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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Questions de morale et d'éducation : conférences faites à l'école de Fontenay-aux-Roses
Subject
The topic of the resource
Education morale
Education
Description
An account of the resource
3ème édition
Creator
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Boutroux, Emile
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Charles Delagrave
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1899
Date Available
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2017-07-18
Rights
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Domaine public
Relation
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1 vol. en format PDF (152 p.)
Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
Text
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
MAG D 38 187
Provenance
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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���QUESTIONS DE MORALE
ET D'ÉDUCATION
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SOC!KTÉ ANONYME o'rnPRIMERIE DE V JLLEFRANCllE-DE-ROUlmOUE
Jules DAnoou."t , Directe ur.
I.U.F.M. Nord - Pas de Caitit.~
MédfJthèque Si~e de Douai 16·1, , u-a t..:'Esc ;ilarchin B.P. 827 58508 DOUAI Tt!. 03 27 s.:, 51 78 .
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��AVANT-PROPOS
Le présent volume est la réimpression, sauf quelques corrections de forme, de conférenr.es faites à l'école de Fontenay-aux-Roses en 1888, 1891, 1892, 1894, et publiées ces mêmes années par la Revi~e pédagogique. Ces conférences n'étaient, à dire vrai, que des causeries très familières, nullement destinées à la publication. Mais les élèves les ayant rédigées avec une intelligence et un soin parfaits, et leur travail ·ayant été soumis à ma revision, de leur collaboration avec le professeur est résultée peu à peu la matière d'un petit volume. On sait que l'école de .Fontenay a pour mission de former des professe-urs et des directrices d'écoles normales primaires. Les élèves y entrent vers l'âge cfo vingt ans et y passent au moins deux années. Elles sont au nombre de soixante-dix environ , réparties en sections des sciences et des lettres. Plusieurs enseignements sont communs: l'enseig nement de la littérature, de la psychologie, de la morale, de la pédagogie. Celte particularité est liée au principe qui
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AV,\Nl'-l'HOl'OS
domine lout le régime de l'école et suivant lequel Lous les enseignements y doivent concourir à l'éducation. L'éminent inspecteur général qui dirig·e l'ensemble des éludes avec lant de dévouement, de compétence, de tact et d'élévation de vues, soubailc qu'à côlé de l'enseignement rég·ulier les élèves en~endcnt, de temps en temps, sur des questions imporlanlcs en ellesmêmes indépendamment des examens, des expositions fa.iles par des personnes élrangères au personnel ordinaire de l'école, et propres, soit à compléter lèur instruclion générale, soit à cultiver en elles l'esprit de réflexion et de conduite morale. C'est appelé de la ~orle par M. P écaut que j'ai frailé à Foulenay de quelques queslions intér~ssant la morale et l'éducation. Quoique j'aie préparé ces entretiens en vue de l'auditoire auquel ils étaient destinés, je n'ai pas songé à faire subir à ma pensée une p 1 adaptation quelconque. Je ne - uis croire que l'habileté, si bien inLentionn6e qu'elle -soit, fasse partie d'une saine méthode d'éducation; et j'estime qu'à l'école comme dans la vie, une seule chose c-sl- digne · d'être oITerle à l'âme humaine : cc qu'en conscience on regarde comme vrai. . La question, à vrai dire, ne se pose goère clans une école telle que celle dé Fontenay, oi.1 les élèves ne sont plus des enfan ts et ont élé formées, par une direction si éclairée cl si libérale, à vivre de la vérité. Mais si l'on généralise le problème, si l'on se demande dans quel esprit on doit aborder, à l'école, les choses qui Louchent, non plus seulement àl'inslruclion,mais
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à l'éducaLion propremenL dilc, on ne pourra se dissimuler que la réponse comporlc des clifficullés. Jusqu'à quel poin"t avons-nous le droit, vis-à-vis d'enfants qni) nous sont élrangers, de nous faire proprement éducaleurs? Disposons-nous d'une doctrine suffisamment inconlestée, avons-nous l'aulorité nécessaire pour .jouer un pareil rôle? Ne peul-il pas arriver que ce que nous appelons nos principes se réduise à des opinions individuelles? Notre droit s'élend-il au delà de l'enseignement des faits, qui est proprement ce que les familles aLtendent de nous, et ce qui seul comporle un conlrôle çertain? Pouvons-nous éviLer ces qucsLions? Pouvons-nous dire que, seules, la subtilité ou la mauvaise foi les tiennent pom; délicaLes? - Une chose paraît incontestable. L'école n'a pas le tlroit de se désinLéresser de l'éducaLion. 11 est clair qu'elle exerce une influence sur le caractère comme sur l'intelligence. Puisque celte influence existe, il faut faire en sorle qu'elle soit bonne. Mais ici commence la difficulté. Selon une Lhéorie que nous ont léguée quelquesuns des plus beaux génies du siècle dernier, les lumières, à elles seules, en aITranchissant l'homme, le rendent nécessairement meilleur et plus heureux. L'école, à cc complc, pour remplir sa mission éducatrice, n'aùrait pas à envisager dans l'éducation une fin disLincle de l'instruction proprement dite. En poursuivant, comme pour lui-même, le progr/:ls de l'intelligence, en se plaçant exclusivement au point de vue de la science comme étude des faits et de leurs
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rapports, l'école pourrait se dire qu'elle travaille du même coup à cette culture de la volonté qu'également nous altendons d'elle. Il est douteux que le problème de l'éducation à l'é1/ cole puisse se résoudre aussi sommairement. Dès le/ · xvm• siècle, Rousseau se demande si le progrès intellecluel a nécessairement pour conséquence un progrès moral, et il soutient que, pour que la civilisalion ait cet heureux effet de tranformer un êlre mû par l'instinct en une personne raisonnable et libre, il faut qu'elle soit dominée par l'idée des fins morales de la nature humaine. Et, de fait, l'expérience comme le raisonnement semblent bien montrer que l'instruction est surtout un instrument dont on peut faire un bon ou un mauvais usage, comme de la langue, selon Ésope. Elle peut fournir des ressources à l'éducation, elle ne la conti ,nt pas. Celle-ci a ses principes propres et veut être poursuivie directement. Ne convient-il pas, dès lors, quo l'école soit ouvertement chargée, comme d'une mission double, et de l'instruction et de l'éducation, et emploie les moyens qui conviennent à chacune d'elles? La question sera vite résolue si l'on se contente de généralités vagues; mais elle paraîtra sérieuse et embarrassante à qui voudra la résoudre avec précision. Nous devons certes élever, et non pas seulement instruire; mais comment et dans quelle mesure? Il est clair qqe nous ne saurions nous attribue!' la mis- , sion de rendre la famille et la société inutiles, et de former à nous seuls la conscience de l'enfant. Nous
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ne disposons pas de moyens suffisants pour accomplir une pareille tâche; nous n'avons pas le droit d'y prétendre. Nous nous sentons forts, je le veux, de nos convictions, de notre volonté de bien faire. Mais qui nous dit que nos convictions ne font pas à d'autres l'elTet de fantaisies individuelles? Qui rions dit l que notre action ne sera pas taxée d'accaparement, d'oppression morale? A cela l'on répondra peut-être qu'il y a un moyen de légitimer et de rendre efficace ce maniement des consciences : c'est de le faire régler et sanctionner par les lois de l'État ou par telle autorité reconnue. Mais l'entreprise de modeler une conscience n'est pas moins contraire à l'idée de la dignité humaine, que ce soit l'État ou un individu qui la poursuive. La force ·dont dispose l'autorité publique peul même la rendre plus odieuse. N'y aurait-il pas cependant un moyen suprême d'échapper à ces objections? Ne s'évanouissent-elles pas, si l'on pose en principe que, sous aucun prétexte, l'action de l'éducateur ne doit tendre à opprimer la conscience, m·ais qu'au contraire il a pour mission 1 de créer des hommes ,capables de penser et de se conduire par eux-mêmes, ayant en eux, avec la règle morale et l'idée du devoir, la volonté de s'y conformer, par cela seul qu'ils se sentent libres? Comment l'éducation morale serait-elle une prise de possession des consciences, si ce qu'elle doit créer c'est proprement l'autonomie de la conscience? Ces formules demandent à être définies avec pré-
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cision, si l'on veut qu'elles soient aussi salulaires dans la réalilé .qu'elles paraissent salisfaisanlcs au point clc vue logique. Rousseau, on le sait, se rassurait sur le caraclère d 1absolutisme que présenlait, dans sa théorie, le pouvoir souverain, en se disant qu'ilnepouvait y avoir oppression là où il ne s'agit que de forcer les hommes à être libres. Il ne faudrait pas se tranquilliser de parli pris sur la légilimilé du maniement des consciences à l'aide de raisonnements analogues à celui de Rousseau. · _ crles, nous devons placer le terme de l'éducalion C dans celte idenlification de la volonté avec la loi, qui seule assure la pralique du bien el lui donne tout son prix. Mais celle fin même montre assez quel scrupule dans le choix des moyens s'impose à l'éducateur. En effet, pour que l'autonomie de la conscience soit vraie el morale, et non illusoire, il faut, d'une part, que la loi avec laquelle s'idcnlifie la volonlé ait un caraclère d'universalité aussi parfait que possible, el que, d'aulre part, la vol on lé conserve toute sa liberlé et toul son ressort. Mais combien il est à craindre que le genre d'autonomie que créera l'éduèaleur ne ressemble pas à celle-là! Est-il sùr qu'il s'en tiendra aux idées, aux lois vraiment universelles, qu'il renfermera son action sur l'âme de l'enfant dans de justes bornes, s'il s'atlribne pour mission propre de lui forger une conscience? Sa sollicilude même, le zèle avec lequel il enveloppera l'enfant et lui fera un milieu à souhait, ne risqueront-ils pas de se retourner contre lui? Et ne pourra- t-il pas arriver que, plus il travaillera
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à créer une personne auLonome, d'autant plus il inr
culque à l'enfanL sa propre personnalité? A son insp d'ailleurs; car il est surprenant avec quelle faci lil,é nous admeLlons que les autres pensent par eu~mêmcs, lorsqu'ils pensent comme nous. Il ne faul pas oublier que l'esprit de l'enfant est c~corc vide d'idées, el que l'opiniqn d'être quelqu'up. est pour lui Lrès séduisante. Sa passiviLé sera double, si à l'acLion naturelle de l'enseignement vous joignez la prescription de l'indépendance et de la personnalité. Il embrassera vos idées avec d'aulanL plus d'ardeur qu'il se verra aulorisé, engagé à les croire siennes. Il sera à peu près dans le cas de l'homme qui est sous l'empire d'une suggesLion, et qui s·e cro,it d'aulanL plus lui-même que sa volonLé a plus complètement fait place à celle d'autrui. · Tel est l'écueil auquel il faut éviter de se heurter; et le plus sC1r, à cet égard, sera toujours de n'aborder l'éducation de la conscience qu'avec une extrême ( discréLion. C'est aussi le parti le plus convenable. ( Car l'école ne doit pas laisser croire à la famille et à la sociéLé que celles-ci peuvent se reposer sur elle du soin d'élever leurs enfanLs. L'école y contribuer.a , certes, de touLes ses forces, mais à tiLre de collaboralrice, non d'éducatrice seule responsable. Il _ s'en faut d'ailleurs que, renfermée d" ans ces limites, elle soit réduite à l'impuissancè. Supposez les maîtres choisis, ·ainsi qu'ils doivqnt . l'êLre, avec le plus g-rand scrupule au point de vue moral. Déjà leur vie, leur personn~, leur honnêt~té
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professionnelle, chacun de leurs actes et chacune de leurs paroles, constituent un· enseignement moral 1rès efficace : l'enseignement par l'exemple. Mais cc n'est pas. tout. Entre l'instruction tenuè pour immédiatement et nécessairement moralisatrice, et l'éducation conçqe comme séparée de l'instruction, il y a un moyen terme : l'éducation par l'instruction. Or c'est là proprement ce qui appartient à l'inslilulcur public. Son rôle est d'instruire, non de prêcher : il n'en sortira pas. Mais parmi les matières de l'instruction, il en est qui se rapportent plus directement à la morale : il s'y attachera avec prédilection. Et qu'on n'objecte pas qu'en cet ordre de choses savoir n'est rien, faire est tout, et qu'il y a loin d'une leçon répétée sans faute à un effort pour pratiquer ce qu'on a appris. Tout, certainement, n'était pas paradoxal dans la célèbre doclrine de Socrate, suivant laquelle l'homme .qui possède véritablement la science du bien ne peut manquer de vouloir le faire. Toute science, sans doute, n'est pas efficace pour rendre l'homme meilleur; mais la science morale proprement dite est un important mobile d'action pour l'homme, et cela d'autant plus qu'il voit ses maîtres conformer euxmêmes leur conduite à leur enseignement. Mais en quoi doit consister cet enseignement de la morale? Visera-t-il à inculquer aux élèves un système dogmatique, considéré comme l'expression la plus parfaite de la vérité en celte matière? Loin de moi la pensée de déprécier les magnifiques spéculations d'un Arislo[e ou d'un Kant! Mais il s'agit ici de
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la vie, et non pas seulement de la pensée. Or, sans parler de la difficulté, pour des inteli1gences encore peu exercées, de comprendre ces savants systèmes, qui oserait attribuer à l'un d'erix une certiLude permettan~ d'en rendre l'enseignement obligatoire? On peut certes leur donner la forme démonstrative des mathématiques : on ne change pas pour cela la nature des principes sur lesquels ils reposent. C'est un fail indéniable que ces principes : devoir, bonheur, . dignilé, droit, liberté, plaisir, intérêt, solidarité, lutte pour la vie, existence sociale, égalité, existence nationale, sont tous plus ou moi.n~ dépourvus de l'évidence et de l'exactitude qui caractérisent les notions mathématjques. Aussi demeurent-ils debout les uns en face des autres, sans qu'aucun d'eux soit jamais assuré d'une victoire définitive. -Livré aux systèmes, l'enseignement serait obscur, prétentieux, abstrait, et sujet aux fantaisies ou au dogmatisme des individus. Faut-il donc s'adresser à la science proprement { dite et lui demander de déduire les lois de la morale, en partant de celles de la vie et de la sensibilité? Descartes l'a dit, lui qui pourtant souhaitait de constiluer une morale scientifique : la morale, ainsi ûntendue, ne peut venir qu'à la suile de toutes les aulres sciences. Son objet est le plus complexe de Lous. Tant que les autres sciences sont imparfaites, il · est prématuré d'aborder celle-là. On risque de se Lromper du tout au tout en développant avec conséquence des principes incomplets ou erronés. Cepena.
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dant il faut v1vre, et l'action n'altend pas. Force nous est de chercher ailleurs les maximes que la science, même la phis hardie, ne nous fait espérer que pour une époque très éloignée, et _ e suppléer à d l'évidence démonstrative par le sens pratique. Comment, en fail, procède chacun de nous pour déterminer les maximes morales sur lesquelles il réglera sa conduitè? Il me semble que c'est à celle question qu'il en faut venir, et qu'il est factice et illégitime d'imaginer pour l'école une méthode différente de celle qui, dans la vie réelle, est suivie par les honnêtes gens. . Or nous ne rég-lons pas d'ordinaire notre conduite sur un système métaphysique; surtout nous ne nous enfermons pas dans tel système déterminé. Encore moins nous piquons-nous de rig:ueur scientifique : car, à ce compte, de même que nous n_ous adressons à un ingénieur pour résoudre un problème de mécanique pratique, à plus forte raison devrions-nous consulter un déontologue de profession pour obtenir la solution d'un problème moral. Mais notre réflexion, sollicitée par la vie, par nos observations, nos conversations, nos lectures, nos connaissances, s'allache à certaines idées qui nous paraissent plus importantes, plus vraies, pl us belles, plus inviolables que les autres; et de ces idées nous nous composons une sorte , de code que nous jugeons mal d'enfreindre. Plus d'ailleurs nos connaissances et notre intelligence sont' développées, plus large est la base de notre morale, plus grand notre effort pour y mellre de l'harmonie
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et de l'unilé. Mais les maximes empruntées directement aux Lraditions et à la vie demeurent l'èssenLiel, et nous ne nous faisons pas faute de déroger à quelqu'un des systèmes qui s'ébauchent dans nolre esprit, quand il nous semble que telle maxime con.., Lraire possède, au regard d'une conscience délicale, une valeur supérieure. Il convient d'autant mieux de s'en tenir à celle méthode et de la préférer à l'enseignement dogmali, que de tel O\l tel système philosophique, que ces sysLèmes mêmes, comme ceux que chacun de nous se forme, ne sont, en fait, que Ju réflexion des grands esprits sur les notions morales dont vit l'humanilé. KanLle reconnaît, lui qu'on serait tenté de citer comme le (ype du pur spéculatif. Il part, nous dit-il, des notions morales communes. L'existence de la morale est ·pour lui un fait, comme celle de la science. Sa philosophie ne saurait viser à la construire, non plus qu'à construire les lois de la nature. Dans la C1·itique de la raison pure, il a expliqué comment la science est possible, c'est-à-dire intelligible : dans la C1·itique de la raison p1·atique, il réfléchit de même sur la morale telle qu'elle nous est donnée; et il en dégage, à la manière du chimiste, les éléments essentiel~, en les déterminant dans leur nature et dans 1 leur rôle. Les plus grands génies n'ont donc pas procédé, dans l'établissement de leurs systèmes de morale, autrement que le vulgaire. Il ne s'ensuit .d'ailleurs en aucune fa(;on que nous dcv ions tenir leur œuvr~
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pour inutile. Bien au contraire, nous leur demanderons <l'aulant plus de nous aider, selon la mesure de notre intelligence, à comprendre et à organiser les nolions morales communes, quand nous saurons que c'est précisément ce travail qu'ils ont eu en vue dans leurs sublimes constructions. Quel est au juste l'objet que nous devons nous proposer dans notre réflexion sur les idées morales , communes_ Ici encore considérons l'homme réel, aux ? prises avec les conditions réelles de l' exjstence. Les problèmes qui se posent devant lui ne ressemblent pas à ceux qui s'offrent au savant. Le savant se trouve en présence de plusieurs hypothèses possibles : il s'agit pour lui d'en retenir une en éliminant les autres. Un principe pur de toute contradiction interne es~ ce qu'il se propose d'établir. Mais dans la vie pratique il s'ag·it, au contraire, le plus souvent, de concilier des partis qui, logiquement, paraissent contradictoires. Pour y réussir, tantôt on prend un moyen terme, tantôt on cherche un terrain où s'atténuent les contradictions. Souvent on accepte une solution qui présente de réels inconvénients, parce qu'elle présente de plus grands avantages. L'homme d'action sait qu'en toute chose il y a du mauvais lié au bon, et il admet le tout en bloc, pourvu que le bon l'emporte, lorsqu'il lui est impossible de faire le départ. L'éducateur ne peut mieux faire que d'enseig·ner ce qui est en effet l'objet <le nos méditations dans Ia vie réeUe. Il recueillera les plus belles et solides ex. l)ressions de la conscience morale, et, à l'exemple de
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l'homme qui vit et agit au sein de la soci6lé, il en cherchera la conciliation. Il comprendra que la cilé qui a pu suffire aux Grecs ne suffit pas aux modernes; que ceux-ci voient aussi des choses bonnes en ellesmêmes dans la famille, dans la fraternité humaine, dans la science, dans la justice, dans le respect de la conscience, dans la liberté, dans le travail, dans l' égalité; et il imprimera dans les esprits la persuasion que la meilleure conduite est celle qui, parmi tanl de points de vue divers, concilie le plus d'intérêts el fait le moins de victimes. Il se défiera de l'idée peu pratique de l'absolu. Toutes les œuvres de l'homme sont déféctueuses par quelque endroit. Ne vouloir retenir que celles qui sont bonnes à tous égards serait les condamner toules. Mais cc rapprochement des idées les plus diverses ne risquera-t-il pas de n'être que désordrn et confusion? Attendra-t-on que l'harmonie s'y introduise d'elle-même, ou se réglera-t-on sur certains principes? Il faut, certes, se garder des constructions factices el individuelles; mais il n'est pas nécessaire d'y recourir pour pouvoir organiser dans une certaine mesure les idées morales. On a beaucoup médit de la méthode d'autorité. Elle esl sans usage dans la science; mais qui de nous s'en passe dans la vie? En l'absence d'un critérium matériel ou rationnel, qu'avons-nous ici de plus considérable que le long allachement de l'hu·m anité à certaines idées, la haute anliquité de telle maxime encorn vivante aujourd'hui, le témoignage d'un So-
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cralc, d'un Marc-Aurèle, d'un Pascal? L'homme verlueux, disait Aristole, est lui-même la règle et la mesure de la vertu. Et n'est-ce pas en effet un véritable critérium, que l'accord des intelligences humaines, et en particulier des plus sublimesintelligences, sur les fins qui conviennent à l'aclivilé de l'homme? Je ne suis donc pas dépourvu de guides; je trouve des principes directeurs, en entrant en communion ave~ les hommes en général et avec les plus grands pénscurs et hommes de bien de tous les temps. Peutêtre taule la sagesse en matière pratique se résume-t-elle dans la parole célèbre : « Je suis homme, et ne considère rien d'humain comme m'étant étranger. » Il serait étrange qu'un homme rejetât, sans en rien vouloir retenir, les idées et les sentiments qui ont créé l'humanité, qui l'ont dolée des biens et des aspirations auxquels elle est attachée aujourd'hui même. Combien n'est-il pas plus naturel, plus juste, et sans doute plus salutaire, de cheroher dans toutes les grandes manifestations de la nature humaine l'élément foncièrement humain qu'elles ne peuvent manquer de recéler, de Je recueillir pieusement et de le rajeunir en l'incarnant clans des formes nouvelles ! Souhaiterait-on de tirer des réflexions qui précèdent quelques conséquences positives immédiatement applicables à l'enseignement? Ces conséquences seraient les suivantes. La morale SC vit avant de s'enseigner; c'est par l'exemple qu'elle s'introduit tout d'abord à l'école. Dans son enseignement, le maître, en cette matière
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moins qu'en aucune aulre, ne saurait avoir le droit de donner carrière à son imaginalion ou à ses préférences individuelles. Il ne peut parler que sous l'idée de l'universel. Non seulement il aura égard à tous ses élèves et non pas seulement à quelques-uns, mais il parlera les fenêlres ouverles, de manière à ne dire que ce qui peut être enlendu de la sociélé tout enLière. Ce qu'il dit d'ailleurs ne s'impose pas à luimême moins qu'à ses audileurs. Il n'y a pas de maîlre devant la morale. A la queslion : pourquoi doit-on faire ceci et éviler cela? le maître ne connaît qu'une réponse, la seule en définilive que possède l'humanité : « Ceci est bien, cela est mal. » On n'élève pas les.enfants en leur apprenant à erg·oler sur le devoir. Le père de famille qui, à chaque inslant, est aux prises avec la réalilé, sait qu'une seule parole esl efficace : « Ceci ne se fait pas; il faut faire cela. » La force de celte parole réside dans l'égalilé de silualion où se trouvent devant -elle les grands et les pelils. Quant à savoir quelles sont les choses que l'on doit faire ou éviler, c'est ce que le maître trouvera occasion d'apprendre à ses élèves à propos de loutes les matières de l'enseignemen l. Le travail comme le jeu doit être dominé par des idées de devoir, de conscience el d'honneur; et, 1>ans prêcher en aucune façon, on peut aisément rappeler les enfants à l'observation conslanle de ces principes. Si d'ailleurs on considère certaines mali ères de l'enseignement, telles que l'histoire et la lilléralure, il est trop clair que, pour qui ne
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s'en lient pas aux mots et aux faits matériels, mais voit dans ces objets ce qui )es. constitue en e!Tet, à savoir les idées, les sentiments et les destinées de l'âme humaine, ils fournissent à tout propos des moyens d'instruction et de culture morales. Comme exercice plus directement approprié à celle culture, on peut recommander l'élude d'exemples ou de maximes remarquables, tirées de l'histoire et de la littérature. L'exemple est probablement le moteur moral luimême. Qui a fait le christianisme? Est-ce une théorie? Est-ce une vie? Les maximes sont la forme de la théorie qui se rapproche le plus de la pratique. Les stoïciens et les épicuriens, qui prétendaient que leur philosophie fût un genre de vie, la réduisaient en aphorismes. Leibnitz, pour mettre l'homme· en garde contre le psÜtacisme, qui répète les paroles sans en être touché et sans faire effort pour les mettre en pratique, aimait à répéter : « Penses-y bien et souviens-toi. » Ce précepte suppose que l'on a ùans l'esprit les idées sous forme de maximes. Et, de fait, quelle n'est pas la force d'une pensée revêtue de cette forme souveraine, qui la fixe pour l'éternité! Un long discours fera-t-il sur nous une impression plus profonde que ce vers de Corneille :
Un père est toujours père : Rien n'en peut effacer le sacré caractère?
Une maxime bien frappée se grave dans la mé-
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moire, nous revien~ constamment à l'esprit, s'assimile à notre substance par le charme de la forme comme par la richesse et la profondeur de l'idée, et devient insensiblement un mobile, un principe d'action, un élément de notre voloQlé. Ce serait donc déjà faire œuvre très utile, encore que simple et modeste, que de dicter chaque jour à ses élèves, tantôt le récit d'une belle action, tantôt nne maxime tirée du trésor religieux, moral, l_ ittéraire de l'humanité. Il serait intéressant pour le maître de choisir lui-même les uns et les autres, de les disposer dans tel ou tel ordre. Ces récits et maximes seraient appris par cœur et souvent répétés. Le maître les expliquerait avec soin, les rapprocherait entre eux, et, selon ses connaissances et ses facultés, en tirer~il la matière de réflexions plus ou. moins élevées et philosophiques. Un tel enseignement est à la portée des moins ambitieux et peut contenter les plus savants. Qu'ont donc fait les grands prédicateurs autre chose que d'expliquer des maximes de !'Écriture? Appuyé sur de tels fondements, l'enseignement de 1 la morale à l'école peut facilement échapper au reproche d'obscurité, d'abstraction, de sécheresse, de difflcullé, de fantaisie individuelle. Que la valeur morale \ des maîtres commande l'estime, qu'ils se sentent en possession de celte liberté d'action qui est la condition du bien et même du sentiment de la responsabilité, qu'ils enseignent d'ailleurs au grand jour,'soulenus par la sympathie et les conseils de leurs appuis naturels; et l'école ne faillira pas au devoir qu'elle a
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de contribuer, pour sa part, à l~éducation morale de la jeunesse. Elle lui transmellra les plus nobles leçor1s que nous ait léguées l'humanité : n'est-ce pas le meilleur moyen d'en faire des hommes? Les conférences que nous publions ont été conçues dans cet esprit. Elles ont pour objet, non d'enseigner dogmatiquement lel ou tel système, mais d'appeler l'allention sur les plus importantes idées morales impliquées dans notre civilisation. Ces types de la morale doivent d'abord être considérés en eux-mêmes, de telle sorte que l'on prenne conscience de leur affinit{ avec l'âme humaine. EL ce n'est que quand une fois on en est bien maîlre qu'on est en droit de se demander s'ils s'accordent ou se contrarient, s'il convient de choisir entre eux on de chercher à les concilier. A procéder de la manière inverse et juger des données moral~s d'après un système préconçu, on risquerait de laisser échapper de précieuses conquêtes de la conscience humaine et de violer la sublime règle si bien exprimée par le vers de Térence. Nos deux dernières conférences se rapportent spécialement à la pratique de l'enseignement et de l'éducation. L'idée qui les domine esl la suivante. Il convient de distinguer entre l'éducation et lapédagogie, prise du moins en un sens étl'Oit qui se rcncon~re fréquemment. L'éducation pure el simple va à son but sans artifice: par les moyens que suggère le bon sens, le , lacL, l'aITeclion, ou qu'enseignent l'observation et l'expérience. La pédagogie, chez plusieurs de ses
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représentants J~s plus célèbres, fait fi de ces procédés naturels, et s'ingénie à y substituer des méthodes savantes el artificielles. Volontiers elle voit dans l'enfant un êlre à part, un animal dont elle aurait mission de faire un homme, et que l'on peut d'aille~rs dresser . à son gré pourvu qu'on sache s'y prendre. Justifiant ! les moyens par la fin, elle admet des ruses et des mensonges salutairés, et elle s'admire dans ses inventions. A quoi bon créer une science nouvelle, ap- · puyéc sur plusieurs autres sciences, si c'est pour procéder comme le premier venu? C'est pourquoi la pédagogie don l je pade ne marche jamais droit, mais cherche toujours des voies détournées. Elle veut que l'enfant croie aller de lui-même au but où elle le mène; elle entend qu'il prenne pour l'effet de la nalure toute 1 seule cc .qui est en réalité le produit de la nature machinée et mue par l'opérateur. Alors qu'elle ne . parle que~ de nature, l'art ne lui suffit pas, mais elle fait appel à l'artifice. « Si vous voulez, dit Locke, amener les enfants à rechercher ce qui leur est utile, vous 3evez leur présenter comme une récréation, et non comme une lâche à remplir, tout ce que vous désirez qu'ils fassent. A cet cŒet, et pour qu'ils ne s'aperçoivent pas que vous y êtes pour quelque chose, voici· comment vous devez procéder. Dég·oûtez-les de tout cc que vous voulez qu'ils évitent, en les contraignant à le faire, sous un prétexte ou sous un autre, jusqu'à cc c1u'ils en soient fatignés. Vous trouvez -que votre cnfanl joue trop à la toupie? Ordonnez-lui d'y jouer
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plusieurs heures par jour: il ne tardera pas à en avoir assez et à désirer la fin de cet amusement. Si, de cette manière, vous avez su lui imposer comme une tâche les jeux gui vous déplaisent, vous le verrez bientôt, de lui-même, se retourner avec joie vers les choses que vous souhaitez qu'il aime, surtout si vous les lui présentez à titre de récompense pour s'être acquitté de la tâche de jeu que vous lui avez imposée. Avee quelle spontanéité et quelle ardeur ne réclamera-t-il pas ses livres, si vous les lui promellez commè le prix. de l'empressement qu'il aura mis à foueller sa toupie pendant le temps prescrit! Grâce à de tels artifices, conclut Locke, il dépendra de vous que l'enfant trouve aussr amusant d'étudier les propriétés de la sphère que de jouer à la fossette 1 • » Rousseau veut enseigner à Émile l'origine de la propriété. Il fait naître en lui l'envie de cultiver un jardin. Il travaille avec lui, non pour le plaisir d'Émile, mais pour son propre plaisir. Émile, du moins, le croit ainsi. Il se fait son garçon jardinier. Émile est ravi de voir pousser ses fèves. Le préceptem suit son idée. « Ceci vous appartient, dit-il; il y a dans ceUe terre quelque chose de vous, que vous pouvez réclamer contre qui que ce soit.» Or, un beau matin, on trouve les fèves arrachées, tout le terrain bouleversé. 0 douleur ! ô désespoir! Et chacun de prendre part à la peine , à la juste indignation de l'enfant. On cherche, on s'informe. Enfin l'on découvre que
1. Locke, Quelques Pensées sw· l'éducation, xv111, trad. Compayré, abrégée.
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c'est le jardinier qui a fait le coup. On l'interroge. « Quoi! Messieurs, répond celui-ci, c'est vous qui avez a.insi disposé de ce qui est à moi, qui avez rem1placé mes melons de Malte par des fèves? Je vous :défends de vous promener à l'avenir dans mon jar, <lin. >> Et l'objet du précepteur est atteint : Émile a saisi l'origine de la propriété 1 • Le célèbre fondateur du Philantlzropinum de Dessau, Basedow, n'admet pas qu'on restreigne la liberté de jouer chez les enfants; mais le maître doit faire en sorte que les enfants ne choisissent presque jamais d'autres jeux que ceux auxquels il veut les voir s'adonner. Comme l'étude, dans le Plzilanthropinum, est un jeu, l'enfant doit vouloir toujours étudier. Si pourtant il regimbe, on l'applique au.jeu du travail manuel, et on rend celui-ci aussi pénible qu'il est nécessaire pour que l'enfant, de lui-même, redemande l'étude. Il importe, dit encore Basedow, d'accoutumer l'enfant à modérer ses désirs et à vaincre ses répugnances. Pour y réussir pédagogiquement, on l'habituera à des refus, sans lui en expliquer les motifs. Lors même qu'on ~erait disposé à lui accorder ce qu'il souhaite, on le lui fera parfois atLendre ou on ne le lui donnera qu'à moitié. De temps en temps ou interrompra brusquement le boire, le manger ou la récréation, pour appliquer l'enfant à quelque autre exercice. L'enfant a-t-il du dégoût pour certains aliments, c'est une raison . pour le con trainL Rousseau, 1-'inile, liv. li.
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dre à en manger, en le privant de Loule autre nourriture 1 • - Voilà cc qu'on appelle revenir à la nature. E_n réalité, entre l'enfant et le but à atteindre, on interpose un ensemble d'artifices auxquels on tient parce qu'on y déploic _de l'habileté et qu'on y prend conscience de son rôle d'éducateur. - L'emploi de ces adifices est illégitime .. On n'a pas le droit de tromper un enfant plns qu'un homme; il est mal de lui faire croire qu'il veut de lui-même cc qu'en réalilé on lui suggère. Dût votre ruse n'être jamais découverle, vous auriez péché en faisant servir la vérité par le mensonge. Mais comme il y' a mille chances pour qu'elle le soit, il arrive que, sous prétexte d'enseigner à l'enfant la grammaire ou la géographie, vous lui corrompez l'âme. _ Ces savantes méthodes sont loin d'aiUeurs d'être aussi efficaces o_ nécessaires qu'on se l'imagine. u Si ingénieuses qu'on les suppose, elles arrêtent l'attention et l'intérêt de l'enfant à un objet intermédiaire, et l'empêchent de s'atlachc_ à l~ fin qu'il doit r poursuivre. Ém_ et juslemcnt indigrié par sa déconu venue, Émile est peu en état de recevoir la leçon d'économie polilique que lui ménage son précepteur. Habitué à ne voir dans le travail qu'un jeu ou une mati ère à satisfactions d'amour-propre, l'enfant restera élranger aux objets de- ses éludes, et se hfttcra de secouer, au sortir de l'école, le peu de conf. Pioloche, LaRéfoi·me de l'cducat-ion en Allerna,qne audix-lmitième siècle, Basedow et te Phitanth1·opillisme, p, 219 sqq.
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na1s~anccs qu'on aura logé à la surface de son esprit. IL faut melLre les enfanLs en face des réalités, non des fanlômes pédagogiques. Seule la vériLé est digne d'eux, seule elle a la force de pénéLrcrlcurinLelligencc. Quelle diITérence d'attrait et d'cfOcaciLé enlre un enseignement oü l'on. lraile les choses comme des mols, eL un enseigne men l oü sous les mols on cherche les choses! Un dislingué professeur allemand m'a conté qu'ayant achevé dans un lycée francais, en 1867, des éludes failes jusqu'alors dans un gymnase allemand, il fut émerveillé du càraclè- vivant et réel re qu'avait chez nous l'cnscignerncnt de la philosophie, et qu'en comparaison les enscignemen.Ls qu'il avait reçus en Allemagne lui parurent scolastiques et froids. C'est l'application de ces idées à quelques questions d'éducation qu'onL en vue nos deux dernières conférences. Elles tendent à monLrer que la _ communication direcLe de l'esprit avec les grands objets de la lillératùre cl de la science, est, à l'école même, possible el efficace, que la vérité est par elle-même intelligible et désirable, cl que c'est à la faire voir telle qu'elle est en soi, non à la masquer par de prélen<lues adapLations , que doit s'appliquer l'éducateur. IL en est de l'éducation comme de la morale. füre homme et faire des hommes, par Ja commuriion de l'individu avec l'humuniLé: voilà la loi.
Mai 1895.
��LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
(Trois conférences.)
PREMIÈRE CONFÉRENCE
LA MORALE IlELLéNI QU E OU ESTlléTIQUE 1
J e me propose de mettre sous vos yeux le tableau des grands systèmes de morale que nous offre la civilisation il. laquelle nous appartenons. Je ne m'occ upe ni de remonter aux origines ni d'être complet. J e co nsidère en e ux-mêmes et je tâche de présenter avec leurs traits caractéristiques les principaux types de perfection d'après ' lesquels, consciemment ou à notre insu, nous réglons nos appréciations ou notre conduite morales. Ces types sont : la morale h ellénique ou esthétique, la morale chrétienne ou religieuse, la morale moderne ou scientifiqu~. Quels \ sont les sources, les éléments essentiels, la valeur de ces conceptions, et quel rôle convient-il qu'elles jouent dans notre vie? En quoi consiste, en premier lieu, la morale hellénique?
·1. SouRcr.s PI\INCIPALES: Xénophon, Memoi·abilia; Platon, Go,·gias, Phédon , la République, livre VI; Aristote, ltfoi·aleàNicomaque, li\Tes J, V, Vlll, X; Cléanthe, Hymne à Jupiter; Plutarque, OEavres mo,·ales; Manuel d'Epictète; Marc-Aurèle, Pensées,
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LES TYPES PlliNCll'AUX: DE LA ~IORALE
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La morale naquit en Grèce au moment oü la raiRon se saisit des r ênes de la vie humaine, tenues jusqu'alors par b religion. Celte r el igion, qui a joué un si grand r ôle dans l'organif sation des sociélés a nliqu es, élail. double dans son origine: il y avait d'une part la religion des m orls, d'aulre part la r elig ion de la na ture. La r elig io~ des morts se fon de sur celle croyance, que les ancêtres disparus continuent à protéger la famille pourvu que son chef leur r ende un certain culle. A celte croyance se rallachent d es notions morales essentielles : celle de l'unité et de la continuité de la famille, celle de l'obligation et de la sainteté du mariage, celles de l'aulorilé paternelle, d e la propriété et de la patrie. Mais elle_ eût enfermé l'homm e dans un cercle très étroit, si la r eligion de la nature, le culte rendu aux forces naturelles divinisées, la cr oyance à des dieu~ qui protègent L ous les hommes, et .non plus se ulement un groupe restreint, ·ne fût venue éla r gir l 'àme huma ine, et n'y eût fait naîlre un vague sentim ent de la fraternité universelle. « Un étranger, un suppliant est pour toi un frère , » lisons-nous dans Homère 1 • Les malheureux sont envoyés par Zeus ; souvent même ce sont des dieux. déguisés en hommes. Sous sa double form e, la r eligion a cultivé la raiso n pra tique., éveillé la conscience morale. Celle-c i, bientôt, s'est retournée contre elle. Les sages se so nt scandalisés des fables mythologiques . « Homère el Hésiode, dit Xénophane, attribuent aux dieux tout ce qui, parmi les hommes, est tenu pour vil et h onte ux. »
L Odyssr.e, Vlll, 546.
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Une autre puissance bat en brèche la r eligion, dès le v• siècle ;. c'est la science, laquelle entreprend d'expliquer 1 ]es phéno mè nes de la nature par des causes mécaniques et aveugles. Le soleil e t les étoiles, qui, pour la pensée religieuse, étaient des dieux, ne sont, pour Anaxagore, que des pierres enflammées. Les diverses écoles philosophiques, ioniens, pythagoricie ns, éléates, ato mistes, sont d'ailleurs loin de s'accorder entre elles; et leurs disputes engendrent le scep ticisme dans bea ucoup d'esprits. C'es t r alors que les sophistes déclarent que nul ne peul atteindre à la certitude; qu'on ne peut rien savoir, ni des dieux ni de l'origine du monde; que l'homme est la mesur e rie la vérité, et qu'en tout ordre de connai ssances il n'y a proprem ent que des op inions. De là ils concluent qu'en mati ère pratique il n'existe qu'une loi naturelle : la recherche du plaisir.
II
Tel élail l'état de la conscience parmi les penseurs du monde grec, lorsque parut Socrate. Socrate est véritablement le fondate ur de la morale. Il conçut le premier celte idée , que la morale avait un fondement distinct de la tradition religieuse, et que, néanmoins, elle ne r eposait ni sur la coutume ni sur l'instinct. Il estima ql!e l'on pouvait trouver, dans l'observation attentive et méthodique de la nature humaine, les éléments d'une doctrine à laquelle ni la fixité, ni l'élévation, ni l'autorité, ne feraient défaut. Tou le la question était de .bien discerner la vraie nature de l'homme. La morale de Socrate est le premier essai de morale laïque et rationnelle. L'esprit de la morale socratique est tout entier dans la; maxime : « Connais-toi toi-même, » entendue de la façon. profonde et originale qui fut propre à Socrate. Connais-loi
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LES TYPES PRL'lCIPA UX DE LA MORALE
toi-même, c'est-à-dire: cherche à démêler, par la réflexion, ce qu'il y a en toi d'essentiel, de général el de perm anent, ce qui est caractéristique de l'homme ; et agis conformément à la nature de ce véritable toi-même. Voyons donc comment lès Grecs entendaient la véritable nature humaine. A leurs yeux, l'œuvre propre de l'homme, l 'œuvre où il se r évèle excellemment, c'est la création de la cité ou communauté politique. Certains théorici ens considèrent aujourd'hui la société politique comme un ph énomène mécaniquement naturel, où la raison réfléchi e de l'homme n'a au cune part. Les Grecs ne pensaient pas ainsi : ils voyaient dans la cité une institution fondée sans doute sur la nature, mais réalisée par l'intelligence, par la réflexion, _ par l'industrie humaines. La cité était une œuvre d'art, l'œuvre d'art par excellence. Et qu'est-ce que la cité? quel en est le principe ? La cité est essentiellement une harmonie : c'est l'ordre intelligent substitué au désordre naturel; c'est l'équilibre établi entre les diverses classes d'hommes qui r eprésentent les aptitudes et les besoins divers de la nature humaine. L'idée morale qui s'y manifeste, c'est l'idée de la mesure, de l'ordre, de l'harmonie. C'est donc la faculté de concevoir et r éaliser l'harmonie qu e le Grec découvre en son âme lorsqu'il se replie sur lui-même. Aussi celte idée est-elle le fondement de la morale hellénique. Cultiyer en soi l'intelligence, qui est la puissance d'apercevoir les rapports et l'harmonie des choses, et faire de la vie humain e une œuvre d'art en la r églant suivant les lois de l'intelligence : voilà le fonds co mmun des différ ents systèmes de morale qui ont fleuri en Grèce. Consultons les principaux de ces systèmes , surtout celui d'Aristote, de tous le plus purement hellénique ; et nous verrons quel est, au juste, le sens et la portée de cette idée direètrice.
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III
L'individu, tout d'abord, doit faire régner l'ordre et la mesure dans ses actions. Comme règle pratique, Aristote enseigne qu'il convient de se tenir toujours dans le juste milieu. Or, pour cela, il faut rester maître de soi. La vertu par excellence, ce sera donc l'empire sur soi-même. Cette doctrine est poussée très loin. Le sage antique est disposé à regarder comme légitime tout exercice des facultés humaines dans lequel l'homme demeure maître de lui-même. Sur bien des points il n'a pas les délicatesses el les scrupules de la conscience moderne. Parfois, chose étrange, nous le voyons simuler l'ascétisme et se soumettre à de dures épreuves physiques ou morales; mais le vrai Grec, en cela, n'a d'autre dessein que de fortifier sa volonté. Lorsque Socrate reste toute une nuit les pieds dans la neige, il essaye sa force d'âme. Quand il supporte les ·colères de Xanlippe, ce n'est, de sa part, ni indulgence ni résignation : sa femme lui sert à s'éprouver luimême. 1, La famille, premier groupement des individus, est, se- / Ion les Grecs, une institution naturelle; mais il appartient à l'homme de lui conférer toute la beauté et la perfection qu'elle comporte. Et c'est en y introduisant l'ordre, l'harmonie, l'ern pire de la raison, qu'il y réussira. Pourquoi l'autorité appartient-elle au père? Parce que c'est chez le père que la raison est le plus développée. Par suite, c'est à gouverner selon la raison que le père doit employer son autorité. Quels seront les rapports de l'homme et de la femme? Chacun d'eux devra travailler au bien de la communauté, selon ses aptitudes naturelles. Il y a entre les époux diversité complémentaire de fonctions plutôt que rapport de subordination. Et si l'enfant doit obéir, ce
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
n'est pas parce qu'il est le plus faible, c'est parce qu'e n lui la raison n'existe ·encore qu'à l'é tat de puissance : il , obéit à une autorité raisonnable, pour devenir raisonnable 1 à son tour. C'est une chose digne de remarque, que la 1 1 morale des sages de la Grèce ne tienne aucun compte de la force, et que ce soit le degré de raison qui règle seul la subordination des êtres. J Au-dessus de la famille il y a l'association politique, et c'est dans cet!.~ association que se réalise pleinement la vie humaine. ! ,'homme, dit Aristote, est un animal politique : expre;;.,ion qui a un sens très précis et tout à fait grec. Il faut entendre par là que l'homme est fait pour la cité hellénique, conçue, à l'opposé des empires barbares où règne le despotisme, comme une communauté où des hommes libres vivent suivant la raison. L'État a pour fin de réaliser la justice; et le seul souverain dans l'État, c'est la raison, manifestée par les lois. Cependant les lois ne suffisent pas à la complète réalisation de la justice dans une société humaine. Car elles n'énoncent que des classes d'actions, dés généralités abstraites, dont s'écartent toujours plus ou moins les cas fournis par la réalité. C'est pourquoi il faut, à côté des lois, des magistrats, qui, dans chaque cas, appliquent la loi avec tact et discernement, en te'nant compte des conditions individuelles. Le magistrat, c'est la loi faite homrne, la loi se déterminant suivant les formes variées et changeantes de la vie. L'idée de justice domine toutes les conceptions politiques des Grecs. Voici, par exemple, comment Aristote parle de la démocratie, pour laquelle il a peu de goût, mais où il voit cependant une forme légitime de gouvernement. Le grand nombre, dit-il, y fait les lois, non parce qu'il a l'avantage de la force, mais parce qu'il a celui de la raison. Lorsque cent hommes sont réunis et délibèrent, leurs intelligences ne s'additionnent pas purement et simplement, mais chacun d'eux vaut mieux et voit plus clair
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que s'il était sel\l. L'individualité n1esquine et capricieuset s'efface, et l'homme universel se faitjour. Il se forme une unité qui n'est pas un total, mais qui est l'idéal même de raison et de justice vers lequel confusément aspiraient les individus. La justice : telle est, pour les Grecs, la vertu sociale/ par excellence: Il semble, à vrai dire, que l'pn trouve chez Platon des maximes qui dépassent la simple idée de justice et s'inspirent du sentiment de la charité.''. Il ne faut faire de mal à personne, pas même au méchant, » lisons-nous dansla République 1. N'est-ce pas là déjà la charité chrétienne? - Nullement; et il suffit de lire Je contexte poU'r s'en convaincre. Suppose, ajoute Platon, que tu aies un cheval fourbu: iras-tu le rouer de coups? Loin de l'améliorer, lu achèverais de le gâter. Il en est de même du méchant. C'est un ignorant et un malade. A lui. rendre méchanceté pour méchanceté, oi:i aggrave son mal. Il faut faire ce qui est de nature à le guérir, c'est-à-dire le soumettre à la justice et l'instruire. Voilà ce qui est raisonnable et juste. Élevé par la cité, le sage aspire à une réalisation de la justice plus parfaite encore que la justice politique proprement dite. La loi et le magistrat s'adressent à des êtres en qui la passion fait obstacle à la raison , en leur obéissant, le citoyen agit par contrainte plus encore que par persuasion. Supposez qu'il existe une société ù.'hommes voués spécialement au culte de la raison et possédant la parfaite liberté qu'elle confère : ces hommes seront plus que concitoyens, ils seront amis. La commune sagesse qui sera le principe et le lien de leur amitié en assurera la stabilité et la perfection, sans qu'il soit besoin de recourir à aucun moyen extérieur. L'amili{n'est ainsi pour les Grecs que la forme supérieure de la jus lice. On aime
1. Liv. lcr, ch. IX.
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son ami pour ses mérites. Rien n'est abandonné à l'instinct pur et simple, à la sympathie irré fl échie. L'intelligence est le principe de l'excellence, ici comme partout. Le Grec veut faire de la vie humaine l'image de la raison. Si haut que nous nous soyons élevés jusqu'ici, nous n'avon~ pas encore atteint le terme du progrès moral. A vrai dire, nous sommes restés dans le vestibule du temple de la sagesse : nous n'avons pas pénétré dans le temple même. Nous avons vu la raison aux prises avec la nature et cherchant à la soumettre; nous avons vu l'homme f'aisant effort pour réaliser la justice. Mais il ne nous a pas été donné encore de conlempler la justice et l'harmonie elles-mêmes, dans leur réalisation absolue et éternelle. C'est ici qu'apparaît le trait le plus significatif de la morale antique. Au-dessus de la vie pratique, au-dessus de l'action, dont la fin est de réaliser l'harmonie dans la vie individuelle, dans la vie de famille, dans la vie politique, dans le rapport d'amitié, les sages grecs placent la contemplation. C'est que l'ordre parfait, dont la nature sublunaire, mélange de pensée, et d'une matière pesante, ne peutjamais que s'approcher, se trouve, au contraire, pleinement réalisé dans l'économie du monde céleste. Les astres, faits d'une matière subtile, étaient des dieux pour les Hellènes: ils étaient l'harmonie elle-même, visible ' et saisissable. Comment se contenter d'une harmonie nécessairement imparfaite, en face de l'harmonie divine I La perfection, pour l'homme, n'était-elle pas de tout subordonner à la contemplation de l'objet où la raison s~ manifeste dans sa plénitude? Or, celle contemplation, c'est la science; car c'est la science qui nous donne l'intelligence des lois de l'univers. Le mot loi, pour les Grecs, avait d'ailleurs un sens esthétique que nous pouvons à peine imaginer aujourd'hui. Nos · savants l'ont dépoétisé. Les lois ne sont pour nous que les
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rapports généraux et constanls des phénomènes entre eux: pour les Grecs, c'était l'ordre et l'harmonie des choses, les proportions qui leur sont assignées en vue de la beaulé du Lout, la manifestation de l'intelligence qui se propose une fin excellente et qui choisit les moyens les plus propres à la réaliser. Ari Lole a célébré magnifiquement la grandeur de la science, dont la fonction est de nous faire jouir de l'harmonie divine. « Si, dit-il 1, le bonheur est comme l'écho de la verlu dans l'âme, il est naturel que la plus haute verlu engendre le plus parfait bonheur. Or, quelle faculté en nous est plus divin e que l'intelligence? Donc la vertu ou aclion propre de l'inlelllgence, c·esl-à-dire la science, est en même temps la vertu divine par excellence. » · Et il ajoute : « Il ne faut donc pas suivre le conseil de ceux qui veulent que l'on n'ait que des sentiments humains, parce qu'on esl homme, et qu'on n'aspire qu'à la destinée d'une créature mortelle, parce qu'on est mortel. Mais 11ous devons nous appliquer, autant qu'il est en nous, à nous rendre dignes de l'immortalité, et faire Lous nos efforts pour conformer notre ·vie à ce qu'il y a en nous de plus sublime. Car si ce genre de vie ne peut tenir qu'une pelite place dans notre exislence lerrestre, il est; par sa grandeur et sa dignité, au-dessus de tout. » Telle fut la morale hellénique, sous sa forme la plus pure et la plus parfaite.
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Après Aristote, elle se modifie en se ·d éveloppant. Cette dualilé de la contemplation ' et de l'aclion qu'admet la morale aristotélicienne choque l'esprit systématique des
1.. Momle à Nicomaque, l. X.
1.
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nouvelles écoles; et, soit dans un sens, soit dans l'autre, on s'efforce de ramener ces deux choses à une seule. Avec les triomphes de la Macédoine et de Rome, de grands empires étaient nés, dans lesquels avaient été englobées les cités grecques. Les philosophes stoïciens conçurent Ct}S empires comme des agrandis"ements de la cité, et rêvèrent de substituer à la cilê de Cécrops la cilé de Jupiter, embrassant, avec Dieu, l'univers tout enlier. Dès lors tombaient les barrières que l'ancien.ne philosophie avait élevées entre le monde de l'action et le monde de la 1 contemplation. Puisque la terre rejoignait le ciel, l'har' monie divine pouvait être réalisée sur la terre même; et la suprême vertu, à la fois science, impeccabilité el béalilude, était à la portée de l'homme. Il n'était plus réduit à contempler d'en bas la perfection divine. Il pouvait luimême devenir dieu. Un stoïcien a même dit que le sage est plus grand que Jupiter, parce qu'il s'est acquis, par l'effort de sa volonté, la perfection que Jupiter lient fatalement de sa nature même. Tandis que les stoïciens étendent ainsi le possible jusqu'à l'idéal, les épicuriens, au contraire, ramènent l'idéal au possible. Ils ne renoncent pas à l'harmonie et à la raison, car ils sont Grecs; mais ils cherchent dans les manifestations les plus spontanées de la nature la norme et la mesure de la perfection qu'il est donné à l'homme de réaliser. Eux aussi, ils organisent la vie humaine d'après une seule .notion; mais celte notion est cel le du plaisir. C'est ici l'individu qui se replie sur lui-même, tandis que dans le stoïcisme il prétend s'égaler au tout.
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La morale hellénique n'est pas seulement une théorie, un ensemble d'idées abstraites : elle a été réalisée, elle
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a produit de grandes vies, elle a eu ses héros et ses martyrs. Socrate en a vécu, et il. est mort pour elle; et nous dirions que sa vie et sa mort sont sublimes, si nous ne les envisa/:1:ions que du dehors; mais, parce qu'elles ont leur / principe dans la raison et la réflexion, sans mélange d'a- ' bandon et de passion, nous devons dire qu'elles sont bel- 1 les, d'une beauté sereine et classique. Je ne m'étendrai pas sur le récit platonicien de la mort . de Socrate, qui est dans toutes les mémoires; mais je rappellerai la conversation de Sacrale avec ses amis dans sa prison, lors'lue ceux-ci viennent lui dire que le geôlier est gagné, el que Lout est prêt pour la fuite. « Mes amis, dit Socrate 1, avez-vous oublié qu'il y a un témoin qui nous voit et qui me condamnera, si je suis VOS conseils, à savoirîes lois de notre pays? Ne les entendezvous pas qui me crient: « Socrate, que vas-tu faire? Exé« culer l'entreprise que tu prépares, qu'est-ce autre chose « que ruiner, aut,1nt qu'il est en toi, les lois de la Républik que? Quel sujet de plainte as-tu donc contre nous? N'est« ce pas à nous que tu dois la vie? N'est-ce pas gràce aux « lois relatives au mariage que ton père a épousé celle qui « t'a mis au monde? N'est-ce pas à nous que tu dois ton « éducation? N'est-ce pas nous qui avons prescrit à ton père « de t'élever dans tous les exercices de l'esprit et du corps? « Mais s'il en est ainsi, penses-tu que tu aies des droï'ts égaux « aux nôtres, de telle sorte qu'il te soit permis de nous ren« dre le traitement que nous t'infligeons? Ce droit, que tu « ne saurais avoir contre un père, contre un m~ître, de lui « rendre le mal pour le mal, injure pour injure, coup pour « coup, penses-Lu l'avoir contre la patrie et contre les lois? « Quoi donc! si nous avions résolu de te perdre, estimant « que cela est juste, lu voudrais nous prévenir et perdre « les lois et ta pattie ! Appellerais-Lu cela justice, loi
l. Pluton, Criton.
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qui fais profession d'être allaché à la vertu? Ta sagesse le laisse+ elle ignorer que la patrie est plus digne de « r espect et de vénération qu'un père, qu'une mère et « que tous l es parents ensemble? qu'il faut honorer sa « patrie, lui céder et la ménager plus qu'un père, lor s« qu'elle est irritée? qu'il faut ou la ram ener par laper« suasion ou obéir à ses commandements, et souffrir sans ''. murmurer tout ce qu'elle ordonnera? Si elle veul que « tu sois battu de verges et chargé de chaînes, si elle veut « que tu ailles à la guerre et que pour ell e tu verses loul « ton sang, tu dois partir sans ba,lancer; car tel est le de« voir. » . Mentionnerai-je, à côté de Socrate, les gran ds stoïciens grecs, dont la , 1ie ne fut que la mise en pratique de le ur philosophie? un Zénon , un Cléanthe, qui, après s'être consacrés tout enti ers à la science et y avo ir trouvé la félicité, quittent spontanément la vie, parce qu'ils craignent que l'extrèm e vieillesse ne porte atteinte à leurs facultés et ne déshonor e en eux la nature humaine? J'aime mieux vous transporter dans Je monde r omain , où l'on s'intéresse plus à la pratique qu'à la spéculation, et où les exemples que nous r encontrons sont plus significatifs encore. Ici, sans parler de tant de g ra nds citoyens qui, appuyés sur la philosophie, bravent la tyrannie et subissent la mort avec constance (tel l'illustre Thraséas, qui, condamné pour avoir protesté contr e le meurtre d'Agrippine, meurt en disant:« Offrons celle li bation à Jupiter libérateùr ! » ) , la morale antique a suscité deux h éros aux deux extrémités de l'éch elle sociale : l'un dans l'esclavage, f:pictète ; l'autre sur le trône, Marc-Aurèle. Dans la philosophie Epictète trouva le secret de l'indépendance et de la liberté morale. « Il t'arrivera, lui dit-on, de la part de ton maitre, ceci ou cela . - Rien, répond-il, qui ne soit de la condition humaine. » f:piclète n'attend rien de perso nne. « Il est bien inutile et bien so t, disait-il ,
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de recevoir d'un autre quand on peul-se suffire. Quoi 1 je puis tenir de moi-même la grandeur d'âme et la générosité; et je recevrais de toi des terres, de l'argent, du pouvoir? Aux dieux ne plaise! Je ne méconnaîtrai pas ainsi ce qui m'appartient. » Cet esclave apprend de la philosophie à se faire roi : l'empereur Marc-Aurèle apprend d'elle à m ettre le pouvoir au service de la société. « Prends garde, se répète-t-il constamment à lui-même, de tomber dans les mœurs des Césars : c'est trop la coutume. Ne le teins point de leurs couleurs. Conserve-toi simple, bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la justice etde tes devoirs. Demeure tel que la philosophie a voulu te faire. » Et ces nobles r P.solutions se traduisent en mesures positives. Marc-Aurèle rétablit le sénat dans une partie de ses anciens droits, assiste aux délibérations, étudie consciencieusement les affaires, se montre plein de déférence pour les décisions de la haute assemblée. Il étend les institutions de bienfaisance. Il rend la justice en philosophe, recherchant surtout l'intention, inclinant à l'indulgence, évitant le plus possible de prononcer la peine de mort. « Les hommes, dit-il, sont faits pour s'entr'aider les uns les autres. Tu trouves les hommes mauvais : instruis-les donc, c'est le m eill eur moyen de les corriger. » Il a été co.nservé quelques-unes des lois rendues par Marc-Aurèle : elles ont pour but de tempérer l'autorité paternelle et maritale, d'adoucir la condition des esclaves et de favoriser l'affranchissement. Noble conduite, dictée par la philosophie! Et pourtant ce même Marc-Aurèle, qui semblait appelé à r éaliser en ce monde la cité de Jupiter, s'est écrié un jour : « Rêves de la philosophie, rêves d'enfant!» Et l'événement n'a que trop confirmé son inquiétude.
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A quoi donc a tenu celte impuissance de la sagesse hellénique? Quelles causes de faiblesse se cachaient en elle? Elle s'était développée dans un milieu très cullivé, au sein d'un monde de sages, d'heureux, de privilégiés, tels qu'étaient les hommes libres des cités grecques. Elle ne pouvait convenir à une mullilude, comme celle que l'égalilé et l'instruction croissantes appelaient à la vie morale dans l'empire romain. Est-ce à la foule qu'on peul demander de faire prédominer la science sur l'action, l'intelligence réfléchie sur le sentiment el l'instinct? La foule ne peul pas être savante, et c'est le sentiment, sinon l'ins, linct, qui la mène. La morale grecque est une morale aristocratique: c'est donc une morale qui ne·convient qu'à un petit nombre. Puis, elle ne donnait pas satisfaction à certains sentiments nouveaux, qui envahirent l'âme humaine au temps de la décadence de Rome. Les peuples, ruinés par les gouverneurs romains et en proie aux incursions continuelles des Barbares, souffrent d'une misère croissante; et, d'autre part, la société du temps est généralement cultivée, car les écoles sont prospères à celte époque. Or, c'est une loi de nature, que la culture intellectuelle, la réflexion, augmente le senti-ï1ent de la soulTrance : une douleur analysée est une douleur doublée. Que pouvait la morale grecque pour alléger ce sentiment de la misère? Quand Socrate disait : « La nature va audevant de nos besoins, car la Providence la dirige, » il niait la lutte pour l'existence. Combien elle élait devenue inclémente, dure et sans pitié, celle bonne nature! Une morale qui ne sait pas r éconforler les malheureux est une morale inulile au plus grand nombre.
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Ce n'est pas tout. Au sentiment de la misère s'ajouta le sentiment de la faute. C'est encore là un sentiment qu'ignorait la morale hellénique. A vrai dire, elle a contribué à le faire naître, en apprenant à l'homme à se replier sur soi. D'autres causes y ont concouru, et en particulier le sentiment même de la souffrance. Quand le malheur accable l'homme, il est disposé à croire qu'il subit un chàtiment; et il éprouve un besoin d'expiation et de réconciliation. Mais ce sont surtout les religions venues d'Orient qui ont développé celle disposition dans l'âme humaine. Or que disent les Grecs du mal moral? Pour eux, le méchant est un malade; et si Platon veut que le coupable expie son crime, c'est parce que, selon lui, le châtiment redresse l'homme et lui rend ·1a santé. Tout autre est le sentiment de la faute. Le pécheur n'est pas un malade, ni même un ignorant. li sent en lui un mal secret et mystérieux, qui réside dans sa volonté, et qui peut persister au milieu des conditions physiques et intellectuelles les plus favorables à la vertu. Est-ce la philosophie grecque qui calmera les consciences inquiètes? Le repentir, ce puissant remède, elle a peine à le comprendre : volontiers elle le regarde comme une passion mauvaise. Quoi! l'homme s'humilierait et se complairait dans la tristesse ? L'humilité et la tristesse énervent l'âme, selon les Grecs; et la vertu, pour eux, est dans l'énergie, la fierté et la joie. Les scrupules, les luttes intérieures, le tourment d'une pe rfection indéûnissable, sont l'opposé de l'harmonie et de la i sénénité où le Grec place son idéal. Ainsi la philosophie grecque ne s'abaisse pas jusqu'aux misères physiques et morales dont souffre maintenant l'humanité : elle ne se hausse pas non plus jusqu'aux ambitions nouvelles qui soulèvent les âmes. Les Grecs, qui sont les hommes de la raison, de l'ordre etde l'harmonie, el qui répugn e nt au mysticisme, ne sont pas troublés par le sentiment de l'infini : de l'inûni, c'est-
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à-dire d'une beauté que nulle forme ne peut exprimer, d'une bonté, d'une félicité que la nature, avec toutes ses ressources, est à tout jamais incapable de réaliser. Ce sentiment étrange, l'homme, désormais, le trouve au fond de tous ses désirs, de toutes ses tristesses et de toutes ses joies. La morale hellénique ne peut en tenir compte. Au point de vue grec, c'est quelque chose d'absurde que cette inquiétude voulue de l'âme, . cet effort pour saisir l'insaisissable . La philosophié grecque est tombée dignement. « Si le ciel s'écroulait, disait le stoïcien, le sage périrait sans s'émouvoir. » Et, en effet, les sages ont su mourir; mais ils n'ont su que mourir. Et leur sagesse est morte avec eux. Cependant expirait un autre juste; mais combien sa mort était-elle différente de celle du stoïcien! Il n'avait pas dit: « La douleur n'est qu'une opinion; » il avait dit: « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés! » Il n'avait pas dit : « Les ignorants ne peuvent prétendre ;). la sagesse; » mais il avait dit : « Heureux les cœurs simples, car ils verront Dieu! » Il n'avait pas dit: « La faute n'est qu'une ignorance, le repentir est une faiblesse; » il avait dit: « L'homme est un pécheur, mais il a au ciel un père qui pardonne au repentir.» Et il n'était pas mort sans regarder vers l'avenir; mais sa dernière parole avait été : « Père, je te recommande mon âme.» De celte bonne nouvelle et de celle mort l'humanité allait vivre.
�DEUXIÈME CONFÉRENCE
LA illORALE
CHRÉTIENNE
OU RELIGIE USE 1
Je ne saurais taire qu'en abordant l'exposition de la morale chrétienne mon embarras est extrême. Puis-je formuler sur ce sujet un jugement quelconque sans m'exposer à la contradiction? Aucune autre doctrine n'a reçu autant d'interprétations diverses : il serait inse nsé d'en présenter une comme incontestable. Et quant à concilier tous ces contraires, ce serait se condamner à ne rien dire que d'insignifiant. C'est la vérité vraie, la vérité impersonnelle, que nous cherchons ici. Comment l'atteindre? Puisje me dépouiller, comme il serait nécessaire, de mes préjugés, de mon caractère, de l'éducation que j'ai reçue, de l'influence du milieu où je vis? Pourquoi n'ai-je pas eu ces scrupules au moment de vous parler de la morale hélléniqne? C'est que la morale hellénique est une doctrine arrêtée, un ensemble d'idées claires, précises, un produit de la raison, un e œuvre déterminée et achevée. On la pouvait trouver formulée et d éveloppée dans tel livre convenablement choisi, la Morale àNicornaque, par exemple. Quand il s'agit de la morale chrétienne, les conditions sont bien différ entes. Ce ne sont pas des philosophes qui ont créé la doctrine chrétienne : elle est un produit de la
L SOURCES PnIN ClPALES : les Évangiles; Saint Paul, Épîtres aux Romains,aux Corinthiens, aux Galates ; Imitation de Jésus-Christ; Luther, T,·aité de ta liberté clt,·étienne.
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foi et de l'enthousiasme. Elle a d'abord éLé vécue. Les formules e"t les expositions systématiques ne sont ici que les ombres d'une réalité insaisissable. Nous ne savons où chercher l'expression claire et fidèle du principe chrétien. Mais n'y a-t-il pas, dans ce trait même du christianisme, l'indication de la méthode que nous devons suivre pour en parler convenablement? Nous nous exposerons à la contradiction, mais aussi nous ferons fausse route, si nous parlons de la morale chrétienne comme d'un système défini et achevé; mais peut-êLre soulèverons-nous moins d'objections et serons-nous en même temps plus près dé la vérité, si nous remontons à la source même des idées chrétiennes et si nous cherchons celle source dans ce qui est par essence indéfinissable, dans un principe de vie, dans une aclivilé originale et féconde, suscitée au fond de l'âme humaine. C'est proprement de la morale chrétienne que je me propose de vous parler. Pour en saisir l'esprit, je dois me placer au cœur même du christianisme, car c'esl le propre du christianisme d 'êlre, avant tout, une doctrine morale.
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L'idée chrétienne est 'née dans un milieu exclusivement juif: Jésus n'a reçu aucune espèce d'éducation hellénique. Elle avait été, ré arée non seulement par Je caractère religieux du peuple juif, mais par certaines doctrines vraisemblablement très anciennes. A cûlé de la I,,oi proprement dite,conlenue dans le Pentateuque, s'était produit l'enseignement des prophètes, dont l'esprit était fort différent. Tandis que la première prescrit surtout des riles et des observances matérielles, les seconds tendent à prêcher une religion spirituelle. Isaïe combat avec énergie le for-
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rnalisme, la fausse dévotion extérieure, laquelle n'exclut nullement la méchanceté et l'oppression du faible. Il insiste sur le caractère essentiellement moral des commandements divins, et travaille à réformer le culte dans ce sens. « Qu'ai-je affaire de celte multitude de victimes que vous m'offrez? dit le Seigneur. Tout cela m'est à dégoût. Je n'aime point vos holocaustes, ni la graisse de vos troupeaux, ni le sang des veaux, des agneaux el des boucs. Ne m'offrez plus d'inutiles sacrifices : l'encens m'est en abomination. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de devant mes yeux la malignité de vos pensées; cessez de faire le mal 1 • » Cet enseignement des prophètes, qui opposait à la pi été rituelle et extérieure la piété de l'âme et la pratique morale, préludait à celui de Jésus. Une antique et ardente croyance des Juifs, entretenue et précisée par les prophètes, vint lui conférer sa mission. Depuis des siècles, les Juifs attendaient un roi selon le cœur de l'Éternel, qui devait, après la ruine du royaume du monde, établir le gouvernement du peuple par Dieu même, et dont la venue devait a5surer le triomphe définitif de la race juive et du vrai culte dans l'univers. Mais ce royaume de Dieu devait être tout temporel et terrestre. Il devait consister en la pleine réalisation de la justice et de la. paix parmi les hommes, en la restauration du paradis dans la nature entière. Le propre de Jésus fut d'interpréter l es prophéties en un sens spirituel et supraterrestre. Le royaume de Dieu qu'il annonce, c'est le r ègne . de Dieu dans les âmes, celui que tout homme peut, par l'amour, réaliser au dedans de soi. On s'est demand é s'il ne partagea pas tout d'abord, à un deg ré ou à un autre, l'idée juive du Messie royal. Peu importe. Il est certain qu'il en est venu à concevoir nettement et à annoncer le royaume
l.. Isaïe, ch. I er,
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de Dieu purement spirituel. « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira 1 point : Il est ici, ou : Il est là. Car voici : le royaume de Dieu est au dedans de vous 1 • » Qu'est-ce à dire? Celle conception du royaume de Dieu procède visiblement d'une conception particulière de Dieu lui-même. Le Dieu des Juifs était avant tout l'Éternel, l'invisible, l'Insondable, le Saint, l'Immense, le Tout-Puissant. Le Dieu de Jésus est le Père. Dieu peul habiter en nous, si nous tenons à lui comme à un père ses enfants. Ln. paternité n'est-elle pas une communication de la vie? Jésus a conçu Dieu comme père. Voilà le principe de sa doctrine.
II
Et maintenant comment l'homme réalisera-t-il avec le père celle communication, incompréhensible à l'inte1ligence ? Comment élablira-t-il en lui ce règne de Dieu, que Jésus annonce? Cherchons la réponse dans l'Évangile. Un point nous frappe tout d'abord : c'est l'insistance avec laquelle Jésus met en garde ses discip les contre la conception formaliste de la vie religieuse. Ce qu'il condamne par-dessus tout, c'est le pharisaïsme. Selon M. J . Cohen 2 , les vrais pharisiens, très rationalistes, avaient en réalité ramené à deux points essentiels toute la dogmatique religieuse : unité et spiritualité absolue de Dieu; mais des gens qui se paraient du nom populaire de pharisiens attachaient aux œuvres extérieures, aux observances légales, une importance exagérée. C'est à ceux-là, sinon aux Pharisiens proprement <lits, c'est à tous ceux ·qui tuent l'esprit par la lettre, et,
1. Saint Luc, XVU, 20-2'1. 2. Les Pha1'isiens; Paris, '18,7.
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du haut de leur dévotion convenue, jugent et méprisent les simples qui ont la piélé véritable, c'est à tous ces orgueilleux que s'allaque Jésus. Il les appelle hypocrites et sépulcres blanchis. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de morts et de foute sorte d'impuretés! « Malheur à vous, parce que vous payez la dime de la menthe, de l'aneth et du cumin, et que vous laissez de côté ce qui est le plus important dans la loi : la justice, la miséricorde et la li délité 1 » · De telles apostrophes abondent dans les Évangiles; Jésus, la douceur même et la mansuétude, ne s'est montré dur que pour les pharisiens. Il est certain qu'il condamne le formalisme. Les pratiques peuvent nous attirer la considération et la faveur du monde, mais elles ne sont rien devant Dieu, si elles n'expriment un sentiment de l'âme. Ce n'est pas par la propre vertu des actions extérieures que l'homme peut entrer en communication avec Dieu. Qµ'est-ce donc qui importe? La pureté du cœur. Il s'agit, non de faire, mais d'être. Il faut être bon; il faut être parfait, comme le Père céleste est parfait. Voilà le premier caractère de l'f:vangile : son extrême spiritualité. L'esprit est tout le théâtre de la vie chrétienne. Celte vie, quelle est-elle? L'Évangile nous donne sur ce point autre chose que des indicalions négatives. Il y a un double commandement que Jésus met au-dessus de tous les autres, et qui, selon lui, les résume tous : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de to~te ton &me, de loute La force et . de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-mème'1 • »
1. Saint Luc, X, 27-28.
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Ce ne so nt pas là, sans doute, des fo r mules nouvelles : elles se trouvaient déjà dans l'Ancien Tes lamen t1. Ma is la conception d u Dieu pèr e leur donn e, dans la bo uc he de J ésus, une tout autre sig ni'ficatio n. Qu'éta it Dieu j)O ur les Juifs? L'Étern el, le To ut-Puissant, le Saint, le ,Juge, le Seig neur: entre ce Dieu et la créature il y ava it un abîm e. Quel scandale p our des gens h abitués à tout a néantir devant Di eu , que ce tte idée d' ùne relation intim e en t;.e Di eu et l 'h om me, cette doc trine d' un Dieu avec qui la cr éature ent r e tient un rappor t fil ial ! Là est toute la révoluti on ch réti enne. Di eu n'est plus a dor é et craint comm e le ma itre, il est aimé comm e le pèr e. Chacun de nous pe ul se sentir u n avec lui ; et la vie chrétienne, c'est la co mmunion avec Dieu. Combien les paroles sont froides e t mortes pour exprimer le sentim ent le plus pro fo nd, le plu s plein et en mème l em ps le plus spirituel qu'il soit donné à l'â me humaine d'ép r ouver ! L'amour du prochain prend , lui a ussi, une s ignification n ouvelle, pa r cela seul q ue nous sommes to us fils de Dieu, que nous sommes r éell ement frè r es. Les anciens avaient parlé de fraternité humaine, mais ce n'é ta it là pour eux qu'une métap hore. Il s concluaient de la co mmunauté de nature entre l es hommes à un e communa uté d'origine : pure induct ion logiqu e. P our J ésus, la frater nité h umain e, c'est, a vec la pa ternité divine, la vérité vivante et initia le. Aim er son prochain, a imer Dieu, c'est r emonter à la source d'où l'a mour nous a fait sortir. Aussi, quelle dilfér ence entre la tolér ance d es injures, telle qu e la professe un sage g rec, et le pardon , tel que le pra tiq ue un chrétien! Le Grec enseigne qu'il n e convient pas de r end re le mal po ur l e mal, parce qu e ce serait une injusti ce; la bienveillance·, l'am oùr, ne sont pour r ien dans · sà générosité. Aimer son ennemi ? lui vo uloir du bien? cela
i. DeuU1'onome, VI , 5; Lévi tique, XIX , 1S.
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serait irrationnel e t inju ste . C'est pourtant ce que Jésus commande : « Si YO US aimez' ceux qui vous aiment, quelle r éco mpense méritez-vous? Les païens n'agissent-ils- pas ain si? .. - Pour moi j e vous dis : « Aiméz vos en'nemis, 1 « bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui 1« vous maltraite nt et vous p ersécutent , afi n que vous 1 « -soyez les fils de vo tre père qui est dans les cieux 1 • » Il n'y a, dans ce parti pris de pardon el de mansuétude, ni idée de sacrifice ni indulgence : Je d ernier des h ommes, notre pire ennemi, a droit à notre a mour, car il. est, comme nous, enfa nt de Dieu ; et nous devons l'aimer en Di en. Ainsi la spirituafüé de la vie chrétienne n'es t pas abs- \ traite et négative : elle est co ncr-ète e l vivante. Qu'est-ce que la vie intérieure d ' un sage grec aup rès de celle-ci? Le Grec n e connait que la nature et ses lois : h ors de lui , l'harmonie universelle; en lui, la raison, par laquelle il conçoit celle harmonie. La vie intérieure du slo'i'cien · n'a d'autre aliment que la contempla tion de l'ordre de l'univers. S'il veut dépasser, dans sa r.é flexion, l'esprit mélangé de ma tière, et pénétrer jusqu'à l'esprit pur et libre, il ne trouve que Je néant. De là la mélancolie d'un Marc-Aurèle. Mai s lorsque le chrétien se détache d es choses et rentre en lui-même, il y trouve une réalité positive et saisissable : il \ y trouve la vie da ns sa plénitude, à savoir l'amour du Père, amour infini et plein d e lumière, qui fait lajoie d e l la vie présente et nous est un gage et un avant-goût d'une éternité de bonh eur. La vie chrétienne est donc la vie he_ ureuse. Quand on aime, tous les bi ens de l'âme vous sont donnés par surcroit; et, pour ce qui est de l'existence extérieure, que sont ses vicissitudes aux y eux de celui qui porte l'infini dans son cœur ! Tel est Je côté joye ux de la vie cbréLienne.
2. Saint l\IatLhieu, V, 44.
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Mais elle implique aussi le.s larmes et l'affiiction, comme on le voit dans l'Évangile lui-même. Le disciple de Jésus ne débute pas par la joie. C'est par la porte étroite qu'on entre dans le royaume de Dieu. Se détacher des biens de ce monde, se renoncer soi-même : telle est la première conditLon de la vie chrétienn·e. Le chrétien doit aimer la pauvreté; car il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu. « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Le chrétien recherche les humiliations, car celui qui s'abaisse sera élevé. La vie présente est l'empire de Satan : la nature, hors de nous et en nous, nos membres mêmes, nous sont une occasion de péché. Or nul ne peut servir deux maîtres; entre Je royaume de Dieu et le royaume du monde, il faut opter. Jésus a été jusqu'à dire : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le etjette-le loin de toi 1. » Le chrétien souffre donc : il recherche même tout ce que les hommes considèrent comme des maux. Mais ce n'est pas tout, et sa foi lui impose une peine infiniment plus profonde. Les hommes sont des pécheurs, et Jésus est venu pour les sauver. Selon les prédictions des prophètes, il donne sa vie pour leur rançon 2 • Les hommes doivent s'associer à ce sacrifice suprême. De quelle manière? Par la repentance, par cette tri tesse d'avoir offensé le Père, auprès de laquelle toutes les souffrances terrestres ne sont rien. Et la repentance que prêche Jésus est un regret actif qui impose à l'homme la tâche d'extirper de son âme la volonté mauvaise. cc Si vous ne changez et ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux 3 • » cc Amendez-vous et croyez à l'Évangile~. »
1. Matt. V, 29; XVlll , 9. 2. Isaïe, Llll, 4-1.2; ilarc, X, 45; Luc, XVIII, 31.-33. 3. Matt., XV!ll, 3. 4. Marc, I, 1.5.
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Voilà ce qu'on peut appeler l'ascétisme chrétien, ascétisme surtout moral, tout plein de l'idée du Dieu père, et fort différent de l'ascétisme grec. Le chrétien se sépare du monde, non par fierté sloïcienne, non pour se suffire et s'affranchir de toute dépendance, mais parce que le monde s'élève entre son père et lui, en le portant au péché, en l'empêchant de réaliser cette pureté intérieure qui, seule peut le rapprocher de Dieu. Mais surtout, l'homme déteste son péché, et c'est la volonté mauvaise qu'il veut crucifier en lui. Son renoncement est essentiellement un détachement du mal et une conversion. Le renoncement et la pénitence sont,d'ailleurs, associés à un sentiment plus doux. L'espérance, après l'amour et le renoncement, tel est le troisième trait de l'esprit chrétien. L'homme sait que par lui-même il ne peut rien, mais il sait aussi qu'il n'est pas seul, et que Dieu même est avec lui. Or, aux yeux du Père, la bonne intention suffit. Il y a certes un abîme entre nos efforts et la sainteté qui nous est commandée :·la bonté infinie de Dieu comble cet abîme. Tout homme est appelé à la perfection et à la félicité ; il ne lui est demandé que la simplicité et la droiture, la confiance de l'enfant, la pureté du cœur. Et c'est pourquoi les pauvres, les humbles, les déshérités, les païens qui cherchent le Sauveur, les pécheurs mêmes qui pleurent leurs péchés, sont plus près de Dieu que les riches, les fanfarons de verlu et les sages de la terre : car ils sont délacb és des biens terrestres, qui metlent obstacle à la purification de l'àrne; ils sont moins exposés à l'orgueil et à l'aveuglement; ils entendent mieux la parole : « Priez, et il vous sera donné 1 • »
1. l\falt., VIT. 1.
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III
Amour, pénitence, espérance, se petit-il que ce soit 1/i. toute la morale chrétienne? Se peul-il que ces trois mots aient suffi à changer la face du monde? On a beaucoup parlé du miracle de la propagation du : christianisme. Jamais ce lerme de miracle ne fut mieux à sa place. Il n'y a rien de surprenant à ce qu'une idée se répande clans le monde, lorsque cette idée, conçue en vue de sa réalisalion même, est d'avance appropriée aux conditions de la vie réelle, lorsqu'elle a ce qu'on appelle un caractère pratique. Ce qui est étrange, c'est qu'une idée pure, conçue en dehors de toute préoccupation temporelle et pratique, prenne possession du monde réel, entre en lui et s'y incarne. Or telle a été la fortune de l'idée chrétienne. Non seulement cette idée n'avait pas été imaginée en vue de sa réalisation dans le monde gréco-romain, mais elle avait été conçue en dehors de toute espèce de considération politique et soci;l.le. C'était l'idée d'une vie toute spirituelle et intérieure, sans rapport défini avec la vie extérieure et positive. Quelle prise un tel idéal pouvait-il a voir, je ne dis pas sur quelques individus placés dans des conditions exceptionnelles, mais sur l'humanilé militante, aux prises avec les difficultés de l'existence? Pourtant, au contact de la réalité, le principe chrétien, si pur et idéal qu'il fût, ne s'est pas évanoui : descendu du ciel sur la terre, H s'y est établi et y a vécu de la vie temporelle. Dieu s'est fait homme et a habité parmi nous. Déjà Jésus, pressé par les objections de ses adversaires et même de ses disciples, avait été plus d'une fois amené à se prononcer sur les rapports de sa doctrine avec la vie réelle.
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On lui demandait: « Que faites-vous de la loi ?-La loi, I répond-il, je ne suis pas venu l'abolir, mais l'acco mplir 1 • » Il n'en maintient pas moins, en toute occasion, que les pratiques ne sont rien, que toute la piété est dans la pureté de cœur. A ceux qui lui disent : « D'où vient que tes disciples ne jeûnent pas? » il répond : « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres 2 • » C'est donc l'esprit de la loi qu'il conserve et glorifie, bien plus que la loi elle-même, avec les œuvres qu'elle prescrit. Encore faut-il vivre, se nourrir et se vêtir? J ésus répond : « Voyez les lis des champs, ils ne lravai llent ni ne filent; et cependant je vous dis que Salomon, dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Soyez bons et purs, le reste vous sera donné par surcroît. » Il eut une fois à se prononcer sur un point f~rt grave : le payement de l'impôt. Payer l'impôt, c'était reconnaître l'empereur romain pour maître. Or, disaient certains pharisiens, on ne doit appeler personne maître, sinon Dieu seul. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, » leur dit Jésus. Ce qui signifie : l'impôt concerne la vie extérieure et terrestre; que ce qui se rapporte à cette vie ne vous trouble pas; conformez-vous avec indifférence aux lois qui la régissent; pour vous, cherchez le royaume de Di eu et sa justice! On le voit, J ésus ne se préoccupe pas sérieusement des conditions de la vie réelle. Qui vit dans le ciel peul-il attendre ou redouter quoi que ce soit de la terre? Et pourtant il faut de toute nécessité que le christianisme s'adapte à la vie réelle, s'il doit être autre chose qu'un rêve sublime et éphémère, s'il doit lui-m ême devenir une réalité. Or, la vie réelle comprend le soin d e l'exi:;lence, du bien-être et de la liberté extérieure, les sciences,
L Matt. , V, n. 2. Marc, JI, 22.
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la philosophie, la politique, les arts, les lettres, Je culte religieux, en un rnot toutes les manifestations naturelles et toutes les formes traditionnelles de l'activité humaine. Tous ces trésors, conquis au prix d'infinis labeurs, et dont l'ensemble constitue la civilisation, l'humanité peut-elle consentir à s'en dépouiller? Innombrables et redoutables se présentèrent les difficultés pratiques : le christianisme les résolut toutes. A peine Jésus était-il mort, que l'on se trouva en face d'un grave problème. I} s'agissait de savoir - i la nouvelle s doctrine était destinée aux Juifs seuls, ou si elle devait être annoncée à tous les hommes sans qu'ils eussent à passer par le judaïsme. La question était décisive pour l'avenir de la religion nouvelle. Jésus est Dieu, répondit saint Paul, et il est mort pour nous délivrer du péché. C'est méconnaître 'Je prix infini de son sacrifice que de le juger insuffisant pour nous racheter si l'on n'y joint les œuvres de la loi. Le sacrifice de Jésus abolit les sacrifices et les œuv:res. La foi, désormais, suffit à nous justifier. Tout homme donc est sauvé, s'il croit au rédempteur : la distinction des Juifs et des païens n'existe plus. « La loi, comme un maître, nous a conduits à Jésus-Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi; mais, depuis que la foi a parlé, nous ne sommes plus sous la conduite d'un maître 1 • " Cependant les chrétiens vivent dans un monde où l'on réfléchit, où l'on discute. La doctrine chrétienne va se heurter aux hérésies. Elle est vague et flollante, il faut la formuler. A ce besoin répondent les travaux des Pères apostoliques et la création des dogmes. Les dogmes chrétiens ne sont pas, comme les doc.t rines helléniques, un produit de la raison spéculative : ils sortent des croyances morales et pratiques. La conscience chrétienne se demande
1. Gat., III, 24.
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quelles affirmations sont enveloppées dans la foi et dans l'amour dont elle est animée. Le sentiment, l'action in lime de la volonté, précède ici la spéculation. Le symbole des Apôtres et le symbole de Nicée ont été conçus dans cet. esprit. Mais dès le second siècle le christianisme se trouve au:i;: prises avec la philosophie grecque. Un tel fonds d'idées, témoignage admirable de la puissance de la raison lmmaine, ne saurait disparaître. Des théologiens philosophes, saint Jus tin, saint Clément d'Alexandrie, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, opèrent un rapprochement entre la doctrine hellénique et la doctrine chrétienne. C'est, disent-ils, le mème Logos, le même Verbe, la même Sagesse, qui a parlé aux Grecs et qui s'est manifestée en Jésus. Dès lors la nouvelle doctrine pourra êLre considérée comme l'achèvement des doctrines helléniques, el les Orientaux pourront embrasser le christianisme sans renoncer à la culture qui leur est ch ère. Jusqu'ici le christianisme est resté enfermé dans ua monde restreint. Voici venir l'épreuve décisive. C'est lorsqu'il entra en rapport avec le monde romain que le christianisme devait périr, s'il n'avait eu en lui une vitalité infinie. Car c'est une loi, en histoire, qu'une minorité étrangère ne peut conquérir une société, si celle-ci est constituée et cullivée, mais que bientôt elle s'y perd et disparaît. Le christianisme, en pénétrant dans l'immense organisme du monde romain, semblait devoir s'y abîmer. C'est le contraire qui arriva. Jamais le christianisme ne fut si puissant qu'après qu'il se fut mesuré, dans l'empire, avec les ·~ xigences de la vie réelle sous toutes ses formes, sociale et politique, matérielle et morale. Au moyen âge, il devint le principe commun de la vie temporelle el de la ,·ie spirituelle. Tandis qu'en Orient il s'adaptait purement et simplement aux traditions, aùx caractèrès des peuples, et se fai2.
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
sait religion nationale, en Occident il lutte pour assurer au spirituel la suprématie sur le temporel. En France, en Italie, en Allemagne, l'idée chrétienne se développe, du rx• au xv• siècle, suivant deux modes, qui répondent à des tendances différentes : le mode scolastique et le mode mystique. La scolastique, attachée à l'autorité d'Aristote, en qui elle voit le représentant de la science humaine, travaille à concilier la doctrine chrétienne avec ce qu'elle sait de la philosophie péripatéticienne. Elle admet une hiérarchie des activités humaines. Elle ne se désintéressera d'aucune manifestation de la vie; mais tout ce qui est de l'ordre humain sera rangé sous la loi de la religion : hiérarchie spirituelle dans les àmes, hiérarchie visible dans le monde temporel, et au sommet le pape, vicaire de Dieu. Celle doctrine des puissances intermédiaires se retrouve dam, le rôle assigné à l'Église en matière de foi et de conduite morale. Les théologiens nous apparaissent ici comme appliquant un principe posé par Aristote. Ce philosophe insistait sur l'insuffisance des lois, quelque parfaites qu'on les suppose, pour satisfaire à toutes les exigences de la pratique : appliquer la loi purement et simplement, estimait-il, sans tenir compte des circonstances, c'est s'exposer à prendre le contre-pied de la loi. Pour que la justice s'accomplisse en effet, il faut que la loi soit interprétée par des hommes sages et ver't ueux. L'Église catholique enseigne dans un esprit analogue que la parole ~cri te comporte des interprétations diverses et qu'il y faut joindre, avec la tradition orale, l'autor.ité . d'un représentant légitime de celte tradition même, si l'on veut que la parole s'adapte, dans ses applications, aux besoins divers des générations et des individus. Il existe au moyen âge une façon différente de concevoir la morale chrétienn e. On en parle peu d'ordinaire, parce que le mysticisme est de sa nature insaisissable, et
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que, de plus, les mystiques sont parfois suspects d'hétérodoxie. Ces pieux enthousiastes suivent une direction qui s'oppose par certains côtés à celle des sco lastiques. Tandis que ceux-ci veulent concilier les intérêts de la vie temporelle avec les devoirs de la vie r eligieuse, les mystiques sortent de ce monde, renoncent aux biens temporels, r ejettent à l'arrière-plan tout ce qui est forme, expression visible et par là même imparfaite du sentiment religieux : dogmes, rites, sacrements. Ils remontent directement à la source même de la vie chrétienne, ils s'allachent au mot de Jésus : « Dieu est espri t, et veut' êlre adoré en esprit et en vérité. » Le mysticisme, au moyen âge, revêtit deux formes : la forme ascétique et la forme joyeuse. Ces deux formes ne se contrarient pas l'une l'autre : elles correspondent bien plutôt aux deux moments successifs de la vie du chrétien. D'abord l'homme se sépare du monde, il souffre et se mortifie, pour se préparer à l'union avec Dieu : c'est la phase ascétique, que beaucoup de mystiqu es n'ont pas dépassée. Puis .vient la phase mystique proprement dite, où l'âme, étant parvenue à se replier véritablem ent sur elle-même et à trouver Dieu au fond de son ê tre, entre en partage de la vie divine. Alors elle est inondée de joie ; et, sa volonté étant iden tifiée avec celle de Dieu, elle peut librement faire usage de toutes choses en ce monde, sûre que d'une volonté sainte ne découleront que des actions bonnes . Elle a lr.ouvé la vraie liberté, promise par Jésus au chrétien.« L'esprit de Dieu m'a envoyé, disait Jésus, pour publier la liberté aux captifs 1 • ».« Les amis de l'époux peuvent-ils s'affiiger, pendant que l'époux est avec eux 2 ? » A la fin du moyen âge, le christianism e traverse une crise redoutable. L'â me humaine ~st envahie par un tourment qui l'atteint aux sources mêmes de la vie morale. Elle
1. Luc, IV, 1.8- 1.9. . 2. Malt., IX, 1.5. Cf. Saiut Paul, 2 Cor., III, 1.9; Rom., :Vlll, 21.
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sent que le péché n'esl pas à la surface de son être, dans ses actions, dans ses œuvres, mais qu'il est au fond d'ellemême; et elle désespère d'être justifiée. Celte fois, le sentiment religieux lui-même est compromis : il cause dans l'âme un trouble si profond qu'on en vient à se demander si la vie chrétienne est possible, s'il ne vaudrait pas mieux s'en tenir à la vie antique, à la vie selon la nature, laquelle, à défaut de sainteté, donne la sérénité. C'est dans la conscience de Luther que ce tourment atteignit son plus haut degré d'acuité. Jamais les problèmes religieux n'ont autant fait souffrir un homme. Je sens que le péché est mon être et ma substance, pensa Luther, et que sa puissance me sépare à jamais de Dieu. Que faire pour me délivrer du péché? Accumuler les bonnes œuvres? Mais les œuvres ne peuvent changer le fond de l'âme. Le faire· n'agit pas sur l'être, le fini sur l'infini, la matière sur l'esprit. Cet état d'angoisse dura pour Luther jusqu'au jour oü il comprit, en méditant sur les parole,, de saint Paul, la gratuité de la grâce. Dieu fait grâce au pécheur, non par justice, mais par miséricorde, parce qu'il est le Père; et celle grâce toute-puissante régénère et sanctifie le pécheur. Peu importe, puisque la grâce est gratuite, qu'en elles-m~mes les œuvres soient mortes. Si j e devais par moi-même mériter la grâce, c'est alors que je devrais désespét'er, puisque par moi-même je ne puis faire que le i:nal. Mais Di eu ne vend point sa g râce, il la donne par amour. J'espère donc qu'elle me sera donnée. Je croirai, et je serai sauvé. « Le juste vivra par la foi 1 • » L'homme étant ainsi régénéré; ses œùvres reprennent une valeur aux yeux de Dieu. Luther ne les tient pas pour méprisables. Aux anabaptistes, mystiques exagérés qui suppriment toute forme et se déclarent prêts à donner
i. Saint Paul, Rom., J, 17.
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toutes leurs œuvres pour un liard, il répond : « Nous n'avons jamais enseigné que toutes nos bonnes œuvres ne valent qu'un liard. C'est le diable qui dit cela. Mes bonnes œuvres, c'est Dieu qui les fait. Si elles sont des œuvres divines, la terre entière n'est rien auprès d'elles.» La loi et la terreur avant la régénération, la joie et la libre manifestation de la foi après la nouvelle naissance, voilà, !selon Luther, le régime de la vie chrétienne. l Ces doctrines furent l'origine du protestantisme, où l'on t vit le christianisme, rompant avec l'autorité ecclésiasti- \ que, revêtir un~ forme hautement spiritualiste, s'appuyer 1 sur les seules Ecritures interprétées par chaque individu 1 selon sa libre conscience, s'attacher au développement de la piété intérieure, et, d'une manière général~, placer la perfection morale au-dessus de l'orthodoxie dogmatique . . Dans le même temps qu'il s'organisait en plusieurs pays sous la forme· protestante, 1e christianisme devait faire face à l'ennemi même qu'il croyait avoir depuis longtemps vaincu. La Renaissance travaillait à restaurer le naturalisme antique. Elle exaltait, en face de la sainteté chrétienne, une civilisation qui divinisait la nature. C'était un antique adage grec, que tout, dans le monde, est plein de dieux. S'il en est ainsi, il y a du divin dans toutes lrs manifestations de la vie naturelle: les sciences, les lettres, les arts, les joies de ce monde, sont en elles-mêmes des choses excellentes, auxquelles il est beau et bon de s'adonner, dans le sens même où notre penchant nous y im·ite. Que deviendra le christianisme, en présence de celle apothéose· de la nature? Or, sur ce terrain même, le christianisme a montré sa souplesse et sa puissance d'adaptation. Il ne repousse pas cette civilisation qui se r éclame du paganisme antique, il la fait sienne; il s'en revêt comme d'un manteau de gloire. ll aura maintenant une littérature et un art rayonnant de la splendeur classique; des peintres : Botlicelli, Raphaël, Léonard de Vinci; des musiciens : Palestrina, 1-Iarn
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del, Bach ; des poètes : Dante, Corneille et Racin e, Millon, Klopstock. Il suscitera des orateurs tels que Bossuet, Bourdaloue, Massillon; il animera la philosophie d'un Descartes, d'un Malebranche, d'un Leibnitz et d'un Kant.
IV
Une telle vitalité, une telle faculté de s'adapter sans se renier, ne se peuvent expliquer que par la nature propre du christianisme, qui est essentiellement un principe de vie, et qui plonge, par ses racines, dans le fond même de l'âme et de la volonté. Peut-on croire qu'il ait pour lui l'éternité? Ses adversaires d'aujourd'hui semblent, à vrai dire,' plus redoutables que tous ceux qu'il a affrontés jusqu'à présent. Nous avons parlé du naturalisme antique, tout poéliqùe, lout pénétré de l 'idée de la providence et du divin. Le naturalisme d'aujourd'hui est tout autre; car il écarte comme mystique ce culte de l'intelligence qui, chez les Grecs, ne se séparait pas du culte de la nature. Réduit à ses principes propres, il en vient à faire reposer toute la vie humaine sur l'intérét, sur l'instinct, sur le désir inné en chaque individu d'ètre le plus fort dans la lutte pour la vie. Une telle conception est a ux antipodes du christianism e, el l'on ne conçoit pas comment il pourrait s'y adapter. Si ie r éel imm éd ia t est tout l'être, si notre volonté n'a d'aultre mobile d'action que l'amour de soi, il n'y a pas de place dans notre vie pour l'idéal de sainteté et de liberté que nous propose le christianisme. Un autre danger vient des inductions que semble provoquer la science. Celle-ci trouve l'explication d'un nombre croissant de phénomènes dans le jeu de lois toutes mécaniques, où l'intelligence, l'harm onie et la bonté n'ont aucune part. Qu'arrivera-L-il si elle rèvendique le domaine
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moral comme le domaine physique, les actions intimes de l'àme comme les mouvements des corps? Ne parviendra-t-elle pas à dissoudre tout ce qu'on appelle esprit el liberté, tout ce que suppose et veut développer le christianisme? / Tels sont les obstacles que rencontre aujourd'hui la ' morale chrétienne. Le premier n'est sans doute pas le plus considérable. L'homme peut, il est vrai, essayer de vivre par pur instinct, en méprisant tout ce qui ressemble à un idéal. Mais il est probable que bientôt qu elque chose en lui protestera contre sa déchéance. Et il n'est pas vraisemblable que la lenfative se poursuive longtemps dans une société tout entière; car en l'homme l'intelligence croissante est un sérieux danger, quand elle ne se subordon.ne pas à l'idée du bien; et une société humaine ne pourrait vivre du simple jeu des lois naturelles qui suffit aux sociétés animales. Quant à la science, si elle s'érige en métaphysique et en morale, elle est, certes, un adversaire très redoutable. Ainsi entendue, elle promet à l'homme, outre le pain du corps, ce précieux aliment de l'âme qui consiste dans la joie de connaître le réel. Y a-t-il vraiment et peut-il y avoir une morale purement scientifique, capable de donner satisfaction à notre volonté en même temps qu'à notre intelligence? C'est ce qu'il nous reste à examiner.
�TROISIÈME CONFÉRENCE
LA
MORALE
MODERNE
OU SCIENTIFIQUE 1
Dans cette troisième et dernière conférence, je me propose de vous parler de la morale moderne, qu'on peul caractériser par l'expression de mor'ale scientifique, et de vous présenter, pour conclure, quelques considérations pratiques. . J'entends par morale moderne les .conceptions de la morale propres aux penseurs modernes. Il va sans dire que les idées helléniques et les idées chrétiennes sont encore en vigueur dans la civilisation actuelle; mais il s'est produit à côté d'elles, à la s uite de Ja Renaissance, des doctrines qui sont plus ou moins étrangères à l'esprit antique comme à l'esprit chrétien : c'est de ces doctrines qu'il est ici question.
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La science est la principa le création des modernes. Née au xv1• et au xvn• siècle, avec Copernic, Galilée , Képler, Descartes et Newton, elle s'est développée en tout sens au xvm• siècle, et pleinement épa.nouie au x1x:•. Elle est aujourd'hui notre parure et notre orgueil; bien plus, c'est
L SouncEs PnINCIPAL Es : Kant, Établissement de la métaphysique cles mœurs (Gl'undlegur1g zw· Metaphysik d ~,· Sitlen ) ; C,·ilique de la miaon p1·atique; Stuart Mill , l'Utilitarianisme; I-I. Spen cer, les Données de la mo,·ale (Tite data of Ethics).
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d'elle que nous vivons : elle réagit sur l'esprit qui la crée, l et 'il semble qu'elle soit en train de le transformer jusque 1 dans son fond. Qu'est-ce donc que la science? Ou plutôt, qu'est-ce que cet esprit scientifique qui est devenu un élément essentiel de la pensée moderne? La science a pour objet la connaissance de la nature. Certes, l'anliquilé et le moyen âge ont étudié la nature; mais l'antiquité se proposait d'y retrouver l'ordre el l'harmonie oü se complait la raison humaine; et le moyen âge, considérant la nature dans ses rapports avec l'ètre moral, se demandait surtout comment l'homme doit se comporter avec elle pour marcher vers ses destinées éternelles. La science moderne examine la nature en elle-~, mème et pour elle-même, abstraction faite rles tendances. el des désirs de/âme humaine. Elle voit dans le monde.1 un mécanisme, Inconnaissable dans sa cause premièrt, mais d'où toute idée de fin, particulièrement de fin morale, est absenle. Le savant part des faits observables, et remonte, anneau par anneau, · la chaine des causes nalu- 1 relies, sans savoir où il va. Il n'a d'avance aucune idée des conclusions auxquelles son élude peut le conduire : son état d'esprit est ce qu'on appelle le désintéressement. scientifique. La science, ainsi entendue, ne s'appliqua d'abord qu'aüx êtres inorganiques, corps célestes, minéraux, forces du monde physique et chimique, où ne se manifestent ni vie, ni pensée, ni volonté. Puis son domaine s'est étendu. Le rève de Descarles s'est réalisé, et la science a pris possession des corps vivants. Puis ce sont les manifestations de la sensibilité, de l'intelligence, de la volonté, qui sont tombées sous ses prises. La morale ne pouvait l'aire exception. Déjà Descartes avait entrevu la possibilité de traiter la morale comme une science. Avec Spinoza, celle idée se précise; et depuis, de nombreux philosophés ont tenté de la mettre à exécution. Aujourd'hui, il semble qu'elle soit
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
vraiment en voie de réalisation, et que les grandes lignes d'une morale Sl:ientifique soient définilivement tracées. Voyons en quoi a consisté ce travail de l'esprit humain et à quels ré1S11l1ats il paraît devoir aboulir. C'est, à vrai dire, une entreprise étrange et paradoxaleque celle de constituer une morale scientifique. La morale ainsi entendue ne devra reposer que sur des faits. La règle fondamentale sera de suivre la nature ..C'est la devise même des ancien~; mais les anciens envisageaient la nature à un point de vue esthélique, voyant partout en elle l'intelligence et l'harmonie où aspire l'activité humaine. Pour les modernPs, il s'agit de faire sortir la morale, c'està-dire la détermination de ce qui doit être, d'une réalité dépouillée de toule parenté avec l'intelligence et la volonté. Ce n'est pas tout. Les sociétés modernes ont, en fait, tout un ensemble d'idées reçues louchant l'idéal où doit tendre l'bo,nme; et ces idées, l'humanité se les est faites dans · un e,prit tout autre que l'esprit scientifique moderne. La morale traditionnelle, tant hellénique que chrétienne, s'est constiluée librement, spontanément. Les sages grecs n'ont pris garde ni à la théologie ni à la science : ils se sont demandé simplement en quoi consiste la suprême beauté, le souverain désirable. Le christianisme a erré son type de perfection morale plus librement encore, en s'affranchissant de toute nécessilé extérieure, en ne faisant entrer en ligne de compte aucune des cond itions de la vie terrestre. La science, qui trouve devant elle ces traditions morales, soit helléniques, soit chrétiennes, et qui les voit incorporées en quelque sorle à la nalure humaine, ne :;'avise . pas tout d'abord d'en contester la légitimité; mais elle se propose d'en trouver les fondements dans les lois nécessaires dela nature. Voici dès lors en quoi pour elle consiste le problème : il s'agit d'adapter le rigoureux emploi des
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méthodes scientifiques à la juslificalion d'idées dont le caractère propre est d'être so1."Ües. du libre développement de la conscienre humaine. L'accord pou.rra-t.-il se. faire? La méthode scientifique pourra-t-elle être app liquêe d:.ms. Loule sa riguéur? Que si elle l'est véritablement, le résultat salisfera-t-il la conscience morale? Y a-l-il convenance entre une telle mélhode et un tel objel? Nous allons en juger par l'événement.
II
Il y a plusieurs sortes de méthodes proprement scientifiques. Considérons d'abord l'emploi de la démonstration mathématique en matière morale. Les mathématiques et la morale ont cela de commun que ce sont deux sciences du nécessaire; toutes deux posent des principes, qu'elles développent ensuite par le raisonnement. Les mathématiques déterminent les rapports qui se réalisent nécessairement dans la matière; la morale cherche tout ce qui doit être fait par un être intelligent et libre. Dès lors, la méthode mathématique ne pourrait-elle être appliquée à la démonstration des choses morales? Tel fut le point de vue du philosophe Kant. Il a traité de la morale en géomètre, il a cru qu'on pouvait assurer aux dogmes moraux le genre de certitude des vérités mathématiques. Kant part de ce principe, que l'idée du devoir a pour chacun de nous la même évidence que les axiomessmalhématiques. Il est impossible à une conscience qui s'interroge de bonne foi de douter qu'il y ait pour el le un devoir à accomplir. Celte croyance est, si l'on y prerid 1 garde, impliquée dans tous nos jugements moraux tels que l'observation nous les fait connaitre. Sur ce fondement, Kant édifie toute sa morale. Il établit avec une grande ri-
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gueur la réalilé de la personne humaine et de la dignité de celle personne. Il montre comment l'homme doit se respecter lui-même et respecter ses semblables, comment lapersonne doit toujours êlre traitée comme une fin, jamai is comme un moyen; comment la sincérité, l'estime ùe Sl)i, l'action pour procurer le bonheur des autres hom m1is , constituent les devoirs fondamentaux. Le devoir pour le ùevoir, l'effort pour se perfe ctionner soi-même et contrib11er au bonheur des autres, tel est le résumé de sa doctrine. La morale, on le voit, n'a rien perdu, chez Kant, à subir la discipline mathématique. Cel idéal ne le cède en rien, pour la pureté et l'élévation, à l'idéal chrétien. On ne peut guère lui reprocher que son excès de rigueur. Mais si la morale, en ses parties essentielles, reste intacte dans ce système,· il n'en est pas de même de la méthode mathématique. C'est elle qui s'est montrée complaisante; et celle mathématique morale ne ressemble qu'en apparence à la mathématique proprement dite. Est-il vrai, par exemple, que l'idée du devoir ait pour nous la même évidence qu'un principe de géométrie? Nous savons trop bien que non. Nous ne pouvons affirmee ·que le devoir existe, comme nous affirmons que deux points déterminent une droite. Sous l'influence combinée des faits d'observation et des exigences de la 11ensée, les axiomes mathématiques s'imposent à nous : il n'en est pas de même des vérités morales, lesquelles dépassent la réalité donnée, et ne sont pas liées aux nécessités de la pensée. De même les choses morales sont, quoi qu'on fasse, impropres à être enfermées dans des définitions exactes, pareilles à celles de la géométrie. Elles ne comportent ' pas l'évidence et l'e~actilude malhémaliqucs. El peut-être 1 vaut-il mieux qu'il en soit ainsi : c'est parce qu'il faut un effort pour croire au devoir qu'il est beau et noble d'y croire.
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Les conclusions pratiques où Kant aboutit par une sui le de déductions fort bien conduites n'ont donc pas réellement une valeur mathématique. A vrai dire, les résullats étaient posés d"avance. Le philosophe a démontré ce qu'il voulait démontrer. Le savant, lui, ne sait pas où le mènera la démonstration.
III
On peul dire de tous les philosophes et moralistes qui tirent la règle de notre conduite de nos sentiments naturels, qu'ils suivent, en morale, la méthode des sciences physiques. Ils cherchent dans l'observation de notre nature psychique la loi q11i régit, en fait, les actions humaines; et ils érigent celte loi de fait en maxime de conduite. Quelques-uns d'entre eux ont trouvé dans la sympathie le principe de nos actions: tel Adam Smith. D'autres voient le caractère primitif de notre nature, non dans la sympathie, mais dans l'égoïsme : tels la Rochefoucauld et Bentham. Stuart Mill a essayé de concilier les deux grandes doctrines de l'intérêt et du devoir, en montrant que celles de nos actions que n_ous appelons désintéressées, et que nous expliquons par la sympathie ou par l'idée de loi morale, se ramènent, comme les autres, en dernière analyse, à l'intérêt personnel. Sans doute, il me semble que je peux aceomplir des actions désintéressées, me dévouer à mes amis et à mon pays, sacrifier mon avantage à mon devoir. Sans doute, nous poursuivons quelquefois l'intérêt général, sans songer à notre intérêt propre. Mais c'est parce que l'expérience a enseigné à l'humanité que cette sorte d'actions assure généralement le bien de l'individu. Ètre de bonne foi avec ses semblables, servir son pays, se dévouer à une _noble ca11se : autant d'actions qui, primili-
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vement, étaient commandées par l'intérêt personnel, mais f qui, présentement, ont J'air d'ètre des - ins en soi. Il y a ici une application de la loi de l'habitude. L'idée de certaines actions s'est, avec le temps, si bien soudée à. l'idée du plaisir auquel elles conduisent, qu'elle a fini par en tenir lieu, et par être prise elle-même pour principe de I conduite. L'homme a oublié la fin primitive et véritable de ces actions; et c'est le moyen qu'aujourd'hui il prend pour fin. Ainsi l'avare aime l'argent pour lui-même, sans • se souvenir de sa destination. La morale utilitaire de Stuart Mill, type accompli de la morale traitée par la méthode des sciences physiques, ne présente plus, semble-t-il, celle conformité aux jugements de la conscience, que nous trouvions chez Kant. Celle morale peut séduire lï-nteJlig_ nce et susciter des livres sae vants; mais, chose remarquable I nul ne pourrait la professer devant une assemblée. Les hommes, réunis, ne se laisseront jamais dire que le plaisir et l'intérêt personnel sont la fin suprême et unique de l'activité humaine. La conscience publique, qu'Aristote, non sans raison, déclare supérieure ~ la somme des consciences individuelles, se révolterait à ce langage. Stuart Mill épuise les ressources de son ingénieuse dialectique pour faire rentrer dans l'utilitarisme la morale de la dignité et du désintéressement: il n'y réussit pas. Celte fois, c'est la morale qui souffre de l'emploi de la méthode scientifique. La méthode suivie est-elle du moins, comme on le croit, rigoureusement analogue à celle qu'emploient les sciences physiques? C'est ce qu'il est difficile d'admettre. L'observation scientifique porte sur ce qui est, sur les phénomènes observables et sur les relations données entre ces phénomènes. Et celte observation se fait par les sens. Le savant marche ainsi à l'aveugle, poussé par les faits vers des conclusions qu'il ne prévoit pas. Le moraliste utilitaire, lui, observe au dedans de soi les mouvements de
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l'âme. Or les données de l'observation intérieure ne sont ni. précises ·ni primitives. Comment dislinguer, dans ces senliments, ces opinions, ces habitudes, ces phénomènes infiniment complexes que nous trouvons en nous, ce qui appartient proprement à la nature humaine, ce qui est primitif et fondamental, de ce qui est variablr,, accidentel, dérivé, contingent peut,être et voulu au debut par une Yolonté libre? De plus, l'observation intérieure des principes de nos actions nous fait connaître, non pas précisément des faits, mais des fins. L'objet qu'on nous propose fût-il aussi universellement désiré que le plaisir, c'est toujours une pure idée, conçue comme exerçant sur nous une attraction. Or, nous l'avons dit, la science ne connaît 1 point de fins dans la nature. Elle ne connaît que des eau- ~ ses et des effets purement mécaniques. Ainsi, dans le système utilitaire, d'une part, la morale a perdu sa grandeur: elle ne peut, sans vice d,~ raisonnement, maintenir les parties élevées du code des mœurs; d'autre part, la méthode scientifique n'est pas rigoureusement appliquée. Nous ne sommes donc pas encore en possession de la morale scientifique que nous cherchons.
IV
La science, telle que nous la concevons aujourd'hui, se suffit à elle-même; elle n'a iias plus à sub ir les lois de la morale qu'à tenir compte de celles de la religion. Mai~, parmi les sciences, n'en est-il pas une qui contient en elle ce qu'on appelle commun ément morale? science comprend, enlre aulres objets, l'étude des êlres vivants; et celle étude, appelée bio logie, embrasse, en ce qui concerne les animaux supérieurs, à la fois les manifestations physiques et les manifestations morales. Il peut donc y avoir une science morale : ce sera le chapi-
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,.t re ùe la biologie affecté à la nature morale de l'homme. La morale n'est qu'une branche de l'histoire naturelle 1 Celle fois, l'idée d'une morale scientifique est très nettement conçue. On n'ira pas chercher dans les traditions morales, dans les préjugés, des solutions imposées d'avance aux recherches scientifiques; on n'érigera pas en rnaximes impératives les données confuses et suspectes de la conscience individuelle : on observera, du dehors, les lois générales du rnonde et de la vie; et de ces lois on déduira celles qui, à leur escient ou à leur insu, régissent nécessairement la conduite des hommes. Herbert Spence1· et Darwin nous offrent ce dernier type de morale. C'est la morale traitée suivant la méthode des sciences naturelles. La vie, suivant H. Spencer, est l'adaptation durable d'un individu ou d'un groupe d'individus au milieu oü ils se développenL. Que peut, sur celte base, être la morale? Elle ne sera pas, comme le voulaient Bentham ou Stuart Mill, la prescription faite à l'homme de rechercher ce qui lui est utile, directement ou indirectement, selon le sentiment ou les lumières de la conscience individuelle. Oulre que la morale de Stuart Mill était encore une morale finaliste et esthétique, sans autorité aux yeux du savant, elle nous proposait un objet contradictoire. Chercher le plaisir en prenant pou1· guide le sens intime, c'est le moyen de le manquer. Le plaisir est bie·n la fin que poursuit l'individu; mais l'individu ne peut, par sen liment, connaitre ce qui le procure. Ses désirs le trompent neuf fois surf dix. Il faut nous en remettre à la nature, c'est-à-dirê à Ja science, qui en découvre les lois, du soin de nous rendre l heureux. Obéissons aux lois universelles, à cette loi d'adaptation au milieu qui est la vie elle-même, et soyons sûrs que, tôt ou lard, le plaisir suivra. C'est trop peu dire, et ce que nous appelon'S obéissance aux lois de la natu l'C n'est en réalité qu'une métaphore. Nous-mêmes ne sommes autre chose qu'une parlie de la nalure, et ainsi l'ac
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daplation de chaque homm e à son miliell et au tout, l'accord du bonheur individuel et du bonheur universe l, doivent peu à peu se prodL1ire fatalement. Telle est la morale de IL Spencer : la science des conditions du bon beur humain, déduite des lois générales de la vie et des conditions d'existence des êtres dont il s'agit. Si remarquable qu'en soit le caractère scientifique, celle doctrine n'est peut-être pas encore le type parfait de la morale comme science. Il y subsiste, en effet, quelques traces de finalité. Celte loi de l'adaptation de l'individu à son milieu, posée comme absolue et suprème, ne sort pas directement de l'observation de la n ature : elle implique encore l'idée de l'harmonie, comme fin de l'évolution universelle. La morale darwiniste est plus rigoureusement scientifique. Darwin, quant à lui, ne s'occupe pas de constituer une morale. Mais lorsque dans les idées morales on cherche une objection contre sqn système, il examine ces idées et il les explique à son point de vue. Il a posé en principe que la loi générale du monde vivant, c'est l'effort de chaque organisme pour subsister, ainsi que la conservation et l'accroissement des particularités utiles dans la lutte pour l'existence. Concurrence vitale et sélec tion naturelle, telles sont les seules caus es d'o rgani sa tion et de changement que la nature mette en jeu. Or, clans la lutte pour l'existence, les sentiments moraux ne sont pas sans jouer un rôle important. La sociabilité, l'amour de la famille, l'amour de la patrie, l'honneur, sont autant de forces spéciales, qui s'ajoutent à nos forces physiques et intellectuelles. Ce qu'on appelle morale ne peut être que l' élude {lu facteur moral que l'humanité fai't intervenir dans la lutte pour l'existenc·e . L'id éal de la morale scientifique est ici bien près d'être réali sé . Ju sque dans le darwinisme pourtant, ne trouvet-on pas un dernier souvenir de la finalité? N'est-ce pas
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encore une fin, que ce développement individuel el ce triomphe dans la lutte pour la vie, que Darwin assigne pour objet à la tendance innée de chaque être vivant? L'amour de la vie esl-il incontestablement cette loi fatale et universelle que suppose Darwin? Un fait, à tout le moins, semble prouver le contraire : c'est le dégoût de la vie el le suicide dont l'homme est capable. Si le dernier mot de la morale scienli!lque ne se rencontre pas encore dans le darwinisme proprement dit, nous le trouvons en!ln dans nombre de travaux récents, oü l'évolutionnisme et le darwinisme sont développés dans lin sens scrupuleusement natura liste. La vraie · morale ·naturaliste n'est, à la lettre, que l'histoire naturelle de la moralité, sans aucun mélange d'hypothèse érigée en règle impérative. Les sciences naturelles recherchent les lois qui régissent la formation et les changements des divers êtres de la nature. Elles nous font voir, sans aucune idée préconçue, par quellès phases successives ils ont passé pour parvenir à leur état actuel. On applique purement et simplement celte méthode de recherche à l'étude de l'être moral. On montre comment nos sentiments moraux, qui nous apparaissent comme simples et innés, sont, en réalité, dérivés et complexes; et, tant par synthèse que par analyse, on cherche à les relier aux causes mécaniques générales de l'univers. Dès lors, la méthode est absolument scientifique, et la morale comme science est véritablement fondée. Mais le résultat auquel on arrive est évident, et il est proclamé p-ar le naturalisme lui-même : il n'y a plus de morale . Déjà mulilée dans les systèmes construits d'après la méthode des sciences physiques, la morale s'évanouit dans ceux qui la traitent suivant la mélhode des sciences naturelles. · Voici, par exemple, la notion de droit: comment subsisterait-elle? L'idée de droit repose sur l'idée de liberté;
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et le naturalisme ne peut voir dans la liberté qu'une illusion. La science expliquera historiquement la genèse de l'idée du droit; et le r ésultat de son explication, ce sera la résolu lion _pure el simple de l'idée du droit dans les conditions d'existence des sociétés humaines. Et la charité, comment la défendre? Elle est absurde dans un système où la destruction des faibles par les forts est la seule loi sociale que connaisse la nature, et le seul principe de ce que nous appelons le progrès. Pratiquer la bienfaisance, c'est-à-dire s'intéresser aux déshérités, aux infirmes, aux malheureux, travailler à leur faire une place au soleil, c'est, par ignorance et superstition, tenter de contrarier la marche fatale de la nature : œuvre insensée et stérile. Ainsi le système naturaliste satisfait entièrement aux ! conditions de la, science; mais il anéantit la morale. Cela devait êlre. De prime abord, on a pu êlre séduit par l'idée de constituer une morale scientifique; mais la morale et la science sont orientées en sens inverse. La science éJQdie ce qui est; la morale, ce qui doit être, ce qui est convenable ou obligatoire. Il est impossible de ramener l ceci à cela. Mais, dira-t-on, si un peu de science ébranle la morale, beaucoup de science la rétablit; car, en étudiant les choses de près, on constate que les idées morales traditionnelles ne sont pas des inventions arbitraires, mais des phénomènes nécessaires, fondés sur la nature des choses. Je réponds qu'il m'est impossible d'attribuer encore de l'autorité à des idées dont on me montre l'origine dans le mécanisme des forces brutes. Pourquoi les respecterais-je? La nature, dit-on, les a faites? Mais elle a fait bien d'autres choses qui ne sont pas respectables. Ces idées, qui sont censées devoir me guider dans la recherche du plaisir, elles me gênent: pourquoi sacrifier le certain à l'incertain, le clair à l'obscur, le présent à un avenir
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
qui ne me touche pas? J'écarte donc -les lois dérivées et les moyens indirecLs, pour ne considérer que la loi fondamentale. Celte loi, me dit la science, c'est la vie pour la vie. Formule étrange, si l'on veut qu'elle règle ma conduite. Car la vie, si elle n'a d'autre fin qu'elle-même, n'a plus aucun prix à mes yeux. L'homme qui se tue est justement celui qui croit que sa vie ne peut plus lui servi: qu'à vivre.
CONCLUSION GÉNÉRALE
De celle étude, qui a surtout été historique, il nous faut voir si nous ne pourrions pas tirer quelques conséquences pratiques. Les droits de la science sont imprescriptibles : elle est, de toutes les puissances en face desquelles se trouve la raison humaine, celle qui s'impose à e ll e de la façon la plus irrésistible. Mais si la science ne peut fonder la mo raie, peut-elle réellement l'abolir? Le savant est un spectateur, et la science est un miroir qui nous représenLe la réalité en raccourci. Or, le spectateur exclut-il l'acteur? Bien au contraire, il l'appelle. La science n'aurait rien à observer, s'il n'existait une activité qui produit incessamment des phénomènes. Ne puis-je appliquer ce principe à ma vie morale? La science, dirai-je, appliquée à l'homme, ne peut m'interdire de me croire quelqu'un et d'agir comme tel, puisqu'elle attend mes actions pour avoir un objet à analyser. Ne lui demandons pas la règle de nos actes, et ne craignons pas non plus qu'elle nous défende d'adopter telle ou telle règle, qu'elle n'aura pas sanctionnée. La science ne peut rien nous prescrire, pas même de cultiver lu st:ience; et nous sommes libres de choisir un principe d'aclion en dehors d'elle. Notre seule obligation à son égard e5t de prendre garde que la règle que nous nous tracerons ne soit en
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contradiction avec ses conditions fondamentales et ses résultats atquis. Mais celle règle, où la chercherons-nous? Sera-ce dans la morale hellenique? Sera-ce dans la morale chrétienne? A elles deux, la morale hellénique et la morale chrétienne paraissent embrasser tout l'idéal humain: l'une est la morale de l'intelligence, l'autre est la morale de la vo- 1 lonlé. L'harmonie et l'amour, le bien et le devoir, la beauté de la forme et la sublimité de l'esprit, résument tous les objets q11e l'homme peut rechercher : foutes nos conceptions morales doivent donc rentrer dans la morale chrétienne et dans la morale hellénique. Mais ilestdif'licile de conciliercesdeuxdoctrines. L'une , est dirigée vers la vie présente ou temporelle, l'autre vers la vie future ou éternelle. La morale hellénique nous propose comme fin cet étal où la nature est en harmonie avec l'esprit, sans abdiquer pour cela son essence et sa valeur propres. Le terme de celle sagesse, c'est la sérénité qui résulte du parfait accord de la perfection corporelle avec la perfection intellectuelle. Certes la morale hellénique est idéaliste : élever l'homme au-de~sus de l'instinct et de l'animalité est son objet même. Mais ce qu'elle a en vue, c'est la coïncidence de la forme avec l'idée; c'est l'idée réalisée et la nature idéalisée. Il s'agit pour elle de trouver le point de rencontre de la malière et de l'esprit, d'unir celui-ci à celle-là selon la proportion la plus belle. Rien de trop, pas plus / dans l'ordre spirituel que dans l'ordre physique: telle est \ la maxime grecque. La morale chrétienne est loin d'être ainsi la morale de la mesure. C'est, bien plutôt, la morale de la folie, la morale de l'amour et du désir.infini. Elle veut que nous soyons parfaits- comme Dieu lui-même est parfait. Elle commande il. l'esprit de se dégager de la matière comme le papillon s'envole de sa chrysalide: car la nature finie ne ·peut con-
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LES TYPES PRINCIPAUX DE LA MORALE
tenir l'es prit infini . Cet idéal transcendant, où la nature es t s·a crifiéc à l'esprit, est-il conciliable avec l'idéal grec, qui, en maintenant l'un et l'autre dans de jus tes limites, les unit en un mélange harmonie ux? Il en faut prendre notre pa rti : nous ne pouvons retrouver ni la sé rénité des Grecs ni l'éla n joye ux d es premiers chréti en s. La morale est une doctrine chez les anciens, pour l es chrétiens une croyance. Par suite du conflit de l'hellénisme, du christianism e et de la science, elle est pour nous un problème. Ne nous en arf1igeons pas outre mesure. Elle est un problème : par cela même elle est un ferme ni. de vie. L'effort que nous faisons incessamment pour résoudre ce problème trempe l'âme et la fortifie :
Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu, Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu.
Faut-il croire, d'ailleurs, que nous soyons réduits à chercher el à douter? Si la question ne parait pas théoriquement soluble, peut-êlre est-il possible, dans la pratique, d'approcher de plus en plus d'une conciliation. Voyons comment pourrait êlre entendu, en ce sens, le rôle de la science, de l'hellénisme et du christianisme. La science, nous l'avons dit, nous interdit les conceptions moral es incompatibles avec les vérités qu'elle suppose ou qu'elle établit. Mais en même temps qu'elle nous fait connaître la réalité d' une manière de plus en plus profonde, elle met de plus en plus à notre service les for, . ces de la nature. Il dé pend de nous d'en bien user. La science peut nous fournir les instrum ents de la moralité. / Celte moralité elle-même pourra s'inspirer du christianisme comme de l'hellénisme, si chacun des deux systèmes fait à l'autre quelques concessions. L'helléni sme veut que l'homme spiritualise la nature : le chri.s lianisme n'y peut-il consentir? Pour dé passer la
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nalure, est-il nécessaire de l'abolir? De la morale grecque, nous relicndrons que la nature n'est pas seulement une collection d'atomes soumise à des forces aveugles, mais que, dans tout ce qui est, l'inlelligence peut discerner un élément esth étique et idéal. Le Grec nous apprendra à doubler toule r éalité d'une idée, à joindre la raison à la force, la réflexion à l'inslinct, la joie au lravail. Il nous montrera comment on peut trouver belles les plus humbles occupalions de la vie · humaine. Des étrangers vinrent un jour visiter l'illustre Héraclite. Ils s'allendaient à Je trouver au milieu d'un appareil imposant. Ils le trouvèrent occupé à préparer ses aliments de ses propres mains. Comme ils s'étonnaient de Je voir livré à une occupation si basse:« Là aussi, leur dit Héraclite, il y a des dieux. » C'est ainsi que l'idée grecque sait ennoblir la plus mo- ( deste exislence : elle fait estimer et aimer la vie. L'esprit , d'harmonie se plaît dans notre monde : partout il s'y trouve chez lui. Mais la vie joyeuse el sereine ne suffit plus à ceux qu'a louchés le christianisme. L'homme qui a pris conscience de sa volonté et de sa puissance d'aimer ne veut plus du calme de la sagesse. Surtoul il ne peut lrouver le bonheur et la paix dans la simple contemplation de l'harmonie visible. 11 accueillera donc celle morale de l'intention, de l'esprit, de l'amour et du sacrifice, qui prescrit à l'homme de faire, par sa volonté, ce que la nature, avec ses forces et ses inslincls les plus élevés, ne pourrait pas faire, de créer au dedans de soi une nature invisible et supérieure, de tendre, en un mot, vers la perfeclion indéfinissable que rêve la conscience hu- . mai ne. Une telle morale est-elle compalible avec l'hellénisme? Elle le demeure, semble-t-il, pourvu qne, tout en assignant à l'homme une deslinée suprasensible, elle admette la vie naturelle et sa légilimité, pourvu qu'elle n'érige _ pas
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LES TYPES l"RINCIPAUX DE LA MORALE
le renoncement au monde en condilion de celte vie supérieure. L'homme est un voyageur qui cherche sa palrie. La science se lient à ses côtés, lui offrant, au gré de ses désirs, les diverses puissances de la nature; mais la science, indifférente à la voie qu'il prendra, ne peul lui servir de guide. Cependant, devant lui, apparaît un génie jeune et beau: c'est le génie de l'harmonie, Je génie de la Grèce. ll prend l'homme par la main, et le conduit à travers de belles contrées. Ils arrivent au sommet d'une rnonlagne; et, autour d'eux, se déroule un tableau merveilleux de grâce et de lumière. Le ciel" et la terre se fondent sans qu'on discerne la ügne qui les sépare. « Contemple et sois heureux,» dit le génie. Et le voyageur est tenté de s'écrier : « Ici est ma patrie. » Mais UIJ je ne sàis quoi tressaille en lui, une inquiétude s'éveille; il s'interroge. N'a-l-il pas d'autre destinée que de contempler ainsi les êtres de la nature, du dehors et dans leur ensemble? Il veut voir de près ce que sonl et ce que font tous ces êtres qui, aperçus d'en haut, se fondent dans l'harmonie du tout. Il descend ·et regarde. Hélas 1 ce sont des êtres qui peinent, qui souffrent, qui s'entre-détruisent, qui sont chargés de misères physiques et morales. Il pressent alors pour lui - même une , autre destinée : la communion de sen li ment, c'est-àdirè de souffrance, avec tous ces misérables. Le monde invisible, le monde des âmes, se révèle à lui. Secourir ses frères, les aimer, travailler pour qu'ils deviennent bons et . heureux: n'est-ce point là l'idéal qu'il rève? « Tu es belle, ( 1 1 ô ma patrie visible, séjour de l'harmonie et de la sérénité. ) Mais lu as, ô ma patrie invisible, la sublimité du myslère, : de l'inl1ni et du divin. Ma destinée n'est-elle pas de tendre \ à celle-ci, tout en vivant dans celle-l 'i?» ·
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)
J e m e propose de vous parler du pessimisme. J e ne songe pas à vous en faire l'historique, à vous en décrire, même sommairement, les di ve rses formes, àJ vous donn er mème un aperçu de ce qu e serait un e étud e complète de la question. Reli gieux , lilléraire, philoso phiqu e, moral , théorique ou pratique, le pessimisme a, dès la plus haute antiquité, inspiré tant d'ouvrages de toute sorte qu e ce serait une tâche considérable d'en analyser el d'en coordonner les di ve rses manifes tations . .Te crois fai re œuvre plus imm édia tement utile, en même t emps que plus aisée, en me demand a nt quelles sont, parmi les raisons que font valoir les pessimistes, celles qui, plus que les autres, paraissent.. de nature à nous tou ch er, et en· r echerch ant ce que valent ces raisons. Je m'interro ge donc moi-même, j'observe l'impression que font sur m9i les di sco urs des pessimistes, et j e disc ute les idées qui m'ont frapp é, pour savoir si j e dois les adopter. C'est en ce sen·s , c'est-àdire à un poinl de vue surtout pratique, actuel et relatif à nous-m êmes, que je vais èhercher ce qu'est le pessimi sme et ce qu'il vaut. Ma con clu sion, j'en co nvi ens d' a\'ance, ne sera pas subtile et originale : ce sera, tout uniment, la condanrnalion du p essimis me , déj à prononcée
1. SouacEs r111Nc1rALES: Schopenh auer, le Monde comme volonté et comme 1·ep1·ésenlalion; Léoparcli, OEuvres morales; Ed. von Hartmann, Philosophie de l'inconscient.
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QUESTIOi'iS DE MORALE
par le sens commun. Mais une conviction raisonnée a plus de prix qu'une opinion fondée sur le seul instinct; et, en ce siècle d'analyse et de critique, il est utile que les vérités évidentes elles-mêmes produisent leurs titres.
Qu'est-ce que le pessimisme? Il y a une disposition d'esprit qu'on appelle communément pessimisme et qui n'est pas digne de ce nom : c'est celle humeur chagrine et morose qui fait que l'on voil tout en noir. On a eu un sommeil troublé, on souffre de l'estomac: tout vous est Il charge, et l'on trouve le monde mauvais. Mais il n'y a là qu'un accident individuel. Le monde ne saurait êlre mauvais parce qu'un homme a mal à l'estomac. Ce même homme qui voit tout en noir parce qu'il est indisposé, verra lout en rose lorsque son bien-être physique sera rétabli. Son jugement sur le monde n'est que le reflet de son état organique et n'a aucune valeur. Pour pouvoir se dire pessimiste, il ne suffit pas de trouver le monde mauvais, il faut avoir une raison plausible et communicable de le trouver tel. Le pessimisme n'est pas une humeur individuelle, c'est une théorie. Suffit-il, maintenant, pour être en possession d'une théorie digne de ce nom, de dire : « Je souffre, donc la vie est un mal, donc le monde est mauvais? » Beaucoup de pess imistes, même illustres, paraissent bien au fond ne pas dire autre chose . Certains critiques prétendent q~1'à cela se réduit souvent l'argu_ entalion de Léo;.rdi. m Mais la constatation du mal, si douloureux qu'il soit, ne peut suffire à fonder le pessimisme. Considérez la souffrance, la misère, la mort même, qui certes jette une ombre sur toutes nos joies: toutes ces dissonances n'ont droit de vous rendre pessimiste que si vous savez qu'el les
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sont véritablement le fait d'un méchant ge111e ou d'une fatalité implacable, et que tous les efforts que l'homme fera pour les atténuer doivent _ retourner contre lui. se « Je souffre, donc le monde est mauvais; » c'est là un fait érigé en principe, c'est la surface et l'état transitoire des choses pris pour le fond et l'essence éternelle. Le vrai pessimisme est une doctrine, ur,e conceplion raisonnée de la nature des choses, un ensemble d'idées tendant à démontrer non seulement que le mal Lient dans le monde une place considérable, mais qu'il y existe· pour lui-même, et doit à tout jamais pénétrer et côrrompre au même degré, sinon de plus en plus, toutes les œuvres de la nature et de l'homme. Et pour être ainsi une doctrine abstraite, une philosophie et non un état d'âme, qu'on ne croie pas que le pessimisme est un phénomène négligeable dans la pratique. La manière dont nous accueil lon s la souffrance dans la vie réelle Lient en grande partie à notre conception de l'ensemble des choses. No tre philosophie, voilà ce qui dirige nos pensées d'une façon permanente, voilà ce que nous cherchons à communiquer atix autres hommes. Les idées sont des forces invisibles, mais très réelles et puissantes. Certes, le pessimisme, en tant qu'il suppose de la réflexion el de la science, n'est pas à la portée de tout le monde; mais précisément parce qu'il est une doctrine subti le et savante, il risque de séduire les esprits sérieux et d'exercer plus d'influence à mesure que les intelligences sont plus cultivées. En quoi donc consiste cette doctrine? Il est entendu que nous n'en recherchons pas les principes profonds et métaphysiques, et que nous ne l'examinons qu'à un point,de vue pratique. Dès lors, nous nous bornerons à définir le pessimisme: la croyance que le monde est organisé de \ telle sorte que le mal et la souffrance y sont inévitables et \ irréductibles, èt y tiennent nécessairement plus de place
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QUESTIONS DE MOHALE
que le bien et le bonhe·ur. Sur quelles raisons peut se fonder une telle croyance? L'un des arguments qu'on allègue, c'est l'indi!Térence et l'impassibilité de la nature à l'égard de l'homme. Qu'elle nous soit propice ou funeste, la nature n'en sait rien, et c'est pur hasard si ses phénomènes ont un rapport avec nos pensées. -Jadis les_ Grecs, mus sans doute par le désir de se rendre le monde habitable, l'avaient peuplé de dieux analogues à l'homme. Le ciel, la mer, les vents, toutes les forces de la nature, étaient autant d'êtres pensants et voulants comme nous, que l'on pouvait, par des prières et des sacrifices, toucher, flatter, apaiser, se rendre favorables. Et l'univers, pour eux, n'était point immense comme il l'est pour nous: ils en voyaient les limites, et c'est sans métaphore qu'ils parlaient de la voûte céleste. De ce petit monde, l'homme était le centre; et il se persuadait aisément que cette demeure, dont il embrassait d'un coup d'œil l'ensemble et la belle ordonnance, avait été disposée pour lui. Rêves charmants, poétiques illusions d'un passé qui ne peut renaître . La nature est pour nous sourde et morne; et son immensité, où nous sommes perdus, nous écrase. Nous tâchons de nous dissimuler à nous-mèmes le peu d'intérêt que les choses nous portent: nous nous ménageons dans les villes une nature artificielle, arrangée suivant nos goûts, aimable et caressante. Mais ce n'est plus là la nature. Nous· nous pressons dans les endroits à la mode, dans les forèts aménagées pour notre plaisir, sur les plages bordées de riantes villas, et nous célébrons les charmes de ce commerce avec la nature. Là encore nous nous trompons nous-mêmes. Ceux qui, sortant des contrées apprivoisées par l'homme, se trouvent, par exemple, dans les déserts d'Afrique, en présence de la vraie nature, ne peuvent réprimer une impression <l'accab le.ment et d'épouvante; ils ne savent plus voir, dans l'infini de
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l'espace et dans l'immobililé, le symbole de l'unilé et de l'élernité divines: ils n'y voient que l'expres sion des forces brutes qui nous environnent. La mer .su rtout donne aux h omm es d'aujourd'hui celle impression de toutepuissance aveugle ; et elle a inspiré, en ce sens, les plus saisissantes descriplions à no s po ètes e t à nos romanciers. L'indifférence de la nature pour l'homme, c'est a uj ourd'hui le th ème universel. Voyez Victor Hugo, le poèle oplimisle et reli gieux :
Nature au front serein , ·comme vous oubliez, Et comme vous brisez dans vos métamorphoses Les fils myslérieux où nos cœurs son t liés 1 !
Le Lac de Lamartine se mble au premier aborù Lraltir moins de désenchantement: « Puisse-t-il, dit le poè te, rester ici qu elque chose de nous!
Que Je ven t qui gém it, le ro seau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu 'on entend, l'on voit ou l'on r espire, Tout dise : « li s ont aimé! »
Mai s le po èle ne sait que trop qu e ce r êve est irréalisable. Sur l'océan des âges on ne saurait jeter l'an cre, fût-ce pour un seul jour. C'est encore une vanité que de gémir sur les fatales transformalions des choses. L'homme doit, s'il veut être entouré d'objets qui sympathisent avec lui, délourner ses regards de la nature réelle, -et se construire par l'imagination une nature idéale. C'est celle-là seule qui pourra garder le souvenir des émotions dont elle aura été témoin. Tel est le sens du Lac ; et ainsi, des pl eurs de Victor Hugo et du sourire di! Lamartine , c'est encore le sourire qui est le plus triste . Sont-ce là uniquem ent des impressions de poète , des l'anlaisies de littérateur? Nullement, car sous ces impressions se trouve, à n'en pas douter, l'e sprit même de la
1. Tr istesse cl'Olympio.
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QUESTIONS DE MORALE
sci ence modern e. C'es t elle qui a san s merci dépoéti sé la na lure en la réduisant à n 'è lre qu e de la ma ti ère et du mouv ement. Les a nciens y voyaient de l'harmonie, de la b eaulé, de l'ordre, l'expre sion de la sagesse et de la provid ence divines. La sci ence n'y veut plu s voir que des forc es mécanique s , des a tomes qui s'enlr e-choqu en t, se rappro chent et se séparent, sans but aucun, san s aulr e loi qu e la conserva lion de l'énergie. Comm ent attendre d'un e collec tion d'a tomes qu'elle tend e à se me ltre en h a rm onie avec nos besoin s e t nos dés irs? Le pess imi sme mod ern e n'e st qu e trop fond é ; car il est le r etenti ssem ent -dans l' âme .humaine de ce principe procla mé pa r la scien ce .: tout dans la na ture es t, au fond, ma tière brule et mouv ement m écanique. L'indifférence de la nature à notre bonheur: voilà donc un premi er grief contr e l es choses. Mais, r épond-on, si celle indiiiéren ce es t cru el le et fâcheuse, elle ne nous enlève pourlant pas toute joie; car nous vivons, et Ja vie es t un bi en . Err eur, r eprend le pessimi ste ; et les lois gé nérales de la vi e conslituent une seco nde raison, plu s grave qu e la premièr e, de déclar er que le m onde est ma uva is. Vous dites que la vi e est· un bien, parce que vou s r egard ez les cho ses sup erfici ellement ; parce qu'ave ug les et égoïstes, vous ne considérez que vous, qui en ce mom ent éprouvez du bien-êlre, et que vous faites abstraclion des autres créatures vivantes; parce que vous n e vo yez que le s résulta ts qui vous agréent, sans vous demander à quel prix ils so nt oblenu s. La méthode de la na lûre es t la sé lec tion. Cela veut dire que, pour arri ver à r éuss ir, tant bien qu e mal, qu~lques r ar es individus, la nature fait, sur des milli ers d'autres , in anima vili, de m eurtri ères expéri ence s. Bea ucoup d'a ppelés et peu d'élus , tell e es t la loi; e t la des truction des uns es t le moy en même qu'e mploi e la nature po ur
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sauver les autres. La nature, c'est l'artiste qui, pour un seul tableau, fait cent esquisses, qu'il détruit au fur et à mesure. Pareill,ement elle s'exerce; mais ses ébauches, qui ne voient le jour que p_ disparaître aussitôt, ce sont our des êtres vivants et sentants. Les élus, du moins, sont-ils assurés de vivre? En aucune façon. La nature semble y meltre du raffinement. Ses créalions les plus parfaites sont en mème Lemps les plus fragiles; à chaque instant la nature leur rappelle que leur existence est une pure grâce, et qu'elles ne peuvent rien pour la mériter el la conserver. L'homme est le cbef-d'œuvre de la nature; mais, comme· dit Pascal, une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Quelle· n'est pas la complication de ses organes, et la multiplicité des ennemis qui le menacent? La mort le guelte sans relâche; et quand il réfléchit, il a peine à _ comprendrè qu'il réussisse quelque temps à lui échapper. Pourlant, en ce moment même oü .je me sens vivre et où j'éprouve du plaisir, ma vie n'est-elle pas un bien pour moi? Oui, si je m'abstiens de méditer, si j'oublie que j'ai une intelligence. Mais si je regarde autour· de moi, si je songe à la condition de . mes semblables, aux souffrances que suppose mon bien-ètre, aux lirmes dont mes joies sont faites, il m'est impossible de jouir de mes privilèges. Il entre bien de l'égoïsme d!;!.ns l'idée que tout est pour le mieux puisque· soi-même on ne manque de rien. EL quelque chose , de cet égoïsme se retrouve dans tout homme qui vit. La vie, c'est la marche en avant, c'est l'oubli: oubli de ceux qui ont dû disparaître pour nous faire place, oubli des êtres chers que nous avons perdus et dont nous croyions ne pouvoir nous séparer, oubli de ceux que 1 froisse le régime auquel nous devons notre situation, oubli de ceux qui servent pour que·nous soyons libres. Que si l'on considère en lui-même cc plalsir si chèrement acheté, il est encore incapable de nous satisfaire,
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QUESTIONS DE MORALE
car il porte en soi sa négation. Outre qu'il n'est vif et pleinement senti que s'il a été précédé par .un senliment de privation, par une souffrance, il s'émousse par· l'habitude et il aboutit à la satiété. Chez les enfanls, les larmes ne sont pas Join du rire. Chez l'homme, Je rire est mêl é de larmes. « Du fond des plaisïrs, dit Lucrèce, jaillit une amertume qui nous serre le cœnr parmi les fleurs mêmes. » A peine alleignons-nous le bien que nous poursuivions, que déjà, par cela seul que nous le louchons, il a perdu son prix à nos yeux. Alléguera-t-on que la vie est un bien, sinon en ellemème, du moins par rapport à la fin que lui assigne la nature? Celte fin, demande le pessimiste, quelle est-elle ? quel est le sens de la vie? On a coutume de dire que, vaine et intelligible pour celui qui ne travaille que pour lui-même, la vie prend un sens très clair pour qui se dévoue, principalement pour qui se consacre à l'œuvre sacTée de l'éducation. Certes, cette tâche est l'une des plus nobles et des plus utiles que nous puissions nous proposer. Résout-elle le problème? Ces erfants à qui je me consacre, quelle mission aurontils eux-mêmes? Ce.Ile d'élever des enfants à leur tour, et ainsi de suite tant qu'il y aura des hommes. Mais qui ne voit que, s;I en est ainsi, le problème est toujours reculé, jamais r ésolu? Un moyen n'a de valeur que s'il permet d'atteindre la fln. Si ce qu'on prenait pour une fln n'est encore qu'un moyen semblable au premier, il n'y a plus de raison pour poursuivre l'objet proposé. En croyant a vancer, on ne bouge de place. Comment, si la vie n'est pas un bi en par elle-même, pourrait-elle en devenir un par le seul fait d'être transmise à d'autres et cultivée en eux pour qu'à leur tour ils· puissent la transmettre ? Ainsi, dira le pessimiste, la nature n'est pas seulement insensible : elle est mauvaise, puisqu'elle a créé la vie, qui est un mal.
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Est-ce touL? Un refuge nous resLe, semble+il: la croyance au progrès. Si la naLure bru Le est insensible, ou même mauvaise par certains côLés, le temps ne peut-il pas Ja modifier et l'améliorer? L'homme, surtout, n'a-t-il pas le pouvoir de plier les forces de la nature à la saLisfaction de ses besoins et de ses désirs? Devant celte objection même le pessimisLe ne désarme pas. Il en tire au contraire son troisième et suprême argument: le progrès, dit-il, n'est, en fin de compte, que l'accroissement du mal ~ Il ne s'agit que de l'examiner ' sous toules ses faces : exaclernent analysé, il apparait comme plus-funeste que bienfaisant. Le progrès matériel éclate à nos yeux de toutes parts; mais quels en sont finalement les effels? Il permet de satisfaire des besoins qui n'existaient pas, et par là il les crée. Il excile l'homme à trouver que mille choses lui manquent, à souffrir constamment de besoins nouveaux. Il substitue à la nature vraie, qui se contente de peu, une fausse nature, inquiète et insaliable. Nous ne pourrions plus vivre aujourd'hui comme vivaient nos ancêLres. Considérez les châteaux de la Renaissance : ces vastes salles nues, carrelées, impossibles à clore et à chauffer. Les plus humbles parmi nous trouveraient qu'on manque de confort dans ces palais. Et l'homme est ainsi fait que l'on ne sait si c'est le nécessaire ou le superflu qu'il désire avec le plus d'ardeur. Sans doule, celle soif de jouissances, si décevante qu'elle puisse èlre, a ce bon côté de favoriser la production et le travaiL Mais ici apparaît une nouvelle contradiction. Le progrès consiste à faire faire par la na- \ ture elle-même l'ouvrage qu'antérieurement les hommes faisaient de Jeurs mains; l'objet oü il tend, c'est une production croissante obtel)ue avec un nombre décroissant \ de travailleurs. Quel sor~ attend ceux que le progrès rend \ inutiles? Tel est le progrès matériel, tel est l'accroissement de
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QUESTIONS DE MORALE
maux qu'il engendre. Et ce progrès a lieu néc~ssairement, irrésistible~ent; car il n'est que l'application à la vie hu~ maine de la science mathématique et physique, dont les acquisitions s'additionnent sans cesse. En dépit du rôle qu'y paraît jouer la liberté de l'homme, c'est là encore un effet fatal des lois de la nature, et comme la persécution d'un mauvais génie acharné contre nous. ais. le progrès moral, dirons-nous, ce progrès qui fait l'homme grand, juste et bon, qui l'élève au-des~us de la nature, et qui cléE_}end surtout de nous-mêmes, n'en pouvons-nous donc jouir comme d'un bien sans mélange? Qui sait, répond le pessimiste, s'il n'est pas la source de -nos plus profondes, de nos plus poignantes misères'? Le progrès moral, c'est la conception d'un idéal de plus c en plus élevé. Mais à mesure que nous _oncevons une perfection plus haute, nous sommes plus désenchanlés de la réalité, plus tristes à la vue de la dislance qui sépare ce qui est et ce qui devrait être. L'idée de la justice nous fait souffrir de la manière dont les biens et les maux sont répartis en ce monde. L'idée d'un plaisir délicat, vraiment digne d'un homme, nous empêche de nous plaire aux naïfs amusements de la foule. Le sens de Ja beauté, de l'harmonie, de la grandeur, ne nous fait voir partout que médiocrilé, ba,sesse et dissonance,._ < Mais nos plus grands maux nous viennent de la délicatesse morale. Celle délicatesse est une sensibilité exquis 6 et comme maladive, qui nous fait souŒrir d'une foule de choses dont les autres ne s'avisent mème pas. Elle nous fait répudier tout égoïsme, penser anxieusement aux autres. Or qui sait si l'égoïsme n'est pas en ce monde le plus solide moyen d'être content de soi et des autres? La délicatesse morale fait de nous des Alcesles. Or les Alcestes, qui estiment l'humanité et qui la .voudraient bonne, sont partout bafoués au proat des Philintes, qui la méprisent et s'accommodent de ses vices. La délicatesse
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morale fait ·qu'en toutes nos actions nous nous plaçons au point de vue des autres, et elle nous tourmente sans relâche, même quand nos intentions ont été pures et droites. Ainsi Je progrès moral doit nécessairement nous induire à nous trouver malheureux et coupables, lors même que les choses nous seraient propices et que nos actions seraient rnns reproche. C'est par de tels raisonnements que le pessimiste se · persuade, non seulement que la natu.r e ne s'occupe pas de nous , mais que le jeu fatal de ses lois fait de la vie un mal et de ce que nous appelons le progrès un accroissement de ce mal. Et il sg.o.c ut en disant, à propos de toute actioo_.humaine : A quoi bon? A quoi bon agir, puisque \ notre ii1Lention sera nécessairement déçue; puisque, semant Je bien, nous récolterons nécessairement le mal? Celui-là seul a connu la vraie nature des choses qui a dit : « Vanité des vanités, tout n'est que vanité. »
II
En face de ce système, restons-nous sans réponse? Une première réfutation (je dis une première, sans avoir la prétention d'énumérer et de classer toutes celles que l'on peut faire ), une première réfutation est celle qui se réclame de la physiologie. Vous soutenez, dil le physioIogisle, que pour l'homme la somme des souffrances l'emporte nécessairement sur la somme des jouissances. Celle opinion ne repose que sur l'ignorance où vous êlcs des conditions ~u plaisir et de Ja douleur; nous allons vous montrer qu'il dépend de vous d'être heureux. En chaque instant donné, notre organisme est capable de fournir une quantité de force déterminée. Les organes de la vie végétative puisent à celte source pour leur fonc-
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tionnement. Or, supposons qu'une impression survienne : la réaction qu'elle provoque consomme de la force. Si celte force est prise sur la quanlité indispensable à la vie végétative, il y a douleur; mais cela n'a pas lieu nécessairement. Notre provision de force peut dépasser les besoins de nolre vie végétative : nous avons alors une réserv.e disponible pour la yic de relation. Alimentée par cette réserve, la vie de relation ne cause pas de douleurs; elle procure, au contraire, de la joie. L'erreur du pessimiste, c'est de supposer que toute réaction est une soufl'rance, comme si une réaclion s'exerçait nécessairement aux dépens des forces indispensables à la vie organique. Avec la cause du mal, ajoute le physiologiste, nous en connaissons le remède. Il consiste à se procurer, par la nutrition, une provision de forces aussi grande que posi sible, et à n'employer pour la vie de relation que les for1 laissées disponibles par la vie végétative. ces La question du pessimisme se trouverait ainsi réduite à un problème d'hygiène. S'assurer, pour l'action, un sur( croît de l'orces physiques : là se trouverait tout le secret (du bonheur. Celte solution est instructive. Nous avons le drnit et le devoir de réaliser de notre mieux, en nous-mêmes et dans nos semblables, les conditions propices à Ja vie et à l'action. Il est certain qu'en réalisant ces conditions nous diminuerons en ce monde la part du mal. Nous devons donc recueillir et mettre en pratique les enseignements qui nous montrent comment nous pourrons écarter de nous la souffrance physique si souvent liée à l'effort. Mais si cette réponse présen,te une utilité pratique, elle n'en est pas moins incomplète, et ne peut nous suf!ire. Celte réponse est une fin de non-recevoir. On laisse de côlé les causes morales qui agissent sur l'imagination de l'homme et les raisons qui frappent son intelligence, pour ne considérer que son élat physiqae. Dans tout cet ensemble
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d'idées et de raisonnements que nous avons décrit, on ne veut voir que le reflet, l'expression, le symptôme d'un désordre physiologique. Est-il donc vrai qu'il suffise d'ètre bien portant pour être optimiste, et que ce soit la souffrance seule .qui mène au pessimisme? ..._ Nos pensées ne sont pas liées à ce point à l'état de nos organes . Nous pouvons éprouver du bien-être, et néanmoins être pessimistes, comme nous pouvons être privés de beaucoup de choses nécessaires et demeurer optimistes. Certains estiment qu'il suffit de considérer l'humeur qu'un homme fait paraître dans sa conduite pour connaître si son pessimisme est sincère ou joué: ils se trompent. Un homme gai peut croire très sérieusement que les lois de la nature sont en elles-mêmes contraires au bjen des hommes, et que son propre bien -être n'est qu'un heureux et passager hasard. Pourquoi voulez-vous qu'il lui suffise d'ètre content pour voir tout le monde dans la joie? La morale que vous lui attribuez n'est autre que celle de Sga1 narelle disant:« Quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison? » On ne saurait d'ailleurs alléguer que, coexistant avec la santé et Je bien-être physique, le pessimisme n'est plus qu'une fantaisie de dilettante, sans conséquences pratiques. D'abord la santé, l'humeur gaie elle-même, ne sufflsent pas à un homme qui pense : il aspire à la joie de l'âme, et celte joie lui manque, tant qu'il lui semble que le monde est mal fait. Ensuite, les id ées ont un contrecoup sut' les sen tim ents et les sensations : tout se passe du moins comme s ïl en était ainsi. La propagation des idées pessimistes doit donc, lôt ou lard, influer sur l'humeur et sur la santé elle-mème, surtout si ces idées rencontrent, dans certaines conditions socia les ou physiques, un ter: ain favorable à leur développement et à leur fructificar tion. Pour combattre le pessimisme a\'ec succès, il fa.ut re4.
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monler à ses causes. Beaucoup esliment que la cause
O..) principale est l'affaiblissement des croyances. Pour celui,
dit-on, qui croil à la Providence, à une prolection paternelle en ce monde el à une juste rémunération dans l'autre, ou même pour celui qui a la religion de l'action el qui est convaincu que les efforts des hommes · semnt récompensés tôt ou tard, pour celui-là, dit-on, les misères de la vie perdent leur acuité. C'est en vidant le ciel au profil de la terre qu'on a rendu celle-ci inhabitable. C'est en refusant l'aide de Dieu qu'on s'est rendu incapable de s'aider soi-même. Il y a:, en rll"e-t, qui pourrait le nier? des croyances bienfo.isanles, capables rle soutenir et de réconforter dans le malheur. Il y a une foi salutaire, qui nous rend une raison de vivre, quand le monde semble nous les relirer toutes. De lelles croyances doivent êlre respectées et entretenues; car si l'on aime l'humanité, on doit attribuer dn prix à ce qui allège ses maux. Peut-on dire cependant que là réside le remède souverain contre le pessimisme? Il est relativement facile de maintenir, en soi ou dans les autres, des croyances existantes; il l'est moins de restaurer des croyances détruites. L'ulilité surtout est ici un litre insuffisant. Une inlelligence respectueuse de la vérité ne peut embrasser une idée d'après la considération de l'intérêt, abstraction faite du rapport de cette idée à la réalité? Pour que la croyance sïmpose effectivement à moi et lève les scrupules de· mon esprit, il faut qu'on me montre en elle une connaissance véritable, juslil1ée indépendamment du prol1t que j'en puis tirer. Au surplus, ce n'est point là peul-être la principale objection que soulève celle manière de voir. Il est possible, en somme, de créer des croyances artificiellement., el l'esprit est plus malléable qu'on ne le suppose. Mais il s'agit de savoir si l'on fera bien d'user dl'! celle puissance.
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Quel empire on peut, par des moyens appropriés, exercer sur la conscience d'aulrui, c'est ce que l'expérience nous monlre chaque jour. Prenez l'homme à l'élat d'enfant, enveloppez-le d'une almosphère déterminée; ne lui laissez enlre les mains que cerla;ins livres; ne lui présenlez les choses que sous un certain jour. Donnez-lui telles habitudes physiques et morales; faites-le d'ailleurs réfléchir et raisonner, afin que ses connaissances et ses habitudes se traduisent en principes et en convictions : vous aurez ainsi modelé une conscience, vous lui aurez inculqué des idées qui feront corps avec elle et ne s'en pourront détacher. Celte puissance est réelle, el nous en disposons. Mais elle a quelque chose d'effrayant, et il me semble qu'on doit se faire scrupule d'en user. On parle beaucoup aujourd'hui de su~geslion; le mode d'influence donl il s'agit est une vérilable suggestion, et une suggestion exercée sur un individu qui était sain de corps et d'esprit : une telle pralique est-elle irréprochable au point de vue moral? Oui, l'on peut à son gré, ·comme sur une table rase, imprimer dans l'âme ~es caractères presque ineffaçables: mais quelle lourde responsabilité 1 Vous connaissez les théories, certes paradoxales, du comte Tolstoï. Ce noble éducateur est effrayé à la pensée d'élever un enfant. Enseigner à éet être sans défense nos idées, nos principes, nos sciences, suivant des méthodes et dans un - esprit que nous délermi nons nousrnêmes, n'est-ce pas entreprendre sur la liberté de l'enfant, risquer d'étou !fer sa nalure sous nos conventions, substituer enfin notre personnalité à la sienne? Pour oser une œuvre de si grave conséquence, quels sont nos litres? Et Tolstoï se prend à douter de l'existence du droit d'éducation; et il conclut en demandant que le régime de l'école soit l'ordre libre et le libre mouvement des esprits vers l'inslruclion.
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Sans doute, Tolstoï pousse le scrupule trop loin, car lâ · personnalilé même de l'enfant ne se réalise que si on la. cullive; mais on a eu lort de railler son idée, qlli est très élevée. Tolstoï a bien vu qu'une personne humaine est quelque chose de sacré, et que l'éducateur doit se borner à favodser le développement normal de l'âme de l'enfant, sans jamais songer à faire de lui son œuvre et sa chose. Placés à ce point de vue, nous nous refuserons à suggérer des croyances aux enfants que nous élevons, ainsi que nous en aurions la facullé. Bien que notre pouvoir soit plus restreint vis-1:l-vis de l'homme fait, il existe encore; mais l'honnêteté veut de même que nous nous interdisions d'en faire usage. D'ailleurs, que vaudraient des croyances inculquées du dehors? Seraient-elles véritablement rédemptrices et salutaires? Il ·est possible qu'elles réussissent à calm er le besoi~ dt! certitude de l'âme et à l'endormir dans l'insouciance ou le <lédain pharisaïque; mais la feront-elles forte et bonne? Impose_ des croyances aux autres, c'est une œuvre non r 1,eulement illégitime, mais peut-être moins efficilce ·q u'on ne le suppose . Enfin, jusque sur soi-même il serrible qu'on puisse agir de telle sorte que l'on se donne volontairement telle ou telle ,croyance. On peut, par des pratiques appropriées, se met,lre dans une voie aboulissar,t à l'état d'âme que l'on a en vue . De la volonté, grâce aux lois de l'habitude, la croyance ,s'insinue · peu à peu dans !'intell igence et dans le cœur. Ma is une âme droite, sincère et qui sait le prix de la ·vérilé, voudra-t-elle ainsi se donner des croyances de parti pris, sans se demander si elles sont fondées en raison? Songeons que l'homme qui fait une telle entreprise com1nence par se menlir à soi-mème, et qu'ensuite il s'excile à croire à son mensonge, à oublier qu'il en est ,l'auteur. Or, avons-n ous le droit de traiter ainsi notre intelligence? Ne devons-nous pas la respecter, aussi bien
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que l'intelligence de nos semblables? et ce respect luimême n'est-il pas une condition de notre dignité et de notre valeur morale? Si nous devions opter entre le repos sans la pensée et la pensée sans le repos, qui prouve que ce n'est. pas celle dernière qu'il faudrait choisir? Ain si, ni l'hygiène pres·crile par les médecins du corps, ni les croyances prescrites par les médec ins de l'âme, ne sont des remèdes suffisants contre le pessimisme. C'est que ni les premiers ni les seconds n'ont condescendu à examiner les raisons sur lesquelles se fonde celte doctrine. Ces raisons, nous les avons exposées en essayant de leur donner toute leur force. Voyons maintenant ce ·qu'elles valent. Il n 'es t pas impossible, semble-t-il, de les ramener à l'unité. Au fond, le pessimisme tient à une certaine conception de la nature et de l'homme. Il considère la nature comme composée de forces aveugles, qui agissent sans but, d'une manière purement mécanique. Tout être de la nature tend, d'après celte. idée, à occuper le plus de place possible, sans qu'aucune puissance supérieure et sage lui assigne de limites en vue de l'existence .et du développement des autres êtres. Nulle autre borne pour l'action d'une force, que l'action des autres forces existant dans le monde. Analogue est la conception de la nature humaine. Cette nature est placée par le pessimiste dans une volonté sans règle et sans bornes, qui n'aspire qu.'à se réaliser le plus possible, c'est-à-dire à s'étendre à l'infini, à jouir de tout ce qui peut tomber sous ses prises. Parce qu'il ne voit dans la nature d'autre dieu que la force, le pessimiste la déclare indifférente et même hostile au bonheur de l'homme. Parce qu'il fait de la seule volonté le fond de la nature humaine, le pessimiste juge l'homme irrémissiblement condamné à souffrir; et il a raison à son point de vue. Voici une volonté qui, se jugeant souveraine et indépen-
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danle , prétend r éali ser sa souverain eté, c'es t-à-dir e pos sé der l'in!lni. T out ce qu e le mond e lui o ffr e est fini : elle s"e n dégoû le donc a u mo ment même oü elle s'e n emp ar e. Au fond , elle ne sa it ce qu 'ell e ve ut , car l'infini, en ce monde, ne p eut lui êtr e donn é ; elle n'es t, en r éalité, qu e le désir d'autre ch ose, le besoin de ce qu'ell e n'a pas, la soi f de l'impossible . Dans ces co nditi on s , il ne se peut pas qu'ell e so it j a ma is sati sfai te; ses ù ctoires mêmes ne peuvent êlre qu e d es décepti ons. Qu e faut-i l penser de celte idée maîtr esse du pessimism e? 1 Recon na issons q u'elle n'es t pas san,; valeur. Qui n'a se nti e n lui-même ce beso in d e ch a nge ment, celle in capacité oil nous som mes d'ê tre sati s fa its du prése nt ? Les choses les plu s ar de mm ent désirées n e p erden t- ell es pa ~ de leur ' prix dès qu e nous les posséd ons? Le pays mys térieux qui , de loin, nou s prom e lla it des merveill es, n' es t-il pas pareil au x autres, qua nd une fo is nous le voyon s de près? Et enco,r e, qui p eut affi rm er , co nlre le pe ssimiste, qu e les forces de la na lur e sont intelligentes ou dtrigées par une intelli gence, qu'e lles tendent à réalise r un ordre es théli(] ue et mor al ? La science m oderne ne r epose-t- elle pas s ur l'id ée du mécanis me et de la causalité ph ysique, comme lois fondamenta les de la na ture? C'est vra i : mais es t-ce bie n là tout l'homm e, et est-c e bi en là tou te la nat ure? Ce rles , nous co nsta tons en nou s un besoin infini de ch a nge ment ; mais n'y a- t-il qu e cela? Dire qu e l'h omm e est un e volonlé, et ri en ·aulr e ch ose , c'es t dire qu 'il ne r eco nn aît a u-dess us de lui a ucune r ègle, a ucun e a utorité, au cu n devoir . 0 1, en co nsc ience , so mmes : nous s ûrs que nous soyons ainsi nos maitres , qu e nous ayo ns le droit de fa ire de nolre volon té un usage quelco nque, et que nous n'ayo ns d'a utre d es tinée au m ond e qu e de n ous affirm er , se lon un barba risme m oderne , né a ppa r emm ent de celte prétention même? A propos de la doctrine du devoir, quelques- un s ont dit: « Qu'en savent-ils?»
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i\fais n'est-ce pas surtout de ceux qui, niant le devoir, font l'homme indépendant et irresponsable, qu'il convient de dire : « Qu'en savent-ils?» En fait, la science proprement dite ne nous enseigne rien qui contredise la no lion du devoir; et celle notion se mainlient dans l'âme humaine, en dépit des réfulalions habiles et des apologies souvent maladroites. 11 est plus difficile de soumettre à l'examen l'idée que se fait le pessimiste du caractère des forces naturelles. Nous ne pouvons pénétrer dans l'intérieur des choses el en saisir l'essence. Nous ne les connaissons que du dehors. Et, à les regarder sans idée préconçue, nous nous demandons certes de plus en plus si ce qu'elles présentent d'ordre et d'harmonie n'.esl pas comme négligeable en comparaison de ce qu'elle;, offrent d'incohérent et de mal venu; si cet ordre et celle harmonie eux-mêmes ne sont pas explicables par le seul jeu des forces mécaniques. Et pourtant, comment se persuader que la nature n'est que matière et mouvement sans but? L'homme, dans un tel ·univers, n'apparaît-il pas comme un être extraordinnire et surnaturel? Ne serait-il pas, en tant qu'homme, isolé dans le monde, sans aucun lien, sans aucune pare~té avec les aulres êlres? Si l'on en croit la doctrine de l'évolution, en si grand crédit aujourd'hui, l'homme est issu des espèces inférieures, il est le dernier produit d'un développement entièrement naturel. Mais s'il en est ainsi, il ne doit rien y avoir en lui qui soit entièrement étranger à la nature. Dès lors; pourquoi les forces naturelles ne seraient-elles pas gouvernées par quelque chosè d'analogue à la règle qui dirige notre volonté? En fait, ces forces ont produit, dans le progrès des êtres depuis l'atome jusqu'à l'homme, une œuvre merveilleuse. Si l'intelligence n'a pas contribué à la création des êtres de la manière par trop simple que l'on admet d'ordinaire, qui peut affirmer qu'elle n'y ait pas contribué du tout? '
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Or, si l'on r:econnuît qu'il y a une règle pour noLre rnlonté, et peut-êLre aussi une direcLion idéale pour les choses, le pess_misme n'a plus de raison d'èLre. En un tel i monde noLre effort n'est phis vain, nos bonnes acLions ne sont plus illusoires. Chaque fois que j'ai observé la règle, j'ai fait quelqu·e chose d'absolument bon, et je puis être rnlisfait. En même ~emps que j'ai agi dans le sens de ma destinée, je me suis mis, selon toute vraisemblance, en accord avec les choses elles-mêmes. · Tout ce que nous avons dit, au point de 'll.l'e pessimiste, de l'inaniLé de la vie et du progrès, perd sa force au contact de l'idée du devoir. Le progrès moral nous apparaît mainLenant comme possible, sans être pour cela fatal : il dépend de nous de soumettre notre volonté au devoir ou de la déclarer indépendan~e; et le progrès matéri·eJ, qui peut engendrer des conséquences si redoutables, est susceptible d'être borné à ses effets bienfaisants et salutaires, si notre volonté intervient pour le régler et le diriger d'après les idées morales. De même, la vie, de ce point de vue, prend un sens et une valeur certaine. C'est quand on veut vivre pour vivre, purement et simplement, que l'on finit par trouver que la vie n'a pas de sens. Mais quand on. consent à chercher pour la vie une fin en dehors d'elle, et quand on place celle fin dans l'accomplissement du _ devoir, on conserve toujours une raison de vivre, car le devoir est Loujours là. Que dire enfin de la nature? Fût-elle réellement inerLe, indifférente, composée uniquement de forces aveugles, il n'en serait pas moins possible de travailler au bien de l'humanité. La nature serait comme une immense machine dont il s'agirait de détourner la force au profit du bien moral. Mais qui sait si l'apparition de l'homme n'a pas comme réalisé le vœu de la naLure, et si les êtres qui nous entourent ne sont pas les ébauches de l'œuvre qui s'est si merveilleusement accomplie en nous? Nous ne savons pas,
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:au fond, si les choses n'ont pas avec nous une ressemblance, si elles ne tendent pas, elles aussi, vers les fins que nous dicle notre raison. Tout n'est donc pas évanoui, de ce beau monde antique où il faisait bon vivre. La lutle, la destruction, un peu de bien acheté pa.r beaucoup de maux, c'est, hélas! le fait que nous avons sous les yeux. · Mais sous celte triste réalité il y a peut-êlre une tendance meilleure, et une tendance appelée à se faire jour de plus en plus. Nous ne faisons pas seulement œuvre de poète et d'artiste, en considérant les choses par leur bon côté, en nous ingéniabt à trouver en chacun() d'elles quelque trace de beauté et de bonté : nous jugeons, en cela, la nature d'après ce qu'elle veut sans doute effectivement. Et celte pensée que l'idéal n'est pas un vain mot, qu'il est actif et qu'il pénètre secrètement les parties les plus matérielles de l'univers, ·nous réconcilie défin itivement aYec les choses et nous fait travailler à notre tàche, non seulement avec souqi.ission, mais avec confiance et avec joie. Est-ce à dire maintenant que nous allons nous établir dans le temple serein d'un optimisme tranquille ·et satisfait, pour qui le mal n'est rien que l'ombre qui fait ressortir la lumière? Il ne faut pas, à ce point, faire fi du pessimisme . Il faut considérer, au contraire, que le mal n'est que trop réel, et que c'est égoïsme, ou lâcheté, ou bassesse, de le nier ou d'en prendre son parti. Le mal résulte, dans la nature et dans l'homme, de l'action de forces contraires au bien. C'est donc par la lutte, et non par l'abandon pur et s imple au jeu des , lois naturelles, que nous pouvons espérer de le réduire. La croyance réfléchie au bien est notre raiso,n d'engager la lutte et notre outien dans les épreuves. Voyant le mal et voulant le bien, nous nous consacrerons au soulagement des misères hu maines, avec sympathie, avec· religion, sans dureté et sans morgue, comme sans tristesse et sans amertume. Notre optimisme sera donc avant tout la croyance qu'il
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est beau et qu'il n'est pas vain de lutter contre les maux qui nous assiègent. _. En résumé, le pessimisme est vaincu chez un homme qui croit au devoir. De celle croyance découlent des idées et des sentiments qui meltent l'àme hors de son atteinte. Mais celle conclusion même nous montre ce qu'a de particulier le problème dont il s'agit. Nous n'en trouverons pas la solution dans l'expérience, dans la philosophie, dans les données de la science. Ce problème n'est pas semblable à ceux que la science étudie. Sans doute, il nous est imposé par la nature des choses; mais la solution ne nous sera pas donnée du dehors: elle ne peut venir que de nous.
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Je me propose de rechercher quels sont les mobiles auxquels il convient de donner la préférence qua~d on exhorle la jeunesse à l'étude, quels sont, pour l'écolier, les meilleurs ressorls du travail intellecluel. Je dois confesser que je ne vous apporte sur ce sujet rien de nouveau, rien de personnel. f:lait-ce une raison de ne le pas traiter? Je ne le pense pas. Il s'agit ici d'une queslion prali<.gie, aussi anclenne ·que la culture humaine. 01·, en pareille matière, on doit se défier de l'originalité, plutôt que des idées communes. Ce n'est pas nécessairement une marque d'erreur que de penser comme les autres. Vous connaissez le mot de Pascal sur les vérités morales: « On leur donne le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières. » D'autre part, la simplicité de ces vérilés n'empêche pas qu'il ne soit souvent utile de se les remettre en mémoire. Dans le domaine de l'action, savoir n'est rien, appliquer est tout. 01·, pour qu'une connaissance se transforme en a'cte, il faut qu'elle dépasse la sphère de la mémoire et qu'elle s'incorpore à notre volonté. Le moyen d'oblenir un tel résultat, c'est de ne point laisser nolre allention se détourner des vérités pratiques, comme de choses con-
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nues et banales, mais de tenir ces vérités constamment présentes devant notre esprit, de les considérer'sous dès faces diverses, d'évoquer toutes les raisons, tous les exemples qui sont de nature à leur donner plus de valeur, plus de force et plus de vie. Il faut, disait Leibnitz, nous garder de répéter de bouche les maximes morales comme des perroquets, sans éprouver au dedans de nous un désir sérieux de les mettre en pratique. El contre ce qu'il appelait Je psiltacisme, il recommandait l'observation de ce précepte: « Penses-y bien el souviens-loi. » Cherchons dans cet esprit quelle réponse il convient de donner à la question: « ·Pourquoi étudions-nous? » Il y a un motif supérieur qui doit dominer Lous nos actes, el notre vie intellectuelle comme notre vie morale : c'est l'idée du devoir. Mais il ne nous est pas défendu, il est aussi légitime qu'efficace de chercher dans les dispositions et les tendances de l'homme un point d'appui pour la pratique du devoir. Le devoir, en effet, n'est pas contraire à notre nature: il nous commande seulement, avant de laisser agir nos énergies naturelles, de discerner et choisir les meilleures. Ce sont, à propos de l'étude et du travail intellectuel, ces principes d'action, distincts du devoir, mais susceptibles d'en favoriser l'accomplissement, que nous nous proposons de déterminer et d'analyser.
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Les mobiles les plus apparents, ceux auxquels peut-être on fait le plus souvent appel dans les exhortations au travail, sont l'émulation, l'amour de la louange et l'util ité. Et ce sont là incontestablement des mobiles d'une grande valeur. ·, \\ En vain condamnerait-on l'émulation, et, après lui avoir
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parfois trop accordé, voudrait-on la proscrire de l"œuvre éducatrice. Elle a été en honneur de toute antiquité. Chez les Grecs, _out était obj et de cçrncours: le s exercices phyt siques, les arts, la poésie. Les vainqueurs des jeux Olympiques étaient chan lés par un Pindare, et leurs noms étaient gravés en lettres d'or sur des tables de marbre. C'est à l'ambition d'obtenir le premier prix que le monde doit les œuvres immortelles d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. Ouvrez Quintilien: il fait à l'émulation la plus large part. Elle enflamme l'esprit, dit-il; elle inspire souvent plus d'ardeur pour l'étude que les exhortations des maîtres, la surveillance des pédagogues et les vœux des · parents. Outre son efficacité de tout temps reconnue, l'émulation a un caractère qui lui assigne une singulière valeur. Elle représente, daJJS l'école, la vie réelle : car la vie est essentiellement lutte, rivalité, concours. Or il faut le plus tôt possible initier les enfants aux conditions de la réalité. Ainsi que l'émulation, l'a moUI....Q.ll_ la ouang~ est un mobile très pui ssant 'et très naturel. Combien les anciens ne l'ont-ils pas célébré! « C'est, disait Cicéron, l'honneur qui nourrit les arts, et tout homme s'enflamme d'amour pour une élude qui promet de la gloire. » Quant à l'utilité du travail intellectuel, on la proclame à l'envi, et c'est justice. Celle utilité revêt deux formes. L'étude nous initie à la science, laqu elle procure à l'homme . l'empire sur la ~a~; c'est là l'utilité palpable par excellence. Il en est une autre moins vi sible, que les érudits de la Renaissance ont bien disce rnée et définie : l'élude, disaient-ils, appliquée à de beaux modèles, orne l'esprit; elle le civilise, lui donne la politesse, développe en lui l'humanité. Les érudits allemands du siècle dernier ont été plus loin. Former un honnête l'tomme, selon les idées françai ses , ne leur suffit pas. Ils veulent que l'étude fasse l'éducation intime de l'esprit, qu' el le Je forme et le moule
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en quelque sorte; car tel est le sens du mol allemand
Bildung, imparfaitement traduit par notre mot culture.
Quoi qu'il en soit, on est sûr d'être dans le vrai quand on fait ressortir aux yeux de la jeunesse l'utilité de l' étude. Si légitimes et si efficaces que soient l'émulation, l'amour de la louange et la considération de l'utilité, ces motifs sont-ils suffisants et doivent-ils être placés au premier plan dans notre conscience? . Il s ont en commun un caractère a uquel il convient de prendre garde: ce sont des mobiles extrinsèques . Ils présentent l'étude non comme une fin, mais comme un moyen. Il nous invi·tent à nous y appliquer, non en vue d'elle-m ême, mais en vue des avantages qui s'y trouvent attachés . Dès lors, l'ardeur avec laquell e on se portera v~rs l'étude en vertu de ces mobiles ne se ra null ement la mesure de l'amour qüe l'on aura pour le travail lui-mê me et pour les objets auxquels il se r apporte. Vous éludiez pour avoir des succès? Cela est bien. Mais si vous travaillez uniquement pour celle fin, les concours une fois ter minés vous n'étudierez plus. Vous étudiez pour vous faire une position? Quoi de plus juste? Mais, le but atteint, peut-être ne songerez-vous jamai s à rouvrir vos livres . Vous étudiez pour apprendre comment l'h omme peut s'approprier les forces de la nature? Mais, si l'étude n'a pas pour vous d'autre signillcalion, vous vous renfermerez dans les connaissances techniques et perdrez le sens des recherch es désintéressées. Vous éludi ez pour orner et former votre esprit? Mais, l alors encore, vous n'aimez pas pour eux -m êmes les objets ~ de vos études? C'est votre moi qu e vous , prenez comme fin, c'est à votre plaisir ou à votre intérêt que vous rapportez les œuvres du gé nie. Vous r efuserez donc de vous lier. Vous prendr ez ou laisserez les livres selon vos caprices ou vos beso in s.
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Et ainsi, ne jamais parler aux enfants que d'examens, de concours, d'honneurs et d'utilité, c'est presque les ( détacher de l'étude, dans le temps qu'on les y astreint. Vous connaissez ce mot sévère d'un spirituel et profond penseur 1 : En France, « on prend le baccalauréat pour en finir avec les études. » Ce résultat serait difficilement évitable, si l'on ne voyait dans le travail intellectuel qu'une peine dont on atlend le salaire. Il est vrai, di ra- t-on; mais l'appât d'une récompense ou d'un profit est encore le moyen le plus efficace que l'on ail trouvé de déterminer l'homme à faire un effort .. Il faut donner un attrait factice à ce qui manque d'attrait par O ~soi-même. Ainsi parlent beaucoup de personnes. Mais ne tranchentelles pas bien promptement la question de l'intérêt que l'étude peut présenter par elle-mème? Le travail demande ( un effort. Est-il donc pour cela une peine et un châtimenl? Oublions un instant les préjugés et les phrases convenues. Mellons-nous en présence de la réalité. Cherchons quelle est, en .face des grands objets de la littérature et de la science, l'impression naturelle de l'esprit humain. Si celte impression élait une inclination S[!__ontanéa.lœrs l'élude, le recours aux mobiles extrinsèques serait moins nécëssaire qu'on ne le suppose.
II
Le premier sentiment qu'éveillent en nous les _ objets nouveaux. qui nous sont offerts, c'est la curiosité. Ceci est vrai de l'enfant au moins autant que de l'homme. L'enfant questionne à lout propos, et porte dans son regard vif et
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mobile le désir qui Je possède d'être éclairé sur tout ce qu'il aperçoit. Il est vrai que, parfois, l'enfant n'est pas plus tôt à l'école que· sa curiosité s'éteint, son regard se ternit, sa physionomie devient morne. Ce qu'il avait d'esprit et de grâce disparaît pour faire place à la gaucherie, à l'Ïndifférence, à la paresse et à la lourdeur. Mais c'est · là l'effet malheureux d'un enseignement sans vie, ce n'est. pas la suite naturelle de l'inilialion à l'élude. Un récit du vieil Homère montre à quel point les Grecs considéraient le désir d'apprendre comme l'un des instincts les plus puissants de la nature humaine. Lorsque les sir.è nes, pour attirer Ulysse, cherchent les arguments ,les plus irrésistibles, ce qu'elles lui promellent, ce ne son~ pas les mille formes du plaisir, c'est la science: « Viens à . nous, glorieux Ulysse! Jamais on ne passe outre sur .un vaisseau, avant d'avoir ouï les doux chants qui s'échappent de nos lèvres; ensuite on part transporté de joie et sachant bien plus de choses. Nous n'ignorons rien de ce que les Grecs et les Troyens ont souffert dans les vastes plaines d'llion; nous sommes instn1ites de tout ce qui arrive sur la terre fertile. » L'instinct de curiosité fut particulièrement fort chez les Grecs, ces représentants par excellence du génie humain dans l'antiquité. Il se manifeste chez l'homme, dès qu'on lui permet de suivre 1sa pente naturelle. Il se développe et s'étend en se satisfaisant. //( Appuyons-nous donc tout d'abord, pour exciter le_ ens l~ fonts à l'étude, sur ce précieux instinct. Gardons-nous de nous en passer ou de l'émousser. Grâce à lui, l'élève s'élance de lui-même dans la voie qu'il lui est enjoint de parcourir. L'homme doit conserver intact pendant Loule sa vi~ cet ardent désir d'apprendre, qui est comme l'invitation de la nature à étudier. Mais si ce mobile est puissant et légitime, il est clair qu'il ne peut suffire. La curiosité est une faculté vaga-
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bonde et capricieuse, qui nous fait rechercher le nouveau, le facile ou le piquant, de préférence au vrai, au grand et au beau véritable! Elle aime à butiner plus qu'à approfondir. Elle a, de la jeunesse, le charme et la légèreté. C'.est pourquoi elle a besoin d'être guidée. D'où lui viendra celte direction? La nature va-t-elle nous offrir d'autres · impressions, capables de déterminer comme il convient cette disposition première?
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Les objets que l'on propose à notre élude ne sont pas les premiers venus. C'est ce que les lettres et les sciences renferment de plus grand. En face de celle grandeur, l'impression naturelle de l'âme est le respect. Quelles sont en effet les co~1ditions de cc· sentiment? Pour qu'une chose soit respectable, il faut qu'elle fasse paraître une volonté soumise à une loi haute et sainte, et, à défaut d'un plein accomplissement de celte loi, un effort désintéressé de l'agent pour se dépasser, pour tendre à l'idéal. Et pour qu'un être soit capable de respect, il faut qu'il conçoive la ,grandeur spirituelle et sache s'incliner devant elle, il faut qu'il ait le sens religieux. Or ces conditions se trouvent excellemment remplies quand l'enfant est mis en présence des chefs-d'œuvre de la pensée humaine. Qu'est-ce, en effet, que la science et la littérature, sinon l'homme dépassant infiniment l'animalité où il a pris naissance, et s'élevant au-dessus de lui-même en se subordonnant, en se vouant à l'idéal? Dans la science, l'homme · s'humilie : il sacrifie ses imaginations, ses habiludes d'esprit, ses préjugés, ses désirs, à la recherche de ce que les choses sont el'l elles-mêmes. Dans les lettres, à vrai dire, l'homme se prend lui-mème pour objet. Mais il ne s'enferme
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pas dans son individualité : c'est l'éternel, ou la beauté, ou la vie, ou le mystère, inhérents à la nature humaine, qu'il s'efforce de saisir et d'exprimer. L'activité liltéraire cherche Dieu dans l'esprit, comme l'activité scientifique le cherche dans les choses. L'une et l'autre doivent donc nous in spirer du respect, si nous sommes capables de ce sentiment, si nous avons l'instinct r eligieux. Mais qui peut nier que l'enfant, livré à lui-même, n'a it conscience de sa faiblesse et de sa dépendance el ne soit disposé à rendre un culte à. ce qu'il juge grand et bon? Il est, à vrai dire, des théo ries qui tendent à détruire en nous le respec t des grandes œuvres. On analyse le génie dans ses éléments et dans ses causes, et l'on essaye de prouver que l'apparition d'un grand homme n'est, au fond, qu'un accident falal, une sorte de réuss ite, déter minée par un heureux concours de coïncidences dans les influences de milieu el d'hérédité . Mais peu nous importe Je moyen qu'emploie la nature pour réaliser ses plus nobles créations. Les fleurs restent belles après qu'o n les a ramenées à des substances chimiques. Qu'o n explique Je génie physiologiquement, il n'en conliriue pas moins à nous dépasse r. Cependant certains critiques surviennent qui nous disent: Pour comprendre !'écrivain, il faut avant tout étudier l'homme. Or l 'homme est d'ordinaire un homme comme les autres : intéressé, vaniteux, jaloux, esclave des prrjugés de sa caste et de son époq ue, charlalan parfois et souvent plagiaire. Par des accusations de ce genre, appuyées sur une érudilion très étendu e el Lrès minutieuse, on entend nous détacher d'un respect qu'on taxe de superstition, el substituer, dans l'étude des œuvres littéraires, la science au sentiment. Ne nous lai sso ns pas abuser par celte criL1que maligne. L'œuvre et l'auteur sont et doivent resler deux choses fort
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dislinctes. Cerles, entre l'un et l'aulre l'harmonie est possible. Le style, en parliculier, peut n 'ê tre pas simplement de l'homme; parfois ilestl'homme même. Mais que de fois aussi il y a disproportion entre l'œ uvre et l'individu! L'œuvre, n'e n doutons pas, peut être supérieure alors que l'individu est vulgaire. Cela. Lient à ce qu'un auteur a nécessairement en vue de composer l'œuvre la plus bell.e, la plus haute possible. Il n 'éc rit pas pour lui-m ême, quoi qu'en disent parfois ceux qui se croient méconnus: il écrit pour l'humanité; et ce qu'il y a en lui de plus grand s'éveille à l'appel de ce lecteur idéal. Bien souvent l'individu n 'es t que le tb éù lre du génie qui travaille en lui et sans lui. Or c'est l'œuvre de ce génie que nous nous proposons d'étudier. Certes, nous demanderons à la biographie et à l'histoire tout ce qu'elles peuvent nous fournir de secours pour la bien comp"rendre; mais ensuite, nous la considérerons en elle-même, abstraction faite de la personnalité de l'auleur. 'f, Ainsi, sponlan ément, l'homme éprouve, en face des monuments de la liltéral,1re et des conquêtes de la science, un sentiment de respect. Ce sentiment est-il bon et salutaire? Doit-on l'entretenir et le cultiver? Il peut sembler qu 'une lelle disposilion n'est guère conforme aux idees _ modernes . Depuis la Renaissance, depuis Bacon el De.s cartes, la superstition de l'autorité a disparn. La libre critique n'est-elle pas plus glorieuse et féconde que le respect? Certes, le respect est un sentiment délicat qu'il convient de r éserver pour ce qui est vraiment g rand et noble ; et c'est un senliment réG échi, qui ne doit pas dégé nérer en aveugle su perslilion. Mais quand nous étudions des chefs-d'œuvre éprouvés, nous ne pouvons que gagner à nous incliner devant leur grandeur, et à y chercher avant tout ce qui en fait des monuments dela puissance de l'esprit humain. Une fois pénétrés par le respect, nous
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polll'rons sans danger nous livrer à la critique la plus minutieuse. D'abord les chefs-d'œuvre supportent une telle critique; ensuite, là même où nous trouverons le génie en défaut, nous n'aurons plus désormais la tentation de nous targuer de nos découvertes, et de supputer victorieusement les fautes d'un Corneille contre notre syntaxe. Modeste et sincère, la critique nous instruira sans nous fausser le jugement. Ce sentiment de respect, qui est naturel et salutaire, peul-il être pour l'étude un mobile efficace? Au _premier abord, il semble qu'il nous tienne surtout à, distance, qu'il nous éloigne des maîtres par la conscience de notre immense infériorité. Aussi a-t-on parfois proposé de mettre les enfants en commerce avec les auteurs secondaires, avant de les initier à la lecture des plus grands. Mais Je respect ne nous dispose pas seulement à la réserve. C'est un sentiment complexe, oü il entre de l~llrait en mème temps que de la crainte. On redoute, mais on. ':'-- désire la présence de celui ~on respecte. C'est déjà souhaiter un commerce plus intime avec les objets de nos 1 études que de ressentir pour eux du respect.
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En fait, les grandes créations de la littérature et de la science ne nous inspirent pas seulement du respect; et ce sentiment austère est le prélude d'une émotion plus douce. A mesure que nous nous approchons des chefs-d'œuvre et que nous en acquérons une connaissance plus précise, nous nous apercevons qu'ils ne sont pas seulement grands, mais beaux, et qu'ils répondent aux plus vives aspirations de notre âme. Dès lors, au respect succède l'admiration, et à l'admiration l'amour. C'est la marche naturelle de
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l'dme en présence des choses qui lui apparaissent comme excellentes. Qui peut douter que les objets de nos études, envisagés sous leur vrai jour, ne soient au plus haut point admirables et aimables? Je ne parle pas des résullats pratiques des sciences, dont la beauté frappe tous les yeux; je ne parle même pa~ des hautes lhéories qui excitent à un si haut degré l'enthousiasme des savants. Mais les choses scolaires proprement dites, les éléments de la grammaire ou du ' calcul, la résurrection du passé par l'histoire, le rapport de l'homme à. la terre que nous explique la géographie, toutes ces connaissances, même sous leur forme la plus humble, enferment dans quelques symboles très simples une telle somme d'efforts, de découvertes, d'inventions, d'idées, de conquêles sur la nature et de moyens de perfectionnement pour l'humanité, qu'elles doivent ravir, comme des merveilles, celui-là même qvi ne fait qu'en entrevoir la portée. L'alphabet passe pour une chose abstraite et ennuyeuse. Mais qu'y a-t-il de plus admirable que de réussir à. noter sur le papier, avec vingt-cinq caractères, tous les mots, c'est-à-dire toutes les idées et toutes les choses? Le résultat est si étonnant, qu'il a suggéré, semble-t-il, dans la science de la nature elle-même, l'une des hypothèses les plus hardies et les plus fécondes. On sait que de profonds philosophes de l'antiquité, Démocrite et Épicure, expliquèrent par de petits corps, identiques en nature et ne di fîérant que par la forme, l'i.nfinie dîversité de qualités que, fait paraître le monde qui nous entoure. Et celte ingénieuse hypothèse se retrouve aujourd'hui dans la chimie atomique. Or, selon Lucrèce, la pensée de l'alphabet aurait été présente à l'esprit des fondateurs de l'atomisme, et aurait été l'origine de leur invention. C'est une merveille encore que la numération, qui, avec quelques signes et quelques mots, permet de classer et nom mer tous les nombres possibles, et fait tenir un infini dans l'in-
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telligence d'un enfant. Et ces créalions ne sont pas seulement admirables, elles sont aimables, parce qu'elles sont l'œuvre de l'esprit humain, qui s'y manifeste dans sa splendeur et sa lib éralité. Livré à son impression naturelle, l'homme aime la science, comme l'objet id éal dont la possession comblera les désirs confus de son inlelligence. Plus direclement encore sommes-nous en communion avec l'esprit qui vit et s'exprime dans les œuvres lilléraires . Qu'ils soient voisins ou élo ignés de nous, ce so_nt des hommes qui nous y conflenl leurs douleurs et leurs joies, leurs sentiments sux la vie et sur le monde. Celle conversalion mystérieuse avec les grands génies des temps les plus reculés a un charme élrange et pénétrant; et, loin de trouver ces anciens barbares et grossiers, nous sommes élonrÏés, à mes ure que nous apprenons à les connallre, de voir à quel point ils avaient des sentiments analogues aux nôtres. Faites lire Homère à un enfant qui ne se doute pas que c'es t là une matière à versions grecques et à pens·ums, et vous serez frappé de l'allrai t qu'aura pour lui -celle lecture, de la vivacité avec laquelle il prend ra parti pour ou contre les héros du poème. Il en se ra de même des lragédies de Corneille el des chefs-d'œuvre classiques en général.. Le simple el le grand, fussent-ils antiques, sont plus voisins d'une âme naïve que le faux et le compliqué, pour modernes quïls so ient. Mais partout où s'est épanché ie cœur humain, partout oü s'est traduite avec force et beauté l'émotion d'un homme, à notre tour nous sommes -émus et nous aimons; nous aimons le frére dont nous pénétrons l'â me, et qui d'avance nous a corn pris nous-mêmes. ~ 5' ,e granc;l poète s'est donné, et le don de soi appelle la ré'\,- ciprocilé. f On objectera que l'admiration et même l'amour peuvent n'èlre que des jouissances d'amateur, des sensations flnes de dilellanle. -Ce seraient, à ce comple, des sentiment dislingués peut-être, mais en définitive vaniteux et égoïstes.
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Il en serait ainsi, en effet, si l'admiration et l'amour n'étaient précédés et comme sanctifiés par le respect. :Épris de notre se nsibilité aristocratique et tout entiers au plaisir d'analyser nos impressions subtiles, nous mettrions un Hom ère ou un Corneille au service de notre.petite personnalité. Le respect prévient celle aberration. Il abat en nous la. personnalité et l'orgueil. C'est pourquoi il doit précéder l'amour'. Il faut s'èlre purifié pour avoir le droit de s'approcher de l'autel : il faut avoir dépouillé l'égoïsme pour communier avec l'idéal. L'admirati on et l'amour, venant ainsi à leur rarig, sont des mobiles très efficaces. L'amour tend à l'union des âmes. Si donc nous aimons telle science, telle œuvre littéraire, nous n e nous contenterons pas d'en prendre celle <lemi-connaissance qui n'e mpêche pas que l'obj et ne nou s demeure étrang er. Nous voudrons approfondir et faire nôtre la pensée qui a Louché notre âme, et nous travaillerons à faire passer dans notre substance les plus beaux fruits du génie humain. A ce point de vue, nous trouverons un charme et une vertu singulières à deux rratiqu.es parfois dédaignées: la lecture à haute voix el la coll tu me d'apprendre par cœur. Celui qui aime un auteur, notamment un poète, veut se représenter l'œuvre qu'il a sous les yeux telle qu'elle s'anima sous les regards épris de son créateur. Or, pour lui restituer ainsi la réalité et la vie, quel meilleur moyen que la lecture tt haute voix? Grâce à l'ébranl ement que les sons d'une voix émue produisent clans tout l'orgapi sme, l'imagination modèle et ressuscite les ombres indéc ises qui dorment dans les livres. Et quand on a pu s'assimiler le chef-d'œuvre par la mémoire, qu elle joie n'est-ce pas de pouvoir l'évoquer à tout moment, de l e posséder comme le sage antique possédait sa fortune, placée toute clans les biens intérieurs, et de se fondre avec cette ftme à qui la beauté divine s'est révélée!
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Or, à mesure qu'on lit et relit les chefs-d'œuvre, à mesure on y découvre des aspects nouveaux; et, les comprenant mieux, on les aime davantage. Il y a une réciprocité d'action entre l'amour et la connaissance; c'est pourquoi l'admiration, et l'amour qui en est le Lerme, sont. des mobiles d'une puissance toujours croissante. Cependant, nous devons reconnaitre que, déterminé par ces seuls mobiles, l'esprit ne retirerait pas encore de l'étude Lous les fruits qu'on en doit allendre. Si le respect risquait de le laisser froid et timide, l'admiration et l'amour pourraient le maintenir dans un état de contemplation purement passive. Or notre destinée n'est pas de nous abîmer dans l'extase, mais d'agir. Comment s'opérera le passage de la contemplation à l'action?
V
Il n'est pas nécessaire de forcer la nature par des artifices pour qu'elle aille vers la fin que la raison lui assigne. Il su!Tit de lui laisser suivre son. cours. Comme le respect enferme une secrète el craintive aspiration vers l'amour, 1ainsi l'amour, ·sans le savoir, tend à imiter et à créer. Cet instinct se manifeste chez l'enfant dés l'éveil de l'intelligence. Voyez-le au milieu de ses jouets: ceux qui l'intéressent le plus sont ceux qu'il peut démonter et recons- ' tituer, qui lui donnent occasion d'agir. Les jouets de Nuremberg, si renommés, consistent principalement èn réductions des objets dont se servent les grandes personnes: c'est donc que les enfants se plaisent surtout à imiter et reproduire ce qu'ils nous voient faire. Dès que l'enfant commence à étudier, si son instinct n'est pas contrarié, il voudra en seigner à son tour ce qu'il vient d'apprendre; souvent méme il voudra enseigner suivan_ une méthode t de son ïnvenlion. L'un des jeux favoris des petites filles
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est de faire la classe à leurs poupées. Quels sont les enfants qui, sentant les beautés d'une grande œuvre poétique ou artistique, n'aient rêvé de devenir, eux aussi, des poètes ou des artistes? El malgré les déconvenues que lui apporte l'expérience, l'homme conserve celle disposition. Il sent en effet que c'est par l'action qu'il se réalise lui-même, et cela d'autant plus que son action se règle sur un idéal plus élevé. One cet instinct soit bon et salutaire, c'est ce qui n'est pas douteux, s'il est vrai que les progrès de l'esprit humain ne se sont pas faits par l'action fatale des forces ex téri e urcs, mais par pne série de créations, toujours préparées par l'imitation. Mais pour que les œuvres de l'homme soient belles et viables, il faut que le respect et l'admiration des grandes choses précèdent le déploiement de l'activité productrice. Celui qui veut créer, comme un dieu, sans modèle, n'exprimera dans ses œuvres que sa ch étive personnalité. ll se contentera à peu de ·f rais, ne se comparant pas; et lors m ême qu'il lra vaillerail avec zèle, il n'acquerra qu'une frivole virtuosité. Pour faire de grandes choses, il faut joindre à !'intelligence et au travail un idéal lrès hç1.ut situé. Or, grâce au respect et à l'amour, chacun de nous participe à la vie el à la puissance du génie lui-même. Dans l'âme qui a passé par les initiations nécessaires, le dieu descend et renouvelle son œuvre créatrice. Si l'on y fait appel à l'heure et après la préparation convenables, l'in Linct d'' milalioJ} _e.Ld.e_ production sera la p.Jus féconde des excilalions à l'étude. Car pom être en mesure de reprodu ire les choses, il faut en avoir une connaissance bien pl_ profonde que pour se borner à les us décrire ou à en jouir. Celui qui voudra imiter un modèle l'analysera, le décomposera minuti eusement, cherchera à découvrir les lois et les méthodes suivant lesquell es ce modèle a été créé. Dès lors ce ne sera pas simplement une connaissance plus étend-ue qu'obtiendra le disciple devenu
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l'émule du maître, cc sera une connaissance d'une aulre nature. Il démêlera la genèse même des choses, il les connaîtra dans leur origine. Or, être en possession des méthodes d'invention d'une science, s'êlre approprié ce qui peut être transmissible des procédés du génie, est évidemment la plus haute récompense que nous puissions espérer de notre travail.
VI
En résumé, les divers mobiles e,xtrinsèques dont on se contente parfois pour déterminer les enfants à étudier sont loin d'être les seuls qui s'offrent à l'éducateur. Il est des mobiles intrinsèques qui sont à la fois très naturels, très légilimes et très efficaces. Tels sont le désir de savoir, la disposition au espect 1 à l'admiralion, à l'amour, l'instinct d'imitation et de J)roduction, Avant d'étudier en vue des avantages qu on lui propose, l'homme veut étudier en vertu de sa constitution intellectuelle et morale ellemême. S'il en est ainsi, il est clair que c'est tout d'abord à ces heureux penchants qu'il convient de s'adresser. Ce qui est vrai de l'humanité doit l'être de nos élèves, appelés à devenir des hommes. C'est avec le sentiment joyeux du dé-, ploiement de son être que l'humanité a créé les sciences, les lellres et les arts; ce ne peut être pour l'enfant une tâche pénible que d'être initié à celle création. Renonçons donc à cette idée, qLte les enfants ne peuvent s'intéresser qu'aux récompenses ou aux louanges, ou aux avantages divers que notre pédagogie leur propose. Admetlons qu'ils peuvent s'intéresser aux choses elles-mèmes, et ils s'y intéresseront. · On se demandera pourtant si toutes les éludes que l'on / exige de l'enfant sont de nature ù être ainsi aimées de lui,
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et si plusieurs ne sont pas à la fois très nécessaires et très arides.
veloppement de la science, des leltres et des idées généreuses qui sont l'honneur de l'humanité. On objectera enc~re qu'ainsi raltachée aux !rnpulsions nalurelles de l'â me, l'étude perd son caractère sérieux et seconfond aveéle jeu. Demander que l'e nfant soit mCi par l'aclmiralion et l'amour, n'est-ce pas revenir à la théorie du travail allrayant? Il serait fâcheux qu'il en fût ainsi; car celle théorie est certainement fausse et dangereuse. Elle débute par un
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mensonge; et, si elle réussit, elle énerve l'âme; si, ce· qui est plus probable, elle échoue, elle détruit la confiance de l'enfant envers le maître. Mais, sans ramener en aucu~e façon le travail au jeu, ne peul-on se demander si l' opposilion que nous établissons souvent entre le jeu et le travail est naturelle et vraie? Nous la trouvons professée par les Romains, peuple sérieux, sans doute, mais brutal et grossier dans ses jeux, comme il était dur et tendu dans la pratique du devoir. D'un côté contrainte violente, de l'autre relàchement sans frein. Est-ce là l'idéal de la vie humaine? Les Grecs ne concevaient pas .ainsi le jeu et le travail. Les jeux, chez eux, étaient réglés et nobles, le travail conservait de l'aisance et de la grâce. Travail et jeu n'étaient que l'alternance d'exerci~e de nos diverses facultés. Pour nous, tout en reconnaissant plus expressément que les Grecs la nécessité de l'idée de devoir, peut-être feronsnous bien de préférer leur conception de la vie à celle des Romains. Pourquoi le travail s'opposerait-il au jeu? L'un est-il moins indispens(lble que l'autre? Et ne suffit-il pas qu'il y ait différence, faut-il qu'il y ait absolu contraste, pour que l'un repose de l'autre? La liberté sans règle que l'on réclame pour le jeu n'a de prétexte que dans la gêne que l'on croit être inséparable du travail. Combien est-il plus beau et plus vrai, en ce qui concerne le régime de l'école, de voir dans ce que l'on nomme jeu l'exercice d'une partie de nos facultés, principalement de nos facultés physiques; et dans ce qu'on appelle travail, l'exercice d'une autre partie, principalement de nos facultés intellectuelles! Or l'un et l'autre veut être à la fois libre et réglé. Dans l'un comm·e dans l'autre doit se retrouver cet accord de la spontanéilé et de la mesure, qui est la grâce et la perfection. Enfin, on dira peut-êlre que l'élude telle que nous la comprenons rend le maître moins nécessaire. Mais la vraie
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\ mission du maître n'est-elle pas d'apprendre aux élèves à se passer de lui? Il vient un moment, dans les familles, où les parents, après avoir, pendant de longues années, fait leur bonheur du soin de leurs enfants, leur disent, non sans un serrement de cœur: « L'œuvre de volre éducation est achevée, volez désormais de vos proprés ailes. » De même, le maître qui remplit bien sa tâche apprend aux enfants à se suffire, à devenir des hommes. Lui aussi, l'œuvre achevée, il dit à ses élèves, non sans tristesse, mais avec la satisfaction du devoir utilement accompli : « Allez, mes amis, vous n'avez plus besoin de moi. »
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Entre les différents moyens d'enseignement et d'éducation, l'un des plus efficaces me paraît être la lecture à haute voix. Votre expérience, sur ce point, serait- elle en désac· cord avec la mienne? Pour moi, quand je repasse mes souvenirs scolaires, je trouve au nombre des plus vifs ceux que m'a laissés telle lecture faite, aux heures perdues, pa.r un professeur habile à bien lire. Et n'observons-nous pas, chaque jour, l'effet de la diction sur les hommes? Sans parler du théâtre, combien le débit d'un discours n'en augmenle-t-il pas l'effet? Ne remarquez-vous pas comme, en rendant compte d'une pièce d'éloquence, on prend toujours soin de mentionner de quelle manière elle a été dite? De tout temps les éducateurs ont compris l'importance de la lecture à haute voix. A Ath ènes, le premier maître de l'enfant était le grammatiste, lequel avait pour mission principale de lui faire étudier les poêles. Lentement et en cadence, il déclamait, phrase par ph rase, un morceau d'Ho- ' mère ou d'Hésiode, el les élèves répétaient. Dans les églises chrétiennes, la lec ture publique des textes sacrés fut
1. Ouvrages à consulter: Diderot, Pai·adoxe sw· le comédien; Legouvé, l'Art de la lectw·e ; Dupont-Vernon, de la Comédie française, l'Art de bien dii·e; Scoppa, Traité cfo la poésie italienne rapportée à la poésie française; Quicherat, Tmilé de ve,·sification frcinçaise; Becq de Fouquières, Trait é général de versification (i·an çaise; · Robert de Souza, Du Rythme poélique; Clair Tisseur, Modestes Obser! valions sur l'art de versifier ; Eugène d'Eichthal, Du Rythme dans la ve,·sifica tion française; P. Régnier, le Tai·tuffe des comédiens (1896); L. Favre, Traité de diction.
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de tout temps une des parties essenli elles du culte . Quell e ne devait pas être l'émoti on des premi ers chrétiens ente ndant lire, sur un ton de pieuse émoti on, les lettr es de saint Paul?Etplus qu e ja mais l'importa nce de la lecture à haute voix est reconnue a ujourd'hui pa r les éduca teurs. J'ai eu occasion de consta ter qu elle place ti ent cet exercice dans les écoles allemand es : ce lte place, à l'écol e des filles en particulier, est peul-être la. première . Il s 'ag it d'ex citet· dans les esprits, par Je pre slige de la di ction e t l'h a bile choix des textes , avec le se ntiment du beau et l'intelligence des auteurs, Je sentiment national. Ch ez nous-m êmes , de lon g ue date,-l'admini stra lion, le s maitres et les publicistes les plus émin ents uni sse nt leurs efforts pour développer à l'école le culte de la l ecture. Et il a ét é dit et fait tant de belles ch oses à ce t égard, qu e j e me prends à douter de l'intér êt qu e peut offrïr pour vous le présent entretien. J e son ge en particulier à un e conrérence de Mme Cécile Gay sur la diction , à un e leç on faite, ici même, par M. Léon Robert, sur la lecture expliqué~ , à plusieurs articles de M.Steeg, à l'atmosph ère même dans laquelle vous vivez ici, et j e m'aperçois que .je n'ai rien à vous dire qui ne vous ait été enseigné excellèmment par la théori e et par l'exemple . Que si pourtant j e vous am ène à réfléchir une fois de plus pa r vous-mêmes sur ce suj e t tant de fois traité, j 'aurai contribué à développer en vous, avec une conviction raisonnée , une habitude et une disposition d'esprit , ce qui, dans une ma ti ère d'ordre prnliqu e, ne peut être estimé à trop haut prix. Je me propose d'attirer votre attention sur les deux points suivants: En quoi consiste le pouvoir de la lecture à haute voix? Comment faut-il lire pour que ce pouvoir se manifeste ?
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La lecture donne la vie au discours. Dans ce mot est contenue la réponse à notre première question. Mais qu'estce que celte vie? Quel est le sens de celle métaphore? Un passage de Platon vient ici à mon secours. Vers la fin du Phèd1J11, comparant le discours écr.it à la peinture, Platon s'exprime ainsi : « Il en est de l'écriture comme de la peinture. Les productions de cette dernière semblent vivantes; mais interrogez-les : elles gardent gravement le silen;~. De même les discours écrits : à les entendre, n vous .croyez qu'ils pensent; mais si vous leur dema_ dez quelqL1e explication sur le sujet qu'ils traitent, ils vous répondent toujours la même chose ... Qu'un discours écrit se voie méprisé ou insulté injustement, il a toujours besoin du secours de son père. Par lui-même il est incapable de repousser les attaques et de se défendre.» Qu'est-ce à dire, sinon que l'auteur ne couche sur le papier que les résultats derniers de ses réflexions? Il garde en son esprit la multitude de faits, d'idées, de raisonnements, d'èssais et de vérifications qui l'a conduit à ces résultats. C'est pourquoi flotte et s'agite, autour de chaque pensée rendue par l'écriture , tout un cortège invisible de pensées accessoires et explicatrices. Ce cortège, le discours écrit, à lui seul, ne l'évoquera pas. Mais il appartient à la voix humaine de le susciter da-ns~ l'esprit des auditeurs. Les mille nuances de la parole so~t: com 'l e autant d'éclaircissements, qui aident à saisir rigine et la liaison des idées, les oppositions et les rapprochements, la physionomie propre des objets, le terme oü s'achemine la pensée. C'est le travail même auquel s'est livré.J'écrivain qui se renouvelle dans l'esprit du lecteur et des auditeurs; c'est l'intelligence, endormie dans son enveloppe matérielle, qui se réveilte et de nouveau l'anime.
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Tel est l e pre mier effet de la lecture à h aule voix : elle est un procérl li tr <'·s sûr et très puissant pour faire co mprendre le texle avec précision et profondeur. Mais elle va plus loin. Considérez l'acli on directe de la parole. Il y a dans la voix humaine un je ne sais quoi qui se communique à l"homme, et l'atteint a u plus profond de so n être. C'esl quelque chose comme ce qu'on appelle en physique les vibralions synchrones . . Lecteur et audi L eurs vibrent à l'unisson; mème l'émotion de l'un est renforcée par celle des autres, et réciproquement. Or, c'est sous l'influence de l'esprit dont on évoque l'œ uvre que ce phé! nom ène se produit. C'est lui qui maintenant vit .J/1' ~ux, c'est so n amour de la vérité et de la beauté, source secrète de ses pensées, qui se propage dans l'âme de ses fidèles. Et ainsi le lecleur ne fait pas seulement corn prendre, il fait aimer l'auteur. Au son de sa voix, le lan gage écrit perd ce qu 'il a d'ovaque et de 11Jalériel, devien t pur symbole, se laisse de plus en plus pénétrer pn.r les â mes qui se cherchent, et finalement n 'est plus que le trait d 'union de ces âmes elles-mêmes.
/Jann geht die Seelenkraft dir auf, J,Vie spricht ein Geist zum andem Geisl.
Ces paroles de Faust se réalisent. Tandis que s'ébranle l'organisme, les porles de l'â me s'ouvrent toutes grandes, et c'est maintenant un esprit qui parle à un esp ril. Afosi la lecture à haute voix fait corn prendre et sentir av·;~Üpe vivacité singulièr e'. Mais comprendre et se nlir avec force, c'est dé,i à presque vouloir; et vouloir sérieusemeril, c' es t commencer d'agir. Si les œuvres qu'on lit devant nous éma nent de génies supérieurs, ce ne sera rien de moin s qu 'un e disposilion à nous dépasser nous-mêmes, à nous hausser jusq u'à ces génies dans nos pensées et dans nos actions, que la lecture à haute voix suscitera en nous.
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Mais pour produire de tels effets, comment la lecture doit-elle être pratiquée? Un homme très distingué, aussi fin artiste que profond mathématicien, me disait un jour : « Il n'y a qu'une manière de bien lire, c'est de lire sans aucune expression. Prononcez fidèlement et correctement ce qu'il y a dans le texte, et laissez-moi animer ce discours à ma guise en ma· propre imagination. Dans vos efforts pour interpréter l'auteur, je ne puis voir qu'une indiscrète prétention à vous interposer entre lui et moi. » C'est dans une pensée voisine de cellelà que des poètes très pénétrés de l'inviolabilité de l'art fondèrent, il y a quelques années, un théâtre de marionnelles. De tels acteurs, au moins, ne tenteraient pas de se substituer à l'auteur, Si plausible qu'apparaisse la thèse de mon ami quand elle est soutenue par lui, je crois que, pour qui cesse d'être sous le charme de ses explications, elle redevient un gros paradoxe. Lire sans expression, en fait, ce n'est pas présenter le texte tout nu et prêt à recevoir un vêtement quelconque, c'est lire avec une expression fausse et nuire · à l'intelligence .du texte. C'est, en outre, pour la _ plupart des auditoires, rendre le discours monotone et ennuyeux. Or, il est inadmissible que tel soit le devoir du lecteur. Enfin, on nous demande ici une chose qui, en réalité, n'est pas en notre pouvoir. Il est impossible à qui sent vivement de ne rien mettre de son émotion dans sa voix. et dans son accent. Pour vous obéir, le lecteur devra _ faire une viose lence qui achèvera de donner à. son débit quelque chose de factice et de faux. Gardons-nous toutefois d'écarter purement et simplement le parad~xe de mon ami. D'abord il est bien vrai que
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le premier point, c'est de lire ce qu'il y a dans le texte, tout ce qui s'y trouve et rien que ce qui s'y trouve. Le conseil est trivial, il n'est pas inutile. Soit Iégèrèté ou habitude de se contenter de l'à peu près, soit défaut de sou-plesse, soit préoccupation de l'effet, bien des personnes allèrent plus ou moins le texte, sans songer que l'exactitude est la '{ll'O· bilé du lecteur, et que les autres qualités n'ont le droit de se produire que si celle-là est présente. Mais ce n'est pas tout. Notre mathématicien poète nous rappelle avec humour l'un des principes dont nous devons le plus nous pénétrer :· l'impertinence qu'il y a, chez le lecteur, à détourner sur lui l'attention, qui ne doit aller qu'à ce qu'il lit. Je ne sais si, mème au théâtre, les ac- ' Leurs ont bien le droit de nous foire admirer comme personnelle l'interprétation qu'ils donnent des œuvres qui leur son~ confiées, et de se faire applaudir pour eÙxinêmes. Mais en tout cas il est interdit à l'éducateur de chercher dans l'accomplissement de sa lâche l'occasion d'un succès pour sa personne. Il n'a pas réussi, · il a échoué, si de sa lecture l'impression principale qui se dégage pour les élèves est l'admiration de son laient. Nous ne devons même pas lire dans le même esprit qu'un homme du monde, qui se propose surtout d'amuser et de distraire ses auditeurs. Les grandes pensées, le beau langage, ne sont pas pour nous un instrument de plaisir, même distingué. Ce que nous avons en vue, c'est de nous élever, en participant il. la vie supérieure dont · Je génie a eu le privilège. Le lecteur ici n'a pas à se distinguer des auditeurs et il. s'en faire applaudir ou remercier. Il doit s'effacer devant l'auteur et se borner à en être l'organe. Il est avec ses auditeurs sur le pied d'égalité, et c'est son abnégation même qui assure son action. S'il en est ainsi, Je JJroblème que nous nous sommes posé ne laisse pas que d'être embarrassant. D'une part il .fau_ t lire avec expression, mettre du sïen par conséquent dans
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sa manière de lire; d'autre part, il faut s'effacer et faire entrer les auditeurs en communication direc te avec l'au~ teur. Comment ces deux conditions sont-elles conciliables? Ce qu'on doit d'abord souhaiter chez le lecteur, semblet-il, c'est quïl sente ce qu'il lit, qu'il aime pour faire aimer. Mais ici encore nous rencontrons un paradoxe célèbre, celui de Diderot. Le comédien, dit le brillant critique, ne doit avoir aucune se nsibilité , mais beaucoup de jugement etde pénétration. Il doit être comme un spec tateur froid et tranquille de lui-m ême. Il doit avoir l'art de tout imiter sans ri en ép rouver. J e ne· sais si, mê me en ce qui concerne les comédiens, la théor ie est vraie sans r es tri cti on; ma is pour nou s, qui voulons élever les âmes et non brill er, elle est certainement inadmiss ible. Nous n'avons le droit de provoquer . tel ou tel sentiment que si nous l'ép rouvons nou s-mêmes. Se croire au-dessus de l'émotion . que commandent les grandes cho ses, alors que l'on a pour mi ssion de l'in spir er, est un e altitude qui ne convient pas à l'éducateur. Ajoutons que l'artifice est une métho de bien dangereuse. Le j our où les élèves le su rprenn ent, ils perdent env ers leur maître celle confiance et cet abandon qui, sont la condition de l'in{luence. ll y a pourtant qu elque chose de considérable à retenjr du célèbre Parado xe sut le comédien: c'est que, ni pour exprimer ·ce qu'on sent, ni même pour sentir, on ne peut s'e n tenir à la nature brute. Il est ce rtain qu'il faut être naturel, mais tout ce qui es t dans là. nnture n'est pas nalurel. L'a ffectation elle-mème est, da ns la nature. Le naturel impliqu e un " choix entr e les mouvements de la nature: c'est la s ponta néité et )a simplicité dans la manifestation de la vraie nature de l'homm e, c'est-à-dire de la r aison et de-l'honnêteté. Par s uite, le naturel es t le r és ulta t d'un concours de la nature .e t du juge ment. ·
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En ce qui concerne la manière de rendre les sentiments, les psychologues établissent que nulle expression, si primitive et spontanée qu'on la suppose, n'est purement automatique, mais qu'il y entre nécessairement une part de choix et de volonté. A plus forte raison dernns-nous faire acte de jugem~nt et de réflexion, si nous voulons trouver l'expression juste de sentiments parfois très complexes el délicats. Mais il y a plus : le senlimenllui-même risque de s'égarer, s'il n'est guidé p!J.r la raison. La sincéri Lé, qui en est la qualité première, ne se trouve pas dans la nature pure et simple. Autrement, rien ne serait plus sincère· que l'impulsion aveugle et la passion. Ilfaut, pour avoir le droit de se dire sincère, mettre, en conscience, ses pensées et ses sentiments d'accord ·avec l'idéal de vérité et de bonté que l'on porte en soi: ce qui ne se peul sans élude. Et puis, ce n'est pas tout de se persuader qu'on doit s'identifier avec l'auteur. Il y a ici bien des cas à distinguer. Si je lis un poème de Lamartine, c'est en effet la personnalité r éelle ou iMale de l'auteur qui est l'âme du discours. Mais dans 11ne poésie dramatique, comme celle de Corneille ou de Molière, c'est avec les personnages du drame lui-même que je dois m'identiri - r. Si je lis un ' dialogue placé dans une Épître, comme Je dialogue de Cinéas et de Pyrrhus dans la première Épître de Boileau, je dois faire ressortir l'intention de l'auteur plus que l'individualité des personnages, lesquels ici ne sont que des symboles. Si je lis une fable de la Fontaine, ce poète étrange, qui se propose, dit-il, de répandre dans les âmes les semences de la vertu, mais qui va à son but par le chemin des écoliers, s'amusant de tout ce qu 'il rencontre et plus d'une fois oublian·t d'arriver; pour qui la morale, la 0e, le mon. e, la nature, onl peut-être élé par-dessus tout d l'occasion de dé"ployer un art exquis de peintre, d'autelil' dramatique, d'humoriste et d'écrivain, le point de vue au6.
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quel j e dois m e placer ne la iss e pa s que d'appeler un délicat exam en. Ma is le lec teur ne se borne pas à manifes ter son se ntim ent , il ve ut rendre la vie à ce qu'il lit. Sur qu els princip es d oit-il s'ap puye r pour y r éussir ? Dans notre siècle d' érudition, on se persuade volontiers que la mi ssion propre de l'interprète es t de r epl acer Jes choses dans leur milieu et d e leur r es tituer ex actement leur ph ysionomie lli sloriqu e. En consultant les do cuments nou s pouvon s reconstituer avec un e fid élité de plus en plu s g rande les se ntim ents, les h a bitud es d'es prit, les allure s, le ton et ju squ'au parl er de nos aïeux ; nous pouvons nous donn er ln, sensa ti on de ce que fut l e passé . Le. Jecleur h abile me doit, semble-t-il , celte se nsation: j 'attends de lui qu'il me fass e voir la Chim ène de 1G3G. Est-il vrai qu e telle soit la fin à poursuivre? Je ne parle pas du labeur énorme qu'exigera la moindre lecture, si l'on veut que les homm es e t les choses y ressu scitent, dans Lou s les détails , a vec leur physionomie hi storique; que de foi s, avec toute la science du mond e, on sera obli gé de co nfesse r son impuissance! J e ne parle pas de la difficulté qu ïl y a ura souvent à passionn er so n a uditoire · pour d es reconstitution s qui intér essent surtoutles érudits. Mais il se mbl e qu e r eplonge r enti èrem ent dans le passé un Corn eille ou un Moli ère, et se refu se r à voir. en eux autre ch ose qu'un produit du milieu o ù ils ont vécu, c' es t. leurfaire tort et les trahir. Les grands hommes travaillent pour l' éternité. C'es t les ye ux fixés sur l'ave nir, s ur l'idée de la per fection a bsolu e, qu'ils conço ivent et- qu' ils produi se nt. Sera it-il d onc vrai que Lou s leurs efforts ont été vains, et qu e , co mme le premi er venu, il s tienn ent tout enti ers cla ns le point de l'espace et du te mps où fut enfermée leur vi e ma téri elle ? A l'opposé de ce lle théorie, nou s trouvon s celle qu e profes sent s ouvent les homm es de th éâtre. Il faut, disent-ils ,
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rajeunir les personnages des ouvrages anciens, et les habiller à la m od_ d'aujourd'hui: c'est Je m oyen de les e r e ndre intéressants pour notre public, c'est Je moyen de donn er carrière él l'originalité des inte rprètes . Nul doute que celte méthode ne prése nte des avantages. Shakespeare francisé d'après le goût du xvm• siècle a pu trouver accès auprès des contemporains de Voltaire . Aujourd'hui mème, sous un déguisement j apo na is, il est app1audi à Yédo. Et l'on pourrait sou tenir la th èse e n que s ti on par des r a iso ns ph ilosophiqu es , en disant que, pui squ'un e œ uvre classique est de tous les temps e t que le vague et l'ind étermi_ ne sont que de froides abstracné ti ons, il es t très légitime de représenter successivement les typ es classiqu es sous la forme que chaque siècle leur donne da ns la vie r éelle. Mais nous ne pouvons, au point de vue de l'éducate ur où nous sommes ici placés, nou s ran ger à ce lte mani ère de vo ir. Exciter l'intérê t à tout prix ne saura it nou s convenir, et les plus in gén ieux raisonnem ents n e nous masqueront point ce qu'il y a d'arbitraire e t de faux dnm la transformation d'Alces te en un h omm e du x1x• siècle. No us ch erchons la vérité e t rien a utre chose. Or le principe qui doit nous g uid er, c'est le ca ractère doubl e que prése ntent d'ordinaire les œ uvres é min ent es : d' un e parl ell es so nt de leu r te mp s, d'autre part ell es so nt de tous les temps. Et leur caractère hi storiqu e est le cadre dans lequel s'est produit leur caractère humain . Nous nous efforcerons de faire r esso rtir ces deux éléments, en leL1r donna nt leu r valeur respe ctive. Dan s l'homm e a ux rubans verts, n ous montrerons le co nOit é tern el de la sincérité et de la vie sociale. C' es t ain si que, non content de communiquer son sentiment p er sonnel, le lecteu r ve rra et fe ra vo ir sous leur j ou r propre e t vé rita ble les objets co nç us par !'éc rivain . Un troi sième moyen s'o ffr e à lui de cap tiver ses audi-
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teurs: c'est de s'adresser à leurs sens en même Lemps qu'à · leur cœur et à leur intelligence, et de les cbarmer par la musique du langage. Il ne faut pas oublier que les.langues furent faites tout d'abord pour élre parlées. On a éci'it la langue parlée avant de parler la langue écrite. Sans doute, les langues classiques anciennes possédaient plus que les nôtres celle propriété de srduire l'oreille pendant que des idées sonl offertes à l'intelligence. Ce serait pourtant un e erreur de croire que nos langues n'ont plus rien de commun avec la mu sique. Le fran çais, en parti culier, a une harmonie spéciale à laq;r,Jle les étrangers sont très sensibles et que nous aurion s grand tort de négliger. Il n·a pas la sonorité et l'éclat, non plus que la mollesse et la grâce languissante de l'italien. Il ne fait pas mugir le vent, gronder le tonn erre, ré~O f?ner le cliquetis des armes, comme l'allemand. Il exprim e les choses avec discr étion, il évite tout appel aux se ns el à l'imagination, qui serait de natm e à obsc urcir la clarté de l'entendement. Dans ces limites pourtant, que de variété, quel nombre infini de nuances, que d'indications fines et suggestives! Peut-on confondre l'accent énergique du vers :
Home, l' unique ohjet de mon ressentiment,
avec la note mélancolique de la plainte de Phèdre :
Ah ! qu e ne suis-j e assise à l'ombre des forêts!
Le caractère de la musique propre à la langue française, c'est la finesse dans la mesure. La mélodie y est enfermée dans une gamme restreinte, sans pour cela être uniforme. L'accent tonique y est marq11 é très légè rem ent, au point d'échapper parfois aux oreilles étrangères. Les nombreuses dilrérences de quantité doivent êlre obtenues sans jamais atteindre à l'extrême brièveté ni à l' ex trême longueur de certaines syllabes anglai ses ou all emandes. Le rythme n'est pas absent, mais il est souple et léger,
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et marque surtout le mouvement de la pensée. T:Jn distingué professeur allemand me disait qu'il comparaît volontiers le rythme de la langue allemande à une série de coups de marteau frappés sur une enclume, et le ryfüme de la langue francaise aux ondulations d'un champ de blés mûrs. L'un des traits caractéristiques du français, c'est l'existence de ce qu'on appelle l'e muet. En réalité, cet e n'est presque jamais muet, sauf devant une voyelle; il n'est que sourd, et sa sonorité voilée contribue beaucoup à la gràce sobre de la langue française. Vollaire en a bien . compris le charme, lorsqu'il a dit que les désinences féminines laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé, comme un clavecin résonne quand les doigts n'en frappent plus les touches. Et certes nos écrivains se rendent compte que, malgré les apparences, ils ont entre Jes mains l'un des plus délicals instruments de musique qui soient au monde. Voyez-les travailler. Ils parlent leurs phrases tandis qu'ils les écrivent; le nombre musical leur est l'accompagnement et comme le symbole de l'ordre logique. C'est pourquoi ces phrases ne sont vraiment réalisées dans les esprils que quand elles sont dites, quand elles sont perçues avec l'harmonie qui en est une partie intégrante.
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A ces observalions générales, il convient de joindre quelques préceptes techniques. La qualité ùe la voix: est d'une grande importance. Elle doit se produire avec aisance, plénitude el sonorité. Au tant que possible, il faut lire debout, ou appuyé en arrière sur le dossier de sa chaise, donner à sa voix l'ampleur qu'elle comporle, sans la forcer, et obtenir un timbre net, riche, ,moelleux et agréable. Il est étrange à quel point
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le charme de la voix. s'insinue dans l'âme des audileurs, et la dispose à recevoir les idées. L'une des parties essentielles de la diclion est l'art de respirer. li faut que la respiration soit libre, suffisamment fréquente, douce et imperceplible. Vient en second lieu la prononciation. On sait combien elle peut servir ou nuire. Maintes fois un vice de · prononciation a compromis l'effet du plus beau disco urs. L'identité ou la différence de prononciation a sur les relations des hommes une r éelle influence, souvent sans proportion avec la valeur effective de ce caractère. D'un e manière générale, la prononciation indique le milieu où l'on a vécu et l'éducation que l'on a reçue; elle prévient pour ou con\ lre vous les perso nnes qui ne vous connaissent pas. li faut donc s'efforcer d'avoir une prononciation claire, correcte et éléganle. L' élément le plus important est l'articulation, ' car la consonne est l'âme du mol; c'est elle qui subsisle à travers ses évo lutions . Aussi Je slénographe n' écrit-il le plus souvent que les consonnes. Qui les perçoit nettement supplée aisément le reste. Le troisième point est le groupement convenable et la mise en relief proportionnelte des différentes parties dn discours. Il faut d'abord r éunit· ce qui doit être enrnmble, séparer ce qui représe nte des pensées distinctes. La continuité doit alterner à propos el harmoni eusement avec la discontinuité. Les arrêts importants son,t marqu és par la ponctuation, et c'est une règle fondam enta le de l'observe r exactement. Ponctuer et soutenir sa voix, disait M. Got, sonlles deux conditions premières d'une bonne lecture. Maintes fois un signe de ponctuation remplace une conjonction, indique un rapport de coordination ou de subor.dination. Qu elle imprudence de refuser la ma in que nous offre l'auteur lui-m ême pour nous diriger à travers ses développements I Les au leurs dramatiqu es, en particulier,
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calculent allenlivement le moindre détail de ponctuation. Cela est très sensible chez Molière; et ses indications ont d'autant plus de prix qu'il joint à cet égard l'expérience du comédien à la science théorique de !'écrivain. Ponctuer, toutefois, ne suffit pas. Il faut, en outre, marquer les rapports de valeur des parties entre elles, depuis l'élémentjusqu'au tout. Dans un mot, les différentes syllabes gravitent autour de l'une d'elles; une phrase est suspendue à un ou plusieurs mots, un paragraphe à une phrase, un discours à quelques idées génératrices. Il faut, entre les différentes pièces du discours, établir des plans, .comme dans un tableau. Que, par un débit approprié, certaines parties s'enlèvent en pleine lumière sur un fond gris ou moins distinct. En général, un morceau de lilléralure est un organisme oü les parti es, tout en ayant leur vie- propre, sont subordonnées au tout. Il fout faire voir celte subordination, et éviter de donner aux détails une valeur qui masque l'ensemble. Si vous lisez une fable de la Fontaine, peignez curieusement le h éron au long bec ou le bûcheron cour~é sous le faix, puisque aussi bien l'auteur se plait à faire de chaque objet, pris en lui-même, un portrait achevé; n'oubliez pas cependant de faire saisir l'unité et le sens général de la composition. Une manière large et simple est d'ordinaire supérieure à un souci inquiet des détails et à la préoccupation de faire un sort à chaque mot. Il y a des parties qu'il faut dire d'un lon uniforme pour faire ressortir le mot qui en jaillit :
Puisqu'il faut être grand pour mourir, je me lève 1
Le dernier ordre de prescriptions concerne la musique du langage. Il faut trouver l'intpnalion juste, la varier avec convenance, mesure et naturel, préférer le plus souvent un récitatif lrès simple, presque uniforme, aux ·écarts de la musique proprement· dile.
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Le mouvement sera de môme, en général, calme et mesuré, plutôt lent. Rien ne paraît iong comme un discours débité trop vile. Enfin,.il convient de rythmer ce qu'on lit. Non seulement il y a dans une phrase des parties qui se répondent, une alternance de saillies et de dépressions; mais un ensemble tel qu'un discours ou un acte de drame est rythmé comme une composition musicale. Ce caractère se rencontre surtout chez les écrivains qui ont un sens vif du théâtre, tels que Molière. L'interprète habile sait couper une longue scène en membres symétriques, aller, d'un mouvement ascensionnel, vers le point culminant, faire éclater le mot décisif, puis ménager un temps d'arrêt pour reprendre ensuite d'un ton calme, et commencer un nouveau développement rythmique. Le rythme est la loi de la vie . Appliqué àla diction, il saisit et entraîne les auditeurs. Il leur fait vivre ce qu'ils entendent. De ces observations, soit générales, soit techniques, il résulte qu'on ne peut lire à haute voix sans avoir préparé sa lecture. La lecture improvisée, disait un jour M. Got à ses élèves, c'est le clair de lune du discours. Il voulait dire, je suppose, que, dans la lecture improvisée, les choses ne reçoivent qu'une lumière douteuse, manqu~nt de relief el n'apparaissent pas à leur plan. Non seulement il faut se préparer, mais il faut préparer les auditeurs. Nous donnerons, avant de commencer, toutes les explications nécessaires, puis nous lirons sans interruption. Le commentaire intercalé vient rompre le charme. Quand le texte veut être exp liqué par le menu, que la séance d'explication soit suivie d'une lecture faite d'un trait. . Il convient enfin que nous notions le signe auquel le lecteur reconnaitra qu'il réussit. Ce signe est le silence de l'auditoire. Si le silence et l'immobilité ne sont pas absolus, le lecteur doit se dire qu'il pèche par ,quelqu() en-
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droit, et tâcher de se corriger. Le mouvement et le bruit résultent d'une dispersion de l'aclivité, qui n'a pas lieu chez les personnes vraiment attentives.
IV
La manière de lire le vers français réclamerait un examen spécial. Nous nous bornerons à quelques indications. Il est certain d'abord qu'il ne faut pas lire les vers comme la prose. Puisque dans les vers il y a un rythme et des rimes, dit excellemment M. Legouvé, il faut faire sentir le rythme et les rimes. Certaines modifications de prononciation peuvent à cet égard être nécessaires. Ac- . cordons-les de bonne grâce à l'auteur, qui les altend de nous, et ne transformons pas ses vers en une prose mal venue. Le plaisir de découvrir une sorte de chant dans la simple parole vaut bien ce léger sacrifice. Gardons-nous, toutefois, quand nous lisons des vers français, de faire entendre une mélopée exagérée et contraire au génie de notre langue. Il n'est pas douteux que, chez nous, la prose et les vers ne diffèrent moins entre eux que chez les anciens et même chez la plupart des peuples modernes. De bonne heure nos poètes ont cherché à réaliser le charme du vers sans renoncer à aucune des qualités souveraines de notre prose : il en est résulté, pour notre poésie, un rapport spécial avec la prose, que le lecteur n'a pas le droit de méconnaître. Il faut que, dans la manière de faire sentir le vers, il s'inspire scrupuleusement et exclusivement du génie propre de la poésie française. Pour savoir comment on doit lire le vers français, il faut d'abord se demander sur quel principe il repose. La question ne laisse pas que d'être embarrassanle.
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QUESTIONS D' ÉDlJCA'J:!ON
Selon cerlaines personnes, le vers français est, au fond, composé de mesures musicales, de noires et de croches, et repose sur la quantité et sur la durée. La seule différence, c'est que les rapports, qui, en musique, sont exacts el précis, ne sont ici qu'approximalifs et comporlent une grande lalitude. Conlre celle théorie nous remarquerons qu'en musique on peut toujours remplacer une noire par deux croches et qu'on ne peut jamais, dans le vers françai.s, remplacer une syllabe par deux syllabes. Que si l'on essayr, de scander le vers français d'après le principe de la durée, on est à chaque instant arrêté par des difficultés insolubles. On ne s'en tire que par des invenlions arbilraires. Enfin,.si l'on dit les vers d'après ce principe, on les rapproche de la · musique d'une façon exagérée et désagréable. Que deviendrait l'hémisliche :
Va, cours, vole et nous venge!
réduit en mesures musicales? D'autres veulent que le vers français repose sur l'accent tonique, et contienne un nombre déterminé de syllabes accentuées, réparties selon des règles clans l'ensemble du vers. Ainsi la constitution normale de l'alexandrin serait une série de quatre anapestes toniques; l'accent à la sixième et à la douzième syllabe serait seul obligatoire. A l'appui de ce système, Quicherat disait que, toutes les poésies.étrangères reposant sur certaines conditions d'accent, il est inûniment probable, à prioi·i, que la poésie française, leur sœur et leur contemporaine, n'a pu adopter un autre principe. Mais cet argument à ]J1'iori ne peut nous convaincre. Nous trouvons au contraire que l'accent tonique, bien moins marqué en français que dans les autres langues, n'y offrirait pas, comme dans plusieurs d'entre elles, une base suffisante à la versificalion. Dans les langues où le
�LA LECT URE A IIA UTE VOIX
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vers r epo se s ur l'acce nt, comm e l'a ll emand , on peut ajou ter ou r etr anche r d es sylla b es san s délr uire l e Yer s : il n'en est p as de mê me en fr ançais . De plus, et co mm e da ns Je système de la quantité , on es t arrêté à ch aq ue pas quand on ve ut scand er les vers d'après l'accent. Combien y a-t-il d'accenls dans l'hémisli ch e :
Va, co urs, vole et nous venge ... ?
Qualre, a ppar emm ent : c 'es t un ou d eu x de trop. El ne gâterait- on pas ce ve rs de Vi g ny :
Dieu I que le son d u cor es t tri ste au fo nd des bois,
si l'on accenlu ait qu elque m ot en oulre d e Dieu, t1·iste et bois, si p ar exe mpl e on accentu a it cor? Lus selon le prin cip e de l'accent , les vers fr ançais per. dent leur gr âce e t leur soupl esse. Il.faut leur laisser leur liberté d'allure . Le vers françai s repose s ur le compte des syll a bes et s ur la rim e . Jl d oit ê tre con struit de telle sorl e qu e l'au dilcur, tandi s q u' il l'entend , fasse Je co mpte des syll a bes avec fac ilité, ag rément et vari été. P our gui de r l'audite ur dans ce tra va il , Je versifi ca teur aà sa di sp os iti on la quan tité, l'accent toniqu e, l es arrêts comm andés par le sens, la rime el la cés ure. Le r elour de la rim e à un m nment . plu s ou m oins prévu aj oute un plaisir p lu s 'spécia lement se nsible au pl aisir de co mp ose r da ns so n im agin a ti on, suirnnt des r app orts harm oni eux et di ve r s, un nombre lolal d étermin é. De ce lle définiti on du vers fra nçais r és ultent plusieurs conséquence s intéressantes. D'abord il faut pronon ce r , si doucement qu e ce soit, les e qu 'o n a ppelle mu ets. No us avo ns vu qu e, même cl a ns la prose , ils n e sont pas co rn piètement mu c ls : à pl us fu r le raison dans les vers. J 'ai entendu prononc er le fr ançais par d es étrange rs qui croyaient qu e les e mu ets ne se pronon-
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QUESTIONS D'ÉDUCATION
cent pas du tout. Ils disaient : « Souviens-toi d' c' qu' j' l' dis. » Ce qui est absurde pour la prose ne saurait faire loi pour la po ésie. Qu'on ne dise pas non plus que, dans les vers, la manière de prononcer les e muels consiste à allonger la voyelle précédente, à dire par exemple :
Qu'ell' mêm' sur soi renvers' ses murailles,
de manière à conserver la durée, alors qu'on diminue le nombre des syllabes. Personne, en fait, ne prononce ainsi. Celte manière de traîner sur certaines syllabes est contraire à l'allure vive de la langue française. En revanche, quel charme n'a pas l'e muet, discrètement indiqué, dans des vers tels que celui-ci :
Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ I
,
En ce qui concerne la rime, il faut distinguer entre le vers classique et le vers moderne. Dans le vers classique, la règle, c'est que « 1a rime est une esclave et ne doit qu'obéir ». Il faut donc se garder de la mettre trop en relief. Le sens, d'ailleurs, suspendu en général à la fin du vers, la laisse aisément percevoir. Dans le vers moderne, elle a souvent plus d 'importance. La division métrique étant plus variée, la rime doit contribuer pour une plus forte part à faire sentir le vers. pour qu'el le soit plus remarquée, on la fait plus riche. Et comme, dès lors, elle Lire principalement à elle l'attention de l'oreille, il est logique de lui confier l'idée centrale de la proposition. Les rôles, finalement, sont retournés. C'est au son de la rime que se lèvent et s'avancent les autres mols du vers. Le lecteur la fera donc ressortir, comme un accord autour duquel se joue une mélodie. Toutefois, il se gardera de lui donner une valeur telle que les auditeurs, étonnés de sa richesse et de sa rareté, oublient d'entendre le sens de la phrase.
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Il nous reste à considérer l'accent. Il est de trois sorLes : tonique, rythmique, orato_ire. Comment concilier ces trois accents? Un célèbre écrivain travaillait sous cette idée que, dans toute phrase bien conçue, la perfection du rythme répond nécessairement à la perfection de la pensée. C'est là un rève d'artiste. En réalité, il n'y a aucune harmonie préétablie entre la forme et le fond; et il n'arrive que trop souvent que l'expression immédiate et adéquate d'une pensée juste et claire en elle-mème n'offre à l'oreille qu'une cacophonie intolérable. Nul ne peut échapper à cette condition, et les poètes les mieux doués, les artistes les plus habiles, ne peuvent que dissimuler plus ou moins heureusement celte divergence radicale, sans réussir à la faire disparaître. Il faut donc le plus souvent s'abstenir de donner à chacun des trois accents toute la force qu'il comporterait, pris en lui-même. Il faut se résigner à un compromis, oü chacun d'eux n'est marqué que dans la mesure où il laisse subsister les autres. La langue française se prête d'ailleurs mieux que la plupart à ce compromis. Comme l'accent tonique y est faible, il se laisse volontiers dominer par l'accent oratoire. Si dans le vers :
Et ce fer, que mon bras ne peut plus soutenir,
j'appuie sur les mots ce et mon, l'accent tonique des auLres mots ne vient pas rivaliser avec ces accents requis par le sens . . La conciliation de l'accent oratoire avec l'accent rythmique est chose plus. délicate. Dans le vers classique, des mesures assez sévères ont été prises pour que l'accent rythmique fût toujours respecté: c'est l'obligaLion de l'hémistiche et l'interdiction de l'enjambement. Le lecteur ne doit pas être trop esclave de ces règles. Elles furent néces_ saires au début pour permellre à une oreille novice de
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QUESTIONS D'ÉDUCATION
· compter aisément douze syllabes. Mais les poètes n'ont pas tardé à les interpréter d'une façon large. Quand Racine écrit :
Me voici donc tremblante et seule de_yant toi,
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il est clair que le vers est coupé après donc et après seule; il n'y a nul arrêt après ll'emblante. Pour une oreille exercée, il est rare que le respect scrupuleux de l'accent oratoire ne produise pas, chez nos classiques, un accent rythmique très naturel et très agréable. Les modernes ont élé plus loin. Tout en continuant en général à voir dans l'alexandrin de Boileau le vers type, ils admettent de très · fréquentes et très hardies infractions aux règles traditionnelles. Celte extension de la liberté du poète est très légitime. A mesure que l'oreille est plus exercée, elle a moins besoin de points d'arrêt fixes pour faire le compte des douze syllabes. Il lui plait d'essayer de combinaisons nouvelles. Nous suivrons donc le poète romantique dans son effort pour assouplir le rythme et le rapprocher indéfiniment du mouvement oratoire. Nous ne résisterons qu'au moment où il nous deviendra décidément impossible de nous retrouver dans notre calcul, tout en respectant le sens. De tels vers peuvent être lus comme de la prose : ils n'en diffèrent que par des contorsions et par des rimes malencontreuses. Ainsi le vers français, bien lu, sera très musical. Il offrira à l'oreille des timbres variés et agréables, une marche ingénieusement réglée qui, à sa manière, rappelle une suite de mesures, des rythmes de plusieurs sortes, qui conservent de la symétrie à travers leur souplesse et leur liberté. Ce serait errer toutefois que de le rapprocher étroitement de la musique proprement dite. L'effet qu'obtient le compositeur en mettant les vers en musique n'est nullement celui où doit tendre le lecteur, de si loin que ce soit.
�LA LECTURE A llAUTE VOIX
Car la poésie, si elle est bel lé, y perd toujours de son prix. Il faut souscrire à la parole de Lamartine : « De beaux vers portent en eux-mêmes leur mélodie. »
V
Arrivé au terme de cette conférence, je me demande si, à mesure que nous avancions, nous n'avons pas dévié, au point de nous trouver maintenant en oppo~ition avec notre principe. Nous voulions que la lecture à haute voix fût proprement une communication établie entre l'àme de l'auteur et celles des auditeurs; et voici que nous nous complaisons à chercher les moyens de charmer l'oreille par la parole considérée au point de vue physique. La parole mèrite-t-elle un pareil culte? Le Faust de Gœlhe, lisant dans le livre saint, qu'i_ entrel prend de traduire en toute conscience : « Au commencement élail la parole, » se refuse à écrire ce q1ùl lit : « Je ne puis, dit-i l, mellre si haut h parole. Avant elle, il y a la pensée, et avant la. pensée la force, el avant la force l'action. » N'y a-t-il rien de fondé dans le scrupule de Faust? Il faut, à ce sujet, faire une distinction. Non, la parole ne mérite pas qu'on la cultive, si par ce mot on enlend la forme recherchée pour elle-même, se suffisant, et ne voyant dans l'idée qu'un prétexte à se produire. Le culte d'une telle parole, c'est l'art pour l'art, c'est le dilettantisme. Tout homme qui croit à la vérité s'en gardera comme d'une idolâtrie. Mais le dilettantisme fait tort à la parole. Dans la réalité, la forme et le fond sont inséparables. La pensée est . imparfaite lant qu'elle n'a pas trouvé l'expression qui seule la rend corn municable; qui pense, en effet, sinon pour communiquer sa pensée? Réciproquement, le principal charme
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de la parole lui vient de la perfection avec laquelle, phénomène sensible, elle produit l'invisible et le fait. voir. On admire· que ceci puisse coïncider avec cela, le matériel avec le spirituel. A propos de cette parole pleine et vivante, la seule qui soit ce qu'elle doit être, Faust aurait pu écrire sans crainte qu'au commencement elle était; car en vérité, sous ses espèces matérielles, elle porte en elle et l'intelligence, et la force, et l'action.
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AVANT-PROPOS •• , , , • , , , • , , , , , , , , • , • , • , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ....
Les types principaux de la morale (trois conférences).... ... ..
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conférence : la morale hellénique ou esthétique . . .....•
II• conférence : la morale chrétienne ou religi·e use . ....... III• conférence : la morale moderne ou scientifique ...... . Le pessirnismc ..... . ............... . ... ....... ... , . . . . . . . . . Les mobiles de l'étude... .......... .. .. ... .......... .... .. .. La lecture à haute voix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • . . . . • • . . . . .
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SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE
Jules B.rnooux, Directeur.
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1|TABLE DES MATIÈRES|149
2|AVANT-PROPOS|9
2|Les types principaux de la morale (trois conférences)|33
3|Ire conférence : la morale hellénique ou esthétique|33
3|IIe conférence : la morale chrétienne ou religieuse|49
3|IIIe conférence : la morale moderne ou scientifique|68
2|Le pessimisme|85
2|Les mobiles de l'étude|107
2|La lecture à haute voix|126