientation de la vie morale dans la religion, mais sans l'y trouver. Leurs principales vertus, co-ota, àvSpefa, (TwcpcoGuvri, Stxa'.osûVq, ne se rapportaient qu'indirectement aux dieux. Pour ce peuple aux aspirations élevées, au sens si large de la liberté, le péché était surtout la transgression des limites, la présomption, Sêpiç. En tout cas c'est méconnaître l'éthique des Grecs que de nier qu'elle a posé de délicats problèmes et qu'elle les a envisagés d'un point de vue religieux, comme il ressort de l'importance donnée par les penseurs à la théodicée. Aucun peuple de l'antiquité ne s'est proposé des buts moraux si élevés et n'a plus profondément senti ce qui lui manquait. Les Grecs, de même qu'ils se figuraient leurs dieux comme heureux, u.âxape;, ont voulu conquérir l'£Ù8aiu.ovta dans une existence harmonique. Mais ils n'ont pu déterminer les conditions de ce bonheur et ne se sont pas rendu compte des obstacles.
§ 119. — La période hellénistique.
La période qui commence avec Alexandre le Grand est désignée en général sous le nom de période hellénistique. La civilisation grecque, privée de sa base nationale, se répandit sur le monde et se mélangea à des éléments orientaux, double résultat qu'Alexandre avait déjà consciem1 Aristote, Elh., II, H.
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ment préparé. Alexandre sacrifia aux dieux grecs, envoya les prémices de son butin à Pallas Athéna, à Athènes, bâtit au point le plus éloign'é qu'atteignirent ses expéditions, aux bords de l'Hyphase, des autels aux douze dieux de l'Olympe et y donna des jeux à la manière grecque. Dans sa nouvelle ville d'Alexandrie, Poséidon avait un grand temple, Déméter — mais Isis aussi — un culte. Alexandre adora d'ailleurs les dieux des pays traversés, Melkart à Tyr, à Babylone, Zeus Amon, dont il interroge l'oracle dans le désert de Libye. Le génie grec, à qui s'ouvrait ainsi un monde, perdit à sa transplantation sur un sol étranger plusieurs de ses traits distinctifs. La civilisation trouva en dehors d'Athènes de nouvelles capitales, Pergame, Rhodes et Alexandrie. La vie cosmopolite remplaça la vie nationale, la vie privée remplaça la vie publique. La fierté et l'amour de la liberté, dont s'était nourrie la littérature grecque et qui avaient eu leur dernier représentant en Démosthène, étaient morts. De nouvelles formes artistiques se produisirent :1a comédie nouvelle de Ménandre, le roman1, traitant d'expériences individuelles, d'aventures, d'histoires d'amour, l'idylle, célébrant pour les habitants gâtés des grandes villes la simplicité de la vie des champs, ou bien peignant des tableaux de genre. La philosophie s'efforçait de parfaire l'éducation morale et le bonheur des individus ; elle s'était détournée des spéculations politiques qui formaient encore chez Platon le couronnement du système. Elle se continua encore pendant des siècles comme science d'école, à Athènes en particulier où se succédèrent une série de chefs d'écoles, qui y tenaient généralement une position fort honorée et continuaient la tradition. Mais la véritable capitale de la science pendant cette période était Alexandrie. Les Ptolémées accordèrent une large protection à la science et à l'art et fondèrent à Alexandrie la bibliothèque et l'école des savants du Musée. C'était une école d'érudition où l'on s'appliquait à rassembler, expliquer et imiter les trésors littéraires de l'antiquité. On ne peut nier le talent des poètes du premier siècle de l'époque ptolémaïque. Les élégies et les hymnes de Callimaque, l'épopée d'Apollonius de Rhodes, surtout les idylles de Théocrite, pour ne rien dire de la poésie astronomique d'Aratus, sont des œuvres honorables d'une littérature qui a passé la floraison2. Cette poésie nous intéresse surtout parce qu'elle conserve beaucoup de vieux documents. Seul Théocrite, quand il décrit les pratiques magiques d'une amoureuse ou trace le tableau d'une grande fête religieuse à Alexandrie, nous permet de jeter un coup d'œil sur la vie de son propre temps. Pour la religion, le monde hellénistique resta fidèle en général aux cultes et aux usages antiques, mais, avec l'indépendance des petits États, la puissance de la tradition et de la loi s'était brisée. Par contre, on célébrait maintenant le culte à Alexandrie et ailleurs avec une pompe inusitée.
1. E. Rohde, Der tjriechische Roman und seine Vorlàufer, 1870. 2. Cf. A. Couat, La poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, 324-222 av. J.-C, 1882.
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L'opposition contre les sacrifices sanglants, déjà ancienne chez les Grecs (Pythagore, Empédocle, Heraclite), trouva un avocat éloquent en Théophraste, le successeur d'Aristotel. Le monde hellénistique montrait un vif intérêt pour les antiquités grecques et barbares. La langue grecque facilita la communication des civilisations jadis séparées. Au me siècle, Bérose écrivit sur l'antiquité babylonienne, Manéthon sur l'antiquité égyptienne et les Septante traduisirent l'Ancien Testament en grec. On apprit ainsi à connaître les différentes religions et on les mélangea. Les Ptolémées adoraient aussi bien d'anciennes divinités égyptiennes que des divinités grecques et protégèrent la grande population juive de leur capitale. C'est sans doute la situation politique des Juifs de Palestine eux-mêmes et leurs factions qui expliquent jusqu'à un certain point l'intolérance du Séleucide Antiochus Épiphane à leur égard. Parmi les divinités qui furent alors le plus en honneur, nommons l'ancienne déesse syrienne d'Hiérapolis, l'Hélios de Rhodes, Sérapis, dont on apporta l'image à Alexandrie de Smopesur le Pont-Euxin2. Grâce à l'expédition d'Alexandre aux Indes, où l'on crut trouver clans la localité de Nysa la patrie de Dionysos, le culte de ce dieu reçut une nouvelle impulsion : Alexandre lui-même fut identifié avec lui. L'adoration du maître, particulière à l'Orient servile, s'étalait sans pudeur. En grande pompe, avec de superbes processions, on célébra à Alexandrie l'apothéose de Ptolémée Lagos, on lui bâtit un temple et on lui offrit un culte régulier. L'adoration de Démétrius Poliorcète, à Athènes, dépassa tout en basses flatteries.' A l'endroit où il avait pénétré sur le sol de l'Attique on lui éleva, comme xxTatëâT7)i;, un autel; on lui aménagea un temple dans lequel il se livrait à ses orgies ; on lui offrit des sacrifices et on l'interrogea comme un oracle. De pareils faits n'étaient pas exceptionnels ; les divers royaumes hellénistiques en offriraient l'équivalent. Ces apothéoses sont importantes aussi en ce qu'elles préparent le culte romain des empereurs.
1. Porphyre a conservé des fragments de son ouvrage Trs.pl E-jas^Eia; ; voir J. Bernays, Theophrastos' Schri/'t ùber Frômmigkeit, 1866. 2. * Comme l'a montré en dernier lieu Bouché-Leelercq (R. H. R., 1902, H), Sérapis est en réalité un dieu purement égyptien, qui n'a rien à faire avec la Sinope d'AsieMineure (I. L.)
�CHAPITRE XIII
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120. Remarques préliminaires. — 121. Les sources. — 122. Les divinités des anciens Romains. — 123. La religion de l'État. — 124. Les collèges sacerdotaux. — 125. Le calendrier et les fêtes. — 126. Les légendes des origines. — 127. Les époques de la religion romaine. — 128. La fin de la république.— 129. La réforme religieuse sous Auguste. — 130. La religion pendant les deux premiers siècles de l'empire. — 131. Les philosophes et les maîtres de morale. — 132. Le syncrétisme religieux au commencement du 111e siècle. — 133. La. fin du paganisme.
§ 120. —Remarques préliminaires l.
Quand on essaye de donner de la religion romaine une esquisse historique, on se heurte à de grandes difficultés. Au premier coup d'œil, il semble qu'une abondante tradition historique permette de bien connaître l'antiquité romaine; en réalité l'écart est énorme entre l'histoire traditionnelle et les faits établis par la critique moderne. De plus les historiens
1. BIBLIOGRAPHIE. — Nous avons énuméré à propos de la religion grecque plusieurs ouvrages généraux sur l'antiquité classique. Voir naturellement Th. Mommsen, Rômisnhe Geschichte (le premier volume date de 1S54, mais il y eu beaucoup d'éditions postérieures; ont paru jusqu'à présent les volumes I, II, IV, V: il existe une traduction française); il donne pour chaque période une vue d'ensemble de l'évolution religieuse. A côté de Mommsen, il faut citer le second volume de la Weltgeschiclite de L. von Ranke, et, surtout pour ses illustrations, V. Duruy, Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'invasion des barbares, 7 vol., 1879-1885. Sur les antiquités romaines, l'ouvrage capital est le Handbuch der rômischen Alterthûmer de Becker et Marquardt, continué dans les éditions récentes par Marquardt et Mommsen (7 volumes; le sixième, qui est de Marquardt, et dont la 2e édition, en 1885, a été revue par Wissowa, traite des institutions sacrées; il existe une traduction française). A. Bouché-Leclercq, dans son Manuel des Institutions romaines, 1896, traite de la religion d'une façon assez complète. Sur la religion romaine, on peut encore consulter avec fruit : J.-A. Hartung, Die Religion der Rômer, 2 vol., 1836. — G. Zumpt, Die Religion der Rômer, 1845; E. Preller, Romische Mythologie (employer la troisième édition, publiée par H. Jordan, 2 vol., 1881-1883); E. Aust, Die Religion der Romer, 1889; G. Wissowa, Religion und Kultus der Romer, 1902 (Iwan v. Mùller's Handbuch, V, 4).
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romains s'attachent principalement à la politique, dont ils considèrent la religion comme une simple subdivision ; de la religion romaine, d'ailleurs, nous connaissons presque uniquement le culte, qui faisait en effet partie de la vie publique. Les Romains ne se sont constitué que sur le tard une doctrine philosophique et religieuse, et encore l'ont-ils empruntée. Il n'existe de littérature, qui nous permette de saisir l'importance des pensées et des mobiles religieux dans la vie intérieure des Romains, que pour les derniers siècles de leur civilisation, et en somme pour l'époque de la décadence. Nous sommes donc réduits à l'étude presque exclusive du culte officiel. Mais là encore, dès que l'on arrive au détail et aux origines, les difficultés foisonnent. On a récemment soutenu qu'il faut « élargir l'étude de la religion d'État des Romains en une étude des religions populaires italiques » (Jordan). Il est douteux que l'on puisse arriver, dans l'état de nos sources, jusqu'à ces origines. En tout cas, dans un résumé comme le nôtre, l'inventaire des résultats acquis ne peut être que très court. L'évolution du peuple romain présente, avec celle des Grecs, des points de contact et de profondes différences. On n'admet plus que les Grecs et les Italiens aient formé ensemble, à l'origine, un rameau de la famille indoeuropéenne. Dans le groupe italique on ne fait pas entrer tous les habitants primitifs de l'Italie, par exemple les Japyges et les Messapiens de la Calabre et de l'Apulie, que l'on a récemment rapprochés des lllyriens. Les monuments linguistiques, grâce auxquels on a pu distinguer les Latins des Ombro-Samnites et subdiviser le dernier groupe, ne permettent pas de tracer un tableau complet des populations italiennes. Ce que l'on sait, «'est que la ville de Rome a été à l'origine essentiellement latine, et que l'élément sabin, s'il datait des tout premiers temps, n'avait cependant qu'une importance secondaire. Mais la république romaine se trouva de bonne heure en contact, à l'intérieur même de l'Italie, avec des Étrusques [Raseni) et des Grecs. Les premiers exercèrent sur Rome depuis l'époque des Tarquins une influence considérable. Les Grecs avaient dans le sud de l'Italie des colonies nombreuses, importantes et dont la civilisation était remarquablement développée. L'histoire ne peut suivre dans le détail les relations de ces colonies avec les peuples de l'Italie, mais il est plus que vraisemblable que dans une période antérieure à celle où les Romains s'assimilèrent consciemment les trésors moraux de la Grèce, les cultes et les usages helléniques avaient déjà contribué aux progrès de la jeune civilisation romaine. Par contre, en politique et en art, en littérature et en religion, les Grecs et les Romains, tout en usant de matériaux identiques, et malgré leurs actives relations, ont aspiré et abouti à des résultats presque opposés. Virgile définit le rôle des Romains dans l'histoire en l'opposant à celui des Grecs : d'un côté l'art, de l'autre l'empire du monde. Tandis que l'on peut attribuer aux Romains, suivant l'expression de Mommsen, « le profond sentiment du général dans l'individuel », le Grec vit davantage dans l'intuition des choses concrètes. Il représente ses divinités d'une
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façon plastique, et sa mythologie en fait des personnalités vivantes; les divinités romaines restent des abstractions. Il ne s'ensuit pas que le sentiment religieux soit moins puissant chez les Romains que chez les Grecs, mais il est d'une autre nature. La religion romaine se résout tout entière en pratiques, mais ce qu'elle perd en vie, elle le gagne en solidité.
§ 121. — Les sources. Pour les origines nous avons en première ligne les renseignements que l'on peut tirer d'une littérature qui, toute pénétrée déjà de la culture grecque, n'a plus guère l'intelligence des choses proprement italiennes, et des notes historiques, d'ailleurs nombreuses, écrites par des érudits ou des compilateurs récents, et quelquefois très récents. A vrai dire, chaque année apporte de nouveaux matériaux archéologiques, dont les périodiques spéciaux rendent compte, mais la moisson est bien moins abondante pour l'histoire de la religion romaine que pour celle des religions grecque et égyptienne. Notons d'abord les inscriptions, rassemblées dans le Corpus inscriptionum latinarum, publié depuis 1863 sous la direction de Mommsen par l'Académie de Berlin. Plus importants encore, si nous les possédions, seraient les lois et les annales, les recueils des règles du droit civil et du droit sacré, les actes des nombreux collèges sacerdotaux et autres, les prescriptions rituelles et les hymnes religieux. Tout cela s'est perdu, sauf de rares vestiges. La distinction entre les textes politiques et les textes religieux n'est pas très tranchée. Les prétendues leges regix qui du nom d'un compilateur récent sont appelées jus Papirianum étaient de très anciennes prescriptions sacerdotales. De simples listes de magistrats, telles que les libri lintei (voir Tite Live), étaient conservées au Capitole dans le temple de Moneta. Quant aux formules dont les différentes corporations se servaient dans les actes rituels, il n'en subsiste que des vestiges ; par exemple quelques fragments des axamenta ou carmina Saliaria, que chantaient les Saliens dans la fête de Mars au printemps, et qui, conservés sous leur forme linguistique primitive, n'étaient déjà -plus compris de personne au temps de Cicéron. Les chants de ce genre étaient toujours consacrés à l'un des différents dieux, et s'appelaient, suivant les cas, Jovii, Janui, etc. Nous possédons un peu davantage des chants des frères Arvales. On a trouvé à Rome, en 1777, un chant écrit lui aussi dans une langue très ancienne, et auquel furent depuis lors consacrés beaucoup de commentaires. Plus récemment et de notre temps même on a mis au jour de nombreux fragments des actes de leur collège, datant tous de l'époque impériale. Les Tabulée Iguvinœ jettent un rayon de lumière dans cette obscurité; ce sont sept tables de 447 lignes qui ont été trouvées en 1444 dans la ville de Gubbio. Elles contiennent, en dialecte ombrien et en dialecte latin, des prescriptions et des formules qui appartiennent à un culte ombrien, celui de la confrérie d'Attidium. A côté de
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noms de divinités qui nous sont familières, comme Jupiter, Sancus, Mars, elles en citent d'autres tout à fait incompréhensibles pour nous, comme Cerfius, Vofwnus, 7efer. De l'activité littéraire des pontifes à Rome nous n'avons malheureusement quedes notes de date récente et de maigres citations. On distingue ordinairement les livres pontificaux [libri pontificum), exposant le rituel et le droit religieux; les commentaires (commentarii pontificum), qui contiennent les décisions et réponses [décréta et responsa) conservées à titre de précédents; les grandes annales [annales maximi), chroniques publiées annuellement par le Pontifex maximus ; les fastes [fasti], partie du calendrier consacrée à la fixation des jours judiciaires et à l'énumération des fêtes et des jeux. Au point de vue de l'histoire de la religion, il faut surtout déplorer la perte des formules sacrées connues sous le nom d'indigilamenta, qui nous fourniraient des renseignements précieux sur les dieux romains. D'après des écrivains assez récents, comme Varron, Servius, Censorinus, ces indigitamenta, qu'on appelait encore incantamenta ou indicia (Paulus), étaient des litanies invoquant les divinités avec l'énumération de leurs attributs. Il est vraisemblable que les indigitamenta comprenaient l'ensemble des divinités, ou du moins toutes les divinités primitives. Le nombre de ces divinités a dû être immense, car « à chaque état particulier, et à chaque moment d'un acte, présidait un être divin spécial1 ». Les indigitamenta nous prouvent à quel point, chez les Romains, la vie humaine était mêlée de religion, et combien cette religion était formaliste. Gomme nous l'avons vu, nous avons à peine accès aux sources primitives. Nous nous trouvons donc ramenés à la littérature et aux travaux des érudits. La littérature reflète les dispositions religieuses ou irréligieuses des écrivains et de leur temps, et nous aurons à étudier plus tard à ce point de vue Cicéron, Lucrèce, Virgile, Horace, etc. Il y a beaucoup à trouver dans Virgile sur les coutumes et légendes antiques; le de Divinatione de Cicéron est bien plus intéressant par la grande quantité de vieilles histoires et de vers qu'il contient, que par les idées philosophiques qu'il exprime; surtout les six livres des Fastes d'Ovide, qui malheureusement ne se rapportent qu'à la moitié de l'année, fournissent une riche moisson de renseignements sur les fêtes romaines et d'une façon générale sur le calendrier romain2. Le père de la littérature savante est Caton l'Ancien. Ses Origines sont le premier ouvrage qui ait traité en prose de l'histoire romaine. Elles étaient pleines de matériaux précieux pour l'histoire de la civilisation. Nous ne connaissons cet ouvrage que par des citations. Moins d'un siècle après la
1. J. Ambrosch, Ueber die Religionsbùcher der Romer, dans la Zschr. fur Philos, und kathol. Theol., 1843. L'article Indigitamenta de R. Peter dans le Lexicon de Roscher contient une étude d'ensemble complète et un catalogue alphabétique des dieux indigètes. Sur .le caractère de ces indigitamenta consulter encore H. Ûsener, Gôtternamen, 1896. 2. L'édition de R. Merkel, 1S4), mérite d'être recommandée pour son importante introduction.
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publication de ce livre, la culture nouvelle s'était répandue dans Rome, et cette ville s'était pénétrée de l'esprit grec, en dépit des avertissements de Caton. L. ^Elius Stilo interprétait les anciens documents, entre autres le chant des Saliens ; le pontife Q. Scœvola, quoique juriste avant tout, s'était vivement intéressé aux questions religieuses. Ces deux hommes subissaient l'un et l'autre l'influence de la philosophie stoïcienne; tous deux furent les maîtres de Varron. Mais les érudits par excellence aux yeux des Romains furent P. Nigidius Figulus et M. Terentius Varro, qui fleurirent vers la première moitié du ier siècle avant Jésus-Christ. Varron avait une science encyclopédique ; il composa 74 écrits, en prose et en vers, qui ont tous été perdus ou à peu près. Heureusement l'ouvrage le plus important pour nous, le recueil des antiquités romaines, nous est connu par le de Civitate Dei de saint Augustin, qui en donne un résumé et de nombreuses citations1. Cet ouvrage était intitulé Antiquitates rerum humanarum et divinarum; les res humanœ s'y trouvaient exposées d'abord, parce que les cités ont existé avant l'institution des choses divines. Les seize livres relatifs aux choses sacrées comprennent, outre une introduction, cinq groupes de trois livres sur: 1° les personnes; 2° les lieux; 3° les temps sacrés; 4° les cérémonies et enfin 5° les dieux, qui sont répartis en certi, incerti etseledi. A côté de ces fragments de Varron, il nous reste des extraits de grande importance du dictionnaire de M. Verrius Flaccus, qui vivait sous Auguste; il avait rassemblé par ordre alphabétique, dans son de Verborum significatu, des notions de toute sorte sur l'antiquité romaine. S. Pompeius Festus en fit des extraits, où de nouveau, au vme siècle ap. J.-C, Paul Diacre reprit un certain nombre de passages. Nous possédons ce dernier recueil avec quelques fragments de Festus ; et, même sous cette forme, l'ouvrage constitue un important ensemble de matériaux !. C'est également sous Auguste que vivait Hygin, affranchi et bibliothécaire; il s'exerça dans différents genres; on lui attribue, mais avec quelque incertitude, un recueil de 277 légendes (fabulœ), composées sur le type de celles des mythographes grecs, et qui contiennent des mythes grecs, mais revêtus de noms latins3. Un texte d'une importance incomparablement supérieure, c'est le commentaire de Virgile composé par Servius dans la seconde moitié du vic siècle; on y trouve, sur les antiquités religieuses, beaucoup de détails qui sans lui nous seraient restés inconnus, et qui viennent de Varron ou d'autres auteurs *. Telles sont nos sources principales. Assurément il faut consulter aussi les historiens Polybe, Tite Live, Denys d'Halicarnasse, et les érudits
1 Le plan en est donné par saint Augustin, VI, 3. 2. Édité par K.-O. Muller, 1839, sous le titre de S. Pompei Festi de Verborum significalu guse supersunt cum Paùli epitome. 3. Publié par Ed.-M. Schmidt, 1872. Il existe Une édition plus ancienne des myt graphes latins : P.-II. Bode, Scriptores rerum mythicarum lalini très, 1834. 4. A. Thilo et H. Hagen ont publié chez Teubner une grande édition de Servius.
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comme Pline et Plutarque. D'autres auteurs, Aulu-Gelle (du ri" siècle), Censorinus (du m0 ; le de Die natali date de l'an 238), Macrobe (ive et v° siècles, Saturnalia), donnent des renseignements de grande valeur, quoique leurs travaux soient de seconde ou de troisième main, et de mérite très inégal. Parmi les Pères de l'Église, le rhéteur Arnobe et surtout son élève Lactance ont étudié le paganisme avec une attention et une perspicacité particulières.
§ 122. —Les divinités des anciens Romains. Si peu que les Romains se soient adonnés à la spéculation religieuse et à la mythologie, nous savons comment ils se représentaient le divin, et quels effets avaient leurs conceptions sur la conduite de leur vie; nous le savons, d'une part, par leurs pratiques religieuses, d'autre part, par les noms souvent transparents de leurs dieux. Nous ne tenons pas compte ici de la confusion entre les dieux romains et les dieux grecs. Elle était déjà un fait accompli à l'époque d'Ennius, comme le montrent deux vers où il énumère les douze divinités 1 en l'honneur desquels, à ce que rapporte Tite Live, fut institué à Rome un lectistemium après la bataille de Trasimène. Ces douze dieux, dont les images se dressaient sur le forum, portaient souvent le nom de dii consentes. L'idée d'un conseil de dieux assemblés, qui pour cette raison même prenaient le nom de consentes ou complices, était particulière à la religion étrusque : chez les Étrusques l'assemblée comprenait les dieux conseillers de Jupiter (Tina), nés et destinés à disparaître tous en même temps, et soumis eux-mêmes à une catégorie de dieux supérieurs et cachés (dit involuti) dont on ne sait ni les noms ni le nombre2. En tout cas, ces idées étaient étrangères à l'ancienne religion romaine. On n'y trouve ni un nombre fixe des principaux dieux, ni une classification précise des êtres divins. La classification de Varron en dii certi, incerti, selecti, est toute subjective. Le sens même de cette distinction n'est d'ailleurs pas d'une clarté parfaite. Les dii certi étaient les anciennes divinités romaines, dont la nature et le genre d'action se trouvaient nettement définis par les formules et les documents sacerdotaux. Au contraire, les dii incerti étaient soit ceux qui n'étaient pas ab initio certi et sempilemi, mais qui étaient devenus dieux par divinisation et consécration (les hommes divinisés comme Castor, Pollux, Hercule; les vertus personnifiées), — c'est l'hypothèse de Preller; soit simplement les dieux disparus, et dont Varron ne connaissait plus que le nom, comme Summanus, Furrina, etc.; — c'est l'hypothèse de Marquardt. Quant aux dii selecti, c'étaient les dieux principaux, auxquels appartenaient les grands temples, et dont le culte était au
1. Ju.no, Vesta, Minerva, Ceres, Diana, Venus, Mars, Mercurius, Jovi, Ncptunus, Vulcanus, Apullo. 2. Voir de brèves allusions dans Sénèque, Nat. Quxst., II, 41; Festus, au mot MANUBIAL; Arnobe, III, 40.
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premier plan. Varron en compte vingt; il y range, outre les douze dieux déjà indiqués, Janus, Saturnus, Genius, Sol, Orcus, Liber pater, Tellus Luna. Ces distinctions avaient évidemment leur principe dans des circonstances extérieures, et non dans les caractères essentiels des êtres divins, La distinction des anciennes formules 1 entre les dii novensides (ou novensiles) et les dii indigetes paraît plus ancienne. Les novensides étaient les dieux étrangers, les indigeles (ly/coptcn,) les dieux nationaux. Cette désignation d'indigetes a donné lieu chez les anciens et chez les modernes à des hypothèses étymologiques de toute sorte. D'autres distinctions encore avaient cours chez les Romains : par exemple celle des dii superi, inferi et medioxumi. Les medioxumi sont ici les dieux terrestres, et non pas des dieux marins, car la mer était aux yeux des anciens Romains un élément étranger, ni, comme on l'a souvent supposé, des demi-dieux, formant une classe intermédiaire entre les dieux et les hommes. Les dieux n'étaient d'ailleurs pas classés seulement par régions, mais aussi par fonctions : ainsi l'on trouve dans les indigitamenta des dii conjugales, prœsides puerilïlatis, dii nuptiales, dii agrestes, etc. Les êtres qu'adoraient les Romains étaient plutôt des puissances (numina) que des dieux personnels. C'étaient des dieux objets du culte, directeurs du destin des hommes jusque dans le détail et protecteurs de l'Etat : dii complures hominum vitarn pro sua quisque portione adminiculantes, dit Censorinus (De dienalalï), au sujet des dieux des indigitamenta. Ni plastique, ni mythologie, ni aspirations sentimentales, ni réflexion rationnelle n'avaient élevé ces êtres jusqu'à la sphère spirituelle. Ils ne formaient entre eux ni une famille ni une communauté. Les couples divins, Saturnus et Ops, Saturnus et Luna, Quirinus et Hora, Vulcanus et Maja, Mars et Nerio, recevaient les noms de pères et de mères, mais cela se rapportait seulement à leur puissance de protection, de création et de conservation; leurs rapports réciproques n'étaient jamais définis. Les Romains adoraient les ancêtres et les esprits; les diverses fonctions particulières de la vie avaient leurs esprits spéciaux2. Il y avait des groupes de dieux ou de génies dans lequels on ne pouvait distinguer les individus; des abstractions, comme la Jeunesse et la Fortune (Juvenhis, Fortuna), furent de bonne heure l'objet d'un culte. Les dieux supérieurs, qui avaient un caractère personnel un peu plus marqué, étaient en rapport avec la nature ou étaient protecteurs de l'État. — L'identification des mythologies grecque et romaine mina la croyance aux dieux romains primitifs, mais ne modifia pas profondément les idées que l'on se faisait de leur nature. Nous allons maintenant considérer de plus près ces dieux romains. Il est impossible de fixer le nombre des divinités que comptaient les indigitamenta. Chaque état particulier, chaque action, chaque moment d'une action, chaque classe d'objets avait son esprit spécial. Usener a
1. Voir, entre autres textes, Tite Livc, VIII, 9. 2. Servius [in Mn., II, 141) : singulis aelibus proprios deos prœesse.
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inventé le mot Soridergâtter pour désigner cette multitude d'êtres qui, puissances divines spéciales à l'origine, se développaient en notions génériques. Ambrosch voit dans les noms qu'emploient les formules de prières la désignation des facultés ou des fonctions divines auxquelles on faisait appel en des cas déterminés : nous savons par exemple que Jupiter était invoqué (indigitalus) par les Saliens en qualité de Lucelius, Faunus en tant que Innuus et Faluus. Mais le rapport des indigitations aux dieux plus personnels ne peut être établi que dans un petit nombre de cas; et de plus la personnalité de ces dieux italiens était trop faible pour se conserver dans le partage entre des fonctions si multiples. Ces fonctions ont dès l'origine été indépendantes ; Usener a bien expliqué le processus psychologique et linguistique qui leur a donné naissance. De ces séries de dieux, un petit nombre seulement nous ont été conservés par Varron; ce sont ceux qui présidaient au développement embryonnaire, les divinités de la naissance, celles qui protégeaient la mère et l'enfant, celles qui veillaient au premier développement de l'enfant, celles de sa croissance, celles du mariage, celles qui aidaient l'homme dans les différentes circonstances de la vie : Educa et Potina apprenaient à l'enfant à boire et à manger, Cuba le gardait dans son lit, Ossipago lui fortifiait les os, Carna la chair, Stalanus lui enseignait à se tenir debout, Abeona et Adeona à marcher, Fabulinus, Farinus et Locuiius à parler. Le garçon étant devenu un peu plus âgé, Terduca le conduisait à l'école et Domiduca le ramenait à la maison; Mens, Catius, Consus, Sentia le rendaient capable de comprendre ; Voleta et Stimula lui donnaient la volonté ; Pnestana, Pollentia, Peragenor, Strenia lui donnaient la force d'exécuter; et ainsi de suite à l'infini. En dehors de cette série d'esprits, il en existait beaucoup d'autres. Toutes les parties delà maison avaient leurs divinités : Forculus gardait les portes, Limentinus les seuils et Cardea les gonds. Il va de soi que dans l'agriculture aussi on honorait beaucoup d'êtres du même genre. Les actes des frères Arvales nomment douze dieux qui veillaient sur les divers moments de la moisson et qu'on invoquait dans le culte rendu dans les bois à Dea Dia. Les Romains pratiquaient surtout l'agriculture; mais l'élevage du bétail et les autres travaux des champs avaient aussi leurs protecteurs. Ainsi Bubona prenait soin des troupeaux de bœufs, Epona des chevaux, Pales des moutons; les pâtres adoraient Flora et Silvanus; les jardiniers Pula et Pomona, les marchands Mercurius. Nous citons au hasard, sans prétendre choisir les plus importants. Il faut joindre à ces dieux d'autres divinités qui semblent plus personnelles, comme Saturnus, nommé à la fois dans la série des dieux do la conception et dans celle des dieux agrestes. Ces dieux sont dans toute la force du terme des dii certi, que d'ailleurs les indigitamenta les appellent ainsi, ou que cette désignation ait été créée par Varron. Ce sont les indigeles, les anciens dieux du pays, que l'on honorait non seulement par des prières, mais aussi par des sacrifices et auxquels on élevait des autels, des sacella, plus tard des statues. Les noms sous lesquels on les « indigitait » devaient désigner uniquement leurs fonctions; leurs noms
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véritables devaient rester secrets Le succès de l'acte religieux dépendait à tel point d'une « indigitation » impeccable que, lorsqu'on avait fini d'énumérer toute une série de dieux, par crainte d'avoir oublié un nom, on ajoutait pour terminer une formule générale telle que guisquis es, ou sive quo alio nomine fas est appellare, ou sive deo, sive deœ, ou d'autres encore du même genre. Nous ne pouvons établir une délimitation bien tranchée entre les divinités qui veillaient sur les différents moments de la vie et les abstractions d'un caractère plus général. Elles ont les unes et les autres à peu près la même origine psychologique. Des êtres, comme Strenia, Mens, d'autres encore, appartenaient aux deux groupes à la fois. Mais il est nécessaire d'insister sur cette habitude de spiritualiser la vie et le monde, qui a conduit les Romains à créer toutes ces abstractions. Ce trait, l'un des plus anciens dans la religion romaine, se manifeste même dans ses phases les plus récentes, alors qu'on considérait comme des êtres en soi la Clémence ou la Providence des empereurs divinisés. Les vertus particulières, la liberté, le bonheur, la paix, n'étaient pas seulement des personnes suivant la religion romaine ; c'étaient littéralement des dieux, auxquels s'adressait un culte. Ilya des temples, des images, des autels pour des êtres comme Pax, Fides, Victoria, Spes, Libertas, Bonus Evenlus, Virtus, Concordia, Pudicitia, Pietas. De tous ces êtres, le plus important était Foriuna -. Elle avait plusieurs temples à Rome et dans les environs, et plusieurs cultes. Ses deux sanctuaires les plus anciens doivent avoir été fondés par Servius Tullius : l'un, sur la rive droite du Tibre, où se célébrait le 24 juin une fête joyeuse à laquelle prenaient part surtout les gens du petit peuple et les esclaves ; l'autre sur le forum boarium, où elle était représentée par une image voilée, à laquelle se rattachaient toutes sortes de légendes. Du reste on l'adorait sous différents noms : comme Fortuna publica (ou Fortuna populi Romani), Fortuna muliebris, en souvenir de la retraite de Coriolan obtenue par les femmes romaines, Fortuna equeslris, comme Fortuna barbata, celle à laquelle les jeunes gens vouaient leur première barbe, etc. Ces diverses Fortunes, déesses du bonheur, du hasard heureux, sont une création typique de la pensée religieuse des Romains. Au contraire, ils étaient étrangers à l'idée d'un destin inflexible et supérieur aux dieux, bien que cette conception semble être le principe du culte de la Fortuna primigenia de Préneste que l'on considérait comme la mère de Jupiter et de Junon. Si la vie et le monde étaient dans tous leurs éléments soumis à des influences spirituelles, la mort et le monde inférieur avaient aussi dans la religion des représentants, à vrai dire peu nombreux; d'ailleurs les Romains n'ont pas construit spontanément leur conceptioil du royaume des morts, et les idées qu'ils en ont dérivent pour la plus grande partie
1. Jure pontificum cautum est, ne suis nominibus dii Romani appellarentur, ne exaugurari possint (Servius, in /En., II, 3al). — Indigeles dii quorum nomina vulgarinon licet (Paulus Diaconus). 2. Plutarque (Ilepi r?,; 'PùJiioeîwv Tdjfi)*) donne sur ce point des aperçus intéressants. L'article Fortuna, dans le Lexicon de Roscher, montre l'importance de la littérature relative a ce sujet et la multiplicité d'aspects de ce culte.
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des idées grecques. La principale figure était celle d'Orcus, dieu du monde souterrain, identique à Bis paler (quoique Preller soit d'une opinion opposée). Il enlevait les vivants de force et les conduisait dans son sombre empire. On n'a pas la preuve que le nom d'Orcus s'appliquât parfois à cet empire lui-même. Orcus comptait au nombre des principaux dieux du culte; Varron le compte parmi les dii selecti. Les autres dii inferi étaient les âmes des morts, que l'on appelait les bons (par euphémisme1; cf. jrpTjgxoî), les Mânes, ou encore les silencieux (Silentes). Le culte des âmes et des ancêtres, des Dii Mânes (D. M. sur les inscriptions funéraires), était d'une haute antiquité chez les Romains. Le culte des héros, au contraire, n'était pas d'origine romaine, et dans la mesure où il s'établit, il venait des Grecs. Le cadavre était conduit avec pompe au tombeau ou au lieu de sépulture; les ancêtres, représentés par des figurants qui portaient leurs masques et leurs insignes, faisaient partie de la procession. Le dixième jour avaient lieu un banquet et un sacrifice (sacrificium novemdiale, ferise denicales). Aux parents décédés, il était d'usage d'apporter plusieurs fois par an des offrandes que l'on consacrait sur leurs tombes. C'était le cas pendant lese&s parentales (du 13 au 21 février; le dernier jour, 21 février, s'appelait Feralia). Ces jours faisaient partie des fêtes publiques; ils étaient suivis de la fête familiale de la Caristia (22 février). Mais on croyait aussi à l'existence d'esprits oubliés, restés hostiles à l'homme, de revenants malveillants; on les appelait Lémures et aussi Larvœ, et dans les nuits des 9, 11 et 13 mai (Lemuria) les chefs de famille les chassaient de leurs maisons en leur jetant des fèves noires. Nous trouvons souvent employé le mot Genius pour désigner des êtres spirituels; tantôt il est au singulier, comme nom d'un dieu particulier (Varron range Genius parmi les vingt dieux principaux) ; tantôt, et c'est le cas le plus fréquent, il est au pluriel et désigne toute une classe de divinités2. Le génie d'un individu était son esprit protecteur ; on le considérait aussi comme un principe d'existence et de production ; aussi le lit nuptial était-il particulièrement sous la garde des génies. Mais il y avait des génies des lieux et des objets. Ils avaient pour sj-mbole le serpent; cependant on finit par donner à leurs images la forme humaine. De même que chaque homme avait son génie, chaque femme avait sa Juno; Junon était ainsi le génie féminin. Non seulement les individus et les lieux, mais les familles, les villes, les peuples avaient leurs génies. Le culte d'un Genius populi Bornant n'est signalé qu'à l'époque de la seconde guerre
1. Sunl aulem noxiœ et dicuntur y.axà àvTijpamv (Serv., in /En., III, 63). 2. Textes les plus importants: saint Augustin, Civ. D., VII, 13 et 23; Paul Diacre, p. 94(on trouve dans ce passage deux étymologies, dont l'une, propre à l'auteur, est certainement erronée : Genium appellabant deum qui vint obtineret rerum omnium gerendarum, et l'autre, qui est exacte, est l'œuvre d'un certain Aufustius : Genius est deorum filius et pai'ens hominum, ex quo homines gignunlur); Servius, in Georg., I, 302 (Genium dicebant anliqui naturalem deum uniuscujusque loci vel rei vel hominis); Censorin., de Die nat., c. 3; Ammian. Marc, XXI, 14. Voir Negrioli, Dei Genii presso Romani, 1901.
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punique. A l'époque impériale le culte des génies, et en particulier du génie de l'empereur, prit un grand essor. Les dieux eux-mêmes avaient leurs génies et leurs Junons ; il existait des temples consacrés Jovi Libéra aut Jovis Genio, etc. — Le terme de Semones, autre désignation d'êtres divins, est également tout à fait primitif, comme l'attestent le nom de Semo Sancus (équivalent à Dius Fidius) et sa présence dans le chant des Arvales. On ne peut retrouver avec certitude le sens de ce mot, mais il est permis de supposer que Semones se rattache à semen, serere : ainsi les Semones seraient équivalents aux génies. Vraisemblablement d'ailleurs ces deux expressions ne se rapportent pas à des classes spéciales de divinités : ce sont plutôt des désignations générales pour tous les êtres spirituels ou divins. Mais à coup sûr les anciens Romains n'avaient pas établi de délimitations strictes entre les Mânes, les Génies et les Lares. Parmi les esprits protecteurs de la maison et de la vie se placent au premier rang les Lares et les Pénates 1 ; le mot de Lares est, lui aussi, un terme tout à fait général. Déjà les anciens Romains concevaient les Lares comme des sortes de génies, et, de fait, c'étaient des êtres protecteurs; mais ils tenaient aussi de près aux Mânes. La mère des Lares s'appelait Mana genita, Mania Lara, Larunda, Acca Larentia, et on en faisait une déesse de la mort ou de la terre ; elle était en rapports étroits avec Tellus, Dea Dia, etc., et lui était peut-être même tout à fait identique ; ses différents noms expriment toutes ces relations. On honorait assidûment les Lares à la maison, sur les chemins, dans les champs et en ville. A l'origine, il existait entre eux et les différents lieux la même relation qu'entre les génies et les personnes. Dans la maison, ils avaient leur place près du foyer, à côté des Pénates; cet ensemble de dieux domestiques portait lui-même le nom de Lares; il comprenait un dieu Lare et deux Pénates. Le Lar familiaris était le protecteur de la famille, identique au Genius generis, et aussi le procréateur, le premier ancêtre. Dans la campagne et sur les chemins, les Lares compilâtes ou viales protégeaient les allées et venues; on leur apportait des offrandes champêtres. Comme gardiens et protecteurs des villes les Lares se disaient pirsestites. Ainsi le culte des Lares avait une aussi grande importance à l'extérieur qu'à l'intérieur de la maison. C'était l'un des cultes les plus anciens : le chant des Arvales commence par l'invocation des Lares. A l'époque impériale il prit une importance nouvelle, lorsque le Genius Augusli, admis au nombre des Lares, devint l'objet d'un culte public. Quant aux Pénates, leur culte était en étroite relation avec celui de Vesta. Comme le dieu Lare, c'étaient des esprits domestiques protecteurs et bienveillants; on leur offrait des repas, et, placés au foyer, centre religieux de la vie domestique, ils recevaient le culte de la famille. Le soin de la nourriture, du pain quotidien, leur était spécialement commis. En tant que L'enales publici, dans le culte d'Etat, ils prenaient place auprès de Vesta dans la partie la plus sainte de l'œdes Veslse.
i. Voir l'excellent article de Wissowa sur les Lares dans le Lexicon de Roscher.
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Parmi ces différentes catégories d'esprits, les esprits de la nature ne tiennent pas une place considérable. Pourtant il y avait des esprits des bois et des sources, connus sous différents noms; mais ils ne recevaient pas un culte égal à celui de Terminus, par exemple, qui veillait sur les bornes limites. Il est à remarquer que même ceux des dieux qui représentaient la nature la manifestaient surtout dans ses rapports avec la civilisation. Les divinités de la terre protégeaient l'agriculture, Liber pater la culture de la vigne, Cérès les moissons, Vénus le jardinage, Vulcain ou Mulciber n'était pas le dieu du feu, mais l'habile forgeron. Le culte de la nature n'occupait qu'une place restreinte dans la religion. Même dans le culte des grands dieux, il n'était pas au premier plan. Sans doute beaucoup de rites se rapportent aux changements de saisons, et certaines figures de dieux ont dans la symbolique naturaliste un sens que la mythologie comparée peut déterminer; mais les Romains des temps historiques négligeaient cet aspect de leurs dieux, et les considéraient seulement comme les protecteurs de la vie publique et privée. Nous allons maintenant étudier quelques-uns des dieux principaux. Ce nom de dieux principaux n'implique pas que leur culte ait été plus important que celui des Génies et des Lares, ni qu'ils se soient distingués par des caractères nettement définis de ces différentes sortes d'esprits, ni qu'ils aient constitué une division particulière et fermée : ce ne sont que les êtres divins les plus éminents, ceux qui avaient acquis une certaine personnalité. Nous faisons abstraction ici des dieux grecs, et, même parmi les anciennes divinités italiques et romaines, nous nous bornons à quelques figures. Une des plus anciennes divinités de Rome, celle dont on attribue l'introduction à Romulus et qui joue un rôle clans le culte des Saliens, c'est Janus, surnommé bifrons ou encore geminus : son temple, situé dans le voisinage du Forum, était ouvert pendant la guerre et fermé seulement pendant la paix. Janus est le dieu des portes et en général de tous les commencements. Nous laisserons de côté les questions relatives à l'étymologie de son nom et à ses origines ; signalons seulement que Speyer les fait remonter jusqu'à l'époque indo-européenne1. Faunus aussi était une divinité romaine primitive. On célébrait en son honneur, 15 février, les Lupercales, fête pastorale et expiatoire, qu'on disait fondée par Évandre. Faunus, apparenté à Silvanus et à Mars, représentait la vie rurale et l'élevage des troupeaux. Il était considéré comme un roi campagnard, législateur religieux; à une date récente, par interprétation évhémériste, on l'introduisit dans les séries des rois Laurentins comme père deLatinus. La combinaison de Faunus avec les Satyres est une conception grecque récente. Mars était « le plus ancien des dieux principaux des communautés italiennes » (Mommsen). Commun aux populations latines etsabines, chez les Sabins il portait aussi le nom de Quirinus. Des trois grands-prêtres sacrificateurs, deux étaient consacrés à cette divinité, le flamen Marlialis
1- J.-S. Speyer, Le dieu romain Janus, R. II. R., 1892, t. II.
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et le flamen Quirinalis. Le très antique culte des Saliens avait des rap. ports avec Mars. La forme de son nom était variable : on trouve Maun Mavors, Marmor, dans le chant des Arvales. Chose caractéristique, Mars est le seul dieu qui apparaisse dans les anciens noms propres romains (Marius, Mamercus, Mamurius). Dans le calendrier, le mois de mars lui appartient. C'était un dieu du printemps et de la fécondation, comme le prouvent ses fêtes en mars et en octobre; par exemple l'élévation des boucliers, les danses des Saliens et le sacrifice du cheval d'octobre ob frugum eventum. On sait que de temps en temps la jeunesse guerrière d'un printemps lui était consacrée (ver sacrum) et s'exilait sous sa protection. Ainsi Mars était en rapport à la fois avec l'agriculture, le bétail, l'État, la colonisation et la guerre. Son caractère de dieu de la guerre passa peu à peu au premier plan, à mesure que la guerre prit plus d'importance dans la vie des Romains. Ses animaux sacrés étaient le pic prophétique (picus) et le loup. Tout ce que l'on possède des mythes d'origine romaine se rapporte à lui. Il n'est pas possible, à notre avis, de le rapprocher d'Apollonl. La déesse Vesta (Hestia), commune aux Romains et aux Grecs, ne parait pas remonter à l'antiquité indo-européenne. En Italie son culte était commun aux Latins et aux Sabins : Vesta était la déesse du feu, du foyer domestique aussi bien que du foyer public: à ce titre, elle était au centre delà religion de la famille comme de la religion d'État. C'est à notre avis une erreur de la considérer comme secondaire, et de conclure de la place qu'on lui donnait au début ou à la fin des actes du culte qu'elle était simplement la déesse du feu du sacrifice2. En réalité Vesta occupe dans le culte romain une place centrale. Elle était la déesse principale de la maison. Dans la cité, la prospérité générale dépendait de son culte. Quand le feu de Vesta s'éteignait, c'était un fâcheux présage pour l'État; la vestale négligente était rigoureusement punie, et il fallait rallumer le feu de nouveau, suivant l'ancien rite, en frottant le bois d'un arbre fruitier, et peut-être aussi au moyen des rayons du soleil. Le palladium de Rome était conservé dans le temple de Vesta. Les februa casla, choses saintes d'usage expiatoire que l'on brûlait aux Palilia, étaient préparées par les vestales avec le sang du cheval d'octobre et la cendre du veau consumé aux Forcididia. Les vestales avaient aussi à préparer la mok salsa, employée dans le culte des divinités autres que Vesta. Elles priaient pour la prospérité du peuple romain. Le culte dont elles avaient le soin était placé, comme leurs personnes mêmes, sous la surveillance particulière du pontifex maximus. Vesta était vraiment Vesta mater, les principaux dieux portant le titre de pères et de mères. De plus elle était la déesse virginale, et la pureté était une des caractéristiques de son culte.
1. C'est ce que fait Roscher dans son article Mars, qui contient d'ailleurs beaucoup de choses excellentes. 2. C'est l'opinion de A. Preuner dans lîeslia-Vesta, 1864; il s'appuie entre autres choses sur l'explication de Servius, in Mn., I, 292 : Vesta sigtiifîcat religionem, guia nullum sacrificium sine igne est, unde et ipsa et Janus in omnibus sacrificiis invocantur.
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Comme on sait, la chasteté était le devoir fondamental des vestales, et celles qui y manquaient devaient être enterrées vivantes. Mais le grand dieu par excellence était Jupiter. On apprend par ses surnoms, sans pouvoir les ramener à une idée primordiale unique, les multiples fonctions qui lui appartenaient dès l'origine, ou qui lui ont été attribuées plus tard. Ses rapports avec le ciel et la lumière sont confirmés par le surnom de Luceiius qu'il porte dans le chant des Saliens. Comme Jupiter Tonans et Fulgur, il était dieu de l'orage. Ses relations avec la vendange, où on l'honorait sous le nom de Liber, remontent peut-être encore plus haut dans la religion des peuples italiques. Jupiter Latiaris était un ancien dieu fédéral des Latins. Ses noms de Stator, Victor, Fere trius font penser à la guerre et à la victoire. Les alliances et en général le droit et la bonne foi étaient placés sous sa garantie particulière. Les ides de chaque mois lui étaient consacrés. Nous pourrions prolonger longtemps l'énumération de ces fonctions incohérentes. Mais le culte de Jupiter établi par Tarquin au Capitole les réunit tous. Ce Jupiter capitolin, Optimus Maximus, était le souverain maître de la vie, et tout particulièrement le représentant de la puissance et de la domination romaines, qu'il défendait et étendait. Comme tel il recevait le culte des nations soumises et des rois tributaires. Antiochus Epiphane, le « singe d es Romains » (Mommsen), lui éleva dans Antioche un temple. Hadrien éleva à Jupiter Capitolin un sanctuaire sur les débris du temple de Jérusalem. Ainsi s'étendit son culte avec la domination universelle de Rome. A côté de Jupiter se plaçait Junon, qui était à beaucoup d'égards son pendant féminin. Chez elle aussi les attributs qui en font la protectrice de la vie et de l'État ont rejeté au second plan la signification naturaliste; c'était peut-être une déesse de la lumière. Chez les peuples d'Italie, les citadelles des villes étaient sous sa protection ; à Rome, elle était primitivement la déesse des curies. Les calendes de chaque mois lui appartenaient, comme à Jupiter les ides. Mais elle était spécialement la déesse des femmes, qui juraient sur son nom, comme les hommes invoquaient Genius. Elle surveillait leur foi conjugale et les assistait dans l'enfantement. La troisième divinité du Capitole était Mincrva. Il est difficile de distinguer en elle les traits italiens des traits étrusques (elle s'appelait chez les Etrusques Menrfa) et de ceux qui sont empruntés aux Grecs. Déjà chez les Italiens on l'honorait probablement comme déesse des acropoles; mais elle était surtout la déesse de la raison, de la réflexion, du calcul et de l'invention. Elle lance les éclairs; c'est peut-être une conception étrusque. Elle avait pour fêtes les grandes Quinqualrus, qui avaient lieu en mars, et les petites Quinqualrus, célébrées en juin. Elle prit de plus en plus l'aspect et le caractère de la déesse grecque Athéné. Comme nous l'avons indiqué déjà, ces premiers rôles du monde des dieux romains n'avaient eux-mêmes qu'une physionomie peu accusée et ne se distinguaient pas profondément des différentes classes de dieux et d'esprits. C'est ce qui résulte manifestement du fait qu'ils étaient eux-
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mêmes multiples. On peut citer plusieurs Jupiter; toute communauté avait son Mars particulier, toute demeure sa Vesta. Même chez ces dieux principaux, chaque fonction, chaque indigitation avait son existence indépendante ; elles n'étaient pas unies par le lien d'une personnalité fortement marquée.
§ 123. — La religion de l'État. Pour les Romains, la religion était nécessaire à la prospérité de l'État1. Elle ne constituait pas une sphère particulière, elle accompagnait partout la vie publique et privée. Toute entreprise exigeait des auspices, tout danger possible, des piacula. Ainsi la religion était à la fois une institution de l'Etat, comme Varron la conçoit, et la base de l'État. En tout cas, l'Etat et la religion s'étaient intimement confondus. Le rituel faisait partie de la constitution ; quand Cicéron expose des lois spéciales sur la religion (leges de religione), il ne pense simplement qu'aux rites du culte public 2. Les traditions relatives à la fondation de Rome, et d'abord de la lloma quadrala, la ville primitive sur le Palatin, nous la représentent comme une chose sacrée. Sans doute il faut nous abstenir d'épiloguer sur les mots mundus, lapis manalis, pomerium, etc. ; il n'y a pas un seul document positif pour établir que les rites de la fondation de la ville aient compris l'installation d'un mundus, c'est-à-dire d'une fosse et d'un autel, destinés aux dieux souterrains. Les limites du pomerium étaient marquées parles sillons que traçait en terre une charrue attelée d'un taureau blanc et d'une vache blanche. Ce pomerium, qui était l'enceinte proprement dite de la cité, se bornait originairement au Palatin. Dans la suite il fut souvent élargi, par Servius Tullius, par Sylla, et plus d'une fois pendant l'époque impériale. C'était un espace sacré, c'est-à-dire qu'il avait été délimité auguslo augurio, auspicato inauguraloque 3 ; c'est dans le pomerium que l'on observait les auspicia publica. Le centre du pomerium était à l'époque historique le Capitole; là se trouvait aussi Yauguraculum in arce, où se rendaient les augures pour les actes les plus importants. Le terme propre pour désigner ce dont il s'agit ici, une place consacrée par les auspices et propre à l'observation de signes de ce genre, était le mot templum*. Toute la ville à l'intérieur du pomerium formait un grand temple, mais dans ce domaine il existait encore un grand nombre d'autres temples plus petits. II n'est pas d'idée qui mieux que celle du temple fasse saisir la connexité des choses politiques et des choses religieuses à Rome. Mais tout d'abord il faut distinguer entre le templum céleste et le templum terrestre.
1. TMonys. Halic, II, 18. 2. Cicero, De legibus, II, 8. 3. Tite Live, V, 52; Aulu-Gelle, XIII, 14; Varro, De lingua latina, V, 143. 4. Les recherches de H. Nissen, dans son livre Das Templum, 1869, sont classiques, mais ne doivent pas être utilisées sans précaution.
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Le templum céleste était la partie du ciel que l'augure avait circonscrite avec son bâton (liluus), et où lui apparaissaient les signes des dieux. L'augure y traçait les deux lignes fondamentales, cardo et decumanas, divisant le ciel en régions et y instituait ses observations, ce qu'on désignait par le verbe contemplari. La position de l'augure par rapport aux régions du ciel, et les formules qu'il employait étaient variables suivant les lieux et les circonstances. D'autre part, le mot templum désignait aussi des emplacements terrestres. Varron définit ainsi le temple terrestre : in terris dictum tempïum locus augurii aut auspicii causa çuibusdam conceptis verbis finitus. Le temple, ainsi compris, n'était pas nécessairement un bâtiment, et d'autre part, toute demeure de dieu n'était pas nécessairement un temple. Ainsi Yœdes Vestse ne constituait pas un temple, quoiqu'elle fût un des sanctuaires publics les plus importants. Le temple était l'endroit consacré par les augures (inauguré), où l'on révélait la volonté des dieux au profit de la cité. Le temple principal, le centre de l'activité des augures, se trouvait sur le Capitole. Les nouveaux magistrats devaient y venir prendre les auspices sur lesquels reposait leur autorité. Les actes publics les plus importants ne pouvaient être décidés que dans un temple ; c'est dans un temple que le Sénat prenait ses résolutions, dans un temple que les comices se rassemblaient; le rostrum d'où l'on parlait au peuple, sur le Forum, était un temple. Ainsi l'idée de temple, qui primitivement se rapportait à l'espace découvert réservé à l'observation des signes célestes, avait pris un sens politique, en rapports étroits avec l'idée de pomerium et de Capitole. Mais quand la puissance romaine s'étendit, on éprouva le besoin de se mettre en état de consulter les auspices en dehors même de l'enceinte de Rome. Les chefs d'armée emportaient de Rome les auspices dont ils avaient besoin (auspicia militaria, bellica), mais différentes circonstances, notamment le passage d'un fleuve, nécessitaient de nouveaux auspices spéciaux (dans ce cas particulier auspicia perennia). A ce point de vue, on distinguait cinq territoires (agri) : romanus,gabinus,peregrinus, hosticus, incertus. Les prescriptions relatives aux particularités qui pouvaient se présenter dans les différents cas étaient un des objets de la science des augures. L'inauguration n'était pas la seule forme de consécration. Nous trouvons des mots comme sacer, sanctus, religiosus qui s'appliquaient à deslieux, des objets et des individus qui sont sacrés à divers titres. Ces concepts et ces distinctions appartenaient à la fois à la religion et au droit public. On appelait sacrum ce qui était passé de la possession de l'Etat ou des individus dans celle de la divinité. Un bien d'État devenait sacré par l'acte double de la transmission par le magistrat [dedicalio), et de la prise de possession au nom de la divinité par le pontife (consecralio). Un acte également solennel, la profanatio, pouvait faire perdre en quelque sorte à l'objet son caractère sacré. Il y avait une autre espèce de consecralio qui n'était précédée d'aucune dedicatio : c'était la consecratio capilis et bonorum, par laquelle un coupable était abandonné aux dieux. Le sacer eslo datait des anciennes leges regiœ (lois royales) : l'homme qui vendait
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sa femme était voué par ces lois aux dieux souterrains ; le fils qui frappait son père était voué aux dieux domestiques ; les patrons et les clients qui manquaient à leurs devoirs de fidélité réciproque étaient voués à Jupiter' celui qui renversait une borne, l'était au dieu Terminus. A l'époque historique, la consécration prise en ce sens avait lieu pour une violation des leges sacratse ; en particulier les tribuns du peuple maintinrent toujours que quiconque s'attaquait à leur droit devenait sacer par le fait même. Ainsi on entendait par sacrum ce qui appartenait à la divinité. L'idée de sanctum, au contraire, s'applique à ce qui, par raison juridique (sanctio), se trouve ab injuria hominum defensum alque munilum. Dans le cas où la transgression de la sanctio était punie de consecratio, comme pour les lois citées plus haut, l'objet que ces lois protégeaient portait le nom de sacrosanctum. Tout ce qui, sans être ni consacré ni garanti légalement par une sanctio, était en rapport si étroit avec la religion qu'il fallait le considérer et le traiter avec respect et avec crainte, s'appelait religiosum. A cette catégorie appartenaient les tombeaux, les places où était tombée la foudre (puleal, place creusée par la foudre : on n'avait pas le droit d'y poser le pied), les sacella du culte privé, les sanctuaires provinciaux qui n'étaient pas consacrés, et d'autres endroits objets d'un respect séculaire et sanctifiés par des souvenirs ou des légendes. Le droit sacré pénétrait si profondément la vie romaine que, pour en montrer toute l'importance, il faudrait procéder à un exposé presque complet des institutions et du droit. Nous y toucherons nécessairement dans les deux prochains chapitres. Pour le moment, nous nous contentons d'expliquer brièvement comment les différentes branches de la religion se rattachaient au culte d'État, et quelle est la signification des termes sacra privai a, publica, popularia et pro populo. Le culte privé, les actes religieux de la famille et de la gens n'étaient pas affaire de caprice individuel. Omis ou accomplis d'une façon défectueuse, la faute entraînait la colère des esprits. En conséquence l'État, intéressé dans le culte privé, le surveillait par les pontifes. Ceux-ci avaient avant tout à conserver le jus Manium. Le culte des morts faisait partie des sacra privata ; cependant tout ce qui s'y rapportait était soumis au contrôle des pontifes. Ils fixaient le lieu et le rite des sépultures, et prenaient soin que les Mânes ne fussent pas frustrés des solennités et des offrandes qui leur étaient dues. L'influence des pontifes s'étendait encore plus loin. Tous les rapports de famille et de gens étaient de nature juridique et avaient un caractère sacré, qu'il appartenait à l'État de maintenir. Les cas juridiquement douteux étaient soumis à la décision des pontifes. Le mariage était considéré comme une association consacrée par la religion; la femme, socia rei humanœ atque divinœ, avait, comme mère de famille, des sacrifices domestiques à offrir aux dieux; le mariage était consacré solennellement par le pontife au moyen de diverses cérémonies, dont l'offrande à Jupiter d'un panis farreus était la plus significative. A vrai dire, ce mariage suivant l'ancien rite patricien de la confarreatio n'était pas le seul mode usité et même, dans les derniers siècles, il était devenu exceptionnel;
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les flamines et le rex sacrorum restaient à peu près seuls à le pratiquer. La testamenti factio avait lieu également devant le collège des pontifes. De même, lors de l'adoption dans une gens les pontifes avaient à veiller à ce qu'il ne se produisît pas de perturbatio sacrorum ou de contaminaiio gentium. Au reste ils n'avaient pas à intervenir dans l'accomplissement même des actes de la religion privée ; c'est le chef de la maison qui les accomplissait pour sa famille, et un flamine spécial les exécutait pour la gens. Mais l'État avait à veiller à ce que tout se passât conformément aux règles du droit sacré. Les cultes des gentes n'étaient pas tous confinés dans la religion privée ; il y avait des sacra publica réservés à certaines familles, par exemple le culte de Minerve à la gens Nautia, le culte d'Apollon à la gens Julia. Il était naturellement d'une grande importance pour la cité que de tels cultes ne s'éteignissent pas avec la gens qui en avait la charge; aussi étaient-ils dévolus, en cas de besoin, à une sodalitas ou à un collegium qui remplaçait la gens. En dehors de ces sodalitaies et collegia officiels il en existait beaucoup de privés, dont l'État ne s'occupait que quand il y soupçonnait des clubs politiques. Les plus anciens de ces collèges étaient pour la plupart des confréries d'artisans {collegia opifîcum, artificum) ; les plus récents avaient pour but de constituer une caisse mutuelle de pompes funèbres, grâce à laquelle les petites gens s'assuraient une sépulture honorable (collegium lenuiorum, funeralicia) '. La religion publique comprenait d'abord les sacra quœ publico sumptu pro populo fiunt (Festus). La présence des citoyens à ces actes n'était pas interdite, mais n'était pas non plus nécessaire; en tout cas ils n'y participaient pas d'une manière active, ils en étaient simplement spectateurs; tout au plus prenaient-ils part au cortège (pompa) ou au banquet du sacrifice. Quand les sacra publica étaient accompagnés de fête et de chômage et que les affaires vaquaient, beaucoup d'hommes assistaient à l'acte sacré. Quant au sacrifice quotidien des flamines, le public n'y participait pas; l'intérieur du temple n'était accessible qu'aux prêtres. Viennent ensuite les solennités populaires, celles auxquelles tous les citoyens participaient soit en masse, soit par sections (sacra popularia quœ omnes cives faciunt). Elles tenaient, cela va de soi, une tout autre place dans la vie générale. On compte parmi ces cérémonies deux fêtes d'une haute antiquité, mais dont le sens n'est pas tout à fait clair : le septimontium et la double procession des Argei2, qui se célébrait le 1617 mars, autour de leurs vingt-quatre sacella, et celle du 14 mai où on les jetait dans le Tibre : ces solennités étaient sans doute l'une et l'autre des lustrations pour les différents quartiers de la ville. Parmi les cultes populaires, nous avons en première ligne ceux des trente curies. Chaque curie pratiquait son culte particulier sous la direction d'un curion, et toutes les curies réunies célébraient un culte commun sous la
1. Varron, De linr/ua latina, V, ia-o5. 2. Ovirle, Fasti, II, 511 et suiv.
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direction du curio maximus. Les plébéiens obtinrent l'accès de cette dignité à partir de 209, et non sans luttes. Les frais du culte des curies étaient à la charge de l'Etat. Il s'adressait à différentes divinités, mais particulièrement à Juno curitis. Les curies avaient des fêtes agraires, les Fornacalia et les Fordicidia, toutes deux antiques. Les Fornacalia, qui tenaient leur nom de l'ancienne déesse Fornax, se célébraient en février; on y gril, lait du blé, et, répartis en curies, les citoyens banquetaient1. Les Fordicidia, qu'on nommait aussi Hordicidia, avaient lieu le 15 avril; on sacrifiait à la déesse Tellus une vache grosse (forda bos) ; on brûlait les fœtus; leur cendre était conservée et employée aux Pcdilia comme moyen de purification2. De même que les curies, les bourgs [pagi) célébraient en commun leurs sacra paganorum, qui consistaient en sacrifices à Tellus et à Gérés. Les paganalia de janvier étaient célébrées joyeusement3. Les vici se réunis saient pour la fête des Compitalia, qui fut réorganisée par Auguste. En février on faisait dans les champs un sacrifice au dieu des bornes et on fêtait les Terminalia*. En été, avant les récoltes, le paysan sacrifiait la porca prœcidanea. Nous aurons à revenir sur les mêmes faits, dans l'étude du calendrier, Bornons-nous ici à signaler encore les lustrations, qui étaient fréquentes. Pour les champs et les labours, pour les céréales et le bétail, pour la ville et le peuple, on pratiquait, soit à des dates régulières, soit lors d'occasions spéciales, des cérémonies d'expiation, de purification, ou destinées à éloigner un fléau. Ces cérémonies consistaient en sacrifices, ordinairement en suovetaurilia, sacrifice d'un porc, d'une brebis et d'un bœuf; on commençait par promener les animaux trois fois autour de l'objet de la lustration. C'est là le rite suivi aux Ambarvalia célébrées à la campagne.au moment où mûrit la moisson. La procession solennelle par laquelle on lustrait la ville dans les circonstances graves s'appelait amburbium. Pour la lustratio populi, qui avait lieu en particulier après les recensements, le peuple se rassemblait sur le Champ de Mars. La lustratio pagi était analogue. Une grande fête expiatoire, celle des Palilia (ou Parilia), qui avait lieu à Rome, se rattachait aux souvenirs de la fondation de la ville. Lors de cette fête, chaque chef de famille allait prendre au foyer public de l'atrium Veslie les objets nécessaires à la lustration, se faisait asperger d'eau avec une branche de laurier, purifiait par des vapeurs de soufre sa maison et son atrium, sautait au dessus de pailles de fèves enflammées, faisait un sacrifice à l'antique divinité des pasteurs, Paies, et allaita des banquets publics. Un mot sur le culte dans les municipes. Non seulement les Romains n'y supprimaient pas les cultes locaux préexistants, mais ils les considéraient comme des sacra populi Romani et les introduisaient dans la religion officielle. Il y avait ainsi dans les municipes des cultes faisant
1. 2. 3. 4. Ovide, Fasti, IV, G29 et suiv. Id., ibid., I, 663 et suiv. Id., ibid., II, 639 et suiv. Caton, De re rustica, 141; Virgile, Georçj., I, 343 et suiv.
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partie de la religion d'État des Romains, et administrés par des prêtres originaires du pays, mais sous la surveillance des pontifes de Rome. Nous connaissons plusieurs de ces cultes municipaux, quelques uns de nom seulement. Il semble qu'une partie d'entre eux aient été réorganisés sous l'empire. D'ailleurs à cette époque, dans les municipes, le culte de la déesse Rome (dea Romà) et des divi et divœ de la famille impériale, confié aux Seviri Auguslales, était passé au premier plan. A côté de la religion d'Etat, il y avait à Rome des cultes étrangers d'origines diverses, qui, tantôt favorisés, tantôt persécutés par l'État, multipliaient leurs adhérents, sans cependant pénétrer dans la sphère de la religion publique. Nous parlerons plus tard de l'importance que prirent ces cultes, particulièrement sous les Empereurs.
§ 124. — Les collèges sacerdotaux.
II existait à Rome un certain nombre de collèges sacerdotaux d'antiquité diverse et de compétence très inégale. Les uns, comme ceux des Saliens, des Luperques, des Arvales, n'avaient à accomplir que certaines cérémonies anciennes. D'autres, et surtout ceux des augures et des pontifes, étaient les colonnes de la religion d'État. Il ne s'ensuit pas que les prêtres aient eu une puissance politique ; au contraire, l'initiative et la direction dans la religion publique elle-même appartenaient aux magistrats, dont les prêtres étaient simplement les conseillers et les auxiliaires compétents. Mais, à ce titre même, ceux-ci avaient dans la religion d'État et par suite dans l'État une influence considérable. C'est en raison de cette importance politique, que les plébéiens réclamèrent l'accès des sacerdoces, qu'ils obtinrent par la loi Ogulnia (300 av. J.-C). Les prêtres en général portaient le nom de sacerdotes. Parmi les sacerdotes publiez ou sacerdotespopuli Romani, on comprenait les pontifes, les décemvirs et les augures; en dehors de ces trois groupes, on ne sait pas exactement à qui s'appliquait cette désignation. Aux pontifices incombaient la surveillance de toute la religion nationale traditionnelle et le culte de tous les dit patrii. Par flamines on entendait les prêtres qui faisaient les sacrifices aux différents dieux. Ainsi les curies, quelquefois aussi les gentes, et certains cultes spéciaux comme celui des Arvales, avaient leurs flamines particuliers. Au dernier siècle de la république, le collège des pontifes comprenait quinze pontifes proprement dits, auxquels se joignaient le rex sacrorum, trois flamines majores et trois pontifices minores. Le collège avait pour chef le pontifex maximus, qui avait hérité de la partie essentielle du rôle religieux des anciens rois. Les autres membres du collège formaient autour de lui un conseil, mais à lui seul appartenait le droit de trancher les difficultés; c'est sans doute pour cette raison qu'on l'appelait judex et arbiter '«m divinarum et humanarum... judex vindexque contumacise privatorum gistratuumque (Festus). Les devoirs et les attributions des pontifes
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étaient de plusieurs espèces. Ils avaient à sauvegarder les droits des dieux nationaux et à veiller sur leur culte. Les pontifes avaient aussi à célébrer eux-mêmes des sacrifices; cela résulte de leurs insignes (simpùlûm, secespita, etc.). Sans doute des serviteurs les assistaient dans ces cérémonies' mais l'acte sacré du sacrifice devait être accompli par un pontife en personne, à moins qu'un autre prêtre n'en fût expressément chargé. D'autre part, les pontifes, chose bien plus importante, participaient aux affaires publiques et juridiques. Le droit public lui-même ne s'est affranchi que tardivement et petit à petit de l'influence pontificale. Le premier pas vers l'affranchissement fut l'institution de la préture. Primitivement les pontifes étaient les seuls juristes de Rome, et c'était d'eux que dépendait l'interprétation des lois (celles des Douze Tables), comme leur application aux cas particuliers. C'étaient eux aussi qui fixaient, souvent avec beaucoup d'arbitraire, les dates du calendrier. Avec le temps, leurs fonctions se réduisirent. Mais ils conservèrent leur fonction essentielle, celle de défendre dans la cité le droit des dieux, de maintenir exacts les rapports entre l'État et ses dieux nationaux, et de les rétablir quand ils se trouvaient détruits. A cet effet, ils avaient à collaborer avec les magistrats qui représentaient l'État ; c'était le cas pour les piacula, les vola et les consecrationes. Les piacula étaient obligatoires quand on avait commis une faute dans l'exécution des rites, ou en général transgressé le jus divinum. Quand un sacrifice était nul en raison de quelque négligence, il fallait le recommencer, et l'État, ou le prêtre ou magistrat en cause, avait a se racheter par une hostia piacularis. La même expiation était nécessaire quand un magistrat avait par erreur commis un acte irrégulier, par exemple si un préteur avait rendu la justice un jour néfaste; dans les temps anciens, une exécution capitale nécessitait aussi un piaculum. Si quelqu'un avait péché volontairement contre le droit divin, les pontifes devaient le déclarer impie (impius) ; alors sa faute était inexpiable, et on s'en remettait pour le châtiment à sa propre conscience. A part les fautes contre les dieux, la jwcuratio prodigii nécessitait aussi l'offrande de piacula. Quand il était arrivé in Loco publico quelque accident extraordinaire, un tremblement de terre par exemple, ou que la foudre y était tombée (procuratio fulguritonm),\i sénat faisait une enquête sur le cas, et s'il reconnaissait le prodige pour réel (senatus prodigium suscipit), il demandait aux pontifes un demîu sur la cause de la colère divine et les moyens de l'apaiser. Si le prodige était considéré comme un porlenlum, c'est-à-dire comme matière à divination, il sortait de la compétence des pontifes, et l'on s'adressait à un des collèges de devins, celui des haruspices ou celui des décemvirs, qui indiquait les moyens d'expiation. Les vœux (vota) nécessitaient également l'intervention des pontifes. LOK de calamités exceptionnelles, de peste, d'échecs à la guerre, etc., il était d'usage de vouer aux dieux des présents spéciaux : temples, sacrifices oa jeux. En outre, tous les ans, au 1er janvier, les magistrats faisaient des
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vœux pour le bien de l'État, plus tard pour la vie et le bonheur de l'empereur. L'antique ver sacrum était une chose vouée, et la consecratio capitis prit à l'époque historique le caractère d'une devotio spontanée. Dans tous ces différents cas le pontife avait à réciter préalablement la formule du vœu, que répétait ensuite le magistrat ou le peuple. Nous avons déjà constaté la même collaboration dans les actes de dédication et de consécration. Dans la transmission aux dieux d'une propriété publique, la tâche incombant aux pontifes était triple : d'abord ils donnaient leur assentiment au vœu comme légitime, puis ils composaient l'acte de fondation [lex templi) ; enfin lors de la cérémonie solennelle de la dédication, un pontife prononçait la formule, et au nom des dieux il prenait possession du temple comme res sacra. Au collège pontifical se rattachaient étroitement certains prêtres sacrificateurs, d'abord le rex sacrorum. Dans l'antique classification des prêtres, il venait au premier rang, après lui les trois grands flamines, et seulement en cinquième ligne le ponlif'ex maximus. Mais, comme nous l'avons vu, tous les éléments essentiels de l'autorité sacerdotale étaient rassemblés entre les mains du ponlifex maximus. Le rex sacrorum, auquel était associée sa femme avec le titre de regina, n'avait conservé que la présidence des comilia calata et certains sacrifices, en particulier le sacrifice expiatoire du 24 février, dans lequel, après avoir immolé l'animal, il s'en éloignait précipitamment (regifugium). Mais cette charge procurait si peu d'influence réelle et entraînait des contraintes si désagréables, qu'à la fin de la république elle demeura longtemps inoccupée ; c'est seulement Auguste qui la remit en honneur. En dehors du rex sacrorum, quinze flamines appartenaient au collège pontifical et étaient soumis à la potestas du ponlifex maximus. De ces quinze prêtres, douze étaient des flamines minores : de ceux-là nous ne savons même pas complètement au culte de quelle divinité chacun d'eux était préposé. Des trois flamines majores, qui avaient place dans le collège à côté des pontifes, le premier était le flamen dialis, venaient ensuite le flamen martialis et le flamen quirinalis. Le flamen dialis était consacré à Jupiter, et sa femme à Jnnon; le flamen et la flaminica devaient être • mariés par confarrealio. Il procédait à des sacrifices, par exemple aux ides et à la fête des Vinalia, mais ce qu'il y avait de plus important dans son rôle, c'étaient les règles de vie sévères auxquelles il devait s'astreindre1. Il ne devait toucher ni même voir rien de mort ni d'impur; toute lutte et tout travail s'arrêtaient à son approche; un homme enchaîné était délivré s'il pénétrait dans sa maison ; dans ses vêtements et ses repas il devait être scrupuleusement pur. Les deux autres flamines étaient soumis à des règles moins strictes. Leurs devoirs se bornaient à accomplir chaque année quelques sacrifices, entre autres celui du cheval d'octobre, que le flamen martialis célébrait aux ides de ce mois. De même que les flamines, les vierges de Vesta 2 étaient sous l'autorité
1. Aulu-Gelle, N. A., X, 15. 2. Id., ibid., I, 12.
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(polestas) du pontifex maximus, qui les recevait dans le collège (capiù CI1 prononçant une certaine formule et en leur donnant le nom d'Amata. On prenait pour cette fonction des enfants de bonne famille, plébéienne à la rigueur, âgées de 6 à 10 ans. Elles restaient vestales trente ans : dix ans comme apprenties, dix ans pour accomplir les fonctions du culte, dix ans comme maîtresses. Ensuite, si elles le voulaient, elles pouvaient être déchargées de leurs fonctions (exaugurari) et se marier; mais beaucoup d'entre elles préféraient rester dans l'atrium Vestx. L'office des vestales était avant tout d'entretenir le feu dans le temple de Vesta (custodin ignem foci publici sempiternum). De plus elles veillaient sur les palladiak Rome, elles préparaient les mets sacrificiels pour le culte public (mola salsu) et dispensaient les choses lustrales. Elles étaient très considérées et jouissaient de grands honneurs; dans la rue, le consul lui-même leur cédait la place; elles occupaient aussi le premier rang dans les jeux et étaient ensevelies sur le Forum. Le condamné qui par hasard rencontrait une vestale était gracié. Mais leurs fautes étaient punies de châtiments rigoureux. Si le feu sacré s'éteignait, la vestale négligente recevait le fouet; quant à la vestale qui manquait à la chasteté, on l'enterrait vivante. On connaît le prodige de l'an 145 av. J.-C, par lequel la vestale Tuccia se lava du soupçon de ce crime en portant de l'eau dans un crible1. Les pontifes mis à part, nul prêtre n'avait plus d'influence que les augures. Les deux qualités pouvaient d'ailleurs être réunies dans la même personne, et jointes ensemble à une magistrature. Le collège des augures populi Romani Quirilium avait pour fonction de prendre les auspicia publica, qu'il faut bien distinguer des auspices que demandaient les particuliers dans quelque intérêt personnel. Il comprenait à l'origine 3 membres; plus tard il y en eut jusqu'à 16. Nous savons peu de chose sur la constitution intérieure de ce collège. Si les pontifes avaient pour lieu de réunion la regia, les augures avaient leurs assemblées dans Yauguraculum in arce ; de même que les pontifes, ils avaient leurs archives. Leur importance dans la vie publique était grande, car des présages défavorables arrêtaient une entreprise quelconque, et la simple objection des augures annulait même toute décision qu'ils déclaraient entachée d'un mauvais présage (vitium). Les augures adressaient leurs prières (precatio) surtout, mais non pas exclusivement, à Jupiter, de qui provenaient les signes sacrés ; aussi les appelait-on interprètes Jovis optimi maximi. C'était le magistrat qui consultait les auspices (speclio) ; l'augure répondait par la nuntiatio, ou, dans le cas où les signes étaient défavorables, par Y obnuntiatio. Les signes répondaient à la question (impetrita) ou se présentaient sans être attendus (oblaliva) ; tout bruit était un obstacle, aussi commençait-on par commander le silence. La science augurale distinguait cinq espèces principales d'auspices: 1° les signes ex avibus, tirés du vol des oiseaux (alites), ou de leur chant (oscines), ou de
1. On trouvera les cas de condamnation des vierges vestales dans Preuner, HestitVesta, p. 431 et suiv.
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leur simple apparition; 2° les signes ex cœlo, en particulier la foudre; 3° les signes ex tripudio, tirés de la manière dont les poules mangeaient : ce genre d'auspices était le plus usuel à l'époque historique; 4° les signes ex guadrupedis, ou auspicia pedestria, généralement défavorables; 5° les signes ex diris, toujours défavorables, et qu'on ne demandait jamais : c'étaient des apparitions ou des bruits accidentels. L'observation et l'interprétation de ces signes formaient une partie des fonctions augurales; l'autre partie, non moins importante, comprenait l'inauguration des lieux et des personnes, dont nous avons déjà traité. Il faut bien distinguer des augures les haruspices1, et si nous les citons immédiatement après les augures c'est seulement à cause de l'analogie de leurs fonctions. A l'inverse des augures, les haruspices furent toujours regardés comme des étrangers, et leur art comme de nature plus ou moins superstitieuse. C'étaient les devins originaires de l'Étrurie, cette genelrix et mater superstilionis. Il y avait toujours des haruspices établis à Rome, et même, dans les cas extraordinaires, le Sénat en faisait venir d'Étrurie. Leur art divinatoire se distinguait par différents caractères de la science augurale : la science des éclairs était très développée chez eux, ils pratiquaient l'inspection des viscères (extispicium) ; sans doute ils avaient aussi d'autres règles pour l'interprétation des signes. La consultation de devins irréguliers était nécessaire, la discipline augurale ne s'exerçant que dans des circonstances prévues et strictement nécessaires. Certains dieux d'origine étrangère recevaient des hommages publics et officiels. Le culte de ces dieux était placé sous la direction d'un collège spécial, qui était par rapport aux dii peregrini et au ritus Grœcus ce que les pontifes étaient par rapport aux dii patrii et au ritus Romanus. Ce collège était formé des duumviri, plus tard decemviri, et clans les derniers temps quindechnviri sacris faciundis (XVviris. /'.). Les cultes auxquels ils présidaient avaient d'étroites relations avec les livres sibyllins ; le principal dieu auquel ils s'adressaient était Apollon Les décemvirs avaient, quand le sénat le demandait, à consulter les oracles sibyllins (adiré, inspicere libros), et à les interpréter, c'est-à-dire à les appliquer au cas particulier donné. Ils devaient aussi juger de l'authenticité des oracles nouveaux. Ils avaient encore la direction et la surveillance des cultes étrangers, dont ils accomplissaient eux-mêmes une partie des cérémonies ; ainsi les ludi Apollinares et les ludi sœculares. Quand ces cultes avaient leurs prêtres particuliers, comme dans le culte de la Mater Magna, les X (XV) viri exerçaient sur eux une surveillance, et c'est sans doute pour cette raison que ces prêtres portaient le nom de sacerdotes quindecimvirales. Les pontifes, les augures, les décemvirs ou quindécemvirs, et enfin les épulons, qui avaient la charge d'organiser Yepulum Jovis au Capitole, constituaient les quatre collèges principaux (summa, amplissima collegia), ceux
1. Texte essentiel sur les haruspices, Cicéron, De Divin., II, 12-32. 2. Xviros s. /'., carminum SibylL-e ac fatorum populi hujus interprètes, antislites eosdem Apollinaris sacri cœrimoniarumque aliarum plebeios videmus, Livius, X, 8. L'étude de H- Diels, intitulée SibylUniscke Blutter, 1890, est excellente.
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auxquels étaient confiés les cultes d'État les plus importants, et qui par suite exerçaient sur la vie publique la plus grande influence. Plus tard les sociales Auguslales, qui présidaient au culte des empereurs, furent placés sur le même rang. Il existait en outre toute une série d'autres sacerdoces spéciaux, sans influence, mais fort antiques. D'abord un collège qui représentait le droit international, les obligations religieuses de la guerre et de la paix, celui des Fetiales, antique institution italienne. Leurs fonctions se bornaient aux déclarations de guerre et aux alliances. Leur chef avait le titre de paler patratus; ils emportaient avec eux de l'herbe sacrée du Capitole (sagmina ou verbenœ), le sceptre et le lapis silex du temple de Jupiter Feretrius. C'est sur cette pierre qu'ils prêtaient serment, et c'est à elle qu'ils immolaient le porc, victime du sacrifice d'alliance (fœdus ferire). Avant une déclaration de guerre, le paler patratus avait à demander satisfaction (clarigatio, res repelere); si elle n'était pas accordée, il lançait trente-trois jours après une lance sanglante par-dessus la frontière en pays ennemi. Dans les guerres étrangères des époques récentes il devint difficile d'observer ces usages. On représentait fictivement le pays ennemi près de la columna bellica, devant le temple de Bellone, et c'est là qu'on accomplissait la cérémonie. Nous ne comprenons plus parfaitement les rites du jus fetiale, dont nous ne connaissons d'ailleurs pas exactement toutes les formules Les Saliens formaient à Rome deux groupes, comprenant chacun douze membres de race patricienne, les Salii palalini, prêtres de Mars, et les Salii agonales, prêtres de Quirinus. Leurs rites consistaient en des danses et des chants; c'est pourquoi leurs chefs respectifs étaient un prœsuhlw vates. Dans leurs hymnes (axamenla) ils célébraient plusieurs divinités et terminaient par Mamurius, l'habile forgeron, qui, sur le modèle du bouclier tombé du ciel pendant le règne de Numa, en avait fait onze autres parfaitement semblables. La principale charge des Saliens consistait à prendre et à ramener les boucliers sacrés (ancilia movere et conden), ce qu'ils faisaient en mars et en octobre, où ils procédaient également à toute une série de cérémonies tendant en partie à la lustration des armes'. Leur costume présentait un mélange spécial de caractères militaires et sacerdotaux. Les Luperques, prêtres de Faunus, lors de la fête expiatoire des Luper cales (dans laquelle le flamen dialis sacrifiait lui-même), parcouraient le Palatin à demi-nus dans une course folle, et battaient avec des lanières les femmes stériles qu'ils rencontraient, dans le but de les rendre fécondes1. Nous mentionnons enfin la confrérie des Arvales. Tandis que dans le culte de Faunus, aux Lupercales, on avait en vue la fécondité animale, le culte des frères Arvales avait pour but la prospérité agricole : ut fruges
1. Tite Live, I, 24, 32; IX, 10; Aulu-Gelte, I, 21; XVI, 4. 2. Leurs différentes fêtes du mois de mars sont décrites en détail dans Ovide, Fastes, III, 259 et suiv., 523 et suiv., 809 et suiv. 3. Ovide, Fastes, II, 267 et suiv.
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ferant arva. Pour l'obtenir ils célébraient le culte de Dea Dia, indigitation de la déesse Ops, dans son bois sacré situé sur \&via Campana, à cinq milles
de Rome. Là avait lieu le sacrifice de la fête annuelle du mois de mai, qui durait trois jours ; mais on en célébrait d'autres, quand il y avait lieu d'accomplir des piaculain luco. Dans Rome même, les Arvales remplissaient certaines de leurs fonctions rituelles. Plus tard ils participèrent spécialement au culte des empereurs.
§ 125. — Le calendrier et les fêtes Jusqu'à l'époque où Jules César réforma le système de calcul du temps, le calendrier romain resta extrêmement confus et arbitraire. Aussi les calendriers que nous possédons datent-ils seulement de l'empire. La division du temps avait un caractère essentiellement religieux. Un membre inférieur du collège des pontifes avait à observer la première apparition de la lune et à la signaler au rex sacrorum, qui alors convoquait le peuple au Capitole (calare) et fixait les nones au cinquième ou au septième jour suivant. Aux calendes, on offrait un sacrifice à Junon ; aux ides, on sacrifiait à Jupiter ; les nones n'étaient pas consacrées à une divinité particulière. De la volonté des pontifes dépendaient non seulement la fixation des fêtes religieuses, mais aussi la désignation des jours propres ou impropres aux actes judiciaires (dies fasti) ou aux assemblées du peuple [dies comiliales). C'est à une date relativement récente (304 av. J. C.) que l'édile Cn. Flavius rendit publiques les dates des fastes, de façon que chacun pût les lire sur le Forum. César enleva le calendrier à l'arbitraire des pontifes; jusqu'à lui, il n'y avait pas eu de règle précise pour l'intercalation; on s'en remettait aux prêtres pour introduire suivant les besoins des mois intercalaires dans l'année (menses inlercalares). Sur les calendriers les jours portaient différents signes. F désignait les jours fastes (fasti, quibus verba certa légitima sine piaculo prœtoribus licet fari) ; C, les comitiaux (comitiales) ; N, les néfastes (nefasli, per quos dies nefas fari prœtorem : do, dico, addico) ; EN, endoterchi ou intercisi, per
quos mane et vesperi est nefas, medio tempore inter hostiam cœsam et exta porrecla fas. Les jours néfastes n'étaient pas du tout des jours de malheur,
mais seulement des jours où pour quelque raison ne devait avoir lieu aucun acte de justice. Même les jours de réjouissance dans les fêtes des grands dieux en formaient justement une partie; c'est à eux peut-être que s'applique le signe NP, dont on n'a pas donné jusqu'à présent d'explication définitive. D'autre part il y avait des jours (dies atri, religiosi, funesti) que l'on évitait de choisir pour toute entreprise publique ou privée, pour les voyages, les mariages, etc. ; par exemple, les jours consécutifs aux calendes, aux nones et aux ides, les trois jours de mundus patet (24 août,
L Consulter l'excellent livre de W. Warde Fowler, The Roman Festival of the period °f the Hepublic, 1899.
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5 octobre, 8 novembre) ; et justement une grande partie de ces jours-là étaient fastes ou tout au moins comitiaux. Un petit nombre de noms de mois se rapportent à des divinités : mai (Mùiùs), qui sans doute tenait son nom de la déesse du printemps Maia; janvier [Januarius), qui se rattachait à Janus, le dieu des commencements, et mars (Martius), qui se rapportait à Mars, dieu du printemps. Il y a dans ce calendrier deux commencements différents de l'année : mars était à l'origine le premier mois, plus tard ce fut janvier. Février, au point de vue religieux, terminait l'année; son nom même le désignait comme « à la fois le mois de purification, d'expiation et des morts ». Si maintenant nous examinons dans les calendriers les indications relatives aux fêtes, nous remarquons tout de suite qu'un grand nombre n'y sont pas mentionnées. Telles sont, par exemple, celle des Ambarvalia et la fête annuelle de la Dca Dia, célébrées l'une et l'autre en mai, mais à dates variables. Naturellement le calendrier ne pouvait compter que les fêtes fixes (férue stativse), à l'exclusion des fêtes mobiles célébrées sans doute chaque fois à peu près à la même époque, mais qu'on pouvait avancer ou différer (férue imperativœ, conceptivœ, indiclivœ). Parmi celles-ci nous citerons particulièrement les ferise Lalinœ. Ces fêtes devaient être ordonnées par les nouveaux consuls à leur entrée en fonctions (concipere Latiar), et ils n'avaient pas le droit de se rendre dans la province avant qu'elles eussent eu lieu. On se réunissait sur le mons Albanus; on y sacrifiait à Jupiter Latiaris un taureau blanc, dont on partageait les morceaux entre les Ailles de l'union latine ; on priait pour Rome et pour le Latium. Suivaient un banquet sacrificiel et des jeux populaires, entre autres celui des oscilla. C'était une fête de l'union latine; pour la fête les magistrats quittaient Rome, la remettant à la garde d'un prœfectus Urbis feriarum Latinarum. Dans la ville même on faisait un sacrifice à Jupiter Latiaris, et des courses avaient lieu au Capitole. On appelait ferise les jours où il y avait des sacrifices suivis de banquets et où le travail était arrêté. L'extension du terme n'était du reste pas exactement fixée; certains jours où l'on procédait à des actes du culte n'étaient pas des ferise. De plus, en dehors des ferise publicse marquées sur le calendrier, il y avait des fêtes de famille et de gens, célébrées comme 1 des ferise. Mommsen a pu dresser un tableau des fêtes publiques fixes de l'époque la plus ancienne, avant qu'aucun emprunt religieux eût été fait à la Grèce, avant même l'apparition des dieux capitolins. Cette liste permet de se faire une idée de ce qu'était alors la religion. Les dieux principaux étaient Jupiter, auquel les ides étaient consacrés et en l'honneur duquel se célébraient aussi les fêtes de la vendange; avec lui, Mars et son compagnon habituel Quirinus. Jupiter « méchant » ( Vediovis) avait, le 21 mai, une fête sacrificielle (agonia). Les fêtes du dieu Mars étaient au premier plan, celles du mois de mars (Equiria, courses de chevaux; Mamuralia, fête des boucliers ; Quinquatrus, danse des armes ; Tubilustrium, consécra4. Rom. Gesch., I, p. 161 et suiv.
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tion des trompettes), en octobre VArmilustrium. Quirinus avait sa fête le 17 février. Venaient ensuite les fêtes du labour et de la vendange, puis quelques fêtes de pasteurs : en avril, sacrifice à Tellus (Fordicidia) le 15, le 19 à Cérès (Cerialia), le 21 à Palès, la déesse des troupeaux (Parilia), le 23 à Jupiter protecteur des vignes (Vinalia; on ouvrait les tonneaux de l'année précédente), le 25 à Robigus, la rouille, qui menaçait les jeunes pousses des moissons (Robigalia). Au moment de l'engrangement des récoltes, on fêtait Consus (Consualia, 21 août) et Ops (Opiconsiva, 25août); en décembre, on rendait grâces aux mêmes divinités pour la protection des greniers (Consualia, 15 décembre; Opalia, 19 décembre). Le 17 du même mois arrivaient les nouvelles semailles (Salurnalia). Pour le vin, en dehors de la fête d'avril dont nous avons déjà parlé (Vinalia), on en célébrait encore deux autres : une le 19 août (Vinalia) et une autre le 11 octobre (Meditrinalia; on attribuait au moût nouveau une vertu curative). A la fin de l'année, les pasteurs célébraient Faunus (Lupercalia, 17 février) et les laboureurs Terminus (Terminalia, 23 février). La fête des bois, en l'honneur des sylvains, tombait en été (Lucaria, 19 et 21 juillet), en automne celle des fontaines (Fontinalia, 13 octobre), et le jour le plus court de l'année on célébrait le soleil nouveau (Divalia, Angeronalia, 21 décembre). Les marins même avaient aussi leurs fêtes : le 23 juillet les Neptunalià, le 17 août les Portunalia, le 27 août les Vollurnalia, qui étaient aussi en l'honneur du dieu Tibre. Les métiers et les arts étaient peu représentés dans la religion; ils l'étaient par Vulcain, honoré non seulement par les Volcanalia du 23 août, mais au second Tubiluslrium, le 23 mai. La déesse Carmenlis, avec les Carmentalia (11 et 15 janvier), a d'après Mommsen un rôle analogue : elle aurait été à l'origine la déesse des formules magiques et du chant, plus tard elle fut préposée aux enfantements. Bien plus importantes étaient les fêtes de la famille : les Veslalia (9 juin), les Matralia (11 juin), Liberalia (fête de la bénédiction de l'enfant, 17 mars), Feralia (21 février), Lemuria (9, 11, 13 mai). L'importance des anciennes fêtes civiques (Regifugium, 24 février; Poplifugia, o juillet; Seplimonlium, 11 décembre) n'est pas moins évidente. Le 9 janvier on offrait à Janus comme dieu des commencements une fête sacrificielle (agonia). En ajoutant à toutes ces fêtes les Furrinalia (25 juillet), qui avaient presque disparu, et les Larentalia (23 décembre), nous avons le système le plus ancien de ferise publicse fixes qu'il soit possible de reconstituer. Le calendrier marquait encore les dies natales, les jours de fondation et de dédication des temples, les jours de naissance de certaines personnes, comme les empereurs et les femmes de la famille impériale. Les fêtes presque sans exception ou datent des origines, ou sont d'institution toute récente; elles viennent des rois ou des empereurs. Les jeux (ludi) font exception. Ils datent presque tous de l'époque de la république, sauf les ludi romani, les plus anciens d'entre eux. On les célébrait à l'automne, quand l'armée revenait victorieuse de la guerre. A l'origine, ils duraient un seul jour, mais on les prolongea de plus en plus,
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si bien qu'au commencement de l'empire ils duraient 16 jours, du 4 au 19 septembre. Les ludi Romani conservaient le caractère d'une fête triomphale, où le cortège solennel (pompa)1 de la jeunesse romaine suivie de ceux qui prenaient part aux jeux, des objets consacrés, des images des dieux portées sur des civières et de leurs attributs (exuviœ) traînés sur des chars par les pueri patrimi el matrimi, tenait une place essentielle. De tous les jeux, la course de chars était sans doute le plus ancien. Le Indus Trojœ, course de jeunes garçons, n'est signalé pour la première fois que sous Sylla; cependant il fait bien vraisemblablement partie des programmes les plus anciens. A côté des jeux romains furent institués, d'abord sans doute les ludi plebeii, qui avaient lieu dans le circus Flaminius. Eux aussi ne duraient qu'un jour à l'origine, mais ils finirent par en durer quatorze ; ils comprenaient alors des courses à pied et des jeux scéniques; il n'est pas expressément fait mention de procession. De même que Yepulum Jovis des ides de septembre coïncidait avec les ludi Romani, de même Yepulum Jovis des ides de novembre était le moment principal des ludi plebeii2. Les ludi ceriales ou Cerialia (19 avril) datent peut-être de la même époque. Ils consistaient également en jeux dans le Cirque, mais on n'y voit mentionnés des jeux scéniques qu'à une époque récente. Ils comprenaient de vieux rites populaires : par exemple, on y chassait des renards à la queue desquels on avait attaché des tisons. Les Cerialia se célébraient suivant le rite grec sous la surveillance des décemvirs, et on les rapportait au mythe grec de Déméter-Koré; mais que cela ne nous trompe pas sur le caractère de Cérès, qui est une ancienne divinité romaine, déesse des champs et patronne des plébéiens. Les ludi Apollinares furent célébrés pour la première fois, en l'honneur d'Apollon et dans le circus Maximus, au milieu des dangers de la seconde guerre punique (en 212 av. J.-C.) et sur l'indication des oracles marciens. Ils tombaient en juillet, et plus tard ils prirent plusieurs jours. Les ludi Megalenses, postérieurs de peu d'années (204 av. J.-C), avaient une origine semblable ; ils se célébraient en avril, en l'honneur de la Mater Magna de Pessinonte 3. Dans les ludi Megalenses, comme clans les Apollinares, les représentations scéniques tenaient, la première place, mais on y joignait des spectacles de cirque. Les ludi florales étaient un peu plus anciens que ceux d'Apollon et de la Mater Magna. On les célébrait en mai; c'était une fête joyeuse, bruyante et populaire. — Il y avait encore un grand nombre d'autres jeux, d'importance moindre, les uns privés (comme les ludi funèbres), d'autres d'institution récente (comme les ludi victorue Cœsaris, et les ludi Augustales). Les ludi publici avaient été eux aussi primitivement des fêtes de circonstance occasionnées par des vœux (ludi votivi), puis étaient devenus des jeux fixes, annuels et admis dans le calendrier.
1. Denys d'Halicarnasse (VII, 72) en donne la description d'après Fabius Victor. 2. Voir la description de ces jeux dans Ovide, Fastes, IV, 393 et suiv. 3. Ovide, Fastes. IV. 179 et suiv.
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Les ludi sœculares ou Terentini, rares par définition, ne figuraient pas dans le calendrier. Cependant c'est ici le lieu de les étudier. Des idées et des rites étrusques s'y mêlaient à des pratiques romaines. Une légende racontait que le laboureur sabin Valesius, de Terentum, partie basse du Champ de Mars sur les bords du Tibre, avait d'abord obtenu la guérison de ses enfants malades, puis trouvé à vingt pieds sous terre un autel de Dis et de Proserpina, et offert à ces dieux un sacrifice d'hoslùe funœ : telle serait l'origine de la fête. Ce que l'on peut discerner, c'est que le culte célébré à Terentum avait son origine dans les sacra privata de la gens Valeria et s'adressait à des dieux souterrains guérisseurs. A ce culte furent adjoints les ludi sœculares. L'idée de sœculum est celle d'une génération, durant depuis le jour de la fondation d'une ville jusqu'à la mort du dernier survivant des hommes nés en ce jour ; le nouveau sœculum commence alors et doit être évalué de la même façon. Il y avait des signes spéciaux, indiqués sans doute dans les livres étrusques, par lesquels les dieux faisaient connaître la fin d'un siècle et le commencement du nouveau. A quel moment et de quelle façon s'unirent les deux conceptions? Vers quelle date s'établirent à Rome ces ludi sœculares et Terentini? C'est ce que nous ne pouvons savoir. On sait qu'ils ont été célébrés en l'an 249 av. J.-C. puis en 146 ; les plus célèbres sont ceux qui eurent lieu sous Auguste en 17 av. J.-C. A l'époque impériale nous trouvons cette fête plusieurs fois : sous Claude, sous Domitien, sous Antonin le Pieux, etc. ; on comptait le sœculum d'après un autre système et on célébrait les jeux lorsque la moitié d'un sœculum était accomplie. Ces jeux ne fêtaient plus seulement les dieux souterrains de Terentum, mais aussi Jupiter et Junon, Apollon et Diane. Comme ils comportaient des rites étrangers, ils étaient de la compétence des décemvirs (devenus déjà sous Auguste les quindécemvirs). Au préalable un héraut annonçait dans Rome les jeux quos nec spectasset quisquam nec spectaturus esset. Quelques jours avant la célébration, les quindécemvirs répartissaient les suffîmenla (torches, soufre et asphalte) au Capitole et clans le temple d'Apollon Palatin, ils interdisaient aux esclaves de participer à la fête. En même temps le peuple recevait dans le temple de Diane sur l'Aven tin, du froment, de l'orge et des fèves. La fête proprement dite durait trois jours et trois nuits; on y offrait des sacrifices à différentes divinités, il y avait des jeux et on chantait un carmen sœculare composé spécialement pour la circonstance, dans le genre de celui d'Horace, qui nous a été conservé.
§ 126.
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Les légendes des origines1.
Les légendes relatives à la fondation de Rome ne doivent pas être considérées, bien qu'on ait voulu le faire récemment encore, comme des
1. BIBLIOGRAPHIE. — En dehors des ouvrages généraux, une série de recherches spéciales ont été consacrées à ces légendes dans les temps anciens et modernes. On en trouve les résultats résumés sommairement dans la Légende d'Énée, de Hild
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mythes naturalistes indo-européens. Leur intérêt consiste au contraire en ceci, qu'elles reflètent « des données anciennes de l'histoire et de la religion romaines » (Preller). Sans doute il est facile de démontrer que l'enchaînement de faits, que des écrivains comme Tite-Live et Denys d'Halicarnasse ont composé par sélection et combinaison, ne résiste pas à la discussion, et qu'il est vain de prétendre en dégager quelque chose d'historique. Cela n'empêche pas ces légendes de nous révéler des rapports ethniques qui échappent à l'histoire, des relations politiques et des usages religieux. La constitution de ce tissu de légendes est le résultat d'un travail qui a duré des siècles. Les plus importantes de ces légendes ont pour héros Hercule, Romulus et Énée. Isolées à l'origine, elles se combinèrent d'assez bonne heure. La légende la plus indépendante était celle d'Hercule, que Denys et Virgile arrivent à rattacher au tissu de l'histoire primitive; des généalogies fictives firent d'Hercule le père de Latinus, l'ancêtre des Fabiens, etc. On raconte qu'Hercule, après qu'il eut tué le géant Géryon et enlevé ses bœufs, vint en Italie et résida sur le Palatin chez le roi Évandre; dans une caverne de l'Aven tin habitait le brigand Gacus. Le brigand vola les bœufs et les traîna dans sa caverne à reculons, pour tromper leur propriétaire; mais leur mugissement révéla le vol; Hercule tua le ravisseur, éleva un autel à Jupiter Inventer, revint en triomphe vers Évandre, offrit aux Romains des présents et des banquets et leur apprit à célébrer le culte nouvellement fondé de l'ara maxima. M. Bréal1 a voulu montrer dans le combat entre Hercule et Cacus un mythe naturaliste qui se retrouve sous différentes formes et à différents degrés de développement chez les autres peuples indo-européens. Ce mythe était aussi bien connu en Italie, bien que des noms étrangers y eussent remplacé les noms nationaux. Sous Évandre le bon et Gacus le méchant se cachaient vraisemblablement des personnages italiens. Le nom même d'Hercule n'est pas primitif dans la légende ; c'est la forme italienne du grec Héraclès, et Héraclès tient clans ce récit la place de Jupiter Recaranus, dieu national. Un mythe indoeuropéen sous sa forme italienne, retouchée du point de vue grec, voilà donc ce que serait la fable d'Hercule et de Cacus. Mais il est évident que pour les Romains cette histoire avait un tout autre sens. Pour eux l'intérêt résidait dans l'antique culte de l'ara maxima, du forum boarium, desservi par les familles des Potilii et des Pinarii. Ce culte consistait à l'origine en sacrifices fréquents et en banquets sacrés ; plus tard ils devinrent annuels' sauf occasion spéciale; les prêtres saliens y chantaient la victoire du dieu et la représentaient par une pantomime. De toutes les pratiques archaïques accomplies sur cet autel, on faisait remonter l'origine au dieu lui-même.
{R. II. R., 1882, II), et dans l'article Aineias du Lexicon de Roschcr (vol., I, 1884; cet article est de Woerner). Parmi les travaux récents il faut encore citer ceux de F. Cauer : De fabulis Grœcis ad Romain conditam pertinentibus (1884), et Die romiscke Aineassage von Nœvius bis Vergilius(1886, tirage à part du Jahrb. f. class. Philol., 15, suppl. Bd).; Boissier, Nouvelles Promenades archéologiques (Horace et Virgile). 1. M. Bréal, Hercule et Cacus.
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La fondation de la Rome du Palatin était attribuée à Romulus. Une fille de la maison royale d'Albe, la vestale Rhea Sylvia, violée par Mars, enfanta deux jumeaux, Romulus et Rémus ; allaités d'abord par une louve au pied du Palatin sous le figuier ruminai, ils furent ensuite élevés par le pâtre Faustulus et sa femme Acca Larentia. Ces jumeaux, avec les pâtres au milieu desquels ils avaient grandi, auraient fondé la ville du Palatin, la faveur des auspices assignant la souveraineté à Romulus ; enfin Romulus aurait tué son frère qui sautait par-dessus les murs encore peu élevés, pour avertir par cet exemple tous ceux qui clans la suite oseraient attenter à l'enceinte sacrée de la ville. Telle était la légende ; tout ce que l'histoire peut en conserver, c'est que l'ancienne ville du Palatin a été fondée par des populations latines. Les jumeaux Romulus et Rémus étaient sans doute unis par quelque parenté aux rois d'Albe; mais à l'origine on n'attribuait la fondation de Rome ni à des colons albains ni à des immigrants venus de Troie. Par l'intermédiaire d'Albe la légende de Romulus se rattachait à celle d'Enée, et d'ailleurs la mère de Romulus porte quelquefois le nom à'Ilia. Une étude exhaustive doit décomposer la légende. Elle comprend les thèmes (la paternité divine, la conception virginale, le couple de jumeaux, l'exposition, la jeunesse passée parmi les pâtres, le fratricide, l'intervention d'un animal, ici d'une louve, dans la fondation de la ville) auxquels l'étude comparée des mythes et des légendes fournit d'intéressants parallèles. Elle comprend en outre un grand nombre de motifs éliologiques spéciaux : on y rattachait la sainteté du Lupercal palatin et de l'enceinte de la cité, ainsi qu'un certain nombre de rites. Romulus était le fils de Mars et d'une vestale; il avait été élevé par la mère des Lares (beaucoup d'auteurs romains regardent Romulus et Rémus comme les Lares prœstites de l'ancienne ville) ; avant de fonder la ville, il avait pris soin de consulter les auspices. Aux Lupercales et aux Palilies on fêtait son souvenir et la fondation de la ville. Ce n'est pas tout. Ranke a justement présenté toute la tradition romaine relative à la période royale comme « un mélange de souvenirs historiques et politiques » ; il voit dans Romulus le fondateur de Yimperium, comme dans Numa le fondateur du pontificat. Par Numa s'ajoutait à l'élément romain, l'élément sabin, déjà représenté, à vrai dire, par T. Tatius, qui passait pour s'être allié à Romulus et avoir régné quelque temps avec lui. Rappelons encore que cet élément sabin a eu tant d'influence sur la légende même de Romulus, que ce héros a été après sa mort identifié avec le dieu Quirinus et honoré sous ce nom. La légende de la disparition de Romulus dans un orage et de son ascension n'est pas primitive ; une transfiguration de ce genre révèle l'influence d'un modèle hellénique. Sur la tradition nationale de la fondation de Rome s'est greffée la légende d'Enée, qui est d'origine étrangère. On peut suivre dans les écrivains romains et dans les auteurs grecs la fusion progressive des deux légendes. Homère sait seulement que les Énéades ont régné en Troade1,
1. Iliade, XX, 307.
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mais dans beaucoup de traditions locales des côtes et des îles méditerranéennes il est question d'un séjour d'Enée. Ces légendes de voyages d'ailleurs discordantes, procèdent de similitudes de nom (en Thrace Ainas l'île Ainarla) ou de culte (culte d'Aphrodite). Il semble que déjà Hellanicos ait considéré Énée comme le fondateur de Rome, sans pourtant confondre son histoire avec les anciennes légendes italiques. Mais cette confusion est consommée chez Ennius et Nœvius, qui font de Romulus le descendant d'Enée. On alla plus loin dans cette voie, en combinant les deux cycles de légendes de Lavinium et d'Albe-la-Longue, en rattachant l'origine d'une foule de rites à cette histoire primitive d'Enée. Ainsi Rome fut reliée à Troie par Lavinium et Albe. Différents auteurs, entre autres Cauer, ont déterminé quelles ont été dans ce développement de la légende les parts respectives des écrivains Fabius Pictor, Cassius Hemina, Caton, Varron, Rallias, Timée, Lycophron (dans YAlcxandra), Kastor (de qui provient la série des rois d'Albe que nous trouvons transcrite chez Tite Live). L'évolution de la légende arrive à son terme chez Denys d'Halicarnasse et Virgile. Nous sommes mal armés pour l'interpréter historiquement; mais on ne peut nier toute espèce de fondement aux traditions qui signalent sur différents points de l'Italie des héros du cycle troyen comme Énée, Anténor et Diomède. Il faut bien rendre compte de leur présence. K.-O. Mùller a songé à la Sibylle. Nous aurons plus tard à parler de la grande influence qu'a exercée sur le développement de la religion romaine la sibylle asiatico-gréco-italique (Erythrcc, Gergis, Kyme, Cumœ). C'est par elle qu'on cherche aussi à expliquer la légende d'Enée. Mais alors pourquoi Enée n'est-il pas en rapport avec Rome, mais avec Lavinium? pourquoi n'est-il pas en relation avec le culte d'Apollon? Cependant il est bien vraisemblable que la Sibylle a contribué au développement et à la diffusion de la légende d'Enée : les arguments que Preller tire du culte d'Aphrodite, florissant en Sicile (Eryx) et en Italie, et introduisant partout avec lui la figure d'Enée, sont plus frappants. Il y avait à Lavinium même un sanctuaire d'Aphrodite (Frutis, Venus) qui pourrait constituer le point d'attache cherché. L'opinion la plus juste doit être en somme celle de Woerner : le trafic maritime qui mit de bonne heure le Latium en rapport avec les colonies grecques, l'Étrurie et Carthage, y a fait pénétrer la légende d'Énée par différentes voies et sous différentes formes. La légende attribuait tout d'abord à Énée la fondation de Lavinium. Jeté par un naufrage avec ses Troyens sur la côte du Latium, Énée, ou plus exactement son fils Ascagne, reconnut dans le pays le lieu où ils étaient destinés à vivre : la prédiction s'était accomplie, leurs compagnons ayant dévoré leurs tables (les menses paniceœ du sacrifice). Un animal guide, une truie pleine qu'on voulait sacrifier sur la place, indiqua en s'enf uyrant le lieu où devait être édifiée la nouvelle ville et y mit bas trente petits, symbole des trente villes de l'union latine. Un troisième prodige signala la fondation de Lavinium : un feu allumé dans le bois, entretenu par l'aigle et le loup, combattu par le rouge-queue, et qui ne s'éteignit pas; ce qui signifie : les Rutules ennemis ne purent anéantir le foyer de la
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nouvelle colonie, protégé par Jupiter et par Mars. Quant à la lutte et à l'alliance entre les Troyens nouveaux venus et Latinus le roi italien, dont Énée épousa la fdle Lavinia, les récits sont divergents. Aux Troyens et aux Latins alliés s'opposèrent Turnus et le tyran de Caere, Mezentius, personnages dont l'histoire perpétuait sans doute le souvenir des anciennes luttes contre les Étrusques. Plus la légende se développa, plus on fit ressortir avec une précision d'apparence historique la continuité entre Lavinium et Albe, Albe et Rome. Nous devons ici insister particulièrement sur l'importance de toute cette légende au point de vue des sacra. Lavinium était la ville des Lares et des Pénates du Latium; tous les ans les magistrats romains y célébraient un sacrifice dans le temple de Vesta. C'est dans ce culte que figurait Énée. On croyait qu'il avait apporté de sa patrie les pénates identiques aux Kabires de Samothrace. Comme on sait, cette transmission est un des points fondamentaux du récit de Virgile. Mais le personnage d'Énée est encore autre chose : on l'avait divinisé et on l'adorait comme pater indiges. Par cette transformation le héros étranger recevait le caractère d'un dieu national. Mais la légende d'Énée devait surtout sa grande importance à diverses circonstances politiques. La guerre de Pyrrhus avait été considérée comme une vengeance des Grecs contre les descendants des Troyens. Les guerres puniques firent ajouter à la légende l'amour d'Énée pour Didon et Anna. Quand les Romains entrèrent en rapport avec les États helléniques, ils se plurent à se prévaloir, non sans une certaine affectation, de leur origine troyenne, et même à stipuler dans les actes diplomatiques des privilèges pour leurs parents troyens de l'Asie Mineure. A vrai dire, vers la fin de la République, la masse du peuple et des homines novi ne se souciait pas d'une descendance qui n'illustrait qu'un petit nombre de génies patriciennes, celles dont s'occupait Varron dans son écrit sur les familles troyennes. Mais, parmi ces familles, était la gens Julia. C'est à l'empire que nous devons Y Enéide.
§ 127. — Les époques de la religion, romaine.
La religion romaine n'a pas créé de formes typiques de vie morale, de pensée ou d'art. Au sortir de l'obscurité des temps préhistoriques, le culte apparaît définitivement constitué dans ses parties essentielles. Pendant plus d'un millier d'années, les mêmes collèges sacerdotaux accomplirent les mêmes sacra, jusqu'à ce que vers la fin du ive siècle après Jésus-Christ l'édit de Théodose vînt mettre un terme à l'existence de ces institutions païennes. Il ne peut donc être question d'une évolution de la religion romaine au sens propre du terme. Elle ne changea pas en elle-même; mais, de l'extérieur, des éléments nouveaux lui furent surajoutés. Des cultes étrangers vinrent se joindre aux cultes essentiellement romains; ou bien ils s'incorporèrent à la vie nationale, ou bien on les supporta et on les entretint en les considérant toujours comme étrangers.
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Les Romains empruntèrent aux nations qu'ils avaient vaincues ce dont leur propre religion ne tenait pas compte, et ce qu'elle ne pouvait leur donner. Ils prirent aux Grecs des règles de pensée et de vie; ils trouvèrent dans les dieux orientaux une source d'excitation religieuse et de foi. Tout cela ne s'arrangea que difficilement avec la religion d'État, qui subsistait toujours incontestée. L'évolution de la religion romaine a donc pour unique mesure l'étendue et l'importance des actions étrangères qui se sont exercées sur elle. A ce point de vue nous distinguerons quatre périodesla première va jusqu'aux Tarquins, la seconde jusqu'aux guerres puniques la troisième jusqu'à la fin de la république; la quatrième est la période impériale, qui demandera à être traitée en détail. L'établissement du culte de la cité coïncide avec celui de la cité elle même. Les Romains considéraient Numa comme le fondateur de la religion, quoiqu'ils rapportassent à Romulus même un grand nombre de rites. La mythologie et l'ethnographie modernes s'appliquent à en débrouiller les éléments. Roscher 1 s'efforce d'expliquer un certain nombre de divinités romaines par les procédés de la mythologie comparée, et Mannhardt1 cherche à interpréter les rites à l'aide de ceux que l'on trouve chez les Grecs et les peuples du nord de l'Europe. Autrefois on parlait volontiers à propos de la religion romaine d'origines pélasgiques; aujourd'hui le champ des recherches ethnographiques s'est élargi et surtout a été mieux déterminé. L'interprétation, à l'aide des ressources de la mythologie comparée, des noms divins et des rares mythes que nous possédons n'a donné que des résultats très incertains ; mais les recherches de Mannhardt ont fait apparaître une concordance frappante entre les coutumes germaniques et un grand nombre de rites romains ou grecs. Nous savons par exemple que les rites de la fête des Lupercales, que le pape Gelasius eut beaucoup de peine à supprimer en 496 après Jésus-Christ, concordent avec ceux des fêtes germaniques du printemps ; le vieux Sébastien Franck avait fait une découverte sans le savoir, quand il reprochait aux cortèges du mardi-gras de ne pas être très différents des Lupercales païennes (nit seer ungkid den heydnischen Lupercalischen festen). Il en est de même pour les Palilia, pour le cheval d'octobre, pour la procession des Argei, etc. La religion romaine se composait de « cultes des bois et des champs » qui fêtaient les saisons, la moisson, les époques de la vie pastorale. A l'époque historique, il y avait encore des arbres sacrés (chênes ou figuiers), et des bois sacrés, celui des Arvales ou celui de Diane près du lac de Némi. Le caractère sacré des eaux est prouvé par la légende qui rattache à Égérie, nymphe d'une source, l'inspiration de Numa ; la croyance en la sainteté du feu a subsisté dans le culte de Vcsta. Des animaux sacrés comme le loup et le pic, primitivement adorés pour eux-mêmes, étaient associés à des divinités, par exemple à Mars dans ces deux cas particuliers.
1. W. H. Roscher, Apollon und Mars, 1893; liera und Juno, 1875 ; comparer les articles correspondants de son Lexique. 2. W. Mannhardt, Antike Wald- und Feldculte, 1877, Mythologische Forschunga, ouvrage posthume, 1884.
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Dans quelle mesure des objets sacrés comme la pierre des Fétiaux, le lapis manalis qu'on promenait en temps de sécheresse, la lance de Quirinus, le bouclier des Saliens, le palladium de Rome, etc., sont-ils d'anciens fétiches? L'ancienne religion italique présente les caractères que l'on rencontre dans toutes les autres. Fétichisme, culte des arbres et des animaux, culte delà nature et adoration des esprits, culte des ancêtres et des âmes, tous ces traits se reconnaissent d'autant plus facilement dans la religion romaine que, ni mythologie, ni dogmatique ne sont venues de bonne heure les recouvrir et les cacher. Le culte avait pour but de bien disposer les dieux ou les esprits, ou d'une façon générale de détourner les maux. La divination fondée sur le vol des oiseaux avait chez les anciens Italiens une importance toute particulière. Parmi les sacrifices, nous constatons celui du cheval, vieux rite indo-européen ; mais les victimes les plus ordinaires sont le porc, le mouton et le bœuf. Le souvenir des sacrifices humains s'est perpétué par des symboles : ainsi les trente poupées de paille des Argei jetées dans le Tibre, les oscilla suspendus aux arbres, la consécration de la jeunesse à Mars dans le ver sacrum. Mommsen contredit d'ailleurs les conclusions tirées de ces faits : pour lui, les sacrifices humains chez les Romains se réduisaient à la mise à mort des criminels, et au dévouement volontaire des innocents. Tels sont les éléments de la religion officielle. L'attribution de la plus grande partie des institutions au roi Numa n'est qu'un mythe explicatif. Elle ne prouve même pas que les Sabins aient fourni l'essentiel. Il n'est pas possible de déterminer exactement ce qui revient aux habitants latins de l'ancienne ville palatine, et ce qui appartient aux Sabins du Quirinal. La liste des dieux sabins de Titus Tatius que donne Varron est incomplète et contient des noms de dieux latins. En somme, Latins et Sabins avaient à peu près les mêmes dieux et les mêmes rites. Les deux communautés étaient sous la protection de Mars et employaient des Saliens à son culte; l'une et l'autre faisaient accomplir les sacrifices par des prêtres (flamines, ceux qui allument). Mais par contre Janus et Faunus sont latins, tandis que Quirinus et Sancus sont sabins. Les légendes de l'époque royale semblent indiquer que l'organisation politique et militaire est l'œuvre des Latins (Romulus, Tullus), tandis que l'organisation religieuse proviendrait des Sabins (Numa, Ancus) ; mais il convient d'objecter que ces deux aspects de la société ont trop de connexité pour qu'il soit possible de les séparer. Numa est donc simplement le héros éponyme de la religion romaine. 11 s'agit ici, remarquons-le, d'une véritable création; c'en est une que la réunion en un tout de plusieurs cultes particuliers, devenant ensemble le ciment d'une communauté politique, d'un État. Le pontificat et l'augurât constituèrent le centre et les organes de cette religion nationale, tandis qu'à côté de ces collèges principaux, les confréries moins importantes, mais tout aussi vénérées, des Saliens, des Arvales et des Luperques, procédaient, suivant les anciens rites, aux cultes de Mars, de Dea Dia, de Faunus Lupercus. La pratique positive réglée et imposée
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par l'État se substitua à l'indéterminé de la religion populaire, et la religion se réduisit ainsi à la stricte observance d'une multitude de cérémonies et de rites. A l'opposé de la religion italique, celle des Étrusques portait la marque d'une pensée triste qui se manifestait par des cultes cruels, des idées sombres sur le monde infernal, des calculs symboliques sur les nombres et l'interprétation anxieuse des signes. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure l'Étrurie a influé sur la religion romaine, mais il ne faut pas exagérer cette influence. Parmi les dieux de Rome, pas un seul n'est indubitablement étrusque. Veiovis lui-même, l'être nuisible qui est la contre-partie du bon Diovis, le dieu méchant dont le culte passa de bonne heure à l'arrière-plan, est certainement d'origine italique. Quant à la divination étrusque, ses représentants, les haruspices, furent toujours considérés comme des étrangers. L'influence étrusque se réduit, quanta ses effets principaux, à certaines idées ou pratiques, celle du sseculum, l'interprétation des éclairs et l'inspection des viscères, choses dont on ne peut d'ailleurs pas dénier absolument l'existence chez les Italiens primitifs. L'importance de la domination des Tarquins ne consiste donc pas dans l'adaptation à la civilisation romaine d'éléments étrusques. La légende qui fait venir ces princes d'Étrurie est elle-même incertaine. Ce sont des idées grecques qu'ils introduisirent. Seulement il est vrai que le premier temple des Romains a dû être construit par un architecte étrusque. En édifiant le temple du Capitole, Tarquin l'Ancien accomplit un acte gros de conséquences. Varron insiste sur ce fait que les Romains seraient restés cent soixante-dix ans sans temples et sans images; pour lui, la décadence aurait commencé lorsqu'avec le culte des images, la crainte des Dieux céda la place à la superstition '. Il ne faut pas trop se hâter d'admettre, et surtout d'idéaliser, ce culte sans images. Le premier grand sanctuaire qui s'éleva sur le sol romain fut bien le temple du Capitole. On a voulu voir dans la trinité capitoline (Jupiter, Junon, Minerve) quelque chose d'étrusque; toutefois il existait antérieurement sur le Quirinal, en l'honneur des trois mêmes dieux, un sacellum, le capitôlium vêtus. L'important, c'est que la construction d'un temple sur le Capitole ait fourni aui Romains leur sanctuaire, qui accueillit encore d'autres cultes, et auquel se rattacha bientôt la prédiction qui promettait l'empire du monde. Le Jupiter oplimus maximus du Capitole devint le dieu principal de l'Etat romain : son culte en réunissait les membres. De même Jupiter Laliarit était le dieu de l'union latine, et Diane, dont Servius Tullius avait installé l'image dans un temple de l'Aventin, protégeait elle aussi l'alliance de Rome avec les Latins. Grâce au temple bâti par Tarquin, le culte devint plus riche et plus compliqué; à ce changement contribua beaucoup l'institution des ludi Romani, où l'on fêtait la trinité capitoline par des sacrifices et des banquets, des processions et des jeux. Les innovations
1. Saint Augustin, De civitate Dei, IV, 31.
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politiques et religieuses de Tarquin heurtèrent sans doute des institutions anciennes, et c'est ce que paraît rappeler la légende qui montre l'augure Attus Navius résistant énergiquement aux volontés du roi. L'introduction du culte d'Apollon grâce à l'autorité des livres sibyllins n'est pas un événement moins important. On connaît la légende qui met la Sibylle de Cumes en présence de Tarquin le Jeune, et l'achat de trois livres après le refus de la collection complète, en neuf livres. Le fait considérable, c'est que grâce à ces textes, une fois qu'ils furent acceptés, des divinités et des rites grecs s'introduisirent dans la religion officielle des Romains. Ces livres furent conservés dans le temple du Capitole, et l'on établit un collège spécial de deux, puis de dix, enfin de quinze membres (quindecim viri sacris faciundis) pour leur interprétation et l'institution des nouveaux rites. Ces écrits étaient rédigés en grec, et quand, au dernier siècle de la république, ils furent anéantis dans un incendie, le Sénat fit rassembler les traditions sibyllines en Asie Mineure, leur pays d'origine, afin de réparer cette perte dans la mesure du possible. Ces livres contenaient l'indication des moyens à employer pour détourner la colère divine dans les cas de périls extraordinaires. C'étaient toujours des cérémonies à l'adresse de dieux nouveaux, dieux, étrangers, helléniques à l'origine, plus tard orientaux ; l'adoption de leur culte n'était pas un acte privé, mais un acte public, l'œuvre de la cité même. Tout d'abord ce fut Apollon qui s'introduisit de cette manière dans Rome, comme le dieu dont relevait la Sibylle, et comme dieu de la guérison et de l'expiation. Son premier temple lui fut consacré en 431 à la suite d'une épidémie. Plus tard, pendant la seconde guerre punique, furent institués en son honneur les ludi Apollinares; on avait déjà auparavant, et même dès les Tarquins, consulté son oracle de Delphes. Avec Apollon les déesses de son groupe, Artémis et Latone, pénétrèrent dans la religion romaine. Même avant Apollon les Dioscures eurent un temple dans Rome, élevé en reconnaissance de l'aide qu'ils passaient pour avoir prêtée aux Romains dans la bataille du lac Régille (483). On finit par introduire ainsi, successivement, tous les grands dieux de la Grèce; un des derniers venus fut Esculape, qu'on alla chercher solennellement à Épidaure pour guérir une peste grave (291). Pour certains de ces dieux, tels qu'Apollon et Esculape, il ne se trouvait pas de correspondant parmi les divinités romaines. Dans les autres on reconnut des divinités nationales, quelquefois pour des raisons qui nous échappent; telles sont les identifications d'Artémis avec Diane, de Déméter avec Cérès, d'Aphrodite avec Vénus. Ce sont aussi des rites helléniques qui furent adoptés. Dans les actes religieux habituels, c'est-à-dire le sacrifice et la prière, la différence entre les deux peuples était déjà très marquée. « Tandis que le Grec élève ses yeux vers le ciel, le Romain se cache la tête; d'un côté la prière est intuition, et de l'autre elle est pensée » (Mommsen). Les emprunts les plus importants furent les lectistemia et les supplicationes. Dans les lectisternia on dressait pour les dieux, unis par couples sur la place ou dans les temples, des lits [pulvinar) où ils étaient couchés, et devant lesquels on plaçait les
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tables pour le banquet sacrificiel. Le premier lectisternium fut célébré à l'occasion d'une épidémie et sur l'ordre des livres sibyllins, en l'an 399 av.-J.-C. ; on dressa sur le forum trois lits pour Apollon et Latone Héraclès et Artémis, Hermès et Poséidon. Dans les supplicationes, la foule partait du temple d'Apollon, et processionnellement, avec accompagnement de musique, et parée de couronnes de lauriers, elle allait prier d'un sanctuaire à l'autre; ce qui caractérisait la cérémonie, c'est que tout le peuple y participait. Ainsi les dieux et les rites grecs s'inséraient dans le culte officiel de Rome ; le collège qui veillait à leurs sacra fut dès le début une institution d'État, placée sur le même rang que le pontificat et l'augurât nationaux. Sans doute le « rite grec » demeura distinct du « rite romain )) ; mais, de même que les dieux grecs se confondirent avec les dieux nationaux, de même on se mit à adorer les dieux romains grieco riiu, et à organiser des lectisternia et des supplieaciones pour les dieui du Capitole. Un autre fait important qui marque cette seconde période, c'est que les plébéiens obtinrent le droit de participer effectivement au culte officiel. A l'origine, les patriciens avaient la jouissance exclusive des droits politiques et en même temps du jus sacrorum ; la plèbe n'était autorisée qu'à rendre des hommages privés aux dieux romains, et les efforts des trois derniers rois pour obtenir à la plèbe un traitement moins inégal, n'avaient abouti qu'à un succès très partiel. La victoire qui termina en faveur des plébéiens la lutte pour les droits politiques, leur assura aussi le jus sacrorum; parles lois Licinia (367) et Ogulnia (300) ils obtinrent l'accès des trois grands collèges sacerdotaux (décemvirs, pontifes, augures). Mais leur accession certainement contribua avec le temps à la décomposition de la religion romaine. Cet effet ne se manifesta d'ailleurs, à vrai dire, que dans la suite. Les sacerdoces les plus antiques restèrent entre les mains des patriciens (m sacrorum, flamines, Salii, Luperci), mais en raison des incapacités qu'ils imposaient à leurs possesseurs, ils furent de moins en moins recherchés et restèrent parfois longtemps sans titulaires. Les hommes politiques cherchaient à entrer dans les collèges principaux en vue de l'influence temporelle qui s'y attachait; et quand enfin la loi Domitia (104) eut mis l'élection par le peuple à la place de la cooptation pratiquée jusqu'à cette époque, le cercle sacerdotal devint de moins en moins fermé, et la tradition religieuse, que devaient représenter ces sacerdoces, s'affaiblit de plus en plus. Avec les guerres puniques commença la décadence de la religion romaine1.
t. L. Krahner, Grundlinien zur Geschichte des Ver faits der romischen Staatsreligion bis auf die Zeil des August, 1837. Krahner croit que l'époque de la seconde guerre punique marque l'apogée de la religion romaine, parce qu'alors la religion positive, qui était restée jusque-là affaire de pratiques purement objectives, s'anima de convictions subjectives, grâce à la foi dans la toute-puissance des dieux qui avaient sauvé la cité des périls les plus pressants. Mais, d'après lui, cet apogée est en même temps le commencement de la décadence, parce que l'introduction d'éléments subjectifs dans la religion provoqua l'éveil de la réflexion dissolvante. Cette manière de voir n'est fondée qu'en partie.
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La surexcitation du sentiment national qui se produisit à cette époque n'amena pas le retour aux anciens dieux de la cité, et Tite Live dit expressément que l'on donna le pas sur les rites traditionnels aux pratiques étrangères '. Dès cette époque on commençait à négliger les auspices. Flaminius partait en campagne, sans faire prendre à Rome les signes qui devaient rendre son élection régulière. Fabius Cunctator expliquait que les auspices étaient bons pour toute entreprise tournant à l'avantage de la république, et mauvais quand l'événement se trouvait défavorable. Un général fermait sa litière pour ne pas voir les auspices défavorables ; un autre faisait jeter à la mer les poulets qui refusaient de manger. Sans doute les désastres multiplièrent les fondations de temples et de cultes nouveaux. Après la défaite du lac de Trasimène on consacra à la Vénus d'Eryx un sanctuaire. A l'endroit où Hannibal, arrivé près de Rome, s'en était détourné, s'éleva le temple du Deus Rediculus ou Tutanus. Mais le plus important des cultes établis pendant cette période fut celui de la « Grande Mère » de l'Ida, transportée en 204 de Pessinonte à Rome, sur l'ordre des livres sibyllins, et par les soins du roi Attale, allié des Romains. C'était une pierre, qui fit son entrée dans Rome en grande pompe avec accompagnement de miracles. Ce culte de la « Grande Mère » asiatique, auquel vint se rattacher bientôt la fondation des Megalesia, se distingua plus tard par son caractère étranger et orgiaque; ses prêtres étaient des Galates eunuques, et non des Romains. D'autre part, en dépit ou plutôt à cause même de ces caractères étrangers, cette religion jouit d'un grande et durable vogue2. Mais l'introduction de la déesse de Pessinonte dans Rome n'ouvrait pas d'une façon définitive l'accès de la cité à tous les cultes orientaux. La déesse de Comana (Cappadoce) fut importée à l'époque des guerres contre Mithridate, sous le couvert de l'antique divinité italienne Bellone;les prêtres, les fanatici de œde Bellonœ Pulvinensis, remplissaient la ville et le temple du vacarme de leurs extases et de leurs rites sanglants. Mais d'autres cultes n'obtinrent pas si facilement leur entrée : le culte d'Isis fut plusieurs fois interdit par le sénat comme lurpis superslitio et comme occasion de désordres politiques. C'est seulement sous l'empire que nous verrons les cultes orientaux s'exercer à peu près sans obstacle. Des cultes secrets autres que les cultes orientaux tendaient à s'établir dans Rome à demeure. Ainsi en 186 furent dénoncées les Bacchanales où se commettaient des crimes épouvantables; on condamna plus de dix mille personnes pour empoisonnement, impudicité et faux ; et les Bacchanales ne s'arrêtèrent que grâce à l'intervention répétée des autorités. Un signe de décadence tout différent, mais aussi net, fut la découverte, en 181, du prétendu tombeau de Numa, et d'écrits présentés comme contenant les institutions de ce roi. Ces textes devaient tendre essentiellement à la destruction de la religion positive, car le sénat les fit brûler sans que le contenu en eût été publié.
l.XXV, 1. -• H. R. Gôhler, De malris magnse apud Romanos cultu, 1886.
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Les vieilles mœurs avaient en outre fort à souffrir du luxe nouveau L'introduction de la monnaie d'argent (269) fut un événement si extraordinaire, qu'à cette occasion on donna à l'ancien dieu du cuivre Jiïswlanus un fils appelé Argentinus. Mais la période qui suivit les guerres puniques accumula à Rome les trésors, le luxe et les plaisirs de l'Orient elle y fit naître la classe des spéculateurs et celle des viveurs. Le culte devint de plus en plus somptueux. Non seulement les prêtres des religions orientales faisaient des collectes parmi leurs fidèles (slipem cogère), mais les frais des cultes nationaux devenaient eux-mêmes de plus en plus pesants, et la coutume des dons et des vœux propres à frapper par leur richesse se généralisait. Les repas sacrés en l'honneur des dieux demandaient des soins si extraordinaires, par comparaison avec l'ancien temps, que l'on institua en 196 un collège spécial, celui des viri epuknes (d'abord trois, puis sept) pour y veiller. Le luxe des banquets sacerdotaux devint proverbial. Les jeux, autrefois si simples, augmentèrent, en durée et en nombre. Dès cette époque, ils sont hellénisés. Déjà en 261 des gladiateurs avaient combattu à Rome sur le Forum. En 186, on fît servir dans Rome à des combats d'animaux des lions et des panthères amenés d'Afrique. Mais ce qui donne à cette période le trait essentiel de sa physionomie, c'est le développement de la culture grecque 1 ; la philosophie grecque exerce déjà une action considérable. Malheureusement les Romains n'en connurent que la décadence. Le premier auteur qui représente dans les lettres la culture hellénique est Ennius. Ses Annales donnent à l'histoire traditionnelle de Rome la forme de l'épopée grecque. Il exerça sur la religion une action dissolvante en « dirigeant les Romains dans la voie doublement dangereuse du positivisme et de la philosophie » (Krahner). En effet, il traduisit Evhémère et romanisa l'interprétation historique des mythes ; d'autre part, il présentait la philosophie d'Épicharme comme le fond mystérieux de la religion. La critique d'Ennius était assez superficielle ; sa plus grande hardiesse était d'affirmer que les dieux existaient sans doute, mais ne s'occupaient pas des affaires humaines. Son importance n'est pas dans ses idées, mais dans le fait qu'il a travaillé au progrès de l'interprétation philosophique des idées religieuses. Du reste, il ne fut qu'un précurseur. Peu de temps après sa mort arriva à Rome une ambassade qui fait époque dans l'histoire de la philosophie romaine (135). Les Athéniens, condamnés à propos d'un conflit avec Oropos à une lourde amende, envoyèrent à Rome, pour obtenir d'être déchargés de cette dette, trois membres importants de leurs écoles philosophiques, le stoïcien Diogène, le péripatéticien Kritolaos et l'académicien Carnéade. Pour défendre cette cause douteuse, ils jouèrent de l'éloquence, et Carnéade en particulier, avec sa manière dialectique de brouiller les idées morales, fit sur la jeunesse romaine une grande impression. Ce sceptique de la nou1. Voir à ce sujet l'importante conférence de E. Zeller, Religion und Philosophie bei den Rômern (1805, imprimé aussi dans les Vortr. u. Abh., II).
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vellc académie était bien l'homme qu'il fallait pour fléchir la stricte justice des Romains; eux mêmes, leur montra-t-il, s'ils avaient été trop justes, habiteraient encore les huttes du Palatin. Plus grande encore que l'influence de Carnéade fut celle du stoïcien Panétius, qui s'établit aussi à Rome au cours du 11e siècle av. J.-C. ; il fut le maître d'un grand nombre de Romains et le véritable fondateur de la philosophie romaine. Comme il est naturel, les religions, les mœurs et les idées étrangères ne firent pas irruption dans Rome sans provoquer par contre-coup une réaction. En 161, nous voyons le sénat bannir de la ville les rhéteurs et philosophes grecs. Citons aussi Caton l'Ancien, qui pendant plus d'un demi-siècle (il vécut de 234 à 149) se donna pour tâche de défendre l'ancienne vertu romaine contre les cultes étrangers, le luxe démoralisant et la civilisation grecque. Il allait jusqu'à condamner la littérature, bien qu'il ait été le père de la prose latine, et il craignait qu'elle ne contribuât à la disparition du vieil esprit romain. Il ne voulait rien admettre des cultes étrangers ; il ordonnait à son économe de n'offrir de sacrifices qu'au foyer domestique, ou sur l'autel des champs, et de ne jamais demander les conseils d'un devin étranger. Par contre, soit conviction, soit politique, il cultivait les superstitions nationales. Mais, parmi les contemporains de Caton et les hommes de la génération suivante, les innovations qu'il combattait comptaient déjà des défenseurs énergiques. Scipion l'Ancien et iEmilius Paullus, plus tard le second Scipion et son entourage, dont faisaient partie le Grec Polybe, les Gracques, Lœlius, étaient favorables à la culture grecque. Pour Polybe, qui les représente, la religion romaine n'est qu'un moyen de maintenir la foule ignorante. Ainsi considérée, la religion était sérieusement atteinte. On pouvait prévenir le péril en cherchant dans la philosophie un appui pour la religion, et justement la doctrine stoïcienne paraissait propre à le fournir. Mais, pour une religion comme celle de Rome, la philosophie est une alliée dangereuse ; aussi d'autres conservateurs préférèrent-ils écarter la réflexion du terrain de la religion d'État. Tel est le sens de la distinction queScœvola établit entre la religion d'État {religio civilis), la philososophie {religio naluralis) et la mythologie {religio poeiica). Q. Mucius Scaevola, qui fut grand pontife, était un juriste très honoré et très influent. Comme toute la jurisprudence de son temps, ses idées fondamentales se rattachaient à la doctrine stoïcienne; mais c'est sans raison satisfaisante qu'on a attribué à la triple division, dont nous avons parlé, la valeur d'une idée généralement reçue chez les stoïciens. Il est, en tout cas, bien remarquable qu'un homme de la position sociale et de la gravité de Scœvola n'ait défendu la religion comme culte et comme institution d'Etat qu'en l'abandonnant comme objet de croyance. C'est d'ailleurs ce que no fit pas M. Terentius Varron (115-25). Il conservait cette distinction des trois aspects de la religion {religio triplex), mais en leur attribuant un sens différent. Il ne se contentait pas de soutenir la religion de la cité parce que utile et indispensable ; par le moyen d'allégories, il tâchait de rendre aux dieux populaires une réalité; Jupiter était le ciel, Junon la terre,
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Minerve les idées ; il rapportait les mythes de Saturne à l'agriculture, etc. Il s'efforçait ainsi de mettre la vieille religion des Romains d'accord avec la philosophie stoïcienne. Cet essai de théologie fut le premier et le dernier de son espèce.
§ 128. — La fin de la république.
Le déclin de l'ancienne organisation politique, morale et religieuse, que Caton avait aperçu, aboutit enfin au bouleversement complet de la société. Il nous faut expliquer ici, si brièvement que ce soit, quel a été le caractère général de cette période. Insistons d'abord sur le grand rôle joué par Sylla, dont la dictature marque le commencement du passage de la forme républicaine à la forme monarchique. A la vérité, il fallut encore un demi-siècle de luttes sanglantes pour que la transformation s'accomplît. Dans ces luttes s'évanouit la fermeté morale que le service de la patrie, et la pratique des devoirs et des vertus civiques avaient donnée aux Romains. Peu importait alors que les formes de la religion fussent maintenues, et que Sylla, homme superstitieux, favorisât plusieurs des cultes nationaux et étrangers. Qu'un pareil homme pût se considérer comme le favori des dieux, se faire appeler Epaphroditos en grec et Félix en latin, cela devint un sujet de protestation contre la Providence et contribua à ébranler la foi plus que les institutions religieuses de Sylla ne pouvaient l'affermir. En somme l'esprit civique s'émiette, et les préoccupations individuelles l'emportent. Sur un terrain ainsi préparé, des aventuriers comme Clodius et Catilina pouvaient réussir, en s'appuyant sur la populace, à mettre en danger l'existence même de l'État. Les bons citoyens, dont Rome comptait encore un bon nombre, avaient eux-mêmes perdu toute énergie et se trouvaient impuissants. Caton d'Utique, tête faible, est considéré comme un saint à cause de son suicide philosophique. Chez la plupart des Romains la pratique de la philosophie n'était pas assez sérieuse pour devenir une vraie raison de vivre; les jeunes Romains distingués n'allaient pas tant chercher dans les écoles d'Athènes et de Rome la connaissance de la vérité, que le complément de leur éducation et l'habileté oratoire. A cette époque se manifestaient à Rome les tendances philosophiques les plus opposées. Depuis le milieu du 11e siècle av. J.-C, la culture grecque était représentée à Rome, mais dans les écoles philosophiques de la Grèce l'originalité s'était éteinte; les amis que les jeunes Romains trouvaient en Grèce et les maîtres de la jeunesse étaient de purs éclectiques ou des sceptiques, ou, s'ils se rattachaient à une doctrine déterminée, comme par exemple Panétius et Posidonius, les fondateurs du stoïcisme romain, ils se distinguaient plutôt par un savoir encyclopédique que par un véri1.
Deorum illud crimen erat, Sylla tam felix. (Sénèquc, Consol. ad Marc,
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table effort de réflexion sur les problèmes philosophiques. On a comparé assez justement ces penseurs aux sophistes ; avec cette différence, que s'ils avaient plus de savoir, ils étaient infiniment moins pénétrants. Nous n'avons pas à exposer ici les systèmes philosophiques, mais en quoi ils répondirent aux besoins des Romains, et comment ils s'adaptèrent à leur nature. Tout d'abord le stoïcisme. Cette philosophie contracta avec Rome une union si intime qu'elle en prit une empreinte romaine, tandis que réciproquement le Romain devenait le type du stoïcien par excellence. Les Romains trouvaient dans la philosophie stoïcienne un appui pour leur religion et leur morale. Pour leur religion d'abord, parce que la théorie stoïcienne permettait de concevoir les dieux allégoriquement comme des puissances cosmiques ou morales, et bien plus encore parce qu'elle prêtait un soutien à la divination. Comme les auspices constituaient depuis les premiers temps le fondement de la vie romaine, une théorie qui les défendait contre l'incrédulité devait être la bienvenue des croyants. D'autre part, la morale et le droit se développèrent en se basant sur des idées stoïciennes : le De offtciis de Cicéron en est la preuve. Sans doute les Romains ne se préoccupèrent pas beaucoup delà physique des stoïciens, ni de l'explication théorique du monde, mais leur conduite et leurs efforts de vertu prirent une physionomie stoïcienne. La rectitude, la sévérité, la dignité, l'indifférence à la douleur étaient déjà des traits du caractère romain avant que l'influence du Portique vînt les accentuer. Les vertus que désignent les mots de gravitas, de constantia, A'xquanimitas étaient à la fois vraiment romaines et vraiment stoïciennes ; Romains et stoïciens se ressemblaient encore par la tendance utilitaire, bien que non-hédoniste, de leur morale. Cependant la doctrine stoïcienne ne l'emportait pas exclusivement; dans les derniers temps de la République beaucoup s'en étaient fatigués. Ceux qui pensaient, s'ils étaient incapables de construire un système original, s'entendaient du moins à la critique, et ils avaient découvert les côtés faibles de la croyance à la providence et à l'immortalité de l'âme, telle qu'elle se présente dans la philosophie stoïcienne. Lucrèce prêcha la croyance contraire, celle d'Épicure, avec une conviction absolue. R la présentait comme un évangile libérateur, qui délivre des chaînes de la religion, de la crainte des dieux et de la mort. Cette prédication, qui fit beaucoup de prosélytes, répondait moins aux besoins de l'époque que les opinions éclectiques et sceptiques; ce sont elles qui comptèrent au moment où nous sommes les adhérents les plus nombreux. Le scepticisme peut se présenter sous plusieurs formes; chez les derniers pyrrhoniens (Énésidème, et, sous l'empire, Sextus Empiricus), il est développé en doctrine, tandis qu'au contraire la nouvelle académie exprime la disposition d'esprit sceptique des mondains1.
1- V. Brochard a donné, dans les Sceptiques grecs, 1881, une intéressante étude sur cette partie de l'histoire de la philosophie ancienne.
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Celle-ci a l'avantage de répondre aux exigences pratiques de la vie, d'être en harmonie avec la culture complexe et incohérente du temps, et de plus de ne pas attaquer la religion extérieure, en tant que base de la cité. Il arrive souvent dans l'histoire romaine qu'un même homme se présente à la fois comme philosophe sceptique et comme défenseur de la religion établie. La philosophie passionnément agressive des épicuriens supprimait les bases indispensables de la vie et de la cité, et exigeait en même temps une foi sans réserve dans la conception atomiste du monde. Le scepticisme éclectique de l'Académie laissait en honneur les institutions et occupait l'esprit sans réclamer de conviction. Des efforts plus positifs se faisaient jour. La philosophie cynique, qui comptait à cette époque beaucoup de disciples dans Rome, et qui exerça même sur Cicéron une influence assez considérable, tout en critiquant chez les stoïciens beaucoup de propositions théoriques et de procédés dialectiques, était elle-même par certains côtés si positivement affirmative qu'à l'époque impériale les cyniques devinrent les maîtres et les prédicateurs par excellence. Un contemporain de Varron, à qui l'opinion publique attribuait presque autant de savoir qu'à Varron lui-même, P. Nigidius Figulus, qui écrivit également sur les dieux et les cultes, était adonné au pythagorisme. La renaissance de la doctrine et de la pratique pythagoriciennes est une des caractéristiques de cette époque. On avait rassemblé, en les plaçant sous l'autorité du nom de Pythagore, un corps de doctrines secrètes et de pratiques magiques, un mélange d'orphisme et de rites orientaux et étrusques. Ainsi se préparait dès lors la combinaison singulière d'éléments philosophiques et religieux, de superstitions et de spéculations, dans laquelle, plusieurs siècles plus tard, le paganisme mourant devait mettre son dernier espoir en l'adoptant sous le nom de néo-platonisme. Comme précurseur, le néopythagorisme ne laissa pas d'exercer à Rome une certaine influence. Il agit en particulier par l'intermédiaire de l'école philosophique des sextiens qui avaient hérité du pythagorisme primitif l'interdiction de manger les animaux, l'obligation des exercices ascétiques, et'la doctrine de la métempsychose. Cette école était encore florissante du temps des premiers empereurs. Sénèque lui dut un certain nombre de ses inspirations. Revenons aux deux penseurs les plus éminents d'alors, Lucrèce et Cicéron. Lucrèce (98-55), qui était plutôt un mondain qu'un érudit, a mis à la portée des Romains la doctrine d'Épicure dans les six livres de son De rerùm natura. On a voulu trouver dans son ouvrage des rapports avec des philosophes plus anciens, en particulier avec Empédocle, mais Woltjer 2a montré, par une étude précise et consciencieuse, que Lucrèce ne puisait pas directement à ces sources primitives, et ne les connaissait que par l'intermédiaire des écrits d'Épicure. Ce philosophe est la seule autorité de Lucrèce, qui le suit toujours de bonne foi, mais par endroits sans exacti1. Voir la bibliographie du sujet dans Ueberweg et Teuffel. 2. Lucretii philosophia cum fontibus comparata (1877).
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tude. Lucrèce a exposé tout au long la physique et la psychologie de l'école, mais il n'a traité qu'incidemment de la morale. Par contraste avec l'humanité si douce qu'on attribue à Epicure et à ses premiers élèves, on est frappé de l'âpreté avec laquelle le grand poète passionné défend la doctrine. Pour ce disciple, Epicure n'est pas seulement un maître sage, c'est un héros qui combat la superstition avec une énergie titanesque, qui nous élève pour ainsi dire au ciel par sa victoire, et mérite d'être célébré comme un dieu. Aux yeux de Lucrèce, la religion est la cause essentielle de tous les maux ; il la présente sous ce jour haïssable dès le début du poème, quand il décrit le sacrifice d'Iphigénie. La conscience de s'être délivré des liens de la superstition arrache au poète un vrai chant de triomphe, où il se compare à un homme qui, à l'abri sur la rive, assiste au naufrage d'autrui (De rer. nat., II, 1 et suiv.). La folie de la multitude ne lui inspire pas tant de pitié que de haine. C'est avec amertume qu'il parle de la puissance de la religion dans toutes les choses humaines, de la crainte des dieux et de la mort. Il flagelle la légèreté d'esprit de ceux qui pendant la bonne fortune se raillent de la religion, mais qui, dès qu'ils sont malheureux, acrius advertunt animos ad religionem. Il déplore la crainte des enfers, omnia suffundens mortis nigrore, et plaint les fous qui, en croyant aux maux imaginaires du monde inférieur, se font sur la terre une existence pleine de peines : Acherusia fit stultorum denique vita. Quoique le mot fameux primus in orbe Deos fecit timor ne soit pas de Lucrèce, la pensée qu'il exprime est certainement le fond de sa philosophie; il célébra, en l'opposant à la fausse religion, la religion véritable, sans pratiques rituelles, qui se résume dans la formule : pacata posse omnia mente tueri. Il n'est pas très facile de se représenter exactement quelle était la position deLucrèce par rapport aux divers mouvements d'idées de son temps. Les traits violents qu'il lance contre la religion donnent l'impression qu'il avait en face de lui un puissant adversaire. D'autre part nous savons que cette époque était profondément travaillée par le scepticisme. Cicéron se moque des gens qui croient nécessaire de répéter indéfiniment contre la croyance en l'immortalité de l'âme VEpicurea cantilena. Mais Lucrèce a bien reconnu et énergiquement flagellé la superstition craintive qui se cache sous le masque de la libre pensée. Quant à la portée des attaques de Lucrèce, c'est bien à tort qu'on a voulu la limiter à la religion païenne du temps où il vivait. Il est parfaitement clair que, dans une conception mécanique du monde comme celle de Lucrèce, toute religion positive manque de base. Ce que Lucrèce combat, ce n'est pas tant l'ensemble des légendes qui chargent les dieux de caractères indignes, que la pensée qu'il puisse y avoir des dieux qui s'occupent du monde; il veut jeter à bas la foi dans la providence et la croyance en l'immortalité de l'âme. Aussi est-il naturel que l'incrédulité du xvme siècle ait été puiser des armes dans son œuvre. Quant à l'hymne à Vénus du début, il célèbre la puissance du désir, la vie de la nature, début tout à fait approprié au poème. De plus, en s'adres-
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sant à la mère des Énéades, JEneadum genitrix, il donne à l'ouvrage un caractère patriotique. Le poète attache beaucoup d'importance à ce caractère national d'une entreprise destinée à révéler aux Romains dans leur propre langue la doctrine salutaire d'Épicure. Rien ne montre que Lucrèce ait exercé sur son temps une profonde influence. Son nom n'est cité que rarement dans la littérature latine, même celle de l'époque impériale. Mais dès le début du moyen âge, à l'époque carolingienne, il est exploité par les écrivains chrétiens. Il est resté le classique de l'irréligion. Tandis que Lucrèce est un isolé, Cicéron fut exactement le représentant de son époque. Cicéron n'est ni original ni profond, et pourtant il a été le plus grand des philosophes romains : il s'était donné une éducation philosophique complète, et, dans des ouvrages agréables, il a su exposer les doctrines des différentes écoles de telle sorte qu'elles pussent se répandre largement et exercer une influence considérable. Cicéron était éclectique, mais avec un penchant particulier pour la nouvelle académie. Ses modèles grecs ne nous sont connus en général que par son intermédiaire, et nous ne pouvons pas déterminer dans quelle mesure il les a librement retravaillés. Nous voyons bien se manifester entre ses différents écrits, suivant les sources auxquelles il puise, des différences assez considérables. Tantôt, comme dans le De officiis, il suit surtout les stoïciens, tantôt c'est le platonisme qu'il reflète, sceptique ou positif (immortalité de l'âme) ; d'autres fois il emprunte à Aristote. Sans doute il n'avait pas pénétré profondément ces systèmes ; il lui arrivait d'écrire sans comprendre, en bavard superficiel. Ce défaut de profondeur se manifeste surtout dans les trois livres du De natura deorum; ni le système d'Épicure ni le dogmatisme stoïcien n'y sont exposés d'une façon satisfaisante; et le scepticisme incolore du néo-académicien Cotta, à qui l'auteur donne son assentiment sur les points essentiels, est comme solution du problème absolument insuffisant. La partie philosophique du De divinatione présente des défauts analogues, mais cet ouvrage garde une grande valeur en tant que collection de faits. Il ne peut être question de découvrir chez Cicéron de grandes conceptions fondamentales. Il attribue beaucoup d'importance à l'opinion générale, au consensus gentium;i\ respecte tout particulièrement la tradition morale romaine et les idées de son entourage sur les devoirs. Le principe de sa morale est l'honnête (honestum), qui implique le décorum (itpsTtov), qu'il définit ainsi : id, quod taie est, ut detracta omni utilitate sine ullis prsemiis fructibusve per se ipsum possit jure laudari. Le décorum est donc indépendant du résultat, mais non de l'honneur et de l'approbation des hommes. D'autre part la philosophie de Cicéron n'est pas si complètement détachée du bonheur que cette définition le ferait croire : les Tusculanse disputaliones ont justement pour objet les res ad béate vivendum necessarias. Cicéron a réalisé dans sa propre vie la distinction entre l'attitude civique et l'attitude philosophique en matière de religion. Tandis que
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dans ses traités de philosophie il est souvent sceptique, dans ses plaidoyers c'est l'homme d'État religieux qui parle ; il prétend alors croire aux présages et à une justice vengeresse. Cicéron, si porté au doute en matière de divination, était lui-même augure. Si l'on cherche chez lui un fond de convictions religieuses solides, on trouve une sorte de foi dans la providence, et surtout une ferme croyance en l'immortalité de l'âme. Il traite ce second point dans le premier livre des Tusculanes, dans le S omnium Scipionis et en d'autres endroits encore, généralement à l'aide d'arguments platoniciens et sur un ton de conviction chaleureuse. Il considère l'âme comme de nature divine en raison de ses perceptions et de ses facultés,.en un mot de toute son essence ; il compare les rapports de l'âme avec le corps à ceux de Dieu avec le monde, et inversement il ne saurait donner de Dieu une image plus haute que celle qu'il emprunte à l'âme humaine. De sa correspondance les pensées religieuses sont absentes ; mais lorsque dans sa vieillesse il perdit sa fille Tullia, il chercha des consolations dans l'idée de l'immortalité. Il écrivit pour lui-même une « consolation » et pensa même à élever dans sa propriété un sanctuaire à sa fille défunte, et à l'y honorer comme une divinité. Les Romains, n'ayant pas à leur disposition, comme les Grecs, l'idée du démon ni celle du héros, étaient obligés d'accorder à leurs morts l'apothéose immédiate. Par Cicéron comme par Lucrèce, nous voyons que l'idée de la mort obsédait les hommes de cette époque. D'après les Tusculanes, la première condition de la vie heureuse est le mépris de la mort (de contemnenda morte).
§ 129.
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La réforme religieuse sous Auguste1.
les tables temps et que dans supersti-
Les documents directs de l'époque impériale (inscriptions sur votives, sur les tombeaux, etc.) contredisent la littérature du montrent que dans les couches inférieures de la société, ainsi les provinces, régnait toujours une dévotion naïve et même
1. BIBLIOGRAPHIE — L'ouvrage le plus récent sur l'époque impériale jusqu'à Théodose est celui de H. Schiller, Geschichte der romischen Kaiserzeit, deux volumes publiés en trois parties, 1883-188"; les sources et les travaux antérieurs y sont indiqués. Pour la période suivante, l'ouvrage de E. Gibbon, Décline and fait of the Roman Empire, quoique datant du xviii0 siècle, est toujours important (il débute à la mort de MarcAurèle); cependant le « solemn sneer » (Byron) avec lequel l'auteur juge des choses religieuses ôte à son livre une partie de sa valeur; une nouvelle édition de Gibbon a été publiée depuis peu avec des notes abondantes de J.-B. Bury. — Sur la période qui va d'Auguste à Marc-Aurèle, consulter : G. Boissier, La religion romaine d'Auguste aux Antonins, 2 vol., 1874, et G. Friedlaender. Barslellungen aus der Sittengeschichte Roms (3 vol., voir surtout le troisième : descriptions de la situation religieuse, 5° éd., 1881). — Sur la fin du paganisme : V. Schultze, Geschichte des Vnlergangs des griechischrbmischen Ueidenlhums, 2 vol., 1887, 1892; G. Boissier, La fin du paganisme, 2 vol., 1891; 0. Seeck, Geschichte des Untergangs der alten Welt, I-1I, 1895-1901. Ouvrages généraux sur l'état moral et social de la Rome païenne et chrétienne : G. Schmidt, Essai historique sur la société civile dans le monde romain et sur sa transformation par le christianisme, 1853; W.-E.-H. Lecky, The history of European morals
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tieuse. Dans l'ensemble, l'état moral et social sous les empereurs marque un progrès sur les derniers temps de la république. Des tentatives nombreuses de réforme et de synthèse religieuse prouvèrent la vitalité de l'ancienne religion. Le monde païen ne s'est pas évanoui dans le scepticisme et l'incrédulité; il chercha, au contraire, dans la dernière période de son existence, à concentrer tous les éléments de foi positive qu'il contenait. Le premier essai vint d'Auguste. Sa réforme religieuse comportait, d'une part, des institutions (restauration d'anciens cultes, établissement de cultes nouveaux) ; d'autre part, une action spirituelle. Non seulement il bâtit des temples nombreux et fit des lois pour relever la moralité privée, mais il réussit même à agir fortement sur les opinions et les dispositions morales. De même que sa politique évitait de supprimer l'ancienne constitution républicaine, il remit en honneur les institutions religieuses tombées en décadence. Il restaura plus de quatre-vingts temples dans Rome, se fit recevoir lui-même dans tous les grands collèges sacerdotaux, et élire pontifex maximus après la mort de Lépide. En l'an 27 avant Jésus-Christ il se fit donner par le sénat le titre d'Auguste, non seulement pour rompre ainsi avec son propre passé, avec les actes d'Octave, mais aussi parce que ce titre emprunté à la langue sacerdotale (Augustus, ctëwrôq) l'investissait de toute la dignité que pouvait donner la religion et en faisait l'être auquel tanquam priesenti et corporali Deo fidelis est prœslanda devotio (Végèce). Il s'efforça d'assurer par la religion un appui solide à l'ordre social, et aussi à sa propre domination. Les dispositions qu'il a prises, si on les apprécie à ce point de vue, furent sans aucun doute très sages : il a indiqué au paganisme la voie dans laquelle il devait marcher plusieurs siècles encore. Auguste avait voué aux Lares un culte tout particulier. L'ancien culte romain des Lares était à tous égards extrêmement utile à ses desseins. En honorant les Lares, l'empereur montrait clairement qu'il voulait donner à ses réformes un caractère national et conforme aux anciennes traditions. D'autre part, les Lares étaient mêlés plus qu'aucun des grands dieux à la vie quotidienne. C'étaient les dieux domestiques, les esprits protecteurs
from Augustus to Charlemagne, 2 vol., 1869; C. Martha, Les moralistes sous l'empire romain, 1865 ; Études morales sur l'antiquité, 18S3. Les recherches sur les origines du christianisme, la littérature et l'histoire romaines. Citons ici : E. Renan, Histoire des origines du christianisme, surtout les volumes IV et VII (l'Antéchrist et Marc-Aurèle); E. Havet, Le christianisme et ses origines (4 vol., les deux premiers surtout relèvent de notre sujet); A. Hausrath, Neulestamentliclie Zeitgeschichte, 3 vol.; Bruno Bauer, Christus und die Caesaren, 1876; B. Aubé, Histoire des persécutions de l'Église jusqu'à la fin des Anlonins,2 vol., 1875-187S, et, formant suite à cet ouvrage : Les chrétiens dans l'empire romain de la fin des Antonins au milieu dum° siècle, 1881, et l'Église et l'État dans la seconde moitié du m° siècle, 1886; Th. Keim, Rom und das Chrùtenthum, livre posthume, 1881. Particulièrement important est K.-J. Neumann, Der romische Staat und die allgemeine Kirche bis auf Diocletian, I, 1890. Parmi les nombreuses monographies, J. Réville, La religion à Rome sous les Sévères. 1886. Voir aussi Domaszowski, Cultes de l'armée romaine.
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des rues et des chemins, des cultures et des champs. Ils répondaient directement au besoin de protection divine et d'assistance continue. Ils représentaient la sollicitude divine partout présente, le numen. Le culte des Lares fut modifié d'une façon importante par la réforme qu'Auguste introduisit dans l'administration de la ville de Rome. Il divisa la ville en 265 régions dont chacune avait une chapelle pour les Lares. Les magistri vicorum, auxquels il confia la police et la direction politique de ces sections, constituaient une sorte de magistrature et de sacerdoce populaire, entièrement dévouée aux intérêts de l'empereur. Ils ajoutèrent aux dieux Lares, comme troisième divinité, le Genius Augusti, auquel on offrit des sacrifices et on adressa des prières dans les maisons et sur les chemins, avant même que l'empereur fût mort. Le culte de l'empereur, qui était destiné à devenir la véritable religion d'Etat de cette période, se trouva ainsi préparé par Auguste qui avait eu l'art d'introduire, à Rome et dans toute l'Italie, l'adoration de son Genius au sein du culte des Lares, le plus répandu, le plus populaire et le plus vivant de tous les cultes. Dans les provinces il fit même un pas de plus1. Comme à Rome, il donna à l'organisation politique un caractère religieux; dans la ville principale de chaque cercle il institua un culte de Rome et d'Auguste, comportant un temple, des images, et souvent des jeux, qui duraient cinq jours. Comme centres religieux, il y avait, par exemple en Occident, Lugdunum (Lyon), Narbonna, Tarragona, en Orient Éphèse, Nicée, etc. Le prêtre principal de chacun des cultes provinciaux s'appelait sacerdos ad aram ou flamen provinciœ; en Orient, il portait le nom d'àp^tEpeoç. Cette organisation ne provoqua en général dans les provinces aucune résistance. Rome laissait subsister les cultes anciens, reconnaissait tous les dieux, et en identifiait une partie avec ses propres divinités ; mais elle plaçait à côté des autres cultes, et sur un rang plus élevé, celui de sa propre puissance et du potentat romain. Cette pratique était en Orient tout à fait traditionnelle. Il n'y eut de résistance que de la part des Juifs, et des druides gaulois. Le conflit s'apaisa sous Auguste chez les uns comme chez les autres, mais il ne tarda pas à reparaître sous ses successeurs. Auguste sut rajeunir aussi le culte des grands dieux antiques. D'abord il fit terminer le temple de Venus genitrix sur le forum Julium ; César avait fait vœu de le construire pendant la bataille de Pharsale. Vénus, mère des Énéades, était la déesse de la gens Julia. C'est également en qualité d'héritier de César qu'Auguste consacra un temple à Mars Ultor, qui en avait puni les meurtriers. L'édifice mit longtemps à s'élever, mais une fois achevé, il fut orné des statues des grands généraux romains victorieux : l'empereur honorait ainsi le passé glorieux de la république. Vers la même époque les Parthes renvoyèrent les enseignes militaires de Crassus. L'empereur fêta cet événement en faisant élever sur le Capitole un petit sanctuaire au même Mars Ultor. Mais ses hommages s'adressèrent surtout à
1. Voir V. Duruy, La religion d'État sous Auguste (R. H. B., 1880, I); E. Beurlier, L ■ culte impérial, son histoire, son organisation depuis Auguste jusqu'à Juslinien, 1891.
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Apollon, auquel il attribuait sa victoire d'Actium. Il lui fit bâtir sur le Palatin, en marbre de Carrare, un temple somptueux, dont la consécration fut célébrée par de grandes fêtes. D'autre part, l'empereur rendit au peuple des jeux qui avaient été suspendus. Ainsi la fête populaire des Lares compitales, que César avait supprimée par crainte de mouvements séditieux, fut restaurée après la bataille d'Actium. La célébration des ludi sœculares en 17 av. J.-C. est fameuse Ces anciennes cérémonies de lustration et d'expiation prirent un caractère nouveau. Ce n'étaient plus les dieux souterrains, mais Apollo Palatinus qui y occupait la première place; la fête exprimait symboliquement l'attente qu'avait fait naître le nouvel ordre politique et social. Le carmen sseculare composé par Horace pour la circonstance, ne célébra pas seulement les dieux, mais aussi et tout autant la glorieuse domination d'Auguste, et les espérances qu'on y rattachait. La réforme accomplie par Auguste eut pour principe l'idée fort exacte que les luttes politiques, l'immoralité des grandes villes et l'indifférence religieuse des hommes cultivés étaient encore loin d'avoir anéanti toute l'énergie saine du monde romain. C'est une question accessoire que de savoir dans quelle mesure il était personnellement poussé par des raisons religieuses. Sans aucun doute, il fut déterminé avant tout par des considérations politiques. Il est d'ailleurs possible aussi que la pratique des vertus morales et domestiques, ainsi que le respect des choses nationales, aient été ou soient devenus conformes à ses goûts personnels. Sa dévotion même peut avoir été par certains côtés quelque chose de plus qu'une attitude conventionnelle ; il doit avoir eu des superstitions, et sans doute il croyait à son étoile, comme beaucoup d'autres chefs de peuples. D'autre part, on lui attribue beaucoup de propos sceptiques. Il faisait partie de cette génération qui avait grandi à Rome dans les dernières années delà république. Ses contemporains ne se laissèrent pas convertir du premier coup à une foi sincère et énergique. Pour beaucoup d'entre eux, la religion restaurée par Auguste fut une affaire de mode et d'obligation. Les dispositions morales de cette époque se révèlent surtout dans sa littérature. Bornons-nous à caractériser l'attitude d'Ovide, d'Horace, de Virgile et de Tite Live. Ovide est celui qui s'éloigne le plus du mouvement religieux. C'est un pur mondain; ses Amores et son Ars amatoria le montrent assez engagé dans ce qu'Auguste avait entrepris de combattre; il est assez probable qu'Ovide fut mêlé comme complice aux scandales de la famille impériale; dans sa disgrâce enfin, il manqua de dignité morale. Le ton de ses Métamorphoses est pire pour la religion que les attaques passionnées d'un Lucrèce. Ce qui détonne et ce qui surprend, c'est qu'il se soit appliqué à célébrer dans les Fastes l'ancienne religion nationale. Nous les citons seulement pour montrer avec quelle puissance le courant de réforme religieuse entraînait sous Auguste jusqu'à ses adversaires. Horace était un homme tout différent d'Ovide. Lui non plus n'était pas essentiellement pieux, parcus deorum culior et infreguens ; c'était un de ces Romains des dernières années de la république, qui devaient leur édu-
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cation à la Grèce. Mais, à titre de grand poète officiel, on le fit participer à la réforme religieuse. Non sans se faire violence, il réussit à célébrer l'antique vertu romaine, la paisible vie des champs et la modération. Son esprit ne répugnait pas à la philosophie pratique et à la réflexion ; il sut même pénétrer bientôt les avantages des réformes morales de l'empereur. Il put ainsi célébrer avec assez de conviction la personne de l'empereur et les idées qu'il était chargé d'exprimer. Les premières odes du troisième livre d'Horace forment un véritable traité de morale. Les satires flagellent la corruption des moeurs. Dans ses épi très il fait de la philosophie éclectique. Mais c'est surtout dans Tite Live et Virgile qu'Auguste trouva des esprits aptes à seconder ses desseins. L'un et l'autre avaient l'esprit tourné vers le passé, et ils s'associèrent avec sincérité à l'effort d'Auguste pour faire revivre l'esprit romain et les mœurs anciennes. Ils n'étaient pas nés à Rome. Tite Live était de Padoue, Virgile de Mantoue, et ce n'est pas sans doute un fait sans importance, car ils furent élevés en des milieux où la foi était beaucoup moins atteinte que dans la capitale. Virgile, en tout cas, avait grandi à la campagne et dans une situation modeste. L'un et l'autre, ils ont été fermement convaincus de la mission de Rome dans le monde. Tite Live, écrivain d'histoire plutôt que chercheur, étonne par la tournure antique de ses pensées ; il vante la crainte des dieux et croit aux prodiges. Virgile n'était pas étranger à la science de son temps ; il est évident qu'il s'appliqua pendant quelque temps à la philosophie épicurienne, et la façon dont il met en œuvre dans ses vers les matériaux dont il dispose atteste une érudition parfois trop apparente. Mais ses goûts l'attirent cependant vers la vie champêtre, les mœurs, et les usages populaires. Ses œuvres sont enveloppées d'une teinte pieuse. Mais, quoiqu'il prétende illustrer la foi traditionnelle, en fait, sa pensée est mêlée de tant d'idées philosophiques et si variées, qu'il serait impossible de découvrir dans ses poèmes une conception cohérente de la religion. Il lui arrive même souvent de réunir par un lien purement extérieur des éléments très hétérogènes : tradition populaire, qu'il introduit dans son récit aussi amplement que possible, opinions personnelles, récits mythologiques qu'il présente avec une admirable chasteté, mais dont il n'arrive pas toujours à dissimuler le caractère fâcheux.Par suite delà tendance de son esprit, et à la différence d'Homère qui est souvent son modèle, Virgile a fait de l'Enéide un poème essentiellement religieux. Le héros, c'estle pius jEneas ; le sujet proprement dit, c'est le transport des sacra d'Énée de Troie à Lavinium. La préoccupation continuelle des origines de Rome et des choses sacrées enlève au héros principal une partie de sa vie et de son intérêt. Le dessein de prêcher se manifeste particulièrement bien au sixième livre, qui traite des enfers ; il veut affermir par de fortes impressions la croyance à une vie future et à une justice qui punit et qui récompense. Discite justitiam moniti et non temnere divos. Il est ainsi le précurseur de Dante, et nous ne pouvons nous étonner de voir Dante
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représenter poétiquement Virgile comme le païen qui porte derrière lui un flambeau dont la lumière, sans l'éclairer lui-même, brille pour la postérité. Le sixième livre de YÉnéide n'a d'ailleurs pas seul déterminé les chrétiens à honorer Virgile comme le prophète des païens. La quatrième églogue décrit, à l'occasion de la naissance d'un fils du consul Pollion, le début d'un nouvel âge d'or. La couleur du poème et plus d'un trait rappellent si vivement les prophéties, que l'on s'est quelquefois refusé à croire l'analogie accidentelle. A vrai dire, il ne contient rien qui ne puisse correspondre à ces espérances païennes d'un âge d'or que le règne d'Auguste avait fait revivre avec une vivacité toute particulière1, Nous voyons donc dans Virgile un représentant de la dévotion païenne en tant qu'elle se mouvait dans la direction du christianisme. Le sentiment chrétien, qui s'attacha à lui pendant le moyen âge-, n'avait pas fait fausse route.
§ 130. — La religion pendant les deux premiers siècles de l'empire.
Le culte des empereurs est, dans la période que nous allons étudier, le centre de la religion d'Etat. Il se rattachait, nous l'avons vu, à Rome, au culte des Lares et des Mânes; en Orient à l'adoration religieuse et à l'obéissance servile que l'on y vouait aux souverains et dont certains généraux victorieux avaient été l'objet dès l'époque de la république. César fut le premier à obtenir à Rome l'apothéose; après sa mort, il reçut des honneurs divins, et le Sénat décida même de lui édifier un temple sur la place où son cadavre avait été brûlé. Pendant la guerre civile qu'avait allumée la mort de César, Pompée et Antoine se firent de leur vivant adorer comme des dieux. Auguste fut solennellement déifié après sa mort. Livie et Tibère lui bâtirent un temple. L'attitude des empereurs, en ce qui concerne l'exigence des honneurs divins, varia beaucoup suivant leur caractère individuel. Les uns, comme Tibère, furent très réservés à cet égard; d'autres, comme Caligula, qui prit tout de suite le titre de dominus, ne mirent pas de limites à leurs fantaisies. Beaucoup sans doute restèrent sceptiques à l'égard de leur divinité présente ou future. On connaît le deus fio de Vespasien mourant ; Caracalla raillait ouvertement la déification de son frère assassiné : sit divus, dura non sit vivus. En général, le culte s'est développé avec le temps ; sur les monnaies le simple laurier cède la place à la corona radiata, et plus tard apparaît le nimbus.
1. * Cf. S. Reinach, L'orphisme dans la 10° églogue de Virgile (R. tl. R., 1900, u). 2. Rappelons ces vers sur saint Paul au tombeau de Virgile :
Ad Maronis mausolewn Ductus fudit super eum Pis rorem lacrims. « Quem te, inquit, reddidissem. Si te vivum invenissem, Poetarum maxime i »
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L'adoration proprement dite (irpoffxûvïiutç) à la manière orientale fut exigée pour la première fois par Dioclétien. Généralement les empereurs jouissaient dès leur vie d'honneurs plus qu'humains. Ils prenaient le nom d'Auguste et on parlait de leur numen, de leur majestas, même de leur wternitas. Les piédestaux des statues d'empereurs et d'impératrices sont ornés des attributs de différents dieux, d'Apollon, d'Hercule, de Cérès, de Junon. Mais il faut distinguer de ces divers honneurs le culte proprement dit des empereurs, qui commençait après la mort de chaque souverain par sa consécration solennelle. Certains d'entre eux, comme Caligula, qui avaient prétendu aux honneurs divins pendant leur vie, n'obtinrent pas l'apothéose après leur mort. Le dessein formé par Caligula d'élever sa statue dans le temple de Jérusalem obligea la communauté juive d'Alexandrie à lui envoyer une ambassade dont Philon raconte les aventures dans sa Legatio ad Caium. Claude fut après Auguste le premier empereur que l'on déifia, non sans plaisanter sur son apothéose. Il y eut des impératrices, comme Livie, qui furent admises à la déification ; jusqu'à la fin du me siècle il y eut en tout environ 37 empereurs et impératrices consacrés comme divi et divas. Un cas singulier est celui d'Antinous, le favori phrygien d'Hadrien. Antinous avait sacrifié sa vie pour prolonger celle de son maître ; par reconnaissance, Hadrien l'éleva au ciel, et fit établir en sa faveur un culte qui se répandit immensément dans tout l'empire. De nombreuses statues représentent Antinous avec les attributs de Dionysos. Nous avons signalé précédemment les sacerdoces qui s'occupaient du culte des empereurs à Rome, dans les municipes et dans les provinces. Il faut encore signaler l'institution orientale du néokorat. Plusieurs villes d'Asie, et tout spécialement Ephèse, demandèrent à Rome l'honneur de devenir les centres spéciaux du culte d'un empereur, pour lequel elles élevèrent des temples splendides et instituèrent des jeux. On sait que la répugnance manifestée par les Juifs, et par eux seuls, à s'associer au culte des empereurs détermina leur condition exceptionnelle dans l'empire. On sait aussi que ce même culte devint plus tard la pierre de touche du christianisme, les chrétiens se trouvant obligés de choisir «ntre leur foi et leur loyalisme. Mais l'usage d'adorer les empereurs s'était si profondément enraciné, que même l'introduction du christianisme ne le fit pas immédiatement disparaître. Constantin, Constance et Valentinien reçurent encore après leur mort le titre de divi, à vrai dire avec les restrictions qu'imposait la foi chrétienne. L'empire fut l'âge d'or des cultes. Des temples nombreux et magnifiques furent élevés, ou ornés, en partie aux frais de particuliers. Le culte des images était particulièrement florissant alors, et naturellement l'image était identifiée au numen. Dans le voisinage du temple s'établissaient des artistes ou des ouvriers qui vivaient et s'enrichissaient du commerce des images divines, comme à Éphèse le Démétrius dont parlent les Actes (xix, 23 et suiv.). Dans les jeux, dont le nombre s'accrut encore, le luxe allait toujours croissant. Quoique les offrandes et les rites s'adressassent
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pour la plupart aux empereurs ou à des dieux dont le culte était surtout une affaire de mode, comme Asclépios, Sérapis, Isis, etc., cependant les anciens rites, les cultes locaux, ceux des dieux olympiens, comm Jupiter des dieux champêtres et populaires, s'étaient maintenus à côté des innovations. De nombreuses inscriptions, et, en ce qui concerne la Grèce, les écrits de Plutarque et de Pausanias prouvent que les usages les plus anciens et les plus grossiers subsistaient encore dans une certaine mesure. Une partie des cultes primitifs se relevèrent par des additions modernes. Par exemple les frères Arvales, tout en veillant au culte de la Dca Dia prenaient une part spéciale à celui des empereurs. D'une façon générale voici quelle était la situation religieuse : dans les ports et partout où florissaient le commerce, la civilisation et le luxe, comme par exemple à Pompéi, on adorait de préférence les dieux étrangers, nouvellement introduits; dans l'intérieur, au contraire, on cultivait les anciens usages avec obstination. Le commerce et les relations internationales eurent alors, au point de vue religieux, de graves conséquences. Ce fut d'abord l'institution d'un nouveau culte, celui d'Annona, divinité formée sur le modèle des anciens numina; on lui demandait qu'elle favorisât l'importation des céréales, surtout de celles do l'Afrique, d'où Rome tirait à cette époque ses provisions de blé. Mais un fait beaucoup plus important est la vaste diffusion à laquelle arrivèrent certains cultes et la confusion des dieux qui s'ensuivit. Ce phénomène avait commencé de bonne heure à Rome. Nous avons déjà fait remarquer l'identification des divinités grecques avec celles de l'Italie. Mais, à l'époque où nous sommes, quelques grandes divinités nouvelles arrivèrent de l'Orient, et, d'autre part, l'identification des dieux s'étendit à toutes les provinces de l'empire. Ainsi Tacite donnait aux dieux des Germains, à part une seule exception, des noms romains, et Plutarque assimilait les divinités égyptiennes avec les dieux gréco-romains. La confusion avait lieu dans la vie bien plus encore que dans la littérature. Elle était particulièrement favorisée par le rapprochement, dans les camps romains, de soldats originaires de toutes les provinces, qui apportaient avec eux leurs croyances et leurs superstitions. De nombreuses inscriptions, pierres votives, etc., attestent que les camps romains furent des centres actifs de syncrétisme religieux. Les causes de l'accueil si favorable que trouvèrent à Rome les cultes étrangers, surtout ceux d'Orient, ont été très bien décrites par Boissier, Friedlïmder, etc. Ce sont en grande partie celles qui, longtemps auparavant, avaient déjà déterminé l'entrée de dieux étrangers dans le Panthéon romain. C'est d'une part l'insuffisance de la religion romaine, d'autre part sa capacité d'assimilation. Il est facile de comprendre que la religion romaine laissait beaucoup de besoins inassouvis. Dans un temps où la vie individuelle prenait une importance croissante, le sentiment allait chercher dans les cultes étrangers ce que la religion nationale ne lui fournissait pas. Ces dieux se rapprochaient de l'homme; leurs prêtres dispensaient le surnaturel, les purifications, les consécrations mystérieuses; ils
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pourvoyaient aux besoins des âmes, et rassasiaient l'imagination ou la sensualité religieuse. On cherchait à surexciter le sentiment par l'extase, ou bien on trouvait le repos de l'âme en des pratiques ascétiques. Les femmes étaient spécialement adonnées à ces cultes étrangers, et ce n'était pas toujours en tout honneur, car les prêtres étrangers faisaient parfois de vilains métiers : en l'an 19 après J.-C, Tibère punit sévèrement un crime commis à Rome dans le temple d'Isis; le prêtre avait livré une femme respectable et bien connue à un chevalier qui avait pris le costume du dieu Anubis. La même année, il fit déporter en Sardaigne quatre mille affranchis entachés de superstition égyptienne et judaïque. Ce n'était pas la première fois que l'on se révoltait à Rome contre les cultes égyptiens, qui, vers la fin de la république, avaient pénétré jusque sur le Capitole. D'une façon générale Tibère sévit énergiquement contre les crimes religieux. Il restreignit le droit d'asile des temples de l'Asie Mineure, qui assurait l'impunité à un trop grand nombre de criminels. Mais il n'eut pas la force d'arrêter le courant. Les cultes étrangers savaient s'associer à la religion romaine, leurs prêtres ne prenaient pas à son égard une attitude hostile, ils lui témoignaient, au contraire, tout le respect nécessaire, en sorte qu'on n'avait pas de raison pour les traiter en rivaux. Les Romains avaient toujours eu pour politique d'annexer les dieux en même temps que les nations vaincues. Jamais leur religion ne fut exclusive ou intolérante. Tout culte étranger avait à Rome sa place prête d'avance; ce n'est que s'il se trouvait dangereux pour l'État ou pour l'ordre social, que l'on était amené à le combattre. Ceux des cultes étrangers qui conquirent à Rome une grande importance venaient tous de l'Orient. Ce furent des cultes égyptiens, et en même temps le judaïsme, plus tard le christianisme, la religion persane de Mithra et différents cultes syriens. Le syncrétisme fut extrême au iuc siècle. C'est à cette époque que notamment Mithra et les dieux syriens prirent toute leur importance. Bien qu'ils se fussent montrés déjà auparavant (Mithra est mentionné sur un monument funéraire du temps de Tibère), nous les étudierons seulement avec l'ensemble de la religion de cette dernière période. Le judaïsme1 et le christianisme mis à part, il nous reste à parler ici seulement des cultes égyptiens, qui, quoique introduits de bonne heure à Rome et restés très tard en honneur, n'ont joui de leur plus grande popularité dans le monde romain que pendant les deux premiers siècles de l'ère chrétienne. L'importance des cultes égyptiens nous est révélée à la fois par la littérature et par les monuments3. Presque tous les auteurs les mentionnent fréquemment. Juvénal en décrit divers traits. Lucien, dans le mélange
1. Voir E. Schûrer, Geschichte des Judischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 3° éd., 2 vol., 1899. 2. Parmi les nombreux ouvrages relatifs aux cultes égyptiens, nous nommerons seulement celui de G. Lafaye, Histoire du cuite des divinités d'Alexandrie, Sérapis, Isis, Harpocrale et Anubis hors de l'Ègypte, depuis les origines jusqu'à la naissance de l'école néo-platonicienne (1884).
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multicolore de divinités dont il se raille, prend particulièrement pour sujet de risées les dieux égyptiens à têtes d'animaux. Plutarque a étudié de la manière la plus pénétrante le mythe d'Isis et d'Osiris, et les rites égyptiens sont décrits dans Apulée [Métamorpk., XI). Lafaye a étudié en détail leurs sanctuaires, l'Isium de Pompéi et les temples somptueux d'Isis et de Sérapis à Rome. Ces cultes n'avaient pas seulement pour siège les ports de la Méditerranée, ils s'étaient répandus dans toutes les provinces de l'empire : en Espagne et en Gaule, en Germanie et dans la province Norique, en Grèce et en Asie Mineure, les inscriptions nous attestent leur large diffusion. Les mêmes hommes, qui au n° siècle se montraient sévères à l'égard de la superstition asiatique, comme Plutarque et l'empereur Hadrien, reconnaissaient pleinement le culte égyptien d'Isis. Plus tard même un certain nombre d'empereurs le pratiquèrent avec zèle; nous le savons pour Commode, Caracalla, d'autres encore. Les dieux d'origine égyptienne qui prirent dans la religion de cette époque une place si éminente étaient Isis, Sérapis, Harpocrate (Horus), Anubis, mais surtout les deux premiers. Beaucoup de leurs attributs et de leurs mythes venaient de l'ancienne Egypte, mais leur caractère s'était entièrement transformé. Sérapis prenait la place d'Osiris. Isis et lui étaient l'un et l'autre conçus d'une manière panthéiste1; Sérapis était le soleil ou le dieu des dieux; Isis, la « grande mère » que l'on identifiait avec toutes sortes de déesses. Ils gouvernaient tout l'univers, terre, ciel et mer, ou plutôt l'univers entier était formé de leur corps. Ils rendaient des oracles et on leur célébrait des mystères. On brodait sur leurs mythes des interprétations allégoriques, comme le prouve le traité de Plutarque déjà cité. La grande diffusion de leur culte s'explique justement par leur caractère d'universalité. Des spéculations profondes, à tendance panthéiste, sur la nature divine, pouvaient se rattacher à la conception d'Isis, en même temps que les superstitions les plus variées. Ce culte enchaînait les sens par sa grande pompe et ses somptueuses cérémonies publiques ; en même temps il donnait satisfaction au sentiment individuel en promettant à chacun les biens spirituels qu'il réclamait. Sérapis était après Asclépios le grand guérisseur; Isis avait à tous les égards la fonction de déesse des femmes; elle bénissait le mariage et l'éducation des enfants ; souvent elle exigeait l'ascétisme, et d'autre part elle excitait la sensualité. Les grandes cérémonies du culte d'Isis ont été décrites par Apulée. La première était celle de l'initiation, à laquelle le fidèle n'arrivait qu'après beaucoup de purifications, de jeûnes et d'épreuves pénibles. S'il les subissait convenablement, le prêtre l'admettait publiquement dans la communauté de la déesse, au moyen de cérémonies symboliques et de fêtes coûteuses. Dès lors l'initié devenait un être trois fois béni, pour lequel commençait une vie nouvelle. Apulée ne décrit pas seulement les rites de
1. Cela résulte, en ce qui concerne Sérapis, des panégyriques du rhéteur Aristide, et de Macrobe, Saturn., I, 20; en ce qui concerne Isis, d'un hymne grec trouvé clans l'île d'Andros.
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l'initiation, il cherche aussi à analyser l'état des mystes. Les deux grandes fêtes annuelles d'Isis se célébraient l'une au printemps, l'autre à l'automne. Celle du printemps, qui avait lieu le 5 mars, et ouvrait la saison de la navigation, consistait dans la procession du navigium Isidis; Isis était la déesse protectrice des marins. L'autre fête commençait le 12 novembre et durait plusieurs jours ; c'était la fête de la mort d'Osiris et de sa résurrection; le deuil y régnait pendant la recherche du dieu, et la joie reprenait à sa découverte. On rendait en outre à la déesse un culte quotidien dans son temple, et on l'adorait encore à la maison comme une sorte de génie domestique. Les différents objets qui servaient dans le culte d'Isis, le sistre ou castagnette, l'eau sacrée du Nil pour les aspersions, enfin les vêtements de lin, et les interdictions spéciales relatives à la nourriture, ont donné lieu aux interprétations les plus diverses. En somme nous voyons que le culte d'Isis, combinant des pensées nouvelles avec d'anciens rites empruntés aux cultes mystiques de l'Asie Mineure, de l'Égypte et de la Grèce, répondait parfaitement à l'esprit de la période impériale. Il n'y a guère dans toute l'histoire d'époque qui paraisse plus avide de miracles que celle des empereurs romains. Quoique les anciennes prescriptions de la loi des Douze Tables contre la magie ne fussent pas encore tout à fait oubliées (Apulée eut à se justifier du soupçon de magie), toutes sortes de charlatanismes et d'arts secrets fleurissaient en Orient comme à Rome. Des faiseurs de miracles, comme Apollonius de Tyane, arrivaient dès le ier siècle de l'ère chrétienne à la gloire et à la considération. Une multitude de charlatans trouvaient à Rome dans la crédulité du public une source de riches profits. De même que la magie, la divination était répandue sous les formes les plus variées, nouvelles ou anciennes. Les vieux auspices romains subsistaient, mais ils avaient perdu un peu de leur prestige, en tout cas, ils ne suffisaient pas aux besoins de la vie privée. Les sortes, autre mode de la vieille divination italique, étaient plus en honneur. L'oracle de Delphes, qui s'était tu un certain temps entre Néron et Trajan, recommença à rendre des réponses ; mais le temps de sa grande prospérité était passé, et Plutarque en déplore la décadence. D'autres oracles et d'autres formes de divination étaient en crédit. En première ligne l'astrologie Des devins d'origine orientale, qu'on désignait à Rome sous le nom général de Chaldéens, faisaient des calculs sur les constellations et spéculaient sur les circonstances des naissances. C'est en vain que des hommes éclairés luttèrent contre cette sorte de savants (malhematici). A l'époque d'Auguste, Manilius composait déjà un poème astronomique et astrologique, où apparaît une ferme foi dans la vérité de ces calculs. Un homme aussi incrédule que Pline l'Ancien n'osait lui-même pas nier que les rêves continssent des présages. L'interprétation symbolique des choses vues en rêve devint une véritable science, dont Artémidore, à l'époque des Antonins, donna le pre1. Voir l'excellent livre de Bouché-Leclercq, L'astrologie grecque, 1899.
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mier un traité systématique dans son Oneirocritique, rédigée en grec. Des oracles très fréquentés, ceux d'Asclépios, de Sérapis, de Mopsus, etc. s'exprimaient par le moyen des rêves; on les consultait en dormant dans le sanctuaire (incubatio). Nous trouvons une image exacte et frappante des insanités religieuses de cette époque dans le récit de Lucien sur Alexandre d'Abonoteichos, un charlatan qui se fit un grand nombre d'adeptes en fondant sous le symbole du serpent et sous le nom du dieu guérisseur Asclépios un oracle de cette sorte. Ce charlatan sut aveugler un homme comme Rutilianus, Romain très considéré du temps de Marc-Aurèle. Les dieux de la guérison étaient en même temps les dieux de la mort : tel Sérapis (Osiris). On demandait à leur culte un sauf-conduit pour l'audelà et une espérance pour la vie à venir. Dans la symbolique des rêves d'Artémidore, les idées de salut et de mort se confondent. Tandis que les Platoniciens affirmaient énergiquement leur croyance en l'immortalité, d'autres penseurs, comme le médecin Galien, Quintilien et Tacite, laissaient dans le doute l'immatérialité de l'âme et sa persistance après la mort; Pline l'Ancien niait l'une et l'autre d'une façon énergique1. En général la masse croyait vivement à la survivance après la mort, et beaucoup des représentations mythologiques qui figurent sur les sarcophages symbolisent le destin de l'homme dans la vie future. Cependant il est aussi beaucoup d'inscriptions tombales qui expriment une conception matérialiste de la vie. On y lit des formules comme securitati, somno œlerno; on y trouve des plaisanteries et des obscénités, l'assurance que l'existence finit bien à la mort, le conseil de jouir du vin et de l'amour, parce qu'après la mort il n'y a plus rien. A ces expressions d'incrédulité s'oppcsent, en nombre bien plus grand, les formules de piété et les symboles religieux. A vrai dire, les sentiments qu'elles expriment ont dû souvent être conventionnels, ainsi que le prouve le D. M. (diis manibus) qui se retrouve même sur des tombes chrétiennes; et pour cette raison les inscriptions incrédules sont plus significatives que les pieuses. Il en est d'ailleurs beaucoup qui n'appartiennent à aucune de ces deux catégories, et qui expriment seulement l'amour des proches et la douleur de la séparation. Un produit particulier de l'époque impériale étaient les collegia funeraticia, associations autorisées dès le icr siècle par une décision du sénat. Ces collegia comprenaient surtout de petites gens, esclaves, affranchis, etc.; moyennant une contribution régulière, ils assuraient à leurs membres une sépulture commune, dans des columbaria, ou tout au moins une sépulture à la mode ordinaire. Les membres de ces caisses d'enterrement avaient des réunions régulières et des repas communs aux fêtes. Quelquefois ils formaient, sous le nom de cultores dei, une communauté pour le culte de quelque divinité particulière : telle était la confrérie des serviteurs de Diane et d'Antinous, qui se fonda sous Hadrien. Nous ne connaissons en détail ni leurs institutions ni les idées qui régnaient dans ces milieux. Elles ont dû être très diverses.
1. Histor. nat., VII, 188-191.
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Toutes sortes de communautés religieuses pouvaient d'ailleurs prendre la forme de ces associations autorisées ; elle fut certainement utilisée par le christianisme.
§ 131. — Les philosophes et les maîtres de morale. La philosophie manquait de profondeur et d'originalité. Son développement se fit dans le sens de la pratique. Laissant à l'arrière-plan les problèmes logiques et physiques, on se tourna complètement du côté de la morale, et on s'efforça de tirer des différents systèmes tout ce qui pouvait trouver son application dans les actes de la vie. C'est certainement de là que vint la disposition des hommes d'alors à prendre les idées philosophiques tout à fait au sérieux. Cicéron considérait encore comme un acte exceptionnel le fait de s'occuper de philosophie non dispuiandi causa, sed ita vivendi; à l'époque impériale cette attitude était devenue la règle. La philosophie devint la maîtresse de la vie, la consolatrice dans le malheur. Un phénomène remarquable est la multitude des « consolations » dans lesquelles Sénèque et Plutarque, comme l'avait fait auparavant Cicéron, rassemblent les raisons philosophiques d'apaiser leur propre douleur, ou d'adoucir le deuil de parents et d'amis. A cette époque la philosophie était vraiment ce que devait l'appeler Ficin plusieurs siècles après : nihil nisi docta religio. La situation des philosophes était très variable et n'était pas toujours sans péril. Leur influence éveilla les soupçons de beaucoup d'empereurs; les idéologues sont toujours désagréables aux tyrans. Sous Néron, dans les milieux d'opposition aristocratique, les principes stoïciens et les sympathies républicaines allaient toujours ensemble. Vespasien prit des mesures contre les philosophes, et Domitien les bannit de Rome. Après Domitien il y eut à cet égard comme à d'autres une transformation complète. Avec Marc-Aurèle, la philosophie monta sur le trône et les philosophes obtinrent de grands honneurs. Leur condition naturellement variait beaucoup. A côté de Sénèque, l'opulent ministre de Néron, nous trouvons l'esclave affranchi Epictète. Beaucoup d'individus vivaient de la philosophie, et ainsi se constitua, parallèle à l'activité libre, surtout littéraire, des Sénèque et des Plutarque, la profession de philosophe. Nombre de familles distinguées avaient un philosophe spécialement attaché à leur maison en qualité de conseiller spirituel et d'éducateur de la jeunesse. Des confesseurs ou aumôniers prives de ce genre devaient être exposés souvent à des traitements indignes, et Lucien nous a laissé de leur vie une description pénible. Il est en tout cas remarquable que tant de personnes des classes supérieures aient senti à cette époque le besoin d'une direction morale. Souvent on emmenait son confesseur avec soi en province. Nous voyons dans plusieurs exemples que, pour se préparer à la mort, on faisait appeler son philosophe, et que, jusqu'aux derniers moments, on s'entretenait avec lui sur la nature de
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l'âme et la séparation de l'esprit et du corps. Sénèque compare ces relations à celles que présente un hôpital ou une chambre de malade : le philosophe est le médecin de l'âme. Les maîtres des écoles publiques et les rhéteurs ambulants jouissaient d'une situation plus libre que les philosophes domestiques. A Rome, à Athènes, et même dans des villes plus petites, comme la Nicopolis cl'Épire où Epictète enseigna quand il eut quitté Rome à la suite de l'édit de Domitien, des hommes comme Musonius, Epictète, Plutarque, Apulée, et beaucoup d'autres, faisaient des conférences pour initier la jeunesse h la philosophie. La littérature du temps nous les présente sous un jour fâcheux. Les maîtres demandaient de l'argent à leurs élèves, et pour retenir un auditoire considérable, ils tâchaient de plaire par un déploiement de rhétorique et d'amusants bavardages qui dégradaient leur enseignement. D'autre part, les élèves profitaient mal des leçons; ils fréquentaient l'école sans préparation et sans gravité, simplement pour passer le temps, comme ils seraient allés au théâtre ou aux déclamations des rhéteurs. Cependant, beaucoup de philosophes réussirent à exercer par leurs conférences publiques une féconde action morale. Nous savons, grâce à Arrien, que ce fut notamment le cas d'Epictète. Cet enseignement avait bien entendu pour but la culture morale, et non l'éducation théorique. C'est ce que nous montre en particulier la description que fait Musonius de l'action exercée sur le disciple par la parole du maître : le disciple se sent frappé dans sa conscience morale '. C'est comme prédicateurs populaires que les philosophes de cette époque, surtout les cyniques, exerçaient le plus d'influence. Non seulement par leurs discours, que l'on a souvent comparés aux prêches des capucins, mais par l'ensemble de leur vie, ces « moines mendiants de l'antiquité » jouaient le rôle de maîtres et d'éducateurs de leurs contemporains. La philosophie cynique prit à cette époque un développement qu'elle n'avait jamais eu dans l'ancienne Grèce. Le cynique était un homme sans bien comme sans famille, libre dans la vie comme dans la mort, dont les discours sincères contenaient des avertissements et des admonestations pour tous les hommes. C'était un héraut et un messager des dieux, un frère de tous les hommes, qui avait à cœur le salut de leurs âmes. Tel est le portrait idéal qu'en donnait Épictète ! ; le cynique était pour lui une sorte de gardien des autres hommes, qui, obéissant à un appel divin, montrait à tous, par sa parole et son exemple, le chemin du salut. La grande influença des cyniques nous est attestée par l'histoire. Ainsi au Ier siècle une des personnalités les plus connues de Rome était le cynique Démétrius, qui refusa fièrement de grosses sommes que lui offrait Caligula. C'est avec lui que s'entretint Thraséas à ses derniers moments. A la fin de sa vieil s'attaqua même à Vespasien, qui ne voulut pas mettre à mort ce « chien aboyant ». L'invective contre les empereurs était professionnelle chez le
1. Aulu-Gelle, V, 1, 3. 2. Arrien, Diatrib., III, 22.
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cynique. L'un d'eux alla jusqu'à injurier publiquement Titus au sujet de Bérénice. A côté des cyniques honnêtes, il y en avait d'effrontés et de vaniteux, d'égoïstes et de charlatans, qui prenaient les signes extérieurs de la profession, la grande barbe et le bâton, pour tromper les gens et mener grasse vie. Ces prédicateurs populaires sont présentés sous un jour spécialement haïssable par Lucien, qui ne fait d'exception que pour le seul Démonax d'Athènes. Il s'attaque surtout violemment à ce Pérégrinus Proteus, dont il représente la vie comme une suite de méfaits, et dont il raille la mort volontaire sur le bûcher, à Olympie. On a beaucoup discuté sur cette fin de Pérégrinus, et surtout sur l'épisode qui le rattache aux communautés chrétiennes d'Asie Mineure. Aubé et Hausrath pensaient que l'objet de Lucien fut de combattre le christianisme, et considèrent le récit de la mort de Pérégrinus comme une parodie du martyre chrétien. On croit généralement qu'ici les attaques de Lucien, comme d'ordinaire, vont surtout aux cyniques. En tout cas, il convient d'ajouter aux écrits polémiques de Lucien bien moins de foi encore qu'à la description idéalisée d'Épictète1. En général les mêmes courants régnaient dans la religion et dans la philosophie, celle-ci s'adaptant à la vie le plus exactement possible. Les philosophes s'occupaient de la Fortune (voir Lucain, Plutarque, etc.) ; mais le culte de Tyché était en même temps très répandu. Sur la vieille souche des mythes religieux et philosophiques fleurit alors le mythe de Psyché, dans lequel Apulée transformait selon l'esprit de son temps un thème emprunté à l'Inde. A la renaissance de la foi et au règne de la superstition sous des formes diverses, correspondaient dans la philosophie une tendance au surnaturel et une disposition mystique; à la confusion des dieux correspondait l'éclectisme. Cependant n'oublions pas les exceptions. II y a eu aussi, pendant ces deux premiers siècles, des incrédules et des railleurs, comme Lucien, dont nous avons déjà parlé, comme Pline l'Ancien et comme les épicuriens. Pline l'Ancien niait l'existence des dieux et l'immortalité de l'âme, mais il avait un certain respect religieux de la nature, de l'univers dans son ensemble, et il n'était pas complètement exempt de superstition et de crédulité. L'épicurisme était en décadence, et n'eut au temps des empereurs aucun représentant notable. Cependant Sénèque, dans sa correspondance, cite souvent les aphorismes d'Epicure comme ceux d'un maître très respecté; Épictète et Plutarque jugent utile de combattre expressément les épicuriens, et Lucien les cite avec éloge parce qu'ils pénétrèrent les artifices du charlatan d'Abonoteichos. Le caractère syncrétique et éclectique des doctrines de cette époque est frappant ; Sénèque honorait toutes sortes de « sacrarum opinionum conditores », et même estimait hautement Épicure; dans ces milieux stoïciens on plaçait Socrate et Diogène à côté de Zénon et de Chrysippe; le stoïcien Épictète célébrait les cyniques au delà de toute mesure. Toutefois Epictète et Plutarque s'attaquent, le premier aux néo-académiciens sceptiques et
I. J. Bernays, Lucian und die Cyniker (1879).
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aux épicuriens, le second non seulement aux épicuriens, mais aussi aux stoïciens. Cette polémique remplit plusieurs chapitres d'Arrien et plusieurs traités de Plutarque. On y constate que la manière dont les stoïciens défendaient la religion n'était plus satisfaisante pour la foi d'alors. Les stoïciens réduisaient les dieux à des abstractions correspondant aux forces naturelles et aux passions de l'âme; admettant l'ordre et la nécessité universels, ils refusaient de reconnaître l'existence du mal et la liberté humaine; ils faisaient une différence considérable entre le petit nombre des sages vivant selon la raison et la multitude des fous. Tout cela répugnait à Plutarque, et le désacord est fondamental. L'école stoïcienne compte parmi ses adeptes pendant toute cette période beaucoup d'hommes considérables. Nous avons déjà cité Sénèque, Musonius, Epictète, Marc-Aurèle. Les représentants les plus distingués de la littérature et du monde à l'époque de Néron, comme Lucain, Perse, etc., étaient sous l'influence des stoïciens. Dans le stoïcisme de cette période, les doctrines philosophiques passaient au second plan. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans les auteurs des expressions qui ne s'accordent pas exactement avec le système. Epictète lui-même pensait qu'il était oiseux d'approfondir les ouvrages de Chrysippe. Chez Sénèque comme chez Plutarque on est frappé du défaut de tenue logique dans la discussion, et du sens uniquement pratique que prennent les questions. Les stoïciens de ce temps avaient pour souci exclusif de réaliser un idéal de vertu très élevé et presque inaccessible. Épictète a représenté le vrai stoïcien comme un phénomène extrêmement rare : c'est l'homme qui reste toujours heureux et fort, et qui, étranger à toute tristesse et à toute pas1 sion, est déjà dieu sous son enveloppe mortelle . On s'exerce par des épreuves quotidiennes, précises et souvent douloureuses, que Sénèque ne se lasse pas de recommander, et que Marc-Aurèle a réellement subies. Jamais on n'a reconnu avec une gravité plus profonde la nécessité de la réflexion morale, et l'importance de la vie intérieure. Mais la religion n'y gagnait rien. Sénèque attendait tout de l'effort moral personnel (sibi fidere; fac te ipse f'elicem). Le sens exact de l'idée de Dieu était indifférent à ces moralistes ; pour Sénèque ce sont choses équivalentes que deus, mens universi, fatum, natura, mundus, providentiel; Marc-Aurèle, lui aussi, flottait entre les conceptions les plus diverses de la divinité, et finit par trouver la question d'une importance secondaire. Nous ne trouvons d'accent profondément religieux que dans certains passages d'Épictète, qui considérait comme sa fonction de louer Dieu : que pouvait faire d'autre un vieillard 2 infirme comme lui ? Ce que nous venons de dire de l'idée de Dieu s'applique aussi à la foi dans l'immortalité. Sénèque partageait encore cette croyance, tout en laissant paraître certains doutes; Épictète et Marc-Aurèle penchaient l'un et l'autre pour la négative. Les moralistes stoïciens ne pouvaient être les vrais appuis et les agents de la renaissance religieuse.
1. Arrien, II, 19. 2. M,, 1, 16; voir aussi I, 14, etc.
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Pour se maintenir ou pour revivre en tant que religion, le paganisme avait besoin d'autres appuis. Il les trouva dans la renaissance du pythagorisme et du platonisme. Comme nous l'avons vu, le néo-pythagorisme s'était installé à Rome avec les Sextiens, dès le début de l'empire. Il frayait la voie au néo-platonisme, de même que l'ancien pythagorisme avait contribué à la formation intellectuelle de Platon. Au début, cette école n'était pas en hostilité avec le stoïcisme : Sénèque reconnaissait l'influence des néo-pythagoriciens. Mais au nc siècle les deux voies s'écartèrent de plus en plus. A la vérité le néo-platonisme, même au 11e siècle, n'est encore que clans sa période de formation. C'est plus tard qu'il acheva de mélanger les idées et les rites de la Grèce, de l'Orient et de l'Egypte, et d'élaborer un système spéculatif, mystique et magique. Les platoniciens du nc siècle étaient relativement modérés; ils ne manquaient pas de critique, et n'avaient pas encore renoncé à traiter les problèmes d'une façon rationnelle. Cela est vrai notamment de Plutarque ; il nous a laissé un écrit contre la superstition (o£icri8aiaov£a). La superstition consiste à croire que les dieux sont à craindre et font le mal; Plutarque la considère comme plus dangereuse dans ses conséquences que l'incrédulité elle-même. Cependant Plutarque a déjà fait les premiers pas dans la voie du mysticisme; il prenait comme critérium de la vérité l'illumination intérieure envoyée par les dieux, déclarait l'essence divine inaccessible à la pensée, et supposait dans l'homme un organe spécial destiné à la connaissance de Dieu. Maxime de Tyr, qui écrivit sur les idoles, et Apulée, ne doivent pas encore être mis au rang des néo-platoniciens proprement dits. Ces penseurs se proposaient pour but, d'une part, de maintenir et de défendre la tradition religieuse, aussi bien dans ses mythes que dans ses pratiques, et, d'autre part, de l'interpréter de telle sorte qu'elle ne fît pas obstacle à une conception plus pure et plus digne de son ^objet. Les platoniciens furent beaucoup plus féconds que les stoïciens en idées théologiques et religieuses. Tandis que les stoïciens élucidaient l'idéal humain et développaient le contenu de la notion de vertu, les platoniciens se préoccupaient de préciser et d'éclaircir l'idée de Dieu, étudiaient la valeur de la tradition religieuse, la nature de la révélation et autres questions du même ordre. Maints problèmes s'imposaient à la fois aux deux écoles, comme ceux qui ont trait à l'existence du mal. Cette question donna lieu aux problèmes de théorie et de pratique qui firent naître les « consolations » dont nous avons déjà parlé, et d'importants préliminaires d'une théodicée systématique. Reprenons un à un nos philosophes. Nous rencontrons d'abord L. Annaeus Seneca (né vers la première année de l'ère chrétienne, mort en 65.) Sénateur dès le règne de Caligula, condamné sous Claude à un exil de huit ans en Corse, rappelé par Agrippine pour diriger l'éducation de Néron, il fut plus tard ministre de cet empereur, et périt pour avoir pris part à la conjuration des Pisons avec la noblesse hostile à la tyrannie. Ses ouvrages ne le représentent pas comme une nature très ferme. Il fait l'impression d'un homme qui
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s'exhorte lui-même en même temps que les autres; et il semble se ranger lui-même parmi les malades, ou du moins parmi les convalescents. U considère comme une chose extrêmement difficile de rester ferme dans la vertu, mais il sait décrire les maladies et les dangers de l'âme avec une justesse frappante. Il est singulier qu'il ait à la fois le sentiment que l'homme est pécheur, ou du moins faible dans le bien, et la conviction que la vertu est naturelle. De là résulte une insoluble contradiction entre le profond sentiment que Sénèque éprouve de la faiblesse humaine, et les moyens dont il prône l'efficacité : avoir confiance en soi-même, se représenter l'âme d'un homme grand et bon, se placer dans la disposition d'esprit qui serait la sienne. Ce qui est le plus pénible pour Sénèque, c'est de s'accommoder de l'idée de la mort. Il est passionnément attaché à la vie et à ses biens, mais il voit que le manque de sécurité est à son comble. De là les réflexions et les belles maximes si nombreuses, par lesquelles il se prépare à la perte de tous les biens auxquels tient son cœur. Il se rappelle à lui-même la formule : nemo cum sarcinis enatat ; il se dépeint l'âme qui quitte le monde satisfaite et plus noble; il conseille de relâcher progressivement les liens multiples qui nous attachent à la vie, il affermit son cœur en proclamant l'immortalité et appelle le jour de la mort œterni nalalis. Mais nous éprouvons l'impression qu'aucun de ces moyens n'est d'un effet pleinement satisfaisant et durable. La philosophie de Sénèque reste la philosophie de la peur. La préparation à la mort est donc une des fins essentielles de la philosophie. Cependant Sénèque admet des cas où la mort est souhaitable, et même des circonstances qui justifient le suicide : celles où manquent les conditions de la vie spirituelle, et où l'on ne prolongerait son existence que pour souffrir davantage. Sénèque a du reste abordé également le problème delà souffrance; il le traite à fond, notamment dans son traité De Providentia, sive quare bonis viris mala accidanl, cum sit providentia. La philosophie stoïcienne explique la souffrance en montrant que tout dans l'univers et dans ses diverses parties arrive conformément à la nature, et par suite que tout est bien. Cette réponse ne satisfait pas Sénèque ; outre sa nécessité, il reconnaît à la souffrance une valeur morale et pédagogique : calamitas virtulis occasio. La divinité rend un homme déjà noble plus noble encore en l'affligeant; la force d'âme que manifeste dans le malheur un homme comme Caton est un exemple divin; la vie sans souffrance, suivant le mot du philosophe cynique Démétrius, serait un mare mortuum. Le meilleur de Sénèque, c'est le pur enthousiasme que lui inspire l'idée d'humanité. Au début du règne de Néron qui lui donnait alors de si grandes espérances, il lui fait faire comme programme de gouvernement une profession de foi qui respire le plus profond amour des hommes C'est Sénèque qui a écrit les paroles célèbres : homo res sacra homini2.
1. De clemenlia, I. 2. Ep., 95; cf. Ep., 7.
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Il a été le premier à condamner sans réserve les combats de gladiateurs et à exprimer ouvertement son mépris pour ceux qui s'y complaisaient; il enseignait l'égalité des hommes suivant la nature et devant la philosophie. Il défendit les esclaves, enseigna que l'on devait reconnaître et respecter en eux l'humanité, citait des exemples de vertu et de grandeur d'âme chez les esclaves, et se plaisait à opposer les maîtres esclaves de leurs vices aux esclaves libres dans leur vertu1. Quels rapports eut-il avec le christianisme 2? De bonne heure on avait remarqué le ton chrétien qui règne dans ses écrits. Les pères de l'Église, Tertullien, Lactance, Augustin, le considéraient comme un homme qui effleurait souvent la connaissance de la vérité : sœpe rioster. Saint Augustin connaissait déjà l'existence d'une correspondance entre le philosophe et l'apôtre saint Paul. Jérôme compte formellement Sénèque au nombre des saints chrétiens. Les circonstances ont pu fournir à Sénèque et à Paul l'occasion de se connaître. Gallion, devant le tribunal duquel Paul fut traîné à Corinthe (cf. Act., xvm, 12 et suiv.), était frère de Sénèque, qui, à Rome, comme ministre de Néron, eut connaissance du procès. On aurait dû s'apercevoir que l'on se trouve ici en présence d'un problème ingrat et infécond3. Les parallèles sont parfois extrêmement superficiels. Les quatorze lettres de la correspondance entre Paul et Sénèque sont si ridicules, que personne n'en admet l'authenticité. Quant à l'hypothèse d'une autre correspondance, qui serait authentique, elle ne repose sur rien. Enfin, ce qui est décisif, Sénèque ne parle nulle part du christianisme, et on ne trouve rien chez lui qui implique nécessairement son influence. Quant à dire avec Bruno Bauer que Sénèque est un des fondateurs du christianisme, et que ses écrits ont influencé la rédaction du Nouveau Testament, c'est une hypothèse également stérile et d'ailleurs oiseuse. Mais il convient de remarquer que chez Sénèque, comme chez beaucoup de contemporains, l'esprit du temps tendait à soulever dans le monde païen des questions nouvelles, à éveiller des besoins et à introduire des pensées qui préparaient les âmes au christianisme. Il en est pour Sénèque comme pour Virgile. On commence à respirer l'atmosphère dans laquelle le christianisme devait prospérer. Mais, sous le règne de Néron, la rencontre était encore assez éloignée. Le christianisme, toujours attaché à la synagogue, n'était pas encore considéré comme un phénomène particulier et nouveau ; quant à la persécution des chrétiens sous Néron, peut-être faut-il l'attribuer à cette circonstance
1. Ep., 47; De benef., III, 18, 28. 2. Un des derniers ouvrages qui traitent ce sujet en détail est celui de J. Kreyher, L. Annieus Seneca und seine Beziehungen zum Urchrislenthum, 1887. Il donne toute la bibliographie, ouvrages généraux et livres spécialement consacrés à la question. Cependant il omet d'indiquer Ch. Aubertin, Sénèque et saint Paul, études sur les rapports supposés entre le philosophe et l'apôtre, 3* éd., 1872. Le livre de W. Ribbeck, h. Annœus Seneca derphilosoph, und sein Verhcillniss zu Epikur, Plato und dem Christenthum, 1887, reprend la question et dirige les recherches dans un meilleur sens, lîibbeek nie avec raison l'existence des rapports entre Sénèque et le christianisme, et recherche dans ses ouvrages l'influence de la philosophie païenne. 3. Cf. E. Westerburg, Ursprung der Sage, dass Seneca Christ gewescn sci, 1881.
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accidentelle que Poppée, étant Juive, dirigea la colère de l'empereur contre les chrétiens. La situation tout à fait effacée du christianisme dans le monde, à cette époque, est encore une raison qui rend très invraisemblable l'influence de cette religion sur Sénèque. Epictète fut un tout autre homme que Sénèque. C'était un Phrygien. Esclave d'un maître cruel, plus tard affranchi, il enseigna à Rome, puis à Nicopolis, après l'expulsion des philosophes par Domitien. A Rome il dut se faire des ennemis par sa façon d'interroger les gens sans ménagement sur le salut de leur âme. Il prenait constamment pour exemple la jjtaieuutç de Socrate. Nous connaissons la doctrine d'Épictète par son disciple Arrien, qui nous l'a transmise dans les Siarpiêat, dont il nous reste quatre livres sur cinq, et, d'une façon plus abrégée, dans l'ây/Eipi'Siov, petit abrégé de la morale. Nous trouvons chez Épictète à la fois l'inflexibilité du stoïcien et la liberté de langage du cynique. La richesse et la complexité de la vie civilisée n'avaient sur lui aucun attrait. Il ne lui coûte pas beaucoup de mettre d'accord sa vie avec sa doctrine. C'est une espèce de saint; Celse l'oppose à Jésus. Chez lui également la philosophie est tout entière dirigée dans le sens de l'action. Cependant il rend certaines idées fondamentales du stoïcisme avec plus de fidélité que Sénèque et Marc-Aurèle. Par exemple il attache beaucoup de prix à la notion de la Providence (irpdvoia), qui dirige tout, même l'infime et le mauvais, de telle sorte que, partout dans le monde, on peut découvrir de l'harmonie. 11 ne faut pas se plaindre de la divinité, qui nous envoie le malheur pour exercer notre vertu, de même que les monstres qu'Héraclès eut à combattre développèrent sa vigueur. L'indifférence au mal et la dureté stoïciennes ont pour explication théorique la distinction, qui revient sans cesse dans VEnchèiridion, entre les choses qui sont en notre pouvoir, et celles qui ne sont pas en notre pouvoir, mais qui par suite ne nous concernent pas (rà ê<p'7)f/.ïv et ra oùx k<p' 7)|xïv) Une maxime fondamentale, qui contient toute la doctrine d'Épictète, dit : àvÉyou xai àit^ou Marc-Aurèle nous est connu par sa correspondance avec son maître Fronton, et les douze livres de son journal. Le journal contient ses réflexions sur lui-même (xà eîç lautôv), qu'il écrivit sous sa tente de général, au cours de ses guerres contre les populations du Danube. Il y remercie ses maîtres et ses éducateurs, et surtout la Providence divine, qui ont fait de lui ce qu'il est. Il s'y prescrit ses devoirs d'homme et de Romain, et accoutume son âme au repos intérieur parmi l'agitation du monde, et à l'idée constante de la mort. Sa bonté était teintée d'égoïsme, son principal souci était son propre salut et sa propre quiétude morale; le mal du monde ne lui inspirait que des soupirs, si même il s'en apercevait. Il a rempli les devoirs de sa charge sans enthousiasme, et même sans intérêt. Comme chef d'État, il fut mesquin et sa politique manqua de largeur et même d'idéal. Il fit un peu de philanthropie, il s'inquiéta des enfants abandonnés, il promulgua une loi contre les délateurs, et fit
1. Aulu-Gelle, XVII, 19.
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placer des coussins sous les acrobates pour que leurs chutes ne fussent pas dangereuses; au reste il était trop fermement convaincu delà vanité de toute mesure extérieure, que n'a pas précédée une réforme morale, pour entreprendre quoi que ce fût avec énergie. Il n'avait pas le goût d'agir, et dut terriblement s'ennuyer; mais n'est-ce pas là, selon Renan, la perfection de la sagesse? Le christianisme attirait encore très peu l'attention. Plutarque n'en parle jamais; Épictète et Marc-Aurèle le mentionnent chacun une fois et par hasard. Ils font tous deux la même remarque sur le mépris de la mort, qui ne paraît pas à ces sages se rattacher chez les chrétiens à son véritable principe philosophique. Les persécutions de chrétiens sous Marc-Aurèle furent purement locales. Le christianisme faisait déjà des progrès dans le monde. La période des apologies chrétiennes, adressées pour la plupart aux empereurs, commence vers ce moment. Les premières attaques littéraires contre le christianisme durent être celles de Fronton, le maître de Marc-Aurèle, comme il résulte de YOctavim de Minucius Félix. La date à laquelle Celse composa son 3AXÏ]6T]Ç Xoyoç ne peut être fixée exactement; elle est sans doute voisine de 180 et certainement antérieure à la fin du ii° siècle. Cet ouvrage est perdu, mais on peut le reconstituer assez complètement à l'aide de la réplique d'Origène '. Du haut de sa conception platonicienne de la divinité, Celse combattait les idées chrétiennes sur la création, l'incarnation de Dieu et la résurrection, comme incompatibles avec la sublimité de l'être divin. Revenons en arrière de quelques dizaines d'années pour retrouver Plutarque (50-125)2. Il ne faut pas chercher dans Plutarque un système achevé, fermé et se suffisant à lui-même. Il honore Platon comme le plus grand des philosophes; sa pensée suit souvent la direction du néoplatonisme; mais on relève chez lui bien des inconséquences. Son but était purement religieux : il voulait soutenir la foi de ses pères. Il maltraitait les superstitions orientales, et parlait avec mépris de celles des Juifs ; il n'admettait les choses étrangères à la civilisation gréco-romaine que quand il y trouvait des preuves de l'unité de la religion : par exemple, il reconnaissait les dieux de la Grèce dans ceux d'Egypte. En somme, c'est la foi traditionnelle qu'il défendit. La doctrine de la révélation divine était un point capital de cette foi, et c'est pour cela que Plutarque consacra trois traités à l'oracle de Delphes, et défendit aussi à l'occasion la divination en général. Le principal souci de Plutarque fut d'écarter de l'idée de Dieu tout élément impur. Il règne sur les dieux beaucoup de conceptions fausses ; on les identifie avec leurs images ou leurs symboles, les poètes racontent sur eux toutes sortes de mensonges. Plutarque rejetait à la fois l'inter1. Cette reconstitution a été tentée par Aubé et parKeim, Celsus, Wahres Wort, 1873, 2- En dehors des ouvrages généraux d'histoire et de littérature, nous citerons surtout : R. Volkmann, Leben, Schriften und Philosophie des Plutarch von Cheronea. 2° éd.. 1873. Voir en outre : 0. Gréard, De la morale de Plutarque, 3" éd., 1880 R- C. Trench, Plutarch, 5 leçons, 2" éd., 1S94; W. Mœller, Ueber die Religion Plutarch's, Discours, 1881.
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prétation évhémériste des mythes et l'interprétation physique que les stoïciens en donnaient; lui-même tendait à les expliquer par des allégories morales, comme le prouve son traité De Iside et Osiride. Il avait une façon singulière de rectifier ce qu'il y a de choquant dans certaines idées traditionnelles. Ainsi, en même temps qu'il présente assez fréquemment des propositions monothéistes, il expliquait la multiplicité des dieux, d'une part, par la pluralité des mondes, d'autre part, par la nature de la bonté et de la justice, vertus qui sont propres à la divinité, mais qui exigent un objet, et dont l'exercice suppose par suite nécessairement une pluralité d'êtres divins. Mais sa trouvaille, comme il dit lui-même, est la théorie des démons1. Ces démons sont des êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, et participent à la fois aux deux natures; il y a de bons démons et des démons méchants. Grâce à eux, les dieux restent dans leur sublimité, ils ne sont pas mêlés aux agitations humaines, et cependant les forces divines sont transmises aux hommes. Les démons sont les serviteurs des dieux, ils punissent les méchants et distribuent les bénédictions, ils rendent les oracles, et c'est à eux que vont les sacrifices et les fêtes. Ce que l'on a attribué aux dieux de mauvais et d'indigne d'eux ne peut être vrai que pour les démons. Les démons sont quelquefois mortels, comme le prouve l'histoire du grand Pan, dont la mort fut annoncée de façon miraculeuse à des marins. Ils exercent les fonctions les plus variées. Une des plus importantes est d'accompagner les hommes de bien comme génies protecteurs, de les conseiller et de les conduire : tel le génie de Socrate. Parmi les écrits de Plutarque se trouve encore la plus intéressante contribution à la théodicée qui se soit produite pendant cette période, le traité De seranuminum vindicta. Keim a remarqué justement que, suivant la conception dualiste du monde qui est celle des platoniciens, les maux ne peuvent pas être considérés comme des châtiments envoyés par les dieux. Mais, comme chez Plutarque l'intérêt pour les choses religieuses était tout à fait prédominant, il devait nécessairement se préoccuper d'une question que sa foi dans la Providence rendait pour lui mystérieuse, celle de savoir pourquoi les dieux ne punissent pas les méchants d'une façon manifeste, ou du moins les châtient si tard et si lentement. La solution que le philosophe fournit de ce problème est remarquable par sa complexité : il donne plusieurs réponses, et considère les maux sous différents aspects, celui de la punition rétributive, celui de l'épreuve qui purifie, celui de l'exemple qui effraye et détourne. Il invoque aussi comme explication la longanimité divine, qui laisse au coupable l'occasion et le temps de s'amender. Il atténue ce qu'il y a de pénible dans la vue du bonheur des méchants, en parlant des limites de la pénétration humaine, de la solidarité des générations, et enfin de la vie future. Il est inexact de définir, comme on l'a fait, la religion de Plutarque comme un « christianisme sans Christ ». Mais Plutarque est vraiment,
i. De defectu oraculorum; De Iside et Osiride; De dsemonio Socratis.
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d'une façon tout autre que Marc-Aurèle, plus complètement, avec plus de profondeur, le représentant de la piété païenne au n° siècle. 11 a tenté de sauver le patrimoine religieux du monde ancien, et en même temps, sans le savoir, il a préparé beaucoup de choses nouvelles. En particulier sa théorie des démons, qui se rattache par ses racines à l'antiquité grecque, a puissamment contribué à la formation de l'idée chrétienne de l'ange gardien. En somme il a nettement ressenti le besoin d'une conception plus pure de la divinité.
§ 132.
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Le syncrétisme religieux au commencement du III0 siècle.
Si l'on fait commencer le déclin de la civilisation et de la religion romaines à la mort de Marc-Aurèle, il ne faut pas manquer d'y distinguer encore plusieurs périodes. La première de ces phases commença, après les troubles qui suivirent la mort de Commode et la fin de la dynastie des Antonins, lorsque le gouvernement énergique de Septime Sévère eut rétabli l'ordre dans l'empire. La souveraineté de Sévère et de ses successeurs, princes d'origine africaine ou syrienne, donna aux provinces une importance de premier ordre. Dans l'armée comme dans l'administration, le contre de gravité du pouvoir passa de Rome dans les provinces. La vie devint encore plus cosmopolite que dans la période précédente; de même la culture intellectuelle et la religion. Nous avons déjà mentionné plusieurs des cultes étrangers qui florissaient alors, en particulier le culte égyptien d'Isis et de Sérapis, qui, de bonne heure établi à Rome, comptait encore beaucoup d'adeptes au 111e siècle. D'autres cultes relativement anciens subsistaient ou prenaient un nouvel essor, comme celui de Bellone, originaire de Cappadoce, et qui affecta sous Commode un caractère particulièrement sanglant. La religion de la Mater Magna, déesse phrygienne, qui était adorée à Rome depuis la seconde guerre punique, révéla elle aussi seulement à l'époque impériale tout ce qu'elle comportait d'extravagance sensuelle et de cruauté. C'est sous Claude que fut célébrée, pour la première fois à Rome, la fête du mois de mars en l'honneur de la déesse mère et d'Attis; les sauvages processions de Galles mutilés, la licence joyeuse qui suivait leurs tortures et qui fit donner à la fête du 25 mars le nom d'Hilaria, plurent beaucoup à Rome, et cette fête eut au ne et au îii? siècle un succès croissant1. Ce culte de h Mater Magna, d'origine phrygienne, se confondit en partie avec celui de la déesse syrienne de Hiérapolis (Bambij/ce, Mabog) décrit par Lucien. Ils présentaient en tout cas tous deux à peu près le même caractère, ce mélange de sensualité et de férocité qui est propre aux religions sémitiques. Les dieux et déesses d'origine syrienne étaient révérés au n" et au m* siècle sous les noms les plus divers; il arriva plus d'une fois qu'on identifia quelque Baal avec Jupiter Optimus Maximus. 11 y avait par exemple un Baal célèbre
1- Voir la description de la fête dans Apulée, Métam., VIII,
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qui rendait des oracles à Héliopolis en Syrie (Saalbek) ; Antonin le Pieux fit bâtir un temple splendide à ce dieu identifié à Jupiter 0. M. De même le culte du dieu de Doliche, ville au nord de la Syrie, se répandit sous le nom de culte de Jupiter 0. M. Dolichenus ; les légions le propageaient' sous Commode il eut son temple sur l'Aven tin. Nous aurons bientôtànous occuper du dieu d'Emesa, où Septime Sévère avait, sur la foi d'un rêve envoyé chercher la fille d'un prêtre pour en faire sa femme. Le plus répandu de tous les cultes orientaux fut à cette époque celui de Mithra ', auquel du reste se rattachèrent des tendances plus pures et des besoins plus profonds. Les Romains commencèrent à le connaître lors de l'expédition de Pompée contre les pirates de Cilicie. Au ior siècle de l'ère chrétienne, le culte de Mithra était encore très sporadique, et Plutarque en parle avec dédain comme d'une superstition barbare. Mais vers la fin du IIe siècle il passa au premier plan, et jusqu'à la fin du iv° il fut en pleine floraison. Nous savons, par un grand nombre de monuments et d'inscriptions, que le culte de Mithra fut extrêmement répandu partout, dans les camps, à la cour des empereurs. Au m6 siècle il est le dieu principal de tout l'empire romain. Des inscriptions et des monuments nombreux attestent le culte qu'on lui rendait. On le représente surtout en costume phrygien, tuant le taureau dans la caverne avec un poignard. Les deux figures principales, celle de Mithra et celle du taureau, sont toujours les mêmes, mais l'entourage est variable; tantôt d'autres images d'animaux, en particulier celle d'un lion, les accompagnent, jointes à divers ornements; tantôt tous ces accessoires sont absents. Sur la signification de ces symboles nous en sommes réduits aux conjectures. Sans aucun doute, ils remontent dans leurs parties essentielles à une haute antiquité, car on les trouve déjà sur d'anciens bas-reliefs persans. Mais, d'autre part, pendant la période romaine du culte de Mithra, on n'a pas dû reprendre ces anciens symboles, sans leur associer des idées, des spéculations et une sentimentalité nouvelles. De plus on combina ce dieu avec plusieurs autres divinités. Il n'est sans doute pas juste de l'identifier sans restriction, comme on l'a fait souvent, avec le Sol invictus dont on célébrait la fête le 25 décembre : les dieux solaires sémitiques étaient différents de Mithra par leur origine et leur caractère. Cependant on avait attribué à Mithra diverses propriétés des dieux solaires, et aussi de certaines autres personnes divines comme Attis, Sabazius et même Bacchus. En somme, il était regardé comme le maître commun, à la fois guide et protecteur; ses fidèles attendaient tout de leur dieu. Jamais peut-être le paganisme ne s'est plus rapproché du monothéisme que dans le culte de Mithra, et on s'explique que, pendant un certain temps, ce dieu ait pu satisfaire les nouveaux besoins religieux du monde.
1. Voir T. Fabri, De Mithrx dei solis invicti apud Romanos cultu, 1883 ; A.-J. Rotteveel, De romeinsche mysterien van Mithras (diss., 1894). Tous les autres travaux sur le sujet ont été rendus inutiles par le grand ouvrage deFr. Cumont, Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, publiés avec une introduction critique (commencé en 1894, 2 volumes); id., Les mystères de Mithra, 2" éd. 1902.
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Les sacrifices, les pratiques d'initiation et les mystères que présente la religion de cette époque sont, comme ses dieux, d'origines diverses. Presque tous sont mithriaques. Nous citerons d'abord les tauroboles et les crioboles. Ces sortes de sacrifices provenaient de l'Asie Mineure et faisaient partie du culte de la Mater Magna et du dieu Sabazms. Néanmoins ils n'étaient pas sans rapport avec le culte de Mithra; l'image ordinaire de Mithra tuant le taureau a pu contribuer à établir cette relation. Le sacrifice soit du taureau, soit du bélier, avait le sens d'une purification et d'une expiation. L'individu à initier était enfermé dans une fosse que l'on recouvrait ensuite de planches percées de trous. Puis on amenait sur ces planches la victime, taureau ou bélier, parée des ornements rituels, et on l'immolait; le sang qui se répandait à flots sur l'homme enfermé dans la fosse était l'instrument de l'expiation et de la purification. Ces sacrifices ne sont signalés en Italie qu'à partir du milieu du 11e siècle ; à partir du règne de Commode ils devinrent de plus en plus fréquents. Ils sont figurés sur de nombreux monuments; le poète chrétien Prudence nous en a laissé une description. Le fidèle les célébrait en son nom personnel, une ou plusieurs fois; on les offrait au nom d'autres personnes, ou même pro sainte imperaloris, ou encore pro salute colonise, comme à Lyon. D'une façon générale, cette religion abondait en rites symboliques, dont la ressemblance frappante avec les sacrements chrétiens fit de bonne heure l'étonnement des Pères de l'Église'. Quant à l'organisation du culte de Mithra, nous ne la connaissons qu'imparfaitement. Le culte n'était pas célébré dans des temples, mais dans de petites chapelles, souvent souterraines, des grottes, où des figures symboliques représentaient le dieu et les actes de consécration. Les mystères formaient la partie la plus importante du culte de Mithra. Ses fidèles constituaient une société secrète, sorte de franc-maçonnerie, où l'on n'était introduit qu'après des épreuves, épreuve de l'eau et du feu, mortifications sanglantes, faim, soif, froid, etc. Dans le détail, beaucoup de points de ces mystères restent obscurs pour nous. Ainsi nous ne savons pas combien de degrés le novice avait à franchir, ni quel était le sens des noms divers qu'il recevait à chaque étape nouvelle. Les textes nous parlent de corbeaux et de lions de Mithra, de lutteurs qui ont reçu l'épée et la couronne, de Perses, et d'autres catégories encore. Au plus haut degré de la hiérarchie se trouvaient les pères, et tout au faîte le pïre des pères. Les femmes pouvaient être admises dans la communauté. A ce que nous font supposer maintes allusions de Porphyre et d'autres auteurs, ces mystères d'initiation avaient donné lieu à diverses interprétations symboliques. Il y avait toute une théologie relative à Mithra, et on peut la définir comme une sorte de gnosticisme. Cependant cette religion tendait à coup sûr avant tout à donner satisfaction au sentiment religieux et au désir de l'immortalité; elle a pu dominer dans le monde pendant toute
1- Justin, Apol., I, 06; Dial. c. Tryph., 70; Tertullien, De prœscr. hœr., 40; De baplismo, S; Firmicus Maternus, 27, 8; Prudence, Uymn., X, 1011 et suiv.; voir aussi Corp. inscr. lat., VI, 497-S04.
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une période, et disputer plusieurs siècles la victoire au christianisme, qui se préparait précisément à recueillir l'héritage du monde antique. Nous allons considérer maintenant les tentatives de réforme religieuse accomplies par les empereurs de la dynastie des Sévères. On peut, avec J. Réville, en distinguer trois : la résurrection du néo-pythagorisme sous Septime Sévère, l'introduction du dieu d'Emésa par Héliogabale, et l'institution d'une sorte de culte éclectique des saints par Alexandre. L'âme du mouvement, c'étaient les femmes syriennes de la cour impériale : Julia Domna, femme de Septime Sévère et mère de Caracalla; sa sœur, Julia Mcesa, et les deux filles de Julia Mœsa : Julia Soœmias, mère d'Héliogabale, et Julia Mamœa, mère d'Alexandre Sévère. Les préoccupations religieuses de la cour de Septime Sévère ont trouvé leur expression dans la biographie d'Apollonius de Tyane. Julia Domna avait incité l'un des beaux esprits de sa cour à retracer pour le monde l'image d'un saint; ce fut l'origine de la biographie d'Apollonius par Philostrate. Dans quelle mesure cet ouvrage renferme-t il des documents de valeur véritablement historique? Cette question à laquelle on a fait des réponses diverses est en réalité secondaire. Quelques textes anciens nous parlent, en passant et avec un certain mépris, d'un magicien de Tyane en Cappadoce qui vécut au Ier siècle après J.-C. De cette figure incer'taine, Philostrate a fait le support des idées qui préoccupaient son propre temps et le milieu où il vivait. Son livre, quoique par la forme il se rapproche assez souvent des romans grecs et qu'il raconte des aventures, est un livre d'édification religieuse. D'après lui, Apollonius s'était distingué dès son jeune âge par des pratiques d'ascétisme. Il suivait la morale pythagoricienne en s'habillant de lin, en évitant avec horreur toute nourriture animale, en observant dans toute sa conduite la pureté la plus absolue. Son adoration s'adressait au soleil, trait auquel nous reconnaissons l'esprit de la princesse syrienne, par qui le livre était inspiré. Apollonius trouva le culte du soleil également pratiqué par les brahmanes de l'Inde, auprès desquels il séjourna pendant quatre mois. Sur la montagne des brahmanes, leur chef Jarchas l'initia à la sagesse suprême, qui est au-dessus de toutes les conceptions, même de celles des Grecs. Cette sagesse consistait d'une part en doctrines théoriques sur la métempsychose, la création du monde par le dieu suprême, l'origine indienne des dieux de la Grèce; d'autre part, et surtout, en dons spirituels : les Brahmanes voyaient dans l'avenir, guérissaient les malades, et d'une manière générale participaient aux puissances divines. Ainsi, avec les Brahmanes, Apollonius atteignit au plus haut degré de la vie religieuse; quand, plus tard, il se rendit en Égypte auprès des gymnosophistes, il n'avait plus rien à en apprendre ni à en recevoir. Son biographe écarte avec insistance ce soupçon de magie que sembleraient justifier ses miracles. L'inimitié des hiérophantes d'Éleusis, des prêtres de Trophonius, et des nombreuses personnes qui l'ont pris pour un magicien, provient exclusivement d'un malentendu. La supériorité qu'il avait sur les autres hommes en savoir et en puissance, c'est uniquement à
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a pureté qu'il la devait. L'homme divin, c'est l'homme vertueux ; voilà ce S qu'il avait appris sur la montagne des Brahmanes. Par moments semble apparaître un essai d'interprétation métaphysique; l'auteur paraît concevoir la puissance exceptionnelle d'Apollonius comme d'origine divine. Mais l'idée essentielle du livre est assurément toute différente. Apollonius ne fut pas un dieu, mais il fut divin parce que parfaitement sage, pur et vertueux. Et telle est la vérité qu'il révéla en traversant le monde, guérissant les malades, répandant les bénédictions, et agissant même sur les destinées de l'empire, puisque, à de futurs empereurs, il avait prédit leur avènement. Une question capitale pour nous, dans l'étude de l'ouvrage de Philostrate, est celle de sa position par rapport au christianisme. Sur ce point nous manquons de renseignements positifs. Nulle part cette biographie ne fait mention du christianisme, mais il est évident que maintes fois elle copie des récits de miracles évangéliques, ou des histoires tirées de la vie de l'apôtre Paul, et aussi que Philostrate a eu souvent présentes à l'esprit les apparitions du Christ ressuscité- Cela posé, avait-il pour dessein de combattre le christianisme, comme le fit un siècle plus tard Hiéroclès en exaltant le saint de Tyane aux dépens du Christ? Cette tendance chez lui n'est pas vraisemblable. Le monde des princesses syriennes n'était pas hostile au christianisme ; le biographe d'Apollonius put donc en tirer parti, à vrai dire sans le nommer, et emprunter, pour en orner l'image de son saint, certaines couleurs au Nouveau Testament. On fait une image idéale en prenant de toutes mains; le pythagorisme et le culte syrien du soleil formèrent le fond, la sagesse indienne fut l'idéal suprême; tous les éléments impurs furent écartés : les sacrifices sanglants, le culte égyptien des animaux, et surtout la magie. Mais le succès de la tentative ne fut ni grand ni durable. On éleva en l'honneur du saint un beau temple clans sa ville natale de Tyane, et Caracalla lui rendit un culte fervent. Alexandre Sévère l'admit au nombre de ses saints, à côté d'Orphée et de Jésus-Christ. Le culte du dieu solaire syrien, introduit dans Rome par Héliogabale, fut encore plus éphémère. Bassianus, fils de Julia Soaemias, était un bel adolescent, adorateur du dieu dont il devait finir par prendre le nom, d'ailleurs fort débauché. Quand les soldats l'eurent élevé sur le trône, il voua un culte exclusif à ce dieu dont il était le prêtre, et qui sur les monnaies porte le nom de Deus Sol Elagabal. Les opinions diffèrent encore aujourd'hui sur le sens du mot; il est cependant établi que l'on se repré sentait le dieu d'Emésa comme une divinité solaire. Ce dieu avait pour symbole une pierre noire, sans doute un aérolithe, qu'Héliogabale fit apporter à Rome. C'est dans Rome que l'empereur célébra par des processions et des fêtes ce culte nouveau, la seule chose à laquelle il prît intérêt. Le plus mauvais côté de l'institution furent ses orgies publiques. L'ancien esprit de la religion syrienne occupa pour un moment le trône impérial. Mais ce ne fut qu'une courte ivresse. La réaction ne pouvait tarder; eu effet, dans une émeute que le cousin même de l'empereur avait dû provoquer pour sa propre défense, Héliogabale et sa mère furent mis à
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mort. Lo même cousin monta sur le trône sous le nom d'Alexandre Sévère. La pierre du dieu syrien fut rapportée à Emesa, où elle continua à être l'objet d'honneurs divins. Sous Alexandre Sévère la tendance au syncrétisme se manifesta de la façon la plus nette. Cet empereur était un homme parfaitement honorable et pieux. Il rendait hommage à tous les dieux, et prenait part aux Hilaria de la Mater Magna comme aux sacrifices du Capitale ; il honorait à la fois les fidèles d'Isis et les Juifs; il voulait élever un temple en l'honneur du Christ, mais les auspices de la religion traditionnelle, auxquels il avait foi, l'en détournèrent. Quant à sa dévotion personnelle, elle ne s'adressait pas aux grandes divinités, mais aux hommes divinisés qu'il invoquait chaque jour dans son palais. C'était en quelque sorte une forme païenne du culte des saints : l'empereur invoquait, en qualité de protecteurs divins, ses ancêtres, et un grand nombre de ses .prédécesseurs passés au rang de divi ; il priait également les grands bienfaiteurs de l'humanité, Abraham, Orphée, Jésus-Christ, Apollonius de Tyane, Alexandre le Grand; il y avait aussi des saints de second ordre, comme Cicéron et Virgile. Les principes de tolérance universelle s'appliquaient aux chrétiens comme aux autres hommes; ils jouissaient même de beaucoup de considération et de sympathie dans l'entourage de l'empereur, auprès de lui-même et de sa mère. Mamœa avait eu dans Césarée un entretien avec le célèbre Origène, et elle montrait tant d'inclination pour le christianisme que des pères de l'Eglise louèrent sa piété et sa vertu. Sans doute l'empereur et sa mère étaient bien éloignés de l'idée d'abandonner leur attitude de bienveillance universelle pour passer entièrement au christianisme. Mais il est établi que, sous Alexandre Sévère, les chrétiens avaient le droit de posséder des terres et qu'ils choisissaient librement leurs évêques. Du reste cette liberté n'avait pas l'approbation de tout le monde, et le juriste Ulpien trouvait utile à la même époque de rassembler tous les édits qui avaient été rendus antérieurement contre les chrétiens. Ce qu'il y a de remarquable dans le mouvement religieux auquel présidèrent les empereurs syriens, c'est moins la nouveauté des cultes cju'il introduisit que la nature des besoins et des dispositions morales qu'il mit en lumière. Cette époque fut un temps de tolérance universelle; par la manière de concevoir la divinité, on tendait au monothéisme; en même temps on désirait un modèle de sainteté et l'on s'efforçait de constituer la figure idéale d'un homme divin. C'est ainsi qu'en différents sens on travaillait pour le christianisme, auquel ce régime syncrétique permit d'être reconnu pour la première fois.
133. — La fin du paganisme. Nous allons passer brièvement en revue toute la période qui va de la mort d'Alexandre Sévère (235) à celle de Théodose le Grand (395). Cet
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espace d'un siècle et demi se divise à son tour en deux périodes, limitées par le règne de Constantin. Le christianisme et le paganisme s'entrelacent si étroitement, que la tâche de les débrouiller exactement est d'une complexité extraordinaire. De pins en plus la politique religieuse passe au premier plan, et à chaque changement de règne la direction change. Dans les périodes qui nous ont occupés jusqu'ici, l'opposition entre christianisme et paganisme n'avait encore jamais pris une forme aiguë. Les persécutions du temps de Néron, Trajan, Marc-Aurèle, Septime Sévère avaient été locales et passagères. A la fin de cette période, le christianisme semblait même englobé dans la tolérance universelle. Dans le second tiers du m0 siècle la situation changea. A partir de ce moment jusqu'à Constantin, les persécutions, tout en alternant avec des périodes de calme, reprennent sans cesse de nouveau, et ont davantage un caractère universel, systématique. Maximin le Thrace, Dôcius, Valérien, Aurélien, enfin et surtout Dioclétien et Galère, furent des persécuteurs des chrétiens. Dans ces persécutions, ce fut surtout la voix de l'armée qui se fit entendre. Les grands persécuteurs des chrétiens parmi les empereurs, comme Maximin et Décius, furent des généraux, animés de l'esprit militaire, sans goût pour la culture intellectuelle. C'est dans l'armée que religion et superstition étaient restées le plus vivaces, c'est pendant les campagnes qu'on se sentait particulièrement porté à demander l'appui des dieux, et c'est pour cela que les principaux cultes du temps, comme celui de Mithra, étaient justement répandus parmi les soldats. Les chrétiens se montrèrent toujours hostiles au service militaire, ce qui avivait encore la haine des légions. A vrai dire, les persécutions ne tendaient pas absolument à l'anéantissement des chrétiens, comme les écrivains chrétiens semblent le dire souvent. Plusieurs documents prouvent clairement que la ■peine de mort n'était pas générale et que souvent, dans la pratique, on adoucissait les édits. Dans les milieux qui n'étaient encore qu'à demi christianisés, les persécutions opérèrent un triage, car beaucoup faiblirent, et les autres se fortifièrent par l'exemple des martyrs. De la sorte, au seuil du ive siècle, le christianisme était déjà une grande puissance, et c'était risquer que de la combattre. Galère et Dioclétien osèrent. Mais leur fanatisme païen ne put détruire le christianisme, il ne fit qu'exalter le fanatisme chrétien, et le prince qui sortit vainqueur du chaos de'cette époque confessa le christianisme. Aucun culte nouveau de signification profonde ne s'est produit alors. On faisait des sacrifices au Capitole et sur les autels de Mithra, on honorait les empereurs divinisés, les dieux romains, égyptiens et autres, que nous connaissons déjà, souvent le soleil, comme cela résulte de nombreuses monnaies; en Orient, au ive siècle, fleurit surtout le culte de Tyché; c'était la déesse principale de Constantinople, et dans les autres capitales elle avait aussi des temples importants. Le dernier effort vigoureux pour ranimer le paganisme vint de la philosophie. Ce fut le mouvement néoplatonicien, qui, au milieu du ni" siècle, eut pour représentant principal Plotin. On affirme toujours, avec raison,
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la parenté du néoplatonisme et du gnosticisme, mais on l'exagère souvent. Ils étaient d'accord sur ce point, qu'ils voulaient tous deux arriver à la vérité par voie spéculative et fonder la religion sur la philosophie; de plus ils se rencontraient sur bien des détails, tant de doctrine que de pratique. Mais ils suivaient sur mainte théorie essentielle des chemins différents, surtout par le fait que le gnosticisme admettait beaucoup d'éléments orientaux. On en a dit autant du néoplatonisme, mais, au moins pour Plotin, c'est inexact; la tradition philosophique à laquelle il s'attachait était celle de Platon et d'Aristote, et il y ajoutait des idées stoïciennes. Plotin était un penseur d'élite, qui a exercé une influence durable sur le développement de l'humanité. Il enseigna à Rome à partir de 244 et mourut en 270. Son disciple Porphyre a écrit sa biographie et édité ses œuvres en six Ennéades '. Le problème que le néoplatonisme se proposait était d'expliquer la multiplicité en partant de l'unité, et de maintenir le principe de la transcendance de Dieu, de façon pourtant que la création et le cours du monde parussent imprégnés de divinité. La description de l'édifice vraiment imposant que Plotin a construit à cet effet avec des matériaux platoniciens et stoïciens appartient à l'histoire de la philosophie. Ici nous indiquerons seulement les tendances religieuses que cette construction a servies. Le dualisme rigoureux de Dieu et du monde devait favoriser au point de vue religieux la tendance mystique, au point de vue moral la tendance ascétique. Dieu est au delà du monde, inaccessible à la connaissance, sans oùaîaç) : c'est le attributs, bien plus, il est au delà de l'être (èicéxyva principe du mysticisme, exprimé clairement ici pour la première fois. L'homme n'atteint le Suprême que dans des états d'extase, que Plotin luimême doit avoir connus ; la morale cherche à tuer les sens par les exercices et les purifications ascétiques, et s'efforce de dépouiller l'humain pour revêtir le divin. De toute nécessité, cette philosophie dut intercaler entre Dieu et le monde un grand nombre d'êtres intermédiaires, dans lesquels on pourrait retrouver les dieux et les démons de la croyance populaire. Car, bien que le néoplatonisme fondât ses théories sur la spéculation, il ne perdait pas de vue les intérêts religieux. On voit facilement combien cette orientation correspondait aux besoins du moment. L'obscurité mystique dont la divinité demeurait couverte, le voisinage des forces divines et des médiateurs, les exercices, les purifications, les élancements religieux qui passaient dans ces milieux pour de la piété; tout cela répondait à l'esprit des me et iv° siècles. Avec cela, les néoplatoniciens se préoccupèrent de ménager la situation qu'avait la religion auprès du peuple, de la pénétrer de l'ardeur et de la profondeur de la nouvelle spéculation, loin de la dissoudre au moyen de cette dernière. Le polythéisme fut basé sur la philosophie, les mythes furent expliqués par elle, les rites conservés, les exercices religieux vivement recommandés. Cette tendance s'allia parfaiTT|Ç
1. Sur le néoplatonisme, Cf. Zeller et les autres histoires de la philosophie. On trouvera une bonne esquisse dans C. Biggs, Neoplalonism, ISOo; un excellent chapitre sur Plotin dans R. Eucken, Lebensanscliauungen (1er grossen Denker.
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tement avec la magie et la divination, car elle admettait la possibilité et la réalité de forces occultes dans la nature comme dans l'être humain, expliquant la magie et la prédiction par l'accord mutuel de toutes choses, et les influences sympathiques qu'elles exercent les unes sur les autres. Porphyre, l'élève de Plotin, et Jamblique, l'élève de Porphyre, s'adonnèrent davantage encore aux pratiques religieuses. De Porphyre nous possédons encore ses quatre livres De abslinentia, nepl ira/j,; È^U^SV, OÙ il fonde sur la morale son régime végétarien, et illustre sa thèse à l'aide de nombreux exemples, précieux pour nous, tirés d'écrivains de toutes sortes. Outre cela, il écrivit 15 livres contre les chrétiens, où il est parlé de la personne du Christ avec plus d'égards que dans la polémique de Celse; nous ne connaissons que quelques assertions de Porphyre contre les chrétiens, grâce à des allusions. Quant au livre lui-même, il est perdu. Avec Jamblique et son école syrienne, le néoplatonisme passa tout à fait du côté des superstitions populaires et perdit sa dignité philosophique; pourtant la haute culture du monde ancien fut dominée jusqu'au v° siècle par le néoplatonisme. Elle avait son siège principal dans l'école d'Athènes, où se trouvèrent ensemble des maîtres et des élèves, comme Libanius, Julien, et bien d'autres, qui passèrent dans la suite au christianisme et que nous comptons parmi les Pères de l'Eglise; au v° siècle y enseigna Proclus, qu'on a nommé avec raison le Scoliaste de la philosophie grecque, à cause de sa connaissance encyclopédique de la tradition philosophique. Dans d'autres grandes villes aussi florissait le néoplatonisme, par exemple à Alexandrie, où il eut, au début du v° siècle, son dernier grand représentant dans la personne d'Hypatie, cette victime de la cruauté chrétienne, qui fut déchirée par les moines, et mourut en martyre de la culture païenne. Après avoir vu comment le paganisme cherchait à s'affirmer en face du christianisme grandissant, et s'opposait à lui comme à un ennemi, il nous faut marquer les traits principaux qui signalent à cette époque la christianisation de l'univers. L'ancien monde pratiquait la tolérance religieuse, et en particulier l'empire romain était porté à accorder une place à tous les cultes. S'il s'écarta de cette règle en ce qui concerne le christianisme, cela tient d'une part à ce que dans les calamités publiques, la populace et l'armée exigeaient, comme expiation, la poursuite des ennemis du culte, d'autre part, à ce que les chrétiens eux-mêmes cherchaient souvent à se dérober à leurs devoirs civiques. Pourtant le gouvernement revint toujours à son attitude tolérante. Dans la deuxième moitié du m0 siècle, la raison en fut qu'il fallait de plus en plus reconnaître le christianisme comme une puissance. Le premier qui le fit officiellement fut Gallien, immédiatement après la persécution de Valérien. En 260 il reconnut aux chrétiens le droit de réunion et garantit leur droit de propriété : apparemment, ce n'était là rien de plus que ce que l'Église avait auparavant en fait; mais après les récentes persécutions, cette garantie officielle des droits n'en était pas moins de grande importance. Il est vrai que d'autres empereurs, comme Galère et Dioclétien, ont retiré à l'Église cette protection, mais le chemin était frayé, et Constantin devait le reprendre. De fait, l'édit de Milan (313)
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n'accordait rien de plus aux chrétiens que ce qu'ils avaient déjà obtenu sous Gallien : la protection légale. Constantin suspendit les édits antérieurs qui punissaient les chrétiens; il s'efforça de donner au christianisme, dans l'Etat, les mêmes droits et les mêmes privilèges qu*au paganisme. Son attitude religieuse fut toujours déterminée par des vues politiques, il reconnaissait la puissance du christianisme et trouvait habile de conclure une alliance avec l'Eglise hiérarchiquement organisée. D'ailleurs il était très éloigné de l'idée d'élever le christianisme au rang de religion d'État exclusive, ou même de renoncer à ses droits d'empereur souverain en matière religieuse, au profit du christianisme. Il n'a pas combattu le paganisme, il l'a même expressément reconnu. C'est ainsi qu'il garda le titre de pontifex maximus, qu'il fit consacrer ses prédécesseurs comme divi, qu'il inaugura Constantinople, sa capitale, avec des cérémonies païennes, qu'il invita les évêques chrétiens à ne pas froisser les païens dans leur foi, et affermit encore dans la dernière année de sa vie les privilèges de certains collèges païens. C'est seulement contre les cultes secrets, qui mettaient la morale en danger, qu'il prit des mesures répressives. Çà et là il confisqua aussi de riches trésors religieux, mais la destruction du paganisme n'était nullement dans ses intentions. Bien plus, il voulait réaliser la neutralité de l'État. Au début, c'est dans ce sens seulement qu'il intervint pour les droits de l'Église chrétienne. Pendant un certain temps, il semble avoir cherché dans une sorte de déisme incolore le moyen d'effacer les diversités de croyances. Mais, au cours de son règne, l'empereur se rapprocha progressivement du christianisme. Les schismes ecclésiastiques, d'abord le donatisme, puis l'arianisme, le préoccupèrent fort, et c'est sous sa direction que fut tenu le concile de Nicée. A la vérité il gardait conscience de son pouvoir souverain. « Si les évêques avaient traité ce prince comme Ambroise fît plus tard de Théodose le Grand, il leur aurait fait tomber la tête devant les pieds » (H. Schiller). Il est vrai que les chrétiens, surtout dans les dernières années, obtinrent à sa cour une place prépondérante, et qu'il fut sous leur influence ; il fit élever ses enfants dans la foi chrétienne, et lui-même se fit baptiser l'année de sa mort. C'est ainsi que Constantin n'a ni détruit le paganisme, ni élevé le christianisme au rang de religion d'État; mais il a enlevé au premier son droit exclusif, et au second ses entraves. Par cette attitude neutre, il a laissé libre le cours des événements, mais l'issue n'en pouvait plus être douteuse. Les fils de Constantin suivirent en général à l'égard du paganisme la politique de leur père. L'édit de 353, par lequel Constance interdit les sacrifices et ferma les temples païens, ne doit pas être compris comme interdisant et punissant le paganisme. Avant comme après, même dans la vie publique, des rites païens furent maintenus; ce n'est que contre les extravagances, la magie, les sciences occultes, qu'on exerça une répression sévère. Sous le règne de Julien une courte réaction se produisit (361-363). Julien n'institua pas contre les chrétiens de persécution proprement dite; au contraire il est probable que la tolérance fut la règle sous son règne.
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D'ailleurs il se piquait d'ataraxie et d'impartialité philosophiques, à la vérité sans y atteindre, par la faute de son caractère nerveux et chimérique. H voulait réaliser la régénération morale du paganisme sur la base de la doctrine néo-platonicienne; peut-être n'eut-il pas lui-même, dans le détail de ses actes, une idée très nette du but qu'il poursuivait. En face des chrétiens, et particulièrement clans la pieuse région d'Antioche, il faisait montre de sa dévotion païenne; il bâtit et dota des temples, chercha à ranimer des mystères et des oracles. Mais il était trop tard. On raconte que lorsque Julien voulut faire de nouveau parler l'oracle de Delphes, son messager reçut pour réponse ces paroles : « Annonce à l'empereur que depuis longtemps le temple splendide est enseveli dans la poussière; Phébus n'a plus d'abri, plus do laurier prophétique, plus de source qui parle, l'eau qui parlait est devenue muette. » Dans la seconde partie du ive siècle le paganisme avait perdu toutes ses attaches, et la tentative de Julien fit surtout bien voir combien peu de vitalité il avait gardé. En maint endroit où Julien fit rétablir le paganisme, il n'existait plus de prêtres ni de communauté. La religion antique eut pour dernier refuge la population plus grossière des campagnes : c'est même ce qui lui a valu le nom de paganisme. A Rome seulement, elle conservait des adhérents dans les classes supérieures et le sénat. II est intéressant de rappeler le sort de la statue de la déesse Victoria, image hautement révérée, à laquelle on offrit des sacrifices dans le lieu des séances du sénat. Constantin l'en fit enlever en l'an 357. L'aristocratie romaine ne supporta pas sans peine l'éloignement de cette image, qu'elle considérait comme une sorte de palladium ; dans les dix années qui suivirent, elle fut à plusieurs reprises alternativement ramenée et enlevée. Quand en 384 Gratien supprima de nouveau ce culte, son édit provoqua le dernier essor de l'éloquence antique : Symmaque, au nom de la majorité des sénateurs, prit la défense des croyances païennes. Mais le parti des sénateurs païens était depuis longtemps trop faible pour arrêter, ou même pour endiguer le mouvement général des esprits. L'échec de Julien annonce la mort du paganisme agonisant. Sous un grand nombre d'empereurs romains, le christianisme avait joui de la tolérance; sous Constantin et ses fils, il avait conquis l'égalité des droits avec les cultes païens; et bientôt ses évêques prétendirent à être puissants dans l'État et réclamèrent son action contre les païens et les hérétiques. Mais l'État ne fut pas dès l'abord disposé à obéir à ces injonctions. Valentinien, successeur de Julien, abrogea sans doute un certain nombre des mesures de son prédécesseur; mais il était trop politique pour abandonner la neutralité de l'État à l'égard des religions, et livrer ainsi tout son pouvoir à l'Église. Aussi se montra-t-il, dans les choses essentielles, tolérant à l'égard du paganisme; il ne proscrivait que les cultes immoraux. Son gouvernement réalisait l'idéal de l'historiographe païen de cette époque, Ammien Marcellin, qui écrivit à Rome vers l'an 390. Ammien était homme tolérant, mais loin d'être exempt de superstition; de même que Symmaque, il ,J exprime la disposition d'esprit des milieux païens vers la fin du iv siècle.
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L'acte décisif fut accompli par Théodose le Grand. L'évêque de Milan, saint Ambroise, politique habile et ambitieux de pouvoir, excita et mit à profit son zèle religieux. Il est douteux que Thcodose ait eu dès l'abord pour but l'anéantissement du paganisme. Il commença par imposer aux cultes païens une restriction très grave, en punissant de peines sévères le retour au paganisme, qu'il qualifiait d'apostasie. Plus tard, l'édit de 392 supprima le culte païen en tous lieux et d'une façon absolue. Les temples furent dès lors en proie au pillage; les fonctionnaires locaux eurent partout l'ordre de sévir contre le culte païen ; les chrétiens fanatiques eurent toute liberté de le combattre par la violence. C'est ainsi que disparut le paganisme, sans pouvoir opposer à la destruction une résistance sérieuse. Tout ce qu'il contenait d'éléments vivants était passé dans le christianisme, qui dès lors, abondamment chargé de pensées et de formes grécoromaines, se trouvait en état de remplir sa mission dans le monde.
�CHAPITRE XIV
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LA FAMILLE SLAVE1
§ 134. — Les peuples baltiques et les Slaves.
L'imagination et le dilettantisme ne se sont donné que trop libre carrière dans l'étude de la mythologie slave. On s'est servi sans aucune critique des pauvres documents que l'on possédait; on a eu confiance en des matériaux suspects comme les gloses tchèques de la Mater verborum, dictionnaire falsifié au début du xix° siècle; toutes sortes d'erreurs ont pris racine, on a confondu dans un même tableau des périodes différentes
1. BIBLIOGRAPHIE. — Pour l'ethnographie, voir lliillenhoff, Deutsche Alterlhumskunde, II, et P. J. Schafarik, Slawische Allherthiimer (2 vol., traduction allemande, 18434). Les anciens mythologues parlent en général de cette famille ethnique avec peu de critique et beaucoup de confusion; on ne peut que se méfier d'un livre comme celui de Hanusch, qui fut beaucoup lu en son temps. De bonnes contributions à ces études sont écrites dans des langues peu accessibles, le tchèque et le russe. On consultera avec fruit, sur la mythologie et les croyances populaires en particulier, l'ouvrage de G. Krck, Einleitung in die slavische Littérature/eschichte (2° édit., 18S7). L. Léger a publié une Esquisse sommaire de la mythologie slave {R. II. R-, 1881) qu'il a reprise sous le titre de La mythologie slave, 1901; voir également du même auteur plusieurs bulletins de la même R. il. Revue). Citons parmi les articles parus dans la revue spéciale, Archiv fûr slav. Philol. (depuis 1875) : A. Bruckner, Mythologische Studien (dans les vol. VI, IX, XIV); Th. von Grienberger, Ueber litauische Gbtter und Geiilernamen (vol. XVIII). Signalons aussi : Schleicher, Litauisches Lesebuch, 1857; A. Bezzenberger, Litauische Forschungen, 1882; A. Leskien et K. Brugmann, Litauische Volkslieder und Morchen (lSS2,avec des notes par Wollner, qui indique des parallèles baltiques et slaves); le livre de H. Usener, Gôtlemamen, 1891, contient des renseignements importants sur les dieux lithuaniens; W. Mannhardt, Lettische Sonnenmylhen [7.. f. Ethnol., VII, 187o). A paru sans nom d'auteur : Gottesidee und Cullus bei den alten Preussen, 1870. Pour la Russie : W. R. S. Ralston, The songs of the liussian people, 1872, Russian folktales, 1873; A. Rambaud, La Russie épique, 1876; W. Wollner, Vnlersuchungen uber die Volksepik der Grossrussen, 1879. Pour les Slaves du Sud, recommandons les ouvrages de F. S. Krauss, Volksglaube und religioser Brauch der Sùdslaven, 1S90, Saqen und Mârchen der Siidslaven (2 vol., 18S3-1884), etc.
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et des peuples fort éloignés les uns des autres; on s'est fait une image fantaisiste d'un âge d'or imaginaire de la race slave; on a fondé tout un système dualiste sur des allusions accidentelles à un bon et à un méchant dieu. On n'est sorti de ce désordre que depuis peu de temps. Sans doute nous ne pouvons encore tracer une image complète des religions baltiques et slaves; il faut nous contenter de ses fragments. Au début de l'ère chrétienne les peuples baltiques et les Slaves formaient déjà deux groupes séparés. Les peuples baltiques, intermédiaires entre les Slaves et les Germains, étaient établis aux bouches de la Vistule. On les divise en Lithuaniens, Lettons et Prussiens. Les documents qui nous les font connaître sont bien peu abondants. Tacite (Germ., 43) les range parmi les Germains; il les nomme SEslii, et ne consacre qu'une seule ligne à leur religion : Matre'm deum veneranlur. Insigne superstitions formas aprorum gestanl. Une relation de voyage de Wulfstan von Hydaby (fin du ix" siècle) décrit d'une manière vivante certaines coutumes funéraires, et une sorte de course de cavaliers pour la dispute de l'héritage. Les chroniqueurs du moyen âge ne s'inquiètent guère des religions païennes : Inutile est acla non credentium scruta/ri, pensaient sans doute la plupart des contemporains d'Adam de Brème. Il est vrai qu'Adam do Brème, comme plus tard Thietmar von Merseburg et surtout Helmold, le plus explicite de tous, nous donnent une foule de détails sur les dieux et les cultes de ces peuples; mais on ne saurait se fier tout à fait à leurs récits. C'est ainsi que la croyance populaire n'a probablement jamais connu la trinité divine de Patrollo, 'Patrimpo, Perkuno, citée par Simon Grunau (début du xviu siècle). Mais l'historien de l'ordre teutonique, Peter von Duisburg, disait déjà très justement en 1326 de la religion des anciens habitants de la Prusse que c'était une déification universelle : « Toutes les choses créées étaient pour eux des divinités, le soleil, la lune et les étoiles, les roulements du tonnerre, les oiseaux, les quadrupèdes et le crapaud lui-même; ils avaient aussi des forêts, des champs et des eaux sacrés, tellement qu'ils n'osaient y couper du bois, s'y livrer à l'agriculture, ou y pêcher. » Nous devons les noms d'une quantité de divinités baltiques à la nomenclature de l'évêque Georg Polentz (1530) et à quelques autres écrits du même temps, surtout à l'ouvrage du noble polonais J. Laskowski : De diis Samagitarum On sait donc quelque chose de ces religions disparues. Les noms de lieux et les chansons populaires montrent qu'il y avait là comme partout des divinités de la nature et des mythes. Les dieux sont quelquefois désignés sous le nom de Devo-Sunelei (« petit enfant de Dieu », GoltesSondlein, diminutif de sympathie), désignation qu'il ne faut pas croire empruntée au christianisme. Nous trouvons parmi les dieux la lune, la planète Vénus, l'aurore. Perkunas, le puissant dieu du tonnerre, était le plus généralement adoré; les anciens habitants de la Prusse l'imploraient pendant la tempête, et jusqu'au xvnc siècle on lui offrait des sacrifices
1. Réédité par W. Mannhart, Maçjaz. der lett. litterar. Gesellsch., 1868.
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pour amener la pluie. Il survit encore clans les noms de lieux et dans les récits populaires. Les thèmes mythiques sont nombreux bien que les mythes ne soient encore que peu développés : des chansons nuptiales racontent les fiançailles de Perkunas et de la fille du soleil ; on représente Perkuna-tete, la mère du tonnerre, offrant un bain au soleil fatigué. Mentionnons encore un dieu-cheval des Lettons, Usinj (peut-être à l'origine le dieu du soleil). A côté de leurs dieux, les peuples baltiques possédaient toute une série d'esprits et de génies, surtout des esprits domestiques : génies de la richesse, du foyer, avant tout le serpent de la maison (Gyvatc), auquel on avait coutume d'offrir des aliments; puis des lutins, des kobolds, des revenants, qu'on nommait quelquefois doives, ce qui fait songer à la signification défavorable de Devas dans l'Avesta. Il y avait des génies spéciaux pour toutes les circonstances de la vie et pour tous les phénomènes naturels. Laima, déesse du bonheur, préside aux accouchements. A côté des esprits des forêts et des arbres s'en trouvent d'autres, qui labourent les champs, veillent à l'élevage des bestiaux ou bien prennent soin des abeilles. Parmi les divinités de la moisson il faut signaler Kurche, qui est une idole faite des derniers épis de la récolte. Usener a fait la liste des noms de dieux lithuaniens; il pense que leur désignation adjectivale, encore transparente, dénonce le degré de développement religieux, auquel appartiennent aussi les indigitamenia romains, dans lequel les Indigetes ne sont pas encore arrivés à une personnification complète. Mais Usener ne prétend pas que la race baltique dans son ensemble en soit restée à cette conception : il croit pouvoir montrer dans les noms des dieux lettons l'indice d'un degré supérieur de l'évolution. Chez les Lettons notamment, les génies dont le nom est accompagné du mot maie (mère) sont déjà plus que des personnifications d'idées abstraites. Si nous pouvons énumérer un grand nombre des noms des divinités adorées par les peuples baltiques, nous ne sommes pas en état de présenter un tableau de leur religion. Bornons-nous à mentionner les grands temples remplis d'idoles précieuses, et le clergé, que nous trouvons organisé chez les peuples baltiques, mais non pas chez les Slaves. Les chroniqueurs parlent même d'un grand prêtre, nommé Kriwe, qui était l'objet d'une forte adoration religieuse, et des Waidclottes, ses subordonnés et ses messagers. On ne peut dire exactement jusqu'à quel point il faut attribuer le développement de cette organisation du culte à l'influence Scandinave, comme le croient beaucoup de savants. Les peuples slaves sont les Polonais, les Vendes (Sorbes), les Slovaques, les Tchèques, les Moraves, les Russes, et au sud, les Bulgares, les SerboCroates et les Esclavons. Il importe ici d'étudier chaque peuple à part, et de se garder de construire, à l'aide de matériaux incohérents et disparates, une mythologie de pure fantaisie. On n'a même pas le droit de distinguer dans l'antiquité un groupe occidental et un groupe oriental ; cette division vient de la séparation des églises : les Vendes, les Polonais, les Tchèques
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et les Moraves restèrent fidèles au pape, tandis que les autres Slaves se rangèrent du côté de l'Eglise byzantine. Les peuples slaves atteignaient leur plus grande extension au vnc siècleplus tard les Allemands les refoulèrent toujours davantage. Nous ne savons que bien peu de chose sur leur religion dans l'antiquité. La courte notice de Procope [De bello gothico, III, 14) a déjà le ton dédaigneux qu'on prit souvent au moyen âge en parlant des Slaves. Selon Procope, les Esclavons et les Antœ n'avaient qu'un dieu, celui qui lance la foudre, ne connaissaient pas le destin, adoraient les fleuves, les sources et d'autres démons; leurs sacrifices étaient mantiques. On ne peut guère se fier aux chroniqueurs du moyen âge. Ainsi Brùckner a prouvé que le dieu Radigast, dont Adam de Brème nous donne une si haute idée, ne doit son existence qu'à un malentendu. Il en est autrement sans doute de Svantovit, dont parlent Helmold et Saxo Grammaticus. Ce dieu avait son sanctuaire et son idole polycéphale à Arkona dans l'île de Rugen ; Waldemar le Danois détruisit le temple et la statue en 1168. Svantovit était tenu en très grand honneur ; tous les ans on célébrait sa fête et les prêtres y prédisaient une bonne ou une mauvaise récolte d'après l'examen du liquide qui était resté depuis l'année précédente dans la corne à boire; le dieu fournissait encore des auspices pour les expéditions guerrières, cette fois par le moyen du cheval sacré qu'il chevauchait la nuit; le prêtre devait retenir sa respiration à l'intérieur du temple. On a soutenu récemment que Svantovit n'était pas du tout une divinité païenne, mais un Saint Vit chrétien 1 : en tout cas le culte de l'île de Rugen comprenait des coutumes païennes. L'histoire de la conversion des différents peuples slaves, depuis le ixe siècle, date de l'apostolat de Methodius et Cyrille en Pannonie et en Moravie, fournit de nombreux renseignements sur des faits intéressant l'Église, mais rien de particulier sur le paganisme. Dans les documents postérieurs on peut recueillir çà et là des éléments de mythologie. Ainsi Brùckner utilise ce que Dlugosz (milieu du xv° siècle) dit dans son Hïstoria Poloniœ des vieilles divinités. Cet auteur cite des noms divins qu'il combine avec des dieux romains; ces divinités polonaises avaient des simulacra, flamines, sacra instiluta et lucos ; à des époques fixes de l'année on leur offrait de grandes fêtes, où accouraient des troupes d'hommes et de femmes, foule effrénée qui chantait à tue-tête des chants sauvages. En dehors de cet historien, les prédicateurs polonais-latins du xv" siècle nous fournissent des matériaux utiles pour la connaissance des croyances populaires. Passons aux Russes. Ils se sont développés un peu en dehors des autres Slaves. Mais ils ont subi cependant des influences étrangères, d'abord celle des Scandinaves, qui donnèrent à l'empire la dynastie de Rurik et dont les sagas mentionnent souvent le nom de Gardarike, puis celle de Byzance, d'où vint le christianisme à la fin du x° siècle, enfin celle des
i. L. Léger, Svatovit et les dieux en « vil » (R. H. R., 1S9G).
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Tartares, aux invasions desquels le pays fut ouvert pendant tout le moyen âge. La chronique du moine de Kiev, Nestor (1056-1114), est la principale source de nos renseignements sur l'ancienne Russie : elle remonte à une époque encore assez rapprochée du vieux paganisme pour en avoir préservé beaucoup de souvenirs. Les récits épiques et les croyances des gens des campagnes nous en gardent de nombreuses survivances. Nous devons aussi quelques renseignements à des voyageurs arabes. Un mot communément employé par les Slaves pour désigner Dieu, et que l'on trouve aussi chez les Russes, est Bog. Il est moins nécessaire de rattacher ce mot à une racine indo-germanique que de noter la ressemblance qu'il présente avec le mot persan synonyme : nous avons déjà signalé une ressemblance semblable à propos des peuples baltiques pour le sens du mot doives ; de même, quand un voyageur arabe du commencement du xe siècle nous décrit un enterrement russe où l'on inhume un chien avec le cadavre, nous pensons aussitôt au rôle que joue le chien dans les cérémonies funéraires de l'Àvesta. Mais d'autre part la croyance que la terre repose sur le dos d'un poisson suggère des parallèles ethnographiques universels1. Cependant le nom de Bog prouve suffisamment le rapport étroit qui existe entre les Slaves et les Persans. Les noms des grandes divinités russes sont encore très transparents : Svarog, dieu du ciel; Dajbok, dieu du soleil; Ogoni, dieu du feu; Stribog, dieu du vent. On a voulu voir dans Volos, le dieu des troupeaux, un saint Biaise chrétien2, et d'ailleurs le Kupalo, qu'on adorait en été pour obtenir une bonne récolte, doit certainement son existence à Ivan-Kupalo (saint Jean-Baptiste). Vesna, déesse du printemps, est tout aussi problématique que la Lada slave. La première place dans le culte était réservée au dieu du tonnerre Perun; ses statues s'élevaient à Novgorod et à Kiev; il survit encore sous le nom d'Elie dans l'imagination du peuple russe. Wladimir, en 988, fit attacher à la queue d'un cheval et jeter au Dniéper l'idole de Kiev : elle était en bois, sa tête était d'argent, sa barbe d'or, elle tenait une pierre à feu à la main, un feu de bois de chêne était constamment entretenu devant elle. C'est par cet acte que s'inaugura la conversion de la Russie au christianisme. Dans la croyance populaire survivent encore aujourd'hui une foule d'esprits, esprits individuels ou classes d'esprits : Vodjanoj (esprits des eaux), Ljeshij (esprits des forêts), Domovoj (esprits domestiques). Le domovoj peut être aussi bien un ancêtre que l'esprit du foyer; il prête son appui dans le besoin, mais joue quelquefois de mauvais tours; il est généralement visible vers Pâques. Il faut nommer enfin les belles Rusalka qui attirent les hommes, dont il faut peut-être chercher l'origine dans le mot poucàXia (rosalia = pascha rosata)3. Les contes parlent encore d'un couple d'êtres fantastiques : l'immortel Koshtshèj, le démon du froid hivernal, et Baba Jaka, la méchante vieille femme perchée dans sa petite
1. Arch. f. slav. rhil., XII. I, 2. 2. Miklosich, Etymolor/isches Wôrterbiich; 394. 3- ld., ibid., 283.
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maison montée sur une patte de poule. Toutes sortes de coutumes qu'on observe encore aujourd'hui au printemps et en automne, à l'époque des solstices, ont un caractère païen. Les matériaux que nous possédons ne sont pas suffisants pour nous permettre de dresser, comme l'ont essayé les anciens mythologues, un calendrier des fêtes païennes. Passons aux rites funéraires. L'inhumation et l'incinération des morts sont également bien attestées. Tant que l'ensevelissement n'avait pas eu lieu, l'âme (dusha) errait au hasard sur les arbres; ce n'est qu'après la célébration convenable des funérailles qu'elle pouvait arriver aux campagnes ou aux forêts des esprits en passant par le chemin des âmes (voie lactée ou arc-en-ciel). On donnait aux morts quelques objets à emporter : un peu d'argent pour le voyage, une petite échelle pour sortir du tombeau. Nous lisons dans la relation de voyage de l'Arabe Ibn-Fadhlan (921), déjà citée plus haut, qu'il vit tuer une jeune fille pour servir d'épouse au mort dans la vie future. On a supposé, sans grandes preuves, une origine Scandinave au cercueil et au bûcher construits en forme de navire. Chez les Slaves du Sud : Bulgares, Esclavons, Serbo-Croates, Krauss a recueilli, en partie au moyen de questionnaires, un grand nombre de légendes, chansons, contes, usages, coutumes. Sans doute, pas plus ici qu'ailleurs, on ne sait exactement jusqu'à quel point on peut rattacher les croyances populaires d'aujourd'hui au paganisme d'autrefois. Toutes les compositions populaires n'ont pas un noyau mythique, toutes les coutumes populaires ne remontent pas à l'époque païenne. Quand les chansons de noces parlent de l'amour du soleil ou de la lune et de l'étoile du matin, il est permis d'y voir une trace de l'ancienne mythologie. Mais Krauss n'y voit qu'une glorification poétique des nouveaux mariés et croit que le culte du soleil et de la lune n'existait pas chez les Slaves du Sud. Les Slaves du Sud ont une foule de contes relatifs aux Vilas, qui sont de belles filles habitant les bois, les champs et les eaux, tantôt protégeant les hommes, tantôt malicieuses et funestes. Krauss a expliqué, en suivant Mannhardt, que ces Vilas sont les âmes des arbres et les démons du blé; il semble pourtant difficile de rattacher à ce caractère primitif leurs relations avec les eaux et les nuages et toutes les influences bonnes et mauvaises qu'elles exercent. Les Vilas guérissent et ensorcellent, elles sont amoureuses, jalouses et voleuses d'enfants. Du reste il n'est pas possible d'en faire une seule espèce d'êtres ; les Slaves du Sud attribuent aux Vilas ce que l'on attribue autre part aux différentes sortes d'esprits, génies, Kobolds, etc. Cependant il existe encore d'autres esprits, par exemple les esprits des maladies que l'on essaie de conjurer. La croyance aux vampires, particulière à ces peuples, est très développée; ce sont les âmes des morts qui troublent les vivants, et viennent sucer leur sang. On a pour chasser les vampires des formules et des rites magiques. Sreca, la déesse du bonheur chez les Serbes, les Croates et les Esclavons, est probablement une conception mythique assez récente; elle a emprunté plusieurs de ses traits à la Fortune et à Tyché. Elle représente le destin
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en tant que Fatum et que Parque ■ aux fêtes, on lui fait des libations sacrificielles et, quand on conclut une affaire, on lui offre une pièce de monnaie De ce qui précède, nous pouvons conclure que les peuples baltiques et les Slaves des temps païens ne sont pas arrivés au développement religieux complet des peuples civilisés. Ce qui reste de leurs croyances et de leurs coutumes fournit cependant des points de comparaison appréciables à l'histoire des religions.
LES GERMAINS1 § 135. — Observations préliminaires. Rien n'est plus légitime que l'attrait exercé par les études d'antiquité germanique. Quand nous remontons aux racines hébraïques et grecques de notre civilisation, nous n'oublions pas cependant qu'elle en a qui sont
1. BIBLIOGRAPHIE. — Les travaux de P.-E. Mùller (notamment la Sagabibliotliek, 3 vol., 1817-1820) en Danemark, en Allemagne ceux des frères J. et W. Grimm, qui, se complétant l'un l'autre, ont défriché tout le champ de la philologie germanique, sont fondamentaux. En 1835, parut Die deutsche Mythologie, de J. Grimm (4° édit. en 3 vol. par E.-H. Meyer, 1875-1878); en 1829, Die deutsche Heldensage de W. Grimm (3" éd. en 1889, par R. Steig); citons aussi les deux recueils de leurs petits mémoires, ainsi que les Kinder- und Hausmârchen, 1819, et les Deutsche Sagen, 1810, fruits de leur collaboration. Sur J. Grimm, voir le beau livre de W. Scherer. L. Uhland, contemporain des Grimm, a rassemblé beaucoup de renseignements utiles sur le folklore et l'histoire de la littérature dans sa Geschischle der Dichlungund Sage, 8 vol. Bien que K. Lachmann ne se soit jamais occupé directement de la mythologie, sa sévère méthode philologique et son étude des légendes héroïques (Nibelungen) ont eu cependant la plus grande influenee sur les recherches mythologiques. W. Mannhardt, inspiré par les études de l'école anthropologique, en particulier par celles de E.-B. Tylor, a appliqué l'hypothèse animiste à l'explication d'une importante catégorie de faits dans ses Wald- und Feldculte, 2 vol., 1875-1877, Mythologische Forschungen, 1884. K. MûllenhofTa surtout étudié la géographie, l'ethnographie et les légendes héroïques dans ses travaux, fort méthodiques mais très lourds, parmi lesquels il faut citer Die deutsche Alterlhumskunde (I, j876; II, 1887; III, 1892; V, 1S83). Le livre de F.-B. Gummere, Germanie origins, 1892, est intéressant. Les innombrables mythologies allemandes, nordiques ou germaniques qui ont été publiées n'ont pas encore réussi à détrôner le chef-d'œuvre de Grimm, bien que plusieurs de ses parties aient vieilli. Citons ici parmi les manuels ou ouvrages généraux dus à des savants Scandinaves les travaux de N.-M. Petersen, N.-F.-S. Grundtvig, Finn Magnussen; en Allemagne,le livre très confus de K. Simrock, 1855, a été plusieurs fois réimprimé. L'ouvrage du savant norvégien, S. Bugge, Sludien over de nordiske Gude- og Heltesagns oprindelse, 18811889, traduit en allemand par 0. Brenner, marque une date clans ces études. Ce livre violemment attaqué, en particulier par MullenhofT (D. AU:., V) a plus ou moins directement inspiré E.-H. Meyer, Germanische Mythologie, 1891, travail riche d'information et remarquable par une "étude très complète des sources, et W. Golther, Handbuçh der germanischen Mythologie, 1895. L'histoire de la littérature septentrionale de F. Jônsson, Den oldnorske og oldtslandske Lileraturs Historié (I, 1894; II, 1895), est encore en cours de publication. Nous ne citerons parmi les anciennes traductions de l'Edda, que celles de F.-W. Bergmann et de Simrock, parmi les nouvelles celle de H. Gering, Die Edda, 1S92. L ensemble des poésies septentrionales a été traduit et publié par G. Vigfusson et F. York Powell, Corpus poeticum boréale, 2 vol., 1883. On a surtout traduit les sagas Scandinaves en danois et en anglais (G.-W. Dasent, Njal, 1861 ; plus récente est la Saga-Library, ou a paru entre autres Heimskringla et la Northern library), plus encore en allemand. Appelons encore les études spéciales réunies par H. Paul, Grundriss der ger~
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germaniques. De plus la beauté poétique des mythes et des légendes, la moralité dont témoignent les rapports sociaux et familiaux nous touchent et nous frappent. La littérature moderne aime, depuis les romantiques à puiser aux sources de l'antiquité germanique, et trop souvent il lui arrive d'idéaliser les conceptions religieuses du paganisme, ou d'attribuer à nos ancêtres des qualités du caractère germanique qui se sont développées au cours de l'histoire : le sentiment raffiné de l'honneur, la sévérité des mœurs, l'individualisme. Si la littérature d'imagination a prisé trop haut la vieille religion germanique, elle est après tout dans son rôle ; mais la science l'a imitée. Il lui est arrivé de compter la religion germanique au nombre des formes religieuses les plus élevées, d'y trouver une profondeur de piété et de moralité, une grandeur tragique qui relèveraient au-dessus de la plupart des autres religions païennes et la placeraient immédiatement au-dessous du christianisme. Pour remettre les choses au point, il convient de se rappeler ce qu'était la civilisation des Germains avant leur conversion au christianisme. Sans doute ce n'étaient plus des sauvages; mais les tribus allemandes que Tacite nous décrit, et les royautés Scandinaves même du moyen âge, dépensant leurs forces en querelles sanglantes, guerres de conquêtes et aventures maritimes, n'étaient pas encore sorties de la période barbare. Nous ne refusons pas sans doute à cette barbarie un sentiment poétique ou moral fort élevé, mais nous pensons qu'il ne faut pas s'attendre à trouver chez elle le développement que donne seul à la religion un long passé de culture intellectuelle. C'est le christianisme quia fait des tribus germaniques des peuples civilisés ; il ne faut donc pas considérer la vieille religion germanique comme une religion de civilisés au sens strict. Ce vieux monde germanique a longtemps duré et son domaine est fort large; chronologiquement il couvre le premier millénaire de notre ère. Abstraction faite des quelques renseignements que fournissent les géographes de l'antiquité sur les mers et les côtes du nord de l'Europe, et de ce que les historiens classiques ont à nous raconter sur les Cimbres et les Teutons, nous connaissons les tribus germaniques depuis l'époque de César et d'Auguste, et c'est seulement vers l'an 1000 que les peuples Scandinaves se convertirent au christianisme. Les premiers Germains qui
manischen Philologie (l'e édit., 1891-1893, la 2° édition est en cours de publication), où E. Mogk a traité la mythologie et l'histoire de la littérature nordique, et B. Symons les légendes héroïques. Il est regrettable que ce livre indispensable ait laissé de côté l'ethnographie, l'archéologie et l'histoire : la deuxième édition s'occupe au moins de l'ethnographie, mais pour l'histoire il faut toujours s'adresser aux ouvrages Scandinaves de P.-A. Munch, Joh. Steenstrup, J.-E. Sars, G. Storm, etc., à J.-M. Kemble, pour les Anglo-Saxons, etc. Il faut citer aussi, bien qu'il ait vieilli en partie, le livre de K. Maurer, Die Bekehrung des norwecjischen Staihm.es zum Christenthum, 2 vol., 1855-1856. [Pour compléter cette bibliographie nous devons signaler entre autres ouvrages récents : The Religion of the Teutons de Ghantepie de la Saussaie, 1902; la traduction anglaise du livre de S. Bugge, The home o the Eddie poems, 1899, par Schoffield; Les Vieux chants populaires Scandinaves, de Pineau, 1897 et 1901; le Balder de Fr. Kauffmann, 1902.]
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se firent chrétiens furent les Goths, dans la deuxième moitié du iv siècle; e au v siècle se convertirent les Burgondes et les Francs; vers l'an 600 les Anglo-Saxons, puis peu à peu les autres; les derniers furent les Saxons qui n'acceptèrent le baptême qu'au ix° siècle. Les Scandinaves ne se convertirent que vers l'an 1000, grâce à Knut en Danemark, aux deux Olaf en Norvège, et à la suite de la décision de l'Althing islandais en l'an 1000. Dans le cours de ce millénaire tombe la période des migrations qui répandirent sur toute l'Europe occidentale des populations germaniques ou la domination germanique. On la fait communément commencer à l'invasion des Goths dans l'empire byzantin. En Italie nous trouvons d'abord c les Visigoths d'Alaric, puis, à la fin du v siècle, l'empire ostrogoth de Théodoric, plus tard les deux siècles de la domination lombarde. De nombreuses tribus traversent la Gaule jusqu'à ce que les Francs y établissent leur puissant royaume. Les Suèves et les Visigoths s'installent en Espagne, les Vandales la traversent et se dirigent vers l'Afrique. Les Burgondes et les Alamans, les Thuringiens, les Hessois et les Bavarois forment des États au centre et au sud de l'Allemagne, les Saxons et les Frisons e occupent les côtés de la mer du Nord. Dans la seconde moitié du v siècle, les Anglo-Saxons fondent des royaumes en Angleterre; plus tard des Normands et des Danois viennent s'y installer. Avec le temps, les Vikings ne se bornent plus à dévaster les côtes et les villes situées sur les fleuves à l'intérieur des terres, ils s'établissent à demeure en Normandie, sur les îles de la mer du Nord, en Angleterre et en Irlande; en même temps, à l'est de l'Europe, ils donnent une dynastie à la Russie. C'est à l'archéologie et à l'ethnographie de répondre aux questions relatives aux pays d'origine de la famille germanique et à la dissémination de ses différentes branches. Nous n'avons qu'à constater cette dissémination du paganisme germanique, pour en tirer les conclusions qui intéressent à notre sujet. La religion germanique n'est pas la religion d'un seul peuple. Sous le noms de « Germains » on désigne à la fois les tribus que Tacite nous décrit si brièvement mais si substantiellement, les païens allemands parmi lesquels des missionnaires anglais et irlandais exercèrent leur apostolat, les peuples convertis au début du moyen âge, et dont les légendes et les mœurs conservaient tant de souvenirs du paganisme, les AngloSaxons, les Scandinaves, dont nous connaissons déjà parfaitement l'histoire pendant le siècle qui précéda leur conversion : tous ces peuples ont vécu trop loin les uns des autres, et se trouvaient dans des conditions de vie trop différentes pour que nous puissions les étudier tous ensemble. On a souvent essayé de former une image composite avec leurs traits disparates, mais une pareille tentative ne peut répondre à une réalité historique. Il ne faut pas non plus chercher dans cet ancien monde germanique une évolution historique régulière. Les Germains ont mené une vie vagabonde; dans leurs invasions et pendant la formation de leurs royaumes ils se sont infusé du sang étranger et se sont assimilé les éléments
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empruntés à des civilisations étrangères ; ils se sont souvent mêlés aux Celtes et se sont approprié une grande partie de l'héritage des Romains Cela sans doute est plus vrai des Goths et des Francs que des Scandinaves par exemple, mais la pureté du sang et de la civilisation est trop relative pour que l'on puisse facilement trier ce qu'il y a dans nos données de vraiment germanique. Il ne faut pas cependant renoncer tout à fait à trouver des caractères communs aux diverses religions germaniques. Sans doute il n'y a ni système de mythologie germanique, ni évolution historique déterminable. On ne saurait traiter de la mythologie germanique, que comme de la mythologie finnoise ou slave, avec cette différence que les matériaux sont plus abondants, mais non pas comme on peut écrire une histoire de la religion égyptienne ou des religions de l'Inde. Toutefois nous avons mieux que des matériaux fragmentaires et nous sommes en état de montrer les connexions profondes qui unissent diverses branches de la race. Ici nous nous heurtons à la question souvent agitée de l'unité de la mythologie allemande et de la mythologie Scandinave. Peut-on encore aujourd'hui souscrire à la proposition de J. Grimm : « La mythologie Scandinave étant authentique, la mythologie allemande l'est par conséquent; et la mythologie allemande étant ancienne, la mythologie Scandinave l'est certainement »? Ou bien faut-il, avec- S. Bugge, dont la thèse paraît gagner du terrain, considérer presque toute la littérature Scandinave comme étant de fabrication postérieure? Il est très difficile de répondre à cette question qui se rattache étroitement à la critique des sources. Formulons cependant deux propositions dont le caractère de ce manuel nous oblige d'écourter la démonstration. D'un côté, la mythologie telle qu'on la trouve dans l'Edda est trop clairement le produit d'une époque tardive pour que nous puissions la considérer sans plus comme appartenant aux vieilles tribus germaniques ; il faut retrouver autant que possible les influences historiques qui ont modifié les conceptions propres à la mythologie Scandinave. Mais, d'autre part, il est impossible d'expliquer la formation de ces mythes seulement par des infiltrations étrangères et de considérer cette mythologie comme n'ayant aucune valeur pour l'étude de la religion germanique : la similitude des noms, de certaines croyances et de nombreuses coutumes entre la mythologie Scandinave et la mythologie germanique nous l'interdit. Ce sont les mêmes dieux et les cultes se ressemblent beaucoup. Il reste vrai qu'une mythologie germanique doit distinger, plus qu'on ne le fait souvent, entre les tribus, les nations et les siècles ; mais il est vrai aussi qu'il n'y a pas de raison pour classer à part la mythologie Scandinave comme une importation étrangère ou une œuvre artificielle. Malgré toutes les différences, l'unité de la famille ethnique subsiste dans la religion. L'étude de la religion germanique est infiniment plus importante pour la science que celle d'autres religions du même ordre, comme celles des Celtes ou des Slaves. Elle doit cette importance à la grande richesse de matériaux que nous avons ici à notre disposition. Nous n'y gagnons pas
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seulement de pouvoir mettre en œuvre beaucoup plus de documents, mais ces documents nous facilitent, mieux que tous autres, l'intelligence de certains problèmes de la science générale des religions. Nulle part on n'est mieux armé pour l'étude comparée des légendes. Pour la légende de Siegfried par exemple, que nous connaissons sous tant de formes différentes, la critique dispose de moyens bien supérieurs à ceux qui s'offrent à elle dans la mythologie grecque, où l'on ne connaît un mythe que sous un seul ou sous un petit nombre de ses aspects. Si l'on veut se faire une opinion, quelle qu'elle soit, sur l'utilité du folklore pour l'histoire des religions, on devra nécessairement s'occuper d'abord du monde germanique, dont on connaît les mœurs, les coutumes et les contes avec un détail que l'on ne rencontre nulle part ailleurs. De même, si l'on veut comprendre comment la législation et les mœurs d'un peuple s'approprient les conquêtes d'une civilisation étrangère plus élevée, on ne pourra mieux faire que de rechercher les traces de l'éducation romaine dans le monde germanique du moyen âge. Nous voyons donc que l'étude de l'antiquité germanique est bien plus importante pour l'histoire générale des religions et de la civilisation qu'on ne pourrait le supposer, à ne considérer que le médiocre degré de civilisation des Germains et des Slaves anciens. Nous ne nous engagerons cependant pas ici clans cet examen des études germaniques. Nous n'avons pas à écrire leur histoire, mais à décrire la religion germanique. Nous avons dit qu'il serait inutile d'essayer de former un tableau d'ensemble, il nous est également impossible d'entrer dans l'infinité du détail ; il ne nous reste donc qu'à passer en revue les sources et à signaler les données principales.
§ 136. — Les sources. Les sources où nous puisons notre connaissance du paganisme germanique sont de nature très diverse, et c'est surtout d'après la valeur qu'elles attribuent à chaque catégorie de renseignements, que se distinguent les écoles entre lesquelles se partagent les germanistes. Viennent d'abord les renseignements des écrivains grecs et romains. Les récits que nous font Strabon et Pline du voyage accompli par le Marseillais Pythéas au ivc siècle av. J.-C. ont surtout de l'importance au point de vue géographique. César [De bello gallico, VI, 21 et suiv.) nous donne le premier des détails un peu circonstanciés sur les mœurs des Germains. L'ouvrage de Tacite, De origine, situ, moribus ac populis Germanorum, a une valeur infiniment plus considérable. Bien que Tacite ait trop fortement appuyé sur l'antithèse qui formait la vie naturelle et saine des Germains encore purs avec la corruption de la civilisation romaine, sa Germania n'est ni un roman ni une idylle ; c'est un recueil très précieux d'observations précises, d'abord sur les Germains en général (c 1-27), puis sur leurs différentes tribus (c. 28-46). Le tableau de la vie des Germains que trace Tacite, et auquel il faut ajouter beaucoup de
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traits tirés de ses Histoires et de ses Annales, est certainement exact en lui-même. Il fournit à l'ethnographie des renseignements extrêmement précieux, bien qu'ils ne soient pas toujours très clairs. Le culte était simple, il n'y avait pas d'idoles ; dans les bois sacrés les Germains adoraient secretum illud quod sola reverentia vident; ils donnaient une grande place à la divination. Tacite donne le plus souvent des noms romains aux dieux germaniques : Mercure, Mars, Hercule; chez les Suèves, il trouve le culte d'une Isis, qu'il considère comme une déesse étrangère; il compare à Castor et Pollux les deux frères, nomen Alcis, qu'adorent les Naharvales. Des peuples Ingaevons alliés adorent Nerthus {Terra Mater) dans une île située au milieu de la mer. Après Tacite, et pendant plusieurs siècles, la littérature ne dit presque rien des Germains. Le monde romain recommence à s'occuper d'eux au moment des migrations, les historiens de la dernière période de l'antiquité et ceux de la première époque byzantine en parlent : Ammien Marcellin; Procope, qui raconta les guerres de l'empire d'Orient avec les Perses, les Vandales et les Goths; Agathias, continuateur de Procope, etc. Une littérature historique naquit chez les Ostrogoths eux-mêmes au vie siècle, en Italie : Cassiodore écrivit une histoire des Goths en douze livres qui s'est perdue; par contre nous possédons l'ouvrage deJordanès (et non pas Jornandès) qui est de l'an 551 : De origine aclibusque Getarum '. On devra aussi rechercher les traces du paganisme germanique dans les histoires et les chroniques du moyen âge. On en trouvera beaucoup dans les histoires de Grégoire de Tours (vie siècle) pour les Francs et de Paul Diacre (vme siècle) pour les Lombards, de Widukind pour les Saxons, et aussi dans les autres documents profanes ou religieux2. Les histoires de Bède le Vénérable et d'Adam de Brème méritent une mention particulière. Le moine northumbrien Bède, qui écrivit son Historia ecclesiaslica gentis Anglorum pendant la première moitié du vin0 siècle et par conséquent était encore très voisin du paganisme, en parle pourtant fort peu; il ne s'intéresse qu'aux choses ecclésiastiques. Adam de Brème nous donne un peu plus de renseignements; il écrivit ses Gesta ponti/icum Hamaburgensium pendant la seconde moitié du xi" siècle. En sa qualité de chanoine il avait vécu dans l'entourage de l'évêque de Brème Adalbert, qui travaillait à donner un puissant développement à l'organisation ecclésiastique de la Scandinavie. Deux siècles plus tard, un Zélandais de naissance distinguée, Saxo Grammaticus, publia, à l'instigation de l'évêque de Lund, les seize livres d'une Historia danica dans un latin fort élégant. Cet ouvrage, dont les sources Scandinaves et danoises ont été soigneusement recherchées dans ces derniers temps, est un document important
1. Sur la valeur des ouvrages historiques de Procope et de Jordanès on peut lire l'étude de L. v. Ranke, Weltgeschichle, IV. 2. Pour ces sources nous renvoyons, en dehors de la Quellmkunde de DahlmannWaitz, aux ouvrages bien connus de Potthast, Bibliotlieca kistorica medii sevi (2 vol., 2° édit., 1896); W. Wattenbach, Deulschlands Geschichtsquellen im Mittelalter bis zur Mitte des 13. Jahrhunderts (2 vol., 5° édit., 1S8S); 0. Lorenz, Deulschlands Geschichtsquellen im Mittelalter seit der Mitte des 1 S. Jahrhunderts (2 vol., 2° édit., 1876-1877).
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pour l'étude des légendes et de l'histoire ancienne du Danemark; Saxo donne aux mythes une interprétation évhémériste1. A côté de ces historiens, il faut encore citer les biographes des missionnaires de Germanie : Jonas de Bobio, Vita Columbani, Rimbert, Vita Ansgarii, etc. Ce que le paganisme allemand nous a laissé directement est peu de chose (nous ne parlons pas ici du préhistorique). Les innombrables inscriptions que l'on trouve sur les bords du Rhin et partout où les légions romaines ont consacré des autels aux différents dieux, sont importantes, mais ne nous permettent pas toujours de décider si nous avons affaire à des divinités romaines, celtiques ou germaniques. Précieux sont aussi les renseignements mythologiques que nous fournissent les noms de lieux et de personnes, en Allemagne et en Angleterre ; ils nous renseignent sur la dissémination des races et des cultes. Les arbres généalogiques anglo-saxons qui nous sont parvenus attestent en particulier l'habitude qu'avaient les Germains de faire remonter leurs familles princières jusqu'à des ancêtres mythiques. Le seul texte païen allemand qui soit arrivé jusqu'à nous consiste en deux formules magiques trouvées en 1841 par G. Waitz, à Mersebourg, dans un manuscrit du x° siècle. On attribue à une époque encore antérieure, au vin0 siècle, le fragment connu sous le nom de Prière de Wessobrimn, qui célèbre en vers rimés la splendeur de Dieu avant la création. Bien que nous ayons affaire ici à un ouvrage chrétien, l'histoire des religions ne peut manquer de remarquer le passage où Dieu est représenté comme le plus doux des hommes, environné de ses esprits. La même remarque s'applique au Heliand, la Messiade du ixe siècle, et au Muspilli, poème de la conflagration universelle et du jugement dernier : ces deux textes mêlent des traits païens au développement de leur thème chrétien. Les légendes héroïques, chez les Germains du Sud, remontent aux orages des invasions ; chez les Germains du Nord, à la période des expéditions maritimes. Les légendes nationales des Ostrogoths parlent d'Ermanarich, du grand Théodorich et de sa troupe de héros, parmi lesquels se distinguent Hildebrand et Hadubrand. C'est chez les Burgondes et les Francs du Rhin qu'est née la légende des Nibelungen et toute la série des poèmes dont Siegfried est le héros. Les Germains maritimes ont produit les légendes de Hilde et de Kudrun; les Anglo-Saxons ont apporté en Angleterre celle de Beowulf, née dans leur pays d'origine, en Schlesvig-Holstein. Une foule d'autres cycles légendaires, plus ou moins développés, apparaissent chez les différents peuples : ceux de Wolfdietrich et d'Ortnit chez les Francs, de Walthari dans le domaine franco-allemanique ; de Wieland le rusé, qui vient peut-être de la basse Allemagne, et se retrouve un peu partout; de Helgi au Danemark; en |Norvège, de Starkad, dont le cycle nous a été conservé par Saxo.
I. La meilleure édition de Saxo Grammaticus est toujours celle de P.-E. Millier, achevée après sa mort par J.-M. Velschow (I, Texte, 1839, II, Prolegomena et noix uberiores, (1858). Ed. Holder en a donné récemment une édition manuelle (1880); étude critique dans A. Olrik, Kilderne til Sakses Oldhistorie (1892-94).
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Ces légendes héroïques sont ce que l'antiquité germanique nous a légué de plus important et de plus riche, et ce n'est pas sans raison que plusieurs savants en ont fait le centre de leurs recherches. Quelquesunes, comme la légende ostrogothique de Théodorich (Dietrich) et la légende franque-burgonde de Siegfried ont beaucoup voyagé, sont entrées dans une infinité de combinaisons, ont revêtu des formes innombrables dans les littératures germanique, Scandinave et même anglo-saxonne. L'histoire de la littérature a déjà, comme la science des légendes, fait faire des progrès importants à l'étude de ces transports et de ces transformations de légendes (poème des Nibelungen, chants héroïques de l'Edda, Wolsungasaga, Vilkinasaga, Kaempeviser danois). Si nous nous demandons maintenant quels résultats ces recherches ont eus au point de vue de l'histoire des religions, nous sommes forcés de revenir au mémoire célèbre, où déjà J. Grimm 1 a justement marqué la double relation des légendes héroïques avec l'histoire et avec la mythologie. On ne peut nier que les sujets des légendes héroïques germaniques, ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, ne se passent à l'arrière-plan d'une certaine période historique ; et c'est un fait que doivent considérer les mythologues qui, par peur de l'évliémérisme, nient qu'il y ait le moindre grain d'histoire dans les légendes populaires. Mais il y a, d'autre part, beaucoup de mythologie dans les légendes héroïques. La mort de Siegfried, l'or maudit, le trésor pour lequel on combat, la lutte interminable des guerriers morts se réveillant sans cesse dans l'Hjathningavig, la lutte de Beowulf et de Grendel, le forgeron rusé, etc., n'ont pas de sens historique et doivent être regardés comme des thèmes mythiques. Mais on s'égare aussi lorsque, méconnaissant la formation indépendante des légendes héroïques, on les traite comme des mythes religieux dégénérés, et qu'on se demande si Siegfried ou Beowulf ne sont pas par hasard un Odin, un Balder ou Freyr. La légende héroïque possède une vie à elle; elle prouve l'existence, chez les Germains païens, d'une foule de conceptions mythiques qui, en s'unissant à certains souvenirs historiques, ont produit les poèmes épiques que nous avons maintenant sous les yeux. Pas une seule des formes sous lesquelles nous possédons les légendes héroïques germaniques ne provient sans doute directement de la période païenne. C'est encore le Beowulf qui s'en rapproche le plus : cette épopée, bien qu'elle soit l'ouvrage d'un chrétien anglo-saxon, nous rapporte des légendes nées chez des païens. Il'est difficile de déterminer dans le détail, ici comme dans les légendes de Hilde-Kudrun et le poème des Nibelungen, jusqu'à quel point s'y trouvent représentés les usages et les sentiments païens. Sans doute, à côté des éléments historiques et mythiques de l'ouvrage, il ne faut pas oublier ce qu'il a de purement poétique2. Les biens pour lesquels on peine, les coutumes, les caractères nous transpor1. Gedanken iiber Mythos, Epos und Geschichte, 1813, dans les Kleine Scliriflen de Grimm, IV. 2. \V. Grimm et Sv. Grundtvig ont fait ressortir presque exclusivement ce côté poétique du poème, que L. Uhland a étudié avec perspicacité.
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tent dans une atmosphère où les idées païennes, à peine cachées, se font jour. Nous avons en somme le droit de nous représenter les anciens Germains, leur idéal et leurs motifs d'action d'après Sigurd (Siegfried), Hagen, Beowulf, Starkad. De nombreux savants considèrent comme la source principale de l'étude de la mythologie germanique le « flot intarissable des coutumes et des légendes vivantes », le « réservoir inépuisable de la superstition » (/. Grimm), les légendes et les contes, les coutumes et les rites si nombreux dont le sol germanique présente une incomparable variété. Une partie de cette richesse était conservée dans la littérature, mais presque tout a été recueilli de la bouche du peuple ou par l'observation de ses mœurs. La plus grande partie de la littérature du moyen âge doit entrer en compte. D'abord les écrits ecclésiastiques, lois et ordonnances, formules d'abjuration, livres de pénitences, prédications, homélies de sncrilegiis, qui nous font connaître tout ce que les prêtres considéraient comme pratiques démoniaques, la magie et la divination, l'adoration des arbres et des eaux. Mais les écrits et les recueils laïques sont également pleins de folklore, comme l'ouvrage de Gervais de Tilbury ou le Gesta Romanorum, ou, dans la seconde moitié du xvi° siècle, la Chronique de Zimmer, ou bien les chansons populaires 1. Mais la tradition orale est infiniment plus riche que la littérature, et les ouvrages qu'elle a fournis dans ces dernières décades ont submergé la librairie en Allemagne, en France et en Angleterre 2. Les opinions varient beaucoup au sujet de la valeur de ces matériaux en tant que sources de la science mythologique. Depuis J. Grimm, on avait l'habitude d'attribuer au paganisme germanique à peu près tout ce que l'on trouvait dans les coutumes et dans les légendes, et. par un chemin différent, la doctrine du revival et du survival de Tylor conduisit à la même conclusion : la superstition est un reste du paganisme antique. Par contre, l'école comparative se plaisait à voir dans les croyances populaires une « mythologie inférieure », et en particulier dans les contes le produit d'une transformation populaire subie par les mythes religieux et les légendes héroïques. Mais, de quelque façon qu'on la comprenne, on convient aujourd'hui que la mythologie ne peut se passer de cette tradition populaire. Sans doute, depuis qu'une méthode plus historique s'est imposée grâce à l'école de Mûllenhofï, on a apporté à l'étude de ces matériaux un esprit différent. Il est clair d'abord que tout ce qui vit dans le peuple n'est pas antique et n'a pas nécessairement une origine païenne. Bien des choses où J. Grimm voyait des vestiges de la coutume ou du mythe primitifs, sont seulement sorties, au moyen âge, de la poésie ou d'ailleurs. Il convient donc d'établir des distinctions plus précises entre ce qui est ancien
1. Le recueil danois de Sv. Grundtvig et le recueil anglais de F.-J. Child sont les deux plus grandes collections historiques de chansons populaires que nous ayons. 2. On trouvera de longues séries de titres clans les chapitres consacrés a cette tradition orale dans le Grundriss de Paul, par J.-A. Lundell et John Meier.
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et ce qui est nouveau, ce qui est étranger et ce qui est indigène, ce qui est artificiel et ce qui est populaire. De plus il ne faut pas oublier que bien des choses semblent populaires, qui ne le sont pas en réalité. Les contes qui vivent dans la bouche du peuple ne sont pas des créations spontanées de l'imagination populaire ; on a pu les rattacher en partie à des récits appartenant à la littérature hindoue ou à la littérature arabe. Mannhardt a montré aux savants de son époque qu'il ne fallait plus chercher la véritable tradition populaire dans les contes, mais dans la superstition vulgaire, dans la croyance aux âmes des arbres et aux démons du blé. Mais, ici non plus, les Germains ne sont pas différents des autres peuples : Mannhardt lui-même a établi un parallèle entre leur culte et ceux des Romains et des Grecs ; ce culte ressemble même à ceux de peuples très éloignés et qui ne sont nullement parents des Germains. On voit donc que les légendes et les coutumes populaires n'offrent pas à l'étude de la mythologie germanique des documents aussi sûrs qu'on l'a souvent cru. Malgré ces restrictions, les richesses du folklore fournissent encore à la mythologie des matériaux excellents et indispensables. Il faut expliquer les ressemblances qu'on remarque entre les sujets des contes1 et les thèmes de mythes et d'épopée. Il faut autant que possible passer au crible le mélange d'éléments païens et chrétiens qui subsiste encore aujourd'hui dans une infinité de coutumes, dans les fêtes rurales et dans celles de l'église. Il est nécessaire d'examiner les superstitions particulières aux peuples germaniques, qui croient aux elfes, aux nains et aux géants, à la chasse sauvage ; il faut voir en quoi ces croyances se distinguent ou se rapprochent de celles des peuples parents ou voisins, comme les Celtes. Enfin la méthode historique a soumis ici aussi les documents à sa critique pénétrante et a prouvé l'erreur complète de ceux qui ne voulaient à aucun prix attribuer les légendes et les coutumes anciennes à un pays ou à une époque déterminés. Les nombreux recueils de folklore, formés indépendamment dans certaines régions de l'Allemagne et de l'Angleterre, prouvent justement combien, en cette matière, il importe non pas de constituer seulement des parallèles ethnographiques, qui s'étendent sur le monde entier, mais encore de considérer la forme spéciale que revêt la tradition suivant les lieux et suivant les peuples. Si nous nous tournons maintenant vers la littérature Scandinave, nous remarquerons d'abord, qu'à part un petit nombre d'exceptions, la rédaction ne commença qu'après la conversion au christianisme. Les Scaldes de l'époque païenne ont laissé des poèmes qui nous ont été conservés, en entier ou en partie, par les sagas historiques postérieures. Ces Scaldes n'étaient pas, comme cela s'est vu ailleurs, des prêtres, druides ou bardes; ils n'étaient pas non plus des maîtres-chanteurs organisés en corporations. Ils étaient les poètes de cour de l'époque des Vikings (probablement entre 800 et 1000) ; ils célébraient dans les grandes salles des châteaux
i. Sur ces sujets de contes voir J.-G. von Hahn, Sagwissenscliaftliche Studien, 1876, Griechùche und albanesische Màrchen, 1864, introduction; G.-L. Gomme, The Handbook of Folklore, 1890.
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les actions d éclat des princes et des nobles. Leur poésie s'inspirait donc du présent; les princes avaient soin de faire assister en bonne place à leurs passes d'armes le Scalde qui les accompagnait et dont-ils attendaient un poème, drapa, qu'ils récompensaient richement. Les Scaldes étaient donc les vrais fils d'un temps où la gloire et For étaient les biens les plus enviés. Leur poésie était savante et artificielle, riche de périphrases et de métaphores qui déguisaient les choses les plus simples. Cette langue poétique nous paraît maintenant enfantine et barbare. C'était une vraie « chasse aux images » qui faisait désigner le même objet par une série de périphrases souvent extrêmement forcées. Ces métaphores poétiques s'appelaient kenningàr; elles étaient de différentes espèces souvent elles enfermaient un contenu mythique. Cette poésie des Scaldes est intéressante pour l'étude de la mythologie surtout parce qu'elle prouve sûrement l'âge et l'authenticité de plusieurs mythes essentiels; il est impossible en effet que des épisodes auxquels les poèmes des Scaldes du xe siècle font clairement allusion, soient nés au moyen âge sous l'influence de modèles chrétiens. Les chants de l'Edda sont très voisins de la poésie des Scaldes. Seulement ces chants sont anonymes. En 162o et en 1641 on trouva en Islande, sur parchemin, les livres en prose et en vers de l'Edda. L'évêque Bryniolf, à qui l'on doit la dernière trouvaille, en fut si émerveillé qu'elle lui suggéra les assertions les plus fantaisistes : on avait à peine, disait-il, la millième partie de la magnifique Edda, qui elle-même ne formait qu'un chapitre des ingentes thesauri totius kumanœ sapientiœ conscripti a Sœmundo sapiénti. Les deux recueils conservèrent désormais le nom d'Edda {Grand'mère, plus souvent rendu maintenant par Poétique) ; on attribua le livre envers à Sœmund le Sage, ce qui est fort invraisemblable; Snorri passe avec plus de raison pour l'auteur du livre en prose. Les problèmes que soulève l'Edda poétique sont particulièrement difficiles. Il faut, en étudiant le livre, distinguer le contenu de la rédaction; même quand on arrive à s'entendre sur cette dernière, il reste toujours à décider d'où proviennent les matériaux. Le recueil lui-même n'est pas bien fixé; le nombre et l'ordre des poèmes varient. On comprend très bien qu'une collection de poèmes mythiques et héroïques, sans caractère officiel, sans autorité canonique, sans fonction liturgique, n'ait pas une forme très strictement arrêtée. Du reste ils ne furent sûrement recueillis qu'à l'époque chrétienne et par conséquent aucune préoccupation religieuse ne préside à leur classement. On ne s'entend pas plus sur leur pays d'origine (Norvège, Islande, îles occidentales; quelques-uns proviendraient même du Groenland) que sur l'époque de leur rédaction. Si nous faisons remonter, avec Finnur Jônsson, non seulement les plus importants, mais encore la presque totalité des poèmes au x° siècle, et si nous en fixons la rédaction en Norvège, ils appartiendraient à la période intermédiaire entre le paganisme et le christianisme ; c'est ce qu'il y a de
1. On trouvera une dissertation intéressante sur les kenningàr dans Vigfusson and Powell, Corpits poeticum boréale, II.
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plus vraisemblable. En tout cas, aucun poème n'est sans cloute postérieur à l'époque des Vikings. On a raison de considérer l'Edda poétique comme la plus ancienne car l'Edda en prose cite ou suppose quelques-uns des poèmes; cela ne veut pas dire cependant que tous les chants et le recueil lui-même soient anciens. Avec cette restriction on peut s'en tenir à l'opinion courante. L'Edda poétique comprend des chants consacrés aux dieux et des poèmes héroiques. Les premiers sont au nombre d'une quinzaine. Leur ton, leur valeur, leur caractère varient beaucoup et plusieurs d'entre eux soulèvent des questions difficiles. Plusieurs contiennent surtout des kenningàr, et sont analogues à la poésie savante des Scaldes : ce sont les poèmes connus sous le nom d'Alvismal, Grïmnismal, Vafthrudnismal, où nous trouvons des éléments mythologiques de valeur variable mêlés à des nomenclatures de scaldes. Skirnisfôr et Thrymskvida sont plus purement mythologiques ; ces morceaux se distinguent aussi parmi les poèmes consacrés aux dieux par leur valeur poétique : le premier raconte le mythe de Freyr et Gerda, le second celui de Thor qui va rechercher son marteau à Jotunheim ; mais les deux récits participent déjà de la forme du roman. La Voluspa, prophétie de Vala (la Voyante), est tout à fait différente, c'est à plusieurs points de vue le plus important de ces poèmes; la majorité des savants le considère aussi comme le plus ancien de l'Edda, ce qui n'est cependant pas probable. Il traite de l'origine des choses, du drame universel et de la fin du monde; le contenu et le texte offrent encore bien des difficultés, malgré le travail magistral de Mûllenhoff. Le poème intitulé Lokasenna présente autant d'obscurités ; il raconte les outrages que Loki adresse aux autres dieux au banquet d'/Egir; on l'a trouvé tantôt tragique, tantôt comique; il est digne de remarque que le poème n'insiste guère sur la défaite que Thor inflige à l'injurieux Loki ; le morceau est important à cause de ses allusions à de nombreux mythes qui ne nous sont pas autrement connus. Havamal est un des poèmes les plus intéressants; c'est une mosaïque de sentences morales et de formules magiques entremêlées d'épisodes mythiques : c'est un petit recueil à part, qui nous amène près de la vie réelle. Les exemples cités suffisent à mon: trer combien ces poèmes sont disparates. Nous pouvons être encore plus brefs sur les poèmes héroïques, qui sont au nombre d'une vingtaine. La plupart des sujets appartiennent au cycle des Nibelungen. Ces poèmes, dont les sujets ont probablement pénétré par deux voies indépendantes dans les pays du Nord, représentent en bonne partie une forme plus ancienne de la légende que celle des Nibelungen ; cependant ils ne s'accordent pas entre eux et nous présentent concurremment plusieurs aspects de la légende. Parmi les poèmes héroïques de l'Edda, Volundarkvida (la légende de Wieland, le forgeron), probablement le morceau le plus ancien du recueil, se rattache au fonds commun des cycles allemand et Scandinave. Les légendes proprement Scandinaves ne sont représentées ici que par les poèmes de Helgi. Le nom d'Edda (Poétique) appartient spécialement aux morceaux en
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prose. Le plus important d'entre eux est le Gylfaginning ; il traite de la cosmogonie et principalement des mythes de Thor et de Loki; il nous donne des renseignements importants sur la mythologie. La forme est celle d'un entretien qui instruit Gylfi sur l'origine du monde, les éléments, les dieux et les déesses et l'eschatologie. L'auteur a utilisé des documents fournis par six des poèmes de l'Edda consacrés aux dieux, par la poésie savante des Scaldes et par les fràsagnir (courts récits mythologiques). Le rédacteur était un chrétien, comme nous le montre clairement l'introduction {formali), pour qui la vieille religion était très dépassée, mais qui la considérait encore comme un patrimoine national. II se proposait de rapprocher ces vieilles croyances de la conscience chrétienne, mais surtout de conserver les récits qu'il fallait absolument connaître pour comprendre la langue poétique. On s'accorde généralement pour attribuer l'ouvrage à l'Islandais Snorri, qui aurait aussi composé un autre morceau intitulé : Les Entretiens de Bragi. On est tout à fait unanime pour assigner à Snorri une part prédominante dans la rédaction de la Skalda telle que nous la possédons aujourd'hui. La Skalda contient l'explication de la langue mythologique poétique, du heiti et du kenningàr, et elle renferme un poème d'une forme artificielle (hâttalal), écrit en un grand nombre de mètres. Nous voyons donc que l'étude fut particulièrement en honneur en Islande. Cette île a produit les historiens : Ari (1067-1148), qui a raconté l'histoire presque entièrement perdue des rois norvégiens et de la colonisation de l'Islande; Saemund Sigfusson (1056-1133), qui fonda l'école d'Odde, où le grand Snorri fut élevé sous son petit-fils. Ce Snorri Sturlason (1178-1241), poète, historien (il publia l'ouvrage historique intitulé Heimskringla), et homme d'État, fut à différentes reprises législateur en Islande; il visita la Norvège et mourut enfin victime de la vengeance du roi. On ne peut placer à côté de ces trois noms que celui de Sturla (1214-1284), qui écrivit l'histoire de la famille des Sturlungs. Outre ces ouvrages, de nombreux récits historiques parurent anonymement en Islande et plus tard en Norvège : ce sont les Sagas, mêlées presque tou jours de vers de scaldes. Nous entendons parler dans les Sagas de la prédication chrétienne en Islande (Thorivaldssaga), de l'histoire des îles Orkney et Fœroër, des aventures des rois de la mer (Vikings), qui avaient fondé le Jomsburg au pays des Wendes, des exploits des rois danois et norvégiens. Les plus anciennes et les plus importantes sont les sagas locales de l'Islande, consacrées à certaines personnes ou certaines familles. Aucune, à ce point de vue, n'approche de la belle Saga de Niai1, l'histoire de Niai le Sage, où se trouve célébrée la sainteté de la justice et de la loi. Les autres grandes sagas islandaises sont également importantes pour la connaissance des vieilles coutumes et de la pensée ancienne : telles sont les Eyrbyggiasaga, Laxdœlasaga, Egihsaga, Gretlirs «?«, qui datent pour la plupart de la fin du xm" siècle. Des sagas plus
1. Trad. franç. de Dareste, 1896.
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courtes nous sont parvenues en assez grand nombre. Les légendes mythiques et héroïques, comme la Volsungasaga, la Wilkiuasaga, etc. sont encore d'une espèce différente. Plus tard enfin, et surtout au xiv" siècle, on vit se produire la saga apocryphe, la saga mensongère dont l'apparition annonce la décadence de la littérature. En même temps, les sujets romanesques en honneur au moyen âge, les histoires d'Alexandre, de Charlemagne et d'autres semblables, étaient importés de l'étranger et envahissaient la littérature Scandinave. Pendant que disparaissaient les sagas, apparaissaient les annales : elles puisaient aux sources anciennes et racontaient l'histoire en détail; l'ennuyeux Flateyarbolc est important pour la science à cause des matériaux qu'il contient. Bien que toute cette littérature ait été écrite en pleine époque chrétienne, elle n'est pas cependant sans intérêt pour la connaissance du paganisme, dont les coutumes se sont perpétuées longtemps au moyen âge, et dont d'ailleurs elle parle un peu. On peut en dire autant des collections d'anciens codes, aussi bien les Grâgâs (Graugans) islandais que les codes norvégiens, qui fournissent des documents de comparaison à ce que l'on connaît de l'organisation juridique de l'ancien monde germanique.
§ 137. — L'histoire.
Nous savons déjà qu'il ne peut être question de retracer l'évolution de l'ancienne religion germanique. On pourrait essayer, si les sources étaient plus abondantes, d'en présenter une suite de tableaux par tribus et par époques ; mais cette ambition même ne nous est pas permise. Nous pouvons cependant distinguer assez souvent les parties anciennes des modernes, et le fond germanique des apports étrangers. On a souvent essayé de le faire, mais souvent en partant de considérations a priori. Sans nous arrêter à critiquer ces tentatives avortées, nous nous bornerons à attirer l'attention sur quelques points importants. Comme toujours, les origines se dérobent. Avec les descriptions de César et de Tacite les Germains entrent dans l'histoire et nous apparaissent sous l'aspect de populations à demi nomades, mais dont l'organisation politique et les croyances ont pourtant déjà une certaine fixité. Rien n'autorise à ramener leur religion à un monothéisme originel, non plus qu'à la déduire du dualisme ou de l'animisme. Il est certain que la mythologie germanique contient une part de l'héritage ancestral des Indo-Germains. Le dieu du ciel Zio-Tiwaz en provient; on le regarde depuis Mùllenhoff comme le dieu principal des tribus germaniques et l'on n'a pas tout à fait tort, bien que l'on exagère un peu quand on prétend envisager la mythologie germanique dans son unité première du haut de l'inscription « Marti Thingso » (trouvée à Housesteads, dans le nord de l'Angleterre1). Les renseignements de Tacite ne sont pas
I. J. HolTory, Eddasludien, 1889.
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directement en contradiction avec cette façon de voir; il sait que Mercure est le dieu principal des tribus germaniques de l'ouest de l'Europe; mais il parle plusieurs fois de la haute dignité de Mars chez plusieurs tribus. C'est peut-être encore le cas d'observer, avec Mommsen, que Tacite « reste trop souvent silencieux sur les points vraiment décisifs ». Dès l'époque de nos plus anciens documents historiques, les Germains ont subi l'influence des peuples plus civilisés avec lesquels ils entretenaient des relations actives, les Celtes et les Romains. Voilà pourquoi il nous est si difficile de séparer ce que leurs traditions ont d'indigène de ce qu'elles ont d'étranger. De plus, les renseignements historiques nous font presque entièrement défaut pour une durée de plusieurs siècles. Nous ne savons presque rien de ce qui s'est passé, dans l'intérieur de l'Allemagne, entre Tacite et les invasions. Ces invasions mêmes sont le dernier acte des luttes entre Romains et Barbares sur le Limes germanique, et les dernières des innombrables expéditions lancées vers le sud, pendant des siècles, par les Celtes et les Germains. Les pays où les Germains s'établirent ne leur étaient cependant pas tout à fait étrangers. Depuis le commencement de l'empire, un nombre toujours grandissant de Germains étaient entrés à son service comme colons ou comme soldats ; ils avaient pu arriver au pouvoir et fournir même des ministres. Ils s'étaient donc approprié beaucoup d'idées romaines et en tout cas cette période n'était pas favorable à un développement original de leurs institutions religieuses et de leurs conceptions nationales. Mais il ne faudrait pas croire qu'ils avaient perdu pour cela toute leur tradition propre. Dans les morceaux mythiques qui forment, avec l'histoire légendaire des invasions, l'épopée héroïque, nous avons reconnu déjà le vieux fonds germanique. On ne peut pas le méconnaître davantage dans maint épisode du temps des conversions. Mais ces traits ne sont pas suffisants pour tracer un tableau d'ensemble de la religion. La situation est différente quand il s'agit des Germains septentrionaux. Les pays d'où les Angles et les Saxons sont sortis pour aller s'établir en Angleterre, le Holstein, le Schlesvig et le Jutland, n'étaient pas, il est vrai, tout à fait inconnus des Romains, mais ils étaient placés hors de leur sphère d'influence. Tout ce que ces tribus transportèrent, de leurs pays, dans leur nouvelle patrie était purement germanique. En Angleterre même ils restèrent longtemps sans se mélanger. Il ne s'est pas passé là ce qui arriva en Gaule, où les Germains recueillirent l'héritage de la civilisation gallo-romaine. La domination romaine avait déjà disparu de la Bretagne quand les Anglo-Saxons s'y établirent; les envahisseurs ne se mélangèrent guère à la population indigène des Bretons chrétiens ; ils la refoulèrent simplement. C'est pourquoi la littérature anglo-saxonne est si précieuse pour nous. Bien qu'elle date de l'époque chrétienne, elle est, dans ses textes magiques et surtout dans sa légende héroïque, un témoin précieux des idées du vieux paganisme. Le monde de légendes et de mythes que le poème de Beowulf, joint aux légendes danoises et au folklore du Holstein, nous fait connaître ou nous laisse deviner, nous 44 HISTOIRE DES RELIGIONS.
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donne une idée de ce cjue les Germains du Nord ont pu faire en dehors de toute influence étrangère. On peut en dire autant de plusieurs parties de l'œuvre de Saxo, et en particulier du cycle de Starkad. Ces créations du génie germanique, déjà fixées dans leurs traits essentiels à l'époque païenne, nous aident beaucoup à faire la critique des légendes héroïques allemandes et la mythologie Scandinave. La conquête de l'Angleterre par les Anglo-Saxons et l'expédition de Chocilaicus (Hygelac) vers la côte de la mer du Nord (commencement du VIe siècle) furent le prélude des voyages des Vikings qui, depuis l'an 800 environ, mirent les Norvégiens et les Danois en contact continuel avec l'empire des Francs et les îles Britanniques. Ils ne saccagèrent pas seulement les côtes et les pays situés sur les fleuves, mais ils s'établirent et fondèrent des États en Irlande, en Normandie et en Angleterre. Ces relations actives et effectives avec la civilisation chrétienne firent beaucoup plus que la création, vers l'an 800, du diocèse de missions de Hambourg et de Brème. Les missionnaires essayèrent de convertir les pays Scandinaves et ne réussirent que médiocrement. Au contraire, plus d'un Danois ou Norvégien, au cours d'un long séjour en Angleterre ou en Irlande, entendit plus ou moins parler du christianisme. Dès l'origine les Islandais eurent des rapports suivis avec l'Irlande. Au xe siècle les influences chrétiennes pénètrent profondément la population Scandinave. Vers le milieu du xc siècle monta sur le trône de Norvège le roi Hakon le Bon (935-961) qui, élevé en Angleterre à la cour du roi chrétien Adelsteen, fut lui-même très porté vers le christianisme, peut-être même chrétien; mais il rencontra tant d'opposition qu'il dut abandonner l'idée d'évangéliser son peuple. Ce ne fut qu'une génération plus tard que la conversion s'opéra, grâce au chevaleresque Olaf Tryggvason et, après sa mort prématurée, à Olaf Haraldson, qui fut canonisé plus tard. Nous connaissons dans ses plus petits détails l'histoire de ces princes; il s'y mêle, il est vrai, des embellissements légendaires. En ce temps-là, à l'aube du christianisme, se forma en Norvège et en Islande le cercle de représentations d'où sont sortis les sagas et les chants de l'Edda ; plusieurs de ces poèmes remontent au xe siècle. Les éléments de culture venus d'Angleterre et d'Irlande, qui agissaient sur les Scandinaves encore incultes, ont donc contribué à leur formation. Il faut, quand on les aborde, tenir compte aussi bien du christianisme que de la poésie héroïque des Celtes, et aussi de la littérature classique qu'on cultivait avec ardeur, en Irlande surtout. Dans quelles proportions les influences se sont elles combinées? Sur ce point, les érudits d'aujourd'hui sont encore loin d'être d'accord. Sans doute quelques considérations doivent nous rappeler à la prudence dans l'estimation de ces influences étrangères. Il y a d'abord les objets d'art : bractéates d'or, objets précieux, cornes à boire, etc., recouverts de scènes mythiques. Ces objets remontent au delà de la période des Vikings, d'après Worsaae, Stephens, etc., et, comme ils représentent toutes sortes de mythes connus, ils prouveraient que les histoires d'Odin et de Frigg,
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de Balder et de Loki étaient peut-être déjà connues dans leurs traits essentiels par les peuples du Nord, peut-être vers 400. Finnur Jônsson arrive à la même conclusion en utilisant les kenningàr des anciennes poésies des Scaldes, qui impliquent la connaissance, à la fin du ix" siècle, d'une longue liste de mythes. Il serait donc non seulement peu vraisemblable, mais tout à fait contraire aux faits, de considérer la mythologie Scandinave comme une chose purement artificielle qui aurait été créée vers l'époque où le christianisme commença à être connu ou même plus tard. La poésie artificielle des Scaldes a trouvé un trésor d'histoires, elle les a développées, les a fixées, les a même augmentées d'additions étrangères. Dans le détail, la distinction de ce qui est récent ou ancien, étranger ou indigène, original ou inventé par les poètes de cour n'est pas toujours possible, mais elle l'est souvent. D'assez bonne heure, on a classé le mythe de Ragnarok et la croyance au Valholl parmi les parties les moins anciennes de l'ouvrage. Le drame du monde dans le Voluspa : la cosmogonie, le crime des dieux, la catastrophe universelle ne peuvent pas appartenir non plus à une époque reculée. Le paganisme allemand, sans présenter, il est vrai, de points de comparaison nombreux pour les données cosmogoniques, en offre qui sont certains. La mort de Balder est sûrement un mythe primitif, mais ce n'est que plus tard qu'on en a fait un mythe cosmologique, prologue de la destruction du monde. Nous voyons clairement ici comment des éléments primitifs, par un changement d'éclairage, peuvent se métamorphoser. Il est vraisemblable qu'un Scalde païen, vers le milieu du x° siècle, connaissant la cosmologie chrétienne, lui a opposé dans la Voluspa une cosmologie païenne; des idées païennes ont inspiré ce tableau, mais il subissait cependant l'influence indirecte du christianisme. Sans doute il en est autrement du Gylfaginning, où l'on trouve côte à côte des idées chrétiennes (le père commun de tous les hommes), une systématisation tout à fait artificielle (le système des 12 dieux, l'énumération des demeures divines), et de véritables mythes (Ymir, etc.), bref des éléments pris à tous les étages de la mythologie. Du reste, ces différentes couches mythologiques sont faciles à distinguer. A côté des véritables mythes naturalistes (la mort de Siegfried et de Balder, la lutte de Beowulf et de Grendel, Freyr et Gerda, le marteau de Thor, le collier), nous trouvons de nombreux mythes étiologiques (la procréation des trois races d'hommes par Rig, le mythe scalde de la boisson des poètes); d'autres ont déjà tourné au conte (le voyage do Thor chez Utgardloki); quelques-uns sont allégoriques; d'autres sont déjà evhémérisés dans le récit lui-même qui nous les livre. Cependant il arrive que les éléments anciens se mêlent aux conceptions modernes, en un indéchiffrable amalgame (Yggdrasil). Du reste, c'est ici que les mythologues à l'esprit inventif peuvent se donner le plus librement carrière et que les chercheurs sérieux rencontrent les problèmes les plus embarrassants. L'empire franc a lui-même exporté vers le Nord des histoires et des idées. C'est de là que viennent les sujets de presque toutes les légendes
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héroïques des poèmes de l'Edda. On est également tenté d'expliquer par ces influences franques la position prédominante d'Odin chez les Scaldes Scandinaves. En tout cas nous en savons moins là-dessus que sur les influences anglaises et irlandaises. Quoiqu'il en soit, et quelque importance qu'on attache à ces influences franques et celtiques 1 de l'Europe occidentale sur la mythologie Scandinave, on peut rester assuré historiquement de l'existence d'un fonds païen germanique.
§ 138. — Le culte et les moeurs.
Nous ne réunirons pas ici les innombrables renseignements que nous possédons sur le culte et les usages de l'antiquité germanique, sur les bois sacrés, les temples et les idoles, les prêtres, les sacrifices et les fêtes, la divination et la sorcellerie. Nous nous contenterons de mettre en lumière quelques traits généraux particulièrement caractéristiques. Le paganisme germanique n'a jamais eu de rituel développé avec textes liturgiques, calendrier de fêtes et clergé spécial. La religion ne s'était pas cantonnée dans un domaine à elle ; le culte était mêlé à tous les actes de la vie publique et privée ; les formes religieuses pénétraient la vie de la tribu et de l'État, le droit et les mœurs. D'après Tacite, les gens de la même tribu tiennent dans les bois sacrés des réunions consacrées aux affaires publiques; en certains endroits se trouvent aussi des sanctuaires d'alliances amphictyoniques. Chez les peuples Scandinaves et jusqu'à une époque relativement récente, les temples sont de même des centres politiques, par exemple, les sanctuaires de Lethra à Seeland et d'Upsala en Suède. De même encore en Norvège, chaque district a son temple particulier et en Islande l'étendue des juridictions se confond avec celle des diocèses. Nous voyons, chez les Germains de Tacite, chez les Anglo-Saxons et dans les pays Scandinaves, que les prêtres avaient un pouvoir judiciaire et une influence politique; d'après l'historien romain ils ont le droit de punir velut deo imperanti; chez les Anglo-Saxons, ils n'avaient pas, à vrai dire, le droit de porter des armes et ils ne pouvaient chevaucher que des juments, mais ce Coifî, qui donne le premier l'exemple de l'abandon des dieux païens, était certainement un seigneur très respecté; en Islande les Gods étaient à la fois des chefs et des juges, et, même après la disparition du paganisme, ils conservèrent une grande influence à titre de légistes. Le prêtre germanique était ainsi mêlé à toute la vie publique; ses fonctions sacrées n'étaient pourtant pas un monopole; nous voyons aussi des rois et des Jarls offrir des sacrifices, et nous ne voyons trace nulle part d'une caste sacerdotale fermée, qui aurait exercé un pouvoir particulier. Les sacrifices étaient également étroitement unis aux différents événe1. Voir l'article important de E. Mogk, Kelten und Nordgcrmanen im 9. und 10. Jahrhundert, ap. Jahresbericht des Realgymnasiums zu Leipzig, 1896.
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ments de la vie publique. Tacite nous dit que les Semnones se réunissent dans leur bois sacré pour célébrer un sacrifice humain solennel. Plus tard nous voyons encore des rassemblements religieux ou politiques {Thirig), accompagnés de sacrifices, souvent mantiques. Des événements extraordinaires, comme une guerre ou une famine, requièrent des sacrifices mantiques ou expiatoires. Quand Olaf Tryggvason voulut briser la résistance au christianisme il annonça aux Jarls païens, en guise de menace, que l'on serait forcé d'offrir en sacrifice les têtes les plus hautes aux dieux irrités si l'on revenait aux vieilles croyances. A part ce que Strabon nous dit des Cimbres, nous ne savons que par la littérature Scandinave comment se célébraient les sacrifices germaniques. Mais le vie populaire, les coutumes agricoles et pastorales, les croyances et les usages relatifs au temps de Yule, aux 12 nuits (de Noël à l'Épiphanie) où les spectres sont lâchés à travers le monde, à la Walpurgis (1? mai), à la Saint-Jean (24 juin), à la Saint-Martin (11 novembre), nous ont conservé une bonne partie du paganisme. Nous voyons combien la vieille religion et la croyance aux esprits s'étaient incorporées à la vie. Sans doute nous ne sommes pas en présence d'un calendrier rituel, fixé par des prêtres ; nous avons vu que les Germains n'en avaient pas. On ne peut même pas dire que les tribus Scandinaves célébraient toutes les trois grands sacrifices annuels dont parle Snorre, pour les semailles, la moisson et la victoire. Certaines fêtes avaient un cycle plus vaste, comme celles d'Upsala, célébrées tous les neuf ans par de grandes hécatombes. Les éléments mantiques et magiques abondent dans l'ancienne religion germanique ; c'est là, croyons-nous, un de ses traits essentiels. Tacite nous dit déjà que c'est une des principales fonctions des prêtres d'expliquer les signes; les devineresses comme la vierge des Bructères, Velleda, jouent un rôle important. La mantique des signes, auspicia sortesque, existait concurremment avec l'introspection prophétique. Il en fut de même plus tard. Les signes étaient nombreux : ils étaient donnés par les hennissements de chevaux (d'après Tacite), les oiseaux, les chaudrons des sacrifices (Strabon en parle déjà), les tirages de sorts, etc. Des idées mantiques se retrouvent dans différentes ordalies et surtout dans l'usage aussi bien mantique que magique des runes. Les rêves ont aussi une grande place dans la littérature Scandinave. La sorcellerie n'était pas moins répandue, comme en témoigne le grand nombre des formules magiques transmises par la littérature et le folklore. Les dieux eux-mêmes dans l'Edda sont de grands sorciers. Nous voyons dans la légende de Thorwald, par exemple, jusqu'à quel point étaient enracinées les pratiques magiques : un évêque chrétien convertit un païen en exorcisant par l'eau chaude une pierre (ou une idole) dans laquelle résidait un esprit mantique. Partout, dans le monde germanique, nous rencontrons la sorcellerie. Grimm a fait une extraordinaire moisson de superstitions relatives à la botanique et à la minéralogie magiques, d'incantions et de légendes; il y a de la magie au fond des coutumes symboliques du culte des arbres et de la moisson que Mannhardt a
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recueillies, et d'un bon nombre des traditions qui survivent encore aujourd'hui chez le peuple des campagnes. S'il nous est possible de tracer quelques-unes des grandes lignes du culte, reconnaissables dans toute l'étendue du domaine germanique, nous ne pouvons en faire autant pour la piété et la moralité. Comment pourrionsnous connaître la vie intérieure de peuples qui ne nous parlent pas directement par leur littérature? Le paganisme germanique n'a pas atteint le stade de la réflexion morale. Les traits principaux relevés par Tacite sont une vénération profonde de ce qui est divin, une pureté de mœurs qui se manifeste particulièrement dans la haute estime qu'on accorde à la femme, le caractère sacré des lois de l'hospitalité; il y a malheureusement une ombre : c'est le penchant à l'ivrognerie. Dans l'Edda, les aphorismes du Havamal enseignent la circonspection, la prudence dans les rapports avec les hommes; les devoirs envers l'hôte sont mis au premier plan. Les sagas et les mythes des épopées et des poèmes louent le courage et l'intelligence; les biens les plus désirés sont la victoire, la gloire, la richesse. Quant à la vérité, tantôt on la prêche, tantôt on admire la ruse et même la perfidie. Au moyen âge, on considéra en Allemagne la loyauté comme la principale vertu de l'homme, la douceur et la générosité comme les principales vertus du prince ; nous voyons là l'idéal païen se mêler aux idées des premiers siècles chrétiens. On remarque dans les épopées une forte disposition au fatalisme, que nous trouvons également à l'époque des Vikings : partout la puissance du destin joue un rôle, aussi bien dans le Héliand que dans la littérature anglo-saxonne : une des idées principales de l'épopée comme des sagas est que l'homme ne peut éviter sa destinée.
§ 139. — Les dieux et la croyance.
On a beau s'évertuer pour faire descendre les dieux germaniques d'âmes ou de démons, il est indéniable que les plus anciens documents nous montrent de grandes figures divines : Tacite en connaît plusieurs, les unes avec Yinterpretatio romana (Mercure, Hercule, Mars), les autres sous leurs noms indigènes (les frères Alcis, Nerthus). Les anciens Germains ont, bien entendu, pratiqué le culte des âmes et des esprits de la nature, mais ils adoraient surtout de grands dieux. Les dieux germaniques ont été sans aucun doute des dieux de la nature; tels étaient déjà les trois dieux naturalistes que César attribue aux Germains, Sol, Vulcanus, Luna, qu'il est assez singulier de ne pouvoir plus, ou presque plus, identifier aux divinités germaniques que nous connaissons. Parmi ces dernières se trouvent celles du vent, du tonnerre, du ciel, du feu et de la terre. On ne peut manquer de reconnaître les principales figures de la mythologie naturaliste dans les mythes innombrables, souvent fragmentaires, souvent même bien déformés des épopées et de la littérature Scandinave : mythes du soleil, des saisons, de la mort de la
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nature, du ciel et de la terre. Il faut remarquer que la mer joue un rôle important dans les mythes des Germains du Nord, comme dans Beowulf et dans l'épopée de Hilde-Gudrun. Si l'on dit que presque tous les dieux germaniques représentent la vie de la nature, il ne faut pas cependant entendre par là que ce sont de véritables personnifications des forces naturelles; ce qu'ils représentent dans la nature n'apparaît même pas toujours très clairement. Avant tout les Germains considéraient leurs dieux comme les divinités de la tribu ou du peuple. Les trois tribus principales, les Ingœvons, les Herminons et les Istawons avaient leurs héros éponymes (Tacite, Germ., 2), dans lesquels on croit pouvoir reconnaître soit les dieux principaux Freyr, Thvaz, Wodan, soit le seul Tiwaz sous trois formes différentes. Les Hermundures adoraient Mars, les Cattes Mercure (Ann., 13, 57); on trouvait le culte d'Isis chez une partie des Souabes [Germ., 9), les Semnones avaient le culte sanglant du regnaior omnium deus (Germ., 39), les Naharvales adoraient les deux jeunes dieux Castor et Pollux (Germ., 43), et le culte de Nerthus réunissait tous les ans sept tribus parentes et leur imposait une trêve de Dieu (Germ., 40). Tout ce que le livre de Tacite nous apprend se trouve confirmé; mais il ne faudrait pas croire qu'un seul dieu était adoré à l'exclusion des autres; chaque tribu, chaque peuple avait son dieu principal; les Souabes étaient appelés Cyuvari (serviteurs de Zio) et les Frisons adoraient Forsete (dont le sanctuaire se trouvait dans l'île d'Helgoland), comme le garant du droit. Les dieux sont souvent aussi les fondateurs des familles princières. Nous connaissons la répartition des dieux sur toute l'étendue du monde germanique par les noms de lieux et de personnes. Nous savons ainsi que Thor était le dieu principal de la Norvège, Freyr celui de la Suède. La lutte bien connue des Ases et des Vanes, dans la mythologie Scandinave, se rapporte très probablement à cette répartition géographique, ou mieux encore ethnographique, des dieux. Les Vanes, Njord (apparenté à Nerthus), Freyr, Freya sont les dieux des tribus ingœvonnes qui les introduisirent en Suède. Sans doute toutes ces conjectures ne sont pas absolument prouvées ; il est difficile d'expliquer par exemple pourquoi Freya est placée si loin derrière Wodan dans les généalogies anglo-saxonnes. Quelques savants veulent faire de ces luttes de dieux des mythes de la civilisation et des mythes éthiques. Les Vanes seraient les dieux paisibles de la fécondité, de la richesse, de la paix, en opposition avec les Ases plus rudes. Mais telle n'est pas l'idée qu'on se faisait de ce contraste. Sans doute, Freyr est le dieu qu'on adore avec des symboles et des attributs phalliques, mais à Upsala il est placé à côté d'Odin et de Thor. Du reste, on ne peut pas dire grand'chose du caractère éthique des dieux germaniques. Ils ont bien quelques fonctions morales, puisqu'ils veillent à la justice dans l'assemblée populaire, mais aucune idée éthique n'entre dans la formation de leur personnalité. La poésie artificielle des Scandinaves a introduit la première les idées de haute morale, d'ordre universel, de renouvellement total. En général le caractère personnel de ces dieux est
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très peu développé, la poésie eddique elle-même n'a donné de traits un peu typiques qu'à un petit nombre de figures divines. Ainsi Odin est le sage par excellence, c'est un grand magicien; Thor est le brave guerrier, l'adversaire acharné des géants; Loki, le rusé compagnon, devient petit à petit le diable; Balder, le doux favori des dieux, le dieu martyr, est essentiellement passif. Passons à l'examen de quelques divinités. Le Wodan allemand ( Wuota n), que Tacite appelle Mercure, sans doute parce qu'il le compare au dieu principal des Gaulois, appartient en particulier aux Istœvons et plus tard aux Francs. On ne le trouve presque nulle part dans l'Allemagne du Sud, mais il apparaît au premier plan dans les tables généalogiques et dans les noms propres anglo-saxons; la légende généalogique des Lombards en fait aussi mention. Dans le Nord, nous l'avons rencontré dans la trinité d'Upsala; pourtant, à l'origine, Odin n'y est pas indigène. Il est impossible de faire dériver d'un trait principal de son caractère tous les attributs, toutes les fonctions et tous les mythes de ce dieu. Son nom le désigne déjà comme le dieu du vent; plusieurs détails de sa physionomie semblent indiquer qu'il est un dieu de la mort. Sans doute ces deux fonctions ne s'excluent pas : la chasse sauvage et l'armée de fantômes seraient la multitude des morts qui passent à grand bruit dans les airs. La difficulté est d'admettre qu'un dieu du vent soit la divinité suprême; l'hypothèse de Mogk, qui croit que Wodanaz était à l'origine un adjectif, épi thète du dieu du ciel, est dénuée de preuves. Si l'on se rejette sur l'autre face du caractère de Wodan, dieu de la mort, d'autres difficultés surgis sent. Il faut songer, entre autres, que Wodan est un'dieu de fécondité et de la moisson. Il est certainement le dieu du ciel dans la légende lombarde. De toute manière, de nouvelles attributions se sont sûrement greffées sur son caractère primitif, ce qui arrive souvent, il est vrai, aux grandes divinités ; il est par conséquent difficile à définir. La forme qu'il prend plus tard dans l'Edda ne nous révèle pas sa signification primitive, et elle n'est pas même un pur développement du caractère qu'il avait à l'origine. Plusieurs mythes de l'Edda, entre autres celui de la suspension à l'arbre secoué par le vent, sont difficiles à comprendre Du reste Odin est ici le prévoyant et le sage, le sorcier et le voyageur qui change souvent de forme, celui qui connaît les runes, le dieu des scaldes, le seigneur des batailles qui reçoit les braves dans le Valhalla. Les deux figures les plus récentes d'Odin doivent être l'Odin dieu suprême du ciel, le père de tous les hommes, qui dirige la course du monde, et l'Odin évhémérisé, roi d'Asgard, qui émigré d'Asie dans les pays du Nord. Un grand nombre de chants de l'Edda et plusieurs contes du Gylfaginning parlent de Thor, le grand dieu du tonnerre. Il appartenait à la Norvège et à l'Islande, mais les Allemands le connaissaient aussi sous le nom de Donar. La signification naturaliste de Freyr et de Balder n'est pas aussi claire; les deux noms signifient Seigneur; on considère généra1. Voir L. Duvau, Journal des Savants, 1901, p. 584 et suiv.
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lement Balder, le dieu resplendissant, comme un dieu du soleil. Nous avons déjà vu que le dieu du ciel Zio, Tiwaz, était très probablement à l'origine le dieu principal ; nous le retrouvons sous les noms de Irmin, Er, Saxnot. Il occupe une place bien moins importante dans la mythologie Scandinave où il est le dieu de l'épée, Tyr, l'Ase qui n'a qu'une main. Parmi les autres figures de la mythologie Scandinave, il y en a qui ont été créées pendant la période des Scaldes sans exister réellement dans le culte ou dans le mythe ; ce sont des fictions poétiques ou généalogiques. Il y a d'autres dieux cependant à qui il faut accorder une plus grande importance que la situation inférieure qu'ils occupent ne le laisserait supposer. Tel Heimdall, le dieu resplendissant de la lumière, « à qui partout appartient l'aurore, le commencement » (Uhland), et qui lutte tous les jours avec Loki pour le Brisingamen, le joyau mystique de Freya; tel encore Hônir, qui fut certainement jadis une divinité plus importante, probablement proche parente de Heimdall ; tel surtout Loki (et son doubl e Lodur), le dieu du feu, dont le nom, qui signifie : « Celui qui termine », n'est peut-être pas primitif. Ses mythes sont un tissu de constructions artificielles et d'idées primitives qui ne sont pas encore expliquées, malgré des tentatives méritoires. Pour plusieurs de ces dieux : Balder, Heimdall, Loki, on n'a pas la preuve qu'ils aient eu un culte. Les grandes divinités à qui l'on offrait un culte étaient avant tout Wodan, Donar et Freyr chez les peuples Scandinaves. A ces dieux sont accouplées des déesses ; elles sont si peu individualisées qu'on les a toutes considérées comme des formes sous plusieurs noms, d'une seule déesse de la terre, la terra mater dont parle Tacite. Plusieurs faits prouvent que cette hypothèse n'est pas bonne. Hel est déesse du monde souterrain. Frija (Frigg), l'épouse d'Odin, est certainement surtout une déesse de l'air ou du ciel. De même dans leurs fonctions principales, dans les rapports qu'elles ont avec la naissance et la mort, avec les semailles et la moisson, avec le filage et le tissage, les déesses ne sont pas du tout déesses de la terre ou ne le sont que d'une façon très indirecte. En tout cas leur individualité est si peu marquée qu'il est très difficile ou même impossible de décider si Rinda, Gerda, Menglod dans l'Edda; Perchta, Holda en Allemagne; les déesses que l'on trouve à côté de Frija dans la deuxième formule de Mersebourg, et plusieurs autres formes indépendantes ou accessoires, sont les noms d'une seule déesse ou de divinités de moindre importance. La deuxième hypothèse est vraisemblable. Quant au culte des déesses, nous trouvons l'énigmatique Isis adorée chez les Souabes (Germ., 9), Tamfana chez les Marses (Ann., 1,51), et surtout Nehalennia sur le Rhin inférieur : on a retrouvé des autels et des inscriptions qui lui étaient consacrés. La Freya Scandinave est celle dont la personnalité s'est le plus développée; c'est probablement une création des Scaldes qui donnèrent une forme féminine à Freyr et composèrent sa figure avec les traits des autres déesses. Les Valkyries appartiennent de même à la poésie Scandinave ; ce sont les vierges des batailles qui donnent la victoire. Les Nornes qui exécutent les arrêts du destin ont la
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même origine. Il est bien difficile de séparer dans ces formes divines les traits modernes des anciens. Si on tente de les rajeunir, on ne doit pas oublier que les Valkyries ont des devancières dans les Idisi allemandes, et que l'idée d'une puissance dispensatrice des destins ne peut guère être une simple fiction postérieure, sans racines dans la croyance populaire. De la « mythologie inférieure », nous laissons de côté tout ce que le monde germanique nous présente sans doute avec une rare abondance et un singulier développement, mais qui diffère peu de ce que nous trouvons partout, à savoir le culte des eaux et des arbres, la croyance aux âmes et aux esprits, la possession, les sorcières, les loups-garous, les revenants. 11 y a partout des résidences des âmes (montagnes des morts) ; les esprits des morts revêtent une infinité de formes, par exemple celle de souris (les tours des souris : qu'on se rappelle la légende du preneur de rats de Hameln). Dans les pays Scandinaves on considérait l'âme (fylgja) comme la compagne de l'homme. Les vampires (Alp, Mare) et les loupsgarous, chez les peuples Scandinaves les Berserker, appartiennent aussi au cercle des idées animistes. La chasse sauvage ou l'armée des spectres, la vieille armée, la troupe des morts qui chevauchent dans les airs sont plus particulièrement germaniques, sans doute elles ne se rattachaient pas à l'origine à Wuotan, dont plus tard elles formèrent la suite. Mais il nous faut signaler les géants et les nains; ils apparaissent continuellement dans les contes populaires et dans les mythes de l'Edda. Les géants (Jotnen, Thurse, Hunnen, Ente) représentent dans l'Edda la vieille famille des dieux, à laquelle les Ases sont souvent alliés. Nous ne pouvons cependant pas les considérer comme les dieux détrônés d'une époque antérieure; les traces qu'on a cru trouver d'un culte des géants sont extrêmement faibles. Le caractère de ces personnages est brutal et sauvage, leur colère (jotunmodr) est redoutable, ils montrent leur force physique en lançant des pierres énormes et en déplaçant des montagnes, ils ont en horreur l'agriculture et se retirent partout devant elle. Les géants ne sont pas représentés comme des êtres au caractère absolument méchant ou à l'apparence horrible; souvent les géants ont des épouses admirablement belles; ils sont loyaux et, en général, de bonne composition. Les anciennes lois gardent l'empreinte de leur sagesse (Mimir; les Nornes aussi sont des filles de géants) ; ils sont habiles dans l'art de bâtir. Nous ne pouvons énumérer ici tous les géants des eaux, de l'air, du fer et do la terre que l'on trouve en Allemagne dans les mythes et dans les contes. Mais il nous faut préciser le rôle qu'ils jouent dans la mythologie de l'Edda. Ce rôle est surtout important dans la cosmogonie : les géants sont les premiers êtres, le monde est sorti du corps du premier géant, Ymir. Les géants ont de fréquentes disputes avec les Ases; Thor en particulier est leur ennemi; par contre Odin leur demande souvent conseil. L'opposition n'est pas fortement marquée, et dans l'eschatologie les géants n'occupent qu'une place très inférieure. Il ne faut pas en effet
1. K. Weinhold, Die Riesen des germanischen Mythus, 1858.
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attribuer plus d'importance à leur parenté avec Loki qu'aux liens qui les unissent également à d'autres dieux. On s'est trompé également quand on a voulu trop marquer l'opposition des géants et des Ases, et y voir quelque chose comme le dualisme de la force brutale de la nature et de l'ordre intellectuel. Certains de leurs caractères auraient pu être interprétés ainsi, mais ni les contes allemands ni la mythographie de l'Edda n'ont compris la lutte des géants et des Ases comme Hésiode et Eschyle ont fait de celle des Titans et des habitants de l'Olympe. Les elfes, les lutins, les nains quels que soient les noms généraux ou particuliers qu'on leur donne, appartiennent bien moins que les géants au système mythologique, mais ont des racines bien plus profondes dans la croyance populaire. L'Edda connaît leur adresse, ils ont fait le marteau de Thor, le vaisseau de Freyr et bien d'autres admirables travaux. Quelques strophes intercalées dans la Voluspa racontent comment ils ont été créés et donnent une liste de noms de nains répartis en trois groupes. Mais l'Edda s'occupait moins des nains que des géants; il en est autrement de la croyance populaire. Nous avons des preuves certaines d'un culte des nains ; le mot Alfablot désigne le sacrifice qu'on leur offrait, et récemment encore, il subsistait, dit-on, en Suède des « autels des elfes », où l'on offrait des sacrifices pour les malades. Les elfes n'occupaient pas seulement l'imagination; on les sentait près de soi dans la vie quotidienne; ils jouaient en petit le rôle de la Providence. Une explication générale qui convienne à toutes les sortes d'elfes est impossible. Quelques-uns sont étroitement liés aux choses de la nature, d'autres ont des noms comme Heimchen (grillon), qui font penser aux âmes des morts. Il n'est pas possible de classer tous les elfes dans l'une ou l'autre de ces catégories. Grimm a partagé les différentes sortes d'elfes en trois groupes : les elfes clairs (Liôsalfar), gris ou bruns (Dockalfar), et noirs (Svartalfar). Ces derniers sont les nains, ils vivent sous terre, où ils veillent sur des trésors, ils craignent la lumière et se rendent souvent invisibles à l'aide d'un manteau ou d'un chapeau magique. Du reste il existe une foule de familles d'elfes et de nains qu'il est plus ou moins facile de classer dans la même catégorie : gnomes, trolls, trudes, elfes des eaux (Mûmmelchen, ondines, nixes), qui attirent les hommes vers l'abîme sans qu'ils puissent résister, elfes domestiques (kobolds, lutins et, parmi ceux-ci, Puck, Rûpel, Claus, etc.). Nous connaissons individuellement par les contes beaucoup de nains et d'elfes : Oberon, Pilwiz, Laurin, Riibezahl, Hanz Heiling, etc. Leur caractère est souvent aimable et gracieux. On les appelle le peuple silencieux, les bons enfants, les gens paisibles, Liuflingar, Huldre; les elfes de couleur claire sont toujours brillants et beaux. Mais parfois ils sont dangereux, leur regard donne la mort; ils volent les enfants et met1. Les matériaux innombrables de cette étude sont épars dans les recueils de folklore. Parmi les mythologues, Thorpe et J.-W. Wolf (Beitrdge, II, 228-349) les ont excellemment utilisés. L'introduction détaillée, Irische Elfenmârchen (1826), des frères Grimm reste encore très remarquable; on y voit combien clans cette tranche du folklore, Germains, Celtes et Slaves se touchent.
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tent de petits démons à leur place; ils envoient aux dormeurs des cauchemars. Quelquefois ils sont malveillants par méchanceté pure, quelquefois par taquinerie, mais la plaisanterie finit souvent mal; il arrive qu'ils demandent aux hommes de les aider, par exemple pour assister des elfines en couches. Il est souvent question d'unions entre des hommes et des elfines ; qu'on se rappelle les histoires de Mélusine et de l'Ondine ; nous ne pouvons plus considérer comme étant d'origine païenne le touchant épisode de cette dernière histoire, où nous voyons l'elflne se cramponner à l'homme pour obtenir une âme immortelle. Le thème de la retraite des elfes, dont plusieurs histoires racontent la fuite, a fait dire qu'ils avaient conscience de la fin de leur empire anéanti par le christianisme. Dans le détail il reste beaucoup à trier, si loin que l'on ait déjà poussé le travail de rassemblement et de classification.
LES CELTES1
§ 140. La branche celtique de la famille indo-germanique était répandue à l'origine sur tout l'ouest de l'Europe. Nous rencontrons les Celtes des deux côtés des Alpes (Gallia cis- et transalpina), dans tout le pays qui s'étend du Rhin à l'océan Atlantique et même sur beaucoup de points de la rive droite du Rhin, en Suisse, etc., comme en témoignent encore aujourd'hui les noms de lieux. Les difficiles problèmes relatifs à la démarcation géographique entre Celtes et Germains, et aux expéditions celtiques dans le sud de l'Europe ont été étudiés notamment par Miillenhoff. L'archéologie préhistorique s'occupe des questions non moins obscures qui se posent au sujet des populations dont nous possédons les tombeaux, les ossements, les ustensiles, les édifices en pierres, les vestiges de toute sorte retrouvés dans les cavernes et dans le lit des fleuves. Il ne nous est cependant pas permis de regarder sans plus ample informé comme celtiques ces populations primitives. Nous avons à parler ici de deux contrées : la Gaule et les Iles Britanniques ; César connaissait déjà les rapports historiques qui les liaient
•1. BIBLIOGRAPHIE. — On trouvera beaucoup de documents réunis dans la Revue Celtique (depuis 1870) et dans plusieurs revues d'archéologie et de folklore. L'ouvrage de A. Holder (Altceltischer Sprachschatz) sera, une fois terminé, un guide indispensable. Le travail de H. Gaidoz (Esquisse de la religion des Gaulois, dans YEncyclop. des sciences religieuses de Lichtenberger) est sommaire, mais intéressant. — Consulter en outre : J. Rhys, Celtic Britain (Soc. prop. christ, knowl., 1884); Hibbert Lect., 1886; Celtic Folklore, 1901. —■ W.-G. Wood-Martin, Pagan lreland, an archaeological sketch, 1895; — H. d'Arbois de Jubainville, Cours de littérature celtique, surtout II : Le cycle mythologique irlandais et la mythologie celtique, 1884, III-IV; — Les Mabinogion, traduits par J. Loth, 1889; Lady Charl. Guest avait déjà traduit le Mabinogion en anglais (1877) ; — Kuno Meyer and A. Nutt, The voyage of Bran son of Febal (1895, Grimm libr., n. 4); — A. Nutt, Studies on the legend of the holy Grail (Folkl. Soc, 18S8). — Poulies relations entre Celtes et Germains, voir H. Zimmer, Keltische Deilrage (Z. f. d. Alt., XXXII, XXXIII, XXXV.)
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l'une à l'autre. Nous ne pouvons pas cependant réunir en une image commune les renseignements que nous possédons sur ces deux pays. Les écrivains romains 1 nous donnent des détails assez abondants sur la religion des Gaulois ; ce qui compte surtout est la description brève, mais substantielle, de César. A ces documents viennent s'ajouter d'innombrables inscriptions de l'époque romaine, où se lisent les noms d'une foule de divinités indigènes et leurs épithètes ; il est vrai que nous ne savons souvent pas, en lisant ces inscriptions, si nous avons affaire à un dieu celtique, germanique ou romain. L'étude des noms et le folklore nous fournissent aussi des renseignements, en Bretagne particulièrement. — César dit que le dieu principal des Gaulois est Mercure ; à côté de lui on trouve Apollon, Mars, Jupiter, Minerve; Dispater est l'ancêtre du peuple. Les noms romains peuvent indiquer à peu près le caractère et les fonctions principales des dieux gaulois ; cependant Apollon est, chez César, surtout un dieu de la médecine. Sans doute nous aimerions savoir jusqu'à quel point cette interpretalio romana est correcte : les attributs de Mercure, qui préside aux arts, aux voyages et au commerce, ne conviennent pas à un dieu suprême. Quelques vers de Lucain donnent des noms de dieux indigènes; ce sont Teutates, Esus, Taranis; mais rien n'autorise à regarder ce groupe comme une trinité suprême. Le nom de Teutates fait penser aux Teutons que l'on a récemment proposé de regarder comme des Celtes ; le nom d'Esus (Aes) se retrouve dans les familles divines d'Irlande; clans Taranis et son marteau, les uns ont voulu voir le dieu du tonnerre, les autres Dispater. Les inscriptions donnent en outre une foule d'épithètes indigènes : Mercurius Dumias et Arvernus, dont la parèdre féminine est Rosmerta; Apollo Borvo (Bourbon), Grannus (aquse Granni, Aix-la-Chapelle) ; la plupart sont sans doute purement géographiques. Nous trouvons dans ce panthéon des dieux des forêts et des arbres, des montagnes, des fleuves et des sources : Dea Abnoba (Forêt Noire), Dea Arduinna, Vosegus; des inscriptions sont consacrées aux sex arboribus, Falis dervonibus; à des fleuves, Sequana, Icaunus (Yonne); à des sources, Dea Cluionda, Dea Adonna. Les Matres (Matronse et quelquefois Malrœ)2, celtiques sans aucun doute, que l'on adorait par groupes de trois dans toute l'Europe occidentale, sont certainement des déesses locales. Ce sont des déesses protectrices; on croit les retrouver dans les dames blanches et dans plusieurs bonnes fées. Le sacerdoce des druides est au premier plan dans la religion gauloise. Plusieurs écrivains anciens, comme Timagène (chez Ammien), font remonter la philosophie des druides à Pythagore, et croient, comme l'ont fait des chercheurs plus modernes, que les druides avaient revêtu une philo1. César, B. G., VI, 13-W; Lucain, Phars., I, 445 et suivants; Pline, Hist. Nat., XVI, 95, 249-151, cf. XXIV, 103 et suivants, XXIX, 52 et suivants, XXX, 4, 13; Diodore de Sicile, V, 31; Ammien Marcellin, XV, 9; Strabon, 197 et suivants; Tacite, Annales, XIV, 30, Histoires, II, 61, IV, 54. 2. Consulter l'article de M. Ihm dans le Myth. Lex. de Roscher, 31° liv. On y trouvera un relevé des inscriptions qui leur sont consacrées et une revue de la bibliographie.
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sophie secrète de symboles au sens profond. Gaidoz, au contraire, les compare aux prêtres des races sauvages et réduit leur science à « un peu de physique amusante ». L'étude des sources ne permet pas de se prononcer pour l'une ou l'autre de ces opinions. Les druides formaient un clergé organisé dont le centre était à Carnutum. Leur chef était choisi parmi eux. Ils ne formaient pas de caste héréditaire, mais se recrutaient parmi l'élite des jeunes gens. Diodore et Ammien citent les noms de trois ou quatre catégories ou degrés de la hiérarchie druidique. César ne les connaît pas, mais mentionne les privilèges nombreux sur lesquels reposait l'influence des druides. Cette influence était avant tout politique. L'Eduen Divitiacus, qui vint à Rome en ambassadeur et en ami, et que connut Cicéron, était un druide; plus tard, Tacite cite plusieurs druides qui poussèrent à la lutte contre Rome. Ils n'allaient pas eux-mêmes à la guerre et étaient dispensés d'impôts; ils avaient le droit d'infliger des châtiments, pouvaient frapper d'interdit ceux qui leur résistaient et les empêcher de prendre part aux cérémonies sacrées. Le culte était sanglant; on sacrifiait aux dieux des hommes, surtout des malfaiteurs. Une cérémonie caractéristique est décrite par Pline : les druides, revêtus de robes blanches, coupaient le gui sur les chênes, avec une faucille d'or, à la clarté de la lune, ils le recueillaient dans un linge et en préparaient un breuvage qui guérissait les maladies. Nous ne nous occuperons pas ici de la profonde signification symbolique que de nombreux savants attribuent à cette cérémonie. Le gui se retrouve souvent dans les croyances populaires et dans les usages des races européennes. Les druides se livraient aussi à des pratiques mantiques et exerçaient la médecine. Ils s'occupaient surtout de l'éducation de la jeunesse, lis l'initiaient à une doctrine transmise oralement en vers et qui n'était pas fixée par écrit; il fallait jusqu'à vingt ans d'étude pour la posséder. Cette doctrine aurait fait une place à la cosmologie et au mouvement des astres (César) ; le dogme central paraît avoir été celui de l'immortalité. De même qu'on donnait aux morts ce dont ils pouvaient avoir besoin, on faisait aux vivants des prêts remboursalbes dans l'autre monde. Les druides enseignaient aussi la migration des âmes et faisaient de cette doctrine un aiguillon pour la vertu et un remède à la crainte de la mort. L'attitude que les Romains adoptèrent vis-à-vis des druides changea singulièrement au cours des temps. César s'appuya sur les druides en lutte contre les equiles. Mais après la victoire, l'attitude des conquérants se modifia. Les équités gaulois trouvèrent des places honorifiques à Rome, tandis qu'on s'efforça de détruire l'influence des druides indigènes sur le peuple. La persécution eut donc des motifs politiques, nullement religieux. Les Romains sans doute ressentaient fortement la cruauté et la grossièreté du culte druidique. Lucain en témoigne par les termes dont il traite Teutates, sanguine diro placatur immitis, Esus, horreus feris allaribus, Taranis, ara non mitior Scythicœ Dianœ. Les Romains devaient interdire de semblables sacrifices humains, et briser ainsi l'influence poli-
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tique des druides. Tibère suslulit druidas et hoc genus vatum medicovumque (Pline); Suétone dit même que Claude penilus abolevit la religion des druides. La civilisation romaine fit donc reculer le celtisme en Gaule. Le christianisme, d'autre part, se répandit d'assez bonne heure dans les îles Britanniques ; il était déjà établi en Irlande, le pays le plus purement celtique, vers l'an 400. On partage en général les Celtes des îles Britanniques en deux grandes catégories : la branche irlandaise ou goidelique, et la branche bretonne, à laquelle appartiennent les Kymris ou Gallois, et aussi les habitants de l'Armorique, de l'autre côté de la Manche. Les Celtes des îles Britanniques nous ont laissé une littérature très étendue. Je pense plus ici aux sources irlandaises qu'aux ouvrages latins comme ceux de Gildas, De excidio Britanniœ (vers 560), le livre « qui fit entrer le celtisme dans la littérature du monde » de Nennius, Historia Britonum, ouvrage du ix° ou du x° siècle, qui a soulevé d'ardentes contro e verses. A partir du v siècle, l'Irlande fut un foyer de civilisation, on y étudia la littérature classique à une époque où la connaissance du grec avait presque disparu du reste de l'Europe occidentale ; au vu0 siècle, les Irlandais sont à la tête de la civilisation, et ils étaient encore les maîtres les plus recherchés dans les écoles de l'époque carlovingienne. Cette civilisation irlandaise était, bien entendu, classique et chrétienne; elle a cependant conservé un assez grand nombre de légendes indigènes et les a développées plus tard, en particulier à l'époque des Vikings, quand elle fut en contact avec les Danois et les Normands. Les manuscrits de Dublin qui contiennent cette littérature (Book of Ulster, Book of Leinster) et qui n'ont été vraiment exploités que pendant ces quinze dernières années, ne remontent sans doute pas plus haut que le xne siècle, mais ils dérivent directement de sources chrétiennes qui doivent être plus vieilles de plusieurs centaines d'années. Ces manuscrits contiennent toutes sortes de textes : grammaire, jurisprudence, histoire (annales et généalogies), récits poétiques. Il ne faut pas, par crainte de l'évhémérisme, méconnaître les souvenirs historiques que peuvent renfermer les légendes, comme le fait Rhys, par exemple, qui transforme en un dieu du soleil la figure historique du poète Taliessin (xiu° siècle). La part de l'histoire plus ou moins altérée, est certainement considérable dans les deux cycles principaux de récits irlandais : celui de l'Ulster dont Conchobar mac Nessa et Cuchulin sont les héros, et celui de Munster, plus moderne, qui chante Finn et Ossin. Mais il y reste toujours un noyau de mythes naturalistes. Zimmer a également montré dans ces légendes la présence d'une certaine quantité d'éléments germaniques. La conservation, à l'état pur, de la mythologie païenne n'est nulle part moins vraisemblable que chez un peuple comme le peuple irlandais, qui s'est assimilé, pendant de nombreux siècles d'éducation classique et chré1. A. Ebert, Allgerneine Geschichte der Litteratur des Mittelalters im Abendlande bis zum Beginn des XL Jahrhunderts (3 vol., 2° édit., 1889).
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tienne, tant d'éléments étrangers. Les légendes se sont souvent inspirées de Virgile, d'Ovide ou de la Bible et des traditions chrétiennes, sans parler des souvenirs historiques. Les mythes primitifs en forment cependant le noyau, très rarement visible, il est vrai. Je ne me permets pas de décider ce qu'il faut penser des Tuatha Dé Danann, de leur lutte avec les gigantesques Fomore, de Nuada à la main d'argent, de la mère des dieux. Anna, des familles divines de Aes Trebair et de Aes Side, de Partholon et des Firbolg, les colons et premiers habitants de l'Irlande, de la bataille de Mag-Tured, etc. Les systèmes mythologiques de Rhys et de d'Arbois de Jubainville font l'effet d'essais trop hâtifs, échafaudés sur des documents que la critique n'a pas encore rendus vraiment utilisables. Il faut s'abstenir pour l'instant de toute caractéristique générale du paganisme irlandais. On peut voir combien l'étude dans le détail est difficile par les intéressants travaux de Nutt sur Ylmrama, récits de voyages maritimes (Maelduin, Bran = Brandan) du moyen âge irlandais, où l'on trouve, sur l'au-delà et le pays des dieux, bien des indications pour lesquelles la littérature et le folklore universels fournissent une infinité de parallèles suggestifs. On trouve encore beaucoup de légendes et de mythes irlandais dans un recueil qui remonte à l'époque de la colonisation irlandaise (goidelique) du pays de Galles. On donne à cette collection le nom de Mabinogion ; il est contenu dans un manuscrit du xiv" ou du pv0 siècle, le red book oj Bergest, trouvé au Jésus Collège d'Oxford. Plusieurs des sujets préférés par les conteurs du moyen âge remontent à ce Mabinogion, qui jouent aussi un grand rôle dans la littérature du xixc siècle : Peredur (Parcival), la Dame du Lac, Tristan et Yseult, Artus. Ces récits représentent la contribution principale des Celtes à la littérature générale, et à ce titre ils sont intéressants même lorsqu'ils n'ont pas de valeur pour la connaissance du paganisme celtique. Du reste, les Celtes apparaissent comme une race richement douée au point de vue poétique, et ce caractère est fortement marqué aussi bien dans les contes et les traditions du folklore que chez les grands hommes qui sont sortis des peuples où le sang celtique est pur : ils comprennent mal la vie pratique, mais sont doués d'une vive imagination. Le génie celtique cependant n'a pas réussi à s'incorporer dans des conceptions religieuses autonomes.
1. On pourra se renseigner sur la grande influence des sujets celtiques sur la littérature du moyen âge en lisant les beaux livres de G. Paris, La poésie au moyen âge. 2 vol., 1885, 1895; La littérature française au moyen âge, 1883.
�INDEX ALPHABÉTIQUE
Ablutions, 270, 280, 2S3, 401, 405, 548. Allégories, 244, 304, 306. Alliance, 222. Ame, 9, 18, 32, 103, 356, 359, 300, 305, 384, 419, 420, 472, 509, 572, 582, 635, 640, 655, 698. Amulettes, 17, 18, 33, 54, 50, 66, 99, 106, 118, 161, 198, 342, 402, 417, 527. Ancêtres (Culte des), 10, 18, 35, 45, 40, 57, 63, 64, 67, 194, 199, 326, 340, 445, 457, 494, 499, 594, 597, 014, 623, 662. Anges, 204, 228, 248, 294. Animaux (Culte des), 14, 18, 55, 64, 82, 84, 86, 92, 90, 172, 179, 320, 405, 424, 445, 487, 496, 599, 622. Anthropophagie, 488, 534. Ascétisme, 26, 27, 47, 67, 213, 293, 297, 300, 317, 348, 302, 304, 368, 408, 417, 421, 420, 428, 478, 557, 564, 566, 569, 043, 644, 659, 604. Astres (Culte des), 111, 129, 150, 133, 221, 263. Astrologie, 128, 253, 645. Athéisme, 291, 317, 301, 365, 369, 382, 633. Aumônes, 281, 393, 394, 472. Autel, 20, 142, 183, 199, 338, 461, 494, 507,521, 528, 542, 543, 547, 595. Bain, 338, 399, 423, 501. Baptême, 402. Bénite (Eau), 66, 340, 540. Bois sacrés, 169, 180, 494, 507, 542, 022, 080, 692. Boisson (des dieux), 326, 335, 447, 401, 402, 504. Calendrier, 24, 20, 155, 553, 590, 013, 674, 693. Castration, 144, 173, 627. Célibat, 56, 57. Cérémoniales (Lois), 42, 65, 217, 222, 232, 244, 280-282, 412, 443, 480, 591. Chamanes, 35, 44. Chant, 17, 40, 07, 423, 491, 540, 012.
Chapelet, 299, 309, 393, 402. Chasse infernale, 331, 685, 696, 697. Châsses, 63, 64, 66. Chevelure (Sacrifice de la), 181, 184, 543, 548. Chiliasme, 474, 475. Ciel, 18, 35, 44, 57, 345, 382, 420, 457, 572. Cf. dieu du ciel, seigneur du ciel, reine du ciel. Cloches, 402. Communautés religieuses, 547, 552, 562, 508, 004, 646. Communion (avec les dieux), 534, 545, 565, 644. Communisme, 478, 479. Conducteur des âmes, 383, 455, 473, 500, 527. Confession, 393, 395, 463, 470, 562. Consécration, 17, 338, 392, 430, 560, 562, 564, 505, 509, 579, 585, 003, 642, 044, 059. Cosmogonie, 24, 20, 30, 37, 40, G3, 111, 113, 120,132, 139, 142, 148, 150. Cf. œuf, mariage cosmogonique. Couleurs (sacrées), 08. Couvents, 27, 57, 300, 360, 393, 39S, 399, 402, 403. Circoncision, 14, 17, 18, 31, 184, 200, 244, 245. Crânes (Culte des), 33. Culte, 20, 07, 113, 116, 118, 144, 152, 154, 155, 168, 172, 182, 209, 220, 227, 239, 272, 395, 402, 422, 427, 456, 400, 461, 487, 494, 507, 540, 550, 595, 401, 007, 011, 621, 622, 624, 627, 633, 036, 642, 644, 657, 663, 080, 092, 702. Cf. arbres, astres, crânes, hauts lieux, domestique, locaux, lune, souverains, soleil, morts. Danse, 10, 21, 31, 46, 63, 173, 179, 184, 217, 337, 423, 491, 530, 533, 546, 612. Déluge, 24, 27, 133, 135, 136, 137, 158, Demeure des dieux, 30, 157, 159, 583. Demi-dieux, 451, 533, 537. 183, 561, 414. 503,
45
�706
INDEX ALPHABÉTIQUE 519, 520, 528, 530, 548-357, 596, 599, 001, 005, 612, 614-615, 622, 645, 601, 672, 692. Fétichisme, 10, 14, 18, 33, 82, 83, 85, 108, 109, 123, 183, 205, 254, 289, 320, 405. 408, 423, 487, 495, 023. Feu, 16, 30, 55, 142, 103, 334, 330, 337, 399, 461, 519, 540, 000, 010, 022, 094. Funéraire (Repas), 100.
Géants, 684, 698. Gouvernement de l'univers, 328, 453, 509,
Démons,' Si, 98, 133, 134, 137, 153, 162.
103, 326, 330, 340, 342, 445, 447, 458, 470, 509, 514, 538, 656. Descente (aux enfers), 146, 53G. Destinée, 24, 143, 159, 481, 483, 510, 570, 571, 575, 596, 663, 674, 694, 698. Diable, 326, 405, 447. Dieux, 10, 23, 25, 27, 30, 35, 37, 54, 62, 64, 81, 83, 109,120, 123, 129, 133, 151, 153, 109, 171, 174, 176, 177, 182, 196, 209, 218, 229, 233, 254, 257, 324, 320, 327, 335, 348, 407, 412, 447, 450, 489, 494, 490, 500, 501, 503, 515, 517, 508, 571, 576, 580, 583, 585, 587, 589, 591, 593, 028, 633, 637, 642, 644, 650, 070, 672, 673, 698, 701. Dieu du ciel, 315, 494, 522, 688, 096. Divinité (Notion de 189, 191, 202, 204, 20S, 219, 229, 290, 292, 295, 400, 413, 429, 573, 575, 581, 382, 030, 055, G63, 081. Dogmes, 295-297, 365, 379, 430. Domestiques (Dieux), 55, 67, 117, 199, 547, 595, 597, 636, 645. — (Culte), 500,518,545,547,600, 604,645. Droit et relations juridiques, 24, 31, 42, 44, 50, 53, 119, 277, 279, 281, 284, 343, 541. 553, 591, 604, 608, 011, 026, 602, 702. Dualisme, 18, 36, 40, 60, 92, 156, 161, 429, 435, 448, 450, 451, 457, 460, 47S, 481, 004, 688, 099.
Eau, 24, 97, 112, 131, 135, 102, 350, 352,
570, 574, 578, 584.
Groupes et couples (de dieux), 80, 90, 93,
94-90, 109, 110, 113, 129. 131, 133, 130, 138, 144, 149, 348, 413, 417, 505, 507, 517, 524, 529, 531, 593, 593, 024, 070, 693, 701.
Hauts lieux (Culte des), 109, 178, 180, 183,
199, 210.
Hênothéisme, 8, 11, 82, 323. Héros (Culte des), 54, 03-05, 408, 451, 499,
537, 021.
Héroïques (Légendes), 24, 38, 163-168, 408,
424, 444, 404, 494, 503, 521, 537, 022, 697. Cf. bénite. Eléments, 55, 113, 445, 453, 475, 494. Elfes, 326, 684, 699. Encens, 366, 546. Enfer, 37, 50, 57, 107, 105, 131, 290, 340, 378, 454, 457, 459, 473, 513. Epoques (saisons et jours), 46, 256, 281, 339, 393, 395, 443, 402, 553, 599, 000, 093, 694. Ermites, 297, 310, 348, 362, 392. Epreuves, 645, 659. Eschatologie, 231, 246, 263, 296, 346, 415, 446, 474-476, 691. Esotériques (Doctrines), 83, 98, 144, 304, 559, 500, 502, 632, 693. Esprits, 10, 17, 18, 23, 24, 27, 30, 32, 36, 37, 45, 56, 03, 128, 144, 103, 191, 201, 264, 295, 326, 407, 417, 445, 451, 456, 507, 594, 597, 671, 673, 684, 698. Eudèmonisme, 152. Evhémèrisme, 26, 88, 113, 407, 540, 599, 691, 696. Exorcisme, 460, 464, 538. Expiation, 337, 405, 469, 498, 529, 539, 552, 553, 555, 556, 563, 566, 574, 575, 600, 006, 008, 612, 614, 625, 638, 659, 693.
Fanatisme, 287, 306, 308, 429, 027, 063. Faute, 151, 152, 229, 573, 575, 091. Fêtes, 20, 37, 63, 05, 117, 130, 131, 139,
410, 483, 533, 617, 621, 681, 691. 232, 239, 392, 477, 659, 671. Hiérodules, 144, 140, 332, 333, 344. Hiêrogamie, 33, 44, 494, 517. Hymnes, 73, 70, 77, 118, 121, 132, 139, 141, 145, 148, 150, 319-322, 324, 352, 423, 448, 402, 472, 533, 547, 501,
Hiérarchie, 55, 116, 184,
247,
138, 332, 569.
Idoles, 11, 18, 25, 26, 36, 54, 86, 114, 117,
102, 109, 170, 173, 183, 197, 205, 325, 396, 399, 403, 412, 415, 416, 451, 456, 487, 490, 495, 507, 520, 598, 637, 641, 658, 671, 673. Ile des bienheureux, 100, 105, 512, 537, 570. Immortalité, 45, 103, 108, 470, 470, 499, 537, 500, 572, 582, 035, 040, 050, 052, 702. Inspiration, 244, 534. Intermédiaires (Êtres), 228, 307, G50, 664, Interdictions alimentaires, 032, 645.
Jeûne, 18, 07, 152, 281, 338, 303, 365, 402,
130, 214, 422, 543,
152, 255, 424, 595,
428, 560, 561, 644.
Jeux, 488, 489, 554, 537-538, 615, 610-617,
625, 628, 637, 641.
Jours fastes et néfastes, 613. Jugement, 107, 137, 141, 237, 262, 296,
329, 446, 473, 475.
Lectisternes, 173, 593, 626, 628. Livres (saints), 39, 51-53, 02, 73, 75, 127,
'
140,147, 155, 180, 184, 200, 222, 250, 282, 307, 339, 306, 395, 400, 413, 425, 508, 518,
150, 222, 272-274, 295, 321, 370, 371, 400, 411, 428, 439, 441, 442-444, 025. Lacs (sacrés), 169, 183. Locaux (Cultes), 82, 85-S8, 120, 123, 129, 132, 177, 487, 489, 523, 530. Loi, 209, 217, 222, 224, 230, 232, 248, 271, 280-284, 319, 435, 469, 541, 551, 576, 577, 584. , _ Lumière (Dieux de la), 109, 131, 130, 142,
�INDEX ALPHABÉTIQUE 145, 162, 323, 332, 456, 523, 529, 601, 696. V. aussi soleil (dieux du). Lunaires (Dieux), 02, 131, 136, 173, 180, 33b, 530. Lune (Culte de la), 10, 18, 55, 129, 131, 221, 074. Lutin, 071, 700. Magie, II, 17, 18, 20, 23, 24, 29, 33, 30, 38, 54, 50, 57, 68, 73, 77, 79, 82, 94, 101, 102, 104, 100-107, 128, 132, 133, 138, 141, 143, 148, 150, 153, 100-162, 332, 336, 340, 341, 388, 399, 400, 403, 404, 405, 418, 458, 459, 462, 464, 527, 53S, 549, 645, 660, 065, 674, 693. Maladie, 18, 118, 161, 332, 342, 458, 460. Malédiction, 342, 544, 547, 574, 575. Mantique, 30, 40, 46, 57, 67, 128, 153, 402, 488, 507, 508, 529, 534, 550, 578, 002, 610611, 622, 624, 627, 631, 645, 655, 664, 672, 680, 693, 702. Mariage, 548, 601. Médiateur, 422, 566. Mère des dieux, 144, 255, 518, 529, 627, 644, 657.. Messager des dieux, 142, 335, 454, 500, 520. Messie, 227, 241, 247, 249. Métempsycose, 50, 108, 292, 336-357, 359, 304, 385, 3S7, 420, 428, 431, 503, 568, 572, 582, 632, 660, 702. Moines, 56, 249, 297, 360, 389, 391-395-398, 402, 403, 408. Monde, cf. ordre, période, image. Monisme, 317, 350, 359, 419, 583. Monothéisme, 11, 19, 23, 27, 44, 81, 109, 113, 121, 125, 192, 195, 215, 233, 243, 244, 257, 279, 295, 325, 430, 484, 493, 510, 565, 569, 575, 656, 659, 002, 089. Morale, 42, 44, 49, 52, 53, 55, 50, 58-60, 65, 100, 118, 272, 278, 282, 299, 307, 322, 343-344,366,379,388-391,398,425, 445,467, 469, 488, 515, 570, 572, 577, 579, 583-585, 028, 631, G34, 039, 650, 032, 004, 093. Mort, 14, 18, 19, 22, 29, 32, 56, 65, 94, 99107, 159, 103, 185, 195, 31G, 344-346, 351, 459, 460, 466, 470, 498, 499, 511-513, 548, 572, 596, G46, 052, 698. Morts (Rites relatifs aux), 32, 57, 68, 99103, 1G0, 185, 303, 344, 438, 448, 403, 470, 507, 548, 597, 672, 702. — (Culte des), 15, 101-103, 123, 140, 156, 255, 326, 471, 487, 497, 498, 507, 550, 597, 604, 614. — (Dieux des), 87, 89, 91, 95, 122, 141, 145, 447, 456, 496, 507, 520, 524, 696, 697. — (Empire des), 30, 32, 30, 104, 159-160, 345, 511, 520, 596. Musique, 65, 68, 116. 156, 173, 183, 200, 337, 402, 423, 491,533, 540, 561. Mutilations, 17, 172,'657. Mystères, 323, 349, 427, 526, 558, 579, 582, 585, 642, 644, 649, 651, 658, 664, 667. Mystique, 297-301. Mythologie, 26, 30, 137, 140, IG4-1G8, 335, 348, 374, 407, 412, 416, 445, 448, 513, 519, 532, 539,565, 571, 573, 617, 649, 665, 671, 677, 682, 685, 691, 095,
707 196, 488, 622, 704.
Nains, 684, 699. Naissance, 500, 548, 697. Naturalistes (Cultes), 19, 30, 33, 35, 54, 123,129, 1G9, 171, 176, 210, 221, 325, 445, 494, 503, 598, 622, 670, 695. Nécropoles, 95, 100, 130, 142, 159. Nombres (sacrés), 30. 37, OS. Numen, 591, 594, 596, 602, 671. Œuf (cosmogonique), 30, 37, 111, 112, 348, 353, 564. Offrandes, 490, 545, G08, 022. Oracles, 199, 273, 489, 491, 508, 517, 523, 528, 530, 551, 575, 577, 044, 045, 655, 657, 667. Orages (Dieux des), 26, 62, 138, 141, 331332, 537, 688. Ordalies, 19, 64, 693. Ordres (religieux), 213, 300, 300, 390, 392, 408. Organisation du monde, 44, 49, 52, 384, 454, 514, 573, 592, 695. Orgies, 181, 426, 533, 562, 627, 661. Orientation, 140, 543. Panthéisme, 78, 81, 95, 122, 297, 317, 325. 355, 505, 644. Paradis, 164, 296, 306, 404, 429, 473. Passion (La), 351, 359, 301, 380, 387, 573, 652. Péché, 344, 357, 303, 390, 439. 469, 565, 585, 652. Pèlerinage, 424. Pénitence, 352, 427, 465, 563, 566. Pênitentiels (Psaumes), 151. Père des dieux, 134, 149, 327, 505, 522. Périodes (du monde), 26, 27, 304, 378, 379, 382, 402, 448, 474, 481, 513. Pessimisme, 119, 230, 31G, 355, 362, 380, 386, 514, 566, 570, 580. Phallicisme, 31, 62, 63, 67, 174, 183, 417, 422, 488, 533, 698. Philosophie, 58-60, 291-293, 349-352, 358303, 368, 398, 418-420, 507, 509, 570, 580583,580,G29,631-635,647-657,664,665,067. Pierres, 16, 19, 36, 63, 170, 183, 197, 204, 254, 405, 423, 424, 493, 023, 027, 662. Piété, 118, 152, 202, 208, 246, 250, 308, 317, 369, 400, 409, 421, 435, 488, 511, 541, 547, 585, 001, 640, 657, 662, 664. Plantes (sacrées), 326, 342, 344, 445, 702. Pont (infernal), 296, 473. Polythéisme, 11, 81, 125, 151, 177, 196, 655, 664. Possession (Possédés), 67, 161, 460, 537, 698. Prédestination, 288, 291, 421.
�708
INDEX ALPHABÉTIQUE Seigneur du ciel, 129, 134, 149, 177, 178. Serment, 37, 275, 455, 507, 508, 522, 546,
Prêtreê, 18, 46, 56, 60, US, 122, 132, 143,
148, 134, 184-199, 317, 330, 334, 338, 348, 381, 437, 441, 400, 507, 529, 544-545, 560, 607-613, 671, 693, 701. Prière, 46, 65, 118, 151, 153, 154, 280, 329, 337,348,403,460,462,470,507, 547, 620. Procession, 55, 65, 67, 100, 116, 117, 173, 177,201, 402, 413, 423, 491, 543, 547, 555, 556, 559, 561,587, 597, 606, 615, 624, 645, 661 Prophètes, 206, 215, 262, 295, 304. Prostitution, 181, 185, 210. 456, 532. Pureté (Purifîcalions), 24, 36, 55, 67, 143, 155, 162, 232, 282, 338, 344, 351, 435, 446, 463-464, 405, 470, 542, 544, 540, 555, 500, 563, 564, 001, G07, 009, 014, 038, 642, 645, 658.
Réconciliation, 235. Rédemption, 202, 235, 349, 351, 359, 361,
584.
Serpent, 18, 26, 55, 64, 19S, 403, 424, 449,
490, 527, 597, 671.
Sociétés secrètes, 19, 31, 300, 659. Soleil (Culte du), 18, 28, 55, 81, 87, 88,
121, 129, 221, 430, 044, 000-661, 063, 674,
694.
— (Dieux du), 63, 88-90, 94, 96, 109, 130, 136, 130, 141, 144, 178, 181, 328, 333, 413, 529, 658, 696. Sorcières, 20, 32, 161, 326, 342, 458, 698. Sources (sacrées), 109, 183, 494, 523, 622. Supplications publiques, 025.
Spiritualisation des dieux et des mythes,
366, 369, 379, 381, 388, 421, 566. Reine du ciel, 139, 149. Repas, 46, 155, 473, 544, 547, 006,018, 640. Religieuses, 394. Reliques : 378, 390, 399, 402, 403, 543. Rémunération, 50, 100, 223, 290, 329, 357, 382, 403, 512, 572, 575. Rémission des péchés, 151, 233, 236. Repos (Jour de), 395. Résurrection, 231, 247, 248, 296, 475. Revenants, 29, 160, 320, 671, 698. Rêves, 46, 67, 119, 135, 150, 153, 165, 509, 517, 529, 537, 579, 646, 693. Révélation, 290, 295, 319, 323, 439, 480, 565, 655. Roi des dieux, 131, 139, 149, 328, 331, 411, 504. Rois (Culte des), 28, 45, 63, 64, 97, 120, 587, 637, 640-641, 663. Sacrifices, 18, 24, 36-37, 46, 50, 65, 67, 115, 118, 142, 146, 152, 155, 183, 196, 199, 233, 322, 336, 338-341, 413, 423, 460, 401, 470, 472, 498, 503, 542, 545-548, 561, 590, 006, 008, 009, 014, 623, 659, 663, 660, 093. Sacrifices humains, 7, 23, 20,40, 117, 123, 155, 183, 210, 221, 340, -343, 427, 488, 497, 529, 531, 545, 555, 023, 693, 792; cf. chevelure. Saints, 297, 309, 390, 400, 402, 059, 661, 662. Secrets (Cultes), 410, 412, 418, 426, 427, 665.
80, 81, 82, 84, 85, 108, 113, 504, 540, 594, 629, 631, 633, 635. Symboles, 25, 32, 38, 63, 65, 66, 85, 130, 141, 142, 149, 153, 170, 173, 174, 1S0, 197, 204, 209, 326, 417, 422, 424, 525, 520, 534, 535, 590, 642, 045, 058, Synagogues, 228, 240, 243, 244.
565, 108, 177, 490, 661.
Tabou, 17, 18, 30, 31. Tatouage, 18, 31, 425. Taureau (Culte du), 85, 90, 198, 214. Temples, 18, 20, 32, 46, 50, 54, 66, 88,
114, 115, 129, 131, 134, 143, 152, 169, 173, 210-211, 236, 243, 246, 255, 338, 367, 403, 423, 424, 428, 456, 461, 477, 507, 542, 596, 602, 603, 624, 620, 037, 041, 038, 007, 071, 692. Terre, 30, 35, 45, 84. 88, 112, 132, 135, 144, 158, 327, 454, 404, 503, 515, 695. — (Dieux de la), 453, 497, 517, 519, 527, 531, 594, 598, 680, 696. Théodicée, 570, 573, 578, 583, 651, 657. Théogonie, 62, 134, 157, 34S, 353, 407, 515517. Théocratie, 239. Tombeau, 99-101, 499. Totémisme, 16, 23, 31, 85, 194, 493, 571. Trinité, 418.
Universalisme, 0-7, 662. Universelle (Religion), 6, 243, 369, 479. Végétation (Dieux de la), 146, 497, 501,
155-520, 523.
Vœux, 367, 508, 008, 627.
�TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION A LA TRADUCTION FRANÇAISE AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR POUR LA SECONDE ÉDITION ALLEMANDE
V XLIX LVI
Liste des principales abréviations
CHAPITRE I
INTRODUCTION Traduit par
P. BETTELHEIM. 4. —
1. La science des religions, p. 1. — 2. Classification des religions, p. 2 bis. De quelques systèmes religieux, p. 9.
CHAPITRE II
LES PEUPLES DITS SAUVAGES Traduit par
P. BETTELIIEIM. 20.
3. L'Afrique, p. 13. — 4. Les peuples américains, p. Pacifique, p. 28. — 6. Les Mongols, p. 33.
CHAPITRE III
— 5. Les peuples du
LES CHINOIS Traduit par P. BETTELHEIM. 7. Littérature sacrée, p. 39. — 8. Ancienne religion chinoise (Sinisme), p. 43. -- 9. Vie de Confucius. Sa doctrine, p. 47. — 10. Le Tao-le-King de Lao-tse, p. 31. — 11. Le Taoïsme, p. 54. — 12. Les Philosophes, p. 58.
CHAPITRE IV
LES JAPONAIS Traduit par 13. Histoire et doctrine, p.
61. P. BETTELHEIM. 65.
— 14. Le culte, p.
V
CHAPITRE
LES ÉGYPTIENS Traduit par A.
MORET.
15. Avant-propos, p. G9. — 16. Les sources, p. 72. — 17. Diverses théories sur la religion égyptienne, p. 79. — 18. Les dieux de la religion populaire,
45.
�TABLE DES MATIÈRES 710 p. 84. — 19. La mort, la sépulture et l'autre monde, p. 99. — 20. Systèmes théologiques et cosmogoniques, p. 108. — 21. Culte et morale, p. 114. — 22. Esquisse de l'évolution religieuse, p. 120.
CHAPITRE VI
LES BABYLONIENS ET LES ASSYRIENS Traduit par C.
FOSSEY.
23. Remarques préliminaires, p. 124. — 24. La Babylonie. Sources de l'histoire de la religion babylonienne, p. 126. — 25. Évolution de la religion babylonienne. Culte locaux, p. 129. — 26. Formation du panthéon babylonien et développement postérieur de la religion babylonienne, p. 132. — 27. Les dieux supérieurs du panthéon babylonien, p. 133. — 28. Mardouk, p. 138. — 29. Les autres grands dieux du panthéon babylonien, p. 141. — 30. Les déesses babyloniennes. Istar, p. 144. — 31. Tammouz et la descente d'Istar aux enfers, p. 145. — 32. Assyrie. Centres de culte. Panthéon assyrien, p. 147. — 33. Hymnes et prières. Les idées générales de la religion assyro-babylonienne, p. 150. — 34. Le culte, p. 154. — 35. Création et Déluge. Cosmogonie, p. 156. — 36. La vie après la mort, p. 159. — 37. Incantations et Démonologie, p. 161. — 38. Légendes
divines et héroïques, p. 164.
CHAPITRE VII
LES SYRIENS ET LES PHÉNICIENS Traduit par
I. LÉVY.
39. Généralités, p. 169. — 40. La Syrie; les cultes suprêmes, p. 170. — 41. Phénicie. Sources. Caractère de la religion phénicienne, p. 175. — 42. Dieux et cultes locaux de la Phénicie, p. 178. — 43. Le culte et les croyances reli-
gieuses, p. 183.
CHAPITRE VIII
LES ISRAÉLITES Traduit par P.
44. BRUET.
Désignations et divisions historiques de la religion d'Israël, p. 186. — Jahvé, les origines de son culte, p. 190. — 46. Le religion primitive d'Israël, p. 193. —47. La coutume et le culte à l'époque prémosaïque, p. 197. — 48. Jahvé considéré comme Dieu libérateur et guerrier, p. 201. — 49. Jahvé roi et possesseur du pays, p. 205. — 50. Jahvé et la civilisation; syncrétisme et exclusivisme, p. 210. — 51. Le caractère moral de Jahvé : justice, amour, sainteté, p. 215. — 52. Le Jahvisme élimine les éléments païens. Le jugement, p. 221. — 53. La sainteté de Jahvé et de la communauté. La délivrance, p. 227. — 54. La communauté juive, p. 236. — 55. Judaïsme et hellénisme. La dévotion juive,
45.
p. 242.
CHAPITRE IX
L'ISLAM Traduit par
W. MARÇAIS.
56. État religieux de l'Arabie à l'apparition de Mohammed, p. 252. — 57. Vie de Mohammed, p. 259. — 58. Coran. Tradition et Fiqh, p. 272. — 59. La loi roligieuse de l'islam, p. 279. — 60. La lutte sur le dogme, p. 284. — 61. La dogmatique orthodoxe, p. 292. — 62. La mystique, p. 297. — 63. Les Chiites, p. 301. — 64. Situation actuelle de l'Islam, p. 308.
�TABLE DES MATIÈRES
711
CHAPITRE X
LES HINDOUS Traduit par
L. LAZARD.
65. Les Indo-Européens, p. 313. — 66. Le peuple et la civilisation de l'Inde, p. 315. — 67. Les Védas, p. 318. — 68. L'autorité des Védas, p. 322. — 69. Les dieux, p. 324. — 70. Les différentes divinités, p. 327. — 71. Le culte védique, p. 336. — 72. La magie, p. 341. — 73. La vie morale; la mort et l'au-delà, p. 343. — 74. Les castes. La vie sacerdotale. Les dieux des prêtres, p. 346. — 75. La doctrine des Upànishads, p. 349. — 76. Cosmogonie. Métempsycose, p. 352. — 77. Les écoles philosophiques, p. 358. — 78. Les Jaïnas et leur doctrine, p. 363. — 79. Caractère général du bouddhisme, p. 367. — 80. La littérature du bouddhisme, p. 370. — 81. Gotama Bouddha, p. 373. — 82. La doctrine bouddhique, p. 380. — 83. La communauté bouddhique, p. 391. — 84. Le bouddhisme dans l'Inde, p. 396. — 85. Le bouddhisme tibétain ou lamaïsme, p. 401. — 86. Le bouddhisme en Chine et au Japon, p. 403. — 87. Origine de l'hindouisme, p. 404. — 88. Les sectes et leurs écrits, p. 408. — 89. Les dieux et la théologie, p. 412. — 90. La vie religieuse, p. 421. — 91. L'influence de l'islam, p. 427. — 92. Le présent, p. 431.
CHAPITRE XI
LES PERSES Traduit par R.
GAUTRIOT.
93. Le peuple médo-perse, p. 433. — 94. Origine de la religion, p. 436. — 95. Littérature religieuse, p. 442. — 96. La religion iranienne avant Zoroastre, p. 444. — 97. Les dieux, p. 450. — 98. Le royaume du mal, p. 457. — 99. Le culte, p. 460. — 100. Purifications. Civilisation et mœurs, p. 463. — 101. La mort et l'au-delà. Eschatologie, p. 470. — 102. La religion sous les Sassanides et sous la domination musulmane, p. 476.
CHAPITRE XII
LES GRECS Traduit par P.
BETTELHEIM.
103. Les Grecs et leur religion, p. 485. — 104. Les sources, p. 490. — 105. Les cultes et les dieux les plus anciens, p. 492. — 106. Homère, p. 301. 107. Hésiode, p. 513. — 108. Les dieux, p. 517. —109. Les demi-dieux, les héros et les démons, p. 533. — 110. Les mythes, p. 538. — 111. Le culte, p. 541. — 112. Les oracles, les fêtes et les jeux, p. 550. — 113. Les mystères. L'orphisme, p. 558. — 114. La religion dans la philosophie et la poésie, p. 567. — 115. Pindare, Eschyle, Sophocle, p. 570. — 116. Le commencement de la décadence, p. 576. — 117. La religion et la philosophie, p. 580. — 118. La religion et la morale, p. 583. — 119. La période hellénistique, p. 585. ■
CHAPITRE XIII
LES ROMAINS Traduit par
L. LAZARD.
120. Remarques préliminaires, p. 588. — 121. Les sources, p. 590. —122. Les divinités des anciens Romains, p. 593. — 123. La religion de l'État, p. 602. —
�712
124. — 126.
TABLE DES MATIÈRES
Les collèges sacerdotaux, p. 607. — 125. Le calendrier et les fêtes, p. 613. Les légendes des origines, p. 617. — 127. Les époques de la religion romaine, p. 621. — 128. La fin de la république, p. 630. — 129. La réforme religieuse sous Auguste, p. 635. — 130. La religion pendant les deux premiers siècles de l'empire, p. 640. — 131. Les philosophes et les maîtres de morale, p. 647. — 132. Le syncrétisme religieux au commencement du m0 siècle, p. 657. — 133. La fin du paganisme, p. 662.
CHAPITRE XIV
SLAVES ET GERMAINS Traduit par P.
BETTELHEIM.
134. Les peuples baltiques et les Slaves, p. 669. —135. Les Germains. Observations préliminaires, p. 675. — 136. Les sources, p. 679. — 137. L'histoire, p. 688. — 138. Le culte et les mœurs, p. 692. — 139. Les dieux et la légende, p. 694. — 140. Les Celtes, p. 700. INDEX ALPHABÉTIQUE, P.
705.
�ERRATA
Page 88, — 104, — 113, — 120, n. — 125, n. — 127, n. — 128, — 128, — 131, — 131, — 133, — 138, — 156, — 178, — 181, — 182, — 184, — 187, — 206, — 255, — 272, — 312, — 360, — 363, — 363, — 364,
n. n. n n.
n. n. n. n.
lire Hâthor au lieu de Hâtor, ligne 15, — ce paradis? ce paradis 7 du bas, — dieux mâles, Nou dieux mâles Nou, 19, — roi ro 2, — 'ûl ou 'aldh. 'ûl ou 'aldh, — confirmation confirmatian, 3 du bas, — correspondent correspondant, 4 de la note, — proprement dite proprement dit 3 du bas, — l'épouse de Sin son épouse, 8-9, — NINGIRSOU N1N, GIR, SOU, 1 3-19, — dieu de la tempête... dieu du temps, 7 du bas, — qui s'abat qui souffle, — 2300 1300, 6 avantg 28 — car leurs car ses, 2, — éém Shém 18, — "Astart 'Astarté, — 174. p. 6, — yamîm yamém, 14, — Jahvisle Jahve'iste, — AUtest. Altest. 1, — 1, — Aç-Çafa — 19, du bas, — As-Safa — dernière ligne, — " ne s'estpas développée - s'est développée — 1, supprimer occidentale 1,-1, — Cette, — Notre 1, — 2, du bas, — Ann. de — Vorlrag 1,1, — 1881, — 1887 1, — Cette note, ainsi que p. 370, n. 2 p. 373, n. 2, et p. 383, n. 1, est de M. Marcel Mauss, à qui nous devons aussi la correction
introduite p. 375. au lieu de Ann. M. G. V. lire Ann. M. G., Y. 372, n. 3, ligne 5, — Fa-Hian, — Fa-Hien 373, n. 2, -4, 3, — Schlaginweit, — Schlagintweit 401, n, 2, — — 6-12, Le texte qui va de « Dans un cas » jusqu'à •< incarnation 408, de Vishnu » doit être placé entre guillemets (citation de Jacobi, Rdmàyana, p. 95). — 12 du bas, au lieu de Damesteter, lire Darmesteter 452, — 7, — Vahisha, — Vahista 453, — 21, — Mobed, — Môbed 477, 1 _ Rétablir ainsi la note : Pour Jane Harrison... Pandore est une 514, n. ; déesse de la terre et des morts (H. H.).
�714
ERRATA
Page — — — — — — — — — — — —
ligne 20, Lire : Il y avait, planté dans l'Ereohthéion, un olivier. 525, — 14 du bas, supprimer : qui devait disparaître. 529, — 4, au lieu de 59, lire 40 544, • action de grâces action de grâce, 547, 1, ■ c'est la disposition la disposition — 14 571, 15 14, — 6 du bas, 605, 4° 10° — n. 1, 040, son livre ses livres, — 7, 665, Slaves, Germains et Slaves et Germains 669, Titre du ehap. xiv Celtes supprimer R 669, n. 1, ligne 11, SShnlein Sôndlein, 670, — 5 du bas, de la Saussaye de la Saussaie, 676, note — 4 du bas, Lesdieuxetlacroyance — Les dieux; la légende. 694, Titre du § 139
�GODLOMMIERS rimerie
PAUL
BRODARD.
�
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1|Introduction à la teraduction française|6
1|Avant-propos de l'auteur pour la seconde édition allemande|50
1|Liste des principales abréviations|57
1|Chapitre I - Introduction|58
1|Chapitre II - Les peuples dits sauvages|70
1|Chapitre III - Les chinois|96
1|Chapitre IV - Les japonais|118
1|Chapitre V - Les égyptiens|126
1|Chapitre VI - Les babyloniens et les assyriens|181
1|Chapitre VII - Les syriens et les phéniciens|226
1|Chapitre VIII - Les israélites|243
1|Chapitre IX - L'Islam|309
1|Chapitre X - Les hindous|370
1|Chapitre XI - Les perses|490
1|Chapitre XII - Les grecs|542
1|Chapitre XIII - Les romains|645
1|Chapitre XIV - Slaves et germains|726
1|Index Alphabétique|762
1|Table de Matières|766