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Ouvrages remarquables des écoles normales
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L'éducation de la bourgeoisie sous la République
Subject
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Education
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L'ouvrage porte une dédicace : "A Monsieur Francisque Sarcey hommage de respectueuses sympathies d'un camarade inconnu"
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Maneuvrier, Édouard (1844-....)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Léopold Cerf
Date
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1888
Date Available
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2013-02-22
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Domaine public
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Français
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MAG 37 106
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Ecole normale de Lille
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L'EDUCATION
DE
LA BOURGEOISIE
SOUS U RÉPUBLIQUE
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EDOUARD MANEUVR1EII
■
PARIS
LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF
13, HUE DE MÉDICIS, 13 Tous droits réservés.
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L'ÉDUCATION DE IA BOURGEOISIE
SOUS LA RÉPUBLIQUE
ARCHIVES
�VERSAILLES IMPRIMERIE CERF ET FILS 59, RUE DUPLESSIS.
�L'ÉDUCATION
DE
LA BOURGEOISIE
SOUS LA RÉPUBLIQUE
PAR
EDOUARD MANEUVRIER
��-'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
SOUS LA RÉPUBLIQUE
INTRODUCTION
La première partie de la politique est l'Éducation ; la seconde est l'Education ; la troisième est l'Éducation.
J. MiCHELET.
La France est à refaire par l'Éducation.
JULES SIMON.
A l'heure qu'il est, la plupart des institutions pociales et politiques de la France sont, il est frai, démocratiques de nom et de tendance ; mais, ;n fait, elles restent profondément imprégnées de 'esprit monarchique. Et il ne saurait en être aurement. Il a failli dix siècles pour construire en ïurope, sur les débris de l'organisation romaine, ^'édifice théocratique et féodal du moyen âge; il
L'ÉDUCATION.
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
en a fallu six ou sept pour transformer -la société féodale en société monarchique. Gomment s'étonner dès lors, que l'idée démocratique, proclamée depuis moins de cent ans, ne soit encore réalisée ni dans les lois, ni dans les moeurs. Elle se heurte un peu à l'ardeur de ses adversaires, beaucoup aux imprudences et aux excès de ses partisans, mais surtout aux habitudes invétérées, aux traditions inconscientes, au tempérament de tout le monde. L'instabilité de nos gouvernements depuis 1789, tient précisément à cet antagonisme entre ce qui est et ce qui devrait être; entre le fait d'aujourd'hui, qui est l'idée morte, et l'idée vivante qui sera le fait de demain. Mais comment faire passer dans l'ordre des réalités, cette belle conception de justice et de droit? Comment « démocratiser » cette vieille nation monarchique? Des lois, des institutions, c'est bien; mais cela ne suffit pas; il faut des mœurs, et surtout des hommes. Car si la nature réclame de longues et lentes préparations pour former le moindre organisme végétal ou animal, il est clair qu'il ne suffit pas, comme certains se le figurent, de quelques heures, de quelques phrases, de quelques coups de fusil pour fonder un organisme social. On ne transforme pas, par décret, des sujets en citoyens, pas plus que des ignorants en savants, et des coquins en honnêtes gens. Un
�INTRODUCTION
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ïiomme fait ne peut se refaire. Il faut commencer la réforme par le commencement, c'est-à-dire par l'enfant. La première étape du progrès démocra-" tique doit donc être une réorganisation démocratique de l'éducation. De cette réforme dépendent toutes les autres; tant qu'elle ne sera pas réalisée, rien ne se fera. Les hommes qui se sont succédé au pouvoir lepuis 1876, malgré de profondes divergences l'opinions, semblent s'être au moins accordés sur je point, et avoir eu comme l'intuition de cette mérité. Ils ont aimé l'école, et à cause de cela, il leur sera beaucoup pardonné. La République a )lus fait pour l'instruction populaire, en dix ans, pie la Monarchie en dix siècles. Les lois du 16 juin 11, et du 18 mars 1882, ont enfin consacré les grands principes de la gratuité, de l'obligation, le la neutralité de l'enseignement primaire. Nombre de cantons et de communes ont été dotés ■'écoles maternelles et d'écoles primaires supérieures. En quelques années, le nombre des instituteurs a été augmenté de plus de vingt mille ; Beur situation matérielle et morale a été sans cesse «améliorée ; leur recrutement a été assuré par la ftréation d'écoles normales, dans chaque département. A la suite de la loi du 9 août 1879, l'enseignement professionnel, agricole, industriel, a reçu San commencement d'organisation. — Le droit de
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
la femme à l'instruction primaire et secondaire, hautement, reconnu par la loi, a été consacré en fait par la construction de nombreuses écoles, collèges et lycées de filles. — Une caisse spéciale, dite des Ecoles, a mis plus d'un demi-milliard à la disposition immédiate des communes, pour faciliter leurs installations scolaires, et cette somme a été dépensée. La quote-part de l'État, dans le budget général de l'instruction publique, a été augmentée de plus de cent millions. Les ressources mises à la disposition de l'enseignement supérieur ont doublé; celles consacrées à l'enseignement secondaire ont quintuplé ; celles destinées à l'enseignement primaire ont décuplé. Ce sont là de grandes choses : elles honorent les hommes quels qu'ils soient, qui ont pu les concevoir et les réaliser, et cela, au milieu d'une époque troublée ; malgré les dangers du dehors ; malgré les oppositions du dedans ; et enfin, malgré les charges d'un budget écrasant. Oui, cela est beau ; et cependant il faut avoir le courage de dire que tout ce qui a été fait jusqu'à ce jour est misérable, au regard de ce qui reste à faire. Malgré tant d'efforts et de dépenses, la vieille petite institution scolaire que la Monarchie et l'Eglise avaient élevée jadis pour orner le trône et servir l'autel, pour cultiver l'esprit des classes privilégiées, et entretenir la sujétion des autres,
�INTRODUCTION
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|ubsiste toujours, vermoulue et insuffisante. Nous Ivons restauré cette ruine à grands frais : nous y ivons ajouté, tant bien que mal, plutôt mal, les annexes absolument exigées par les idées molernes. Mais tout cela s'est accompli sans plan, fans ordre et sans suite. Nous n'avons eu encore i la sagesse de démolir ce qui est manifestement aduc et suranné, ni l'audace d'élever le monuîent où pourra se former notre jeune démocratie. A tous les degrés, l'institution scolaire reste ristocratique et monarchique. Nous nous réservons de le prouver plus tard, our ce qui concerne notre enseignement primaire et supérieur. Nous nous bornerons ici à démontrer cette thèse pour l'enseignement secondaire. Nous commençons par cet ordre d'enseignelent, parce que c'est lui qui forme la bourgeoisie, et que c'est la bourgeoisie qui gouverne la France. Ce sont des bourgeois qui peuplent nos assemblées législatives, nos ministères, notre conseil d'État, nos tribunaux, notre Université, etc., etc. Ce sont des bourgeois qui font l'opinion, qui écrivent les livres et rédigent les journaux, y compris ceux qui ne parlent que de ruiner le bourgeois, et de le « coller au mur ». — Et. à tout prendre, cette prééminence est un bien; car la classe moyenne reste ce qu'il y a de plus sain et de-meilleur dans la nation.
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
Mais ce « meilleur » qui suffirait à une monarchie, ne saurait assurer, je ne dis pas la grandeur, je dis même l'existence d'une démocratie. Le vice capital de notre bourgeoisie est une incontestable légèreté des esprits et des caractères. En général, les Français de la classe moyenne sont des hommes d'esprit, de goût, de talent; de bons pères, de bons époux, de bons soldats, de bons fonctionnaires; mais ils sont de piètres citoyens. Ils ont bien rarement, sur les détails de la chose publique, des opinions qui leur appartiennent en propre. Chaque matin ils les achètent toutes faites, et comme ils ne les paient pas cher, ils y tiennent peu, et en changent souvent. La question qui les passionne le plus, et qui importe peut-être le moins, est celle du nom, de la forme extérieure, de l'étiquette de l'institution politique. Là-dessus, ils sont très divisés et farouches : mais républicains ou monarchistes s'entendent sur un point, empêcher le gouvernement, quel qu'il soit, de gouverner ; déconsidérer, railler, calomnier tout homme public, uniquement parce qu'il est en place. Ainsi feraient des aveugles qui estropieraient leurs chiens. Et par une contradiction plus apparente que réelle, rien de plus asservi à l'autorité que ces critiques infatigables du pouvoir : dans chacun de ces sectaires, il y a un sous-préfet qui pousse. D'ailleurs, au fond, n'est-ce pas la même
�INTRODUCTION
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Shose de croire que le gouvernement est responsable de tout, et que rien de bon ne peut et ne
doit être tenté et accompli en dehors de lui ? On
le traite comme un de ces fétiches, que les sauvages adorent et battent tour à tour, selon le vent qui souffle. Telle est la façon d'entendre la liberté politique. Entend-on mieux l'égalité et la fraternité ? Je le loudrais. Mais ne sont-ce pas des bourgeois, qui, chaque jour, dans la presse, dans les réunions publiques, même à la tribune de nos assemblées, apprennent au peuple à confondre égalité avec jnivellement ; qui ne semblent pas se douter que l'égalité des droits doit être précédée de l'égalité pes mérites; et qui croient fermement que tout Français, par cela seul qu'il nait électeur, nait en même temps conseiller municipal, député, ministre?. .. Et en ce qui concerne la fraternité n'estil pas triste de constater qu'après cent ans de ouvernement bourgeois, il y a encore dans notre Société, des milliers d'êtres qui ne sont pas assurés, même en travaillant, de ne pas mourir de faim; et un nombre effrayant de faibles, d'enfants, de femmes, fatalement voués à l'ignorance, au vice, à la misère? Si cette suffisance des esprits et cette insuffisance des caractères n'avaient pas eu déjà pour nous des conséquences fatales; si, en moins d'un
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L'ÉDUCATION DE LA B0UKGE0ISIE
siècle, elles ne nous avaient pas procuré plusieurs révolutions, dont la meilleure n'a pas valu grand' chose, et conduits à d'effroyables catastrophes, où l'indépendance même de la France a failli sombrer ; si, par le fait du suffrage universel, elles n'étaient pas un contre-sens social, un danger permanent pour la sécurité, l'honneur, l'existence même de la patrie, nous ferions comme presque tous les Français, nous ririons de notre infirmité, disant : « N'est pas léger qui veut ! » Mais il semble qu'au lieu d'en rire, nous ferions mieux, non pas d'en pleurer, cela ne mène à rien, mais d'en guérir si cela est possible. Or, cela est possible; car cette frivolité n'est pas, comme quelques-uns le croient, une maladie spécifique de notre race. Elle tient, il est vrai, à notre gaîté nationale, à cette fleur exquise de notre tempérament et de notre climat, mais elle y tient comme un parasite à la plante qu'il dévore. La nature a fait le Français gai, elle ne l'a pas fait frivole. J'en atteste cette multitude d'esprits solides, de penseurs profonds, de caractères énergiques, qui, à tous les âges de notre histoire, et aujourd'hui encore, ont su comprendre, vouloir et agir. Non, ce mal qui nous énerve n'est qu'une sorte de phylloxéra moral, dangereux, mais guérissable : il ne vient pas de notre sang, il vient d'un vice d'éducation.
�INTRODUCTION
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H
■ Quel est ce vice? Les uns incrimineront la décadence de la culture religieuse; les autres, au contraire, la persistance des pratiques cléricales. Ceux-ci diront : c'est la désorganisation démocratique ! Ceux-là : ce sont les restes de la superstition monarchique ! A notre sens, ce n'est rien de tout cela ; et la contradiction même de ces opinions suffit à les détruire. En effet, le mal est universel : ■sévit également chez les catholiques et chez les libres-penseurs; chez les aristocrates et chez les démocrates ; chez les riches et chez les pauvres. Car la plèbe n'est pas épargnée; elle est aussi frivole que la bourgeoisie, et cela par imitation, par entraînement, et surtout par ignorance. m Selon nous la frivolité des esprits et des caractères, tient à deux vices pédagogiques. Le premier, c'est que l'organisation de notre enseignement secondaire donne lieu à une grande déperdition de forces intellectuelles. La majorité des élèves ne travaille pas assez ; le reste travaille >p, et tous travaillent mal.
■Le second, c'est qu'd n'existe dans nos établissements publics ou privés, aucun système d'éducation morale propre à former des citoyens. Au contraire, tout y paraît combiné en vue de détruire l'initiative, l'énergie et la moralité du vouloir. ■Nous nous proposons de faire voir que ce sont
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
là les vices qui, depuis trop longtemps, corrompent l'éducation, et par suite le caractère de notre bourgeoisie. Nous examinerons donc successivement la discipline intellectuelle, et la discipline morale de nos écoles secondaires ; disant d'abord en quoi elles nous paraissent pécher, et ensuite, exposant les principes d'après lesquels il conviendrait de les réformer. Et tel sera le plan de ce travail, qui n'a d'autre prétention que celle d'être une œuvre de bonne foi et de bonne volonté.
�PREMIÈRE PARTIE
LES DÉFAUTS
��DÉFAUTS DE LA DISCIPLINE INTELLECTUELLE
CHAPITRE I
L'AVORTEMENT DES ÉTUDES CLASSIQUES
1 Constatons d'abord le grand mal, qui est la pauvreté des résultats, le déchet énorme, la banqueroute finale des études secondaires. A l'examen qui sert de sanction et de contrôle à l'enseignement, au baccalauréat, soixante pour cent des ■èves échouent, jugés à peu près nuls ! Et parmi Rux qui réussissent, la moitié encore, au moins, serait éliminée, si les examinateurs pouvaient être sévères. Ce déplorable rendement des études Massiques apparut, après 1870, à nos plus émi||ents universitaires, comme une des causes de nos Hésastres. Dès 1871, M. Michel Bréal la signalait
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L'ÉDUCATION DE LÀ BOURGEOISIE
dans un livre excellent, qui fut comme le manifeste de la réforme scolaire1. M. GastonBoissier, en 1872, écrivait : « De l'aveu de tous les juges, l'ignorance de la plupart des aspirants au baccalauréat est honteuse, et il faut de véritables efforts d'indulgence pour admettre la moitié des jeunes gens qui s'y présentent. Le plus grand nombre arrive à peine à épeler quelques mots grecs, et ne peut écrire quelques phrases d'un latin barbare sans les émailler de fautes. Voilà donc, pour beaucoup d'élèves, l'unique résultat de sept ou huit années d'études ! Il faut avouer que la récolte est mince2 «... Et M. P. Janet, parlant des langues vivantes, déclarait que : « sauf le cas exceptionnel où un jeune homme avait pu parler anglais ou allemand dans sa famille, les résultats dans l'enseignement de ces langues, étaient absolument nuls 3. » Depuis cette époque, depuis seize ans, qu'a-t-on fait pour améliorer cette situation ? Tous les partis ont tour à tour tenu, rue de Grenelle, le gouvernail de l'Université : conservateurs, libéraux, opportunistes, radicaux; des avocats, des journalistes, des magistrats et même des professeurs ; Jules Simon et Jules Ferry ; Joseph Brunet et Bené Goblet ;
1 Quelques mots sur l'Instruction publique en France, par Michel Bréal. ' Bévue des Deux-Mondes, août 1872 (p. 688). 3 Bévue des Deux-Mondes, 15 novembre 1872 (p. 52a).
�L'AVORTEMENT DES ÉTUDES CLASSIQUES
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de Cumont et Devaux ; Batbie et Spuller; j'en passe, et des meilleurs ; Bardoux et Berthelot, par exemple. Tous ces hommes d'élite, pavés de bonnes intentions, abondants en sages discours, féconds en circulaires magistrales, quoique divisés sur tout le reste, étaient d'accord sur la nécessité de réformer à fond l'enseignement seHndaire. Qu'ont-ils fait? |Nous avons vu renaître une sorte d'avatar péda;-ique de la vieille querelle des anciens et des |odernes. Dès 1872, Jules Simon ouvrait la tranîée contre le latin et le grec; il lançait les lanles vivantes à l'assaut des langues mortes ; et le ïrs latin, la dissertation latine, le thème latin, le lème grec, étaient fortement ébranlés dans leurs îtranchements Vainement les anciens, en 1873, Patin en tète, dessinaient un vigoureux reS>ur offensif, et rétablissaient pendant sept ans, |s vieux exercices dans leurs honneurs, prérogajves et privilèges. En 1880, on sentit passer ms l'Université, la poigne de ce grand-maître lui s'appelait Jules Ferry. Une loi renouvela le fond en comble le Conseil supérieur de l'inswuction publique et le composa exclusivement ■'universitaires. Aussitôt la nouvelle assemblée, ■ont l'esprit dominant était naturellement « mo1
Voir la circulaire de Jules Simon du 27 septembre 1872.
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
derne, » reprit vivement l'offensive. Tout en protestant d'une admiration sans bornes et d'un respect filial pour l'éducation « gréco-romaine », elle reportait le latin à la sixième, le grec à la quatrième; elle tuait le vers latin, en le rendant facultatif; elle portait un coup droit au discours latin, en le retranchant du baccalauréat ; elle substituait dans l'étude des langues mortes les méthodes de traduction aux méthodes de composition ; elle immolait le thème à la version 4. L'année suivante, nouvelle entreprise, nouvelle victoire des « modernes ». L'enseignement « spécial » devenait « général », il dépouillait l'humble livrée professionnelle et endossait la toge classique 2. On opposait à l'enseignement classique latin un enseignement classique français. Chaque étape, chaque session du Conseil supérieur, surtout celles de 1884 et de 1886, étaient marquées par de nouvelles conquêtes de ce nouveau venu". Il refoulait sans merci son « ancien » vers l'abîme, avec une fermeté respectueuse mais inexorable. On proclamait officiellement « qu'il ne saurait être » question d'amoindrir, de déposséder d'aucune » de ses prérogatives notre vieil enseignement
1 Voir le remarquable travail de M. Georges Morel, rapporteur du Conseil supérieur (août 1880). s Voir le rapport de M. Georges Morel (1881). 3 Voir le rapport de M. Manuel (1884).
�L'AVORTEMENT DES ETUDES CLASSIQUES
Il
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classique, fondé surtout sur l'étude des littératures anciennes, et qu'au contraire, il s'agissait de le développer et de l'améliorer1. » Mais en ême temps on accordait à son rival des avanjages précieux : pour les maîtres, la licence (sous le nom de certificat d'aptitude) et l'agrégation : lour les élèves, des cours supérieurs, permettant lentrée de plain-pied aux grandes écoles; un Baccalauréat nouveau, conférant les mêmes privilèges que l'ancien, ouvrant les mêmes carières, etc. Mais enfin, à quels résultats ont donc abouti es réformes et ces bonnes intentions? Qu'est evenu notre enseignement classique, dans ces uinze dernières années, avec l'aide de tous ces auveurs qui l'ont soutenu un peu, comme la corde outient le pendu ? — En fait, l'enseignement spéial lui a pris près du tiers de son effectif, et les ■preuves du baccalauréat dénoncent toujours la même déplorable insuffisance. Sur 17,295 candidats, à la session de juillet-août 1886, 7,067 seulement ont mérité (?) le diplôme; et M. G. Boissier lourrait toujours parler d'« ignorance honteuse ». les lamentations officielles sont toujours aussi tives : « Nous avons le regret de constater la 1 faiblesse persistante de la version latine, » (il I Rapport de M. Ch. Zevort. directeur de l'Enseignement secou— ■aire au Ministère de l'Instruction publique (5 mars 1886).
L'ÉDUCATION.
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
paraît que le sacrifice du thème ne l'a pas sauvée) « et à part de trop rares exceptions, la nullité de » l'explication grecque, à l'examen oral1 ». « Il » suffit de causer quelques instants, dit un écri» vain très prudent et très judicieux2, avec la plu» part des jeunes gens appartenant aux meilleures » familles de notre bourgeoisie, pour reculer » effrayé du vide d'idées, de l'absence complète » d'excitation intellectuelle qui caractérise ces cer» veaux de vingt ans... En dehors de leurs plai» sirs, de leurs jouissances personnelles, ils ne » s'intéressent à aucune étude sérieuse, et le plus » grand nombre est incapable de lire à livre ou» vert huit ou dix lignes d'un de ces auteurs grecs » ou latins auxquels ils ont consacré toute la pé» riode de l'éducation classique ! » Mais alors, si rien n'y fait, pourquoi perpétuer une situation sans issue, et si préjudiciable au pays ? Pourquoi perdre son temps en expériences stériles? « Je comprends toutes les cultures, va bientôt s'écrier un « moderne » radical, excepté celle du bois mort, » et, avec une franchise impitoyable, avec une argumentation brillante, dure ettranchante comme l'acier, il proposera d'en finir; de couper le noeud, de résoudre la « question du
' Rapport Ju doyen de la Faculté des lettres de Paris pour l'année 1883 (p. 55). 1 Th. Ferneuil, Réforme de l'Enseignement public, p. 177-178.
�L'AVORTEMENT DES ÉTUDES CLASSIQUES
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latin » en la supprimant, de guérir le malade en -l'achevant1. On le voit, la situation est critique pour les études anciennes. Peu s'en faut qu'on ne leur dise : la maison est à moi ! D'un moment à l'autre, elles peuvent être expropriées pour cause d'utilité publique, ou mieux, expulsées par décret. Les mo[dernes triomphent ; et cela, il faut le reconnaître, parce que, à tort ou à raison, l'opinion publique lest avec eux, et qu'ils ont l'air de défendre la cause Idu bon sens et de l'intérêt social. Mais nous trouvons que si les réformateurs ont -ïaison en principe, ils ont tort dans l'application. |Le mal dont nous souffrons est une sorte de faiblesse constitutionnelle des études. Qu'importe que l'on prescrive de l'anglais, au lieu de prescrire du grec ; et de l'allemand au lieu du latin, si ton laisse toujours les enfants dans l'impossibilité de bien apprendre quoi que ce soit? — Or, il nous semble que, même avec les programmes nouveaux, la situation pédagogique restera mauvaise, ht incompatible avec notre ordre politique. Et on lie voit pas comment ni les partisans de l'Enseignement spécial, ni M. Frary, remédient au surInenage des intelligences, à l'affaiblissement des volontés et à Pénervement des corps, et arraI
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Raoul Frary, La Question du latin (L. Cerf, 1886).
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client enfin nos fils à « cette éducation passive, » qui les déshabitue de penser, en les tenant » pendant dix ans occupés à écouter, à copier et » réciter1 ». Telle est la conviction qui nous détermine à intervenir dans ce débat, après tant d'hommes plus compétents et plus autorisés que nous. Nous aimons l'Université d'une affection filiale et reconnaissante ; nous y comptons des maîtres vénérés et d'excellents amis ; rien de ce qui la menace ne peut nous laisser muet et indifférent. — De plus, tout notre ordre politique et social est suspendu à ces questions d'Éducation publique ; l'intérêt, l'avenir des jeunes générations, la patrie môme est en jeu, et dès lors, nous estimons que tout citoyen, tout père de famille, a le devoir, ayant une opinion désintéressée, de l'exprimer, en toute franchise et en toute simplicité. Notre infirmité pédagogique tient, selon nous, à de graves défauts dans la discipline intellectuelle et dans la discipline morale de nos écoles. Au point de mie intellectuel, notre enseignement secondaire souffre d'un vice particulier et d'un vice général. — Le vice particulier consiste
1 Jules Simon, La -réforme de l'Enseignement secondaire, Ilachelte, 1874, p. 12.
�L'AVORTEJIENT DES ÉTUDES CLASSIQUES
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dans une mauvaise distribution chronologique des études : la division par classes. Cette organisation, qui se justifiait parfaitement autrefois, dans un tout autre état social, exigeant d'autres enseignements, donnés à une population scolaire toute différente, ne s'accommode plus aujourd'hui, ni aux hommes ni aux choses ; et elle engendre une foule d'inconvénients. — Le vice général, qui affecte l'ensemble de nos institutions scolaires, consiste clans un manque total de coordination logique et d'enchaînement systématique entre les trois degrés primaire, secondaire et supérieur des études. Entre les programmes, les maîtres, les élèves, il n'y a ni lien, ni gradation. Cette incohérence se traduit par des pertes de temps, des doubles emplois, des désordres de tout genre, dont on se ressent également aux trois étages de l'édifice universitaire. Ait point de vue moral, le défaut capital consiste dans l'abus, en France, du régime de l'internat. C'est dans des prisons que nous préparons nos enfants à la vie de liberté qu'implique l'institution démocratique. Il y a contradiction absolue entre notre système politique et notre système pédagogique. Entrons maintenant dans le détail ; et, après avoir indique les maux et leurs conséquences, nous chercherons les remèdes, s'il y en a.
�CHAPITRE II
LE SYSTÈME DES CLASSES — LES CANCRES — LE RABACHAGE — LES CONGÉS
On sait en quoi consistent les classes clans l'enseignement secondaire. Un certain nombre d'enfants, à peu près du môme âge, commencent leurs études en même temps, vers neuf ans. Dès ce moment, ils forment un groupe indissoluble, une classe. Ils devront, avançant d'un degré par an, aller d'un pas égal, tous ensemble, sous la direction d'un maître nouveau chaque année, de la huitième à la philosophie. Rarement l'une des ouailles du troupeau s'arrêtera, pour « redoubler » une classe : plus rarement encore, elle en « sautera » une. En général, la troupe d'inséparables, unis par un lien de confraternité, que n'osent briser, ni les familles, ni les professeurs, ne se
�LE SYSTÈME DES CLASSES
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disperse que devant l'éeueil du baccalauréat, où éclatent, à la fin, par l'inégalité profonde des résultats, les défauts irrémédiables du système. Us se résument en un seul : les classes donnent lieu à un effroyable gaspillage de temps. Trois considérations principales nous suffiront pour démontrer notre thèse. Je fais appel à la mémoire de tous ceux qui ont passé, comme moi, neuf ou dix ans sur les bancs d'un lycée, pour compléter ce que ma démonstration pourra présenter d'insuffisant. Remarquons, en premier lieu, combien le régime des classes est contre nature. Il suppose que tous les enfants faisant partie du môme groupe, et uniformément soumis pendant dix ans, aux mêmes enseignements, se développent intellectuellement, d'une façon uniforme. Or, rien de plus faux. Les esprits de ces enfants, d'origine, d'éducation, de tempérament si divers, suivent dans leur loi d'évolution, les mêmes vicissitudes que leurs corps. Les uns croissent dans tous leurs organes et leurs membres à la fois, par un progrès lent, insensible, continu. Les autres grandissent par saccades et soubresauts. Ceux-ci sont des plantes hâtives; ceux-là ne poussent qu'à l'arrière-saison. Même diversité pour le développement intellectuel : tantôt il se fait d'un mou^e-
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L'ÉDUCATION DE LA BOURGEOISIE
ment lent et graduel, tantôt par illuminations soudaines. Cela posé, qu'arrive-t-il fatalement? Vous imposez un programme égal à des esprits de développement inégal. Dès la première année, l'enseignement, en partie, quelquefois en totalité, se trouve disproportionné avec le plus grand nombre des intelligences. Un physicien dirait : l'accommodation ne se fait pas. Ceux-ci sont rebelles aux abstractions mathématiques; ceux-là ne peuvent se plier aux formes synthétiques, à la syntaxe spéciale des langues mortes. Ils ne sont pas encore mûrs. Attendez : le jour se fera : l'aptitude naîtra à son heure. Mais quoi? On ne peut pas attendre, il faut aller de l'avant. Les retardataires lâchent donc pied, et dès les premières étapes, la colonne se coupe en deux : une tête et une queue; ce qui vit et qui pense, et ce qui se traîne à la suite, sans gloire, sans profit, mais non sans tapage. Et la queue va toujours grossisgant, et la tête toujours diminuant. Si bien que le bilan d'une classe s'établit bientôt ainsi : cinq ou six bons élèves ; cinq ou six médiocres, et une vingtaine de traînards, ou pour parler l'argot de la « boîte » : une vingtaine de cancres. Or, ces cancres qui perdent entièrement leur temps constituent environ les deux tiers de notre population îmiversitoire. Aveu humiliant mais nécessaire :
�LE SYSTÈME DES CLASSES
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pour guérir ses maux, il faut savoir les reconnaître. Or, la nature ne fait pas de cancres. Tous ces enfants étaient doués de cerveaux sainement constitués, et, par suite, étaient capables de travail et de pensée. Mais votre école, les enfermant dans ses cadres inflexibles, les a condamnés à une sorte de réclusion morale, et les a étiolés dans son ombre redoutable. Heureux les cancres qui en réchappent! Quelques-uns ont cette bonne fortune, et deviennent des hommes distingués; mais beaucoup avortent. Quelle déperdition de temps, de forces vives ; quel déchet intellectuel pour notre pays ! Le second moyen de gaspiller la Aie de l'écolier, dérive en partie du premier et en aggrave les conséquences. Il consiste clans ce que nous appelons le « rabâchage scolaire ». Le mot paraîtra irrévérencieux : mais la révérence viendra après la vérité. Quel est le principe même du système actuel? La répétition. Les classes se répètent sans cesse, en se renforçant : la cinquième est une sixième plus forte ; .la quatrième, une cinquième plus difficile, et ainsi de suite jusqu'à la philosophie, c'est le fameux système des « cercles concentriques ». Mais qui ne voit que ce mot ingénieux ne fait que cacher une absence réelle de toute
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méthode de progression logique? C'est qu'avec une semblable organisation, rien de plus malaisé que de suivre un plan raisonné. Comment faire collaborer à une même œuvre, six à sept maîtres différents , travaillant, non pas simultanément, chacun à une partie spéciale, mais successivement à l'ensemble ? A peine ont-ils commencé à faire la connaissance de leur classe, qu'ils doivent s'en séparer et pour toujours: à peine ont-ils fait l'inventaire de ce que leur lègue le prédécesseur, qu'ils doivent céder la place à un autre ; de sorte que l'œuvre, sans cesse recommencée, reste forcément informe et incohérente. Voici comment les choses se passent généralement. Au début de chaque année scolaire, les maîtres sont presque toujours surpris de trouver une classe si faible. Ils constatent de regrettables lacunes; ils essaient de les combler; et de la sixième à la philosophie, c'est une cascade de lamentations; chacun se plaignant de faire la besogne d'autrui. Le professeur de rhétorique refait une seconde, celui de seconde, refait la troisième, et ainsi de suite ; c'est là ce que nous appelons rabâcher. Après avoir ainsi piétiné sur place pendant deux ou trois mois; après avoir fatigué les bons, sans servir les mauvais, le maître se lasse à son tour, il abandonne les traînards à leur malheureux destin, et se remet à faire sa classe pour
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cinq ou six élèves, aimant mieux gagner peu, que perdre tout. Et quand on ne rabâche pas pour relever les faibles au niveau, on rabâche pour enseigner à sa manière, ce qu'un autre a enseigné à la sienne. Ainsi encore, l'enseignement se recommence ; ainsi se perd le temps; ainsi s'affaiblissent, par l'ennui et le dégoût, l'intelligence des élèves et la valeur des maîtres ; et tout cela, comme on voit, par suite d'un défaut d'organisation. Un troisième abus est manifeste, c'est la profusion des congés, et (que les écoliers me pardonnent ce blasphème!), la longueur démesurée des vacances... Ce mal vient en droite ligne du système que nous blâmons. Comme entre deux classes, il n'y a aucune démarcation logique et naturelle, il faut bien en créer une artificielle, purement chronologique. On sépare donc deux classes par deux mois d'intervalle; et après ces deux mois de vacances, l'élève change, non d'études, mais de maîtres. Si, à ces deux mois, nous ajoutons les vacances du 1er janvier, du Mardi-gras, de Pâques, de la Pentecôte, du 14 Juillet, de la Toussaint, de Noël; et si nous comptons les congés du dimanche, ceux du jeudi et ceux que tous les visiteurs de marque accordent avec tant de bonne grâce et si nous songeons aux heures qui précèdent les sor-
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ties et suivent les rentrées, et qui sont généralement perdues, nous trouverons en faisant co compte, que par an, les études vaquent au moins 180 jours sur 365!! Et nos écoliers, s'ils étaient aussi économes de leur temps, que le savetier de Lafontaine, pourraient dire, comme lui et avec plus de raison : « On nous ruine en fêtes ! » On me rappellera sans doute, que ces loisirs ne sont pas perdus pour tous; je le sais; et, c'est fort heureux. Toutefois, si l'on se souvient de la composition des classes, du nombre de mauvais élèves qu'elles renferment, trop heureux de donner à eux-mêmes et aux autres, un prétexte à ne rien faire, on trouvera qu'on leur fait vraiment la partie trop belle. On ne se douterait guère, en constatant ce singulier et scandaleux gaspillage du temps, qu'il se pratique avec l'adhésion do maîtres éminents, qui savent parfaitement beaucoup de choses, et entr'autres celle-ci: que la science est bien longue, et la vie bien courte. — Et, qu'on ne se méprenne pas à notre pensée : nous ne nous plaignons pas de la relâche salutaire laissée aux exercices intellectuels : elle est utile pour l'enfant, nécessaire pour le maître. Mais nous regrettons que ces loisirs soient mal distribués, et qu'ils ne profitent, en aucune manière, à l'éducation de l'enfant; au contraire... En résumé, perte de temps par l'excès de
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vacances : perte cle temps par le perpétuel recommencement des études : perte de temps par le nombre énorme des non-valeurs : toutes ces causes s'ajoutent et se complètent. Et l'on peut dire, que si le bon élève travaille trop, le mauvais, qui forme la majorité, ne donne pas par an, une somme de travail égale au dixième de Tannée ! ! Quel déficit ! Et maintenant, allez voir passer les examens du baccalauréat, même à la Sorbonne, et ce qui vous eut paru inexplicable, vous sera parfaitement expliqué. De ces prémisses découlent, en effet, toutes nos misères universitaires, et en particulier, les vices des programmes, des méthodes et des sanctions.
�CHAPITRE III
LE BOURRAGE — LE PSITTACISME
On trouve les programmes surchargés. Je le crois bien, si nous songeons à ce qu'il faut, dans ces rares instants laissés au maître et aux élèves, entasser d'enseignements et de révisions d'enseignements. Le maître court, s'essouffle, et l'écolier ne cherche même pas à le suivre : si le pauvret ne réparait pas, en dehors de la classe, le temps perdu -pendant la classe, son ignorance deviendrait bientôt scandaleuse. D'où la funeste pratique des leçons particulières, mauvaise pour tout le monde ; et celle, encore plus funeste, des interminables devoirs et des interminables leçons. Le professeur dit, non sans quelque raison : « ils auront beau mal comprendre et mal apprendre ; « ânonner » mes longues leçons, et « brocher »
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mes longs devoirs ; de cet effort personnel, quelque défectueux qu'il soit, il leur restera toujours quelque chose ». Ainsi, beaucoup de devoirs, parce que la classe est stérile ; et par une sorte de conséquence bizarre, mais logique, classe stérile, à cause de l'accablement des devoirs. L'enfant se repose dans son inertie. C'est un système d'actions et de réactions, où tout se tient. Le mal a créé des correctifs qui sont eux-mêmes des maux. Mais on ne peut supprimer un anneau de la chaîne : ce système est un, et c'est pure chimère que de vouloir retrancher tel ou tel abus. Il faut frapper au cœur, ou ne rien toucher. Mais que suit-il de là ? Que ces programmes, en eux-mêmes et intrinsèquement assez raisonnables, deviennent démesurés, par la façon dont on les applique, et imposent, au laborieux, un fardeau qui le tue et au paresseux, une excuse qui l'exonère. C'est déjà une prétention bien
1 La question du ■ Surmenage • est, en quelque sorte, à la mode. L'Académie de médecine s'en occupe : une commission composée de plusieurs illustres praticiens de Paris, prépare un rapport ; et la Faculté, dans une série de séances publiques, en 1880 et juin et juillet 1S87, nous a fait pressentir les conclusions de ce rapport. Elles seront foudroyantes pour nos programmes universitaires : MM. Brouardel, Rochard, Peter, Hardy, etc., etc., ne sont rien moins que teudres pour notre organisation scolaire. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet. — Disons dès à présent, que selon nous, il y a certainement dans nos écoles une minorité d'enfants surmenés ; mais l'immense majorité échappe à ce danger en usant largement de la permission de perdre le temps.
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téméraire, que de vouloir enseigner en même temps, à un élève de seconde par exemple, le latin, le grec, le français, l'histoire, la géographie, l'allemand, l'algèbre, la géométrie, la physique, la chimie, etc. Mais si l'on songe à l'exiguïté du temps qui reste à l'enfant, en dehors des congés et vacances où il ne fait rien, et des heures de classe, où il ne fait pas grand'chose, pour s'assimiler cette encyclopédie ; et cela, tout seul, à l'aide de leçons apprises par cœur, de devoirs écrits, de rédactions, de fastidieux recopiages, on ne peut s'empêcher de trouver ce programme absurde. Mais, je le répète, l'absurdité réside moins dans le programme lui-même, que dans le système suivi pour le mettre en œuvre. Il en est de même pour la corruption des méthodes. Nous sommes convaincus que c'est avec regret que nos universitaires, la plupart si Ans et si judicieux, voient disparaître le thème, le discours, le vers latin. Ils apprécient presque tous, la valeur de ces exercices ; ils savent parfaitement que cette poursuite acharnée des termes latins les plus propres à rendre les nuances de l'expression française ; cette incessante comparaison de la structure intime des propositions ; ces efforts pour donner à l'idée moderne la forme et la couleur antiques; cette préoccupation
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dans la lecture des auteurs, de discerner, de collectionner les tours originaux et d'arriver, par degrés, à force d'art, à se faire ancien et à penser en latin ; ils savent, dis-je, que tous ces exercices pénibles, mais qui mettent en jeu les meilleures facultés de l'enfant, sont bien autrement efficaces pour pénétrer dans l'intime génie de l'antiquité, que les procédés faciles et superficiels de la traduction. C'est la différence entre faire, et regarder faire. Mais quoi? les heures sont rares : le programme aux mille têtes, les réclame, les dévore. Il faut, avant tout, faire vite. Il faut supprimer, élaguer tout ce qui prend du temps. Composer est trop long ; il faut se borner à traduire, et pas même avec un lexique, mais avec une traduction juxtalinéaire. La consigne est de lire beaucouple lire rapidement. — Mais il restera bien peu, de ces courses folles à travers les chefs-d'oeuvre; mais nous en saurons, à peu près, ce qu'un voyageur, emporté par un train express, apprend des contrées qu'il traverse ; mais ce qui a été acquis sans peine, s'en va sans profit... Qu'importe, nous n'avons pas le temps ! — De même, comment apprendrons-nous l'histoire ? — Nous initiera-t-on quelque peu à la véritable méthode historique? Nous mettra-t-on sous les yeux, quelquefois, un document, un monument? Nous apprendra-t-on, comment on vérifie l'authenticité
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d'un témoignage, la véracité d'un témoin? En un mot, nous montrera-t-on comment on doit se défendre contre la passion des autres et de soimême et ses conséquences habituelles : la mauvaise foi, l'exagération, l'erreur? Et le temps ! où le prendrions-nous ? Un seul parti nous reste : dicter des cours très longs ; puis les résumer ; puis résumer ces résumés ; un siècle, en quelques dates et quelques formules ; apprendre par coeur ; réciter. Et voilà tout ! Et les sciences physiques ! Peut-il être question de les enseigner sérieusement, non dans une classe, mais dans un laboratoire ? de donner aux élèves l'idée et l'habitude de l'observation, de l'expérimentation scientifique ? On admet qu'une expérience bien faite par eux-mêmes, leur apprendrait plus de savoir vrai, que bien des pages du manuel le plus ingénieux. Mais cela est impossible. Le temps manque : donc, encore, faire vite : dicter ; résumer ; résumer le résumé ; réduire en formules ; apprendre par cœur; réciter. Pour les mathématiques, mêmes procédés expéditifs. Mais ici, l'inconvénient est moindre : la formule est toute la science, et derrière elle, il n'y a rien. On n'a pas trop le temps de s'assurer si l'élève a bien compris ce qu'il récite : mais en somme, l'enseignement est bon. Et on se demande si cette supériorité des sciences exactes sur toutes
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les autres, n'est pas elle-même, un grave inconvénient : s'il n'est pas très fâcheux que cette connaissance de l'abstrait, ne soit pas équilibrée par la connaissance du concret; si l'esprit ne risque pas d'appliquer aux formes complexes et multiples de la réalité vivante, les procédés de. raisonnement qui ne conviennent guère qu'au monde mort et imaginaire de l'abstraction? Donc partout et toujours triomphe des méthodes formelles et purement mnémotechniques. Nos enfants sont gavés de mots et de formules. Ils les répètent sans en comprendre le sens. C'est là ce faux savoir que Leibnitz appelait ingénieusement le psittacisme : c'est-à-dire, le savoir des perroquets. Un ingénieux humoriste se demandait récemment, à propos d'une épidémie de jeûneurs qui sévissait alors sur Paris, si nos aliments ne pourraient pas un jour se ramener à quelques pilules, renfermant, sous un volume réduit, les substances scientifiquement indispensables pour nous empêcher de mourir. L'homme s'affranchirait ainsi de la servitude de manger : les organes de la digestion s'atrophieraient faute d'usage, et nous deviendrions des êtres supérieurs, des anges1... On
1 Anatole France — dans une de ses charmantes chroniques hebdomadaires du Temps.
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dirait qu'on essaie dans l'Université d'appliquer à la nourriture de l'esprit, ce singulier programme. On réduit la science en pilules : la potion contient juste ce qu'il faut pour ne pas succomber... au baccalauréat. Mais ce ne sont pas là des aliments réels ; les organes de la pensée s'atrophient aussi, faute d'usage; et cette transformation ne nous mène pas, tant s'en faut, à une idéale spiritualité.
�CHAPITRE IV
LE BACCALAURÉAT
L'examen du baccalauréat résume nos études classiques et leur sert de sanction. Il doit donc en refléter, et il en reflète en effet, les misères. Tout le monde s'en plaint. On déplore ce programme encyclopédique en vertu duquel le jeune élève doit être en état de répondre, à une heure donnée, « de omni re scibili ». On déplore que l'excès même de la difficulté condamne les examinateurs à un excès de faiblesse et d'indulgence. Que n'at-on pas dit de la pitoyable médiocrité des épreuves ! Que n'a-t-on pas essayé pour rendre le programme plus raisonnable, je dirais presque, avec M. de Laprade, moins homicide ! Mais on a beau le scinder, le diviser, modifier tantôt l'examen écrit, tantôt l'examen oral ; sous ces diverses modula-
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tions, l'air est resté le même : déplaisant et bizarre. On est enfermé dans un dilemme dont on ne peut pas sortir. Si toutes les matières de l'enseignement sont représentées à l'examen, il reste monstrueux; si quelques-unes en sont retranchées, on les retranche, en fait, des études. Alors, sont venus des radicaux qui ont proposé de supprimer le monstre. A quoi bon, dans notre libre pays de France, ce dernier privilège, cette espèce de mandarinat ridicule? Les droits qu'il confère ne reposent, le plus souvent, sur rien de sérieux, car l'examen n'est pas, il s'en faut, une preuve certaine de capacité. Chaque carrière ne défend-elle pas sa porte par des examens spéciaux ? Savez-vous à quoi sert votre diplôme ? à exalter la vanité des riches et la prétention des pauvres, à transformer les premiers en présomptueux et les seconds en déclassés, etc., etc. D'où vient donc que malgrétant d'attaques justes, quoique violentes, le baccalauréat subsiste ? qu'il est défendu par les maîtres les plus sages et les plus compétents ? que les Facultés de province, que les professeurs de la Sorbonne1, tout ce qu'il y a de plus savant et de plus honorable dans notre pays, résiste courageusement à ce déchaînement
Voir le si remarquable rapport de M. Croiset, résumant les opinions de la Faculté des lettres de Paris sur l'examen du baccalauréat, 1886.
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de l'opinion, qu'aucun ministre n'ose toucher à l'idole ? — Résistance d'autant plus étonnante, en apparence, que les zélateurs mêmes du dieu en reconnaissent les imperfections et les vanités... La réponse est facile. Le baccalauréat fait, avec notre système classique, un tout indissoluble. Le supprimer, ce serait décapiter ce corps, malade si on veut, mais en somme, vivant. C'est ce que sentent parfaitement les maîtres éminents qui ont été consultés. D'une part, ils se sont bien rendu compte que cet examen, par la seule amorce des privilèges qu'il confère, retenait sur les bancs des lycées une foule indifférente, encombrante, et par suite nuisible ; que, de plus, il avait l'inconvénient de faire perdre à tous ces latinistes et hellénistes malgré eux, un temps dont ils auraient pu faire un meilleur emploi. Mais, d'autre part, ils ont compris que la seule présence, dans le programme d'examen, de toutes les matières de l'enseignement, leur conservait, même aux yeux des plus rebelles, une certaine considération; que ce prestige combattait les influences dissolvantes dont nous avons parlé plus haut ; et qu'enfin, le diplôme provoquait certains efforts, que jamais on n'obtiendrait sans lui. Supprimer cette sanction des études secondaires, impartialement décernée par des juges appartenant à l'enseignement supérieur; la remplacer, par exemple, par un cer-
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tificat d'études, en maintenant le système actuel des classes, ce serait voter, pour notre enseignement classique, déjà si compromis, la mort, sans phrases. Actuellement, en sortant du lycée, on n'emporte pas le savoir ; mais un certain vernis et comme un placage du savoir. Ce lustre léger et fragile est dû aux derniers efforts de l'élève et au dévouement du maître. Si vous supprimez l'examen final, l'élève n'emportera même plus du lycée celte apparence brillante qui fait illusion aux autres et à lui-même, et qui, tout bien considéré, vaut peut-être un peu mieux que rien. Dans ce cas, il ne resterait plus qu'à fermer nos lycées ; car, tant qu'on y maintiendra le système des classes, le baccalauréat sera indispensable : Il sera un mal, mais un mal nécessaire.
�CHAPITRE V
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Tels sont les maux les plus graves qui travaillent spécialement notre enseignement secondaire. Mais l'organisme universitaire tout entier souffre d'une sorte de maladie constitutionnelle que nous avons déjà signalée. Nous voulons parler de ce défaut de coordination entre les" trois ordres de l'enseignement public, qui constitue une véritable anarchie. Il semblerait naturel que l'instruction primaire servît de base à l'instruction secondaire et, celleci, à l'instruction supérieure ; que du bas en haut de l'échelle scolaire un enchaînement logique conduisît sans l'édites du degré inférieur au degré supérieur. Il n'en est rien. — Notre enseignement public, considéré dans son ensemble, ne forme pas
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un système. Vu du dehors, l'édifice pédagogique semble régulièrement ordonné. Pénétrez-y, vous constaterez avec stupeur que les trois étages ne communiquent pas. La symétrie n'existe qu'à la surface, dans les mots. L'organisme est incohérent ; il y a hétérogénéité entre les administrations, entre les maîtres, entre les élèves, entre les études. Au point de vue administratif : trois directions, trois directeurs, trois personnels; et, entre eux, pour lien unique, la personne du ministre. Or, quoi de moins résistant, de plus caduc, hélas ! qu'un ministre, par le temps qui court. Le pouvoir les mûrit trop vite : un choc, un souffle, un rien et les voilà par terre ; et ils tombent toujours à la veille de pouvoir faire du bien. Mais admettons que cette séparation administrative soit utile, et résulte nécessairement du principe de la division du travail ; nous aurons à constater que seul, l'enseignement secondaire dépend à peu près exclusivement du ministère de l'Instruction publique. L'enseignement primaire, tout en relevant pour les études communes, de son chef naturel, dépend des Travaux publics, du Commerce, etc., pour la plupart écoles professionnelles ou techniques, et de l'Intérieur pour l'administration et le person-
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nel. En théorie, l'école primaire est neutre. En fait, l'instituteur est nommé par le préfet; or cela serait absurde, si cela ne signifiait pas : « la mis» sion du maître est double ; il enseignera aux » enfants à lire et aux parents à voter. » — L'enseignement supérieur est également fort morcelé. Si les Facultés relèvent du grand-maître de l'Université, la plupart des grandes écoles où sont professées les hautes sciences, pures et appliquées, ressortissent, qui à la Guerre, qui aux Travaux publics, qui à l'Agriculture, au Commerce, aux Cultes, etc., etc. Il n'est pas nécessaire d'être un grand clerc en fait d'administration pour comprendre les inconvénients de ce défaut d'unité, et pressentir le mauvais emploi des hommes et des choses qui en peut résulter. La diversité dans la condition des maîtres des trois ordres est profonde. Il y a bien déjà entre le professeur de faculté et le professeur de lycée, dans le mode de recrutement, dans les grades, dans les émoluments, les droits et les devoirs, certaines différences en faveur de l'enseignement supérieur. De là quelques inconvénients, celui, par exemple, d'écrémer, peut-être un peu trop, nos lycées au profit des Facultés. Mais enfin, ces différences se justifient par la nature même des fonctions. Au fond il n'y a que des nuances entre les
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états, et il se fait des échanges constants dans le personnel des deux enseignements : on monte du lycée de province à la Faculté de province ; de celle-ci au lycée de Paris ; du lycée de Paris à la Sorbonne. L'analogie des titres, la communauté des origines amènent la gradation dans les positions. — Mais quel abîme entre ces professeurs et ceux de l'enseignement primaire ! Ici, des maîtres considérés, distingués, nommés après une série de difficiles concours ; et même, parfois, à peu près convenablement rétribués. — Là des maîtres sans gracies, sans considération, et sans appointements1. Entre cette aristocratie et cette plèbe, peu ou point de relations; pas d'enchaînement hiérarchique. Ce sont des espèces hétérogènes. SinMéJitez ces chiffres que nous empruntons à M. Burdeau, rapporteur du budget de l'instruction publique : ils disent tout... ■ Dans 10,224 classes d'écoles publiques, on voit s'entasser plus de 50 enfants en présence d'un seul instituteur. .. ; 3,834 classes contiennent de 00 à 70 é èves ; — 1,356, de 70 à 80 et 823 plus de 80 !.. . ■ Le traitement des instituteurs et institutrices demeure mal établi et souvent insuffisant : sur S0,0,10 instituteurs laïques, 55,101 touchent un traitement moyen de 8S4 francs, soit 2 fr. 43 c. par jour ! — Beaucoup sont loiu de cette moyenne; 12,119 gagnent 700 francs par an (l fr. 91 c. par jour !), enfin 0,820 adjointes laïques ont pour salaire COU francs (1 fr. 04 c. par jour 1). > — (Rapport fait au nom de la corn-mission du budget, service de l'instruction publique pour l'exercice 1S87: —par M. Burdeau, député, p. 5.) Ce sont là des salaires de manœuvres, mal payés. Les communes donnent généralement, en outre, le logement gratuit : et, selon la générosité du conseil municipal ajoubmt parfois un petit subside pécuniaire, qui permet tout juste à l'instituteur de ne pas mourir de faim. — On prépare une loi pour modifier ce triste état de choses ; mais que scra-t-elle, et quand sera-l-elle?
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gulière démocratie que celle où l'instruction se jette comme une aumône au peuple souverain, à l'aide de pauvres maîtres et de pauvres enseignements ! Toute notre organisation scolaire du premier degré est comme imprégnée d'un préjugé barbare. On croit que pour instruire des enfants et surtout des enfants d'ouvriers et de paysans, il n'est nécessaire ni de savoir ni de valoir grand'chose. Ne trouve-t-on pas tout naturel que, dans les communes, l'État exige un bachelier pour percevoir les impôts ; un bachelier pour enregistrer les aliénations et mutations d'immeubles ; un bachelier pour dresser et conserver les actes civils : mais que, pour élever les enfants, il accepte un « fra» ter », un « magister » quelconque; en bon français, un ignorant !.. Comme si cette fonction de former l'âme du citoyen n'était pas la plus difficile et la plus auguste de la cité! Comme si ces intelligences maladives, débilitées par l'hérédité, par le milieu, précisément à cause de leur infirmité même, ne réclamaient pas, chez les maîtres, un savoir plus certain, un talent plus éprouvé, un dévouement plus entier, une autorité morale plus haute ! Channing disait de son pays, non sans une certaine fierté : « On commence à com» prendre la dignité du maître ; — l'idée que nulle » fonction, sous le rapport de l'importance et de la
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» dignité, n'est comparable à l'éducation de l'en» fance commence à poindre chez nous. » Quand nous pourrons rendre à notre patrie un hommage semblable, alors seulement nous pourrons croire que l'avènement de la vraie démocratie est proche. Avant de réaliser l'égalité des citoyens, nous aurons à réaliser l'égalité des maîtres qui les élèvent. Nous aurons à créer, pour les instituteurs, comme pour leurs collègues de l'enseignement secondaire et supérieur, des grades équivalents au baccalauréat, à la licence, à l'agrégation, au doctorat; nous aurons à attacher à ces grades, des honneurs, des privilèges, des appointements appropriés. Mais nous sommes si loin d'un pareil état de choses, que la seule énonciation de ce vœu paraîtra à beaucoup de gens une véritable énormité ! Même solution de continuité, même abîme entre les élèves. Ceux qui fréquentent l'école secondaire n'ont presque jamais débuté à l'école primaire. Ceci ne mène nullement à cela ; le premier degré ne conduit pas au second. Tous les enfants de six à douze ans ne figurent pas dans les cadres de l'enseignement primaire. Un très grand nombre sont à l'école secondaire. Ou plutôt, il y a deux enseignements primaires; celui des lycées et celui des écoles communales ; celui qui se paye et celui qui ne se paye pas ; celui des riches et celui
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des pauvres. Sauf de très rares exceptions, la bourgeoisie française ne confie pas ses enfants aux écoles primaires publiques. Elle n'y trouve pas de garanties suffisantes. Et qui pourrait dire que cette répugnance n'est pas justifiée ? Visitez ces écoles, même les plus neuves, les plus superbes, les plus monumentales. Dans ces édifices aux dehors ambitieux, vous trouverez presque partout, entassés sur des bancs incommodes, dans des salles trop petites, cinquante, soixante enfants, généralement sales et dépenaillés, sous la surveillance d'un maître unique1. Il faudrait un pédagogue de génie pour surveiller, contenir, instruire, cette troupe innombrable et remuante. Or, les génies sont rares partout, et même, avouons-le, parmi nos braves instituteurs. — Nous savons d'où ils viennent, quelles preuves dérisoires de talent on leur a demandées ; quels appointements dérisoires ils reçoivent ; quelle faible situation morale on leur fait vis-à-vis des familles et, par suite, visà-vis des enfants... Il suffit. Je n'irai pas jeter mon fils dans ce guêpier. Je le ferai d'autant moins, que l'État, moyennant une rétribution modeste, m'offre des écoles meilleures à tous égards. Au
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Voir la note page 44 : il y a plus de 22,000 écoles primaires qui
renferment de 50 à 80 élèves pour un seul maître ! !
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lycée, mon fils aura peut-être, au pis aller, pour camarades les petits Benoiton; mais je les préfère aux petits Gavroche; ils sont plus propres, et, à tout prendre, mieux élevés. D'ailleurs, je n'ai pas le choix. Mon fils, comme tous ses congénères, est voué au baccalauréat. Qu'irait-il faire dans ces classes primaires qui ne se raccordent pas aux classes secondaires? Après avoir achevé ses études du premier degré, il ne pourrait pas entrer de plain pied dans celles du second. Il serait trop haut ou trop bas. On a jugé à propos de créer, à côté de l'enseignement primaire commun, un autre enseignement primaire, spécialement destiné aux enfants qui doivent « faire leurs classes ». C'est l'enseignement primaire secondaire : nos futurs bacheliers ne peuvent y échapper. Il y a donc un hiatus entre le premier et le second degré des écoles publiques ; il y en a un autre entre le second et le troisième degré. — Les programmes sont indépendants comme les administrations : ils ne se l'accordent pas ; ce sont des monades, sans portes, ni fenêtres. — De même que le jeune boursier du lycée ne conserve pas (ce qui est très fâcheux) le bénéfice de sa bourse en passant aux Facultés ou aux Ecoles ; il ne conserve pas, non plus, le bénéfice des connaissances acquises et constatées par diplômes. Il devra recommencer des études
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déjà faites : ressasser encore, au moins au début, en outre des enseignements nouveaux, la même histoire, les mêmes mathématiques, la même physique, etc. Chaque programme se cantonne dans son isolement et se préoccupe médiocrement de ce qui a précédé et de ce qui suivra. De là, des redites, des pertes de temps, l'encombrement, la surcharge. — Nous insisterons plus tard sur ces inconvénients pédagogiques, il suffit de les indiquer ici. Et ces résultats ne sont pas les plus regrettables. Le grand vice d'une telle organisation est, selon nous, de classer forcément tous les jeunes Français, dès leurs premiers pas dans la vie, en deux catégories irréductibles, ou peu s'en faut. D'un côté, dans les bonnes écoles, les privilégiés : de l'autre, dans les médiocres, les déshérités. — Ainsi, on prépare l'antagonisme des classes et on perpétue le règne de la discorde sociale. — On me dira, peut-être, qu'il vaut mieux des écoles médiocres que pas d'écoles du tout. Ce n'est pas bien certain. Mais, en tout cas, voici ce qui est sûr: tant que votre enseignement primaire public ne sera pas organisé avec un luxe de sollicitude matérielle et morale suffisant pour rassurer tous les pères de famille, sans exception ; tant que vos programmes ne seront pas conçus de manière à préparer naturellement l'enfant à suivre les voies
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les plus diverses ; tant qu'il ne sera pas comme un tronc commun d'où pourront sortir aisément toutes les branches du savoir, vous n'aurez pas une organisation vraiment démocratique. — La condition même de la démocratie, c'est la fusion des classes dans la grande idée de la patrie et de la solidarité communes. Or, c'est à l'école primaire que cette grande idée doit commencer à germer, dans la camaraderie des études et des jeux, et c'est au régiment qu'elle doit s'épanouir, dans la fraternité des armes.
�CHAPITRE VI
LA FRIVOLITÉ FRANÇAISE
Que si maintenant, revenant à notre point de départ, nous nous demandons quels rapports unissent des études ainsi faites, à ces défauts intellectuels, que nous appelons la « frivolité française », la réponse sortira d'elle-même. Qu'avonsnous constaté? Que malgré l'abondance stérile des devoirs et des leçons, la majorité de nos enfants travaillait peu, ou travaillait mal; qu'il leur était presque impossible d'apprendre à diriger leur esprit dans la recherche personnelle du vrai. De là, une impuissance, presque générale, à acquérir au prix d'un effort, une connaissance sérieuse, une opinion personnelle. De là, cette propension à accepter des phrases et des idées toutes faites,
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sans choix et sans contrôle. De là, cette décadence de l'effort intellectuel, qui a eu pour résultat et pour signe, la déchéance du livre, et le triomphe du journal, et de quel journal ! ! Nous avons aussi mis en lumière, le luxe orgueilleux des programmes, et l'ingénieux artifice des méthodes employées pour résoudre ce difficile problème : d'enseigner tout, en trop peu de temps. Nous avons dit ce triomphe des résumés, prétendant enfermer sous de vaines formules, l'infinie variété des choses et substituant des jugements absolus, et par là inexacts, aux idées complexes, mais fécondes, qui sortiraient d'un enseignement riche et nuancé du maître, et d'une recherche patiente et curieuse de l'élève. Quel est, chez nos jeunes Français, le résultat de ces procédés expéditifs? — La présomption, en premier lieu. Ils croient n'avoir plus rien à apprendre, ayant dans un carnet de cinquante pages, la solution de tout! —En second lieu, l'intolérance : ils se figurent que les choses n'ont qu'un aspect, celui par lequel ils les envisagent; et tiennent en souverain mépris, tout ce qui contredit leur petit recueil île petites opinions choisies. Nous avons signalé incidemment, la prédominance de la culture mathématique : les sciences exactes sont plus faciles à enseigner; leur coefficient d'importance dans les examens, est le plus
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fort ; les plus distingués s'y appliquent donc presque exclusivement. Que suit-il de là? C'est qu'ils ont très souvent l'esprit occupé, possédé par les habitudes de calcul exact, et les méthodes de déduction absolue. On les voit alors, dans la vie, appliquer leurs procédés mathématiques, à l'ondoyante réalité, et juger faux, pour vouloir raisonner trop juste. De là, cet esprit de système et de vaine utopie, ce mépris du fait, qui est aussi une sorte de maladie des plus nobles intelligences françaises, et qui conduit les meilleures, par une autre voie, à l'intolérance intellectuelle que nous déplorions tout à l'heure. Pour contraindre notre imagination à tenir compte de la réalité, même si elle renverse notre système; pour respecter l'opinion d'autrui, même si elle contredit notre opinion ; pour nous faire des convictions par une information personnelle ; pour ne pas traverser ce monde, sans y voir jamais rien de nos yeux ; sans y entendre jamais rien de nos oreilles ; en un mot, pour ne pas penser toute notre vie en enfants, il faut avoir appris à penser en hommes. Or, le Français n'apprend guère cela dans ses écoles publiques. La nature l'a doué d'une intelligence fine, active, pénétrante; l'éducation, au lieu de fortifier ce don, le gâte souvent et quelquefois le détruit. Si bien que nous pourrions parfaite-
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ment appliquer à notre jeunesse ce que Montaigne disait de celle de son temps, déjà pervertie par les mêmes moyens : « A la vérité nous voyons qu'il n'est rien si » gentil que les petits enfants en France : mais » ordinairement, ils trompent l'espérance qu'on a » conçue, et, hommes faits, on n'y voit aucune » excellence. J'ai ouï tenir à gens d'entendement » que ces collèges où on les envoie, de quoi ils » ont foison, les abrutissent ainsi i. » Les collèges du xvi° siècle ressemblaient déjà aux nôtres sur beaucoup de points : notre maladie pédagogique date donc de loin. Certes, si nous pénétrions dans nos lycées « sur le poinct de leur office » nous y entendrions toute autre chose que « ces cris d'enfants suppliciez et de maistres ényvrez de leur cholère »; et nous ne poumons plus, fort heureusement, nous écrier : « quelle manière » pour esveiller l'appétit envers leur leçon à ces » tendres âmes et craintives, de les y guider » d'une troigne effroyable, les mains armées de » fouets ! 2 » Non, nos universitaires ne sont plus si durs ni si emportés ; ils n'ont plus surtout ces « troignes effroyables »; et clans notre doux pays de France, il y a beau temps que les « fouets » n'entrent
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Essais, liv. III, chap. ixv. Essais, liv. III, chap. sxv.
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plus aux écoles et sont rélégués aux écuries1. Mais nous allons voir que la grande réforme reste toujours à accomplir ; que notre lycée est encore « une vraie geaule de jeunesse captive » et que Montaigne pourrait, aujourd'hui comme alors, dire : « Je ne veux pas qu'on emprisonne ce gar» çon, je ne veux pas corrompre son esprit à » le tenir à la géhenne et au travail quatorze à • quinze heures par jour comme un portefaix ! 2 »
1 On n'en pourrait pas dire autant des écoles anglaises, par exemple, où le fouet, dit-on, serait non seulement accepté, toléré, mais même populaire. Voir la curieuse déposition du principal de Charterhouse, citée par MM. Demogeot et Montucci. L'anecdote remonte il est vrai à 1S18, mais elle n'en est pas moins curieuse. Le principal du collège ayant voulu abolir les châtiments corporels, et les remplacer par des amendes (autre trait, bien anglais) ; les élèves se révoltèrent aux cris de : « A bas l'amende, vive le fouet ! ! ■ Le fouet fut réintégré : et le lendemain, au moment où nous entrâmes en classe, dit le narrateur, nous y trouvâmes une superbe forêt de verges, et les deux heures de la leçon furent consciencieusement employées à en faire
usage !. .. 5 Essais, liv. III, chap. xxv, passim.
�DÉFAUTS DE LA DISCIPLINE MODALE
CHAPITRE VII
LA DÉTENTION UNIVERSITAIRE
'On sait que pendant bien longtemps, les efforts ingénieux des pisciculteurs pour repeupler nos rivières, sont restés stériles. Ils élevaient fort soigneusement dans leurs viviers des milliers de petits poissons qui y prospéraient à merveille ; puis, quand ils les lâchaient dans les cours d'eau, tout s'évanouissait, tout périssait. On s'aperçut alors que les alevins n'ayant pas été habitués à se nourrir seuls et à poursuivre la proie vivante, mouraient de faim. Ils n'avaient pas reçu « l'éducation de la liberté ». On connaît de même le sort réservé aux oiseaux qui s'échappent de leurs cages : ils ne
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savent pas chercher leur nourriture ; ils périssent d'inanition; ils meurent pour n'avoir pas appris à être libres. Ainsi de tous les animaux sauvages ou domestiques. A tous il faut un dressage naturel ou artificiel, approprié aux conditions de leur existence. Ainsi surtout, du plus intelligent et du plus « éducable » des animaux, de l'homme. Par un entraînement raisonné, on peut tout obtenir de cet être merveilleusement souple et plastique. Voyez les prodiges réalisés par certaines éducations spéciales. Comparez votre force et votre souplesse à celles de cet athlète, de ce clown, de cet équilibriste ; votre dextérité manuelle à celle de cet artisan parisien, de ce dessinateur, de ce virtuose du piano ou du violon ; votre facilité de parole à celle de cet orateur; etc., etc. Ces facultés, en quelque sorte surhumaines, si différentes des facultés communes, ces talents, qui ont centuplé la puissance de certains organes, ces étonnantes transformations de l'être, c'est à la culture seule qu'on les doit. L'homme bien cultivé peut s'élever si haut que « son front touchera le ciel », comme dit le poète ; l'homme inculte n'est, au contraire, qu'un bipède assez ordinaire, un peu plus intelligent, mais beaucoup moins vigoureux, moins armé, moins agile que la plupart des autres carnassiers.
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Le milieu démocratique où tout Français est appelé à vivre, est probablement la forme sociale la plus parfaite, mais c'est aussi la plus complexe, la plus artificielle, la plus difficile à réaliser. L'instinct et la nature ne vous y préparent nullement. Elle exige de ses membres, ou du moins de la majorité de ses membres, des qualités d'esprit et de caractère que seule, une éducation spéciale peut leur donner. Nulle démocratie ne saurait subsister sans une majorité de bons citoyens et de bons travailleurs. Des citoyens, pour assurer, au point de vue politique, l'ordre dans la liberté ; et des travailleurs, pour assurer, au point de vue social, l'égalité dans le bien-être. Le suffrage universel, pour ne pas mener à l'oppression ou à l'anarchie, réclame des électeurs, sachant, voulant, pouvant être libres ; capables de se gouverner et d'être gouvernés ; connaissant bien leurs droits, et mieux encore leurs devoirs ; aidant et respectant le gouvernement qu'ils se sont donné; comprenant les conditions d'existence du régime politique et social qui les régit, et y conformant exactement leur conduite. — Pour ne pas mener à la révolution et à l'émeute en permanence, il réclame des travailleurs, des hommes d'initiative aux mains exercées, au corps vigoureux, à la volonté sage et tenace ; sachant, dans leurs pays, se procurer le nécessaire et un peu de superflu en échange d'un
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bon et fructueux travail; et si leur pays, saturé d'hommes et d'entreprises, ne peut pas leur offrir, avec un bien-être suffisant, la sécurité du présent et de l'avenir, ne craignant pas de courir quelques risques pour aller chercher ces biens au dehors, soit à l'étranger, soit plutôt clans ces colonies conquises par la métropole, au prix de tant de souffrances et de sacrifices. Des citoyens et des hommes, voilà ce qui constitue une démocratie, et non des lois de réclame et des institutions de pur apparat. Mais la nature, livrée à elle-même, ne produit ni des citoyens ni des hommes, elle ne fait que des sauvages. Pour cette oeuvre difficile entre toutes, il faut l'art profond d'une éducation appropriée. Comment donc nous y prenons-nous, en France, pour initier nos enfants à la vie démocratique? Qui le croirait ? Nous les préparons à l'action virile, en détruisant chez eux toute espèce d'initiative; et à la liberté politique, en les élevant dans des prisons ! Qu'on nous fasse, en effet, la grâce de nous dire quelle différence il y a, entre le régime de nos internats, et celui des geôles les plus dures? Voyez d'abord l'aspect extérieur : ces hautes murailles, ces fenêtres grillées, ces portes cadenassées, verrouillées, bardées de fer. Pénétrez audedans : vous aurez le coeur serré en visitant ces
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préaux sinistres, ces cours sans verdure, sans ombrages, sans horizon ; ces classes sombres, humides, qui sentent le relent ; ces salles d'études, le plus souvent sans air et sans lumière, où pendant de longues heures, on entasse les condamnés, je veux dire nos enfants. — Et ces dortoirs ! et ces réfectoires ! les mots eux-mêmes ont quelque chose de claustral et de rébarbatif. Rien de gai, de riant, d'assorti à la jeunesse ; pas un tableau, pas une statue, pas un ornement, pas une fleur, qui puisse, en charmant les yeux, faire oublier la liberté perdue. — C'est la Trappe; c'est Clairvaux; des cloîtres, que dis-je? des prisons, et de laides prisons. Maintenant, quel est le régime disciplinaire, la vie intérieure des pauvres reclus ? Chaque matin, à cinq heures et demie en été, à six heures en hiver, le tambour bat; il faut se lever, se laver, s'habiller, le tout en vingt minutes précises. A la vingt-et-unième, le tambour bat encore, et appelle à l'étude. Là, qu'on ait à travailler ou non, il faut rester jusqu'à sept heures un quart. Et non seulement, on n'a pas le droit de quitter la salle, mais on n'a pas le droit d'y faire autre chose qu'une certaine chose ; soit apprendre les leçons par cœur, soit fabriquer un certain devoir; et le tout, sous la surveillance d'un Argus, qui ne vous quitte de l'œil, ni le jour, ni la
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nuit. Car on n'est pas seulement prisonnier, on est gardé à vue. À sept heures un quart, le tambour appelle au réfectoire. On s'y rend processionnellement, deux par deux, en silence. — Car le silence est de rigueur, il est de rigueur partout : silence aux études, silence dans les couloirs, silence aux réfectoires, silence aux dortoirs. Toujours la maison d'arrêt. On déjeûne ; quel déjeûner ! en quinze minutes; ni quatorze ni seize, quinze ! On doit avoir fini au roulement. Puis on revient, deux par deux, à la cour de récréation. Là, si on n'a ni ri, ni causé, ni regardé le maître de travers; si on a satisfait à tous ses devoirs d'écolier, en un mot, si on n'a pas encouru la peine du « piquet », ou de la retenue, on a le droit de se dégourdir les jambes et le gosier, pendant... un quart d'heure ! Et puis le tambour, et puis la classe; et puis le tambour, et puis l'étude; et ainsi de suite jusqu'au moment du coucher. Et tous les jours se répéteront, et les mois succéderont aux mois, les années aux années, fans que l'impitoyable tambour cesse jamais de marquer la minute exacte où vous devez travailler, jouer, manger, dormir , sans que le mécanisme qui remplace la volonté, et annule l'initiative, se repose, et vous fasse grâce. Si ce n'est pas la prison, qu'est-ce donc ? Et ne songez-vous pas, malgré vous, à ces malheureuses
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bêtes, dans leurs cages et leurs bocaux, qui mourront demain si on les lâche, faute d'avoir appris à vivre toutes seules 1 ? Et par une singulière aberration, c'est là justement ce qu'on fait pour nos écoliers. Après les avoir ainsi tenus étroitement incarcérés et emmaillottés, pendant huit à dix ans ; après les avoir réduits à une véritable incapacité d'agir et de se gouverner eux-mêmes ; tout-à-coup, sous prétexte qu'ils sont bacheliers, on ouvre la cage, et on les lâche. Avec une inconcevable imprévoyance, on les envoie seuls, sans guide , sans surveillance, à Paris, dans le milieu le plus dangereux du monde. Et là, sous prétexte de faire leur droit, leur médecine, etc., etc., dominés par
1 M. de Sacy, rendant compte du livre célèbre de l'Education homicide, où Victor de Laprade signalait avec tant de passion les vices de l'internat, et qui fit taut de bruit, et si peu d'effet, s'écriait avec éloquence : • S'emparer de l'eufance, qui demande à grandir ; » de l'adolescence qui demande à vivre, et pendant des années déci— • sives où la croissance du corps et de l'âme peut être secondée, • entravée, déformée, viciée par le régime, leur imposer, même en les • adoucissant tout ou partie de ces iuventions meurtrières de l'ascé■ tisme travaillant à se détruire ; enfermer ces jeunes corps ; vio■ lenter ces jeunes âmes; atrophier ces organes; étioler ces imagi• nations ; hébéter ces esprits par des excès de travail machinal dans ■ une atmosphère étouffée, et parfois méphitique, c'est la plus cruelle > des contradictions, et le plus bizarre des anachronismes. Contradic■ tion, car là où il faudrait tout faire pour assurer et affermir la santé > dans le présent et surtout dans l'avenir, on applique quelques-uns ■ des procédés qui ne négligeaient rien pour l'anéantir. — Auachro■ nisme — car on emprunte au moyen âge des rigueurs dont il ■ pouvait impunément user pour dompter, assouplir, spiritualiser les ■ générations barbares, exubérantes de sève, de vigueur et de vie ! '
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un invincible besoin de réaction, sans force contre eux-mêmes, on les verra trop souvent se livrer à des folies de tout genre où sombreront quelquefois leur avenir et leur santé1... Cependant, après quelques mois de vie folle et déréglée, la plupart se rétablissent, ou plutôt retombent dans les infirmités morales que la réclusion universitaire a développées chez eux.
1 ■ O ! la méthode insensée d'élever un enfant pour la servitude, > sachant bien qu'il faudra le lâcher, à vingt ans, en pleine liberté ! ■ J. Simon, Réforme de l'Enseignement secondaire, p. 11.
�CHAPITRE VIII
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Ces infirmités résultent d'une même maladie morale que j'appellerai : l'atrophie de la volonté. Faute d'exercice et d'usage, et grâce à cette vie mécanique, qui dispense l'enfant de se déterminer de lui-même, le sens du vouloir subit en quelque sorte, un arrêt de développement; et si les passions, les désirs grandissent avec l'âge, le progrès de la volonté ne leur apporte pas l'indispensable contre-poids. Cette maladie morale se manifeste, chez nos lycéens, par trois principaux phénomènes morbides, dont l'homme se guérit, hélas, bien rarement. Le premier consiste dans une aspiration folle
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vers la vie libre ; aspiration maladive de l'être opprimé qui désire ardemment échapper à l'oppression. Quelle est l'ambition suprême des lycéens ? Sortir 1 Sortir le dimanche ! Sortir pour aller en vacances ! Sortir pour toujours : fuir la prison! Quelle est la récompense des récompenses? La sortie! Quelle est la dernière punition? La privation de sortie ! Une institution pédagogique n'est-elle pas jugée quand elle inspire à l'enfant une telle horreur d'elle-même ! Mais quel emploi feront-ils donc de cette liberté à laquelle ils aspirent si follement? Sauront-ils s'en bien servir ? Voudront-ils posséder, ne fût-ce que pour quelques heures, cet espace, ce grand air, ces champs et ces bois qu'ils aperçoivent au loin, à travers leurs barreaux et leurs grilles? Point du tout. Observez-les. S'ils ne sont pas dirigés et surveillés par des amis vigilants, à peine libres, ils iront s'enfermer dans quelque petit théâtre, ou quelque horrible tabagie. Ainsi ces saltimbanques, qui avaient eu le malheur de gagner le gros lot, s'ennuyaient mortellement dans leur beau château; et n'ayant pas appris à user de la richesse, regrettaient leur baraque; ils. avaient la nostalgie de la misère. Devenus hommes, nos collégiens ne changeront pas. Vous les verrez bondir, s'exalter, vibrer>. quand un acteur, au théâtre ou à la tribune, lanL'ÉDUCATION.
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cera, à plein gosier, le cri de : Vive la liberté ! Us feront des révolutions pour conquérir ce bien précieux, et quand ils seront vainqueurs, ils s'empresseront de détruire cette même liberté, pour laquelle ils auront versé leur sang. Us la refuseront aux vaincus ; ils en abuseront de toutes manières ; et par l'usage qu'ils en feront, démontreront qu'ils n'étaient pas encore dignes de la posséder. C'est que, pour être libre, il ne suffit pas de vouloir l'être ; il faut l'avoir appris ; et ce n'est pas dans une prison que peut se faire cet apprentissage. Un autre vice dérive du premier : c'est le mépris de toute autorité. Pour le lycéen, l'autorité n'est représentée, ou du moins exercée de fait, ni par le proviseur, ni par le censeur, ni par les professeurs. Ces personnages sont trop loin et trop haut. Elle s'incarne dans un être qu'il déteste toujours, et qu'il méprise souvent : le maître d'études, le « Pion ». Or, de la haine de la personne à celle de la chose, il n'y a pas loin. Nous touchons là à la plaie de nos lycées; tout le monde la connaît, tout le monde s'en plaint; on parle beaucoup, mais que fait-on en somme pour guérir cette lèpre universitaire, cette maladie du pion? Rien. Les internats ecclésiastiques n'ont pas de pions ; les maîtres d'études sont
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les égaux des professeurs, et en cela, ces maisons sont supérieures aux établissements de l'État. N'est-ce pas, en effet, avec une mortelle appréhension qu'un père de famille sent son enfant en contact permanent avec des hommes douteux? Les uns, les meilleurs, considèrent leur rude métier comme un pis-aller provisoire; ils visent une autre profession et s'y préparent avant tout, ne réservant à la surveillance des élèves que le temps et l'effort strictement exigés par le règlement. Les autres, tristes épaves de la Société, fruits secs de la vie, victimes, la plupart, de leurs défauts ou de leurs vices, ne peuvent guère donner aux jeunes gens que de déplorables exemples et de funestes habitudes. Entre eux et les élèves, la guerre est permanente, latente ou déclarée. Tantôt le pion achète la paix par des excès de complaisance qui le font mépriser; tantôt il l'impose par des excès de rigueur, qui le font haïr *. Mais que devient dans tout cela le respect de l'autorité si nécessaire à une société libre? Voit-on d'ici, comment l'enfant apprend cet art si difficile d'obéir , initiation nécessaire à celui, non
1 Nous parlons ici, évidemment, en thèse générale. Il y a d'honorables exceptions, et nous en connaissons. Nous serions désolés si la rigueur de nos expressions allait blesser quelque homme d'honneur et de mérite, voué momentanément, par nécessité, à ces pénibles fonctions. Nos paroles ne l'atteignent pas ; et il pardonnera à notre franchise, en faveur de nos intentions.
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moins difficile, de commander? Comment acquerrat-il cette notion tutélaire de la discipline, sauvegarde des citoyens aussi bien que des soldats? Tout cet enseignement moral, avouons-le, est misérable ; ou pour mieux dire, il est nul dans nos lycées. Le vrai lycéen, le « potache » pour parler l'argot local, a généralement les vices de l'esclavage : aucune volonté, mais beaucoup de caprices. Servile et frondeur, il obéit à l'autorité, non parce qu'elle est la loi, mais parce qu'elle est la force. La discipline n'est pas un ordre intérieur qu'il se donne à lui-même, mais un joug extérieur qu'il subit. Or, quand un Français a été un « potache » pendant les dix ans où se forme son caractère, il y a de grandes chances pour qu'il reste «potache » toute sa vie. Il garde une incurable tendance à ne voir dans tous les représentants de l'autorité, depuis le commissaire de police jusqu'au chef de l'État, qu'une série variée de « pions » ; et c'est toujours une sorte de régal pour lui, de les molester et de les démolir, s'il ne les aime pas ; et s'il les aime, de les « blaguer » tout de même. Bien peu, dans le fonctionnaire, savent respecter la fonction, et voir, non pas l'homme, mais la loi. Bien peu, par intérêt pour la chose publique, ont le courage de détourner les yeux de faiblesses qui les choquent, et de voiler, comme les fils de Noé, la nudité de leur père. Lisez les journaux à
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la mode et voyez comme ils sont presque tous imprégnés de l'esprit « potache » ; je veux dire de cette puérile et ragense hostilité contre l'autorité et ceux qui la représentent. Et ces journalistes, tenant école, corrompent sans trêve dans le peuple la notion du respect. Où ont-ils donc appris ce métier? Au lycée, non ailleurs, car ils ont presque tous passé par là ; et se sont faits la main sur leurs maîtres d'études, in anima vili. I/atrophie de la volonté se manifeste chez nos enfants par une troisième infirmité, qui semblera en contradiction avec la précédente et qui pourtant s'allie parfaitement avec elle, et ne lui est opposée que comme dans une médaille, le côté pile au côté face. Ces contempteurs de l'autorité ne peuvent pas du tout se passer de l'autorité. Je sais bien peu de pays où l'individu (j'entends l'individu de la classe moyenne) ait moins d'initiative indépendante et de « Self government » qu'en France. Un jeune Anglais de douze à quatorze ans ira tout seul, sans peine et sans accident, de Londres à Bombay. Ses parents le laisseront partir après un simple « shake hands », comme s'il faisait une chose simple et naturelle; il est dressé. Un collégien français, du même âge, n'irait pas tout seul des Batignolles à Versailles; et s'il le fallait absolument, ses parents éperdus entoure-
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raient son départ de mille recommandations et de mille embrassades ridicules. Si bien que, de retour dans ses foyers, le collégien croirait avoir accompli le tour dû monde. En effet, c'est un exploit ; car lorsque nos petits bourgeois n'ont plus leur guide, leur signal, pour les avertir à chaque minute de ce qu'ils ont à faire, ils restent bien empêtrés sur le chemin. Plus de lisières ; que faire ? que devenir ? Et quand ces collégiens grandiront, leur infirmité ne fera que grandir avec eux. Seulement, au lieu de se tourner sans cesse vers leurs parents ou leurs maîtres, ils se tourneront vers le gouvernement. Le gouvernement sera leur dieu, s'ils en espèrent quelque faveur; leur bête noire, s'ils n'en attendent rien. Ils l'accableront de sottes flatteries dans le premier cas, et dans le second, de sottes railleries. Mais ces détracteurs irréconciliables n'auront, pour la plupart, qu'une ambition, celle de détenir quelque parcelle de cette autorité qu'ils décrient. Que de farouches intransigeants, dont l'intransigeance n'est qu'une manière de surnumérai iat à un uniforme, n'importe lequel ! Que d'acharnements contre les fonctionnaires n'ont d'autre origine qu'une secrète concupiscence de la fonction! L'idéal du bourgeois français est d'obtenir une « place du gouvernement ». Oui, un de ces postes
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mal payés, peu considérés, sans avenir, sans horrizon, où l'homme vieillit sur un rond de cuir ; où il assiste chaque jour, dans le néant d'une occupation à peu près stérile, à la décadence et à l'engourdissement graduels de ses facultés ; mais où, par contre, il trouve l'ineffable jouissance d'être dispensé de penser, de vouloir et d'agir. Une réglementation tutélaire remplaçant le tambour d'autrefois, imprime à son activité le mouvement régulier d'une horloge et l'exonère de l'honneur fatigant d'agir et de vivre. Voilà pourquoi nos ministères, nos administrations sont assiégés d'une foule énorme de surnuméraires, aspirant avidement à ces tristes et médiocres positions de gratte-papiers officiels. Voilà pourquoi tant d'inutiles bureaux regorgent d'inutiles employés, et pourquoi un budget colossal sert de pâture à d'innombrables sinécures grasses et maigres, surtout maigres. Et pendant ce temps, nos belles colonies, conquises au prix de quels sacrifices ! manquent de Français et sont livrées aux entreprises des peuples qui n'ont pas d'internats, et qui ont des hommes. Vous voulez de vraies colonies : j'entends non pas des colonies exclusivement militaires et administratives, mais des débouchés sérieux et féconds pour notre commerce et notre industrie ; des provinces jeunes, ne demandant qu'à s'enrichir en enrichis-
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sant la métropole ; où les familles nombreuses pourront envoyer leurs fils puînés conquérir une facile aisance, au lieu de les voir se gêner et végéter misérablement sur le sol natal trop encombré? Consacrez la moitié, le quart des ressources que vous dispersez dans vos expéditions lointaines, à créer en France des établissements où vous élèverez de vrais colons, c'est-à-dire des bourgeois robustes, courageux, sachant vouloir et entreprendre, et pouvant servir de guides et de chefs. Les soldats et les ouvriers ne leur manqueront pas; soyez sans crainte. Mais rendez-nous ces hardis pionniers, au cœur de bronze qui, dans les siècles passés, allaient si volontiers aux Indes, -au Canada, à la Louisiane, pour y créer des Frances nouvelles, et où ils implantaient si profondément nos idées, nos mœurs, notre langue, • qu'un siècle d'occupation étrangère n'a pu les faire • disparaître. De ces temps date la prospérité de •nos grandes cités maritimes, de Marseille, Nantes, .Bordeaux, etc., autrefois les plus florissantes de J'Europe, et maintenant, si on les compare à leurs rivales, en pleine décadence. C'est que de ces hommes qui les enrichissaient, et avec elles tout le pays, on ne nous en fait plus. On ne nous fait que des fonctionnaires et des politiciens ; et de ceux-là nous mourons. Il serait grand temps de songer à nous refaire
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enfin une bourgeoisie virile. Le peuple ne s'en porterait pas plus mal, et bien des questions éccrnomiques et sociales qui semblent insolubles, se résoudraient d'elles-mêmes. — Mais comment s'y prendre pour réaliser ce grand dessein? C'est ce que nous allons essayer de dire.
��DEUXIÈME PARTIE
LES RÉFORMES
LA. DISCIPLINE INTELLECTUELLE
��CHAPITRE IX
L'UNITÉ DANS L'UNIVERSITÉ
Avant tout, nous voudrions voir établir l'unité dans l'Université ; — je veux dire ordonner enfin nos trois ordres d'enseignement en un système unique — logiquement enchaîné, — au point de vue administratif et au point de vue pédagogique. Et d'abord, l'unité administrative. Un seul chef: un seul ministre, présidant aux destinées de l'Enseignement à tous ses degrés ; tenant dans sa main, tout ce qui concerne, non pas seulement la culture classique, mais aussi la culture primaire, l'instruction technique, professionnelle, commerciale, artistique, etc., etc.. Une seule tête, une seule pensée faisant concourir toutes les forces de l'organisme vers le but utile, et cela, avec un mi-
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nimum d'efforts, de paperasses et de dépenses. Oui, puisque nous en sommes aux vœux difficiles à réaliser, nous réclamerions un Grand-Maître de l'Université, affranchi de la servitude politique, ayant devant lui un avenir assez sûr pour préparer de longue main, et exécuter sans précipitation, avec le concours de ses inspecteurs, de ses recteurs, de ses proviseurs, de ses directeurs d'écoles normales, de ses professeurs, etc.. ces améliorations pédagogiques si difficiles, si délicates, jamais achevées, qui doivent tantôt suivre, tantôt précéder les progrès de la Société. Mais il importe, pour que cette grande fonction sociale puisse s'accomplir convenablement, que des influences étrangères n'interviennent pas sans cesse pour en troubler le jeu ; que le Ministre de l'Intérieur n'ait rien à voir dans l'École primaire... Que les autres ministres s'occupent de préparer la guerre, d'exécuter les travaux publics, d'améliorer l'agriculture et d'étendre le commerce, mais laissent au Ministre spécial le soin de leur préparer les hommes qui leur conviennent à tous. Mais ne devrons-nous pas craindre, en courant après cette unité administrative, d'enfermer l'Université dans un fâcheux isolement, et de lui fermer tout regard sur le dehors? Ne manquera-t-elle pas de compétence pour diriger certaines études spéciales, en particulier celles qui intéressent la vie
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industrielle, commerciale, professionnelle, etc.?... — Le corps enseignant ne peut, en effet, se suffire à lui-même ; sa fin n'est pas en lui, mais hors de lui. L'Université doit se régler sur la Société et non la Société sur l'Université. Ne lui reproche-t-on pas déjà de s'être trop immobilisée et de retarder sur la civilisation? N'y a-t-il pas danger grave à se priver du concours d'administrations ouvertes sur le monde moderne et nées des besoins nouveaux de l'humanité 1 ? Le péril est réel. Nous croyons qu'on peut le conjurer de deux manières : En premier lieu, en recrutant dans des professions et administrations spéciales, les maîtres nécessaires aux enseignements spéciaux. Une facile assimilation de titres et de grades permettrait ainsi d'obtenir un personnel, unissant les garanties pédagogiques aux garanties profession' Nous ne revendiquons nullement pour l'Université la responsabilité des Ecoles dites d'application, mais seulement celle des Ecoles dites Préparatoires. — Les élèves des Ecoles d'application sont déjà des fonctionnaires; ils sont payés par les services administratifs qui les forment en vue des divers besoins spéciaux. Nous ne pouvons, il est vrai, nous empêcher de trouver étrange que certaines de ces Ecoles forment à la pratique des professions dans des endroits où l'art qu'il s'agit d'apprendre ne se pratique pas : que les élèves ingénieurs des Mines apprennent, à Paris, le métier de mineur, et de même ceux des Ponts-et-Cbaussées ; — que des ingénieurs militaires se forment à Fontainebleau, où il n'y a ni troupes ni fortifications, etc., etc.; mais il y a, peut-être, à tout cela des raisons que nous ne connaissons pas, et qui n'existent pas en Allemagne, en Angleterre, où la culture pratique est beaucoup plus effective.
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nelles. Nous ne concevons pas l'Université comme un corps fermé et inaccessible; et l'unité d'administration n'implique nullement l'uniformité dans le recrutement des maîtres. Mais, c'est surtout ailleurs que l'Université doit puiser l'inspiration du progrès, la connaissance des besoins sociaux et l'appropriation exacte de l'enseignement aux exigences de la vie moderne. Tout cela doit lui venir de ces Conseils institués à chaque degré de la hiérarchie universitaire pour assister les administrateurs officiels : auprès du Ministre, le Conseil supérieur ; auprès des recteurs, les Conseils académiques ; auprès des proviseurs, des directeurs d'écoles normales, d'écoles professionnelles, d'écoles primaires communales, les Conseils d'administration, les délégués municipaux ou cantonaux. Cette organisation existe actuellement et fonctionne parfaitement, comme tant d'autres institutions françaises, sur le papier. Au vrai, ces conseils ne sont guère, en général, que des ombres, des figures schématiques. — Sauf le Conseil supérieur qui siège au Ministère et dont les délibérations s'imposent à l'attention publique en raison des éminentes personnalités qui y prennent part, aucun de ces conseils n'a jamais fait parler de lui. Saviez-vous seulement qu'ils existaient? Leurs attributions sont trop restreintes, misé-
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rablement enfermées clans quelques petits contrôles de comptabilité ou de discipline; leur initiative est nulle, et nulle aussi leur influence. Nous concevons tout autrement leur rôle. Nous voudrions voir ces assemblées émancipées et fortifiées ; nous voudrions les voir largement ouvertes aux pères de familles, à tous ceux que distingue, en dehors de l'Université, une compétence spéciale dans l'administration, dans les arts, l'industrie, le commerce, l'armée, le clergé, etc.. Ils représenteraient à l'École tous ces grands intérêts sociaux que l'École a pour mission de sauvegarder. C'est par ces hommes, étrangers aux préjugés universitaires (car, même là, il y a des préjugés), et autant que possible, aux passions politiques; rompus à la pratique des affaires; connaissant bien, chacun dans sa sphère, le fort et le faible de la chose publique; c'est par ces conseillers indépendants, compétents, bien informés, que l'Université, prenant perpétuellement le contact avec la Société, pourrait toujours mettre ses enseignements en harmonie avec les nécessités locales et les aspirations nationales. Ainsi, au lieu de paraître dans l'État comme une sorte de corporation surannée et suspecte, l'Université y jouerait le rôle fécond qui lui revient : celui du cœur, que l'organisme nourrit et qui, à son tour, vivifie l'organisme.
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Pour compléter l'unité administrative de l'Université, il faudrait aussi unifier la situation matérielle et morale de tous les membres du personnel ; et surtout combler l'abîme qui sépare l'ordre primaire des deux autres. — En premier lieu, affranchir les instituteurs du joug de la politique : les soustraire à la domination des préfets et des députés ; les rendre à leur profession et à leurs chefs naturels. — En second lieu, créer pour eux comme pour leurs collègues, un avancement régulier fondé sur des concours et sur l'ancienneté, et ne plus laisser leurs appointements à la merci des conseils municipaux et des maires : c'est-à-dire d'autorités incompétentes, toujours disposées à payer les services politiques plutôt que les services pédagogiques. — Enfin établir des minimums d'émoluments, équivalents à ceux fixés pour l'enseignement secondaire. Y a-t-il une raison avouable pour justifier une différence au détriment de l'instituteur? I.a pédagogie du premier âge est peut-être, au fond, la plus difficile et, à coup sûr, elle est la plus pénible de toutes. Moins l'élève sait, moins il vaut, plus le maître doit savoir et valoir. Le jeune enfant n'a rien et n'est rien : le maître exerce sur lui une influence profonde, décisive : il le façonne à sa propre image, il tend à le rendre semblable à lui-même. Il faut donc donner à nos fils d'excellents modèles, je
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veux dire d'excellents maîtres. Or, pour les avoir bons, il n'y a qu'un moyen, il faut les payer. Si le commerce, l'industrie, les autres administrations promettent plus d'honneurs et moins de peine, plus de considération et plus de profit, ils attireront à eux ce qu'il y aura de meilleur et laisseront le reste à l'enseignement primaire. C'est fatal : et c'est ce qui se passe. Créez donc de bonnes positions et vous aurez de bons maîtres : ayez de bons maîtres et vous aurez de bons citoyens : vous ne ferez jamais de politique démocratique meilleure que celle-là. J'ajoute, vous aurez dans vos écoles secondaires et supérieures de bons élèves; car nous allons dire que l'enseignement primaire devrait servir de base uniforme et obligatoire à tous les autres degrés de l'instruction publique. Dans ce cas, le progrès accompli à ce premier degré des études se ferait sentir et porterait ses fruits dans toute la série de l'Enseignement. L'unité administrative devrait elle-même avoir pour fin l'unité pédagogique et cette dernière résulterait à son tour d'un programme d'enseignement unique, combiné de façon à former un enchaînement ininterrompu depuis la sixième jusqu'à la vingt-troisième année. — Le plan d'études propre à chaque ordre, primaire, secondaire et
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supérieur ne serait plus une conception indépendante ne se rattachant à rien, mais formerait un chapitre d'une œuvre d'ensemble. Voici d'après quels principes très généraux ce travail pourrait être, selon nous, élaboré. A la base, — un enseignement élémentaire, sinon absolument identique partout, du moins partout équivalent, serait uniformément donné à tous les jeunes Français, sans exception, de la sixième ou septième à la treizième année inclusivement, et serait comme le fondement de l'unité intellectuelle et morale du pays. — Celte égalité dans la première instruction, justifiant l'égalité dans le droit de suffrage, deviendrait la substance et le soutien de notre institution démocratique. Le programme de ces études comprendrait tout ce qu'il est nécessaire et suffisant à un homme, à un citoyen, de savoir. Les méthodes appropriées à l'âge et aux facultés des écoliers, seraient surtout intuitives, au moins dans les quatre premières années. Les écoles seraient libéralement dotées de tous les moyens matériels, indispensables à la bonne pratique de ces procédés d'éducation par les yeux et les oreilles ; à ces pratiques ingénieuses, par lesquelles l'enfant est exercé à bien se servir de ses sens, et par suite, à préparer à sa pensée de solides matériaux. Mais avant tout, elles seraient,
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comme nous venons de le dire, pourvues de l'instrument suprême de tout progrès, du moyen d'instruction par excellence, sans lequel tous les autres sont vains et inutiles : du maître. Les études du deuxième degré commenceraient à la quatorzième année ; on n'y admettrait que les jeunes gens pourvus du certificat d'études primaires. Les basses classes, de la neuvième à la quatrième, seraient supprimées et remplacées par les cours de l'enseignement primaire. — On achèverait l'œuvre qui a déjà été timidement ébauchée en 18S2, par le Conseil supérieur de l'instruction publique. En supprimant complètement l'étude des langues anciennes, dans le premier cycle des études secondaires (de la neuvième à la septième inclusivement), en la restreignant beaucoup dans le second cycle (de la sixième à la quatrième), on a fait un premier pas vers la solution que nous proposons. Il conviendrait de mettre la dernière main à cette œuvre de bon sens et de bonne administration. L'Enseignement secondaire ne répond pas à une nécessité sociale, au même degré que l'enseignement primaire , il n'est pas, et ne peut pas être universel, uniforme, obligatoire. A ce second degré, les études, pour servir des intérêts spéciaux, vont devenir spéciales, dans
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une certaine mesure. Essentiellement une et simple à sa première période, l'organisation devra se dédoubler à la seconde". On y distinguera deux grandes divisions : 1° L'enseignement classique; 2° L'enseignement professionnel. Le premier est organisé depuis longtemps; il est destiné à préparer plus particulièrement aux professions si improprement appelées c libérales », parce qu'elles sont affranchies du travail manuel. — Comme si la servilité résidait dans le métier, et non dans l'homme qui l'exerce ; comme s'il n'était pas infiniment plus noble de bien manier la lime ou le rabot, que d'abuser de la parole ou de la plume ! Le second, qu'il ne faut pas confondre avec ce qu'on appelle « Enseignement secondaire spécial», forme bâtarde de l'enseignement classique, doit préparer aux divers métiers de l'Industrie. Il n'existe encore, en France, qu'à l'état rudimentaire, et il appartient à une vraie démocratie de l'organiser d'une façon complète. —Nous reviendrons plus loin sur ce sujet. Dans chacun de ces ordres d'enseignement secondaire, il est évident que, par la nature même des choses, l'instruction ne devra plus avoir la généralité qui caractérisait l'enseignement primaire. Il ne s'agit plus de donner à l'en-
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fant des « clartés de tout », il s'agit de lui donner de bonnes habitudes intellectuelles ou professionnelles, et pour cela de lai apprendre à fond quelque chose. Or, on ne peut pas apprendre tout à fond ; il faut choisir. Il en est des connaissances de l'homme comme des végétaux de nos jardins. Lorsque le plant est petit, il peut se presser assez dru sur un espace restreint ; mais dès qu'il a grandi, le jardinier sacrifie tout ce qui est faible pour donner de l'espace à ce qui est vigoureux ; sinon, tout périt. De même, il faut plus d'air et d'espace aux notions de l'esprit, à mesure qu'elles se fortifient; si l'on ne sait rien sacrifier on risque de compromettre tout. De la quatorzième à la dix-neuvième année, le cercle des études doit aller toujours en se rétrécissant ; et par contre, il doit gagner sans cesse en profondeur et en précision. Par là, on prépare l'esprit au troisième degré de l'Enseignement, qui est. celui où l'intelligence revient des hauteurs de la théorie aux détails de l'application. A ce moment, le fractionnement des études se multiplie de plus en plus, chacun suivant, sous la direction de maîtres spéciaux, la voie où le poussent ses aptitudes, ses goûts, ses intérêts. Ainsi doit se faire le progrès de la culture intellectuelle. Les études, au début générales, uniformes, obligatoires, intuitives, concrètes, doi-
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vent devenir par degrés, particulières, spéciales, libres, didactiques, abstraites, et enfin, redescendre de la règle à l'application, du savoir à l'acte, des données théoriques aux notions pratiques. Un tel programme, étageant et coordonnant ainsi tout l'enseignement public dans un système à la fois un et divers, satisfaisant franchement, libéralement, aux exigences politiques et économiques de notre démocratie, répondrait enfin aux voeux de plus en plus nombreux, de plus en plus expressifs des vrais amis de l'Université 1.
1 Ces vœux ne datent ni d'aujourd'hui, ni d'hier. Dès 1848, Ernest Bersot, cette âme si pure et si lucide, écrivait : ■ Qu'arriverait-il si, à une éducation unique, préparation de dix années à uue espèce unique de profession, on substituait un jour plusieurs éducations successives et, pour ainsi dire, superposées, dont chacune répondrait exactement à une classe de la société, fouruirait les connaissances intellectuelles nécessaires à cette classe ; chacune conférant, avec quelque science, l'habileté d'apprendre, et fortifiant le bon sens qui n'est pas de nécessité dans une condition, — de luxe dans une autre, mais toujours indispensable à tous les hommes, singulièrement lorsque tous les citoyens doivent mettre la main aux affaires publiques? » (E. Bersot, La philosophie de Rousseau.) Il est impossible d'exprimer mieux des idées plus justes.
�CHAPITRE X
LE SYSTÈME DES COURS — AVANTAGES POUR LES MAITRES, LES ÉLÈVES, LES ÉTUDES
Après ces considérations générales sur les rapports de l'instruction secondaire avec les autres ordres de l'enseignement public, nous avons hâte d'aborder le détail des réformes qui nous paraissent indispensables pour mettre le système scolaire du deuxième degré en harmonie avec notre constitution politique et avec le bon sens. Nous avons dit que le vice organique de l'institution actuelle, était la division par classes. Notre première proposition sera donc de la supprimer, et d'appliquer à l'enseignement secondaire le système qui a été trouvé le meilleur pour l'enseignement supérieur, celui des cours. Plus de classes de quatrième, seconde, rhétorique, etc. Mais des
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cours de langue et littérature latine, grecque, française, anglaise, etc., etc. ; et pour chacun d'eux des professeurs spéciaux et compétents. Suivant la difficulté de leur objet, ces divers enseignements comprendraient une division élémentaire, moyenne, supérieure : subdivisée à son tour en une ou deux années suivant le cas. L'organisation des études secondaires, au lieu d'être purement chronologique, deviendrait donc logique et analytique. Cette réforme fondamentale pourrait seule permettre de pallier ou de supprimer tous les maux que nous avons déplorés: mauvais élèves, mauvaismaîtres, mauvais loisirs, mauvais programmes, mauvaises méthodes, mauvais examens ; essaim funeste qui est sorti peu à peu de nos « classes », comme de la boîte de Pandore, mais en y laissant encore, fort heureusement, derrière lui, un peu d'espérance. La nature, avons-nous dit, ne fait pas de cancres ; mais l'Université en fait, et nous avons déjà dit comment. Un élève, pour une raison quelconque, se trouve en retard pour une partie de l'enseignement de sa classe : qu'adviendra-t-il de lui à la fin de l'année ? Lui fera-t-on recommencer la classe entière, pour suppléer à quelque détail insuffisant? Non. On dit : perdre un an, c'est trop ;
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d'ailleurs, il se « rattrapera » ; et on passe outre. Mais l'enfant ne se rattrape pas; entre son cerveau et le programme, l'écart s'accentue au contraire de plus en plus. Il se décourage, se dégoûte ; il s'abandonne lui-même, et, par suite, il est abandonné du maître : le mal est fait, le voilà passé cancre, et pour longtemps ; peut être pour toujours. Avec le système des cours, rien de pareil. Si l'enfant n'a pu suivre une des parties du programme, il recommencera cette étude l'année suivante ; mais rien ne l'empêchera, s'il le peut, de poursuivre le progrès normal de son développement scolaire : il pourra refaire son cours élémentaire de langue latine, par exemple, et passer au cours moyen d'histoire ou de mathématiques. Un même élève pourra, sans inconvénient, se trouver dans la division élémentaire pour une faculté, et dans la division moyenne ou même supérieure pour une autre. Ainsi, l'enseignement restera exactement proportionné à l'aptitude individuelle. L'élève étant toujours, selon le mot profond du père de Pascal, « au-dessus de son ouvrage », il travaillera avec goût et avec profit. Et si une seconde expérience démontre que l'esprit de l'enfant est décidément réfractaire au genre de connaissances où il s'est attardé une seconde année, on pourra le diriger dans une autre
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voie, et ne pas s'obstiner dans un travail rebutant et stérile. Qu'on nous permette ici une digression indispensable au développement de notre point de vue. Le grand principe qui régit actuellement notre système classique, est celui de Y égalité et de l'uniformité de l'enseignement. Ainsi, pendant bien longtemps, l'idéal de nos architectes a été de construire nos villes sur des plans uniformes. D'interminables rues, bordées de maisons toutes pareilles, se coupant à angle droit, telle était la froide conception géométrique qu'on travaillait à réaliser dans la pierre de taille. De même aussi, nos jardiniers s'efforçaient de ramener la nature à des formes mathématiques, à corriger la libre fantaisie des végétations, en la réduisant à l'inexorable ligne droite. Les constructeurs de nos maisons et de nos parcs ont renoncé à ces tristes manies ; mais nos pédagogues les ont conservées. Imposer aux esprits de tous nos enfants des cadres rectilignes et uniformes ; faire fabriquer à toute la jeunesse française, à point nommé, au même âge, avec la même supériorité, les mêmes exercices scolaires; tel est encore l'idéal pédagogique de notre université. Le malheur est que cet idéal est contraire à la nature, et que, pour vouloir l'atteindre, on condamne bien des esprits à la stérilité.
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Pourquoi, à ce principe de l'égalité et de l'uniformité des études classiques, ne substituerait-on pas celui de l'équivalence ? Quand nous traiterons des programmes, nous reviendrons sur ce sujet ; qu'il nous suffise ici, d'indiquer que si on laissait aux élèves une certaine liberté dans le choix de leurs études, on écarterait une des causes les plus puissantes, une des excuses les plus légitimes, de l'indifférence, du dégoût et de la paresse. On aurait la variété, mais la vie ; ce qui vaut mieux que l'uniformité et la mort. A notre avis, avec une liberté sagement réglée, dans de certaines limites, que nous déterminerons plus loin, l'enfant ne serait plus comme condamné à ramer sur une galère, avec un aviron trop lourd; il travaillerait, s'il est capable de travail ; et le cancre, dans nos établissements, ne ferait plus la majorité et la loi. Il serait, ce qu'il doit être, une exception dans l'école, comme il est une exception dans la nature. Mais les élèves ne sont pas seuls sacrifiés à ce Moloch universitaire de « la classe ». Les maîtres ne lui échappent pas. Que deviennent la plupart des brillants esprits que donnent à l'Université, chaque année, l'École normale et les Facultés ? Condamnés à ressasser à perpétuité des leçons superficielles ; livrés à des auditoires rechigneux,
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malveillants, inertes ; ravaudant à l'année des solécistnes et des barbarismes en deux ou trois langues ; les uns, enfermés jusqu'à la fin de leurs jours, dans ces besognes mécaniques, dans un enseignement élémentaire, sans air, sans horizon, sans ciel ; les autres, dictant des cours qui finissent par être plus ou moins stéréotypés, et ne réclament bientôt plus ni recherches, ni efforts intellectuels; à moins d'être doués de facultés bien rares, ces infortunés s'assoupissent, s'endorment, et s'éteignent plus ou moins vite, plus ou moins doucement, dans une sorte de léthargie morale. La noble profession tourne au métier, le talent à la routine, et la fleur avorte. Qu'arriverait-il au contraire, si chacun de ces jeunes maîtres était chargé d'enseigner exclusivement une spécialité dont il pourrait faire une étude particulière et approfondie ; et si on lui donnait un auditoire de bonne volonté, du temps pour l'instruire, et une certaine indépendance dans le choix des moyens? N'acquerrait-il pas en parcourant sans cesse l'échelle entière de la science, depuis les éléments 3e la grammaire, jusqu'aux plus hautes oeuvres de la littérature, une compétence et une valeur rares? Ne voit-on pas que nos lycées, au lieu d'être des espèces de nécropoles intellectuelles, deviendraient des foyers de vie et de pensée, pépinières des Facultés, séminaires brillants
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de la littérature et de la science ? Ne voit-on pas, qu'au lieu de vouer nos professeurs à une culture superficielle et médiocre, parce qu'elle est trop étendue, on les obligerait à savoir profondément la chose qu'ils enseigneraient ; et qu'enfin nous aurions des maîtres et non plus des MaîtreJacques ? On voit de suite comment celte réforme préserverait de ces redites que nous reprochions à l'organisation actuelle. Un plan logique pourrait être appliqué avec suite, pendant plusieurs années, par le même professeur. Les doubles emplois seraient ainsi ramenés au minimum ; et on en finirait avec ces révisions que l'on trouve prescrites à chaque page du plan d'études officiel, et qui sont à la fois indispensables et déplorables. Mais voici l'avantage capital. A notre avis il ne saurait y avoir de véritable enseignement là où n'existe pas une intimité affectueuse entre celui qui enseigne et celui qui apprend, et où ne s'établit pas, à côté du commerce intellectuel, une sorte de communion morale. 11 ne suffit pas que le maître apprécie l'aptitude à comprendre de ses élèves, il faut qu'il entre plus avant dans leur être. Il faut qu'il connaisse leur caractère, les qualités et les défauts de leur volonté, de leur sensibilité morale ; il ne suffit pas qu'il les comprenne, il faut qu'il les aime. Si ce lien d'affection n'existe pas, la
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parole didactique restera morne et sans écho ; elle éclairera peut-être, mais elle n'échauffera pas, elle ne suscitera pas de nouvelles flammes ; elle créera des auditeurs, non des disciples. « Pectus est quod disertos facit », disait Gicéron; et Vauvenargues traduisait : « les grandes pensées viennent du cœur ». Nous dirions volontiers : les bonnes leçons viennent du cœur. C'est le cœur qui fait le maître; c'est le cœur qui donne à celui qui parle le dévouement et la fermeté, l'ardeur et la patience, la douceur et la colère ; c'est le cœur qui donne à celui qui écoute l'attention et le zèle, l'affection et le respect : et ce sont là les clés de l'intelligence. Or ces liens moraux existent-ils, peuvent-ils exister avec notre organisation actuelle ? A aucun degré. Des bandes déjeunes gens voltigent chaque année devant la chaire du professeur, comme des oiseaux de passage. Le maître sait à peine d'où ils viennent et où ils vont. A quoi bon chercher à pénétrer au-delà de cette superficie de leur élève, qui est l'intelligence? Encore quelques mois, quelques semaines, et il ne les reverra jamais plus, et il oubliera jusqu'à leurs noms. Tel enfant révélait des aptitudes brillantes qu'il eût été intéressant de développer; tel autre laissait apercevoir des défauts d'esprit et de cœur, qu'avec un peu de suite et de patience on pouvait redresser ; mais
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à quoi bon entreprendre ces oeuvres divines, ces sortes de créations d'âmes qui sont pourtant le charme profond, l'intérêt suprême de l'enseignement ? A quoi bon? bientôt ces enfants passeront à d'autres mains. Et, de son côté, l'élève fait des raisonnements analogues. Ce maître d'un jour reste un étranger, l'enfant ne lui livre pas son âme, il sera indifférent presque toujours, quelquefois railleur et indiscipliné, disant comme l'âne du fabuliste : notre ennemi, c'est notre maître. Quel changement dans ces relations, si, au lieu de ressembler à des liaisons de villes d'eaux, sans passé et sans lendemain, elles devaient durer plusieurs années consécutives ! Si le maître, en recevant les jeunes gens pour la première fois, se disait qu'il devra les conduire comme par la main, pendant plusieurs années, à travers toute la science ; si les élèves abordaient leur professeur avec la pensée qu'ils seront en rapports constants avec lui jusqu'à la fin de leurs études, ne surgirait-il pas des deux côtés comme un besoin de rapprochement amical ? L'habitude seule n'amènerait-elie pas une pénétration réciproque des âmes? Et cette confiance familiale qui nous apparaît comme la condition absolue de tout bon enseignement ne s'épanouirait-elle pas d'ellemême dans cette longue familiarité des esprits et des coeurs ? Il y a dans les maisons d'éducation
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religieuses quelque chose qui ressemble à cela, et ce quelque chose suffit pour balancer la supériorité incontestable et incontestée de la doctrine littéraire et scientifique de nos lycées. Si maintenant, passant à des considérations autre ordre, nous nous souvenons qu'il y a plus de 80,000 enfants dans nos écoles secondaires, que chaque année la plupart de ces enfants perdent en congés stériles de trois à six mois de leur vie, on peut calculer quelle énorme déperdition de forces cet abus occasionne à la société. Et cependant tant que les enfants subiront l'incarcération physique de l'internat et l'incarcération morale des classes, il sera presque impossible de diminuer ces congés absurdes. On songe à ces marins qui ont vécu pendant de longues traversées enfermés clans leurs prisons flottantes ; quel besoin, quelle joie de descendre à terre, de dégourdir leurs membres, de rafraîchir leur estomac, de jouir de l'espace!... Ainsi de nos collégiens. Il leur faut relâcher souvent dans la famille, clans la vie ; sans quoi, ils mourraient d'ennui et de misère intellectuelle. Mais cette soif de vivre au dehors ne vient cpie d'un régime vicieux et malsain. Changez le régime, faites agir ces cerveaux, chassez l'ennui qui les ronge, occupez-les sans les fatiguer, aussitôt vous
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pourrez sensiblement réduire le nombre de ces occasions de perdre le temps que vous leur offrez si libéralement aujourd'hui. A quoi bon trois et quatre mois de repos quand on n'est pas fatigué ? Pourquoi faire vaquer si longtemps des cours dont personne ne se lasse ? Cinq ou six semaines bien distribuées ne pourraient-elles 'pas suffire au maître pour se recueillir et se distraire, à l'élève pour se reposer au milieu des siens et vivre dans leur intimité? L'inactivité intellectuelle, le vide d'occupations, en un mot l'oisiveté, mère de tous les vices, est détestable pour tout le monde, mais surtout pour les jeunes gens. Il n'est pas bon que le « jeune homme » soit seul, c'est-à-dire abandonné à sa fantaisie et à son besoin déréglé d'agir. Cette activité, puissant ressort de vitalité et de croissance, doit toujours être dirigée d'une façon plus ou moins apparente mais certaine. Donnons des loisirs à la jeunesse et beaucoup ; mais que ces loisirs soient réglés et surveillés, qu'on les utilise pour favoriser le libre essor des goûts et des plaisirs qui peuvent charmer des jeunes hommes sans les corrompre. Qu'ils soient libres de se livrer soit aux distractions de l'art, musique, dessin, modelage ; soit à celles de la science, collections, herborisations, statistiques ; qu'ils se passionnent pour les exercices physiques, gymnastique, escrime,
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équilation, voire même pour certains travaux manuels, le tour, la menuiserie, etc., etc. Voilà l'emploi naturel de leurs loisirs ; voilà le repos, la détente de l'esprit, et nous y reviendrons dans la seconde partie de ce travail. Mais évitons le vide de vos néfastes congés, évitons ces espèces de « bordées » auxquelles nos collégiens sont autorisés le dimanche après l'incarcération de la semaine et pendant deux mois de vacances après l'incarcération de l'année, et que nous n'ayons plus jamais sous les yeux, les jours de vacances, le triste spectacle de jeunes lycéens s'intoxicant de toutes manières, par l'estomac, par les yeux, par le cerveau et par le coeur, dans la fumée des tabagies, brasseries, cafés-concerts et autres mauvais lieux. En résumé, donnons beaucoup de loisirs, et peu de vacances. Perdons le moins de journées possible. J'estime qu'on pourrait aisément gagner une année, sur la durée moyenne des études. Ce gain n'est pas peu de chose dans la vie d'un homme ; mais multipliez-le par le nombre d'individus qui pourraient en profiter, et vous apprécierez d'un coup, la portée sociale de cette humble petite question des vacances.
�CHAPITRE XI/*/
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ÏS'ous avons signale l'antinomie clu programme de l'enseignement secondaire. Il est également impossible, et d'enseigner tout ce qu'il contient, et d'en rien retrancher. La seule solution possible, serait la substitution d'un ordre successif, à l'ordre simultané qui régit tout notre enseignement. Mais avec le système des classes, et surtout avec le manque d'enchaînement entre les divers degrés de l'instruction publique, cette solution semble inapplicable. En effet, chaque ordre d'enseignement, primaire, secondaire, supérieur, formant un tout à part, veut en quelque sorte se suffire à soi-même, et contenir comme un spécimen de toutes les connaissances. Pour faire tenir le savoir entier dans ces cadres trop étroits, et en parti-
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culier dans celui de l'enseignement secondaire, on a donc été conduit à le diviser comme en petites tranches, que l'on sert aux enfants dans chacune de leurs classes, de sorte que leurs études ressemblent à ces mauvais repas de table d'hôte, où la multiplicité des plats déguise mal la pauvreté du régime. Depuis la huitième, le jeune lycéen fera inexorablement jusqu'à la philosophie inclusivement, du français, de l'anglais ou de l'allemand, de la géographie, de l'histoire, de l'arithmétique. Dès la septième, apparaîtront la géométrie et des notions de géologie. En sixième surgira le latin ; la zoologie remplacera la géologie. En cinquième, le grec s'ajoutera à tout le reste, et la botanique remplacera la zoologie. En quatrième, tout sera conservé, mais la géologie viendra de nouveau sur l'eau, après avoir disparu depuis la septième. La troisième nous apportera, toujours sans rien retrancher, l'algèbre et la physique; la seconde, l'histoire delà littérature française, l'histoire de la littérature latine, l'histoire de la littérature grecque ! La rhétorique ne fera que remplacer la physique par la cosmographie et la chimie. C'est ainsi que de classe en classe, on ira toujours chargeant le véhicule, sans s'inquiéter de savoir si la pauvre bestiole attelée à ce fardeau croissant, ne devra pas renoncer ou périr.
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Il en serait tout autrement, si, comme nous l'avons proposé au chapitre ix, le plan d'études formait un ensemble homogène et coordonné, depuis l'enseignement primaire jusqu'à l'enseignement supérieur; et si on se décidait enfin à réserver exclusivement à chaque période du développement intellectuel de l'enfant, les connaissances qui lui conviennent le mieux. Ces connaissances une fois acquises, on n'y reviendrait plus, ou si on les reprenait, ce serait pour les envisager à un point de vue nouveau, et en tout cas, on leur ferait de la place, en retranchant autre chose. On éviterait ainsi, la surcharge et les redites ; on pourrait, peut-être, par ce moyen, apprendre encore tout ce que contient le programme, mais au lieu d'apprendre tout à la fois, on apprendrait chaque chose successivement, et à l'heure convenable. Après avoir franchement reporté dans les études primaires, tout ce qui, s'adressant plus spécialement à la mémoire, peut être enseigné complètement et définitivement, jusqu'à la quatorzième année ; après avoir au contraire, éloigné pour la période préparatoire à l'enseignement •supérieur, tout ce qui réclame des efforts de réflexion dépassant la portée ordinaire d'esprits peu formés, on conserverait donc pour la période secondaire exclusivement les connaissances appro-
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priées à l'âge moyen. Si ces connaissances formaient encore un ensemble trop vaste, pour être, toutes ensemble, étudiées à fond, on ferait un choix parmi elles ; on se bornerait à prescrire comme obligatoires, celles qui paraîtraient nécessaires et suffisantes pour constituer une culture vraiment libérale de l'esprit. Et on se réglerait d'après ce principe qui doit dominer toute notre pédagogie moyenne : que le but n'est pas de procurer uniformément à tous une grande quantité de connaissances superficielles, mais d'enseigner bien, et à tous, quelques sciences systématiquement choisies en vue de former non pas seulement un « honnête homme », au sens du dix-septième siècle, mais surtout un honnête homme, au sens du dix-neuvième. Et en outre, en apprenant bien quelque chose, on apprendrait à apprendre le reste. Telle doit être la règle directrice du système à élaborer. Mais quel est ce strict nécessaire qui doit former comme le fond obligatoire de notre programme des études secondaires classiques ? Les philosophes classent toute la connaissance en quatre ordres principaux : une première division distingue les sciences de l'esprit ou de l'âme, et les sciences de la matière ou de la nature. A son tour, chacune de ces catégories se subdivise en sciences « formelles » et sciences « réelles ». —
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Les sciences formelles de la matière étudient, comme leur nom l'indique, les formes idéales de la matière, les relations numériques et mécaniques entre ces formes; elles sont tirées, par voie de déduction, de données et de définitions imaginées à priori, par l'esprit. Ce sont les sciences exactes ou mathématiques : arithmétique, géométrie, algèbre, etc., etc. —Les sciences formelles de l'âme se tirent aussi par déduction, de certains principes posés à priori, et qui servent en quelque sorte d'axiomes et de règles directrices aux manifestations de l'activité, de l'intelligence et de la sensibilité de l'homme. Elles sont en quelque sorte les mathématiques du monde moral, et comprennent : la morale, la logique, la philologie, l'esthétique, etc. — Les sciences réelles, au lieu de considérer les formes idéales et abstraites de .l'être moral ou de l'être physique, étudient en quelque sorte, le contenu réel et concret de ces formes ; elles ne s'attachent plus à considérer à priori ce qui devrait être, mais elles constatent à posteriori, ce qui est. — Dans l'ordre physique, elles étudient la vie sous ses multiples aspects ; l'ordre et la succession des phénomènes sensibles ; les actions et réactions des corps et des éléments naturels les uns sur les autres : c'est la biologie, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, la géographie, etc., etc. —
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Dans l'ordre moral, elles observent les manifestations sensibles de la vie intellectuelle et morale, sous toutes ses formes : c'est la psychologie, la littérature, l'histoire des actes et l'histoire des idées de l'humanité, etc. Les sciences réelles ont aussi une méthode propre, inverse de celle des sciences formelles, et dérivant de la nature de leur objet : c'est la méthode inductive, reposant sur l'observation, l'expérimentation, etc., etc. Telle est la classification bien connue, qui nous paraît devoir servir de base philosophique, au programme des études secondaires. Il faut et il suffit que dans tout le cours des études secondaires classiques, et en les distribuant successivement par ordre de difficulté, un ou deux spécimens, au pZus, de chacun de ces ordres de sciences soit enseigné. Nous estimons que trois ou quatre connaissances doivent, au maximum, être enseignées en même temps. Trois ou quatre connaissances à la fois ! Si on compare ce programme modeste aux ambitions encyclopédiques du jour, on nous trouvera bien timides. On dira même que nous préparons la décadence intellectuelle, que nous rétrogradons vers l'ignorance, etc. ; mais nous avons répondu par avance à ces phrases, en démontrant la stérilité du « grand programme », et la nécessité de viser à
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la qualité plutôt qu'à la quantité du savoir. Or, comme on ne sait bien que ce qu'on a appris soimême ; comme pour apprendre soi-même il faut s'exercer souvent à la pratique personnelle des bonnes méthodes, et apprendre à bien déduire et à bien observer ; comme ces exercices fréquents, journaliers, réclament beaucoup de temps; il en résulte qu'il est indispensable de réduire à ce qui peut utilement s'enseigner, soit à trois ou quatre échantillons bien choisis, les objets obligatoires et simultanés des études secondaires : c'est ce que nous proposons de faire. D'autres, au contraire, songeant à la difficulté de la tâche et à la faiblesse des jeunes esprits, nous reprocheront peut-être de trop embrasser encore. — Ils penseront, comme Napoléon Ie'', que deux connaissances en tout, le latin et les mathématiques, suffiraient pour donner à l'esprit une bonne culture secondaire. Nous ne sommes pas de cet avis. Sans tomber dans la multiplicité qui nous accable aujourd'hui, il faut admettre dans les études une certaine variété qui délasse et permette aux diverses aptitudes de se révéler. Un esprit, à qui il aura manqué de s'initier à l'acquisition raisonnée CCau moins une ou deux sciences de chaque ordre et à la pratique de leurs méthodes propres, restera toujours incomplet et, en quelque sorte, infirme par quelque organe.
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Un programme est mauvais s'il enferme la jeunesse dans une doctrine purement formelle ; s'il la met perpétuellement en présence, non' des choses, mais des signes des choses ; s'il ne la nourrit guère que de règles, de généralités, d'abstractions : viandes creuses, incapables d'assurer au tempérament intellectuel la solidité, la force, la santé. Ce régime est tout français : il nous vient de la Scolastique. En vain Rabelais1, Montaigne, Descartes, et bien d'autres après eux, ont blâmé, raillé, protesté. Nos générations de pédagogues officiels se sont transmis d'âge en âge, sous des formes diverses, ce legs du moyen âge ; et nous en souffrons encore aujourd'hui. Mais l'enseignement ne sera pas meilleur, si, pour réagir contre ce formalisme, il en vient à mépriser souverainement, tout ce qui n'est pas réel, particulier, sensible ; s'il bannit toute règle, toute théorie ; si, coupant les ailes à l'esprit, il l'enchaîne à la glèbe. Pour élever Emile, Rous1 Le jeune Gargantua, sous la férule du grand docteur Thubul Holoferne apprenait si bien ■ sa charte qu'il la (lisait par cœur, au • rebours, et y fust cinq ans et trois mois ; puis, lui lust le Do:at, • le Facet, Thcodelet, et y fust treize ans, six mois et deux ■ semaines. Puis lui lust de modis signi/icandi, avec les comraans • de Hurtebise, de Fasquin . . . •, et un tas d'autres ; et y fust plus ' de dix-huit ans et six mois. . ., etc., eie. Alant son père aperceut ■ qu'il étudiait très bien, et y mettait tout son temps; toutcsfois, que » en rien ne profitait. Et qui pis est, en devenait fou, niais, tout » resveux et assoté. > — (Gargantua, ch. xv-xvi). Nous voudrions pouvoir dire que les procédés ont beaucoup changé, et aussi les résultats. Mai?, en conscience, le pouvons-nous ?
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seau voulait jeter au feu tous les livres ; il lui permettait à peine « Robinson Crusoé ». Grave exagération ; grave erreur... Plonger des enfants en pleine réalité pour les instruire, c'est tout comme les jeter en pleine eau pour leur apprendre à nager. Excellent procédé... pour noyer ses élèves, neuf fois sur dix. Mauvais programme aussi, celui qui sacrifie la connaissance « cosmologique, » comme disait Ampère, à la connaissance « noologique » : autrement dit, la matière à l'esprit, la nature à l'homme, et pour nous servir d'expressions plus usitées, les sciences aux lettres. — Plus mauvaise encore la doctrine qui tombe dans l'excès inverse. Écoutons Stuart Mil!, la raison même : « Se demander si nous devons apprendre les lettres ou les sciences me paraît, je l'avoue, une question tout à tait semblable à celle-ci : les peintres doivent-ils cultiver le dessin ou la couleur ? ou pour user d'un exemple plus vulgaire: un tailleur doit-il faire des habits ou des pantalons ? Je ne puis y répondre que par ces mots : pourquoi pas tous les deux1 ? » Les législateurs de 1852 avaient répondu moins sagement à la même question, en inventant la fameuse « bifurcation ». Triste système qui peupla le second Empire, de tant de lettrés ignorants, et
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de tant de savants barbares ; les uns sachant peut-être bien parler, mais n'ayant rien à dire ; les autres ayant peut-être quelque chose à dire, mais ne sachant pas l'exprimer... Un bon programme sera, pour l'esprit, ce que les physiologistes appellent, pour le corps, un aliment complet. Tout ce que réclament nos facultés pour vivre et se développer en tous sens, il le leur fournira. Dans ce but, il devra être à la fois formel et réel, littéraire et scientifique. Mais de même qu'un sage régime proportionne soigneusement l'alimentation à l'âge, à la santé, au tempérament de chacun ; qu'il évite tout excès et toute surcharge ; — de même, un sage enseignement dosera avec prudence la nourriture intellectuelle ; il donnera aux jeunes esprits juste ce qu'ils peuvent digérer et assimiler, et rejettera sans hésitation ni regret tout le reste, comme un poids indigeste et nuisible. Comment doit se faire ce dosage ? Quelles connaissances choisirons-nous pour cultiver l'esprit, à son âge moyen, dans sa faculté littéraire, et dans sa faculté scientifique? C'est ce que nous allons expliquer.
�CHAPITRE XII
PROGRAMME DES ÉTUDES LITTÉRAIRES LES LANGUES
En première ligne, et comme partie fondamentale de notre programme littéraire, dans sa période moyenne, c'est-à-dire dans les quatre premières années, nous demanderons l'étude d'une langue ancienne ou étrangère, à l'exclusion du français. — Quel paradoxe ! dira-t-on ; la base de l'enseignement classique d'un Français, ne sera pas la langue française? — Non, répondrons-nous sans hésiter. Nous admettons parfaitement que le but suprême, le couronnement pratique des études classiques, doive être l'art de bien parler et écrire la langue maternelle ; mais nous soutenons que le meilleur, le seul moyen peut-être, d'obtenir ce résultat, est d'approfondir une autre langue. Souvenons-nous, en premier lieu, que nous
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avons affaire à des jeunes gens de quatorze ans; qu'ils ont dû déjà, à l'école primaire, apprendre à fond la grammaire et le vocabulaire, les règles et le matériel de leur langue maternelle. Us savent parler et écrire correctement ; c'est le nécessaire; mais ils doivent apprendre un art plus délicat. Ils doivent s'habituer à donner à la pensée, écrite ou parlée, ce tour original, cette simplicité, cette force, cet éclat sobre et élégant, ce je ne sais quoi qui se reconnaît à l'instant, et qui est à l'expression ce que la taille est au diamant. C'est là l'oeuvre propre de la culture littéraire. Or, quel est l'avantage que tout Français, que tout homme peut retirer de l'étude sérieuse d'une langue autre que la sienne? — N'est-ce pas d'ajouter au patrimoine intellectuel et moral qui lui vient de ses ancêtres, le patrimoine d'un autre peuple? N'est-ce pas de s'initier à des idées, à des moeurs, à une civilisation qui, sans cette étude, lui resteraient complètement étrangères? N'est-ce pas de s'approprier un trésor de pensées, d'expressions, accumulé par le travail séculaire d'une autre race, et de le rapporter comme une conquête à sa propre patrie ? Si nos pères ont réservé aux études fondées sur la connaissance des langues anciennes, ce beau nom d'humanités, c'est précisément parce que, seules, elles pouvaient ajouter comme une autre
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àme à l'âme de nos enfants, les rendre deux fois hommes, et élever d'un degré leur puissance de penser et de dire, en d'autres termes, leur humanité. Et, à un point de vue différent, le profit, en étudiant une autre langue, ne vient pas-seulement de ce que nous assimilons du fonds d'autrui ; il vient aussi du perpétuel effort de comparaison entre notre avoir littéraire et celui de l'étranger. Les psychologues montrent comment c'est en supposant à l'objet que le sujet prend pleine et entière conscience de lui-même. On peut dire pareillement que la vertu propre d'une langue n'apparaît bien nettement à l'esprit que par lë contraste avec une autre langue. Il en résulte comme une réflexion continuelle sur nos propres ressources, qui les met en pleine lumière et en pleine valeur. De sorte que nous devenons plus riches, non seulement parce que nous gagnons quelque chose que nous n'avions pas, mais parce que nous apprenons à mieux connaître ce que nous possédions déjà, et à mieux nous en servir. Voilà pourquoi nous n'admettons pas que l'étude de notre langue et de notre littérature nationales puisse servir de fondement suffisant à un système d'enseignement secondaire classique, et remplacer l'étude d'une autre langue et d'une autre littéraL'ÉDUCATION. .
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ture !. Quelque magnifique que soit notre cité littéraire, n'y enfermons pas nos enfants ; montronsleur autre chose. L'originalité, la vigueur, la distinction de leur esprit est à ce prix. Ne croyons pas, avec quelques naïfs, qu'il suffira, pour leur faire connaître le pays étranger, de les aboucher avec des gens qui l'ont visité ; avec des voyageurs qui en reviennent, je veux dire avec des traducteurs. On ne connaît que ce qu'on a vu soi-même. Mettons-les donc en état de voir. Je ne crois pas qu'on puisse citer, ni dans notre littérature, ni dans aucune littérature, un seul écrivain de valeur qui n'ait étudié et connu une langue ancienne ou étrangère. 11 n'y a pas de génération spontanée pour les chefs-d'œuvre littéraires. L'effort d'un homme seul n'a jamais suffi à les créer. Ils résultent toujours d'une collaboration mystérieuse entre le génie d'un écrivain et le génie d'une race autre que celle dont il est sorti. Est-il un seul de nos grands auteurs, depuis Corneille jusqu'à Hugo, qui ne doive quelque chose de son génie et de sa langue au génie, et à la langue de la Grèce, de Rome, de l'Italie, de l'Espagne, de l'Angleterre? II en est de même pour chacun de nous, dans la
1 L'enseignement classique français est pourtant en passe de s'établir. Il a trouvé, dans l'Université et au dehors, d'éminents avocats qui ont gagné sa cause : citons MM. 0. Gréard, M. Bréal, Ch. Bigot, Henri Salomé, R. Erary, Th. Ferneuil, etc.
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limite de nos facultés ; et si nous voulons que l'esprit de nos enfants soit fécond, "il faut le soumettre nécessairement à cette sorte d'hyménée intellectuel. Je vais plus loin, j'estime que l'étude spéciale de la langue et de la littérature françaises, ne doit pas, clans les deux premières périodes de l'enseignement secondaire, figurer dans le programme. Le français doit laisser la place entièrement libre aux langues, ou à la langue choisie pour servir de base à l'instruction littéraire. L'idiome maternel est le véhicule de toutes les autres connaissances ; il s'apprend forcément avec elles. On apprend le français en traduisant du latin, du grec, de l'allemand; en rédigeant de l'histoire, de la physique, voire des mathématiques. Il est, pour ainsi dire, l'envers, ou mieux, la trame de tous les enseignements. Il s'impose ; il entre dans l'esprit de toutes parts ; nous le respirons en quelque sorte avec l'air ambiant, sans nous en apercevoir, en nous jouant et malgré nous. Dès lors, à quoi bon consacrer des heures spéciales à une étude qui se fait d'elle-même? Plus tard, quand l'esprit sera plus mûr, et en possession de féconds éléments de jugement et de comparaison, nous reprendrons l'étude de notre littérature nationale. Elle viendra dans la troisième période des études
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secondaires ; et alors elle leur servira de couronnement, de conclusion, et j'ajoute, de récompense. Car je ne sache pas qu'il ait jamais existé, dans aucune autre race, une floraison d'esprits supérieurs, plus riche et plus capable d'inspirer à la jeunesse, une plus légitime fierté et une plus noble émulation. Un tel enseignement est une source de joie, parce qu'il est une source d'enthousiasme et d'amour. Nous éliminerons donc l'étude spéciale de la langue et de la littérature françaises, du programme des premières années des études secondaires. Mais laisserons-nous subsister, à la fois, le latin, le grec et une langue vivante ? Nous croyons qu'il est impossible de conserver l'étude simultanée de deux langues anciennes. Une expérience qui aurait dû nous éclairer depuis longtemps et qui se répète chaque jour, nous a prouvé qu'il n'y a pas un élève sur mille, qui sorte du lycée, sachant ces deux langues. Le temps manque absolument pour les apprendre l'une et l'autre. Ayons donc le courage d'en supprimer une, ou plutôt, donnons aux élèves la faculté de choisir l'une ou l'autre. Car si l'on nous demandait de désigner celle qui doit disparaître, nous nous récuserions ; chacune d'elles offrant, à des points de vue divers, de merveilleuses ressources pour la
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culture libérale des intelligences. Si l'une est la mère de notre âme française, l'autre est comme son aïeule : et quelle aïeule 1 ! Voilà donc notre programme d'études allégé do deux langues sur quatre; est-ce suffisant et faut-il nous arrêter là ? Nous le voudrions. Certes, ce serait l'idéal d'une belle culture littéraire de pouvoir étudier à fond une langue ancienne et une langue moderne; mais nous croyons que cette étude simultanée ne sera possible que dans deux cas exceptionnels. Le premier, sera celui d'une aptitude spéciale et remarquable pour les études de linguistique. Le second, sera celui-où le jeune homme, au-cours de ses études primaires, aura déjà appris à fond, le matériel et la grammaire d'une langue vivante. Nous pensons que cela sera toujours possible ; et que dans les régions frontières, cela sera nécessaire. La continuation des mêmes études, n'apportant alors qu'un surcroit insignifiant de peine, il sera très possible et très désirable d'acquérir en même temps, la connaissance d'une langue morte. Mais un programme d'études ne peut être fait
Voir le remarquable travail de M. Ch. Bigot, publié dans la Revue bhnt (décembre 1884 et janvier 1883), et où il lait ressortir avec tant d'esprit et do raison les avantages pédagogiques du grec : il va jusqu'à proposer de fonder, à Paris et en province, quelques lycées dans lesquels la langue grecque servirait de base aux études littéraires.
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en vue des exceptions. Il doit être adapté à la moyenne des intelligences, et répondre aux circonstances communes. -Or, en nous tenant à ce qui est pratique, possible et nécessaire, nous reconnaîtrons qu'en général, le jeune élève de quatorze ans ne peut mener de front, avec ses autres études obligatoires, que l'étude d'une seide langue nouvelle. Nous disons l'étude sérieuse, et non l'ébauche grotesque, l'à-peu-près illusoire, dont on se contente aujourd'hui. Dès lors, nous n'hésiterions pas à ne prescrire comme obligatoire que l'enseignement d'une seule langue. Et nous laisserions encore ici, l'option entre une langue ancienne et une langue étrangère moderne, admettant l'équivalence, au point de vue pédagogique, à la condition qu'il s'agisse d'une langue moderne noble, c'est-à-dire consacrée par des œuvres de génie. Tout a été dit sur la valeur pédagogique des lettres latines et grecques; sur la convenance parfaite, de fond et de forme, que présentent leurs chefs-d'œuvre, pour une culture libérale de la jeunesse : et tout ce qu'on a dit est excellent1. Il n'est pas contestable, il n'est guère contesté, que l'étude approfondie des grands classiques de l'antiquité, de ces artistes incomparables, ne soit émi' Voir J. Stuart Mill : Discours d'inauguration à l'Université de Saint-André.
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nomment propre à former des écrivains, des orateurs, des poètes, des lettrés, fins connaisseurs en l'art de bien dire, au goût sûr et délicat. 11 n'est pas douteux que ces sources pures n'aient alimenté le génie clair, élégant, la probité littéraire de notre langue. Il ne saurait donc être question de les tarir, et d'en refuser désormais l'accès à nos enfants. Cette prohibition serait une barbarie gratuite, injustifiable. Mais c'est une barbarie presque égale, à notre sens, que d'imposer à toute notre jeunesse, cet unique moyen d'éducation littéraire. Ces hommes du monde, honnêtes gens, diserts, raffinés, artistes, académiciens avec ou sans fauteuils, fruits exquis de celte culture, quand elle réussit, convenaient et suffisaient aux siècles précédents. Ils conviennent encore au nôtre, mais ils ne lui suffisent plus. Il nous faut toujours des hommes « distingués », mais distingués d'une autre façon; un type plus moderne, plus agissant, plus cosmopolite. — Oui, des âmes imprégnées de sentiments un peu moins grecs et romains; nourries de pensers plus neufs, et pas usés par une circulation littéraire de vingt siècles; moins éprises de perfection formelle; moins enivrées par le verbe ; plus portées à l'action ; pour qui la parole et l'écrit ne seraient pas des fins, mais des moyens, et comme des actes. — Oui, des âmes
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Lien françaises, sans doute, mais éclairées do quelques reflets saxons, slaves, germaniques, orientaux, et non plus de l'unique lumière hellénique, ne seraient pas pour nous déplaire, et surtout, pour nuire à l'honneur et au bien de notre patrie. Pourquoi nous priverions-nous de la iaculté de demander à Shakespeare, à Dante, à Goethe, à Cervantes, de nous façonner des élèves, à côté et en outre de ceux que continueraient à nous donner Homère et Démosthène, Virgile et Cicéron ? Ces grands éducateurs étrangers n'ont-ils pas déjà fait leurs preuves ? Ne nous ontils pas déjà formé nombre de femmes exquises de style, de langage, de jugement, et cela, sans le moindre secours des Grecs et des Romains ? Pourquoi échoueraient-ils quand nous leur confierons nos jeunes hommes ? On remarquera que nous laissons de côté lo point de vue utilitaire; que nous ne parlons pas de l'intérêt considérable que la connaissance des langues étrangères peut présenter pour nombre de carrières. Non pas que nous dédaignions les considérations de cet ordre ; la fameuse théorie de la culture, dite désintéressée, nous impressionne médiocrement. Mais l'utilité de l'anglais, de l'espagnol, de l'allemand, est un argument supplémentaire que nous négligeons intentionnellement, bien qu'il ait une très grande valeur. Nous
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tenons à prouver, que même en se plaçant exclusivement sur le terrain pédagogique, la thèse de l'éducation par les auteurs modernes est inattaquable. Et si notre argumentation forcément écourtée, laissait des doutes dans l'esprit du lecteur, nous le renvoyons aux beaux développements de Macaulay, que cite M. Frary, dans son livre \ et qu'il commente en les complétant d'une façon magistrale et définitive. •En résumé, lidèles à notre principe, qu'il vaut mieux apprendre peu et bien, que beaucoup et mal, nous ne laissons subsister comme obligatoire dans le programme qu'une seule langue ancienne ou étrangère et qu'on pourra savoir; au lieu cle quatre, qu'il est impossible d'apprendre, et qu'en fait on n'apprend pas.
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la Question du Latin, chap. xi et xir.
�CHAPITRE XIII
PROGRAMME DES ÉTUDES LITTÉRAIRES — L'HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE
L'enseignement de l'histoire et de la géographie servira de base obligatoire à l'instruction littéraire, au même titre que l'étude d'une langue et d'une littérature ancienne ou étrangère. Mais cet enseignement a déjà dû être donné au cours des études du premier degré. Allons-nous donc soumettre nos élèves encore une fois à ces fastidieuses redites contre lesquelles nous avons protesté ? Non; et nous éviterons cet inconvénient, en faisant subir à la forme et à l'esprit de cet enseignement, au second degré des études, une transformation nécessaire. Les élèves aborderont les études classiques à
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Pagode quatorze ans, sachant déjà l'histoire et la géographie. Mais quelle histoire ? Quelle géographie ? L'école primaire aura dû se borner, selon nous, à leur bien enseigner notre histoire nationale et la géographie physique générale. L'enseignement historique, à ce premier degré,, devra rester très élémentaire dans ses visées, et très clair dans son exposition. — On racontera, le plus simplement possible, l'enchaînement chronologique de nos annales nationales. On y ajoutera juste ce qu'il faudra d'histoire ancienne ou étrangère, pour rendre les faits intelligibles. En général, l'histoire enseignée dans nos classes, à tous les degrés, n'est que la biographie plus ou moins détaillée de nos souverains. Nous trouvons très commode ce système d'exposition, et très juste l'idée qui l'inspire. Il est tout naturel de lier l'histoire du peuple à celle de la grande famille qui a présidé pendant tant de siècles à ses destinées. La France n'a pas à rougir de ses princes; aucun d'eux, ni dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune, n'a jamais oublié qu'il avait l'honneur d'incarner en lui un grand peuple. Leur valeur morale a été fort différente, mais tous, ou presque tous, ont su « penser, vivre et mourir, en rois ». Si la dynastie a eu parfois des torts envers la nation, la nation le lui a bien rendu ; en les rabaissant nous
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l'abaissons nos pères qui leur ont si longtemps obéi avec tant d'amour et d'enthousiasme. Le cadre de' cet enseignement est donc bon; il devra être maintenu à l'école primaire. Nous demanderons seulement que le maître, en racontant l'histoire nationale à nos jeunes enfants, évite deux écueils : la sécheresse et le faux patriotisme. — Il ne faut jamais que ce noble enseignement dégénère en une pauvre nomenclature de dates et de faits. — Un fait, en soi, est inerte et muet ; pour qu'il parle à l'âme, il faut lui retrouver son âme, c'est-à-dire, dévoiler, s'il se peut, les pensées dont il est sorti, et les conséquences morales qui en découleront. Pas de considérations abstraites et philosophiques ; peu ou point de généralités. Que ces résumés décharnés, appris par cœur, ne soient pas le fond, mais l'accessoire de l'enseignement. Plus l'auditoire sera jeune, plus les récits, pour le captiver et l'intéresser devront être animés, vivants, moraux, passionnés de justice et de patriotisme. Mais, j'ajoute aussitôt : passionnés aussi de vérité. On évitera ce chauvinisme étroit qui travestit notre histoire pour en faire un perpétuel panégyrique de nous-mêmes. Il y a assez de gloire dans notre passé pour couvrir nos misères et nos erreurs. Nos enfants ne peuvent que gagner à savoir le rôle exact que la France a joué dans les destinées
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du monde. Cet enseignement, s'il est sincère, leur donnera à la fois d'utiles leçons d'orgueil, et des leçons de modestie, encore plus utiles. Le récit dece que nos pères ont fait de grand, suscitera chez eux une émulation virile ; et l'aveu de ce qu'ils ont pu faire de mal, n'enlèvera rien à leur tendresse pour leur patrie, car en même temps que ses faiblesses, ils sauront les tragiques malheurs qui les ont expiées. Et qui n'aimerait mieux sa mère, en apprenant qu'elle a cruellement souffert, même des souffrances méritées ? Ainsi donc, des connaissances historiques, simples , précises, nettes ; mais profondément sincères, morales, patriotiques, et justes pour tous, même pour l'ennemi ; tel sera le. bagage que nos enfants devront nous rapporter de leurs premières écoles. Us nous apporteront en même temps, de sérieuses connaissances géographiques. La géographie physique du globe doit former en effet, avec l'histoire, comme l'assise fondamentale de l'institution primaire. Par la nature de son objet et de ses méthodes, cette science est, aussi bien, peutêtre mieux encore que l'histoire, appropriée aux facultés des enfants. Bien qu'elle s'adresse surtout à leur mémoire, et se propose d'y fixer le souvenir
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de formes, de noms, de chiffres, elle exercera sur leurs esprits, si elle est convenablement enseignée, une séduction puissante. Ici encore il s'agira de ne pas laisser envahir l'enseignement par les procédés mécaniques et mnémotechniques ; par les énumérations, les nomenclatures, les descriptions arides. Il faudra que la science vive en quelque sorte sous les yeux des enfants. Décrire exactement les contours des continents no sera pas assez ; on devra montrer comment ils se sont peu à peu formés autour de l'ossature des montagnes; comment sous l'action combinée de l'air, des eaux, des alluvions, des végétations, autour de ces immenses squelettes de granit, s'est lentement organisé le corps de notre planète, avec ses reliefs et ses creux, ses mers, ses golfes et ses promontoires, ses lies, ses fleuvés, ses lacs, ses climats, ses flores et ses faunes. On montrera que ces lentes transformations ne sont pas arrêtées et que la terre esl toujours vivante, et comme en travail. On donnera, en quelque sorte, à l'imagination des enfants, le spectacle de la naissance de ces côtes basses et de ces hautes falaises ; de ces deltas et de ces vastes embouchures ; de ces déserts arides et de ces plaines fertiles. Et si la naissance est trop lointaine et trop obscure, au moins les conviera-t-on au baptême, en leur racontant comment de hardis navigateurs, des explorateurs audacieux ont dé-
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couvert les terres nouvelles et les ont nommées. Et ce n'est pas tout ; on ne se contentera pas d'appeler à l'aide des récits, la vue des cartes qui ne sont encore que de l'abstraction graphique ; on mettra sous les yeux des élèves, autant que possible, les pays, les cités, les choses elles-mêmes, reproduites par le dessin, et mieux par la photographie. Ainsi, la géographie, remplaçant l'attrait du merveilleux, par l'attrait du lointain, alimentera sainement ces imaginations qui se repaissent si aisément de chimères, quand la réalité leur manque ou les rebute. Ainsi elle fixera la mobilité de ces jeunes âmes ; elle exercera leur attention; elle captivera leur curiosité, par la séduction de ces images authentiques,, et par le tableau de choses mystérieuses, quoique réelles ; elle amusera utilement leur irrésistible besoin d'agir, par ces tracés graphiques, ces dessins, ces coloriages de cartes, etc. — Enfin, à un autre point de vue, tous nos enfants, quelle que soit leur condition, qu'ils soient destinés à travailler de leurs mains, ou à vivre de leurs rentes, emprunteront à la géographie, pour éclairer leur labeur ou leur loisir, des notions, non pas seulement intéressantes, non pas seulement utiles, mais indispensables. Or, tout ce qui, dans la connaissance humaine est de première nécessité, est forcément du domaine de l'Enseignement primaire.
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Si nous pouvons compter que ce double enseignement a été bien donné à l'école primaire, (et pourquoi n'aurions-nous pas cette confiance ?), il sera évidemment superflu de le répéter au Ij'cée. Pour faire figurer utilement dans le programme secondaire, l'histoire et la géographie, il faudra donc les transformer. Gomment, et clans quel esprit ? C'est ce qu'il nous reste à dire. Et d'abord, en ce qui concerne l'histoire, nous avons dit qu'au premier degré des études, elle devait rester exclusivement nationale; et que cette histoire nationale elle-même, pouvait avoir, comme pour pivot, le récit de la grandeur et de la décadence de l'autorité monarchique. — Au second degré de l'enseignement, le point de vue va s'élargir, et l'horizon s'étendre. D'une part, l'histoire nationale ne sera plus le centre unique de l'enseignement. On fera pour notre histoire, ce que Copernic a fait pour notre planète : on la mettra à son plan exact dans l'immensité de l'espace et du temps. On racontera ce que les recherches de nos érudits et de nos historiens nous ont appris de positif sur ces grandes sociétés antiques, qui ont tenu les premières ce qu'on appelle le flambeau de la civilisation. Et notre curiosité ne s'arrêtera pas aux limites étroites de
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l'ancien monde ; à ce bassin de la Méditerranée, où nous enfermons d'ordinaire toutes nos origines. Nous porterons" nos regards bien au-delà, dans ces profondeurs de l'Extrême-Orient, où la science a pénétré et où nos maîtres doivent la suivre. Et à mesure que l'enseignement, suivant la civilisation dans sa courbe séculaire, s'avancera vers l'occident, et se rapprochera de nous, on racontera avec exactitude, avec conscience, non pas seulement ce que nous avons fait, nous, Français, mais aussi ce qu'ont fait les autres peuples de l'Europe, pour l'œuvre commune de l'humanité, pour le progrès. — Et enfin, lorsque le cours naturel du récit nous ramènera à la France, nous renoncerons au mode d'exposition purement chronologique et synthétique adopté dans l'enseignement primaire ; nous ne ferons plus tourner le cours autour de l'histoire de la Royauté ; nous tâcherons de voir tout ce qui a vécu et grandi à côté d'elle, par elle, et aussi contre elle. A la lumière des notions déjà acquises, et qui serviront de fil conducteur, on adoptera un ordre d'exposition analytique, plus riche, et plus fécond. Le maître pourra, par exemple, suivre dans leurs développements et leurs transformations successives, chacune des grandes classes de la nation : le clergé, la noblesse, le tiers, et même le « quart » Etat. Il pourra faire l'historique des grandes insL'ÉDUCATIO.W
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titutions, qui sont comme les assises de notre vie sociale : l'armée, la marine, l'instruction publique, les finances, la justice, le commerce, l'industrie, les travaux publics, la diplomatie, etc. Il laissera reposer un peu le génie des batailles, et nous fera de l'histoire civile, économique et philosophique. Nous apprendrons enfin, comment vivaient nos pères, les ouvriers, les bourgeois , les paysans ; à quelles écoles ils s'instruisaient ; quelles habitations ils occupaient ; comment ils s'habillaient et se nourrissaient; et quelle somme de travail, aux diverses époques, représentait, pour chacun d'eux, le vivre et le couvert. Nous saurons comment ils se comportaient dans leurs familles, dans leurs communes ; en quoi consistaient les fonctions de leurs syndics, de leurs échevins, de leurs mayors et bourgmestres. En un mot, nous descendrons des belles et décevantes généralités de la haute politique, de la considération exclusive et superstitieuse de l'aristocratie et des rois, à la vie multiple de la nation même. Étude plus difficile et plus modeste, mais à coup sûr plus neuve, plus féconde, et en somme, plus capable de former des citoyens. En résumé, nous ne verrons plus la France toute seule dans le monde ; et la Royauté, toute seule dans la France ; notre histoire deviendra plus large, plus libérale, plus humaine;
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et elle montera d'un degré, comme l'enseignement lui-même.
La géographie et l'histoire, sous leur forme élémentaire, étaient deux sciences séparées : l'une s'occupant exclusivement des hommes ; l'autre, des choses ; celle-ci racontant les événements, et celle-là décrivant les milieux. Il nous paraît qu'au second degré de l'enseignement, ces deux courants devront se réunir pour former un fleuve unique, plus large et plus profond. — La géographie, s'unissant à l'histoire, deviendra une science philosophique et morale; et l'histoire en absorbant la géographie, deviendra en quelque sorte, une science physique et réelle. Le lien puissant qui marie l'homme à la terre, apparaîtra aux regards de nos enfants. — Au lieu de leur ressasser sans profit, les noms des montagnes, des fleuves, des mers, etc., on leur montrera quelles influences irrésistibles et décisives les circonstances physiques ont exercées sur la destinée des peuples. On dira comment des inondations, des famines, des accidents géographiques ont, dans les temps antiques et dans les temps modernes, précipité les peuples les uns sur les autres, l'Orient sur l'Occident, l'Asie sur l'Europe, le Nord sur le Midi. On dira comment la
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direction des eaux, la hauteur des montagnes, la forme des côtes, les climats, ont déterminé le sens, la durée, la fréquence des grandes migrations et des invasions. On montrera les témoins que ces inondations humaines ont déposés, comme autant de sédiments, dans les sociétés modernes, sous la forme de castes, aristocratiques ou asservies, religieuses ou guerrières. On expliquera enfin, par des causes réelles et scientifiques, par la configuration du sol, par le climat, par la richesse minérale, agricole, industrielle, la prospérité des uns et la décadence des autres; les compétitions séculaires ; les ambitions nationales ; les aspirations politiques ; la formation et la ruine des empires. Inversement, on montrera le génie de l'homme réagissant sur la nature ; la transformant pour l'asservir à ses besoins ; tournant à son usage les forces ennemies ; canalisant les torrents et les rivières ; créant des chemins, là où tout passage semblait interdit ; traversant les montagnes, perçant les isthmes, créant des fleuves et des mers artificiels ; transformant en plaines fertiles des déserts ou des marais; faisant sortir de terre, par son infatigable labeur, le bien-être, le savoir, et la moralité. — En un mot, au lieu de renfermer nos enfants dans la triste et dégradante histoire des luttes de l'homme contre l'homme ; et de leur faire
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compter sans cesse des morts sur les champs de bataille ; au lieu de les entretenir exclusivement de nos folies, de nos cruautés, de nos vices, de notre misère ; nous détournerons leurs regards sur le spectacle consolant de l'humanité luttant contre la nature ; de l'esprit essayant de dompter la matière; nous dirons les victoires de la science, ses héros et ses martyrs ; et cette noble épopée de la civilisation, racontée par des maîtres éloquents et convaincus, passionnera les âmes, enflammera les émulations, élèvera les coeurs, et peut-être y fera germer l'amour et la paix, au lieu d'y semer la haine et la discorde. Tel devra être, dans nos lycées, l'esprit de l'enseignement historique. L'histoire virile, morale, vraiment démocratique ; racontant non les dynasties, mais les peuples ; non les intérêts particuliers, mais les intérêts généraux; non les victoires éphémères de la force, mais la conquête durable de la science et de la justice ; remontant aux causes matérielles et morales des événements ; montrant qu'il n'y a pas de hasard et que tout se ramène, au fond, à la volonté et à l'intelligence de l'homme aux prises avec la nature. Ainsi comprise, l'histoire absorbera la géographie dans une synthèse vraiment scientifique. A chaque instant, le maître sera conduit à raviver dans l'esprit des élèves, les notions de géographie physique déjà reçues à l'École pri-
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maire ; cela suffira selon nous, et dispensera complètement et d'un cours spécial et d'un maître spécial. Nous estimons que ce cours d'histoire devra remplir le programme des trois premières années. Mais un nouvel enseignement devra venir, à la quatrième, lui servir de conclusion et de couronnement. Après avoir raconté les vicissitudes diverses par lesquelles ont passé les grands peuples ; après avoir dit les grandes œuvres matérielles et morales qui leur ont valu l'honneur de vivre dans la mémoire des hommes, il sera nécessaire d'exposer quelle est la situation sociale, économique et politique à laquelle tous ces efforts ont abouti. Au point de vue politique et social, on décrira l'état exact des individus, des familles, des cités, du gouvernement. On considérera non pas seulement le nombre, mais la valeur des individus; leurs qualités, leur degré d'éducation et d'instruction, leurs croyances, leurs mœurs ; la puissance d'un état n'étant pas en raison de la quantité, mais de la qualité de ses habitants. — On dira la constitution intime des familles ; la forme juridique de l'autorité paternelle et maritale ; les règles générales delà transmission de la propriété ; les relations des parents entre eux, au point de vue des lois et des mœurs, etc. — On dira l'organisation
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communale ; quels magistrats gouvernent la cité ; leur degré d'autonomie, vis-à-vis du pouvoir central. — Enfin, on passera à la constitution des états ; quels en sont les représentants et les organes principaux? Par qui et comment sont-ils nommés ; quelle est leur valeur légale et leur valeur morale ? Quels sont les liens qui unissent l'autorité centrale avec les autorités régionales? Quel est le degré, pour chaque peuple, delà centralisation politique? sa raison d'être, ses avantages, ses inconvénients, etc., etc. — Espérons que de tels enseignements contribueront, non pas seulement à éclairer les intelligences, mais aussi à façonner les moeurs démocratiques; à combattre cette propension, si française, à l'idolâtrie des personnes et au fétichisme des mots, à ces tristes superstitions, qui, nous armant sans cesse les uns contre les autres, nous ont fait plus de mal que tous les canons de l'ennemi '.
1 A combien de Français honnêtes, et même intelligents, n'avez— vous pas entendu dire ceci, par exemple : « Qu'ils se rallieraient volontiers à une monarchie comme l'Angleterre ou la Belgique ; mais qu'ils repoussent absolument une république, comme celle des ÉtatsUnis et de la France ? > Est-il au fond, rien de plus vain que ces distinctions et ces assimilations verbales ? Si la monarchie e;t, par définition, le gouvernement par un seul, est-il un Etat plus monar-
chique exerce — Et toyens
que celui des Etats-Unis, où le président, sorte de roi électif, un pouvoir presque aussi absolu que celui du Czar de Russie ? si la république est le gouvernement par la majorité des ci; est-il des États plus républicains que l'Angleterre et la Bel-
gique, où le souverain, sorte de président héréditaire, n'a qu'une autorité nominale et de pur apparat".' Notre forme de gouvernement
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Au point de vue économique, on fera pour ainsi dire l'inventaire, le bilan de la France et des autres nations. A leur actif, on notera les avantages dont les a gratifiés la nature. Ici, les grandes voies fluviales, les bons ports, les vastes plaines, qui facilitent les échanges et invitent au commerce. Là, les richesses du sous-sol, les mines de fer et surtout de charbon, sources nourricières des usines et des manufactures. Ailleurs, les climats tempérés, les vallées humides et les terres profondes qui alimentent « paturaige et labouraige », les deux mamelles du peuple. — Voilà les présents de la nature ; mais l'homme a-t-il su les mettre en valeur ? Et, là où ils manquaient, a-t-il su y suppléer ? Gomment ? Quelles voies de transport, quelles routes, quels canaux, quels chemins de fer a-t-il ouverts au commerce? Quelles industries a t —il inventées? Sont-elles bien appropriées aux milieux? Ou bien n'ont-elles qu'une existence précaire, vivant d'artifice et de protections douanières? Quelles cultures a-t-il fait surgir du sol? Produit-il plus qu'il ne consomme ? Qu'envoie-t-il au dehors? Que cherche-t-il à l'étranger? Que pourrions-nous demander aux autres peuples?
a infiniment plus d'analogie avec celle de la Belgique, qu'avec celle des États-Unis ; mais cliez nous, les étiquettes et les personnes sont presque tout, par le fait de l'ignorance commune ; les réalités et les principes, presque rien. Nous ne serons une vraie démocratie que lorsque la proportion sera renversée.
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Que pourrions-nous leur offrir? Car toute cette information doit se ramener à la fortune de la France et aux moyens de la développer. — Après le bien, le mal. Au passif, on mettra les rigueurs de la nature ; ici, on manque d'eau, là de terre végé'ale; là de combustible; ailleurs de minerais, etc. —- Et après les défaillances de la nature, celles de l'homme. Comment la passion, l'ignorance, la superstition, les mœurs, ont-elles tantôt aggravé ces maux, tantôt empêché de les guérir? comment l'homme récolte-t-il trop souvent la misère, là où la nature semblait avoir semé l'abondance? On montrera que sur le vaste sein de la terre, il y aurait largement place pour le bien-être de tous; et que, faute de savoir et de vouloir, la grande majorité n'y trouve pas même son pain quotidien. — Voilà de magnifiques contrées; elles pourraient nourrir à l'aise le double d'hommes, en donnant trois ou quatre fois plus de céréales, de minerais, de produits manufacturés, de richesses. Qui les en empêche? Hélas ! l'homme ; son ignorance, sa sottise, sa passion. C'est que, aujourd'hui, les plus intelligents, les plus riches de leurs habitants sont dévorés par la superstition politique, comme en d'autres temps, ils étaient absorbés par la superstition religieuse. Au lieu de produire, ils bavardent, ils écrivaillent, ils se battent pour des mots contre des moulins à vent. — Et les jeunes
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hommes du peuple, dans la fleur de leur virilité, de leur générosité physique et morale, où sont-ils? Dans des casernes, où ils oublient leur métier et apprennent, aux frais de l'Etat, l'art d'exterminer scientifiquement leurs semblables. — Et les hommes qui gouvernent ces pays, que font-ils pour diminuer ces calamités? Des beaux discours, quelquefois ; mais le plus souvent, par leurs actes, ils entretiennent le mal, travaillant sans cesse à allumer et non à éteindre la folie politique et la folie militaire ; leurrant les peuples d'un faux idéal de gloire; leur apprenant à adorer le succès; méprisant publiquement les faibles; sacrifiant les conquêtes fécondes de la science, du droit, de la justice, à celles de la force ; lâchant la proie pour l'ombre, Napoléons français ou allemands, grands hommes malfaisants, barbares de génie, fléaux glorieux de leur patrie et de l'humanité! Les générations présentes les subissent, les redoutent, les exècrent, et les admirent ; l'avenir les jugera. — En attendant, notre géographie constatera que les pays les plus prospères, sont ceux où, par un bienfait de la nature ou du sort, les affaires sont gérées par de braves gens, et non par de grands génies, et où les forces vives de la nation sont le moins absorbées par la politique et la guerre. Tel sera l'enseignement qui devra, dans la qua-
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trième année du programme secondaire, achever les études historiques, et leur servir de conclusion morale. N'en déplaise à ces étranges pédagogues, qui veulent mesurer la noblesse d'une science à son inutilité, cette synthèse finale, où la géographie dominera l'histoire, sera à la fois profondément libérale et profondément pratique; elle élèvera les esprits et les cœurs, tout en servant les intérêts J. On a dit et répété que l'Allemagne avait dû ses succès de 1870 à notre proverbiale ignorance de la géographie. Si l'on croit que nous avons été vaincus parce que nos officiers et nos soldats ignoraient le nom des rivières et des montagnes qui leur barraient le chemin, tandis que nos ennemis le savaient, nous ne perdrons pas de temps à discuter cette opinion ridicule. Mais si l'on a voulu dire que les chefs allemands, instigateurs de la guerre, connaissaient à merveille, non seulement la configuration physique et les ressources stratégiques de notre territoire, mais qu'ils avaient approfondi aussi notre situation politique, économique et sociale ; qu'ils savaient notre défaillance militaire, notre organisation défectueuse, le désordre de nos arsenaux, l'insuffisance de nos
1 Voir la grande géographie d'Elysée Reclus ; ou trouvera dans ce beau livre les éléments et les modèles de l'enseignement que nous préconisons.
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effectifs et de notre préparation, suites de nos divisions intestimes et de la faiblesse de notre gouvernement, on a eu raison. Oui, c'est bien cette géographie-là qui a appris à la Prusse que l'heure était venue d'attaquer des adversaires affaiblis, désunis, désarmés; c'est bien cette géographie qui a manqué, pour éviter le piège, à nos diplomates, à nos ministres, au chef de l'Etat, à la nation tout entière ; c'est bien elle qui a vaincu, et non la bravoure et le génie. Puisse cette tragique leçon nous profiter et nous engager enflnà bien faire connaître à nos fils les amis et les ennemis qui les entourent, afin qu'ils sachent se bien aider de ceux-ci, et se bien garer de ceux-là. Nous terminerons par deux considérations toutes pédagogiques. Une éducation, avons-nous dit, est libérale quand elle transporte l'homme en dehors du cercle de sa profession, de sa cité, de son pays, au-delà du temps si court, du milieu si borné, où s'écoule son existence ; quand elle agrandit dans tous les sens son horizon intellectuel et moral, et par là, augmente en quelque sorte, son degré d'humanité. — Mais la nécessité d'apprendre à fond, et en peu de jours, nous renfermait dans l'étude d'une seule littérature, soit ancienne, soit étrangère, et par là même, bornait l'élan de l'esprit, soit dans le temps, soit dans l'espace. On comprendra comment une telle
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histoire et une telle géographie pourront combler cette lacune et ouvrir à tous, indistinctement, une vue large et lumineuse sur le passé et le présent, sur les sociétés antiques et sur le monde moderne. Enfin, nous pensons que cet enseignement de la dernière année, remplacerait avantageusement celui de l'histoire contemporaine, et nous conseillerions fort, de borner à l'année 1815, le programme des études historiques, au lycée. Deux considérations appuieront notre manière de voir. — Il semble à première vue, que plus des faits sont rapprochés de nous, et plus il est facile de les bien connaître et de les bien apprécier. C'est le contraire qui est vrai. L'histoire contemporaine n'est pas faite, elle se fait; elle se fixe seulement quand les générations témoins des événements ont disparu, emportant avec elles dans la tombe, leurs passions et leurs intérêts. L'histoire de Napoléon Ier n'est pas même encore faite; ni Thiers, ni Lanfrey, ni Taine, malgré leur probité, malgré leur talent, ne l'ont pu écrire. Si bien que plus l'histoire est contemporaine, moins elle est histoire. —■ Estil donc nécessaire, alors que nous n'avons pas le temps d'enseigner ce qui est certain, d'introduire dans nos programmes ce qui est incertain, et j'ajoute, ce qui, à quelques égards, peut être inconvenant ?
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Quel que soit en effet le tact des maîtres, s'ils ont une conviction, et par suite une parole passionnée, comment éviteraient-ils d'éveiller de légitimes susceptibilités? Comment ne pas émouvoir le coeur des jeunes gens, en racontant des événements auxquels leurs amis, leurs parents, leurs pères, ont pris part? Taisez-vous, car vous avez fatalement devant vous, des fils de vainqueurs ou de vaincus. Bannissez de nos lycées avec un scrupule pieux, tout ce qui peut, en blessant les consciences, y faire germer le triste levain de la haine. Que la camaraderie nous donne pour quelques années, quelque part, l'illusion de la fraternité, et nous fasse une France indivisée ; et que l'esprit de parti, ce fléau qui nous ronge, ne trouvant dans notre École aucun prétexte, aucun aliment, s'arrête respectueusement sur ce seuil sacré. Ainsi donc, une seule langue, ancienne ou étrangère, et l'histoire générale, enseignée dans un esprit nouveau, allégée de la géographie physique, et de l'histoire contemporaine, tels devraient être, dans les quatre premières années des études secondaires, les bases nécessaires et suffisantes de l'Enseignement littéraire ou psychique. Il nous reste à présenter quelques observations sur le programme de l'Enseignement physique ou scientifique proprement dit.
�CHAPITRE XIV
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En premier lieu, il faudrait franchement supprimer cette sorte de bifurcation plus ou moins déguisée, qui permet à une grande partie des élèves de passer de la classe de troisième, ou même de quatrième, aux classes dites de « mathématiques élémentaires ». Obligés de tourner les exigences d'un programme impraticable, les uns, manquent complètement leurs études littéraires, afin de pouvoir mener à bonne fin quelques études scientifiques; les autres, au contraire, pour aborder sans trop de peine le baccalauréat èslettres, se résignent à des études scientifiques dérisoires. Ces deux résultats sont également déplorables; car, nous le répétons, les deux ordres de connaissances sont, au même degré, indispen-
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sables au développement sain et pondéré de l'esprit. Les complications du programme actuel prohibent presque complètement une culture simultanée des facultés littéraires et scientifiques ; mais, en sacrifiant des deux parts ce qui est superflu, on peut aisément prescrire, et prescrire à tout le monde, ce qui est nécessaire et possible. Nous croyons donc, que les classes dites de mathématiques élémentaires doivent être supprimées, et que les matières de leur enseignement pourraient être convenablement réparties, au moins pour la plupart, sur les quatre premières années d'études secondaires, et devenir obligatoires pour tout le monde. Mais de même que nous avons sensiblement allégé le programme littéraire, de même il conviendrait de dégager le programme scientifique. Dans ce but, il faudrait reporter entièrement dans le cadre des classes primaires, l'enseignement élémentaire des sciences naturelles et de la cosmographie. Il en est de ces sciences comme de la géographie physique ; la simplicité, la clarté, le caractère descriptif et intuitif de l'enseignement, les met à la portée d'esprits jeunes, chez qui la faculté de se souvenir et d'observer l'emporte, de beaucoup, sur la faculté de réfléchir et d'abstraire. En outre, ces sciences qui comprennent des éléments de physiologie et d'hygiène, de zoologie,
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de botanique, de géologie, présentent une utilité pratique, qui les range nécessairement dans le premier cycle de l'enseignement. Ce sont là encore des connaissances de première nécessité ; à ce titre, elles s'imposent à tout le monde : elles doivent être obligatoires, parce qu'elles sont, en quelque sorte, d'utilité publique. Quant à ceux qui, par goût, ou par nécessité professionnelle, devraient approfondir ces connaissances, ils les retrouveraient, comme nous le dirons plus loin, dans la dernière période de l'Enseignement secondaire. Là, on leur donnerait les développements vraiment scientifiques et détaillés, que ne comportait pas la nature des études primaires. Les sciences naturelles écartées, il resterait les sciences physiques, c'est-à-dire, la chimie et la physique ; et les sciences mathématiques, c'est-àdire, l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et la mécanique élémentaire. Ces diverses sciences devraient être classées par ordre de difficulté croissante, et être enseignées les unes après les autres, en commençant naturellement par les plus simples. On devrait en réviser soigneusement les programmes, écarter les détails qui les surchargent sans nécessité, et, maintenir seulement les parties qui se lient, et
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s'éclairent les unes les autres. — Nous laissons aux hommes compétents, le soin de déterminer l'ordre de succession et de concomitance de ces diverses études. Etant donné l'espace de quatre ans dont on dispose pour les enseigner, il y aurait à combiner le programme, de façon que les études physiques et mathématiques puissent se prêter toujours un mutuel appui, et s'accommoder le mieux possible au développement intellectuel des jeunes gens.
Nous avons supposé que le jeune élève commençait ses études secondaires à quatorze ans, au sortir de l'École primaire. — Sous le régime actuel, cet âge correspond à la classe de troisième, et, jusqu'à la philosophie, en quatre années, on lui demande de mener, pour ainsi dire, de front, l'étude du français et de la littérature française; du latin et de la littérature latine ; du grec et de la littérature grecque ; d'une langue vivante ; de l'histoire ancienne, du moyen âge, moderne et contemporaine ; de la géographie générale ; de la physique,; de la chimie; de l'histoire naturelle; géologie; physiologie végétale et animale; delà cosmographie; de l'arithmétique; de l'algèbre; de la trigonométrie ; de la géométrie plane et dans l'espace; enfui de la philosophie et de l'histoire de
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la philosophie ! Le simple énoncé de ce programme en démontre la vanité. Nous supprimons une bonne moitié de ces enseignements, soit que nous les retranchions complètement du programme, comme l'histoire contemporaine, et une, au moins, des deux langues anciennes ; soit que nous les laissions à l'école primaire, comme le fiançais, la géographie physique, les sciences naturelles ; soit que, comme la philosophie1 et la littérature française, nous les reportions à la troisième période des études secondaires, dont nous avons à nous occuper maintenant. Et après avoir pratiqué cet émondage, et
Chez la plupart de nos voisins, la philosophie n'est enseignée qu'à l'Université. Plusieurs écrivains de haute valeur ont demandé qu'il en fût de même en France. Citons notamment M. Th. Ribot, dans la préface de ses belles études sur la psychologie anglaise et allemande, et surtout M. R. Frary, dans le xvi° chapitre, si spirituel et si paradoxal, de sa « Question du latin ». D'autres penseurs, non moins émiuents, et, eu particulier, M. A. Fouillée, dans son livre de ■ la propriété sociale et la démocratie ■, soutiennent au contraire, que la part réservée dans nos lycées à l'enseignement philosophique, est trop exiguë, lia voudraient que, dès la quatrième, on commençât à cultiver chez nos enfants les vertus civiques et l'esprit philosophique, par une série de leçons de morale, de logique, d'esthétique, appropriées à leur âge et au degré de leurs études. Peut-être donneronsnous satisfaction aux uns et aux autres : aux premiers en reculant jusqu'à la dix-huitième année le cours de philosophie, c'est-à-dire jusqu'à l'âge où les jeunes Allemands et Anglais entrent à l'Université ; — aux seconds, en demandant que ce "cours dure deux années au lieu d'une, et que, à tous les degrés, tous les enseignements de l'école, soient toujours donnés dans un esprit profondément moral et philosophique.
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enlevé les branches gourmandes et inutiles qui absorbent toute la sève à leur profit, nous n'avons qu'une crainte, c'est de n'avoir pas encore taillé assez hardiment, pour bien assurer la santé de l'arbre universitaire.
�CHAPITRE XV
PROGRAMME DES ÉTUDES PRÉPARATOIRES A L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
Jusqu'ici, tous les jeunes gens de nos lycées ont suivi une route commune. L'enseignement a été en quelque sorte, spécifiquement le même pour tous; seule, la langue servant de matière à la culture littéraire a changé : au fond, le genre des études a été identique, l'équivalence est absolue. Le jeune homme a dix-huit ans : il est assez instruit, assez réfléchi pour connaître ses aptitudes, ses goûts, et assez résolu pour les suivre. Il sait ce qu'il veut devenir : professeur, ingénieur, publiciste, avocat, fonctionnaire, magistrat, médecin, agriculteur, commerçant, etc., etc. Il faut qu'à ce moment le programme se ramifie et se prête pour chacun, à la préparation spéciale
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de sa profession future. Suivant la loi que nous avons posée au début, à mesure que nous avançons, l'enseignement va se restreindre à un plus petit nombre d'objets, et ces objets seront de plus en plus approfondis, tant au point de vue théorique qu'au point de vue pratique. Cette nouvelle période d'études secondaires supérieures, durera deux ans, de la dix-huitième à la vingtième année. Deux sciences resteront communes et serviront encore de lien à tous les esprits : la philosophie et la littérature française. Nous considérons ces deux connaissances comme le complément indispensable de toute éducation libérale.
Il
est impossible qu'un honnête homme
entre dans la vie, sans savoir ce que l'humanité a pensé sur la nature et sur elle-même; il est impossible qu'un Français cultivé n'ait pas de notions exactes sur l'histoire de la langue française et les grands écrivains qui ont illustré et, en quelque sorte, formé le génie de notre race. Ce double enseignement, s'adressant à des esprits préparés, devra avoir un caractère vraiment élevé et scientifique. Malgré tout le talent de nos maîtres, la philosophie ne peut être enseignée, avec les développements théoriques et historiques que réclame le programme, dans l'espace d'une seule année. Les
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loi
leçons trop resserrées, dans un temps trop court, fatiguent à la fois l'élève et le professeur. Elles no peuvent pas recevoir les commentaires et les explications orales qui les rendraient parfaitement intelligibles et profitables. En les répartissant sur deux années, on leur donnerait l'espace qui leur manque. La première année pourrait être consacrée à l'enseignement dogmatique ; la seconde à l'enseignement historique. Dans ses leçons didactiques le maître s'attacherait à exposer les résultats positifs et scientifiques de la philosophie contemporaine. — Les divers enseignements compris sous la dénomination commune de philosophie, ont des caractères très différents : les uns sont scientifiques, et en un certain sens physiques; ils résultent de l'application régulière de méthodes déductives ou inductives. Les autres sont hypothétiques ou métaphysiques. — Ces connaissances présentent pour l'homme un intérêt égal ; les unes, parce qu'elles sont positives ; les autres parce qu'elles ne le sont pas; celles-là, parce qu'elles énoncent les lois certaines du développement de notre être intellectuel et moral, c'est-à-dire, ce qu'il y a de plus grand et de plus intéressant ici-bas; celles-ci parce qu'elles témoignent de l'élan hardi, et en quelque sorte divin, de la pensée vers l'au-delà. Ces tentatives incertaines dans leurs résultats, sont néanmoins fécondes
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et nécessaires, parce qu'elles sont, au fond, le principe même de toute recherche et de toute science, et qu'elles témoignent encore bien plus de la noblesse de notre esprit que de son infirmité. Mais le maître devra s'attacher à bien marquer, dans son enseignement, la ligne de démarcation entre le fait et l'hypothèse, entre la science et la métaphysique. Nous ne verrions même aucun inconvénient, à ce que l'exposition des grandes doctrines métaphysiques fût exclusivement réservée à la partie historique de la philosophie. Par suite, l'enseignement dogmatique se bornerait à l'exposé des résultats positifs, et on éviterait ainsi, de donner à l'enseignement philosophique ce caractère en quelque sorte « confessionnel », qui alarme la conscience de quelques-uns ; il n'y aurait plus de doctrines administratives ; plus de conflits entre la foi, et la bonne foi des professeurs; l'intérêt de l'enseignement n'aurait rien à y perdre, et la dignité des maîtres aurait peut-être quelque chose à y gagner. En ce qui concerne l'enseignement historique de la philosophie, on recommanderait aux maîtres de s'attacher aux grands systèmes caractéristiques, de les exposer d'une façon complète et détaillée, plutôt que de noyer leur enseignement dans des cadres trop vastes et forcément superficiels. Ce
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qui est superficiel est stérile et ne nourrit pas l'esprit ; c'est la pelure du fruit. Un cours d'histoire de la littérature française accompagnera l'enseignement philosophique. Nous résumerons en quelques mots notre sentiment sur l'esprit qui doit l'animer. En premier lieu, on évitera de verser dans la minutie et dans l'érudition de pure curiosité. Les oeuvres de second et de troisième ordre seront simplement mentionnées, mais ne seront pas l'objet d'études suivies. Notre littérature nationale est tellement riche, que deux ans d'enseignement doivent à peine suffire, même à un bon maître, pour faire bien connaître les chefs-d'œuvre de notre langue. Le temps manque déjà pour étudier le meilleur et l'exquis ; à quoi bon s'attarder à ce qu'il y a de médiocre ? Le maître n'oubliera donc pas qu'il ne s'adresse point à des érudits, mais à des esprits encore tendres et neufs, et que, s'il ne veut ni les troubler ni les affaiblir, il devra les nourrir exclusivement de ce qu'il y a de plus sain et de plus délicat. En second lieu, le maître se gardera avec soin, de faire de la critique négative ; je veux dire de s'attacher plutôt à discerner et à mettre en saillie, dans les œuvres étudiées, les fautes et les défaillances.
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Certes, nous ne regrettons pas l'optimisme verbeux et les admirations de commande, des disciples de La Harpe; nous n'admettons pas davantage cette espèce de fétichisme intolérant, qui fait d'un auteur illustre une sorte d'idole, dont il ne faut approcher qu'à genoux, et qui considère la moindre appréciation libre comme une profanation. La critique s'est fort heureusement transformée de nos jours; elle a remplacé les exclamations par des explications; elle a singulièrement gagné en profondeur et en indépendance. Le professeur s'inspirera des mêmes principes : avant tout, il sera sincère, et ne reculera jamais devant la vérité. Mais quand il fera à la jeunesse les honneurs d'un grand écrivain, il insistera plus spécialement sur ses mérites. Étudiant des chefsd'œuvre, il s'appliquera avant tout, à dire pourquoi et comment ils sont des chefs-d'œuvre ; quelles idées originales, quelles formes nouvelles de pensées, de sentiments, ces ouvrages ont offert à l'admiration des hommes. Il glissera sur les erreurs, et ne les signalera que pour en tirer un enseignement. Il parlera beaucoup du Cid et d'Athalie, et peu d'Attila et d'Alexandre. C'est là ce que nous appelons de la critique positive ; c'est-à-dire, celle qui sait voir et répandre ce qui est bon, ce qui mérite d'être, ce qui est. Seule, elle profite aux hommes, et à plus forte
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raison aux jeunes gens. La raillerie, au contraire, dessèche et stérilise : on n'arrose pas une plante avec des acides. Ce qui est mal venu périt de soi-même; à quoi bon exhumer des cadavres,, pour les juger et les condamner ? Celui qui, dans son enseignement, ne sait que mettre à nu des faiblesses et des ridicules, fait peut-être preuve d'esprit et de malice, il amuse souvent, il corrompt quelquefois, mais il n'instruit presque jamais. Celui-là seul est un vrai maître, qui sait voir et montrer tout ce que renferme de fort, de délicat, ou de nouveau, l'œuvre qu'il étudie ; qui peut en communiquer aux autres la flamme et l'inspiration, et, en s'effaoant lui-même, enrichir et nourrir de tout ce qu'il y trouve de substantiel, l'âme de ceux qui l'écoutent. Pour compléter ces enseignements communs, les élèves, à ce troisième degré de l'École secondaire, recevraient des enseignements spéciaux, choisis de manière à les préparer plus particulièrement, aux professions qu'ils ont en vue. D'après la nature de ces différents cours, ils seraient classés en trois sections. Les jeunes gens qui se destinent à l'enseignement des lettres, au journalisme, au barreau, à la magistrature, à l'administration, aux consulats, à
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la diplomatie, au négoce, etc., etc., se perfectionneraient dans la langue et la littérature anciennes ou modernes, choisies dans la première partie de leurs études. — Le programme devrait être complété par un cours d'économie politique et sociale. Cette science, introduite nominalement, en 1880, dans la classe de philosophie, en a été retranchée en 1884 ; l'expérience ayant démontré que, faute de temps, il était impossible de l'enseigner. On rétablirait cet enseignement dans des conditions pratiques. Il remplacerait les études historiques et géographiques, ou plutôt, leur servirait à certains égards de conclusion. Il expliquerait aux futurs administrateurs, publicistes, professeurs, négociants, etc., les lois générales du mécanisme économique, et les principes qui président à la création et à la répartition des valeurs et des richesses. Ces connaissances ne sont-elles pas indispensables à ceux qui dirigeront un jour l'opinion et les affaires générales, dans un État, où il ne reste peut-être qu'un seul moyen de moraliser l'individu et de pacifier la Société, qui est de diminuer la misère et d'étendre le bienêtre ? Les élèves qui aspirent aux carrières scientifiques, c'est-à-dire qui veulent devenir professeurs de sciences, ingénieurs, officiers, industriels, etc.,
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étudieraient plus spécialement, dans ces deux années, les parties des sciences mathématiques et physiques, qui n'ont pu trouver place dans l'enseignement élémentaire et moyen. Ce serait le programme dit des « mathématiques spéciales », mais revu et considérablement diminué. Actuellement ce programme est monstrueux. Il entasse dans le court espace d'une année, la révision complète de la géométrie, de l'algèbre, de la trigonométrie, de la physique, de la chimie, de la cosmographie. A cette révision, déjà;bien longue; il ajoute, pour chacune de ces sciences,[des compléments très difficiles et très étendus. ^Viennent ensuite : les cours nouveaux de géomélrie'descriptive ; de géométrie analytique à deux et à trois dimensions ; puis des cours de sciences naturelles, de langue française ; de langues vivantes ; d'histoire et de géographie ; et enfin, des leçons obligatoires de dessin d'imitation et de dessin linéaire; de gymnastique et d'exercices militaires ! Pour répondre à ces exigences insensées ,1[il a fallu imposer aux jeunes gens trente heures de classe par semaine ! Il a fallu les contraindre à des efforts absolument disproportionnés avec leurs forces physiques et intellectuelles, et cette espèce de culture forcée et intensive, coûte bien]souvent, aux hommes comme aux plantes, leur santé et leur vie. Tout le monde connaît cette absurde or-
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ganisation; tout le monde s'en plaint, mais nul ne fait rien pour y remédier, et la routine, toute meurtrière qu'elle soit, continue à triompher. Les terribles concours de l'École polytechnique et de l'École normale supérieure sont les auteurs responsables de cet état de choses ; car c'est vers ces pôles que s'oriente cet enseignement barbare. Mais quoi ! est-il si difficile d'en modifier les programmes? Ne suffirait-il pas du décret d'un ministre courageux et bien inspiré ? Nous dirons plus loin, en parlant des sanctions universitaires, notre opinion sur ces concours, et notre moyen de supprimer ces difficultés. — Au lieu de forcer coûte que coûte le cerveau des enfants, à subir un certain programme imposé à priori, ne vaudraitil pas mieux élaborer un plan d'études sensé et proportionné à la capacité moyenne des esprits? Pour réaliser cette vue, il faudrait d'abord largement ébrancher le programme actuel. On pourrait écarter toutes ces révisions, absolument superflues, si les études antérieures ont été suffisantes, et au sortir d'un examen, pour lequel ce même travail vient déjà d'être fait. On supprimerait aussi les cours de sciences naturelles, enseignement stérile, parce qu'il est trop écourté ; on supprimerait les classes de langues vivantes, en se bornant à entretenir la pratique de l'anglais et de l'allemand par de courtes conférences; on sup-
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primerait enfin l'histoire et la géographie, qui doivent avoir été suffisamment apprises pendant les années précédentes. — On laisserait subsister exclusivement, les compléments de l'algèbre, de la géométrie, de la trigonométrie, de la physique et de la chimie, qui, par suite de leur difficulté, n'ont ni pu, ni dû être enseignées plus tôt; on y ajouterait la géométrie descriptive et l'analyse ; et ce programme scientifique, combiné avec les études philosophiques et littéraires, serait plus que suffisant pour bien préparer nos enfants à l'enseignement supérieur des grandes écoles spéciales. En second lieu, on allégerait le fardeau, en répartissant ce programme, ainsi réduit, sur deux années, au lieu d'une seule. Que se passe-t-il, en fait, actuellement? Bien que, théoriquement, la durée du cours de mathématiques spéciales ne soit que d'une année, plus des quatre cinquièmes des élèves ne peuvent pas se l'assimiler dans un si court espace de temps. Ils recommencent presque tous leur année d'études, après avoir échoué aux examens des écoles. Alors, ils revoient à nouveau, tout ce qu'ils ont déjà vu l'année précédente, ajoutant comme une seconde couche à la première, trop légère et inconsistante. Ne voit-on pas combien il serait préférable d'ordonner, d'étager ces difficiles études, avec une
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sage et méthodique lenteur, au lieu de les précipiter pêle-mêle dans un espace trop étroit pour les contenir ? Enfin, nous croyons indispensable de créer une division spéciale, pour les jeunes gens qui désirent se consacrer, soit à l'enseignement des sciences naturelles, soit à l'exercice de la médecine ou de l'art vétérinaire, à la pharmacie, à l'agriculture, en un mot, à toutes les carrières où une étude approfondie de la nature est nécessaire. Cette section aurait pour programme spécial l'ensemble des sciences naturelles. Ces connaissances, déjà professées à l'Ecole primaire, recevraient ici tous les développements scientifiques, que l'enseignement élémentaire et intuitif ne comportait pas. Toutes les ressources dont les progrès de la pédagogie ont vulgarisé l'emploi, collections, excursions, laboratoires, expérimentations, seraient mises à profit. En un mot, cette étude serait définitive, et ne demanderait plus, comme cela a lieu actuellement, à être recommencée dans chacune des écoles spéciales de médecine, pharmacie, agriculture, etc. Nous laissons aux maîtres compétents, le soin de décider s'il ne conviendrait pas de joindre à ces sciences naturelles un cours spécial de chimie organique. Nous croyons qu'en introduisant ces
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études dans le cadre supérieur de l'enseignement secondaire, on obtiendrait un double résultat : on économiserait beaucoup d'efforts, en simplifiant l'organisation pédagogique; et on ferait enfin, dans nos lycées, aux études qui préparent l'homme à l'art de guérir et d'alimenter ses semblables, une part au moins égale à celles qui le préparent à l'art de les détruire et de les asservir. Ce serait raisonnable, pour ne rien dire de plus.
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�CHAPITRE XVI
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On le voit, toutes nos propositions s'inspirent du même principe : apprendre peu et bien. Elles tendent au même but : réserver le loisir nécessaire, ponr que, à côté de l'éducation de l'intelligence, on puisse organiser l'éducation de la volonté. De la troisième à la philosophie, les programmes actuels prescrivent vingt heures de classes par semaine, et trente heures en mathématiques élémentaires et spéciales. On peut évaluer en outre de sept à huit heures par jour, en moyenne, le temps passé obligatoirement dans les salles d'études ; et les maîtres calculent les devoirs et les leçons de manière à remplir ces heures. C'est donc de onze à douze heures par jour, de travail
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sédentaire1 ! Si nous ajout-ms une heure et demie, pour les repas, nous arriverons à un total de treize heures. Or, la journée écolière étant de quinze heures, que reste-t-il pour la récréation de l'esprit, la gymnastique du corps, et l'éducation du cœur? De une heure et demie à deux heures par jour ! On croit rêver en faisant ce calcul. Eh quoi ! douze heures par jour pour affiner l'intelligence de l'enfant, et deux heures à peine pour lui faire un corps robuste et un caractère droit ! Douze heures pour façonner le bachelier, et deux heures pour façonner l'homme! En vérité, on est confondu de voir une pareille aberration s'imposer depuis si longtemps à toute une race intelligente2. Quand verrons-nous la fin de ces funestes errements ? La journée de vingt-qnatre heures de nos élèves devrait, selon nous, se diviser en trois parties, l'une de six heures, consacrée à l'instruction proprement dite ; la seconde de huit
■ Douze heures d'immobilité et de contention d'esprit ! Ce serait ■ cruel pour des prisonniers. On a une certaine liberté personnelle ■ daus un cachot, pourvu qu'on n'y soit pus attaché ni garrotté. Mais ■ ici, on ne peut ni faire trois pas, ni se lever ou s'asseoir à volonté, ' ni même soupirer un peu haut! ■ (J. Simon, Réforme de l'enseignement secondaire, p. 115.) Bien des protestations éloquentes se sont élevées contre cette barbaiie, depuis Montaigne jusqu'à Jules Simon, en passant par M. de Laprade, et d'innombrables médecins et hygiénistes- Mais jusqu'à présent, la routiue a triomphé de la science, de la raison, de l'éloquence. Qnousque tandem. .,
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heures, consacrée à Véducation; la troisième de dix heures, réservée à la satisfaction des besoins physiques, sommeil, nourriture, etc. M. de Laprade voudrait réduire à quatre heures le temps consacré au travail intellectuel (classes et études). — M. Jules Simon accepterait trois heures de classe, et de cinq heures à cinq heures et demie d'études selon les âges. Nous adoptons un terme moyen qui nous paraît suffisant. Les anciens pédagogues n'étaient pas tendres pour le repos de l'écolier, ils disaient :
Sex horas dormite sat est, juveai que seni que, Vix septem pigro, nulli concedimus octo.
Cette concession de huit heures de sommeil, qu'ils ne voulaient faire à personne, nous la faisons à tous, et les médecins s'accordent à la trouver suffisante, à dater de quatorze ans. Deux heures seraient consacrées aux repas, etc. Nous n'avons pas à nous occuper ici de l'emploi des huit heures que nous réservons par jour à l'éducation physique et morale des jeunes gens. Cette question fait l'objet de la seconde partie de -ce livre. Nous ramenons de douze heures a. six, le temps consacré au travail purement intellectuel. Nous pensons, d'accord en cela avec tous les hygiénistes et tous les gens raisonnables, qu'il est ab-
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surde et inutile de demander à un homme, et à plus forte raison à un enfant, de s'appliquer plus de six heures par jour1. On distribuera ces six heures au mieux des intérêts scolaires : soit qu'on établisse un seul cours didactique de deux heures, suivi de quatre heures d'étude, d'exercices pratiques ou de conférences, où les élèves travailleraient à s'assimiler l'enseignement du jour ou de la veille ; soit que l'on préfère créer deux cours d'une heure, suivis de deux conférences de deux heures chacune.
1 Nous ne réî-istons pas au plaisir de reproduire ici les paroles deJules Simon à la séance d'ouverture de la Société d'Economiesociale (juin 1887). — Parlant de la façon dont la journée était ocr cupée dans un lycée, et calculant qu'on imposait aux enfants onzeheures et demie de travail par jour, il ajoutait : < Nous voilà ici un millier d'hommes d'affaires ou d'hommes d'é> tudes.. . qui, pour la plupart, avons besoin du résultat de notre' travail. Y en a-t-il beaucoup parmi nous qui travaillent onze heures ■ par jour? Y en a-t-il beaucoup qui pourraient le faire, s'ils le vou■ laient? Plus d'un parmi nous ne ferait rien de bon en onze heures, • et fait en six heures un travail utile. Bien travailler vaut mieux ■ que longtemps travailler. . . ■ La démonstration en a été faite expérimt ntalenient dans les ■ écoles de Londres. Mon ami, M. Chaddwick, qui est inspecteur des ■ écoles ou des ateliers d'Angleterre, a été un des propagateurs des ■ écoles de demi-temps. Il avait pratiqué à Londres l'expérience que • voici : il prenait dans une école le 1er, le 3e, le 5° et le 7° ; — et ■ il en faisait une.série. Puis le 2°, le 4e, le 6°, pour en faire une■ seconde série : deux séries de force égale. Une de ces séries tra• vaillait toute la journée ; l'autre ne travaillait que la moitié du; ■ temps ; après quoi, on les faisait composer l'une avec l'autre. L'é• cole de demi-temps battait souvent l'école de temps entier, et je■ vous prie de croire que si elle la battait dans les compositions, — • elle la battait bien autrement dans le9 récréations ! »
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Pendant ces heures, annexes du cours, les élèves ne seraient pas complètement abandonnés à eux-mêmes, comme nous l'expliquerons en parlant des méthodes; leur travail serait surveillé, et, en quelque sorte organisé. Les devoirs seraient composés et corrigés, les leçons apprises et récitées, pour ainsi dire séance tenante, soit par les soins de maîtres répétiteurs, soit par les soins du professeur lui-même. Le temps du cours serait exclusivement réservé à l'enseignement didactique. Le congé du jeudi serait supprimé ; il se peut que ce jour de repos, si repos il y a, ne soit pas inutile dans l'organisation actuelle ; mais dans le système nouveau, il n'aurait plus aucune raison d'être. Enfin, nous proposerions d'examiner, si au lieu de donner en une fois de très longues vacances, il ne serait pas beaucoup plus avantageux de les répartir en quatre ou cinq congés, dont le plus long ne dépasserait pas une quinzaine de jours. Si ces loisirs ne sulfisaient pas aux maîtres pour se reposer, rien de plus aisé que de les augmenter, en organisant un système de suppléances. Quant aux élèves, il nous parait que ces vacances plus répétées et plus courtes, seraient préférables à tous égards; elles leur permettraient de s'adonner à leurs goûts et à leurs plaisirs pré-
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férés ; de faire quelques voyages d'agrément ou d'instruction; ou enfin, de jouir plus souvent de la vie intime de leurs parents et de leurs amis. Mais on éviterait par là le grave inconvénient de suspendre et de troubler profondément le cours des études, par un loisir absolument démesuré. Les vacances et congés accordés aux écoliers anglais sont bien plus longs et fréquents que ceux accordés aux nôtres. On peut calculer que les vacances durent en Angleterre aussi longtemps que les classes en France. La proportion est renversée parce que le point de vue est diamétralement inverse. Chez nous, la culture physique et morale est absolument sacrifiée à la culture intellectuelle ; chez eux, celle-ci est accessoire ; le principal est de faire des caractères énergiques, et, comme disait Herbert Spencer, de « bons animaux ». — Où est le faux? Où est le vrai? Des deux côtés, n'est-ce pas?
�CHAPITRE XVII
THÉORIE DE LA. MÉTHODE L'ART D'ÉTUDIER ET L'ART D'ENSEIGNER LES MÉTHODES ACTIVES ET LES MÉTHODES PASSIVES
Après avoir déterminé quelles connaissances il convient d'acquérir, il nous reste à dire comment il faut les acquérir. Après la question des programmes, la question des méthodes. La méthode peut être considérée, soit au point de vue de l'élève, comme art d'étudier ; soit au point de vue du maître, comme art d'enseigner. On ne s'occupe généralement que de cette seconde forme. On admet sans doute que le bon maître crée forcément le bon élève, et que la faculté de bien apprendre dérive naturellement et nécessairement du talent de bien enseigner. C'est
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une grave erreur; et, en n'attachant, comme on le fait, que peu ou point d'importance à cette partie de la pédagogie, on rend bien plus ingrate la tâche du professeur, et plus difficile le progrès de l'écolier. Dans nos lycées, et en général dans tous les établissements d'instruction secondaire, quand les enfants sont sortis de classe, ils restent pour ainsi dire isolés et livrés à eux-mêmes. Relégués dans leurs tristes salles d'étude, il leur est défendu, au nom d'une discipline, d'ailleurs nécessaire, de causer et de communiquer entre eux. Us doivent composer leurs devoirs et apprendre leurs leçons, en observant le silence, et sans avoir recours à personne. Le travail est rigoureusement individuel, et on considère comme une sorte de félonie, qu'un élève se fasse « aider » par un camarade plus « fort », et que sa copie ne soit pas l'expression d'un travail personnel. En un mot, l'enfant est strictement renfermé en lui-même: c'est le régime cellulaire de l'intelligence. Nous croyons qu'il y aurait mieux à faire. Au lieu d'abandonner les enfants, pendant de longues heures, à leur inexpérience et à leur dissipation naturelle, il faudrait, par une bonne organisation pédagogique, les protéger sans cesse contre eux-mêmes, je veux dire contre l'ignorance et la légèreté de leur âge. Cette organisation repo-
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serait sur la substitution d'un système de coopération et de mutualité, au système actuel d'isolement et d'égoïsme. Les jeunes gens faisant partie du même cours, seraient divisés en petites sections d'études, comprenant cinq ou six élèves. A la tête de chacune de ces sections, un chef, désigné par le maitre, et, bien entendu, choisi parmi les meilleurs. Chaque section constituant comme une petite conférence, pourrait être composée des mêmes élèves peur tous les cours communs ; mais le chef pourrait être différent, suivant la facullé enseignée, et suivant les aptitudes. On se réunirait après la leçon du maître, pour faire ensemble la besogne commune, sous la surveillance et en quelque sorte, la responsabilité du chef de section, ou d'un maître auxiliaire, si cela est nécessaire. Ainsi, par exemple, on repasserait, en le recopiant sous la dictée d'un seul, le cours du jour ou delà veille ; on le scruterait dans tous ses détails ; on éluciderait les parties obscures; on vérifierait les assertions, on les compléterait par des lectures indiquées par le professeur ; on élaborerait, en commun» les exercices de traduction et de préparation de textes, corrigeant les fautes, cherchant les meilleures expressions ; on travaillerait ensemble aux laboratoires, soit pour examiner de près les appareils et les machines, soit pour répéter ou préparer les expériences; enfin, on cher-
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cherait, en commun, à se rendre compte de la démonstration des théorèmes, et de la solution des problèmes mathématiques. Qui n'aperçoit du premier coup d'oeil, les avantages de ce système de collaboration ? — En premier lieu, comme la leçon du maître serait mieux écoutée, chacun ayant la perspective des exercices pratiques qui vont suivre : le chef de section, intéressé à comprendre mieux, parce qu'il sera tout à l'heure forcé d'expliquer à son tour; ses camarades, excités aussi par la pensée d'une épreuve immédiate, devant des pairs, généralement peu portés aux appréciations indulgentes ! Qui ne sait que l'élève qui a bien compris le maître, saura, peut-être mieux que le maître, trouver ce qu'il faut dire à ses camarades, pour les initier à leur tour ; son esprit étant en quelque sorte, plus voisin et plus proche parent des leurs? Qui ne sait que ce jeune répétiteur, tout en instruisant ses condisciples, accroîtra et fortifiera singulièrement sa propre connaissance; car enseigner est la meilleure manière d'apprendre. A un autre point de vue, quelle économie de temps, par suite de la division de la besogne entre chaque membre de la section ! Que d'efforts stériles et de peines inutiles évités, par la communication immédiate à tous, du détail de ce que chacun a bien compris ! Que de dissipations ren-
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dues impossibles par le jeu d'une hiérarchie et d'une discipline fraternelle mais sérieuse ! Que de découragements prévenus par la facilité du travail commun! Et enfin, au point de vue du maître, ne voit-on pas que de ces conférences d'écoliers surgiraient sans cesse des réflexions, des objections, qui, communiquées au professeur, lui fourniraient continuellement l'occasion d'explications complémentaires et d'enseignements nouveaux? En résumé, nous pensons, qu'avec ce régime, une activité féconde succéderait bientôt à la stérile léthargie, qui règne presque partout actuellement dans nos lycées1. On nous objectera des difficultés d'organisation et de discipline ; on nous parlera de locaux insuffisants, de matériel mal approprié, de surveillances impossibles, etc. Toute organisation a des incon1 Une organisation analogue existe à l'Ecole polytechnique, où elle donne d'excellents résultats, lien est également ainsi à l'Ecole normale supérieure, à la troisième année des études. — On connaît la célèbre organisation du gymnase de Schuhlpforta, en Allemagne : on sait que la discipline y est maintenue entièrement par des élèves; ceux de= classes supérieures sont à la fois les surveillants et les répétiteurs de leurs camarades des classes inférieures. 11 y a trois catégories de moniteurs : les Obergeselle, les Mittelgeselle, et les Untergeselle ; chacun d'eux a la responsabilité d'une escouade d'élèves. M. Cousin, qui donne ces détails dans son ■ Rapport sur l'état de l'instruction publique dans quelques pays de l'Allemagne, et particulièrement en Prusse ■, témoigne delà parfaite situation de cet établissement. — Une discipline toute semblable existe dans un grand nombre de collèges anglais, et particulièrement à Ilarrow, à Rugby, à Winchester ; — et elle y fonctionne très convenablement. (Voir Demogeot etMonlucci, Enseignement secondaire en Angleterre et en Ecosse, 1808.)
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vénients ; et celle-ci n'échappera pas à la loi commune. Mais je ne ferai pas aux hommes si éminents qui dirigent nos établissements secondaires, l'injure de supposer, que de si petites difficultés empêcheraient de si grands avantages. On nous demandera sans doute, si par l'effet de ce système, le travail devenant collectif, l'émulation et l'effort individuels ne seraient pas fort compromis ? Cette objection est grave : si elle était fondée, elle nous arrêterait net ; car nous pensons que sans ces puissants ressorts de l'activité, il n'y a pas d'éducation possible. Mais selon nous, loin de détruire ces sentiments, l'organisation proposée les augmenterait en les transformant. L'émulation, au lieu d'être individuelle, deviendrait collective, et l'effort serait encouragé. Nous ne reculerions nullement devant la conséquence de voir chaque section présenter de temps à autre au professeur un seul devoir commun, résultant de la collaboration du groupe. Par suite, une seule note servirait de sanction à l'œuvre du groupe, et tous les membres en bénéficieraient. Qui ne voit immédiatement comment par là, chacun étant intéressé à l'œuvre commune, un mobile en quelque sorte moral, un sentiment de solidarité, viendrait s'ajouter, pour soutenir la volonté, aux suggestions de l'intérêt personnel? La paresse et l'indifférence ne nuiraient plus seulement aux
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/ paresseux et aux indifférents ; elles nuiraient à leurs camarades : et tel, qui ne travaillerait pas si son seul intérêt était en jeu, travaillera peutêtre, pour l'honneur de sa section. La récompense serait partagée entre tous, comme le blâme ; et, semblables aux rameurs d'une même équipe, tous les membres de la section se feraient un point d'honneur de ne pas faire honte au pavillon. Si maintenant, passant de l'art d'étudier à l'art d'enseigner, nous cherchons quel est le principe général qui doit inspirer toute la méthode, nous le résumerons dans cette formule bien connue, que les organes de l'Université citent à tout propos, mais que nous ne voyons guère appliquée nulle part : « L'élève ne doit pas seulement apprendre, il doit apprendre à apprendre ! » Oui, cela est profondément vrai. Un enseignement de « résultats » ne suffît pas. Acquérir des notions exactes, c'est bien. Acquérir de bonnes habitudes intellectuelles, c'est mieux encore. La notion s'efface ; la faculté reste. La notion est pauvre, stérile, bornée à un objet; la faculté est féconde et s'applique à tout. Il y a, avons-nous dit, deux sortes de mauvais programmes : ceux qui sont purement formels, et qui noient l'esprit dans le vague des mots, des
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règles, des formules abstraites, et ceux qui sont trop exclusivement réels, et qui enchaînent l'intelligence au fait, à la donnée particulière, obscure, et muette des sens. Il y a de même, deux mauvaises manières d'enseigner, deux méthodes vicieuses. — L'une, où le maître seul est actif ; l'autre, où l'élève seul est actif. Toutes les deux aboutissent au même résultat : la stérilité et le néant. Le premier de ces mauvais systèmes domine notre instruction secondaire, et l'envahit de plus en plus chaque jour. — Le maître assume pour ainsi dire sur lui seul le fardeau et la responsabilité de l'enseignement ; il a composé avec soin des leçons très étudiées, sortes de cours de faculté ; il les débite en classe avec plus ou moins de talent, et les fait reproduire aussi exactement que possible par ses élèves. A peine leur laisse-t-il le soin de faire eux-mêmes des résumés ; et leçons et résumés sont appris par cœur. C'est le système des rédactions. On applique uniformément ce procédé aux enseignements les plus/livers, mathématiques, physique, chimie, histoire, géographie, littérature, etc., etc. — C'est que la méthode est commode. D'une part, elle permet d'expédier rapidement l'immense programme, et de préparer aux examens et aux concours ; c'est-à-dire de munir d'avance le candidat d'un nombre suffisant de ré-
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ponses toutes faites. — D'autre part, elle flatte un préjugé assez répandu chez certains de nos maîtres et non des moins distingués. Ils croient qu'en général l'élève n'est qu'un instrument passif ; une simple machine à copier et à réciter ; un miroir qui peut réfléchir la lumière, mais non la produire; que c'est perdre le temps de vouloir le faire intervenir dans l'enseignement. Que suit-il de là ? que l'élève entre avec une extrême facilité dans ce rôle sacrifié. Ce métier de copiste et de récitateur s'accorde très bien avec ces goûts innés de paresse, qui, chez les enfants, font très bon ménage avec le besoin inné d'agir. Leur mémoire travaille quelque peu; leur jugement, le moins possible. La besogne est fastidieuse, mais pas fatigante ; elle ne demande pas d'efforts sérieux ; mais elle est parfaitement stérile, et produit de déplorables résultats. Et ne nous y trompons pas, la passivité de l'élève finit tôt ou tard par gagner le maître. Sauf d'honorables exceptions, les professeurs se fatiguent à tourner toujours dans le même cercle ; eux aussi en viennent à savoir par cœur et à réciter ; à date fixe, ils servent le même plat à leurs jeunes auditeurs; ceux-ci le savent, ils ont en mains les textes de leurs prédécesseurs ; ils attendent la « phrase à effet », et la saluent railleusement au passage. Est-ce là de la bonne pédagogie ? Non, c'est le contraire. Ce n'est ni la vie,
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ni le mouvement ; mais l'apparence de la vie et du mouvement, aboutissant à l'apparence du savoir. L'autre procédé passif est plus mauvais encore. Il consiste, à l'inverse, à abandonner l'élève à luimême. Autant la méthode précédente est fréquente dans nos écoles secondaires, autant celleci est rare. Car elle procède de la paresse et de l'ignorance du professeur ; et ce sont là fort heureusement des vices presque inconnus dans notre Université. Quoi qu'il en soit, lorsque le maître est « passif », il se borne à renvoyer les élèves à quelque manuel, en les invitant à se débrouiller eux-mêmes. Or, quelque bien fait que soit unx livre, il est toujours un maître obscur et insuffisant. Il n'a qu'une seule manière de dire leschoses ; et cette manière cadre rarement avec • l'aptitude intellectuelle de l'enfant. Celui-ci reste donc seul et abandonné à lui-même. Il doit inventer la science. C'est trop lui demander ; l'effort dépasse sa force. Il se fatigue, se dégoûte, et. s'éloigne du savoir, peut-être pour toujours... L'Enseignement tourne alors contre sa fin, quiest, avant tout, de faire aimer la science : il fait un ignorant, passionné d'ignorance. Ainsi l'inertie du maître produit l'inertie de l'élève, et l'école au lieu de nourrir l'esprit, devient pour lui un milieu délétère et mortel.
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Les vraies méthodes sunt les méthodes actives ; je veux dire celles qui réclament une intensité de pensée presque égale chez l'élève et chez le maître. Que celui-ci commence par exposer les résultats de la science; qu'il amorce l'enseignement par une leçon courte, substantielle, peu apprêtée. Que l'élève, à son tour, se pénètre de cet exposé, et le confie à sa mémoire. Rien de mieux. Cela est bon; cela est nécessaire. Mais l'erreur est de croire, comme on le fait généralement, que ce procédé constitue toute la méthode. Il n'en est que le point de départ. — Et d'abord, chaque science ayant un objet distinct et une méthode propre, réclame une « didactique » spéciale. Il est absurde, selon nous, d'enseigner la physique comme l'algèbre, et le latin comme la géographie. Il importe avant tout que l'enfant apprenne comment chaque science se fait ; il faut la faire devant lui et avec lui. Et de même qu'il ne suffit pas, pour apprendre la cuisine, de déguster des plats délicats ; il ne suffit pas non plus pour apprendre la science, d'entendre débiter des phrases bien faites. Il faut, qu'on nous passe le mot, mettre la main à la pâte. Oui, il faut que l'enfant agisse, qu'il parle ; qu'il écrive en vers et en prose ; en latin et en français ; il faut qu'il juge ; qu'il critique ; qu'il loue ; qu'il blâme, qu'il expérimente; qu'il raisonne; il faut qu'il s'essaye à tout cela, sous l'œil et sous la direction
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d'un maître expert et dévoué. Tel est l'apprentissage fécond, qui lui servira toujours et en tout. Quant à cet asservissement à la lettre moulée, au recopiage, à la pensée morte ; quant à ces tours de force de mémoire, auxquels nous voyons nos enfants plus ou moins condamnés, leur moindre défaut est de faire prévaloir souvent des esprits médiocres, et d'étouffer des talents originaux. Que d'enfants, engourdis par l'ennui que distille votre enseignement passif, pourraient s'éveiller et mettre au jour et en valeur d'excellentes qualités ! Que de maîtres, au lieu de s'éteindre tristement dans vos nécropoles de province, pourraient devenir des foyers d'action et de vie intellectuelle ! Que faudrait-il pour cela ? Leur donner un programme raisonnable, et le temps, et l'indépendance, et les moyens nécessaires pour l'enseigner suivant les principes qui précèdent. Gomment ces principes généraux pourront-ils s'appliquer aux diverses branches de notre enseignement secondaire? Gomment devra-t-on enseigner par des méthodes actives, les langues anciennes et modernes, l'histoire, les sciences, la philosophie, etc. ? C'est ce qu'il nous reste à indiquer.
�CHAPITRE XVIII
L'ÉTUDE ACTIVE DES LANGUES LE THÈME — LE VERS — LE DISCOURS
Comment convient-il donc d'enseigner le latin et le grec? Et comment les langues vivantes ? Le fondement et le point de départ de cet enseignement devraient être un sérieux cours de grammaire; on mettrait de côté, bien entendu, et Lhomond et les autres philologues du premier âge. Ces rudiments enfantins, avec leurs étranges règles mnémotechniques, convenaient sans doute pour frapper l'imagination des « tout petits » et s'imposer à leur mémoire ; mais ils ne conviendraient plus à nos élèves de quatorze à quinze ans. Ceux-ci n'apprendront pas comme nous et nos contemporains que « le masculin est plus noble
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que le féminin » et que « deux négations valent une affirmation » ; mais on leur enseignerait dès le début ce que, dans nos classes on ne nous a jamais appris, une grammaire véritablement scientifique. Nous sommes convaincus que cette première philosophie du langage, si curieuse à pénétrer dans son évolution logique et historique, intéresserait vivement nos élèves. Pour confirmer cet enseignement théorique, de nombreux exercices pratiques seraient composés par les élèves, en particulier et en commun, par écrit et de vive voix ; ils feraient beaucoup de versions et d'explications et encore plus de thèmes. Lorsque les élèves seraient bien familiers avec le vocabulaire, les règles et la syntaxe, c'est-àdire, lorsqu'ils seraient suffisamment maîtres des matériaux et de l'art de les assembler, on aborderait, après le thème, des exercices plus difficiles et où l'invention personnelle aurait plus de part ; la narration, la versification, le discours. Et enfin, lorsque grâce à cette gymnastique raisonnée, l'élève sera rompu aux difficultés et aux idiotismes de la langue, il conviendra de lui faire lire rapidement les auteurs entiers. Alors, et alors seulement, à la dernière période des études, ces lectures viendront servir de soutien et de preuves au cours d'histoire littéraire qui couronnera tout l'enseignement.
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Telle sera notre méthode. — Elle n'est pas tout à fait conforme aux idées actuellement en honneur. — On recommande d'aller du texte aux règles et nous voudrions qu'on suivît plutôt une marche inverse ; — on préconise dès le début de l'enseignement des explications rapides, développées, des lectures d'auteurs entiers ; — et nous réservons ces exercices pour la fin des études. — On considère le thème, le vers latin, le discours latin, comme des exercices puérils, pénibles, inutiles et dangereux ; et nous les maintenons, comme les meilleurs, peut-être les seuls moyens de culture littéraire... Nous ne sommes donc guère, comme on dit « dans le mouvement » ; nous voilà parmi les réactionnaires. Rôle ingrat, car nous aurons contre nous, de jeunes maîtres de grand savoir, de grand talent, qui n'ont innové qu'à bon escient, et en donnant des raisons si spécieuses, qu'elles ont persuadé jusqu'aux bureaux du ministère. Ils disent que faire précéder la grammaire par l'usage, c'est en somme, se conformer à cette loi de nature, qui veut que l'observation vienne avant la réflexion, le fait avant la loi, la pratique avant la théorie ; qu'il est plus raisonnable et plus commode d'énoncer et d'expliquer les règles grammaticales quand on les rencontre dans les textes, quand on les prend en quelque sorte sur le fait, et toutes vives ; et que, alors, l'exemple et le précepte
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sautent aux yeux à la fois. Ainsi, sans peine, sans effort, et comme en se jouant, on se familiarise avec cette difficile construction de la phrase latine ou grecque ; on sait la syntaxe sans l'avoir apprise, et on fait de la grammaire, comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir. N'est-ce pas ainsi que Montaigne, avant qu'il entendit « non plus de » Français ou de Périgourdin, que d'Arabesque; » sans art, sans livre, sans grammaire ou pré» cepte, sans fouët et sans larmes, apprit du latin » tout aussi pur que son maître d'eschole le sça» vait ! » Mais voici notre réponse : La méthode en question est excellente ; elle est la seule efficace, quand il s'agit de faire parler à déjeunes enfants une langue vivante. L°ur esprit est ouvert aux mois et fermé aux abstractions. Montaigne n'avait pas six ans quand il apprenait le latin de cette façon, et c'était pour le parler; car de son temps le latin vivait encore. — Mais aujourd'hui, le latin est mort, et le grec deux fois mort; il ne s'agit plus d'apprendre à parler ces langues, mais à les lire; et nous ne nous adressons pas à de jeunes enfants, mais à des garçons de quatorze ans. — D'une part, nous devrons « latiniser et gréciser » par les yeux, et non par les oreilles. C'est un signe de seconde main, un écrit, un muet, qui sollicitera notre attention, et non la parole, c'est-à-dire la pensée même à l'état
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naissant, qui s'impose de vive force à la mémoire. — Pour se souvenir, il ne suffit plus ici de sentir, il faut raisonner. — D'autre part, une mémoire de quatorze ans est loin d'être aussi plastique, aussi ouverte qu'une mémoire de six ou sept ans. — Celle-ci a en quelque sorte sa fortune à faire ; il lui faut emmagasiner des signes, n'importe lesquels , afin de satisfaire aux besoins de l'être physique et moral. Tout lui est bon, l'esprit conserve tout, parce qu'il se sert de tout. Plus tard, il sera pourvu, et pour retenir les mots, la nature «ie l'aidera plus; il devra faire appel à l'art. Il faut, è. ce moment, que les syntaxes étrangères, les constructions et les tours nouveaux, passent par le raisonnement, pour se fixer dans la mémoire. Dès lors, l'exposé préalable des règles générales, qui, en une seule formule, embrassent une multitude de faits particuliers, devient le procédé, non pas seulement le plus logique, mais aussi le plus expéditif II fait mieux comprendre ; il fait mieux apprendre ; en somme, il économise la peine et le temps. — Voilà pourquoi nous demandons que la grammaire accompagne et même précède l'explication des textes. — J'ajoute aussi, incidemment, que pour la même raison, nous recommandons de ne pas commencer trop tôt cette étude des langues mortes, si profondément différente de celle des langues vivantes.
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Mais si on cède sur ce premier point, on relèvera le débat sur la question des exercices pratiques qui doivent accompagner et corroborer l'étude de la grammaire. — Si les langues mortes ne sont pas apprises pour être parlées, dira-t-on, elles ne sont pas apprises non plus pour être écrites. — Dès lors, à quoi bon tous vos exercices écrits? — On se propose de les lire ; faisons lire, beaucoup lire, exclusivement lire. — Ainsi naîtra, par l'habitude, la faculté de comprendre un texte à première vue ; sans compter le profit intellectuel, le bagage d'idées, que l'élève retirera de cette connaissance plus variée, plus complète, des auteurs anciens... — Ne se fait-on pas ici encore, de singulières illusions? A notre avis, ni la lecture courante des textes, ni même l'explication verbale mot à mot, ni même la version écrite, ne suffiront pour apprendre à fond une langue vivante, et à plus forte raison une langue morte. Pour arriver à bien lire un idiome quelconque, il faut avoir appris à l'écrire quelque peu. Et cela sera d'autant plus nécessaire, que l'élève sera plus âgé, et que le génie propre de la langue étrangère s'éloignera davantage du génie de la langue maternelle Ni la lecture, ni l'explication orale, ne réclament un effort suffisant ; les textes, à moitié devinés, passent sur l'esprit sans y laisser de traces. Pour composer un bon thème, il faut plus
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réfléchir, passer en revue plus de mots, scruter plus d'expressions et de tours, entrer plus à fond dans la langue, que pour faire dix versions de même étendue. La version latine est un exercice excellent pour apprendre... le français; car ce n'est pas sur le texte proposé, mais sur le texte à trouver, que se porte le principal effort de l'esprit. Le thème est à la version ce que, dans les sciences physiques, l'expérimentation est à l'observation simple. C'est une synthèse succédant à une analyse ; c'est la volonté, arrêtant l'esprit sur les difficultés, et les particularités de syntaxe, pour les lui rendre accessibles et familières. — En un mot, la version est une méthode passive, le thème, une méthode active ; or rien ne se fait que par l'action. Si donc nous voulons que nos enfants sachent bien, il n'y a pas à hésiter, qu'ils soient forts en thème. Quant à ce profit littéraire que les enfants retireront de ces grandes lectures, nous confessons qu'il nous laisse froids. Autant nous approuvons ces exercices dans les dernières années, alors que l'esprit est un peu formé, et la langue suffisamment connue; autant, s'ils sont prématurés, nous les trouvons stériles et déplacés. Tout le monde ne peut pas, tout le monde ne sait pas lire. Un livre ne parle pas à tous ceux qui le parcourent des yeux. Il faut être en âge et en état de l'en-
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tendre ; il faut y chercher son bien ; y trouver quelque chose de soi, et par suite, avoir déjà quelque chose en soi. — Que diront à ces enfants peu préparés, ces textes parcourus à fleur d'épiderme et du bout des lèvres? Peu de choses probablement; peut-être rien. J'aimerais mieux rien, que quelque chose de mal compris, par la raison qu'il est préférable de perdre son temps, que de le mal employer. Peut-être n'aurait-on pas trop de mal à nous concéder le thème. Mais que dire des compositions latines, (nous ne parlons que des latines, car les grecques n'ont jamais existé, et pour cause), et en particulier, du vers latin et du discours latin? Comme ils sont déchus de leur ancienne splendeur, ces vieux souverains de nos études classiques ! Ils ont été jugés et condamnés à mort ; ils sont en cellule, attendant le jour de l'exécution. Et quels actes d'accusation ! De quels crimes ne les a-t-on pas chargés ! Le vers latin 1 Ceux qui ne l'aimaient pas, il les faisait périr d'ennui ! Ceux qui l'aimaient, il les abêtissait pour toujours ! Il leur apprenait l'art puéril de jongler avec des mots, et de regratter des syllabes ; il les habituait à ne jamais considérer que la forme ; à dédaigner le fond ; à ne fabriquer que des pastiches ; il tuait leur originalité, etc. — Le discours latin ! il était
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plus coupable encore. C'est à son école que nos jeunes générations devenaient si légères et si présompteuses ; s'habituant à parler de tout, sans rien savoir ; à trancher, entre deux classes, les plus hautes questions de la politique et de la guerre; se grisant de mots sonores et d'idées vides ; se persuadant, après avoir fait parler si souvent, et assez sottement, tous les grands personnages de l'antiquité, que rien n'était plus aisé, que déjouer, dans la société moderne, les Gracchus, les Brutus, les César, voire même les Catilina. — Oui, c'est le discours qui a engendré le Jacobinisme, le Césarisme etle Socialisme : « Rien que la mort n'était capable » Je ne voudrais pas jurer que tous ces reproches sont imaginaires ; et que nombre de bons esprits n'ont pas été mis à mal par une rhétorique intempérante. Mais à qui la faute? Au vers? au discours? Point du tout. Ce sont là des instruments, et d'excellents instruments. On a pu en abuser, est-ce une raison pour les détruire ? On assassine avec le bras, on calomnie avéc la langue ; faut-il rendre nos enfants manchots et muets ? — Si vous donnez à ces exercices une importance exagérée; si votre système scolaire force tous les enfants à s'y livrer pieds et poings liés, malgré leurs répugnances, « invita Minerva » ; si, à côté de cette culture toute artistique et formelle, vous n'instituez pas un en-
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seignement scientifique et réel, qui la tempère, la règle, et lui donne en quelque sorte du corps, je serai avec ceux qui protestent, et je préférerai la suppression de la rhétorique, à l'abus de la rhétorique. Mais si ces précautions sont bien prises ; si le programme est bien pondéré; si les maîtres, en outre du savoir et du (aient, continuent à faire preuve de cette conscience, de ce tact, de cette mesure, qualités traditionnelles de notre corps universitaire ; je ne sache pas qu'aucun exercice puisse remplacer, ni le vers, ni le discours, dans l'éducation littéraire. Ces moyens ne sont pas seulement les meilleurs, ils sont les seuls ; ils sont l'essence de cette éducation, l'éducation même ; et sans eux, on ne la conçoit pas. On a fait tantôt un crime, tantôt un honneur aux Jésuites de les avoir inventés. Autant dire que les Jésuites ont inventé l'esprit humain. Car du jour où l'homme a cessé d'être une brute ; du jour où il a rompu la chaîne qui l'attachait à l'animalité ; du jour où il a eu les premiers soupçons de l'art, il a fait des vers, d'abord ; des discours ensuite. Et c'est pourquoi, depuis qu'il y a des élèves et des maîtres, la poésie et l'éloquence ont toujours servi de base à l'enseignement littéraire. Ainsi faisaient les antiques éducateurs de l'Inde, de l'Egypte, de la Grèce, de Rome ; ainsi avons-nous fait nous-
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mômes jusqu'à ces derniers temps. Et nous faisions bien ; car en cela, nous ne respections pas seulement une tradition séculaire, nous imitions le maître des maîtres, qui est la nature. On peut dire qu'il y a essentiellement, en chacun de nous, un poète et un orateur ; et que ce poète ou cet orateur surgit à un moment donné, pour exprimer nos émotions, nos passions, nos ambitions. C'est à ces formes intimes de notre être, à ces éléments essentiels de notre humanité, que s'adresse la culture littéraire; et c'est là ce qui fait dire à quelques-uns, qu'elle est l'intérêt suprême de l'éducation. Mais comment susciter, développer dans les âmes ces charmes naturels, ces puissances innées qui, dans les grandes et les petites occasions de la vie, donneront à l'être le maximum de sa valeur, et serviront si bien ses amours, ses intérêts, sa foi, ses doctrines? Suffira-t-il de leur raconter quels sont les hommes divins, qui ont été les maîtres de la poésie et de l'éloquence ? Suffira-t-il de leur faire lire et étudier leurs chefsd'œuvre ? Pas du tout. Formerez-vous un sculpteur ou un peintre, en vous bornant à raconter MichelAnge et Raphaël, et à montrer le Moïse et la Sainte-Famille ? Vous leur mettrez à la main la palette ou le ciseau; vous ferez forger ces jeunes forgerons. Ainsi, dans nos enfants, vous élèverez le poète, en leur faisant fabriquer des vers ; l'ora-
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teur, en leur faisant composer des discours. — Mais ces vers seront enfantins, et ces discours médiocres ; mais, composés dans des langues anciennes, ces devoirs ne pourront être que des pastiches, des centons, des imitations plus ou moins puériles. — Nous le savons ; et nous ne tomberons pas dans cette étrange aberration de demander à des enfants des ouvrages d'hommes ; de vouloir que des cerveaux de quatorze à dixhuit ans, nous révèlent, par je ne sais quel miracle, des idées neuves et originales. En attendant que la vie et l'expérience fournissent à nos fils des pensées et des opinions personnelles, le maître leur proposera, comme sujets de développements ces lieux communs, ces vérités générales dont vit l'humanité. Nous leur demanderons de façonner ces matières à leur guise, soit en vers, soit en prose; soit en latin, soit en grec. Cette absence d'invention clans ridée serait choquante en français. Mais, dans la langue ancienne ou étrangère, nous l'accepterons sans peine. Le travail de la forme nous suffira, et même (horresco referens), nous permettrons, nous conseillerons l'usage de tous les moyens, inventés par l'ingénieux labeur des anciens pédagogues, et aujourd'hui si démodés et si décriés : dictionnaires, gradus, thésaurus, excerpta, recueils de fleurs de rhétorique ! Nous ne voyons guère quel devoir pourrait mieux exer-
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cer le jugement, et rompre à l'art de bien parler et de bien écrire, qu'une bonne amplification poétique ou oratoire, bien préparée, bien corrigée par un bon professeur. — Quand l'enfant aura trouvé, dans ce travail, l'occasion de passer en revue des centaines d'expressions ; de se rendre compte de leur portée et de leur sens propre ; d'arranger les mots, les phrases, les développements dans l'ordre le plus convenable pour les mettre en valeur ; il n'aura pas perdu son temps. Nous le répétons, ce n'est pas là seulement la meilleure, c'est la seule forme d'invention littéraire que comporte l'inexpérience d'un adolescent. Nous avons la confiance qu'un bon maître, à l'aide de tels devoirs, et des modèles auxquels il les comparera sans cesse, ne conduira pas ses élèves à la déclamation et au verbiage; mais bien plutôt à la haine de la déclamation et du verbiage. — Et d'ailleurs, quand un système de pédagogie littéraire a produit une langue et une littérature comme les nôtres, il a fait ses preuves, il a le droit de vivre. On doit l'améliorer, s'il se peut, mais non le détruire. Nous ne demandons pas autre chose. Tout ce que nous venons de dire de l'enseignement des langues anciennes, peut et doit s'appliquer également à l'étude des langues étrangères modernes. La valeur de ces langues, comme.gym-
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nastique intellectuelle, est peut-être, malgré l'opinion de juges compétents, inférieure à celle du latin et du grec ; et cela d'une part, à cause de leur grande analogie de syntaxe avec notre propre langue; et d'autre part, à cause du caractère moins esthétique, moins pur, moins jeune de leurs œuvres littéraires. Mais si ces exercices de composition n'ont pas tout à fait la même vertu pédagogique , ils présentent, comme compensation, un avantage pratique qu'il n'est pas permis de dédaigner. Ils doivent amener le jeune homme, à faire usage couramment d'une langue qui accroîtra singulièrement sa puissance d'action. Par suite, tout un ordre d'exercices nouveaux, inutiles dans l'étude des langues mortes, vient s'imposer ici. Il faut vivre les langues vivantes, je veux dire les parler, et les bien parler. Or, pour en arriver là, deux conditions sont requises: des exercices oraux incessants, et des maîtres en état de les diriger. Il faudrait s'exercer assez à parler, pour que le cours supérieur d'anglais, d'allemand, etc., pût être complètement professé en anglais, et en allemand. Mais que nous sommes loin de cet idéal ! J'ai connu bien des bacheliers ; je n'en ai pas connu qui, après cinq ou six ans de cours, au lycée, fussent en état d'articuler quatre mots de suite avec un Allemand ou un Anglais ! Ce misérable résultat s'explique aisément, quand on conL'ÉDUCATION.
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naît l'organisation des études, le temps dérisoire consacré aux langues vivantes, et il faut le dire, l'insuffisance du personnel enseignant. Sauf des exceptions, d'autant plus honorables qu'elles sont plus rares, les langues étrangères, dans nos lycées de province, sont enseignées par des étrangers qui ne sont pas professeurs, ou par des professeurs, qui, au moins au point de vue du langage, ne sont pas étrangers. En sorte que, les uns parlent la langue, mais ne savent pas l'enseigner; les autres sauraient l'enseigner, mais ne peuvent pas la parler. Conséquence : nullité des résultats et temps perdu. Je sais qu'on travaille à remédier à ce mal. On me dit même qu'il est en bonne voie de guérison. On songe à créer, à l'Ecole normale supérieure, une section des langues étrangères; et on a institué une agrégation pour cet ordre d'enseignement. Cela est excellent. Mais qu'on nous permette d'ajouter que ce n'est ni rue d'Ulm, ni à la Sorbonne, que nos jeunes maîtres devraient préparer cette agrégation ; c'est aux universités étrangères; c'est à ïïeidelberg, à Berlin, à Oxford, à Rome, à Madrid. Ainsi, ils pourraient arriver, non pas seulement à connaître théoriquement la langue qu'ils enseignent, mais à la parler comme leur langue maternelle, et à si bien faire, que pour eux, elle no soit plus étrangère. Comment enseigneraient-ils
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bien, ce qu'ils savent mal ? Et comment admettre que des élèves qui auraient choisi, pour base de leur instruction littéraire, une langue vivante, finiraient leurs études sans être en état de la parler couramment ? Gomment admettre, qu'après avoir en quelque sorte pénétré l'âme étrangère sous sa forme littéraire et apprêtée, ils ne seraient pas en état d'aller la voir vivre, agir et penser dans son milieu naturel, dans sa forme populaire et commune ? Et nous répétons que c'est par là seulement, qu'en outre de l'intérêt matériel que présentent ces études, elles peuvent contrebalancer la réelle supériorité des langues mortes, comme organes d'éducation littéraire.
�CHAPITRE XIX
LES MÉTHODES ACTIVES DANS L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE, DES SCIENCES PHYSIQUES, MATHÉMATIQUES, ETC.
Ce n'est pas par l'insuffisance des maîtres que pèche l'enseignement de l'histoire, pas plus, du reste, que celui des langues anciennes. On trouverait difficilement, dans un autre pays un ensemble de professeurs plus distingués et mieux préparés à leur tâche. De tant de savoir et de talent nos enfants pourraient tirer un immense profit. Ils en sont, en grande partie, frustrés par le vice des règlements et des méthodes pédagogiques. En effet, l'enseignement de l'histoire et de la géographie dans nos lycées, peut être considéré comme le type de ces méthodes passives, dont
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nous parlions au chapitre précédent. Le maître est toujours en scène ; l'élève jamais. Le maître fait tout et l'élève rien. C'est l'instruction par voie de monologue. Voici comment les bonnes classes se font presque partout : au début, le maître dicte un résumé de son cours ; puis aussitôt, commence la pièce importante, unique, la leçon. En général, c'est un cours très étudié, très soigné de fond et de forme ; parfois érudit, parfois éloquent, dépassant presque toujours la portée de l'auditoire, et qui, le plus souvent, serait mieux à sa place dans une chaire de faculté. Il est rare que la durée entière de la classe n'en soit pas absorbée; s'il reste, à la fin, quelques minutes, on les con-* sacre à des interrogations sommaires sur la leçon précédente ; et c'est tout. — Pendant que le professeur parle, les élèves, courbés sur leurs cahiers, prennent des notes à toute vapeur et s'énervent à sténographier le discours mot à mot. Tout leur travail consistera ensuite à recopier fidèlement leurs notes, et s'il se peut, à les apprendre par cœur. Tout le mérite consistera dans l'exactitude de la reproduction,, soit écrite, soit verbale. Devenir des phonographes vivants ; voilà l'idéal. Sans revenir sur les inconvénients généraux, déjà signalés, d'une telle pédagogie, nous ne pouvons nous empêcher d'insister encore sur les entraves que ces recopiages serviles et accablants
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apportent au développement de l'originalité et de l'initiative. Nous rappellerons combien ces écrivailleries abîment le style des enfants (je n'ose parler de leur écriture), en les habituant à reproduire scrupuleusement toutes les négligences et les banalités de la parole improvisée ; combien ces exercices plus ou moins oratoires sont funestes au professeur lui-même. N'a-t-il pas en effet une tendance involontaire à enfler le ton, à se guinder, à se travailler, à sortir du simple et du naturel, en voyant ses moindres mots « couchés par écrit » ? Sans doute, malgré tout cela, grâce au talent des maîtres, à l'intérêt intrinsèque des études, à la curiosité des enfants, les résultats paraissent encore parfois à peu près satisfaisants. L'honneur est sauf. Mais il nous semble qu'on pourrait obtenir de ces études un bien autre avantage. Pour cela, il faudrait, là aussi, se décider à faire intervenir activement l'élève en même temps que le maître, et voici comment. Quand un professeur a mis ses élèves au courant des faits et de leur enchaînement, avec précision, clarté, élégance, il a fait beaucoup ; mais, selon nous, il n'a encore accompli que la moitié de sa tâche. Il lui reste à leur indiquer comment les faits en question ont pu être établis avec certitude et à initier ses auditeurs, non seulement à la connaissance des choses, mais à la pratique de la méthode hisîorique. Il devra
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leur apprendre ce que c'est qu'un document et un monument; comment on vérifie, on contrôle, on critique les témoignages divers d'après lesquels s'écrivent nos annales. Toutes les fois que cela sera possible, il n'hésitera pas à guider ses élèves à travers les cités et les campagnes dans des excursions historiques, analogues à celles que font chaque jour les botanistes et les géologues. C'est là, en effet, que notre histoire nationale, que la vie passée de nos pères, se trouvent écrites d'une façon saisissante, sur le terrain des champs de bataille; dans les plus vieilles rues de nos vieilles cités ; sur les toiles et les marbres de nos musées ; dans nos cathédrales ; nos hôtels de ville ; enfin sur les antiques manuscrits et les vieux livres de nos bibliothèques. Le professeur interrogera tous ces témoins devant ses élèves ; ou mieux, il leur laissera le soin de les interroger eux-mêmes, et de rendre la réponse soit de vive voix, soit par écrit. Autour de chaque grand événement, après chaque leçon importante, on établira comme une sorte d'enquête. Les rôles seront partagés entre tous : chaque élève ou chaque groupe d'élèves étant chargé d'examiner une source spéciale : monuments d'architecture, oeuvres d'art, œuvres littéraires, vieilles annales, etc. C'est là que le maître devra trouver les sujets de véritables devoirs d'histoire;
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devoirs individuels ou collectifs selon les cas, présentés par un seul ou par tous les membres d'une section ou d'une conférence. Quant à ces fastidieuses expositions, si improprement appelées rédactions, puisqu'elles ne sont pas rédigées, mais simplement copiées par l'élève, elles seraient absolument supprimées et personne ne les regretterait, pas même les paresseux. Qui ne voit à l'instant l'intérêt puissant que ce mode de travail donnerait à l'enseignement de l'histoire ? Quel avantage pour l'élève et pour le maître ! Nos enfants s'élèveraient d'emblée du rôle d'auditeurs passifs et stupides (au sens latin), à celui d'élèves et de disciples véritables. Ils passeraient à l'activité ; ils ressusciteraient. Au lieu d'étudier sans plaisir et sans intérêt une histoire morte, j'imagine qu'ils se livreraient avec passion à ces études vivantes et personnelles. Or, on sait qu'il n'est que d'aimer un travail pour le bien faire; et, s'ils le faisaient bien, quel profit ! Assurément nous sommes loin de mépriser ces bacheliers qui peuvent, sans broncher, défiler la série de tous les rois de France et d'Angleterre avec leurs dates respectives et dénombrer, sans erreur, la liste de nos chefs-lieux et de leurs sous-préfectures; mais si, par surcroît, nos fils, en sortant du lycée, apportaient dans la vie la précieuse habitude de se
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faire, tout seuls, une conviction sur les doctrines, une opinion sur les hommes, de ne pas croire légèrement, de ne pas affirmer trop vite, de juger sur preuves, de décider en faisant taire l'intérêt et la passion et en écoutant la justice et la vérité : en un mot, s'ils appliquaient tant soit peu à leur conduite privée et publique ces bons procédés de la méthode historique, pratiquée au lycée, il me paraît que ce savoir-là vaudrait bien l'autre et y ajouterait même un lustre singulier. A un autre point de vue, on se souvient que nous avons retranché de notre programme d'études littéraires, dans la période moyenne, l'enseignement spécial du français. — En prescrivant, à la place des rédactions, ces nouveaux devoirs historiques, ces récits, ces narrations, ces appréciations sur les personnes et sur les événements, nous venons combler l'apparente lacune de notre programme. L'étude de la langue maternelle trouverait dans ces exercices un inappréciable secours. Et qu'on ne vienne pas nous dire que les travaux dont il est question dépasseraient la portée de nos élèves, que, de quinze à dix-huit ans, on est encore trop jeune pour écrire l'histoire. Je pense, au contraire, que ces devoirs où le jeune homme est soutenu et comme porté par des textes précis, par des faits et des réalités ; ces co
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sitions, qui n'auraient d'autre prétention que d'être des exercices d'école, n'offriraient pas, en somme, plus de difficultés que les problèmes d'algèbre ou de géométrie, les discours français, les dissertations, qui se font actuellement dans les classes. En ce qui concerne les maîtres, l'avantage pour eux serait évident. Leurs leçons deviendraient moins apprêtées. A quoi bon ces cours si développés ? Dans la forme où ils se présentent, ne font-ils pas double emploi avec des livres très bien faits, et quelquefois par les professeurs euxmêmes ? De simples cadres, donnant la direction et l'enchaînement des faits ; moins de phrases et de préparations littéraires, mais la pratique ouverte et habituelle de la bonne méthode ; la recherche et l'étude faites en commun avec des collaborateurs assez jeunes pour être dociles et curieux, assez mûrs pour comprendre le maître et quelquefois l'aider. Ce serait la vie, l'intérêt sans cesse renouvelé et la joie intime d'être utile, au lieu de l'ennui qui, tôt ou tard, surgit d'une besogne mécanique, éteignant l'ardeur, le feu sacré et, du même coup, le talent. Des universitaires, fort intelligents d'ailleurs, à qui nous exposions ces vues pédagogiques, nous ont objecté que nous confondions ce qui convient à l'enseignement secondaire, avec ce qui convient à
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l'enseignement supérieur. A quoi nous répondions, que c'étaient les choses enseignées, et non la façon de les enseigner, qui devaient établir une différence entre les divers degrés de l'enseignement; que, si une méthode était jugée bonne pour l'enseignement supérieur, je ne pouvais apercevoir pourquoi on en refuserait le bénéfice à l'enseignement secondaire, voire à l'enseignement primaire ; ... que, sans doute, dans l'application, il y avait à résoudre un problème délicat : proportionner les procédés à l'âge des élèves, aux circonstances du milieu, au niveau des études ; mais que, dans ses lignes générales, la bonne méthode, celle qui instruit réellement, devrait toujours être observée. — « Alors, reprenaient nos contradicteurs, ce n'est plus de la science élémentaire, c'est de l'érudition, c'est de la philosophie ! » — Et nous, de dire que, ni ces mots ni ces choses n'étaient pour nous effrayer ; que si l'érudition était bien le souci scrupuleux de l'exactitude dans les détails ; et, la philosophie, la tendance à rechercher les causes (et nous ne voyons pas en quoi ces définitions pourraient être contestées), nous pensions que bien peu- de gens, dans le monde, pourraient échapper à l'accusation d'érudition et de philosophie. Quand l'épicier du coin énumère, sans errer d'une syllabe, les provenances et les valeurs de ses cafés et de ses sucres,
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il est une manière d'érudit ; et, quand cet ouvrier recherche pour quelle cause ma cheminée fume, il est un philosophe sans le savoir. Quoi d'étonnant, dès lors, si l'on retrouve dans nos méthodes pédagogiques les procédés de l'érudition et de la philosophie ? Au fond, ces procédés s'emploient et doivent être employés en toutes choses, mais surtout dans les choses de l'enseignement, et de tous les genres d'enseignements. Sur la porte de la plus humble école primaire aussi bien que sur celle de nos grandes Académies, il faudrait placer, pour les maîtres, cette inscription : Nul n'entre ici, s'il n'est philosophe. Une seule objection nous arrête et nous parait irréfutable ; c'est celle-ci : avec les programmes actuels, avec l'organisation en vigueur, ces méthodes sont absolument inapplicables. — Le temps manquerait et les moyens. — Cela est vrai, et nous n'avons rien à dire, sinon qu'il faut modifier les programmes et modifier l'organisation.
Nous ferons pour l'enseignement des sciences physiques, des réflexions tout à fait analogues à celles qui précèdent. Là encore, on dicte trop, on copie trop, on dogmatise trop ; qu'est-il besoin d'un maître, s'il ne fait que répéter ce qui est dit,
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et parfaitement dit, dans d'excellents livres d'enseignement? Donc, des cours rapides, et même, si l'on veut, des dictées ou mieux encore, des autographies préparées d'avance par les soins du maître, et résumant les lois de la science d'un trait précis et peu développé ; juste ce qu'il faut pour encadrer et diriger le progrès méthodique de l'enseignement. Mais, peu de séjours sur les bancs de la classe, à gratter du papier; de longues stations dans Jes laboratoires, avec les appareils sous les yeux, autour du maître, les jeunes disciples collaborant avec lui ; soit qu'on utilise leur zèle et leur besoin d'agir, à préparer les expériences, et à monter les appareils; soit qu'on exerce leur adresse à entretenir et soigner les machines. On trouverait là une occasion de façonner les jeunes gens à ces travaux manuels, si justement recommandés aujourd'hui à tout le monde. C'est ainsi, en faisant, en voyant, en travaillant eux-mêmes, que les écoliers se pénétreraient de l'esprit scientifique, plus utile que la science, sans que cela coûtât rien à la connaissance des lois et des résultats. Voilà ce qui doit être et ce qui n'est pas. Après 1870, l'instinct public indiqua avec sûreté, comme une des causes principales de nos désastres, l'insuffisance de notre organisation pédagogique. Parmi les travaux que suscita ce
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patriotique souci, on put remarquer un article de M. Blanchard, membre de l'Académie des sciences, publié par la Revue des Deux-Mondes. Il développait avec autorité et avec raison cette pensée : « que l'observation et l'expérience, proclamées et » reconnues les seuls guides sûrs dans la pra» tique de toutes les affaires, n'étaient jamais » entrées pour une part quelconque, dans l'ent seignement des collèges ! » — Parlant de la façon de professer la physique et la chimie, il disait : « Les leçons orales, toujours insuffisantes, sont » rarement suivies avec attention. Seuls, les » élèves que la mémoire favorise, en conservent » la trace, et, ne possédant que des définitions, » l'idée des sujets dont on les a entretenus, » demeure extrêmement vague. Nous l'avons dit, » dans les matières scientifiques on n'est jamais » vraiment instruit si l'on n'a étudié directement » les faits. Que l'on appelle les élèves à repro» duire des expériences de physique, à faire des » manipulations de chimie, et pour la plupart » d'entr'eux le bonheur sera complet. Enfants et » adolescents travailleront avec joie, parce qu'ils i conserveront la liberté des mouvements, qui est » précieuse à la jeunesse, presque sans fatigue, » parce qu'ils seront captivés. Alors on les verra » bientôt acquérir les notions positives qui reste-
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» ront toujours présentes à l'esprit, car, on oublie » peu lorsque les yeux et les mains ont été mis » au service des opérations de l'intelligence J. » Ces judicieuses réclamations sont naturellement restées, sinon sans écho, du moins sans effet. On a continué, et on continue à enseigner les sciences d'observation, en chambre, comme de la littérature ou des mathématiques. Les cabinets de physique, les laboratoires, les collections, là où ils existent, restent rigoureusement fermés aux élèves, et ne sont accessibles qu'aux professeurs et préparateurs. On les montre fièrement, comme des musées et des curiosités, à M. le Préfet, et aux étrangers de distinction qui « honorent l'établissement de leur visite ». — Et si l'on exhibe les appareils, si l'on fait quelques expériences en classe, je tiens que ce sont là des simulacres d'observation et d'expérimentation, de purs spectacles récréatifs, mais stériles. Ce qui importe en effet, n'est pas de montrer de loin un appareil aux élèves, et de leur faire constater un phénomène laborieusement préparé en dehors d'eux ; c'est de les mettre en mesure de faire fonctionner l'appareil eux-mêmes, et par là seulement, de le bien connaître ; c'est de leur permettre de préparer eux-mêmes l'expérience ; car ce qui instruit
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fieme des Deux-Mondes, 15 octobre 1871, p. 826, 852.
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ici, n'est pas le fait, mais la préparation du fait. C'est la constatation des circonstances, des conditions, qui seules, rendent le phénomène possible; c'est la pratique des précautions; c'est l'observation des détails; c'est l'habitude de ne juger et de ne parler qu'après avoir vu ; en un mot, c'est ce scrupule de l'exactitude, qui devient pour l'expérimentateur une sorte de religion. Voilà le savoir fécond, et le vrai profit de l'enseignement. Pour faire un cordonnier, ce serait une bien piètre méthode que de montrer un soulier tout fait ; et puis, d'expliquer théoriquement, en taisant prendre des notes, et apprendre ces notes par coeur, comment ce soulier a été exécuté, le cuir cousu, les semelles préparées... C'est pourtant ainsi que nous fabriquons dans nos lycées nos apprentis chimistes et physiciens ; toujours la plume à la main, jamais l'outil. Tristes besognes ; pauvres résultats. J'entends la routine, -— la routine intelligente — qui me dit : « Nous ne voulons pas faire des savants, mais seulement des hommes instruits. Nous ne voulons pas donner la science, mais les résultats de la science, et une » idée » de ses procédés. Pour cela, notre enseignement, tel qu'il est conçu et pratiqué, suffit. — Ainsi, vous n'enseignez pas la physique et la chimie pour faire
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des physiciens et des chimistes ? — Et pourquoi pas? — Vous croyez faire des hommes instruits, dites-vous ? Grave erreur. Vous ne produisez que des récitateurs savants, des perroquets extrêmement perfectionnés. Vous faites non de la science, mais de la littérature scientifique ; ce qui n'est certes pas dans l'esprit, et dans le bon sens de notre institution. Il en sera de même, tant que vous décrirez des observations à vos élèves, au lieu d'observer avec eux ; tant que vous leur raconterez des expériences, au lieu d'expérimenter avec eux. Mais le temps manque, diteswous ; —d'accord. Aussi conviendra-t-il de restreindre vos cours à l'essentiel : diminuez la surface ; augmentez la profondeur; tout le monde y gagnera ; vous les premiers. « Mais les installations sont insuffisantes : on ne possède ni les locaux, ni le matériel qu'exigerait un tel enseignement ! » — C'est encore vrai. Toutefois j'estime que cette considération ne doit pas nous arrêter, et que si les professeurs le voulaient, les crédits nécessaires seraient vite obtenus. N'est-il pas absurde, quand on a dépensé des millions pour fonder un lycée, de frapper ces millions de stérilité, parce que l'on ne sait pas y ajouter quelques milliers de francs ? « Mais, les élèves sont, par essence, des aniL'ÉDDDATION.
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maux malfaisants : si on leur ouvrait les portes des laboratoires et des collections, tout y serait immédiatement mis à sac. • — En êtes-vous bien sûrs? Pour moi, je pense le contraire ; et je crois que les enfants, comme les hommes... et les femmes, sont beaucoup ce qu'on les fait ; j'estime que l'ordre est affaire d'organisation et de ' discipline ; de responsabilité et de liberté. Nos jardins publics sont-ils dévastés depuis qu'on en a ouvert les portes? Non, l'abus ne vient pas de l'usage, mais de la privation; et je suis convaincu, qu'avec du savoir faire, on amènerait ces prétendus destructeurs, à soigner les appareils et le matériel, aussi bien que des conservateurs assermentés... Nous n'avons rien à reprendre aux méthodes mathématiques. Nous avons déjà dit que seul, on à peu près seul, cet enseignement était bien organisé clans nos écoles. Cela tient à deux causes : La première, c'est que, dogmatique par essence, ne demandant, pour tout instrument d'étude, qu'un tableau noir et un peu de craie, un bout de papier et une plume, il se prête bien à l'organisation simple et rudimentaire de notre discipline. La seconde, c'est que l'importance extrême, la prépondérance attribuée aux mathématiques, dans les examens de nos grandes écoles, donne à ces
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études une faveur que les autres ne rencontrent pas au même degré. Le danger n'est pas ici dans l'insuffisance, mais dans l'abus de la culture mathématique ; le jugement pouvant se fausser par l'habitude exclusive des déductions absolues. Mais cet inconvénient n'existerait plus, si ces connaissances abstraites se trouvaient équilibrées par une étude bien faite des réalités morales et physiques; et si la pratique des méthodes inductives, venait apporter un indispensable contre-poids à l'abus du raisonnement à priori. La littérature et la philosophie, clans notre programme, forment la base commune des études. secondaires à la période supérieure. Nous nous étendrons peu sur les méthodes qui conviennent à ces enseignements; nous n'aurions en effet qu'à répéter ce que nous avons déjà dit au sujet de l'histoire et des sciences physiques. Le professeur de littérature, pas plus que 1& professeur d'histoire, ne se laissera aller à la tentation de l'enseignement égoïste et « livresque ». Il ne croira pas., avoir rempli sa mission, quand il aura débité à ses élèves des livres tout faits, tirés de son fonds ou de celui d'autrui. Il jouera franc jeu avec ses élèves ; leur montrant les procédés et les sources ; les prenant en quelque sorte pour collaborateurs et confidents. Peut-être nous
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épargnera-t-on ainsi la fabrication, un peu trop abondante aujourd'hui, de ces critiques de vingt ans, qui, dans les salons, jugent les anciens et les modernes, avec une assurance imperturbable, sans les avoir jamais lus. Us ont fréquenté un homme qui les avait lus ; cela leur suffit. On a cru, comme disait Montaigne, que ces jeunes gens « apprendraient les caprioles, en les regardant faire ». On s'est trompé. Ils ne sauront jamais danser, n'ayant jamais essayé leurs jambes. Ils ne sauront peut-être jamais, ni comprendre, ni juger d'eux-mêmes une œuvre originale. Ils sont voués à la seconde main à perpétuité. Qu'on introduise donc décidément nos jeunes gens dans notre merveilleux domaine de poésie et d'éloquence, au lieu de le leur montrer toujours par la fenêtre. Ils ont dix-huit ans ; ils se seront déjà essayés à observer, à comparer, à réfléchir; les premières pensées originales commenceront à poindre dans leurs esprits. C'est le moment de leur ouvrir tout grands nos trésors littéraires ; de les leur faire voir de leurs yeux, manier de leurs mains, et admirer avec leur cœur et leur âme. Dès que l'enchaînement de la doctrine aura évoqué, dans le cours, un grand nom de notre histoire littéraire, aussitôt le professeur distribuera entre tous, l'œuvre de l'écrivain. Chacun étudiera une partie, choisie selon son goût. L'ayant lue et étu-
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diée, il en rendra compte, soit par écrit, soit verbalement; soit dans la classe, soit dans sa conférence. Le maître sera toujours là, pour diriger, rectifier et éclairer ; et quand il jugera que l'affaire est connue, et les débats suffisamment développés, il les résumera, comme tout bon président doit le faire. Ce résumé sera sa leçon. Mais quelle leçon ! et combien différente de ces espèces de « solos » littéraires que nous avons si souvent entendu exécuter dans les classes et les facultés ! Le maître se sent compris, écouté, quelquefois même admiré ; l'élève retrouve ses propres idées, mais sous une forme précise et élégante ; il voit ce qu'il avait aperçu ; il apprend ce qu'il avait soupçonné ; il approuve ou il résiste ; mais il ne récite plus, il ne copie plus ; il pense. Telle est notre manière de comprendre l'enseignement actif de la littérature %
1 On confond constamment, dans la pédagogie du jour, deux objets connexes et voisins, mais néanmoins fort différents : je veux dire l'étude des langues et l'étude des littératures. De cette confusion est né un certain trouble dans les instructions données à nos professeurs de l'enseignement classique. Si on se propose d'apprendre une langue ancienne ou moderne, les procédés à employer seront tout autres que si l'on veut faire connaissance avec les littératures. — Nous estimons que, dans le premier cap, tous les exercices de composition, thèmes, versions, versification, discours, seront excellents. Excellent aussi, l'usage des recueils, extraits, morceaux choisis, excerpta, conçûmes, etc., aujourd'hui bannis et injustement bannis de nos classes. Mais ces mêmes exercices et ces mêmes ouvrages didactiques seraient absolument insuffisants, pour initier les élèves à l'histoire littéraire, à une sérieuse connaissance des auteurs. Il faut doue s'entendre. J'admets que la connaissance des grandes œuvres
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Il serait bien oiseux de répéter ce que nous avons déjà dit de l'enseignement actif, à propos de toutes les connaissances diverses qui sont classées sous le nom général de « Philosophie ». L'étude des méthodes propres à chacune de ces sciences entre dans le cadre même de la doctrine enseignée. Nous n'irons donc pas tracer ici des règles pratiques pour professer la science, à des maîtres éminents qui ont précisément pour mission expresse de les faire connaître, et qui, par suite, les connaissent mieux que nous. — Si, dans leurs cours, ils ne les appliquent pas autant que cela serait désirable ; s'ils se laissent, eux aussi, glisser sur la pente du dogmatisme à outrance; s'ils ne mettent pas en jeu, autant qu'il serait nécessaire, l'entendement de leurs élèves, ils n'en sont pas tout à fait responsables. Ils doivent entasser trop d'enseignements dans un temps trop court ; ils doivent obéir au règlement et faire des bacheliers plutôt que des philosophes. Mais donnez-leur un programme plus court, et un temps
littéraires soit la fin ; mais la connaissance des langues est le moyen. Or il faut commencer par le moyen, et pour cela, accepter franchement les procédés pédagogiques qu'une expérience séculaire a consacrés. L'étude littéraire viendra ensuite, et avec les lectures courantes d'auteurs entiers, ces travaux d'analyse critique aujourd'hui en honneur. Intempestifs et impossibles daus les premières années des classes, avec des élèves trop jeunes, inexpérimentés et ignorants, ces procédés deviendraient utiles et nécessaires, pour couronner les études.
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plus long. Accordez-leur plus d'initiative ; donnez-leur les deux années que nous réclamons, et nul doute qu'ils n'appliquent, d'eux-mêmes, les principes généraux dont nous avons parlé à propos des autres parties du programme. Nul doute qu'ils ne fassent rendre à ces hautes études, couronnement et conclusion nécessaire de toutes les autres, leur maximum d'effet utile. Nul cloute qu'ils ne s'efforcent, non seulement de communiquer ce qu'ils savent, mais aussi de montrer comment ils l'ont appris. Nul doute qu'ils ne sachent faire intervenir activement leurs élèves dans l'enseignement ; qu'ils ne pratiquent avec eux cet art socratique d'accoucher les esprits, cette « maïeutique », qui sera toujours la méthode pédagogique par excellence. C'est en effet par elle, et par elle seule, que le maître arrive à être compris, à être clair. — Or la clarté n'est pas seulement, comme on l'a dit, la politesse du professeur, et en particulier du professeur de philosophie, elle est son devoir même; elle est tout. Et pour être clair, il ne suffit pas, (bien que ce soit déjà beaucoup), de s'entendre soi-même ; ni même d'exprimer bien ce que l'on entend bien. Il faut amener l'élève par degrés, non pas seulement à apprendre, à répéter, à réciter votre pensée, mais à la penser lui-même. Et pou cela, il faut tenir sans cesse son esprit en éveil, bien vivant, bien
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actif. Tel est le rôle d'un bon professeur. A cette condition, il sera clair. Et plus il aura de clarté, plus il aura de profondeur. Car ce qui est profond, en philosophie, ne va pas vers la nuit mais vers la lumière.
Pour conclure, et pour résumer tout ce que nous venons d'exposer sur les méthodes de l'enseignement classique, nous abriterons notre manière de voir sous deux citations, dont l'autorité n'échappera à personne. L'une émane du sage Rollin, et nous pouvons dire qu'elle exprime en même temps que son opinion, celle de tous les grands pédagogues de l'antiquité grecque et latine. L'autre, au contraire, toute moderne, résume l'opinion du Conseil supérieur de l'instruction publique, en 1880; c'est-à-dire de la fleur de notre Université contemporaine. Les voici : le grand recteur disait en 1680 : « Le but des maî» très n'est point d'apprendre à leurs disciples » seulement du grec et du latin, ni de leur ensei» gner à faire des thèmes, des vers, des amplifi» cations ; à charger leur mémoire de faits et de > dates historiques, etc.... Le but des maîtres, » dans la longue carrière des études, est d'accou» tumer leurs disciples à un travail sérieux ; de » leur faire estimer et aimer les sciences ; d'en
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exciter en. eux une faim et une soif, qui, au sortir du collège les leur fassent rechercher; de leur en montrer la route ; de leur en bien faire sentir l'usage et le prix, et par là de les disposer aux différents emplois où la Providence divine les appellera1. » Deux cents ans plus tard, le Conseil supérieur, après avoir arrêté un nouveau plan d'études, s'attachant à poser les principes des nouvelles méthodes qui devaient être désormais appliquées, débutait ainsi : Article premier : « Dans tout le » cours des études et dès les premières classes, » l'enseignement aura pour objet de développer » le jugement de l'enfant, en même temps que sa » mémoire et de l'exercer à exprimer sa pensée12 ! »
TraiU des Éludes, liv. VIII, t. III, p. 222. G était parler d'or, et ces sages instructions faisaient grand honneur à ceux qui les formulaient avec tant de précision et de fermeté. Malheureusement, pour les appliquer, il aurait fallu diminuer le programme et ou l'augmentait : il aurait fallu augmenter le loisir des élèves et des maîtres, et ou le diminuait.
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�CHAPITRE XX
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L'unique sanction des études secondaires est le baccalauréat. Que deviendra cet examen dans notre système? Convient-il de le supprimer ou de le maintenir ? Si on veut le maintenir, faut-il le modifier, ou le laisser subsister comme il est? Telles sont les questions qu'il nous reste à examiner. Cette « affaire » du baccalauréat se juge depuis bien des années déjà; on nous permettra de la résumer pour fixer les idées. On a dit que les études secondaires n'avaient pas besoin de sanction ; que chaque carrière n'avait qu'à se défendre par un concours spécial ; que des peuples fort sages, les Belges, par exemple, avaient supprimé leur baccalauréat, (le graduai), et que les choses n'en allaient pas plus
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mal .— Nous ne partageons pas cette manière de voir. Nous croyons fort utile, sinon indispensable, de laisser subsister, à l'issue des études classiques, un examen qui leur serve de conclusion et de contrôle. Les pouvoirs publics ont le devoir et le droit de surveiller le fonctionnement de tous les organes sociaux; ils doivent donc pouvoir faire sur l'enseignement public comme une enquête permanente. Le baccalauréat est une sorte d'instrument de mesure, un baromètre universitaire qui marque constamment le niveau des études classiques. L'État et les particuliers peuvent toujours le consulter ; il est public. La perspective de ce tribunal pédagogique, où les maîtres et les élèves doivent à un moment donné se faire juger, doit évidemment exercer une certaine influence sur le zèle de tous. L'homme est ainsi fait, que pour'encourager son effort vers le bien, il ne suffit pas de lui rappeler son devoir, ni de lui proposer son propre perfectionnement moral ; il faut lui mettre devant les yeux un intérêt plus immédiat, un encouragement en quelque sorte matériel et tangible. Le diplôme de bachelier, avec son prestige et ses privilèges, est ce stimulant
1 Voir le livre curieux de Fr. Bastiat, Baccalauréat et Socialisme, Paris, 1850. Bastiat attaque surtout le baccalauréat comme étant l'expression et la cause des études latines, avec lesquelles nous saturons nos enfants, « des. opinions et sentiments d'un peuple de brigands et » d'esclaves ! ! •
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nécessaire. Le principe de l'examen est donc bon, et doit être maintenu. Et dans l'application, il y a aussi quelque chose d'excellent : c'est la composition du jury d'examen. Les examinateurs sont tous des membres de l'enseignement supérieur ; pour la plupart, ils ont passé par l'ordre d'enseignement qu'ils sont appelés à juger, mais ils ne lui appartiennent plus. Ils ne connaissent en aucune façon les candidats ; et n'ont à se préoccuper, ni de leurs antécédents, ni de leurs origines scolaires. Ils présentent donc à l'État, aux familles, aux élèves, des garanties de compétence, de désintéressement, d'impartialité, que d'autres juges ne pourraient que bien difficilement offrir au même degré. Voilà donc encore un détail d'organisation à conserver soigneusement. Mais après le bien, voyons le mal. Et d'abord, le grand reproche : ce programme encyclopédique d'examen, calqué sur le programme encyclopédique des études, exigeant une préparation artificielle et superficielle, transformant les dernières classes de nos lycées en espèces d'ateliers, où le bachelier se fabrique comme une poterie, où le vrai savoir est remplacé par une sorte de « truquage », destiné à faire illusion pendant vingtquatre heures. En vain a-t-on essayé de remédier
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à cet inconvénient, en scindant l'examen en plusieurs tronçons ; en divisant, par exemple, le baccalauréat ès lettres en deux parties : rhétorique et philosophie. L'idée était excellente, mais l'exécution a été défectueuse ; puisqu'au lieu de simplifier, on n'a fait que compliquer; et qu'au lieu d'une seule épreuve, les élèves doivent en subir deux, dont chacune est au moins aussi lourde que l'ancienne1. Ce premier inconvénient en produit un second : c'est la part trop considérable laissée à la chance. Le temps réservé à chaque matière, à l'examen, est relativement court; les questions sont par suite très limitées. Il peut donc arriver, étant donné l'immense étendue du programme, ou qu'un bon élève réponde mal sur un point spécial, ou qu'un mauvais élève réponde bien. Ceux-là surtout, qui se sont contentés de faire des études consciencieuses, sans trop se soumettre à la préparation factice de l'examen, sans avoir été mis au régime spécial d'une « boîte à bachot », sont exposés à de douloureux mécomptes. A chaque session, on voit des paresseux reçus, et des laborieux refusés. Ce sont des accidents, je le veux
Si bien que la Faculté des lettres de Paris consultée sur la réforme de l'examen, a répondu par l'organe élégant et autorisé de M. A. Croiset en conseillant de revenir à l'ancienne unité du baccalauréat ès lettres.. .
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bien ; mais c'est déjà trop qu'ils puissent se produire. Enfin, on reproche à cet examen d'être combiné de telle sorte, qu'on ne tient aucun compte au candidat des facultés sur lesquelles sa préparation a été reconnue suffisante. Si, après avoir été admissible, c'est-à-dire après avoir subi un examen écrit, au moins passable ; si, après avoir même à l'examen oral, répondu convenablement sur la plupart des questions, il échoue pour avoir été trop faible sur une seule partie, tout ce qu'il a fait de bien, tout ce qu'il sait, ne lui sert de rien. Il est mis sur le même pied, et traité de la même façon, que le candidat déclaré tout à fait nul, et non admissible. Pour l'un comme pour l'autre, tout est à recommencer. Gela n'est pas juste, et peut donner lieu aux plus regrettables accidents. Après avoir échoué une première fois, par ignorance , par insuffisance, l'élève peut échouer une seconde fois, par accident, par défaut de mémoire, etc. L'aspirant bachelier, tout en apprenant à nouveau ce qu'il sait mal, doit donc se tenir en haleine sur ce qu'il sait bien. D'où un surcroît d'efforts, un découragement, un dégoût, et finalement toujours, une perte de temps. Voilà certes des griefs sérieux ; mais n'est-il pas possible de les faire disparaître? n'est-il pas pos-
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siLle, par une organisation convenable, de retenir ce que l'examen a de bon, en éliminant ce qu'il a de mauvais ? Nous répétons, en premier lieu, qu'il faudrait maintenir le principe d'un examen, comme sanction des études et contrôle de l'État. De plus, nous estimons qu'une seule épreuve, subie à la fin des classes, ne suffit pas. Cet examen vient trop tard ; il n'exerce réellement son action que sur les deux dernières années, et alors, il agit trop fortement. La mesure proposée par M. Jules Simon, et qui a prescrit le dédoublement du baccalauréat ès lettres, était inspirée par une idée fort juste, mais le principe a été mal appliqué. Nous irions plus loin dans cette même voie, et nous diviserions le baccalauréat en trois étapes ; au lieu de les rejeter à la fin des études, nous les échelonnerions de deux en deux ans, à la fin de chacune des périodes, élémentaire, moyenne et supérieure de l'enseignement secondaire. Après les deux premières années : premier examen : premier certificat d'études. Après la quatrième année : deuxième examen : deuxième certificat d'études. Après la sixième année : troisième examen, et diplôme de bachelier. Une seule espèce de certificats : correspondant
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à l'organisation commune des études, dans les deux premières périodes. Mais trois espèces de baccalauréats, correspondant à chacune des trois sections que nous avons distinguées, à la troisième période des études secondaires : baccalauréat ès lettres ; baccalauréat ès sciences physiques et mathématiques ; baccalauréat ès sciences naturelles. L'organisation actuelle des jurys d'examens, composés de membres de l'enseignement supérieur, devrait être maintenue surtout pour l'examen du troisième degré donnant droit au titre et au diplôme de bachelier. Nous avons dit, en effet, quelles précieuses garanties de compétence, d'autorité, de désintéressement et d'impartialité, présentaient de tels examinateurs. Un récent arrêté a permis aux professeurs de facultés, et aux maîtres de conférences de s'adjoindre, en cas de besoin, pour faire passer les examens, des agrégés de l'enseignement secondaire. Cet arrêté est sage, si on n'en fait pas abus; et si on se borne à s'en servir pour soulager les facultés du travail considérable que leur imposent ces examens, travail que notre système augmenterait encore, mais non de manière à le rendre impossible. — On pourrait à la rigueur admettre que les jurys chargés de faire passer les examens à la fin de la seconde et
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delà quatrième années fussent composés d'agrégés de l'enseignement secondaire, sous la présidence d'un professeur de faculté. Nul ne pourrait être admis aux cours moyens de l'enseignement secondaire, s'il n'était pourvu du premier certificat d'études; nul ne pourrait être admis à la division supérieure, s'il n'était porteur du second certificat d'études. Il est à présumer que, grâce à cette nouvelle organisation, les principaux inconvénients que l'on reproche au baccalauréat disparaîtraient. En premier lieu, le zèle des élèves ne serait plus stimulé seulement pendant la dernière, ou les dernières années de leurs classes, comme cela a lieu actuellement ; mais la perspective d'une sanction prochaine et sérieuse entretiendrait leur ardeur pendant toute la durée des études. En second lieu, tout ce qui aurait été appris pendant une période de deux années, et de deux années seulement, serait consacré par l'examen, et on n'y reviendrait plus. — Aujourd'hui, on voit figurer au programme de l'examen final, des matières enseignées plusieurs années auparavant ; d'où la nécessité de ces fastidieuses révisions, et ces pertes de temps, que nous déplorions tout à l'heure. Tout ce fâcheux encombrement disparaîtrait. En outre, les examens, étant exactement adaptés
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aux études, bénéficieraient de toutes les simplifications apportées aux programmes. Us n'auraient plus en aucune façon, ce caractère encyclopédique, dont nous avons signalé la néfaste influence sur les études ; et nos enfants ne seraient plus gavés artificiellement de faux-savoir, comme ces volailles à qui l'on fabrique, pour l'heure du sacrifice, des organes mortellement gonflés d'une graisse malsaine. Le nombre des matières étant réduit, l'examinateur aurait tout le loisir d'interroger convenablement te candidat, et de le juger en connaissance de cause. La part du hasard serait ramenée à un minimum, et tout élève, qui aurait bien travaillé, étant sans reproche, pourrait être aussi sans peur en affrontant l'épreuve. Enfin, peut-être ne serait-il pas impossible d'établir que toutes les parties du même examen, au lieu d'être solidaires les unes des autres, comme elles le sont aujourd'hui, seraient indépendantes; et que, si un candidat avait obtenu une bonne note dans une des facultés, le bénéfice lui en serait définitivement acquis? On éviterait ainsi de faire perdre plusieurs mois, une année peut-être, quelquefois davantage, à un jeune homme, parce que, sur un seul point, il aura paru trop faible, alors qu'il était suffisamment préparé sur tout le reste. Il serait donné au candidat une note parti-
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culière pour chaque partie de l'examen : si cette note dépassait la moyenne des points constituant la mention « passable, » elle serait définitive. Le candidat n'aurait plus à être examiné sur la matière pour laquelle il aurait fait des preuves suffisantes de capacité. En cas d'échec, il ne serait plus tenu qu'à se faire examiner sur la partie où il aurait failli. Le certificat d'études officiel, définitif, lui serait acquis lorsqu'il aurait obtenu, soit successivement, soit simultanément, des mentions suffisantes sur chacune des épreuves obligatoires. Le diplôme relaterait les notes obtenues pour chaque épreuve ; ces notes seraient exprimées par des chiffres, de 1 à 20. Nous verrons plus tard à quoi pourraient peut-être servir ces mentions *. Si le baccalauréat se transformait d'après les principes que nous venons d'esquisser, on voit que tout en conservant le même nom, il se trouverait profondément modifié, dans ses conditions, ses procédés, son programme, son essence même, et surtout dans sa valeur. Ce titre de bachelier, dans l'organisation nouvelle, correspondrait à un degré d'instruction supérieur à celui que comporte aujourd'hui le même diplôme. Le certificat d'études délivré après la période moyenne de l'enseignement serait à peu
Ne pourrait-on pas tout au moins décider que l'admissibilité serait définitive, et acquise une fois pour toutes ?
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près au niveau de l'épreuve actuelle ; et le nouveau baccalauréat serait comme une étape au-delà, s'approchant de la licence. Il nous reste à examiner un dernier point, le plus important peut-être : c'est celui des privilèges attachés au titre de bachelier. Ici encore, nous sommes en présence d'une tradition et d'une organisation bien peu démocratiques. La plupart des carrières administratives de l'État exigent de leurs surnuméraires le diplôme de bachelier. Or, il est évident que, pour beaucoup de fonctions, cette garantie est absolument illusoire et injustifiée; ou plutôt, elle ne constitue pas une garantie professionnelle, mais une précaution sociale. On veut que ces administrations se recrutent exclusivement dans une certaine classe de la population, celle qui produit des bacheliers; c'est-à-dire, en général, dans la classe qui possède de la fortune. Mais en quoi le baccalauréat prépare-t-il donc à la carrière des contributions directes et indirectes? à l'enregistrement et aux domaines? etc. N'est-il pas évident que des jeunes gens, pourvus d'une instruction primaire convenable, ou des hommes rompus aux affaires industrielles et commerciales, seraient bien autrement préparés, et rendraient de bien autres services à l'État que les surnuméraires ba-
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cheliers, dont toutes ces administrations sont encombrées ? Bien mieux que nos lycées, l'industrie et le commerce forment des comptables experts, des calculateurs exercés, des employés ordonnés, assidus, des calligraph.es habiles ; et, au moins tous les postes inférieurs seraient plus utilement tenus par des hommes ayant reçu cette initiation pratique. Donc, ici, le baccalauréat confère un véritable privilège social, et, à notre avis, c'est à la fois une injustice et une faute. Cela devrait donc disparaître. Par contre, nous croyons que, si le baccalauréat ne doit plus conférer le privilège social qu'il procure, il pourrait peut-être donner des privilèges scolaires, qu'il ne procure pas. Le diplôme de bachelier est requis comme une des conditions pour l'entrée à la plupart de nos grandes écoles : mais pour aucune d'elles, sauf pour les écoles de droit et de médecine, cette condition n'est suffisante. Toutes ont institué, pour assurer leur recrutement, des concours spéciaux. Cette organisation se comprend parfaitement dans l'état actuel des choses. Si les programmes de ces concours sont analogues ou équivalents à ceux du baccalauréat, ce qui est le cas, par exemple, pour l'Ecole spéciale militaire et pour l'Ecole centrale des arts et manufactures, dont les examens diffèrent peu de ceux du baccalauréat ès
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sciences, la multiplicité des examens tient au défaut de coordination, déjà signalé, entre les degrés de l'enseignement public. Ces grandes écoles n'ont rien de commun avec l'Administration universitaire; elles dépendent de ministères différents ; elles ne se préoccupent pas des examens antérieurs ; elles exigent le baccalauréat, mais comme une formalité. Il leur faut des examens spéciaux. C'est un double emploi et du temps perdu; il serait peut-être facile d'éviter cet inconvénient, mais on ne met même pas cela en question. Toujours le même défaut d'unité et d'organisation. Si, au contraire, comme c'est le cas pour l'Ecole polytechnique, l'Ecole normale supérieure, etc., le programme du concours est très différent de celui du baccalauréat, on se débarrasse au plus tôt de ce dernier examen, comme d'une ennuyeuse corvée ; et quant aux études du lycée, toutes celles qui ne préparent pas directement au concours, sont nulles et non avenues, ou à peu près. Dans ce cas, l'examen du baccalauréat n'apparaît plus que comme une complication assez inutile, dont les exigences ne font qu'embarrasser le travail sérieux, la préparation au concours de l'école. Il nous paraît que par suite de la transformation profonde que subirait le baccalauréat dans notre système, ce qui n'est pas actuellement prati-
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cable, le deviendrait, et qu'on pourrait peut-être essayer de faire l'économie de la plupart de ces concours. On épargnerait aux maîtres ces éternelles et stériles constatations, et aux élèves, ces jeux périlleux de l'aplomb et du hasard; et, les uns et les autres ne seraient pas embarrassés pour trouver de leur temps un meilleur emploi, fût-ce de ne rien faire.—■ On donnerait enfin satisfaction à ces plaintes dont M. Jules Simon se faisait, tout récemment, le spirituel interprète, lorsqu'il se moquait « de cette fantaisie bizarre qui s'est emparée » de l'Occident, de copier un peuple que nous » avions toujours regardé de haut en bas (en quoi » nous avions tort), le peuple chinois, qui a passé » tant de siècles à nous imiter et qui, aujourd'hui, » prend largement sa revanche. — Nous nous » sommes, comme lui, voués aux mandarins et » aux examens. — Notre population passe la moitié » de sa vie à subir des examens et l'autre moitié à » les faire subir1 ! » Le but serait de supprimer tous les examens et concours exigés à l'entrée des grandes écoles, à l'exception de ceux de l'École normale supérieure et de l'École polytechnique. Il faudrait peut-être, en effet, maintenir le mode actuel de recrutement
1 Discours à la séance d'ouverture de la Société d'Économie sociale, 1887.
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de ces deux établissements. Il importe fort que, représentant chez nous la culture littéraire et scientifique à son niveau le plus élevé, ils n'admettent qu'une élite capable de recevoir le haut enseignement et de perpétuer la tradition des meilleurs maîtres. Nous demanderions seulement que, dans l'intérêt des candidats, et surtout des études, la limite d'âge pour le concours de l'Ecole polytechnique fût reculée de deux ou trois ans. —En outre, le programme des concours d'admission à ces écoles devrait être l'exacte expression des études secondaires, et ne contenir rien d'autre et rien de plus. Il serait modelé sur elles et non pas elles sur lui. Ainsi, l'enseignement des lycées ne serait plus énervé par des préoccupations étrangères à son objet propre ; et, la fascination du redoutable concours ne mènerait plus les élèves, et parfois les maîtres, au culte néfaste des petits moyens, du savoir postiche et des ficelles d'examen. Quant aux autres écoles, il nous semble que les concours d'entrée pourraient, sans inconvénient, être supprimés et remplacés par le baccalauréat. Déjà les écoles de médecine et de droit ne demandent pas d'autre titre à leurs étudiants, pour les admettre, que celui de bachelier, et se réservent, parleurs examens spéciaux, d'éliminer
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les incapables ou les paresseux. L'accès aux Facultés des sciences et des lettres, pour la préparation à la licence et aux certificats d'aptitude, est ouvert à tous les bacheliers, et l'on ne voit pas que ce système produise de mauvais résultats. Pourquoi ne pas l'étendre, par exemple, à l'Ecole centrale des arts et manufactures et peut-être même, à l'Ecole spéciale militaire ? On sait que ces écoles se recrutent par voie de concours, et que les élèves admis, sur toute l'étendue du territoire, sont concentrés dans deux établissements uniques, situés à Paris ou près de Paris. Là, se préparent uniformément l'immense majorité de nos ingénieurs civils et de nos officiers. Cette organisation doit certainement tenir à autre chose qu'à notre manie française de centralisation, et, pour les hommes du métier, elle doit présenter des avantages que nous ne connaissons pas ; car, pour notre compte, nous n'en apercevons que de bien petits, balancés par de bien grands inconvénients. — Ces entassements d'étudiants ne valent rien. Sauf une infime minorité d'élèves, la grande masse échappe, je ne dis pas, à la sollicitude, mais même, aux regards du maître. Quelqu'ingénieux que soit le système d'interrogations et de répétitions, la plupart des élèves restent abandonnés à eux-mêmes. Se fîgure-t-on
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bien ce que peuvent être des cours où assistent, en même temps, cent à cent cinquante étudiants? — A un autre point de vue, supposons, ce qui est rare, mais non impossible, qu'un professeur soit médiocre et son enseignement mauvais ; voilà donc toutes nos générations d'ingénieurs ou d'officiers français condamnés à subir cette doctrine insuffisante et à conserver longtemps, toujours peut-être, des trous dans leur instruction spéciale? On comprenait une seule École centrale d'Ingénieurs, tout à fait un début de ce grand mouvement industriel qui a couvert notre pays d'usines, d'exploitations, de manufactures, de chemins de fer, et centuplé sa fortune mobilière ; alors que l'on n'était pas encore familier avec cette idée que tout doit se faire scientifiquement et mécaniquement ; alors que les colonels de Scribe régnaient encore dans la comédie bourgeoise et n'avaient pas été détrônés par les « Ingénieurs » de MM. Ohnet et consorts. A ce moment, une école unique se justifiait, et par la rareté des maîtres et par le petit nombre des élèves. Mais aujourd'hui, c'est un non-sens. L'École centrale est monstrueuse ; on a beau en augmenter les locaux, ils restent toujours trop étroits. — De même pour l'École spéciale militaire. Quand il ne fallait fournir des cadres qu'à trois ou quatre cent mille
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hommes, Saint-Cyr pouvait à peu près suffire. — Mais aujourd'hui, dans un état militaire où l'on peut réclamer, à un moment donné, des officiers pour dix-huit cent mille hommes, est-ce vraiment assez d'une seule École ? N'est-on pas amené à donner à cet établissement des proportions démesurées? — Il serait temps de faire essaimer ces énormes ruches ; de les débarrasser d'un trop plein encombrant et nuisible. Il serait bon de créer, dans nos grands centres industriels et militaires, des écoles régionales. Nous indiquerons, quand nous parlerons de l'éducation militaire, au chapitre xxix, comment nous entendrions cette réorganisation. Bornons-nous à signaler ici, parmi les plus importants avantages qui en résulteraient, celui de pouvoir supprimer les concours d'entrée. Car on n'aurait plus, comme aujourd'hui, le bon prétexte du manque de place et de l'exiguïté des installations matérielles. On échapperait alors au grave inconvénient de s'en remettre à peu près complètement au hasard, pour choisir nos futurs ingénieurs et nos futurs officiers. En effet, entre ceux qui sont admis et ceux qui sont refusés, il n'y a souvent que des nuances imperceptibles. Parfois des esprits très médiocres, produits factices de préparateurs adroits, priment, au jour de l'examen, des esprits plus solides et moins habilement a présentés ». Si
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l'on admettait tous les candidats bacheliers à commencer ces études spéciales, sous leur propre responsabilité, l'élimination des éléments insuffisants ne se ferait pas, comme aujourd'hui, un peu au petit bonheur; elle résulterait d'épreuves répétées, poursuivies pendant le cours d'une année entière, et les calculs des entrepreneurs de concours seraient singulièrement contrariés. Ainsi, d'après notre système, le baccalauréat ès lettres préparerait directement au concours de l'École normale supérieure et donnerait libre accès aux cours et conférences des facultés des lettres, de l'École des bautes études littéraires, politiques, etc., de l'École des Chartes, etc. Le baccalauréat ès sciences physiques et mathématiques préparerait directement au concours de l'École Polytechnique et donnerait libre accès aux cours et conférences des facultés de sciences, des Écoles des hautes études scientifiques, aux Écoles spéciales militaires, des Arts et Manufactures, de commerce ; etc... Enfin le baccalauréat ès sciences naturelles permettrait d'entrer, sans autre diplôme, aux Écoles de médecine, de pharmacie, d'agriculture, d'art vétérinaire, etc., etc... A la fin des sessions annuelles, on dresserait dans chaque académie une liste générale des
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élèves reçus aux différents baccalauréats. Un classement, par ordre de mérite, serait établi en tenant compte de toutes les notes ou points obtenus dans les examens publics antérieurs et relatés dans les certificats. L'addition de ces notes successives déterminerait le rang de chaque bachelier dans l'Académie, ou, tout au moins, donnerait lieu à une mention inscrite au diplôme. On s'organiserait de manière à rendre les épreuves aussi égales que possible entre tous les candidats de la même académie et entre toutes les académies de France. — Par exemple, les compositions écrites, de beaucoup les plus importantes puisqu'elles sont éliminatoires, pourraient être identiques et faites, partout, le même jour. Le ministère enverrait à chaque Inspecteur d'Académie le sujet des compositions sous pli cacheté, comme cela se passe pour les concours généraux des lycées, l'examen de Saint-Gyr, etc. Les copies seraient centralisées au siège académique, corrigées, classées par des commissions spéciales et conservées pour contrôle. Ce classement pourrait rendre de réels services. — En premier lieu, il créerait une salutaire émulation pendant toute la durée des études. On saurait que, désormais, tous les bacheliers ne se valent plus et qu'il n'y a plus cette ridicule et injuste égalité de droits entre ceux qui ont bril-
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lamment obtenu leur grade, et ceux qui n'y sont arrivés, comme on dit, « qu'à la cravache ». — La note finale inscrite sur le diplôme aurait une importante valeur morale, et aussi une importante valeur matérielle. Voici comment. Nous estimons que l'Etat, les communes, les associations, les particuliers, seront de plus en plus conduits, par le développement des principes démocratiques, à créer de nombreuses bourses pour faciliter à tous l'accès à l'enseignement supérieur. — Déjà, le Gouvernement a fondé dans ses facultés des bourses de licence; déjà, il accorde, dans ses Ecoles spéciales, de nombreux dégrèvements de frais d'étude, de trousseau, etc. — A notre avis, le classement des bacheliers devrait servir de base fondamentale à la collation de toutes ces bourses, de celles déjà créées et de celles à créer. — On diminuerait ainsi, clans notre démocratie, la part encore passablement scandaleuse que s'attribuent l'intrigue et la faveur dans les grâces du Gouvernement. Ni les particuliers ni l'Etat ne s'en porteraient plus mal, et les études s'en porteraient beaucoup mieux : car on y introduirait, avec ces avantages positifs, un principe puissant d'émulation et de vie. En outre, si quelques écoles spéciales ne pouvaient disposer que d'un nombre de places limité, si d'autres voulaient, par une sélection originelle,
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maintenir leurs études à un certain niveau, le classement au baccalauréat permettrait d'atteindre aisément ce double but. Dans le premier cas, les places libres seraient dévolues aux premiers inscrits sur la liste. — Dans le second cas, les portes de l'Ecole ne s'ouvriraient qu'à ceux qui auraient obtenu le minimum de points exigé. Enfin, un dernier vœu : Ne pourrait-on pas affranchir définitivement les examens de toute charge fiscale? Est-il rien de moins juste et de moins démocratique, que ces droits d'inscriptions et de diplômes, dont on grève les familles? C'est dans un intérêt public, encore plus que dans un intérêt privé, que l'Etat convoque les jeunes gens pour les examiner et choisir ceux qui conviennent le mieux aux fonctions de l'organisme social. Les parents n'ont-ils pas déjà fait des sacrifices suffisants pour amener leurs enfants au point qui permet à l'Etat d'en tirer parti ? Pourquoi aggraver encore ces charges, et faire payer fort cher des constatations qui coûtent fort peu et se font, en somme, en vue de l'intérêt social ? — A un autre point de vue, si cette fiscalité ne frappe que les riches, elle crée aussi une sorte de privilège aristocratique en leur faveur, puisque seuls, ils la peuvent aisément supporter. Cette dépense peut parfaitement barrer le chemin à des candidats qui ont du mérite et peu de fortune. Renonçons donc
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à ces mauvais impôts qui donnent à notre démocratie peu de profit et encore moins de gloire. Ouvrons largement la porte à tous les talents, qu'ils viennent d'en haut ou qu'ils viennent d'en bas, et que le manque de ressources pécuniaires ne puisse jamais, par le fait des lois, empêcher un citoyen de monter au rang que lui assignent ses capacités. Telle est la véritable égalité. En résumé, au point de vue pédagogique, que le baccalauréat, rigoureusement adapté au programme des éludes secondaires, soit, comme le programme lui-même, revu, corrigé et considérablement simplifié ; qu'il devienne pour tout l'enseignement, une sanction équitable et raisonnable ; un principe d'émulation, d'ordre, de bonne santé. — Au point de vue social, qu'il ne confère plus de droits à des fonctions administratives sans rapport avec les connaissances qu'il suppose ; qu'il cesse d'être une sorte de privilège aristocratique ; qu'il donne accès non plus à des places, mais à des écoles ; qu'il soit gratuit et, par là, accessible à tous. — Tel est l'esprit des réformes que nous venons d'esquisser et que nous soumettons à l'examen impartial des hommes de bonne volonté.
�CHAPITRE XXI
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Suffira-t-il de réorganiser l'enseignement classique pour assurer à notre démocratie les cadres dont elle a besoin? Non. Même en se réformant, notre bourgeoisie ne répondrait pas encore aux exigences de l'état social actuel, car il ne lui manque pas seulement]la qualité, il lui manque aussi le nombre. Il faut lui infuser un sang nouveau, et appeler dans ses rangs de larges promotions de travailleurs. Telle était la juste intuition politique de Gambetta, quand il proclamait l'avènement des « nouvelles couches ». Mais comment obtenir ce résultat ? — Selon nous, il n'y a qu'un moyen, toujours le même : agir, non sur l'homme fait, mais sur l'enfant ; créer des écoles ; et, à côté de notre enseignement secondaire classique,
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organiser libéralement un enseignement secondaire professionnel. Des maîtres éminents ont imaginé, il y a une vingtaine d'années, une forme nouvelle d'enseignement secondaire, que l'on a appelée « Enseignement spécial ». — Spécial, à quoi? au commerce ? à l'agriculture ? à l'industrie ? — Voulaiton satisfaire aux nécessités sociales dont nous venons de parler, en appelant les fils les plus intelligents de l'ouvrier au bienfait d'une instruction technique secondaire? Voulait-on simplement rajeunir le vieux programme classique, et offrir aux familles bourgeoises un nouveau type d'études toujours libéral, mais plus moderne?— Il nous semble qu'après avoir, au début, un peu flotté entre ces deux voies, l'enseignement secondaire spécial s'est définitivement fixé dans la seconde ; il veut être, et il.n'est qu'une forme spéciale d'enseignement classique ; il s'adresse au bourgeois, non à l'ouvrier. Nous avons déjà exprimé notre sentiment sur cette tentative. Ce n'est pas à nous qu'il appartient de la critiquer. En effet, nous visons le même but; et si jamais les réformes que nous proposons venaient à se réaliser, nous le devrions en grande partie, à ces initiatives courageuses, qui ont frayé le chemin et porté les premiers coups à la routine.
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Mais cette création, si louable dans son principe, nous semble avoir péché par les moyens d'exécu-. tion. —Après avoir, à ses débuts, mérité un certain discrédit par un excès d'humilité, elle s'attire aujourd'hui pas mal d'animosités par un excès d'ambition. On a vu longtemps cette Gendrillon universitaire, vivant chichement des reliefs de la grande table,logeant aux combles delà maison,mal pourvue de serviteurs de second ordre, recrutés en province, arrivant de « Gluny », de la campagne. Aujourd'hui, par le prestige de je ne sais quelle puissante marraine, la pauvrette est devenue princesse, elle réclame fièrement sa part d'héritage : mêmes droits, mêmes traitements, budget spécial, professeurs spéciaux, lycées spéciaux, examens spéciaux, indépendance absolue. A cela il n'y aurait rien à dire, et le divorce se comprendrait, s'il y avait incompatibilité profonde entre l'ancien type d'enseignement et le nouveau. Mais enfin, ils ne varient réellement que par des nuances, ils ont les mêmes visées, et... les mêmes défauts. Tous deux ont la prétention d'être également classiques, et de préparer surtout aux carrières dites libérales. Le contenu des programmes diffère un peu. — Ici, il est vrai, pas de latin ni de grec, mais que de choses à la place ! Au fond, en somme, même surcharge ; même surmenage ;
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mêmes méthodes, et mêmes résultats ; trop de matières superficiellement enseignées. Dès lors, si la fin est pareille, et les moyens analogues, pourquoi ne pas assembler ce qui se ressemble? Pourquoi donner des maîtres différents à des enfants qui demandent, à peu de chose près, les mêmes enseignements ? Pourquoi les élever à grands frais, dans des établissements distincts? Pourquoi diviser encore, au lieu d'unir, et compliquer au lieu de simplifier? Pourquoi d'inutiles catégories et d'inutiles dépenses? 11 conviendrait donc, non pas de supprimer l'enseignement secondaire spécial, mais de le fondre, de le fusionner avec l'enseignement classique. Notre système scolaire donnerait, semblet-il, satisfaction à l'idée juste qui avait présidé à cette innovation, et permettrait à certains élèves de suivre leurs goûts et leurs intérêts, en remplaçant l'étude des langues mortes par celle des langues vivantes. Mais l'unité des études classiques serait maintenue. L'équivalence des examens et des droits pour les élèves, l'uniformité de recrutement, la parité de grade pour les maîtres, supprimeraient les divisions, les classifications, les humiliations et les dissensions. Enfin, les ressources de l'état, ne servant plus à dédoubler inutilement l'enseignement classique, pourraient être consacrées à organiser le grand service
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public qui nous manque, — je veux dire un véritable enseignement secondaire professionnel. L'Enseignement technique commercial ou industriel, faisant suite à l'Enseignement primaire, n'existe chez nous qu'à l'état rudimentaire. Les éléments qui le composent sont incohérents et dispersés. Des écoles professionnelles ont été créées, ça et là, au hasard des circonstances, sans . plan d'ensemble, sans système logique. Les unes appartiennent à l'État, d'autres aux départements, d'autres aux communes, et enfin d'autres à des sociétés particulières, ou à des individus. Cellesci sont du ressort du ministre de l'Instruction Publique ; celles-là dépendent du ministre des Travaux Publics ; celles-là du ministre du Commerce, de l'Agriculture, etc., etc. Il nous semble qu'il y aurait un très grancF intérêt à réunir sous une même direction tousces éléments épars, et à en former un ensemble coordonné. On éviterait par là beaucoup de doubles emplois et de dépenses. On assurerait d'une façon plus certaine le recrutement des maîtres,., l'unité et la valeur pratique des études techniques. On les enchaînerait à l'Enseignement primaire. Le ministère de l'Instruction Publique devrait être évidemment chargé de procéder à cette organisa-
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tion. On pourrait par exemple, créer trois grandes catégories : industrie, commerce, agriculture ; et dans ces cadres généraux établir les subdivisions nécessaires. Le rôle de l'état ne devrait pas être, bien entendu, d'annihiler et d'absorber les autorités locales qui ont déjà fondé quelques écoles techniques. Les divers intérêts régionaux, que ces écoles sont destinées à servir, seraient toujours tenus en grande considération ; les représentants de ces intérêts seraient nécessairement appelés à éclairer le pouvoir central, à collaborer avec lui, à lui donner des conseils et des subsides. L'État deviendrait le lien supérieur de tous ces intérêts, leur arbitre, leur tuteur, leur guide, et là où cela serait nécessaire, leur bailleur de fonds. Il encouragerait l'initiative des particuliers et des communes ; et partout, pour prix de son concours moral et financier, il ne se réserverait dans l'intérêt social, qu'un simple droit de surveillance et de contrôle1.
1 Ceux qui désireraient approfondir cette Question si intéressante, liront avec infiniment de profit « le mémoire à M. le Préfet de la « Seine par l'inspecteur général de l'instruction publique, directeur » de l'enseignement primaire de la Seine • (in-8°, 1872) dans lequel M. Gréard, avec sa supériorité habituelle, expose la situation de l'enseignement professionnel à Paris, et étudie la question de l'organisation des écoles d'apprentissage. — Voir aussi l'ouvrage de M. Corbon, sur ïEnseignement piofessionnel; le travail de M. L. Keyhaud, sur les Écoles d'apprentis [Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1872); la brochure de M. Salicis, sur l'Enseignement manuel; -" Th. Ferneuil, la Réforme de renseignement public en France, p. 152 et suiv., etc.
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Quand on aura élaboré avec soin ce plan d'ensemble, il restera à l'exécuter, et à bâtir l'édifice. Car ce que nous possédons aujourd'hui est absolument insuffisant; ce ne sont que des pierres d'attente. L'inventaire de notre Enseignement technique est bientôt fait ; Les écoles nationales d'arts et métiers de Châlons, d'Aix et d'Angers ; les écoles de maîtres mineurs de Douai et d'Alais; — les écoles de la Martinière à Lyon; — de tissage et de filature d'Amiens ; les écoles d'horlogerie de Cluses et de Besançon ; de céramique de Limoges ; les écoles d'apprentissage de Nantes, du Havre : à Paris, les établissements de Saint-Nicolas; les écoles-ateliers de la Villette; de la rue de Tournefort ; l'école d'ébénisterie de la rue de Reuilly, récemment créées, etc. ; quelques fermes-écoles départementales ; quelques écoles de commerce communales; et c'est tout. Quand on compare cette pauvreté à l'organisation de nos voisins, et en particulier de l'Allemagne, de la Suisse, des Etats-Unis d'Amérique, on n'est pas seulement humilié, on est effrayé. On se demande si la France ne s'endort pas dans l'illusion de sa prééminence industrielle, comme autrefois dans la légende de sa force guerrière. Notre armement économique, comparé à celui de nos voisins, n'estil pas aussi arriéré et défectueux que l'était en 1870 notre armement militaire ? Certains indices pour-
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raient nous le faire craindre. Quand un pays n'oppose aux importations agricoles et industrielles, que des tarifs douaniers ; quand ses colonies se peuplent d'étrangers ; c'est que son agriculture, son industrie, son commerce, sont malades et mal outillés en matériel, et surtout en hommes. Attendrons-nous, pour agir, ce Sedan économique dont nous avons déjà subi l'insolente menace? Ne saurons-nous pas, coûte que coûte, virilement, et avant la défaite, restaurer nos forces industrielles, et nous faire une armée de travailleurs invincible1 ? Nous avons compté les régiments et les soldats de l'Allemagne, et sans hésiter, nous avons fait le nécessaire. Comptons maintenant ses écoles techniques ; nous constaterons avec douleur notre infériorité. Nous avons huit écoles commerciales, elle en a deux cents ; nous avons une douzaine d'écoles industrielles, elle en a plus de cent. Cette comparaison nous dicte notre devoir. Nous avons donné des soldats à la France, donnons-lui maintenant de bons ouvriers, de bons contre-maîtres, de bons commerçants ; après avoir reconstitué sa puissance, sauvons sa fortune. Il y a cent mille enfants dans nos Ecoles secondaires classiques; il en faudrait au moins autant dans nos Ecoles secondaires professionnelles.
1 V. Enquête sur la situation des ouvriers et des industries d'art. (Rapport de M. Antom'n Proust, député, 1884.)
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Voilà le but. Nous en sommes encore bien loin1. Et cependant, si nous venions à l'atteindre, quel avantage ! Au point de vue économique, quel profit que d'arracher chaque année par milliers, les meilleurs de nos fils d'ouvriers, à l'apprentissage des ateliers, qui trop souvent les corrompt,
1 M. P. Jacquemart, inspecteur général de l'enseignement technique, prononçait en 1883 à une distribution de prix d'apprentis parisiens un remarquable discours dont on nous saura gré de citer les principaux passages. Il disait : ■ Dans les conditions de plus en plus déplorables où se fait au■ jourd'hui l'apprentissage, — en présence de la concurrence de plus > en plus redoutable de l'étranger, nous ne devrions rien négliger • pour perfectionner notre main-d'œuvre. . . ■ Depuis un certain nombre d'années, nous assistons à un effort > formidable tenté par nos concurrents de l'étranger pour le dévelop• pement de leurs industries nationales. Ce mouvement s'est surtout ■ accentué dans les vingt dernières années. — Grâce aux exposi• tions. . . grâce aux communications devenues de plus en plus > faciles... — ils ont pu venir examiner de plus près nos produits aux » centres même de fabrication... Ils ont pris nos modèles, les ont • copiés maladroitement d'abord, puis de mieux en mieux, mais tou1 jours avec une économie de main-d'œuvre que leur permet de réaliser ' la différence des salaires. . , etc. . . • Entre nos concurrents et nous les distances se rapprochent au • point de vue' de la qualité de l'exécution. .. Pourquoi?... — C'est que : < — partout l'apprentissage se ' trouve dans des conditions de plus en plus déplorables : le véri■ table apprenti d'autrefois, traité dans la famille du patron comme > le fils de la maison, instruit avec sollicitude dans les secrets de son ■ art, cet apprenti n'existe pour ainsi dire plus nulle part. . . l'en» fant n'est placé dans l'atelier que pour rapporter aussitôt que • possible un maigre salaire.. . il est employé aux fonctions les plus 1 diverses, — il fait tout dans la maison, tout, sauf le métier qu'il est ■ venu apprendre. Il grandit ainsi, apprenant par hasard son métier ■ par pièces et par morceaux : il devient ainsi un ouvrier médiocre... 1 Que! est le remède ! — relever l'apprentissage en France par tous • les moyens possibles — et parmi ces moyens, je place au premier > rang un enseignement technique, théorique et pratique, intelligem■ ment appliqué aux divers besoins. •
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les abêtit, et en fait des non-valeurs ; de les initier théoriquement et pratiquement aux meilleurs procédés du travail industriel, agricole, et aux principes du négoce ! Nos rares écoles de commerce, d'arts et métiers, de maîtres-mineurs, etc., rendent déjà d'immenses services ; décuplons-en le nombre, nous en décuplerons les bienfaits. — Au point de vue politique, quel renfort pour notre démocratie, quel élément d'ordre, de stabilité, de sécurité que cette élite de travailleurs, venant sans cesse grossir les rangs trop clair-semés, de ces républicains qui s'appellent messieurs, et qui sont citoyens ! — Et enfin, au point de vue social, qui ne voit le rôle décisif que jouerait la bourgeoisie nouvelle, dans l'achèvement de cette réconcilialion et de cette fusion des classes, que notre Société enfante dans la douleur et dans le trouble? Cette aristocratie à l'état naissant, viendrait se placer comme un trait d'union, comme un pont toujours accessible, entre le peuple dont elle vient et la bourgeoisie où elle va. On verrait peut-être enfin disparaître ce préjugé, dérivant de l'antique esclavage, et qui inflige comme une sorte de dégradation à l'homme qui vit du travail de ses mains1,
• » » ■
1 Channing disait avec infiniment de raison : « Le travail manuel est si loin de mériter le mépris et le dédain qu'on finira par voir que lorsqu'il est uni à la culture intellectuelle, il donne un jugement plus sain, il favorise une observation plus pénétrante, une imsgination plus créative et un goût plus pur qu'aucune autre profes-
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préjugé néfaste, qui pousse tant de braves gens à se mépriser eux-mêmes, à sortir de leur condition, à se déclasser sous prétexte de s'élever; à devenir hors de leur sphère naturelle, des rouages médiocres et nuisibles, au lieu de fonctionner utilement dans le métier paternel. Comme s'il suffisait de quitter une blouse et d'endosser un paletot, pour s'élever soudain dans l'échelle des êtres ! L'éducation professionnelle créerait l'avancement professionnel. On verrait des ouvriers, des agriculteurs, des commerçants, après avoir passé en foule par nos écoles techniques, arriver en foule, par le travail, au bien-être, à la considération ; et, mieux que toutes les phrases des politi-ciens, mieux que toutes les vaines promesses, et les déclamations, et les révolutions, ces exemples apaiseraient les colères et les rancunes, adouciraient les coeurs, et prépareraient le règne de la justice et de la fraternité.
sion. ■ Locke écrivait, dans le même sentiment : • Un gentilhomme doit apprendre un état ■ ; et Jean-Jacques faisait, de son Emile, un menuisier. A la fin du xvin6 siècle, ce fut une mode, dans la noblesse française, d'apprendre un métier manuel. Le roi était serrurier, beaucoup l'imitaient sans se douter que ce jeu deviendrait un jour leur gagne-pain. — Et qui de nous, à l'heure actuelle, peut encore se croire bien sûr de son lendemain ?
��TROISIÈME PARTIE
LES RÉFORMES
DANS LA DISCIPLINE MORALE
��CHAPITRE XXII
LA QUESTION DE L'INTERNAT
Notre système d'internat, avons-nous dit, est la négation même de toute bonne discipline morale; et nous pouvons appuyer cette conviction sur l'autorité d'une foule imposante de médecins, de moralistes, de pédagogues. Voici d'abord la docte phalange des hygiénistes. — Rien de plus absurde, selon eux, que d'interner nos enfants au milieu de cités populeuses et industrielles, où l'atmosphère est viciée par toutes sortes d'émanations ; où l'on a sans cesse le pénible sentiment de respirer un air qui a déjà passé dans les poumons d'autrui ; où les épidémies sont fréquentes et dangereuses. On connaît ces graves paroles du docteur Brouardel1 : « Le milieu des
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Séance de 'Académie de médecine du 21 juin 1887.
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grandes villes contribue évidemment à créer une constitution physiologique et un tempérament intellectuel, qui, en dernière analyse, se présentent à l'observation avec les caractères plus ou moins accentués de la dégénérescence. Ce milieu est meurtrier pour l'individu, comme pour l'espèce. On sait que les familles parisiennes, sauf de très rares exceptions, disparaissent fatalement après deux ou trois générations. Pour lutter contre ce péril aggravé encore par Y agglomération scolaire, il faut supprimer les grands internats ; il faut placer ceux qu'il sera indispensable de conserver, hors des villes, au loin, en pleine campagne. Nous nous révoltons à l'idée de manger à la gamelle; mais, en réalité, les conditions dans lesquelles nous vivons, nous et nos enfants, sont bien autrement répugnantes ». — N'est-il pas triste de penser que pas un seul, peut-être, de nos internats, au point de vue de l'hygiène, ne se trouve installé dans des conditions scientifiques? Que pas un seul n'assure aux élèves les soixante mètres cubes d'air pur, par heure, dont ils ont besoin, d'après Pettenkofer. Presque nulle part, les aménagements intérieurs, classes, études, salles de récréation, et surtout dortoirs, n'ont les dimensions nécessaires. De là ces entassements, ces promiscuités, si détestables à tous égards 1.
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On lira le rapport de M. Gustave Lagueau résumant les discus-
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Après les hygiénistes, écoutons les financiers ; ils nous diront que nos lycées urbains sont de détestables « affaires ». Ces vastes emplacements, au milieu de grandes agglomérations, représentent d'énormes immobilisations. Se figure-t-on le loyer que coûtent à l'État et à la Ville, les grands internats de Paris, Louis-le-Grand, Saint-Louis, Henri IV, etc., calculé d'après la valeur des terrains occupés? Le moindre agrandissement nécessite des expropriations, des achats de terrains, le tout à des prix fabuleux. Gomment ne pas lésiner et mesurer l'espace avec parcimonie? Pour le montant de quelques mètres carrés, on pourrait se procurer des hectares à la campagne. Ajoutons que le prix de la nourriture est forcément plus élevé ; la viande, le vin, presque tous les aliments sont frappés de droits d'octroi et de plus-values de transports, de concurrences, inhérentes à la situation des villes. L'économe ne sera-t-il pas fatalement conduit à se « rattraper » sur la qualité ou la quantité de l'alimentation?
sions de l'Académie de médecine sur le surmenage intellectuel (|88C 1887). — Et dans le compte rendu de ces séances, les opinions des docteurs Brouardel, J. Rochard, Peter, Hardy, etc. — Jules Rocliard, l'Éducation hygiénique et le surmenage intellectuel, 1887 {Revue des r Deux-Mondes, 15 mai). —D Fernand Lagrange, La physiologie des r exercices du corps, Alcan, 1887. — D Fonssagrives, Éducation physique des garçons, 1870. —Romuald Gaillard, Hygiène des lycées, collèges, institutions déjeunes gens. — L. Guillaume, Hygiène scolaire, r 1885. — D Burggraeve, Le livre de tout le monde sur la, santé, 1863, etc.
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Enfin, ni les moralistes, ni les philosophes, ni les pédagogues, universitaires ou autres, n'ont ménagé le blâme. Et M. Cousin, et M. Taine, et M. de Laprade, et M. Jules Simon, et M. Hippeau, et MM. Demogeot et Montucci, et M. Th. Ferneuil, tous les esprits fias et pénétrants qui ont étudié notre système de pensionnat et l'ont comparé à ceux de l'étranger, l'ont sévèrement condamné au point de vue moral. Nous avons déjà, dans la première partie de ce travail, signalé l'influence funeste que notre régime pénitentiaire exerce sur le caractère de nos enfants. Nous n'y reviendrons pas. — Un seul point nous arrêtera ici. C'est le danger que présente, pour les jeunes gens, surtout pour ceux qui n'y sont pas nés, et qui n'y ont pas leur famille, le séjour de nos grandes villes. On les y abandonne forcément les jours de sortie. Or, songez à ces cafés, brasseries, cabarets et bouges de tout genre ; à toutes ces vilenies de la rue; aux ignobles étalages de certaines boutiques1. Qu'ont donc à gagner nos enfants, à ces contacts malsains ? Ils sont mauvais pour les grands, pourquoi ne pas en préserver les petits ? « Ce
1 Sous prétexte de libertés commerciales et autres, on laisse commettre sur nos trottoirs, dans nos rues, publiquement, de véritables attentats à la liberté — sans épitbète. — Ou laisse opprimer les honnêtes gens qui se taisent, par des mercantis qui savent crier, et trouvent toujours quelque politicien, en quête de sull'rages, pour les défendre. Et nos cités deviennent de plus en plus des exhibitions (le vices, et des foyers publics de démoralisation.
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qu'on apprend à cet âge, dit Rollin traduisant Quintilien, s'imprime facilement dans l'esprit, et y laisse de profondes traces qui ne s'effacent pas aisément. Il en est comme d'un vase neuf, qui conserve longtemps l'odeur de la première liqueur qu'on y a versée ; et comme des laines qui ne recouvrent jamais leur première blancheur, quand une fois elles ont été à la teinture. Et le malheur est que les mauvaises habitudes durent encore plus que les bonnes.» Et le sage Recteur rappelant les opinions des grands philosophes de l'antiquité et en particulier de Platon, sur le respect dû à l'enfant, ajoute : « Ils veulent que non seulement on interdise aux jeunes gens jusqu'à un certain âge. toute lecture de comédie et tout spectacle, mais que toute peinture, toute sculpture, toute tapisserie, qui pourraient offrir aux yeux des enfants, quelque image indécente ou dangereuse, soient absolument bannies des villes. Ils désirent que les magistrats veillent avec soin à l'exécution de ce règlement, et qu'ils obligent les ouvrier?, même les plus industrieux, qui ne voudront pas s'y soumettre, à porter ailleurs leur funeste habileté. Ils étaient persuadés que de cet amas d'objets propres à natter les passions et à nourrir la cupidité, il sort comme un air contagieux et pestilentiel, capable d'infecter à la longue et insensiblement les maîtres même qui le respirent à chaque
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moment, sans crainte et sans précaution ; et que ces objets sont comme autant de fleurs empoisonnées qui exhalent une odeur de mort, d'autant plus à craindre qu'on s'en défie moins, et que même elle paraît agréable. Ces sages philosophes veulent au contraire que dans une ville tout enseigne et inspire la vertu : inscriptions, tableaux, statues, jeux, conversations, et que, de tout ce qui se présente aux sens, et qui frappe les yeux et les oreilles, il se forme comme un air et un souffle salutaire, qui s'insinue imperceptiblement dans l'âme des enfants, et qui, aidé et soutenu par l'instruction des maîtres, y porte, dès l'âge le plus tendre, l'amour du bien, et le goût des choses honnêtes1. » Cette citation est un peu longue ; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la transcrire en entier ; elle inspirera à tous ceux qui la liront, comme à nous-même, le vif regret que les Aristote, les Platon, les Quintilien, les Rollin, aient si rarement accès dans nos conseils municipaux. Pourquoi donc, malgré tant de défauts, et tant de protestations, l'internat continue-t-il à subsister et même à prospérer dans notre pays? C'est qu'il ne répond pas seulement à des habi1
Rollin, Traité des Éludes. E. Didot, tome III, liv. VIII, pages
213, 214.
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rades, mais à des besoins de notre population française. En premier lieu, il n'existe qu'environ une centaine de lycées, et autant de collèges et d'établissements libres, où l'enseignement secondaire puisse être donné d'une façon convenable. Or, il y a trente-six mille communes, et dans chacune de ces communes, plusieurs enfants qui « doivent faire leurs classes ». Si donc l'internat n'existait pas, il faudrait l'inventer pour ces enfants. N'estil pas en effet, pour les petits bourgeois de province, le plus simple moyen de faire instruire leurs fils, sans s'astreindre à de trop lourds sacrifices? A un autre point de vue, l'idéal serait sans doute de conserver les enfants dans la famille ; de les élever sous l'œil vigilant du père, sous l'aile tendre de la mère. — Mais il y a quelques familles, où cela n'est pas désirable, parce que la vigilance fait défaut, ou la tendresse. Il y en a beaucoup, où cela est impossible, parce que les parents, entièrement absorbés par leurs affaires, leurs fonctions, ou leurs plaisirs, ne peuvent pas s'occuper utilement de leurs enfants. Dès lors, ne vaut-il pas mieux les mettre en pension, c'est-à-dire les faire enfermer, que de les laisser à l'abandon ? De brillants prospectus ne promettent-ils pas tous les soins que réclame le développement physique,
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intellectuel et moral? Nourriture saine, abondante et variée ; éducation religieuse et morale ; gymnastique, soins paternels, arts d'agrément, surveillance, équitation et répétitions ; le tout à un taux très modéré. Jamais, à ce prix, disent les parents, nous ne procurerions tant de bonnes choses à nos enfants. Et leur conscience est en repos, et même en joie. Nos internats sont situés au milieu des villes, et c'est un malheur. Mais enfin, on ne les y a pas mis de propos délibéré. Lorsque les lycées furent fondés, en \S02, on les installa le plus souvent dans d'anciens couvents ou d'anciennes maisons religieuses, confisqués pendant la révolution. A cette époque, ces établissements se trouvaient généralement dans les quartiers extérieurs. Mais les cités, en s'agrandissant, les englobèrent peu à peu dans un cercle de rues et de constructions. Et dès l'instant que ces établissements sont au cœur de ces cités, où les entraînements du vice et du désordre guettent le jeune homme au coin de chaque carrefour, ne doit-on pas rigoureusement en fermer les portes ? Sans cela, comment donner aux familles la sécurité et répondre à leur confiance? Et s'il faut tenir enfermées ces troupes d'adolescents, « tout enivrés du vin de leur jeunesse », ne faut-il pas une discipline de fer, pour contenir leur fougue et leurs appétits de dissipa-
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tion? Entre l'ordre et l'anarchie point de milieu ; et pour faire régner l'ordre, ne faut-il pas en venir à ces pratiques rigoureuses, pénibles, mais nécessaires ? Ces raisons nous paraissent excellentes. Un système de pensionnat à bon marché était indispensable à la bourgeoisie française. On aurait pu trouver mieux que l'internat; mais ce système, émanant de l'Église et de la vieille Université, imposé par Napoléon et la Restauration à nos familles, est si bien entré dans les moeurs, qu'il serait impossible de le supprimer brusquement. Nous maudissons cette institution, et cependant, si quelque puissante fée nous investissait du pouvoir souverain pendant vingt-quatre heures, nous nous garderions bien de la détruire. C'est que si l'État la supprimait aujourd'hui, des particuliers la rétabliraient demain, et cela, dans des conditions bien plus mauvaises. L'instruction publique, au lieu d'être un service d'État, deviendrait une spéculation privée. Or c'est la pire des industries. Si le maître a une vraie vocation pédagogique, il se ruine ; s'il n'a que la vocation du lucre, il s'enrichit parfois, mais alors que je plains ces jeunes esprits, et ces jeunes estomacs ! Pour bien élever la jeunesse, il faut avoir un cœur pur, je veux dire exempt de tout alliage de mercantilisme; un cœur où n'habite qu'une grande
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passion, l'amour de la patrie, ou ce qui est la même chose, sous une autre forme, l'amour de Dieu. Ce n'est donc pas une révolution que nous réclamons. Y a-t-il eu de bonnes révolutions ? En politique, peut-être ; en pédagogie, jamais. Plus une institution a duré, même abusive, plus il faut de précaution pour la déraciner. Or l'internat, chez nous, végète depuis plusieurs siècles ; il serait imprudent, il serait absurde de vouloir l'arracher en un jour. Ce qui nous confond, c'est l'inertie des pouvoirs publics, en présence de l'unanimité des plaintes et de la vigueur des protestations. Ont-ils essayé de réagir, de commencer de quelque façon la guérison de cette vieille infirmité nationale ? Nullement. On sait la croisade des médecins et des moralistes contre les lycées à la ville. Eh bien, on a construit ou reconstruit en province, depuis 1870, plus de quarante lycées ou collèges1. Dans le seul exercice 1886-1887, on en a inauguré onze. Combien croyez-vous qu'on en ait bâti à la campagne? Pas un seul ! Et cet aveuglement est d'autant plus
Citons au hasard; seulement pour les années 1885, 1886 et 1887, les lycées de Laon, Charleville, Nancy, LuDéville, Brive, Roanne, Agen, Rochefort, Nantes, Valenciennes, Saint-Etienne ; les lycées de filles, de Tarbes, Saint-Quentin, Reims, Douai, Amiens, Rodez, Moulins, Roanne, Montauban, etc.; les collèges de Meaux, Vitry-leFrançois, Narbonne, Béthune, Poi.toise, Cambrai, etc., etc..
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! I étrange, que le succès du collège de FontenayI aux-Roses et du lycée de Vanves pouvait servir I d'encouragement1. A-t-on même mis en question, I dans une seule municipalité, de chercher aux I champs, un emplacement plus salubre, plus vaste, I plus riant? Quelqu'un a-t-il une fois proposé de I réaliser en quelque lieu, un type plus moderne, I plus nouveau ? Je jurerais que non. Pascal disait: I « l'opinion est reine du monde. » En France, si
| ■ l'opinion règne, la routine gouverne. Mais à qui incombe le devoir de donner le bon I exemple? Aux particuliers ? A l'État ? MM. Michel ■ Bréal, Jules Simon, et d'autres encore, pencheI raient vers l'initiative privée. Pour nous, nous I sommes convaincus que si on s'endort sur cette ■ assurance, le progrès se fera, mais vers la fin du Bxx6 siècle. Qu'a donc produit cette initiative, ■ depuis cinquante ans, en matière de pédagogie? «Deux excellents établissements à Paris, l'école BMonge, et l'école Alsacienne. Mais dans tout le ■reste de la France ? rien ; rien du moins qui vaille ■l'honneur d'être nommé. C'est peu. Mais qui s'en Bétonnerait? L'initiative privée n'existe dans notre Bpays qu'à l'état rudimentaire. Notre pédagogie mious fabrique justement des hommes qui ne savent
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I.
! Le lycée de Vanves est le seul internat national, qui couvre ses
■frais. V. le rapport de M. Spuller au Président de la République. er ■(1 octobre 1887.)
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que tendre vers le gouvernement des mains suppliantes. C'est par l'éducation publique que l'État a causé le mal ; c'est par l'éducation publique qu'il doit le réparer; la lance d'Achille a fait la blessure, elle la guérira. Mais comment? Que peut faire le pouvoir? Il peut, tout de suite, adoucir la discipline de ses internats ; rendre la parole aux enfants, là où ils peuvent parler sans inconvénients ; améliorer la surveillance, soit en la confiant à des hommes plus autorisés1 ; soit en organisant la discipline mutuelle, par le moyen d'élèves moniteurs, de camarades gradés ; il peut ouvrir tout ce qui est inutilement fermé; il peut faire circuler dans ces tristes maisons, un peu plus d'air, de lumière, et comme un souffle de liberté ; il peut traiter ces enfants en innocents et non en coupables ; en gais pensionnaires, et non en prisonniers ; et pour cela, distraire leur captivité par des jeux, des divertissements, des promenades; il peut, en un mot, les empêcher de garder toute leur vie, au fond de leur âme, je ne sais quelle amère rancœur, contre tous ceux qui leur ont pour ainsi dire volé leur jeunesse, en la leur faisant si maussade. Pour tout cela, il suffirait d'une bonne circulaire, soutenue par une ferme volonté. Il y a bien
Voir les intéressants projets de Jnles Simon sur les maîtres d'études. — Réforme de l Enseignement secondaire, pages 243 et 239.
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là de quoi tenter la plume d'un ministre, homme de cœur et d'esprit ; nous pourrions donc la lire demain... Mais toutes ces mesures seraient encore des palliatifs insuffisants. Il faudrait plus encore pour régénérer notre esprit public ; il faudrait dès à présent, rompre avec la superstition de la routine et de l'uniformité; il faudrait décider en principe la suppression des internats, et préparer par des expériences sagement hardies, l'avènement d'un nouveau régime pédagogique. Quel serait ce régime? Quel est notre type de lycée démocratique ? C'est ce qui nous reste à exposer.
�CHAPITRE XXIII
NOTRE
CITÉ
SCOLAIRE
Nous ne bâtissons pas notre cité scolaire dans les nuages. Il en existe de nombreux exemplaires. Pas en France, bien entendu ; mais à quelques heures de Paris, dans cette libre Angleterre, qui s'entend si bien à faire des hommes libres. Voici le charmant récit d'un jeune et intelligent voyageur qui en revenait l'année dernière : « Harrow on the Hill est situé sur la ligne de Birmingham, à quinze minutes de Londres, au milieu d'une contrée peu accidentée, mais fraîche et verdoyante. C'est une très petite ville dont les maisons s'étagent sur le flanc de la colline qui lui donne son nom. Rien n'a moins l'air d'un collège, au sens français du mot, que les bâtiments épars sur le sommet de cette colline ; mais les idées de
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nos voisins, en matière d'éducation y sont en quelque sorte inscrites, et le paysage en porte l'empreinte. Ces cottages, enfouis dans la verdure et percés de petites fenêtres aux rebords garnis de fleurs ; ces gazons soigneusement tondus ; ces hangars sous les toits desquels on devine des salles pour les jeux, attestent la préoccupation constante de l'éducation anglaise : cette double tendance vers le corps et vers l'esprit; vers la formation physique et vers l'apprentissage de la liberté, dont, en France, on parle tant et que l'on connaît si peu1. » On pourrait faire, de la plupart des collèges anglais, une description analogue. L'organisation pédagogique de nos voisins est beaucoup plus riche que la nôtre. On trouverait, en effet, chez eux, en cherchant bien, des pensionnats conçus à peu près sur le type français. Les parents peuvent choisir. Mais où existe-t-il, en France, une institution qui ressemble, même de loin, à celles de Harrow, d'Eton, de Rugby, de Winchester, pour ne parler que des plus connues ? Eh bien, nous demandons que l'État, sans se retrancher plus longtemps derrière le vain prétexte de respecter l'initiative des citoyens, nous
J Pierre de Coubertin, Les collèges anglais. {Bulletin de la Société d'Economie sociale, lor novembre 1886, page 466.)
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construise enfin quelque part, un ou deux « Harrow français ». Il ne sera pas malaisé de trouver une situation convenable et hygiénique, sur une voie ferrée, dans les environs généralement si beaux de l'une ou l'autre de nos grandes villes, et à plusieurs kilomètres de leurs faubourgs, généralement si laids. On achètera une propriété de quarante à cinquante hectares, et on établira le lycée, ou plutôt la Cité scolaire sur ce vaste emplacement. Il coûtera moins cher que ces misérables espaces étriqués, que nous disputons à prix d'or, au commerce et à l'industrie, dans l'intérieur de nos grandes villes. On réservera, dans la partie la mieux appropriée à cet usage, un espace de quatre à cinq hectares, pour y placer les installations communes : bâtiments et bureaux d'administration, salles de cours et de conférences, laboratoires de physique et de chimie; musées et collections d'histoire naturelle; locaux nécessaires à l'exercice des cultes et aux réunions générales; manège pour la gymnastique, l'équitation, etc.; enfin, habitations particulières des administrateurs de la Cité : proviseur, censeur, économe, etc. Une ou plusieurs places, vastes et bien aplanies, serviront de lieux de ralliement
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pour les récréations, les jeux en plein air, les manœuvres d'ensemble gymnastiques ou militaires, etc., etc. On réservera également dans la partie la plus saine et la mieux exposée, un emplacement pour y aménager les jardins et les bâtiments de l'infirmerie, qui sera isolée des autres habitations. Le reste de la propriété sera loti en emplacements et jardins particuliers de quatre à cinq mille mètres. Sur chacun de ces terrains sera construite une habitation ou petit collège, pouvant abriter une famille entière, une dizaine de pensionnaires, et domestiques nécessaires. Un vaste sous-sol contiendra : cuisines, caves, office, buanderie et calorifère. — Le rez-de-chaussée se composera cTun grand hall, ou salle de réunion commune, d'une salle à manger et d'un salon ou cabinet de travail particulier pour le chef de famille. — Au premier étage seront les chambres à coucher, soit qu'on adopte le système d'une petite chambre pour chacun, soit qu'on préfère de grandes chambres réunissant trois ou cinq élèves : « numéro deus impare gaudct » ; au second étage, les chambres de domestiques, la lingerie, le fruitier, les greniers. Ces maisons solidement et confortablement bâties, mais sans aucun luxe, sans orne-
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mentation inutile et dispendieuse seront toutes entourées de jardins. Les frais de ces installations, comme ceux des lycées actuels, seront à la charge des communes, des départements et de l'état, dans des proportions à convenir. On élèvera autour des bâtiments communs, destinés à l'enseignement et à l'administration, un nombre d'habitations proportionné au nombre des pensionnaires, en réservant la place pour en accroître la quantité, s'il en était besoin. Il sera loisible à des particuliers de construire, en dehors des terrains appartenant au lycée, et avec la permission des autorités universitaires, des habitations analogues1.
1
Le moindre lycée,
en raison des
proportions monumentales, el
des ornements d'architecture, ne coûte guère moins de deux millions, terrain compris. Nous croyons que le devis de notre cité scolaire ne serait pas plus élevé ; et voici comment nous l'établissons • grosso modo > : 1° Achat des terrains
—
50 hectares à 2,000 francs.
100,000 fr, 300,000 1,000,000 30,000 40,000 30,000 300,000 200,000
2° Installations communes : salles de cours, — bureaux,— laboratoires 3° 20 petits compris) 4° Chapelle 5° Infirmerie 6° Manège — bassin de natation 7° Appropriation du mobilier scolaire existant, matériel, etc., etc 8" Divers, imprévus Total
:
collèges
à 50,000 francs
(terrain non
. .
2,000,000 fr.
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Chacune de ces maisons sera mise gratuitement,, toute meublée, mais à charge d'entretenir le mobilier à ses frais, à la disposition d'un professeur de l'Université. Il l'habitera avec sa famille, et devra, moyennant subsides fournis par l'État, y recevoir et y élever comme ses propres enfants, et avec eux, un nombre déterminé de jeunes gens. Chacun de ces maîtres, investi d'une sorte de délégation de l'autorité paternelle, surveillerait à la fois le développement physique, intellectuel et moral des pupilles qui lui seraient confiés. Inutile de dire que nul professeur ne serait admis à l'honneur de cette charge, s'il ne présentait des garanties indiscutables de sérieux et d'honorabilité, lui, et tous les membres de sa famille. Si l'on manquait de membres de l'Université,, pour remplir ces fonctions de Tuteurs ou Directeurs, de petits collèges, on pourrait y admettre toutesautres personnes : officiers en retraite ; anciens fonctionnaires de l'État, médecins, etc., etc. ; pourvu que les preuves d'intelligence, d'honneur et d'honorabilité familiale, fussent rigoureusement faites. Mais on ne prendrait d'étrangers, qu'à défaut de membres de l'Université. Le choix de ces personnes serait strictement soumis au Conseil d'administration du Lycée, qui prononcerait, sous sa responsabilité, et sans appel, leur admission, ou s'il y avait lieu, leur remplacement.
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Les élèves internes seraient répartis par les soins de l'administration, entre tous ces petits collèges. Afin d'éviter l'esprit de concurrence et de compétition entre les directeurs, le nombre des élèves serait rigoureusement limité. Le Proviseur seul, aurait qualité pour choisir les pensionnaires attribués à tel ou tel collège ; seulement il pourrait, dans ce choix, tenir compte des préférences des familles. Quant aux élèves externes, ils pourraient parfaitement continuer à demeurer dans leurs familles. Nous avons dit, en effet, que la Cité scolaire serait toujours établie sur une voie de chemin de fer ou de tramway. Il n'y a pas en France un seul lycée, dans une ville où n'existe pas encore de voie ferrée. Les compagnies délivreraient aux élèves et aux maîtres, sur le vu d'un certificat du proviseur, comme cela se pratique déjà en France en quelques endroits, et partout eu Belgique et en Allemagne, des cartes d'abonnement scolaire à prix extrêmement réduits. On pourrait même organiser chaque jour, pour amener les enfants le matin et les ramener le soir, des trains spéciaux, semblables à ceux qui transportent chaque dimanche, les élèves de Paris à Vanves, à Fontenay, etc., etc. Ainsi seraient levées, tant pour les enfants que pour les maîtres résidant à la ville, les difficultés tirées de l'éloignement.
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Un règlement spécial déterminerait les mouvements d'ensemble de la Cité, la corrélation des études et des cours, les rapports généraux des directeurs et des élèves, entre eux et avec l'autorité administrative. Le proviseur, assisté d'un Conseil d'administration, et représentant l'État, serait investi de la haute direction de la petite université. Il pourrait, comme les doyens de nos facultés, exercer à la fois des fonctions actives et administratives, C'est-à-dire être chargé de faire un cours, et même de diriger un petit collège particulier. Il serait assisté d'un censeur, qui pourrait aussi joindre à un tutorat, et à un enseignement actif, la surveillance et le contrôle permanent des études et de la discipline. Un économe tiendrait les comptes généraux et serait le caissier comptable, intermédiaire entre les parents, l'État et les directeurs de collèges. Cette organisation scolaire ressemble fort, on le voit, dans ses lignes générales, à ce système tutorial, si répandu en Allemagne, en Suisse, aux Etats-Unis et surtout en Angleterre *. Nombre de
1 C'est probablement à la France que tous ces pays l'ont emprunté a 1 origine. Un système analogue régna pendant tout le moyen âge dans l'Université de Paris, la mère des Universités de l'Europe. On sait que les ■ Nations » se composaient d'une quantité de petits collèges, comprenant chacun un certain nombre de pensionnaires, boursiers ou payants, et assistant tous à des cours communs, donnés au dehors. Les Universités de province avaient été organisées d'après des règles analogues...
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publicistes français, et non des moins autorisés, en ont hautement reconnu la supériorité. MM. Demogeot et Montucci, envoyés en 1867 par M. Duruy, pour étudier l'enseignement secondaire en Angleterre et en Ecosse, revenaient avec un livre excellent. Ils y insistaient fortement sur les avantages de la discipline morale de nos voisins, montrant qu'elle était, malgré certaines imperfections de détail, bien plus apte que la nôtre, à développer chez les enfants, l'initiative et l'énergie du vouloir. « L'Angleterre, dit M. Jules Simon, a un système qu'on ne saurait trop recommander dans notre état actuel, et qu'il faudra nécessairement lui emprunter, si on supprime les pensionnats, c'est le système tutorial1. » D'après M. Th. Ferneuil, le système tutorial « devra peu à peu remplacer l'internat ». — « Il assure à l'enfant tous les bienfaits et lui impose en même temps, les devoirs de l'éducation de famille » ... « Cette réforme, si elle se généralisait, ne manquerait pas de rapprocher l'élément universitaire des autres fractions de la Société et de relever la situation du professorat en France... » etc.2. Nous ne venons donc pas proposer une organisation chimérique, sans exemple, ni précédents.
1
Réforme de VEnseignement secondaire, page 218.
* La Réforme de l'Enseignement public, ch. ix, p. 2C7 et sq.
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Nous voudrions voir revivre dans notre pays, voir adapter à nos habitudes, à nos mœurs, aux ressources modestes de notre bourgeoisie, à la forme démocratique de notre société, un système que la théorie justifie et qu'une pratique séculaire a consacré chez nos voisins.
�CHAPITRE XXIV
L'ADAPTATION DU RÉGIME TUTORIAL
Tout est sujet à contradiction, et surtout ce qui est bon. Le régime tutorial n'a pas fait exception à cette loi. Parmi les contradicteurs nous relevons un nom qui nous impressionne fort, car c'est celui du Rollin de notre Université républicaine, de M. 0. Gréard. Dans un de ces beaux mémoires où il expose ses vues pédagogiques, avec tant de délicatesse et de profondeur, l'éminent recteur émet des doutes sur la possibilité d'appliquer, en France, ce système de pensionnat. L'obstacle, d'après lui, viendrait — des élèves qui se plieraient malaisément à ce genre de vie ; — des maîtres qui n'accepteraient pas la responsabilité morale ; — et enfin des parents qui reculeraient devant la charge matérielle...
�L'ADAPTATION DU RÉGIME TUTORIAL
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Maigre le respect que nous inspire une telle autorité, nous ne parvenons à partager aucun de ces doutes, et nous sommes convaincus qu'il est parfaitement possible d'adapter ce régime pédagogicpie à nos mœurs. En premier lieu, je croirai difficilement que personne puisse préférer la servitude du lycée à l'indépendance de notre Cité? D'un côté, une existence aride, sans intimité, sans affections, sans charme : « pas d'amour, partant pas de joie » ; de l'autre , une honnête et riante vie de famille. D'un côté la prison, de l'autre, la liberté. Ici, l'être, diraient les philosophes, et là, le néant. Qui pourrait hésiter? Quelque mélancolique? Quelque vieille victime de Schopenhauer ? Peut-être ; mais un adolescent, jamais. Le pessimisme n'est pas une maladie de la quinzième année. Nous croyons, en second lieu, que l'Université serait abondamment pourvue d'excellents tuteurs, dignes, à tous égards, de remplir cette noble tâche, et prêts à en accepter la responsabilité. — A une condition toutefois. Il ne faudrait pas qu'on exigeât d'eux un dévouement obligatoire et... gratuit. Je me suis laissé dire que l'« Aima Mater » était parcimonieuse, voire un peu chiche. La bourse est médiocrement garnie ; les cordons en sont fort serrés. Des compliments, tant qu'on voudra ; mais
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de l'argent, c'est une autre affaire. On a pu entendre un ministre de l'Instruction publique, se vanter à la tribune, d'avoir organisé en province, sans bourse délier, le service alors nouveau, des cours secondaires déjeunes filles. Aussi le succès de l'institution fut-il médiocre. « Bonne chère avec peu d'argent ! » C'est le secret que maître Jacques voudrait bien apprendre de Valère ; il ne l'a pas appris ; ni lui, ni personne ; et pour cause. Donc quelle que soit la forme adoptée, que l'État, (ce qui serait de beaucoup le meilleur), traite avec les tuteurs d'après un forfait réglementaire, — ou qu'il leur laisse le soin de s'arranger de gré à gré avec les familles, il ne faut pas que la fonction soit onéreuse pour celui qui en assumera le fardeau. Elle devra être, au contraire, une source d'avantages, et constituer un véritable avancement matériel et moral. L'objection vraiment sérieuse, est tirée des sacrifices pécuniaires que l'application du système anglais entraînerait pour les familles. On sait qu'à Eton1, la pension d'un jeune homme n'est pas inférieure à 4,500 ou 5,000 francs. A Hanw elle est un peu moindre ; mais elle est encore de 3,500 francs2. Les dépenses d'entretien, logement,
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Voir Taino, Noies sur l'Angleterre. ' 88 ou 90 plua un droit d'entrée de 10
une fois payées. Ce
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nourriture, etc., sont comprises dans ce chiffre, pour environ 2,500 francs, et les taxes diverses pour l'enseignement proprement dit, s'élèvent à mille francs environ. Certes, un certain nombre de familles françaises n'hésiteraient pas à accepter ces sacrifices pour assurer à leurs enfants le bienfait d'une vie de famille, où ils feraient à la fois, sous une direction ferme, affectueuse, vigilante, l'apprentissage de la science et celui de la vie. Les pensionnats ecclésiastiques, que certains parents considèrent, à tort ou à raison, comme matériellement et moralement préférables à nos grands internats, regorgent d'élèves. Et Dieu sait, si on y ménage la bourse des parents ! Le système tutorial, évidemment supérieur , s'imposerait bientôt à la tendresse clairvoyante des
sont là les dépenses d'entretien comprenant logement, nourriture, éclairage, blanchissage. Reste à payer l'enseignement. Ces taxes rangées avec les frais accessoires sous le nom de school terms, se répartissent de la façon suivante : Public tuition and school charges Private tuition Sanatorium and building fund School music Bathing place Vaughan library Total Eutrance fee £ 30 £ 15 =£ =£ =£ ■ 1 10 ■ $p 12 ■ $ 10 • $ 6
£ 47 $ 18 =£ 6 »
La dépense obligatoire est donc de £ 150 environ pour la première année, et de =£ 130, pour les suivantes. (Nous empruntons ces détails à la note précitée de M. P. de Coubertin.)
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pères, et à celle encore plus clairvoyante des mères. Mais nous reconnaissons volontiers qu'avec des charges pareilles, le système serait impraticable en France, parce qu'il serait disproportionné avec les ressources ordinaires de notre bourgeoisie. Le régime anglais, essentiellement aristocratique, devrait donc être, en quelque sorte, « démocratisé ». On devrait le modifier de telle manière que les familles eussent à payer, à peu de chose près, ce qu'elles paient aujourd'hui, et pas davantage. Mais comment résoudre ce difficile problème? Nous pensons, en premier lieu, que l'État devrait prendre à sa charge toutes les dépenses de l'enseignement proprement dit : frais généraux d'administration, émoluments du corps enseignant, etc. En d'autres termes, on devrait prononcer la gratuité de l'enseignement secondaire, tout comme on a établi celle de l'enseignement supérieur, et celle de l'enseignement primaire. Pourquoi en effet cette différence ? L'État et les communes consacrent plus de cent millions aux écoles du premier degré ; et cela est bon. La France dépense une quinzaine de millions pour ses facultés et ses grandes écoles, et cela est déjà moins libéral. Mais elle affecte seulement 6,189,000 francs1, au service de son enseignement
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Proposition de la commission pour le budget de 1888.
Celte
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secondaire, et cela est misérable. Quoi, ce pays si riche, si généreux, à qui l'argent coûte si peu, quand il s'agit de soulager des misères, même à l'étranger ; de subventionner des théâtres ; de subsidier des entreprises coloniales, des expéditions lointaines ; ce pays qui supporte vaillamment un budget de quatre milliards, et dont le revenu annuel est estimé à vingt-cinq milliards ; — ce pays affecte péniblement six millions à un service public, important entre tous, maîtresse pièce de l'organisme démocratique ! Certes, l'économie est une belle vertu, mais la justice et la raison sont plus belles encore. Il est méritoire d'épargner sur le superflu, surtout dans une maison riche ; mais il ne l'est pas d'épargner sur le nécessaire ; dans ce cas, l'économie change de nom. Singuliers démocrates qui disent toujours : les riches seuls profitent de l'enseignement secondaire, il est donc juste que seuls ils le paient. Ne voient-ils donc" pas que c'est précisément parce que seuls ils peuvent le payer, que seuls ils en profitent! D'ailleurs, en quoi donc, si les quelques millions que réclamerait la gratuité de l'enseignement secondaire étaient à la charge de l'état et des communes, les riches seraient-ils exonérés
somme représente la différence entre les dépenses de l'Etat pour ses lycées, et l'allocation des familles.
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d'en payer leur part? Cesseraient-ils donc d'acquitter les charges publiques, en proportion de leur fortune mobilière et immobilière? La véritable conséquence de la gratuité de l'enseignement secondaire serait de reporter, sur l'ensemble des citoyens, une charge qui, actuellement, pèse exclusivement sur les familles nombreuses. Mais où serait donc le mal ? Nous vivons dans un ordre social où tout paraît combiné pour favoriser les célibataires et les ménages sans enfants. Les pères de famille sont accablés de toute façon. Il leur faut un logement plus grand et plus coûteux; par suite, ils paient un impôt mobilier plus lourd ; plusieurs enfants à nourrir, et les bonnes, et ce qui s'ensuit ; de là double, triple, quadruple charge des octrois, des impôts indirects, etc., etc. Le luxe le plus onéreux, en France, est d'avoir beaucoup d'enfants. Quoi d'étonnant, dès lors, si nos bourgeois, avec leurs idées ratatinées d'économie et de prévoyance, restreignent leurs charges en restreignant leur lignée. Des moralistes naïfs se livrent à des objurgations aussi éloquentes que stériles. Jamais ils ne persuaderont à leurs concitoyens, de faire souche de meurtde-faim. Voulez-vous remédier à ce danger public? Adressez-vous à nos législateurs ; demandez-leur de bonnes lois, exonérant les familles des charges publiques, en proportion du nombre de leurs en-
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fants ; et parmi ces lois, la plus urgente, la plus juste, la première, devra établir non seulement la gratuité de l'enseignement à tous les degrés, mais encore la mise au concours d'un très grand nombre de bourses nationales1. Dans une démocratie, tout homme a le droit de s'instruire, comme il a celui de respirer; et l'instruction à tous les degrés étant un devoir public, on ne doit pas plus enfermer un citoyen dans l'ignorance, qu'on n'a le droit de l'enfermer dans une prison. Les familles, étant exonérées de tous frais d'études, n'auraient donc plus à leur charge que la nourriture et l'entretien de leurs enfants. Mais ces frais eux-mêmes, dans le système nouveau, ne seraient-ils pas encore trop élevés? Ils le seraient, si nous avions la prétention de donner à nos jeunes écoliers, le confort, les recherches de nourriture, de service, de domesticité, que tout bon esquire anglais trouve indispensables, mais dont un français sait facilement se
1 La loi du 1er mai 1802 portait : < Il sera entretenu aux frais de la République, six mille quatre cents pensionnaires dans les lycées et les Ecoles spéciales ! ! > C'était une loi vraiment démocratique ; mais m Napoléon qui l'avait édictée, ni la Restauration qui ne l'approuvait pas, ni aucun des gouvernements républicains ou autres, qui se sont succédé depuis, ne l'ont exécutée. Cette gloire ne messiérait pas, et ne nuirait pas à notre République ; et comme depuis 1802, la population de la France s'est accrue d'un tiers, il faudrait augmenter d'un tiers le nombre des bourses, afin d'être au moins aussi libéral que Bjnaparte.
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passer. Nous créerons des « Eton démocratiques » ; nous les organiserons à la française, à égale distance du trop et du trop peu. Un large nécessaire, peu de superflu ; un régime sain, et par conséquent sobre et simple ; toutes les recherches de la propreté, qui ne coûtent rien ; aucune des mollesses du faux luxe, ruineuses et dégradantes. On habituera les enfants à se servir eux-mêmes, autant que possible ; ils ne seront pas esclaves d'un valet de chambre. Seuls, ils rangeront et soigneront leurs vêtements, leur mobilier, leurs livres ; on leur inculquera l'ordre et l'économie ; et ces leçons ne seront pas les moins fructueuses. Elles auront le double avantage, en diminuant les charges de la pension, de préparer le jeune homme, par une insensible gradation, aux sévérités de la vie militaire. Si, d'une part, on exonère les familles des frais d'études ; si, d'autre part, on établit le régime matériel dans les conditions de simplicité et de modestie que nous venons d'indiquer; si, d'un autre côté, on a soin d'organiser les villages scolaires, en associations coopératives de consommation, permettant aux collèges de se procurer an prix de revient les denrées, aliments et objets de première nécessité ; il semble qu'une pension annuelle de mille à douze cents francs, par élève,
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pourra suffire. Si l'on examine le budget d'une famille bourgeoise, surtout en province et à la campagne, et si l'on divise les dépenses totales, par tête de personnes vivant sous le même toit, on se rendra compte que le tuteur, recevant de l'État le logement gratuit, et des familles, par l'intermédiaire de l'état, la subvention en question, pourra se tirer d'affaire, à son honneur, et à la satisfaction commune. Et si cela ne suffisait pas, l'État devrait, sans hésiter, ajouter à ces subsides un supplément spécial. En somme, la réforme ainsi conçue ne coûterait pas grand'chose aux familles, et quant à l'État, elle lui imposerait des sacrifices bien minimes, au regard de l'immense intérêt social qui est en jeu. Nous devons en effet insister, en finissant, sur cette considération générale de l'intérêt public, qui domine toutes les considérations particulières. Un gouvernement a le droit et le devoir d'établir une forme pédagogique en harmonie avec les besoins et les intérêts de la société qu'il administre. Et cela s'est toujours fait. En négligeant ce devoir, l'état rend sa tâche impossible, et prépare l'anarchie et la révolution. Sous l'ancienne monarchie, où la société était imprégnée de l'esprit ecclésias tique, les établissements d'instruction secondaire, aux mains des congrégations religieuse?, avaient
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pris naturellement la forme de couvents, et l'on s'efforçait d'y façonner à l'Église des fidèles, et au roi des sujets. La Convention, réagissant violemment contre l'antique état de choses, et cédant en cela, comme en tout, à ses inspirations grandioses mais utopiques, avait créé ses écoles centrales ; et, donnant aux maîtres et aux élèves une indépendance exagérée, avait introduit dans les études secondaires l'anarchie, aussi fatale que l'oppression. Napoléon, à son tour, possédé par sa conception d'une société militairement organisée, et dont toutes les forces vives devaient être orientées vers la guerre et la conquête, tailla son université sur le modèle d'un corps d'armée, et fit de nos lycées des casernes où l'individu était, avant tout, rompu à l'obéissance passive. Et comme rien ne ressemble plus à un couvent qu'une caserne {eœceptis eascipiendis), la Restauration, à son tour, n'eut à changer que le nom des lycées, pour les adapter à son idéal religieux. Mais nos idées politiques se sont singulièrement modifiées depuis 1802 et 1815. Une large et généreuse conception démocratique, théoriquement fondée sur la liberté, l'égalité et la fraternité des citoyens, s'impose de plus en plus à tous les esprits, même à ceux qui s'en défendent et s'en moquent, et remplace l'antique conception monarchique, reposant sur l'autorité, l'inégalité et les privilèges. Certes,
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cette transformation de l'idéal politique est loin de s'être déjà traduite dans l'ordre des faits ; et, si nous voyons beaucoup d'autoritaires afficher des doctrines démocratiques, nous connaissons par contre, pas mal de démocrates qui ne savent agir qu'en autoritaires. Cette bizarre antinomie ne se résoudra jamais si l'institution pédagogique, à tous les degrés, n'est pas adaptée à l'idéal politique. Or, il nous semble que le système que nous proposons, nous ferait faire vers le but un pas décisif. Nos établissements secondaires, comme l'état social dont ils prépareraient l'avènement, pourraient être largement ouverts aux hommes de toutes conditions et de toutes opinions. 'Un souffle de généreuse tolérance, un parti pris énergique de pacification et de neutralité, en inspireraient tous les règlements. Nous avons dit en effet, qu'en dehors des maisons officielles, patronnées et subsidiées par l'État, on admettrait d'autres petits collèges, créés par des particuliers, à leurs risques et périls, mais soumis aux règlements généraux et aux autorités universitaires. Des ecclésiastiques de toute communion, prêtres catholiques, pasteurs protestants, rabbins juifs, à la seule condition d'être agréés par l'administration, pourraient fonder et diriger ces établissements ; et leurs élèves participeraient
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aux cours et aux exercices communs, au même titre que tous les autres. Ainsi pourrait disparaître peu à peu cette déplorable scission qui tend à s'accuser de plus en plus, entre les établissements libres et les établissements de l'État ; entre les écoles dites laïques et les écoles ecclésiastiques. Ainsi on travaillerait à ramener dans les esprits, à l'école secondaire, non pas l'uniformité, qui n'est ni utile ni désirable; mais l'unité, qui est bonne, et peut-être nécessaire. Les enfants appartenant à toutes les classes de la société, à toutes les variétés de la population, pourraient se rencontrer sans inconvénient dans l'enceinte de nos nouvelles universités, sortes de petits états neutralisés par l'accord patriotique des partis, au milieu des luttes et des passions de la grande République. Ainsi naîtraient de toutes parts ces rapports de camaraderie, ces liens de fraternité scolaire, aussi puissants et aussi désintéressés que ceux de la fraternité militaire. Ainsi, par la pacifique émulation des intelligences, par le contact quotidien des caractères, on pourrait travailler à éteindre les haines sociales, filles de l'égoïsme, du préjugé et de l'ignorance ; on pourrait préparer, en faisant naître chez tous le sentiment profond de la solidarité sociale, cette union des âmes, qui est le bien suprême des états comme des familles, et
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l'idéal auquel doit aspirer tout éducateur, tout politique digne de ce nom. Il nous reste à indiquer par quelle organisation de discipline morale on pourrait rapprocher ce beau rêve de la réalité.
�CHAPITRE XXV
LES VERTUS VIRILES L'ÉDUCATION D'INDÉPENDANCE ET DE JUSTICE
Nous avons exposé comment nous comprenons l'éducation de l'intelligence, il nous reste à indiquer comment nous entendons l'éducation de la volonté. Il ne s'agit plus ici de réformer une institution qui existe; il s'agit de créer un ordre de choses qui n'existe pas actuellement. Tout l'effort de notre pédagogie secondaire se dépense à façonner l'intelligence. Or, cette faculté n'est pas la partie maîtresse de l'homme ; elle n'est qu'un moyen, et non une fin. Si l'intelligence n'est pas l'instrument suprême de la moralité, elle n'est qu'une forme de la force brutale, plus dangereuse parce qu'elle est plus puissante, mais ni plus ni moins digne de respect. Donc, développer l'intelligence et négliger la volonté, c'est sacrifier le
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principal à l'accessoire; véritable contre-sens pédagogique, qui aboutit à nous faire des hommes d'esprit, qui sont le superflu d'une démocratie, et non des hommes de cœur, qui en sont le nécessaire. L'école secondaire devrait donc continuer une œuvre d'éducation déjà commencée dans les familles et poursuivie à l'école primaire. Une organisation raisonnée devrait, au lycée, pour la culture morale comme pour la culture intellectuelle, faire suite à un travail antérieur et préparatoire. Mais que nous sommes encore loin d'une telle conception ! Qu'il est triste de constater à tous les degrés de l'échelle, dans les habitudes des particuliers, comme dans les institutions de l'État, la même insouciance pour l'éducation morale des enfants ! Nous sommes toujours, à cet égard, en pleine barbarie, et nous nous entendons mieux à dresser des animaux, qu'à élever des hommes. Nous admettons en effet qu'il faut beaucoup d'art et de patience pour former un bon chien de chasse, mais qu'un bon citoyen se fait tout seul. Et en cela, nous sommes dans la plus profonde et la plus dangereuse erreur. « Si Gul» liver, dit Herbert Spencer dans son livre si » original et si suggestif de l'Éducation, eut ra» conté que les habitants de Laputa rivalisaient » entr'eux, pour élever le mieux possible les
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» » » »
petits des autres créatures, et ne se souciaient pas du tout de savoir comment il fallait élever les leurs, cette absurdité eût semblé égale à toutes les autres folies" qu'il leur impute. »
Élever la volonté, c'est proprement former, par l'habitude, ce qu'on appelle le caractère. Le caractère est la manifestation extérieure de certaines qualités morales, principes de la dignité de l'homme et de sa supériorité sur toute la nature. On peut ramener ces vertus à quatre types principaux : l'indépendance, la justice, le courage et la bonté. Nous pensons que tout homme apporte en naissant le germe de ces qualités, ou des vices contraires. Ce sont là les dons que les bonnes et les mauvaises fées déposent dans tous nos berceaux. L'éducation a précisément pour but, par l'effet d'une sollicitude qui doit commencer le jour même de la naissance, de faire avorter les mauvais instincts, et de faire épanouir les bons. Comment cette oeuvre, difficile entre toutes, doit-elle se poursuivre dans notre cité scolaire ? C'est ce qui nous reste à indiquer. Nous appelons « indépendance, » l'habitude de se déterminer à l'action, de soi-même, c'est-à-dire sans subir de contrainte extérieure ; et, si la contrainte vient de la nature ou de la loi, en faisant
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sienne, par une adhésion intérieure, la prescription qui s'adresse à la volonté. Car, il entre souvent plus d'indépendance dans la résignation et l'obéissance que dans la révolte et la protestation. Ne pas être asservi à autrui est le premier degré de l'indépendance. Le second, est de ne pas être asservi à soi-même. Il ne suffît pas en effet, pour être libre, de n'obéir qu'à soi-même ; il faut encore n'obéir qu'à ce qu'il y a de meilleur en soi ; c'est-à-dire, se déterminer habituellement d'après les motifs de l'ordre le plus élevé. On n'est point indépendant pour n'avoir pas de maître ; un Tibère, n'est pas indépendant. On n'est pas davantage indépendant parce qu'on agit bien, sans savoir et vouloir ce qu'on fait; une machine qui fabrique des choses utiles ; un terreneuve qui rapporte un noyé ; et même un homme qui se dévoue malgré lui, et par nécessité, ne sont pas des êtres indépendants ; ce ne sont que des forces bienfaisantes. — L'homme libre est celui qui a l'habitude de faire de lui-même ce qu'il sait être le mieux. Or nous avons vu que, dans nos internats, l'enfant ne fait jamais rien de lui-même ; il n'est qu'un rouage de mécanique. Conséquemment il lui est, pour ainsi dire, impossible de contracter l'habitude du libre arbitre, source de l'initiative et de la virilité.
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Nous commencerons donc, dans notre Cité, par supprimer le plus possible ce luxe de commandements extérieurs, qui dispensent l'enfant du vouloir. A mesure qu'il grandira, nous l'affranchirons de plus en plus des contraintes du dehors, afin de laisser croître en lui la faculté de se déterminer du dedans. Nous travaillerons à substituer une discipline libre à une discipline servile. Le moins possible de clocbes, de tambours, peu ou point de cadenas et de grilles. Nous ouvrirons la porte toute grande et nous tâcherons d'obtenir de l'enfant qu'il ne s'échappe pas, non parce que la porte est fermée, mais parce qu'il ne doit pas sortir. Nous tâcherons de lui apprendre à faire, de lui-même t son métier d'écolier ; à quitter ses jeux, non parce que la cloche sonne, mais parce qu'il doit travailler, apprendre ses leçons, assister aux cours, etc. Il y aura une règle large, raisonnable, jamais vexatoire ni tracassière ; l'élève en connaîtra bien les prescriptions et les sanctions ; il se rendra compte de leur utilité. S'il l'observe ce sera en toute liberté, s'il l'enfreint, ce sera en toute responsabilité. Ainsi seulement, nous formerons nos enfants à cette première condition de l'indépendance, qui consiste à vouloir de soi-même. Quant à vouloir le meilleur et à l'exécuter, qui est la seconde et la plus importante condition du
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libre arbitre, qui ne voit que cette forme de discipline affranchie est encore le seul moyen de la réaliser? En effet à chaque heure du jour, l'enfant sera induit à dominer son caprice. A l'heure où le beau temps l'invitera à la promenade, il devra, de lui-même, se rendre au cours, au laboratoire, à l'étude. A chaque instant il aura l'occasion de se refuser un plaisir pour obéir à la règle, de résister à un entraînement pour suivre un devoir. Certes, il y aura des défaillances, des escapades et des fredaines ; mais pas autant qu'on le suppose. L'instinct de la règle est dans l'enfant au même degré que l'instinct de la dissipation. Le jeune homme n'est pas naturellement ingouvernable ; chez lui, le plus souvent, l'indiscipline ne vient pas de l'ardeur du tempérament, mais de l'excès et de la déraison de la discipline ; et l'on prend un effet pour une cause. A l'école comme ailleurs, ce n'est pas la rigueur de la loi qui engendre l'ordre, c'est la raison et la fermeté des hommes chargés de la représenter. C'est donc à l'école que nous devrons faire pratiquer à nos enfants le long et difficile apprentissage de la liberté. Celui-là seul saura un jour prendre une résolution virile, s'incliner devant une loi qui le gêne, respecter une autorité qui lui déplait, que vous aurez habitué pendant de longues années et chaque jour, à vouloir le mieux,
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à subordonner de lui-même ce qui l'amuse à ce qui l'instruit, et ce qu'il lui plairait de faire à ce qu'il est moralement obligé de faire. Quand vous aurez fait un libre écolier, vous aurez préparé un libre citoyen. La seconde qualité à acquérir par l'éducation est celle de justice. Elle consiste, comme on sait, dans l'habitude de faire respecter son droit, et de respecter celui des autres. Or, en dépit de Rousseau et de son fameux paradoxe, l'homme ne naît pas juste, ni libre ; il naît seulement capable de recevoir une éducation de justice et de liberté. La nature nous apprend à craindre la force, mais non à respecter le droit. Ce respect n'est chez nous que le résultat d'une sorte d'entraînement, car il contrarie l'égoïsme violent de notre animalité. ' Nous avons démontré que ce « dressage » moral n'existe pas dans nos internats. — Le droit des supérieurs s'y incarne dans le maître d'études, le geôlier; et le discrédit de la personne s'étendant au droit qu'elle représente, les prisonniers ne cherchent qu'à l'éluder et ne se soumettent guère qu'à la punition, c'est-à-dire à la force. — Le droit des égaux n'est guère admis que s'il est corroboré par des poings vigoureux. — Le droit des inférieurs est peut-être le plus méconnu ; car s'il est un endroit où règne sans
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vergogne la raison du plus fort, c'est bien le lycée. J'en appelle à tous ceux qui n'ont pas perdu le souvenir de leur détention scolaire, et de toutes les petites et grandes lâchetés, exactions, brimades, oppressions de tout genre, et contre les camarades et contre les maîtres, qu'ils ont vu commettre sous leurs yeux. Telle est généralement, au lycée, la façon de respecter le droit d'autrui ; quant à faire respecter le sien, comment y apprendrait-on cet art délicat? Quel est le droit de ces misérables? D'obéir aveuglément à un règlement aveugle, et de se taire. Si parfois, poussés à bout, ils se révoltent, c'est à la manière des esclaves : sans raison, sans mesure. Ils rossent leur ennemi ; ils brisent tout ; et au lieu de faire valoir leurs droits, ils justifient leurs oppresseurs, et rivent leur chaîne. Nous avons affranchi les élèves de nos cités scolaires. Par suite, en les mettant, vis-à-vis de leurs supérieurs et de leurs camarades, dans des relations naturelles et humaines ; en favorisant l'éducation de liberté, nous croyons avoir par là même singulièrement facilité l'éducation de justice. C'est déjà beaucoup, nous semble-t-il ; mais ce n'est pas assez. Il faudrait en quelque sorte, faire descendre dans la multitude et clans la vie courante, mettre à la portée de tous, la pratique quo-
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tidienne, incessante, des devoirs de justice. Or nous avons déjà parlé, au chapitre des méthodes, d'une organisation hiérarchique des élèves, qui, en même temps qu'elle est un excellent système d'étude, nous paraîtrait parfaitement appropriée au but moral que nous voulons atteindre. Chaque petit collège, chaque cours, chaque association scolaire, aurait en quelque sorte des simples soldats et des « gradés ». Ceux-ci, selon le cas et la convenance, seraient nommés par leurs maîtres, ou élus par leurs camarades. Ces chefs pourraient porter la marque extérieure de leur grade; ils auraient, vis-à-vis de leurs supérieurs, la responsabilité de l'ordre matériel et moral ; vis-à-vis de leurs subordonnés, le devoir de les guider, de les commander, de les protéger. Par contre, ils auraient le droit d'exiger d'eux la déférence et l'obéissance. Ces droits et ces devoirs seraient sanctionnés par des prescriptions disciplinaires absolues, afin que cette hiérarchie ne tournât pas en jeu et en plaisanterie. Certes, nous n'avons pas la naïveté de supposer que tout cet organisme moral sortirait de terre, et porterait ses fruits, sans accrocs et sans peine. Rien ne s'improvise. La question est de savoir si une telle institution disciplinaire est possible; et nous ne voyons pas ce qui la rendrait impraticable. Il faut donc en essayer. — Car, qui ne voit quelle
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richesse de combinaisons morales, quelle multitude d'occasions d'exercer la justice, quelle féconde diversité de droits et de devoirs, surgiraient aussitôt de ces relations entre camarades, égaux, inférieurs et supérieurs ? Alors, mais alors seulement, la cité scolaire deviendrait une petite société dans laquelle il serait possible de préparer à la grande, et cela, par l'exercice libre, quotidien, des devoirs de justice, tournant en habitude; exercice réglé, surveillé, soutenu par des maîtres dévoués, intelligents, vraiment paternels. Car, nous ne saurions trop le redire, il faut que la direction du maître ne déserte jamais ; il faut, qu'invisible et présente, elle n'abandonne l'enfant, ni dans son travail, ni clans son loisir. On nous dit que, dans les internats, les enfants s'élèvent entre eux; qu'ils se jugent, se corrigent, se redressent, avec une équité et une sévérité que rien ne désarme C'est là une de ces illusions oratoires dont notre vanité aime à se leurrer, et à l'aide desquelles nous sommes charmés de nous persuader que nous agissons mieux que personne. En fait et en raison, les enfants ne redressent pas les enfants ; deux inexpériences ne peuvent faire une expérience, et pour élever les enfants il faut des hommes déjà élevés, et bien élevés.
�CHAPITRE XXVI
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Le troisième enseignement moral et pratique que nous devons à nos enfants, est celui du courage, la qualité virile par excellence, la secrète énergie qui fait entreprendre et qui fait supporter. Le principe du courage, chez un homme, est la confiance qu'il s'inspire à lui-même; et cette confiance lui vient, soit du sentiment intime de sa force, soit du sentiment intime de son adresse. La force et l'adresse sont sans doute des dons de la nature. Toutefois, comme tout homme les possède à quelque degré, et comme un exercice approprié et soutenu peut en développer les moindres dispositions d'une façon extraordinaire, et que, dans ce cas, l'art arrive à suppléer et sur-
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monter la nature, surtout avec le secours des instruments et des armes, on peut dire, en un certain sens, que la force et l'adresse peuvent naître de l'éducation. Par suite, le courage, qui est une conséquence directe de ces dons naturels ou artificiels, peut être en quelque sorte enseigné ; et comme l'indépendance et la justice, il est une habitude, une oeuvre de l'art. Est-il possible, dans nos internats actuels, de produire cette habitude? Non. Le temps manque. L'enfant est entièrement absorbé par l'accablant programme des études. Le loisir réservé aux exercices physiques est dérisoire. Rien de sérieux n'est organisé ; conclusion : résultat nul. On se souvient que dans notre division chronologique de la journée d'école, nous avons fait à l'éducation physique et morale, une pari supérieure à celle consacrée à l'éducation intellectuelle. Nous avons, dans ce but, réservé huit heures par jour et le dimanche tout entier. Mais comment utiliserons-nous ce temps ? Laisserons-nous l'écolier livré à lui-même, gaspillant son loisir dans des récréations absolument libres, sans direction et sans profit? — D'autre part, lui imposerons-nous, même dans ses jeux, une surveillance incessante et visible, retomberons-nous dans les inconvénients de cette servitude sco-
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laire, contre laquelle nous essayons précisément de réagir? Il faut que les enfants restent libres, et néanmoins il faut que leurs loisirs soient organisés. Comment résoudre ces difficultés ? Il n'y a qu'un moyen : c'est de leur permettre de se constituer librement en petites associations, ou sociétés de gymnastique et d'escrime. Un règlement élaboré par eux-mêmes, avec l'approbation des maîtres et des autorités universitaires, déterminera l'ordre et la suite des exercices. Les élèves accepteront volontiers des obligations qu'ils se seront données à eux-mêmes. Ainsi, les récréations et les loisirs seront réglementés, sans que le sentiment salutaire de la liberté et de la responsabilité soit en rien diminué ni compromis. Je crois même que les élèves trouveront, dans. ces associations, un grand attrait, car rien ne séduit autant les enfants que de « faire les hommes ». Imiter les grands est pour les petits une joie, parce que c'est évidemment l'accomplissement d'une loi de la nature, qui a fait de l'imitation le procédé pédagogique par excellence. Les petites sociétés se choisiront des présidents d'honneur ou protecteurs, soit parmi les autorités universitaires, soit parmi les personnages notables des environs. Des hommes distingués et de bonne volonté tiendront certainement à honneur, dans
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un sentiment patriotique, d'encourager ces efforts, de les éclairer de leur expérience, de les rehausser du prestige de leur autorité. Les professeurs spéciaux seront les présidents effectifs ou directeurs, et ils auront des élèves pour prévôts, moniteurs et auxiliaires. Tous les genres de gymnastique, tous les genres d'escrime, tous les exercices qui peuvent, en développant la force et l'adresse, augmenter la puissance défensive et offensive de l'homme, seront l'objet d'un enseignement méthodique et raisonné au lieu d'être livrés, comme cela a souvent lieu aujourd'hui, à un dangereux empirisme1. Ainsi on nous fera des soldats, des colons, des hommes. Ainsi, en laissant reposer le cerveau et les nerfs, pour occuper les muscles, on rétablira l'équilibre, depuis trop longtemps rompu, entre la culture intellectuelle et la culture physique, et l'on guérira peut-être cette névrose universelle qui travaille, plus ou moins, tous les individus de notre classe moyenne, et qui les menaçant dans les sources mêmes de la vie, tend à abâtardir le meilleur de notre race 2. Enfin, le lien supérieur qui réunira en un seul
Voir à ce sujet le livre curieux et neuf que le D * F. Lagrange vient de publier chez Aloan-Lévy, sur la Physiologie des exercices du corps. — Voir aussi, dans Jules Simon, Reforme de l'Enseignement secondaire, la partie si intéressante de ■ l'Education physique >. Voir au chapitre xxn, l'opinion déjà citée du D1' Brouardel.
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faisceau tous ces éléments épars sera l'instruction militaire. Un ou deux bataillons, selon l'importance de la cité scolaire, seront organisés; commandés par d'anciens officiers de l'armée, avec des cadres de sous-officiers et caporaux, choisis parmi les élèves les plus âgés. Les exercices individuels et les manoeuvres d'ensemble seront enseignés avec soin, et de préférence le dimanche. Le jeune écolier se trouvera ainsi graduellement préparé à la vie militaire ; et la question, si complexe et si délicate du service réduit, sera singulièrement simplifiée, si nos cités scolaires sont pour les régiments une pépinière d'instructeurs et de soldats tout faits. Mais cela ne suffit pas encore. Nous avons considéré, comme des sanctions nécessaires, les examens qui stimulent le zèle et soutiennent l'appli" cation pendant toute la durée des études classiques. Il est indispensable de trouver aussi des sanctions pour tous ces exercices physiques. Car l'homme est ainsi fait, que si son action n'a pas un but immédiat, si l'on ns sait pas intéresser sa sensibilité, en un mot, le passionner, il ne persévère dans rien, ni dans ce qui le fatigue, ni même dans ce qui l'amuse. L'ennui vient vite, puis le dégoût, et l'abandon. Il faut donc faire naître la passion. Dans ce but on établira de grandes fêtes
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scolaires, où les diverses sociétés de gymnastique, du même lycée, et même de lycées différents, seront appelées à se mesurer ; et où les vainqueurs, acclamés par la foule des parents et des amis accourus à ces solennités, recevront publiquement des prix et des récompenses. Il faudra que tout le monde, aussi bien les autorités civiles que les autorités universitaires, s'accorde pour entourer d'un certain éclat ces fêtes patriotiques. Prenons encore en cela modèle sur nos voisins les Anglais; et tâchons d'acclimater chez nous, ce sentiment du « Sport », si puissant chez eux, et dont nous ne connaissons guère que la caricature. N'est-ce pas une chose vraiment belle et enviable que cette préoccupation constante, chez presque tous les individus de cette race, d'atteindre, en tout, le point culminant ; de porter leurs travaux et leurs jeux au suprême degré de la perfection ; d'aller toujours plus avant, et de vouloir faire mieux que le voisin. Quel merveilleux stimulant pour l'action, pour la continuité de l'effort, pour le développement de l'énergie ? Nous autres bourgeois français, raisonneurs en chambre, théoriciens de cabinet, pâles adorateurs du verbe, nous sommes tentés de sourire, quand nous voyons l'Angleterre entière se presser aux joutes d'Oxford et de Cambridge, aux grands « matches » de cricket, de lawn-tennis, de foot-
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bail, de courses à pied et à cheval, etc., etc. Nous trouvons puériles et presque ridicules, ces acclamations enthousiastes pour, ces jeunes champions, ces triomphateurs de l'aviron et de la balle ; et nous croyons avoir fait bien assez, pour honorer notre jeunesse, quand nous avons distribué quelques couronnes de papier doré à nos lauréats du Grand Concours, héros du discours français et de la géométrie analytique. Il est fâcheux que de ces études classiques dont nous sommes si fiers, nous n'ayions pas au moins gardé ce souvenir, que les anciens Hellènes, les plus intelligents des hommes, ne couronnaient pas seulement les vainqueurs au concours de poésie et d'histoire, mais qu'ils rendaient des honneurs presque divins à ceux qui avaient triomphé à la course, au pugilat, au ceste et à la palestre. C'est qu'ils avaient, comme cette grande nation voisine, le sentiment profond de ce que pouvaient ces fêtes du courage, pour la grandeur et le salut de la patrie. Ce n'étaient pas les individus qu'ils glorifiaient avec tant d'enthousiasme ; c'étaient les mâles vertus, le sang-froid, la force, l'énergie, la- persévérance, sauvegardes de leur race et principes de leur supériorité. Certes, elle n'aurait jamais germé chez ces grands peuples cette étrange idée de façonner des hommes libres dans des prisons. Finissons-en donc avec cette triste manie, si nous vou-
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Ions voir notre peuple reprendre son élan et sa' forcé d'expansion, si singulièrement ralentis ; à moins que, déjà trop malades pour vouloir même guérir, nous ne soyions résignés à laisser s'appauvrir ce sang généreux, d'où sont sortis tant de héros et de penseurs, et cette race française, noble entre toutes, s'étioler, décroître et mourir.
�CHAPITRE XXVII
L'ÉDUCATION DE BONTÉ LA BONTÉ PHYSIQUE OU BEAUTÉ LA BONTÉ INTELLECTUELLE OU TALENT
On nous permettra, je pense, de définir la Bonté: la vertu par laquelle l'homme se fait aimer. — D'où il suit, que toute civilisation résultant d'un accord entre les hommes, la bonté, pour les peuples, est le fondement de toute civilisation ; et que tout bonheur venant de l'amour, la bonté, pour les individus, est la source de tout bonheur. Mais par quel charme l'homme se fait-il aimer de l'homme ? Peut-il apprendre à se faire aimer ? la bonté est-elle aussi une oeuvre d'éducation ? Si nous cherchons d'abord comment l'homme peut s'attirer l'amour, on trouvera que son premier attrait est la Beauté physique. — La Beauté
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est une bonté, en tant que source d'amour; elle est la bonté de la nature ; elle n'a qu'à paraître pour produire le plaisir autour d'elle: « sa bienvenue au jour lui rit dans tous les yeux. » N'estce pas en ce sens que M. Renan a pu dire : « la beauté est peut-être une vertu »? — Si l'homme a reçu ce don en partage, il peut sans doute le développer par l'éducation, c'est-à-dire par une habile et attentive gymnastique de ses organes corporels. On peut dire aussi, que s'il est né disgracié, il peut atténuer sa disgrâce dans une certaine mesure, en ménageant sa santé, en acquérant la force et l'adresse. Mais en somme, il faut avouer que l'éducation n'a sur cette vertu du corps qu'une faible et indirecte influence. Mais la beauté physique n'est pas la cause la plus puissante de l'amour. Réduite à ses propres forces, elle est bien vite désarmée, car en somme, elle est quelque chose d'immobile, d'inerte et de muet. Par là, elle lasse; et quand elle se transforme, c'est pour se faner et périr. Elle peut allumer une flamme brillante, mais fugitive; elle crée le désir, qui est d'essence passagère, mais non l'amour qui est d'essence éternelle. H y a, dans la nature humaine, une force, de séduction bien autrement puissante, c'est la beauté de l'esprit. Et on peut dire aussi de cette beauté,
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qu'elle est une bonté, car elle crée aussi la joie comme la beauté du corps, mais elle la répand plus loin et plus longtemps. Et cet éclat bienfaisant n'est pas fugace ; s'il se transforme, ce n'est pas pour s'effacer; au contraire, il emprunte à la vie et à l'expérience un élément et un charme nouveaux. L'esprit « n'a pas de rides ». Sa beauté exerce une attraction moins soudaine que celle du corps, mais combien plus tenace ! Et tandis que la beauté matérielle ne peut pas, ou peut malaisément s'acquérir par l'éducation, la beauté intellectuelle est déjà bien plus près de l'homme, et en quelque sorte dans sa main. Tout en reconnaissant l'existence indéniable de dons héréditaires et innés, nous croyons que l'éducation exerce une si puissante influence sur ces qualités, qu'elle les crée, pour ainsi dire, à nouveau. La beauté de l'esprit a en quelque sorte deux faces. L'une intellectuelle, l'autre esthétique : celle-là, tournée vers le vrai, celle-ci vers le beau. — L'esprit peut charmer par la faculté de penser avec profondeur, avec justesse, avec éclat; il peut aussi séduire par le talent de sentir et d'exprimer le beau sous ses formes multiples. Il est bien rare qu'un homme, du moins à un certain niveau social, naisse sans apporter le germe de quelque aptitude intellectuelle ou artistique. H
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appartient à l'éducation de la reconnaître et de la développer. Comment reconnaître et cultiver les aptitudes intellectuelles ? Par quels procédés pédagogiques, pourra-t-on donner à l'expression des pensées et des sentiments, cette justesse élégante, cette forme libre, personnelle, artistique, charme suprême de l'esprit? C'est ce que nous avons longuement développé dans toute la première partie de cet ouvrage, dont la portée morale apparaît ici de nouveau. Nous n'avons donc pas besoin d'y revenir ; nous avons dit, croyons-nous, l'essentiel. Mais il importe fort d'insister sur l'éducation de la sensibilité, sur la culture esthétique proprement dite ; sur les moyens de développer chez nos enfants, par l'habitude, ces dons charmants de la poésie, delà musique, du dessin, sources inépuisables de salubres plaisirs, auxiliaires incomparables de la moralité. — L'art est une bonté ; la joie rayonne sans cesse autour de lui ; et l'amour court à la joie. Il ajoute à tous nos plaisirs; il atténue toutes nos souffrances ; il donne à l'oisif de nobles occupations, et au travailleur, des délassements délicats. Je ne crois pas qu'un homme puisse se dire élevé, s'il n'a pas acquis l'aptitude de sentir, et mieux, l'aptitude d'exprimer ce qu'il y a de charmant dans les choses. Cette capacité de
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jouir finement, et de plaire en communiquant son plaisir, le place infiniment au dessus du niveau commun. Je vais plus loin ; je crois que l'homme privé de toute culture esthétique, peut bien vivre, mais qu'il n'aime pas à vivre. Il peut parfois paraître joyeux, mais au fond, il est triste; car, la gaîté ne vient pas de la jouissance, qui est fugace, mais de la joie, qui est durable; et la joie vient de chercher, de voir, de sentir le beau, qui est de l'amour visible et sensible. Il n'y a rien de plus triste, de plus morne, que l'homme inculte et illettré, « le philistin » , bourgeois, paysan, ouvrier. Il ne faut pas se laisser prendre aux éclats de ses divertissements. Il se dépense en cris, en chansons, en exclamations ; mais cela même, prouve le contraire de la joie. Rousseau dit quelque part que certaines gens ne peuvent écouter un air de musique, sans marquer la mesure, en dodelinant de la téte, en gesticulant des bras. Ils croient prouver par là qu'ils sont musiciens; ils prouvent, au contraire, qu'ils ne le sont pas. En effet, le vrai dilettante sent le rythme en dedans, et n'a pas besoin pour cela d'un secours extérieur. De même pour la vraie gaîté. Elle se traduit sans doute par le regard, le ton, la contenance, qui étincellent ; mais c'est un rayonnement tranquille et silencieux. Voyez au
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contraire le bas peuple « s'amuser ». Il ne se distrait pas, il s'étourdit. Que d'amertumes cachées, que de tristesses., que de sombres arrière-pensées, au fond de ces excès, de ces cris, de ces ripailles, qui l'éreintent, et qu'il paiera demain... Les plaisirs de l'artiste et du lettré n'exigent pas de rançon ; ils délassent, ils consolent, ils purifient, ils sont « tout profit » ; en un mot, ils font que la vie vaut la peine d'être vécue. Que pourrez-vous donc donner à vos enfants, clans vos écoles, je ne dis pas qui remplace, mais qui vaille cela? Or, que fait-on, dans nos établissements d'instruction secondaire, pour leur assurer ces avantages? Certes, les arts dits « d'agrément », le dessin, la musique, etc., figurent dans les programmes. Mais ce sont là encore des étiquettes trompeuses, qui ne répondent à rien de sérieux ; de pures réclames. En fait, l'enseignement esthétique dans nos lycées, est tellement insuffisant, qu'il vaudrait presque mieux qu'il n'existât pas du tout. Et toujours la même et péremptoire raison : le manque de temps. Une heure ou deux par semaine l Voilà tout ce que permet le règlement. Que si, en dehors du cours officiel de dessin ou de musique, l'enfant veut cultiver une disposition naturelle, il doit, si le maître y consent et si les
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locaux s'y prêtent, prendre le temps nécessaire sur ses misérables récréations libres. En sorte qu'on le met dans l'alternative de choisir entre sa santé et son violon. Et il en est de même des autres études artistiques; de même du dessin; de même de ces arts qu'on peut appeler littéraires, et qui. devraient, en quelque sorte, adhérer aux études classiques comme le parfum et la couleur adhèrent à une plante, tels que le talent de dire, de réciter, de débiter, etc. Voyez ce que devient, dans nos lycées, cet art délicat de la lecture et de la déclamation, auxiliaire indispensable à l'écrivain, vulgarisateur puissant, qui, bien mieux que le livre, ce muet, répand, interprète les belles œuvres, les fait valoir, et par suite les suscite. — Ernest Legouvé a dénoncé, après bien d'autres, les grotesques psalmodies qu'on entend dans nos classes. Mais je ne crois pas que ces protestations du bon sens et du goût aient abouti à grand' chose. On se heurte à une puissante routine qui s'appuie sur un système général. Triste système produisant de tristes résultats. Sauf quelques rares exceptions, sauf le cas de vocations irrésistibles, nos lycées ne nous forment guère que des « scholars », plus ou moins gonflés de mots; et, sous des apparences plus ou moins prétentieuses, des barbares. Aussi, avec la prédominance croissante des aspirations utilitaires, sans contrepoids, sans
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correctifs, l'espèce des « amateurs éclairés », des « connaisseurs », va-t-elle se perdant de plus en plus, dans notre pays. Désastre véritable pour nos arts, comme pour nos industries. Car, à l'artiste comme à l'artisan, au poète comme à l'ouvrier, il faut un public qui le comprenne et qui l'inspire ; qui le glorifie, et qui le paie. De pareils errements doivent être résolument supprimés. Le temps ne nous manque plus ; nous disposons de huit heures par jour ; nous y trouverons, je pense, le loisir nécessaire pour cultiver chez nos enfants le sens du beau. Et d'abord, une réforme, qui ne demande pas de temps, consisterait à donner aux choses, aux salles d'étude, aux lieux de réunion et de récréation, un aspect agréable et . artistique. Les récentes inventions de l'industrie ont permis de reproduire, à peu de frais, les chefs-d'œuvre des arts du dessin et de la sculpture, soit par la photographie, soit par la photogravure, soit par les moulages, etc. L'art a été mis, comme on dit vulgairement, « à la portée de toutes les bourses ». On profitera de cet heureux progrès, pour décorer nos cités scolaires, et faire en sorte que les murailles, les choses elles-mêmes, parlent et enseignent ; qu'elles disposent l'enfant, par une sorte d'éducation involontaire et permanente, à
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voir, à apprécier, à préférer ce qui est rare, original, exquis. Ainsi, les jeunes imaginations se trouveront, sans travail et sans effort, munies de ces modèles intérieurs, de ces formes magistrales, qui les guideront toujours d'une manière inconsciente, et les tiendront au-dessus de la sottise et de la vulgarité. Ainsi, les sens de l'enfant se façonneront d'eux-mêmes aux habitudes esthétiques, comme sa mémoire se plie, machinalement et sans effort, aux mots et aux formes d'une langue qu'il entend parler autour de lui. Il est évident que ce premier travail ne peut être qu'une préparation et un commencement; il faut y ajouter un enseignement positif. On choisira donc, pour professer les arts, des maîtres intelligents, ayant fait leurs preuves, et au courant des meilleures méthodes pédagogiques. Le principe qui présidera à ces études esthétiques, sur l'organisation desquelles nous ne pouvons nous étendre ici, sera le même que celui qui doit dominer le programme classique : Peu et bien. On évitera l'encombrement ; on permettra aux enfants de choisir suivant leurs goûts et leurs aptitudes. On aura des musiciens, et parmi eux, des instrumentistes et des chanteurs. On aura des dessinateurs, de jeunes peintres, des apprentis modeleurs, qui travailleront la glaise ou le bois. En un mot, on s'efforcera de ne pas disperser et gaspiller les loi-
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sirs de l'enfant, et d'obtenir de lui, qu'il cultive un seul talent artistique, s'il ne peut faire mieux, mais qu'il le cultive sérieusement. Car, si l'art est multiple clans ses manifestations, il est un dans son principe et dans ses effets moraux. Au point de vue pédagogique, l'instrument et l'organe importent peu; l'œil ou l'oreille, l'archet ou le crayon, peuvent également donner l'éducation du beau. Cette diversité de moyens se résout clans l'unité de l'esprit ; l'important est de bien choisir l'aptitude, de la bien développer, et encore une fois, de savoir se borner. Cela suffira pour atteindre le but. Mais ici encore, il faudra soutenir le zèle, encourager l'effort, et le récompenser. Dans ce dessein, nous aurons recours à ces mêmes procédés d'organisations coopératives, que nous avons déjà recommandés. Nous formerons des sociétés d'harmonie et de chant, des orchestres et des orphéons d'élèves; nous organiserons de petites académies de peinture et de littérature ; nous irons même jusqu'à autoriser un journal, autographié ou imprimé, rédigé par les élèves, sous la surveillance des maîtres ; les jeunes publicistes, les jeunes poètes, pourront y donner carrière à leurs inspirations ; les meilleurs devoirs pourront y obtenir les honneurs de la publicité. Ce sera à la fois, le cahier d'honneur, et le moniteur officiel de la cité scolaire.
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Et qu'on ne nous dise pas que ces distractions feraient tort aux études sérieuses, et que l'amusement tuerait le travail. Les objections de ce genre, sont toujours inspirées par le souvenir de ce qui existe actuellement, et non par la considération de ce qui devrait exister. Il en est un peu du jeu, comme du sucre; sevrez-en l'enfant tout à fait.il en abusera dès que l'occasion lui en sera offerte; laissez-le libre d'en prendre à son aise, l'abus disparaîtra aussitôt. Enfin, ces diverses sociétés artistiques, comme les sociétés de gymnastique, dont nous avons parlé, seront conviées, elles aussi, à augmenter l'éclat des fêtes universitaires. Elles organiseront des concerts, des expositions, des représentations dramatiques. Les élèves, membres de ces sociétés, s'occuperont seuls, sous le contrôle toujours éveillé des maîtres, de rédiger les programmes, de lancer les invitations, d'orner les salles de fêtes, etc., etc. Ainsi s'exercera, et se développera chez eux, l'esprit d'activité et d'initiative. Ainsi se formeront les qualités du caractère, en même temps que les talents de l'esprit. Ainsi enfin, on bannira de nos établissements d'instruction l'ennui, ce redoutable dissolvant de l'âme. Oui, nous suivrions le conseil de Montaigne, et partout dans la cité universitaire « nous ferions pourctraire la Joye, l'Allégresse, et Flora et les Grâces ! Comme fit en son école le philo-
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sophe Speusippus ». Nous renoncerions à cette coutume barbare d'attrister nos enfants, à l'âge où la santé, l'insouciance, la jeunesse, tout, les convie à la gaîté. Nous romprions décidément avec la tradition janséniste qui a prévalu dans notre pédagogie officielle, et d'après laquelle, le bon moyen d'apprendre à vivre serait d'apprendre à souffrir. Aberration mystique, voisine de la folie, «t descendant en droite ligne de ces sombres superstitions hindoues, qui considèrent la vie comme un mal, et le corps comme une dégradation de l'être. Combien nous trouvons plus humaine la conception pédagogique des jésuites, qui, s'ils enfermaient leurs élèves, s'efforçaient au moins de tempérer par la récréation les rigueurs de la discipline, d'occuper sainement les imaginations exaltées, et de faire oublier la liberté perdue en égayant un peu la prison. Si l'esprit jésuite est haïssable, ce n'est certes pas en cela ; et nous préférons franchement cet optimisme intelligent, qui pousse à l'action, en faisant aimer la vie, à cet altier pessimisme, qui procède du dédain de l'existence mortelle, et n'aboutit qu'à la tristesse et à l'inertie, à moins qu'il ne mène aux excès d'une réaction déraisonnable.
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CHAPITRE XXVIII
LA BONTÉ MORALE OU CHARITÉ
Tels sont les moyens qui nous paraissent propres à favoriser chez nos enfants le développement de cette beauté de l'esprit, qui est la forme intellectuelle de la bonté. Mais celui qui, pour charmer ses semblables et séduire les âmes, n'aurait à sa disposition que cette beauté, même jointe à celle du corps, n'exercerait qu'un empire éphémère. Le jour où il laisserait entrevoir le fond intime de son être, le jour où pénétrant dans ce sanctuaire aux superbes dehors, on le trouverait vide et sans Dieu, le désenchantement serait tel, que l'amour se dissiperait soudain. C'est que la beauté physique et la beauté intellectuelle ne sont que les formes extérieures, et comme les vêtements magnifiques de la bonté véritable.
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Une seule force crée vraiment et perpétuellement l'amour, c'est l'amour même. Être bon, avons-nous dit, c'est être capable de se faire aimer. Or, se faire aimer c'est posséder l'âme des autres, et pour posséder cette âme, il n'y a qu'un moyen sûr, c'est de donner la sienne. D'où il suit que l'essence même de la bonté consiste dans l'habitude de se donner, de sacrifier à autrui, soi, ou quelque chose de soi. Et de même que nous disions que la beauté était une bonté, nous pouvons dire inversement, que la bonté est une indicible beauté : c'est la beauté morale, la charité, la Xaptç des Grecs, la grâce victorieuse qui charme tout ce qui pense et tout ce qui sent. Et tandis que la nature a une part prépondérante dans l'œuvre de la beauté physique, une part un peu moindre, mais encore importante, dans l'épanouissement des qualités intellectuelles et artistiques, son influence se réduit à peu de chose, à un instinct de sympathie désintéressée, réel, mais faible et obscur, quand il s'agit de cette forme supérieure et essentielle de la bonté. On peut même dire, qu'en général, non seulement la nature ne conseille pas aux êtres qu'elle a créés, de se sacrifier aux autres êtres; mais qu'elle a mis en eux des instincts puissants, qui les poussent à tout subordonner à leur intérêt propre.
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L'égoïsme est la grande loi qui domine le monde physique, et l'homme y est soumis comme tous les êtres vivants. S'il ne suit que l'instinct, il est, comme les autres animaux, l'ennemi naturel de ses semblables : « homo honiini lupus ». A ce point de vue, Hobbes a raison. Le dévouement inné du père et de la mère à leur progéniture, dévouement que l'homme partage avec tout ce qui vit et se reproduit, ne déroge pas à l'immuable loi d'égoïsme. Il n'en est qu'une forme. Car enfin, l'enfant n'est qu'une extension des parents, le prolongement de leur être, leur être même. Se dévouer à lui, n'est donc au fond, et en réalité, que se dévouer encore à soi-même. L'état de guerre est donc l'état de nature ; et il a fallu plus de trente siècles d'efforts, de luttes, •de prédications religieuses et morales, pour déterminer une minime partie des hommes, à accepter, à sanctionner par la force, certains accords sociaux, qui protègent tant bien que mal les faibles contre les forts, et font régner entre eux une apparence de justice. Encore ces lois d'équité ne sont-elles à peu près reconnues que par les individus faisant partie du même corps de nation ; encore n'obtiennent-elles, le plus souvent, qu'une adhésion extérieure et hypocrite ! Quant aux relations des peuples entre eux, c'est toujours, et malgré tout, la loi sauvage de la force qui les régit.
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Seule, l'éducation, agissant sur les âmes humaines, pendant qu'elles sont encore plastiques et malléables, pourra créer à la longue des habitudes que l'hérédité transformera en instincts, et substituer un règne de justice et d'amour, à celui de la force brutale. Mais quelle tâche ! Il ne s'agit plus seulement ici de diriger et de développer la nature, il s'agit de la combattre et de la dominer ; il s'agit d'élever l'homme au-dessus de lui-même, au-dessus de tout l'ordre matériel et physique. L'éducation revêt alors, dans l'accomplissement de cette oeuvre difficile, auguste, CDmme un caractère sacré, religieux : elle devient la religion même. Car la religion, pour un peuple adulte, ne doit pas exclusivement consister dans un ensemble de pieuses cérémonies et de mystiques prières, mais dans la pratique volontaire et journalière d'actes de raison et de vertu. Elle ne doit jamais semer la discorde et la désunion. Elle est par définition, un lien qui unit — quod religat. — Or, je ne sache [ as qu'il puisse y avoir, entre les hommes, d'autre lien durable que celui de l'amour, et par suite, de la charité et de la bonté, qui engendrent l'amour. Toute la religion est donc contenue dans ce précepte des préceptes : « Aimez-vous les uns les autres. » C'est-à-dire, sacrifiez-vous les uns
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aux autres ; c'est-à-dire, donnez, de vous, de vos biens matériels, de vos dons intellectuels, en un mot, de votre corps et de votre âme, tout ce que vous pourrez, et toutes les fois que vous le pourrez. Et comme la nature est égoïste, et répugne à de tels sacrifices, il faut donc y dresser l'homme dès la plus tendre enfance, et préparer de longue main cette victoire qu'il devra toute sa vie remporter sur lui-même. En ce sens, on peut donc dire que toute vraie religion est oeuvre d'éducation ; et inversement, que le but suprême de toute pédagogie étant de faire des hommes bons, est en même temps de faire des hommes religieux. Or, que fait-on dans nos établissements publics, pour tendre vers cet idéal de la perfection humaine? Je vois bien que l'on convie nos enfants à des cérémonies dont ils ne comprennent ni le sens, ni les rites ; je vois bien qu'on les sature de sermons très moraux et d'exhortations très édifiantes. Or, parler n'est pas mauvais ; mais agir, seul a du prix. La bonté n'est pas une théorie, elle est une habitude. Ce n'est pas seulement à l'intelligence, par la parole, que cet enseignement doit s'adresser ; c'est surtout à la volonté, et par l'acte. Il faut donc que nos enfants aient des occasions fréquentes d'agir, de bien faire, de pratiquer ces sacrifices de soi, dont nous parlions tout à l'heure;
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de donner quelque peu d'eux-mêmes, aux faibles, aux pauvres, aux misérables. Or de quelle façon, au fond de leurs prisons, auraient-ils l'occasion de s'exercer à ces pratiques salutaires ? Gomment l'accablant programme leur en laisserait-il le loisir? En libérant nos enfants, comme nous l'avons proposé, ne rendrions-nous pas possible cette éducation pratique de la moralité? N'auraient-ils pas le loisir nécessaire, la moitié à peine de leurs journées étant absorbée par leurs études ? N'auraient-ils pas les occasions de bien faire, vivant non plus dans une prison, mais dans une maison ouverte sur le monde ? Mais le jeune homme, réduit à sa seule initiative, ne peut se donner à lui-même cette éducation du cœur, pas plus que les autres. Il a besoin d'aide et de secours. Au lycée, dans ce milieu froid, sec, indifférent, qui lui montrerait la voie ? — Mais à ce foyer de famille, où il est venu s'asseoir comme un fils ; où il a trouvé un père, une mère, tout change. Il y rencontrera non seulement l'encouragement, mais surtout, le grand, l'unique enseignement : l'exemple. Il ne suffira pas, en effet, que le maître ou le chef de famille, donne à l'écolier le spectacle quotidien du dévouement professionnel, du devoir
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accompli, de la prodigalité généreuse de sa force et de son talent. Cela se fait déjà. Il faudra plus encore ; je veux dire, initier les enfants à la pitié; leur taire voir de près cette trame de souffrances, sur laquelle est comme brodé le iissu brillant et léger de notre civilisation. Dire à l'enfant qu'il y a des misérables, n'est pas assez ; il faut les visiter avec lui ; il faut le conduire là où on souffre, et lui montrer comment on soulage, et comment on console. Il faut surtout ne jamais perdre une occasion de faire sentir le lien de solidarité qui nous unit tous à ces déshérités ; de faire constater que notre repos est fait de leurs labeurs ; que notre santé, notre vie, ont bien souvent pour rançon leurs souffrances et leur existence même. Jamais nos enfants ne sauront assez, que leur bien-être doit quelque chose à ces misères, et qu'en les soulageant, ils paient une dette. Ainsi seulement, par des actes, et non par des phrases, on les pénétrera du sentiment vrai de la fraternité humaine, cette chose divine, que tant de gens ont sur les lèvres, et si peu, dans le coeur. Ainsi seulement, on les amènera à penser que ces souffrants et ces pauvres ne sont pas des êtres inférieurs et dégradés, à qui suffit une dédaigneuse aumône, mais des égaux, des frères malheureux, à qui ils doivent ■une parcelle de leur âme. Et on les habituera à faire acte de religion, c'est-à-dire à donner, outre
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le pain du corps, ce qu'une parole sublime appelait le pain de vie, un de ces mots, un de ces regards, une de ces étreintes, qui n'ont rien coûté, et qui pourtant sont d'un prix infini. Car de la vile matière humaine, ils ont fait jaillir comme deux rayons divins, la bonté et l'amour, et la flamme de joie qui s'allume à ce moment de la durée ne s'éteindra peut-être jamais. Mais nous devrons encore ici réclamer des moyens humains, pour faire naître et entretenir cette vertu surhumaine. Nous devrons en quelque sorte tenir en échec l'égoïsme et l'inconstance, en intéressant la sensibilité, l'imagination, l'amour-propre du jeune homme ; nous ferons vivre en lui, artificiellement, la charité, jusqu'à ce qu'elle ait pris racine, et que l'habitude morale et désintéressée ait eu la force de subsister sans un secours étranger à la moralité. Nous organiserons donc l'éducation collective de la charité, comme nous avons proposé de le faire pour la justice, le courage, etc. Des sociétés de secours, de bienfaisance seront instituées, avec leurs présidents, secrétaires, trésoriers ; avec leurs réunions périodiques et réglementaires, leurs procès-verbaux, comptes rendus, etc. Je n'insiste pas sur le rôle départi à chacune de ces fonctions, confiées bien entendu à des élèves : il s'explique de soi. Ici encore, double
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profit, résultant d'un double apprentissage : celui de l'action, et celui de la charité; celui de l'initiative, et celui de la bonté. En apprenant comment on peut faire un peu de bien, l'écolier apprendra du même coup comment on multiplie sa valeur individuelle, en la combinant avec celle d'autrui. Il comprendra ce qui, jusqua présent, a été si peu et si mal compris en France : la puissance de l'effort collectif, et les conditions qui le rendent possible, efficace et durable. Ainsi s'organisera ce que nous appellerions volontiers le culte de cette religion séculière qui est la bienfaisance.
Ici, s'impose une question qu'il serait peut-être commode de passer sous silence, mais que nous ne voulons pas éluder. Ce culte laïque est-il suffisant? L'éducation de la bonté, à ce degré supérieur, ne réclame-t-elle pas le secours d'un culte véritable, ecclésiastique? d'une religion consacrée par une liturgie hiératique ? Nous répondrons sans hésiter, que pour développer l'habitude morale, un tel culte sera très utile, sinon indispensable. La haine de l'antique oppression cléricale a provoqué, même parmi les
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âmes les plus libérales, une réaction souvent aveugle. Un esprit vraiment indépendant répudiera ces excès, et tiendra compte de l'imagination et de la sensibilité humaines. Nous n'avons pas, avec Platon, banni le poète et le musicien de notre République ; nous n'en bannirons pas le prêtre. C'est lui, en effet, qui est l'infatigable propagateur de la foi à un idéal divin. Or, qui niera que toute morale comme toute science se ramène à des postulats qui supposent cette foi ? Qui ne sait que pour bien agir, comme pour bien penser, il faut commencer par croire? Dans la société, comme dans l'individu, la foi reste la seule force qui transporte les montagnes, et chaque jour, elle répète le seul miracle qui se puisse constater en ce monde, celui de l'abnégation et du sacrifice. Vous aurez beau presser les doctrines positivistes, jamais vous n'en ferez sortir ce mobile humain, qui, en dehors de la croyance à un idéal métaphysique, pourrait expliquer un acte moral, c'est-à-dire métaphysique. Oui, nous pensons qu'en aucun temps, en aucun lieu, un homme de bien, sous quelque forme qu'il ait adoré son Dieu, n'a rien fait de grand et de surhumain, sans murmurer dans son cœur quelque chose qui rassemblât à la sublime invocation du Christ : 0 ! Père qui êtes aux cieux, que votre règne arrive !...
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Notre Cité scolaire aura donc une chapelle, où les divers cultes pourront, à la rigueur, s'exercer tour à tour; et les ministres de ces cultes, par une sorte d'entente fraternelle, donneront aux fidèles, le grand exemple de la paix et de la concorde. Tous les enfants pourront librement, pendant leurs loisirs, et selon les besoins et les goûts de leur âme, se rendre dans cet asile sacré, pour y puiser dans la prière, dans la méditation, dans l'exhortation, l'encouragement à bien faire. Mais si dans ce sanctuaire, on devait entendre des paroles de discorde et des doctrines de superstition ; si au lieu d'y être convié à de nobles et pures cérémonies, on n'y assistait cpu'à de vains spectacles ; si au lieu de n'être qu'un moyen de vertu, le culte tendait à devenir lui-même une sorte de fin, et à remplacer la charité qui est féconde, par la dévotion qui est stérile, nous aimerions certes mieux que la Cité n'eût pas d'église, et qu'on laissât chacun adorer son Dieu, à son gré, dans le secret de sa conscience. C'est que si le temple n'est pas ce qu'il y a de meilleur, il devient peut-être ce qu'il y a de pire. Bienfaiteur ou corrupteur ; il n'y a guère de milieu. Et si l'on me demande ce qui décidera entre le bon et le mauvais prêtre, entre la foi et la superstition, entre le culte et l'idolâtrie, je répondrai que le critérium infaillible, n'est ni le
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dogme, ni la tradition, mais la moralité. A quoi je reconnais le sceau de la vérité? aux œuvres. Le vrai se trouve partout où se trouve le bien, partout où s'enseigne, et où se pratique la bonté, je veux dire le sacrifice et l'amour. Telle est la haute doctrine qui peut servir de lien aux dogmes les plus divers, et ramener à l'unité, la multiplicité des confessions, conséquence de la multiplicité des points de vue intellectuels. Telle est la religion suprême des braves gens de toutes les religions. Telle est la foi des hommes de bonne volonté, et qu'on devra avant tout, et sans cesse, prêcher à nos enfants clans leurs églises scolaires.
�CHAPITRE XXIX
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Nous avons déjà signalé cette aberration de notre bourgeoisie, qui, après avoir soumis ses enfants à un régime d'incarcération absolue, les fait passer, sans transition, à un état d'indépendance absolue. Nous avons montré les jeunes bacheliers, sortant, sur tous les points de la France, de leurs chrysalides universitaires, et s'envolant vers Paris, sous les brillantes espèces de l'étudiant en droit, en médecine, en pharmacie ; de l'aspirant aux écoles spéciales, etc... Nous avons dit qu'il nous paraissait au moins aussi absurde de donner tout à coup aux jeunes gens une liberté sans frein, à l'âge où l'abus de la volonté peut être fatal, que de les enfermer sans pitié, à l'âge où, sans inconvénient, et avec grand profit, ils pourraient faire
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l'apprentissage de la vie libre. En cela comme en beaucoup d'autres choses, notre bourgeoisie, gent essentiellement moutonnière, « servum pecus » suit le grand nombre, et se tait. Le remède à ce mal serait de faire immédiatement succéder, pour tous les jeunes gens, le service militaire aux études secondaires. Le métier des armes devrait être la suprême épreuve de cette discipline de la volonté, œuvre suprême de l'éducation. De même que la culture intellectuelle trouve, dans la période supérieure de l'enseignement, une sorte de consécration pratique, et qu'il existe des écoles d'application, où l'ingénieur, le savant, le professeur, l'artiste, achèvent de se former; de même, la culture morale devrait avoir une sorte de sanction expérimentale, où les vertus du caractère s'exerceraient, et où s'achèverait l'homme. Cette école d'application de la virilité devrait être, pour tous nos enfants, la vie du soldat. On élabore notre loi militaire depuis quinze ans, et elle n'est pas achevée. Il s'agirait de trouver un projet qui s'accordât, à la fois, avec la forme démocratique de nos institutions, et avec les exigences professionnelles du service social. On n'y parvient pas. Quelle que soit la solution proposée, on s'empêtre dans une antinomie qui paraît inex-
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tricable, en ce qu'elle blesse toujours, soit un principe, soit un intérêt. Un certain nombre d'hommes politiques, au nom du principe d'égalité, voudraient ramener dans la loi, une uniformité absolue ; supprimer le volontariat d'un an, et imposer à tous les Français, sans exception, la même durée et la même nature de service. D'après eux, le volontariat n'est qu'une forme déguisée d'exonération, dernier privilège accordé à l'argent, et qui ne saurait se concilier, ni avec le droit moderne, ni avec l'équité. Pourquoi, disent-ils, permettre à une catégorie de citoyens, de ne donner à la patrie qu'un an de leur vie, alors que la loi commune en exige cinq? Parce qu'ils sont riches et peuvent payer à l'État quinze cents francs ? Mais cette richesse, au lieu de dispenser ceux qui la possèdent de leurs devoirs patriotiques, ne leur en impose-t-elle pas de plus grands qu'aux autres ? Le riche ne doit-il pas s'armer pour protéger son bien, plutôt que l'indigent qui, en somme, n'a rien à perdre à l'invasion? L'État, c'est lui; il doit donc se préparer avant tous les autres à défendre l'État. — Et, à un autre point de vue, le riche ne peut-il pas, plus aisément que le pauvre, consacrer son temps au service militaire ? Qu'importe à un homme dont la vie est assurée, et qui est certain de ne jamais manquer du nécessaire, ni pour lui, ni
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pour sa famille, de donner à la chose publique, trois ou quatre ans de son existence? Il en est tout autrement du prolétaire, employé ou ouvrier ; de celui qui n'a aucune épargne, et ne peut compter, pour assurer le pain de sa vieillesse, que sur l'économie résultant du travail de chaque jour, et surtout du travail plus productif des années de force et de santé. En somme, son temps, c'est tout son avoir, tout son avenir. En le lui prenant, l'État lui prend ce qu'il possède de plus clair ; et ce sacrifice est immense. Peut-on assimiler cette charge à celle du bourgeois, qui jouissant d'une rente, c'est-à-dire d'une rémunération spontanée, qui n'est pas le prix d'un labeur personnel, pourrait à la rigueur, ne jamais rien faire, et néanmoins ne jamais manquer de rien? Je ne parle pas, bien entendu, de la dispense de servir le pays en temps de guerre, privilège exorbitant, si longtemps admis par les lois en faveur d'une classe de citoyens. Cet abus a disparu. Mais cette première satisfaction donnée aux principes égalitaires est-elle suffisante? Ne faut-il pas allerplus loin, et créer, un régime d'égalité absolue, non pas seulement pour le service devant l'ennemi, mais même pour le service ordinaire, en temps de paix ? Si on se place au point de vue de l'intérêt individuel, la question ne nous paraît pas douteuse ;
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et ce qu'on dit en faveur de l'égalité des charges militaires, nous paraît sans réplique. Mais si on se place au point de vue de l'intérêt social, la conclusion pourra être toute différente. On ne peut nier, en effet, qu'il n'y ait dans les états exercés par les particuliers, au point de vue de l'utilité sociale, une sorte de hiérarchie. Il y a des professions dont, à la rigueur, une société pourrait se passer ; il y en a d'autres qui lui sont indispensables. Nous pourrions peut-être honnêtement subsister sans épiciers, sans pâtissiers, sans cabaretiers ; mais conçoit-on une société moderne privée de savants, de magistrats, de professeurs, etc. ? Ne peut-on pas, sans grand paradoxe, soutenir qu'un bon chirurgien est plus utile à l'État, qu'un bon cordonnier ? qu'un bon professeur rend plus de services à ses concitoyens qu'un bon cuisinier ? Il y a donc, je le répète, une sorte de classification des professions, au point de vue social ; et c'est une première considération, sur laquelle il est inutile d'insister. Une seconde, c'est que, la quantité de travail, les efforts intellectuels nécessaires pour se préparer à une profession, paraissent proportionnés précisément au degré de valeur sociale de cette profession. — Plus une fonction est utile à la société, plus elle réclame de peine et de temps. Un gâcheur de plâtre se forme plus
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vite qu'un maçon ; un maçon, plus aisément qu'un entrepreneur ; un entrepreneur, qu'un architecte ; un architecte, qu'un ingénieur. C'est que l'ingénieur doit savoir tout ce que sait l'architecte, et quelque chose de plus ; l'architecte, tout ce que sait l'entrepreneur et quelque chose de plus ; et ainsi de suite, jusqu'au plus bas degré de l'échelle. Et dans toutes les directions où s'est développée l'activité humaine, et où elle a créé des métiers, il y a une véritable hiérarchie, partant d'un degré inférieur, accessible à tous ou presque tous, ne réclamant que des facultés physiques et intellectuelles communes, faciles à trouver ; et un sommet élevé, exigeant un ensemble de qualités innées et acquises, une aptitude perfectionnée par une laborieuse culture. Et plus la fonction est haute, plus elle importe à l'État, car elle est, dans chaque spécialité, comme une clé de voûte, dont dépend tout l'édifice ; ou encore, comme le centre nerveux d'un organisme. On ne le peut toucher, sans que l'organisme entier souffre ou périsse. Or, il est permis d'admettre qu'on puisse, sans grand inconvénient, suspendre, même pendant plusieurs années, la pratique d'un métier de l'ordre inférieur, et purement manuel. En somme, l'aptitude se perdra peu, et se retrouvera vite ; l'artisan disparu se remplacera sans peine. Mais il n'en est pas de même de la fonction supérieure. Une
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longue interruption peut être fatale ; et cela pour deux raisons : la première, c'est que, à l'âge du service, tandis que l'artisan est déjà généralement en pleine possession de son métier, l'ingénieur, l'avocat, le médecin, le professeur, sont encore pour ainsi dire, en plein apprentissage. La nature même de leurs études, étroitement enchaînées avec des études antérieures, n'admet pas d'interruption prolongée. Interrompre, c'est oublier l'enseignement précédent qui fait corps avec l'enseignement actuel, et seul permet de le bien comprendre ; c'est se condamner à recommencer, à perdre le fruit du travail antérieur, et frapper de stérilité, non seulement le temps pendant lequel on s'arrête, mais aussi le temps qui a précédé. Grave, irréparable préjudice, pour l'individu, et par suite pour la société. Ainsi, au regard de l'individu et de ses intérêts, rien de plus juste que l'égalité pour tous du service militaire. Au regard de la société et de ses besoins, rien de plus préjudiciable. — La loi sera donc injuste, ou elle sera nuisible. Tel est le dilemne, dont jusqu'à ce jour, nos législateurs ne sont pas sortis. On nous permettra de dire comment nous comprendrions la solution d'un problème si ardu. D'une part, il est juste que tout le monde serve,
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et serve le même temps ; — d'autre part, il est nécessaire d'assurer le recrutement des chefs de file de Tordre social, c'est-à-dire des carrières dites libérales, celles de l'enseignement, du sacerdoce, de la magistrature, de la médecine, du barreau, etc. Kous proposerions de mener de front le service militaire et la préparation à ces carrières; et c'est là le principe de notre solution. Il serait créé, dans chacune des grandes villes de France, où se trouvent le quartier général d'un corps d'armée et le siège d'une académie et de facultés, à Lille, Caen, Rennes, etc., une École militaire spéciale. — Tous les jeunes gens pourvus de l'un des diplômes de bachelier, ou d'un diplôme assimilé, seraient, de droit, admis dans l'une de ces écoles, pour y satisfaire à leurs devoirs militaires, et y accomplir tout le temps de service prescrit par la loi. Les jeunes soldats de ces Écoles formeraient un ou plusieurs bataillons, et seraient exercés en commun au métier des armes, exactement comme cela se pratique à l'École Polytechnique et à l'École de Saint-Cyr, et comme cela va se pratiquer à l'Ecole Normale Supérieure. Certaines heures de la journée, certains jours de la semaine, certains mois de l'année seraient exclusivement réservés aux exercices militaires. Mais on donnerait chaque
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jour à ces soldats les heures de liberté nécessaires et suffisantes, pour aller recevoir leur instruction spéciale professionnelle, et préparer leurs examens de droit, de médecine, de lettres, de sciences, de théologie, etc... Une université, munie des facultés réglementaires, devrait nécessairement être instituée, là où existeraient les Écoles en question. Un règlement établi d'un commun accord, par les autorités militaires et universitaires, organiserait l'ordre des études, de façon à éviter les conflits, les faux mouvements, et les pertes de temps. Il serait bien compris, qu'avant tout, ces étudiants seraient des soldats, faisant partie des cadres de l'armée active, appartenant à un régiment dont ils porteraient l'uniforme, et où ils pourraient être astreints à servir un mois par an, par exemple, pour compléter leur instruction militaire au milieu de leurs pairs. Si, à la fin de chaque année scolaire, quelquesuns ne satisfaisaient pas aux examens des Écoles dont ils suivaient les cours, ils seraient immédiatement reversés dans leurs régiments, et achèveraient leur temps légal de service, avec les hommes de leur classe, et dans les mêmes conditions. En cas de guerre, ces Écoles seraient provisoirement licenciées : tous les soldats-étudiants re-
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joindraient leurs régiments respectifs et marcheraient à l'ennemi avec leurs camarades. On pourrait peut-être, d'après les exigences ou les convenances du service, ou des régions, consacrer certaines de ces Écoles au recrutement des armes spéciales, artillerie, génie, cavalerie, etc. Dans ce cas, les étudiants pourraient être autorisés à suivre leurs goûts et leurs aptitudes, en se faisant admettre de préférence dans telle ou telle École régionale. Des examens militaires, théoriques et pratiques, seraient passés à diverses périodes du service. Ceux qui ne satisferaient pas aux épreuves, seraient renvoyés au régiment. Les autres pourraient recevoir le grade de sous-officier; et on trouverait là d'excellents cadres pour la réserve. Quant aux officiers de l'armée active, ne pourraient-ils pas également se recruter dans ces Écoles ? En même temps que les aspirants-officiers se livreraient, comme tous leurs camarades, aux. exercices militaires communs, ils suivraient descours spéciaux d'art militaire, au lieu de suivre des cours de droit, de médecine, etc. Sans vouloir médire en aucune façon de notre glorieuse École de Saint-Cyr, nous croyons que ces aspirantsofficiers, répartis dans tous les corps d'armée, plus près des troupes, en contact plus direct avec leurs chefs instructeurs, plus mêlés à la vraie vie
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du soldat, se prépareraient tout aussi bien à leur noble métier, que dans le milieu un peu factice et artificiel de notre grand séminaire de sous-lieutenants. Est ce à dire que nous prétendions supprimer les centres spéciaux de culture militaire ? Point du tout ; l'École de guerre et les Écoles d'application d'artillerie, de génie, etc., devraient être soigneusement maintenues et renforcées. La victoire, a-t-on dit, est aux gros bataillons ; oui, mais aux gros bataillons bien commandés. Or pour bien commander, il ne suffit plus d'avoir de la bravoure et du coup d'oeil, il faut de la science, et beaucoup de science. C'est pourquoi il importe de plus en plus de conserver des Écoles où cette science militaire, dans sa plus haute expression, ■sera enseignée pratiquement et théoriquement à l'élite de nos jeunes officiers; et cela, afin que parsonne ne puisse plus dire jamais, que le savoir des chefs n'est pas à la hauteur de la vaillance des soldats. Tel est notre projet dans ses lignes générales. Il ne nous appartient pas d'entrer dans les détails d'exécution. C'est affaire aux hommes du métier. Quelles objections va-t-on nous faire? Tâchons de les prévoir, et s'il se peut, d'y répondre. Ce sera du temps gagné pour tout le monde.
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1° Au point de vue financier, n'imposerionsnous pas des charges nouvelles et bien lourdes à un État déjà bien obéré? 2° Au point de vue professionnel, ne risquerions-nous pas de faire, ou de mauvais soldats, ou de mauvais étudiants ; peut-être l'un et l'autre? 3° Au point de vue social, ne consacrons-nous pas encore une institution contraire à l'égalité démocratique, en créant deux services militaires, l'un pour les riches, l'autre pour les pauvres ? Telles sont les questions qu'il nous reste à examiner.
�CHAPITRE XXX
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A première vue, cette objection paraît fort sérieuse. — Il faudrait d'abord installer ces grandes casernes-écoles dans les villes de province déjà dotées d'établissements d'instruction supérieure, c'est-à-dire à Lille, Rouen, Rennes, Besançon, Nancy, Poitiers, Clermont-Ferrand, Lyon, Montpellier, Toulouse et Bordeaux. — Paris, tout dégagé qu'il serait d'une partie de sa population d'étudiants, réclamerait au moins deux écoles nouvelles. — Marseille, qui devrait recevoir les facultés d'Aix, comme Lille a déjà reçu celles de Douai, quitte à donner à ces deux antiques cités universitaires de légitimes compensations, aurait aussi son école militaire. Enfin, les grandes villes qui sont sièges de corps d'armée,
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et n'ont pas de facultés, telles que Nantes, Orléans, Limoges, Alger, devraient, dans un avenir plus ou moins éloigné, être dotées à la fois, d'universités et de grandes écoles d'étudiants-soldats. La France est assez grande pour peupler vingt universités florissantes ; elle est assez riche pour les entretenir et les doter libéralement. — Nous avons déjà dit combien la centralisation monstrueuse de tout l'enseignement technique supérieur à Paris, nous paraissait funeste aux maîtres, aux élèves, aux études. Une organisation nouvelle qui, tout en dégageant Paris, créerait dans les grands centres de province, où se trouvent réunis les éléments nécessaires à l'enseignement supérieur, de nouveaux foyers de travail intellectuel et de pensée, produisant partout l'émulation et la vie, serait pour tout le pays un bienfait inappréciable. — Donc, il faudrait compter sur vingt universités et sur vingt écoles militaires, au moins ; et comme chacun de ces grands établissements coûterait, matériel compris, de trois à quatre millions environ, il s'agirait de voter une nouvelle immobilisation de soixante à quatre-vingts millions, en chiffres ronds ! Ce n'est pas tout, il faudrait encore songer à nourrir, entretenir, surveiller, instruire la population de ces écoles. Or, on aura beau décider
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que le régime matériel sera le même que celui des casernes ; que ces soldats seront traités comme les autres ; il est évident que cette organisation spéciale entraînera, par homme, des dépenses plus grandes que celles du service ordinaire ; et on ne peut évaluer à moins de douze cents francs au minimum, par tête et par an, les charges que l'État devra supporter de ce chef. Or on peut évaluer à douze ou quinze mille, le nombre des jeunes gens qui invoqueront chaque année le bénéfice de la nouvelle institution1 ; et si l'on admet que la durée du service militaire djive être ramenée à trois ans, c'est donc un contingent total de trente-six mille à quarante-cinq mille étudiants-soldats qu'il faudrait entretenir. De là pour le budget une charge annuelle variant en chiffres ronds, de quarante-cinq à cinquante millions par an. Donc, dépense, pour premier établissement, de quatre-vingts millions ; charge annuelle de quarante-cinq à cinquante millions! Cela paraît énorme. — Cependant, serrons la question déplus près. Où seraient tous ces jeunes gens, d'après le projet de loi en préparation, s'ils ne se trouvaient pas dans les écoles ? Au régiment. Et à la charge de qui? De l'État, apparemment. Ces trente-six
1 C'est le nombre moyen des élèves qui se présentent chaque année aux épreuves du baccalauréat.
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mille à quarante cinq mille hommes coûteraient donc au budget, comme les autres, de trente-six à quarante-cinq millions de francs, à raison de mille francs par homme et par an. Il n'y aurait donc, à la rigueur, qu'une différence annuelle de huit à dix millions à combler. À cette différence il convient d'ajouter l'annuité nécessaire pour amortir en soixante ans, par exemple, si l'on ne voulait pas créer de rentes perpétuelles, en capital et intérêts, les quatrevingts millions de premier établissement. En calculant sur le taux de 4,75 0/0, amortissement compris, accordé aux communes par le Crédit foncier, on aurait à payer une annuité de 3,800,000 francs pendant soixante ans pour couvrir cette immobilisation. L'organisation nouvelle réclamerait donc à l'État un sacrifice nouveau de douze à treize millions par an. Mais cela même, selon nous, serait encore beaucoup trop, et nous estimons que notre combinaison, non seulement ne devrait imposer à l'État aucune charge nouvelle, mais devrait même apporter à notre budget un certain soulagement. On a trouvé juste de réclamer une prime de quinze cents francs aux volontaires d'un an, à titre de compensation pour les années de service dont on les exonère. — Nous ne pouvions ap-
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prouver, pour notre compte, cette espèce de mise à prix d'un privilège. Mais au contraire, nous trouverions parfaitement juste et raisonnable, que l'État perçût une rétribution annuelle de tous les étudiants admis dans ces écoles militaires, comme il en perçoit une des élèves de Saint-Cyr et de l'Ecole Polytechnique. — Que le gouvernement entretienne et nourrisse à ses dépens, ceux à qui il demande de travailler exclusivement pour lui, et à qui il réclame la totalité de leur temps, rien de plus naturel. Mais qu'il prenne entièrement à sa charge, l'entretien de jeunes gens à qui il laisserait la faculté, tout en se formant au métier des armes, de travailler pour eux-mêmes et de se préparer à leur profession, cela ne serait pas juste. Donc, rien de plus équitable que de demander à cette catégorie de soldats, le remboursement des dépenses qu'ils occasionnent, soit environ douze cents francs par an. Grâce à ces recettes, non seulement l'État ferait face à toutes les charges de la nouvelle organisation, mais il réaliserait même, sur les prévisions budgétaires du projet actuel, une économie d'autant plus notable, que le nombre des jeunes gens qui invoqueraient le bénéfice de la nouvelle institution, serait plus grand. Economique pour l'État, notre combinaison ne le serait pas moins pour les familles. Chacun sait
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quels sacrifices, souvent peu proportionnés à leurs ressources, doivent s'imposer nos modestes familles bourgeoises, pour entretenir leurs enfants à Paris, pendant l'achèvement de leurs études. Il n'est guère possible à un étudiant, vivant dans les conditions même les plus médiocres, de dépenser par mois moins de deux cent cinquante à trois cents francs ; soit donc, presque le triple de la somme que nous proposons de rembourser à l'État. Les parents bénéficieraient donc largement des avantages pécuniaires que présentent l'association et la vie en commun ; quant aux étudiants, ils n'auraient rien à perdre ni à regretter, en remplaçant l'intoxication quotidienne et coûteuse de leurs restaurants et de leurs cafés, par un régime alimentaire sobre mais salubre, et en substituant aux accoutrements plus ou moins élégants dont les affublent leurs tailleurs, l'uniforme de l'armée française. Est-il nécessaire d'insister sur le caractère profondément démocratique d'une telle mesure? N'estil pas évident que les carrières libérales, actuellement interdites à nombre de jeunes gens de valeur, par suite des ressources insuffisantes de leurs parents, deviendraient infiniment plus accessibles ? C'est alors que l'on pourrait dire que les portes de la bourgeoisie seraient ouvertes à deux battants aux fils de l'ouvrier. On pourrait aug-
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menter encore ces facilités en instituant un système régulier d'exonérations de frais légales, accordées par l'État, dans des conditions bien déterminées, à des jeunes gens pauvres et méritants. Des bourses seraient créées dans le même but, par les départements, les communes, les particuliers ; et ainsi s'atténuerait de plus en plus, et se ramènerait au minimum, l'espèce de privilège que la fortune acquise conférera toujours, quoi qu'un fasse, à ceux qui la possèdent. C'est ainsi que l'idée démocratique irait se traduisant de plus en plus par des faits et non par des paroles.
Une autre perspective, bien séduisante aussi, s'ouvrirait devant nos yeux, si nous vivions dans un temps moins misérable. — Nous osons à peine en parler, car étant donné l'état actuel de l'Europe, elle n'est qu'une utopie et une chimère. En effet, l'Allemagne qui a su vaincre n'a pas su bien user de la victoire, et à force de modération, de sagesse, de désintéressement, se faire pardonner ses succès. Il ne lui a pas suffi, ce qui eût été grand et légitime, de fonder son unité nationale, et de la cimenter à jamais par le prestige de victoires inouïes. Elle a voulu plus encore : elle a voulu humilier un grand peuple, vaincu par surprise; le fouler aux pieds ; lui arracher de vive force, au
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mépris du droit des gens et des idées modernes de justice, une des parties les plus chères de son être national ; lui laisser devant les yeux, toujours vivant, le témoignage de sa défaite ; et lui faire une blessure qui ne pût pas se cicatriser. Elle a voulu, sous le vain prétexte d'assurer sa sécurité, donner encore une fois à l'Europe, en plein dixneuvième siècle, le spectacle cynique de deux millions d'hommes opprimés, malgré leurs incessantes et solennelles protestations. Faute grossière, fatale à tous, et surtout au vainqueur; car elle a transformé sa victoire en une sorte de rapine ; elle a inauguré pour lui-même, et pour toute l'Europe, une ère d'insécurité et de trouble ; elle a créé cet absurde régime de la paix armée, guerre latente, qui dévore silencieusement, par d'énormes et stériles dépenses, la substance des peuples, entretient chez eux l'esprit de haine et de discorde, c'est-à-dire la barbarie, au lieu de développer la civilisation, qui est le désir de s'unir, de s'aimer et de s'entr'aider. La France, mutilée et menacée, n'a donc pas le droit de se livrer à des expériences qui, tout intéressantes qu'elles puissent paraître, risqueraient de compromettre à un degré quelconque sa force militaire. — Mais s'il en était autrement, si quelque politique au grand coeur, quelque génie bienfaisant, trouvait le moyen de ramener la conL'ÉDUCATION.
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fiance en Europe, et, sans répandre des torrents de sang, de remédier à une situation politique qui nous accable tous, — qui ne voit l'intérêt puissant que présenterait l'expérience que nous proposons de faire ? Qui ne voit qu'il y aurait là peut-être un commencement de solution à la question des charges militaires, plaie dévorante de l'Europe continentale ? Tous les États succombent sous le fardeau écrasant de leurs armements. Pourquoi ? C'est que dans l'intérêt de leur sécurité, ils doivent entretenir et nourrir, à ne rien faire, des millions d'individus, qui consomment sans produire, et cela précisément à un âge où leur travail serait le plus rémunérateur pour eux et pour l'État. — A ne considérer que la France, on peut évaluer au bas mot par jour, à un million de francs de dépenses directes, et à un million de francs de « manque à gagner », le sacrifice qu'exige son armée active sur le. pied de paix, soit donc plus de sept cents millions par an de richesse perdue pour le pays ! Mais supposons qu'au lieu de réclamer, sans restriction ni réserve, pour le métier des armes, toute la vie de tous les hommes, pendant toute la durée du service, l'État leur permît, comme nous proposons de le faire pour les étudiants, de consacrer quelques heures par jour à l'exercice de leur profession ; supposons que chaque homme travaillant pendant quatre à cinq
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heures par exemple à son métier, puisse produire un travail journalier équivalent à peu près à sa dépense; quel soulagement pour le trésor public ! Quelle décharge pour la nation ! On peut admettre que la valeur moyenne du travail d'un homme pendant cinq heures est de deux francs; c'est donc un profit de un million par journée ouvrable, et de plus de trois cents millions par an, qu'un tel système généralisé rapporterait au pays. Mais, nous le répétons, dans l'état actuel de la politique européenne, il n'est ni possible ni permis d'y songer. Ce qu'on peut faire, ce qu'on doit faire, c'est d'appliquer résolument ce système à une faible minorité de l'armée, et dans un haut intérêt social qui est d'assurer le recrutement de fonctions nécessaires, de voir, si, comme nous en sommes convaincus, on peut devenir un bon soldat, sans interrompre entièrement les occupations spéciales qui doivent pourvoir aux besoins de l'individu, et à ceux de la famille. Examinons maintenant ce second point.
�CHAPITRE XXXI
L'OBJECTION TECHNIQUE — L'OBJECTION POLITIQUE
Est-il impossible de faire de bons étudiants, tout en faisant de bons soldats ? J'en appelle au franc témoignage de ceux qui ont vécu, ou vu vivre la vie d'étudiant, à Paris ou en province. Dans ces copieux loisirs que nos jeunes gens s'octroient généralement à euxmêmes , surtout dans les premières années d'études, n'y aurait-il donc pas place pour une bonne instruction militaire? — Parcourez à certaines heures, et à certains jours, le quartier dit « des Écoles !> ; voyez cette foule de jeunes gens qui agitent leur exubérance de forces physiques sans emploi, dans les brasseries, cafés-concerts, bals publics et autres lieux équivoques, et dites-moi, s'il ne vaudrait pas mieux, pour tous ces beaux-fils, manier le fusil et le sabre que de s'intoxiquer l'estomac et le cerveau en si mauvaise compagnie !
�L'OBJECTION TECHNIQUE
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Dites-moi si au lieu de cette fâcheuse vie de noctambules qu'ils mènent pour la plupart, il ne leur serait pas infiniment plus utile, sinon plus agréable, de rentrer au quartier à l'heure de la retraite, et de se lever le matin au son de la diane ! Ces nuits infiniment plus saines, ne leur feraient-elles pas des journées infiniment plus profitables? Je maintiens donc que, même sans rien changer aux programmes universitaires, toutes ces heures, gaspillées dans le désœuvrement et pis encore, suffiraient largement pour assurer l'éducation militaire. Allons plus loin : n'est-il pas évident, pour tout homme de bonne foi, que non seulement les exercices militaires ne porteraient aucun préjudice aux études spéciales, mais que celles-ci auraient tout à gagner à ce salubre voisinage ? Cette gymnastique virile et fortifiante des muscles, cette discipline sévère de la volonté, n'apporteraientelles pas aux nerfs et aux cerveaux de nos apprentis-jurisconsultes, ingénieurs, médecins, des diversions salutaires ? Ne serviraient-elles pas puissamment les esprits, en fortifiant les corps ? Ainsi serait évité ce déplorable abus d'une indépendance sans frein, succédant à l'incarcération du lycée ; d'une libération subite et imprudente de ces prisonniers de vingt ans. Ainsi leur seraient épargnés ces plaisirs, ces caprices, ces dangers sans gloire, ces fatigues sans profit, où ils se
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ruent pour la plupart, avec la fougue furieuse de leur âge; et les mauvais exemples, et les occasions, et les tentations ! Une discipline tutélaire les défendrait contre eux-mêmes, contre les entraînements de leur tempérament ; les laborieux, contre leurs folies de travail ; les indolents, contre leurs folies de paresse. Le renvoi au régiment, prononcé en cas d'insuccès aux examens universitaires, apporterait aux études une sanction puissante qui n'existe pas aujourd'hui ; et l'on verrait enfin disparaître de nos écoles, ces types scandaleux ou ridicules, ces étudiants de quatorzième année, et leurs dignes pendants « les étudiantes » ; tous ces parasites mâles ou femelles, tous ces rongeurs malfaisants, qui s'attachent à nos fils, pour leur débiliter et le corps et l'âme, jusqu'à la satiété, et quelquefois jusqu'à la mort. Du reste, l'expérience est faite. Un régime analogue à celui que nous préconisons, est appliqué dans le plus illustre de nos établissements d'instruction supérieure, l'Ecole Polytechnique. Il serait bien facile d'approprier au but et aux divers genres d'études une discipline toute semblable. Les élèves de cette école sont des soldats; ils mènent de front les plus difficiles travaux didactiques et les exercices militaires. — Qui oserait prétendre, qu'en cas de guerre, les polytechniciens encadrés dans nos régiments, n'y feraient pas
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bonne figure, et seraient de mauvais soldats? Et d'autre part, qui soutiendra que les études mathématiques, physiques, etc., de ces soldats-étudiants, sont inférieures à celles des étudiants libres, tels que ceux de l'Ecole Centrale, par exemple? Par quelle raison plausible pourrait-on expliquer qu'un régime, excellent pour les apprentis-ingénieurs, deviendrait impraticable pour des apprentisavocats, professeurs, médecins, etc., etc. ? Nous croyons donc être autorisés par l'expérience faite, aussi bien que par le raisonnement, à conclure que l'application de notre système, loin de compromettre les études, les servirait puissamment, de même qu'elle soulagerait les finances de l'État, au lieu de les accabler. Arrivons enfin à la grande objection : nous créons encore un régime d'exception ; nous portons atteinte au principe d'égalité, fondement du régime démocratique... Il nous paraît indispensable; avant de répondre, d'élucider un peu cette idée de l'égalité politique, qui a été singulièrement obscurcie dans l'esprit du grand nombre. Que signifie donc au juste cet axiome du droit démocratique : « Tous les citoyens sont égaux devant la loi ? » Veut-il dire, comme beaucoup se le figurent aujourd'hui, que par cela seul que les Français
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naissent membres d'une démocratie, ils doivent tous avoir des droits et des devoirs identiques? L'idéal politique de beaucoup trop de Français est un régime d'égalité absolue, quelque chose comme l'anarchie proudhonnienne, où tous les citoyens vivraient côte à côte, sans chefs, sans supérieurs, sans subir le joug d'aucune autorité gouvernementale. Et comme cet idéal n'est pas encore pratique, et qu'il faut bien composer avec l'esprit ancien et tolérer, faute de mieux, une certaine dose de hiérarchie sociale, comment s'y prendrat-on pour admettre des « autorités », sans trop déroger au principe d'égalité? C'est bien simple. On décidera que les fonctions politiques et administratives ne seront nullement dévolues à ceux qui feront la preuve d'un mérite spécial, ou d'une aptitude individuelle, mais à ceux qui seront désignés par le vote des citoyens. Tous les membres de la cité, quels qu'ils soient, votant au même titre, et avec le même pouvoir, transformeront des égaux en chefs. Mais ces chefs, ainsi élus, ne gouverneront qu'en vertu d'une commission révocable. Ils seront des supérieurs avec mandat impératif ; c'est-à-dire des supérieursinférieurs ; et par là, ils seront perpétuellement ramenés au niveau égalitaire. Tel est le système théorique qu'on voudrait appliquer actuellement à l'élection des législateurs, et par suite, à celle des
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membres du pouvoir exécutif, en attendant qu'il préside à l'élection des magistrats, des officiers, de tous les fonctionnaires de l'État. Et de même que les droits fondamentaux des citoyens sont les mêmes pour tous, sans acception de personne, ni de qualité, chacun, par le seul fait de sa naissance étant, au même titre, au même de gré, électeur pour tout, éligible à tout ; de même les devoirs fondamentaux des citoyens, et parmi eux le devoir militaire, en attendant les autres, devra être imposé à tous de la même façon, au même degré, sans avoir égard ni à l'aptitude spéciale, ni à la valeur propre des individus. De sorte que, pour ces théoriciens, l'État ne serait pas semblable à un organisme où chaque membre joue son rôle, où la hiérarchie des organes et la subordination des fonctions tendent à produire, avec un minimum d'efforts individuels, un maximum d'avantages communs. Il devrait ressembler plutôt à je ne sais quel mécanisme rudimentaire et informe, où des pièces de force inégale devraient rendre un travail égal, et agir par addition, plutôt que par combinaison d'efforts. Idéal grossier qui ferait songer, non pas à la riche complication d'un corps vivant, mais à la simplicité brute de quelque conglomérat minéral, d'un bloc de granit, ou encore aux eaux de l'Océan dont la masse formidable, quoique composée
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d'éléments parfaitement indiscernables et égaux, reste néanmoins, pour le penseur, inférieure en dignité, à l'aile d'une mouche. Telle est, en l'an de grâce 1887, la conception courante de l'égalité, chez un très grand nombre de démocrates français. Ce n'est pas la nôtre ; et nous la croyons aussi contraire à la raison, qu'à la saine doctrine démocratique. En effet, les deux idées de justice et d'égalité sont, comme disent les philosophes, adéquates. Les concepts d'équité et d'égalité sont au fond équivalents, et ne font que traduire, l'un au point de vue moral, l'autre au point de vue physique, le principe d'identité : a — a. Or, quelque paradoxale que puisse paraître cette affirmation, nous disons que c'est précisément l'idée de justice, et par suite d'égalité, qui justifie dans l'état social le fait de l'inégalité. L'égalité absolue des conditions, dans l'état actuel de l'humanité, violerait un axiome moral, qui a la même valeur selon nous qu'un axiome mathématique, c'est celui-ci : « à chacun suivant ses œuvres ». Qu'un homme s'avise de déclarer que deux et deux font cinq ; que deux triangles qui ont leurs côtés égaux sont inégaux, on le croira un échappé de Charenton. Mais qu'un autre homme vienne affirmer hautement que,
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au point de vue politique, un imbécile vaut un homme d'esprit; un lâche, un homme de cœur; qu'un paresseux égale un laborieux ; qu'un vicieux égale un vertueux ; s'il proclame que ces homme de mérite inégal, doivent néanmoins avoir des droits égaux, et jouer des rôles identiques dans la société; — ce fou sera fort admiré de quelques-uns, et on l'enverra, non dans une maison de santé, mais peut-être à la Chambre. Étrange aberration ! car quelle différence, au point de vue logique, y a-t-il entre ces deux absurdités : deux valeurs physiques inégales sont égales, et deux valeurs morales inégales sont égales? N'est-il pas contraire à la justice, c'est-àdire à l'égalité morale, d'attribuer le même prix à des mérites différents, les mêmes droits à des aptitudes diverses ? — Toute notre législation civile, guidée par l'intérêt des individus, repose sur ce principe du droit dérivant de la faculté ; notre code reconnaît des états inégaux de personnes, consacrés par des droits inégaux : état du mineur; état de la femme, mariée, veuve, non mariée, etc. Pourquoi ce qui est juste pour la législation civile, serait-il injuste pour la législation politique? Les intérêts de l'État sont-ils moins respectables que ceux des particuliers ? Le gouvernement de la famille est-il plus difficile que celui de l'État ? et celui-ci ne risquerait-il
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donc rien à être entre les mains des faibles et des ignorants? Vous réclamez certaines garanties de savoir, de moralité, admettant par là même le fait de l'inégalité des droits, à ceux qui sont chargés de défendre les accusés, de soigner les malades, de percevoir les impôts, de commander les troupes, de surveiller les travaux publics. Mais à ceux qui donnent en quelque sorte le mot d'ordre, et le branle à tous ces fonctionnaires ; à ceux qui sont les arbitres des destinées communes ; à ceux qui choisissent les législateurs ; aux législateurs eux-mêmes, vous ne demandez rien, pas même de savoir lire et écrire ! — Tel ou tel dont je ne voudrais pas pour mon domestique, sera électeur, éligible, et pourra devenir mon maître, le tout par la seule grâce du nombre ! De sorte que le meilleur pourra être subordonné au pire, et que la moindre valeur dominera. Gela n'est pas juste; cela n'est pas démocratique. En effet, vouloir tirer du nombre, c'est-à-dire de la force, le droit, qui ne s'y trouve pas contenu ; conférer, par la seule vertu d'une majorité, à l'ignorant, le pouvoir de régenter l'intelligent ; à l'homme intrigant ou malhonnête, le pouvoir de gouverner l'honnête homme ; est-ce autre chose que faire revivre, au rebours, cet antique privilège royal, qui prétendait pouvoir tirer quelque chose de rien ? Est-ce autre chose que ressusciter sous une forme nou-
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velle le régime du bon plaisir et sacrifier le mérite des individus aux caprices d'un souverain, sourd, aveugle, irresponsable ? Est-ce autre chose, en un mot, que violer la justice, et par suite la véritable égalité démocratique ? Non, la véritable égalité n'est pas cette égalité à la Tarquin, ravalant toutes les têtes au niveau le plus bas, supprimant toute hiérarchie dans l'État, et toute distinction individuelle entre les citoyens. Cela, c'est l'égalité des morts. Elle est tout autre, l'égalité des vivants, la véritable égalité démocratique, la seule féconde, la seule possible. Elle existe partout où, ni la naissance, ni la fortune, ni le hasard, ni la force, ni la faveur, ne peuvent décider arbitrairement du rang qu'un citoyen occupera dans l'État, et du rôle qu'il y jouera. Elle existe partout où la constitution politique permet au talent, d'où qu'il vienne, de se faire jour, et de monter au rang qui lui est dû ; où le droit émane du mérite ; où l'autorité découle de la valeur individuelle, du travail, de l'intelligence, de la vertu ; et non de je ne sais quelle prérogative métaphysique, qui, sous quelque nom qu'elle se présente, droit divin ou souveraineté populaire, n'est qu'une forme variée d'une seule et même chose, la tyrannie Si maintenant nous redescendons de cette dis1
Voir le Paradoxe de l'Egalité, par M. Laffitte, Hachette, 1887.
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cussion de principes à l'application gui nous occupe, nous trouverons que ni la justice, ni aucun principe démocratique, ne s'oppose aux mesures que nous proposons dans l'intérêt commun. At-on jamais dit sérieusement que l'existence de l'École polytechnique et de l'École de Saint-Cyr fût une violation du principe d'égalité? Que la charge militaire soit équivalente pour tous, d'accord : cela est juste. Mais qu'elle soit identique, cela est absurde. Car il en résulterait pour la chose publique, sans aucun profit appréciable, une énorme déperdition de forces. — Que, s'il y a prérogative, cette prérogative soit la récompense d'un effort, la représentation d'un mérite ; que cette prérogative, par le bienfait d'institutions libérales, soit accessible à tous les Français ; que, s'il y a un certain avantage pour l'individu, cet avantage soit compensé par un sacrifice pécuniaire ; que jamais ce privilège légal ne puisse aller jusqu'à exempter personne du péril de la guerre, et du risque de la mort, pour lequel nulle compensation n'est possible ; telle est la vraie loi d'égalité démocratique. Quant à la conception du nivellement universel, de l'uniformité des charges publiques, elle procède de la passion de l'envie, et non de la pas ■ sion de la justice; elle mènerait, non pas au relèvement, mais à la décadence de la patrie, et tout bon citoyen doit la répudier énergiquement.
�CHAPITRE XXXII
RÉSUMÉ GÉNÉRAL
En résumé, l'idée dominante, le but suprême de toute notre pédagogie, sera de produire la virilité dans sa plus haute et sa plus noble expression. — Or, on est un homme par le caractère, bien plus que par l'intelligence. Être fin, ingénieux, savant, pénétrant, c'est bien ; être indépendant, juste, courageux, et surtout bon, c'est mieux. Tout système de pédagogie doit, être moral, au moins autant, sinon plus qu'intellectuel ; tendre au bien faire, plutôt qu'au bien dire; à la bonne, habitude, plutôt qu'à la bonne phrase. Nous pensons que pour atteindre ce but, les méthodes actuellement en honneur sont impuissantes, parce qu'elles sont purement théoriques, formelles et verbales. Nous pensons que pour
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apprendre à agir, il n'y a qu'un moyen, agir. Une telle discipline réclamamt beaucoup de temps, on prendra tout le nécessaire, sur ce qui est exclusivement attribué aujourd'hui à la culture intellectuelle. Celle-ci n'y perdra rien, au contraire, si, au lieu de gaspiller les heures, on en fait un emploi plus judicieux, en réformant l'aveugle chronologie des classes, l'excès des congés, la surcharge des programmes et la passivité des méthodes. Et comme, pour agir, il ne faut pas être enchaîné, on délivrera nos écoliers, on supprimera peu à peu nos internats pénitentiaires. On les remplacera par une organisation où nos enfants trouveront, à la fois, plus de liberté et plus de soins. Et enfin, on achèvera toute l'oeuvre de l'éducation, en admettant également tous les jeunes Français à la peine et à l'honneur du service militaire. Et là, soit dans la paix, soit dans la guerre, ils feront l'épreuve des vertus et des habitudes qu'on se sera efforcé, avant tout, de leur donner au lycée. Ainsi, dans l'ordre moral et dans l'ordre intellectuel, partout, nous travaillerons à mettre l'éducation par l'action sur le même pied que l'éducation par la parole, et même, à faire prévaloir la première, si négligée, sur la seconde qui a tout absorbé. Ce sera difficile ; car elle date de loin et a poussé dans notre tempérament de profondes
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racines, cette idolâtrie des mots, cette peste de notre éducation française. Elle nous travaille depuis trois cents ans, et rien n'a pu nous en guérir. Écoutez Montaigne, disant vers 1580: » Notre âme ne bransle qu'à crédit, liée et contrainte à l'appétit des fantasies d'autruy, serve et captive sous l'authorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes, que nous n'avons plus de franches allures ; notre vigueur et liberté est éteinte. » Et encore : « C'est (disait Epicharmus), l'entendement qui voit et qui oyt; c'est l'entendement qui approflte tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne ; toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda jamais à son disciple ce qui lui semble de la Rhétorique et de la Grammaire, de telle ou telle sentence de Cicéron? On nous les plaque en la mémoire toutes empennées, comme les oracles, où les lettres et les syllabes sont de la subtance de la chose. Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sçait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fascheuse suffisance qu'une suffisance pure livresque » « Je voudrais que le Paluel ou Pompée, ces beaux danceurs de mon
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temps, apprinsent des caprioles, à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places ; comme ceux-ci veulent instruire notre entendement sans l'esbranler ; ou qu'on nous apprint à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux-ci nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer à parler ny à juger » Ecoutez maintenant M. Taine, en 1887 : « Depuis trois siècles, nous perdons de plus en plus la vue pleine et entière des choses. Sous la contrainte de l'éducation casanière, multiple et prolongée, nous étudions, au lieu des objets, leurs signes; au lieu des terrains, la carte ; au lieu des animaux qui luttent pour vivre, des nomenclatures, des classifications, et, au mieux, des spécimens morts de muséum ; au lieu des hommes sentant et agissant, des statistiques, des codes, de l'histoire, de la littérature, de la philosophie ; bref, des mots imprimés, et, chose pire, des mots abstraits, partant, plus éloignés de l'expérience, plus difficiles à bien comprendre, moins maniables, et plus décevants... 2 » Ainsi, à trois siècles d'intervalle, même plainte, formulée avec une égale énergie, par deux es1 Essais, livre I, chap. xn. * Taine, Napoléon Bonaparte (Revue des Deux-Mondes, 15 février 1887, p. 738).
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prits également libres, sincères, et pénétrants ; et rien ne serait plus aisé que de les relier l'une à l'autre, par une chaîne de protestations semblables. Mais d'où vient que des maux, si souvent signalés, par des autorités si nombreuses et si respectables, sont restés sans remède ? C'est le sage Rollin, qui va nous le dire dans ce beau chapitre, du Traité des Études, où, s'inspirant un peu de Sénèque, il expose avec tant de profondeur et tant de simplicité le « but qu'on doit se proposer dans l'éducation ». « On doit, dit-il, craindre les dangers et les inconvénients d'une espèce de servitude, qui fuit que, en matière d'éducation, nous suivons aveuglément les traces de ceux qui nous ont précédés; que nous consultons moins la raison que la coutume; et que nous nous réglons plutôt sur ce qui se fait, que sur ce qui doit se faire ; d'où il arrive souvent qu'une erreur, une fois établie, se communique de mains en mains et d'âge en âge, et devient une loi presque imprescriptible; parce qu'on croit devoir faire comme les autres, et suivant le grand nombre. Mais le genre humain est-il assez heureux pour que le grand nombre approuve toujours ce qu'il y a de meilleur? Et n'est-ce pas le contraire que l'on voit arriver le plus souvent1 / »
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Traité des Etudes, livre VIII, article i. Didot, vol. III, p. 221.
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Qui nous délivrera de cette « servitude » séculaire ! Qui donc aura le courage et la force de se jeter au travers de ces coutumes si antiques, et pourtant si peu respectables ! Qui nous empêchera de suivre toujours « comme des grues » ceux qui vont devant ? Ah ! celui-là, quel qu'il soit, aura bien mérité de la patrie, et ii aura remporté une victoire plus glorieuse, plus utile et plus difficile à gagner, que celles de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna.
�CONCLUSION
L'ARISTOCRATIE DANS LA DÉMOCRATIE
Entre les trois formes que peut prendre l'art de gouverner les hommes, monarchie, oligarchie, démocratie, il y a, en droit, de profondes différences ; mais en fait, il n'y en a pas. L'origine, la modalité extérieure du pouvoir, peuvent différer ; mais le fait reste le même. Il n'y a, pour les hommes, qu'une seule manière de s'organiser en société ; toujours et partout, la plupart obéissent à quelques-uns ; et quelques-uns à un seul. Cette hiérarchie est naturelle ; elle résulte de l'essence même de nos facultés, de cette tendance à l'ordre, qui, en nous et hors de nous, ramène tout à l'unité, et qui s'appelle la raison. Elle réalise une loi qui règne dans l'ordre moral, avec la même nécessité que la loi de la pesanteur, dans
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l'ordre physique. On aura beau agiter le flacon qui contient des liquides différents, on ne peut faire qu'ils ne se superposent bientôt dans l'ordre de leurs densités. De même, on aura beau révolutionner les éléments d'un peuple, ils se reposeront bientôt, et nécessairement, dans l'ordre qui seul leur assurera un équilibre stable : en bas, la masse des faibles, des ignorants ; au-dessus, la minorité des intelligents et des forts ; au-dessus encore, un chef qui gouvernera tout. Au regard du fait, l'état démocratique n'est donc pas l'antithèse du gouvernement monarchique et aristocratique : il en est plutôt la synthèse. Il est monarchie, aristocratie, et en outre quelque chose de plus. Les relations juridiques entre les citoyens sont changées et améliorées; le droit est descendu dans la multitude. Mais les relations de fait restent les mêmes. Une démocratie ne peut pas plus se passer de monarque, qu'un corps vivant ne peut se passer de tête. Le è et: zoi'pavoç ïorw ! » d'Aristote, ne souffre pas d'exception. Sans doute le roi de la démocratie n'est plus désigné par les hasards de l'hérédité ; il ne gouverne pas en vertu d'une investiture métaphysique et d'un droit traditionnel ; son autorité n'est ni dynastique, ni perpétuelle, mais individuelle et temporaire ; il ne porte
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pas de couronne, ni même parfois de titre officiel ; c'est un président de conseil, un ministre, un chef de parti, un général heureux, un simple citoyen ; c'est Washington, Mirabeau, Robespierre, Bonaparte, Thiers, Gambetta ; mais quel que soit son nom, quelle que soit son origine, en fait, il est le maître, et il règne. Une démocratie ne peut pas non plus se passer d'aristocratie. Certes, cette aristocratie démocratique différera de l'aristocratie monarchique, comme le prince démocratique diffère du prince monarchique. Son principe originel ne sera plus la faveur d'un maître, conférant un privilège perpétuel, héréditaire ; mais le choix de citoyens, reconnaissant un droit personnel, temporaire. L'autorité ne sera plus une sorte de propriété appartenant aux familles ; elle sera un mandat conditionnel accordé aux individus. Mais quelle que soit l'origine, quel que soit le nom de ces chefs de file de l'ordre social ; quelle que soit la réalité de leurs mérites, l'étendue et la forme de leur puissance : députés, sénateurs, magistrats, professeurs, fonctionnaires, chefs d'industrie, etc. ; sous toutes les espèces de gouvernement, ces aristocrates existeront, et devront exister ; ils gouverneront et devront gouverner. Toutefois, s'il est absurde de croire qu'une démocratie pourrait subsister sans aristocratie, il
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ne l'est pas moins de supposer que les cadres aristocratiques de l'ancienne monarchie pourraient suffire au régime nouveau. Non, la machine sociale et gouvernementale est devenue plus délicate, et réclame des ressorts mieux trempés. — Ce n'est plus assez que les chefs, y compris le chef de l'État, y compris les chefs de l'industrie et du négoce, soient les plus riches, les plus nobles, les plus ambitieux, il faut qu'ils soient bien réellement les aristocrates, « àiplàzoï », les meilleurs. Il faut que, dans la vie privée, ils donnent l'exemple, non plus de l'oisiveté, de la dissipation, du luxe stérile, de la jouissance égoïste ; mais du travail, des bonnes mœurs, de la simplicité, et surtout de la sollicitude pour tous ceux dont le labeur les enrichit. Il faut que dans la vie publique, ils ne se proposent qu'une fin, le bien public ; qu'ils n'envisagent jamais leur position comme un marchepied et un moyen de s'enrichir, mais comme un devoir austère et onéreux, et une occasion de s'honorer. Que, s'ils viennent d'en bas, ils ne renient jamais leur origine, et que mesurant avec fierté le chemin parcouru par eux-mêmes, ils s'efforcent d'aider les autres à le parcourir après eux. Que, s'ils comptent parmi les privilégiés de la naissance, ils tâchent de mériter leur fortune, et de se la faire pardonner ; qu'ils bannissent toute morgue, toute vanité ; qu'ils aspirent à descendre,
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à se faire peuple, non par le langage et les manières, mais par le cœur ; je veux dire, en aimant les humbles, en les servant, et s'il le faut en les corrigeant ; et non en les flagornant, en imitant bassement leurs faiblesses, en les corrompant pour mieux les asservir. Si cette aristocratie-là manque, s'il y a pénurie de citoyens dans la démocratie, cette forme de gouvernement au lieu d'être la plus parfaite, risque fort d'être la plus dangereuse. Il peut arriver en effet que, les institutions jouant à faux, la hiérarchie normale des hommes se trouve renversée, que les pires dominent les meilleurs, et que cette servile tyrannie, s'infiltrant comme un venin jusqu'aux dernières fibres du corps social, y porte la corruption, le désordre et la mort. S'il faut courir la chance de maîtres de hasard, j'aime mieux être exposé à des Bourbons qu'à des Marats ; à des fils de grands seigneurs, ou simplement de millionnaires, qu'à des politiciens de cabaret. A ne parler ni du point d'honneur ni des traditions, les premiers ont du moins sur les seconds un avantage incontestable : ils sont rassasiés. Mais cette élite nécessaire à la démocratie peutelle exister en France? Qui oserait en douter? N'en trouverait-on pas, même aujourd'hui, les éléments, parmi les meilleurs de la noblesse, de
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la bourgeoisie et du peuple? L'histoire de notre passé monarchique n'est-elle pas un sûr garant de ce que pourrait être notre avenir républicain ? Combien de braves, de penseurs, de héros, de saints, combien de grands citoyens dans nos annales ? Que d'oeuvres autrefois accomplies nous consolent des tristesses présentes, et nous ordonnent d'espérer un plus heureux lendemain ! Sontelles à jamais éteintes ces vertus de notre vieille aristocratie, cet héroïsme dans, le péril, cette élégance d'esprit, cette générosité de coeur dans la fortune ; cette insouciance chevaleresque, cette dignité souriante dans l'adversité ? La grande leçon donnée dans la nuit du 4 août 1789, auraitelle donc été perdue ? Ne resterait-il plus, parmi les descendants de tant de nobles hommes, personne pour donner l'exemple, et montrer comment on doit sacrifier à la patrie, je ne dis pas ses intérêts et ses droits, mais même ses regrets, même ses rancunes ! Qui oserait le soutenir ? Voyez leurs femmes et leurs filles, dans les hôpitaux, au chevet des mourants ; voyez leurs fils sur les champs de bataille ! — Et que dire de notre bourgeoisie ? Est-elle dégénérée de ceux qui par leur labeur, leur énergie, leur bon sens, ont fait de notre patrie bien-aimée, le pays du monde où il y a peut-être le plus de belles et de bonnes choses, le plus de bonnes et de braves gens ; le pays où
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peut-être, on pense le plus, et où on souffre le moins? — Quelle épopée vaut l'histoire de cette classe moyenne, qui depuis dix siècles n'a cessé de grandir, et qui, réalisant le mot célèbre, de rien, a fini par devenir tout. Qui donc, même parmi les vaincus, ne reconnaîtrait que cette conquête a été légitime, et que tant de services rendus, dans le gouvernement, les armées, l'industrie, le commerce, les lettres, les sciences, les arts, n'ont pas pleinement justifié cet avènement de la bourgeoisie, qui n'est autre chose, en somme, que l'avènement du peuple même ; car qu'est-ce qu'un bourgeois, sinon un ouvrier arrivé ? — Et qui surtout oserait prétendre, que de tant de vertus et de talents, il ne reste plus rien? — Et enfin, est-il desséché ce tronc puissant, qui a tout porté, et d'où sont constamment sorties de si magnifiques floraisons d'hommes ? Est-elle épuisée cette race de travailleurs, qui des Alpes à l'Océan, du Rhin aux Pyrénées, depuis des siècles, laboure, cultive, exploite, tisse, forge, fabrique sans relâche ; cette race patiente au labeur, vaillante au combat, sobre et économe, prompte à s'émouvoir, passionnée de beaux sentiments, de grandes idées, habile à bien dire et à bien faire ; cette glèbe si noble, d'où ont jailli, en somme, toutes nos richesses et toutes nos gloires! Ne trouve-t-elle plus les aliments de sa force et
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de sa valeur, dans un climat tempéré et sur un sol fertile ? Notre ciel est-il moins beau et notre sang moins pur ? Non, n'en déplaise aux pessimistes du dedans, et aux envieux du dehors, la France n'est pas finie. Malgré ses revers, elle marche toujours en tête des nations, « incedit regina ». Si nos lois ont devancé nos mœurs, si on nous a fait des institutions démocratiques, avant de nous faire des hommes démocratiques, cela est un mal, mais un mal réparable. Pour le guérir, il suffira, nous en avons la conviction, de mettre notre régime pédagogique en harmonie avec notre régime politique. — Napoléon avait conçu son Université pour lui faire produire des fonctionnaires et des soldats ; faisons la nôtre pour lui faire produire des citoyens. Au lieu de couler tous les esprits de nos enfants dans un moule uniforme et médiocre, qui nous les rend le plus souvent vifs, brillants, alertes, mais légers, superficiels et présomptueux; efforçons-nous de faire naître en eux de bonnes habitudes intellectuelles, et sans tomber dans un utilitarisme étroit, limitons ce qu'on leur enseigne à ce qu'ils peuvent bien apprendre, de façon à ce qu'ils n'aspirent plus à savoir « tout », mais simplement quelque chose. Les études ne seront vraiment libérales que lorsqu'elles produiront des esprits libres, c'est-à-dire sérieux et modestes. Ouvrons
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ces prisons où nous enfermons ces innocents, et où ils s'énervent et s'étiolent, et tâchons de leur faire, au grand air, des corps sains et vigoureux. Qu'on suspende enfin cette fabrication à jet continu de bureaucrates, de politiciens, d'avocats, de journalistes, de beaux esprits sceptiques, railleurs et stériles. Ces parleurs ne suffisent pas à sauvegarder la fortune publique et à accroître le bienêtre commun, condition de la moralité commune. Pour fonder la vraie démocratie, il nous faut autre chose que des phrases, il nous faut des caractères et des actes; il nous faut des colons, des industriels, des pionniers, des voyageurs, des producteurs, des citoyens. Et comme rien n'existe dans nos lycées, pour nous faire ces âmes énergiques et morales, il faut tout sacrifier à l'urgente nécessité de les créer, et de façonner nos enfants, par une sorte d'entraînement raisonné, à la pratique quotidienne, à l'habitude de la justice, du courage et de la fraternité. L'oeuvre urgente, l'oeuvre démocratique par excellence, est donc la régénération de nos systèmes d'éducation aristocratique. Pour réformer une armée, il faut songer tout d'abord à ses cadres; de même on doit commencer à faire la démocratie par le haut. La bourgeoisie démocratique qu'on élèvera dans
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nos lycées, ne sera pas une caste égoïste, elle sera la nation même. En elle, et par elle, devra s'opérer le rapprochement de ceux qui sont trop haut et de ceux qui sont trop bas ; les uns abdiquant leurs regrets, et les autres leurs convoitises. Elle réunira en un faisceau les énergies trop divisées de ce pays ; elle fera taire l'esprit de parti qui nous ruine ; elle nous rendra la force, la paix, la santé, en nous rendant l'unité d'idéal politique et d'aspirations nationales. C'est une grande tâche, et si la bourgeoisie sait bien s'y préparer, elle saura l'accomplir. Seulement le temps presse, et l'œuvre devient de jour en jour plus difficile; et cela, parce que le pouvoir que cette bourgeoisie tient encore dans sa main, lui échappe de plus en plus. — On demandait à un dompteur s'il avait peur dans la cage de ses fauves : « Le jour où j'aurai peur, dit-il, je serai dévoré ». — Notre classe moyenne me paraît assez semblable à ce dompteur. Jusqu'à présent, elle a pu, tant bien que mal, dominer les fauves ; mais son prestige diminue chaque jour, et à mesure, s'accroît l'audace des affamés qui tournent autour d'elle. La bourgeoisie commence à avoir peur. Elle n'a qu'un moyen, ui seul, d'échapper au pire destin, et de reprendre courage : c'est de se réformer par l'éducatior,
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ît de mériter l'autorité, en méritant le respect. Gambetta disait de sa voix retentissante : « Il n'y a pas de question sociale ! » Il se trompait, prenant son désir pour une réalité. Tant qu'il y aura dans une société, des misérables, des hommes qui voifdraient vivre en travaillant, et ne le peuvent ; des enfants voués au vagabondage ; des femmes fatalement promises au vice ; des vieillards, usés par leur métier, et qui meurent de faim ; tant que cette troupe de faméliques et de souffrants, formera la masse profonde de la nation, il y aura une question sociale. Tous ces déshérités s'agiteront sans cesse sur leur lit de douleur ; ils seront l'instrument et la proie du tribun exalté, du fou, de l'ambitieux, qui leur promettra la fin de leurs maux, et les conviera à créer, par le fer et le feu, un ordre nouveau, où ils seront les maîtres à leur tour. Et tout ce qui distingue, extérieurement au moins, notre état social de l'état de barbàrie, l'ordre public, la propriété individuelle, l'indépendance nationale, la paix, l'industrie , le commerce, le crédit, toutes ces précieuses et fragiles conquêtes de la civilisation, seront précaires, boiteuses et mal assurées. Les vieilles barrières, qui jadis protégeaient l'ordre, ont été emportées : cette foi politique, qui assurait le res'pect et l'obéissance à certains individus privilégiés ; cette foi religieuse, qui prêchait la résignation
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aux autres, et plaçait leurs espérances hors de ce monde ; ces freins matériels et moraux, ont été brisés. On a dit aux misérables : « Il n'y a plus de paradis ; ou plutôt, votre paradis est ici-bas, à vous de le conquérir. » En même temps on les,a armés ; on leur a donné des droits redoutables, qu'ils ne sont pas encore capables de comprendre et d'exercer. Le péril est donc grand. Selon nous, il n'y a qu'un moyen de le conjurer : élevons bien, élevons mieux, ces enfants qui seront nos maîtres. A cette armée de la démocratie, préparons des chefs respectés et respectables ; qui ne tiennent leurs grades, ni delà faveur, ni de la naissance, ni de la fortune, mais du mérite ; et qui, sachant se faire obéir librement, conduiront leurs troupes à l'honneur et non au pillage. Telle est l'idée de ce livre ; nous avons indiqué les moyens de la réaliser, non les meilleurs peutêtre, mais ceux qui nous paraissent tels. Sans doute on nous critiquera et on relèvera de nombreuses fautes ; mais cela n'est pas pour nous déplaire. Notre ambition sera pleinement satisfaite, si quelque grand esprit, reprenant notre thèse, la plaide mieux que nous, et la fait triompher devant l'opinion publique.
FIN.
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Histoire du commerce de la France. Première partie : depuis les origines jusqu'à la fin du quinzième siècle
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Commerce
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Pigeonneau, Henri (1834-1892)
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1885
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Inscrit à l'inventaire sous le N"
�VERSAILLES
CERF ET FILS, IMPRIMEURS
59,
RUE BUPLESSIS,
39
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100» *******
HISTOIRE
DU
COMMERCE DE LA FRANCE
PAR
H. PIGEONNEAU
PROFESSEUR SUPPLÉANT A LA FACULTÉ DES DES LETTRES DE PARIS PROFESSEUR ET A A L'ÉGOLE DES LA LIBRE SCIENCES POLITIQUES L'ÉCOLE DE HAUTES ÉTUDES SOCIÉTÉ DE COMMERCIALES COMMERCIALE
VICE — PRÉSIDENT
GÉOGRAPHIE
PREMIÈRE PARTIE DEPUIS LES ORIGINES lUSQU'A LA FIN DU XVe SIÈCLE
I
BIBLIOTHÈQUE ! Section" . Série., ^SP....
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PARIS
LIBRAIRIE LÉOPOLD CERF
13, RUE DE MÉDIGIS, 13
188 5
-.U.F.M. Nord - Pas de Cak
- ' "ai., ' ,-||! ;> .,.; usrchin .827 , ' .. '• --03 DOUAI / 1M. U3 27 93 51 7a
��PRÉFACE
L'histoire du commerce de la France n'a été jusqu'ici l'objet d'aucun travail d'ensemble, à l'exception de résumés destinés à l'enseignement. Cependant cette histoire a été écrite, mais par fragments. Parmi ces innombrables études de détail qui forment toute une bibliothèque et dont quelquesunes sont, dans leur genre, de véritables chefs-d'œuvre, la plupart ne sont connues que des curieux et des érudits. Elles ne s'adressent pas au public, pas même à ce public peu nombreux, qui ne recule pas devant une lecture sérieuse, mais qui n'a pas le loisir de tout lire et de faire par luimême ce que n'ont pas fait les historiens. Il serait bon pourtant, à une époque où les questions commerciales préoccupent à si
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PRÉFACE
juste titre tous les esprits éclairés, de ne pas ignorer les origines économiques de notre société contemporaine. C'est là ce qui m'a décidé, il y a déjà bien des années, à entreprendre une tâche dont je ne me dissimule pas les difficultés. On a dit qu'il fallait écrire l'histoire de France en cinq cents volumes ou en cinq cents pages : on pourrait en dire autant de toute histoire générale ; mais, si les cinq cents volumes ne se réduisaient pas, par un travail successif,.à cinquante, à vingtcinq, ou à moins, écrirait-on jamais les cinq cents pages? Je n'ai d'autre ambition que de commencer ce travail de réduction et de déblaiement, en réunissant les éléments épars de connaissances historiques qui méritent d'entrer dans le domaine commun. Je sais que, dans notre siècle d'analyses scrupuleuses et d'observations microscopiques, les œuvres de synthèse ne sont pas en faveur. On leur reproche, non sans raison, d'être presque toujours prématurées et par conséquent incomplètes et inexactes. Les archives publiques et privées n'ont pas livré tous leurs secrets, les bibliothèques renferment
�PRÉFACE
VII
encore bien des documents ignorés, et qui sait combien de générations auront disparu avant que ces trésors enfouis soient rendus à la lumière et deviennent le patrimoine des travailleurs de l'avenir ? Est-ce une raison pour s'abstenir? Si on accumule sans cesse des matériaux sans les mettre en œuvre, si on taille sans relâche de nouvelles pierres pour un édifice dont on n'ose même pas esquisser le plan, quel sera l'hercule dont les épaules soulèveront ce fardeau toujours croissant? quel sera l'architecte qui mettra l'ordre dans ce chaos? Je me résigne donc d'avance aux imperfections inhérentes à toute œuvre cle généralisation. D'autres viendront plus tard qui feront mieux et qui sauront davantage; mais peut-être ce premier essai ne leur aura pas été tout à fait inutile. J'ai cru devoir remonter jusqu'aux origines et présenter un tableau sommaire de l'histoire du commerce de la Gaule, avant d'aborder celle du commerce de la France au moyen-âge. Tout se tient dans l'histoire, et le moyen-âge resterait un livre fermé pour ceux qui ignoreraient le monde antique. La première partie de mon travail s'arrête au
�VIII
PRÉFACE
début de la révolution économique qui inaugure les temps modernes ; la seconde se terminera avec le xvn° siècle et la troisième avec l'ancien régime. Me sera-t-il donné de pousser plus loin ces études et d'entrer dans la période contemporaine? Je l'ignore : ce n'est pas après vingt-huit ans de professorat qu'on a le droit de nourrir de trop vastes pensées et des espérances trop lointaines.
Octobre 1884.
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CARTE DES PRINCIPALES
VOIES
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�INTRODUCTION
« La Gaule, a dit le plus grand géographe de » l'antiquité, est surtout remarquable par l'har» monie qui règne dans le système de ses cours s d'eau et dans la disposition des deux mers qui » la baignent... La main de la Providence paraît » se trahir dans ce merveilleux ensemble qu'on « prendrait volontiers pour l'œuvre de la réflexion y> et du calcul et non pour l'effet du hasard. Tout » le pays est sillonné par des fleuves qui descen» dent lés uns des Alpes, les autres des Gévennes » et des Pyrénées, et qui se jettent dans l'Océan » ou dans notre mer. Les régions qu'ils traversent » sont en général des plaines ou des terrains mo» dérément accidentés et qui présentent les condi» tions les plus favorables pour la navigabilité des » cours d'eau. La nature les a disposés si heureu» sèment que, pour passer d'une mer dans l'autre, » les marchandises n'ont à faire, par routes de » terre, qu'un trajet court et facile dans des pays » de plaines, et suivent presque toujours les voies » fluviales à la remonte ou,à;^wi^^Ée(^^ "\_
1
STRABON,
livre IV, cliap. £'fi>ar. 2 gt;"14.
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INTRODUCTION
Cependant les habitants de cette contrée privilégiée ont laissé pendant de longs siècles l'exploitation du grand commerce aux étrangers : Phéniciens, Grecs, Romains, plus tard Juifs et Lombards. La période nationale de l'histoire du commerce français ne commence guère qu'avec Jacques Coeur, au xv° siècle. Faut-il accuser de cette indifférence ou de cette insuffisance ce qu'on appelle le génie de notre race? Faut-il en conclure, comme on l'a fait trop aisément à l'étranger et quelquefois en France, que notre tempérament est rebelle aux grandes entreprises de commerce et de colonisation? Cette doctrine du péché originel appliquée aux phénomènes de l'ordre économique n'a rien de commun avec l'histoire. L'étude des faits suffit pour expliquer les lacunes ou les' défaillances de notre génie commercial, sans qu'il soit besoin de recourir à je ne sais quelle prédestination mystérieuse et fatale. C'est le résultat de cette étude que nous présentons ici. Nous nous arrêterons en 1789, sur la limite de l'histoire moderne et de l'histoire contemporaine; mais cette excursion dans le passé ne sera peut-être pas inutile à ceux qui se préoccupent du présent et de l'avenir économique de la France. Si nous ne croyons pas à la prédestination et à la fatalité historique, nous sommes bien forcés de croire à l'enchaînement des causes et des effets : nous voyons les effets ; c'est dans le passé qu'il faut chercher les causes.
�LIVRE I
LE COMMERCE DE LA GAULE
CHAPITRE I
LA GAULE INDÉPENDANTE — LES PHÉNICIENS — MARSEILLE
Neuf ou dix siècles avant notre ère, le pays qui devait plus tard s'appeler la Gaule était habité par des populations d'origines et de civilisations diverses, mais qui déjà ne vivaient plus de la vie du nomade et du sauvage. Au sud et au sud-est, au pied des Pyrénées, des Gévennes et des Alpes, sur les bords de la Méditerranée et dans la vallée du Rhône, les Ibères1, les Ligures2, connaissaient les métaux : ils savaient exploiter les sables aurifères de l'Ariège et du Rhône ; ils savaient tisser les étoffes; peut-être fabriquaient-ils déjà les armes
Q-éographie de la Gaule romaine, t. II, p. 30-40. Ibid., p. 49-110. — Cf. A. BERTRAND, Les Ibères et les Ligures de la Q-aule, extrait du Dictionnaire d'Archéologie celtique. (Mevue Archéologique, janvier 1883).
DESJAHDINS,
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
et les ornements de bronze dont les stations lacustres de la Suisse et de la Savoie nous ont livré de si curieux débrisd. Sur les côtes de la Manche et de l'Atlantique, sur las plateaux du centre, vivaient plus ou moins clairsemées, mais sédentaires, des tribus qui cultivaient le froment, le seigle, l'orge et le lin, qui élevaient des bestiaux2. Leur civilisation semble caractérisée par l'usage des instruments de pierre polie à l'exclusion du métal, et par la construction de ces monuments funéraires connus sous le nom de dolmens, si nombreux en Bretagne et sur les causses du Lot, de l'Aveyron et de la Lozère3. Quelles étaient les relations de ces populations primitives? Entretenaient-elles des rapports de commerce avec les pays de l'Europe du Nord dont les monuments préhistoriques ressemblent si étrangement à ceux de la Gaule, avec la vallée du Danube, ce grand chemin des migrations asiatiques, avec l'Italie septentrionale où la civilisation ombrienne, qu'on a essayé de rattacher à des origines gauloises4, a précédé celle des Etrusques? Aucune tradition,
1 Voir DESOR. Le Bel âge du bronze lacustre en Suisse. 1 vol. gr. in-f°, 1874. s Voir BERTRAND. Archéologie celtique et gauloise, 1 vol. in-8° 1876, et Dictionnaire d'Archéologie celtique. Faso, v et vi. 3 Sur 3125 dolmens signalés dans les limites actuelles de la France, on en compte 500 dans le Morbihan, 500 dans le Finistère, 500 dans le Lot, 245 dans l'Aveyron, 226 dans l'Ardèche, 155 dans la Lozère (BERTRAND. Archéologie celtique et gauloise, p. 135 et suiv.) 4 DESJARDINS, II, p. 124-125,
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aucun document écrit né nous permet de rien" affirmer sur une question que l'étude même des rares monuments de ces époques lointaines n'éclaircira peut-être jamais1. Les Phéniciens paraissent, en tous cas, parmi les peuples parvenus à une civilisation supérieure, le premier qui soit entré en relations avec les habitants de la Gaule. Gomme les Portugais au xv° siècle, sur les côtes occidentales de l'Afrique, ils s'étaient avancés d'étape en étape le long des côtes de la Grèce, de l'Italie, de la Libye et de l'Espagne. Au xie siècle avant J.-C., ils occupaient déjà les îles Baléares et la Sardaigne ; il est probable que la Gaule fut leur dernière découverte dans la Méditerranée et qu'ils y abordèrent mille ans au moins avant notre ère2.
II est certain qu'à une époque très reculée, il existait un véritable commerce entre les diverses parties de la Gaule. Des coquillages de l'Océan ou de la Méditerranée qui, très probablement, servaient de monnaies, comme les cauris de la mer des Indes en servent aujourd'hui dans le Soudan, ont été trouvés en très grande quantité dans des stations préhistoriques de l'intérieur; des haches en fibrolithe, en néphrite, etc., minéraux qui n'existent plus et qui vraisemblablement n'ont jamais existé dans ces contrées, ont été découvertes en Bretagne et en Suisse, et les archéologues ont signalé sur divers points de la France les traces de véritables ateliers pour la fabrication des armes et des outils, qui supposent un commencement d'organisation industrielle et commerciale chez ces populations primitives. M. DE NADAILLAO a rassemblé un grand nombre d'exemples de ces . découvertes dans le tome II de son ouvrage : Les Premiers hommes et les temps préhistoriques, pages 183-189 (2 vol. gr. in-8°.) * On place généralement vers 1100 av. J.-C. la fondation de Gadès (voir MOVERS, Die Phœnizier, t. II, 2e part., p. 146 et suivantes). Il est peu probable que les Phéniciens aient mis plus
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
La laine des troupeaux, les minerais de plomb argentifère des Cévennes, la poudre d'or extraite des sables des rivières qui se jettent dans la Méditerranée étaient à peu près les seules marchandises que pût leur fournir alors le littoral méditerranéen. Ils apportaient en échange aux tribus ibériques ou ligures les armes et les vases de bronze, les bijoux d'or et d'ivoire, les perles de verre, les étoffes, la poterie, fabriqués à Sidon, à Tyr et à Sarepta. Peu à peu des comptoirs s'élevèrent sur tout le littoral du golfe de Gênes et du golfe du Lion. Un temple consacré à Melkarth, l'Hercule tyrien, ou à Astoreth, la Vénus sidonienne, des magasins entourés d'une enceinte fortifiée autour de laquelle viennent se grouper les huttes des indigènes, tel est le noyau de ces emporia phéniciens, ancêtres de Narbonne et de Marseille. C'est là l'origine de Ruscino (CastelRoussillon, en langue punique : le Rocher des Sycomores), de Port-Vendres (Portus Veneris, port de Vénus), de Vendres, sur une des anciennes bouches de l'Aude, de l'IIeraclea du Rhône (Saint-Gilles), de Monaco (Arx Herculis Monœci), débouché maritime de la route que l'Hercule de Tyr avait ouverte à travers les Alpes entre la Gaule et la Haute-Italie1.
d'un siècle à explorer la côte, du détroit de Gadës aux Pyrénées. 1 DIODORE de Sicile, IV, 19 et V, 24. Cf. DES.TAB.DINS, Géographie de la Gaule romaine, II, p. 125 et suiv. Le culte d'Hercule et celui de Vénus si répandus- sur les bords de la Méditerranée
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L'activité phénicienne ne dut pas se borner à l'exploitation du littoral. Une antique légende, recueillie par les historiens grecs1, racontait qu'à son retour d'Espagne, Hercule avait traversé le pays qui plus tard s'appela la Celtique et s'y était arrêté pour fonder une ville, Alésia, destinée à en devenir la métropole. La fille du roi, flère de sa beauté et de sa noblesse, avait jusqu'alors repoussé tous les prétendants à sa main. Le héros triompha de ses dédains, et de leurs amours naquit Galatès qui fut le père de la nation des Celtes ou Galates. On sait que, dans les traditions qui se rapportent à l'Europe occidentale, Hercule doit toujours se traduire par Melkarth, le dieu phénicien. Or, la ville dont la légende lui attribue la fondation, est située précisément au point central de la grande route de commerce tracée par la nature entre l'Océan et la Méditerranée, à égale distance de l'Yonne et de la Saône, presque à moitié chemin entre l'embouchure de la Seine et celle du Rhône. N'est-il pas permis de croire que le commerce phénicien, suivant peut-être les progrès des tribus celtiques2 dans la vallée de la Saône et dans
et quelques noms d'origine orientale sont, du reste, les seuls témoignages positifs de l'existence des comptoirs phéniciens sur le littoral de la Gaule méridionale. M. Desjardins groupe ces divers témoignages dans le tome II de sa Géographie de la Gaule romaine (article Phéniciens) et nous adoptons sans réserve ses conclusions.
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DIODORE DE SICILE, IV, 19.
Nous ne voulons pas aborder ici les problèmes très compliqués de l'ethnologie gauloise et nous renvoyons le lecteur
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
celle de la Seine, s'ouvrit de bonne heure cette voie nouvelle dont Alésia devint la principale station ? Le plus important, sinon l'unique objet de ce trafic, était l'étain des mines de Cornouaille. Les habitants du pays le transportaient jusqu'à l'île à'Ictis (Wight ou presqu'île de Portland ?) où ve1 naient le chercher des navires partis de la Gaule et de la Scandinavie. A une époque plus récente, le transport des marchandises à dos de bêtes de
qui serait tenté de les étudier, aux travaux si compétents de MM. Bertrand, d'Artois de- Jubainville, Maximin Deloche, Broca, Gaidoz, etc. Mais il est probable que les Celtes, venus comme presque toutes les migrations orientales par la vallée du Danube, ont d'abord occupé en Gaule le pays qui plus tard devait s'appeler l'Helvélie, la vallée supérieure du Rhône et la vallée de la Saône. Ils avaient pu se trouver d'assez bonne heure en relations avec les comptoirs phéniciens par l'intermédiaire des tribus ligures du littoral et par la navigation du Rhône.
DIODORE, V, 22. — Suivant MELOT (Mémoires de l'Académie des Tnscr. et S.-Iet., 1™ série, t. XVI, p. 153 et suiv.) et M. DE FRÉVILLE (De la civilisation et dy, commerce de la Gaule septentrionale avant la conquête romaine dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, 3° série, t. II, p. 140 et suiv.), la route du commerce de l'étain aurait été la Loire et non la Seine, et il faudrait chercher l'île Ictis ailleurs qu'à l'île de "Wight. En effet, si les chariots pouvaient, comme l'affirme Diodore, passer à marée basse du continent dans l'île, Ictis ne saurait être l'île de Wight ; mais la traversée de la Cornouaille à l'embouchure de la Loire est beaucoup plus longue et plus dangereuse que celle de Weymouth, de Poole, ou même de Dartmouth ou de Plymouth à l'embouchure de la Seine, et le trajet par voies fluviales et par routes de terre n'est guère plus long par la Seine que par la Loire. Voila pourquoi la route de la Seine nous parait avoir été fréquentée avaut celle qui partait de Vannes ou de Corbilo.
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somme, de l'embouchure de la Seine à celle du Rhône, ne demandait qu'un mois. Les transports par eau, plus longs, mais moins coûteux et plus faciles, durent précéder le commerce par routes de terre : c'était sans doute par les voies fluviales que les Phéniciens recevaient cette matière première indispensable à leur industrie et si rare dans les contrées de l'Orient. Pourquoi se décidèrent-ils plus tard à aller chercher directement l'étain dans les ports de la GrandeBretagne, en bravant les dangers d'une longue navigation et de mers orageuses ? Virent-ils simplement dans ce changement de route l'avantage de supprimer l'intermédiaire des tribus indigènes ? L'ancienne voie fut-elle fermée par des révolutions intérieures ou par l'invasion de peuplades barbares ? Ne cherchèrent-ils à s'ouvrir un chemin à travers l'Atlantique que quand ils rencontrèrent sur les côtes mêmes de la Méditerranée une concurrence triomphante? C'est ce que les historiens et les géographes anciens ont négligé de nous apprendre. Nous savons seulement que, dans le courant du vu0 et du vi° siècle avant J.-C, la prépondérance commerciale, que les Phéniciens avaient exercée jusqu'alors dans la Méditerranée occidentale, s'affaiblit, puis disparut pour faire place à des influences nouvelles. Deux grandes nations maritimes venaient de faire leur apparition dans ces mers où le commerce tyrien avait longtemps régné sans partage : les Etrusques et les Grecs.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
Les premiers paraissent n'avoir en de relations suivies avec la Gaule transalpine qu'à une époque relativement récente. Les tumuli de la Suisse, de la France orientale et de l'Allemagne rhénane, sous lesquels on a découvert des vases de bronze ou de terre de fabrication étrusque, renferment toujours des instruments de fer et surtout ces longues épées à pointe émoussée1, arme caractéristique des tribus auxquelles appartiennent les derniers envahisseurs de l'Italie septentrionale, les Gaulois des historiens latins. Ces monuments ne remontent pas au-delà du iv° ou du v° siècle avant notre ère. Quant aux Grecs, après quelques expéditions qui -ne furent que des reconnaissances, ils s'établirent sur les côtes de la Gaule méridionale dès le commencement du vi° siècle avant Jésus-Christ. On connaît la gracieuse légende de la fondation de Marseille. C'était la coutume chez certaines tribus, que les filles des chefs choisissent ellesmêmes leurs maris. Le père invitait tous les prétendants à un festin : après le repas, la jeune fille entrait dans la salle et offrait une coupe de vin à celui qu'elle préférait et qui devenait son époux. Or, un certain Euxénos de Phocée2, envoyé par ses compatriotes pour explorer les côtes de la Gaule, et qui était l'hôte de Nann, roi des Ligures Ségobriges, arriva le jour même où celui-ci devait
BERTRAND, Archéologie celtique et gauloise. ■— Les vases étrusques découverts au delà des Alpes, p. 334 et suiv. 2 ATHÉNÉE, XIII, 36.
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marier sa fille nommée Petta. L'étranger prit place avec les chefs à la table du festin, et quand la jeune fille parut avec la coupe, ce fût à lui qu'elle la présenta. Nann respecta un choix qu'il regardait comme inspiré par les dieux et permit à son gendre de fonder une ville sur la côte septentrionale du golfe qui forme aujourd'hui le vieux port de Marseille (600 ans avant J.-C). La nouvelle cité, qui ne tarda pas à s'agrandir par l'arrivée de nombreux émigrants, prit le nom de Massalia. Presque à la même époque, d'autres Grecs, les Rhodiens, fondaient au pied des Pyrénées le comptoir de Rhodâ (Rosas en Catalogne). Enfin la Gaule orientale et septentrionale était le théâtre de révolutions violentes, de brusques déplacements de peuples dont la tradition n'a gardé qu'un vague souvenir, mais dont le contre-coup se fit ressentir jusque sur les rivages de la Méditerranée. On y voit paraître, pour la première fois, les Celtes refoulés peut-être par l'invasion des tribus désignées plus tard sous le nom de Belges1, et ces nouveaux venus repoussent à leur tour les Ligures vers les Alpes et les Ibères vers les Pyrénées. Les Phéniciens n'opposèrent qu'une faible résistance aux dangers qui les menaçaient de toutes parts. La métropole Tyr, assiégée par les
1 Le nom des Celtes se rencontre pour la première fois dans un fragment du géographe Hécatée de Milet (ve siècle av. J.-C.) Maura^ta TcdAiç TT|Ç Aifutmxïii;, xaxèt rrçv KeXTixfjv. — Fragmenta historicorum grœcorum. Ed. Didot, t. I, p. 2.
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Babyloniens qui s'en emparèrent en 574, était impuissante à secourir ses colonies : les Ibères se soulevaient et ouvraient les marchés de la Bétique (Andalousie moderne) aux Massaliotes. La ruine même de Phocée (542), en amenant à Marseille les exilés qui fuyaient la domination des Perses, ne fit qu'accroître les ressources de la jeune cité. Massalia prospérait malgré les intrigues phéniciennes, les attaques des Celto-Ligures et la jalousie des Etrusques. En un demi-siècle, le commerce phénicien était ruiné et les comptoirs massaliotes dominaient les côtes de l'Ibérie (Mœnakê, aujourd'hui Ahnuneçar, Emporion, aujourd'hui Âmpurias*), de la Gaule (Agathe, aujourd'hui Agde, Rhodanousia aux bouches du Rhône), et de la Cprse (Alaîia, aujourd'hui Alerid). Carthage, l'héritière de Tyr en Occident, fit un effort pour reconstituer l'empire commercial perdu par sa métropole. Alliée aux Etrusques, elle réussit à chasser les Phocéens de la Corse et de la Bétique2, à soulever contre eux les Ligures et les Ibères qui fondèrent aux bouches de l'Aude le port de Narbonne3, peut-être même à relever sur le territoire de Marseille et presque au pied de ses remparts unancien comptoir phénicien où le culte national fat restauré par les soins des suffètes de Carthage4.
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STRABON, III, 8. HÉRODOTE, H. CONS, BARGES,
liv.
I, 166.
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DESJARDINS,
De Atace, p. 44 et suivantes (1 vol. in-8° 1881). L'Inscription punique de Marseille, Paris, 1858. — Géographie de la Gaule romaine, II, p. 135-136.
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Les Carthaginois paraissent du reste avoir tiré peu de profit de ces luttes acharnées et n'avoir exercé qu'une médiocre influence sur la Gaule méridionale. Les barbares se civilisaient peu à peu; ils apprenaient à exploiter leurs mines, à fabriquer les armes, les vases, les bijoux, les étoffes qu'autrefois ils recevaient de l'Orient. La concurrence des Grecs, des Phéniciens et des Etrusques, avait eu dans la Méditerranée occidentale les mêmes effets que produisit plus tard, sur les côtes d'Afrique, celle des Portugais et des autres nations européennes; le prix des marchandises indigènes s'était élevé et celui des marchandises étrangères avait baissé. Enfin les grandes voies fluviales, la Seine, la Saône, avaient été momentanément coupées par les invasions qui bouleversaient la Gaule septentrionale. Carthage renonça-t-ellô volontairement à un trafic devenu peu lucratif? Y fut-elle forcée comme semblent l'indiquer quelques allusions de Thucydide1 et de Strabon par une revanche victorieuse des Massaliotes? Quelle que soit la cause de la retraite des Carthaginois, nous retrouvons vers 400 ou 350 avant notre ère la prospérité de Marseille aussi éclatante qu'après la grande émigration de Phocée. Ses colonies couvrent la côte depuis Agde (Agathê) jusqu'à Nice (Niksea); son alliance avec Rome et la décadence de la marine étrusque lui ou1
THUCYDIDE, I,
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vrent les ports d'Italie ; ses relations avec les villes grecques de l'Espagne septentrionale lui assurent des débouchés au nord de l'Ebre ; son commerce pénètre par la vallée du Rhône jusque chez les JSduens (Bourgogne) dont les tumuli ont livré plus d'une fois aux archéologues modernes des débris de poterie hellénique. Les Grecs ne se contentent pas d'exploiter comme les Phéniciens, ils civilisent; ils ont apporté à la Gaule l'olivier et la vigne qui s'acclimatent bientôt sur tout le littoral de la Méditerranée : ils y introduisent leur alphabet national et la monnaie inconnue des Phéniciens qui ne procédaient que par échange de marchandises. Les premières monnaies des Celtes et des Ligures sont une imitation grossière des types de Marseille, comme celles des Aquitains des types de Rhoda et d'Emporion1. Vers la moitié du rve siècle avant notre ère, les Massaliotes franchirent à leur tour les Colonnes d'Hercule et poussèrent d'audacieuses reconnaissances dans les mers septentrionales de l'Europe, au pays de l'ambre et de l'étain. La plus connue de ces explorations est celle de Pythéas qui visita la Grande-Bretagne, pénétra dans la mer du Nord, et s'avança au delà des Orcades, peut-être même jusqu'aux parages de l'Islande 2.
1 Voir LENORMANT, Considérations générales sur les monnaies de la Gaule, et DE SAULGY, Aperçu général sur la numismatique gauloise, 1 vol. in-8° 1866.
Voir LELEWELL, Pythéas de Marseille et la Géographie de son temps, 1836.
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Les' navires de Tyr et de Carthage avaient précédé ceux de Marseille. Ils avaient pour but co mmun les îles Çassitérides (îles de l'étain), c'està-dire, suivant l'opinion la plus répandue, la presqu'île de Cornouaille et les îles Sorlingues, peutêtre aussi les côtes delà Galice où l'étain1 est encore abondant, et la Bretagne où l'on a retrouvé les vestiges d'exploitations remontant à une hautèantiquité 2. Mais les navigateurs anciens, habitués à relâcher pendant la nuit et à ne pas perdre la côte de vue, au lieu de poursuivre directement leur route à travers le golfe de Gascogne, longeaient le littoral de l'Espagne et de la Gaule occidentale. Ce fut ainsi que s'établirent les premières relations avec les populations du sud-ouest et de l'ouest de la Gaule, restées en dehors des courants commerciaux qui avaient pénétré depuis longtemps dans les vallées du Rhône et de la Seine. Les principales stations de ce nouveau commerce furent les ports de Corbilo (Saint-Nàzaire), sur la basse Loire, dans le pays des Namnetes (pays Nantais) et de Vindana (Locmariaker) à l'entrée de l'estuaire qui fut plus tard le golfe du Morbihan3. La Loire devint comme l'était le Rhône, comme allait bientôt le devenir la
1 Itinéraire d'Himiloon dans FESTUS AVIENUS : Ora maritima. — Cf. UNGER, Die Xassiteriden uni Albion (Rheinisches Muséum, 1883, p. 151 et suiv.). 2 Voir .le Bulletin de la Société de géographie, octobre 1866 et-; la Revue Archéologique de juillet 1883, page 12. 3 STRABON, IV, 2 et 4, et DESJARDINS, Qéog. de la Q-cmle, t. I, p. 300 et suiv.
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Garonne, une des grandes voies par où la civilisation se répandait lentement jusqu'au coeur de la Gaule. Le Rhin lui-même semble avoir servi de route au commerce de l'Etrurie, comme le Rhône, la Loire et la Seine à celui de la Phénicie et de la
Vase étrusque trouvé à Grasckwyl, près Melkirch, canton de Berne (Suisse). (Voir BERTRAND, Archéologie celtique et gauloise, p. 343.)
Grèce : c'est dans les vallées de la Suisse et dans les provinces rhénanes que l'on a retrouvé les traces les plus évidentes de l'influence des Etrusques sur les Gaulois transalpins *. Cent ans avant notre ère, le pays avait c'omplè1
BERTRAND,
Archéologie Celtique et Gauloise,-^. 343 et suiv.
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tement changé de face. Le fer a remplacé partout la pierre polie et le bronze : les mines d'or des Alpes et des Pyrénées, les mines d'argent, de cuivre et de plomb des' Cévennes *, les pêcheries de corail des îles d'Hyères 2, livrent leurs produits au commerce étranger et à l'industrie nationale qui a su perfectionner les procédés des Phéniciens et des Grecs 3. Les forêts tombent sous la hache et font place aux moissons ; la vigne, importée par les Phocéens, couvre les coteaux des Cévennes et de la vallée du Rhône. Une révolution non moins profonde s'est opérée dans les routes et dans les habitudes du commerce. Carthage a succombé : Marseille n'a plus de rivale étrangère ; mais Narhonne, tour à tour ibère et celtique, commence à lui disputer le commerce de la Méditerranée, et cherche à s'ouvrir une voie vers l'embouchure de la Garonne, où vient de se fonder le marché de Burdigala (Bordeaux). Sur l'Atlantique les Venètes (Vannes) entretiennent une flotte considérable qui va chercher dans la Grande-Bretagne l'étain, le fer, l'or, l'argent, les peaux, les chiens de chasse et les esclaves, et qui les transporte à Corbilo, où commence la navigation de la Loire4.
L'exploitation des métaux en Gaule. 1868, in-8°. Historiarum mundi, liv. XXXII, chap. n (xi). Ed. Detlefsen, 5 vol. Berlin 1866. 3 Les Gaulois avaient perfectionné la trempe du cuivre, inventé l'étamage et le placage de l'argent sur le cuivre (PLINE, 'Eistoriarum mundi, liv. XXXIV, chap. xvn (XLVIII). 4 STRABON, IV, chap. n, par. 1, et ch'ap, y, par. 2.
GAIDOZ,
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PLINE,
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Leurs navires construits en chêne et calfatés avec des algues, hauts de poupe et de proue, avec leur large coque, leurs voiles de cuir et leurs ancres retenues par des chaînes de fer, pouvaient affronter les courants et les orages de l'océan britannique, L'ancienne route de la Seine s'est rouverte ; mais à mesure que le pays devient plus tranquille, les communications par terre se multiplient et font concurrence aux voies fluviales. Il faut un peu plus d'un mois aux convois de bêtes de somme pour aller de la Manche à la Méditerranée; c'est en partie par cette voie, en partie par la Loire, et par la route qui traverse le pays des Arvernes que Marseille, dont les navigateurs ont renoncé aux dangereuses traversées de l'Atlantique, reçoit l'étain de Cornouaille, les laines, les chevaux et les blés de la Gaule occidentale ou centrale, et expédie en retour ses vins, ses huiles, ses poteries déterre et de bronze et ses savons renommés déjà dans tout l'Occident. C'est surtout le commerce des vins d'Italie et de ceux de la Durance qui enrichit les marchands massaliotes. Les barbares ne reculent devant aucun sacrifice pour se procurer la précieuse liqueur et dans certaines contrées de la Gaule on donne un esclave pour une amphore pleine *. Des routes carrossables franchissent le Jura, les Cévennes, sillonnent le massif central et rattachent
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DlODORE, V, 26.
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la Gaule à l'Italie, par le col du petit Saint-Bernard, et par le littoral de la Ligurie h Les péages perçus sur ces routes et sur les rivières, surtout sur la Saône et sur le Rhône 2, commençaient à devenir une source de richesse pour les régions que traversaient ces grandes voies commerciales 3. Enfin, à la coutume barbare du troc avait succédé dans presque toute la Gaule l'usage de la monnaie. Ce n'étaient plus seulement les types de Marseille et d'Emporion qui servaient de modèles. Les Gaulois avaient couru le monde en mercenaires ou en conquérants : ils avaient rapporté de Grèce et d'Orient les statères macédoniens, et c'était d'après ce type nouveau grossièrement transformé que battaient monnaie les chefs de la Celtique et de l'Armorique. L'extension du culte de Mercure *, l'inventeur des
liv. IV, ch. vi, par. 11 et 12. liv. IV, ch. i, par. 8, et ch. ni, par. 2. 3 Les contestations survenues entre les iEduens et les Séquanes sur la propriété des péages de la Saône furent une des principales causes de la rivalité de ces deux peuples qui entraîna l'invasion des Suèves en Gaule et l'intervention de César (STRABON, liv. IV, ch. ni, par. 2). Ces péages étaient affermés et les fermiers étaient d'ordinaire les chefs les plus puissants de l'aristocratie gauloise (CÉSAR, De bello gallico, I, 18). 4 On ignore le nom de la divinité gauloise que les Romains ont identifiée avec Mercure. Celui de Teutatès, ou de Teut que lui ont attribué certains historiens modernes n'est justifié ni par les inscriptions, ni par les textes anciens. (Voir GAIDOZ, Esquisse sur la religion des Gaulois dans le tome V de l'Encyclopédie des sciences religieuses). N'était-ce pas une transformation celtique du dieu phénicien Melkarth?
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STRABON,
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arts, le patron des chemins et des voyages, le dieu du négoce, qui, au temps de César, passait pour la principale divinité gauloise, suffirait seule à prouver quelle importance le commerce et l'industrie avaient prise aux yeux de ce peuple dont les combats et les aventures étaient jadis l'unique passion i. Le Gaulois retrouvait, du reste, dans la vie errante du marchand, dans les hasards et les périls des voyages quelque chose des émotions de la guerre. Dans les civilisations primitives, le commerce est nomade, le marchand n'est qu'un colporteur petit ou grand, avec sa balle sur le dos, ou ses longues files de chariots et de bêtes de' somme qu'il promène de ville en ville et de marché en marché. Le commerce de la Gaule, avant la conquête romaine, dut être ce qu'est aujourd'hui celui du Soudan ou de l'Asie-Centrale : quelques grandes villes à la fois sanctuaires et forteresses comme Nemausus (Nîmes), Tolosa (Toulouse), Vienne, CoMllonum (Châlon-sur-Saôné), Alesia, Avaricum (Bourges), Genabum (Orléans) où se tiennent à des époques, déterminées probablement par des fêtes religieuses, de véritables foires ; de nombreuses bourgades où les habitants de la campagne se réunissent à jours fixes pour échanger leurs denrées et pour se procurer les marchandises étrangères, le vin surtout, dont les barbares sont si avides ; des cara1
CÉSAR,
De belle- gallico, liv. VI, ch. xyii.
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vanes de marchands gaulois ou massaliotes circulant avec leur pacotille sous la protection des chefs de clans qui font payer leurs services le plus cher possible ; des routes assez mal entretenues, mais praticables pour les chariots à déux [carrus) ou à quatre roues (plaujstrum ou benna) grossièrement fabriqués avec des planches ou tressés en osier et généralement traînés par des boeufs ; des associations de bateliers placées sous le patronage de quelques personnages puissants, et sous la garantie des conventions commerciales conclues entre les nations voisines, transportant les marchandises et les voyageurs sur les neuves et sur les rivières : tel était le spectacle que nous retrouverons au moyen-âge et qu'offrait sans doute le commerce gaulois un ou deux siècles avant notre ère. Mais si nous pouvons reconstituer sans trop d'efforts les conditions matérielles du commerce chez nos ancêtres, il est plus difficile de nous rendre compte de la situation morale du marchand. L'aristocratie gauloise professait-elle pour le commerce le même dédain qu'affichèrent plus tard l'aristocratie romaine et la noblesse féodale? Nous en sommes réduits sur ce point à des conjectures. Cependant, quand on songe aux flottes puissantes entretenues par la république des Venètes, aux richesses immenses de certains chefs gaulois, à" la prodigalité de ce Luern qui se promenait sur son char en jetant à la foule des poignées d'or et d'ar-
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gent , on ne saurait s'empêcher de croire que l'aristocratie guerrière et religieuse ne resta pas étrangère au grand mouvement commercial provoqué par l'exemple des Phéniciens et surtout des Grecs. Ces sénateurs venètes, qui se firent tuer si bravement en défendant contre César l'indépendance de l'Armorique, devaient être des armateurs en même temps que des chefs militaires ; et les monopoles commerciaux furent peut-être pour quelque chose dans cette opulence des chefs seduens ou arvernes, que l'étendue de leurs domaines ou de leur clientèle ne suffirait pas à expliquer. La Gaule semblait mûre pour la civilisation, elle l'était aussi pour la conquête. Ce pêle-mêle de peuples, Ibères, Ligures, Celtes, Belges, Germains, à qui on avait fini par donner le nom de Gaulois, n'avait jamais formé une nation, pas même une confédération. L'antagonisme de tribus à tribus se compliquait dans le sein d'un même état de rivalités politiques et de haines sociales. En enlevant à la Gaule son indépendance, Rome lui donna ce qu'elle n'avait jamais connu jusqu'alors, la paix, première condition du travail et de la richesse.
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STHABON, IV, H, 3.
�CHAPITRE II
LA GAULE ROMAINE — NARBONNE — LYON — LES VOIES ROMAINES — LES COLLÈGES DE NAUTES ET DE MARCHANDS
Ce fut Marseille qui ouvrit la Gaule aux Romains et qui recueillit d'abord tous les bénéfices de la conquête. Les Celto-Ligures qui l'entouraient et qui n'avaient cessé de guerroyer contre elle, furent réduits à l'impuissance : son commerce suivait pas à pas les légions et élargissait le théâtre de ses opérations à mesure que les armes romaines pacifiaient la vallée inférieure du Rhône et le littoral de la Méditerranée. Marius lui avait concédé, après sa victoire sur les Teutons (102 av. J.-C), le péage du canal qui débouchait dans le golfe de Fos et qu'il avait fait creuser par ses troupes pour améliorer la navigation des bouches du Rhône envahies par les sables. C'était assurer aux Massaliotes, avec un revenu considérable, le monopole du commerce du Rhône maritime *,
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STBABON, IV, 197
Gaule, t. I, p.
ch. î, par. 9, et et suivantes.
DESJARDINS,
Géographie de la-
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La fin du second siècle avant notre ère est l'époque la plus paisible et la plus brillante de l'histoire de Massalia. Son port (le Lakydon), avec ses cales couvertes, ses arsenaux, ses magasins, ses chantiers de construction, ses appareils et ses machines pour le gréement des navires, est un des plus sûrs, et comme nous le dirions aujourd'hui, un des mieux outillés de la Méditerranée : ses maisons basses aux toits de terre mêlée avec de la paille hachée, s'étalent en amphithéâtre sur les flancs des collines rocheuses, qui portent aujourd'hui les noms de butte SaintLaurent, butte des Moulins et butte des Carmes. La ville haute est dominée par les temples de l'Artémis d'Ephèse, et de l'Apollon de Delphes, les deux divinités protectrices de la cité ; déjà la population est à l'étroit dans l'enceinte qui enveloppe le port et la ville, et qui s'étend du vallon de la Joliette à la limite actuelle du vieux port ; les faubourgs débordent sur la campagne qui n'a plus à redouter les incursions des barbares et que couvrent au loin des plantations de vignes et d'oliviers1. Mais quand la province romaine s'étendit des Alpes et de la Méditerranée au Rhône, aux Cévennes et aux Pyrénées, quand la conquête fut organisée, les Grecs de Marseille trouvèrent une redoutable concurrence dans cette nuée de colons, de publicains, de négociants, de spéculateurs de
STRABON, IV, ch. i, par. 4 et 5, et E. ROUBY, Marseille au temps de César (Bulletin de a Société de géographie, 1873).
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tout genre qui s'abattit sur la nouvelle province et qui se mit à l'exploiter avec l'âpreté particulière au génie romain. Soixante-quinze ans après la première expédition, c'est Gicéron qui l'affirme, il ne se faisait pas une affaire, il ne circulait pas un denier dans toute la province sans l'intermédiaire d'un citoyen romain. C'est l'entrepreneur romain qui se charge de mettre en valeur les terres publiques confisquées sur le Gaulois ; c'est l'usurier romain qui prête à ce même Gaulois à deux ou trois cents pour cent le numéraire dont il a besoin pour acquitter les impôts ; c'est le chevalier romain qui les perçoit, et par dessus tout c'est le proconsul romain qui en détermine l'assiette, qui règle les réquisitions, les péages, les octrois, et qui peut ruiner le commerce indigène en frappant l'exportation ou la circulation de certaines marchandises, des vins par exemple, de taxes exorbitantes, auxquelles échappera le négociant italien, mais qui écraseront le commerçant gaulois *. Le centre de tout ce mouvement n'était plus Marseille, c'était une ancienne cité ibérique devenue colonie romaine en 118 av. J.-C. Narbo Martius (Narbonne), que la politique du Sénat avait choisie pour en faire la rivale commerciale de la vieille alliée de Rome. Située presque au pied des Pyrénées, comme Marseille au pied des Alpes, sur un étang maritime et sur un bras navigable de l'Aude,
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CICÉRON,
Pro Fonleio,
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rattachée à la Garonne par une route courte et facile, Narbonne ne tarda pas à devenir la métropole de la province qui lui doit son nom [Narbonensis Gallia). Les conquêtes de César, en ouvrant aux trafiquants romains la Gaule indépendante, imprimèrent un nouvel essor aux affaires et à la spéculation 1 ; enfin la ruine de Marseille, qui, par dépit de se voir reléguée au second plan autant que par sympathie politique, s'était jetée dans le parti pompéien, laissa pour un demi-siècle Narbonne sans concurrente sur la Méditerranée. Mais la soumission de la Gaule jusqu'au Rhin et à l'Atlantique déplaça le centre de la vie politique et commerciale. Narbonne devait rester et resta le grand port du Golfe du Lion, elle ne pouvait plus être ni la capitale ni le marché de la Gaule. Ce fut une ville d'origine récente, Lyon [Lugdunum) qui recueillit ce double héritage. Fondé en 43 av. J.-C. sur la rive droite de la Saône, au pied de la colline de Fourvières, sur l'emplacement d'une
1 La construction de plusieurs flottes dont les agrès venaient en partie d'Espagne (CÉSAR, De tello gallico, liv. V, ch. i), la nécessité d'approvisionner les armées sur un territoire ennemi et où les communications étaient presque partout difficiles, la vente aux enchères du butin et des prisonniers, enfin les chances favorables qu'offrait à la spéculation un pays où les armes romaines pénétraient pour la première fois, avaient attiré en Gaule à la suite de César une foule de commerçants qui exploitaient ses victoires. Ce fut le massacre des marchands romains à Genabum, le principal entrepôt du commerce de la Loire, qui donna le signal de la dernière insurrection générale des Gaules en 52 av. J.-C. (CÉSAR, liv. VII, Ch. ni).
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bourgade gauloise, Lyon devint en quelques années, grâce à son admirable situation et à la faveur des Césars, une des grandes cités de l'empire. Auguste en avait fait le chef-lieu administratif de la Gaule chevelue, la résidence des gouverneurs, l'hôtel des monnaies, la ville romaine par excellence. Un autel gigantesque, dédié par les soixante-quatre cités gauloises à Rome et à l'empereur, se dressa au confluent de la Saône ëtdu Rhône, comme le sanctuaire de la civilisation nouvelle et la consécration religieuse de la conquête *. De Lyon rayonnèrent dans tous les sens les grandes voies militaires et commerciales construites ou du moins tracées par Agrippa, qui allaient aboutir l'une à Saintes et à Bordeaux, la seconde au Rhin, la troisième à la Manche par le pays des Rèmes (Reims), des Bellovaques (Beauvaisis) et des Ambiens (Amiennois), la quatrième enfin à Arles où elle se bifurquait pour gagner Narbonne et Marseille2. Cette dernière voie qui longeait le littoral, traversait le Rhône sur le pont d'Arles et franchissait les Pyrénées au col de Pertus, était en partie l'oeuvre de Domitius, le vainqueur des Allobroges et des Arvernes, qui lui avait donné son nom. C'était la grande route de terre entre l'Italie et l'Espagne. Quand César avait achevé de soumettre la Celtique, la Belgique et l'Aquitaine, les Gaulois, bien
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STRABON,
IV, ch. int par. 2.
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làid., par. 11.
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qu'à demi civilisés, ignoraient encore leurs richesses ou ne savaient pas en tirer parti. Les Romains se chargèrent de les exploiter, avec ce génie pratique, qui, autant que leur organisation militaire et leurs traditions diplomatiques, a contribué à faire d'eux les maîtres du mondé. La ferme des impôts, des douanes, des péages, des mines1, des salines2, des domaines publics, la haute banque, le commerce d'importation et d'exportation passèrent des mains des indigènes ou des négociants de Marseille à celles des hommes d'affaires et des capitalistes romains 3, représentés dans les provinces par des agents qui n'étaient souvent que leurs affranchis ou leurs esclaves. L'exploitation impudente et brutale sous la république devint plus modérée et plus intelligente sous l'empire. Les empereurs étaient moins pressés de s'enrichir que les proconsuls et avaient plus d'intérêt qu'eux à se concilier les sympathies des provinciaux. Quarante ans après la conquête matérielle, la conquête morale de la Gaule était un fait accompli. Les anciens états étaient de1 L'exploitation des mines était libre, mais un grand nombre appartenaient à l'État. * Sous l'empire, toutes les grandes salines appartenaient au fisc ; les particuliers propriétaires de salines avaient le droit de les exploiter pour leur consommation, mais ils ne pouvaient vendre de sel qu'aux fermiers des salines impériales, agents du monopole de l'État {Code Just., IV, vi-11). 3 Les publicains, pendant le premier siècle de l'empire, comme sous la république, étaient des chevaliers (TACITE, Ann., IV, 6) ; plus tard les sociétés de fermiers se composent d'affranchis et surtout d'affranchis des empereurs.
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venus des cités organisées sur le modèle de la cité romaine et jouissant d'une large autonomie municipale : les anciens chefs de clans s'étaient résignés à n'être plus que de grands propriétaires, magistrats de leurs cités, en attendant que la politique impériale en fît des chevaliers et des sénateurs : tous les germes de travail, d'activité et de progrès comprimés autrefois par les tyrannies locales et par les terreurs perpétuelles de la guerre civile ou étrangère, se développaient avec une merveilleuse énergie. Bien qu'elle versât à elle seule autant d'impôts au trésor que tout le reste de l'empire *, la Gaule enrichie s'était réconciliée avec ses vainqueurs, Rome avait pour elle une garantie meilleure que celle de la force, les intérêts satisfaits. Au second siècle de notre ère, au temps de Trajan et des Antonins, la Gaule avec ses champs fertiles, ses belles prairies, ses magnifiques forêts était un des pays les mieux cultivés du monde romain. Elle exportait en Italie les blés de l'Aquitaine, de la Celtique et du pays des Allobroges 2 (Dauphiné), le lin des Cadurques ( Quercy3) et des Bituriges (Berry), le chanvre de l'Auvergne et de la vallée du Rhône, le nard de la Provence (valeriana celtica, d'après M. Littré) renommé dans la pharmacopée romaine4, les bois de chêne et de sapin des im1
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VELLEIUS PATERCULUS, II, 39. PLINE, SÏRABON, PLINE,
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Historiarum mundi, liv. XVIII, ch. 7 (xn). liv. IV, ch. n, par. 2. Historiarum mundi, liv, XII, ch. 12 (xxvi) et 12
(sxv.'i).
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menses forêts qui couvraient encore les Pyrénées, les Gévennes, les Alpes, le Jura, les Vosges et presque tout le nord de la Gaule (forêt des Ardennes), les chevaux de la Belgique, les laines de la Narbonnaise, les fromages des Alpes et de Nîmes1, les jambons et les salaisons de la Séquanaise2 (FrancheComté), et des Pyrénées. Les vins de la Narbonnaise et de la vallée du Rhône souvent falsifiés et peu goûtés des Italiens 3 étaient au contraire un des principaux objets de commerce • dans l'intérieur de la Gaule, dans la Grande-Bretagne et la Germanie. Les huîtres de la Méditerranée et même celles de l'Atlantique et de la Manche que les anciens avaient peut-être trouvé le moyen de conserver dans l'eau douce, figuraient sur les tables des gourmets de Rome4. Nous savons que, longtemps avant la conquête, les Gaulois tiraient de l'or des sables de leurs rivières et que dans certaines régions (Hautes-Pyrénées, pays des Tarbelles, et val d'Aoste, pays des 5 Salasses ), ils exploitaient les roches aurifères par des procédés très analogues à ceux qu'emploient aujourd'hui les grandes compagnies californiennes. Ces mines qui existaient encore sous Auguste 0 ne tardèrent pas à s'épuiser, mais le fer du Berry,
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Historiarum mundi, liv. XI, ch. 42 (xcvii). liv. IV, ch. ni, par. 2. PLINE, Historiarum mundi, liv. XIV, ch. 6 (vin). Bévue Archéologique, août 1883, p. 102 et suiv. STRABON, IV, ch. II, par. 1 et ch. vi, par. 7. Ibid., IV, ch. vi, par. 7.
PLINE, STEABON,
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du Sénonais, du Périgord, du Rouergue, de la vallée du Rhône et de la Saône, le cuivre des Pyrénées (Saint-Etienne-de-Baïgorry) des Alpes (pays des Centrons, aujourd'hui Haute-Savoie), des Gévennes (Cabrieres dans l'Hérault etChessy dans le Rhône), l'étain du Limousin, le plomb argentifère du pays des Butènes (Rouergue), des Gabales (Gévaudan), des Centrons, etc.,étaient exploités et mis en oeuvre avec une habileté qui plaçait la métallurgie gauloise au premier rang des industries de l'empire. Ces exploitations surveillées par l'Etat, bien qu'elles appartinssent aux propriétaires du sol, étaient souvent dirigées par des compagnies qui réunissaient la fabrication à l'extraction du minerai. L'une d'entre elles qui avait son siège à Lyon nous est connue par plusieurs inscriptions1. Les industries textiles n'étaient pas moins florissantes que la métallurgie : la fabrication des toiles à voiles était répandue dans toute la Gaule 2 ; les toiles blanches de Gahors3, les tapis de la Narbonnaise, les saies bariolées aux vives couleurs étaient renommés jusqu'en Italie 4. Les progrès du commerce avaient suivi ceux de l'agriculture et de l'industrie. Le réseau des' voies romaines ébauché par Agrippa s'était complété et quatre routes carrossables, ou accessibles aux bêtes
Q-éog. de la Gtaule, I, p. 408 et suiv. Historiarum mundi, liv. XIX, 1 (n). 3 STRABON, liv. IV, ch.. ni, par. 2. * Ibid., liv. IV, ch. iv, par. 3.
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DESJARDÎNS, PLINE,
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de somme, franchissaient les Alpes par les cols du petit {Grains Mons) et du grand Saint-Bernard (Summus Penninus), du mont Genèvre [Mons Matronà) et de l'Argentière : la route de la Corniche longeait la Méditerranée de Gênes à Marseille : celles du col de Pertus (Summo Pyrenœo), du val dAran, du Somport, de Roncevaux, et de Lapurdum (Bayonne) à Pampelune rattachaient la Gaule à l'Espagne. Indépendamment des relais de poste impériaux établis sous Adrien et dont l'usage était interdit aux particuliers, il devait exister sur ces routes de véritables services de roulage : on ne saurait expliquer autrement la rapidité relative des transports qui permettait de franchir en 30 jours les 1000 kilomètres qui séparent l'estuaire de la Seine des bouches du Rhône (plus de 33 kilomètres ou de 8 lieues par jour) *. Malgré la concurrence des nouvelles voies, la navigation fluviale avait conservé toute son activité. Si nous en sommes réduits à des conjectures sur les entreprises de transports par terre, nous connaissons par les inscriptions un certain nombre d'entreprises de transports par eau qui semblent avoir joué un grand rôle dans le commerce intérieur de la Gaule; dès le ier siècle de notre ère. Les bateliers du Rhône"2, de la Saône3, de la
V, 21. Nautce Rliodanici. (Voir de BOISSIEU, Inscriptions antiques de Lyon, p. 39 et suiv.) 3 Nautœ Ararici. ïbiâ., p. 387 et suiv. Cf. OHELLI, Inscrip. lat., 200, 4077, 4244.
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DlODOBE,
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Durance1, de la Seine2, de la Loire3, de l'Aar*, affluent du Rhin, formaient des corporations reconnues par l'Etat, organisées sur le modèle des cités, ayant leurs règlements, leurs propriétés, leurs chefs électifs, et patronnées par de hauts personnages qui se chargeaient de défendre leurs intérêts auprès des autorités romaines s.
Inscription de l'autel des Nautes Parisiens (Musée de Cluny).
La nlus célèbre, sinon la plus importante de ces
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Nantis Druentii. — ORELLI, Inscript, lat., 4120. Nautce Parisiaci (voir plus bas). Nautce Ligerici. — GRUTER, Thésaurus Inscr. lat., p.
472,
n°
Aruranci. — ORELLI, 365. Outre les corporations de bateliers que nous avons citées, certains épigraphistes (SCHWARZ, De collegio utriculariorum, 1793. Nuremberg. — CALVET, Dissertation sur un monument singulier des utriculaires de Cavaillon. Avignon, 1766, in-8°) ont admis l'existence d'une ou de plusieurs corporations CCutriculaires (utricularii) qui se seraient servis pour transporter les marchandises sur les étangs du littoral de la Méditerranée de bateaux ou de radeaux soutenus par des outres de cuir (ORELLI, Inscr. lat., 4244-4119). Cette interprétation acceptée par M. LENTHÉRIC (Les villes mortes du golfe de Lyon), a été contestée par BoisSIEU (Inscriptions antiques de Lyon, p. 401) et par MARQUARDT (H. d. R. AL, t. VII, 2E partie, p. 719), qui voient dans les utriculaires des fabricants d'outrés pour l'huile ou pour le vin.
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10. 4 hautce
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associations, est celle .des Nautce Parisiaci, dont la mémoire nous a été conservée parles débris d'un autel élevé, sous Tibère, à la pointe de l'île de la Cité (l'ancienne Lutetia) et retrouvé en 1711 sous le chœur de Notre-Dame. Si ce monument n'établit pas que l'association des Nautes Parisiens se rattache par une filiation directe à la hanse des marchands de l'eau du moyen-âge, il atteste du moins, à une époque voisine de la conquête, l'activité de la navigation de la Seine, celle du port de Lutèce et la réconciliation des dieux romains et gaulois, Jupiter et Esus, Cernunnos et Vulcain qui figurent côte à côte sur l'autel votif érigé par nos ancêtres 1. Les deux grands ports de commerce de la Méditerranée étaient Narbonne et Arles, depuis que Marseille avait perdu sa prépondérance maritime et n'était plus qu'une ville de science, de luxe et de plaisir. Narbonne était situé sur un bras de l'Aude, qui se jetait dans le lac Rubrensis en partie comblé aujourd'hui par les alluvions et remplacé par les étangs de Bages, de Sijean et de Gruissan. Des travaux gigantesques d'endiguement et de canalisation qui avaient rejeté dans le bras de Narbonne la masse de la rivière et approfondi le chenal maritime, faisaient de la métropole de la Narbonnaise un des ports les
1
Voir
SAUVAI,,
LEROUX DE LINGY,
Antiquités de Paris, 3 vol. in-f°, 1724, et Sistoire de l'hôtel de ville de Paris, 1 vol.
in-4°,
1846,
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plus sûrs du littoral gaulois1. Elle communiquait avec le Rhône par la navigation des étangs qui s'étendaient alors sans interruption jusqu'à la bouche occidentale du fleuve, avec l'Océan par le cours de la Garonne, navigable depuis Toulousé (Tolosa)2. Le port de la Garonne était alors comme aujourd'hui, Bordeaux (Burdigala) qui entretenait déjà des relations avec la Grande-Bretagne et l'Espagne. Arles, rattaché à la mer par le canal de Marius et peut-être aussi par le petit bras du Rhône et la navigation des étangs, était à la fois un port maritime et le débouché de la navigation du Rhône qui se prolongeait par la Saône jusqu'à Châlon (Cabillonum)3. Sur les bords du fleuve s'élèvent
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C. PORT, 1854,
bonne.
THÉRIO, 1879.
2
Essai sur l'histoire du commerce maritime de NarParis. — H. CONS, DeAtace, Paris, 1881, — et LENLes villes mortes du golfe de Lyon, 1 vol. ln-160. Paris,
STRABON, liv. IV, oh. i, par. 14. Les inscriptions (ORELLI, Inscript, lat., 3655 et 4241) constatent à Narbonne et Arles l'existence de corporations de naviculaires, chargés probablement, comme ceux d'Alexandrie et plus tard ceux d'Afrique du transport des blés et autres denrées destinées à l'approvisionnement de Rome, pour le compte de l'administration de l'annone. Jusqu'à l'époque de Trajan, ces transports s'étaient faits par entreprise ou même par réquisition. Trajan abandonna ce système et s'en remit à la libre initiative des armateurs, en augmentant les privilèges et immunités dont jouissaient déjà ceux qui mettaient à la disposition de l'annone des navires d'un certain tonnage. Un peu plus tard, à l'époque de Marc-Aurèle, s'organisèrent des corps de naviculaires qui, moyennant la concession perpétuelle d'avantages considérables, tels que l'exemption des charges personnelles (munera persona3
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les opulentes cités de Tarascon, d'Avignon {Avenid), d'Orange {Arausio), de Vienne. Lyon est encore la métropole commerciale et politique de la Gaule1, le siège des plus puissantes compagnies d'industrie et de commerce : les bateliers de la Saône et du Rhône2, les négociants en vins3, la Compagnie des mines et des forges de la vallée du Rhône. Au-dessus de Châlon, quatre grandes voies commerciales se détachent de la vallée de la Saône4.
lia) des fonctions municipales, et même des droits de douane et péages (portorium), s'engagèrent à perpétuité envers l'État. Ces corporations de naviculaires subsistaient encore dans les derniers temps de l'empire d'Occident (Voir H. PIGEONNEAU, De convectione urbance annonce et de publicis naviculariorum corporibus, 1876 ; et l'Appendice, n° I). 1 Voir O. HIRSCHFELD, Lyon in der Rcemeneit, 1 vol. in-8°. Vienne, 1878. 2 Les bateliers du Rhône sont qualifiés de Corpus splendidissimum (BOISSIEU, Inscr. de Lyon, p. 265). Quarante places d'honneur leur sont réservées au théâtre de Nîmes (Ibid., p. 396), et on compte parmi eux un chevalier et de nombreux magistrats municipaux (Ibid.,^>, 207, 297, 390.) Cf. MARQUARDT, Handbuch der Rcemischen Alterthûmer (Das Privatleben der Rcemer), t. VII, 2E partie, p. 394. 3 Les négociants en vins dont les magasins situés sur les bords de la Saône portaient le nom de Canabce (les tavernes) paraissent avoir occupé le premier rang parmi les corporations marchandes de Lyon (BOISSIEU, Inscr. de Lyon, p. 207 et 399.) 4 Voir pour les Routes romaines en Gaule : L'ITINÉRAIRE D'ANTONIN (Ed. Wesseling ou de Fortia). — LA TABLE DE PEUTINGER (Ed. Desjardins). — RECUEIL DES ITINÉRAIRES ANCIENS [Ed. de Fortia et Lapie). —L. RÉNIER, Les Itinéraires romains de la Gaule (1850). — Corpus Inscriptionum lalinarum, de Berlin, t. V. — WALCKENAER, Géographie ancienne historique comparée des Gaules Cisalpine et Transalpine, 3 vol. in-8U et atlas 1839. — DKSJARDINS, Géographie de la Gaule romaine. Pour la carte des voies romaines au iv° siècle après J.-C,
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La première remonte le Doubs jusqu'à Besançon (Vesuntio) et vient aboutir au Rhin près d'Augst (Augusta Rauracorum, où le fleuve est déjà navigable. La seconde longe la vallée de la Saône et descend par la Moselle1 navigable au-dessus de Trêves [Augusta Trevirorum), et par la Meuse, vers la vallée moyenne et inférieure du Rhin. C'était la principale voie d'approvisionnement pour les légions cantonnées dans les deux provinces de Germanie et la route du commerce avec la Germanie indépendante où les marchands gallo-romains allaient échanger les tissus et les vins de la Gaule contre les peaux, les fourrures et l'ambre jaune de la Baltique2. La troisième route, celle de la Saône à la Loire, partait de Châlon, traversait Autun [Augustodunum), et atteignait la Loire au-dessus d'Orléans {Genabum, plus tard Aurelianum). Les marchandises embarquées sur le fleuve arrivaient, après une navigation de 370 kilomètres (2,000 stades), à Nantes (Portus Namnetum) qui paraît s'être substitué, vers le commencement du ior siècle, à l'ancien port de Corbilo et qui était
nous nous sommes servi en outre de la Carte des (raules, de l'atlas de SPRUNER et MENKE et du travail publié par M. HAYAUX DU TILLY dans le compte rendu du Congrès international des Sciences géographiques, 1815. 1 L. Antistius Vêtus qui gouvernait la Germanie supérieure en 58 ap. J.-C. songea à réunir par un canal la Saône et la Moselle; ce projet fut abandonné (TACITE, Annales, XIII, 53.) 2 Au temps de Tacite, les monnaies romaines étaient déjà répandues en Germanie [De moribus Gtermaniœ, V.)
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également en relations avec la Grande-Bretagne1. La quatrième route, celle de la Saône à la Seine traversait Autun, s'y divisait en deux branches qui passaient par Avallon et A lise pour aboutir à Sens (Agedincum) sur l'Yonne, et descendait la Seine jusqu'à son embouchure par Melun (Melodunum), Paris (Lutetia) et Rouen (Rotomagus). C'était la voie de transit la plus courte entre la nouvelle province de Bretagne et la Méditerranée ; mais les anciens, malgré les progrès de la navigation, ont toujours redouté les longues traversées maritimes : aussi le principal entrepôt du commerce avec la Bretagne n'est-il pas Caracotinum (Harfleur), le port de la Seine, mais Gesoriacum, plus tard Bononia (Boulogne), qui n'est éloigné que de 50 kilomètres de la côte anglaise2. C'est là que Caligula a élevé ce phare gigantesque connu au moyen-âge sous le nom de tour à'Odre et qui subsista jusqu'en 1645; c'est là que stationne l'escadre destinée à surveiller le détroit et les côtes de Bretagne, et qu'aboutissent les nombreuses voies romaines qui rattachent Boulogne à la Seine, à l'Oise et à l'Escaut. A mesure que les communications deviennent plus faciles, les habitudes du commerce se modiliv. IV, ch. n, par. 1 et ch. v, par. 2. liv. IV, ch. v, par. 2. — POMPONIUS MÊLA, liv. III, ch. n, et PLINE, Hist. mundi, liv. IV, ch. 16 (xxx) et 23 (xxxvii).
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STHABON,
STHABON,
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fient peu à peu. Le marchand d'autrefois (mercator) est devenu l'homme d'affaires (negotiator). Souvent il accompagne encore ses marchandises, mais il n'y est plus obligé : il a des associés, des correspondants, des agents qui le remplacent : tel grand commerçant a un établissement à Lyon et un autre à Pouzzoles1 : les principales villes deviennent des foires permanentes où vient s'approvisionner le petit commerce sédentaire ou nomade ; c'est seulement quand il a dépassé les frontières de l'empire que le marchand retrouve les hasards qui remplissaient autrefois sa vie aventureuse. Quand les Romains avaient envahi la Gaule, ils avaient trouvé établis sur les routes, les ponts, les rivières, au passage des Alpes et des Pyrénées des péages auxquels étaient soumis les voyageurs aussi bien que les marchandises et dont la recette constituait un des principaux revenus des petits Etats gaulois. Quelques-unes de ces douanes intérieures disparurent, d'autres conservèrent le caractère de simples péages ou devinrent des octrois municipaux2; mais la Gaule entière, à l'exception peut-être de la Narbonnaise qui paraît avoir formé une circonscription spéciale et des deux Germanies considérées
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ORELLI, 4242.
Voir G. HUMBERT, Les douanes et les octrois chez les Romains. Toulouse, 1867, in-8°. — R. CAGNAT, Etude historique sur les impôts indirects chez les Romains. Paris, in-8°, 1882.
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comme territoire militaire, fut enveloppée d'un
%
La Tour d'Odre, d'après un dessin de la JBituiotûècjue du Louvre.
réseau de douanes dont le produit connu sous le nom de quarantième des Gaules (quadrage-
�41 sima Galliarum) était versé au trésor impérial
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(fiscus)1.
1 HERZOG, Galliœ Narbonensis provinciœ Romance historia, 1 vol. in-8°, Leipzig, 1869, p. 248) et MARQUARDT (Handbuch der rœmischen AllerthUmer, t. V, p. 263, note 4) pensent que la Gaule narbonnaise formait une circonscription distincte et que l'union douanière n'existait que pour les trois provinces d'Aquitaine, de Lyonnaise et de Belgique. Cette opinion se fonde surtout sur la séparation administrative de la Narbonnaise et des Gaules qui subsista sous l'empire ; mais on n'a trouvé jusqu'ici aucune trace de stations de douanes entre la Narbonnaise et le reste de la Gaule. Quant aux deux Germanies, bien qu'au point de vue financier, elles ne paraissent pas avoir eu un régime distinct de celui de la Belgique, l'existence d'une station du quarantième à Metz (inscription citée par M. GAGNÂT, Impôts indirects chez les Romains, p. 60, d'après ROBERT, ÉpigrapAie de la Moselle, p. 21) semblerait prouver que leur territoire restait en dehors de l'union douanière. Peut-être étaient-elles considérées comme provinces étrangères- et soumises à un tarif particulier. Les stations douanières des Gaules qui nous sont connues par les inscriptions sont : sur la frontière des Pyrénées : Lugdunum Convenarum (Saint-Bertrand de Comminges) et Illiberis (Elne) ; sur le littoral de la Méditerranée Nîmes et Arles ; sur la frontière des Alpes Pedo (Borgo-San-Dalmazzo suivant M. Mommsen) et Fines Cottii (Avigliana) dans le versant italien, l'une sur la route du col de l'Argentière, l'autre sur celle du mont Genèvre, gardant la frontière des Alpes Maritimes et des Alpes Cottiennes, provinces qui administrativement appartenaient à la Gaule, au moins avant Dioclétien ; Cularo (Grenoble) et Ad Publicanos (Tournon ou Gilly) sur la frontière de la province des Alpes Pennines qui jusqu'à la fin du ni" siècle ap. J.-C. n'était peut-être pas comprise dans l'union douanière des Gaules (Cf MARQUARDT, H. d. R. Al., t. IV, p. 128), Tarnada sur le Rhône (Saint-Maurice en Valais) dans la province des Alpes Pennines, mentionné dans une inscription qui ne la désigne, il est vrai, ni comme une station du quarantième, ni même expressément comme une station douanière; enfin sur la frontière orientale Magia (Màyenfeld entre Coire et Bregenz), Turicum (Zurich), Divodurum ou Civitas Mediomatricorum (Metz) et peut-être Coblentz. (Voir CAGNAT,
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Les douanes, comme les autres impôts indirects, étaient affermées pour cinq ans et à partir de 321 après J.-C. pour trois ans, à des particuliers ou à des compagnies surveillés par des procurateurs impériaux qui déléguaient dans les différents bureaux des agents destinés à contrôler Jes opérations des fermiers et de leurs préposés1. Les droits d'entrée et de sortie s'élevaient à 2 1/2 p. 100 pour toutes les marchandises qui circulaient entre l'union douanière des provinces gauloises et le reste de l'empire ; ils étaient probablement plus élevés pour celles qui franchissaient la frontière ou qui venaient de l'dtranger2. Certaines exportations, celle de l'or,
Impôts indirects chez les Romains, p. 47, 67, 144, 145, et HIRSCHFELD, Die Verivaltung der Rheingrenze dans les Commentaiiones philologicœ, 1877.) Les inscriptions signalent aussi des stations à Lyon et à Vienne. Bien que ces deux villes ne fussent pas situées sur la frontière, leur importance comme centres commerciaux et comme points de départ des routes qui sillonnaient toute la Gaule explique que l'administration romaine y ait établi des bureaux de douane. Aujourd'hui encore, les douanes de Paris et de Lyon dépassent de beaucoup le mouvement de la plupart des bureaux de la frontière. Lyon était vraisemblablement, comme le pense M. Cagnat, le centre administratif de la Quadragesima Cralliarum (ouvrage cité, page 65) et la résidence du procurateur impérial chargé d'en surveiller la perception. 1 II y avait en Gaule un procurateur spécial chargé de surveiller la perception du quarantième et sous ses ordres tout un personnel d'agents inférieurs : préposés, teneurs de livres [tabuïarii), contrôleurs (contrascriptores) esclaves ou affranchis. Le personnel aux ordres des fermiers n'était pas moins nombreux et se recrutait également parmi les hommes de condition servile (GAGNÂT, p. 95-99). 2 II nous paraît probable que l'impôt de Voctava ou huitième (12 1/2 p. 100) qui a été l'objet de si nombreuses discussions
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des armes, du fer brut ou travaillé et des denrées alimentaires étaient même absolument prohibées, et la fraude était punie comme crime de haute trahison1. Les marchandises qui appartenaient à l'Etat et qui circulaient en franchise, celles qui étaient expédiées en transit ou destinées à des villes où il existait des bureaux de douanes, n'étaient pas soumises à la visite : on les plombait à la frontière : les nombreux plombs trouvés dans la Saône, et portant soit le numéro d'une légion, soit le nom d'un marchand ou d'une ville ne laissent aucun doute sur l'antiquité de ce procédé emprunté par nos douanes modernes à celles de l'empire romain2. Cependant il ne faudrait pas conclure de l'analogie des procédés à celle du caractère économique : la douane romaine était un expédient fiscal, elle n'a jamais été, comme les nôtres, un instrument de protection3.
(voir le résumé de la question dans CAGNAT, Impôts indirects chez les Romains, p. 12-16), et qui existait, s'il faut en croire le Code Justinien, dès le temps d'Alexandre Sévère, n'était autre chose qu'un tarif spécial applicable aux marchandises de toute sorte importées de l'étranger ou à destination des pays non soumis à l'empire. Au temps de Cicéron, les marchandises exportées en pays étranger, ad hostem, étaient déjà frappées d'un droit plus élevé (Pro Fonteio, V). 1 DIGESTE, XXXIX, iv, 11. — Code Justinien, IV, XLI, 1 et 2, Quelques-unes de ces prohibitions, entre autres celles du vin de l'huile, du sel et du blé ne doivent avoir été ni permanentes, ni applicables à toutes les frontières. En tout cas, elles étaient constamment violées. 2 R. CAGNAT, 0. c, p. 67 et 68. 3 Outre le portorium (droits de douanes et péages), il existait depuis Auguste (TACITE, Annales, I, p. 78) un droit sur les
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On se tromperait aussi grossièrement si, en se fondant sur des ressemblances tout extérieures, on prétendait établir entre la vie économique de la société gallo-romaine et celle de nos sociétés modernes un rapprochement qui n'aurait sa raison d'être ni dans les faits, ni dans les moeurs. Le monde romain n'a jamais connu ces ardentes et libres concurrences, cette âpre activité du travail, cet essor prodigieux et cette influence de la richesse mobilière qui sont un des périls, mais aussi un des progrès de notre temps. Le commerce et l'industrie étaient aux yeux du peuple, comme aux yeux du gouvernement, des professions inférieures qui pouvaient donner la richesse, mais qui ne donnaient pas la considération personnelle. Le négociant enrichi n'entrait dans les classes dirigeantes qu'en consacrant ses capitaux à l'achat de biens-fonds, c'est-à-dire en sortant de sa condition1. Les chefs et les administrateurs des cités, les
ventes publiques (auctiones, voir SUÉTONE, Caligula, 16), qui fut d'abord du centième {centesima rerum venalium), puis du deux centième, et qui supprimé un moment par Caligula, au moins en Italie, reparut dans la suite et subsistait encore dans les derniers temps de l'empire {Code Justinien, liv. XII, xrx, 4). La vente des esclaves était également frappée d'un droit de 4 0/0 au profit du fisc (Quinta et vicesima mancipiorum). 1 Mercatura aulem, si tenuis est, sordida putanda est : sin magna et copiosa, multa undique apportans, multisque sine vanitate impertiens, non est admodum vituperanda, atque etiam si satiata quaestu vel contenta potius, ut ssepe ex alto in portum, ex ipso portu se in agros possessionesque contulit, videtur jure optimo posse laudari (CIGÉRON, De officiis, I, 42). Cf. FUSTEL DE COULANGES, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, pages 223 et suiv.
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seuls qui fissent partie de la curie et qui pussent arriver aux charges municipales étaient les propriétaires fonciers1. Les possesseurs du sol qui souvent étaient en même temps les grands capitalistes et les grands propriétaires d'esclaves, ne se contentaient pas de faire valoir leurs terres : ils spéculaient sur les fermes publiques, ils faisaient le commerce de l'argent en se dissimulant derrière des prête-noms: ils organisaient sous la direction de leurs affranchis des ateliers d'esclaves dont la concurrence écrasait le travail libre2. A la puissance du capital les ouvriers et les commerçants libres essayèrent de bonne heure d'opposer celle de l'association. Cette classe, peu nombreuse en Gaule au moment de la conquête, s'était développée rapidement grâce aux progrès de la civilisation, du bienêtre, et à la transformation des anciennes forteresses (oppida), asiles momentanés des populations rurales, en villes habitées par une population permanente. Les gens de métier et les marchands s'organisèrent en corporations (collegia ou corpora), qui reproduisirent sur une échelle plus modeste l'image même de la cité : elles eurent leur aristocratie et leur plèbe, leurs magistratures électives, leurs propriétés, jusqu'à leurs esclaves et à leurs affranchis3.
Code Thëodosien, liv. XII, titre I. Cf. MARQUARDT, Handbuchder JRœmischen Alterthilmer, t. VII, lre partie, p. 161 et suiv. 3 Les inscriptions relatives aux corporations mentionnent des patrons, des magistri, des quinquennales, des questeurs, des caissiers (arcarii), des curateurs, des décurions, une plebs (ORELLI,
5 1
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Chaque membre de la corporation versait comme droit d'entrée une certaine somme à la caisse commune : dans beaucoup de collèges, le nombre des membres était limité; les surnuméraires devaient attendre qu'une vacance se produisît pour figurer régulièrement dans la corporation et en partager les privilèges1. L'Etat, tout en surveillant ces associations et en n'accordant qu'avec réserve l'autorisation qui leur donnait l'existence légale2, paraît avoir favorisé ce mouvement, surtout à partir de la fin du second siècle ap. J.-C.3. C'était une sorte de contre-poids opposé à l'influence toutepuissante de l'aristocratie foncière : c'était aussi un moyen d'atteindre plus facilement la richesse mobilière par l'impôt ou par les services professionnels, que les corporations autorisées s'engageaient à rendre à l'Etat ou aux cités4. Vers le troisième siècle
I. L., 4054, 4055, 4056, 4075, 4076, 4077, 4133, etc...). — Les collèges possèdent des immeubles, des sépultures communes, des temples; ils peuvent hériter, ils délibèrent et rendent des décrets (ORELLI, 4076, 4080, 4093, 4133); ce sont des personnes civiles, du moins quand ils ont reçu l'autorisation légale {licite coeuntia, ORELLI, 4075.) 1 Lettre de Pline à Trajan, X, 42. — Cf. ULPIEN, Fragmenta Vaticana, p. 57 et Code Justinien, liv. XI, tit. xvn, 1. 2. 2 Lettre de Trajan à Pline, X, 43. 3 Historia August., LAMPRIDE, Yie d'Alexandre Sévère, XXIII, p. 220, et XXXII, p. 225. Edition de 1794, Leipzig. 4 Les corps de fabri si nombreux dans tout l'empire étaient employés à l'extinction des incendies (voir la lettre de Trajan à Pline, X, 43), la corporation des boulangers (pistores) de Rome, créée par Trajan, à la préparation du pain distribué par l'administration de l'annone, les naviculaires au transport des blés destinés à l'approvisionnement de Rome (O. HIRSCHFELD, An-
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dé
notre1 ère, industriels, commerçants, propriétaires, classés et groupés suivant leur profession ou leur fortune, formaient, au sein du grand Etat romain et de l'état municipal, comme autant de petites cités, vivant de leur vie propre, supportant, il est vrai, leur part proportionnelle des charges publiques, mais s'isolant volontiers avec cet égoïsme qui est le caractère même de la corporation. Dans chacun de ces groupes, grâce à l'esprit de corps et aux ressources accumulées pendant de longues années de prospérité et de paix, la vie était facile pour les petits comme pour les grands, mais rien n'aiguillonnait l'activité, rien n'éveillait le génie de l'invention et du progrès : pas de découvertes industrielles, peu d'entreprises lointaines, peu de grandes spéculations ; les bénéfices mêmes du commerce et de l'industrie, au lieu d'aller grossir le courant des capitaux en circulation, s'immobilisaient ; la propriété foncière les absorbait ; c'était elle qui attirait toutes les ambitions et tous les capitaux disponiblss. Le numéraire, beaucoup moins abondant que de nos jours, suffisait cependant aux besoins1. Ce qui
nona dans le PMlologus, t. XXIX, 1870, et H. PIGEONNEAU, De Convectione urbance annonce). Il est probable que des obligations analogues étaient imposées aux collèges de Nautes que nous avons énumérés plus haut. 1 Les données statistiques que nous fournissent les auteurs anciens ne nous permettent pas d'évaluer même d'une manière approximative la quantité de numéraire qui circulait dans l'empire romain ; il est impossible de rien conclure du texte très contesté de Pline l'Ancien (XXXIII, 3 (xvn) sur les réserves du tré-
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le prouve, c'est que l'intérêt commercial ne s'élevait pas en moyenne, sauf pour les opérations maritimes, au dessus de 7 à 8 0/01. Les capitaux étaient en grande partie déposés chez les banquiers (argentarii) et les changeurs (nummularii) qui réunissaient au caractère de commerçants celui d'officiers publics et dont les livres faisaient foi dans toutes les questions de ventes, de prêts et de contrats2. C'était chez eux que se faisaient la plupart des paiements, au moyen de chèques et de virements qui simplifiaient les opérations3. L'argent était relativement plus rare que l'or : pendant les trois premiers siècles de l'empire, le rapport commercial des deux métaux varia entre
sor à diverses époques : nous ignorons également le chiffre du revenu public sous l'empire (voir MARQUARDT, H. d. R. AL, t. V, 286 et suiv.) et c'est sur des bases fort incertaines que SAVIGNY, (Mélanges, t. II, p. 138 et suiv.) a établi le calcul qui fixerait à 450 millions le revenu de l'impôt foncier sous Constantin. Nous avons sur les prix des données plus sûres et plus nombreuses qui nous permettent d'affirmer que, si les objets de luxe ont atteint souvent chez les Romains, comme chez nous, un taux exorbitant, les denrées de première nécessité se sont maintenues, au moins pendant les premiers siècles de l'empire, à des prix inférieurs à ceux de nos jours. (Voir MARQUARDT, H. d. R., AU, t. V, p. 51 et suiv., et LEVASSEUR, De la valeur des monnaies romaines, in-8°, 1879.) 1 Ce dernier taux est celui que fixe le Code Justinien pour les affaires commerciales. — Cod. Just., IV, xxxn, 26. S DIGESTE, II, xni, 9. — (Voir KRAUT, De argentariis et nummulariis commentatio. Gœftingue, 1826, in-8°). 3 Voir PAGENSTEGHER , De litterarum obligatione et de rationibus tam domesticis quam argentariorum. Heidelberg, 1851, in-8°, et MARQUARDT, E. d. R. AL, t. V. p. 63 et suiv.
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1 : 9 et 1: 12 S même à l'époque où l'argent souvent falsifié devint une véritable monnaie d'appoint et où l'or fut seul reçu dans les caisses publiques2. Mais dans la seconde moitié du me siècle, les- guerres civiles, les incursions des barbares, les insurrections de paysans (les Bagaudes), l'affaiblissement du pouvoir central, bouleversèrent profondément la vie économique du monde romain et surtout de la Gaule qui avait plus souffert que le reste de l'empire. Pendant vingt ans (260-280 ap. J.-C.), elle avait été dévastée par les barbares de toute origine, Sarmates, Francs, Vandales, Burgondes, Alamans, qui tantôt pour leur propre compte, tantôt comme auxiliaires des empereurs gaulois, avaient promené du Rhin à la Loire le pillage et l'incendie : les pirates saxons ravageaient les côtes et interceptaient les communications avec la Grande-Bretagne ; les populations des campagnes pillées par les Germains et par les soldats de l'empire, écrasées d'impôts et de redevances qu'elles ne pouvaient plus payer
De la valeur des monnaies romaines, p. 38. Histoire de la monnaie romaine, trad. par MM. de Blacas et de Witte (4 vol., in-8°, 1865-1875), t. III, p. 42 et suiv. — Ch. LENORMANT, La monnaie dans l'antiquité, 2 vol. in-8°, 1878, liv. II, ch. i. 2 Dès le temps de Trajan, la monnaie d'argent qui avait eu cours jusqu'à l'époque de Néron, concurremment avec la monnaie d'or, contenait plus de 20 0/0 d'alliage ; sous Elagabal l'argent cessa d'être reçu dans les caisses publiques et les impôts durent être payés en or. (LAMPRIDE, Vie d'Alexandre Sévère, 39.) Sous Trajan le rapport légal des deux métaux était de 9, 37. (Voir LEVASSEUR, O. c, p. 38, et MARQUARDT, H. d. R. Al. t. V, p. 25 et suiv.) i Voir
LEVASSEUR, — MOMMSEN,
1
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s'étaient soulevées à la fois contre les empereurs et contre les grands propriétaires : aux horreurs de l'invasion étaient venues se joindre celles d'une jacquerie qui trouvait des complices dans la plèbe des villes et que les troupes impériales occu-> pées à défendre les frontières étaient impuissantes à réprimer. Les fortunes privées étaient aussi profondément atteintes que la fortune de l'Etat : l'or se cachait, la monnaie d'argent s'altérait de plus en plus1 ; en quelques années la valeur relative des deux métaux était tombée d'un douzième à un quinzième ; le commerce était interrompu, l'industrie chômait ; les corporations, après avoir épuisé leurs réserves, commençaient à se dissoudre; la terre même foulée par les légions et par les barbares, restait souvent inculte : à mesure que la misère augmentait, le ralentissement de la production, l'altération des monnaies, la spéculation qui, dans tous les temps, n'a jamais hésité à exploiter les calamités publiques faisaient monter le prix des denrées de première nécessité, et le crédit qui suffisait au train ordinaire de la vie romaine, était impuissant contre de pareilles difficultés2. Dioclétien et Constantin réussirent à dissimuler le mal plutôt qu'à le guérir. L'édit de 301, qui éta1 Sous Claude le Gothique le denier (argenteus) était devenu une monnaie de hillon ; il ne contenait plus que 4 à 5 p. 100 d'argent.
2 Voir le préambule de l'édit de Dioclétien. (Edit de Dioclétien établissant le maximum dans l'empire romain,, par M. WADDINGTON, gr. in-f, 1864.)
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blissait un maximum pour les salaires et les principales marchandises, resta lettre morte ; la cherté ne cessa que par la diminution progressive de la population urbaine et l'introduction des cultivateurs barbares dans l'empire où les bras ne suffisaient plus au travail agricole1. Les corporations trouvèrent un soulagement momentané dans la réforme de l'impôt. Pendant les trois premiers siècles, les industriels et les commerçants avaient été soumis à un impôt sur le capital et sur le revenu établi d'après la valeur du matériel d'exploitation et le chiffre d'affaires, déclaré par les intéressés et contrôlé par les agents de l'État2. Quand les corporations furent régulièrement organisées, chacune d'elles fut probablement taxée en bloc et autorisée à répartir elle-même entre ses membres cette espèce de patente collective 3. Après la réforme du commencement du ive siècle, ce ne furent plus seulement les membres de telle ou telle corporation, ce furent tous les commerçants (negotiatores), qui, dans chaque cité, formèrent un groupe de contribuables imposé collectivement, solidairement responsable envers l'État, mais libre de
1 EUMÈNB, Panégyrique de Constance Chloré. — La réforme monétaire de Dioclétien et de Constantin dut contribuer également à la solution de cette crise économique, en rétablissant l'accord entre la valeur réelle et la valeur nominale des monnaies.
2
3
Voir
MARQUARDT,
H. d. R. Al , t. V, pages 22T-230.
C'est sous Alexandre Sévère que cette patente (aurum negotiatorium) paraît avoir été établie ou du moins élendue à tous les corps de métiers (LAMPRIDE, V. Al. Sev., 24 et 32.)
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répartir et de percevoir comme il l'entendrait la contribution commune *. On appela cet impôt chrysargyre, ou or lustral1*, parce qu'il se percevait d'abord tous les cinq ans, puis tous les quatre ans, tantôt en or, tantôt en argent. Ce nouveau système permettait de dégrever les corporations les plus compromises, et de faire peser une plus lourde part du fardeau sur celles qui étaient le plus capables de le supporter : il donnait en outre aux différentes classes de commerçants un sentiment plus net de leur solidarité, et des moyens plus puissants pour lutter contre la grande propriété, c'est-à-dire contre les autorités municipales, qui cherchaient à faire retomber sur la richesse mobilière le poids des charges publiques. Mais cette organisation même ne tarda pas à produire des conséquences que n'avaient probablement prévues ni les populations, ni le gouvernement. Dans chaque cité, les chefs des corporations furent naturellement chargés de répartir l'impôt sur le revenu de la propriété mobilière, comme les décurions, chefs du groupe des propriétaires fonciers, répartissaient l'impôt sur la richesse immobilière3. I] en résulta que tous les commerçants qui n'appartenaient pas aux corporations furent moralement contraints de's'y affilier, sous peine de rester isolés dans ce grand corps, où ils n'auraient d'autres dé1 2 3
Code Thëodosien, XVI, n, 15, et XIII, m, 3 et 17. Code Thëodosien, liv. XIII, titre i. Ibid., liv. XIII, tit. i, lois 16 et 17.
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fenseurs qu'eux-mêmes, et où leurs intérêts auraient été nécessairement sacrifiés. Plus tard, la loi sanctionna le fait, et tout chef de maison dut faire partie d'une corporation, comme tout propriétaire d'un domaine de 25 jugera faisait partie d'une curie1. La corporation même, au lieu d'être une association libre, devint une prison. Presque tous les collèges étant assujettis à des redevances en travail envers les cités ou envers l'Etat, l'impôt étant fixé pour une période de quatre ans, et les allégements presque^ impossibles à obtenir d'un gouvernement dont les besoins grandissaient avec la misère publique, toute diminution du nombre des négociants contribuables représentait une augmentation de charges pour ceux qui restaient. Vers la fin du ive siècle, dans cette nouvelle période de troubles qui précéda la désorganisation de l'empire d'Occident, les ruines et les désertions devinrent nombreuses : les corporations, écrasées par l'impôt, réclamèrent à grands cris des mesures qui arrêtassent ce mouvement de dissolution. L'État, dont les intérêts étaient d'accord avec les leurs, fit droit à leurs plaintes ; les édits impériaux interdirent aux membres des collèges comme aux curiales d'entrer dans l'armée 2,
1 Code Tliéodosien, liv. XII, tit. i, 1. 179. Vacantes quoque et nulla veterum dispositione ullius corporis sooietate conjunctos curiœ atque collegiis singularum urbium volumus subjugari.
* Code Justinien, liv. XII, tit. xxxv. — Novelle de Valentinien, XII, {Code Tliéodosien, Ed. de 1750, t. VI, p. 417).
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
dans le clergé, dans tontes les carrières qui jouissaient de l'exemption d'impôts et de charges personnelles : on leur défendit même de quitter leur cité et leur corporation pour s'établir ailleurs : le négociant et l'artisan se trouvèrent enchaînés à leur profession et à leur collège, comme le curiale l'était à son domaine et à sa curie1. Un pareil état de choses qui révolterait profondément tous nos instincts modernes, n'avait rien de contraire à l'idée que se faisaient les anciens des droits de la cité et de ceux de l'individu, les consciences ne s'indignaient pas, mais les intérêts souffraient. Tout ce que la Gaule romaine avait aimé et respecté semblait lui manquer à la fois ou se retourner contre elle. La cité, la vieille patrie gauloise, de plus en plus absorbée dans la grande patrie romaine, demandait aux citoyens plus de dévouement et de sacrifices, à mesure qu'elle s'effaçait davantage; la corporation n'était plus comme la cité qu'un instrument administratif et fiscal; enfin l'empire luimême, qui était depuis si longtemps, aux yeux des peuples, l'arbitre équitable de tous les intérêts, le gardien de la paix publique, la force mise au service de la loi, se montrait impuissant à les défendre contre les ravages des barbares, contre les révoltes
Code Tliéodosien, liv. XIV, tit. n, loi 4 ; tit. vu, 2 ; tit. vin, 2. De retrahendis collegiatis vel collegis judices dabunt operam ut ad proprias civilates qui longius abierint retrahi jubeant cum omnibus quse eorum erunt, ne desiderio rerum suarum looo originario non valeant adtineri. {Code Tliéodosien, XIV, vu, 1.) "
1
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des paysans, contre l'indiscipline des armées; et par une cruelle ironie, l'impôt augmentait avec le désordre et la misère; l'empire faisait payer plus cher les services qu'il ne savait plus rendre. Aussi le sentiment qui semble dominer dans la société gallo-romaine, à la fin du ïv° siècle, c'est une sorte de découragement, d'affaissement moral et d'indifférence égoïste qui en est la conséquence. Les liens sociaux se relâchent, on se désintéresse de la corporation, de la cité et de l'empire ; chacun s'isole et ne songe plus qu'à soi; on n'a plus qu'une pensée : se soustraire par tous les moyens aux charges et aux misères communes1. Au milieu de l'effondrement général de l'ancienne société, la seule institution qui inspire confiance, la seule force jeune et vivante, c'est le christianisme, qui a contribué largement à désorganiser l'ancien monde, mais qui a préparé le nouveau. La Gaule romaine du v6 siècle âp. J.-G. était prête pour l'invasion barbare, comme la Gaule indépendante du Ier siècle av. J.-G. l'était pour la conquête romaine.
1
Voir les livres XII et XIV du Code Tliéodosien.
�CHAPITRE III
LA GAULE FRANQUE — LES MARCHANDS SYRIENS ET JUIFS — LE COMMERCE SOUS LES MÉROVINGIENS ET SOUS CHARLEMAGNE — LES MONNAIES FRANQUES
Quand on se représente la Ganle dans la seconde moitié du ve siècle, après ces grands courants d'invasions qui l'ont balayée pendant cinquante ans, on se figure volontiers que le flot a tout emporté, que les institutions romaines ont disparu, que les fortunes privées se sont abîmées dans une effroyable catastrophe, que les barbares ont asservi les GalloRomains, que la vie sociale est suspendue, l'industrie ruinée, le commerce interrompu. Ce tableau, qui répond à l'idée que nous nous faisons d'une conquête barbare, est nécessairement exagéré, parce que l'invasion germanique ne fut pas une conquête. Les Germains qui s'établirent sur le territoire romain, ceux même qui avaient employé la force pour s'y faire une place, ne se considérèrent pas comme des conquérants, mais comme des sujets et des sol-
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dats de l'Empire : ils songeaient si peu à le détruire qu'ils aspiraient à le servir même malgré lui. Les rois burgondes, wisigoths et francs du ve et du vi° siècle ne furent, aux yeux des populations galloromaines, que des officiers impériaux, d'abord investis de pouvoirs exclusivement militaires, mais qui finirent par y joindre l'administration civile et par effacer les empereurs, qu'ils avaient la prétention de représenter. Sans doute ce cantonnement plus ou moins autorisé des barbares dans l'Empire, ce déplacement du pouvoir, ne s'opérèrent pas sans troubles et sans souffrances ; il y eut des massacres, des incendies, des ravages, des chocs entre Romains et barbares, et surtout entre barbares de nations diverses,qui se disputaient le droit exclusif de défendre l'Empire, et par conséquent de l'exploiter, mais il n'y eut ni dépossession en masse, ni asservissement des anciens habitants, ni destruction systématique des institutions romaines, ni même prépondérance exclusive de l'élément germanique *. A la fin du vie siècle, après l'établissement de la monarchie franque et les querelles sanglantes des descendants de Clovis, nous retrouvons l'organisation sociale'de la Gaule, telle à peu près qu'elle existait sous les derniers empereurs d'Occident : Une aristocratie de grands propriétaires romains ou germains, avec leurs bénéficiaires ou tenanciers, leurs colons et leurs esclaves, occupés les uns au
1 Voir PUSTEL DE COUIANGES, Histoire des Institutions politiques de l'ancienne France, t. I, liv. III.
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travail de la terre, les autres à des travaux industriels; des cités administrées par des curies, qui répartissent et qui perçoivent l'impôt foncier ; dans chaque cité, un évêque presque toujours de naissance illustre et de race gallo-romaine, véritable chef de la curie, et un comte, représentant de l'autorité royale, qui ne vit pas toujours en bonne intelligence avec les pouvoirs locaux; enfin, une administration centrale qui reproduit grossièrement, mais servilement, celle des derniers temps de l'empire romain1. Les corporations commerçantes et industrielles, qui avaient joué un si grand rôle au ive et au v° siècle, subsistaient-elles encore? L'absence de témoignages contemporains ne nous permet ni de le nier, ni de l'affirmer 2. L'impôt du chrysargyre avait disparu, même dans les pays restés romains au commencement du vi6 siècle3; les corps de négociants, organisés dans chaque cité à un point de vue- purement fiscal, avaient dû disparaître en même temps, au moins comme institution publique. Ils n'avaient plus de raison d'être une fois l'impôt supprimé*. D'autre part, la concurrence
1 2
Ibid., liv.
IV.
M. LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières, t. I, liv. II, ch. m, p. 123-124, croit à la persistance des corporations. Nous sommes disposé à admettre qu'un certain nombre au moins durent survivre en se transformant, mais nous n'en connaissons aucune preuve positive pour la période franque. 3 Cet impôt avait été aboli par l'empereur Anastase en 501. 4 On n'en trouve plus aucune trace dans le Code Justinien, bien qu'il existe encore à cette époque des collèges régulièrement organisés.
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que faisaient à l'industrie des villes et au travail libre les ateliers serviles d'hommes et de femmes entretenus par l'État, par les grands propriétaires et même par certains monastères *, avait dû contribuer, avec les ravages de la guerre, à ruiner la plupart des anciennes corporations ; enfin, la défiance que montrèrent, surtout à partir du ixe siècle, le pouvoir civil et la puissance ecclésiastique pour les ghildes, confréries et associations de toute espèce2, n'était pas faite pour encourager celles qui auraient essayé de lutter contre tant d'obstacles, Malgré la décadence de l'industrie et les désordres inévitables qu'entraînait l'affaiblissement du pouvoir central, le commerce paraît avoir conservé une certaine activité. Au vi° siècle, il existait encore des relais de poste3. Sur les voies romaines, entretenues et réparées parles Mérovingiens, circulaient, avec leurs attelages de bœufs ou de chevaux, les lourds chariots qui servaient au transport des marchandises et des voyageurs. Les édits royaux ordonnaient de ménager des chemins de halage le long des rivières navi1
s
Voir
LEVASSEUR,-
Histoire des classes ouvrières,, liv.
II,
ch. n,
Voir Aug. THIERRY, Considérations sur l'histoire de France, ch. vi. On doit remarquer cependant que les ghildes proscrites par les capitulaires et les décrets des conciles étaient des sociétés de défense ou de secours mutuels, se réunissant périodiquement dans des banquets empruntés à la tradition païenne, et qui n'avaient nullement le caractère d'une corporation ouvrière ou d'une association commerciale.
3
GRÉGOIRE DE TOURS,
Hist. Fccl. des Francs,
IX, 0.
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gables 1; les fleuves étaient restés les grandes routes du commerce intérieur, et les compagnies de batellerie de la Gaule romaine avaient peut-être survécu à la chute de la domination impériale. Les ports de l'Atlantique, Bordeaux2 et Nantes3, ceux de la Manche, Alet4 (entre Saint-Malo et Saint-Servan), Rouen, Quantovic (Etaples ou SaintJosse-sur-Mer ?) sur la baie de la Ganche s, Boulogne, étaient en relations avec les Wisigoths et les Suèves d'Espagne, les Irlandais, les Frisons6 et recevaient en échange des vins, du miel, de la garance7,'des blés et des toiles de la Gaule, les huiles et le plomb d'Espagne, les métaux et les esclaves de la Grande-Bretagne, les draps grossiers de l'Irlande et les étoffes plus fines que commençait à fabriquer la Frise. Marseille, Arles, Narbonne, les grands ports de la Méditerranée, étaient toujours les entrepôts du commerce de l'Orient,
Charte de Childebert en 558. (PARDESSUS, Diplomata, t. I, p. 117, n° 163.) Teneant autem pertioam legalem, sicut mos est, ad ducendas naves et reducetidas.
1
AUSONE, Clarœ Urbes, XIV. — Epistolœ, IV. — Cf. Acta Sanctorum ord. S. Benedicti, sœe. II, p. 824 et suiv.
3 e FORTUNATUS, liv. III, cap. x. L'évêque Félix (vi siècle) avait fait faire de grands travaux pour améliorer le cours de la Loire.
!
Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, ssec. I, p. 219 (vie de saint Malo). — Aletis populis et navalibus commerciis fréquenta ta.
5
4
Diplomata, t. H, p.
5.
Diplôme-/de Pépin (753), D. BOUQUET, Recueil des historiens des Gaules et de la Frrnce, t. V, p. 699. 7 Diplomate, t.îlQj}.^.
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riTUTEUBsW]
�LA GAULE PRANQUE
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où leurs vaisseaux allaient chercher les épices, les soieries, le papyrus d'Alexandrie \ les draps et les tapis d'Antioche et de Laodicée, que leurs négociants échangeaient en partie contre du numéraire, en partie contre les métaux, le miel, le safran, les amandes et les toiles de la Gaule méridionale, le corail apporté d'Italie, et l'ambre, venu par terre des bords de la Baltique 2. Les conquêtes des Francs, maîtres de la Germanie centrale et méridionale, avaient ouvert au commerce deux voies nouvelles : l'une, par le Danube, se prolongeait jusqu'aux frontières de l'empire d'Orient et jusqu'à Gonstantinople, à travers les pays occupés par les farouches tribus des Avares et des Bulgares ; l'autre aboutissait, par la Thuringe, aux régions où dominaient les Slaves Sorabes (Mecklembourg, Brandebourg, Poméranie), et "Wendes (Bohême, Moravie, Autriche, Carinthie). Dans ces contrées incultes, couvertes de forêts et de marécages, au milieu de ces populations belliqueuses, les marchands ne pouvaient se risquer qu'en nombreuses caravanes, l'épée au côté et la lance au poing. Ces expéditions lointaines et semées de périls
GRÉGOIRE DE TOURS, liv. V, ch. V. Voir pour le commerce de la Gaule, du ve au XE siècle, le mémoire de l'abbé CARLIER (1*753), sur l'Etat du commerce en France sous les rois de la première et de la deuxième race, reproduit dans le tome XVI de la Collection des meilleures dissertations sur l'histoire de France, publiée par LEBER. Ce mémoire, bien qu'incomplet et d'une critique parfois superficielle, peut encore être consulté avec fruit.
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séduisaient le génie aventureux de la race franque. On faisait de beaux bénéfices avec les barbares. On achetait, pour quelques outres de vins et quelques ballots d'étoffes, l'ambre et les fourrures, ou les riches dépouilles qu'ils avaient enlevées aux Grecs d'Orient. Souvent, des caravanes entières disparaissaient, massacrées par les hordes de pillards ; mais parfois aussi ces aventuriers, demi-marchands, demi-soldats, s'élevaient à de brillantes destinées. On citait un trafiquant d'origine franque, nommé Samo, qui, après avoir aidé les Wendes de Bohême à repousser une invasion des Avares, était devenu leur chef, et, attaqué par les armées austrasiennes, avait infligé de sanglantes défaites au roi Dagobert, sôn ancien souverain *. La foi trouvait son compte, comme l'ambition, à ces voyages au pays des païens. Chemin faisant, on leur distribuait des images religieuses, on essayait de les convertir tout en les exploitant. Le soldat et le marchand se doublaient d'un missionnaire ; on faisait son salut en faisant sa fortune, et si on succombait, on avait la consolation de mourir en martyr. Ce mélange du commerce et de la religion est un des traits caractéristiques du moyen-âge, comme de l'antiquité. Les plus anciennes foires de la Gaule, celle de Troyes, qui existait déjà au vB siècle2, celle de Saint-Germain-des-Prés, celle de Saint-Denis,
1
4
Chronique dite de
FRÉDÉGAIRE,
SIDOINE APOLLINAIRE,
ch. XLVIII. Sjpist., liv. VI, ep. 4.
�LA GAULE FRANQUE
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qui remonta au temps de Dagobert (629) \ sont en même temps des pèlerinages. Cette dernière, la plus célèbre de toutes, sous les Mérovingiens, se tenait hors des murs de Paris, entre l'église SaintMartin et l'église Saint-Laurent, sur les terrains traversés par le ruisseau de Ménilmontant ; elle s'ouvrait le jour de la fête de Saint-Denis et durait quatre semaines, pour permettre, dit la charte de fondation, aux marchands d'Espagne, de Provence et de Lombardie, et même à ceux d'outremer, d'y prendre part. Les droits de toute espèce, perçus par le fisc sur les marchands qui s'y rendraient, étaient supprimés pour les deux premières années et remplacés pour l'avenir par une taxe concédée à l'abbaye de Saint-Denis. L'énumération en était longue, on n'en compte pas moins de quinze dans une charte de Pépin-le-Bref2 ; mais si
1 L'authenticité de la charte de Dagobert {Diplomata, t. II, p. 5) qui établit la foire de Saint-Denis, bien que reconnue par Mabillon a été contestée, mais des chartes postérieures et entre autres celle de Pépin (753) confirment au moins la date de cet établissement. 2 Les rois francs ne semblent pas avoir distingué les droits de douanes perçus à la frontière des péages perçus dans l'intérieur, qui se confondaient sous le nom de teloneum (tonlieu), comme ils s'étaient du reste confondus dans la langue officielle de l'empire romain sous le nom deportorium. Il existait déjà, à l'époque romaine, indépendamment des stations de douanes, des péages sur les ponts (DIGESTE, XIX, n, 60, par. 8), sur les routes (SUÉTONE, Vitellius, XIV) et sur les rivières (HÉRODIEN, II, iv, 7). Un grand nombre de cités percevaient des droits d'octroi et de passage qui appartenaient pour un tiers à la cité et pour les deux tiers au fisc (Code Just., IV, LXI, 13). Ces diverses taxes subsistèrent et se multiplièrent à l'époque
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
on les analyse, on s'aperçoit que les uns s'appliquaient aux transports par terre (rotaticus, themomérovingierme. Celles qui pesaient sur les marchandises se payaient soit en argent, soit en nature et différaient suivant la provenance (Cf. WAITZ, Verfassung des Frœnliischen Reichs, t. II, p. 308 et suivantes). A la foire de Saint-Denis les agents de l'abbaye percevaient deux sous par charrette de miel ou de garance sur les marchands d'outre-mer et un sou seulement sur les marchands de Rouen, de Wicus (Quantovic), des ports du littoral normand et picard désignés sous le nom de littus saxonicum (voir Appendice n° 2), et des autres cités du royaume (Diplomata, t. II, p. 5). Les divers droits mentionnés dans la charte attribuée à Dagobert Ier [Diplomata, t. II, p. 4), dans celle de Pépin et dans les autres documents contemporains (voir Diplomata, t. II, p. 94 et le Glossaire de DUCANGB aux différents mots cités plus loin) sont : . Les droits sur la cargaison des navires (navalis evectio ; Dipl., II, p. 94) ; les droits de navigation sur les fleuves et rivières (naulum, navigius, navigatum, vogatium : Dipl., ïbid. et II, p. 5, voir ces mots dans DUCANGE), qui peut-être n'étaient pas distincts des précédents ; les droits de quai et de rivage [ripaticus : Dipl., II, p. 5). Ces différentes taxes étaient destinées à l'entretien des cours d'eau navigables, des chemins de halage, quais, ports, etc. Les droits de passage {passionaticus) ou de transit : [Dipl., II, p. 5); les droits de pont (pontaticus : Dipl., t. II, p. 5), payés au passage des ponts et qui dans certains endroits s'appliquaient aussi aux bateaux; les droits de porte et de port [Portaticus) perçus probablement sur les navires à l'entrée des ports aussi bien que sur les voitures à l'entrée des villes (Cf. DUCANGB, au mot Portaticum) ; les droits de circulation sur les voitures qui portaient les noms de rotaticus ou volutaticus, et de Themonaticus parce qu'on les percevait sans doute d'après le nombre des roues et celui des animaux attelés (Dipl., II, p. 5 et DUGANGE, Rotaticum et volutaticum) ; la taxe sur les bêtes de somme (Saumaticus: Dipl., II, p. 5) ; le droit de pulverage (pulveraticus) qui, généralement, ne s'appliquait qu'aux troupeaux (Voir DUGANGE, Pulveraticum); le droit de gazonnement (cespitaticus) pour l'entretien de la bordure des routes et des chemins de halage (voir DUCANGE, Cespitaticum), servaient à entretenir les routes, le pavage des rues, les ponts, etc. Le
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naticus, pontaticus, etc.); les autres aux transports par eau (navigius, ripaticus, etc.) ; qu'un certain nombre étaient des droits de marché, et que la plupart existaient déjà sous l'administration romaine et existent encore aujourd'hui sous d'autres noms, et avec des formes de perception moins compliquées. La foire de Saint-Denis était le rendezvous des marchands venus de toutes les parties de la Gaule et de l'Europe. A côté des vins et des huiles du Midi, on y voyait figurer le miel et la cire de l'Armorique, les toiles et la garance de Neustrie, les métaux de l'Espagne et de l'Angleterre, les fourdroit de bienvenue (salutaticus : Dipl., II, p. 5. Cf. DUGANGE, Salutaticum), se payait soit au fisc, soit au propriétaire du marché. Le laudaticus [Dipl., II, p. 5), mot d'origine douteuse, pourrait aussi bien se rattacher à un radical germanique d'où se seraient formés nos vieux mots français leide, lande, leude, qu'au radical latin de laudare. Dans les deux cas, laudaticus signifierait comme louade, lande ou leude un droit sur la vente des marchandises. Le droit de marche' ou de foire (foraticus: Dipl., II, 5) était payé par les marchands pour l'emplacement qu'ils occupaient. Le mutaticus (en admettant que cette lecture soit exacte (Dipl., II, p. 5) serait un droit de déplacement dont il est difficile de définir la nature. Les rois accordaient parfois l'exemption de ces taxes pour un temps limité, comme l'avait fait Dagobert Ioren créant la foire de Saint-Denis, ou même à perpétuité. L'immunité entraînait soit la suppression des taxes dans l'intérieur des domaines de l'immuniste, soit l'exemption de tous droits de tonlieu, péages ou autres pour les agents et les marchandises qui lui appartenaient, dans toute l'étendue du royaume. « D'autres fois le roi faisait don à un monastère ou à une église », plus rarement à un laïque, « du droit de percevoir à son profit le tonlieu et tous les droits de passage maintenus sur une rivière, sur une route ou sur un pont.» (FUSTEL DE COULANGES, Etude sur l'immunité mérovingienne, p. 48 et 49. Extrait de la Revue historique (1883). 5
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rures du Nord, les produits des manufactures royales ; mais les marchandises les plus recherchées étaient les épices, le poivre, les tissus de soie et de coton, les bijoux, les émaux, l'orfèvrerie, qui venaient de l'Orient par les ports de la Méditerranée, plus rarement par la voie du Danube, et dont les dépositaires étaient les Syriens ou les Juifs, destinés à tenir une si grande place dans le commerce du moyen-âge. Les Syriens1, et sous ce nom, les Francs comprenaient sans doute tous les négociants originaires de l'Egypte et de l'Asie romaine, formaient des communautés puissantes à Marseille, à Narbonne, à Bordeaux : à Paris, ils avaient assez d'influence pour qu'un d'entre eux, Eusèbe, réussît, en 591, à acheter l'épiscopat2. Les boutiques de ce bazar, que décrit Grégoire de Tours, et qui était situé sur une des places de là Cité, au débouché du petit Pont, leur appartenaient probablement en partie3. Quant aux Juifs, un grand nombre étaient déjà établis en Gaule avant
Géographie de la Gaule au vis siècle, p. 177. X, 26. — Les relations devaient être fréquentes au v° et au vie siècle, non seulement entre l'Orient et les ports de la Méditerranée, mais entre ces ports et les villes de l'intérieur. Sous le règne de Chilpéric, un solitaire de Nice ne se nourrit pendant le carême que d'herbes qui lui sont apportées d'Egypte par les marchands (GRÉGOIRE DE TOURS, VI, 6), et la légende rapporte que sainte Geneviève communiquait avec saint Siméon Stylite par l'intermédiaire des négociants syriens [Sollandistes, t. I, p. 145 ; 3 janvier). 3 Ibid., VI, 32. — Cf. DULAURE, Histoire de Paris, 1.1, p. 219 et suivantes. Voir
LONGNON,
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GRÉGOIRE DE TOURS,
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la chute de l'empire mais leur prospérité ne date que de l'époque de désorganisation qui suivit l'invasion barbare. Unis par une foi et par des traditions communes, en relations constantes avec leurs coreligionnaires d'Espagne, d'Italie, d'Afrique et d'Orient, formant corps au milieu de la dissolution universelle, ils purent déployer librement leurs instincts commerciaux, développés par la nécessité et par l'éducation. L'action même exercée par l'Eglise sur la société laïque, contribua à leur progrès. Les canons des conciles et les capitulaires royaux en défendant aux chrétiens l'usure, c'est-àdire le prêt à intérêts, assurèrent aux Juifs le monopole du commerce de l'argent2. C'était depuis longtemps leur principale industrie, parce que l'argent est, de toutes les richesses, la plus facile à dissimuler ou à déplacer. Cependant dès la fin du vie siècle, ils partagent avec les Syriens le trafic des marchandises orientales ; ils né tarderont pas à l'accaparer tout entier, quand la conquête musulmane aura enlevé à l'empire grec ses possessions d'Egypte et d'Asie-Mineure. En 576, les Juifs étaient au nombre de plus de 500 à Cler1 Voir J. FEHR, L'Eglise et l'Etat dans l'empire franc, 1 vol. in-8°, Vienne, 1869, ch. vi,, pages 507 et suivantes, — et GR^STZ, Histoire des Juifs, t. III, IV et V (éd. 1860). 2 Usura est ubi amplius requiritur quam datur. Verbi gratia, si dederis solidos decem et amplius requisieris... (Capitulaires de Cbarlemagne, année 806, article 12). — Fœnus est qui aliquid prœstat. Justum fœnus est qui amplius non requirit, nisi quantum prœstitit {Ibid., art. 17).
romain1,
»
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mont1 ; ils devaient être plus nombreux à Marseille et à Narbonne. A Bordeaux, à Orléans2, à Paris, leurs communautés étaient riches et influentes : c'était un juif de Paris, Priscus, qui servait d'agent au roi Chilpéric, fils de Glotaire Ier, pour ses achats d'objets précieux et de denrées exotiques3. Un autre juif, Salomon, remplissait des fonctions analogues près de Dagobert Ior. Les Juifs, en butte aux caprices de leurs protecteurs royaux, aux insultes populaires, au mépris du clergé, chassés de Glermont en 576, de Marseille en 600, baptisés de force par Chilpéric et peut-être par Dagobert4, persécutés en Espagne et en Septimanie par les Wisigoths5, en Orient par l'empereur Héraclius, courbaient la tête, laissaient passer l'orage et reparaissaient bientôt, plus actifs, plus nombreux. C'est que personne, ni les rois ni les peuples, ni même l'Eglise, ne pouvait se passer d'eux ; ils étaient déjà ce qu'ils ont toujours été depuis, les premiers banquiers et les plus habiles commerçants du monde. « Cinquante pièces d'argent qui travaillent, leur » disait le Talmud de Jérusalem, valent plus que s deux cents qui ne font rien6. » « Vends tes marchandises, écrivaient leurs rabGRÉGOIRE DE TOURS, V, 11. Ibid., VIII, 1. 3 Ibid., VI, 5 et 17. 4 FRÉDÉGAIRE, LXV. — AIMOIN, liv. IV, ch. xxn. 3 Voir La loi des Wisigoths, tit. XII. — D. BOUQUET, Recueil des historiens de France (éd.. 1869), IV, p. 440 et suivantes. 6 Talmud de Jérusalem, Pe'ah, VIII, ix.
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» bins, pendant que la poussière de la route est » encore sur tes vêtements *. » « Cent pièces d'argent placées dans le commerce » vous permettent d'avoir tous les jours de la viande » et du vin. Cent pièces d'argent employées à la » culture de la terre ne vous donnent que du sel et » des légumes2. » Les rois avaient la souveraineté, l'aristocratie avait la terre, l'Eglise avait l'autorité morale, mais le Juif avait l'argent. C'était à lui qu'il fallait l'emprunter, dût-on engager les impôts et les péages, le produit des récoltes, ou même vendre les vases sacrés et les ornements sacerdotaux, comme les évêques le firent plus d'une fois, en dépit des canons et des ordonnances royales 3. Les trois hommes de génie qui inaugurèrent la dynastie carolingienne, Charles-Martel, Pépin-leBref et Charlemagne, comprirent le parti qu'on pouvait tirer des Juifs. Les deux premiers s'en servirent contre les Arabes de Septimanie, qui avaient succédé aux "Wisigoths et ne s'étaient pas montrés plus tolérants. Charlemagne ne les trouva pas moins bien disposés pour ses intérêts dans sa lutte armée ou diplomatique contre les Sarrasins d'Espagne, les Lombards et les Grecs d'Orient. Les légendes juives racontaient que Charlemagne, sauvé par un des leurs sous les murs de Narbohne, leur
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RAB :
RABA :
3
Pesachim, 113». Jebarnoth 63\ Capitulaire de 806 (Nirnègue), article
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avait concédé le tiers de cette cité, avec le droit de former une communauté indépendante et de se choisir un roi1, et au xvi" siècle la mémoire du grand empereur était encore bénie comme celle d'un des protecteurs d'Israël2. Ce qui est incontestable, c'est que la persécution cessa; qu'en achetant par un tribut régulier la protection du prince ou celle des églises, les Juifs purent exercer librement leur commerce, prêter à intérêt, posséder des biens-fonds et remplir même certaines fonctions administratives3. Ce fut, jusqu'aux croisades, l'âge d'or de leur commerce, la période la plus brillante de leur développement intellectuel, et la page la moins remplie des annales de la persécution. Ce qui contribua à assurer leur prépondérance, ce furent les difficultés chaque jour plus grandes que rencontrait, surtout dans la Méditerranée, le commerce des chrétiens. La conquête musulmane leur avait fermé les ports de l'Egypte, de la Syrie, de l'Asie-Mineure, de la côte septentrionale d'Afrique et de l'Espagne; elle avait un moment menacé l'Aquitaine, et la Septimanie, avec le port deNarbonne, était restée jusqu'au règne de Pépinle-Bref entre les mains des Arabes. En Gaule même,
Les Juifs du Languedoc, p. 8. La Vallée des Pleurs, traduit par Julien SEE, 1 vol. in-8°, 1881, pages 12 et 13. 3 Voir SAIGE, Les Juifs du Languedoc antérieurement au xrv° siècle (1 vol. in-8°, 1881), ch. i et n, et DEPPING, Les Juifs au moyen-âge, I vol. in-8°, 1844.
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G. SAIGE,
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HA.
COHEN,
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les désordres qui précédèrent la chute de la dynastie mérovingienne avaient bouleversé plus profondément peut-être que les invasions barbares, toutes les conditions de la vie économique. Les manufactures royales avaient en partie disparu 1 ; les chaussées n'étaient plus entretenues, les rivières obstruées par les moulins et les barrages n'étaient plus navigables, les ponts, les quais de débarquement tombaient en ruines; les chemins de halage avaient été usurpés par les particuliers ; le brigandage , qui n'était plus réprimé, infestait les routes ; les pirates normands et saxons clans la mer du Nord et dans la Manche, les corsaires musulmans dans la Méditerranée ravageaient les côtes et enlevaient les navires marchands ; les péages arbitraires se multipliaient2 ; l'autorité centrale était impuissante; la féodalité existait déjà en fait sinon en droit. La main énergique des maires du palais et des rois de la famille d'Héristal arrêta un instant cette décomposition du vieux monde gallo-romain : on vit renaître sous Charlemagne, avec l'ordre et la sécurité intérieures, l'activité industrielle et commerciale. Le fameux capitulaire de Villis réorganisa dans chacune des grandes fermes royales les
1 Voir le capitulaire de Charlemagne {de Villis), qui réorganise ces manufactures. 2 Voir la constitution de Clotaire II (615). — De teloneo ut per illa looa debeat exigi et de speciebus ipsis de quibus prsecedentium principum tempore... {Diplomate, 1.1, p. 196, n° 129).
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ateliers de forgerons, d'armuriers, de charpentiers, de damasquineurs, d'orfèvres, de brasseurs, de boulangers, les gynécées ou ateliers de femmes pour la filature, le tissage et la teinture du lin et de la laine1. Les draps de Tours, d'Arles et de Lyon, s'exportèrent de nouveau en Germanie et en Angleterre ; les routes furent réparées, les péages illégaux supprimés 2 : des flottilles armées entretenues à l'embouchure de tous les fleuves arrêtèrent les incursions des pirates; Gand et Boulogne, dont le phare avait été réparé par Charlemagne3, devinrent les premiers chantiers de construction de la Gaule septentrionale4. L'islamisme au midi, la barbarie païenne au nord, reculèrent devant les armées franques, avant-garde de la civilisation chrétienne. Grâce aux relations amicales que Charlemagne avait nouées avec les émirs d'Afrique et avec le khalife
Capitulaire de Villis, 43 et 45. De teloneis plaoet nobis ut antiqua et justa telonea a negotiatoribus exigantur tam de pontibus quamque et de navigiis seu mercatis. Nova vero sive injusta ubi vel funes tenduntur, vel cum navibus sub pontibus transitur, seu his similia, in quibus nullum adjutorium iterantibus prœstatur, ut non exigantur. Similiter etiam nec de bis qui sine negotiandi causa substantiam suam de una domo sua ad aliam aut ad Palatium seu in exercitum (Capitulaire de 805, article 13). D. BOUQUET, Rec. des Hist. de France (édit. 1869), t. V., p. 673. 3 Annales Francorum {Œuvres d'Fffinhard, Ed. TEULET, t. I, p. 297.) * Ibid., année 811.— Cf. SIGURD ABEL et B. SIMSON, Jahrbiicher des Fr&nkischen Reichs unter Karl dem Grossen, t. II, p. 470-471.
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d'Orient, Marseille etNarbonne étaient redevenues les entrepôts des épices, des aromates, des perles, des pierreries, des cristaux, des étoffes de soie et de coton que les caravanes ou les navires arabes apportaient de l'Inde, de la Chine et de la Perse dans les ports du Levant ; elles renvoyaient en Afrique du blé, du vin, de l'huile 2, en Orient des métaux et des draps, surtout ceux de la Frise qui y étaient particulièrement recherchés3; les cuirs et les soieries de Cordoue, s'échangeaient à Toulouse et à Barcelone contre le pastel et les laines de l'Aquitaine 4. Sur la Manche et la mer du Nord, les ports de
1 En "797 Charlemagne avait envoyé en Orient deux ambassadeurs qui moururent avant de revoir la Gaule, et un juif, Isaac, qui ramena les présents offerts par le khalife à l'empereur d'Occident, entre autres un éléphant. Un envoyé de Haroun et un député de l'émir de Kairouan l'avaient précédé en Europe {Annales Francorum, années 801 et 802). Une seconde ambassade de Haroun, qui arriva en 807, apporta des tentures de lin, des étoffes de soie, des parfums, des candélabres de bronze et une horloge de bronze doré mue par l'eau et qui sonnait les heures (Ibid., année 807). S'il faut en croire le moine de Saint-Gall, Charlemagne aurait renvoyé en échange des chevaux et des mulets d'Espagne, des chiens de chasse et des draps de Frise teints au kermès ou au pastel (Moine de Saint-Gall, liv. II, chap. xiv, D. BOUQUET, t. V, p. 126). Ces présents royaux représentent assez exactement les produits naturels ou manufacturés qui s'échangeaient au ix6 siècle entre l'Occident et l'Orient.
Haroun-al-Raschid1,
Moine de Saint-Gall, livre II, chap. xni. Ibid., chap. xiv. 4 Voir les voyages de Théodulfe, évêque d'Orléans, dans la Narbonnaise et en Aquitaine (THÉODULPI Carmina, liv. I, vers 170 et suivants, dans J. SIRMOND, Opéra varia, t. II, p. 1032 et suiv.)
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Quantovic, de Boulogne, de Wik-te-Duerstede (Dorestatum), de l'Ecluse1 étaient le siège d'un commerce actif avec la Germanie, l'Angleterre et même l'Irlande2. C'était l'abbé de Fontenelle3 (787-806), Gervold4, qui exerçait sur toute cette côte et surtout à Quantovic la charge de surintendant du commerce et des douanes; il était en relations fréquentes avec le roi anglo-saxon Offa, et son influence était grande auprès de Charlemagne. En 790 le roi des Francs, irrité contre Offa qui lui avait refusé, pour un de ses fils, la main de sa fille, avait interdit l'accès des côtes aux marchands de la Grande-Bretagne. C'était la ruine de tous les ports de la Gaule septentrionale. L'intervention de Gervold fit lever la prohibition s et sauva les marchands des deux pays de cette crise provoquée par une question d'amour-propre, plutôt que par un intérêt politique. En Germanie la défaite des Saxons, en Pannonie celle des Avares, au delà de l'Elbe la soumission des tribus slaves avaient porté à l'Oder et à la Theiss les limites de l'empire franc. Chaque cité
Diplôme de louis Pr, en 831 (D. BOUQUET, VI, 572, D.). L'Irlande était encore en relations avec la Gaule au rx8 siècle (Annales de Saint-Bertin, années 847 et 848). 5 L'abbaye de Fontenelle prit plus tard le nom de SaintWandrille. 4 Gesta abbatum Fontanellensium (PERTZ, Scriplores, t. II, p. 291.) Cf. Acta. SS. Ord. S. Bened. Sœc. II, p. 525. 8 Ibid. et ALCUIN, Lettre à Colcus (790), D. BOUQUET, V, p. 607, C.
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nouvelle qui s'élevait clans les pays récemment conquis, sur les bords de l'Elbe, de la mer du Nord ou du Danube, était en même temps qu'un centre de propagande religieuse et une forteresse, un entrepôt de commerce. Sur les routes ouvertes à travers la Germanie, l'empereur avait fait construire de distance en distance des stations, véritables caravansérails comme il en existe encore en Orient, où le marchand trouvait sinon la nourriture, du moins un abri pour lui-même, pour ses bêtes de somme et pour ses marchandises. Sur toutes les frontières, des agents spéciaux étaient préposés à la surveillance et à la protection du commerce. Ils devaient empêcher l'exportation des armes et des esclaves1, veiller à la sûreté des marchands et les empêcher de s'avancer au delà de certaines limites, si le pays n'était pas tranquille2. La navigation fluviale avait repris toute son ac1 Le commerce des esclaves avait été réglementé avant Charlemagne par les rois et par l'Église. Il était interdit aux Juifs d'avoir des esclaves chrétiens, et le concile de Châlons (644) avait défendu d'emmener des esclaves même païens pour les vendre hors des frontières de l'empire. L'anglo-saxonne Bathilde, femme de Clovis II, vendue dans son enfance au maire du palais Erchinoald, avait conlribué à restreindre ce commerce sans parvenir à le supprimer. 3 La ligne douanière tracée par le capitulaire de 805 sur la frontière orientale de l'empire passait par Bardowick, Scheessel, Magdebourg, Erfurt, Hallstadt, Forchheim, Pfreimt, Ratisbonne et Lorch. C'était dans ces villes que résidaient les missi spécialement chargés de surveiller la frontière. — Voir SIGDRD ABEL elB. SiMSON,/a/»rt. d. Frank. Beichs u. Karl d. Qr., t. H, p. 332 et 333.
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tivité. Tournai sur l'Escaut1, Maestricht sur la Meuse2, Worms (Vangiones) et Mayence sur le Rhin3 étaient les entrepôts du commerce avec la Frise et la Germanie. Il y existait déjà, sous les Mérovingiens, des péages royaux qui, plus tard, furent abandonnés à l'Eglise. C'est à Mayence qu'aboutissaient à la fois la grande route de Thuringe4 et la navigation du Mains ; les Frisons, déjà connus au vin8 siècle comme les plus habiles tisserands et les commerçants les plus actifs de la région rhénane, y occupaient tout un quartier6 et y échangeaient leurs draps contre les vins, les céréales et la poterie qu'y apportait la batellerie du Rhin7.
1 « Teloneum de navibus super fluvio Scalt qui pertinet ad fiscum Tornaeum de quolibet commercio, seu et de carrigiis et sagmis. Ce dernier mot est probablement une faute du copiste, pour sagenis (espèce de barques), ou sagmis (sommiers, bêtes de somme) ». Diplomata, I, p. 123, n° 167.
2
EGINHARD,
Eist. de la translation de 8. Marcellin et S. Pierre,
Ed. Teulet, t. II, p. 349-350. 3 Omne teloneum quod fiscus a negotiatoribus, artificibus, vel Frisionibus in Vangione civitate.. . exigere possit. .. Diplôme de
81.
Louis et de Lothaire, 820. (SICKEL, Segesten der XJrhunden der ersten Karolinger, t. II, p. 165.) — La même charte signale des
péages royaux à Ladenbourg et à Wimpfen sur le Main. 4 Via quse a Turingorum regione ad Maguntiam pergentes duoit (Vie de S. Sturm, J. PERTZ, Monumenta Mstorica Germanice. Scriptores, t. II, p. 369). 6 Mereatores quidam de civitate maguntiaca qui frumentum in superioribus Germanise partibus emere ac per fluvium Msenum ad urbem ducere solebant (Translation de S. Marcellin et S. Pierre, 39, éd. TEULET, II, p. 258). 6 Annales Fuldenses, pars IV, année 886. 7 Miracles de S. Goar, 20. (Acta Banctorum ord. Bened., II, p. 281.)
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Charlemagne avait même conçu un projet qui ne devait être réalisé que plus de dix siècles après sa mort. Ce fut une de ces audaces du génie qui devance la marche de l'esprit humain et qui devine l'avenir, mais qui ne peut créer les instruments et souvent ne lègue à la postérité qu'une idée au lieu d'une œuvre. Il avait voulu réunir le Danube et le Rhin, la mer Noire et la mer du Nord, en joignant par une tranchée à ciel ouvert le cours de la Rednitz, affluent du Main, à celui de l'Altmuhl, affluent du Danube. Commencé en 793 le canal ne fut jamais achevé. La nature marécageuse du terrain et les pluies d'automne découragèrent les ingénieurs et les ouvriers : après avoir ouvert la tranchée sur une longueur de 2000 pas et une largeur de 300 pieds, il fallut abandonner les travaux. On ne devait les reprendre que dans la première moitié de notre sièclei. Charlemagne ne fut guère plus heureux en essayant d'imposer à tout l'empire l'unité des poids et mesures et de réformer le système monétaire désorganisé par deux siècles de confusion. Quand les Francs s'étaient établis en Gaule, ils y trouvèrent en usage, au moins comme système légal, les mesures et les poids romains : le pied (0m2957), le mille (1478 mètres), le jugerum (25 ares, 18), le
' Annales Francorum, année 793. Voir O. c, t. II, p. 55 èt suiv.
S. ABEL
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SIMSON,
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onodius (8 litres, 754) et la livre (327 grammes, 453)*. Ils apportèrent avec eux des mesures nouvelles fort irrégulières et qui ne correspondaient pas exactement à celles du système romain. Bientôt les noms et les rapports des mesures légales s'altérèrent : le mille franc était le double du mille romain : le modius du vin0 siècle (muid) avait une capacité de quatre anciens modii ; la livre oscillait entre 327 et 400 grammes de notre système métrique 2. Ce désordre favorisait la fraude et suscitait au commerce de perpétuelles difficultés. Charlemagne s'efforça d'y remédier soit en rétablissant le système romain, soit en l'adaptant aux habitudes nouvelles : ainsi la capacité du muid fut portée de quatre à six modii romains et coïncida avec le médimne grec (52 litres) usité dans l'empire d'Orient; la livre fut augmentée d'un quart (409 grammes au lieu de 327) pour la mettre en harmonie avec le nouveau système monétaire 3, et les mesures réformées devinrent seules légales et obligatoires pour toute la Gaule4. Efforts inutiles ! Sous l'unité apparente de l'administration
1 Voir HULTSCH, Métrologie grecque et romaine, 1 vol. in-8°, Berlin (allemand). 2 Voir GUÉRARD , Polyptyque d'Irminon, Introduction, t. 1, p. 183 et suivantes. 3 Ibid., p. 125 et suivantes. — Guérard donne à la livre carolingienne, 408 grammes. D'autres auteurs n'ont attribué à la livre de Charlemagne qu'un poids d'environ 367 grammes (voir S. ABBL et SIMSON, 0. c, t. II, p. 564-565.) 4 Nullus homo prsesumat aliter vendere aut emere vel mensurare nisi sicut domnus Imperator mandatum habet. (Capitulaire de 803.)
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carolingienne se cachait déjà la variété infinie du monde féodah Les lois ne triomphent pas des moeurs. La tentative de Charlemagne pour réformer la monnaie n'eut guère plus de succès. Au moment de la dissolution de l'empire romain d'Occident, la principale monnaie était le sou .d'or (solidus) de Constantin qui pesait un soixante-douzième de la livre romaine (4 gr., 54) et représentait une valeur intrinsèque d'environ 15 fr. 48. La valeur commerciale de l'argent était à peu près le douzième de celle de l'or et les monnaies d'argent qui circulaient comme appoint, étaient souvent au-dessous du titre légal, qui aurait dû être de 970 millièmes. Les monnaies d'or impériales étaient frappées dans les ateliers de Trêves, d'Arles, de Narbonne et de Lyon *, et le monopole de la fabrication appartenait à une corporation nombreuse et puissante, celle des monnayers qui joignait sans doute à celte industrie le commerce des métaux précieux. • Les premiers rois francs, s'ils battirent monnaie, se contentèrent d'imiter servilement les types impériaux; mais, dès le commencement du vi° siècle, les descendants de Clovis substituèrent sur la monnaie d'or leur propre nom ou leur monogramme à celui des empereurs 2, et commencèrent à fabriquer une
Notifia dignitatum Occidentis, XI, p. 150 (éd. SEECK.). Voir pour pour la question des monnaies mérovingiennes : PONTON D'AMÉGOURT, Essai sur la numismatique mérovingienne, 1864. DE BARTHÉLÉMY, Etude sur les monnaies, les noms des
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nouvelle monnaie d'argent, qui reproduisait sinon le type, du moins la valeur et le nom d'une pièce d'argent depuis longtemps démonétisée dans l'empire romain, mais très répandue en Germanie, le denier dégénéré du ine siècle, dont la valeur in-
Sol d'or de Théodebert 1". Face : Buste du roi, vu de face, cuirassé ; la tête couverte d'un casque ou d'une couronne, tenant de la main droite le javelot appuyé sur l'épaule, le bras couvert d'un bouclier. — Légende : DN THEODEBERTUS VICTOR, « notre maître Théodebert, vainqueur ».
trinsèque était tombée à 38 ou 40 centimes, au lieu de 84 centimes, valeur normale du denier d'Auguste. Les Germains recevaient peu de monnaies d'or; l'exportation en avait été prohibée par les empereurs *. Quand ils eurent pénétré dans l'empire, le denier de mauvais aloi, qui était la monnaie romaine la plus connue sinon la plus estimée dans leur
lieux et la fabrication de la monnaie (Revue archéologique, 1865, I, p. 1 et suiv.). — Id., Fssai sur la monnaie parisis (Mémoires de la Société de l'histoire de Paris, t. II, p. 142). — Id., Liste des noms d'hommes gravés sur les monnaies mérovingiennes, 1882. Paris. — L'abbé HANATJER, Ftudes économiques sur l'Alsace, t. I : Les monnaies, chap. n et vu. — WAITZ, Verfassung des Friinhischen Reichs, t. II, p. 306 et suiv. 1 Code Justinien, IV, XLIII, 2.
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si
pays d'origine *, devint naturellement pour eux la mesure des autres monnaies ; ils divisèrent le sou d'or en quarante deniers, d'une valeur intrinsèque
Sol d'or de Dagobert frappé par Eloi.
nominale de 0 fr. 387 chacun, représentant en métal fin la deux cent quarantième partie du poids de la livre d'argent (1 gr. 3<i). Ils imaginèrent, peut-être
Denier d'argent de Pépin. Droit :
PIPINUS. —
Revers :
REX FRANCORUM.
1 Certains deniers du ine siècle ne contiennent que 40, 30 ou même 18 0/0 d'argent (MOMMSEN, Histoire de la monnaie Romaine, trad. de WITTB, III, p. 85). Suivant SOETBEER, Forschungen mr deutschen Q-esckichte, t. I, p. 585, cité par WAITZ (t. I, p. 306-309), bî siliqua romaine dont la valeur intrinsèque légale était de 49 centimes de notre monnaie, mais dont la valeur réelle tombait souvent au-dessous de 0 fr. 42. aurait été le type du denier mérovingien ; suivant GROTE (Muwastudien, p. 801), ce denier aurait représenté seulement une demi-siliqua. Ces hypothèses ne contrarient pas celle que nous hasardons pour expliquer le nom et le poids du denier mérovingien Elle nous paraît d'autant plus vraisemblable que les anciens deniers romains de bon aloi connus sous le nom de Bigati et de Berrati
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vers la inômo cpoxj.uo, une monnaie de compte inconnue aux Romains et gui du reste ne fut jamais une monnaie réelle, le sou d'argent de 12 deniers (16 grammes 32, valant 4 fr. 64) qui correspondait probablement sinon à la valeur légale, du moins à la valeur de change du trémissis ou tiers de sou d'or (5 fr. 16) *. Cette pièce avait été en effet altérée de bonne heure, comme toutes les monnaies divisionnaires, par les monnayers romains. Les Mérovingiens, qu'ils aient ou non considéré le droit de battre monnaie comme un des attributs de la souveraineté -, le déléguèrent pu le laissèrent
De moribus Q-ermaniœ, V), qui pesaient 1/72 de la livre et valaient le douzième du sou d'or, très recherchés en Germanie, mais devenus très rares au iye siècle ne portaient plus le nom de denier mais-celui de saiga qu'ils devaient probablement à leur forme dentelée (sage, scie) et représentaient pour les Germains une valeur légale de trois petits deniers (loi des Bavarois, titre VIII, 3). Il est probable que les miliarensia de Constantin qui auraient dû peser comme les premiers deniers romains 1/72 de la livre, mais qui renfermaient une forte proportion d'alliage et qui atteignaient rarement le poids légal, pénétrèrent peu en Germanie, ou qu'ils y furent assimilés aux saigce, quand ils étaient de bon aloi. 1 'Cette explication nous paraît plus probable .que l'hypothèse ingénieuse de l'abbé HANAUER XM& monnaies, chap. vu, p. 344-345). Suivant lui, les Germains habitués autrefois à compter 12 vieux deniers [saigce) par solidus, auraient conservé cette numération pour les deniers de mauvais aloi qui avaient fini par devenir la seule monnaie ;C0urante ; « l'habitude de compter par .sous de 1,2 saiga se serait étendue aux nouveaux deniers et aurait donné naissance au sou de compte ». Suivant "SV.aMz, le squ d'argent n'aurait été introduit que par les Carolingiens et on n'aurait compté sous les Mérovingiens que par sous d'or (t. I, p. 306 et .313) . ' M. de BARTHÉLÉMY, Revue arcftéofagigue, 1865, I, p. 1 et SUÂT.,
(TACITE,
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prendre à des comtes, à des évêques, à des cités ; les membres de l'ancienne corporation des monnayers dont la signature était la seule garantie officielle de la monnaie continuèrent à frapper à leur propre nom et à leur bénéfice, d'après les types les plus divers et les plus grossiers; les ateliers se multiplièrent ; on en comptait par centaines, peutêtre par milliers, au vu0 siècle 1 ; tout contrôle et toute garantie avaient disparu. En même temps le numéraire devenait rare ; il se cachait ou il .émigrait. L'or qui avait seul cours légal en Orient, tandis qu'en Gaule l'argent tendait de plus en plus à devenir la monnaie courante, disparaissait peu à peu de la circulation. Cette hausse de,s métaux préçieux, surtout de l'or, et peut-être aussi la préoccupation d'en empêcher l'exportation entraîna une diminution successive du poids dgs mx>n:n,aies : ^u lieu de tailler soixantedou?e sous d'or à la livre, on en tailla .80, puis 82, puis ,90 ; la valeur intrinsèque légale baissa de 15 fr. 48 à 11 fr. ,61 ; Ja valeur effective fut souvent réduite .à moins de 10 francs par les altérations de poids <et de titre ; J,e :dçnier dut baisser dans la
croit que la monnaie sous les Mérovingiens tirait son caractère officiel du nom et de l'empreinte d'un monnayer, qui était, du moins à l'origine, un officier public, mais que la fabrication avait lieu pour le compte des particuliers., aussi bien que pour le compte du Trésor. 1 M- de Barthélémy a donné {lié.&Hi archéologique, 1865,1, p. 1 et sujv.), une liste de Tgl noms ds .lieux où des monnaies ont été fra'ppées sous les Mérovingiens* Les monnayers se transportaient là où on avait besoin d'eux*
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même proportion; on en tailla 300 à la livre au lieu de 240, et, de 1 gramme 36, le poids d'argent fin descendit à 1 gramme de poids normal (28 centimes) souvent à moins de 0 gr. 85 de poids effectif (24 centimes) *. On comprend quels troubles devaient apporter dans le commerce ces perpétuelles variations et quelle impunité laissait à la fraude l'impossibilité de surveiller les centaines d'ateliers autorisés et de découvrir les fabriques plus ou moins clandestines qui inondaient la Gaule de fausse monnaie. Pépin, le fondateur de la dynastie carolingienne, prit une mesure énergique. Il fit cesser le monnayage de l'or, flxa à un sou sur vingt-deux le bénéfice du monnayer, et décida qu'au lieu de 300 deniers à la livre d'argent on n'en taillerait plus que 264 2. Il aurait ramené ainsi, s'il s'agissait de la livre romaine, la valeur intrinsèque légale du nouveau denier à environ 35 centimes de métal fin (1 gramme 238) et celle du sou d'argent à 4 fr. 20 (14 grammes 85). En fait les deniers d'argent de Pépin présentent deux types très distincts ; l'un portant le monogramme R. F. (rex Francorum) et dont le poids moyen est de 1 gramme 22, l'autre portant le monogramme R. P. (rex Pipinus) et dont le poids moyen ap' Voir l'abbé HANAUER, Les monnaies, ch. vu, p. 346-347. De monela constituimus ut amplius non habeat in libra pensante nisi viginti duos solidos et de ipsis vigènli duobus solidis monetarius babeat solidum unum et illos alios reddat. (Capitulaire de Pépin de 755. Bec. des Hist. de France, t. V,
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proche de 1 gramme 26 *. Pour expliquer cette différence on a proposé diverses hypothèses, dont aucune n'est satisfaisante2. Quoi qu'il en soit, le denier de Pépin a une valeur intrinsèque moyenne de 32 à 36 centimes. La réforme de 755 péchait par deux points essentiels. Elle ne remédiait pas au désordre qu'entraînait la multiplicité des ateliers monétaires, et elle heurtait des traditions consacrées depuis près de deux siècles. On s'était habitué à considérer le denier comme la deux cent quarantième, puis comme la trois centième et non comme la deux cent soixante-quatrième partie de la livre d'argent. Grâce à la dépréciation parallèle de la monnaie d'or et de la monnaie d'argent mérovingiennes, on le regardait toujours comme la quarantième partie du sou d'or. Le relèvement du poids du denier allait bouleverser cette proportion et, d'autre part,
DE LONGPÉRIER, Revue Numismatique, 1858. Suivant M. de Longpérier le premier type serait antérieur et e second postérieur à la réforme, mais il faudrait alors que la livre romaine eût déjà cessé d'être en usage, même sous les Méovingiens, car le denier à la taille de 300 pèserait 1 gr. 09 et non 1 gr. 22. Ce fait n'est nullement prouvé. Suivant SCBTBEER (Forsch. z. Deutschen Ges, IV, 304), Pépin aurait ramené la taille du denier à 240 pièces à la livre romaine, après l'avoir d'abord réduite à 264, et on s'expliquerait ainsi pourquoi on trouve des deniers de Carloman et même de Pépin qui pèsent 1 gr. 29 à 1 gr. 33 c'est-à-dire cinq à neuf grammes de plus que le poids légal (1 gr. 238), si on avait taillé 264 pièces à la livre. En effet, le poids régulier, d'après ce nouveau système, aurait été de 1 gr. 36. Mais comme la précédente, cette hypothèse ne s'appuie sur aucun texte, bien que le poids moyen des deniers de Pépin et de Carloman la rende assez vraisemblable.
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la nouvelle monnaie n'était pas assez forte pour dévenir lé quarantième du sou cf'ôf grec et du dinar arabe qui allaient remplacer dans la circulation le sou d'or mérovingien décrié. En effet la valeur commerciale dé l'or n'avait cessé de s'élever depuis les invasions barbares *. Au lieu de valoir le douzième d'une livre d'or, une livre d'argent n'en valait plus que le quinzième ; pour un sou d'or contenant 4 grammes 495 dé métal fin,, il fallait donner non plus comme autrefois 40' deniers d'argent contenant 54 grammes 40 de métal fin, mais 68 grammés d'argent ou 50 deniers pesant chacun î gramme È6. telles. furent sans doute les considérations qui déterminèrent Charlemagne à uhé nouvelle réforme monétaire, opérée à une époque inconnue,, maïs antérieure â 779. ïï décida, si toutefois Pépin n'avait pas déjà pris cette mesure, qu'on rétablirait la taille de 240 deniers ou de 20 sous d'argent à la livre, mais pour tenir compte de la valeur proportionnelle de l'or èt dé l'argent, et du changé du dénier contre le sou d'or grec et le dinar arabe qui avaient à peu près lé même pô'ids, il substitua à la livre romaine de 327 grammes une livre plus forte d'un quart (409 gr.). Le nouveau dénier pesa 1 gr. 70, et réprésenta au change de 40 deniers pour un sou d'or
Il n'est pas question sous les Mérovingiens d'exploitations de métaux précieux en Gaule, et le commerce devait en exporter beaucoup plus qu'il.n'en importait; cf. G-UÉRAKD, Polyptyque d'Irminon, f. I, p. 132.
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une Valeur dé 0 fr. 387, égalé' à celle qu'avait eue' îe premier denier mérovingien pesant 1 gr. 36\ Ê essaya en même temps de prévenir lés fraudés en défendant de battre monnaie ailleurs que dans le palais impérial2, on dans les ateliers qui en auraient reçu l'autorisation expresse. Avec lés procédés rïidimentaires dont l'industrie disposait aù ix6 siècle (on ne connaissait que le monnayage au marteau)', la concentration dans un atelier Unique aurait été impossible : aussi la prescription de Gbarlemagne s'étendait-elle probablement à toutes les résidences impériales ; en tout câs, elle ne tarda pas a être violée : moins dé soixante ans après sâ mort on comptait en Gaule une centaine de fabriques, èt ce nombre s'accrut encore avant le démembrement définitif de son empiré. La réforme monétaire fut également impuissante à prévenir une crise économique, qui éclata après la conquête du pays dés Avares par lès Ffâncs (796), et què Charlemagnè essaya de combattre en établissant à plusieurs reprisés uné e'spécé de maximum, au moins pour les denrées alimentaires et
1 La tradition du moyen-âge attribue à Charlemagnè la création de là livre qui remplaça l'ancien poids romain ; cependant aucun document contemporain ne mentionne Cette création et certains faits ont donné lieu de penser qu'une livre plus forte que la livre romaine était déjà en usage, au moins peur les monnaies, avant l'avènement de Charlemagnè (Voir plus haut, p. 85.) 2 De falsis monetis quse in multis loois contra juslitiam et contra edictum nostrum flunt, vohimus ut nullo alio locp moneta sit nisi in palatio nostro, nisi forte a nobis iterum aliter fuerit ordinatum. (Capitulaire de 805, art. 18.)
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les vêtements1. « Les Francs, dit Eginhard2, avaient été pauvres jusqu'à ce jour, mais ils trouvèrent dans la ville royale des barbares tant d'or et d'argent qu'ils purent se vanter d'avoir enlevé justement aux Huns ce que ceux-ci avaient injustement ravi aux autres nations. » La proportion entre l'or et l'argent fut de nouveau bouleversée, elle remonta du quinzième au douzième3, autant peut-être par suite de la réforme monétaire qui attira l'or grec et arabe4, que par la conquête des trésors des Huns. Toutefois, le renchérissement "des denrées ne dura pas longtemps : les désastres qui suivirent la mort de Charlemagnè, les ravages des Normands et des Sarrasins, les guerres civiles, la désorganisation du gouvernement impérial y mirent bon ordre. Les règnes de Pépin et de Charlemagnè n'avaient été qu'une p.clairci8 : l'orage recommença après eux s. Jamais peut-être, la Gaule n'a traversé de plus sombres jours que ceux du ixe et dux" siècles. Partout l'anarchie, partout la guerre, plus de routes,
Voir les Capitulaires de 805 (article 4), 808 (article 5). Vie de l'empereur Charles, XIII, éd. Teulet, t. I, p. 43. 3 Voir les calculs de M. Guérard dans la Revue de Numismatique, t. I, p. 432 et suiv.
* EGINHARD,
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*
Iste gravi numéro nummos fert divitis auri Quos Arabum sermo sive caracter arat. (THÉÔDULFB, Carm., livre I, v,
137.)
Voir pour le prix des denrées, vêtements, etc., sous les Mérovingiens et sous les Carolingiens, le Polyptyque d'Irminon. t. I, Introduction.
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plus de communications, plus de commerce ; les pirates normands sont maîtres de l'Océan, les corsaires sarrasins, de la Méditerranée; ils occupent l'embouchure des fleuves, ils saccagent les ports2, ils interceptent la navigation; les postes normands sont échelonnés sur l'Escaut de Gand à Condé, sur la Somme d Abbeville à Amiens, sur la Seine de Rouen à Melun ; les îles de Noirmoutier et de Ré deviennent des stations permanentes où s'organisent les flotilles de pirates qui remontent la Loire, la Charente, la Garonne et qui ravagent les côtes de l'Aquitaine ; les Sarrasins sont établis dans la Camargue, en Provence, dans le Dauphiné, en Savoie et jusque dans le Valais : par leurs postes de la GardeFreynet (Var), de Sisteron, d'Embrun, de Briançon, de Melphe et de Saint-Maurice-en-Valais, ils fer1 Les héritiers de Charlemagnè ne réussirent pas mieux à protéger le commerce contre les désordres intérieurs que contre les brigandages des Normands et des Sarrasins. Les capitulaires de Louis Ier renouvellent, avec une insistance qui prouve combien ses instructions étaient peu suivies, les menaces contre le faux monnayage et les péages arbitraires (Capitulaires de 819, de 821, de 822, Recueil des historiens de France, t VI, pages 420, 425, 429, 434j ; ils prescrivent des mesures pour l'entretien des relais de poste, pour la réparation des routes et des ponts : Charles le Chauve répétera sans plus de succès les mêmes prescriptions ; l'administration établie par Charlemagnè est déjà désorganisée sous ses premiers successeurs ; le brigandage n'a pas été la cause de la dissolution de l'empire carolingien, il n'en a été que le symptôme.
Le port de Quantovic pillé par les Normands en 842 fut complètement détruit en 844; il se releva cependant de ses ruines (Acta SS. Ord. S. Bened., Ssec. II, p. 526 et suiv.) ; mais il n'en est plus question à partir du x° siècle.
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ment lès routes dés Alpes, et les pèlerins ne peuvent plus se rendre- ërx Italie, qti'èh' leur payant tribut ; la grande routé' dé là vallée du Danube est coupée par lés Hongrois; les relations cessent entre les peuplés, chacun s'enferme et se gardé chez soi. Lés anciennes villas des grands propriétaires, les monastères, lés églises deviennent des châteaux-forts ; lès moindres bourgs s'entourent de murailles; la vie se resserre, l'horizon se rétrécit, l'autorité s'émiétte; chaqué groupe s'isole, chaque donjon, chaque ville close, chaque abbaye fortifiée, deviennent les capitales d'autant de petits états, dont le comte, l'évoque, l'abbé ou le seigneur sont les souverains ; chacun de ces états a ses rivalités, ses alliés, ses ennemis, ses guerres civilès et étrangères. A ces luttes de donjon à donjon, de clocher à clocher, aux incursions des brigands, aUx ravages dés loups qui parcourent la Gaule par troupes de trois ou quatre cents, viennent se joindre les famines, les épidémies, conséquences naturelles d'un pareil état social. La Gaule désespère d'elle-même, il lui semble que le monde va rentrer dans le chaos, et les superstitions populaires fixent à l'an 1000 la daté de la suprême catastrophe. C'était èn effet la mort d'un mondé, dé ce inondé romain que Charlemagnè avait essayé vainement de ressusciter ; mais c'était aussi la naissance d'une civilisation nouvelle : le vrai moyen-âge, le moyenâge féodal allait commencer, ët îa Gaule disparaissait pour faire place â la France.
�LIVRE II
LE COMMERCE DE LA FRANCE ALT MOYEN - AGE '
CHAPITRÉ I
LA FRANCE FEODALE JUSQU'A L'ÉPOQUE DÉS CROISADES — LES PÉAGES ET LES DROITS DE MARCHÉ — LE ROLE DES JUIFS DANS LE MONDE FÉODAL — FORMATION DES HANSES — LA MARCHANDISE DE L'EAU DE PARIS — LES CONQUÊTES NORMANDES — LES PÈLERINAGES AU XÏ» SIECLE
Quand le1 monde occidental qtfi avait pu se croire perdu au x° siècle se reprit à vivre et à espérer, il fallut de longues années encore pouf que le commerce presque suspendu depuis deux siècles sortît de ce long sommeil. La société féodale s'était organisée non par calcul, mais par instinct et par nécës-
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site, de manière à ce que chacun des petits états dont se composait le royaume de France pût se suffire à lui-même et fût obligé de compter le moins possible sur ses voisins. On cultivait partout le seigle, le froment, l'orge, les légumes qui formaient la base dë l'alimentation ; la culture même de la vigne s'était propagée dans des régions où elle ne pouvait donner que de médiocres résultats et qui l'ont abandonnée quand les relations commerciales sont devenues plus faciles, en Normandie, en Bretagne, jusqu'en Picardie; chaque paysan, serf ou tenancier libre, avait sa basse-cour, son toit à porcs, son étable assez grande pour quelques chèvres et une ou deux vaches. Le bétail pâturait moyennant une légère redevance dans les prairies, les bruyères ou les bois taillis qui formaient pour ainsi dire la propriété commune du fief1. Le seigneur y nourrissait d'ordinaire de grands troupeaux de moutons
Voir pour l'état de l'agriculture en France du rxe au xn siècle : GUÉRARD, Polyptyque d'Irminon, t. I, p. 648 et suiv. ; Cartulaire de Saint-Père de Chartres, Prolégomènes ; Cartulaire de Saint- Victor de Marseille, Introduction; A. DE COURSON, Cartulaire de Redon, Prolégomènes, chapitres vm, ix et xn ; L. DELISLE, Etudes sur la condition des classes agricoles en Normandie au moyen-âge, 1 vol. in-8°, et DARESTE DE LA CHAVANNE, Histoire des classes agricoles en France, 1 vol. in-8°, 1853. Dans les aveux ou dénombrements de fiefs du ixe au xive siècle, on voit que le domaine non fieffé ni accensé du seigneur, celui dont il s'est réservé la propriété et l'exploitation comprend presque toujours des terres arables ou gaignables, des prés, des vignes, des bois, des étangs, c'est-à-dire tout ce qui est nécessaire pour assurer la nourriture, le chauffage et les moyens de transport.
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dont la laine filée par les femmes servait à tisser les vêtements1 ; les forêts seigneuriales fournissaient le bois d'oeuvre et de chauffage ; les dîmes, les champarts, les redevances en nature que les seigneurs et l'église percevaient sur le cultivateur et qui allaient s'entasser dans les granges et dans les celliers du château ou de l'abbaye 2 servaient à nourrir le châtelain, sa famille et ses serviteurs, l'abbé et ses moines ; mais c'était aussi un approvisionnement en temps de guerre, quand les paysans étaient obligés de se réfugier au château, c'était une réserve en cas de mauvaise récolte; or la guerre et la disette, si elles n'étaient plus tout à fait l'état normal, comme au dixième siècle, n'étaient pas assez rares pour qu'il fût permis de négliger ces hasards toujours menaçants. Loin de songer à se démunir au profit de ses voisins de ces précieuses réserves, le seigneur n'a qu'une préoccupation, empêcher ses hommes d'exporter les produits de son fief, surtout ceux qui sont indispensables à la défense, à la sécurité, à la vie même des populations qu'il exploite : le blé, les boissons, le
1 Les vêtements de laine furent presque seuls en usage, jusqu'au xine siècle : la toile était trop rare et trop chère pour que le paysan pût s'en servir et la culture du lin était peu répandue en France. ! Il existe encore quelques-unes de ces granges seigneuriales construites soit dans l'enceinte du château ou de l'abbaye, soit dans des villes, soit même dans la campagne ; ce sont des bâtiments de très vastes proportions, et d'une solidité qui en faisait de véritables forteresses. (Voir le Dictionnaire d'architecture de
VlOLLKT-LE-DUC.)
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bétail, les chevaux, les laines, le lin .et le chanvre \. Le fief a son moulin, son pressoir, son four banal comme il a son grenier d'abondance : il s'efforce, bien souvent sans succès,, de s'armer de toutes pièces contre la famine aussi bien que contre l'ennemi 2. Il en est de l'industrie comme de l'agriculture : chaque fief veut produire les denrées et les matières premières nécessaires à l'alimentation, au vêtement et aux transports, chaque fief veut .avoir aussi ses industries de première nécessité, son charpen1 Ce sont du moins les marchandises que les ordonnances royales du xme et du xive siècle frapperont de prohibitions ou de taxes de sortie. Pour quelques-unes d'entre elles, surtout pour les grains, les possesseurs de domaines féodaux semblent s'être réservé de très bonne heure le droit d'autoriser l'exportation moyennant certaines redevances ou .de la prohiber entièrement. Cf. CALLERY, Les douanes ayant ÇoVbert. {Bévue historique, janvier 1882.) 2 Les banalités ont été regardées par les ,uns comme un vestige du caractère collectif de la propriété chez les populations primitives (P. VIOLLET , Etablissements de saint Louis, 1.1, p. 104), par les autres comme une conséquence de l'organisation de la grande propriété rornaine. En abandonnant aux tenanciers, aux anciens colons, la terre de leurs tenures, le propriétaire du domaine féodal, l'ancienne villa romaine, s'était réservé les bâtiments d'exploitation : il était naturel qu'en en laissant la jouissance à jSes tenanciers il cherchât à en tirer un revenu (SEIGNOBOS, Le Régime f,èordgi en Bourgogne, page 229). Quelle que soit l'origine du moulin et du four banal, il est du moins certain qu'au xie siècle c'était un des éléments indispensables ,de l'outillage du fief. Chaque habitant ne pouvait moudre luimême son blé, ni cuire son pain : le seigneur seul disposait,de ressources suffisantes pour construire et pour entretenir ces bâtiments d'intérêt commun : les banalités furent une institution d'intérêt public avant de devenir une exploitation et un niouapole (Cf. LEYASSEUR, Histoire des classes ouvrières, I, p. 164).
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lier, son maçon, son potier, son forgeron, son armurier, son tisserand, son tailleur1. Le cultivateur esclave, et Je colon de l'époque gallo-romaine sont devenus peu à peu le serf attaché à la glèbe ou le tenancier libre de .sa personne, mais astreint à certaines redevances et à certaines corvées ; l'esclave ouvrier .deviendra d'abord le serf attaché à telle ou telle profession, puis l'artisan libre astreint à ' des redevances en travail, mais fournisseur privilégié du seigneur, comme le serf de la glèbe :est .son laboureur ou son berger. Dans ce monde toujours armé, uniquement préoccupé de se défendre et de ne pas mourir de faim, la vie est rji,de le? besoins s.ont peu nombreux. Le mobilier du château se qojnpqse de bancs de bois, Sfcjf&ffetë où on .serre les vêtements, 4& tr§<teaux et de planches qui servent de tables. Les tapis, souvent .même les lits sont des tas de feuilles, o.u des bottes de paille étendues sur les dalles ,de pierre. Les seuls objets de luxe, ceux que le fief ne peut fournir, sont quelques coupes précieuses, quelques vases d'or et d'argent transmis de génération en génération jusqu'au moment où il faut les vendre pour payer la rançon du chevalier ou les fondre pour frapper monnaie ; des fourrures apportées des pays du Nord, des oiseaux de proie drossés pour la chasse2 et surtout de beaux che1 Voir LEVASSEUR, Bistoiu des classes ouvrières ai fronce, 1.1, p. 167 et suivantes. - Dans la première moitié du xie siècle un faucon dressé
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vaux de bataille, des armes de forte trempe qui sont à la fois l'honneur et la sûreté du baron. Une bonne épée a sa généalogie et son histoire1 : elle vaut son pesant d'argent, et le prix d'un bouclier représente celui de deux cent quarante journées de moissonneur2. Avec les barrières que les intérêts féodaux opposaient à la circulation des marchandises de première nécessité et la consommation restreinte des objets de luxe, le commerce ne pouvait prendre un grand essor. Ce qui contribuait encore à le réduire, c'était la difficulté des communications, la longueur et les dangers des voyages. Les seigneurs, en leur qualité de propriétaires et de chefs d'État, entretenaient les chemins, les ponts, les bacs, faisaient la police des routes et de la navigation, comme ils réglaient l'exportation, et ce que nous appellerions aujourd'hui le régime douanier du fief. Pour subvenir aux frais d'entretien et de surveillance ils s'étaient approprié les anciens péages royaux dont ils avaient été les administracoûte en Bretagne le même prix qu'un bon obeval, environ 50 sous (202 fr. 50, valeur intrinsèque). Cartulaire de Redon, Prolégomènes, page cccxxxvi. 1 Cf. H. PIGEONNEAU, Le Cycle de la Croisade et de Godefroi de Bouillon, p, .169 et suivantes. 1 Le Cartulaire de Saint-Père de Chartres (p. 41, ligne 1) estime à un demi-denier la journée de moissonneur vers l'an 1000 (environ 34 centimes, valeur intrinsèque) : le même cartulaire évalue (p. 207, ligne 3) un bouclier (scutum) à dix sous, en l'an 1080. En supposant que la valeur de la monnaie n'ait pas ch angé dans l'intervalle, le bouclier vaut 120 deniers ou 240 journées de moissonneur.
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teurs, avant d'en devenir les propriétaires ; ils avaient établi de nouveaux droits qu'ils affermaient,
Dès le temps des Mérovingiens et des Carolingiens un assez grand nombre de péages royaux avaient été concédés à des évêchés ou à des abbayes, plus rarement à des laïques. Pendant Q E l'anarchie du ix et du X siècle, les péages seigneuriaux se multiplièrent à l'infini : ils étaient perçus tantôt par des agents du seigneur ou plutôt de son prévôt, intendant presque toujours héréditaire chargé de la gestion du domaine, c'était alors une véritable régie; tantôt par des fermiers qui payaient une somme déterminée et prenaient à leur compte les frais de perception ; tantôt par un cessionnaire quelconque à qui le seigneur abandonnait ses droits, car un péage pouvait s'engager, s'aliéner ou se donner en fief comme toute autre propriété. D'ordinaire les • tarifs sont affichés ou déposés dans le bureau de péage où chacun peut les consulter. [Statuts d'Arles dans la Collection de Lois maritimes, de PARDESSUS, t. IV) ; cependant ils sont parfois arbitraires. Le Livre des métiers constate qu'au temps de saint Louis les vins qui remontaient la Marne étaient encore taxés à la volonté du coutumier qui avait la garde du péage royal. Ces tarifs varient suivant la nature, la provenance et la destination de la marchandise (voir VAppendice, n° 3), ils varient également suivant la qualité des personnes : tandis que le Juif, même quand il est à pied, paie aussi cher qu'un cavalier ou un cheval de bât (GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, t. I, p. 185. DEPPING, Livre des métiers, tarif du péage de Montlhéry), le pèlerin et le clerc (article xxn de l'ordonnance de Verneuil (755), canon xvi du concile de Latran (1123) capitulaires de Pépin en 757, de Charlemagne en 797, etc.) sont exempts, et cette exemption s'étend presque toujours à tous les objets qui appartiennent aux personnes privilégiées (Exemption de tout péage accordée par Guillaume, duc d'Aquitaine, aux moines de Saint-Jean de Poitiers et à ce qui leur appartient, 1077, TEULET, Layettes du trésor des Chartes, t. I, p. 24, col. 2. — Cf. XVI° canon du concile de Latran, 1123). La taxe, quand il s'agissait de marchandises, s'acquittait le plus souvent en nature, surtout jusqu'au xm° siècle. En 1218 tout marchand étranger qui traversait Saint-Omer ou sa banlieue pour aller vendre des épices en Angleterre devait encore au châtelain une livre de poivre. (GIRY, Histoire de la ville de Saint-Omer (1 vol. in-8" 1877), p. 104.
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ou dont ils percevaient directement le produit : péages sur les ponts (pontenage) et sur les rivières ; droits de chaussée (cauciage) ou de circulation (rouage pour les voitures, pulvérage pour les troupeaux), sur les routes; droit de quai (cayage ou rivage) pour l'embarquement^ et le débarquement des marchandises, droit de portage, au passage des portes des villes, droit de conduit ou travers que nous appellerions aujourd'hui droit de transit1, droit de guiage, quand le voyageur voulait s'assurer contre les chances d'une attaque à main armée, et se faire accompagner d'une escorte, que le seigneur lui imposait souvent, lors même qu'elle n'était pas nécessaire. Pour pouvoir étaler sa marchandise et la débiter
1 Ces droits, très variables suivant les localités, paraissent en général avoir été assez modérés. Dans la banlieue de Paris, le conduit ou travers ne dépassait pas 4 sous par char, 2 sous par charrette et 1 sou par charge de cheval (le sou tournois de saint Louis représentait une valeur intrinsèque d'un peu plus d'un franc, le sou parisis valait 1 fr. 26649), pour les draps, la pelleterie, la mercerie et les marchandises vendues au poids ; 4 deniers par tonneau pour les vins [Livre des métiers, 2° partie, titre VII). — Le droit de chaussée pour les marchandises qu'on vendait au poids n'était que de 4 deniers par char, 2 deniers par charrette et 1 obole par charge de cheval [Livre des métiers, 2° partie, Titre I). — Sur la route de Béziers à Montpellier le tarif était de 13 deniers melgoriens (Ofr. 4333 valeur intrinsèque) par balle de marchandises ou par cavalier, de 3 deniers et une pougeoise (le pougeois ou pougeoise valait un quart de denier), par piéton (Charte de Roger, vicomte de Béziers, en 1184, citée par GERMAIN, Hist. du commerce \de Montpellier, t. I, p. 185). — (Cf. GUÉRARD, Cartulaire de Saint-Victor, I. pages XLV et suivantes). Ce qui rendait ces droits onéreux c'était leur multiplicité.
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dans les halles, les marchés ou les foires permanents ou périodiques, le marchand devait payer des droits de tonlieu, d'étalage, de mesurage, de pesage1 qui variaient suivant la nature des objets mis en vente et la qualité du vendeur. L'habitant du fief ou de la ville obtenait des concessions qui étaient refusées au forain, c'est-à-dire à l'étranger. Dans sa propre maison, le marchand ne pouvait vendre qu'en acquittant des droits plus ou moins élevés, proportionnels au chiffre d'affaires, et qui parfois étaient supportés par l'acheteur et par le vendeur2. Ces impôts, qui nous paraissent si étranges par leur multiplicité et par leurs noms que nous ne comprenons plus, étaient au fond aussi légitimes et aussi conformes à toute l'organisation sociale que nos impôts actuels. La féodalité était une gendarmerie et une administration des ponts-et-chaussées héréditaire ; on la payait parce qu'on y était forcé
Les poids et mesures appartenaient au seigneur qui souvent les affermait comme les péages. Sur les marchés et même chez lui le marchand ne pouvait vendre au delà d'un certain poids ou mesurer au delà d'une certaine quantité de marchandises sans avoir recours au poids, à la mine ou à l'aune seigneuriale (OLIM, t. II, p. 279. Cf, LEVASSETJR, 0. c, p. 307 et suivantes).
1
—
Voir G-ARNIER (Chartes de communes et d'à franchissements en Bourgogne, t. I, Enquête de Châtillon), cité par M. SEIGNOBOS. (0. c, p. 233.) A Châtillon (duché de Bourgogne) le droit de vente était de 4 deniers pour livre ou d'un soixantième de la vente, payables par l'acheteur et par le vendeur. Les clercs et les nobles étaient exempts de cette taxe. Le droit de vente E (venda) existait également dans le duché d'Aquitaine au XI siècle [Layettes du Trésor des Chartes, I, p, 24, col. 2).
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et aussi parce qu'on en avait besoin ; tout ce qu'on lui demandait c'était de bien faire son métier de gendarme et d'agent-voyer, et de ne pas grossir arbitrairement la rétribution, à moins que l'augmenta tion du salaire ne fût justifiée par une augmentation de services. Malheureusement il n'en était pas toujours ainsi : tout en encaissant le produit des péages, plus d'un seigneur négligeait de réparer les routes qui devenaient des fondrières ; les rivières s'ensablaient, les ponts et les quais emportés par les inondations n'étaient pas reconstruits : parfois même le gendarme se faisait brigand ; au lieu de protéger les marchands, le seigneur trouvait plus lucratif de les piller. Grégoire VII accuse le roi Philippe Ier d'avoir dépouillé des marchands italiens qui se rendaient à une des foires de Francel. Thomas de Marie, un des héros de la première croisade, un des ancêtres de la puissante maison de Goucy est, à ses heures, voleur de grand chemin ; et s'il finit par expier ses brigandages, c'est qu'il eut l'imprudence de s'attaquer aux propriétés de l'église, ce qui était plus grave que de rançonner les voyageurs, ou même de prendre les armes contre le roi son suzerain2. A ces hasards et à ces charges venaient se joindre les droits onéreux ou barbares consacrés par la
1 Voir les lettres de Grégoire VII aux évêques français (septembre 1074), et à Guillaume comte de Poitiers (novembre 1076). Historiens de France, t. XIV, p. 583 et 587. * SUGER, Vie de Louis VI, p. 133, éd. de la Société de l'His-
toire de France.
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coutume féodale : droit d'aubaine qui attribuait au seigneur les biens de l'étranger mort sur sa terre; droit de représailles en vertu duquel tous les compatriotes d'un marchand étranger étaient regardés comme responsables du tort qu'il avait pu faire à des naturels du fief, et tenus solidairement de le réparer ; droit de bris, de warech, de lagan, d'épave qui adjugeait au seigneur ou à ses tenanciers la propriété des vaisseaux échoués sur les côtes, et de tout ce que la mer y apportait *. Les marins de l'Aquitaine et de la Normandie se racontaient avec terreur que plus d'une fois, sur les côtes sauvages de la Gornouaille bretonne, des feux allumés au milieu des écueils avaient entraîné des navires à leur perte, et un comte de Léonnais disait que la plus belle pierre de sa couronne était le rocher de Primel, où les paysans allumaient des cierges et venaient faire des neuvaines pour obtenir de bons naufrages. Enfin, la multiplicité des poids et mesures, celle des monnaies dont le type reproduisait souvent celui des monnaies carolingiennes, mais dont le poids et le titre variaient dans chaque fief où le sei1 Voir sur le droit de bris les Rôles d'Oleron (4 e partie) dans la Collection de lois maritimes de PARDESSUS. Le droit de bris existait encore au xv° siècle sur les côtes de Guienne et la coutume de Mimizan rédigée au xvi° établit que si « nef ou bateau. .. se rompoit ou touchoit à la coste de la mer, la fuste (le bois) et les ferratures est de celluy qui pourra en avoir » (Voir FRANCISQUE MICHEL, Histoire du commerce et de la navigation à Bordeaux, I, p. 73-73.)
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gneur s'était arrogé le droit de monnayage, compliquaient encore les affaires commerciales. Aussi, au x6 et au xi6 siècle, peu de marchands se hasardaient à l'étranger : et l'étranger c'était la Champagne pour les Normands, la Bretagne pour les Français, l'Aquitaine ou le Languedoc pour les Bourguignons. Les extrêmes limites des courses maritimes étaient pour les Normands les ports de Flandre et d'Angleterre pour les Bretons ceux de l'Irlande, pour les matelots de Bordeaux et des îles de Bé et d'Oleron les côtes de Bretagne et de Normandie où ils débarquaient à Nantes et à Bouen les vins de l'Aquitaine et les sels de l'Aunis et du bas Poitou. On naviguait, comme les anciens, en suivant la côte, souvent on jetait l'ancre la nuit, et on ne se hasardait guère en pleine mer dans la mauvaise saison, c'està-dire du mois de novembre au mois d'avril. De même que, sur terre, les marchands ne voyageaient qu'en grosses troupes, bien armées et capables au besoin de se défendre, il était rare que les navires de commerce s'aventurassent isolément sur mer. Ils se réunissaient pour naviguer de conserve et formaient de véritables convois qui pouvaient résister
1 Sous Edouard le Confesseur, les Rouennais avaient déjà à Londres un port privilégié où ils pouvaient seuls aborder : si un navire non autorisé venait s'y amarrer et refusait d'en sortir, les citoyens de Rouen, après avoir attendu deux marées, un flux et un reflux pouvaient couper les câbles et n'étaient pas respon-. sables des avaries [Charte de Henri, II, 1150, citée par CHÉRUEL, Histoire de Rouen, I, p. 245).
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aux pirates et affronter avec plus de confiance les dangers de la traversée. C'était encore quatre siècles plus tard le régime de la grande navigation dans l'Océan et dans la Méditerranée1. Sur les côtes du Languedoc et de la Provence, Narbonne qui relevait du comté de Toulouse, et Marseille dont les vicomtes étaient à peu près indépendants étaient restées de grandes cités maritimes ; mais leur commerce ne s'étendait pas au delà de Barcelone en Espagne, de Pise et d'Amalfi en Italie 2. C'était surtout à Amalfi, entrepôt du commerce avec Alexandrie, Antioche, Smyrne et Constantinople, que les négociants de la Provence et du Languedoc échangeaient contre les laines et le pastel3 les précieuses marchandises de l'Orient, presque inconnues dans la France septentrionale, mais recherchées dans le midi, où la vie était plus facile, les habitudes de luxe plus répandues et où la civilisation romaine avait laissé des traces plus profondes. Les voyages par terre n'offraient ni moins de
Histoire du commerce de Bordeaux, t. I, 52. Collection de lois maritimes (Introduction, 1.1). 3 La guède, ou pastel, employée pour la teinture en bleu et en noir était surtout cultivée dans le Toulousain et le Lauraguais. Les tiges de la plante hachées et réduites en putréfaction formaient une sorte de pâte qui circulait dans le commerce sous forme de pains désignés sous le nom de coques ou coquaiges. Le commerce du pastel déjà florissant sous les Carolingiens conserva une grande importance jusqu'au moment où la découverte de la route des Indes et l'introduction de l'indigo en Europe en amenèrent peu à peu la décadence. Cf. Fr.
MICHEL,
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PARDESSUS,
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dangers, ni moins de difficultés que les expéditions maritimes ; cependant les deux grands pèlerinages d'Occident, Rome et Saint-Jacques de Compostelle, attiraient les marchands aussi bien que les pèlerins. Au Xe siècle, on trouve des négociants de Verdun en Espagne, des Anglo-Saxons en Italie1 ; on voyageait par caravanes, on marchait lentement, on laissait en route dans les mains des péagers une bonne partie de ses marchandises, et on n'arrivait pas toujours ; mais, quand on arrivait, les bénéfices étaient assez beaux pour qu'on risquât l'aventure. Mais presque partout, aussi bien en Languedoc et en Provence que dans les pays du nord et du centre, le commerce des objets de luxe et celui des métaux précieux, c'est-à-dire le seul grand commerce qui existât alors dans l'Europe féodale, était entre les mains des Juifs. Non seulement ils forment dans toutes les villes importantes des communautés régies par un chef qui porte le titre de maître ou même de roi, comme à Narbonne2, mais on les trouve dispersés sur toute la surface du territoire, dans les bourgs, jusque dans les villages, où ils jouent à la fois le rôle de commissionnaires en
1 Junxit se Saxonibus ultramarinis Romam pergentibus, cumque una cum illis pervenisset ultra Lingonum civitatem, consociarunt se eis Virudunenses negotiatores, eamdem viam tendentes, usque ad divaricationem viee ducentis in Hispaniam {Miracles de saint Bertin. Acta Sanctorum, 5 septembre, p. 597). 2 Cf. SAIGE, Les Juifs du Languedoc. Au xie siècle les Juifs avaient leur quartier spécial à Narbonne, Béziers, Montpellier, Nîmes, Toulouse, etc.
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marchandises, de banquiers, de prêteurs sur gages, de fermiers des péages et des impôts, quelquefois même de prévôts ou de bailes, c'est-à-dire d'administrateurs des terres seigneuriales. Chaque seigneur a son Juif, somme il a son tisserand et son forgeron. Le Juif est une véritable propriété qui se transmet, qui s'inféode, qui se vend, qui s'échange1, et dont le propriétaire est très jaloux, car elle est d'un bon revenu : au xiv° siècle, un seul Juif de Rouen, Samuel Viole, rapporte trois cents livres par trimestre au roi Philippe IV2. Le Juif du seigneur a le monopole légal du prêt sur gages et du prêt à la semaine, interdit aux chrétiens par les lois canoniques3, comme le meu1 En 1121, Bernard Aton, vicomte de Nîmes, donne en dot à sa fille un Juif de Béziers, Benjamin (TEULET, Trésor des Chartes, I, p. 43, col. 2). — Tuit H mueble au juif sunt au baron, disent les Etablissements de Saint-Louis (liv. I, tit. CXXXIII, éd. P. VIOLLET). — Cf. Recueil des ordonnances, I, p. 44. — Trésor des Chartes, II, p. 16, 18. 192. — Les principaux travaux à consulter sur l'état des Juifs en France, au moyen-âge, sont, outre les ouvrages de MM. Depping et Saige que nous avons déjà cités, le chapitre sur les Juifs de BRUSSEL, Usage des fiefs ; — BEUGNOT, Les Juifs d'Occident, 1 vol. in-8°, 1824. — BÉDARRIDE, Les Juifs en France, en Italie et en Espagne, I vol. in-8°, 1859. — MALVEZIN, Histoire des Juifs à Bordeaux, 1 vol. in-8°, 1875. — A. LÉVY, Les Juifs de la Comté au xive siècle (Archives Israélites, 1869, p. 183 et suiv.). — LE CARDINAL, Les Juifs du Contât 7enaissin au moyen-âge (Revue historique, 1880/. — PRUDHOMME, Les Juifs en Dauphiné aux xive et xve siècles. 1 vol. in-8°. I DEPPING, Les Juifs dans le moyen-âge, p. 227. 3 Quant en la terre au baron a aucun userier ou en quel que terre que ce soit et il en est provez, li mueble si en doient estre au baron. Et puis si doit estre puniz par sainte Eglise por lou péchié, car il apartient à sainte Eglise de chastoier chascun
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nier du seigneur a le monopole de la mouture, comme le fermier du four banal a le monopole de la cuisson du pain. Le taux de l'intérêt est tarifé : il varie de 25 à 80 0/0, proportion exorbitante, mais qui s'explique parles risques du créancier et parla rareté du numéraire, presque entièrement accaparé par les changeurs et les banquiers de race juive. Au commerce de l'argent monnayé et des lingots, aux bénéfices du change et de l'usure, ils joignaient le trafic des denrées de l'Orient, épices, parfums, étoffes de soie et de coton, tapis, pierres précieuses, objets d'orfèvrerie, que leurs correspondants leur expédiaient par l'intermédiaire des négociants d'Amalfi, de Pise et de Venise, celui des fourrures que les Juifs allemands recevaient de Russie, des chevaux d'Espagne que les puissants barons se disputaient à prix d'or. On conçoit quels immenses bénéfices ils devaient retirer de ce commerce, que leurs capitaux, leurs relations universelles, lès liens de fraternité religieuse qui les unissaient leur permettaient de faire dans des conditions impossibles à réaliser pour les chrétiens. Mais ils payaient cher leur richesse et leur monopole. Comme les serfs, ils n'avaient pas de propriété; leurs maisons, leurs biens, leurs créances appartenaient au seigneur; les redevances qu'ils payaient soit en argent, soit
pecheor de son pechié, selon droit escrit en Déorétales, De judiciis, in capitulo Novit, où il est escrit dou roi de France et dou roi d'Angleterre. [Etablissements de Saint-Louis, Ed. VIOLLBT, liv. I, tit. xci, t. II, p. 148-149).
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en épices, soit même en étoffes précieuses, étaient le plus souvent arbitraires1. Attachés au fief comme le paysan l'était à la terre, et ne pouvant comme lui désavouer leur seigneur qu'en abandonnant leurs propriétés, ils n'avaient contre la déloyauté, de leurs débiteurs et les haines populaires d'autre garantie que leur servage même ; on les méprisait, parce qu'ils étaient faibles ; on les enviait parce qu'ils étaient riches ; on les détestait parce qu'ils étaient durs pour les chrétiens ; on en avait peur parce qu'ils étaient médecins, astrologues, alchimistes, en même temps que marchands et banquiers, et qu'on les prenait pour des sorciers, mais on les tolérait parce qu'ils étaient nécessaires : l'intérêt parlait plus haut que le mépris, l'envie, la haine et la peur. Si le Juif a le monopole du commerce de l'argent et du commerce de luxe, l'Église a su, en exploitant habilement les faveurs royales, le respect qu'elle inspire, et le morcellement du monde féodal, s'approprier une partie de celui des transports par eau, les seuls qui aient conservé quelque importance. Les barques qui appartiennent à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés et à celle de Saint-Denis2,
1 Les Juifs d'Aix qui appartenaient à l'église cathédrale de cette ville lui payaient leur cens en poivre et en gingembre (DEPPING, p. 168). Dans le midi où les Juifs étaient plus nombreux, plus riches et où la tolérance était plus grande, les cens payés par eux paraissent avoir été fixes à partir du xi6 siècle (SAIGE, 0. c). 3 Diplôme de Chilpéric II pour l'abbaye de Saint-Denis et de
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jouissent d'une franchise absolue dans tout le royaume de France. L'église Notre-Dame de Paris réclamera jusqu'au xir9 siècle le même privilège *. Les abbayes de Gormery près de Tours, de Micy ou Saint-Mesmin près d'Orléans, de Fleury ou de Saint-Benoist-sur-Loire, de Saint-Aignan d'Orléans peuvent faire circuler sur la Loire et sur ses affluents de deux à six barques chargées sans acquitter de péages ; Saint-Germain-l'Auxerrois a la franchise pour quatre bateaux sur la Seine, l'église de Vienne pour cinq chalands sur le Bhône, l'abbaye de Tournus pour tous les bateaux qui lui appartiennent sur le Bhône, sur la Saône et sur le Doubs. Les abbayes de Jumièges et de Saint-Wandrille obtiendront, dans le cours du xi° siècle, l'exemption des péages de la Seine, Mantes, Conflans, Maisons2. Cette immunité s'étendait pour presque tous les monastères, surtout pour ceux d'ancienne fondation, aux péages des routes aussi bien qu'à ceux des rivières ; et si, au xic siècle, elle était en général restreinte aux objets qui appartenaient à la communauté, ou aux denrées nécessaires à sa consommaCharles le Chauve pour Saint-Germain-des-Prés (Voir LEGARON, Origines de la municipalité parisienne dans les Mémoires de la Société de l'histoire de Paris, 1880, p. 91 et 92). Les églises ou abbayes exemptes, si elles n'exploitaient pas par elles-mêmes leur privilège, pouvaient l'affermer et en tirer des profits considérables.
1 S
GUÉRARD,
DE FRÉVILLE,
Çartulaire de Notre-Dame, I, p. 255. Commerce maritime de Rouen, t.
I,
p.
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et
suivantes.
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tion, elle avait eu, au vm°, au ixe et au xs siècle, une tout autre extension. En 716, le cellerier de l'abbaye de Corbie et ses compagnons obtiennent non seulement la franchise, mais le privilège d'être défrayés sur toute la route de Corbie à Fos, et le droit de réquisitionner jusqu'à dix chevaux et douze voitures (ces dernières seulement au retour) pour le transport des marchandises appartenant au monastèrel. En 775, l'abbaye de Saint-Denis sera l'objet d'une faveur plus large encore. Dans toute l'étendue des royaumes de France et d'Italie, ceux de ses hommes qui se livreront au commerce, ou les marchands qui se rendront dans ses domaines pour y vendre leurs denrées, ne paieront aucun tonlieu2. La même année, une franchise analogue est accordée aux hommes de l'abbaye de Flavigny3. Si Charlemagne interdisait aux moines de trafiquer en personne 4, on doit convenir qu'il leur laissait toute liberté pour trafiquer par intermédiaires. Peu à peu ces privilèges, fondés pour la plupart sur des chartes carolingiennes, tombèrent en désuétude et cessèrent d'être respectés par les seigneurs
GUÉRARD, Polyptyque d'Irminon, Prolégomènes, p. 806. Nullum teloneum neque ab bominibus in quibuscumque vel Francise, vel Italise regnorum pagis negotiantibus, neque ab aliis bominibus negotiandi causa ad villas monasterii convenientibus exigatur (Charte du 14 mars 115, en faveur de l'abbaye de Saint-Denis, SICKEL, TJrhunden der Karolinger, t. II, p. 26). ' Charte du 3 mai 115 (Ibid.). * BALUZE, Capitulaires, I, p. 515. Ut monachus vel clericus ad secularia négocia non transeant.
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féodaux; mais du vm° au xi6 siècle, les églises ou les monastères exempts durent réaliser de gros bénéfices, et cette période si misérable fut peut-être pour eux la source de ces richesses auxquelles la piété des fidèles n'avait pas seule contribué. Aussi, à l'exception d'un petit nombre de grands ports fluviaux et maritimes, les villes épiscopales et plus encore celles qui se sont fondées ou relevées sous la protection de quelque puissante abbaye, deviendront-elles, au début des temps féodaux, les principaux centres de commerce et plus tard les premiers foyers du mouvement communal. Les immunités ecclésiastiques y développent l'activité commerciale et industrielle ; le commerce y créera la richesse, et la richesse y créera la liberté. Quatre causes principales vinrent modifier dans le courant du xi° siècle les conditions économiques : la renaissance des villes ; les progrès de la puissance du roi et des grands feudataires, les conquêtes des Normands, et le mouvement qui précéda et qui détermina les croisades. Depuis le démembrement de l'empire de Charlemagne, l'interruption des communications, les exigences féodales, les habitudes forcées de simplicité et d'économie que les misères du x° siècle avaient imposées à toutes les classes de la société, la concurrence même des campagnes, où chaque fief voulait avoir ses fournisseurs héréditaires, avaient compromis sinon ruiné le peu d'industrie et de commerce que les villes avaient conservé sous
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les derniers Carolingiens. Quand elles commencèrent à se relever, au xie siècle, grâce à la paix relative rétablie par le régime féodal, les restes d'institutions municipales, les traditions de liberté étrangères aux campagnes, mais vivantes encore dans les cités, leur firent sentir plus vivement les abus de la féodalité. De bonne heure, elles opposèrent à l'arbitraire féodal la seule force des faibles, l'association. La forme à la fois instinctive et traditionnelle de cette association, ce fut la réunion des artisans du même métier, des marchands exerçant le même commerce, rapprochés dans beaucoup de villes par les vieux souvenirs du collège romain, dans toutes par une certaine communauté de besoins, d'intérêts, d'habitudes que la féodalité avait contribué à resserrer en imposant généralement aux gens de la même profession les mêmes taxes et les mêmes corvées personnelles. La corporation ouvrière et la ghilde commerciale furent d'abord un instrument de défense, une sorte d'assurance mutuelle contre la violence, les exactions ou la négligence du seigneur et de ses représentants. Ce fut la première assise de la commune ou de la ville de bourgeoisie, suivant que l'union fut plus ou moins étroite entre les différents métiers, l'autorité du seigneur plus ou moins oppressive, et sa puissance plus ou moins solidement établie ; mais les hanses et les métiers, comme l'a si bien fait remarquer M. Levasseur, dans son Histoire des classes ouvrières, avaient d'autres ennemis que les officiers
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du seigneur. « C'étaient les étrangers qui venaient t> ou vendre leurs produits dans la ville, ou s'éta» blir à côté d'eux, et, d'une manière eomme de » l'autre, leur enlever une partie de leur travail et » de leurs profits; c'était les gens exerçant une » profession analogue à la leur, qui empiétaient » sur leur domaine et leur faisaient un tort de la » même nature; c'étaient enfin les gens de leur » propre métier, qui, par ignorance ou par cupi■» dité, nuisaient à la réputation du métier en » livrant de mauvais produits, ou créaient trop de ■» concurrents en apprenant leur art à un très » grand nombre d'apprentis i. » De là ces règlements minutieux qui limitent dans chaque corporation le nombre des maîtres, des ouvriers et des apprentis, qui déterminent la qualité, la forme, le poids, les dimensions des objets fabriqués, et qui ressemblent à des manuels de technologie plutôt qu'aux statuts d'une association. De là cette âpreté avec laquelle les corps de marchands défendent le territoire qu'ils regardent comme leur propriété, de là les vexations par lesquelles ils essayent de décourager la concurrence, et aussi les entraves qu'ils s'imposent et les barrières où ils s'enferment. La corporation, après s'être défendue contre les autres se retourne contre elle-même; elle paie son monopole en abdiquant sa liberté.
1
LEVASSEUR,
Histoire des classes ouvrières, 1.1, p. 196.
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Presque toutes les sociétés de commerce ou de transports qui, sous le nom' de ghildes, de hanses, de corps marchands, devaient jouer un rôle si brillant au moyen-âge, s'organisèrent dans le courant du xi° et du xne siècle. C'est à peu près à la même époque, pendant la première moitié du xie siècle, dans cette période obscure et féconde
Sceau de la marchandise de l'eau de Paris (m" siècle).
où s'organisent toutes les institutions du moyenâge, que durent apparaître la ghilde ou hanse de Rouen*, la marchandise de l'eau ou hanse pariPour l'histoire du commerce de Rouen et en particulier de la hanse rouennaise, voir CHÉRUEL, Histoire de Rouen pendant l'époque communale (2 vol. in-8°, 1844); DE FRÉVILLE, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen (2 vol. in-8°, 1857) ; DE BEAUREPAIRE, La vicomte' de l'eau de Rouen (1 vol. in-8°, 1866). — Pour celle de la marchandise de l'eau, LEROUX DE LINGY, Histoire de l'Hôtel de ville de Paris, et LEGARON, Origines de la Municipalité parisienne {Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, t. VII et VIII).
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sienne, les compagnies de marchands fréquentant la rivière de Loire1, l'association privilégiée des négociants en vins de Bordeaux2. Un siècle plus tard se forme la hanse de Londres, créée pour le commerce des laines d'Angleterre par les villes de Flandre, auxquelles s'adjoignirent, au xme siècle, celles de Champagne, de Normandie et de France3. Toutes ces corporations ont le même caractère et le même but. Elles se composent de négociants en gros et d'armateurs, propriétaires de bateaux ou de navires, qui forment la haute bourgeoisie des principales cités commerçantes. A Paris, le prévôt des marchands de l'eau deviendra le chef de la municipalité; le parloir aux bourgeois, c'est-à-dire le siège de l'association, sera le premier hôtel-deville, et les armes de Paris ne sont autre chose que
* La communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendant en icelle, dont l'histoire a été écrite par M. MANTELLIER (3 vol. in-8", 1869, Orléans), ne s'organise qu'au xiv6 siècle, mais elle avait été précédée par des associations locales qui se fondirent plus tard dans cette grande corporation. 2 Voir le Livre des Souillons, le Livre des Privilèges et le Registre de la Jurade de Bordeaux (Archives municipales, publiées par la ville de Bordeaux), et l'Histoire du commerce de Bordeaux, par F. MICHEL. . 3 La hanse pour le commerce des laines et des draps organisée au xn° siècle par les villes flamandes (Bruges, Ypres, Gand, etc.), ne comptait d'abord que. 11 villes : ce nombre s'éleva plus tard à 24, puis à 50. Lille, Douai, Arras, Amiens, Caen, Bernay, Paris, Provins, Ghâlons, Troyes, Reims, etc.... en faisaient partie. Cf. LAPPENBERG, UrAundliche CfeschicJite des hansischen Stahlhofes m London (1 vol. in-4°, Hambourg, 1851) et WARNKŒNIG, Histoire de Flandre (trad. fr.), II, pièces justifie, p. 506 et suiv.
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le sceau de la marchandise de l'eau, le navire, déjà adopté au xn6 siècle comme l'emblème de la hanse parisienne. A Bordeaux, c'est parmi les négociants en vins, qui sont en même temps les armateurs, qu'on choisira les jurats. A Rouen, la ghilde de viendra le conseil de la commune et lui fournira ses chefs électifs. Il en sera de même à Saint-Omer et dans les grandes villes de Flandre1, Faut-il voir dans les marchands de l'eau de Paris les successeurs immédiats des Nautes parisiens ? Faut-il regarder comme les héritiers directs des Nautes de la Loire ces marchands fréquentant la rivière de Loire qui ne se sont définitivement constitués qu'au xiv° siècle par la réunion des associations locales d'Orléans, de Saumur, d'Angers et de Nantes2? Il est bien difficile de combler la
1 Voir GIRY, Histoire de Saint-Omer et de ses institutions jusqu'au xive siècle, p. 276 et suivantes. — WAUTERS, Les Gildes commerciales au xie siècle, fragment de l'histoire de nos communes {Bulletin de l'Académie royale de Belgique, 2° série, t. XXXVII, 1874). — W.-E. WILDA, Bas gildenwesen im Mittelalter in-8°. Berlin, 1831. 2 Depuis l'époque romaine jusqu'au, commencement du xne siècle, on ne trouve aucune trace de l'existence de ces associations, pas plus des Nautes parisiens, que des Nautes du Rhône, de la Loire ou de la Saône. Il y a donc une certaine hardiesse à faire remonter, comme l'ont fait la plupart des historiens, les marchands de l'eau du temps de Louis VI aux Nautes du temps de Tibère. En admettant que la corporation ait traversé silencieusement tant de siècles et tant de vicissitudes, aurait-elle survécu aux terribles épreuves de l'invasion normande? Elle dut naître ou renaître au xie siècle, comme toutes les associations du môme genre, de la renaissance même du commerce ; comme la ghilde de Rouen, comme plus tard les marchands de la Loire, elle fut encouragée par le seigneur suzerain
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lacune de cinq siècles qui sépare les corporations officielles du Bas-Empire des hanses du moyenâge. Il n'en est pas moins vrai que l'organisation des corps de négociants dans toutes les cités galloromaines avait créé, à côté de l'aristocratie territoriale, une véritable aristocratie industrielle et commerciale qui survécut certainement à l'empire romain. Quand les grands propriétaires fonciers cessèrent d'habiter les villes, quand ils furent devenus de hauts barons ou de simples seigneurs châtelains, la seule aristocratie urbaine fut celle du commerce en gros et des chefs de métiers, qui avaient le droit, en effet, de se regarder comme les descendants, comme les héritiers légitimes des vieilles corporations, lors même qu'elles auraient cessé d'exister à l'état de corps constitués et légalement reconnus. Les hanses marchandes, qu'elles se rattachent ou non aux collèges antiques, naquirent du morcellement même du territoire et de la souveraineté. Grâce aux difficultés de toute sorte que présentaient les voyages par terre, les cours d'eau étaient redevenus plus que jamais les grandes voies commerciales. Le commerce, depuis que les pirates normands avaient disparu, y trouvait à la fois sécurité et économie : un seul bateau portait la charge de cinq cents bêtes de somme. Mais, de Paris à Rouen, d'Orléans à Nantes, de Toulouse
qui avait autant d'intérêt qu'elle à maintenir l'ordre et à développer le commerce dont il profitait.
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ou de Périgueux à Bordeaux, c'était par vingtaines qu'on comptait les seigneurs riverains *. Chacun de ces possesseurs de fiefs, petits et grands, ne manquait pas de percevoir des péages ; en revanche, il oubliait souvent d'exécuter les travaux les plus indispensables et les rivières devenaient impraticables comme les routes. Les principaux intéressés, c'est-à-dire les grands commerçants des villes riveraines, s'associèrent pour faire ce que ne faisaient pas les seigneurs. Ils traitèrent du rachat des péages ou en devinrent les fermiers, et se chargèrent d'entretenir à leurs frais les chemins de halage, de draguer le lit des rivières, de construire des magasins et des quais de débarquement. En se substituant aux devoirs des seigneurs, ils se substituèrent naturellement à leurs droits : ils perçurent pour le compte de la hanse sur tous ceux qui n'en faisaient pas partie un impôt qui représentait le salaire des services rendus. Naturellement aussi, ils regardèrent la partie de la rivière où ils. s'étaient attribué, avec le consentement du seigneur, la police de la navigation comme leur fief, comme leur propriété : ils prétendirent y exercer une sorte de monopole, et cette prétention, conforme au droit et à la pratique universelle du moyen-âge, fut sanctionnée par les seigneurs suzerains qui inféodèrent les fleuves et même la mer aux marchands comme ils inféodaient la terre aux barons.
1 II y afait encore, au xive siècle, 14 péages sur la Loire, de Roanne à Nantes.
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Dès le milieu cïu xne siècle, les ducs de Normandie, déjà rois d'Angleterre, concédaient à la ghilde de Rouen le privilège du commerce entre la Normandie et l'Irlande l'exemption des droits et coutumes à Londres et dans les ports anglais 2, et aux bourgeois rouennais le monopole de la navigation de la Seine, clans les limites de la commune 3. Les rois Louis VI4, Louis VII et Philippe-Auguste consacraient également le monopole de la hanse parisienne. Nul ne peut amener à Paris de marchandises par eau s'il n'est marchand de l'eau de Paris, ou s'il n'est associé à uh membre
1 Item nulla navis de tota Normannia débet eschippare ad Hiberniam nisi de Rotbomago, excepta una sola cui licet eschippare de Cœsarisburgo (Cherbourg), semel in anno et qusecumqué navis de Hibernia venerit ex quo câput de Gennës' transierit, Rolhomagum veniat (Charte de Henri II, vers 1150, citée par CHÉRUEL, Histoire de Rouen, t. I, p. 244).
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Item hommes Rothomagi qui de ghilda sunt mercatorum sint
quieli de Omni cônsuetùdine apud Lundinium nisi de viho et de
crasso pisce {Ibidem).
3 Item nullus mercator transeat Rothomagum cum mercatura sua per viam Sequane, nec sursum, nec deorsum, nisi civis Rothomagensis fu'erit..... Item nullus extraneus poterit decarcare apud Rothomagum,. in celario {Ibidem). Nec alîquis ducat vinum prœtereundo Rotomagum ad eundum in Angliam, nisi sit manens in Rotomago (Charte de Henri II, 1774. Ibidem, p. 2481 4 Le premier témoignage de l'existence officielle de la marchandise dé l'eau' est une charte de Louis VI qui, en 1121, abandonna aux marchands un droit de 60 sous perçu pour le compte du roi sur chaque bateau chargé de vins arrivant à Paris au temps des vendanges (LEROY, Dissertation sur l'origine de l'hôtel de ville de Paris, pièce justificative I, dans le tome Ier de l'Histoire de Paris, de FÉLIBIEN et LOBINEAU, 1725).
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de la hanse *. Aucun bateau chargé ne peut naviguer sur la Seine, de Mantes au grand Pont de Paris, et du grand Pont à Auxerre, s'il n'est conduit par un marchand hanse ou son représentant. Tout étranger qui veut vendre ses denrées à Paris et les débarquer au port de la Grève, devra faire sa déclaration au siège de la Marchandise et l'associé qu'on lui désignera aura le droit de partager le bénéfice, ou de prendre la moitié des marchandises au prix de vente indiqué dans la déclaration2. Au commencement du XIII6 siècle, la hanse joignit à ces privilèges la ferme des mesures et celle des criées avec délégation du droit de juridiction royale : elle était déjà une puissance et un des instruments les plus actifs de la royauté3. Ce ne fut pas seulement la renaissance des villes qui tira le commerce de la torpeur du Xe siècle, ce fut aussi celle de l'autorité. A mesure que la société féodale prenait son assiette, le même travail de centralisation, le même progrès du pouvoir souverain que les historiens se sont surtout attachés à suivre
• '' Charte de Louis VII en 1170. Ibid. Pièce III. Charte de Philippe-Auguste (1204). Ibid,., pièce VIII. En 1192, les bourgeois de Paris avaient obtenu que nul marchand, amenant du vin par eau, ne pût le décharger à moins d'être bourgeois et domicilié à Paris. L'étranger ne pouvait vendre sa marchandise que sur le bateau même. 3 Charte de Philippe-Auguste (1220). Ibid., pièce XI. Les marchands de l'eau avaient été autorisés, en 1213, à percevoir des droits sur les bateaux chargés, pour la construction d'un nouveau port à Paris.
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dans le domaine royal, s'accomplissait dans tous les grands fiefs. Chacun des hauts feudataires, en sa qualité de chef d'Etat et de gardien de la paix publique, intervenait comme arbitre dans les querelles de ses vassaux, réprimait le brigandage, abolissait les péages arbitraires, confirmait les chartes délivrées par les seigneurs, les statuts des corps de métiers et des hanses, essayait d'attirer les commerçants étrangers. Chaque duc ou chaque comte souverain était pour son fief ce que plus tard la royauté fut pour la France tout entière, une justice de paix armée *. L'Eglise, qui seule avait conservé quelque unité morale au milieu du morcellement universel, apporta son contingent à cette œuvre de pacification. Dès le milieu du xie siècle, la Trêve de Dieu, plus ou moins bien observée, surtout en Aquitaine et en Languedoc, mettait un frein au débordement des guerres privées ; au commencement du xne, les conciles provinciaux proclamaient qu'en tout temps le prêtre, le moine, le pèlerin, le marchand et le paysan devaient être respectés, protestaient contre
1 Longtemps avant les rois de France, les ducs de Normandie avaient réussi à faire respecter dans leurs domaines l'ordre et l'autorité. Sans parler même de la légende des bracelets d'or de Rollon, Guillaume le Conquérant, qui ne permettait à personne de vexer les marchands (nulli licuit in Normannia mercatorem disturbare), qui se réservait la fabrication des monnaies et la réglementation des poids et mesures, était autrement souverain en Normandie que Philippe Ier en France. A la même époque, le comté de Flandre, le comté de Champagne, le comté de Toulouse étaient mieux administrés que le domaine royal.
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le droit de bris et lançaient l'anathème contre ceux qui pillaient les marchands et dépouillaient les naufragés f. De tous ces efforts, du concours de tous ces intérêts moraux et matériels qui conspiraient au rétablissement de la paix et de l'ordre, allait sortir un droit nouveau qui devait fonder la prospérité du monde féodal, mais qui en préparait la ruine, au profit d'un pouvoir unique, représentant suprême de-l'ordre, gardien suprême de la paix, la royauté française. Ce besoin même de garanties qui se manifestait alors partout était un symptôme du réveil de la vie commerciale. Le voile sombre qui avait pesé sur la France du xe siècle se soulevait lentement : l'horizon devenait moins étroit, on commençait à regarder par dessus les murs du donjon et par delà les limites du fief. Le seigneur s'aperçut que s'il était prudent de ne pas se démunir et de prendre ses précautions contre la famine, il était contraire à ses propres intérêts d'empêcher l'exportation de produits" surabondants qui s'avilissaient ou se détérioraient, sans profit pour lui-même et pour ses sujets. On commença à voir circuler non seulement les vins, le sel, les poissons de mer salés et fumés, dont le commerce n'avait jamais été interrompu, mais les céréales, les fourrages, les bois2, les laines, le
1 Voir les canons des conciles de Clermont (1130), Reims (1131), etc. Prœcipimus ut.... peregrini, et mercatores et rastici euntes et redeuntes ... omni tempore securi sint (8e canon de Clermont). 1 Voir l'ordonnance de Philippe-Auguste (1213), citée plus
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lin' et le chanvre, les matières tinctoriales, comme le pastel ou la garance. H est vrai que le seigneur y perdait, puisqu'au lieu de se vendre sur ses marchés ou dans ses halles, et de lui payer des droits, ces marchandises étaient destinées à des fiefs étrangers dont le suzerain lui enlevait ainsi une partie de ses revenus. Aussi chercha-t-il à compenser cette perte en frappant les marchandises dont l'exportation lui portait le plus grave préjudice et qui, d'après la coutume du fief, ne pouvaient se vendre que sur les marchés seigneuriaux, de droits de sortie plus ou moins élevés : sous le nom de traites, de rêves, de passages ces droits, devaient subsister jusqu'à la Révolution. Les conquêtes des Normands et le mouvement des pèlerinages, précurseur des croisades, étendirent à l'Italie, à l'Angleterre, à l'Orient ces relations commerciales qui renaissaient déjà dans la France féodale, dès là première moitié du1 xi° siècle. La conquête de l'Angleterre par Ouillaume-leBâtard ne fut pas seulement politique, elle fut aussi commerciale : les marchands de Normandie firent mâih-basse sur le négoce, comme les hommes d'armes sur la terre, comme les clercs sur les évêchés et les abbayes. La ghilde de Rouen put commercer en franchise à Londres et dans tous les
haut et qui constate à Paris l'existence d'un commerce assez considérable de blé, de foin, de merrain, de bois, etc.... (LEROY, Dissert, s. l'Hôtel de ville. Preuves).
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ports anglais et rapporter en échange des vins de France1, des étoffes, des armes recherchées par les barons normands, les laines et les métanx de l'Angleterre. La conquête des Deux-Siciles par Robert Guiscard et son frère Roger, la fondation du royaume de Portugal par Henri de Bourgogne, les expéditions aventureuses des Normands en Aragon et en Catalogne contre les Maures d'Espagne eurent des résultats moins immédiats, mais révélèrent aux hommes du Nord les contrées méridionales à peine connues jusqu'alors par les récits des Aquitains et des Provençaux. C'est clans la seconde moitié du xie siècle qu'on commence à voir paraître dans le Nord les soieries d'Alméria et de Carthagène "2, les chevaux barbes et les genêts d'Espagne, les citrons, les oranges et lés vins de la Sicile et de l'Italie méridionale. Les pèlerinages exercèrent sur les destinées du commerce une action plus décisive encore que les conquêtes normandes. Bien des causes avaient contribué à les multiplier à la fin du x° et clans le cours
1 Jusqu'au moment où l'avènement des Plantagenets et le mariage d'Eléonore d'Aquitaine avec Henri II multiplièrent les relations avec la Rochelle et Bordeaux, les vins les plus connus en Angleterre paraissent avoir été ceux de l'Auxerrois et du Soissonnais qui parvenaient à Londres par l'intermédiaire des marchands de Rouen et plus rarement par Boulogne. 2 Ces soieries, fréquemment mentionnées dans les chansons de Geste du' xn° siècle, sont inconnues à l'époque où fut composée la chanson de Roland, qui ne parle que des étoffes de soie d'Alexandrie et de l'Asie-Mineure.
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du xie siècle l'influence croissante de l'Église et de la papauté, l'esprit d'aventures, l'attrait de l'inconnu.. On allait à Saint-Jacques-de-Gompostelle, à Rome, à Jérusalem pour prier et pour faire pénitence : mais on y allait aussi pour voir du nouveau, pour vivre d'une vie plus libre, pour secouer l'ennui du cloître ou du donjon féodal, on y allait même par vanité et pour faire parler de soi, c'est un contemporain qui l'affirme2. En effet, le pèlerin était dans le monde duxie siècle ce qu'est encore le hadji dans le monde musulman : pauvre, il était toujours sûr de trouver un asile et du pain, dans la chaumière, aussi bien que dans le château ou dans le monastère : riche, il était entouré d'une sorte de prestige et d'auréole sainte : sa personne était sacrée, et, ce qui n'était pas indifférent, la coutume féodale l'autorisait à faire payer sous forme d'aide une très large part des frais du voyage par ses vassaux et tenanciers. Enfin, les préoccupations terrestres n'étaient pas tellement étrangères à ces pieux voyageurs que plus d'un ne saisît l'occasion de faire une bonne affaire, en même temps qu'une bonne œuvre. Depuis le vme siècle les canons des conciles3, confirmés par les capitulaires royaux, avaient affranchi la personne des pèlerins de tout
1 Chronique du Mont-Cassin, liv. II, c. xxxvn. Suivant Raoul Glaber, les premiers pèlerinages en Orient auraient eu lieu à la fin du x° siècle. a Vanitate ob quam multi proficiscuntur ut solummodo mirabiles videantur (RAOUL GLABER, liv. IV., ch. vi). 3 LABBE, Sacro sancta concilia, t. VI., colonnes 1660 et 1669.
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péage ; leur bagage, à condition de n'être pas trop considérable, passait également en franchise. Aussi beaucoup de marchands essayèrent-ils de se dissimuler sous l'habit du pèlerin, qui leur procurait à la fois sécurité et bénéfice, et plus d'un pèlerin se fit-il marchand par circonstance, surtout quand il n'était ni clerc, ni chevalier, et quand l'intérêt n'était combattu ni par l'esprit de corps, ni par l'orgueil de race. L'abus devint même si criant que l'immunité des pèlerins finit par disparaître, mais après avoir contribué pendant plusieurs siècles à rendre moins pesantes quelques-unes des entraves qui paralysaient les mouvements du commerce. Jusqu'aux dernières années du xe siècle, les pèlerins ne pouvaient se rendre à Jérusalem que par mer1 : la traversée était longue et dangereuse, les communications irrégulières, la Méditerranée infestée de pirates : aussi les voyageurs étaient rares, et c'était à peine si de loin en loin un navire d'Amalfi se rendant à Alexandrie emportait quelques moines résignés d'avance au martyre, ou quelques aventuriers obscurs qui ne revenaient pas tous après avoir visité le Saint-Sépulcre. Mais dès le commencement du xie siècle, la conversion des Hongrois au christianisme rouvrit
1 D'après Raoul Glaber, les pèlerins ne commencèrent à prendre la route de terre qu'à partir de l'avènement de saint Etienne au trône de Hongrie (997). L'hospitalité généreuse qu'ils trouvaient dans les villes hongroises fut, suivant ce chroniqueur, une des principales causes qui développèrent les pèlerinages en Orient.
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la route du Danube si longtemps fermée par ces hordes barbares qui avaient fait ainsi, sans le vouloir, la fortune d'Amaln* et de Venise. Les pèlerins et les marchands de la France septentrionale, de l'Angleterre, de l'Allemagne se précipitèrent vers cette voie plus sûre et presque aussi courte, dont chaque étape réveillait tant de souvenirs, et promettait tant de merveilles : Constantinople, Nicée, Antioche, toutes les splendeurs terrestres de l'Orient chrétien ou musulman, avant les splendeurs célestes de Jérusalem ! Bientôt au lieu de partir isolément, on partit par troupes, puis les caravanes devinrent des armées : c'était par milliers que les pèlerins affluaient en Palestine; les prêtres, les grands seigneurs, les femmes, tout le monde voulut visiter Jérusalem : le pèlerinage devint une mode. Ce fut le prélude des croisades, ce fut aussi le réveil commercial de l'Occident, et le premier coup porté au monopole jusqu'alors exercé par les Juifs. Au contact du luxe oriental et de la société élégante de Constantinople, de nouveaux besoins se développèrent ; on put contempler à son aise, manier et acheter dans les bazars orientaux ces tissus merveilleux, ces tapisseries, ces bijoux que le Juif vendait si cher et qu'il cachait soigneusement aux regards du vulgaire : on put goûter ces épices qui valaient leur pesant d'or en France, et que l'Orient offrait à des prix modérés. Insensiblement l'Occident qui recueillait avec avidité
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les récits de ces pieux voyageurs, sentit s'éveiller en lui des idées, des curiosités et des convoitises jusqu'alors inconnues; il vit clairement, au lieu de le soupçonner par une sorte de défiance instinctive, que les Juifs l'avaient exploité. Les Juifs de leur côté comprirent que les pèlerinages leur préparaient une concurrence et compromettaient une des sources les plus fécondes de leurs revenus. Ont-ils déterminé, comme on le croyait au xi° siècle, le Khalife d'Egypte Hakim, à brûler l'église du SaintSépulcre, en lui faisant craindre une invasion chrétienne dans ses États 1 ? Cette" légende sérieusement reproduite par les historiens contemporains n'avait sans doute d'autre fondement que les bruits populaires : mais le fanatisme religieux et les rancunes individuelles se traduisirent par une persécution sanglante qui dispersa ou qui anéantit toutes les communautés israélites de France (1010-1016)2. — Ce mouvement était préma1 RAOUL GLABEB. (liv. III, ch. yn) raconte que les Juifs d'Orléans envoyèrent à Hakim, avec des lettres écrites en hébreu, un certain Robert, serf fugitif de l'église de Sainte-Marie-deMoutier;. ils avertissaient le khalife que, s'il ne détruisait le Saint-Sépulcre, les chrétiens envahiraient bientôt ses États. Le messager, de retour en France, aurait avoué sa mission. Cf., Chroniques de Saint-Martial de Limoges. Édition de la Société de l'Histoire de France, pages 6 et 7". "- Le comte de Sens, Regnard, qui avait donné asile aux Juifs en leur faisant payer très cher sa protection, fut attaqué par le roi Robert et par l'évêque de Sens èt soutenu par le comte de Chartres. Celui-ci força le roi à traiter et à laisser à Regnard son comté, qui dut être partagé après sa rnort entre le domaine royal et l'êvêché de Sens.
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turé. On ne pouvait se passer des Juifs, parce que nul n'était prêt à les remplacer : ils reparurent peu à peu et reprirent leur négoce, en se contentant de modérer leurs bénéfices. L'église du Saint-Sépulcre tut rebâtie, les pèlerinages recommencèrent plus nombreux que jamais. Le goût des marchandises orientales continua à se répandre en Occident, et la crise ne profita qu'aux villes du Danube et à la république de Venise, intermédiaires du trafic' avec Gonstantinople , aux Amalfitains , maîtres du commerce de la Syrie et de l'Egypte, et aux Juifs eux-mêmes qui, tout en vendant moins cher, vendirent davantage et se firent à beaux deniers comptants les banquiers .des caravanes de pèlerins. Vers la fin du xi6 siècle, les conquêtes des Turcs Seldjoukides en Asie-Mineure, en Syrie et en Palestine, vinrent arrêter brusquement ce courant qui s'était établi depuis près d'un siècle entre l'Orient et l'Occident : la route de terre fut coupée aux pèlerins, la route de mer fermée aux marchands ; à la tolérance des khalifes fatimites du Caire, succéda le fanatisme brutal des hordes turcomanes. Blessées à la fois dans leurs croyances, dans leurs intérêts et dans leurs habitudes, les populations occidentales se soulevèrent : la première croisade allait inaugurer une ère nouvelle pour le commerce, comme pour la civilisation.
�CHAPITRE II
LES CROISADES — LES VOYAGES EN ORIENT - LE COMMERCE FRANÇAIS DE LA MÉDITERRANÉE ET DE L'OCÉAN — LE DROIT MARITIME AU MOYEN AGE
Les croisades ont été pour le xne siècle ce que devait être, pour le xvr3, la découverte de la route des Indes et celle des deux Amériquesi. Un monde nou1 Voir pour l'Histoire générale du commerce français, à partir des croisades, et en particulier pour celle du commerce du Levant au moyen âge : CLIOQUOT DE BLERVAGHE, Mémoire sur l'état du commerce intérieur et extérieur de la France depuis la première croisade jusqu'à Louis XU, 1790 (t. XVI de la Collection des meilleures dissertations sur l'Histoire de France). FAURIS DE SAINT-VINCENT, Mémoire sur l'état du commerce dans le moyen âge (Annales encyclopédiques, 1828, t. VI). DEPPING, Histoire du commerce entre le Levant et l'Europe, depuis les croisades jusqu'à la fondation des colonies d'Amérique, 2 vol. in-8°, 1830. PARDESSUS, Collection de Lois maritimes. Paris, 1834, 6 vol. in-4°. DE MAS LATRIE, Traités de paix et de commerce concernant les
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veau ou plutôt un monde oublié, que le xie siècle avait à peine entrevu, s'ouvrit aux occidentaux. La, fondation du royaume de Palestine fit d'Antioche, de Beyrouth, de Tripoli, de Saint-Jean-d'Acre, de Césarée, de Jaffa, des ports chrétiens. Celle de la principauté d'Edesse poussa l'avant-garde des Francs au delà de l'Euphrate, jusqu'au cœur de la Mésopotamie. Chaque année, depuis le commencement du xn° siècle, d'immenses caravanes de pèlerins suivaient la vallée du Danube, traversaient l'empire grec, longeaient les côtes d'Asie-Mineure, ou se frayaient, comme les premiers croisés, un chemin à travers la Sultanie de Roum, et après avoir atteint Antioche, se rendaient à Jérusalem par le littoral ou par la vallée du Jourdain. Un certain nombre restaient en Palestine et s'y faisaient marchands ou soldats; d'autres s'aventuraient dans l'Asie musulmane où ils oubliaient parfois leur pays et leur religion : beaucoup étaient faits prisonniers dans les combats qui se livraient presque à chaque étape ; parmi ces captifs dont les aventures ont si souvent inspiré les trouvères, quelques-uns se rachetaient ou s'échappaient et revenaient décrire en Europe les pays qu'ils avaient visités malgré eux. Dès la première moitié du xiie siècle, les chansons de geste et les romans sont pleins de descriptions de la Perse,
relations des chrétiens avec les Arabes de VAfrique septentrionale au moyen âge, 1867. W. HEYD, Qeschichte des Levantehandels im Mittelalter, Sluttgard,
2 1875.
vol. in-8°.
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de l'Arménie, duKhorassan: les noms de Samorgant (Samarkand), de Sarmazane (Kirman-Schahân) sont presque populaires1 : les trésors de l'Orient admirés et convoités par les rudes guerriers de l'Occident, les riches étoffes de Syrie, de Samos et de Constantinople, les tapisseries de la Perse, les perles, les pierres précieuses, les besants d'or pur, les parfums d'Arabie et de Palestine, s'entassent dans les récits des trouvères avec une profusion qui montre quelle impression avaient faite sur les esprits les produits orientaux. L'imagination tenait sans doute une large place dans la géographie poétique de l'Orient ; mais à côté de légendes bizarres et de contrées qui n'ont jamais figuré que sur la carte du royaume des ogres ou des fées, on rencontre des détails si précis, des descriptions si vivantes, qu'il est impossible d'y méconnaître la trace de souvenirs et d'observations personnelles. Telle page de la Chanson de Jérusalem ou de celle des Chétifs2, reproduit l'itinéraire des caravanes de l'Asie centrale avec autant d'exactitude que la géographie d'El-Edrisi, le savant voyageur arabe, si bien accueilli à la cour de Roger II, roi des Deux-Siciles. La croisade de 1204, qui eut pour conséquence
1 Voir H. PIGEONNEAU, le Cycle de la croisade, p. 115 et suivantes et 148 et suivantes. ■ La chanson de Jérusalem a été publiée par M. HIPPEAU celle des Che'lifs (Captifs) est encore inédite. M. P. PARIS en a cité de longs fragments dans l'Histoire littéraire de France (t. XXII).
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l'établissement d'un empire latin à Constantinople, le morcellement de l'empire grec en principautés féodales, gouvernées par des dynasties françaises ou italiennes, la prise de possession par les Vénitiens, de presque tous les ports et des îles de l'Archipel et de la mer Ionienne multiplia les relations avec l'Asie Mineure et la Haute-Asie. Des comptoirs vénitiens se fondèrent sur les bords de la mer Noire, à Alexia à l'embouchure du Dniéper, à Soldaia (Soudak) en Grimée, à Tana (Azof) sur la mer d'Azof1 : les rois chrétiens d'Arménie avaient ouvert autrefois entre la vallée du Kour et celle du Rhion, l'ancien Phase, une route dont Tiflis était la principale étape : ce chemin continua à servir de débouché à la navigation de la Caspienne et aux caravanes de la Perse, même après la conquête de la Grande-Arménie par les sultans d'Iconium. A mesure que les Occidentaux étaient mieux fixés sur les intérêts économiques et sur les routes de l'extrême Orient, les croisades devenaient de plus en plus des expéditions politiques et commerciales, autant que religieuses2. Les chrétiens renoncent à s'avancer dans l'intérieur, ils se résignent même à la perte de Jérusalem, mais ils s'établissent solidement sur les côtes. Au commencement du xin* siècle, tous les débouchés maritimes de l'Orient leur appartiennent depuis les frontières
liv. I, ch. v'. Voir le Liber Secretorum ftdelium crucis de MARIN SANUTO. C'est tout un plan de croisade commerciale, exposé avec une remarquable connaissance de l'Orient.
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d'Egypte jusqu'aux bouches du. Dnieper. Les rendez-vous des caravanes, les grands marchés de l'intérieur, Damas, Alep, Iconium étaient aux musulmans, les ports étaient aux chrétiens. Les rois de Jérusalem, les comtes de Tripoli, les princes d'Antioche, la dynastie arménienne qui régnait en Cilicie, en Cappadoce, en Isaurie, et qui avait fait du port d'Aïas1 (Aïazzo, Giazza) un des entrepôts du commerce de l'Asie-Mineure, occupaient le littoral de la Syrie et de la Cilicie : les comptoirs génois et vénitiens couvraient les côtes de l'Archipel et de la mer Noire. Pour compléter ce réseau qui enveloppait l'Orient musulman, il ne restait à conquérir que le littoral de l'Egypte, les ports de Rosette, de Damiette, d'Alexandrie : c'était là qu'aboutissait le plus riche des grands courants commerciaux, celui qui apportait à Suez et au Caire par l'Océan indien, ou par le Nil, les marchandises de l'Inde et de l'Afrique. Tel fut le but des deux croisades de 1218 et de 1248, l'une prêchée par Innocent III, mais conduite par les chevaliers du Temple et de Saint-Jean, qui connaissaient mieux que personne les secrets de l'Orient; l'autre conçue par saint Louis, mais à laquelle les intérêts provençaux ne furent pas étrangers2.
1 Le port d'Aïas est situé sur le golfe d'Alexandretle, au pied du Nour-Daghet près de l'embouchure du Djihoun, l'ancien Pyramus (Voir MARCO POLO, liv. I, ch. n).
' L'héritière de la Provence, Béatrix, était mariée depuis 1245
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Les deux entreprises échouèrent; mais s'ils ne réussirent pas à accaparer le transit de l'Inde, les chrétiens restèrent du moins, après comme avant leur inutile tentative, les maîtres des transports dans la Méditerranée. Vers le milieu du xin° siècle, les invasions des Mongols que la politique des papes et des rois de France essaya d'opposer aux Seldjoukides d'AsieMineure et aux Mameluks d'Egypte, multiplièrent les relations avec l'Asie centrale1. Les Italiens Ascelin, Plan-Carpin, le Flamand Guillaume de Rubrouck (Rubruquis) 2, ambassadeurs d'Innocent IV et de saint Louis, pénétrèrent jusque dans les steppes des Khalkas, et firent connaître, par les relations de leurs voyages, ces régions jusqu'alors ignorées du monde occidental. Enfin, au commencement du xive siècle, Marco-Polo, le plus grand voyageur du moyen-âge, acheva de déchirer le voile qui couvrait encore les mystérieuses contrées de l'extrême Orient. Le plateau central asiatique, la Chine, l'Indo-Chine, Sumatra, Geylan, les Indes,
à Charles d'Anjou, frère de saint Louis, qui lui-môme avait épousé sa sœur aînée Marguerite de Provence. 1 Voir, sur les relations des chrétiens avec les empereurs mongols et sur le commerce de Venise avec l'Asie centrale, le travail de M. DE MAS-LATRIE dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 1868, p. 580 et suivantes et le mémoire d'A. DE RÉMUSAT, sur les Relations politiques des princes chrétiens et en particulier des rois de France avec les empereurs mongols dans les Mémoires de l'Académie des Insc. et B. Lettres, t. VI, p. 396 et VII, p. 335. ! Recueil de Voyages et Mémoires de la Société de géographie (1839, in-4°).
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sillonnés en tous sens par l'infatigable explorateur, sortent du domaine des fables pour entrer dans la géographie positive : son livre, publié d'abord en français, est bientôt traduit en latin et dans toutes les langues européennes1. L'œuvre des croisades était accomplie; au moment même où les derniers vestiges de la domination chrétienne en Palestine et en Asie-Mineure disparaissaient sous les coups des Mameluks, le voyageur vénitien préparait, sans le savoir, la revanche de l'Occident. Marco-Polo a été le Pierre l'Ermite de la croisade commerciale duxve et du xvie siècle, dont Vasco de Gama et Christophe Colomb devaient être les Bohémond et les Godefroi de Bouillon. Dans ce mouvement d'expansion de la société féodale vers l'Orient, la France avait eu l'initiative ; elle avait joué le premier rôle dans les combats, elle avait fermé l'ère des croisades à Tunis, après l'avoir ouverte à Nicée, à Antioche, à Jérusalem, mais ce ne fut pas elle qui en recueillit les profits commerciaux. Aucun des ports français de la Méditerranée, qui dépendaient presque tous du comté de Toulouse, n'était capable de rivaliser avec les puissantes républiques italiennes, de Gênes, de Pise, d'Amalfi ou de Venise. Cette n'existait pas; Aigues-Mortesn'était, au XII6 siècle, qu'un village2. Agde et Maguelonne
Livre de Marco Polo, éd. PAUTHIER, 2 vol. in-8°.Didot,1865. - Le port d'Aigues-Mortes ne fut créé que par saint Louis,
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étaient déjà en décadence \. Montpellier ne communiquait avec la mer que par le cours du Lez, tour à tour ruisseau ou torrent2. Narbonne luttait avec courage, mais avec peine contre la désertion de l'Aude et l'ensablement des passes maritimes.
Navire du xme siècle d'après un bas-relief de la tour de Pise. et celui de Cette que par Louis XIV (Cf. PAGÉZY, Mémoires sur le port à'Aigues-Mortes, in-8°, 1879, Paris). 1 L'ensablement de rembouchure de l'Hérault et la formation du cordon littoral qui se prolongeait peu à peu entre les étangs et la mer ruinèrent Agde et Maguelonne, comme, des causes analogues devaient ruiner plus tard Saint-Gilles, Narbonne et Aigues-Mortes (Voir LBNTHBRIG, Les Villes mortes du golfe de Lyon, 1 vol. in-8°, 1879). Maguelonne, fortifiée par les Arabes à l'époque où ils occupaient la Septimanie et désignée sous le nom de Port-Sarrasin, fut détruite par Charles Martel en 737 et ne se releva qu'au xie siècle. L'île où s'élevaient la cathédrale de Saint-Pierre, les églises de Saint-Augustin et de SaintPancrace fut fortifiée et rattachée au bourg de Villeneuve, *ur la côte septentrionale de l'étang -de Tau, par des chaussées et des ponts de bois. Le commerce y était encore florissant au xne siècle, et l'évêque de Maguelonne était un des plus puissants seigneurs du midi. * Le port de Lattes, à l'embouchure du Lez, était déjà fréquenté au xne siècle. Il est mentionné dans un traité entre
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Saint-Gilles, sur le petit Rhône, un des p paux ports d'embarquement pour les pèlerins d rient et des entrepôts du commerce avec l'Italie, était menacé comme Narbonne par l'ensablement du fleuve et la transformation progressive des
Tartane du
XIII
° siècle (Saint-Pétrone de Bologne).
étangs navigables en lagunes marécageuses. Arles, où les Grecs avaient encore un comptoir au xi° siècle, et Marseille l, qui seule possédait une marine
l'évêque de Maguelonne Raymond et Guillaume, seigneur de Montpellier en 1140 : « De portu ita dictum est quod naute liberam habeant faoultatem appellendi Tauanum vel ad portum de Latis si voluerint ». TEULET, Layettes du Trésor des Chartes, I, p. 50. 1 Voir pour l'histoire du commerce de Marseille au moyenâge : RUPFI, Histoire de Marseille, 1642 et 1696, 2 vol. in-f°. —
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assez importante pour lutter contre les ports italiens, étaient de véritables républiques, indépendantes du royaume de France et même du comté de Provence, et qui ne relevaient que nominalement des empereurs d'Allemagne, héritiers du royaume d'Arles. Marseille, obtint, dès 1117 l, des exemptions de péages et des privilèges spéciaux dans le royaume chrétien de Palestine. Dans le courant du xne, et surtout après la seconde croisade, quand les pèlerins eurent définitivement abandonné la route de terre, rendue impraticable par la rupture avec les Grecs et l'hostilité permanente des sultans d'Iconiurn, la marine marseillaise prit un rapide développement. Liée par des traités de commerce et de navigation avec Arles, Montpellier, Nîmes, Nice, Vintimille, Ampurias 2, en Espagne, et plus tard avec Gênes et Venise, Marseille devint le port d'embarquement des pèlerins de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne rhénane, le principal débouché du commerce avec l'Afrique et l'Orient. Pour comprendre l'importance que prit, au xn° et au XHI° siècle, l'industrie du transport des pèlerins, industrie réglementée et surveillée, comme
Essai sur le commerce de Marseille, 3 vol. in-8°, 1842. et GUINDON, Actes du Corps et du Conseil de la municipalité de Marseille, 8 vol. in-8°, 1842-1873. 1 RUPPI, Histoire de Marseille, I, p. 318, 332 et 335. — Cf. PARDESSUS, Lois maritimes, II, page vm (Introduction). 2 TEULET, Trésor des Chartes, A, p. 483. Le traité avec le comte d'Ampurias est du 24 juillet 1219.
JULLIANY, — MÉRY
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l'est aujourd'hui celle du transport des émigrants en Amérique ou en Australie, il faut se souvenir qu'indépendamment des grandes expéditions auxquelles nous donnons le nom de croisades, des milliers de pèlerins de tout âge, de toute condition, de tout pays visitaient chaque année les lieux saints pour leur propre compte ou pour le compte des autres : car l'Eglise admettait dans certaines circonstances les pèlerinages par procuration. Quand il s'agissait d'embarquer une armée, les moyens de transport ordinaires devenaient insuffisants : c'était aux grandes républiques maritimes, à Venise, à Gênes, à Pise, à Marseille qu'il fallait s'adresser : c'était avec des États et non avec des particuliers qu'il fallait traiterMais pour le courant régulier des pèlerinages, il s'était constitué des entreprises privées dont l'organisation nous est révélée par les statuts des villes commerçantes de la Méditerranée et surtout par ceux d'Arles et de Marseille. Les pèlerins comme les marchands voyageaient par troupes nombreuses : chaque caravane avait ses chefs, ses règlements, sa bourse commune. Elle traitait avec un entrepreneur désigné sous le nom de cargator, qui se chargeait de nourrir les pèlerins et d'embarquer sous sa responsabilité les
1 Voir les Pacta Naulorum {Documents historiques extraits de la Bibliothèque royale, des Archives, etc..., t. I, p. 519 et suivantes, dans la Collection des Documents inédits sur l'Histoire de France).
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vivres nécessaires pour la traversée *. A Marseille il devait être agréé par la cour de mer (curia) et il était tenu d'accompagner lui-même les pèlerins ou de se faire représenter, en cas d'empêchement légitime, par un délégué responsable2. Les propriétaires de navires, uniquement chargés du transport, n'étaient pas astreints à des règlements moins minutieux. A Arles ils devaient donner caution, avant leur départ, pour répondre de l'exécution loyale de leur contrat3. A Marseille, trois inspecteurs délégués par la commune devaient visiter les navires, examiner les vivres embarqués par le cargator, faire l'appel des pèlerins et s'assurer que chacun d'eux pourrait occuper à bord la place réglementaire, sept palmes (environ 2 mètres) en longueur, deux palmes et une demi-canne (environ 1 mètre 1/2) en largeur 4. Un titre spécial des statuts de Marseille (livre IV, chap. xxiv), indiquait aux propriétaires et patrons de navires comment ils devaient se conduire envers leurs passagers. 11 était interdit à l'écrivain.
1 Statuts de Marseille (1253), dans la Collection de Lois Maritimes de PARDESSUS, t. IV, p. 260, 277, 280, etc.... 1 Statuts de Marseille, liv. IV, ch. xxvn, Ibid. 3 Statuimus quod consules Arelatis teneantur exigere et cabere ab illis qui naves vel navem habebunt in Arelate vel ejus tenemento (le territoire d'Arles s'étendait jusqu'au port de Bouc) causa transfretandi peregrinos ultra mare, fidejussores bonos et ydoneos, vel pignora ydonea, ut dicti domini navis vel navium transférant vel transferri faciant peregrinos suos prout iisdem peregrinis convenerint dicti domini bona fide, et pro singulis navibus {Statuts d'Arles, an. 1150, dans la Collection de Lois maritimes, IV, p. 252.) * Statuts de Marseille, liv. IV, ch. xx et suivants.
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du navire, aux patrons ou aux matelots d'exiger aucun salaire pour les écritures, pour la désignation des places, et quand un pèlerin mourait à bord, les mariniers n'avaient pas le droit de réclamer ses chaussures ou ses vêtements1. Malgré ces précautions, il est probable que les voyageurs étaient largement exploités et que les entrepreneurs de pèlerinages réalisaient d'assez beaux bénéfices. A Arles et à Marseille le transport des pèlerins était une sorte de monopole réservé aux citoyens. Dans le port d'Arles, tant qu'un navire arlésien était disponible, il leur était interdit de s'embarquer sur un vaisseau étranger, et dans celui de Marseille la permission pour un armateur étranger de transporter des passagers était une faveur exceptionnelle, stipulée expressément dans les traités de commerce et limitée d'ordinaire à un seul navire 2. La république de Marseille avait, comme celle de Venise des galères, qui appartenaient à la commune et qu'elle louait aux marchands, quand elles n'étaient pas retenues par un service public ou affrétées pour le compte de souverains étrangers ; cependant la plupart des navires employés au transport des voyageurs ou des marchandises paraissent avoir été la propriété de particuliers ou de sociétés par actions dont la constitution nous est
Statuts de Marseille, liv. IV, oh. xxvin. Traité avec le comte d'Ampurias, 1219. Trésor des Chartes, I, n° 1352.
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connue par les premiers chapitres du Consulat de la Mer. Le pavillon de la commune est le seul qui doive flotter sur les navires marseillais1, sauf en Syrie, où quelques marchands qui jouissent de privilèges spéciaux sont autorisés à y ajouter un pavillon privé. Lors même qu'il s'agit de voyages purement commerciaux, la commune intervient pour régler la police du bord, les relations entre patrons, mariniers et passagers, la rédaction des manifestes, les conditions des contrats entre armateurs et négociants 2, jusqu'à l'équipement des marchands qui accompagnent leur cargaison et qui doivent se munir d'un armement plus ou moins complet, suivant la valeur de leurs marchandises \ Outre les droits différentiels qui peuvent être exigés des navires étrangers, la commune de Marseille perçoit sur tous les vaisseaux appartenant à des bourgeois de la ville ou à des États liés avec la république par des traités de commerce, un double
Statuts de Marseille, liv. IV, chap. xiv. D'après les Statuts de Marseille (livres III et IV), les formes les plus usitées sont les contrats de société ou de commandes (Societates et commandée, liv. III, ch. xix), les contrats à prix fait (ad scarum, liv. IV, ch. vu) dans lesquels le propriétaire de la marchandise ou le capitaliste qui a avancé les fonds se réservent un bénéfice déterminé d'avance, et les contrats à la grâce de Dieu (ad fortunam Dei et usum maris, liv. II, ch. xvi), dans lesquels le vendeur s'engage à livrer à l'acheteur à un certain prix des marchandises chargées ou à charger sur des navires, le marché devant être annulé sans indemnité, si les marchandises périssent ou subissent des avaries par fortune de mer. 3 Statuts de Marseille, liv. IV, ch. xix.
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droit d'entrée et de sortie 1 : la coutume qualifiée d'immémoriale (usaticus antiquus) et qui représente probablement les droits de" douane de l'époque romaine, et la dace du registre de mer (dacita tabulée de mari), perçue par des officiers publics désignés sous le nom de clavaires, et qui doit être immédiatement encaissée, sous les yeux même du marchand2. La république se réserve de plus le droit exclusif d'établir et de louer les pontons pour le carénage des navires3, et elle exige que tout vaisseau venant de l'Orient en rapporte pour la commune une de ces balistes à tourniquet qui étaient la grosse artillerie de l'époque4. Marseille n'est pas seulement le principal port d'embarquement pour la terre sainte ; c'est aussi la plus grande place de commerce de Gênes à Bar-: celone. Elle exporte en Italie les laines de la France
1 L'abbaye de Saint-Victor avait des droits sur la partie du port de Marseille qui s'étendait de l'église Saint-Pierre à la ville, et y levait des péages : de leur côté, les vicomtes percevaient le tiers du tonlieu et exerçaient un droit de souveraineté et de juridiction sur la sixième partie du port de Marseille. A la fin du xa' siècle, ce droit était engagé à un juif, Ben-David le Gros ; il fut racheté par le maire Anselme avec les deniers de la commune, puis abandonné par le vicomte Roncelin à l'abbaye de Saint-Victor. Cette donation fut l'origine d'un long procès entre l'abbaye et la commune, procès qui ne se termina qu'en 1220 par un arrangement. (GUÉRARD, Cartulaire de Saint-Victor, nos 32, 40, 910, 1115, etc.) 2 Statuts de Marseille, liv. I, ch. XLII. 3 Ibid., liv. I, ch. XLV. 4 La même disposition se retrouve dans les statuts d'Arles (PARDESSUS, Collection de Lois maritimes, IV, p. 252.)
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méridionale, les toiles de Bourgogne et de FrancheComté ; en Syrie, en Egypte, à Tunis, à Bougie et à Geuta, les bois, les métaux1, les vins, les huiles, le safran, le pastel du Languedoc et delà Provence, les savons qu'elle fabrique déjà avec succès, les bourracans de Béziers, les draps écarlates de Montpellier teints au kermès, et plus tard à la garance 2. Ses vaisseaux reviennent chargés des soieries, des tapis, des épices qu'elle tire de l'Orient, des sucres d'Egypte, qu'on essaiera, au xin" siècle, de produire en Provence 3, des cuirs et des laines du Maroc, des vins de Chypre et delà Grèce, des draps fins de Florence et de Milan, des cotonnades d'Alexandrie, qu'imiteront, auxive siècle, les fabriques d'Arles et de Carcassonne, des céréales de la Catalogne et de la Sicile. Beaucoup de ses bâtiments peuvent transporter jusqu'à 1,000 passagers4; les deux navires qu'affrètent tous les ans l'ordre du Temple et celui de Saint-Jean en reçoivent 1,500 : la moyenne du tonnage est de 1,000 à 1,200 quintaux, c'est-à-dire S00 à 600 tonneaux d'après notre système moderne. Les nefs ou coques de commerce, moins élancées que les galères de guerre et qui sont faites pour naviguer à la voile et non à la
Marseille avait de grands entrepôts de fer au moyen âge trad. Beinaud, II, p. 307). * Voir GERMAIN, Hist. du commerce de Montpellier, I, p. 20 et suiv. 3 FAURIS DE SAINT-VINCENT, Annales encyclopédiques, t. IV, p. 238. * PARDESSUS, Coll. de Lois mar., IV, p. 261.
(ABOULFÉDA,
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rame, sont des bâtiments aux flancs à deux ou trois ponts. L'arrière est protégé par un château soutenu par de fortes charpentes et ordinairement garni de balistes ou autres machines de guerre. Outre le beaupré, les nefs portent deux mâts, un au milieu et un autre, plus élevé, à la proue (mât d'artimon)2. Les voiles, qui sont au nombre de six, sont faites de toile de chanvre dans les ports de l'Océan et de la Manche, de toile de coton à Marseille et dans ceux de la Méditerranée. Pour les courtes traversées et le cabotage des côtes, on se sert de bâtiments plus légers à voiles et quelquefois à rames, dont le type le plus répandu dans la Méditerranée est la taride ou tartane avec ses voiles triangulaires déjà en usage au temps des Romains et portant encore le nom de voiles latines. Le gréement du navire, l'arrimage des marchandises, l'installation des passagers sont, comme nous l'avons vu, l'objet de règlements minutieux, dont l'observation est contrôlée par des inspecteurs délégués à cet effet par la république. Dès la fin du xne siècle, Marseille a dans les principaux ports avec lesquels elle entretient des
a La Gombarie vénitienne, la busse provençale (buzo, ventru) étaient des espèces de nefs. 1 Voir pour la construction et le gréement des navires du commerce au moyen âge : VArchéologie navale (2 vol. gr. in-8°, 1839) et le Q-lossaire nautique (in-4°, 1850) de A. JAL, — et les Pacta naulorum {Documents historiques inédits dans la Coll. des Documents inédits sur l'Histoire de France, t. I, p. 507 et suiv. et t. II, p. 50 et suiv.).
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arrondis1,
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relations des entrepôts, des magasins, des consuls sur mer1, chargés d'accompagner ses navires et investis d'attributions judiciaires. Le consul nommé pour un an par le maire (rector) de Marseille, avec l'assentiment des syndics, des clavaires et des chefs de métiers, et qui ne peut être choisi ni parmi les patrons de navires, ni parmi les courtiers, ou les commerçants jouissant de privilèges spéciaux, exerce, pendant le voyage, sur le navire et dans l'enceinte des bâtiments ou des terrains concédés à la commune, un droit de haute police et de juridiction. Assisté de deux conseillers choisis parmi ses compatriotes, ou au moins de l'écrivain du -navire, il juge on matière commerciale, il peut infliger des amendes, et prononcer, dans certains cas, l'expulsion des délinquants. Il lui est concédé pour ses émoluments un dixième des sommes en litige payé par le perdant. Il a même le droit de conclure avec des marchands étrangers de véritables traités d'alliance et de commerce. Le consul mar1 Statuts de Marseille, -liv. i, ch. xvm. De .cansulihus .extra Massiliam constitue ndis. — Cf. BLA.NCA.RD, DU consul de mer et du consul sur mer (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1857). Les consuls sur mer ne résident pas en permanence dans les ports étrangers. En 1268, un marchand, Hugues Borgonion, est nommé consul sur mer pour faire le voyage de Bougie sur la busse le Saint-Jacques, appartenant à Hugues-La-Rue et à ses associés, mais il revient avec le navire (Voir l'acte de nomination dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 1840-41, p. 392). Plus tard (1293), Marseille a des consuls permanents à Bougie [Ibid., p. 393 et 394).
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seillais à Saint-Jean-d'Acre signe en 1259 une convention de ce genre avec le baile ou capitaine des marchands vénitiens f,. Quand des marchands marseillais au nombre de dix ou plus se trouvent ensemble dans un port étranger, et n'ont point de consul, ils peuvent en choisir un parmi eux, et ses sentences sont reconnues valables 2. Comme les grandes républiques italiennes3, Marseille possède dans les principales villes de l'Orient et de l'Afrique septentrionale, à Ceuta, à Bougie, à Alexandrie, à Saint-Jean-d'Acre h, des comptoirs qui portent le nom de fonda ou fondique (fundicus). Le fondique, qui comprend des hôtelleries, des magasins, des boutiques pour la vente des marchandises, appartient à la commune de Marseille qui l'afferme5 et qui, en vertu de conventions conclues avec les princes indigènes, chrétiens ou musulmans, y possède une sorte de souveraineté. Les dispositions essentielles du code consulaire seront fixées par les Statuts de Marseille, rédigés en 1253. Les ports du Languedoc sont loin d'atteindre
1 Documents inédits sur l'Histoire de France. Mélanges historiques, t. III, p. 11. ! Statuts de Marseille, liv. I, ch. xvin et suivants. 3 Avant la première croisade, les Soudans d'Égypte avaient déjà concédé à Jérusalem un fondique à la république d'Amalfi (Guillaume de Tyr, liv. XVIII, ch. iv). 4 Statuts de Marseille, I, 18. 0 Le fermier porte le nom de fundegarius.
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l'activité de Marseille. A la fin du xne siècle Maguelonne, Agde, Saint-Gilles qui conserve encore des relations avec la Terre-Sainte et où les Florentins et les Génois ont une -hôtellerie l, sont, comme nous l'avons dit plus haut, déjà atteints par l'ensablement du littoral. Mauguio (Melgorium, Melgueil), dont les comtes ont renoncé des premiers au droit de bris (1130) et font frapper ces monnaies melgoriennes si répandues en Languedoc et en Provence 2, n'est qu'un port de pêche et de cabotage. Narbonne a des comptoirs et des consuls à Tortose (1148), à Ampurias, à Gênes (1168), à Pise (1174) : son industrie est florissante, ses draps et ses teintureries sont célèbres : les Juifs, qui y occupent tout un quartier, qui y ont leur roi, leurs écoles, leur synagogue, y ont attiré une partie du commerce du Midi3; mais Narbonne n'essaiera d'étendre ses relations dans le Levant, et n'aura de consuls en Sicile, à Rhodes, en Egypte qu'après la rupture des digues de l'Aude, qui entraînera la ruine de son port (1320) 4. Montpellier est une ville nouvelle fondée à l'époque des invasions sarrasines, sur une colline, à quelque distance de la mer et moins exposée par con1 Négociations avec la Toscane (Documents inédits sur l'Histoire de France). Introduction, t. I, p. xxix. 2 Le sou melgorien, au xne siècle, a varié de 46 à 50 au marc d'argent fin. 3 Les Juifs de Narbonne, à la fin du XII6 siècle, étaient au nombre de plus de 300 (BENJAMIN DE TUDÈLE. Jitinéraire). * Voir C. PORT, Essai sur le .commerce maritime de Narbonne.
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séquent aux attaques des pirates. Les Juifs y sont aussi nombreux et aussi influenis qu'à Narbonne ; son industrie le dispute dès le milieu du xn° siècle à celle de Narbonne, de Béziers, de Carcassonrie et de Toulouse": c'est déjà une grande place de commerce avant la tin de ce siècle. Le voyageur juif, Benjamin de Tudèle, qui l'avait visitée dans son long pèlerinage à travers les synagogues des bords de la Méditerranée, écrivait vers 1170 : « C'est un lieu très favorable au commerce, où viennent trafiquer en foule les chrétiens et les Sarrasins, où affluent des Arabes de Gharb, des marchands de Lombardie, du royaume de la grande Rome, de toutes les parties de l'Egypte, de la Gaule, de l'Espagne, de l'Angleterre, où on entend parler toutes les langues1. » Elle avait déjà, au xne siècle, des consuls en Palestine et en Egypte, mais ce fut seulement au commencement du xme que les rois d'Aragon, à qui elle appartenait depuis 1204, firent élargir et creuser le canal aboutissant au port de Lattes. Ce canal ne fut jamais accessible qu'à des bateaux plats tirant moins d'un mètre d'eau2. Tout en s'élevant ainsi au rang des cités maritimes, Montpellier continua à se servir en grande partie de l'intermédiaire des armateurs de Marseille ou de Gênes. Ces derniers réclamaient même, en vertu d'une convention signée avec
1
BENJAMIN DE TUDÈLE.
Itinéraire.
1.1,
- GERMAIN,
Histoire du commerce de Montpellier,
p.
41-42.
�ISO
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Raymond V, comte de Toulouse, le monopole du commerce maritime depuis Nice jusqu'à Narbonne 1 et prétendaient interdire aux vaisseaux de Montpellier de naviguer à l'est au delà du golfe * de Gênes2. Cette querelle ne fut réglée qu'au xm8 siècle par les traités conclus entre les rois d'Aragon et les Génois 3. La conquête du Bas-Languedoc par les rois de France devait créer une rivale à Narbonne, à Montpellier et à Marseille. Maîtres des grandes villes de l'intérieur, Carcassonne, Beaucaire, plus tard Nîmes (1258), les rois n'avaient aucun débouché maritime : Narbonne appartenait à ses vicomtes, Melgueil à ses comtes, Maguelonne à ses évêques, Montpellier et Lattes aux rois d'Aragon. Saint Louis acheta à l'abbaye de Psalmodi le village d'Aigues-Mortes, situé sur des étangs qui communiquaient avec la mer par des passes accessibles à des navires d'un assez fort tonnage4. Ce
Ibid., pag. 98 et suivantes. — Cette convention est de 1174. — Item interdicam negociatoribus totius terre mee ire vel mittere negociandi causa per pelagus sine licencia consulum communis Janue — Du reste, le traité ne fut jamais exécuté. Ibid., pag. 93 et 94. — Cette prétention se fondait sur un traité signé entre Guilhem VI, seigneur de Montpellier, et la république de Gênes, en 1143. Conclu seulement pour une durée de cinq ans, il se prolongea jusqu'en 1160, et, en 1168, les Génois pillaient et brûlaient encore les navires de Montpellier qui se rendaient dans le Levant.
3 Ibid., pag. 110. Traité du 28 juin d'Aragon, et la république de Gênes.
4
1230
1
2
entre Jayme Ier,
Voir l'acte
LENTHÉRIG.
M.
d'acquisition du mois d'août 1248 (cité par Pièces justificatives, n° 15), et les Mémoires de
�M FRANCE FÉODALE
181
fut de la rade d'Algues-Mortes que partit, en 1248, la flotte qui devait porter les croisés en Egypte. Le roi avait accordé dès 1246 d'importants privilèges aux habitants1, il avait fait reconstruire la vieille tour* qui servait' à la fois de poste d'observation et de défense au temps des invasions sarrasines et qui prit le nom de Tour âle Constance. Elle s'élevait à l'entrée du canal qui porte encore le nom de Canal-Viel, et qui venait aboutir, d'après M. Lenthéric, au Grau-Louis, aujourd'hui ensablé2. Ces travaux qui se poursuivirent sous les successeurs de saint Louis firent d'Aigues-Mortes un des principaux ports et une des grandes villes du Languedoc, bien que lés navires ne pussent y arriver que par un chenal long de huit kilomètres, en partie naturel, en partie creusé à travers les étangs. Au xiv° siècle, tes rois eurent même la prétention d'en faire l'unique entrepôt du commerce avec l'Italie et l'Orient et de forcer tous les navires à y aborder, et à acquitter un impôt
cités plus haut (p. 136). On peut encore consulter sur l'histoire d'Aigues-Mortes, F. EM. DI PIETRO, Histoire d'Aigues-Mortes, 1849, — et MARIUS TOPIN, Aigues-Mortes, 1865. 1 Ordonnances des rois de France, IV, 44, note a, et 52, note 6. 2 Voir LENTHÉRIC, Le littoral d'Aigues-Mortes au xmc et au xiv° siècles, avec un relevé de l'itinéraire de saint Louis, entre Aigues-Mortes et la-mer. Nîmes, 1870, — et le chapitre xi (2E partie) des Villes mortes du golfe de Lyon, du même auteur. D'après M. Pagézy, les étangs du Repos et du Repausset faisaient alors partie de la mer, les cordons littoraux dont M. Lenthéric affirme l'existence au xnie siècle, étaient encore en voie de formation, et Aigues-Mortes était à peu de distance de la mer.
M. PAGÉZY,
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d'un denier ipour livre sur les marchandises embarquées ou débarquées1. Tandis que les croisades transformaient ainsi le commerce de Ja Méditerranée, les conquêtes des Normands, l'avènement au trône d'Angleterre des Plantagenets, comtes d'Anjou, ducs d'Aquitaine et ducs de Normandie, la conversion au christianisme des populations Scandinaves, l'extension des royaumes chrétiens d'Espagne, le prodigieux développement de l'industrie flamande, les progrès de la sécurité et de la richesse publiques donnaient une impulsion presque aussi puissante au commerce de l'Atlantique et de la Manche. Dès le commencement du xne siècle, les patrons de navires et les mariniers de Bayonne constituent une association qui a ses règlements, ses tarifs de fret et qui arme à frais communs des escadres destinées soit à la pêche de la baleine dans le golfe de Gascogne, soit au commerce avec l'Espagne et la Flandre. Les membres de l'association s'engagent à ne prêter aucune assistance aux patrons bayonnais qui refuseraient d'en faire partie. Pour les voyages de Bayonne à Bordeaux, à Royan, à Oléron, à la Rochelle, pour le commerce direct avec la Flandre et la côte d'Espagne de SaintSébastien à Faro, les navires des associés doivent partir ensemble et partagent les bénéfices. Cependant un bâtiment bayonnais affrété à la Rochelle
1
Voir plus bas, livre III, chapitre i.
�LA FRANCE FÉODALE
1S3
pour la Flandre n'a pas à rendre compte de son chargement. Nous savons par l'acte d'association que les principaux objets du commerce de Bayonne au commencement du XIII» siècle étaient, à l'importation : le plomb, Tétain, le cuivre, les chanvres filés, Jes harengs; à l'exportation, les laines, les cuirs en poils ou tannés, le chanvre, le lin, la cire et le miel, les figues, les amandes et les fourrages1. Bordeaux, depuis que les rois d'Angleterre sont devenus ducs d'Aquitaine, a vu grandir rapidement son commerce et surtout l'exportation de ses vins. Chaque année, après les vendanges, de véritables flottes montées par des marchands de Bordeaux, de la Réole, de Bergerac, dont plusieurs ont obtenu le droit de bourgeoisie dans les villes anglaises, partent de la Gironde pour Bristol, pour Douvres, pour Londres, pour Hull sur l'Humber et même pour l'Irlande. Presque tous ces navires sont anglais, ils arrivent chargés de laines, de harengs, de plomb, d'étain, de cuivre, souvent aussi de pèlerins qui se rendent à Saint-Jacques de Compostelle et remportent en Angleterre les vins et les blés de l'Aquitaine ou le pastel du Languedoc2. Si les bourgeois de Bordeaux ne transportent pas eux-mêmes les produits de leurs vignobles, ils ont du moins pris toutes leurs précautions pour les
1
Societas navium Baionensium
F. MICHEL,
(PARDESSUS,
t.
IV,
p.
I,
283
et
suivantes).
2
Histoire du commerce de Bordeaux, t.
Passim.
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vendre le plus cher possible et pour écarter la concurrence. Les vins du Périgord, du Quercy, de l'Agenois, de l'Albigeois, de l'Armagnac qui arrivent déjà grevés de frais considérables par les taxes locales et les: péages de la Garonne, ne peuvent être Vendus qu'après ceux des bourgeois Bordelais. Leurs marchandises et les vins de leurs crus sont exempts à l'entrée et à la sortie des droits perçus pour le compte de la ville, ou du roi4, et ce n'est pas un médiocre privilège. Les vins achetés dans le haut pays et expédiés à Bordeaux pour y être embarqués ont à payer, en effet, la. grande coutume perçue par le connétable au profit du trésor royal; ceux qui sont vendus dans la ville même, à moins qu'ils n'appartiennent à des bourgeois, ou qu'ils ne soient destinés à la consommation des habitants, doivent acquitter la petite coutume qui pèse également sur le cuivre, l'étain, le poivre, les étoffes, le cordouan, la résine, la poterie, etc...2. Les navires étrangers sont soumis au droit de quillage, quand ils entrent pour la première fois dans le port, aux coutumes dites de Royan et de Mortagne perçues pour le compte du seigneur de Blaye3, au droit de la branche de Cyprès qui se paie
1
Charte du roi Jean,
45. FR. MICHEL, 0.
1213.
Documents historiques inédits, t. II, et suivantes.
p.
A
c, I, p.
200
3
Ibid., p.
208.
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avec les autres redevances royales au château de l'Ombrière, à Bordeaux. Tout patron de navire qui a chargé des vins à Bordeaux, est tenu d'arborer en sortant du port une branche de cyprès que lui délivrent les agents de la connétablie ; le tiers de ce droit appartient au roi, les deux autres tiers aux seigneurs de Rauzan qui, depuis le xnr3 siècle, ont le privilège de fournir les rameaux de cyprès coupés dans les bois de Genon, propriété de leur famille1. Bordeaux n'est pas seulement en relations avec l'Angleterre : les marchands, dès le commencement du xme siècle, expédient en Ecosse2, dans les ports de Flandre et d'Allemagne, les vins et les blés de la Guienne et de la Gascogne. Le port d'Oléron florissant au xn° siècle, et qui envoie surtout des vins en Angleterre et en Bretagne, commence à décliner à partir du xm°. La Rochelle, qui n'était qu'un village, au x° siècle, dut sa prospérité à la décadence de ses deux voisines, Montmeillan et Ghâtel-Aillon3, ruinées à la fois par les guerres féodales et par les envahissements de la mer. Vers la fin du xn° siècle, on la regardait encore comme une ville de fondation récente *, mais son port était déjà fréquenté et sa maFR. MICHEL, 0. ci, I, p. 207. Soles d'Oléron, article 13. 3 E. BERGER, Richard le Poitevin, dans la Bibliothèque des Bcoles françaises d'Athènes et de Rome, VIe fascicule, p. 110 et suiv. 4 Vicum mirabilem de novo ccnstructum qui Rochella nuncupatur et quia ibi portus aptus est per mare naviganlibus, de diversis regionibus multitude- navium causa negociacionis de
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rine luttait avec celle de Nantes et de Bordeaux. Une tradition à demi historique, à demi légendaire rapporte qu'un de ses citoyens, Auffrédy, le plus riche et le plus hardi de ses armateurs, avait équipé à la fois dix navires qu'il avait envoyés au loin pour faire le commerce. Des mois, puis des années s'écoulèrent ; aucun d'eux ne revenait et on n'avait pas de nouvelles. On crut la flotte perdue ; Auffrédy avait contracté des dettes qu'il ne put acquitter à l'échéance : ses biens furent saisis, ses amis l'abandonnèrent, et le riche marchand fut réduit à mendier son pain. Quel ne fut pas l'étonnement des Rochelais, quand, au bout de dix ans, on vit rentrer au port les navires qui revenaient chargés de marchandises précieuses et qui avaient échappé aux tempêtes et aux pirates ! Auffrédy consacra sa fortune à fonder l'hôpital Saint-Barthélemy, qui existe encore (la charte de fondation est de 1203), et la légende raconte qu'il voulut y passer le reste de sa vie et se dévouer lui-même au service des pauvres et des malades *. En 1174, le roi d'Angleterre, Henri II, et en 1199, Eléonore d'Aquitaine, concédèrent à La Rochelle une charte communale calquée sur les Établissements de Rouen*, et la ville prouva sa reconnaissance en soutenant avec une inébranlable fidélité la
die in diem advenit (Richard le Poitevin, cité par M. 0. c, p. 46 et 47).
1 2
E. BERGER,
ARCÈRE, GIRY,
Histoire de la Rochelle, I, p. Etablissements de Rouen, pages
199 60
et 200. et suivantes.
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dynastie des Plantagenets dans sa lutte contre Philippe-Auguste. Louis VIII s'en empara en 1224, mais il respecta ses franchises, et les rois n'épargnèrent rien pour s'attacher une cité déjà florissante et qui était le seul port de leur domaine situé sur l'Océan. Au milieu du xme siècle La Rochelle n'a rien à envier aux plus riches villes de l'ouest et do. midi : elle rivalise avec Bordeaux pour le commerce des vins, avec Nantes pour celui du sel qu'elle exporte en Flandre, en Angleterre et en Espagne1. Nantes, le grand débouché du commerce de la Loire, l'entrepôt du sel des marais de Guérande, des blés et des vins de l'Anjou et de l'Orléanais, des laines du Berry et du Poitou, des fruits de la Touraine, des toiles de Laval et de la Bretagne, des poissons sèches ou fumés qui s'exportent surtout en Navarre, en Gastille, et en Portugal, est en relations actives avec le Danemarck, la Zélande, l'Allemagne, l'Angleterre, la péninsule espagnole : ses armateurs s'aventurent jusque dans la Méditerranée et sont assez puissants pour mettre des escadres entières à la disposition des croisés du xme siècle 2. Redon, sur la Vilaine, grâce à la modicité des droits perçus par les abbés de Saint-Sauveur, souve1 Voir pour la Rochelle : Histoire de la Rochelle et du pays d'Aunis, par le P. AKGÈRB, 2 vol. in-4°, 1756 et DELAÏANT, Histoire des Roclielais, 2 vol. in-8°, 1870. 5 LEBETJF, Le commerce de Nantes, 1857, in- 8°.
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rains de la ville, est un des ports les plus fréquentés de la Bretagne : il n'est pas rare de voir, jusqu'à 150 vaisseaux ou grandes barques de pêche y entrer dans une seule marée1. Dès le xie siècle les navires appartenant à l'abbaye de Saint-Sauveur allaient charger des marchandises dans les ports du Poitou 2. Vannes, Quimper, Daoulas, Brest, Tréguier, Saint-Malo, qui a remplacé Aleth, sont déjà renommés pour l'intrépidité de leurs marins, habitués à la dangereuse navigation des côtes de Bretagne. Les ports de la Normandie, Cherbourg, Barfleur, la Hougue, Gaen, Honneur, Pont-Audemer, Rouen, Gaudebec, Harfleur, Fécamp, Dieppe, ont dû leur prospérité à la conquête de l'Angleterre par les ducs de Normandie. A la fin du xn6 siècle, Rouen avait à peu près le monopole du commerce des vins de Bourgogne et de France avec l'Angleterre, la Flandre, l'Allemagne et les pays du Nord ; les vaisseaux anglais lui apportaient en échange des laines, du cuivre, du plomb et de l'étain ; les Danois, les Norvégiens et les Ecossais des bois, des fourrures de martre et des faucons de Norvège ; les Allemands, des métaux bruts, les Zélandais du poisson séché. Depuis l'avènement des Plantagenets, les vins de Gascogne, du Bordelais et du
Cartulaire de Bedon. Prolégomènes, p. LXX. Ces chiffres se e rapportent au xiv° siècle : au xn , El-Edrisi regarde encore Redon comme une ville sans importance {Ibid.). 2 Ibid., p. 862.
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Poitou firent concurrence aux vins bourguignons et français sur le marché normand 1 et arrivèrent par la Seine jusqu'à Paris. Les navires de 500 à 600 tonneaux pouvaient remonter la Seine jusqu'à Rouen, et il était rare qu'on en construisît alors de plus considérables. Après la conquête de la Normandie par Phir lippe-Auguste, les marins normands perdirent une partie des privilèges dont ils avaient joui dans les ports d'Angleterre, mais les produits naturels ou manufacturés de la Normandie trouvèrent en France des débouchés plus faciles ; la navigation de la Seine, malgré la résistance acharnée de la hanse parisienne, devint plus libre, et le commerce de Rouen ne tarda à se relever des suites de cette révolution politique2. Les ports de la Picardie et du comté de Boulogne, Saint-Valery-sur-Somme, Abbeville, Montreuil, Etaples, et surtout Boulogne et Calais, qui commerçaient avec l'Angleterre, l'Ecosse et l'Europe septentrionale, ne le cédaient pas en activité aux ports normands3. Ils se livraient déjà à la pêche du hareng que l'on salait pour l'expédier à Paris et dans
Historiens de France, XIII, p. 321 B. Philippe-Auguste avait confirmé, après la conquête de la Normandie (1207), les privilèges accordés à Rouen, par Henri II, (Ordonnances des Mois de France, t. II, p. 413) ; mais il avait interdit l'importation par eau des vins d'Anjou, de Poitou et de Gascogne, en autorisant celle des vins de Bourgogne et de France (Ordonnances, XI, p. 317). 3 Ordonnâmes, XI, p. 211, et XII, p. 287.
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toute la France septentrionale, et même à celle de la baleine qui pénétrait jusque dans la Manche1. Quant à la Flandre, son principal débouché maritime est l'Ecluse qui sert de port à la puissante ville de Bruges, le centre de l'industrie des draps et des toiles, le comptoir le plus florissant de la ligue hanséatique allemande à la fin du xin° siècle 2. Les progrès du commerce maritime eurent pour effet naturel de rapprocher les peuples, d'adoucir les moeurs, de créer un fonds de coutumes et de traditions communes qui finirent par former une sorte de code international de la navigation. Quel est l'original de ces recueils de lois maritimes si connus au moyen-âge sous le nom de Consulat de la mer, de Rôles d'Oléron, de Jugements de Dam, d'Ordonnances de Wisby? Il est probable que la tradition du code maritime antique, la loi des Rhodiens, acceptée par l'empire romain,ne s'était jamais complètement perdue, bien que la compilation désignée plus tard sous ce nom soit postérieure aux grands codes impériaux3, et s'écarte parfois des principes qu'ils avaient consacrés. On retrouve la trace de cette double influence romaine et orientale dans les statuts de Trani probablement rédigés au xr3 siècle4, dans les Assises de Jérusalem5, et on la retrouverait
Commerce maritime de JRouen, 1, p. 178. Histoire de la Ligue hanse'atique, t. I, passim. 3 PARDESSUS, Lois maritimes, I, oh. vi, p. 209 et suivantes. 4 Ibid., Y, p. 217 et suivantes. s Ibid., I, p. 261 et suiv., et VI, p. 485. Les Assises de Jérusalem établissent en Palestine une cour de mer analogue aux
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DE FRÉVILLE, SARTORITFS,
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certainement dans les lois d'Amalfi *, si elles avaient échappé à la destruction. Les codes romains et la compilation dite Droit Rhodien durent servir de modèle aux codes nautiques des principaux ports de la Méditerranée fondus au xn° et au xine siècle dans
Sceau de la ville de Dam (1226).
tribunaux maritimes de Montpellier (consuls de mer) et de Barcelone (PARDESSUS, t. IV. p. 233 et suiv.). Elles renferment des dispositions sur lè jet des marchandises en cas de tempête, sur les naufrages, le droit de bris, le louage des matelots, les contrats de fret, etc Cf. REY, Les colonies franques de Syrie, in-8°, 1883. 1 Un jurisconsulte du xvi° siècle, FRECCHA, dans un ouvrage intitulé : De Subfendis, liv. 1, ch. vu, n° 8, affirme que de son temps c'était encore d'après les tables amalfitaines qu'on décidait de toutes les causes maritimes dans le royaume de Naples ; mais il n'en cite aucun article. S'il est certain qu'une cité commerçante comme Amalfi a eu d'assez bonne heure des statuts
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les recueils" de jurisprudence, qui prirent le nom de Consulat de la mer et de Lois ou Rôles d'Oléron*. Elles devinrent la base du droit maritime, l'une dans les ports de la Méditerranée, l'autre dans la France occidentale et septentrionale, en Castille, en Angleterre, en Flandre, en Hollande et en Zélande, enfin sur tout le littoral de la Baltique et dans les comptoirs des Hanséates. Les traits essentiels sont du reste à peu près identiques au nord et au midi. Les droits et les devoirs des patrons, des pilotes et des matelots 2, les accidents de mer, le jet des marchandises 3, en cas de danger pressant, les bris et naufrages4, les avaries subies par les maren matière commerciale et maritime, le texte de ces lois n'a survécu que dans de rares fragments d'une authenticité douteuse. Cf. PARDESSUS, 0. c, I, p. 145 et suiv., V, 223 et suiv., VI, 481. 1 PARDESSUS a longuement discuté l'origine des Rôles d'Oléron et la date de la rédaction primitive qu'il fait remonter à la fin du E XII siècle. Ils auraient été rédigés en Aquitaine d'où ils auraient passé en Bretagne, en Normandie et plus tard en Angleterre (Lois maritimes, t. I, chapitre vin). Les travaux publiés depuis n'ont pas détruit ces conclusions. Suivant le même auteur, le Consulat de la mer, postérieur aux Rôles d'Ole'ron, ne serait qu'une compilation des statuts des différentes villes maritimes de l'Italie, de la France méridionale et de l'Espagne, rédigée probablement à Barcelone, vers la fin du xine siècle (Ibid., t. II, ch. xn). Rôles d'Oléron, articles 1 à 15, articles 18, 19 et 20, et Consulat de la mer, chapitres xv, xvi, xxix, LXXIX, CXIII, CXVI, CXXXVII, etc. D'après les Rôles d'Oléron (article 25), le pilote qui a répondu sur sa tête de la sûreté d'un navire est passible de mort, s'il le perd, à moins qu'il ne paie le dommage. 3 Rôles d'Oléron, article 8. — Consulat de la mer, chap. L-LIV. * Les articles 36 et suivants des Rôles d'Oléron qui proscrivent le droit de bris sans aucune réserve n'appartiénnent pas à la rédaction primitive. Cf. PARDESSUS, t. I, p. 309 et suivantes.
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chandises dans l'embarquement ou le débarquement *, les nolis 2, les contrats d'association entre armateurs ou simples pêcheurs3, les droits de marques et de représailles, presque toutes les questions sont prévues et traitées avec une netteté qu'on ne retrouve pas toujours dans les oeuvres législatives du moyen-âge. Liberté des mers, proscription de la piraterie, garanties accordées en cas de naufrage à la personne et aux biens du naufragé, adoucissement sinon suppression des droits de bris, varech, etc...4, réglementation du droit de repréRôles d'Oléron (article 10), Consulat de la mer, ch. xvm-xxiv. Consulat de la mer (chapitres 165 et suivants, — S09 et suivants, — 236, — 242). 3 Rôles d'Oléron, article 27. — Consulat de lamer, chapitres GLXV et suivants. — Voir les Statuts consulaires de Montpellier cités par GERMAIN, Commerce de Montpellier, t. II, p. 97-99, et la Coutume locale d'Oléron, écrite en 1340 (PARDESSUS, IV, p. 290). 4 L'église et la papauté, qui se considéraient comme les gardiennes du droit et les arbitres du monde chrétien, avaient protesté depuis longtemps contre les violences et les coutumes barbares qui rendaient la mer aussi peu sûre que la terre pour les marchands et les voyageurs. Quiconque pillait les biens, ou attentait à la personne des naufragés, quiconque attaquait des navires chrétiens, sans déclaration de guerre ou sans autorisation légitime était excommunié. En 1168, Alexandre II écrivait au peuple et aux consuls de Gênes pour leur reprocher d'entraver, par des actes de piraterie, le commerce de Montpellier et de « s'attribuer sur les mers un monopole que les païens eux-mêmes n'ont jamais réclamé ». GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, I, 97. Ces protestations n'empêchèrent par le droit de bris, de naufrage, etc de se maintenir en grande partie. Les Assises de Jérusalem, tout en interdisant les violences et les pillages, ac2 1
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sailles, punition sévère des matelots déserteurs \ obligation pour tout navire d'arborer le pavillon de l'État auquel il appartient 2, établissement de tribunaux spéciaux sous le nom d'amirautés, de cours de mer, de consulats 3 : tels sont les principes généraux que reconnaissent toutes les
Sceau de la ville de Sandwich (1230).
nations maritimes de l'Europe chrétienne. Cependant bien des coutumes diffèrent suivant les lieux et les époques. Le matelot breton n'a droit qu'à un repas, mais il boit du vin*; le matelot normand
cordent au seigneur le timon et l'artimon du vaisseau qui se sera brisé sur le territoire de sa seigneurie. 1 Consulat de la mer, chapitres cxn, GXIII, CCXXIII. 2 Voir les Statuts de Marseille, 1253, liv. IV, ch. vm. 3 Le nom d'amirauté n'apparaîtra qu'au xiv° siècle. Les juges maritimes portaient en général, au xm" siècle, le nom de jurés de mer ou consuls de mer. 4 Rôles d'Oléron, article 17.
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boit de l!eau, mais on lui doit deux repas par jour. En Aquitaine, en Normandie, en Angleterre, le marinier, aulieude recevoir son salaire en espèces, peut charger pour son compte des marchandises dont le prix de transport représente la valeur de sa solde *. Quand un navire passe en vue de l'île de Batz, de Guernesey ou de Calais2, il doit prendre à bord un pilote, locmans, pour franchir les rochers de Gornouaille, le raz Blanchart, ou le pas de Calais. Sur les côtes de Bretagne, les navires étrangers qui veulent s'assurer contre la piraterie, les chances du droit de bris ou de lagan, en cas de naufrage, se ravitailler librement dans les ports, ou se faire piloter par des marins indigènes, doivent prendre des lettres ou briefs (brieux) de sauveté et victuailles4. Dans la Méditerranée comme dans l'Océan, le droit de marques ou de représailles est universellement consacré par la coutume... « Si un étranger, disent les statuts de Marseille, prend quelque chose à un habitant de Marseille et que celui qui a juridiction sur ledit débiteur ou injuste détenteur ne le contraigne pas à la réparation du dommage, le recteur ou les consuls, à la requête dudit habitant, lui accordeRôles d'Oléron, article 18. ' Ibid., article 13. 3 Ce mot, qui signifie l'homme à la sonde (loth-mann), est l'origine de l'expression moderne pilote lamaneur. 4 Voir les Coutumes générales du Pais et duché de Bretagne (2 vol. in-4», Rennes, 1745), I, pages 167 et 168.
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ront représailles sur les biens dudit débiteur ou ■injuste détenteur, ainsi que sur les biens des autres personnes dépendant de la juridiction du magistrat qui devait faire justice audit habitant de Marseille et la lui aurait refusée » C'était la guerre privée consacrée par l'Etat, mais entourée de certaines garanties et limitée par certaines restrictions. Au droit ferme et morcelé du fief, au droit exclusif de l'orthodoxie catholique succédait peu à peu un droit plus large et d'un caractère plus général. La guerre féodale et les représailles privées subsistaient, mais réduites et réglementées. En théorie, on considérait toujours le musulman comme un ennemi, en fait on traitait et on commerçait avec lui. L'Europe moderne se dégageait lentement de l'Europe féodale et chrétienne du moyen-âge.
1 Statuts de Marseille de 1253, article. Cf- de MAS-LATRIE, Bu droit de marques ou droit de représailles au moyen âge (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1866), p. 530 et suivantes, et les Pièces justificatives (Ibid., 1868, p. 294 et suivantes, et 612 et suivantes).
�CHAPITRE III
LE COMMERCE INTÉRIEUR — LA NAVIGATION FLUVIALE LES ROUTES — LES HALLES ET LES FOIRES
Du xie au xiv° siècle le commerce de terre et la navigation intérieure n'avaient pas fait moins de progrès que le commerce maritime. De la base au sommet la société féodale s'est profondément transformée. La force n'est plus la seule loi, la crainte de Dieu et de l'Église n'est plus le seul frein qui enchaîne les instincts violents et les convoitises- brutales; la guerre n'est plus la seule occupation et la seule passion du baron féodal. Au-dessus du caprice individuel, au-dessus de l'arbitraire personnel du seigneur, s'élève peu à peu une puissance impersonnelle devant laquelle tous doivent s'incliner, le grand comme le petit, le fort comme le faible, et qui s'appellera la coutume avant de s'appeler la loi. Formée de bien des éléments divers, traditions populaires qui n'ont
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jamais été codifiées, droit écrit, romain ou barbaie, capitulaires carolingiens, ordonnances seigneuriales ou royales, la coutume déjà constituée au xii° siècle, avec ses innombrables variétés locales, tend à se fixer, à se formuler et à s'unifier au xme siècle 1 : s'il n'existe pas encore de droit national, il existe du moins des droits provinciaux. En même temps que la loi, apparaît la sanction. Sur leurs propres domaines, les barons sont les gardiens naturels du droit coutumier; mais la coutume régit les rapports de baron à baron, de vassal à suzerain aussi bien que les relations entre simples particuliers. Il faut donc qu'une autorité suprême, assez impartiale pour inspirer le respect, assez forte pour l'imposer, soit juge entre les barons, comme ils le sont eux-mêmes entre leurs vassaux. Ce sera le rôle des grandes cours féodales, surtout des parlements royaux, et celui de la royauté, qui les convoque, qui les préside, qui exécute leurs arrêts et qui devient ainsi
1 C'est au xme siècle ou au commencement du xive, qu'ont été rédigés les grands recueils de jurisprudence qui ont joué dans la formation de la loi civile le même rôle que les Lois d'Oléron ou le Consulat de la mer dans celle du droit maritime : le Conseil de PIERRE DE FONTAINES, les Établissements de SaintLouis, les Coutumes de Beauvaisis de BEAUMANOIR, le Livre de jostice et plet, etc... — Voir LAPERRIÈRE, Histoire du droit français; — P. VIOLLET, les Établissements de Saint-Louis (tome I), et Précis de l'Histoire du droit français; — KLIMRATH, Travaux sur l'Histoire du droit français; — WARNKŒNIG et STEIN, Franzœsische Staals und Bechtsgeschichte.
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l'image vivante du droit, l'arbitre et comme la providence souveraine du monde féodal. Protégé contre ses voisins et contre lui-même par ces garanties nouvelles qui restreignent sa belliqueuse indépendance, le baron n'est plus seulement un hommê de guerre sans cesse occupé à attaquer ou à se défendre; c'est un administrateur intéressé au maintien delà paix; c'est un grand propriétaire qui fait valoir ses domaines et qui cherche à en améliorer le produit; c'est un souverain jaloux de sa dignité qu'il s'efforce de rehausser par la magnificence de son costume, la somptuosité de sa demeure, l'éclat des fêtes auxquelles il convie ses vassaux et ses voisins. Au sein de cette vie plus paisible, plus élégante, la femme tient nécessairement une place qu'elle ne pouvait occuper dans une société livrée aux hasards de la guerre sans trêve et sans pitié : elle n'est plus seulement la compagne du guerrier, elle est l'ornement du château féodal, la reine des fêtes, la grâce à côté de la force Cette transformation de la vie féodale engendre des besoins nouveaux : à la châtelaine il faut de riches parures, des étoffes de soie, des fourrures d'hermine, des bijoux précieux; au seigneur des armes éclatantes, des chevaux de race, des tentes somptueuses pour briller dans les tournois; de nombreux équipages de chasse, des serviteurs cou1 H. PIGEONNEAU, Le Cycle de la croisade et de la famille de Bouillon, p. 167 et suivantes.
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verts de livrées magnifiques. Le sombre donjon du siècle n'est plus qu'un refuge en temps de guerre; le seigneur et sa famille habitent des constructions plus modernes, plus vastes, plus largement ouvertes à l'air et à la lumière ; le mobilier grossier de ses ancêtres ne lui suffit plus : les murs sont tendus de tapisseries, les dressoirs chargés de vaisselle d'or et d'argent. Mais ce luxe coûte cher, il faut que les revenus s'accroissent avec les dépenses, et le meilleur moyen de les accroître, c'est d'encourager le commerce : la plupart des redevances en argent ou en nature, payées par les serfs ou les tenanciers libres, restent invariables, tandis que les droits de passage, d'étalage, de vente, de halle, de mesurage grandissent avec les transactions. Aussi les créations de marchés, de foires, les constructions de halles couvertes se multiplient : les recueils d'ordonnances, de chartes et de diplômes du xne et du xtne siècle, sont pleins de règlements qui ont pour but d'attirer les commerçants étrangers par des garanties spéciales accordées à la sécurité de leurs personnes et de leurs marchandises, par des facilités offertes pour le recouvrement de leurs créances, quelquefois par des dérogations aux lois contre l'usure et contre la circulation des monnaies étrangères. Au lieu de s'opposer comme autrefois à l'exportation des produits du fief, le seigneur la tolère et même l'encourage : il y trouve un double bénéfice pour lui-même et pour ses tenanciers ; il
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fait payer plus ou moins cher la permission d'exporter; et au lieu de faire des réserves inutiles, ou d'avilir les prix en interdisant la sortie des produits surabondants, il permet à ses vassaux de se procurer en échange de cet excédant le numéraire ou les produits qui leur manquent. Le changement qui s'était opéré dans la condition du paysan et de l'artisan contribuait comme la transformation des intérêts et des habitudes du seigneur à étendre les relations commerciales. Au xie siècle, le servage de la glèbe pesait encore sur la plus grande partie des populations rurales ; la • féodalité ne garantissait au paysan que la vie : sous la protection du château ou du monastère il pouvait s'endormir dans sa chaumière à peu près sûr de se réveiller le lendemain; il pouvait semer avec l'espoir de faire la récolte; c'était beaucoup pour des générations qui se souvenaient encore des effroyables misères du xe siècle. Au xme siècle, le servage avait disparu en Flandre, en Artois, en Picardie, en Normandie, dans la plus grande partie de l'Orléanais et de l'Ile de France; le paysan avait conquis la liberté personnelle et presque la propriété; ses corvées, ses redevances en nature ou en argent étaient fixes ; il ne travaillait plus seulement pour le seigneur, mais pour lui-même et pour ses enfants. La substitution du travail libre au travail servile, l'apparition du bail temporaire ou bail à louage, qui, dans le nord de la France, s'étendait peu à peu
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aux dépens du métayage ou du fief-ferme avaient imprimé à l'agriculture un essor étonnant qui se traduisait par l'accroissement de la population, le progrès rapide du bien-être chez les classes agricoles, et le développement plus rapide encore de la production, grandissant avec les besoins. Les produits de l'agriculture qui, à l'exception des vins, n'avaient joué jusqu'alors dans le grand commerce qu'un rôle des plus modestes, en deviennent une des principales ressources. Le Languedoc envoie ses laines en Italie, la Normandie expédie ses bestiaux en Angleterre et sa garance en Flandre; les blés mêmes s'exportent en Suède, en Norvège, en Navarre. Saint Louis interdit aux baillis royaux d'empêcher la circulation des grains, du vin et des autres marchandises de bailliage à bailliage, sauf en temps de disette ou de guerre2. L'industrie avait grandi comme l'agriculture. Les corps de métiers s'étaient multipliés; la plupart avaient recherché et obtenu pour leurs règlements traditionnels, la sanction officielle : leurs statuts enregistrés par l'autorité souveraine avaient acquis force de loi. Sans doute, le seigneur y gagnait, car
On appelait ainsi la concession à perpétuité de la jouissance d'un héritage moyennant le paiement d'une rente fixe ; c'était une sorte d'emphytéose. 5 Deffensum etiam bladilis, vini, vel mercium aliarum non exlrahendarum de terra, sine causa urgente non faciaot, et tune cum bono et maturo consilio, nec suspecto ; et factum cum consilio, sine consilio non dissolvant, nec, eo durante, cuiquam faciant gratiam specialem (Ordonnance de saint Louis, 1254. — Ordonnances des Rois de France, 1.1, p. 74).
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cet enregistrement n'était pas gratuit; mais la corporation y gagnait plus encore; le monopole qu'elle s'attribuait devenait légal, et les maîtrises dont le nombre commençait à être strictement limité se transformaient en propriétés héréditaires et privilégiées, en véritables fiefs bourgeois dont les possesseurs formaient une aristocratie municipale, aussi jalouse de ses droits que l'aristocratie militaire. Dans les villes qui n'avaient pas de charte de commune, il fallait d'ordinaire que chaque maître payât une redevance au seigneur pour avoir le droit d'exercer sa profession : c'était ce qu'on appelait acheter le métier; cependant cette règle n'était pas générale. Au temps de saint Louis, au moment où le prévôt de Paris, Etienne Boileau faisait rédiger cette espèce de code industriel, connu sous le nom de Livre des métiers, il y avait encore à Paris même un certain nombre de corporations, les meuniers, les taverniers1, les potiers, les orfèvres, etc., qui n'achetaient pas le métier du roi, bien que leurs statuts eussent été approuvés par des chartes royales 2.
Les taverniers, e'est-à-dirc les marchands de vins au détail, étaient pour la plupart de simples agents des propriétaires ou des marchands de vins en gros qui, à Paris comme à Rouen, ne paraissent pas avoir formé une corporation distincte de la marchandise de l'eau ou delà hanse. Voir DEPPING, Introduction du Livre des Métiers (1837, in-4°) ; — Le Livre des Métiers, publié par MM. LESPINASSE et BONNARDOT, dans la Collection des Documents sur l'histoire de Paris ; — FAGNJEZ, Essai sur l'organisation de l'industrie à Paris au xiue et au xiv° siècles [Bibliothèque de l'École des Chartes, 1874,
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Grâce à cette organisation puissante, aux progrès des franchises municipales, au développement général de la richesse et de la consommation, l'industrie de la France avait pris rang à côté de celle de l'Italie et de l'Allemagne méridionale. Au xin° siècle, sans parler de la Flandre dont les draps et les toiles défiaient toute concurrence, les lainages de Garcassonne, de Béziers, de Toulouse, de Narbonne, de Montpellier, de Nîmes, d'Arles, de Marseille, de Reims, de Troyes, de Ghâlons, de Provins, de Bourges, de Sens, de Senlis, de Rouen, de Montiervillier, de Caen, de Saint-Denis et de • Paris, les toiles de Bourgogne, de Champagne, de Bretagne, du Maine, de Normandie, presque toutes filées et tissées dans les campagnes, l'orfèvrerie de Paris et de Lille étaient renommés jusqu'en Orient. Le commerce profita comme l'agriculture et l'industrie du nouvel état social. Pendant la période d'organisation du monde féodal, quand les droits et les devoirs du suzerain étaient encore mal définis, le marchand ne pouvait guère compter que sur lui-même. C'est de cette époque que date la résurrection ou la formation de ces grandes associations commerçantes dont nous avons plus haut indiqué les origines. Quand la hiérarchie féodale fut constituée, quand le royaume entier eut comme chacun des petits états qui se partageaient alors la
p. 478 et suivantes) ; ouvrières, t. I. — et
LEVASSEUR,
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France, son chef légal et reconnu, le rôle de ces autorités gardiennes de la coutume, ce fut de substituer pour la défense du droit et la protection du faible la force publique à la force privée. — Le seigneur ne pourra plus établir de nouveaux péages, sans l'autorisation du suzerain1. Il sera tenu, sous peine de voir supprimer les droits qu'il perçoit, d'entretenir les routes, les ponts, les quais de débarquement, les chemins de halage2. — Chef de la police sur ses domaines, il répondra de la sécurité des voyageurs, et si un vol est commis pendant le jour sur une des routes dont il a la garde, il sera tenu d'indemniser celui qui en aura été victime 3 : c'est un principe de droit commun4 confirmé par de nombreux arrêts du Parlement
1 Ce principe, consacré par la législation mérovingienne et carolingienne, est affirmé de nouveau par les légistes du xiii0 siècle malgré la résistance des seigneurs ; il ne sera appliqué, qu'au xive siècle. « Bien pot cil qui tient en baronie doner une fausse coustume entre ses sougés, un an ou deus ou trois.... por amender et pour fere bons les quemins.... Mais à tos jors ne pot-il eslablir tele coustume novele, se n'est par l'otroy du roy. » (BEAUMANOIR, Coustumes de Beauvoisis, cb. xxv, article 14).
2 Secundum consuetudinem terre, qui tenet totum pedagium débet reparare pontes {Olim, I, p. 496). Cf. Ibid., p. 58, — p. 928 et 929. 3 Olim, 1, p. 328, 565, etc.... Le seigneur n'était pas tenu à restituer les marchandises volées entre le coucher et le lever du soleil {Olim, I, p. 621).
4 Et por les marceans garder et garantir furent estavli li travers. Et de droit commun si tost comme li marqueant entrent en aucun travers il et lor avoir sont en le garde du segneur qui li travers est (BEAUMANOIR, ch. xxv, art. 1).
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pendant la seconde moitié du xme siècle *. Le marchand, de son côté, s'il essaie de se soustraire à un péage légalement établi, s'expose à la confiscation de ses marchandises, et de ses bestiaux ou bêtes de somme 2. Malgré les progrès de la sécurité publique, les associations qui s'étaient formées antérieurement, et qui avaient déjà acquis assez de force pour se faire respecter, survécurent à l'état de choses qui en avait provoqué l'organisation. Ni les rois, ni les comtes ou ducs souverains ne songèrent à les détruire, ils exigèrent seulement qu'elles fissent acte de déférence envers le pouvoir suzerain en sollicitant la confirmation de leurs privilèges traditionnels. Celles-ci, de leur côté, n'avaient aucun intérêt à rester en dehors du droit et à repousser
1 Olim, t. I, p. 279, 328, 565, 621, 658. Parmi les seigneurs condamnés à restitution figurent un comte d'Angoulême (1265) ; — un seigneur de Montmirail (1254) ; — le comte de Bretagne (1273), etc.... * CXLIX. — S'uns marcheanz s'en vient par paage sanz paier sun paage et li paagiers le prent et li dit : « Vos vos en alez sans paier vostre paage : nos volons que vos nos en faciez droit et que vos nos en gaigiez l'amande », et se il dit en tel manière : « Sire, jo ne Savoie mie que je deusse ici en droit point de paage ; et en ferai ce que je devrai ». Si li puet l'en esgarder que s'il ose jurer sor sainz que il ne savoit qu'il i aust point de paage, il en fera le gage de sa loi et rendra le paage ; et o itant en sera quites. Et si il ne l'ose jurer, il en paiera LX s. d'amande au paageor. CL. — Marcheanz qui va par eve et moine chalant, se il s'emble dou paage par aucun passage où il le doive rendre et l'en le prant et arreste, il pert le chalant et quanqu'il a dedanz. (Établissements de Saint-Louis, ED. VIOLLET, t. II, p. 284 et 285).
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la protection qu'on leur offrait à des conditions peu onéreuses. Elles demandèrent et obtinrent la sanction souveraine et entrèrent de plein droit dans ce monde des privilégiés où chacun voulait avoir sa place. C'est ainsi que la hanse de Rouen, la marchandise de l'eau de Paris, la jurade de Bordeaux, la batellerie d'Orléans, de Saumur, d'Angers et de Nantes, après s'être constituées tout d'abord pour la défense et par la seule initiative privée, se transformèrent en monopoles et en compagnies privilégiées officiellement reconnues. Toutefois ces associations, plus larges déjà que les corps marchands municipaux, puisqu'au lieu de se borner à l'enceinte d'une ville, leur action s'étendait à tout un territoire, Normandie, Ile de France, Orléanais, etc..., correspondaient à un état territorial que modifièrent profondément les révolutions du xii6 et du xme siècle. Par la conquête de la Normandie, les rois de France se trouvèrent maîtres du cours de la Seine depuis la mer jusqu'aux limites du comté de Champagne et du duché de Bourgogne : par l'acquisition de la Touraine, du Maine et de l'Anjou, leur domination s'étendit sur le cours de la Loire depuis Ancenis jusqu'à Nevers. Le monopole des compagnies qui se partageaient la navigation des deux neuves, avait sa raison d'être quand elles dépendaient de suzerains différents; il devenait un embarras depuis que les conquêtes de Philippe-Auguste les avaient placées 12
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sans distinction sous la suzeraineté immédiate du roi : aussi la royauté travaille-t-elle à rapprocher et à confondre, dans l'intérêt même du commerce, ces privilèges rivaux. Elle réussit sur la Loire où les associations de marchands et de nautoniers finirent par se fondre au xive siècle, dans la grande communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendants en icelle1. Elle échoua sur la Seine contre la résistance opiniâtre de la hanse de Paris et de celle de Rouen. Trois fois sous Philippe-Auguste, sous Louis X et sous Philippe VI, un accord s'établit, moitié de gré, moitié de force, entre les deux hanses : trois fois il fut rompu2. La marchandise de l'eau, chaque jour plus influente, propriétaire du port et du marché de la Grève et du port Popin3, investie d'un
1 Voir MANTELLIER, Histoire de la communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire, t. I. — Les premiers actes qui mentionnent la compagnie sont de 1344 ; à cette époque, elle est déjà en possession du monopole de la navigation du fleuve et de ses affluents : l'Allier, le Cher, la Vienne, le Thouet, la Sarthe, le Loir, la Mayenne : elle a la police des cours d'eau navigables et y exerce seule le droit d'épaves. (MANTELLIER, I, p. 27). Attendu « qu'ils fussent en possession de par tel et longtemps qu'il n'est possible de dire de prendre et s'appliquer leurs bateaux, chalands, apparaux, denrées et marchandises, en quelque lieu qu'elles soient trouvées, toutes et quantes foiz que elles sont aventurées, afondrées ou déperies en la rivière et fleuves dessusditz ». * Voir les lettres patentes de Philippe-Auguste (janvier 1210), Ordonnances, t. IV, p. 87, de Louis X (février 1216), ibid., de Philippe VI (mars 1346), ibid. 3 Le port de la Grève avait été acheté au roi en 1141, l'abreuvoir Jehan Popin (quai de l'École) à l'abbesse de Haute-Bruyère en 1170 : un port y fut établi en 1213, et la hanse fut autorisée
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droit de juridiction sur la Seine dans la traversée de Paris, fermière des mesures royales et des criées publiques, et dont le chef, le prévôt des marchands, était déjà regardé comme le représentant de la bourgeoisie parisienne i, était une puissance avec laquelle les rois eux-mêmes devaient compter : elle essaya de briser la compagnie rivale et obtint, ou acheta plusieurs fois des édits royaux qui abolirent le privilège rouennais, et décrétèrent la libre navigation de la Basse-Seine2. Les Rouennais s'en vengèrent en établissant, de
pour couvrir les frais, à percevoir, pendant un an, un droit de un à cinq sous sur les bateaux chargés de vins, de sel, d'ail, de merrain, de bois, de blé, de foin, montant ou descendant la Seine (Ordonnances, XI, p. 303). Cf. DELAMARRE, Traité de la police, I, p. 404. 1 Le prévôt des marchands de l'eau assisté des quatre jurés de la marchandise, jugeait les contraventions aux règlements établis en faveur de la hanse : les pilotes avaleurs de nefs, qui conduisaient les bateaux à la descente, les courtiers de chevaux pour le halage, les courtiers de vins et de sel, les crieurs, mesureurs et jaugeurs de vin, de sel, de charbon, de blé, de bois, etc., dépendaient de la marchandise qui les nommait et qui fixait leur salaire. — Voir LEGARON, Origine de la municipalité parisienne, dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, 1880. * Ordonnances de Philippe IV, supprimant la commune et la hanse de Rouen (1292), de Louis X (juillet, 131 S), décrétant l'ouverture du pont de Rouen, où venaient autrefois s'arrêter d'un côté la navigation maritime, de l'autre la navigation fluviale. La traversée n'en était libre que pour les bourgeois de Rouen hansés. Cette dernière ordonnance établissait au profit du roi êt jusqu'àgsrélèvement de la somme de 60,000 livres parisis, entre Pont-de-1'Arche et l'embouchure de la Seine, un péage sur toutes les marchandises transportées par eau ou par terre et passant dans ou devant les villes situées sur le fleuve (Ordonnances, t. I, p. 598 et suiv.).
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concert avec les marchands bourguignons, un service de transports par terre entre Villeneuve-SaintGeorges et le pont du Pecq, pour les vins de Bourgogne destinés à l'Angleterre et à la Flandre 1 ; ils réussirent même un instant, sous Philippe-le-Bel, à rétablir leur monopole2, et s'ils furent définitivement contraints d'y renoncer en faveur des bourgeois de Paris, ils le maintinrent énergiquement contre les autres étrangers. La hanse parisienne abusa de son triomphe ; elle voulut arrêter les bateaux rouennais qui venaient charger au Pecq. A son tour, elle fut déboutée de ses prétentions par le Parlement, en 1385. La lutte durait encore au xve siècle et ne se termina que sous Louis XI par l'abolition du double monopole. Dans le bassin de la Garonne et dans celui du Rhône, nous ne trouvons pas de compagnies privilégiées analogues à celles qui se sont formées sur la Seine et sur la Loire. Ce n'est qu'à la fin du xv" siècle que les marchands fréquentant les rivières de Garonne, Lot, Tarn et Aveyron, pa1 Dès 1170, les Rouennais étaient autorisés à amener leurs bateaux vides jusqu'au ruisseau d'Aupeo (le Pecq sur la Seine près de Saint-Germain-en-Laye) et à les remmener chargés, sans avoir besoin de prendre compagnie française (Charte de Louis VII, Ordonnances, t. II, p. 432). Les Bourguignons pouvaient également amener leurs marchandises jusqu'à VilleneuveSaint-Georges sur la Seine, et jusqu'à Gournay sur la Marne (Charte de Philippe-Auguste en 1204. Ordonnances, t. XV, p. 50). 1 Charte de Philippe-le-Bel (1309). DE FRÉVILLE, Histoire du commerce maritime de Rouen, t. II, p. 98, n° xxxi.
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raissent avoir formé un syndicat reconnu par Louis XII, en 1499; ceux de la Dordogne constituaient une association distincte dont le siège était à Bergerac, et qui est mentionnée pour la première fois au xvi* siècle 1 ; enfin, les bateliers d'Arles, d'Avignon, de Vienne, de Lyon, de Mâcon, de Châlon, ne figurent dans les actes du moyen-âge que comme des corporations isolées, sans lien fédératif et sans organisation commune. Cependant la navigation de ces rivières n'est pas moins active que celle de la Seine et de la Loire : les couraus de Toulouse et d'Agôn, les anguilles ou les gabares de Bordeaux, de la Réole, de Libourne, de Bergerac transportent sur tous les cours d'eau de la Guienne et du Languedoc, les vins, les blés, les bestiaux, les laines, le pastel, les huiles, le sel, le poisson frais ou salé, les bois, les métaux, les cuirs et les peaux, les draps et les toiles qui sont les principaux produits du pays ou qu'y apporte le commerce étranger. Le Rhône, malgré l'impétuosité de son cours et la difficulté de franchir les arches étroites de ses ponts, était toujours la grande route du commerce entre les ports de la Méditerranée et la France septentrionale; les convois de bateaux, après avoir dépassé Lyon, s'arrêtaient en général à Châlon ou à Saint-Jean-de-Losne, mais la navigation de la Saône se prolongeait jusqu'à Port-sur-Saône en
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FR. MICHEL,
0. c,
p.
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et suir.
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dépit des moulins et des barrages qui obstruaient le lit de la rivière 1. Dans la seconde moitié du xme siècle, la royauté française maîtresse de la sénéchaussée de Beaucaire et du comté de Mâcori, exerçant à Lyon une sorte de protectorat qu'elle avait conquis pas à pas en exploitant les ressentiments de la commune lyonnaise contre le chapitre et l'archevêque, dominait déjà en partie cette grande voie commerciale2. Au xiv" siècle, elle devait poursuivre son œuvre par l'annexion du Lyonnais (1312) et celle du Dauphiné (1349), qui lui donna la rive gauche du Rhône et lui ouvrit, en même temps, les passages des Alpes. Malgré leurs rivalités qui n'avaient rien d'étrange au moyen-âge et leur égoïsme, qui est de tous les temps, les hanses marchandes n'en avaient pas moins rendu d'incontestables services : elles avaient construit des ports, des magasins, dragué le lit des rivières, détruit les repaires de brigands qui infestaient les fleuves aussi bien que les routes de terre ; elles avaient même contribué à réduire le nombre des péages, et cependant on en comptait encore au xive siècle : 74 sur la Loire, de.Roanne à Nantes; 12 sur l'Allier, 10 sur la Sarthe, 8 sur le Cher, 6 sur la Vienne, autant sur le Thouet et sur
1 Voir 1878. !
J. FINOT,
Etude de géographie historique sur la Saône,
Voir A. BERNARD, Histoire de la Commune lyonnaise au moyen âge. Lyon, 1843, — et BONNASSIEUX, ha réunion de Lyon à la France, 1875.
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le Loir, 3 sur la Mayenne, 2 sur la Maine \ 60 sur le Rhône et sur la Saône "2, 70 sur la Garonne ou sur les routes de terre entre la Réole etNarbonne, et 9 sur la Seine entre La Roche-Guyon et le grand pont de Paris 3. Malgré la modération relative des taxes perçues soit en argent, soit par un prélèvement en nature sur le chargement4, il est facile
0. c, t. I, p. 53 et suiv. Sur un parcours d'une cinquantaine de kilomètres et seulement sur la rive droite du Rhône, on compte, au xine siècle, quatre péages : ceux d'Arles, de Tarascon, d'Avignon et d'Albaron (Positions de Thèse de M. REYNAUD, élève de l'École des Chartes, sur les Péages du Rhône en Provence, 1872-73). 3 Ces péages étaient ceux de Saint-Denis, d'Épinay, de Maisons, de Conflans, d'Andrezy, de Poissy, de Meulan, de Mantes et de La Roche-Guyon (Positions de Thèse de M. GUILMOTO, élève de l'École des Chartes, sur les Droits de navigation sur la Seine, du xie au xiv° siècle, de la Roche-Guyon à Paris. 1874.) 4 Nous reproduisons ici une charte de Philippe-Auguste (1187) qui peut donner une idée des usages suivis en pareil cas : « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Philippe par la grâce de Dieu roi des Français, sachent tous présents et à venir qu'en notre présence un désaccord survenu entre les marchands de l'eau et Gathon de Poissy, a été réglé ainsi qu'il suit. Sur chaque bateau chargé de vin qui passera à Maisons, le préposé dudit Gathon, ou du propriétaire de ce lieu, aura le droit de mettre en perce trois tonneaux, et non plus et de celui qui lui plaira le mieux il tirera deux setiers de vin (15 litres 24) et recevra 12 deniers pour chacun des tonneaux de la cargaison excepté celui qu'il aura entamé. Le navire passera alors tranquillement s'il ne porte pas d'autre marchandise que du vin. Sur chaque cargaison de sel qui passera par ledit lieu, le gardien du bateau donnera au receveur de la coutume un seul setier de sel mesuré d'après la mine de Paris (environ 208 litres) et quatre deniers pour la coque du navire. Le garde du bateau mesurera la première mine avec ses mains et la seconde à la pelle, du mieux qu'il lui sera possible dans l'intérêt de son maître.
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MANTELLIER,
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de se rendre compte des retards et des entraves qu'un pareil système imposait aux communications. Les péagers avaient inventé, du reste, pour grossir leurs bénéfices, mille ressources ingénieuses qui provoquaient des plaintes incessantes de la part des marchands. Tantôt ils faisaient disparaître le tarif des droits, qui aurait dû être affiché au bureau de péage, tantôt ils prétendaient forcer les mariniers à mesurer les marchandises qu'ils portaient, au lieu de s'en tenir à leur manifeste ou au serment du marchand ; beaucoup étaient aubergistes ou taverniers, et pour retenir
Le navire passera alors sans être inquiété s'il ne porte que du sel. Si par la suite il s'élevait un différend entre le receveur de la coutume et les marchands, les uns disant que la mine avec laquelle il mesure le sel est trop grande, l'autre qu'elle est trop petite, on la comparera avec la mine de pierre déposée dans la chapelle de Saint-Leufroi (sur la place du Grand-Châtelet près du parloir aux bourgeois) et on lui donnera la même capacité. De même pour un chargement de harengs on donnera quatre deniers plus une maille pour chaque millier de harengs et le bateau passera sans être inquiété s'il ne porte que des harengs. Les chargements susdits passeront après avoir acquitté lesdites coutumes ; rien ne sera changé pour les coutumes des bateaux chargés d'autres marchandises. » On sait, du reste, qu'il existait des coutumes en nature beaucoup plus étranges que celles de Maisons ; quand un jongleur se présentait à la porte du Petit-Châtelet de Paris où se percevait le péage, il était quitte, lui et son bagage, pour un vers de chanson. Un marchand, qui fera entrer un singe paiera quatre, deniers « si le singes est à home qui l'ait acheté por son déduit (plaisir), il est quites ; et si le singes est au joueur, jouer en doit devant le péager et pour son jeu doit être quite de toute la chose qu'il achète à son usage. » (Livre des Métiers). De là le proverbe : « Payer en monnaie de singe. »
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les bateliers, ils multipliaient les chicanes et les formalités, ou feignaient d'être absents et retardaient ainsi le voyage d'un ou deux jours *. Si ces vexations s'étaient renouvelées à chaque péage, il aurait fallu quatre mois pour aller de la Réole à Toulouse, ou d'Ancenis à Nevers. Le commerce par routes de terre avait à supporter des charges aussi lourdes et peut-être était-il exposé à plus de périls, car la police féodale était souvent en défaut, et même dans les plus belles années du xm* siècle, on aurait pu appliquer à bien des seigneuries ce que Joinville écrivait de la prévôté de Paris : « Il avoit tant de maufaiteurs et de larrons à Paris et dehors, que touz li païs en estoit pleins 2. » Le brigandage n'était pas le seul danger. Ni les rois, ni les grands feudataires n'avaient encore songé à organiser dans leurs domaines rien qui ressemblât à une administration des ponts et chaussées. Des règlements qui dataient en grande partie de l'époque romaine, et que les Mérovingiens et les Carolingiens s'étaient efforcés de maintenir, déterminaient la largeur des routes, les droits et les obligations des riverains et la police de la voirie ; mais depuis longtemps personne ne les observait plus et les légistes du xme siècle qui essayaient de les faire revivre étaient contraints d'avouer qu'ils
0. c, t. I, p. 239, 241 etsuiv. Histoire de saint Louis (Ed. de Wailly), p. Ordonnances, I, p. 636 (an. 1316).
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255,
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étaient ignorés de ceux-là même qui étaient chargés de les faire respecter. D'après Beaumanoir % on distinguait ou on aurait dû distinguer cinq espèces de chemins. Le sentier, large de quatre pieds, était un chemin de piétons, interdit aux voitures et même aux bestiaux, s'il était bordé de cultures ; il était destiné à faire communiquer deux routes et à rattacher des fermes ou des hameaux. La carière (route charretière), large de huit pieds, était accessible aux charrettes et aux bestiaux à condition qu'ils fussent tenus en cordèle ; la voie, large de seize pieds, laissait passer deux charrettes de front ; enfin les grandes routes larges de trentedeux pieds, et les voies impériales, celles que Beaumanoir appelait les chemins de Jules César, larges de 64 pieds et correspondant aux grandes voies militaires de l'empire romain étaient praticables pour toute espèce de charrois, C'était celles que les chartes du moyen-âge désignaient sous le nom de chemins du roi, dans le domaine royal, de chemins du duc en Bourgogne, en Aquitaine ou en Normandie. En principe, elles appartenaient au suzerain 2, mais en fait elles étaient le plus souvent placées, comme les simples voies, sous la surveillance et la juridiction des seigneurs hauts-jusBEAUMANOIR, Coutumes du Beauvaisis, XXV (Ed. BEUGNOT). sr M le duc est sire des grans chemins estant en Bourgogne, quelque part qu'ils soient et a lui appartient toute la cognoissance de tous délits faits esdits grans chemins (GARNIER, Chartes de communes et d'affranchissements en] Bourgogne, I, p. 196).
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ticiers, de ceux qui tenaient en baronie, et qui s'étaient substitués aux droits de la souveraineté. C'était leurs baillis, leurs prévôts ou leurs châtelains qui en surveillaient l'entretien, qui y faisaient la police, et qui percevaient les travers dus par les marchands *. Ces chaussées étaient empierrées, bordées de fossés2 ; à tous les carrefours s'élevaient des croix de bois ou de pierre, souvent même des oratoires qui toutefois ne pouvaient servir d'asiles aux malfaiteurs 3. L'administration romaine et après elle celle des rois francs avait pourvu à l'entretien et à la réparation des routes et des ponts par des prestations en nature ou des contributions pécuniaires qui pesaient sans exception sur toutes les propriétés, même sur celles du fisc et de l'église *. Au moyen-âge, le principe existait toujours. Le seigneur auquel appartenaient la juridiction et le travers était tenu d'entretenir et de réparer les routes : les dépenses des grosses réparations étaient couvertes par des taxes, consenties par les vas1 Les marchands étaient obligés de suivre les grandes routes, ou au moins d'acquitter les droits qui y étaient exigibles. « Il poent aler par toutes voies communes la u quarete poent aler, mais qu'il n'emportent le droit d'autrui. » (BEAUMANOIR, XXV).
' IbM., article 11. lôid., article 24. 4 A viarum munitione nullus habeatur immunis (Code The'odosien, livre XV, tit. IV, loi S). — Ut vel ad pontes faciendum, aut strata restaurandum omnino generaliter faciant (monasteria)... et non anteponatur emunitas, necpro bac re ulla occasio proveniat (Capitulaire de 782. PERTZ, Leges, I, p. 42). Cf. LEHUEROTJ, Institutions mérovingiennes, II, p. 476 et suiv.
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saux, perçues sous forme de tailles ou de péages temporaires et qui auraient dû être acquittées par les clercs et les gentilshommes comme par les roturiers *. Mais, en fait, les choses se passaient tout autrement; les vassaux étaient rarement consultés, la noblesse et l'église trouvaient le plus souvent moyen de s'affranchir de l'impôt, et réclamaient même l'exemption des péages spéciaux, en faisant valoir leurs immunités coutumières 2 ; les travaux qui s'exécutaient par adjudication3 étaient peu surveillés, les fonds gaspillés par les agents des seigneurs, et les routes fort mal entretenues. Les grands chemins eux-mêmes étaient à peine carrossables, des ponts de bois ou de bateaux, ou de simples bacs avaient remplacé presque partout les ponts de pierre construits par les Romains et dont une partie existait encore sous Charlemagne *. Souvent, il fallait pour éviter d'immenses détours traverser les fleuves à gué et les accidents n'étaient pas rares s. Si les voyageurs trouvaient
1 « Li assiette doit être mise pour les chemins sur les sugets, par bones gens élus par le seigneur. » Les clercs étaient taxés par leur ordinaire et les gentilshommes par leur suzerain à qui appartenait la justice de voirie (viaria) (BEAUMANOIR, 0. c). 5 Olim, t. I, p. 928. Sentence du Parlement (1275) contre les moines de Sacri-Portus qui refusent de payer un droit de passage établi temporairement pour la réparation du pont de Melun. 3 Ibid., 929.
Le pont d'Arles, construit par Constantin, était encore debout au temps des invasions sarrasines. Au xne siècle, il était remplacé par un pont de bateaux (D. BOUQUET, XII, p. 359). 5 e Même au xrv siècle, beaucoup de rivières n'avaient pas de ponts. Dans un voyage de Philippe-le-Bel en Picardie, un des
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dans les villes les hôtelleries assez bien pourvues, il n'en était pas de même dans les pays de montagnes, dans les solitudes des Alpes et des Pyrénées où ils ne rencontraient que de misérables huttes semées çà et là dans les pâturages et inhabitées pendant l'hiver. Ce furent de simples particuliers, des artisans, des moines, qui essayèrent les premiers de suppléer à l'impuissance ou à l'insoucianee des gouvernements féodaux. L'Église les encouragea : ses intérêts étaient d'accord avec ceux du commerce : le pèlerin et le marchand étaient frères, tous deux voyageurs, tous deux exposés aux mêmes dangers qu'ils affrontaient souvent ensemble ; les caravanes religieuses et les caravanes commerçantes se mêlaient volontiers ; le marchand ouvrait sa bourse, le pèlerin prêtait son bras et la sécurité était plus grande pour tous. Dès la fin du x° siècle, quand les bandes sarrasines venaient à peine d'être délogées de leurs derniers repaires dans les Alpes, saint Bernard de Menthon fonde, aux cols du grand et du petit SaintBernard, sur les anciennes voies romaines, que suivaient encore les pèlerins et les marchands de France et de l'Allemagne rhénane1, deux hospices desservis par des moines, dont l'unique mission est
gentilshommes de son escorte se noie en traversant une rivière à gué (FRANCESCO DA BARHERINO, Commentaire des Documenti, P 166, cité par M. A. THOMAS, La littérature provençale en Italie, au moyen-âge. in-8°, 1883, p. 25). 1 Mémoires de l'Académie delphinale,
II,
p. 259 (3e série).
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de recueillir et de guider les voyageurs. Sur la route du mont Cenis, que n'indiquent pas les itinéraires romains, mais qui, depuis Charlemagne, est le passage le plus fréquenté des Alpes occidentales, s'élève l'abbaye de Saint-Michel de la Cluse : au sommet môme du col, l'hospice fondé par Louis le Débonnaire et ruiné par les Sarrasins, est restauré dès le xi6 siècle ; il est richement doté au xn° par les comtes de Maurienne dont les péages de Suze, de Montmélian et de Pont-de-Beauvoisin constituent le principal revenu1. Sur la route du mont Genèvre, six refuges semblables existent dès le xi6 siècle depuis le Lautaret jusqu'au passage des Alpes2. Les Pyrénées qui ont, comme, les Alpes, leurs grandes routes de pèlerinages, celles de Saint-Jacques-de-Compostelle et du Montserrat, en Catalogne, ont aussi leurs abbayes hospitalières : Roncevaux, Sainte-Christine du Somport, l'Escaledieu et SaintSavin, dans le Bigorre, Saint-Martin et SaintMichel-de-Cuxa, au pied du Canigou. Sur les âpres plateaux du centre s'élèvent la dômerie d'Aubrac, les abbayes de la Chaise-Dieu, de Bort, de Montpayroux, etc., et pendant les longues nuits d'hiver, quand la neige tourbillonne, quand les torrents ont emporté les ponts et coupé les routes, la cloche des nombreux ermitages Ou des
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SAINT-GENIS,
Histoire de Savoie,
I, II,
p. p.
306
et suiv.. série).
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Bulletin de l'Académie delphinale,
305 (2°
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églises semées dans la montagne, sonne à toute volée pour guider le voyageur égaré. Le passage des rivières n'est pas moins dangereux que celui des montagnes. A partir du xn« siècle, c'est à cette difficulté nouvelle que s'attaque l'enthousiasme populaire, soutenu par le zèle plus réfléchi des évêques, des papes et des magistrats municipaux. Un jour, un jeune pâtre du Vivarais, auquel la légende a conservé son surnom de Bénezet (le petit Benoît), croit entendre la voix de JésusChrist qui lui ordonne de construire un pont sur le Rhône, à Avignon, le rendez-vous des pèlerins qui vont visiter à Rome le tombeau des saints apôtres. Il quitte son troupeau, il va trouver l'évêque et le viguier, il les subjugue par son éloquence naïve. Ce nouveau Pierre l'Ermite d'une croisade pacifique, enrôle par milliers les ouvriers et les paysans; des quêteurs se répandent dans toute la vallée du Rhône, une association à demi laïque, à demi monastique, désignée sous le nom de Frères pontifes, se forme avec l'approbation du Saint-Siège qui, en Italie, avait déjà encouragé des sociétés analogues. En onze ans (1177-1189), le pont d'Avignon est construit1. Saint Bénezet, qui était mort avant d'avoir vu son oeuvre terminée, aura des imitateurs2. En 1190, le pont de Lyon, construit en bois, s'était
1 Voir les positions de thèse de M. DE BEAUCORPS, élève de l'Ecole des Chartes, sur les Maisons-Dieu au moyen âge, 1866-67. 1
PALMÉ,
Bollandistes, Acta Sanctorum, p. 254 et suivantes).
14
avril (avril, tome
II,
ED.
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écroulé après le passage de l'armée des croisés, conduite par Philippe-Auguste et Richard Cœurde-Lion. Une association de Frères pontifes se forma pour le remplacer par un pont de pierre semblable à celui d'Avignon. Le roi d'Angleterre recommanda à ses vassaux les quêteurs qu'ils envoyèrent dans toute la France1. Un comte de Forez leur légua une somme considérable. Mais le pont de Lyon n'eut pas son Bénezet : après avoir construit une seule arche en pierre, les Frères pontifes durent renoncer à l'entreprise dont plusieurs monastères se chargèrent tour à tour, sans plus de succès. Malgré l'intervention d'Innocent IV, il fallut près de deux siècles pour mettre la dernière main aux vingt arches de bois qui franchissaient le fleuve, et ce fut le consulat lyonnais qui lès acheva. Les Frères du Pont Saint-Esprit furent plus heureux : la construction de cette œuvre gigantesque (22 arches de pierre d'une longueur totale de 840 mètres), dura quarante-quatre ans. Commencée en 1265, elle était achevée en 1309. Ce sont également des moines ou des associations charitables qui construisent, en Auvergne, les ponts sur la Dore, sur l'Allier, sur la Dordogne, sur la Sioule2, qui établissent des bacs et dressent des croix au
Origines et bases de tHistoire de Lyon, 1 vol. in-f°, 1860. Fratres et nuntios de ponte qui est Lugduni constitutus. 2 BRANCHE. L''Auvergne. Les Monastères, 1 vol, iu-8°, p. 470 et suivantes. p.
398...
1
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bord des rivières pour signaler les gués. Enfin, le Petit-Pont de Paris, plusieurs fois emporté par les inondations, paraît avoir été reconstruit au xn8 siècle par une société de Frères pontifes qui obtint l'autorisation de. s'y bâtir des maisons et dont le chef, Jean du Petit-Pont, était célèbre par son enseignement philosophique1. Mais à partir de la seconde moitié du xin6 siècle, les fraternités d'ouvriers et les ordres monastiques cèdent peu à peu la place aux gouvernements : ce sont les représentants des villes ou de la féodalité qui se chargent de construire et d'entretenir les ponts et les routes : l'État absorbe de plus en plus la corporation et l'individu. Vers le milieu du xm° siècle, les routes de terre sont presque aussi fréquentées que les routes fluviales. C'est en grande partie par terre que passent les marchands italiens qui se rendent aux foires de Champagne. Ceux qui ont débarqué à Marseille ou à Aigues-Mortes ont le choix entre les deux routes qui longent les deux rives du Rhône. Ceux qui ont franchi les Alpes au mont Cenis ou au petit SaintBernard descendent à Grenoble par la vallée de l'Arc ou celle de l'Isère et se dirigent de là sur Lyon et sur Mâcon2 : ceux qui ont choisi les passages non moins fréquentés du grand Saint-Bernard ou du Saint-Gothard se rendent, les uns, à Genève et de là à Saint-Jean-de-Losne par le col de Saint1
LEBEUP,
i
Olim, t.
III,
Dissertations sur l'Histoire de Paris, p. 189 et 660.
II,
p. 257, 260. 43
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Cergues, Lons-le-Saulnier et Juhans, sur ta Seille1; tes autres, à Berne et de là à Dijon, par Pontarlier, Chalamont, Salins, Augérans, Dole, Gèvry et SaintJean-de-Losne2. Ils ont sur la route des hôtelleries, des magasins ; lés services de roulage organisés entre la France et l'Italie sont assez rapides pour que la distance de Paris à Gênes puisse être franchie en trente-cinq jours3. C'est également par terre qu'ont lieu les communications et entre la Flandre ou l'Allemagne le comté de Champagne; entre Paris eî M
région du Midi d'où partent trois routes principales : celle de Bordeaux par Tours et Poitiers, celle de Toulouse et de Carcassonne par Férigueux et Limoges, et celle du Bas-Languedoc par Le Pùy, Glermont-Ferrand, Ne vers et Bourges. Toutes trois convergent à Orléans, un des plus riches entrepôts du commerce intérieur de la France. Entre Paris et les ports de la Manche, Fécamp, Dieppe, le Tréport, existent déjà ces services de voitures qu'on appellera plus tard chasse-marée4 et qui transportent le poisson de mer aux halles, les jours maigres ou pendant le carême3.
1 Mélanges historiques (Collection de Documents inédits sur l'Histoire de France), t. III, p. 109 et suiv. 2 Traité entre les marchands italiens et Othon IV, comte de Bourgogne, 1295 (CHEVALIER, Mémoires historiques sur la ville et seigneurie dePoligny. 1767, in-4°, t. I, p. 381). 3 BouTAHic, La France sous Philippe-le-Bel, p. 357. 4 DELAMARRE, Traité de la police, III, p. 76. — Cf. LEVASSÉUR, Histoire des classes ouvrières, I, p. 305. 5 Livre des Métiers, titre ci (lro partie).
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Sur toutes ces routes s'échelonnent à des intervalles assez rapprochés des péages qui sont une des charges et un des embarras du commerce, mais qui lui offrent pourtant des garanties ; car le marchand qui a payé le conduit a, comme nous l'avons vu, recours contre le seigneur dont il traverse les domaines, si les voleurs de grand chemin l'y dévalisent en plein jour1. Toute marchandise qui vient de Flandre et qui va en Champagne, en Bourgogne, en Provence, en Italie, tout chargement de vin français ou bourguignon destiné à la Flandre, à moins qu'il ne provienne de îa Normandie, du Ponthieu ou de quelques villes privilégiées, doivent le péage à Bapaume, à Péronne, à Roye, à Compiègne et à Crespy-en-Valois. Chacun de ces péages a ses ailes, comme disent les contemporains, c'est-à-dire ses bureaux secondaires placés sur les routes qui permettraient de l'éviter, et où il se perçoit aux mêmes conditions que dans le chef-lieu2. C'est de la part du seigneur une précaution contre la fraude, en même temps qu'une tolérance qui permet aux marchands de ne pas se détourner du chemin direct pour acquitter les droits. Quelques péages ont même de véritables succursales dans des villes situées en dehors de leur circonscription, mais qui expédient fréquemment des marchandises sur les routes où ils sont établis.
1
2
Voir plus haut page 175. Olim, I, p. 356 et 357.
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C'est ainsi que le duc de Bretagne entretient à Bordeaux et à la Rochelle des agents chargés de délivrer aux navires des brefs de sauveté, conduite et victuailles1 ; le péage de Crespy a des bureaux à Amiens et à Rouen2 dont les marchands peuvent ainsi acquitter la redevance au départ et s'affranchir des tracasseries et des vexations de toute sorte que leur infligent les péagers. De même que la juridiction du seigneur haut justicier sur les routes et les cours d'eau et l'obligation de les entretenir et de les surveiller ont pour conséquence la perception des péages, pontenages portages, rouages, etc.. le droit que ce même seigneur s'attribue d'établir les marchés, les halles, les foires3, et les frais de construction, d'entretien et de police qu'entraîne cet établissement, expliquent la réglementation spéciale qu'on retrouve dans la plupart des seigneuries et les taxes désignées sous le nom de laide (leudum) ou droits de marché 4. Voici quel était l'esprit général de ces règlements
1 Positions de Thèse de M. CHAUFFIER, élève de l'École des Chartes, sur le Commerce extérieur de la Bretagne (1866-67). Cf. FR. MICHEL, Commerce de Bordeaux, I, p. 214 et 215. ! FRÉVILLE, Commerce de Rouen, t. II, p. 172 et suiv. * Au XIII0 siècle, le seigneur suzerain a seul le droit d'établir une foire ou un marché (BEAUMANOIR, ch. XLIX, art 3)".. 4 Le nom de laide, laude, leude (Voir ce mot dans DUCANGE), signifie d'une manière générale un droit prélevé sur les marchandises vendues. Il désignait sous les Carolingiens une prestation, qu'elle qu'en fût la nature, et s'appliquait même aux compositions pécuniaires (leudis) (Voir DE PASTORET, Préface du tome XVI des Ordonnances, pages XLIII et suiv.)
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et la nature de ces droits. Les marchands forains, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas droit de bourgeoisie dans la ville, ne peuvent étaler leurs marchandises et les débiter que sur la place du marché, dans l'enceinte des halles, ou dans les emplacements particulièrement affectés à tel ou tel genre de commerce *. Les jours de marchés (à Paris, au xm° siècle, c'était le vendredi et le samedi) les commerçants sont tenus de fermer boutique et d'aller vendre aux halles, à moins qu'ils ne jouissent d'une exemption spéciale 2. A Paris, certaines corporations, les fondeurs, les cloutiers, les chapeliers de coton avaient la prétention d'être libres de se conformer ou non à cette prescription3 ; d'autres, comme les boutonniers, les merciers devenaient propriétaires de leurs étaux moyennant un cens annuel payé au roi4. Quelques-uns, comme les
1 Ordonnance du prévôt de Paris (1299) citée par DEPPING. Introduction du Livre des Métiers, page LXV. 2 Voir dans le Livre des Métiers, les titres consacrés aux cordouanniers, aux drapiers, aux corroyers, aux droits de hallage, etc. Cf. Ordonnances, t. V, p. 147 et 261. 3 Livre des Métiers, titre xxv, article 8. — Nus... ne doit rien de chose qu'il vende ne achate, apartenant a son mestier, ne n'est tenus d'aler au marchié vendre ses denrées se il ne lui plaist, ne onques ni alèrent. 4 Ibid., titre LXXII, art. 14. — Nus boutonnier ne doit rien... fors le cens de leur estaus qu'il paient au roi, c'est à savoir pour chacun estai de vi piés, xn s. et du plus plus et du moins moins, ne plus nen paient il ne hors foire ne en foire. — Au xiv° siècle, toutes les corporations tenues d'aller vendre aux halles à certaines époques déterminées, tenaient leurs étaux à cens et s'engageaient à entretenir les bâtiments à leur usage (Ordonnances, V, p. 147).
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selliers, achetaient la liberté par une rente de quarante sous parisis par an\. Chaque corps de métier a sa place déterminée. Les halles construites par Philippe-Auguste sur l'emplacement de l'ancien marché des Champeaux (Petits-Champs) établi par Louis VI2, ressemblent à un véritable bazar oriental : les merciers, les tisserands, les drapiers, le marchands de toiles y ont de vastes magasins et des loges couvertes 3,
Livre des Métiers, titre LXXVIII, art. 39. Les Champeaux étaient situés entre la rue Saint-Denis et l'emplacement occupé aujourd'hui par le Palais-Royal. Louis VI à qui ce terrain appartenait, au moins en partie, y avait déjà créé un marché. Des changeurs, des merciers y étaient établis sous Louis VII (FÉLIBIEN, Histoire de Paris, t. IV, p. 23 et 39). Les Juifs y possédaient des maisons qui furent confisquées en 1182, et démolies pour agrandir le marehé, ou louées à la corporation des drapiers. En 1181, Philippe-Auguste y transféra la foire établie, en 1110, au profit de la léproserie de SaintLazare ou Saint-Ladre et qu'il avait rachetée (DELISLE, Catalogue des Actes de Philippe-Auguste, n° 27). — Ce fut probablement à la même époque que les Champeaux furent clos de murs (FELIBIEN, Histoire de Paris, liv. V, 17). Voir, pour les anciennes Halles de Paris, le travail de M. L. BIOLLA.Y, dans les Mémoires de la'Société de l'histoire de Paris, t. III (1876). 3 Les deux premières halles furent celles des drapiers et des tisserands, construites par Philippe-Auguste, et rattachées plus tard par une troisième, celle des basses-merceries qui existait déjà au temps de saint Louis. Le nombre des halles s'accrut dans la seconde moitié du xine siècle et au commencement du xiv°. Les marchands drapiers de Beauvais, de Saint-Denis, de Douai, de Lagny, de Pontoise, de Chaumont, de Corbie, d'Avesnes, d'Aumale, d'Amiens, de Gonesse eurent pour chacune de ces villes leur corps de bâtiment distinct : la lingerie, la cordouanerie et la peausserie, la chaudronnerie, la friperie se construisirent aussi des halles ou des étaux (BiOLi.Ay 0. C., p. 305 et suiv.).
2
1
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les marchands de poisson de mer des pierres longues chacune de six pieds1 ; plus tard des bâtiments spéciaux sont affectés aux corroyeurs, aux cordonniers, aux chaudronniers et ferronniers, aux bouchers 2 ; les lingères et les fripiers peuvent étaler le long du mur du cimetière des SaintsInnocents attenant à l'enceinte des halles, et à partir de 1278, Philippe III leur assigne une halle de construction nouvelle, à deux rangées d'étaux3. Le marché aux grains, aux farines et au pain se tient sur une place découverte qu'entourent les loges des drapiers forains (Saint-Denis, Douai, Beauvais, etc.) ; le marché aux vins sur la place de l'Étape, auprès du pilori, le marché aux fruits e,t aux légumes entre la rue de la Cossonnerie et la rue au Feurre (aux fourrages, plus fard rue aux Fers), en dehors de l'enceinte des halles4. Des
1 Le marché aux poissons, construit sous saint Louis, secqmposait de deux halles couvertes, l'une réservée à la vente de la marée, l'autre servant de magasin pour les poissons séchés ou salés et portant le nom de Rarengerie. La vente en gros du poisson de mer avait lieu par l'intermédiaire des jurés-vendeurs sur la Place d,es Marchands, entre les halles et le pilori. Saint Louis avait autorisé un certain nombre de revendeuses à occuper gratuitement, non loin de la Place des Marchands, un emplacement qu'on appela plus tard la Marée (Ibid., p. 306). 2 La boucherie ne fut introduite aux halles que dans les premières années du xv° siècle. Jusque-là, les bouchers n'étaient pas tenus de les fréquenter (Livre des Métiers, 2e partie, titre vin,
art. 4). o. c, p. 307. Les places de ce marché n'étaient occupées que par des marchands au détail ou des revendeurs, qui devaient obtenir du voyer l'autorisation d'étaler sur la voie publique. Le commerce
3
BIQLLAY,
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galeries en appentis protègent les acheteurs contre le mauvais temps, et un mur de pierre dont les portes sont fermées pendant la nuit enveloppe tout le marché. Les règlements, assez durs pour les marchands, ont surtout pour but de sauvegarder les intérêts du propriétaire de la halle, c'est-à-dire du seigneur, et ceux des bourgeois, qui jouissent de singuliers privilèges. En vertu du droit de part ou de partage, tout bourgeois de Paris peut s'interposer dans les achats faits aux marchands par les revendeurs (regrattiers), et même au moment où la poignée de main qui consacre le marché est donnée et où l'acheteur va bailler le denier à Dieu, retenir la quantité de marchandises nécessaire à sa consommation4. Dans les corps de métiers, ce sont les maîtres qui se réservent ce droit à l'exclusion des apprentis et des ouvriers2. Tout marché à terme, toute association entre un regrattier de Paris et un marchand forain sont rigoureusement interdits3.
en gros des fruits et des légumes était, du reste, autorisé aux halles dès le temps de. saint Louis (Livre des Métiers, 2e partie, tit. xxn et xxm), mais il ne paraît avoir pris que plus tard un grand développement. • * Livre des Métiers (Collection de thistoire de Paris). Introduction, cxxxn, et titres i, art. 57; LVIII, art. 6; LXXVI, art. 19 • LXXIX, art. 21. 1 Livre des Métiers, titre LVIII, article 6. 3 Que li Regratiers de Paris n'aient compagnies à homes du dehors [Ibid., titre x, art. 10). Nus Regratier de Paris nepuet, ne %e doit'wi«etert''de nul marchand charetée de oes, ne de fromages, ne sornç^ à Wvj»^à\a revenue del marchant à nul terme (Ibid., tit. x,
&&**%). i
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En vertu du droit de prise, les officiers du roi peuvent requérir sur le marché, avant tout autre acheteur et au prix coûtant, évalué par les jurés du corps de métier, les vivres destinés à la maison royale Indépendamment des droits de chaussée, de transit ou conduit, de débarquement et de navigation payés par toutes les marchandises, des droits spéciaux sur les vins2, des taxes de pesage et de mesurage, certains corps d'état, en particulier les métiers de bouche sont soumis à des coutumes, qui se perçoivent à domicile, à époques fixes3: les magasins, les étaux et les loges aux halles donnent lieu à des droits de location qui varient pour chaque étal d'un à deux sous par an4, enfin pour chaque vente dans les halles ou marchés les acheteurs et
1
Livre des Métiers, tit. x, art. 19; art. 13, tit. c, art. 15;
LXXXIX.
tit.
1 Ces droits étaient le liage (droit sur les vins descendant la Seine et allant à Rouen où à Compiègne), la monte de Marne (Livre des Métiers, 2* partie, titre m), le chantelage (Ibid.), droit sur la vente des vins à Paris et le rouage (Ibid., vi), droit sur la sortie des vins par routes de terre. 3 Quiquonques vent fruit à Paris et aigrun, il doit pour toutes ces choses, chascun an, vi (deniers) de coutume au Roy a poier : mi d. aus huitenes de la foire Saint-Denis et à la foire SaintLadre, il, d. Et les va cuiellir en leurs otieus, cil qui la coutume reçoit de par le Roy, et s'il ne li poient au jour noumé, il n'en poient point d'amande, mes cils qui gardent la coustume de par le Roy puet prendre gage en leurs hotieus, pour qu'il ait un sergeant du Chastelet avec lui (Ibid., titre x, article 2). 4 Nous avons vu plus haut qu'au temps de saint Louis une partie des halles était déjà tenue à cens et que cet usage se généralisa plus tard.
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les vendeurs en gros acquittent un tonlieu qui est ordinairement de 4 deniers par char, de 2 deniers par charrette et d'un denier par charge de hête de somme1. Plusieurs corps de métiers se sont exemptés de cette taxe par une sorte d'abonnement fixe qui porte le nom de hauban et qui consistait d'abord pour tous les métiers indistinctement en un muid de vin livrable à l'époque des vendanges. Philippe-Auguste transforma cette redevance incommode en une somme fixe payable en argent (1201)2. Malgré ces impôts onéreux par leur multiplicité et par les difficultés de la perception, mais qui, au tond, n'étaient guère plus lourds que les octrois et les patentes modernes, le commerce de détail dans les grandes villes, surtout à Paris, présente une remarquable activité. Ce mouvement est rendu encore plus frappant par le peu de largeur des rues sombres et tortueuses, où les maisons emprisonnées dans l'étroite enceinte des remparts se serrent les unes contre les autres, entassent étage sur étage, et s'élèvent faute de pouvoir s'étendre. Avant le jour, se pressent aux portes de la ville de longues files de charrettes, d'ânes et de chevaux chargés de paniers, et conduits par des paysans qui
' Livre des Métiers, 2° partie, titre ix à xxxi Ordonnances, t. I, p. 25. Le hauban entier était de six sous parisis payables à la Saint-Martin. Beaucoup de métiers ne devaient qu'un demi-hauban, et la taxe pouvait varier dans un même métier suivant l'importance des affaires.
2
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se rendent au marché Palud (dans la Cité : oeufs, beurre et fromage)l, à celui de la porte Baudoyer (poissons d'eau douce)2, ou de la grande Boucherie3. Dès le matin les gens des faubourgs et des clos voisins de la ville arrivent à leur tour, avec les légumes et les fruits de leurs jardins ; des marchands ambulants commencent à circuler en criant leurs marchandises, vendeurs de volailles, de viande fraîche ou salée, d'oeufs, de miel, de châtaignes, de cormes, de noix, de raisins secs de Malte, de sauces à l'ail, de purées de pois et de fèves ; talemeliers avec leurs oublies, leurs galettes et leurs pâtés chauds, regrattiers de pain et de sel, meuniers qui parcourent les rues en demandant s'il y a du blé à moudre ; raccommodeurs de manteaux, de cottes et
1 Le marché Palud, qui devait probablement son nom à sa situation sur les bords de la Seine, l'avait laissé à une rue du vieux Paris qui occupait à peu près l'emplacement de la rue de la Cité et qui allait du Petit-Pont à la rue de la Calandre. C'était sans doute avec celui du parvis Notre-Dame, qui appartenait au chapitre de la cathédrale, le plus ancien marché de
Paris. 2 La porte Baudoyer était située entre la porte Barbette et la porte Barbelle sur l'eau, sur la route qui conduisait à l'abbaye Saint-Antoine (rue Saint-Antoine). Les poissonniers d'eau douce ne vendaient pas aux halles. 3 La grande Boucherie était située près du grand Châlelet, sur la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie. Elle possédait, en outre, vingt-cinq étaux non loin du Petit-Pont, dans la Cité, qui avait été le premier siège de la corporation. Elle prétendait exercer un monopole, au moins sur la terre du roi (Ordonnances, III, p. 258) et obligeait les bouchers établis sur les terres seigneuriales à recevoir d'elle la maîtrise.
».
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de pelisses ; marchands de vieux habits et de vieux chapeaux1. Des couratiers (courtiers) de foin se promènent par la ville avec une botte de foin sur le dos, en criant le prix des fourrages et en indiquant le lieu de vente2. Des crieurs publics qui jouent le rôle de nos journaux et de nos affiches et qui forment à Paris une nombreuse corporation, les uns chargés d'échantillons de toutes sortes, les autres portant un hanap et un broc de vin et le faisant goûter aux passants, s'arrêtent à tous les carrefours et font connaître au public que telle marchandise est à vendre à tel endroit et à tel prix3. Les marchands eux-mêmes, soit aux halles, soit dans leurs boutiques, ne dédaignent pas d'annoncer et de vanter leurs denrées et d'inviter les clients * : seuls les gros marchands et les métiers plus aristocratiques, comme ceux des changeurs ou des- drapiers, protestent contre ce bruit qui assourdit les acheteurs,
DE VILLENEUVE, Dict des Crieries de Paris Contes et fabliaux des anciens poètes français des xn , XIII», xiv° et xv° siècles, t. II). GUILLAUME (BARBAZAN,
1
e
' Livre des Métiers, 1" partie, tit.
3
LXXXIX,
art. 3 et suiv.
Ibid., titre v. — Preeones vini clamant hyante gula vinum ataminatum in tabernis ad quatuor denarios, et ad sex et ad vm et ad xu, portando vinum templandum in cratherema lagena (bouteille d'une quarte ou de neuf pintes). Dictionnaire de JEAN DE G-ARLANDE, art. xxvn, dans GIRAUD. Paris, sous Philippe-le-Bel,]). 592. * Dans un certain nombre de métiers, les marchands colportaient même leurs marchandises ; mais, en général, les corporations se montrent hostiles au colportage et l'entravent par des règlements très sévères (Introduction au Livre des Métiers, par MM. LESPINASSE et BONNARDOT, p. CXXXIII et cxxxiv).
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et contre ces façons d'agir qui compromettent la dignité des gens établis1. Les grandes cités, Rouen, Amiens, Reims, Orléans, Toulouse, ont leurs halles dont l'importance ne le cède pas à celle des halles de Paris ; même parmi les petites villes, il en est peu qui n'aient leur marché couvert, et à en juger par le nombre des étaux, le commerce devait y être assez actif: la halle de Nuits (Bourgogne)2 en compte 98, dont 4 de changeurs et 8 de drapiers, celle de Beaune 150, dont plusieurs paient une redevance annuelle de 20, 30, ou 40 sous 3. Mais le mouvement des marchés ordinaires n'est rien auprès de celui des foires dont l'importance, déjà considérable sous les Mérovingiens, s'est accrue avec la sécurité et la prospérité générales. Ces grandes assises du commerce destinées à disparaître à mesure que les communications deviennent plus faciles, les relations plus rapides entre négociants, n'ont plus de raison d'être aujourd'hui qu'une foire permanente s'étale dans nos entrepôts, dans nos halles et dans les vitrines de nos magasins ; elles reculent devant la vapeur et l'électricité : ce qui en reste n'est plus qu'une tradition vieillie et un prétexte à réjouissances populaires.
1
Voir les statuts des boursiers et des selliers, Livre des Mé(SEIGNOBOS,
tiers, titres LXXVII et LXXVIII. * Terrier de la Seigneurie de Ver g y
5
O. c, p.
392).
Rôle des droits levés sur la halle de Beaune
(SEIGNOBOS,
0. c,
p.
399).
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Mais au xine siècle, quand il fallait voyager à pied ou à cheval, quand la navigation maritime était interrompue pendant la saison d'hivernage, c'est-àdire pendant cinq mois, quand il n'existait d'autre poste aux lettres que les messageries des corporations marchandes1 ou des Universités2, quand les instruments de crédit et de publicité étaient a l'état d'ébauches, ces rendez-vous périodiques où les négociants de tous les pays savaient qu'ils se rencontreraient à jour fixe, où les acheteurs étaient certains de trouver un choix immense de marchandises, étaient une nécessité : les; gouvernements avaient tout intérêt à les encourager, à essayer de les attirer sur leur territoire, car une foiré était une source de richesses pour le seigneur plus encore que pour la population. Aussi les grands feudataires se réservent-ils le monopole de la concession 3 et une part plus ou moins large dans les
1 En 1360 un messager des merciers est mentionné dans une Charte du roi des merciers du diocèse d'Uzès (DUCANGE au mot Mercèriùs). % Les messagers des Universités institués pour établir une correspondance régulière entre les étudiants et leurs familles ne tardèrent pas à' se Charger aussi des commissions des particuliers. Comme ces messagers jouissaient des privilèges concédés aux suppôts des Universités, c'était une fonction très recherchée. Voir Dù BOÙ'LAY. Histoire de î Université de Paris (6 vol. m-f°), t. I, p. 237 et suiv., et JOURDAIN, Index chronologicus chartarum Historiam TJniversitatis Parisiensis spectantiùm (1 vol. in-f°), p. 269, 276, 296, 299, 303, 305, 381, 400. 3 C'était le principe du droit romain : « A principe jus nundinarum petitur » [Digeste, h, xi, 1). Sous les Carolingiens, les seuls marchés reconnus sont ceux qui sont consacrés par la tradition et par la loi. « Volumus ut unus quisque cornes de comi-
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bénéfices. A Paris, sur les trois foires de SaintLadre (Saint-Lazare), de Saint-Germain-des-Prés et du Lendit, les deux premières qui durent chacune dix-sept jours ont été rachetées par le roi1. Il les a transportées aux halles, et il impose à certaines corporations, les changeurs, les pelletiers, les ciriers, les selliers, etc., l'obligatron de fermer leurs boutiques et de ne vendre qu'à la halle, pendant la durée de ces foires2. Le Lendit, qui se tenait dans la plaine Saint-Denis, de la Saint-Barnabé à la Saint-Jean (11-24 juin), appartenait toujours à l'abbaye de Saint-Denis. C'était la plus ancienne et la plus célèbre des foires parisiennes3 ; chaque antatu suo omnia mercata imbreviari faoiat et sciât nobis dicere quœmereata tempore avi nostri fuerunt.. . (Ed. Pistense, c. xix, dans BALUZE, Capitul., II, p. 182. — Cf. BOURQTJELOT, Les Foires de Champagne, I, p. 17). — Au moyen âge, les seigneurs qui tiennent en baronie se considèrent comme autorisés à établir des foires sur leur domaine, sans avoir à recousir à la sanction du suzerain. 1 Pour ce qui concerne la foire de Saint-Ladre, voir plus haut, page 198. —La foire de Saint-Germain-des-Prés, qui était autrefois la propriété de l'abbaye et dont Louis VII avait acheté, en 1176, la moitié des revenus, fut cédée tout entière au roi, en 1278, et transportée aux halles. Elle commençait le mardi après Pâques (FÉLIBIEN, Eist. de Paris, V, 14. — Cf. DULAURE, Sist. de Paris, III, p. 146. Ed. in-8°, 1839). 2 DEPPING, Livre des Métiers, p. 443. — Des Droits de la foire Saint-Ladre. 3 La tradition en faisait remonter l'origine à la foire concédée par Dagobert à l'abbaye de Saint-Denis : suivant une autre version, la foire du Lendit ne serait pas antérieure à Charles-leChauve, et aurait été fondée en 876. (Cf. Du BOULAY, Eist. de l'Université de Paris, t. I, p. 195 et suiv.) : enfin, d'autres encore ne la font remonter qu'au xne siècle ; « un évêque de » Paris ayant, dit-on, rapporté, en 1109, de Jérusalem, un
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née l'évèque de Paris venait ouvrir la foire et la bé-
La bénédiction du Lendit d'après une miniature du manuscrit 962 fonds latin de la Bibliothèque nationale.
LÉGENDE :
Incipit ordo in die benedictionis Indicti.
» morceau de la vraie croix, l'avait exposée dans cette plaine » afin qu'il fût plus facile à la foule des fidèles d'y faire ses » dévotions ; un conéours immense dépeuple était venu toucher
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nir, ce qui souleva même plus d'une fois des contestations entre les évêques et les abbés de Saint-Denis. On y vendait de tout, depuis des chevaux et des charrues jusqu'à des tapisseries, à de la vaisselle d'argent et à du parchemin1. Cette dernière marchandise ne pouvait être mise en vente que quand le recteur de l'Université de Paris avait prélevé sur les marchands le droit qui lui appartenait et fait la provision nécessaire aux collèges2. Aussi chaque année venait-il en grande pompe, suivi des étudiants divisés par nations et conduits par leurs régents, assister à l'ouverture de la foire, et les ébats auxquels se livrait à cette occasion la jeunesse universitaire, n'étaient pas un des moindres attraits du Lendit, ni un des moindres embarras de la police abbatiale. En Normandie, les foires de Rouen (Saint-Romain), de Caen3, de Guibray, faubourg de Falaise,
» la sainte relique. Des marchands s'étaient établis dans le voi» sinage et la foire avait pris naissance. » (LEVASSEUR, Hist. des classes ouvrières, I, p. 362-363). Suger qui mentionne plusieurs fois la foire du Lendit et la plaine où elle se tenait, en parle comme d'une institution très ancienne et qui attirait depuis longtemps, à Saint-Denis, une immense affluence (Œuvres de SUGER, Édition de la Société de l'Histoire de France, p. 120, 157, 186, 226, 351, 359). Il est donc très peu probable qu'elle ait pris naissance sous le règne de Louis VI. 1 Le dictdu Lendit rimé (BARBAZAN, II, p. 301). 5 Voir Du BOULAY, Historia TJniversitatis Parisiensis, t. I, p. 197 et suiv., t. III, p. 499. — La première mention de ce privilège est de 1291. 3 La foire de Caen, qui commence le 2e dimanche après Pâques et qui dure quinze jours, est encore une des plus fréquentées de la Normandie. L'ancienne foire, dite du Pré, se
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où se faisait surtout le commerce des chevaux1 ; en Bretagne celle de Guingamp ; en Bourgogne celles de Ghâlon et de Dijon ; én Languedoc celles du Puyen-Vélay2, de Toulouse, de Garcassonne et surtout de Beaucaire, fondée avant le xin* siècle3, rivalisent avec les foires de Paris. Assis sur le Rhône, à peu de distance d'Aigues-Mortes et de Marseille, au débouché de la grande route de transit qui réunissait à la Méditerranée la France septentrionale, l'Allemagne occidentale, la Flandre et l'Angleterre, Beaucaire était déjà en 1250 le rendez-vous des négociants de Barcelone, de Gènes, de Venise, de Constantinople, d'Alep, d'Alexandrie, de Tunis, du Maroe qui venaient y échanger les produits de l'industrie italienne et les marchandises de l'Orient contre les vins, les toiles, les draps, les laines tirées non seulement du Languedoc, mais d'Angleterre
tenait en octobre (CH. DE BOURGUEVILLE, sieur Du BRAS, Les recherches et antiquité'» de la ville de Caen, 1 vol. in-4°, Caen, 1588. — page 108 de la réimpression in-8° de 1833). 1 La foire de Guibray qui existe encore était déjà importante sous Guillaume le Conquérant. Elle commençait le 16 août et durait buit jours (DE BOURGUEVILLE, Les recherches et antiquité» de la duché de Normandie, p. 82). a La plus considérable des foires du Puy était celle des Rogations.
3 Histoire du Languedoc (Éd. 1879), t. VI, p. 503. La charte de Raymond VI (1217), qui accorde des privilèges à Beaucaire, ne mentionne pas les foires, bien que la tradition lui en ait attribué la fondation (Traité historique sur la foire de Beaucaire, cité TparVHistoire du Languedoc). Elles existaient déjà en 1168, comme le prouve un acte cité par MÉNARD, Histoire de la ville de Nîmes, Notice de la viguerk de Beaucaire.
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par Bordeaux ou La Rochelle1. Mais de toutes les foires françaises, les plus renommées étaient celles de Champagne, dont l'origine remontait probablement à l'époque romaine. Ces foires se tenaient clans les villes de Troyes, de Provins, de Bar-surAube et de Lagny2. Elles sont déjà florissantes au xn" siècle3 et dès le commencement du xnr, elles ont acquis tout leur développement. Située au coeur de l'Europe commerçante et civilisée, à moitié chemin entre la mer du Nord et la Méditerranée, communiquant avec la Manche par le cours de la Marne et de la Seine, touchant par sa frontière orientale et septentrionale à l'empire d'Allemagne, la Champagne était le point central vers lequel convergeaient les routes du commerce du Nord et de celui du Midi. La politique intelligente de ses comtes sut tirer parti de cette position. Ils attirèrent les marchands non seulement par la modération des taxes, mais par les garanties de toute espèce dont ils cherchèrent à entourer la sécurité des personnes et des marchandises et la loyauté des transactions. Depuis leur point de départ et avant même d'en1 La foire s'ouvrait en mai au xna siècle, et, plus tard, le 22 juillet. ' BOUB.QUBLOT, Études sur les foires de Champagne, 1 vol. in-4°, 1865. 3 Les foires de Bar sont mentionnées dans une charte de 1114, celles de Troyes la même année, celles de Provins en 1138, celles de Lagny en 1154 (BOURQUÉLOT, 1™ partie, pages 12 et suivantes).
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trer sur le territoire soumis aux comtes de Champagne, les marchands jouissent du conduit de la foire S ils sont placés sous la sauvegarde du comte qui a conclu à ce sujet des traités avec les rois de France et les ducs de Bourgogne. Sous le règne de Louis VII, des changeurs de Vézelay ont été dévalisés entre Sens et Bray par un vassal du roi, le fils du
1 Le conduit ou garantie accordée aux marchands par le seigneur sur les terres duquel se tenait la foire, à condition qu'ils s'y rendissent par certaines routes désignées, n'était pas particulier aux foires de Champagne. De simples marchés avaient le conduit, tandis que certaines foires ne l'avaient pas, par exemple celle de Châtillon en Bourgogne. « Les foires ne ont point de conduit, mais elles ont garde, car en venant ne en tournant, Monseigneur le duc ne deffrayroit nul qui demandast au cause de conduit de foire, mais foire séant, les denrées estant en foire, si dommaige en venoit pour deffaultes de garde, Monseigneur le duc en seroit tenu, v (Enqueste de Châtillon, GARNIER, 0. cit., t. I.) Le conduit s'étendait soit aux seuls domaines du seigneur responsable, soit à d'autres seigneuries avec lesquelles il avait pris des engagements à cet effet, et dans ce cas il était de règle que les atteintes à la personne ou à la propriété des marchands fussent poursuivies par la justice du seigneur qui avait le conduit. Quand le conduit s'étendait, comme pour les foires de Champagne, à tout le chemin parcouru par les marchands, depuis leur point de départ jusqu'à leur arrivée en foire, à la seule condition de ne vendre, ni déballer aucune de leurs marchandises en route, le seigneur qui leur avait garanti sa protection était tenu, s'ils étaient volés ou maltraités, de leur faire rendre justice par le chef delà seigneurie dans la juridiction de laquelle le délit avait été commis. Le conduit, quand il s'appliquait à des marchands se rendant à une foire ou à un marché était toujours gratuit, en ce sens que le bénéfice en était acquis au marchand, par le seul fait de l'engagement qu'il contractait de ne pas vendre ses denrées ailleurs qu'au marché ou à la foire, et par le paiement des travers dus sur la route ; mais quand il était permanent, et qu'il prenait la forme d'un contrat de sauvegarde, le protégé s'obligeait à payer au protecteur une redevance plus ou moins importante.
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vicomte de Sens. Le comte Thibaut le Grand écrit aussitôt à Suger et demande justice, car laisser cette injure impunie, ce serait, dit-il, « se résigner à la destruction de ses foires1 ». Lors même que les coupables appartiennent à des pays étrangers, où la vengeance du comte et celle du roi ne peuvent les atteindre, il existe un moyen de contraindre leurs suzerains légitimes et leurs compatriotes à réparer le dommage : c'est de prononcer l'exclusion des foires contre tous les marchands du pays dont les autorités ont refusé réparation2. La menace de cette espèce d'excommunication commerciale suffisait en général pour obtenir justice. Les comtes de Champagne l'employèrent plus d'une fois contre les villes italiennes, contre des seigneurs bourguignons et même contre le duc de Lorraine Frédéric IV (1315), qui avait laissé maltraiter et rançonner par un de ses serviteurs un marchand italien. Après dix-huit ans de chicanes et de résistance, le successeur de Frédéric IV, Raoul, se décida à rembourser les 1,000 livres tournois extorquées au voyageur3. La juridiction et la haute surveillance des foires appartenaient à deux gardiens 4 et à un chancelier
Historiœ Franconwi Scriptores, IV, p. 530 et 531. lre partie, p. 327-328. 3 Ibid., pages 178 et suivantes. * Les gardes des foires existaient déjà au xn° siècle. (BOURQUELOT, 2œ partie, p. 211.) Us étaient choisis par le comte et après la réunion delà Champagne au domaine royal par le grand
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BOURQUELOT,
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D'ordinaire chaque communauté possède dans la ville môme une maison garnie de boutiques, avec des écuries et des magasins, qui sert à la fois d'hôtellerie et de Heu de vente1. A Provins ces magasins sont des caves immenses à plusieurs étages, qui s'étendent sous toute la ville haute, qui communiquent entre elles et qui forment une sorte de cité souterraine avec ses rues et ses carrefours. La foire, au lieu d'être concentrée dans un marché comme aux halles de Paris, est répandue dans toute la ville ou du moins dans certains quartiers, dont les limites sont cependant déterminées avec soin; car c'est là que s'arrêtent les privilèges de la foire, et tout marchand domicilié en dehors de ces limites n'aurait aucun droit à les réclamer2. Les huit premiers jours de chaque foire qu'on appelle jours d'entrée ou jours francs, parce qu'on ne perçoit pas immédiatement les droits sur les marchandises qui entrent pendant cette première période, sont consacrés au déballage et à l'installation. La véritable foire ne commence que le neuvième jour3. Les boutiques s'ouvrent chaque matin et se
mercatorum tuscanortm et lombardorum, etc. Il était élu par les consuls des villes italiennes.
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2
Voir
BOURQUELOT,
lro partie, pages 140 et suivantes.
Les bornes ou mètes de la foire paraissent avoir été beaucoup plus étendues à Provins .où elles embrassaient toute la ville baute et une partie de la ville basse qu'à Troyes, à Lagny et à Bar.
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,
BOURQUELOT,
Foires de Champagne, l
ra
partie, p. 84.
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ferment chaque soir à la tombée du jour, au son de
Caves de l'hôtel de Forcadas (Grange aux Dîmes), à Provins.
la cloche. Dès le matin, la foule se presse clans les rues et sous les galeries aux piliers massifs dont
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l'aspect rappelle celui des bazars de l'Orient. Ce ne sont pas seulement les riches marchands qui affluent de toutes les parties du royaume et de l'étranger : ce sont les colporteurs qui viennent remplir leur balle, les paysans vendre leurs denrées; ce sont les seigneurs des environs, qui, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, examinent la marchandise avant de faire leurs achats et ne dédaignent pas de prendre leur part des divertissements de la foire. Ici la foule s'arrête devant un jongleur qui récite en s'accompagnant de la vielle quelque fabliau de Ruteboeuf ou quelque lai de Marie de France, les poésies à la mode depuis que les chroniques et les traductions en prose ont fait oublier les vieilles chansons de geste. Là c'est un bateleur qui, à grand renfort de cris et de trompette, convie les passants à admirer ses tours de force, les exercices de son singe ou les talents de ses chiens dressés 4. Les sergents à pied et à cheval placés sous les ordres des gardiens de la foire, ont souvent fort à faire pour maintenir l'ordre dans cette foule bigarrée où se confondent toutes les professions, tous les costumes et toutes les langues. Le soir quand les trompettes avec leur escorte de porte-torches ont sonné le couvre-feu2, les vagabonds, les ivroVoir dans BOURQUELOT les Foires de Champagne (l partie), le chapitre intitulé les Foires de Champagne dans la poésie du moyen-âge et en particulier les extraits du roman à'Hervis de Met». 2 BOURQUELOT (1*» partie), p. 95.
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gnes, les voleurs, tout ce monde de mendiants, de ribauds et de ribaudes, dont la foire est le rendezvous, leur donnent encore plus de besogne que la foule pendant le joUr. La vraie foire ne dure, au xm° siècle, que vingtdeux jours dont les 10 premiers sont appelés jours de draps1. C'est là en effet le grand commerce, surtout à Provins et à Troyes. Toutes les villes qui sont dans la mouvance des comtés de Champagne et Vermaiidois, d'Artois, de Flandre, des duchés de Brabant, de Normandie et du royaume de France, et qui sont villes de loi pour la draperie, c'est-àdire où les drapiers ont adopté un règlement commun sanctionné par les pouvoirs municipaux et l'autorité souveraine, ont organisé depuis longtemps, une association pour le commerce des laines en Angleterre, la fabrication et la vente des draps. Elles n'étaient que dix-sept, puis vingt-quatre au xne siècle, elles sont cinquante au XIIP, et parmi elles on compte Gand, Bruges, Ypres, Douai, Lille, Cambrai, Amiens, Senlis, Reims, Troyes, Provins, Paris, Beauvais, Rouen, Caen, Chartres, etc. Elles s'engagent à fabriquer leurs draps à l'aune de Champagne, à se faire représenter aux foires, à ne vendre leurs produits en gros pour l'exportation ou à ne les conduire dans une autre foire qu'après les avoir exposés dans une de celles de Cham1
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(lre partie), p.
84.
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pagne1. Les draps du Languedoc2, ceux de Lucques 3, ceux d'Augsbourg et de Bâle figurent à côté des draps de la hanse, et représentent l'industrie de la France méridionale, de l'Italie et de l'Allemagne. La draperie n'est pas la seule des grandes industries textiles qui ait sa place à la foire aux draps : à côté des étoffes de laine s'étalent les tapis d'Amiens, de Reims, d'Arras et de Lille, les cotonnades du Levant, de l'Italie, de l'Espagne et
(l partie), p. 135 et suiv. Les Italiens paraissent avoir été soumis, au moins à certaines époques, à des obligations analogues. En 1351, Jean II autorise les Vénitiens à séjourner et à commercer en France, sans être astreints à porter leurs marchandises aux foires de Champagne. 2 Ihd., p. 249. Voir l'ordonnance de Philippe VI en 1344. 3 Ibid., 250. Les Italiens achetaient beaucoup plus de draps en France qu'ils n'en vendaient. (Voir Mélanges historiques, t. III, p. 15.) Les Florentins surtout étaient les grands acheteurs des draps français et flamands. La corporation florentine connue sous le nom A'Arte di calimala francesca (apprêt des draps français) était représentée en France par deux consuls élus par la corporation et choisis, l'un parmi les marchands florentins résidant en France, l'autre parmi les membres du corps de métier. Les consuls avaient sous leurs ordres un courrier des arrhes (cursor) qui devait assister aux transactions et fixer les arrhes et un courrier des paiements : les régisseurs des hôtels de la corporation à Arles, à Saint-Gilles, à Paris, à Caen, étaient aussi placés sous leur surveillance. Les draps mesurés, marqués du sceau de la corporation et d'une étiquette qui en indiquait les dimensions, le prix, la provenance et le nom du fabricant étaient emballés dans des enveloppes de feutre ou de double e toile. Chaque balle contenait dix à douze pièces : au xm siècle, on les expédiait à Montpellier, à Narbonne, plus tard à Marseille où des agents spéciaux en surveillaient l'embarquement. (Négociations de la France avec la Toscane (Documents inédits sur l'histoire de France.) Introduction, p. xxvnr et suiv.)
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du Languedoc (Carcassonne et Toulouse )1, les mousselines de l'Inde, les soieries de Gênes2, de Venise, de Lucques, de Lombardie et de l'Orient, les toiles de la Flandre, de la Champagne3, de la Normandie, de la Bourgogne, de la Souabe et de la Bavière. Le soir du dixième jour après l'ouverture de la foire aux draps, les sergents parcourent les rues en criant Hare, hare^l Les draps disparaissent de l'étalage et le lendemain commence la foire au cordouan* et aux pelleteries : c'est là que paraissent les fameux cuirs de l'Espagne et du Maroc, imités avec plus ou moins de succès par la Flandre, la Champagne, l'Allemagne, les pelleteries allemandes et orientales, les fourrures que les Hanséates vont acheter à la foire de Novogorod-la-Grande, ou qui
1 Bien que le coton fût connu depuis longtemps en Occident, la fabrication des cotonnades était peu répandue ; l'Italie en avait à peu près le monopole. ' Les étoffes de soie les plus renommées au xmQ siècle étaient le cendal, lé camocas, le samit, le camelot, le tartaire ou taffetas, les dyapres, les velours, les satins, et les draps d'or et de soie connus sous le nom de racas et de naques ou nachis. Lucques, Venise, Damas, Alexandrie étaient les principaux centres de l'industrie des soieries. (DOUÊT D'ARCQ, Comptes de l'argenterie des rois de France (nouveau recueil), 1 vol. in-8°, 1874 ■—■ et Fr. MICHEL, Recherches sur le commerce, la fabrication et l'usage des étoffes de soie au moyen-âge, 2 vol. in-80, t. I. 3 Les toiles de Champagne s'exportaient en Italie et à Constantinople. (PEGOLOTTI, Practica délia mercatura, p. 219, 231 etc., dans PAGNINI, Délia décima di Fireme, t. II). 4 Du vieil allemand haran, crier. C'est aussi l'origine du fameux haro normand. 5 Les cuirs de Cordoue jouissaient au moyen-âge d'une renommée universelle.
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viennent des contrées inconnues de l'Asie par l'Arménie, la mer Noire et le cours du Danube. En même temps que la foire des draps et celle du cordouan, se tient celle de ces marchandises de toute provenance et de toute nature désignées sous le nom d'avoirs de poids, épices, drogueries, indigo, garance, pastel, safran, alun, cire, suifs et graisses, sel, soie brute, chanvre et lin filés *, Cette foire ferme douze jours après la hare des draps, le lendemain de celle du cordouan2. La foire aux chevaux et aux bestiaux se prolonge au contraire jusqu'à la clôture définitive, un mois après la hare des draps. Ce sont surtout les. diverses provinces de France, à l'exception de la Bretagne, de l'Anjou et de la Gascogne, l'Italie, la Savoie, l'Espagne et en particulier la Catalogne et la Galice3, les pays allemands de la rive gauche du Rhin, l'Allemagne méridionale 4, dont les représentants se rencontrent aux foires de Champagne ; mais on y trouve aussi des Anglais, des Provençaux, des Ecossaisa. . Pendant la dernière période de la foire, c'est-àdire pendant les quatre semaines qui suivent la hare des draps, ce sont les changeurs qui jouent le principal rôle. Ils dressent leurs tables à Provins dans
1 Voir la liste de ees marchandises dans V partie, pages 284 et suivantes. S BOURQUELOT, lr0 partie, p. 84. 3 MA., lre partie, p. 196-198. * Ibid., p. 199 et suivantes. s Ibid., p. 198 et 199.
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la ville haute, sur la place du château f, à Troyes dans la rue des Changes, non loin de l'église SaintJean. La plupart sont d'origine italienne et appartiennent à ces puissantes compagnies qui, depuis la fin du xne siècle, disputent aux Juifs le commerce des métaux précieux2. C'est à la modeste boutique du changeur dont tout l'étalage consiste en une table couverte d'un tapis, en une paire de balances, et en sacs soigneusement fermés et remplis de lingots ou de monnaies, que viennent aboutir toutes les transactions de la foire. Le change n'est pas du reste sa seule opération; il est banquier, il fait valoir les dépôts qu'on lui confie, il se charge des virements,, il prête à intérêt au taux autorisé de 15 0/0 par an3. C'é1 La place du Château portait aussi le nom de place des Changes. 2 Les Juifs très nombreux et très influents en Champagne au xne et au XIII0 siècle paraissent avoir été traités par les comtes avec quelques ménagements. (Cf. BOURQUELOT, 0. c, lre partie, p. 160 et suiv. ; et D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, Histoire des ducs et comtes de Champagne, t. IV, 2° partie, p. 827 et suiv.). Ils rencontrèrent de bonne heure la concurrence des Italiens. Au XIII0 siècle ceux-ci attirent déjà à eux une grande partie des affaires : quelques-uns s'établirent en Champagne et l'un d'eux Renier Accorre (Accurri), originaire de Florence, après avoir été banquier à Provins, devint un des plus riches propriétaires de Champagne, receveur des finances du comté et chambellan du comte. (Voir Bibliothèque de l'école des Chartes, 6° série, III, p. 64 et suiv. et D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, 0. c, t. IV, 2* partie, p. 466.) Du reste on trouve également de nombreux changeurs originaires de Champagne. 3 Ordonnances, t. I, p. 484. Le taux de 15 0/0 est autorisé par l'ordonnance de 1311. Le taux avait varié au xm° siècle de 6 0/0 à. 30 0/0. (Voir BOURQUELOT, O. c, 2° partie, p. 106-127.)
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tait un des privilèges de la foire. Le prêt à intérêt, qui ailleurs était obligé de se déguiser sous la forme de contrat de change, de constitution de rente ou de mort-gagel, avait le droit d'y figurer ouvertement. Au bout de quatre semaines on abattait les changes, c'est-à-dire que les changeurs fermaient boutique ; les marchands avaient encore quinze jours de grâce pour acquitter les effets payables en foire et pour faire apposer sur leurs obligations le sceau qui en consacrait la validité, et qui assurait aux contractants des conditions spéciales pour le recouvrement de leurs créances2.
1 On appelait mort-gage un contrat par lequel le débiteur abandonnait à son créancier le revenu d'une terre ou d'une maison pour assurer l'acquittement de sa dette. C'est l'antichrèse du droit romain. A PEGOLOTTI, 0. c, p. 237 et suiv. — Ces différents termes ont varié, comme le prouvent les documents cités par BOURQUELOT (0. c, p. 83 et suiv.). Au temps de Pegolotti, c'est-àdire dans la première moitié du xiv" siècle, la vente des draps ' commence le dix-septième jour de la foire et dure trois jours : « le vingtième jour les comptoirs de banque s'ouvrent et restent » ouverts quatre semaines, et les quatre semaines écoulées, » quinze jours après, vient le terme du paiement de la foire ». La vente du cordouan paraît comme celle des draps avoir duré trois jours. M. Paulin Pâris et M. Bourquelot (0. c., p. 91 et 92) entendent par paiement de la foire le terme assigné aux marchands pour l'acquittement des droits sur les marchandises vendues. Les textes mêmes qu'ils ont cités et commentés peuvent s'appliquer non seulement au paiement des droits, mais à celui des effets payables en foire et des marchandises achetées. « Nus drappiers de Châlons ne venderoit sa drapperie fors que à deniers contans, à marchans transmonlains, se ce n'estoit
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Les foires de Champagne, qui étaient dans tout leur éclat au xme siècle, commencèrent à décliner dès les premières années du xive, au moment même
Une ùuutique de chan^eur-orfevre au xm° siècle, d'après un vitrail de la cathédrale du Mans. ès foires de Champagne, èsqueles foires il porrient bien vendre au droit payement des foires establi d'ancienneté, ou que li acheteur feissent la debte comme deble deue de cors de foire.» (Décision des drapiers de Châlons du mois d'octobre 1294, citée par BOURQUELOT, 0. c, lro partie p. 92-93.)
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où par la mort de Jeanne, reine de Navarre et comtesse de Champagne, femme de Philippe-le-Bel (1304), le comté allait se trouver réuni au domaine royal. Ce qui avait fait surtout leur importance, c'est qu'elles étaient le marché où la Flandre, l'Italie et l'Allemagne du sud échangeaient leurs produits. Les guerres des rois de France avec les comtes et les bourgeois de Flandre bouleversèrent les relations internationales. Les Italiens et les Allemands qui n'étaient pour rien dans ces querelles, mais qui en souffraient, cherchèrent à communiquer directement avec la Flandre, les uns par mer, les autres par le Rhin. En 1312, la première galère vénitienne aborde à Anvers; en 1318, un traité de commerce est signé avec Bruges, et à partir de 1325, une flotte vénitienne de quinze navires se dirigera annuellement en partie sur l'Angleterre, en partie sur la Flandre. Ce fut la ruine des foires de Champagne. La désertion des Flamands et des Vénitiens entraîna celle de presque tous les étrangers : dès 1339, les chanoines de Saint-Quiriace se plaignent de tirer à peine 300 livres du loyer de leurs maisons qui leur rapportaient autrefois plus de mille livres. Les rois eurent beau étendre les privilèges, diminuer les taxes, réduire les droits de courtage : le courant commercial une fois détourné ne reprit plus son ancienne route, et les villes de Champagne s'endormirent peu à peu de ce sommeil des cités déchues, que Bruges et Venise devaient connaître à leur tour.
�CHAPITRE IV
LES MARCHANDS FRANÇAIS AU MOYEN AGE - LES JUIFS DU XII» AU XIV SIÈCLE — LES LOMBARDS — LES MONNAIES FÉODALES — LES LETTRES DE CHANGE - LES BANQUES
Nous venons de voir combien le commerce était actif au xm6 siècle, malgré les entraves du régime féodal et l'insuffisance des moyens de transport. Quelle était dans ce mouvement la part des marchands français et des marchands étrangers ? Au début de l'époque féodale le commerçant était en même temps le producteur. Le paysan venait vendre au marché ses légumes, ses fruits, ses volailles, Ses oeufs, plus rarement sa paille ou ses grains, car les redevances de toute espèce lui laissaient bien peu d'excédent ; l'artisan exposait dans sa boutique les objets qu'il fabriquait ; les bouchers mêmes et les marchands de poisson d'eau douce1,
1 Grâce à l'observation stricte des prescriptions de l'Église, le commerce du poisson était beaucoup plus important au moyen
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deux des corps d'état les plus anciennement constitués dans les grandes villes, étaient des industriels : les uns tuaient le bétail et le dépeçaient avant de le vendre, les autres étaient le plus souvent pêcheurs en même temps que poissonniers1. Les seuls commerçants de détail, qui ne fussent que des marchands, étaient les revendeurs, dont la profession n'avait de raison d'être que dans les grands centres de population, et les colporteurs, qui s'en allaient de village en village, de château en château débiter les étoffes ou les objets de menue mercerie qu'ils avaient achetés dans les foires. Métier aventureux dont les bénéfices ne compensaient pas les dangers : aujourd'hui les brigands, demain la neige ou la tempête, les torrents débordés qui emportaient le mulet chargé de marchandises et quelquefois le conducteur; mais au foyer du baron comme à celui du paysan, le colporteur ainsi que le pèlerin, était toujours le bienvenu : il avait couru le monde, il savait les nouvelles ; il avait recueilli çà et là des recettes merveilleuses, de pieuses légendes, des récits de guerre, de joyeuses chansons, apprises en route de
âge qu'il ne l'est aujourd'hui. Le poisson de mer frais ne pouvant guère être consommé que dans les ports, ou à proximité de la côte, on y suppléait par la pêche des innombrables viviers créés par les seigneurs féodaux. Les propriétaires faisaient revendre ce qu'ils ne consommaient pas. 1 A Paris les pêcheurs et les poissonniers formaient deux corporations distinctes. (Livre des métiers, titres 99 et 100, lro partie,) ..- >
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quelque jongleur; il se chargeait des commissions .pour les parents ou les amis qui résidaient en pays '.lointain ; il était à la fois le journal et la poste du xie siècle. Le commerce en gros n'existait que pour un -petit nombre de marchandises de luxe ou de première nécessité. Pour la plupart des objets de consommation générale, les grains, les fourrages, les animaux de boucherie, les bois, le charbon, les .laines, les véritables commerçants en gros étaient -les propriétaires de dîmes, de champarts, de pâturages, de prairies et de forêts, c'est-à-dire les seigneurs laïques ou ecclésiastiques, qui laissaient à leurs prévôts1 le soin de faire vendre par des agents inférieurs ou par des adjudicataires2 les
Voir les comptes des revenus du roi en 1202 publiés par (Nouvel examen de Vusage général des fiefs, t. II, surtout la page CLXI). «Recette d'Eudes le Chambellan... Pour 28 tonneaux devin vendus : 108 livres. Pour 6 muids 1/2 de blé à la mesure de Paris : 21 livres 15 sous. Pour trois muids et trois mines, à la mesure de Lyons : 24 livres 4 sous. Pour 21 setiers d'avoine, à la mesure de Paris : 1 livres 6 sous. Pour 36 porcs : 28 livres 12 deniers... Cf. Historiens dé la France, t. XXI, p. 252, 253 et suiv.) Non seulement le seigneur était un com~merçant, mais il était un commerçant privilégié. Ses tenanciers n'ont l'autorisation de vendre leurs denrées que quand il a écoulé les siennes, de même qu'ils n'ont l'autorisation de récolter que quand la récolte du seigneur est finie. Ces prohibitions s'appliquent surtout à la vendange et à la vente des vins. ■En vertu du droit de Banvin les taverniers ne peuvent vendre que le vin du seigneur, pendant un laps de temps qui varie de 28 jours à 2 mois : ce droit seigneurial est souvent inféodé ou affermé, comme pouvaient l'être du reste tous les revenus de la seigneurie (Cf. BRUSSEL, 0. c, t. I, p. 42 et 43). s Les coupes de bois dans les forêts royales ou seigneuriales
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produits surabondants de leurs domaines. Ce commerce, nécessaire à l'approvisionnement des villes, s'étendait rarement au loin et ne dépassait guère les limites du fief. Les seules denrées qui ne pouvaient se passer d'intermédiaires entre le producteur et le consommateur, et qui donnaient lieu à un vrai commerce d'exportation étaient celles dont la production était concentrée sur certains points du territoire : les vins, les sels, les poissons de mer salés ou sèches, le mets du carême et des jours maigres si sévèrement observés au moyen-âge. Ces marchandises encombrantes et difficiles à expédier par routes de terre ne voyageaient que par eau; aussi voyons-nous de très bonne heure s'établir des relations étroites entre les entreprises de transports maritimes ou fluviales et le commerce en gros du vin, du sel, des poissons de mer. Dans les principaux centres d'expédition et de consommation, à Bordeaux, à la Rochelle, à Nantes, à Angers, à Tours, à Orléans, à Rouen, à Taris, les armateurs et les bateliers sont en même temps les propriétaires de celliers et de magasins, les marchands en gros de vin et de sel, parfois de bois ou de poisson salé1. C'est ainsi que se constitua la
étaient ordinairement adjugées aux enchères (Voir DE MATJLDE, JStude de la condition forestière de V Orléanais au moyen-âge et à la renaissance, 1 vol. in-8°, 1871, pages 414 et suiv.) Il en était de même des produits de la pêche des étangs et viviers, quand ils n'étaient pas affermés.
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Les hanses de Paris et de Rouen ne sont autre chose qu'une
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première aristocratie marchande, et que s'organisèrent les premières sociétés françaises de grand commerce et de grands transports. Mais leurs opérations se bornaient à un très petit nombre de marchandises, et le territoire qu'elles embrassaient, au moins à l'origine, était restreint. Les Juifs seuls avaient des relations assez étendues, des capitaux assez considérables, pour se livrer à des spéculations autrement vastes et autrement lucratives sur le commerce des objets de luxe ou des métaux précieux. Ils n'avaient d'autres rivaux que les rares marchands grecs, provençaux et italiens qui colportaient dans les villes du Languedoc, et qui venaient vendre dans les foires du Nord les produits de l'Orient, débarqués à Marseille, à Venise et à Amalfi *. La seconde moitié du xie siècle vit commencer une révolution qui devait se continuer au xn° et au XIII0. A mesure que les villes se repeuplaient, que les communications étaient plus faciles et que les besoins grandissaient, le rôle du marchand
association'd'armateurs, qui font en même temps le commerce en gros des principales denrées transportées par eau, les vins, le sel, le poisson salé, surtout les harengs, les bois, les grains, les fourrages. (Voir plus haut, page 115 et suivantes.) Les associations des bateliers de la Loire ont le même caractère : la jurade de Bordeaux se recrute exclusivement parmi les négociants en vins qui font aussi le commerce des sels, des grains et des laines. (Livre des touillons de Bordeaux; Bâles gascons, Bêles des lettres patentes, conservés à la Tour de Londres et publiés par HARDY.) 1 Lettre de Grégoire VII à Guillaume de Poitiers (1074), Historiens de la France, t. XIV, p. 587.
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devint plus important et se distingua mieux de celui du producteur. Ce fut le commerce des denrées alimentaires qui profita le premier de ces progrès de la sécurité et du bien-être. Les marchés où étaient admis les-forains, c'est-à-dire les cultivateurs et les jardiniers de la banlieue, ne se tenaient qu'une ou deux fois par semaine : on vit se former dans toutes les grandes villes des corporations de revendeurs ou de regrattiers, dont les boutiques restaient ouvertes tous les jours et qui se divisèrent suivant la nature de leur commerce. Il y eut des regrattiers de fruits, de légumes, de beurre, d'oeufs et de fromages 1 ; des poulaillers2; des regrattiers de sel3, des taverniers4, des blatiers 5, qui revendirent en détail le sel, les vins, les grains vendus en gros sur les ports, dans les bateaux mêmes qui les avaient apportés. Le commerce des étoffes se sépara plus lentement de la fabrication ; cependant on voit s'organiser, dès le xne siècle, les chanevaciers6 qui revendent les toiles tissées dans les villes de Flandre ou dans les campagnes de Normandie, de Bourgogne et de Picardie ; les marchands drapiers commencent à se distinguer des drapiers
Livre des Métiers (lre partie), titre X. Il>id., titre LXX. 3 Ibid., titre IX. 4 Ibid., titre VII. 3 Ibid., titre III. 6 Ibid., titre LIX. Les chanevaciers, marchands de toile, formaient une corporation distincte de celles des liniers et des marchands de chanvre ou de fils de chanvre qui ne vendaient le lin et le chanvre que sous forme de filasse, de fil, ou d'éloupes.
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drapants \ c'est-à-dire des fabricants, et occupent de vastes magasins aux halles de Paris ; les fripiers2, vendeurs et acheteurs de robes, vieux linge, pelleteries et cuirs vieux et neufs, sont de véritables regrattiers, les uns ambulants et criant leur marchandise dans les rues 3, les autres établis en boutiques. Les merciers qui, en 1292, sont au nombre de 70, d'après le Livre de la taille de Paris 4, vendent des étoffes de toute espèce, sauf les draps, des gants, des ceintures, des bourses, des aiguilles et jusqu'à des cordes à violon s. Chacune de ces corporations est souvent groupée dans un même quartier, quelquefois dans une même rue à qui elle donne son nom6. Elles ont leurs statuts qui fixent les règles du commerce, les droits et les devoirs des apprentis, des valets et des maîtres ; leurs jurés ou gardes électifs chargés de défendre leurs privilèges et de veiller à l'observa1 Les drapiers drapants portent dans le Livre des Métiers (titre L) le nom de tisserands de lange. 2 Livre des Métiers, titre LXXVI. 3 Ibid., article 19 « cil qui crient par la vile, la cote et la chape ont acheté le mestier de freperie de la manière desus devisée. » * GÉRARD, livre de la taille, page 523. 8 Dict du mercier, CRAPELET, Proverbes et dictons populaires, (1831, 1 vol. gr. in-8°.) 6 GUILLOT, Le dit des rues de Paris (Collection de fabliaux, de BARBAZAN, p. 258 et suiv., éd. 1808). Cf. LEVASSEUR, Hist. des classes ouvrières, I, p. 342-343. Les noms des rues de la Ferronnerie, de la Lingerie, de la Verrerie, de la rue des Lombards, des quais de la Mégisserie et djs Orfèvres, du Pont-auChange, etc.. comptent parmi les rares souvenirs de l'ancien Paris qui aient échappé aux transformations modernes.
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tion des statuts. Elles ont leurs confréries, sociétés d'assurance mutuelle contre la misère et l'abandon, qui ont surtout pour but d'assurer des prières aux défunts et de procurer des secours aux orphelins, aux vieillards et aux infirmes *. Elles ont leur sceau2, leur bannière, leurs armoiries, leur parloir ou lieu de réunion. Chacune d'elles choisit pour patron un saint dont la fête est celle de la corporation3, et les plus riches lui consacrent soit une chapelle entretenue à leurs frais dans la paroisse la plus voisine, soit même une église qui devient le centre religieux du corps de métier, comme la maison commune en est la bourse et le siège civil. Parmi ces professions, les unes s'exercent librement, c'est-à-dire que les maîtres peuvent s'installer sans obtenir à prix d'argent la permission du roi ou du seigneur ; à Paris, c'est le cas des merciers, des
1 Voir LEVASSEUR, 0. c, livre IV, chap. v. — OUIN-LACROIX, Histoire des anciennes corporations d'arts et métiers et des confréries religieuses de la capitale de la Normandie, 1 vol. in-8% Rouen, 1850. •— DE RIBBE, Les corporations ouvrières de l'ancien régim,e en Provence, 1 vol. in-8", 1865. —FAGNIEZ, lissai sur l'organisation de l'industrie à Paris aux XIII0 et xive siècles (Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1814:, pages 478 et suiv.) 2 Voir P. LA.CB.OIX et F. SÉRÉ, le livre d'or des métiers, gr. in-8°, 1849-52. — DE COËTLOGON, Les armoiries de la ville de Paris, 1 vol. in-40, 1874 (t. II, Appendice IV). —■ FORGEAIS, Numismatique des corporations parisiennes, 1 vol. in-8° 1874. — BOUILLET, Histoire des communautés des arts et métiers d'Auvergne, 1 vol. in-8°, 1857. 3 Dictionnaire des confréries et corporations d'arts et métiers, par TOUSSAINT-GAUTIER, 1 vol. gr. in-8°, 1855 (Encyclopédie Migne). ■— RÉGIS DE LA COLOMBIÈRE, Fêtes patronales et usages des corporations de Marseille avant 4189, 1 vol. in-8°, 1864.
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blatiers, des chanevaciers, dans le ressort de la juridiction royale. Les autres achètent le métier ; chaque maître, en prenant possession de sa maîtrise, doit payer une redevance soit au seigneur haut justicier, soit à un des dignitaires de sa maison. A Paris, les gantiers 1 et les fripiers dépendent du grand chambrier2 ; les selliers, les boursiers, les cordonniers du grand chambellan ; les talemeliers du grand panetier 3 ; les taverniers du grand bouteillier4. Le marchand du xn° siècle sacrifiait peu au luxe et à l'ostentation. Rien n'était plus modeste que ces boutiques étroites et sombres, avec leurs enseignes qui se balançaient au-dessus de la porte ou qui tournaient au vent sur leurs gonds rouilles, leurs fenêtres grillées, leurs auvents qui interceptaient l'air et la lumière et leurs étalages qui empiétaient sur la voie publique. Quelques vieilles rues de Lisieux, de Rouen, de Limoges ou de Morlaix, aux maisons de bois à pignon pointu, aux étages supérieurs en saillie, aux poutres bizarrement sculptées, aux façades cuirassées d'ardoises, peuvent seules nous donner une idée de ce qu'étaient, au moyenâge, les rues commerçantes de toutes nos grandes villes, encore serrées par leur ceinture de remparts.
Livre des métiers, titre LXXVI, art. 1 et titre LXXXVIII. Ibid., titres V, LXXXIV, CLVII. 5 Ibid., titre I, art. 9. * PELAMARRE, Traité de la police, t. I, p. 164.
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Le commerce en gros avait prospéré comme le commerce de détail, et le marchand avait conquis dans la société féodale une place qu'il n'avait jamais occupée dans la société antique. Bien que l'aristocratie guerrière du moyen-âge eût gardé quelque chose du dédain de la grande propriété romaine pour le commerce et surtout pour le travail manuel, elle ne confondait pas le notable bourgeois, qui savait, comme elle, porter une armure, qui l'égalait en courage et la surpassait souvent en richesse, avec l'humble boutiquier ou le simple artisan. Dès le xin° siècle, le commerce a ses grands seigneurs, magistrats des communes et des villes de bourgeoisie, propriétaires de fiefs nobles, conseillers des rois et des princes souverains *, souvent investis de charges qui les font marcher de pair avec les barons2, les Arrode, les
1 Ordonnance de H90, article I. « Nous ordonnons que nos baillis institueront dans chaque prévôté de nos domaines quatre hommes sages, loyaux et de bon renom. Les affaires des villes ne pourront se traiter sans leur conseil, ou sans le conseil de deux au moins d'entre eux. Quant à Paris nous voulons qu'il y en ait six tous preux et loyaux, dont voici les noms, Thibaut le Riche, Athon de la Grève, Ebroin le changeur, Robert de Chartres, Baudoin et Nicolas Boisseau. » Ces bourgeois sont chargés d'encaisser les redevances du domaine et chacun d'eux a une clef des coffres où sont déposés les deniers royaux, au trésor du Temple (articles 14 et 15). — Cf. RIGORD, (resta PMlippi Augusti, 70.— Et L. DELISLE, Catalogue des Actes de PhilippeAuguste, page IXIIII et n° 311. 2 A la cour des comtes de Champagne, la charge de chambellan a été en général exercée par des bourgeois, au moins au xme siècle (D'ARBOIS DE JUBAINYILLE, Histoire des comtes de
Champagne,
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Popin1, les Bourdon2, les Barbette3, les Piz d'Oe4, les Passy8 à Paris ; les Colomb, les de Soler6, les Calhau7, les Monadey8 à Bordeaux ; les Auffredy 9 à la Rochelle ; les Hervé10 à Nantes ; les Dar1 Les Arrode et les Popin étaient deux des plus anciennes familles bourgeoises. Odeline, veuve de Jean Popin, avait donné aux religieuses de Haute-Bruyère l'emplacement du futur port du quai de l'Ecole qui fut racheté en 1170 par la marchandise de l'eau (DELAMARRE, 0. c, I, 404). Un de ses descendants est juré de la marchandise en 1200 (LEROUX DE LINCY, Eist. de l'hôtel de Ville, p. 202). Un second Jean Popin est échevin en 1270 (Cartul. de N.-Dame, t. III, p. 435) et prévôt des marchands en 1289, en 1293 et en 1296. Nicolas Arrode, mort en 1252, avait donné son nom à une rue de Paris [Livre de la taille, p. 16). Jean Arrode est prévôt des marchands en 1291. Un autre Jean Arrode et son fils Odoard sont mentionnés par le Cartulaire de Notre-Dame (30 mai 1276). 2 Dans le Livre de la taille de 1292, Guillaume Bourdon est le plus imposé des bourgeois de Paris (page 18). Il avait été prévôt en 1280 et le fut une seconde fois en 1296. 3 Etienne Barbette fut prévôt des marchands sous Philippe IV (Voir le Livre de la taille, pages 17 et 117). 4 Les Piz d'Oë (Pectus Anseris, dans le Cartulaire de NotreDame, t. II, p. 467) sont déjà connus au commencement du xivie siècle. Macy et Guillaume Piz d'Oë qui fut prévôt des marchands sous Philippe le Bel figurent dans le Livre de la taille (p. 22) parmi les plus imposés. 5 Raoul de Passy est prévôt des marchands en 1270 (Cartulaire de Notre-Dame, III, p. 435) ou du moins il est nommé le premier parmi les cinq chefs (magistri seu prœpositi) de la marchandise. Un autre Raoul de Passy avait obtenu en 1212 la permission de bâtir une maison sur pilotis dans l'eau de l'évêque, au Petit-Pont, moyennant un cens annuel de quatre livres [Cartulaire de Notre-Dame, t. I, p. 141.) 0 Livre des bouillons de Bordeaux, page 381. 7 Ibid., pages 401, 403. 8 Ibid., pages 365, 368, 372, 469, 470, 494. 9 ARGÈRE, Histoire de la ville de la Rochelle, t. 1, p. 199-200. 10 Hervé de Nantes, qui se trouvait à Chypre en 1249 avec un de ses navires, la Pénitence de Dieu, se chargea d'affréter les
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dir à Bayonne; les Fergant, les Naguet, les Pigache2 à Rouen: mais si le commerce avait grandi, c'était encore plus au profit des étrangers que des marchands indigènes. Les compagnies de négoce et de transport qu'on commence à entrevoir à la fin du xi6 siècle, la ghilde de Rouen, la hanse parisienne, la jurade de Bordeaux, la hanse du commerce des laines et de la draperie (hanse de Londres), origiginaire de la Flandre, s'étaient, il est vrai, étendues et fortifiées ; elles avaient fait consacrer leurs privilèges : elles avaient pris un caractère officiel, mais elles ne ressemblaient en rien ni aux confédérations à la fois politiques et commerciales que vit naître au xui° siècle l'empire d'Allemagne, ni aux grandes républiques d'Italie, ni môme à la puissante commune de Marseille. La ligne hanséatique, la confédération du Rhin, celle des villes de Souabe se composaient de cités impériales, qui ne relevaient que de l'empereur, c'est à-dire qui ne relevaient de personne, au moment où elles s'étaient constituées ; elles n'avaient pas eu à compter avec une protection plus ou moins tracassière, mais qui en tout cas n'était jamais gratuite ; elles avaient fait elles-mêmes leurs règlements et les relations
bâtiments nécessaires pour transporter à Damiette les croisés bretons. (Charte de Pierre Mauclere d'avril 1249, citée dans l'Histoire de Bretagne, de PITRE-CHEVALIER, p. 320). — Cf. DE MAS-LATRIE, Histoire de Chypre, t- II, p. 64. 1 J. BALASQUE, Etudes historiques sur la ville de Bayonne (1875, in-8°), t. III. Liste des maires de Bayonne, p. 620 et sùiv. 2 CHÉRTJEL, Histoire de Rouen, I, p. 31, 360 et suiv.
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qu'elles entretenaient depuis longtemps avec des populations diverses de moeurs, de civilisation et de climats, avaient donné à leur commerce une variété qui contrastait avec les bornes étroites où s'enfermaient moitié par nécessité, moitié par tradition, les associations françaises. Les républiques italiennes étaient plus encore que les républiques allemandes des villes indépendantes : leur commerce était un commerce d'Etat : il était la condition même de leur vie, l'origine et le but de toutes les institutions. Il n'en était pas de même de la ghilde rouennaise, de la jurade bordelaise et de la marchandise parisienne : elles n'étaient ni des confédérations libres, ni des républiques souveraines ; elles n'étaient que des corporations plus puissantes, plus riches et plus favorisées que les simples communautés d'artisans ou de détaillants dont les franchises expiraient aux portes de la ville ; mais elles dépendaient également du seigneur1, leur action était limitée, leur monopole se heurtait contre d'autres mono1 A Paris, la marchandise de l'eau a été de très bonne heure un des instruments du pouvoir royal, et, lors même qu'elle a fini par devenir la municipalité, elle n'a jamais joui que d'une liberté très restreinte et très surveillée. La jurade de Bordeaux était subordonnée à la connétablie, comme la hanse municipale de Paris à la prévôté royale, et la commune de Rouen, elle-même, fut toujours limitée dans son autonomie par le maintien, à côté des magistrats de la commune, du bailli royal et de la vicomte de l'eau. (Cf. DE BEAUREPAIRE, La vicomté de Veau de Rouen : CHÉRDEL, Histoire de Rouen ; et GIRY, Les Etablissements, de Rouen.)
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pôles, leurs privilèges ne s'étendaient qu'à certains lieux déterminés, à certains moyens de transport et à certaines marchandises; et comme ils suffisaient à leur assurer une situation enviable, elles ne songeaient pas à courir les aventures et à abandonner leurs traditions pour se lancer dans l'inconnu. Du reste, la France produisait et fabriquait ellemême presque tous les objets de première nécessité ou de grande consommation : des laines, du plomb, du cuivre et de l'étain qu'elle tirait d'Angleterre et d'Espagne ; des poissons salés qu'elle importait de Flandre en échange des vins exportés par les Bordelais et les Rouennais, telles étaient, en dehors du commerce de luxe, les seules marchandises1 recherchées des négociants français dans les pays où ils trafiquaient par eux-mêmes. La France n'avait pas besoin de l'étranger qui avait besoin d'elle : elle l'attendait, au lieu de l'aller chercher. Aussi, jusqu'à la fin du xme siècle, le marchand français s'aventure peu au-delà des frontières : on ne le rencontre ni en Russie, ni dans les pays Scandinaves où les Hanséates trafiquent des sels et des
1 Les draps do Flandre et de Brâbant, les cordouans d'Espagne, les pelleteries de l'Afrique septentrionale, les toiles fines de l'Allemagne étaient de véritables marchandises' de luxe. L'alun qui provenait de Castille, d'Afrique et de l'empire grec et dont le prix était très élevé était également un produit rare et classé parmi les avoirs-de-poids que vendaient les épiciers ou / apothecarii. (Dictionnaire de Jean de Garlande dans le Livre de la taille, p. 596.)
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vins de France ; ni en Allemagne où les foires de Cologne, de Mayence, de Francfort, de Bâle, dAugsbourg, de Nuremberg commencent à attirer les Flamands et les Italiens1 ; ni même en Italie où la France n'est guère représentée, comme dans le Levant, sur les côtes d'Afrique et dans le royaume d'Aragon que par les Languedociens et les Provençaux, c'est-à-dire par des populations qui ne se considèrent pas comme françaises. C'était seulement en Flandre, surtout aux foires de Bruges, en Angleterre et dans les ports de Castilie, que les marchands de l'Aquitaine, de la Normandie, de la Bourgogne, ou du royaume de France proprement dit, conduisaient eux-mêmes leurs denrées, des vins, du sel, des grains, du pastel et de la garance, et faisaient directement leurs achats. Quant aux objets de luxe dont quelques-uns, comme les épices, les soieries, les fourrures avaient fini par devenir nécessaires, la France les recevait par une double voie : celle de la Méditerranée sillonnée par les flottes de Venise, de Gênes, de Pise, de Barcelone et de Marseille, et celle de la vallée du Danube, du Main et du Rhin, desservie par les villes impériales de Souabe. Cette dernière route si fréquentée du vme au xn° siècle commençait à être abandonnée depuis que les républiques italiennes avaient accaparé le commerce du Levant et que les
1 Voir FALKE, QescUchte des deufschen Eandels, 2 vol. in-8°, Leipzig, 1859-60.
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entrepôts de Venise et de Gênes avaient remplacé ceux de Constântinople U Mais ce double courant aboutissait également aux magasins des Juifs de Marseille, de Montpellier» de Toulouse-, de Besançon, de Troyes, de Paris et de Rouen, qui revendaient au détail par l'intermédiaire dès épiciers, poivriers, merciers et pelletiers ce qu'ils achetaient en gros sur les marchés de l'Orient. — Ils étaient déjà maîtres de ce commerce aussi bien que de la banque et du monopole de l'usure, quand se constituèrent les premières hanses marchandes. Celles-ci n'avaient pas les moyens , et sans doute n'eurent pas la pensée de leur faire concurrence. Aussi malgré des persécutions partielles, suscitées par le fanatisme qu'avaient réveillé les croisades2, par les rancunes populaires ou par la cupidité des seigneurs, les communautés juives conservèrent pendant la plus grande partie du xn° siècle, dans le nord aussi bien que dans le midi, l'influence que leur assuraient leurs richesses.
1 Voir FESSMAIER, Ueber das EntsteJien und Aufblûhen des oberteutschen Stœdtebundes. Munich, 1819, in-4°. WEIZSA.ECKER, Ver Rlieinische JBund, 1 vol. in-8°, 1879. RATHGEN, Die Enistehung der Mœrlite in DeutscMand, 1 vol. in-8°, 1881. 2 Ce fut surtout sur les bords du Rhin, à Worms, à Spire, à Mayence, à Cologne et dans le reste de l'Allemagne que les communautés juives eurent à souffrir du fanatisme des premiers croisés. Les violences recommencèrent au moment de la croisade de Conrad et de Louis VII, mais l'influence de saint Bernard réussit à les arrêter (HA COHEN, 0. c, p. 33). Sous Louis VII, à l'exception de quelques scènes de pillage à Ramerupt et à BloiSj les Juifs de France n'eurent à subir aucune persécution.
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Cependant les Italiens commençaient à leur disputer sérieusement le marché français : on les voyait déjà paraître aux foires de Champagne, du Lendit et de Notre-Dame-du-Puy. Les routes des Alpes par le grand et le petit Saint-Bernard, par le mont Genèvre et par le mont Cenis étaient devenues plus sûres et plus faciles grâce aux soins des comtes de Maurienne, qui en percevaient les péages : la papauté couvrait volontiers de sa protection ces marchands qui appartenaient soit à ses propres états, soit aux villes des ligues lombardes ou toscanes, soit aux républiques de Gênes et de Venise, ses alliées contre les empereurs de la maison de Souabe1 ; elle se servait d'eux comme intermédiaires pour centraliser et pour faire passer en Italie le produit des impôts qu'elle prélevait au delà des monts sur les bénéfices ecclésiastiques, ou sur la piété des fidèles. Dans le midi, le comte de Toulouse Raymond V (1148-1194) avait acheté l'appui de la marine génoise contre les rois d'Aragon, en ouvrant ses ports aux Génois et en leur accordant dans tous ses états une entière franchise, qui leur permettait de lutter avec avantage contre les Juifs2. Ces marchands italiens, d'origine diverse, qu'on
1 Voir BOURQUELOT, Les foires de Champagne (Ve partie), p. 183, 184, 185. 5 GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, t. 1, p. 98 et suiy. — Le texte du traité de 1174, en partie reproduit par M. Germain, a été publié dans les Historiée patries monumenta, Liber Jur. reipubl. Gen., I, p. 296 et suiv.
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devait plus tard confondre sous le nom de Lombards, mais qu'au xne siècle on désignait plutôt sous celui d'UHramontains ou de Transalpins, faisaient le change et la banque, aussi bien que le trafic des draps, des soieries, des épices, de la droguerie, des objets d'orfèvrerie et des pierres précieuses. A ce commerce avoué ils en joignaient un autre, plus ou moins clandestin, le prêt à intérêts, qui n'était pas interdit partout, même aux chrétiens, avec une égale rigueur. Au commencement du 6 XIII siècle, ils avaient déjà des banques à Montpellier où les statuts de la commune autorisaient à percevoir les intérêts de l'argent prêté jusqu'au moment où leur somme accumulée égalait le capital 1 ; ils en avaient à Cahors où le commerce de l'argent prit un tel développement que le nom de Caorcin devint, plus tard, synonyme de celui d'usurier, et s'appliqua, comme celui de Lombard, à tous les banquiers d'origine italienne, qui s'établirent dans le courant du xme siècle en France, en Angleterre et en Allemagne 2. Pour la première
1 Poslquam usura œquiparata sorti fuerit, deinde usura nullatenus aoorescat, ulla temporis diuturnitate. (Article 116 des statuts de Montpellier. Layettes Au.Trésor des Chartes, I, p. 264). 2 Ce nom se présente sous des formes très diverses : Caorcins, Caorsins, Caourcins, Cahurcins, Caorcini, Gaturcini, Caursini, Cawarsini, Corsini (Voir DUCANGE au mot Caorsin), en allemand Kawertschen. L'origine du nom de Caorcin a été très controversée. M. DEPPING (Recherches sur les Caorsins dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, t. VII, p. 334 et suiv.), a voulu y voir des banquiers de Caorsa en Piémont qui partageait avec Asti et Chiori la réputation d'avoir
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fois, depuis le commencement du moyen-âge, les Juifs trouvaient des concurrents. Dès lors s'engage entre eux et les Ultramontains une lutte tantôt sourde, tantôt ouverte, et dans.laquelle le Juif devait fatalement succomber. Il est serf et mainmortable, il n'a pas de propriété, pas de patrie, pas d'autre garantie que la protection intéressée du seigneur qui l'exploite, comme on fait valoir un capital ou un fonds de terre. Sa religion le met hors la loi comme les musulmans et les païens : son costume même le désigne à l'attention et à la risée publique ! Il est forcé de porter sur le dos et sur la poitrine une roue de drap rouge
donné naissance à un grand nombre de marchands d'argent. Adrien DE VALOIS {Notifia Galliarum, p. 111) les croit originaires de Cabors et suppose qu'ils seraient partis du Quercy pour se répandre en France, en Angleterre et en Italie. DUCANGE, sans s'expliquer nettement sur l'origine de leur nom, les considère comme des marchands italiens plus usuriers encore que marchands « mercatores italici propter fenerationem usurarum famosi. » BOURQUELOT (les foires de Champagne, 2E partie, p. 140 et suiv.) essaie de prouver par des témoignages empruntés à Mathieu Paris, aux ordonnances de saint Louis (1265) et de Philippe III (1274), aux commentateurs du Dante, et à d'autres sources du xu° et du xni6 siècle, que les Caoreins étaient considérés comme des étrangers et des ultramontains, mais qu'ils devaient leur nom à la ville de Cahors où s'établirent de très bonne heure des banquiers lombards. Quelques-uns sont connus par des actes du xme siècle, et ils auraient étendu peu à peu leurs opérations à l'Angleterre, à la France et à l'Allemagne. Cette hypothèse, qui paraît fort vraisemblable, n'explique pourtant pas pourquoi l'usure aurait pris plus de développement à Cahors que dans les autres villes du Midi où les banquiers italiens avaient également des établissements, et pourquoi le nom de Caorcin devint, dès le milieu du xin6 siècle, synonyme de celui d'usurier.
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cousue à la robe, pour qu'on ne puisse le confondre avec les chrétiens *. Le Lombard au contraire est citoyen de Milan, de Plaisance, de Lucques, de Florence, de Sienne ; il est placé sous la sauvegarde de capitaines ou de consuls de sa nation qui sont de véritables agents diplomatiques ; il sert de banquier à l'église, et plus d'une fois les papes interviendront pour forcer ses débiteurs à remplir leurs engagements : au xnie siècle, Grégoire IX et Innocent IV iront jusqu'à lancer l'interdit sur les villes de Troyes, de Bar et de Provins pour contraindre les comtes de Champagne ou leurs sujets à payer les dettes qu'ils ont contractées envers des marchands romains2. L'Ultramontain traite avec les rois et les seigneurs de puissance à puissance ; il ne consent à s'établir dans une ville qu'à condition d'y jouir de privilèges consacrés par des conventions écrites : exemption de tailles, de guet, de service militaire, de droit d'aubaine et de mainmorte 3.
1 Ce signe infamant avait été imposé aux Juifs par le concile de Latran en 1215, La décision fut renouvelée par ceux de Narbonne en 1227, de Bourges en 1246, d'Alby en 1254, etc. Des ordonnances de saint Louis et d'Alphonse de Poitiers (1269), de Philippe III, de Louis X, etc., sanctionnent cette prescription (Voir DUCANGE au mot Judœï). 8 re BOURQUELOT, 0. c, l partie, p. 184 et suiv. 3 Articles 3 et 4 de l'Ordonnance de Philippe III, en faveur des Lombards de Nîmes (février 1278), dans le Recueil des ordonnances, t. IV, p. 668. —Les conditions n'étaient pas les mômes dans tout le royaume ; à Paris, avant le traité de 1294, les Lombards paient la taille (voir le Livre de la taille de 1292) : ils sont même sujets au droit d'aubaine. Gandolpho, chef de la
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S'il paie un impôt qui d'ordinaire ne représente pas beaucoup plus de deux deniers pour livre du chiffre d'affaires (environ 0 fr, 83 pour 100 francs), cet impôt est fixe et réglé par des ordonnances royales ou seigneuriales *. Enfin, le Lombard est chrétien, il est libre, il est bourgeois du roi ou du seigneur ; il finira par obtenir comme le Juif l'autorisation de prêter à deux deniers pour livre par semaine, c'est-à-dire à plus de 43 0/0 par an 2, et s'il
compagnie des Barrini ou Compromols étant mort sous le règne de Philippe IV, le roi réclama son héritage : la compagnie composa avec le fisc et paya volontairement la somme de 62,771U> vres tournois (BOUTARIG, Actes du parlement de Paris, n° 6033.) 1 Cet impôt connu en Champagne sous le nom de lowibarderie, en France sous celui de denier et maille (Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1875, p. 92.) varia beaucoup dans le courant du xine et du xivc siècle. Sous Philippe IV l'ordonnance de mars 1296 le fixa à deux deniers pour livre sur les ventes en foire, payables moitié par l'acheteur, moitié par le vendeur et à quatre deniers sur les ventes qui se feraient en dehors des foires de Champagne ou dans tout autre endroit que la province de Narbonne ou la ville de Nîmes (Ordonnances, t. XI, p. 377). Louis X doubla le droit en 1315 (Ordonnances, I, p. 584) pour les ventes qui avaient lieu en foires et dans les circonscriptions privilégiées, et le porta à quatre deniers payables tant par l'acheteur que par le vendeur, 8 deniers en tout, pour celles qui avaient lieu partout ailleurs. Philippe V, en 1317, confirma cette ordonnance, décida que toutes les ventes en gros faites par les Italiens seraient enregistrées par des clercs royaux établis à Paris, aux foires de Champagne et partout où besoin serait, et que le trésor traiterait avec les marchands au détail pour transformer la taxe en une redevance annuelle (Ordonnances, I, p. 650). Le courtage fut-frappé en outre d'un droit de 25 0/0 et les contrats de. change d'une taxe d'une maille à un denier pour livre. Ces mesures financières contribuèrent à précipiter la décadence des foires de Champagne. s Avant la fin du xine siècle le prêt à intérêts toujours pro-
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n'échappe pas toujours aux expulsions et aux confiscations arbitraires, il a du moins une ressource que le Juif n'a pas, celle de rentrer dans le droit commun en se bornant aux opérations de commerce autorisées par les lois civiles et canoniques1. La royauté servit, sans le vouloir, les intérêts des Lombards, en soumettant les Juifs à partir de la fin du XII° siècle à des exactions systématiques qui s'expliquent beaucoup moins par le fanatisme religieux que par les intérêts fiscaux. Les revenus du domaine ne suffisaient plus ; les progrès même du pouvoir royal, les premiers essais d'organisation administrative, la nécessité chaque jour plus évidente de substituer aux milices féodales des troupes soldées, qu'on pût toujours avoir sous la main, l'entretien des routes et des forteresses imposaient à la royauté des dépenses qui excédaient de beaucoup ses ressources régulières2. Où trouver de l'argent pour payer les fonctionnaires, pour solder des hommes
hibé en principe (cf. édit de saint Louis de décembre 1230, Ordonnancez, I, p. 53; édit de Philippe le Bel de 1311, Ibid., p. 484) était déjà admis en fait. On commençait à distinguer entre l'intérêt licite et l'usure, et le taux de 20 0/0 était regardé comme légal (BOURQUELOT, 0. c, 2E partie, p. 118 et suiv.), sauf pour les foires de Champagne où il était réduit à 15 0/0 (Ordonnance de Philippe le Bel, juillet 1311). 1 Les ordonnances de janvier 1269 et de 1274 (Ordonnances, I, p. 96 et 298) qui prononcent l'expulsion des Lombards et Caorcins usuriers, réservent expressément les droits des marchands, qui ne se livrent pas à l'usure et qui peuvent continuer en toute liberté leurs opérations. a Cf. LUCHAIRE, Histoire des institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, 1.1, chapitre in.
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d'armes, pour entretenir une diplomatie qui embrassait déjà toute l'Europe chrétienne et une partie de l'Orient ? Pour obtenir cet argent des bonnes villes, il fallait leur consentement; pour le lever sur les parties inféodées du domaine, il fallait celui des seigneurs. Pour le prendre à ses Juifs, le roi n'avait besoin du
Sceau des Lombards (1277), d'après l'original conservé aux Archives nationales.
consentement de personne ; et sa conscience était tranquille, puisque le Juif lui appartenait corps et biens, et qu'en sa qualité de mécréant il était hors du droit. Philippe-Auguste inaugura ce système dès le début de son règne ; en 1181, il fit arrêter un samedi dans leurs synagogues tous les Juifs de son domaine; on les dépouilla de leur or, de leur argent et de leurs vêtements précieux1, on confisqua leurs
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RIGORD,
Gesta Philippi Augusti (éd.
DEIABORDE),
1.1, p.
16,
chap. vi.
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biens et leurs créances, dont le roi remit les quatre cinquièmes aux débiteurs, en se réservant le dernier cinquième *; tous ceux qui ne voulurent pas se con^ vertir eurent ordre de quitter, dans un délai de trois mois (avril 1182), le domaine royal 2. Les Italiens, déjà assez nombreux dans le midi, n'étaient pas prêts à prendre la place vacante, les Français l'étaient moins encore : la mesure était prématurée. Quand Philippe-Auguste eut épuisé les bénéfices de la confiscation, il rapporta l'édit de 1182 et rappela les Juifs 3, mais en limitant l'usure à deux deniers pour
1 RIGORD, Gesta Philippi Augusti (éd. DELABORDE), t. I, p. 25, chap. xn. On reprochait aux Juifs, d'avoir à leur sorvice dés chrétiens et des chrétiennes, d'emprisonner leurs débiteurs dans leurs maisons, de détenir des vases sacrés qu'ils avaient reçus en gages contrairement aux lois canoniques, mais leur richesse était leur principal crime. s Les Juifs exilés eurent la permission de vendre leurs propriétés mobilières, mais leurs immeubles furent confisqués. Leurs synagogues, entre autres celles de Paris et d'Orléans, furent transformées en églises. (RIGORD, t. I, p. 30 et 31, chap. xvii et xvin.) 3 Les Juifs furent rappelés à Paris en 1197 (RIGORD, p. 141, chap. cxxn) et bientôt après dans tout le domaine royal. Le roi leur imposa même des cautions comme garantie qu'ils ne quitteraient pas sa terre et garda comme ôtages au Châtelet 25 Juifs de France et 14 de Normandie. (DELISLE, Catalogue des actes de Philippe-Auguste, p. 508 et 509.) En 1204, il fut interdit au clergé d'excommunier ceux qui leur vendraient ou leur achèteraient des marchandises. {Ordonnances, I, p. 41.) En 1218 la situation des Juifs est réglée par une ordonnance à laquelle adhèrent la comtesse de Champagne et le comte de Dampierre : il leur est défendu de prendre plus de 2 deniers d'intérêts par semaine (43 0/0), de forcer leurs débiteurs à compter avant l'expiration de l'année, de prendre en gages des terres d'église, des vases ou des ornements sacrés, des vêtements ensanglantés ou récemment mouillés. Dans chaque ville
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livre par semaine et en entourant les contrats signés avec eux de garanties qui rendaient la fraude difficile. Dès lors les mesures vexatoires se succèdent à de courts intervalles1 ; la persécution s'étend aux provinces méridionales ; les Juifs sont exclus de toute charge publique 2 ; il leur est interdit de posséder des biens-fonds, de prendre en gage des maisons ou des terres. Chassés et rappelés tour à tour par saint Louis, bannis par Philippe-le-Bel en 1306 et en 1311, autorisés en 1315 à rentrer en Frânce pour neuf ans, brûlés, égorgés et exilés par
leurs obligations seront rédigées par un notaire spécial, et la garde de leur sceau sera confiée à deux prudhommes de la ville : les obligations ne pourront être scellées que le jour fixé par le bailli royal. [Ordonnances, I, p. 44 et 45.) 1 En 1223 il est décidé que les créances des Juifs cesseront de p'brter intérêt à leur profit, et que les débiteurs ne pourront plus être contraints à payer par la justice royale ou seigneuriale. Le sceau des Juifs est supprimé. — Cet acte consacrait en outre l'engagement réciproque que prenaient le roi et les grands vassaux de ne pas recevoir ni retenir dans leurs domaines les Juifs appartenant à l'un des signataires, l'évêque de Cbâlons, le comte du Perche, le comte de Boulogne, le, comte de Blois, la duchesse de Bourgogne, la comtesse de Nevers, le comte de Dreux, le comte de Bretagne, le comte de Namur, etc.. {Ordonnances, l, 4*7.) En 1233, les mêmes prescriptions sont renouvelées [Ordonnances, I, 53). En 1234 le tiers des sommes dues aux Juifs est remis à leurs débiteurs [Ibid., 54 et 55). Antérieurement à l'année 1258 et après la croisade de 1248, saint Louis ordonne la confiscation des biens des Juifs, leur expulsion du domaine royal ou du moins l'exil d'une partie d'entre eux et limite le nombre de familles juives qui pourront résider dans chaque ville. [Ordonnances, I, p. 85 et BOUTARIC, Actes du Parlement, I, n° 1948.) S SAIGE, les Juifs du Languedoc, I1'0 partie, chapitre ni, et 3e partie, chapitre IER.
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Philippe V en. 1321, pour avoir, disait-on, empoisonné les puits de concert avec les lépreux *, pillés et massacrés par la populace2, ils ne se lassent pas d'acheter leur rappel, et de relever leur tente sur ce terrain brûlant toujours prêt à s'effondrer sous leurs pieds. Cependant ces persécutions, ces exils et ces massacres avaient ruiné la plupart de leurs communautés ; leur nombre diminuait rapidement ; leurs écoles se fermaient, leur commerce passait en d'autres mains. Au xm° siècle, le règne des Juifs est fini, celui des Lombards commence. Usuriers presque autant que marchands, ceux-ci n'avaient pas échappé aux décrets de confiscation et d'exil (1257, 1269, 1274)3 et aux anathèmes des conciles (concile de Sens, 1269). Mais ces proscriptions n'étaient pas générales, elles ne duraient pas longtemps, et à mesure que les Juifs disparaissaient, les Italiens avaient pris leur place comme négociants et comme banquiers.
Voir et 75. 1
! 1
HA-COHEN,
Vallée des Pleurs, trad.
JULIEN SÉE,
p. 74
En 1320 les Pastoureaux qui prétendaient marcher à la délivrance de Jérusalem massacrèrent un grand nombre de Juifs en Saintonge et en Languedoc (Actes du Parlement, II, nos 6220, 6835, 6856). Henri III les avait déjà expulsés d'Angleterre en 1240 et en 1251. En 1258 saint Louis avait chassé les Caorcins de ses domaines (Actes du Parlement, I, n° 225.) En 1269, il ordonne aux baillis d'expulser les Lombards et les Caorcins de leurs ressorts. (Ordonnances, I, p. 96.) En 1274 mandement est donné aux baillis de chasser du domaine royal dans les deux mois les Lombards, Caorcins et autres usuriers étrangers. (Actes du Parlement, n° 1948 E.)
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Dans la seconde moitié du xme siècle, ils couvrent déjà la France de leurs maisons puissantes qui ne sont que des succursales des grandes compagnies de Florence, de Plaisance, de Milan, de Rome et de Venise. On les trouve établis en Bretagne, à Guingamp, à Dinan, à Quimper, à Quimperlé, à Rennes et à Nantes1 ; en Aquitaine, à Bordeaux, à Agen, à Cahors2. En Champagne où ils ont domicile permanent dans les quatre villes de foires, ce sont eux qui achètent les draps de Flandre et de France pour leur faire subir un apprêt dont les drapiers du Nord n'ont pas le secret, et les réexporter en Orient3. En 1278, en vertu d'un accord entre les représentants du roi de France, et Fulcone Cacia, citoyen de Plaisance, capitaine de Y Université des marchands lombards et Toscans, mandataire des consuls des marchands de Gênes, de Venise, Asti, Albe, Florence, Sienne, Plaisance, Lucques, Bologne, Pistoïa et Milan, les Italiens s'engagent à transporter le siège
1 Comptes de 1272 et 1273 cités par DUCANGE (au mot Langobardi) d'après LOBINEAU, Hist. de Bretagne, t. II. 2 En 1230, l'évêque de Cahors reconnaît avoir reçu des consuls et citoyens de Cahors la somme de 200 marcs d'argent pour la rembourser au Lombard Juvénal et sa compagnie {Charte de la collection Doat, citée par BOURQUELOT, 0. c, 2° partie, p. 153.) 3 Voir plus haut page 220. En 1245, Thibaut IV de Champagne accorde des privilèges spéciaux à ceux des marchands Romains, Toscans, Lombards et autres Provençaux, qui logeront dans son hôtel de Val-Provins. {Layettes du Trésor des Chartes, II, p. 587.)
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de leur communauté de Montpellier à Nîmes ; ils y jouiront des mêmes privilèges que les marchands de Paris, ils y auront des consuls comme aux foires de Champagne et pourront résider et circuler librement dans toute la sénéchaussée de Beaucaire i. En Normandie les banques italiennes fonctionnent à Bouen dès le temps de saint Louis2; à Paris les
Les Lombards ou du moins une partie d'entre eux auraient quitté Montpellier en 1268, suivant la chronique du Petit Thalamus de Montpellier, citée par DUCANHE (au mot Langobardi). Cette assertion est inexacte, la chronique porte 1278 et non 1268. Du reste tous ne désertèrent pas la ville. Cf. Ordonnance de Philippe III (février 1278) dans le Recueil des Ordonnances, t. IV, p. 668.—^Indépendamment des conditions mentionnées dans le traité, il avait été convenu verbalement que les marchands italiens cesseraient de trafiquer à Montpellier. « Guillelmus de Crispeyo decanus sancti Aniani aurelianensis... qui aliquotiens interfuit tractatui, recordatus fuit illud idem de tempore quo interfuit et plus, dum notulam super dictis conventionibus componeret, recordatur se vidisse, ut sibi videtur et pro certô crédit, in articulis concordatis expresse conventum quod mercatores extunc non possent negociari vel mercari apud Montempessulanum sed sicut antea negociabantur âpudMontempessulanum, ita negociarentur et mercarentur Nemausi, et hoc de notula fuit amotum quia durum et nimis odiosum verbum videbatur... Guillelmus Boccucii (M. BOUTARIC a lu Bottucu, Actes du Parlement, t. I, p. 415 ; mais il s'agit ici du trésorier de la sénéchaussée de Beaucaire, nommé Guillelmus Buccucius par un acte de 1287 cité par GERMAIN, Eist. du commerce de Montpellier, I, p. 285) juratus per juramentum recordatur... sicut Guillelmus de Crispeio » (Record de 1288, Trésor des Chartes, JJ. 34, n° 28, f° 33). En conséquence la prohibition fut maintenue {Ibid., JJ, 33, f° 33 verso, n° 27. — Cf. BOUTARIG, Actes du Parlement de Paris, t. I, p. 415 et 416.) * En 1263, Rigaud, évêque de Rouen, emprunte à Girardin Zamponi, Renaud Rainier et leurs associés français et italiens une somme qu'il s'engage à leur rembourser à la foire de mai de Provins. — En 1260, la ville de Rouen devait aux Lombards
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Italiens sont déjà, sous Philippe III, maîtres du change et de presque tout le haut commerce : sous Philippe IV, ils deviendront les administrateurs des finances royales, les fermiers de l'impôt, les banquiers du Trésor. Ce sont deux négociants de Florence, les frères Guidi, Biccio (Bichet) et Musciato dei Francesi (Mouchet) qui dirigent toute la politique financière de Philippe-le- Bell, qui imaginent les maltôtes, qui président aux refontes de monnaies, et qui peut-être profitent de leur influence pour faire exiler ou pour rançonner comme usuriers ceux de leurs compatriotes dont ils craignent la concurrence2.
2713 livres pour intérêts dés sommes avancées par eux. (Layèttes du Trésor des Chartes, t. Ht, p. 543 et 544.) 1 La famille des G-uidi avait des représentants à Paris en 1248 comme le prouve une lettre de change souscrite à leur profit par un citoyen de Marseille et citée par BLANCARD {Bibliothèque de ï'Ecolé dès Chartes, 1878, p. 123). Les deux frères exerçaient déjà une très grande influence en 1294. Ils furent les négociateurs du traité que Philippe IV renouvela à cette époque avec les marchands italiens. En 1307, Biccio Guidi était maître général des monnaies. (BOUTARIC, Philippe-le-Bel, p. 309 et 326.) « Comme ûostfes » àmé Bichiet Bugues (sic), maistrés de nos monoies ot ëstabli, » si comme il appert par ses lettres, Lùmbardel de Milan, porteur » de ces lettres, pour garder quë or, argent ne billon ne Soit trait » ne porté hors de nostfô royaume et à prendre èt attester tout » ce qu'il en trouvera portans hors pour Convertir à nos usaiges, » comme forfait, et pour prendre et saisir toutes fausses mon» noies et contrefaites pouf convertir à nostre profit... » (Mandement de Philippe IV du 7 novembre 1305. Trésor des Chartes, JJ. 36, f° 102). — Les agents subalternes étaient donc italiens comme les chefs. 2 En 1291, un certain nombre de banquiers italiens furent arrêtés et rançonnés-, et les édits contre l'usure furent renouve-
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En 1292, à Paris seulement, on compte une trentaine de compagnies italiennes, dont la plupart ont également leurs représentants aux foires de Champagne1, les Scozzi (Escoz), les Rustigazzi (Rustigaz), les Guadagnabene (Gaigne-biens), les Anguissola 2 (Angoisselles), les délia Scala (de l'Escale), les Peruzzi (Perruches), les Frescobaldi (Fréquenbaus), les Barrini (Bourrins), les Guidi, etc., et plus tard s'y joindront les Capponi3, les Bardi4, les Médicis 5, les Macci6 (Mâches). Presque aussi nombreux à Nîmes, un peu moins à la Rochelle et à Saint-Omer, les trois villes où, d'après une ordonnance de 1315, ils
lés en 1811. (Collection Doat, 156, p. 12, citée par BOUTARIG, La France sous Philippe-le-Bel, p. 305.) Du reste Biccio et Musciato eux-mêmes ne furent pas à l'abri, malgré leurs services, des mesures fiscales qu'ils avaient plus d'une fois inspirées.Enl307, après leur mort, leurs biens furent saisis pour répondre des sommes dont ils étaient comptables. Ibid., p. 424.
1 Voir Le livre de la taille de Paris (1292), p. 1 et suiv. Les Lombards demeurent dans la cité et sur les paroisses Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Eustacbe, Saint-Nicolas-des-ChampS, Saint-Merry, Saint-Jacques-la-Boucherie, Saint-Jean en Grève, Saint-Paul et Saint-Germain-des-Prés. La somme totale de l'imposition est de 1,513 livres 14 sous. * Les Angoisselles ont donné leur nom à une rue de Bar-surAube. Ils avaient déjà des représentants en Champagne, en 1246. (BOURQUELOT, 0. c, p. 183, lre partie.) Lancelot VAngoisseus nommé dans le Livre de la taille, p. 3, appartenait sans doute à la même famille. 3
Les Capponi sont cités en 1312. (Olim, t. III, p. 766.)
* Les Bardes ou Bardi sont mentionnés pour la première fois à Paris au commencement du xiv° siècle. (Olim, III, p. 269.)
5 Albert de Médicis de Milan est capitaine général des marchands lombards et toscans en 1293 (Olim, I, p. 363) et en 1297 (WARNKŒNIG, Histoire de Flandre, II, p. 504).
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Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1875, p. 201-202.
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étaient autorisés à s'établir et où résidaient leurs consuls1, ayant des représentants dans toutes les foires, des agents dans toutes les villes, ils avaient presque complètement hérité dès le commencement du xive siècle du monopole exercé autrefois par les Juifs. Les seigneurs, à la fin du xnr3 et du xiv" siècles, auront leurs Lombards, comme ils avaient autrefois leurs Juifs, avec cette différence que le Lombard n'est pas mainmortable, mais bourgeois, et que le roi se réserve le droit d'autoriser cette espèce de contrat; car il prétend avoir seul juridiction dans toute l'étendue du domaine sur les Lombards2, comme sur les aubains en général. Le Français n'y gagna rien, il y perdit même, s'il faut en croire les contemporains. Geffroy de Paris écrivait dans sa chronique rimée :
Car Juifs furent débonnères Trop plus en fesant telz affères Que ne sont ore (maintenant) crestien. Pleige (caution) demandent et lien ; Gage demandent et tant estorchent (extorquent)
1 Ordonnances, I, p. 586. (Ordonnance de Louis X du 9 juillet, 1315, article 9.) « Les dits Italiens ne pourront avoir domiciles par eux ou par autres, ne demourer en nostre Royaume fors tant seulement ès quatre villes, de Paris, Saint-Omer, Nîmes et la Rochelle. » L'ordonnance ajoutait, il est vrai, «et autres villes où communes marchandises seront faites pour le temps, ou teles où lesdits marchands ont accoustumé de demourer jusques icy, esquelles il leur loira ». 2 Voir Appendice, n° 4. — Philippe-le-Bel en 1288 avait prétendu de même que tous les Juifs lui appartenaient et que lui seul avait haute juridiction sur eux. (BOUTARIG, La France sous Philippe-le-Bel, p. 300.)
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Que les gens plument et escorchent Mes se li Juifs demouré Fussent ou (au) réaume de France Crestien mainte grant aidance Eussent eu quoi il n'ont pas : Dont il en sont du tout au pas '.
« En l'an M. CGC. VI., disait un chroniqueur normand2, ly Juifs furent mis hors du royaume de France, laquelle chose eust été bonne se l'en eust mis conseil à un grant inconvéniant qui en avint ; car il avient moult de foiz que aucuns, combien qu'il soit bien chesés (casatus, pourvu de propriétés), il y survient un besoing si grand d'avoir argent tantost, que se ilz ne l'ont prest, ou ilz perdent héritage, ou ilz sont escommeniez ou puniès, ou encourent grant peine, ne ilz ne peuvent si prestement recouvrer leurs debtes ou leurs rentes, mais assez tost l'auront après et, si peussent trouver emprunt par un pou d'usure, ilz eschappassent ; mais lors n'en povoit en point trouver, si ce n'estoit de celle d'aucuns crestiens clers et lays qui parmi aucuns courretiers prestoient à si grand usure que elle passoit à double celle que ly Juif prenoient, et ne savait ly emprunteors qui avoit leurs gaiges ; d'où il y avoit grant péril, car se ly courretiers mouroit ou s'en finoit, ilz ne savoient à qui recourir. »
1
Chronique rimée de Geffroy de Paris. (Tome XXII des His-
toriens de France.) s Chronique du'xrv0 siècle citée par A. BARABÉ, Recherches historiques sur le tabellionage royal. (1 vol. in-8°, 1863, Rouen),
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Cependant les Lombards rendirent à la France un service qu'elle n'aurait pu attendre des Juifs; ils n'étaient point séparés comme eux de la société chrétienne par une barrière infranchissable ; ils se mêlèrent plus intimement à la vie nationale ; ils admirent dans leurs compagnies des associés français ; beaucoup oublièrent leur pays natal pour leur patrie adoptive : ils firent ainsi, sans le vouloir, l'éducation financière et commerciale de leurs hôtes ; c'est de l'ère lombarde que datent chez nos ancêtres la science du commerce et la naissance du crédit. Depuis le démembrement définitif de l'empire carolingien jusqu'au commencement du xive siècle, la monnaie n'avait joué qu'un rôle très secondaire dans les transactions entre négociants. C'était le résultat nécessaire de l'organisation ou plutôt du désordre monétaire1. Au moment où la féodalité s'était constituée, barons, évêques, tous ceux qui
1 Voir pour l'histoire de la monnaie au moyen-âge LEBLANC, Traité historique des monnaies de France, Paris, 1692, 1 vol. in-4°. — DUCANGE, article Moneta revu par M. DE SAULCY. — POEY D'AVANT, Les monnaies féodales de France, Paris, 1853, 3 vol. gr. in-8° (carte et atlas). — B. FILLON, Monnaies féodales françaises, Paris, 1862, 1 vol. in-8° (collection Rousseau). — HOFFMANN (H.), Les monnaies royales de France depuis Hugues Capet jusqu'à Louis XVI, gr. in-4°, Paris, 1878. — DE BARTHÉLÉMY, Nouveau manuel complet de numismatique du moyen âge et moderne. 1 vol. in-18 et atlas, 1852. — DE WAILLY, Mémoires sur les variations de la livre tournois (Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Selles-Lettres, t. XXI). — VUITRY, Ftudes sur le Régime financier de la France avant la Révolution de 1789, 3 vol. in-8°, en deux séries, 1878-1882. — Revue Numismatique (passim).
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avaient la prétention de relever directement du roi ou de ses représentants immédiats, les grands feudataires de la couronne, s'étaient emparés des ateliers monétaires royaux et du droit de battre monnaie, comme de toutes les autres attributions du pouvoir souverain. Ils commencèrent pour la plupart par reproduire les types royaux du xe siècle, ceux que frappait l'atelier monétaire au moment où de royal il était devenu féodal, puis ces types s'altérèrent, le monogramme du seigneur se substitua à celui du roi., le poids et le titre légal s'abaissèrent1. Les. deniers royaux de Louis VI renferment moitié d'alliage et dans beaucoup de monnaies féodales de la même époque, la proportion est encore plus forte2. Quand la monnaie d'un comte ou d'un évêque passait pour être de bon aloi, ses voisins la contrefaisaient sans scrupule et ces opérations impudentes n'entraînaient pour le faussaire aucun déshonneur3. C'est que rois et seigneurs envisageaient leur droit de battre monnaie, bien plus comme un revenu que comme une fonction de gouvernement : le seigneuriage, c'est-à-dire la prime
0. c, p. XVII et xvin. Essai sur la monnaie parisis, dans ' les Mémoires de la Société de l'histoire de Paris, 1815, p. 148 et 149. La phrase souvent citée de la Chronique de Saint-Maixent « MCIII. Fuit magna tribulatio, et numjii argentei pro sereis mutati et facti sunt » (Ed. MARGHEG-AY et MABILLE, p. 420) se rapporte très probablement à la monnaie poitevine et non à la monnaie royale, de même que celle qui mentionne en 1112 un nouveau changement du système monétaire. 3 Ibid., p. 150. — Cf. B. FILLON, 0. c, 120.
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B. FILLON,
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perçue sur les lingots, et le fouage1 ou rnonnêage, c'est-à-dire l'impôt périodique prélevé sur les habitants du fief et qui constituait une sorte de rachat du droit que le seigneur s'attribuait de changer la valeur de sa monnaie, tel était pour la plupart des souverains du moyen-âge le but suprême de la fabrication des espèces. Le monnayage était inféodé ou affermé 2 ; il fallait donc que le monnayenr héréditaire ou le fermier y trouvassent leur bénéfice comme le seigneur. Enfin, c'était par centaines que l'on comptait les différents types en circulation, et chaque type variait, suivant le caprice du seigneur ou l'honnêteté du monnayeur, sans qu'une date d'émission, sans qu'un signe extérieur quelconque permît de distinguer la fausse monnaie de la bonne. Comme au temps de Charlemagne on ne frappait que des monnaies d'argent et de cuivre, deniers, mailles3 ou oboles (1/2 denier) et pites ou pou1 En Normandie, à la fin du xie siècle, le fouage était de 12 deniers ou un sou par feu tous les trois ans. A Orléans, sous Louis VI et sous Louis VII, le monnéage se prélevait sous forme de taxe triennale sur les vins et sur les avoines (deux deniers par muid de vin et un denier par muid d'avoine). 2 Les premiers actes sur la fabrication de la monnaie royale datent de Philippe-Auguste et de Louis VIII. (Règlement de Philippe-Auguste pour le cours des monnaies en Normandie, DELISLB, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1848, p. 199 et DE BARTHÉLÉMY, Essai sur la monnaie parisis l. c., p. 153 et 154.) On trouve déjà à cette époque des ouvriers privilégiés et des maîtres des monnaies exerçant sur eux une juridiction spéciale. La gravure des coins de monnaie était concédée à titre héréditaire à une famille du nom de Platrart. 3 Littré fait dériver ce nom du bas-latin medala, medalia, d'où nous avons formé plus tard médaille.
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geoises (1/4 de denier). L'or ne circulait que sous forme de lingots ou de monnaies étrangères ; les plus répandues étaient le besant grec et le dinar arabe, qui avaient à peu près le même poids et la même valeur intrinsèque (environ 2 gr. 9032, ou 10 fr. d'or fin)2. La livre carolingienne, au lieu d'être comme autrefois l'unité de poids pour les métaux précieux, avait été remplacée par le marc de huit onces (244 gr. 7529) qui pesait la moitié de la livre poids-de-roi (489 gr. 50585), usitée depuis la fin du xi6 siècle dans toute la France septentrionale3. La livre ancienne était devenue une simple monnaie de compte représentant deux cent quarante deniers ou 20 sous, c'est-à-dire une quantité d'argent fin qui aurait dû être invariable, tant qu'un acte officiel n'aurait pas modifié le poids et le titre des monnaies
1 Les pites ou poitevines avaient d'abord été frappées à Poitiers et les pougeoises ou pougoises au Puy. (Cf. DUCANGE, aux mots Picta, Pogesia, Pogesus, etc...)
1 Le besant (bisancius, byzancius) était le sou d'or grec très usité comme monnaie de compte et probablement assez répandu comme monnaie réelle au temps des croisades. Les occidentaux le confondaient avec le dinar qui avait à peu près le même poids et la même valeur et qu'ils nommaient besant d'or sarrasin (Cf. L. BLANGARD, Le besant d'or sarrannas pendant les croisades, étude comparée sur les monnaies d'or arabes et d'imitation arabe, frappées en Egypte et en Syrie aux xne et xnr3 siècles, in-8° (brochure), Marseille, 1880, et Essai sur les monnaies de Charles Iev comte de Provence, in-8°, p. 263 et suiv.)
LE BLANC, Traité des monnaies, p. 159, fixe entre 1075 et 1091 la date de la substitution du poids de marc à la livre carolingienne dans la fabrication des monnaies. Le marc apparaît pour la première fois dans des chartes remontant aux dix ou quinze dernières années du xie siècle.
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réelles, et une valeur qui variait avec le prix commercial du métal lui-même, soumis comme toute autre marchandise à des alternatives de hausse et de baisse. En fait, la quantité d'argent fin contenue dans la livre-monnaie ne cessa de diminuer. Sous Charlemagne elle en renfermait 409 grammes et le denier pesait 1 gr.70 de fin; sous Philippe-Auguste elle n'en contenait plus que 96 à 100 et le denier pesait 40 à 42 centigrammes1 : à la fin du xvc siècle la livre ne pesait plus que 22 gr. 25 d'argent fin et en 1590 que 12 gr. 88. Le sou de Philippe-Auguste représentait en poids d'argent à peu près un franc de notre monnaie et neuf ou dix fuis plus en valeur commerciale ; le sou d'Henri IV ne représentait plus que 14 centimes en poids et le quintuple en valeur effective. Cette baisse continue qui se manifeste surtout à partir du xne siècle2, au moment de la renaissance industrielle et commerciale, s'explique par les besoins toujours croissants des gouvernements féodaux qui trouvaient ou croyaient trouver un béné1 II s'agit ici delà livre et du denier tournois. Sous PhilippeAuguste la livre tournois représentait en valeur intrinsèque, suivant Le Blanc, 20 fr. 84, le sou 1 fr. 04, le denier, 0,0868 ; suivant N. de Wailly, 11 fr. 6288 (livre), 0,8814 (sou), 0,0134 (denier). Cf. DE WAILLY, Etude sur le système monétaire de SaintLouis, dans le tome XXI des Mémoires de TAcad. des Insc. et B.L., p. 164 et suiv. 2 C'est au commencement du xn° siècle que les chroniques signalent comme un fait général et désastreux les altérations de monnaies. (Cf. DE BARTHÉLÉMY, Essai sur la monnaie parisis l. C".-, p. 148, et VUITRY, Régime financier de la France, ï, p. 437.)
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fice dans l'affaiblissement des monnaies, et plus encore par la rareté du numéraire qui avait cessé de suffire à une circulation plus active. L'Europe possédait peu de mines d'or et d'argent et les exploitait mal1 : la production ne comblait pas les vides que faisait l'exportation du numéraire en Orient. Dans l'impuissance d'augmenter la masse des métaux précieux, on multiplia les monnaies en les divisant, ou ce qui revenait au même en les affaiblissant. Avec un denier qui représentait un peu plus d'un gramme et demi d'argent fin, on en fit quatre qui n'en contenaient plus qu'environ 40 centigrammes, en augmentant la proportion de l'alliage : peu à peu l'argent finit par disparaître et le denier devint une pièce de cuivre ; mais s'il varia par rapport au marc, qui était un poids fixe de métal, il resta invariable dans son rapport avec le sou et la livre, qui n'étaient que des valeurs idéales et qui s'abaissèrent dans la même proportion que les monnaies réelles. On devine aisément avec quel caprice et quelle
1 En France, au xnr5 siècle, l'argent était exploité dans le Dauphinë,dans leVivarais (DUCA.NGB au mot Argentaria), en Savoie, en Auvergne, dans les Pyrénées ; les mines de Lièvre en Alsace étaient connues dès le ixe siècle (1-IANA.UER, Etudes économiques sur VAlsace, I, p. 177 et suiv.) L'or, dont quelques filons paraissent avoir été exploités en Dauphiné, était assez abondant dans les sables de la Garonne, du Salât, de l'Ariège, de la Cèze, du Doubs et surtout du Rbin pour avoir donné lieu à une industrie importante au moyen-âge, celle des orpailleurs. Mais la quantité de métaux précieux ainsi extraite était évidemment peu considérable.
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irrégularité s'exécutèrent ces opérations dans un pays où il existait des centaines d'ateliers monétaires et où chaque seigneur prétendait interdire dans ses états la circulation des monnaies étrangères, surtout quand la sienne était de mauvais aloi. Cependant au milieu de ce chaos finirent par se dégager un certain nombre de types moins altérés et par conséquent plus recherchés, qui s'imposèrent comme régulateurs de la fabrication féodale ; clans le Midi la monnaie raymondine1 et melgorienne 2 frappées par les comtes de Toulouse et les comtes de Melgueil ; dans le Nord les deniers
1 Les Raymondins frappés par les comtes de Toulouse étaient répandus dès le commencement du xin6 siècle non seulement dans le Languedoc, mais en Provence et en Italie. Ils pesaient en moyenne 0,80 à 0,90 conligr. Le titre était de 250/1000 de fin : on comptait 85 à 88 sous raymondins au marc d'argent fin dans la dernière partie du xne siècle et le commencement du xiii0. (BLANCARD, Monnaies de Charles Iar, p. 232 et suiv.) Il ne faut pas les confondre avec les Raymondins des vicomtes de Turenne qui, vers 1200, étaient à la taille de 18 à 20 sous au marc (Chroniques de Saint-Martial de Limoges, éd. DUPLÉS-AGIER, p. 60, n° 4). 5 La monnaie melgorienne frappée par les comtes de Melgueil (Mauguio) puis par les évôques de Maguelonne et de Montpellier et les consuls de cette ville fut taillée jusqu'en 1261 d'après le marc narbonnais qui représentait les 9 douzièmes de la livre narbonnaise (ancienne livre romaine) et pesait un peu moins de 245 grammes. On taillait 216 melgoriens au marc, à raison de 1 gr. 13 par denier. Le titre était d'abord (avant 1130) de 416 millièmes, puis de 333 millièmes de fin. On comptait, vers 1200, de 48 à 50 sous melgoriens au marc d'argent fin. La valeur intrinsèque du sou melgoricn était en conséquence, à cette époque, de 0 fr. 98 à 1 franc. Cette monnaie était répandue dans tout le Midi (BLA^CARD, 0. c, p. 208 et suiv., et DUCANGE, à l'article Moneta haronum melgoriensium.)
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provinois (Provins), tournois (Tours)1, angevins2, roumois3 (Rouen) dont la valeur était à peu près identique, enfin les parisis fabriqués à Paris, et dont la valeur intrinsèque surpassait d'un quart celle des monnaies tournoises et normandes 4. Malgré la diffusion de quelques-unes de ces monnaies, des deniers provinois par exemple, qui avaient cours en Italie, dans l'Allemagne rhénane, en Flandre, en Normandie et jusqu'en Angleterre 5,
1 La monnaie tournois est mentionnée avant Philippe-Auguste (VUITRY, 0. c, p. 436) : elle était frappée par l'abbaye de "Saint-Martin, dont les rois de France étaient les abbés : mais ce fut l'annexion de la Touraine au domaine qui la popularisa dans toute la France royale et surtout dans les provinces conquises sur Jean-sans-Terre. 2 Sous saint Louis le cours de l'angevin était à 15 pour 12 tournois. (Ordonnances, I, p. 94.) Sous Philippe-Auguste les deux monnaies étaient au pair, (DELISLB, Des revenus publics en Normandie au xtie siècle, dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1848-49, p. 184-187.) 3 Les roumois (Rotomagenses) n'avaient plus cours officiel sous saint Louis, ils disparaissent dès le commencement du xme siècle (DELISLE, Des revenus publics en Normandie au xne siècle, p. 178 et suiv.) 4 La monnaie parisis est déjà mentionnée au xi° siècle : la livre parisis égalait 25 sous tournois, mais il est possible que ce rapport n'ait été fixé que par Philippe-Auguste qui paraît avoir frappé les premiers deniers parisis à 5/12 de fin et d'après un type unique pour tout le domaine. (Cf. A. DE BARTHÉLÉMY, Essai sur la monnaie parisis.) 5 La monnaie provinoise, frappée par les comtes de Champagne, est mentionnée dès 108S: elle subit comme toutes les monnaies royales ou féodales de nombreuses vicissitudes ; aussi distinguait-on la monnaie forte et la monnaie faible. Au xni° siècle le denier provinois fort avait la même valeur que le denier tournois, (BOURQUELOT, Histoire de Provins, II, p. 443 et suiv. et Foires de Champagne, 2e partie, p. 55 et suiv.) Vers le milieu du XII8 siècle et probablement à l'époque où Arnauld deBrescia
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les opérations de change étaient une nécessité sans cesse renaissante : c'est ce qui explique l'importance que prit au moyen-âge la corporation des changeurs et les nombreux règlements dont elle fut l'objet dès le xni6 siècle. Même dans les petites villes on trouve presque toujours au moins un changeur, souvent Lombard à partir du xiv° siècle, et qui est en même temps banquier, usurier, quelquefois orfèvre, ou marchand d'objets d'orfèvrerie et de bijouterie1. Dans les centres de commerce, les changeurs sont en général groupés dans une même rue ou sur une même place. A Paris le change se fait sur le Grand-Pont qui prendra plus tard le nom de Pont-au-Change2 ; à Rouen, rue de la Cornoiserie3 ; à Provins sur la place du Château. La çliffiavait rétabli à Rome le gouvernement républicain et reconstitué le Sénat, la municipalité romaine fit frapper d'après le type provinois des deniers qui conservèrent le nom de monnaie du Sénat et qu'on fabriquait encore au xve siècle. Cette émission prouve tout à la fois l'activité et l'ancienneté des relations entre l'Italie centrale et les villes de foire en Champagne. 1 Ordonnances, I, p. 789. — Lors même qu'il n'y avait pas de change permanent, des changeurs venaient s'installer aux halles, les jours de marché, ou sur le champ de foire. A Lagny où il n'y avait depuis 1294 que six tables de change érigées en titre d'office, l'abbé a le droit pendant les foires d'en établir autant qu'il le veut. (BOURQUELOT, Foires de Champagne, partie, p. 136-137.) L'Ordonnance de Philippe IV (février 1305} défend sous peine de confiscation de faire le change à Paris ou dans la banlieue ailleurs que sur le Grand-Pont, du côté de la Grève, entre l'église Saint-Leufroy et la grande Arche. [Ordonnances, I,
2°
2
p.
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3
a et 789). Ordonnance de Charles IV
(1325)
(Ordonnances^ I, p.
789-
790).
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culté de transporter en espèces des sommes considérables, les pertes sans cesse renouvelées que faisait subir le change engagèrent naturellement les voyageurs ou les marchands à se munir, au lieu de monnaies, de lingots d'or ou d'argent revêtus ou non d'un poinçon officiel qui en garantissait le titre, et qu'il était plus facile de transporter et de cacher. « Lorsqu'on emploie dans les échanges des mon» naies étrangères, écrivait saint Thomas, il faut » recourir à l'art des changeurs, car ces monnaies » n'ont pas la même valeur dans les pays étrangers » que dans leur pays d'origine : c'est toujours une » perte. C'est surtout ce qui arrive en Allemagne » et dans les régions voisines, où les voyageurs sont » forcés, quand ils passent d'un lieu dans un autre, » d'emporter avec eux des lingots d'or ou d'argent » et d'en vendre ce qui est nécessaire pour payer » leurs achats *. » C'était une pratique encore très usitée au xine et même au xiv6 siècle, et un grand nombre de contrats stipulaient les paiements en marcs d'argent fin, de tel ou tel poids, et non en espèces2. Le marc de Troyes, égal au marc poids-de1 SAINT-THOMAS, De Begimine Principum, chap. xm, p. 364365 (t. XXVII de l'édition FRETTÉ).
2 Voir des exemples de ces contrats (DE BARTHÉLÉMY, Essai sur la monnaie parisis, l. c, p. 149. — VUITRY, Etudes sur le régime financier de la France, I, p. 438. — HANAUER, Etudes économiques sur l'Alsace, I, chap. vir, p. 350 et suiv. — DE WATLLY, Recherches sur le système monétaire de saint Louis (Ac des Inscr. et Belles-Lettres, t. XXI, p. 169 et suiv.)
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roi4, était le plus connu en France et à l'étranger, grâce aux foires de Champagne. A mesure que le commerce grandissait, il sentait plus vivement l'imperfection de ces instruments d'échange et les inconvénients de la multiplicité et
de l'instabilité des monnaies. Saint Thomas n'était que l'interprète des sentiments de son temps quand il écrivait : « La monnaie est la mesure et la règle des échanges... Aussi, bien que le souverain ait le droit de retirer un certain bénéfice de la fabrication, il doit procéder avec la plus grande modération quand il s'agit de changer ou d'affaiblir le poids ou le titre de sa monnaie : c'est un tort qu'il fait à son peuple, puisque la monnaie, comme nous l'avons dit plus haut, est la mesure de toutes choses. Un changement dans les espèces a les mêmes effets qu'un changement dans les poids et mesures... La monnaie
1 Le marc de Paris ou marc poids-de-roi et le marc deTroyes pesaient 244 gr. 752; le marc de Tours 223 gr. 39, celui de Limoges 226 gr. 28, celui de la Rochelle 229 gr. 85, celui de Montpellier 239 gr. 11918 (BLANGARD, Monnaies de Charles JGR, p. 25 et suiv., et DUGANGE, au mot Marca) celui de Normandie, 239,34 (DELISLE, Revenus publics en Normandie, Sibl. de l'Ecole des Çharks, 1848-49, p. 193.)
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royale, ajoutait-il, est aussi nécessaire au peuple qu'au roi : c'est la mesure à la fois la plus commode et la plus sûre des échanges, parce que c'est la plus connue?. » C'était la théorie delà réforme monétaire de saint Louis. Le xnie siècle vit se réaliser quatre grands progrès préparés par le douzième : le monnayage de l'or, la réforme et le cours forcé de la monnaie royale, l'invention de la lettre de change et la création des premières banques de dépôts, de virements et d'escompte. Jusqu'au milieu du xme siècle, les rares pièces d'or que l'on avait fabriquées en France et en Angleterre étaient plutôt des médailles que des monnaies : on les frappait à l'occasion d'un sacre royal, d'un mariage, d'une cérémonie d'investiture féodale2; mais elles n'entraient pas dans la circulation et les besants orientaux ou les marabotins d'Espagne3, assez répandus depuis les croisades, y suffisaient amplement4. L'or était du reste par rapport à l'ar1
SAINT THOMAS, 634,
De Regimine principum,
XIII,
t.
XXVII,
p.
Ed.
FRETTÉ.
2 DUGANGE au mot Moneta. En Provence, dès le commencecément du xme siècle, il était souvent stipulé dans les contrats féodaux que les cens seraient payés en oboles d'or (on ne trouve pas de cens supérieur à une obole). 11 en était de même du cens des Juifs ; ces oboles étaient ou des besants orientaux, ou des monnaies des comtes de Barcelone. er * BLANGARD, Monnaies de Charles I , p. 192 et suiv. Le marabotin n'est pas autre chose qu'une monnaie arabe contrefaite en Caslille et en Aragon. * Cf. BLANCARD, 0. c, p. 195-212 et DELISLE, Revenus publics en Normandie, p. 207.
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gent à un taux moins élevé qu'aujourd'hui. Au xiie siècle le rapport des deux métaux dans la France septentrionale était de un à neuf ou dix; au XIII0 siècle il n'était encore que du douzième Dès le xiie siècle, l'activité croissante des transactions avait fait reprendre en Italie le monnayage de l'or : les deux types les plus répandus vers 1250 étaient le ducat des Deux-Siciles, de Venise et de Gênes2, et le florin de Florence qui portait d'un côté l'effigie de saint Jean-Baptiste et de l'autre la fleur de lys, à laquelle il devait son nom. Au xms siècle, saint Louis fit frapper en France les premières pièces d'or ou florins3, au titre de 992 millièmes. Dès lors les monnaies d'or se multiplièrent, il y eut des florins à Yaignel ou moutons d'or, des royaux petits et grands, des parisis d'or, des écus d'or avec la devise Chrisius vincit, Christus régnât, Christus imperat (le Christ triomphe, le Christ règne, le Christ commande)
1 L. DELISLE (0. c, p. 207) estime que le rapport de l'or à l'argent était au xn° siècle en Normandie de 7 1/2 à 1 ; au xv° de 10 à 1. La moyenne était certainement plus élevée, au moins dans la plus grande partie de la France. Le rapport officiel de l'or à l'argent était de 12,38 vers la fin du règne de saint Louis. (Voir BLANGARD, Monnaies de Charles IER, p. 307 et suiv.) — Cf. DE WAILLY, Recherches sur le système monétaire de saint Louis, l. c, p. 196. 2
Roger II de Sicile en fit frapper avec cette inscription : SU tibi, Christe, datus, quem tu régis iste ducatus.
3 Le poids du florin florentin n'était que de 3 gr. 824; ce fut également celui, du florin français sous Jean II. Ceux de saint Louis pesaient un peu plus de quatre grammes (4 gr. 13).
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qui devait se maintenir sur les monnaies françaises jusqu'à la Révolution; mais, jusqu'au règne de Charles V, le type dominant fut celui de l'aignel de saint Louis1. Quant à la monnaie d'argent d'un titre et d'une valeur nominale supérieurs à celle du denier, c'est par erreur qu'on l'a attribuée à saint Louis. Les gros tournois à 23/24 de fin qui valaient un sol ou un vingtième de livre paraissent avoir été frappés dès le règne de Philippe-Auguste, et avant môme que celui-ci ne substituât sur la monnaie de Tours son propre nom à celui de saint Martin. Les émissions continuèrent sous Louis VIII et ses successeurs 2. Saint Louis rendit au commerce un service peutêtre plus important encore en fixant pour la première fois la législation en matière de monnaies. Le chaos du xi° siècle commençait à s'organiser : un certain nombre de barons avaient renoncé d'euxmêmes à leur droit de monnayage; d'autres avaient signé de véritables unions monétaires3, mais les
1 Voir la liste des monnaies d'or royales dans DUCANGE, t. IV, p. 488 et suiv. (éd. Didot 1845) et dans les Mémoires de N. de Wailly, cités plus haut. s Cf. DE SAULCY et DE BARTHÉLÉMY, Le prototype des gros tournois. (Mélanges\de numismatique, 1 vol. in-8°, 1875, p. 223 et suivantes.) 3 Une union de ce genre existe au xii* et au xni° siècle entre les évêques de Meaux et les comtes de Champagne (Voir DE LONGPÉRIER, Les monnaies de Meaux dans la Revue numimastique, 1840, p. 128). Les villes avaient également des unions monétaires, par exemple : Reims et Troyes, Provins et Sens (B. FILLON, 0. c. p. 105).
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contrefaçons et les altérations étaient encore fréquentes, et sur les deux cents ou deux cent cinquante évêques ou barons qui battaient monnaie dans la seconde moitié du XIII3 siècle, beaucoup refusaient de laisser circuler sur leurs terres d'autres espèces que les leurs, sans en excepter la monnaie royale. L'ordonnance de 1262, signée par des bourgeois de Paris, d'Orléans, de Sens, de Laon, de Provins, députés par leurs villes pour délibérer avec le conseil du roi sur le fait des monnaies, posa en principe que la monnaie royale aurait cours forcé dans tout le royaume ; qu'elle serait seule reçue dans les fiefs dont le possesseur n'avait pas droit de monnayage et que toute contrefaçon des types royaux serait interdite sous peine de forfaiture1. Ces types royaux étaient réduits à deux, les parisis et les tournois, les premiers plus forts d'un quart, pouvant également circuler dans tout le royaume et dont la bonne fabrication était surveillée par le roi avec une loyauté scrupuleuse2.
1 Ordonnances, I, p. 93. Une ordonnance de 1265 autorise dans le domaine royal le cours des nantais, des mançois, des angevins et des estellins d'Angleterre, ces derniers à raison d'un pour quatre tournois et prohibe les poitevins, les provenceaux et les toulousains comme contrefaçon de la monnaie royale (Ibid , p. 94-95). 2 Saint Louis fit frapper des deniers et des mailles ou oboles qui étaient des pièces de billon, des gros tournois d'argent qui avaient cours pour un sol (valeur intrinsèque 0 fr. 89244), et des demi-gros égalementen argent; enfin, des agnelset autres pièces d'or qui avaient cours pour 12 sols 6 deniers tournois et dont
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Les successeurs de saint Louis devaient avoir la conscience moins délicate, mais s'ils abandonnèrent ses traditions en matière de fabrication, ils poussèrent beaucoup plus loin l'affirmation des droits royaux. En 1271, Philippe III décide que les barons ne pourront diminuer ni le poids, ni le titre de leur monnaie sans en changer le coin, devers croioo et devers pile1. Philippe-le-Bel prétendit interdire aux barons du domaine la fabrication de la monnaie d'or et d'argent et de toute monnaie valant plus d'un denier, et dans chaque atelier seigneurial il plaça un agent chargé du contrôle et entretenu aux frais du seigneur2. En .1315, une ordonnance do Louis X réduisit à trente et un le nombre des prélats ou des barons du domaine autorisés à battre monnaie, et régla le titre et le poids de leurs espèces 3.
la valeur intrinsèque était de 14 fr. 17432. La livre tournois aurait donc représenté évaluée en argent 17 fr. 84 et évaluée en-or 22 fr. 67 de notre monnaie. « Cette différence s'explique par la circonstance que sous le règne de saint Louis l'or valait un poids d'argent douze fois et deux dixièmes de fois plus fort, tandis qu'aujourd'hui il est considéré dans notre système monétaire comme valant un poids d'argent quinze fois et demi plus fort » (DE WAILLY, Histoire de saint Louis par Joinviiie, p. 291-292). N. de Wailly en déduit qu'en prenant la moyenne, la livre tournois sous saint Louis valait 20 fr. 26, le sol 1 fr. 01 et le denier 0,844. C'était à peu de chose près la même valeur intrinsèque que sous PhilippeAuguste. 1 Ordonnances, XI, p. 348. 8 Ordonnances, I, p. 518. 3 Ordonnances,!, 609, 614, 624 et LEBLANC, 0. c,,p. 231-233. Voir aussi la liste des barons et prélats autorisés à frapper des
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Désormais le droit des barons était illusoire, et l'unité, ou du moins la dualité monétaire (parisis et tournois) existait dans le domaine royal. La lettre de change avait précédé les tentatives d'unification monétaire et l'émission de la monnaie d'or. Faut-il en faire remonter l'origine jusqu'au mandat nominatif des Phéniciens et des Assyriens ? Faut-il en attribuer l'invention aux Juifs expulsés par Philippe-Auguste, ou aux Guelfes exilés de Florence, qui auraient imaginé ce moyen de soustraire leurs richesses mobilières aux conséquences de la confiscation ? Ne faut-il y voir, ce qui est plus vraisemblable, qu'un résultat naturel des développements du commerce et des relations que les grandes foires, surtout celles de Champagne, avaient établies entre les négociants de pays éloi■gnés, mutuellement débiteurs et créanciers? Quoi qu'il en soit, les premières lettres de change connues datent du commencement du xm° siècle1.
monnaies du même poids que celles du roi dans les Documents relatifs à l'histoire des monnaies réunis par M. DE SAULCY, p. 193. 1 ÇANALE, dans son Histoire de Gênes (in-12°, 1860, texte italien, t. II, p. 613), cite des lettres de change de 1204, de 1205 et de 1207. Voir aussi BLANCARD, Note sur la lettre de change à Marseille au xui° siècle (Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1878, p. 110 et suiv.). — PARDESSUS, Coll. de lois maritimes, t. II, Introduction, p. ex et suiv. — Mélanges historiques (Documents inédits sur l'histoire de France], t. III, p. 5 et suiv. — NOUGUIER, Des lettres de change et des effets de commerce, 2 vol. in-8°, 1839. — WEBER, Biçerche sull'origine et sulla natura del contralto di Cambio. Venise, 1810. — J. THIEURY, La lettre de change, son origine, Documents historiques, 1 vol. in-12, 1862. Les plus anciennes lettres de change paraissent avoir été
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
en était déjà très répandu au milieu du siècle, comme le prouvent les statuts d'Avignon (1254) et les nombreux documents conservés dans les archives de nos villes du midi1.
plutôt des billets de change. Elles mentionnent la date et le lieu de la rédaction, le nom du donneur et du receveur, la valeur reçue, la nature des espèces de change, la date de l'échéance, le lieu du paiement. Elles sont rédigées par un notaire en présence de trois témoins dont les noms sont indiqués. Ces billets sont payables soit au donneur, soit à.un ou plusieurs tiers, nommés ou non nommés, soit à ordre. Us sont tirés soit sur une place précise, soit sur le port de débarquement, à échéance fixe ou à terme variable. Le change est fixe (y compris les risques et les intérêts), ou au cours de l'échéance. Enfin, le contrat est ferme ou aléatoire en ce sens que dans certains cas la somme est perdue, si les objets sur lesquels elle est affectée périssent. Il peut y avoir aval par un tiers, mais l'effet n'est pas transmissible par endossement. Nous traduisons comme exemple un billet de change publié par M. BLANCARD (Biblioth. de l'Ecole des Chartes, 1878, p. 123), d'après les Archives municipales de Marseille (minutes du notaire* Giraud Amalric, cotées Not. Reg. n° 1). L'an 1258, sixième de l'indiction, le 7 avril, moi W. de SaintSir, bourgeois de Marseille, reconnais avoir reçu de vous Guidalot Guidi et Rainier Rollandi, siennois, pour change, la somme de 216 livres 13 sous et 4 deniers pisans à Pise pour lesquels 216 livres 13 sous et 4 deniers de la dite monnaie, je vous promets et garantis par contrat de donner et payer à vous ou à Dono de Piloso ou à Rainache de Balei vos associés ou à votre ordre cent livres tournois à Paris, à la mi-avril, ainsi que toutes les dépenses, dommages et charges que vous auriez éprouvés et encourus pour recouvrer la dite dette, au delà du terme susdit, en m'en remettant à vous et aux vôtres et à votre simple parole, sans autres témoins ni preuves... Fait à Marseille aux tables des changeurs. Témoins : Giraud Civate, Bernard de Mansac, Giraud de Rives, Gaubert de Causeris. Il en a été dressé acte authentique. 1 M. SERVOIS, dans une étude sur les Emprunts de saint Louii en Palestine et en Afrique {Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1858, p. 116 et 126) cite plusieurs lettres expédiées par la chan-
L'usage
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Avec la lettre de change commençait pour le commerce une ère nouvelle : elle supprimait les risques et les frais du transport des espèces et des lingots ; elle émancipait la richesse mobilière, elle simplifiait toutes les opérations commerciales ; mais en même temps elle préparait la décadence des foires qui jusque-là avaient été un rendez-vous pour la liquidation des dettes de commerce ou des obligations pécuniaires de toute espèce, autant que pour la vente et l'achat des marchandises ; elle diminuait également l'importance du change des monnaies. Le changeur allait s'effacer devant le banquier. La France du moyen-âge n'eut pas comme l'Italie de banque d'État1, ou comme les Pays-Bas et l'Allemagne de banques municipales2, dont les opérations se bornèrent d'abord à recevoir des dépôts, à recouvrer des effets de commerce et à liquider au moyen de virements les créances de leurs clients, et qui plus tard devinrent des banques d'escompte et de prêt sur nantissement ; mais les banques privées, fondées par les grandes maisons d'Italie, y jouèrent absolument le même rôle ; elles attirèrent bientôt tous les capitaux disponibles, même ceux de l'Eglise, qui, sans prendre une part directe aux
cellerie royale et conservées au Trésor des Chartes et qui se rapprochent beaucoup de la forme des lettres de change. 1 A. WISZNIEWSKI, Histoire de la Banque de saint Georges de Gênes, 1 vol. in-8°, 1865. 2 HANAUER, Etudes économiques sur l'Alsace, I, chap. ix, section n.
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opérations usuraires, s'y associait ainsi discrètement et partageait les bénéfices, quelquefois aussi les risques, car les catastrophes financières n'étaient pas plus inconnues au moyen-âge que de nos jours. Quand les Bardi de Florence firent en 1339 une faillite de 16 millions de florins, les capitaux ecclésiastiques y étaient engagés pour plus d'un demimillion. Au début du xiv" siècle, la France avait donc tous les éléments d'un grand commerce. Ses productions, vins, sel, pastel, garance, cuirs, draps, toiles, orfèvrerie étaient recherchées en Europe et jusqu'en Orient : la sécurité y était plus grande qu'en aucun autre pays chrétien, la marine était assez puissante pour que sous Philippe VI les trois provinces de Boulonnais, de Picardie et de Normandie, fournissent à elles seules 200 navires et près de 20,000 matelots à la flotte royale1. Le monnayage de l'or, la lettre de change, les banques organisées sur une grande échelle avaient multiplié les instruments d'échanges et de crédit. Les témoignages contemporains s'accordent en effet à nous montrer le commerce intérieur et extérieur de la France, jouissant d'une activité qui n'était surpassée alors que par celle de l'Italie. Mais ce commerce était entre les mains des étrangers ; les maisons de banque, de commission, d'importation ou d'exportation, étaient italiennes ; nos draps
1 Cf. DUFOTJRMANTELLE, La marine militaire en France au commencement de la guerre de Cent ans (in-8°, 1878), p. 59 et 60.
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étaient renommés dans le Levant; mais c'était les Vénitiens qui les y portaient ; nos vins étaient consommés en Suède, en Danemark, dans l'Allemagne septentrionale et jusqu'en Pologne et en Livonie, mais c'était les Hanséates qui venaient les chercher dans nos ports et qui les vendaient aux peuples du Nord, en échange de leurs pelleteries. La France n'avait pas encore appris à faire ses affaires ellemême. Ce fut l'œuvre qu'ébaucha le xive siècle, que développa le xv° et que le xvi° et le xvne devaient enfin réaliser.
��LIVRE III
PÉRIODE DE TRANSITION ENTRE LE MOYEN-AGE ET LES TEMPS MODERNES
CHAPITRE I
LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE DES ROIS DE FRANCE AU XIV SIÈCLE — LES DOUANES — LES ROIS DES MERCIERS — LE COMMERCE FRANÇAIS EN EUROPE ET EN ORIENT — LES DIEPPOIS EN AFRIQUE — GUERRES CIVILES ET ÉTRANGÈRES — RUINE DU COMMERCE
Le xuie siècle ferme Tère féodale ; le xiv" ouvre l'ère monarchique. Les conditions morales et matérielles de l'exercice du pouvoir royal avaient bien changé depuis un siècle : le domaine du roi de France s'étendait de la Manche à la Méditerranée; il était le plus puissant souverain de l'Europe : seul, il n'avait jamais
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reconnu la suzeraineté de ces deux grands dominateurs du moyen-âgé, le pape ou l'empereur, seul il avait le droit d'affirmer qu'il ne relevait que de Dieu et de son épée. Tout ce qui travaille, paysans, ouvriers, marchands, a grandi avec la royauté et par elle ; car elle a contribué à assurer l'ordre qui est la condition même du travail. S'il y a encore des serfs et des mainmortables, si le paysan n'a conquis ni la richesse, ni les libertés politiques, il commence du moins à connaître la sécurité et le bien-être : le village n'est pas encore une commune; mais il est une paroisse, il a ses assemblées, ses confréries, ses jurés ou ses syndics chargés de le représenter, son trésor ou fabrique, ses propriétés communales : c'est déjà une unité religieuse et une personne civile, en attendant que ce soit une unité politique. Les corporations industrielles ont créé et enrichi la bourgeoisie, qui a porté dans l'administration des communes et des bonnes villes les défauts et les qualités des corps de métiers, l'esprit de monopole, d'égoïsme et de jalousie, mais aussi les habitacles d'ordre, d'économie et le respect de la tradition. Le commerce a vu s'agrandir par les croisades et par la facilité des communications le champ ouvert à son activité : il a ses grandes assemblées, les foires de France, d'Italie et d'Allemagne ; son code international, le Consulat de la mer, les Lois d'Oléron, les Jugements de Damme, les Ordonnances de
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Wisby ; sa diplomatie spéciale et permanente, les consuls, qui le représentent à l'étranger. Dans ce mouvement général de progrès, la féodalité seule est en décadence plus encore par la force des choses que par l'hostilité de la bourgeoisie ou des rois. La moitié des grands fiefs a disparu : les rois ont enlevé aux Plantagenets la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Poitou; le comté de Toulouse démembré a cessé d'exister avant la fin da xme siècle : la réunion des comtés de Champagne et de Brie au domaine royal a été préparée par le mariage de Philippe-le-Bel avec l'héritière de ces comtés et du trône de Navarre; les comtes de Flandre, sans cesse en lutte contre leurs puissantes communes, ne se soutiennent qu'en s'appuyant tour à tour sur les empereurs d'Allemagne, les rois d'Angleterre et les rois de France. Quant aux barons, leur situation de princes souverains est menacée de toutes parts : le pouvoir central leur conteste le droit de guerre : il subordonne leurs justices aux tribunaux royaux, il prétend contrôler leurs monnaies et en limiter la circulation : il fait des bourgeois du roi, même sur la terre d'autrui1 ; il fait plus, il s'attaque au prin1 Voir les Ordonnances de Philippe IV (1287) {Ordonnances, I, p. 314, 315 et 316) et de Jean II (1351) (BU., II, p. 461 et suiv.). Depuis longtemps les rois octroyaient à certaines villes* qui en faisaient la demande, des lettres de sauvegarde collective qui différaient peu, au moins quant au résultat politique, des lettres individuelles de bourgeoisie. (Cf. LUGHAIKE, Histoire (les insti-
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cipe même de l'hérédité sur lequel repose tout l'édifice féodal : il crée des nobles ; une signature royale suffit pour faire un gentilhomme d'un marchand enrichi *. Dès lors, la royauté guidée par la double expérience des juristes, et des Lombards ses agents financiers, a un système économique, comme elle a un système politique. Ses premiers pas sont chancelants et incertains : elle se trompe quelquefois de route, mais elle sait ce qu'elle veut et où elle va. Cette politique ne sera pas toujours inspirée, comme celle de saint Louis, par le sentiment du droit, tel que le comprenait son époque. Elle sera brutale et avide sous Philippe-le-Bel, imprévoyante et follement prodigue sous les premiers Valois, mais jusque dans ses erreurs et ses violences, elle est dominée par un principe, que le moyen âge n'avait fait qu'entrevoir, l'idée d'un intérêt général supérieur aux intérêts particuliers, le sentiment d'un bien public qui est la loi suprême et devant lequel tout doit s'incliner, jusqu'à la coutume et à la tradition2. Cet intérêt commun, le roi seul est placé assez haut pour le discerner : seul il a qualité pour
tutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, II, p. 192-193.) 1 Voir DUGA-NGE au mot Ndbilitatio, et BOUTAHIC, la France sous Philippe-le-Bel, livre III, chap. n. s Dès la première moitié du xii° siècle, un certain nombre d'édits royaux s'étendent à toutes les provinces directement administrées par le souverain ; mais aucun, pas même l'ordonnance de Louis VII sur les Juifs que mentionne M. LUGHAIRE [0. c, I, p. 239), ne dépasse ces limites et si la constitution
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le représenter : il en est le juge et le gardien. Voilà la doctrine des légistes et la théorie sinon la pratique de la royauté au xiv° siècle ; c'est la politique d'Etat qui se substitue franchement à la politique de fief *. Cette politique nouvelle, nous en retrouvons la trace dans toutes les ordonnances royales depuis Philippe IV. L'intérêt commun, c'est que le royaume
de Soissons (1155) sur l'établissement de la paix publique est applicable à tout le royaume, c'est que les grands feudataires l'ont signée et qu'elle part de l'initiative du clergé (LUGHAIRE, O.c, I, p. 263). Sous Philippe-Auguste et Louis VIII l'autorité royale commence à invoquer expressément la doctrine de l'intérêt commun, pro communi omnium utilitate (mandement de 1215 : Ordonnances, I, 35), mais les ordonnances ne sont exécutoires sur les domaines des grands feudataires et des plus puissants barons que s'ils les ont acceptées : c'est leur volonté qui les impose à leurs sujets et non celle du roi. Saint Louis va déjà plus loin. Les ordonnances délibérées dans les parlements où les légistes et les fonctionnaires sont beaucoup plus nombreux que les seigneurs s'étendent à toutes les provinces royales et s'appliquent même aux domaines des hauts barons qui, il est vrai, ne les respectent pas toujours : mais les grands fiefs, la Bourgogne, la Bretagne, la Champagne, la Flandre restent en dehors de l'action des parlements royaux. C'est seulement sous Philippe-le-Bel que la doctrine aura son plein effet et que le roi fera des établissements pour tout le royaume, ce qui signifiera alors la France entière (Voir FLAMMERMONT, De concessu legis et auxilii, chap. i). 1 Mais quant li Rois fet aucun establissement especialment en son domaine, si, li baron ne lessent pas par ce à uzer en leur teres selonc les anciennes coustumes. Mais quant li establissement est généraux, il doit corre par tout le roiaume. Et noz devons savoir que tel establissement sunt fet par très grand conseil et por le commun pourftt (BEAUMANOIR, II, p. 255, éd. Seugnot). — Chacun baron est souverain en sa baronie. Vrai est que li rois est souverain par dessus tous et a de son droit la générale garde de son roiaume, par quoi il peut faire tels esta-blissemenl comme il lui plaist pour le commun pourfit, et ce qu'il establit doit estre tenu {Ibid., II, p. 22).
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soit en paix : le droit de guerre privée des seigneurs a déjà reçu de nombreuses atteintes, mais on ne l'a pas encore attaqué en principe; l'ordonnance de 1257 n'avait interdit que sur les terres du roi « toute guerre, incendie, et trouble apporté au labourage1 ». Encore n'avait-elle pas été observée, même dans ces limites. Philippe-le-Bel la renouvelle en 1304 et l'étend à tout le royaume sur le Conseil de ses prélats et barons, de sa certaine science el autorité, et en vertu de la plénitude de son pouvoir royal "2. La sécurité du commerce et sa liberté à l'intérieur et à l'extérieur sont un intérêt public : c'est la royauté qui les prend désormais sous sa sauvegarde; mais elle réclame en même temps le droit exclusif d'établir ou d'autoriser les foires et les marchés. « Au roy appartient seul et pour le tout, en tout son royaume et non à autre à octroyer et ordonner toutes foires et tous marchés, et les alans, demourans et retournans sont en sa sauvegarde et protection3. » Depuis Philippe VI (1331), le conduit des foires
Ordonnances, 1, p. 84. * Ad instar B. Ludovici eximii confessons, quondam régis Francorum, cum nonnullis preelatis et baronibus nostris, pleniori habita deliberalione consilii, hoc generali statuto expresse inlendimus et dislrictius inhibemus guerras, bella, honiicidia... non obstante contraria consuetudine quœ liaberi dicitur in aliquibus partibus... regni quam... de prœlatorum et baronum consilio, certa scientia et auctoritate et de plenitudine regiœ potestatis omnino tollimus » (Ordonnances, 1, p. 390). 3 Instruction de Charles V en 1372 {8 mai). Ordonnances, J, p. 477.
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royales s'étend à toute la France et s'applique même aux marchands étrangers, à condition qu'ils entrent par Carcassonne, Aigues-Mortes, Beaucaire ou Mâcon1. Les péages établis sans autorisation royale sont supprimés, et le tarif de ceux qui sont maintenus doit être affiché dans chaque bureau2. Les monopoles partiels qui entravent la navigation intérieure disparaissent peu à peu : la fusion déjà ébauchée au xin° siècle «ntre les diverses corporations de nautoniers qui se partageaient la navigation de la Loire, s'accomplit sous Philippe VI, et la grande communauté des marchands et nautoniers fréquentant la rivière de Loire et fleuves descendants en icelle, absorbe toutes ces associations particulières3. On n'ose pas toucher à la hanse parisienne, mais la hanse de Bouen est mutilée et la Seine devient libre, au moins pour les Parisiens, du pont de Mantes à la mer (1315)4. L'amélioration des voies fluviales, la construction et l'entretien des routes deviennent une des préoccupations dominantes du pouvoir central,
1 Ceux qui entraient par la frontière de Picardie, de Champagne, de Normandie ou d'Aunis n'avaient à traverser que le domaine royal, où depuis longtemps les rois garantissaient la sûreté des marchands se rendant à leurs foires ou marchés (Cf. Ordonnances, II, p. 75). 2 ... Nullus potest facere garennam novam et pedagia nova absque assensu nostre régie majesta.tis (OLIM, t. III, p. 1159, Arrêt du parlement en iSil). — Cf. Ordonnances, II, p. 127. 3 MANTELLIER, 0. c, t. I, p. 72. * Ordonnances, I, p. 598 et suiy.
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Philippe-le-Bel entreprend de rendre navigable la Seine jusqu'à Troyes et la Voulzie jusqu'à Provins 1 : Charles V fait dresser le devis d'un canal entre la Seine et la Loire2. Les ordonnances de voirie se multiplient dans la prévôté de Paris, et s'étendent peu à peu à toutes les autres parties du royaume où les baillis, sénéchaux, prévôts, vicomtes, viguiers ou bayles, administrateurs du domaine, ont la haute main sur le service des ponts-et-chaussées3. Les marchands et voituriers qui concourent à l'approvisionnement de la capitale, et en particulier les marchands de poissons de mer frais, qui ont établi des services de roulage à grande vitesse entre Dieppe, Harfleur et Paris, sont l'objet d'une protection spéciale. Il est défendu aux officiers royaux de réquisitionner, môme en temps de guerre, leurs denrées, leurs voitures ou leurs attelages (1362*).
1 BOUTARIC, La, France sous Philippe-le-Bel, Pièces justificatives insérées dans le tome XXII des Notices et extraits des manuscrits publiés par VAcadémie des Inscriptions, pièce XII. - CHRISTINE DE PISAN, part. II, chap. vu. Le canal devait coûter 100,000 francs d'or ou 100,000 livres. 3 Au xiv° siècle il arrivait souvent que le roi nommât pour la réparation des ponts et des routes des commissaires spéciaux qui se faisaient allouer de larges indemnités : des ordonnances de 1340, de 1357, de 1358 proscrivent cet abus- et chargent exclusivement les juges et administrateurs ordinaires de l'entretien et de la réparation des chemins publics {Ordonnances, III, p. 172, art. 1, IV, p. 189, art. 12, 193, article 15). Dans un grand nombre de villes ce soin regarde les consuls ou magistrats de la commune (Villefranche en Périgord, Grenade, etc.. Ordonnances, III, p. 206, IV, p. 19). 4 Ordonnances, III, p. 558-562 et IV, p. 421.
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Les réquisitions de chevaux, de charrettes, de blé, d'avoine, de vin, de bétail ou autres vivres, sont réglementées1 : elles ne pourront plus avoir lieu que pour le service du roi, par des officiers munis de commissions à cet effet2, et Jean II y renoncera en 1351, au moins à Paris. Une ordonnance de 1315, qui reproduit une constitution impériale de Frédéric II, prononce la suppression des droits de bris et de warech, et punit de la confiscation le pillage des navires naufragés, à moins qu'ils n'appartiennent à des pirates, à des infidèles ou à des ennemis du roi3. Déjà Philippe-le-Bel avait confié à des commissaires spéciaux les enquêtes et les jugements en matière de naufrages ; c'était un premier pas vers l'établissement des tribunaux d'amirauté qui, peu à peu, devaient attirer à eux toutes les affaires civiles ou criminelles se rapportant à la marine. Cette juridiction fut réglée pour la première fois par l'ordonnance de 1373 (7 décembre) attribuée par Secousse à Charles VI et restituée par Pardessus à Charles V 4. Du reste la justice royale se substitue de plus en plus dans les questions qui
1 Ordonnances, 1, p. 458 (Philippe IV, 1309), 507 (Philippe IV, 1312), 680 (Philippe V, 1319), etc.
" Ordonnances, II, p. 436.
3 Ordonnances, I, p. 610. Cette ordonnance paraît s'être appliquée surtout au Languedoc. Le registre d'où l'a extraite Laurière était celui de la sénéchaussée de Nîmes. 4 Ordonnances, t. VIII, p. 640. de lois maritimes, t. IV, p. 224.
—
Cf.
PARDESSUS,
Collection
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intéressent le commerce, comme clans toutes les autres, aux justices seigneuriales ou municipales. La cour des Conventions royales de Nîmes établie pour l'exécution du traité signé en 1278 avec les marchands italiens, celle des gardes des foires de Champagne, celle des grands jours de Troyes qui reçoit les appels de la justice des foires étaient dès l'origine ou sont devenues des tribunaux royaux : c'est au parlement qu'aboutissent en dernier ressort les appels de toutes les juridictions inférieures, les, contestations entre les marchands et les officiers du roi, les questions soulevées par l'interprétation des ordonnances, par l'application des tarifs de péages, par la délivrance des lettres de marque, etc.. Il se forme ainsi lentement une jurisprudence qui absorbe les coutumes et les législations locales, comme l'administration royale absorbe la commune et la seigneurie. A l'extérieur, c'est le roi qui poursuit auprès des gouvernements étrangers, à Gênes, à Venise, en Aragon, la répression de la piraterie et la réparation des dommages subis par le commerce français ; c'est en son nom et sous sa garantie que sont délivrées les lettres de marque ou de représailles. C'était toujours la violence et l'arbitraire, car les innocents continuaient à payer pour les coupables, mais c'était la violence légalisée et l'arbitraire réglementé. La lettre de marque ne peut être délivrée qu'après plusieurs sommations adressées au gouvernement dont l'auteur de la fraude ou de la
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violence est justiciable : le concessionnaire doit faire constater par acte authentique qu'il a rempli toutes les formalités légales, il doit faire publier ses lettres sur le territoire même de l'état qui ; lui a refusé justice ; enfin, il ne peut en user qu'après un délai qui permet aux intéressés de se mettre à l'abri. La lettre de marque autorise à saisir les biens, mais non les personnes, et les saisies ne sont régulières que quand elles ont été approuvées par les tribunaux royaux. Les marchands qui se rendent aux foires sur la foi du conduit royal ne peuvent être inquiétés, ni pour le fait de leurs compatriotes, ni même pour celui de leur seigneur : ils ne sont responsables que de leurs dettes personnelles. Quand elle est régulièrement octroyée, la lettre de marque devient une propriété légitime qui peut se négocier et se transmettre, comme se transmettrait aujourd'hui toute autre créance ; elle est protégée contre la fraude : si des marchands essaient de s'y soustraire en couvrant leurs marchandises et leurs navires du pavillon de la puissance qui les a concédées et s'ils n'ont pas obtenu une sauvegarde authentique, ils sont traités en ennemis; leurs propriétés, lors même qu'elles dépasseraient la valeur des sommes en litige, sont considérées comme de bonne prise1. La puissance, menacée par cette exécution arbitraire, acceptait rarement sans protester ; aux lettres
1
Voir
DE MAS-LATRIE, DU
droit de marques ou droit de repré-
sailles. Bibliothèque de l'École des Chartes, 1866, p. 529 et suiv.
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de marque elle opposait des contremarques : c'était la guerre en pleine paix, la piraterie autorisée en permanence ; aussi les négociants en avaient pris leur parti ; dès la fin du xme siècle il existait à Narbonne et à Montpellier des associations d'assurances mutuelles contre les lettres de marque *, comme il en existait déjà à une époque plus reculée entre les chargeurs et les propriétaires de navires, entre les armateurs d'une même cité, contre les autres risques de mer2. Nous avons des tarifs de 1264 et de 1315, et les innombrables affaires de représailles qui remplissent au xive siècle les registres du parlement prouvent que la précaution n'était pas inutile 3. Tout en consacrant cette singulière façon de faire rendre justice à leurs sujets, les gouvernements sentaient de plus en plus que la sécurité est la première condition du commerce; ils s'efforçaient de retirer d'une main les dangereuses concessions qu'ils accordaient de l'autre. En 1327. Charles IV prit l'initiative d'un traité de commerce entre la France, l'Angleterre, les royaumes de Castille et Léon, d'Aragon, de Sicile et de Majorque. En vertu de cet accord, les marchands pouvaient circuler librement par terre et par mer, avec leurs marchandises, entre ces différents états, sous la sauvegarde générale d'un
, p. 563. Collection de lois maritimes, t. II, p. 369. 3 Actes du Parlement, n03 4315, 5052, etc., et Olim, III, p. 345346, 1181, etc.
DE MAS-LATRIE
2
* Voir
PARDESSUS,
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conduit garanti par les puissances contractantes, et qui les plaçait dans les mêmes conditions que ceux qui se rendaient aux foires privilégiées1. C'était en fait la suspension des lettres de marque. Malheureusement ce traité resta lettre morte ; il n'était déjà plus exécuté sous Philippe VI. La protection que la royauté accorde aux marchands s'étend jusqu'aux ports de l'Afrique et de l'Orient; Philippe III avait stipulé dans le traité conclu le 21 novembre 1270 avec l'émir de Tunis que les sujets français jouiraient dans toute l'étendue de cet État de la liberté qu'il garantissait lui-même en France aux marchands musulmans 2 ; Charles IV négocie un traité de commerce avec les Soudans d'Egypte 3, et obtient en 1327 du pape Jean XXII une licence spéciale qui autorise ses envoyés à commercer avec les infidèles 4 ; les con1 GUILLAUME DE NANGIS, Historiens de France, t. XX, p. 644. Hoc eodem anno (1327) concordatum est inter regem Francias et regem Anglias, Hispaniee, Arragonise, Sicilise et Majoricarum ut mercatores undecumque terrarum cum securo conductu possent de regno in regnum tam per terram quam per mare cum mercimoniis suis incedere et mercimonia sua deportare et ut hoc edictum nulli lateret vel latere potuisset, fuit hoc per singula régna proclamatum publiée. * DE MAS-LATRIE, Traités des chrétiens avec les Arabes de l'Afrique septentrionale, p. 93 et suiv. 3 LOT, Projets de croisade sous Charles-le-Sel et Essai d'intervention de Charles-le-Bel en faveur des chrétiens d'Orient (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1859, p. 502 et 1875, p. 588). L'envoyé de Charles IV, Guillaume Bonesmains de Figeac, fut trompé et volé par son associé, le catalan Pierre de Moyenville. Il paraît n'avoir rien obtenu du Soudan (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1875, p. 589 et suiv.). 1 Bibliothèque de l'École des Chart 875, p. 594. — Cette
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seillers de Charles VI (1403), échangent avec Tamerlan une correspondance dont les intérêts commerciaux sont le principal objet1; vers la fin du xiv° siècle, nos consuls à Alexandrie sont les consuls de France et non plus comme autrefois les agents de Narbonne, de Marseille et de Montpellier "2. C'était comme gardiens de l'intérêt public, autant que comme suzerains que les rois avaient entrepris, à la fin du xm° siècle, de régler le cours des monnaies et de restreindre le droit de monnayage des évêques et des barons : au xive,ils ont la prétention d'établir dans tout le royaume l'unité de poids, de titre et de types monétaires, et les ateliers seigneuriaux réduits à la fabrication du billon ne subsistent qu'à condition de se conformer aux conditions imposées par les ordonnances royales. C'est au nom du même principe que la royauté essaiera de réformer le système des poids et mesures livré depuis la décadence de la dynastie carolingienne
licence n'est pas^comme semble le croire M. PARDESSUS (Col. de L. Mar., t. III, Introduction, p. cxn), une autorisation générale, mais une permission particulière accordée à Guillaume Bonesmains. Ces marchands spécialement autorisés obtenaient d'ordinaire une modération de droits de la part du Soudan. ' DE SAOY, Mémoire sur une correspondance inédite de Tamerlan avec Charles VI, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Selles Lettres, t. VI, p. 470 et suiv. « Oportet prœterea mercatores vestros ad bas partes mitti et quemadmodum illis honorem haberi et reverentiam curabimus, ita quoque mercatores nostri gd illas partes commeent et illis bonor ac reverentia habeatur » (Lettre de Tamerlan à Charles VI, L. c, p. 474). 1 PARDESSUS, Lois Maritimes, Introduction, t. III, p. cxjii.
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au caprice des seigneurs et à la variété infinie dës coutumes locales. Dans toute la France, l'unité de poids était la livre, subdivisée en onces, gros et grains ; mais la livre poids de marc ou poids de roi en usage à Paris (489, gr. 50585) était plus forte de deux onces que celle de Lyon, plus faible d'une demi-otice que celle de Rouen; la livre de Toulouse ne pesait que treize onces et demie de Paris, celle de Marseille que treize onces1. L'unité de longueur était le pied avec son multiple, la toise, et ses sous-multiples, le pouce et la ligne ; mais lé pied variait dans chaque province, parfois dans chaque village. Il avait tantôt 12 pouces, tantôt 10, et l'écart entre le pied royal (0m,32484) et le pied usité dans certaines villes de France était de près d'un quart. L'aune qui servait à mesurer les étoffes n'était pas- la même pour les merciers que pour les drapiers2. La contenance du muid de Paris variait de 268 litres, 23 à 1873 litres, 18, suivant qu'il s'agissait de liquides ou de grains; le setier d'avoine contenait 24 boisseaux, le setiër
1 Voir BARNY DE ROMANET, Traité historique des poids et mesures et de la vérification depuis Charlemagne jusqu'à nos jours, 1863, in-81. — BÔUTARIC, Des poids et mesures au xiv° siècle (Revue des Sociétés savantes, 1860, p. 317). — DELISLE, Études sur la condition des classes agricoles en Normandie, chap. xix. — BOURQUELOT, Les foires de Champagne, 2° partie, p. 74 etsuiv. — FOTJRGAULT, Évaluation des poids et mesw es anciennement en usage dans la province de Franche-Comté, 1874, in-8°. 3 L'aune de Paris était do 3 pieds 7 pouces 10 lignes ; cello de Provins de 2 pieds et demi.
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de sel 16, le setier de blé et de plâtre 12, et tandis qu'à Paris, le setier de froment représentait un poids de 240 livres, à Soissons il n'en pesait que 80, à Amiens 57. Chaque fief, chaque commune souveraine avaient leur système de poids et mesures dont les étalons étaient déposés soit à l'hôtel de ville, soit dans le manoir seigneurial, soit même dans une chapelle, comme à Paris, où la mine du sel était conservée dans la chapelle Saint-Leufroi *. L'obligation pour le marchand de recourir pour certaines marchandises, ou dans certains jours de foire et de marché, aux poids et mesures du seigneur2, les droits d'estampillage, les amendes qui punissaient les contraventions constituaient un revenu d'une assez grande importance qui d'ordinaire était affermé ou concédé en fief. A Paris le poidsle-Roy et le poids, de la cire étaient un fief héréditaire3, les mesures appartenaient par une concession royale à la marchandise de l'eau qui avait en conséquence le droit de nommer lesjaugeurs et mesureurs4. La multiplicité des poids et mesures, comme celle des monnaies, devenait pour le commerce un
Voir plus haut page 184. e BOURQUELOT, Les foires de Champagne, 2 partie, p. 190. — Ordonnances, I, p. 761, article 12, etc. - ' Le poids du Roi était déposé dans la rue des Lombards, il était tenu en fief du roi {Ordonnances, II, p. 137 note) : le poids de la cire était tenu en fief du grand chambellan (Jbid.). ' En 1331, il y avait à Paris 50 mesureurs de bûches, 54 mesureurs de grains, sans compter les peseurs, jaugeurs et crieurs-mesureurs de vin (Ordonnances, II, p. 375 et 353-354).
S
1
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embarras d'autant plus grave que les transactions étaient plus nombreuses et plus étendues. Déjà les ducs de Normandie en avaient revendiqué la réglementation comme un attribut du pouvoir souverain et avaient tenté d'introduire dans leur duché une certaine uniformité1 ; les villes de la hanse de Londres avaient adopté d'un commun accord l'aune de Champagne pour la mesure des draps2. Philippe V, un des plus hardis réformateurs du xiv* siècle, conçut la pensée d'imposer à tout le domaine royal l'égalité des poids et mesures; une instruction de 1321 à Aubert de Roye, commissaire délégué par Philippe auprès du concile de Sens, annonce et prépare cette réforme3. Elle ne fut jamais exécutée. De tous ces rêves d'unité et de liberté commerciale, de tous ces progrès entrevus par la logique des légistes ou par l'esprit pratique des financiers italiens, bien peu eurent un meilleur sort : presque tous restèrent à l'état de projets ou d'ébauches. C'est que la monarchie du xiv° siècle, placée entre une civilisation qui finit et une civilisation qui commence
1 L. DELISLE, Études sur la condition des classes agricoles en Normandie, chap. xix, p. 527. J
BOURQUELOT,
Les Foires de Champagne, lr« partie, p.
137,
251
et suivantes.
3 D'ACHERY, Spicilegium, III, p. 710 (in-f°, 1723). — « Que en nostre dit Royaume où il y a diverses mesures et divers pois en déception et lésion de plusieurs, fussent faites de nouvel et seul pois et une seule mesure convenables, desqueles le peuple usast dores en avant. »
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se débat au milieu d'un chaos de préjugés, de traditions et d'intérêts contradictoires, œuvres du temps et que le temps seul pouvait détruire ; c'est qu'elle subit dans des conditions plus critiques qu'à aucune époque de notre histoire cette loi qui s'impose à tous les gouvernements : la nécessité de vivre ; c'est qu'elle se heurte sans cesse à une difficulté pressante, inexorable, chaque jour renaissante, le besoin d'argent. Les dépenses de la justice de l'administration2, de la perception et du contrôle 3, celles de l'hôtel du
1 Au xive siècle, les dépenses spéciales à la justice se réduisaient aux gages des conseillers du parlement, et aux indemnités des commissaires désignés pour instruire ou juger certains procès. Les autres juges exerçaient en même temps des fonctions administratives; - Outre les baillis qui touchaient, en 1323, 500 livres tournois de gages annuels {Ordonnances, I, p. 778, art. 21), les prévôts, châtelains, etc.. qui représentaient à la fois l'administration proprement dite et la justice, les eaux et forêts (maîtres des eaux et forêts, gruyers, verdiers, sergents, etc.), les douanes (maîtres et gardes des ports et passages) formaient déjà des administrations distinctes. 3 Les principaux fonctionnaires des finances sous les fils de Philippe-le-Bel étaient les maîtres et oleres des comptes (chambre des comptes), les trésoriers de France, administrateurs du trésor royal, et les receveurs du domaine dont les fonctions avaient été remplies autrefois par les baillis et prévôts. Dans un rapport sur l'état des finances présenté par les gens des comptes en 1336, les.gages de ceux qui servent le roi hors son hôtel, tant en parlement, à la Chambre dès comptes, ou au trésor royal à Paris que. dans les bailliages et sénéchaussées, sont confondus avec les rentes, dotations où fondations à la charge du domaine et aùtres dépenses d'utilité générale. La dépense pour ces différents chapitres est estimée à 353,246 livrés parisis (Le budget de la France sous Philippe VI dans îo Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1875, p. 86 et èuiv.),
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roi et de la reine1, de l'écurie2, et de l'argenterie3 (la liste civile de nos royautés modernes), les charges du domaine, les travaux d'utilité publique, sans compter les dépenses imprévues ou trop prévués, comme celles de la guerre, absorbent chaque année quinze à vingt millions de notre monnaie (valeur intrinsèque) ; depuis longtemps, les ressources ordinaires du domaine suffisent à peine aux charges normales4; la moindre expédition bouleverse l'équilibre instable du budget, et les aides extraordinaires qui depuis Philippe-le-Bel tendent à se substituer à l'obligation féodale du service militaire, ne couvrent pas toujours les frais d'une guerre même victorieuse. Elever les revenus au niveau des besoins du trésor, sans que les populations soient trop chargées et surtout sans qu'elles sentent trop le fardeau; retenir à tout prix dans le royaume le numéraire, dont
1 La dépense de l'hôtel du roi était évaluée en 1336 à 116,699 livres parisis (la livre parisis de 1331 à 1337 représentait une valeur intrinsèque de 22 fr. 90), celle de l'hôtel de la reine à 77,433 livres parisis (Ibid., p. 93). - L'écurie royale formait déjà du temps de saint Louis un office particulier (ordonnance de 1261) : la dépense était estimée en 1336 à 25,608 livres parisis (Ibid., p. 93). 3 L'argenterie dirigée par l'argentier du roi paraît avoir formé un service spécial, au moins depuis 1316 (Voir DODËT D'ARCQ, Nouveau recueil de comptes de l'argenterie, 1 vol. in-8°, 1874, Préface). La dépense était évaluée, en 1336, à 52,193 livres parisis (Bulletin de la Société de l'Histoire de France, p. 93). 4 En 1336, les recettes ordinaires s'élèvent à 656,247 livres parisis (plus de 15 millions -en valeur intrinsèque), les dépenses ordinaires à 625,159 livres parisis. Il reste donc un excédant de 31,088 livres parisis.
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l'abondance est une des conditions de la facile perception de l'impôt ; assurer la vie à bon marché pour que le peuple subisse plus patiemment les exigences fiscales, telles sont les données du problème dont la royauté du xive siècle poursuit la solution avec plus de persévérance que de succès. Pour empêcher la sortie du numéraire dont la rareté est un des plus graves embarras des financiers et une des principales causes du taux élevé de l'intérêt (20 à 60 0/0) *, on ne se contente pas de défendre, sous les peines les plus sévères, l'exportation des espèces monnayées ou des lingots d'or et d'argent2; on arrête au passage le produit des impôts que la cour de Rome prélève sur le clergé de France ; c'est une des raisons de la lutte de Philippe-le-Bel et de Boniface VIII, querelle financière presque autant que politique 3. Des lois somptuaires aussitôt abandonnées que promulguées prohibent ou limitent la fabrication et l'usage de l'argenterie que les monnaies royales convertissent en espèces4, des riches étoffes étrangères, des épices de l'Orient, que le commerce français paie en monnaies et non en marchandises5. Les Juifs et les Lombards détes1 Cf. BOURQUELOT, Fragments de comptes du xiue siècle (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1863, p. 56). 2 Ordonnances, I, p. 373 et 379 (ordonnance de 1303), p. 769 (ordonnance de 1322), etc. 2 BOUTARIC, La France sous Philippe-le-Bel, livre V, chap. i. 4 Ordonnances, I, p. 324, 347, 475, 481 (Philippe IV), 768, 773 (Charles IV), II, p. 86, 184, 280, 474, etc.. 3 Ordonnances, I, p. 313 (Philippe III), p. 541 (Philippe IV,
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tés par le peuple comme usuriers et comme fermiers des impôts, redoutés par la royauté comme exportateurs de numéraire et comme intermédiaires du commerce des objets de luxe avec l'étranger, sont tour à tour expulsés ou rappelés, suivant les influences diverses qui dominent dans le conseil royal1. Pour assurer la vie à bon marché, on essaie de tarifer les denrées de première nécessité2, de fixer le taux des salaires et le bénéfice du marchand (ordonnance de Jean II, 1351)3; on ferme les frontières à
1294).
—
Cf. Bibliothèque de VÊcole des Chartes,
3E
série, t. V,
p.
ordonnances d'expulsion portées contre les Italiens ultramontains ou Lombards (1B11, 1330, 1332, 1340, etc.), ne frappaient que les usuriers, mais comme les Italiens se livraient presque tous plus ou moins ouvertement au commerce de l'argent, il était facile de les leur appliquer. Cependant ils ne furent jamais proscrits en masse, comme l'avaient été les Juifs, et à partir de 1311 le taux de 15 pour cent pour les foires de Champagne et de 20 pour cent en dehors des foires est considéré comme légal (Ordonnances, I, p. 484, II, 83, 202 et 308). Les peines prononcées contre les usuriers n'atteignent que ceux qui dépassent ce taux (mandement de Philippe VI au sénéchal de Beaucaire en 1334. — Cf. GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, I, p. 496). , 2 Mandement de Philippe-le-Bel pour fixer le prix des grains, presque aussitôt révoqué (1305), Ordonnances, I, p. 425 et 426 (B). — Taxation des salaires des ouvriers et du prix des vivres (1330) Ordonnances, II, p. 58 et XII, p. 521. — Taxation du pain (1351), Ordonnances, II, p. 351 et suivantes. — Taxation des salaires et des vivres (1352 et 1356, Ordonnances, II, 489 et III, p. 46). 3 Ordonnance de février 1351 (Ordonnances, II, p. 364 et suivantes). Le roi fixe à deux sous pour livre le bénéfice du marchand. Une chambrière ou une nourrice sur lieu ne doivent pas toucher plus de 50 sous de gages par an. Le salaire des ouvriers
176. 1 Les
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l'exportation des matières premières et des objets de consommation, le vin, le blé, le sel, les harengs de pêche française (ordonnances de 1277, de 1296, de 1302, 1305, 1314 *, etc.). Pour rendre l'impôt royal'2 moins lourd et plus
et artisans ne pourra dépasser de plus d'un tiers celui qu'ils recevaient avant la peste de 1349. 1 En. 1217, Philippe III interdit la sortie des blés, du vin, du bétail. (Ordonnances, XI, p. 353). L'ordonnance de 1302 défend l'exportation même aux marchands munis de permissions royales. Celle de 1305 (Ordonnances, I, p. 422-423) adressée aux gardes des ports et passages des bailliages de Vermandois, de Vitry, d'Amiens, de Chaumont, de Caux, de Rouen, de Caen, et des sénéchaussées de Poitou et de Saintonge l'autorise seulement pour ceux qui seront pourvus de lettres patentes du roi. Elle donne une longue liste des marchandises dont l'exportation est prohibée, sous peine de saisie. C'est une sorte de tableau des exportations françaises au début du xiv6 siècle. L'énumération comprend le blé, l'avoine, l'orge et autres grains ou légumes, le vin, le miel, le poivre, le gingembre, le cinamome, le sucre, le galanga, les amandes, les bestiaux vivants et les cuirs, le fer, l'acier, le cendal, la toile, la soie et le coton, les armes, les chevaux et mulets, les draps, les laines, la pelleterie brute ou préparée, le lin, le chanvre filés ou non filés, l'or, l'argent en lingots, vaisselle, joaillerie, monnaie, le billon et les espèces françaises ou étrangères, les graines pour la teinture, l'alun, la guède, le brésil, la oire, le suif, le saindoux, et les autres graisses ou oints, l'huile, le cuivre, le plomb, l'étain et autres métaux, les cendres gravelées, et en général toutes marchandises même non dénommées. L'exportation de certaines épices est seule autorisée. Les importateurs pourront réexporter en denrées non prohibées pu en argent la valeur des marchandises importées. a Ces impôts extraordinaires et non permanents, qui ne sont pas considérés comme faisant partie du domaine, sont les aides féodales que le seigneur, et le roi comme tout autre, avait le droit de réclamer de ses vassaux pour sa rançon, s'il était prisonnier, pour le mariage de sa fille aînée et la ehevalerie de son fils aîné,
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productif, on expérimente tour à tour toutes les variétés de contributions directes et indirectes : tailles et fouages (c'est notre impôt foncier et mobilier) ; décimes et vingtièmes (c'est l'impôt sur le revenu) ; cinquantièmes et centièmes (c'est l'impôt sur le capital)1; gabelles du sel qui existaient déjà, dans certaines provinces, sous forme d'impôt sur les salines ou sur la vente, et qui, au xiv8 siècle, sont généralement perçues au moyen d'une majoration de prix et de l'établissement d'un monopole royal temporaire, 'affermé ou en régie 2 ; droits d'aides sur les vins et sur les boissons, taxes sur les marchandises vendues ou revendues3, sans préjudice des taxes spéciales sur les opérations des usuriers ou des commerçants étrangers (denier et maille pour livre, cent sous pour cent livres4, etc.).
et l'impôt de guerre ffinacio, mbsiiium, auxilium), espèce de taxe de rachat du semée militaire qui n'apparaît d'une façon, régulière que sous Philippe-le-Bel. 1 Voir VUITBY, Régime financier avant\ i7S9, nouvelle série t. I et II. — CLAMAGERAN, Histoire de l'impôt. — CALLERY, Histoire du pouvoir royal d'imposer. Bruxelles, in-8°, 143 pages ; -— et FLAMMERMONT,'D« concessu legis et auxilii, in-8°, 1883. — Du reste aucun de ces modes d'imposition n'était d'invention royale ; ils avaient tous été expérimentés avant le xiv° siècle. * Voir l'instruction du 12 mars 1360. (Archives administratives de Reims, III, p. 132). Le monopole existait déjà au xne siècle dans une partie du Languedoc. (Voir DUCANGE au mot Qabella et l'Histoire du Languedoc (1879), VII, p. 185). 3 C'était un impôt sur le chiffre d'affaires perçu en général par abonnement pour les ventes faites en dehors des marchés, et affermé pour les ventes faites dans les halles et marchés publics, dont la constatation était moins difficile. '* L'impôt de 100 sous pour 100 livres était un impôt sur le capital établi par Louis X en 1315 et qui ne pesait que sur les
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De tous ces expédients, le plus funeste et le plus fréquemment employé, c'est la variation perpétuelle du poids, du titre ou de la valeur légale des espèces, véritable impôt que la royauté prélevait en vertu de son droit de juridiction suprême en matière de monnayage. Philippe-le-Bel avait largement appliqué ce principe dont il n'était pas l'inventeur ; on avait vu sous son règne le marc d'argent, dont la valeur commerciale n'était que de 2 livres 15 sols 6 deniers, s'élever à la valeur fictive de 8 livres 8 sols1. Il fut dépassé par les premiers Valois. Sous Philippe VI, de 1336 à 1342 la valeur réelle de la monnaie d'argent est successivement abaissée de moitié, et sa valeur légale relevée d'autant2 : un débiteur qui en 1336 se serait engagé à payer en espèces d'argent une rente équivalente à mille francs pouvait en 1342 s'acquitter avec l'équivalent de 199 francs. Sous Jean II, on vit en quelques mois le marc d'argent monter de 4 livres 10 sous à 18 livres et on put compter en une seule année (1359) jusqu'à quinze variations de
marchands et banquiers italiens ayant leur domicile en France. Moyennant le paiement de cette taxe, ils étaient exempts du service d'ost, chevauchée et toutes autres subventions, et assimilés aux bourgeois du royaume pour leurs dettes, biens, marchandises et procès. (Ordonnances, I, p. 582).
1 VUITKY, Régime financier de la France avant 1789, nouvelle série, t. I, chap. iv. — Cf. DE SAJULCY, Philippe-le-Bel a-t-il mérité le surnom de faux-monnayeur ? 1876, in-8°, et BOUTARIC. la France sous Philippe-le-Bel, livre X, chap. vi.
- VUITRY.
0. c, t.
II,
chap. iv, p.
241
et suivantes.
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la monnaie1. Il est inutile d'insister sur les conséquences de cette instabilité monétaire : confusion inextricable du change, brusques variations du prix nominal de toutes choses, contestations sans fin entre le débiteur et le créancier2, le marchand et l'acheteur3, l'ouvrier et le patron. Si ce n'était pas, comme on l'a dit, le faux-monnayage, c'était sous une autre forme la ruine du crédit public et privé. Cependant la monnaie faible avait ses partisans. Ils prétendaient que les importateurs étrangers et surtout les Italiens, que la France payait presque uniquement en argent, seraient forcés par rabaissement de la valeur des espèces à échanger leurs marchandises contre des produits du sol ou de l'industrie. Le cultivateur et l'artisan y gagneraient : l'exportation française se développerait et le numéraire resterait dans le royaume, au lieu d'aller enrichir l'étranger4. Quelle que fût la valeur de ce paradoxe économique, il est probable qu'il eut peu d'influence sur les variations monétaires. La
VUITRY. 0. c, t. II, chap. iv, p. 295 et suivantes. L'ordonnance du 16 décembre 1329 {Ordonnances, II, p. 43), décide que les dettes seront remboursées au cours qu'avaient les bons gros tournois d'argent à l'époque et à l'endroit où le contrat avait été signé, mais que les rentes -seront payées au cours qu'aura la monnaie : c'était une source inépuisable de procès. 3 Les rois se plaignent que les marchands augmentent leurs prix quand on émet de la monnaie faible et qu'ils refusent de les abaisser quand on rétablit la monnaie forte. (Mandement de Philippe VI au sénéchal de Beaucaire, 6 avril 1330, Ordonnances, II, p. 49). * Voir BOUTARIO, la France sous Philippe-le-Bel, page 362. 20
1
2
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pénurie du trésor ne suffisait que trop à les expliquer. C'est aussi parmi les mesures fiscales bien plus que parmi les mesures économiques qu'il faut ranger les taxes douanières dont le nombre et l'importance ne cessent de s'accroître depuis le commencement du xiv9 siècle. Aux premiers temps de la féodalité, quand la guerre était l'état normal, quand la défense était la préoccupation dominante, tout le régime douanier consistait à prohiber la plupart du temps la sortie des marchandises de première nécessité. Les porter au dehors c'était les porter à l'ennemi; c'était aussi frustrer le seigneur des droits qu'il percevait sur les ventes dans ses halles, ses marchés, et ses foires. L'importation au contraire était libre; elle augmentait les- ressources et les moyens de défense du fief, au lieu de les compromettre, et le seigneur n'y trouvait que du bénéfice. Ces rigueurs primitives ne tardèrent pas à s'adoucir. Au lieu d'interdire l'exportation, on la réglementa, on l'autorisa tantôt librement, sauf l'obligation d'acquitter les péages ordinaires, tantôt moyennant finance et par certains endroits déterminés : outre les bureaux de péages dispersés sur toute la surface du territoire, on créa aux frontières du royaume et des fiefs souverains de véritables bureaux de douanes qui furent placés sous la surveillance des gardes des ports et des passages1.
1
Sous Philippe-le-Bel cette charge paraît avoir été remplie
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Les rois et les grands feudataires se réservèrent cependant le droit de revenir au régime de la prohibition en cas de guerre, de famine, ou dans certaines circonstances spéciales. Ainsi il était interdit d'exporter chez les infidèles, les armes, le fer, les chevaux de bataille, les joyaux, la toile, les laines, la gaude, la garance, les métaux précieux et les esclaves1. Les contrevenants étaient punis de confiscation parle roi et frappés d'excommunication par l'Eglise. Sous Philippe IV, l'administration douanière s'organise : les gardes des ports et passages sont soumis depuis 1305 à la surveillance d'un maître général, Godefroy ou Geoffroi Gocatrix, bourgeois de Paris2, investi de pleins pouvoirs pour l'exécution des ordonnances royales, et secondé par deux surintendants, Pierre de Châlon et Guillaume de Marcilly3. Sous les ordres de ce haut personnel des douanes sont placés des commissaires provinciaux, des visiteurs généraux, des gardes des ports et passages,
par des hommes de naissance noble ou du moins par des anoblis et par des clercs. En 1305 Jean de Wartigny, écuyer, et Nicolas d'Estrebays, clerc, sont gardiens des ports et passages dans les bailliages de Vitry et de Vermandois. (Ordonnances, I, p. 422). En 1306 Guillaume de Farges et Jean de Bussy, gardiens des ports et passages sont qualifiés de chevaliers. (Actes du Parlement, n° 3367, t. II, p. 37.) 1 Ordonnance de 1313. (Ordonnances, I, p. 505). ' Ordonnances, I, p. 424. — La famille Cocatrix avait donné son nom à une des rues de Paris. (GÉRAUD, le livre de la taille de Paris, p. 146). Geoffroi Cocatrix était échanson de Philippe-leBel. 3 Ordonnances, I, p. 424 et XI, p. 422.
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des sergents à pied et à cheval, des commis ou cartulaires registreurs qui vérifient les permis et inscrivent toutes les marchandises exportées1. A partir de 1321, la Chambre des comptes a la haute main sur l'administration douanière2; mais jusqu'en 1357 la direction en est toujours confiée à un seul maître général. En septembre 1357, une ordonnance autorise les gens des comptes à créer, suivant les besoins, de nouvelles charges de maîtres ou gardes généraux3, et en 1360 chacune des grandes divisions administratives, bailliages ou sénéchaussées, qui touchent à la frontière, paraît avoir son maître ou visiteur général, exerçant une juridiction spéciale en matière d'exportation *. Les prohibitions intermittentes et partielles qui ne frappaient d'ordinaire que les métaux précieux, les vivres, et en temps de guerre, les armes, les mulets, les chevaux de bataille, s'étendent peu à peu à d'autres marchandises. Déjà, en 1278, Philippe III avait interdit la sortie des laines et enjoint aux baillis ou seigneurs justiciers d'exiger, chacun dans leur ressort, & bonne seûrté que li marchans » ne les portera ni ne fera porter, ne mener hors
1
Ordonnances, XI, p. 422. — Cf.
BOUTARIG.
La France sous
Philippe-le-Bel, p. 360 et suivantes. Ordonnances (19 mai 1321), I, p. 150.
3
Ordonnances, III, p. 180 et 240.
4 Ordonnances, III, p. 462. — On trouve en 1360 des gardes ou visiteurs généraux des sénéchaussées de Nîmes et Beaucaire, de Toulouse et Carcassonne, du bailliage de M&con, du bailliage de Lille, Amiens, Tournai et Douai.
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« du royaume et de rapporter vraies enseignes » qu'il les aura vendues ou despendues au » royaume1 ». Il est vrai qu'on ne tarde pas à se relâcher de cette rigueur : Philippe IV bat monnaie avec la prohition, qui peut-être n'avait pas d'autre but. En 1288, il autorise les marchands de Milan à exporter les laines par Saint-Jean-de-Losne moyennant une taxe de cinquante sous par sac, qui se modifiera plus tard, mais qui gardera le nom cle passage des laines employé au xiv° siècle pour désigner ce droit de sortie 2. En 1303, il concède le monopole de cette exportation aux trois frères Bichet, Mouchet et Nicolas Guidi, ses principaux agents financiers3; en 1305 le monopole disparaît, mais ce ne sont plus seulement les laines, ce sont les denrées alimentaires, les épices les plus recherchées comme le sucre, le poivre, le gingembre, la plupart des matières premières, les draps, les toiles, le cendal, qui ne peuvent plus sortir du royaume par la frontière du nord, par les ports de Ponthieu, de Normandie, de Poitou et de Saintonge, sans lettres patentes du roi4. Le rëp. 353. Histoire de Bourgogne^ II, p. 99.— Cf. Lettres patentes de Philippe-le-Bel portant que le traité signé avec les marchands de Milan pour l'exportation des laines ne pourra porter préjudice à la souveraineté du duc de Bourgogne. (Archives de la Côte d'Or, Chambre des comptes de Bourgogne, B. 11689.) 3 TARDIF, Monuments historiques, n° 1021. * Ordonnances, I, p. 422 (1er février 1305).
XI,
A
1
Ordonnances,
D. PLANCHER,
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gime1 prohibitif est moins rigoureux dans le Languedoc : il n'atteint que les vivres et surtout les laines, les toisons, les bêtes à laine, les fils, les draps crus, les matières tinctoriales comme la gaude, la guède ou pastel, la garance, les graines jaunes; les chardons cardères, etc.2. Ces mesures, dont la guerre et la disette étaient la raison ou le prétexte, n'avaient pour la plupart qu'un caractère transitoire3. Cependant elles tendent de plus en plus à se généraliser et à se prolonger, même en temps de paix. Les rois y voyaient avant tout une source de revenus; mais les intérêts industriels commençaient à chercher dans les douanes un instrument de protection contre la concurrence étrangère, et la royauté, qui y trouvait son compte, encourageait ces tendances encore vagues dans le nord, déjà développées dans le midi où elles s'élevaient presque à la hauteur d'une doctrine économique. Le préambule de l'ordonnance de 1305 est un vrai manifeste protectionniste : « Charité bien » ordonnée commence par soi-même. Ce serait » cruauté, quand le champ où naît la source a soif, » de la laisser se répandre dans des terres étran» gères4. »
Ordonnances, XIII, p. 481. art. 6 (Ordonnance de 1315). Ordonnances, XI, p. 449, art. ï. — Cf. BOUTARIC, La France sous PMUppe-le-Bel, p. 359. 3 En 1310 (mandement de Philippe IV, du 25 avril), les laines sont seules mentionnées expressément parmi les marchandises dont l'exportation est interdite. * Quia ordinata charitas rite in quosquam a se ipsis incipit,
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En vertu de ce principe, les drapiers et les pareurs du Languedoc, qui se plaignent de voir les laines, les draps crus, les matières tinctoriales indispensables à leur industrie enlevés par les marchands italiens, obtiennent ou plutôt achètent de Pbilippele-Bel l'interdiction que nous avons signalée plus haut et que confirmera solennellement, en 1318, un règlement de Philippe V, longuement élaboré par le surintendant Pierre de Châlon et les représentants de la draperie languedocienne '1. Bien qu'en Languedoc même il n'eut pas rencontré partout une égale faveur, ce règlement éveilla la jalousie des drapiers du nord qui réclamèrent pour, leur industrie une protection analogue. Le roi convoqua à Paris, en 1320, un congrès des maires ou représentants des bonnes villes et des délégués des corporations de drapiers2 ; on y décida que la défense d'exporter.les laines, les fils, draps non teints ni tondus, matières tinctoriales, tartre, etc., serait étendue à toutes les frontières (février 1321)3 ; mais elle resta toujours suborcrudelitatique proximum existât, agro in. quo fons nascitur sitiente, exhinc ad alioram agrorum usum aquam duci... [Ordonnances, I, p. 422).
1 Le règlement de Philippe V souleva des orages : une partie des drapiers et des pareurs protestèrent, on répandit le bruit que l'ordonnance royale avait été révoquée, que Pierre de Châlon était rappelé ; il fallut, pour faire exécuter l'ordonnance, des arrêts du parlement et de nouveaux mandements royaux (13 juillet 1320. Ordonnances, XI, p. 414 et suiv.). 2
Ordonnances, XI, p. 416. Ordonnances, XI, p. 418. — L'ordonnance de Charles IV
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donnée au bon plaisir du roi qui pouvait accorder des licences 1 ou déléguer ce droit à l'un des surintendants des douanes 2. Les concessions furent si larges que la prohibition du passage des laines, et autres matières nécessaires à la draperie, celle de la sortie du lin et du chanvre bruts ou filés et des toiles écrues3 mentionnée dans un mandement de Philippe V en 1321, se transformèrent rapidement en une taxe d'exportation qui prit le nom de haut-passage et fut appliquée plus tard à un certain nombre d'autres marchandises. La Chambre des comptes fut chargée à partir de 1321 de traiter avec les marchands et de délivrer les permis qui devaient être présentés aux gardiens des ports et passages4. Les tarifs d'abord arbitraires ne tardèrent pas à se fixer : en 1358 ils sont de 7 deniers pour livre (2,91 p. 0/0) pour les
(16 juin 1324) donne une énumération complète des marchandises prohibées à la sortie. C'étaient les mômes qu'indique déjà le règlement de 1318 (Ordonnances, XI, p. 490 et suivantes).
1 Philippe-le-Bel en avait usé largement (Voir BOUTARIC. 0. c, p. 360, note i). Louis X et Philippe V l'imitèrent : le règlement de 1318 mentionne comme exempts de la prohibition Baldo Fini de Florence, Raymond Tourronouaille, Aluald de Portai et réserve le droit du roi à traiter avec les associations de marchands milanais, florentins, ultramontains et autres [Ord., XI, p. 462-63).
' 2 Pierre de Châlon fut nommé conservateur spécial de cette ordonnance en 1321 (Ord. XI, p. 480).
3 Cette prohibition est mentionnée dans un mandement du 19 mai 1321 (Ordonnances, I. p. 150).
" Ibid., p. 150 (19 mai 1321).
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fils de laine, de chanvre et de lin, les dpps écrus et blancs ; de 60 sols tournois par quintal pour les laines du Languedoc de première qualité, de 45 et 30 pour les qualités inférieures ; ils restent à débattre entre le marchand et les officiers royaux pour les teintures, le fer, l'acier, etc. Les laines ne peuvent sortir que par Aigues-Mortes et Saint-Jeande-Losne1. La prohibition générale de 1305 qui n'avait jamais été expressément abrogée2, bien que Philippe-le-Bel et Louis X eussent laissé aux surintendants des douanes la liberté de l'appliquer ou non, suivant les circonstances, donnait lieu à de perpétuels débats entre les marchands et les officiers royaux : certaines marchandises avaient recouvré la franchise, d'autres étaient taxées à prix débattu : il n'existait aucune règle, aucune base fixe d'évaluation et de perception : la seule loi était l'arbitraire. La Chambre des comptes, quand elle eut été investie du contrôle supérieur en matière de douanes, songea tout à la fois à réformer ces abus et à les exploiter au profit du trésor. Après une enquête discrète, qui lui permit de se rendre compte de l'opinion des bonnes villes et de préparer un tarif régulier3, elle provoqua en 1324 un édit
1 Ordonnance do septembre 1358. (Ord., III, 254.) - En 1322 l'exportation était encore interdite à moins de licence expresse (Ordonnances, XI, p. 4C0). 3 Ordonnances, I, p. 487.
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royal qui suspendit de nouveau l'exportation par toutes les frontières1; mais presque aussitôt un second édit (13 décembre 1324 2) rétablit la liberté du commerce, à la seule condition d'acquitter sous le nom de rêve3 un droit de sortie qui pesait sur toutes les marchandises. Ce droit était fixé pour presque tous les articles d'exportation, en particulier pour les draps et les avoirs de poids, à 4 deniers pour livre de la valeur courante (1,66 p. 0/0). Le tonneau de vin payait 10 sols ; le setier de blé, de pois et de fèves 12 deniers, le setier d'avoine ou autres grains 6 deniers ; le millier de harengs 8 deniers, les bœufs 12 deniers, les vaches 8 deniers, les porcs 4 deniers, les moutons 2 deniers par tête. Les négociants ou les conducteurs seraient tenus de déclarer seulement la nature de leurs marchandises, sans être obligés de les déballer, et la taxe serait acquittée non à la frontière, mais au point de départ, dans la monnaie ayant cours (tournois ou parisis, suivant les lieux). Ce tarif valable pour une année fut indéfiniment prorogé et confirmé par Philippe VI en 13404. Il laissait subsister le droit de haut-passage pour les marchandises qui y étaient soumises5.
Ordonnances, XI, p. 148. Ibid., II, p. 148 et XI, p. 490. 3 Ce nom dériverait, suivant Ducange, du vieux mot français renver, reever (rogare) qui signifie exiger, demander. 4 Ordonnances, II, p. 147. 8 Le droit de haut passage ne se confondait pas avec le droit de rêve (Ordonnance de 1358. Ord., III, 254.)
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Outre les droits ordinaires, les marchands ultramontains payaient une surtaxe de quatre deniers pour livre, désignée sous le nom de boite aux Lombards, pour toutes les marchandises qu'ils tiraient du royaume1. Ce régime subsista avec quelques modifications jusqu'en 1360. A cette époque, fut levée dans toute la France une aide pour la rançon du roi Jean II fait prisonnier à Poitiers et rendu à la liberté par le traité de Brétigny. Les pays de langue d'oc offrirent un subside fixe2 ; mais, dans les provinces de langue dJo'4, l'aide fut prélevée au moyen d'une imposition de 12 deniers pour livre (5p. 100) sur toute marchandise vendue ou revendue, à l'exception des boissons taxées à un treizième de la valeur marchande et du sel taxé à un cinquième3. Les marchandises exportées des pays de langue d'oïl dans les pays étrangers ou dans les provinces méridionales, et qui auraient ainsi échappé à l'impôt, durent l'acquitter sous forme de taxe de sortie (imposition) foraine) payée au point de départ.
1 Ordonnances, III, p. 254. — Voir également le règlement de 1368. 2 ILid., lîl, 463. 5 mii., III, 433. 4 Les provinces aux frontières desquelles était établie la ligne douanière étaient la Picardie, la Normandie, l'Ile-de-France, la Champagne, le Berry, le Bourbonnais, l'Orléanais, la Touraine, l'Anjou, le Poitou. Elle laissait en dehors l'Artois, le Maine, la Bretagne, la Marche, l'Auvergne, le Forez, la Bourgogne, le Dauphiné, la Guienne non soumis aux aides. Le Languedoc et le Lyonnais qui avaient accepté les aides ou des équivalents eurent aussi leurs lignes de douanes du côté des provinces non sujettes à l'imposition foraine et à l'impôt des boissons.
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Pour celles qui étaient destinées à une province où les aides avaient cours, les expéditeurs devaient se munir d'un acquit à caution : enfin les marchandises provenant de l'étranger ou des pays de langue d'oc et qui traversaient, pour être réexportées, les pays soumis aux aides, payaient un droit de transit de six deniers pour livre, à moins qu'elles n'appartinssent à des personnes ou à des pays privilégiés1. Telle est l'origine d'un impôt qui, plusieurs fois supprimé, mais toujours rétabli avec des modifications plus ou moins importantes, devait durer autant que l'ancienne monarchie, et d'une division douanière de la France qui, malgré les efforts d'Henri IV, de Richelieu et de Golbert, se maintint également jusqu'à la Révolution 2. Ainsi, dès la fin du xiv" siècle, la France royale était enveloppée d'une ligne de douanes surveillées par une administration spéciale, et distinctes des anciens péages qui subsistaient à côté de l'organisation nouvelle. Les bureaux de perception placés, non à la frontière, mais dans l'intérieur 3, ont à ap1 Les habitants de la Touraine, du Ponthieu, du Cambrésis, ceux des parties de la Guienne qui reconnaissaient l'autorité du roi de France furent exemptés de l'imposition foraine par Charles V (1376.) 2 Voir sur l'histoire des douanes : DARESTE, Traites et droits de douanes dans l'ancienne France (Bibliothèque de l'Fcole des Chartes, 1846, p. 465 et suivantes) ; — DUPRESNE DE FRANCHEVILLE, Histoire générale et particulière des finances (3 vol. in-4°, 1738-1740) ; — MOREAU DE BEAUMONT, Mémoires sur les Impositions (5 vol. in-4°, Paris 1787), t. III. 3 Le règlement de 1376 pour la levée de l'imposition foraine,
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pliquer trois tarifs, ceux du haut, passage, de la rêve et de l'imposition foraine ; les deux derniers sont généraux, tandis que le premier ne frappe qu'un nombre restreint de marchandises. Ces taxes à la fois protectrices et fiscales, puisqu'elles avaient la prétention de rendre plus difficile l'exportation des denrées ou des matières premières nécessaires à la consommation du royaume et de faire payer à l'étranger sa part de l'impôt, ne différaient ni par le principe, ni par le système de perception des droits de sortie levés autrefois par les seigneurs féodaux ou par les communes sur les produits de leur territoire. De même les drapiers de la langue d'oc ou de la langue d'oïl, en réclamant pour leur industrie une protection dont les conséquences retombaient plus encore sur le cultivateur ou l'éleveur français que sur le consommateur étranger, n'avaient fait que généraliser les traditions égoïstes du corps de métier local; mais par ce fait qu'elles émanaient de l'autorité royale et qu'elles s'étendaient à toutes les provinces directement administrées par
explicatif d'un règlement de 1369, décide que lorsqu'une marchandise, quelle qu'en soit l'origine, sera chargée dans un diocèse pour l'étranger ou pour les parties du royaume où les aides n'ont pas cours, elle paiera l'imposition dans ce diocèse. Les acquits à caution seront aussi délivrés au point de départ. Les marchandises expédiées à Paris paieront l'impôt à Paris, si on les réexporte pour l'étranger. L'imposition sur les draps et autres avoirs de poids qui est de 12 deniers pour livre dans le reste du royaume, n'est que de 6 deniers à Paris. Le blé, le vin, les laines et le sel sont exempts. Les étrangers qui n'auront pas vendu les marchandises qu'ils auront importées pourront les réexporter en franchise lOrdonnances, VI, p. 206).
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le roi, ces mesures prenaient une tout autre importance : la vie économique de la France s'élargissait, comme sa vie politique ; elle perdait peu à peu son caractère féodal et municipal pour prendre un caractère national. Sur les assises encore solides de la féodalité grandissaient les institutions et les idées modernes, comme dans les cathédrales restaurées, les frêles colonnettes et les voûtes hardies du xiv° siècle s'élevaient sur les piliers massifs de l'époque romane. Le commerce français avait ressenti plus d'une fois le contrecoup des embarras èt des oscillations de la politique royale ; cependant sa marche progressive ne fut interrompue que par les désastres de la guerre de Cent-Ans. Sur la Méditerranée, lé centre du mouvement commercial s'était peu à peu déplace. La prospérité de Marseille avait été compromise par le gouvernement tyrannique et les guerres malheureuses des princes de la maison d'Anjou, qui avaient hérité du comté dé Provence. La rupture dés barrages de l'Aude en 1320 et l'envasement des étangs avaient ruiné le port de Narbonne1. Ses armateurs luttèrent avec courage pendant tout le xiv° siècle contre une décadence irrémédiable ; ils continuèrent à entretenir des relations avec la Catalogne, la Sicile, l'Egypte, Rhodes et Constantinople 2 ; mais les tra1
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C. C.
PORT, PORT,
Commerce maritime de Narlottne, p. p.
113-158.
180.
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vaux entrepris pour la réparation de la digue de Salelles, et le creusement du lit de l'Aude (1346) n'avaient pas réussi ; le bras qui passait à Narbonne se desséchait de plus en plus, les graus s'ensablaient ; le golfe n'était plus qu'un marécage. Les ravages des grandes compagnies achevèrent ce que la nature avait commencé et, au commencement du xve siècle, Narbonne comptait à peine trois mille citoyens1. Un moment on avait songé à créer unport à Leucate pour remplacer celui de Narbonne. Ce projet conçu après une enquête qui avait attiré l'attention des conseillers royaux sur l'admirable situation de la baie de la Franqui, reçut un commencement d'exécution en 13092. Après la catastrophe de 1320 et les tentatives impuissantes pour rétablir le chenal, Narbonne tourna de ce côté toutes ses espérances. En 13-36 ses consuls provoquent à Garcassonne une réunion des délégués de toute la sénéchaussée : ils font ressortir les avantages du nouveau port. « Les Italiens et les Catalans commencent à entretenir par le détroit de Gibraltar des relations suivies avec l'Angleterre et la Flandre ; en débarquant leurs marchandises dans une des rades les plus sûres de la Méditerranée, et en les expédiant jusqu'à Bordeaux par voie déterre ou par le cours de la Garonne, ils éviteront les dangers d'une longue traversée et les pirateries des corsaires du
1 Inventaire des Archives communales de Narbonne, série ÂÂ., p. 36 et 356. ' Histoire du Languedoc (1742), t. IV, p. 145.
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Maroc. Leucate deviendra l'entrepôt du commerce entre la Méditerranée et l'Atlantique. » Cet appel resta sans écho. Repoussés par leurs pairs, les consuls s'adressèrent au roi ; ils offrirent un don gratuit de 10 sous tournois par habitant, payable en 16 ans, du jour où commenceraient les travaux, à condition que les propriétaires de péages entre Leucate et la Réole seraient obligés de contribuer aux frais de l'entreprise. Le moment n'était pas favorable; la guerre avec l'Angleterre venait d'éclater ; ils n'obtinrent pas de réponse. Cependant en 1359 les travaux furent repris, mais presque aussitôt interrompus sur les plaintes de la sénéchaussée de Beaucaire. Ils ne recommencèrent en 1377 que pour être abandonnés encore une fois, malgré les suppliques et les mémoires adressés par la ville de Narbonne au conseil royal1.' Narbonne acheva lentement de s'éteindre au bord de son fleuve sans eau et de ses étangs transformés en marécages et le projet de Philippe-le-Bel ne fut jamais exécuté. Le traité conclu par Philippe III avec les consuls des républiques italiennes et confirmé par Philippele-Bel2 avait transporté à Nîmes le siège du com1 C. PORT, Le commerce maritime de Narbonne, p. 199 et suivantes. 2 Voir plus hautpage]253 et 254. —Le traité avait été renouvelé en 1294 à la suite d'une négociation entre le capitaine des Italiens et Mouchet Guidi, chargé des pouvoirs de Philippe-le-Bel. Le. droit sur la vente des marchandises avait été fixé à 1 denier pour livre de petits tournois, payable par l'acheteur et par le vendeur, pour les ventes faites à Nîmes et aux foires de Champagne, à deux deniers pour celles qui seraient faites en dehors
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merce entre le Languedoc et l'Italie qui avait fait autrefois la richesse de Montpellier. Cette désertion, qui ne fut jamais complète, avait rencontré de vives résistances : les rois de Majorque, seigneurs de Montpellier, n'avaient cessé de protester1; mais, malgré les adoucissements apportés à la convention de 1278 par les derniers Capétiens directs et les premiers Valois, Montpellier essaya vainement jusqu'à son annexion au domaine royal de ressaisir son ancienne prépondérance. Lès rois de France s'efforcèrent de profiter des circonstances pour concentrer à Aigues-Mortes tout le mouvement maritime de nos provinces méridionales. Saint Louis et Philippe III s'étaient contentés d'accorder à la nouvelle ville des privilèges qui devaient accroître la population et attirer les étrangers : abolition du droit d'aubaine, garantie concédée aux marchands contre l'exécution des lettres de marques ou contremarques, exemption pour les habitants de tout péage, sauf le droit d'un denier pour livre perçu
des foires ou du ressort de la cour des conventions de Nîmes; le droit sur la vente des lingots d'or et d'argent était également d'un denier, le droit sur les contrats de change d'une pougeoise ou d'une obole pour livre, suivant que ces contrats étaient conclus dans les lieux privilégiés ou dans les autres parties du royaume. L'interdiction de commercer à Montpellier était maintenue, mais le marché de Nîmes était ouvert aux négociants de Montpellier (Ordonnances, VII, p. 126-127).
1 Voir les enquêtes de 1238 (Trésor des Chartes, JJ., 34, f 33, n08 27 et 28) et de 1298 (J. 892). — Cf. GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, t. I, passim.
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sur les marchandises débarquées i, établissement d'une Cour supérieure qui prononcerait en appel sur les sentences des consuls de mer et jugerait sommairement en matière maritime et commerciale2. La convention de Nîmes assura à AiguesMortes le monopole du trafic maritime avec l'Italie septentrionale3. Bientôt les officiers royaux poussèrent plus loin leurs prétentions : ils voulurent interdire aux navires l'accès des graus qui conduisaient à Maguelonne, à Melgueil, à Montpellier et les forcer à passer par celui d'Aigues-Mortes4 ; ils essayèrent d'atteindre, même en pleine mer, les concurrents de la ville royale. Quand le guetteur de la tour de Constance ou tout autre découvre au loin un navire, n'aperçût-il que ses plus hautes voiles, il sonne du cor : une barque, toujours prête, fait force de rames, rejoint le bâtiment signalé, l'accoste et le force à venir acquitter la taxe d'un denier pour livre, quelle que soit sa nationalité et sa destination. Une des préoccupations des capitaines catalans, marseillais ou narbonnais, c'est de tromper la vigilance du guetteur : on va jusqu'à offrir des primes à l'équipage ou à naviguer la nuit, en dépit des tradi1 Lettre de Clément IV à saint Louis (21 septembre 1267), dans MARTÈNE : Thésaurus noo. anecdotorum, II, p. 405. 2 3
Ordonnances, III, p. 41 (Charte de 1279).
Actes du Parlement, n° 2859 (Année 1294). 4 En 1295, Philippe IV rouvre à la navigation le port de Vie dépendant de l'évôché de Maguelonne qui avait été fermé par le sénéchal de Beaucaire (MÉNARD, Histoire de Nîmes, Paris, 1751, • in-4°, 1.1, p. 357, et Preuves charte CXV).
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tions nautiques du moyen-âge . D'abord désavouées, puis tolérées, ces usurpations finirent par recevoir la sanction légale : il fut admis en principe que depuis Narbonne jusqu'à Aigues-Mortes, et depuis Leucate jusqu'au grau du Passon, personne n'avait le droit d'ouvrir ou de creuser un grau, ni d'aborder avec un navire ailleurs qu'au chenal d'AiguesMortes2. Les ports d'Agde et de Lattes furent fermés à la grande navigation : un canal ou radelle fut ouvert à travers les étangs entre Lattes et Aigues-Mortes qui devint ainsi l'unique débouché des deux grands marchés du midi, Nîmes et Montpellier 3. L'exportation des laines et des autres marchandises soumises au droit de haut passage ne fut autorisée que par la douane de ce port. Tout navire français ou étranger qui passait en vue de la lanterne de la tour de Constance devait aborder, et payer la coutume royale : elle était d'un denier pour livre de la valeur du chargement pour les sujets
Trésor des Chartes, J. 892. — Cf. et suiv.
5 1
GERMAIN,
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0. c, I, p. 52
De volvmtate, consilio et consensu tara regnieolarum quam civitatum maritimarum, infra et extra regnum existentium, pro utilitate publica et communi, fuit faotus, statutus et ordinatus portus Aquarum mortuarum, tempore cujus impositionis fuit actum et conventum quod a Narbone usque ad Aquas mortuas et a loco de Leucate usque ad gradum dictum de Passon nullus auderet gradum aliquem facere seu aperire, aut navem suam vel aliud navigium alicubi applicare prseterquam ad dictum gradum Aquarum mortuarum (Lettres patentes du 11 juin 1363. — Voir GERMAIN, 0. c., I, p. 287-288.) Les marchands de Montpellier pouvaient y naviguer en franchise après avoir acquitté les droits à Aigues-Mortes (GERMAIN, 0. c, I, p. 56).
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du roi, et de deux deniers pour les étrangers; on y ajouta plus tard un nouveau droit dit de claverie, également d'un denier pour livre. Grâce à ce monopole, Aigues-Mortes grandit rapidement : le village de Saint-Louis était déjà une ville à la mort de Philippe-le-Bel. Cette prospérité fut un instant compromise par une mesure maladroite de Louis X. En 1315 le droit sur les ventes et contrats des marchands italiens fut doublé, et cette surtaxe fut étendue à la sénéchaussée de Beaucaire. C'était violer les conventions de 1278 et de 1294. Les Italiens, qui avaient déjà essayé, sous Philippe IV, de se soustraire aux obligations imposées par le traité de Nîmes1, protestèrent, fermèrent leurs comptoirs et abandonnèrent en masse la sénéchaussée 2 ; le plus grand nombre allèrent s'établir à Montpellier ou à Avignon. Ils revinrent pourtant, mais il fallut transiger3. Dès 1317, les navires italiens ou espagnols à qui leur tirant d'eau permettait de franchir les graus de Lattes ou de Cauquillouse furent autorisés à y entrer, à condition
1 MÉNARD, Histoire de Nîmes, t. II, p. 10 et 11, et Preuves, page 16, n° vu. — Les lettres du sénéchal de Beaucaire, Pierre de Macherin, qui défendent aux Italiens d'avoir leur domicile et leurs comptoirs ailleurs qu'à Nîmes, sont du 8 juin 1314 : elles furent publiées à son de trompe à Montpellier. ! GERMAIN, 0. c, I, p. 144. 3 A la suite d'une enquête ordonnée par Philippe III en 131*7 (MÉNARD, 0. c, t. II, p. 20 et 21 et Preuves, page 24, n° xiv), les Italiens revinrent à Nîmes en 1321 pour quitter de nouveau la ville en 1341, et y revenir encore une fois sous Charles V. (MÉNARD, 0. c, t. III, note xvi.)
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d'acquitter à Montpellier ou à Lattes les droits d'Aigues-Mortes1. L'établissement de relations régulières avec Venise, qui, à partir de 1317, envoya chaque année une galère 2, la création des foires de Nîmes en 1322, le développement de celles de Beaucaire qui devinrent le rendez-vous des marchands italiens, catalans et orientaux, effacèrent bientôt les conséquences de cette crise. Mais Aigues-Mortes était une oeuvre artificielle ; son chenal obstrué par les alluvions du Bhône ne se maintenait que grâce à de continuels travaux. Dès 1336 il était devenu impraticable et il fallut accorder provisoirement aux navires la permission d'entrer par les autres graus jusqu'à ce que le mal fût réparé 3. Aux dangers de l'ensablement venait se joindre un véritable déchaînement de piraterie qui menaçait d'anéantir le commerce sur la côte française de la Méditerranée. Catalans, Majorcains, Vénitiens, rivalisaient avec les corsaires barbaresques : les Génois eux-mêmes, malgré l'immunité dont ils jouissaient en France depuis 1328 4, ne montraient pas plus de scrupules5. Les rois de France n'avaient de flotte permanente ni sur l'Océan, ni sur la Méditerranée : les lettres de représailles étaient un remède plus dangereux qu'utile. Philippe VI eut recours à deux
GERMAIN, 0. c, I, p. 73. Mélanges historiques {Documents inédits sur l'histoire de France), t. III, p. 195. 3 GERMAIN, 0. c, I, p. 63. 1 Ordonnances, VII, p. 126, 127 et 128. 3 Actes du Parlement, nos4315, 5052, etc.
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de ces condottieri qui louaient des galères et des matelots, comme d'autres louaient des arbalétriers ou des hommes d'armes. Les Génois Grimaldi et Doria, qui en 1337 s'étaient déjà engagés à fournir 20 galères pour combattre les flottes anglaises *, reçurent en 1339 le monopole des transports maritimes à Aigues-Mortes, à condition qu'ils n'augmenteraient pas le fret, qu'ils mettraient à la disposition des marchands le nombre de vaisseaux nécessaire et qu'ils les protégeraient contre la piraterie2. Les réclamations de Montpellier et des villes de la sénéchaussée de Beaucaire empêchèrent l'exécution de ce contrat3, et quand la république de Gênes offrit en 1347 de le reprendre pour son compte, ses offres furent repoussées. Le brigandage resta florissant et impuni. La prospérité d'Aigues-Mortes déjà ébranlée reçut un coup mortel par l'annexion de Montpellier au domaine royal (1349). Les conventions de Nîmes très mal observées depuis 1315, mais que la royauté essayait encore de maintenir4, furent abandonnées ; tous les navires furent autorisés à débarquer leurs marchandises à Lattes, à condition d'y acquitter les mêmes droits qu'à Aigues-Mortes8. Le
? JAL,
Archéologie navale, t.
II,
p.
338.
et 1*78 (Pièces justif.). au sénéchal de Beaucaire pour lui ordonner de faire observer les conventions; 8 novembre 1329). B MA., I, p. 171 et Trésor des Chartes, J. 340, n° 45.
' GERMAIN, 0. c, I, p. 157 et suiv. 3 MA., I, p. 159 et suiv., et II, p. 163 4 MA., I, p. 479 (Lettre de Philippe VI
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monopole du port de Saint-Louis tour à tour suspendu ou rétabli1 ne fut plus qu'une fiction légale; l'ensablement du chenal qu'on avait cessé de draguer, l'élévation des droits qui écartaient de plus en plus le commerce étranger achevèrent sa ruine ; sous Charles V Aigues-Mortes était déjà en décadence2, tandis que Montpellier, en relations permanentes avec Rhodes, Chypre, les ports d'Egypte et de Syrie3, avait reconquis la première place parmi les cités du Languedoc et disputait à Marseille affaiblie le commerce de l'Orient. Malgré la chute du royaume chrétien de Palestine, l'influence française avait plutôt grandi que décliné dans les mers du Levant. C'était une dynastie française, celle des Lusignan qui régnait à Chypre et dans la Petite-Arménie4 : une partie de la Grèce, la Morée, le duché d'Athènes, était gouvernée par des princes français ; l'élément français dominait dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem qui avait fait de Rhodes un des plus riches entrepôts de la Méditerranée 5 ; les rois de France étaient les alliés des
Ordonnances, IV, p. 41 (1351), 240 (1364), 502 (1364) et 0. c, Pièces justifie., t. II, p. 156 et 162. 2 GERMAIN, 0. c, T, p. 68. 1 Montpellier avait des traités de commerce avec l'Egypte et la Syrie (1267), Rhodes (1356), Chypre (1361 et 1385), et le pape Urbain Vlui avait concédé la permission d'expédier jusqu'à six navires dans les pays infidèles (GERMAIN, 0. c, II, Pièces just., p. 184, 259, 261, 265 et suiv.). 4 Voir de MAS LATRIE, Histoire de l'île de Chypre sous le règne des princes de la maison de Lusignan (3 vol. in-8°). 3 Les chevaliers de Rhodes recevaient les revenus de leurs prieurés en France par l'intermédiaire des "marchands et le
GERMAIN,
1
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rois de Hongrie et des empereurs grecs : en 1340, Narbonne avait obtenu d'Andronic Paléologue des privilèges commerciaux et la concession d'un comptoir à Constantinople *. Aussi voit-on nos marchands qui, jusque là, n'avaient guère eu de relations avec le Levant que par l'intermédiaire de Venise, de Gênes ou de Marseille, armer directement à Aigues-Mortes, à Narbonne, plus tard à Lattes, pour les ports orientaux. Ils ont des comptoirs à Famagousta, à Rhodes, à Beyrouth, à Damas2, à Tarse, à Iconium. Un négociant de Montpellier et de Narbonne, Raymond Seraller ou Sarralhan, était, vers le milieu du xiv° siècle, le banquier des rois de Chypre et des chevaliers de Rhodes et faisait en même temps à Constantinople
trésorier de l'ordre leur délivrait également, en échange de leurs denrées, des mandats payables en Europe {Bibliothèque de l'école des Chartes, 1846, p. 206-207). 1 DUCANGE, Historia Bymntina (éd. 1680), p. 239 et 240. 2 BERTRANDON DE LA BROQXIIERE, Sire de Vielcasteau, conseiller et premier écuyer tranchant du duc de Bourgogne, Voyage de la Terre Sainte (en 1433), Bibliothèque nationale, n° 5593, fonds français. — « Nous y trouvasmes (à Damas) plusieurs marchans françois, vénissiens, jenuevois, catelans et flourentins (f* 163). » — « 11 a en ceste ville de Damas une maison où plusieurs marchans mettent leurs marchandises pour estre seurement et l'appelle-on le Kan-Berkot, laquelle le dit Tamburlant fist garder, quant il fïst brûler le demourant, pour honneur de icelluy Berkot..... Ce Bcrkot fu vaillent homme... et croy qu'il fu du roiaulme de France, car il y a entaillié en une pierre de ladite maison les fleurs de lis et samble que elles y soient dès que la dite maison fu faite premièrement (f° 164). » — Le Berkot dont il est question ici était tout simplement le Soudan Barkok (1382), et les fleurs de lys n'ont probablement existé que dans l'imagination de la Broquière.
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le commerce des toiles de Reims, des draps blancs de Valence, des écarlates de Montpellier et des lainages de Louviers1 ; les désastres mêmes de la guerre de Cent-Ans n'interrompirent pas les voyages de la galère de Narbonne et de celle d'Aiguës-Mortes qui, chaque année, visitaient les échelles du Levant depuis Alexandrie jusqu'à Beyrouth et à Chypre2. Quand notre commerce, anéanti par les catastrophes du commencement du xv° siècle, se relèvera avec Jacques Cœur, c'est vers l'orient que se dirigeront ses premiers efforts. En 1395, la république de Gênes se plaça sous le protectorat de Charles VI, et jusqu'en 1411 la bannière française flotta sur les comptoirs de Chio, de la Crimée et jusque sur les rives du Bosphore, où les Génois avaient obtenu des Paléologue la propriété d'un faubourg de Constantinople, celui de Péra ; mais Gênes était trop jalouse de ses privilèges commerciaux pour les partager avec les sujets du roi de France, et le protectorat de Charles VI, glorieusement représenté par le maréchal Boucicault, servit plutôt les intérêts du commerce génois que ceux du commerce français.
1 Biblioth. de l'Sc. des Chartes, 1846, p. 206, 211, 213. Il esl nommé, dans les actes cités par M. de Mas-Latrie, Sarraller ou Sarraillier. Un mandement du maréchal d'Audrehem, gouverneur du Languedoc, enjoignant au viguier de Narbonne de contraindre ses héritiers à payer au roi de Chypre, Pierre Ier, 7000 florins qui lui étaient dus, le nomme Raymond Sarralhan (24 décembre 1363), {Bibliothèque nationale, Fonds latin, Man. 10002, f° 45 et 47). 2 13. DE LA BROQUIÎSRE, f° 163 et 164.
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Du reste, nos marchands, protégés par les traités conclus avec les Mameluks et par le prestige que la royauté française conserva môme après Grécy et Poitiers, jouissaient en Syrie et en Egypte d'une sécurité qu'ils n'auraient pas toujours trouvée en Europe. S'ils étaient forcés, comme les autres chrétiens, de se soumettre à certaines formalités humiliantes, leur personne et leurs biens étaient respectés. Quand un navire entrait à Alexandrie, à Beyrouth, ou à Jaffa, les douaniers musulmans commençaient par lui enlever son gouvernail et sa grande voile pour l'empêcher de repartir avant d'avoir acquitté les droits *. Chaque soir, à Alexandrie, à Damas, au Caire, on enfermait les chrétiens dans leurs maisons ou dans leur fonda ; la population leur témoignait des sentiments peu amicaux, sinon ouvertement hostiles2 ; c'étaient là des vexations assez innocentes, en comparaison de celles que les Juifs avaient à subir en Occident. En revanche les chrétiens pouvaient circuler librement : ils avaient dans les principales places de commerce des consuls, des magasins, des hôtelleries, jusqu'à des églises ; leurs transactions avec les indigènes étaient placées sous la garantie du souverain : les droits même qu'ils avaient à payer étaient modérés : ils ne dépassaient pas dix pour cent de la valeur des marchandises importées ou exportées, un ducat
1 Viaggio di Frescobaldi in Egito et in Terra Santa (Rome 1818). ' B. DE LA. BROQUIÈRE, f° 164 verso.
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par tête de passager et un ducat par an pour permis de séjour dans les villes où les chrétiens étaient autorisés à résider *. Les Turcs se montrèrent moins tolérants, surtout après la croisade de 1396 et le désastre deNicopolis ; le caractère éphémère de la conquête mongole ne permit pas au commerce français de profiter des avances que Tamerlan avait faites à Charles VI ; et jusqu'au milieu du xv* siècle, les relations furent interrompues avec les parties de l'Asie-Mineure qui n'étaient pas occupées par les Grecs, les Vénitiens ou les Génois. Les événements politiques avaient modifié plus profondément encore les traditions commerciales dans l'Atlantique et dans la Manche. Jusqu'au xiv° siècle, nos ports étaient surtout en relations avec l'Angleterre, la Flandre, la Zélande et plus rarement avec l'Espagne. Les guerres avec la Flandre et l'Angleterre fermèrent à nos vaisseaux non seulement les ports anglais ou flamands, mais ceux de l'Aquitaine soumis à la domination des Plantagenets, et bouleversèrent toutes les habitudes, toutes les routes du commerce. Jusqu'alors les laines, le principal article de l'exportation anglaise, pénétraient sur le continent par la Flandre, la
1 Vers 1340 on évaluait cependant le revènu des douanes dans les ports de Syrie et d'Egypte à 1000 besants ou 1500 florins par jour [Mémorial de la Chambre des comptes cité par le Bulletin de la Société de l'histoire de France (1872), p. 247, d'après le manuscrit 12814, fonds français, f 217 et suiv., de la Bibliothèque nationale).
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Picardie et la Normandie, quelquefois même par Bordeaux1 et la Rochelle qui les expédiaient en Languedoc et de là en Italie. Les Flamands, intimement liés avec l'Angleterre par leurs intérêts commerciaux bien plus encore que par leurs intérêts politiques, en achetaient' la meilleure partie, et revendaient l'excédent de leur consommation aux marchands italiens avec lesquels ils se rencontraient aux foires de Champagne. Ces mêmes foires étaient le grand marché continental des draps de Flandre : c'était là que les Italiens, les Allemands et les Français venaient acheter tout ce qui n'était pas exporté en Angleterre. De leur côté, les Flamands et les Anglais tiraient non seulement de Bordeaux, mais de la Rochelle, de Nantes, de Rouen, les vins de France, que l'Angleterre consommait chez elle, tandis que la Flandre les réexportait dans toute l'Europe septentrionale, et les sels de l'Aunis, du Poitou et de la Bretagne l'un des principaux objets du commerce des ports flamands et zélandais avec les pays Scandinaves. L'interruption des rapports commerciaux avec la Flandre et plus tard avec l'Angleterre eut pour conséquence immédiate de ruiner les foires de Champagne en déterminant les Vénitiens à ouvrir par mer des relations avec Bruges, Anvers et Londres, d'assurer à Bordeaux le monopole de l'exportation des vins, à Nantes celui de l'exportation des sels.
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FR. MICHEL,
Commerce de Bordeaux,
I,
p. 279 et suiv.
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En même temps elle força les ports du domaine royal sur l'Atlantique et sur la Manche à chercher de nouveaux débouchés et de nouveaux moyens de suppléer à l'insuffisance de la production des laines clans les pays de langue d'oil, où l'industrie drapière avait pris de si grands développements. Ce furent l'Espagne, le Portugal et les Hanséates qui profitèrent de cette révolution commerciale. Des alliances entre les familles royales et une certaine communauté d'intérêts politiques avaient déjà préparé au xuie siècle l'union intime entre la France ét les différents royaumes de la péninsule espagnole. Les intérêts commerciaux vinrent resserrer au xive siècle ces liens jusqu'alors assez fragiles et qui s'étaient rompus plus d'une fois. L'Espagne et le Portugal produisaient des laines capables de rivaliser avec les laines anglaises : leurs vins, leurs huiles et leurs fruits étaient renommés dans toute l'Europe occidentale : d'autre part, la péninsule offrait un marché avantageux aux sels, aux poissons secs ou salés, aux grains, aux draps et aux toiles de France. Dès 1309, Philippe-le-Bel accorde de nombreux privilèges aux marchands portugais qui établissent à Harfleur et à Rouen le principal siège de leur commerce1.
1 C'était à Leure, avant-port d'Harfleur, que les Portugais avaient leurs magasins et leurs hôtelleries. Ils avaient le droit de nommer ou de destituer leurs courtiers : leurs marchandises ne pouvaient être saisies, même en cas de guerre; ils étaient
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Les Castillans1, les marchands de Majorque et d'Aragon2, paraissent à leur tour à Harfleur, à Rouen, au Crotoy, à Abbeville, à Boulogne et à la Rochelle; Philippe VI, JeanII, Charles V confirment et étendent les concessions de Philippe-le-Bel ; enfin les Hanséates3 remplacent les Flamands comme intermédiaires entre la France et le nord de l'Europe et vont porter aux Scandinaves nos sels et nos vins en échange de leurs bois, de leurs métaux et de leurs pelleteries *. Du reste le dénombrement de
exempts des taxes ou redevances qui pesaient sur les étrangers {Ordonnances, II, p. 159 et p. 160; III, p. 573). — A Rouen, les Portugais étaient assez nombreux pour avoir une sorte de cimetière qui appartenait à leur nation (CHÉRUEL, Eist. de Rouen, II, p. 361).
1 2
Ordonnances, III, p. 166; IX, p. 106; XIII, p. 209. Ordonnances, II, p. 135.
3 Quand les principaux comptoirs des Hanséates en Flandre et en Angleterre, Gand, Bruges, Londres, se trouvèrent fermés au commerce français, ce furent surtout les Hollandais et les Zélandais qui devinrent les intermédiaires des relations avec la banse à Abbeville, à Montreuil et à Rouen (Cf. LOUANDRE, Histoire d'Abbeville, II, 358).
D'après les tarifs de la vicomté de l'eau (BEATJREPAIRE, La vicomte de l'eau de Rouen, p. 278 et suiv.), les principales marchandises qui faisaient l'objet du commerce de Rouen, d'Abbeville et, en général, des ports de la Manche au xive siècle étaient, àl'importation ; les métaux (fer, fonte, acier, cuivre, plomb,étain, bronze, provenant d'Angleterre, d'Espagne et de Norvège), les laines d'Angleterre et d'Espagne, les cuirs du Portugal, d'Espagne et d'Allemagne, les pelleteries et fourrures d'Allemagne et de Norvège, les bois du Nord, les poissons salés d'Angleterre, de Hollande et de Danemark, le sel et les salaisons de l'Aunis, du Poitou et de Bretagne, la cire et le miel de l'Aquitaine, les vins du Portugal, de Castille et de Gascogne, les huiles d'Espagne et du Portugal, les épices, la mercerie, les amandes d'Italie, la malaguette ou poivre de Guinée ; à l'exportation : les
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la flotte détruite en 1341 à la bataille de l'Eclusel, prouve que nos armateurs disposaient d'une marine marchande assez puissante pour disputer les transports aux étrangers, Portugais, Castillans, ou Hanséates. Une révolution incomplète encore, mais qui s'annonçait déjà par des signes évidents tendait également à transformer le commerce des objets de luxe et des métaux précieux et à le faire passer des Lombards aux marchands d'origine ou du moins de nationalité française. — Plusieurs causes avaient contribué à préparer cette transformation. Un certain nombre des commerçants étrangers établis à Paris, à Nîmes, à Rouen, à Troyes, à Amiens où ils avaient reçu droit de bourgeoisie, s'y étaient fixés, avaient renoncé à leur langue et à leur patrie, sans abandonner leur profession héréditaire et avaient fait souche de négociants et de financiers, Français par la naissance, mais Lombards de tempérament et de tradition. Dès la seconde génération, les noms s'altèrent, l'origine s'oublie ; mais les aptitudes se transmettent : les Calcati (Clermont en Auvergne) deviennent les Chauchat ou les Chauché2; les Macci
draps, les toiles, les fers travaillés, les bois et le charbon, la garance, les grains, le sel, les vins et le cidre. 1 Les ports de Normandie avaient fourni 148 navires et 7 barges : ceux de Picardie et du Ponthieu, 38 ; Saint-Savinien en Saintonge, 2. — Voir TRAULLÉ, Abrégé des Annales du commerce de mer d'Abbeville, et DUFOURMANTELLE, La marine militaire en France au commencement de la guerre de Cent-Ans. 2 TARDIEU, Histoire de Clermont-Ferrand, et Btilletin de la Société de l'Histoire de France (1875), p. 206.
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se transforment en Mâches *, les Tadelini en Tadelin2, les Pigazzi en Pigasse (Paris)3, mais ils n'en sont pas moins marchands, changeurs, banquiers, maîtres des monnaies, trésoriers, spéculateurs, maltôtiers, et quelquêfois pendus comme tels de père en fils4. Sous Charles V et Charles VI le plus riche bourgeois de Paris, le banquier des cours de France et de Bourgogne, Digne Raponde5, qui fournit à l'Argenterie royale les riches étoffes, les joyaux, les meubles précieux6, qui entretient des comptoirs à Montpellier, à Paris et à Bruges, est le fils d'un Lucquois, Rapondi, et ses neveux restés en Italie lui servent de facteurs et de correspondants. Les Français eux-mêmes avaient profité des leçons des marchands italiens; ils commençaient à leur faire une concurrence favorisée par les taxes spéciales qui pesaient sur le commerce des Ultramontains, et par les mesures violentes dont ils furent plus d'une fois victimes. Les Lombards avaient
Bibliothèque nationale : Papiers de La Reynie, vol. VII, f° 16, et Journal du Trésor {Archives nationales, KKI), cités par le Bulletin de la Société de l'Histoire de France (1875), p. SOI et suiv. 2 DOUÉ'T D'ARGQ, Nouveau recueil de comptes de l'argenterie, p. 20, 23, 29, etc. — Cf. Mandements de Charles V, nos 386 et 900. 3 Mélanges historiques, t. III {Doc. inédits sur VHist. de France), p. 259, 442, 444 (Testaments sous Charles VI). 4 Le fils de Macé de Masches, changeur du Trésor, pendu en 1331, est lui-même trésorier-changeur de Jean II et pendu comme son père en 1358 {Bulletin de la Société de l'Hist. de France (1875), p. 203-204). 5 Mélanges historiques, III, p. 691 {Table des Testaments). La famille entière des Rapondi figure dans les actes nombreux recueillis par M. TUETEY. 4 DOUËT D'ARCQ, 0. c, p. 145, 257, 292.
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exploité contre les Juifs et quelquefois contre leurs propres compatriotes les besoins du fisc et les rancunes populaires : les armes qu'ils avaient employées se retournèrent contre eux, et les jalousies commerciales ne furent peut-être pas étrangères aux persécutions qu'ils eurent à subir sous Philippe V, Philippe VI et Jean-le-Bon1. Un des principaux obstacles au développement du commerce national, c'était le caractère étroit et municipal des corporations dont les ambitions, les relations et les privilèges étaient enfermés dans l'enceinte d'une cité, ou tout au plus dans les limites de sa banlieue. Cette organisation faite pour le commerce de détail ne répondait en rien aux besoins du grand commerce, surtout à une époque où le négociant n'était qu'un colporteur en gros, forcé de circuler avec ses marchandises de foire en foire, de ville en ville, et d'aller chercher l'acheteur, au lieu de l'attendre chez lui. Les ressources et les garanties que les marchands italiens trouvaient dans leurs puissantes associations, dans l'intervention de leurs consuls ou de leurs capitaines, dans la solidarité qui les unissait, manquaient en France aux marchands en gros, qui, en dehors de leur cité, se trouvaient abandonnés à eux-mêmes, sans informations, sans assistance, et sans point de ralliement. Ces négociants qu'on appelait tantôt marchands2, tantôt merciers gros1 Voir plus haut, p. 301. ' Dans les comptes de l'Argenterie de Charles VI, Digne Ra-
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siers, trafiquaient de toute espèce de marchandises, depuis la coutellerie, la quincaillerie, et la gaînerie, jusqu'aux épices, à la droguerie, au papier, aux étoffes telles que toiles, soieries, futaines, draps, tapisseries ; mais ils ne pouvaient vendre les couteaux, les ciseaux ou les rasoirs que par grosse de 12 douzaines, les aiguilles que par goume de six milliers, les épices qu'en sacs ou autres emballages d'origine, les étoffes de laine et les toiles par balles entières, sous cordes et telles qu'elles arrivaient des pays de provenance1. La vente au détail était réservée soit aux simples merciers, soit aux autres corporations, épiciers, drapiers, chanevaciers, bonnetiers, qui se trouvaient ainsi placés jusqu'à un certain point dans la dépendance ,des merciers grossiers 2. Ceux-ci formaient donc une sorte de noblesse marchande, dont les membres exerçaient individuellement une haute influence, mais qui ne faisait pas corps et dont les efforts isolés restaient impuisponde, Etienne Eirant, Jean Le Clerc, qui sont des merciers en gros, sont simplement qualifiés de marchands... (Nouveau recueil de comptes de l'argenterie, p. 244, 251, 257, etc.). 1 Lettres patentes de Charles VII concédant aux merciers de Touraine, Maine et Anjou des statuts rédigés d'après ceux que Charles VI avait accordés aux merciers de Paris (août 1448). (Ordonnances, XIV, p. 27 et suiv.) 2 Voir dans le Livre des métiers (Ve partie) les statuts des merciers (titre LXXV), des chanevaciers et marchands de chanvre et de fil (LIX et LX), et les ordonnances de 1312 sur la vente des épiceries (Ord., I, 512), de 1336 sur les apothicaires et herbiers (ibid., II, 116), de 1318, de 1321 et de 1324 sur la draperie, etc. [ibid., XI, p. 490).
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sants contre la concurrence organisée des associations italiennes, Cette aristocratie du commerce français essaya d'imiter les Italiens et de se donner comme eux une organisation qui lui permît d'affronter la lutte. Il existe dès le commencement du xiv° siècle, surtout dans le midi, à Montpellier, à Narbonne. à Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne) des sociétés françaises organisées sur le modèle des compagnies italiennes et qui font comme elles le commerce du sucre, du poivre, du gingembre, de l'encens, du cordouan1. Le gouvernement central encouragea ce mouvement, en s'efforçant de le diriger et de l'exploiter à son profit. Les merciers qui jusqu'alors n'avaient formé, comme les autres corps marchands, que des communautés locales, se groupèrent non plus par cité mais par provinces ou par diocèses, rédigèrent des statuts, créèrent des confréries, et reçurent dans chaque circonscription un chef désigné sous le nom de roi des merciers. Ce personnage, dont les fonctions n'étaient pas sans analogie avec celles des capitaines ou des consuls des marchands ultramontains2, n'était cependant pas un élu de la communauté, mais un véritable fonctionnaire qui tenait ses pouvoirs du grand chambrier de France. Nous avons vu plus haut que les principaux ofïïActes du Parlement, t. II, n° 6409. — Ibid. (1320), n° 10410. Voir LEVASSBUR, Histoire des classes ouvrières, 1, p. 510 et suivantes.
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ciers de la couronne exerçaient sur un certain nombre de métiers une sorte de suzeraineté, concédée par le roi et qui se traduisait surtout par le prélèvement d'une redevance plus ou moins importante. Les merciers dépendaient du chambrier. A mesure que le domaine de la couronne s'étendait, les grands officiers revendiquèrent dans les provinces les droits qu'ils possédaient dans l'ancien territoire royal ; et ces prétentions furent plus d'une fois l'occasion de conflits avec les corporations provinciales1. Les merciers, qui, en leur qualité de voyageurs, devaient apprécier les avantages d'une protection puissante et d'une bonne police ne paraissent pas avoir opposé de résistance. La royauté des merciers devint peu à peu une institution régulière. Reconnu par le pouvoir souverain, ce délégué du grand chambrier était en même temps le gardien des privilèges et des règlements de l'association et son représentant officiel auprès des dépositaires de l'autorité publique. Aucun négociant, qu'il appartînt ou non à la confrérie, ne pouvait mettre ses marchandises en vente sans que le roi des merciers ou ses lieutenants n'en eussent vérifié la qualité et la provenance ; il administrait la caisse commune ; il siégeait en qualité de juge dans les procès concernant le commerce de la mercerie, et môme dans
- 1 En 1461 et 1464 les revendeurs de pain de Lyon forment opposition contre le grand panetier de France qui réclamait sur eux un droit de cinq sols (Archives municipales de Lyon, BB 9).
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les actions intentées à tout particulier pour atteintes à l'honneur de la corporation; il percevait un droit sur les foires et marchés nouvellement établis il avait seul autorité pour recevoir les nouveaux confrères, et l'acte public qui leur conférait le titre pompeux de chevaliers ou chevalières de la milice militaire de la mercerie était revêtu de son sceau2. Cette chevalerie commerçante trouvait partout des frères d'armes prêts à défendre la personne ou les intérêts de ses membres et paraît s'être répandue dans presque toutes, les provinces de France et même au delà des limites du royaume. On la retrouve en Guienne3, en Languedoc4,
Ordonnances, XIV, p. 27 et suiv. (article Mercerius) cite un diplôme délivré en 1360 par le roi des merciers du diocèse d'Uzès : « Nous, Jean de Gaudiac de Saint-Saturnin-du-Port, roi des merciers dans tout le diocèse d'Uzès, hier, en la foire de Bagnols, après prestation du serment usité en pareille circonstance, en présence de Jean de Maie, de Jean de Paris, de Jean Rousset de Savoie, de Jean de Besançon, de Girardin, messager des merciers, et de plusieurs autres, nous avons publiquement fait, créé, établi et ordonné Raymond Tocel de Chastillon Sulhan, de l'archevêché d'Auch, se présentant en personne, chevalier de l'ordre des merciers, nous l'avons inscrit sur les registres de la milice militaire de la mercerie, et nous lui avons accordé... pleine et entière faculté d'exercer partout le dit office de mercerie, de jouir partout du privilège des merciers, et de dire et faire tout ce que comporte la dite milice de mercerie. » s Fr. MICHEL (Sist. du commerce de Bordeaux, I, p. 254) cite, d'après les minutes du notaire Charrier, un acte du 1ER décembre 1520, par lequel un mercier se met pour un an au service d'honnête homme Jean Barre, lieutenant du roi des merciers en la duché de Guienne. * Voir le diplôme cité plus haut, et MÉNARD, Histoire de Nîmes (1T51), t. III, note vu et preuves n° xxvn, p. 125.
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en Auvergne, en Berry, dans le Maine, l'Anjou et la Touraine *, dans le Mâçonnais 2, en FrancheComté3. S'il faut en juger par les statuts donnés aux merciers sous Charles VI et sous Charles VII, son principal but fut d'arracher aux Ultramontains le monopole qu'ils avaient exercé jusqu'alors et qui s'étendait à tout le grand commerce *, excepté celui de la pelleterie et de l'orfèvreries, où les Français avaient maintenu leur supériorité. Plus tard, l'institution dégénéra ; à mesure que l'importance des foires diminua et que le commerce en gros abandonna la vie nomade pour la vie sédentaire, les rois des merciers n'eurent plus pour sujets que les chevaliers errants du commerce, les simples porte-balle, les petits marchands forains qui continuaient la vieille tradition, mais qui n'avaient plus rien de commun avec les merciers grossiers du xiv° et du xv° siècle. La charge même de roi des merciers disparut en 1597 : elle avait cessé de répondre aux besoins et aux habitudes des générations nouvelles.
Ordonnances, t. XIV, p. 27. Glossaire du droit français (édition 1704) aux mots Soi des merciers. 3 Ibidem. 4 Voir les Ordonnances de mars 1408 [Ord., IX, 303), de janvier 1413 (ibid., X, 48) et d'août 1448 (ibid., XIV, 27). 8 Les orfèvres et les pelletiers cités dans les Comptes de l'Argenterie royale portent tous des noms français. Les orfèvres obtinrent en 1376 de ne payer l'imposition foraine pour les marchandises qu'ils exportaient qu'au retour, et seulement sur les objets qu'ils avaient vendus (Ordonnances, VI, p. 210, art. 9 de l'Ordonnance du 13 juillet 1376).
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Malheureusement, les progrès du commerce français furent compromis par les désastres de la guerre étrangère et par la lutte qui s'engagea au xiv° siècle entre la bourgeoisie et la royauté. Les intérêts des corporations chaque jour plus riches et plus fortes, mais plus fermées, plus aristocratiques, plus jalouses de leurs privilèges et de leur indépendance cessaient peu à peu d'être d'accord avec ceux du pouvoir royal. C'était une féodalité bourgeoise, plus jeune, plus vivante et peut-être aussi redoutable pour la royauté que la féodalité militaire et territoriale. Un drapier ou un mercier du xiv6 siècle, avec son armée de facteurs, de commis et de varlets, les capitaux dont il disposait, les relations qu'il entretenait dans toutes les parties de la France et souvent à l'étranger, était une puissance avec laquelle il fallait compter. En dépit des lois somptuaires, sa femme et ses filles rivalisaient d'élégance avec les souveraines. Sa maison, ornée de meubles sculptés et de riches tapisseries, éclipsait les manoirs féodaux ; luimême, maire ou échevin de sa ville, administrateur, homme d'État, capitaine des milices bourgeoises, se considérait comme l'égal des gentilshommes. Jacques Artewelde, l'allié d'Edouard III contre Philippe VI, était un tisserand et un brasseur; Etienne Marcel, le chef des Etats généraux de 1356 et de 1357, qui eut un moment entre ses mains les destinées de la France, était un marchand drapier.
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Tomell, page 6 (verso).
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Ce fut surtout sur cette bourgeoisie riche, active et éclairée que retombèrent les conséquences des essais de réformes économiques mal conçues et mal exécutées, le poids des nouveaux impôts et les effets désastreux des variations monétaires. A mesure que la royauté s'écarte des principes du droit féodal pour se rapprocher des maximes absolutistes du droit romain formulées par les légistes, les résistances du tiers-état, d'abord timides et isolées, deviennent plus hardies et plus générales : il transforme en instrument d'opposition les États généraux qui n'avaient été à l'origine qu'une habile exploitation des traditions de la féodalité par la politique royale. La royauté rend coup pour coup : elle essaie de réagir contre les corporations privilégiées en s'appuyant sur le petit commerce et sur les simples ouvriers ou compagnons à qui l'accès de la maîtrise devient de plus en plus difficile. L'Ordonnance de 1351 décide que le nombre des apprentis sera illimité *, que les marchands forains pourront vendre aux Halles aux mêmes conditions que les bourgeois 2, que tout marchand ou artisan capable de faire oeuvre ou marchandise bonne et loyale, pourra s'établir librement, sans subir les formalités minutieuses exigées par les corps de métiers et sans leur payer tribut3. Mais
1 Ordonnances, II, p. 350 et * Ibid., article 163. 3 Ibid., article 228.
SUIT.,
articles 216, 217, 218, 229.
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en même temps que dans l'intérêt de l'artisan et du commerçant, le roi décrète la liberté du travail, il prétend dans l'intérêt du consommateur fixer le prix des marchandises1. C'est le despotisme royal se substituant au despotisme de la corporation. Les premiers revers et les premières hontes de la guerre de Cent-Ans achèvent de déconsidérer la royauté qui, après avoir exploité à son profit les intérêts de la défense commune, s'est montrée impuissante à tenir ses promesses et incapable de remplir le rôle dont elle avait assumé la responsabilité. La noblesse déshonorée sur les champs de bataille, abaissée par le pouvoir royal, attaquée par la royauté dans ses droits héréditaires, menacée par l'insurrection de ses serfs et de ses tenanciers, n'a plus assez de prestige ni de confiance en ellemême pour reconquérir le terrain perdu. La bourgeoisie, forte de ses richesses, de ses libertés municipales, de ses progrès matériels et intellectuels, essaie à son tour de s'emparer du pouvoir et d'appliquer à l'État les principes de. gouvernement qu'elle avait expérimentés dans la commune ; mais l'esprit même de la commune et de la corporation était trop étroit, trop enchaîné aux petits intérêts particuliers, pour s'élever d'un seul bond au-dessus de ses préoccupations locales et pour faire sortir de toutes ces politiques de clocher une politique d'État.
1 Ordonnances, II, p. 350 ët suiv., articles 209, 219, 220, 230, 231, etc..
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La bourgeoisie se dégoûta promptement de son rôle réformateur et laissa succomber la municipalité parisienne qui avait pris pour elle avec les bénéfices du pouvoir toute la responsabilité de la révolution. Le règne de Charles V fut une éclaircie au milieu de ces orages qui signalaient la désorganisation du monde féodal. A son avènement la situation était grave, elle n'était pas désespérée. La guerre, les ravages des grandes compagnies, les insurrections de paysans avaient suspendu le, travail et interrompu le commerce. Aucune province n'avait échappé à ces désastres : l'Ile de France, le Beauvaisis, la Brie, le Soissonnais, dévastés par la Jacquerie, la Bretagne bouleversée par la guerre civile entre les partisans de Montfort et ceux de Charles de Blois, le Poitou, le Maine, l'Anjou, la Normandie, la Picardie, l'Orléanais, saccagés par les Anglais et par les bandes du roi de Navarre, Charles le Mauvais ; la Provence, le Languedoc, le Forez, le Lyonnais, l'Auvergne, la Bourgogne, la Champagne, par les compagnies d'Arnaud de Cervoles, de Seguin de Badefols, du bâtard de Lesparre, des Anglais Hawkood, Creswey et Briquet1. Les brigands établis à Tournus et à Saint-Jean-de-Losne, dont ils avaient pillé les entrepôts, interceptaient la navigation de la Saône, rançonnaient ou massacraient les marchands qui se rendaient aux foires
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FROISSAHT,
livre
I
ER
,
ch. 400-409, 491-498 (éd. SIMÉON
LUGE).
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de Ghâlon1; l'expulsion des Juifs, que les préjugés populaires avaient rendus responsables des ravages de la peste noire 2 (1348), l'émigration des Italiens découragés par les vexations royales 3 et par la misère publique, les variations de la monnaie avaient ruiné le crédit. Mais le pays surpris en pleine prospérité par cette crise terrible avait encore la force de se relever. Charles V eut le mérite de le comprendre et de se dévouer à cette oeuvre de réparation, sans illusions et sans faiblesse. « Seigneurie est plus charge que gloire », disait-il. La charge était lourde, en effet ; mais ce roi de vingtsept ans, débile, souffreteux, incapable de manier une épée, prouva qu'on pouvait y suffire avec de la prudence, de l'étude et du bon sens. Dès 1359, les Juifs furent rappelés en France, placés sous la sauvegarde royale, exemptés des impôts, autorisés à acquérir des maisons, à commercer et à prêter au taux de quatre deniers pour livre par semaine (86 0/0), intérêt exorbitant et qui prouve la pénurie du numéraire *. Les banquiers
1 FROISSART (éd. LUCE), t. VI, p. xxiv et-xxv (Sommaire du lor livre, chap. 491-498). 2 « En ce temps furent généralment par tout le monde pris li Juis et ars, et acquis li avoirs as segneurs desous qui il demoroient excepté en Avignon et en le terre de l'église desous les èles dou pape. » (FROISSART, liv. I, ch. 330.) — Cf. HA-COHEN, 0. c, p. 77 et suiv. 3 Ordonnances (1340), II, p. 143; (28 décembre 1347), II, p. 418; (18 juillet 1353), II, p. 523. Celte dernière ordonnance confisquait au profit du Trésor les créances et les biens des usuriers et Italiens ultramontains.
* SIMÉON
LUGE,
Les Juifs sous Charles V {Revue historique,
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étrangers commencent à reparaître; Charles V les attire par des privilèges et des exemptions d'impôts. On voit des compagnies italiennes et allemandes se reconstituer à Paris, à Meaux, à Abbeville, à Amiens, à Troyes 1 : le trésor y trouve son compte comme le commerce : les Juifs de langue d'oïl ont payé pour rentrer en France 20,000 francs d'or (253,000 fr. valeur intrinsèque) et versent chaque semaine une contribution de 200 livres tournois 2. Une seule compagnie étrangère, établie à Troyes, paie 200 francs d'or par an, et elle a acheté son privilège 1200 francs d'or3. Les Castillans4, les Portugais5, les Hanséates, les Italiens6, les mart. VII, p. 362 et suiv.). Les Juifs, dans le royaume de France proprement dit, ne sont justiciables que du roi et de leur gardien, le comte d'Etampes ; dans le Languedoc, ils ont également un gardien de leurs privilèges qui est en même temps leur juge [Ordonnances, III, p. 351 et suiv., 471 et 472, 487 et 488). 1 En 1378, Othe, Barthélémy, Bernard, Mâche et Pierre Guaret obtiennent pour eux-mêmes, leurs associés et leurs facteurs, l'autorisation de s'établir à Amiens, à Meaux et à Abbeville, d'y prêter à 43 pour cent et d'y faire le change. Ils relèvent directement du roi et sont exempts d'impôts, sauf lès aides pour la guerre : leur privilège est valable pour sept ans et peut être cédé, mais seulement à des chrétiens (Ordonnances, VI, p. 336). — En 1380, les mêmes privilèges sont accordés dans la ville de Troyes à Nicolas Bauduchon, Guillaume Gutuyer, Jacques de Fraxinel, Guillaume Thebaudan et Anthoine Marant, moyennant 200 francs d'or par an et 1,200 francs payés une fois pour toutes (Ordonnances, VI, p. 477). Chaque Juif dut payer 14 florins de Florence pour rentrer en France pour lui et sa femme et 7 florins par an pour être autorisé à y séjourner (Ord,, III, p. 468 et 469). s Ordonnances, VI, p. 482, art. 29. * Ibid. (1364 et 1365), IV, p. 421 et 495. 5 Ibid., IV, p. 460 (juin 1364).
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Ibid., IV, p. 668 (juillet 1366). Confirmation des conventions
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chands d'Aix-la-Chapelle1, ceux de Plaisance2, obtiennent la confirmation des concessions qui leur ont été faites sous les règnes précédents, ou des facilités nouvelles pour leur commerce. Des règlements de 1369 et 1376 fixent le mode de perception de l'imposition foraine et le régime du transit. Les marchandises provenant de Lorraine, d'Allemagne ou de tout autre pays où les aides n'ont pas cours et transitant par le royaume à destination d'autres pays non soumis aux aides paieront six deniers pour livre. Les marchands étrangers qui introduiront leurs denrées par la frontière du nord et de l'est et qui voudront les transporter au delà de la Seine, de la Marne, de l'Oise ou de l'Yonne dans les provinces où les aides ont cours devront passer par Paris et s'y munir d'un acquit à caution. Les étrangers exempts des droits d'aides tels que les Castillans et les Portugais, et les provinces privilégiées, la Touraine, le Ponthieu, le Cambrésis, les parties de la Guienne qui reconnaissent l'autorité du roi, pourront exporter leurs marchandises sans payer l'imposition foraine 3. Un autre règlement de 1368 détermine l'assiette de l'impôt connu sous le nom
de 1278 et des privilèges concédés aux Italiens qui habitent Nîmes. 1 Ordonnances, VIII, p. 365 (ordonnance de mars 1369, confirmée en mars 1400). 1 Ibid., Y, p. 239 (1369, novembre). Des privilèges sont accordés aux marchands de Plaisance qui viennent négocier à Harfleur. * Ibid. (13 juillet 1376), VI, p. 206.
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de boîte aux Lombards . La monnaie forte est rétablie en 1360 et aucune altération n'aura lieu sous le règne de Charles V2. Il semble que le roi se soit inspiré des principes de son conseiller Nicolas Oresme, doyen du chapitre de Rouen, qui écrivait dans son Traité des monnaies : « J'ai » intention de déclarer que les mutacions précé» dentés sont contre l'onneur du roi et préjudicient » à la succession royale. Quiconques voudraient » attraire et induire les seigneurs de France à » ce régime tyrannique, certes ils exposeraient le » royaume en grand décriement et honte et le prco pareraient à sa fin... Et pour ce, si la royalle sé» quelle de France délinque de sa première vertu, » sans nul doubte, elle perdra son royaume et sera » translatée en autre main3 ». Malgré les difficultés intérieures, malgré la guerre contre les Anglais qui s'est rallumée en 1369, Charles V trouve du temps et de l'argent pour s'occuper des routes, des rivières4, des ports. De grands travaux sont entrepris à Aigues-Mortes dont les canaux encore une fois envasés devenaient inaccessibles et que les étrangers abandonnaient
Ce règlement est du 10 juin 1368 (Ord., VII, p. 709). Éludes su)' le régime financier de la France avant i7S9, t. II (2e série), p. 309 et suivantes. 3 NICOLAS ORESME, Traité des Monnaies (Éd. Wolowski, 1864), ch. xxvi. Ce traité a dû être rédigé de 1364 à 1370. Il suivit donc, comme l'a fait remarquer M. VUITRY (O. c, p. 328), la restauration de l'ordre dans les monnaies : c'était la théorie de la réforme de Charles V. 4 Voir plus haut, page 288.
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VUITRY,
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pour Gênes, Marseille et Barcelone *. On reprend le projet de créer à Leucate un port qui aurait remplacé Narbonne 2. Les armateurs de Rouen et de Dieppe à qui la guerre a fermé les ports d'Angleterre et que les relations avec l'Espagne , le Portugal et le Maroc ont habitués aux courses lointaines, s'aventurent sur les côtes occidentales de l'Afrique, où ils avaient été précédés par les Génois et les Aragonais3. Dès 1364, deux galères parties
GERMAIN, 0. c, t. I, p. 65, 66, 67. On évaluait à 56,000 livres les travaux à exécuter : le trésor royal devait en fournir un tiers, la sénéchaussée do Beaucairs un autre tiers ; le dernier devait être pris sur le produit de la Claoerie. En 1400, les travaux n'étaient pas encore achevés. 2 Voir plus haut, page 319. 3 Ces voyages antérieurs aux navigations régulières des Portugais sur les côtes d'Afrique ont été l'objet de nombreuses controverses résumées dans un travail publié par M. CODINE dans le Bulletin de la Société de Géographie (avril 1873). PÉTRARQUE (De vita soiitaria, liv. II, ch. xi), A. GIUSTINIANO (Castigatissimi Awnali délia Bepublica di Genova, 1537, in-f°, liv. III, p. 111), UBERTO FOLIETA (Historice Genuensium libri XII, 1588, in-f°, p. 110), JACOPO DORIA {Chronique de i%80 à 1%93, citée par CANALE dans son Histoire civile, commerciale et littéraire des Génois, 4 vol.in-8°, 1849, t. IV, pages 478-490), ont conservé le souvenir d'expéditions génoises aux Canaries et sur les côtes d'Afrique antérieures à la fin du xm° siècle. Dans la seconde moitié du xiv°,les îles Canaries, Açores, Madères, la côte d'Afrique jusqu'au fleuve de l'Or (Sénégal) figurent sur les portulans italiens et catalans, et les Aragonais fréquentaient ou du moins connaissaient la côte occidentale d'Afrique jusqu'au cap Vert, avant 1375. (Cf. D'AVEZAQ, Notice des découvertes faites au moyenâge dans l'Atlantique, dans les Nouvelles annales des Voyages, 1845 et 1846, 1859 et 1860). — SANTAREM, Recherches sur la priorité de la découverte des pays situés sur la côte occidentale d'A frique au delà du cap Baïador [Paris, 1842, in-8°). — R. H. MAJOR, The life of prince Henry of Portugal surnamed the navigator (Londres, 1 vol. in-8°, 1868). — Bulletin de la Société de Géographie, 1873 et 1875
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de Dieppe dépassent le Cap-Vert et chargées d'ivoire et de malaguette ou Guinée 1. L'année suivante, les Dieppois avec les Rouennais, les voyages se multiplient, des comptoirs français s'élèvent sur les côtes de Guinée, au Petit-Dieppe près du Rio-Sestos, au grand Sestre non loin du cap Palmas, à la Mine (El Mina) ; ces établissements subsisteront jusqu'aux premières années duxv0 siècle.
(avril).— Congrès international des Sciences géographiques de 1 SI S, t. I, p. 459 et suiv.) Les voyages des Dieppois ont été contestés comme ceux des Génois et des Catalans (voir les ouvrages cités plus haut de MM. DE SANTAREM et MAJOR). Ils sont racontés avec des détails qu'il était difficile d'inventer par VILLAULT DE BELLEFOND dans sa Relation des castes d'Afrique appellées Guinée (Paris, 1669). Les travaux de MM. ESTANCELIN (Recherches sur les voyages et découvertes des navigateurs normands en A frique, dans les Indes orientales, etc., 1832, in-8°), VITET (Histoire de Dieppe, 1833, 2 vol. in-8°), D'AVEZAC (0. c. dans les Nouvelles annales des Voyages, 1845, p. 24-26, et 1846, p. 149-162), MARGRY (Navigations françaises, 186*7, in-8°, p. 57-67), FRÉVILLE (Commerce maritime de Rouen, t. I, p. 313), GRAVIER (Le Canarien, 1874, in-8°, p. xxv-xxix), ont épuisé une discussion sur laquelle il nous paraît inutile de revenir, à moins d'y apporter des éléments nouveaux qui nous manquent. S'il faut en croire le chroniqueur dieppois ASSELINE (Antiquités et chroniques de la ville de Dieppe. Éd. Hardy, 1874, t. I, p. 109), dont le témoignage est confirmé par ceux de CROISÉ (Histoire abrégée et chronologique de la ville, château et citadelle de Dieppe), de GUIBERT (Mémoires pour servir à l'histoire de la ville de Dieppe) ; de BARROS [Décades, liv. I, ch. xn, f°23, Lisbonne, 1628), d'iBN KHALDOUN, etc., les Dieppois auraient môme eu connaissance des Canaries et navigué sur la côte d'Afrique dès la première moitié du xive siècle (13241339). Cf. GRAVIER, Recherches sur les navigations européennes faites au moyen-âge aux côtes occidentales d'Afrique, dans le Compte rendu du Congrès international des Sciences géographiques de 187S (t. I, p. 478-480).
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En 1402, un Normand, Jean de Béthencourt, s'embarque à la Rochelle et va conquérir les îles Cana-' ries dont il devient le souverain sous la suzeraineté du roi de Gastille En même temps, les pêcheurs de Bayonne, en poursuivant la baleine qui désertait les mers européennes, se hasardaient dans les solitudes de l'Atlantique et retrouvaient peut-être, dès la fin du xiv° siècle, le banc de Terre-Neuve, déjà découvert par les Scandinaves2. Charles V, qui se connaissait en hommes, avait su trouver des auxiliaires, Jean et Michel de Dormans, Bureau de la Rivière, le trésorier Savoisy, et d'autres moins connus, l'ancien mercier de Philippe VI, Edouard Tadelin, devenu maître général des monnaies 3, un marchand de toiles de Parié, Guillaume Brunei, élevé à la dignité de trésorier du roi, en 1376, et qui fut plus tard argentier de Charles VI (1387) 4, le receveur général des aides,
1 PIERRE BONTIER et JEAN LE VERRIER, Histoire de la première descouverte et conqueste des Canaries faite dès l'an ao% par messïré Jean de Béthencourt, chambellan du roy Charles VI... (Paris, 16307 in-8°). — Cf. L.-J. GRAVIER, Le Canarien, livre de la conquête et de la conversion des Canaries par Jean de Béthencourt..., réédition de l'ouvrage précédent d'après le manuscrit original (Rouen, 1874. 1 vol. in-8°). — Pierre Bontier et Jean Le Verrier avaientété chapelains de Jean de Béthencourt. 8 Voir Compte rendu du Congrès international des Américanistês,1 lro session, Nancy, 1875, t. I, p. 41-93, et seconde session," Luxembourg, 1877, t. I, p. 174-227, — et D'AVEZAC, Brief récit et succinte narration de la navigation faicte ès ysles de Canada^ etc.. (2° voyage de Jean Cartier), Introduction, 1863. 3 Voir le Nouveau Recueil des comptes de l'argenterie, pages 20, 23, 29 et suiv., et les Mandements de Charles V, n03 386 et 900.' 4 Voir le Nouveau Recueil des comptes de l'argenterie, préface1,'
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Jean Chanteprime le marchand de Lucques, Digne Raponde, etc.. C'était avec des bourgeois ou des gentilshommes de petite noblesse, comme Duguesclin, que Charles V avait relevé la France compromise par les grands seigneurs et les princes de sang royal. Ce mouvement de renaissance commerciale se ralentit après la mort de Charles V et s'arrête au début du xve siècle. Ses frères qui gouvernent sous le nom de Charles VI reprennent les plus déplorables traditions des deux premiers Valois, altérations de monnaies, impôts arbitraires, exploitation impudente du paysan et du bourgeois. Des insurrections un instant victorieuses, mais comprimées par la terreur après la défaite des Flamands à Roosebeke, éclatent d'un bout à l'autre du royaume : la bourgeoisie humiliée et ruinée se détache de plus en plus de la royauté. Le retour au pouvoir des conseillers de Charles V, le gouvernement plus sage du duc Philippe de Bourgogne, la reprise des relations régulières avec la Flandre et la trêve de 1396 avec l'Angleterre, rendirent un moment aux affaires quelque activité; mais avec la que^ relie des Armagnacs et des Bourguignons, le chaos recommence. La guerre civile, la guerre étrangère, le brigandage désolent et dépeuplent les provinces ; les Juifs sont expulsés de nouveau en
pages xxxiv et xxxv, et les Comptes de l'hôtel des rois de France aux xiv° et xve siècles, page 9. 1 Nouveaux comptes de l'argenterie, pages 115, 237 et suiv.
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13951 et en 1410; les commerçants étrangers émigrent et les capitaux disparaissent avec eux. Sauf sur les côtes de la Méditerranée, les ports sont entre les mains des Anglais; les routes ne sont plus entretenues; les péages multipliés sans mesure paralysent la navigation intérieure : commerce, industrie , agriculture, tout s'abîme dans ce désastre universel. On se croirait revenu aux plus mauvais jours du x° siècle. Dans cette période de crise qui fermait l'ère du moyen âge toutes les classes de la société avaient commis des fautes et les avaient rudement expiées. La royauté, en heurtant les traditions, en froissant les intérêts, en s'attribuant le pouvoir absolu, sans justifier ses prétentions par ses services, avait soulevé contre elle la bourgeoisie, sa plus utile alliée, et failli perdre la France en se perdant ellemême. Les nobles qui, en cessant d'être princes souverains, étaient restés chevaliers et qui se regardaient comme les gardiens naturels de l'honneur national, l'avaient compromis parleur indiscipline, et s'étaient montrés aussi incapables de défendre le pays que
1 En 1380, une sédition populaire avait éclaté à Paris contre les Juifs, peu de temps après la mort de Charles V : elle avait été réprimée, et les concessions de 1360, un moment révoquées en 1367, mais renouvelées en 1368, en 1370 et en 1372, l'avaient été de nouveau en 1387. L'ordonnance de 1395, en exilant les Juifs, leur laissa un délai pour vendre leurs biens et les autorisa à emporter leur argent et leurs effets mobiliers. Elle fut également promulguée en Bourgogne en 1397.
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de le gouverner. La bourgeoisie du Nord portée un instant au pouvoir par le flot des événements plutôt que par un effort soutenu et réfléchi, n'avait pas su s'y maintenir, et par lassitude1, par intérêt2 ou par ressentiment contre la royauté, elle avait accepté la domination étrangère. Le clergé s'était désintéressé des malheurs du pays, pour s'absorber dans des préoccupations toutes temporelles et dans des querelles théologiques, ou pour se perdre dans un
Le religieux de Saint-Denis est l'interprète du sentiment général quand il s'écrie (1417) : « Vivat, vivat qui dominari poterit, dum tamen manere possit respublica in pulcritudinepacis» (Chronique du religieux de Saint-ùenys.— Documents inédits sur Vhist. de France, t. VI, p. 80). * Les intérêts commerciaux eurent leur part comme les intérêts ou les rancunes politiques dans le mouvement qui entraîna la France septentrionale vers le parti bourguignon et anglais. Si la guerre n'avait entraîné que la rupture des relations avec l'Angleterre ou même avec la Flandre, on aurait pu s'y faire ; on avait eu le temps de s'y habituer : mais la rupture avec les ducs de Bourgogne, c'était le blocus de toutes les voies commerciales. Dès 1419, les Anglais et les Bourguignons tenaient tous les ports de la Manche; le duc de Bourgogne fermait la frontière septentrionale depuis la Meuse jusqu'à la mer; il interceptait le cours de la Saône et la grande route d'Italie par SaintJean-de-Losne : un des premiers soucis de Philippe le Bon après son alliance avec les Anglais fut d'occuper les comtés de Mâcon et d'Auxerre, dont la possession complétait cette ligne d'investissement. Tout le pays au nord de la Loire n'aurait plus eu d'autre débouché que la France centrale et méridionale où ses principaux produits, les blés, les bestiaux, les draps, les toiles n'auraient pas trouvé d'acheteurs, et la frontière orientale de Champagne, c'est-à-dire les pays lorrains et allemands dont le marché n'offrait guère plus d'avantages. C'est là en grande partie le secret des sympathies que le parti bourguignon rencontra dans toutes les grandes villes du nord et de la résignation avec laquelle elles acceptèrent la domination anglaise couverte par le patronage du duc de Bourgogne.
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mysticisme stérile. Les paysans eux-mêmes plus innocents que tous les autres, parce qu'ils étaient plus ignorants, plus malheureux, et qu'ils n'avaient pas les ambitions des classes dominantes, étaient venus jeter dans ce chaos un nouvel élément de désordre, par des insurrections sans but, qui n'étaient que la protestation aveugle, du désespoir. Mais de même que les horreurs du x° siècle avaient affermi la dictature féodale et préparé la renaissance du xii° et les splendeurs du xm°, les désastres du xv° siècle jetèrent la France dans les bras de la dictature royale, éclairée par l'expérience et par le malheur. Dès lors, réconciliée avec les bourgeois, soutenue par les paysans qui ont partagé avec elle l'honneur d'avoir conçu les premiers l'idée ou plutôt le sentiment de la patrie, la royauté travaille à refaire la France et à réparer ses propres fautes et celles des autres. Au moment où vont s'ouvrir les temps modernes, deux noms sont écrits en caractères ineffaçables à la première page de notre histoire vraiment nationale, et résument l'effort le plus gigantesque qu'ait jamais fait un peuple pour se relever, après des catastrophes inouïes. L'un, le plus populaire dont se souvienne la France, est celui d'une paysanne, Jeanne d'Arc ; l'autre, trop oublié peut-être, est celui d'un marchand, Jacques Coeur.
�CHAPITRE II
JACQUES COEUR. — RENAISSANCE DU COMMERCE SOUS CHARLES VII ET SOUS LOUIS X!. — LES ÉTATS DE 1484. COMMENCEMENT DES TEMPS MODERNES.
. Les désastres dont nous avons été témoins ne sauraient nous donner une idée de l'effroyab'le misère où cent ans de guerre, d'anarchie et de brigandage avaient plongé la France dans la première moitié du xve siècle. « De la Loire à la Seine, et de la Seine à la » Somme, écrivait un contemporain, les paysans » sont morts ou en fuite, les champs incultes et sans » laboureurs J'ai vu de mes yeux les vastes » plaines de la Champagne, de la Brie, de la » Beauce, du Gâtinais, le pays de Chartres et de » Dreux, le Maine, le Perche, le Vexin français et » normand, le Beauvaisis, le pays de Caux, depuis » la Seine jusqu'à Amiens et Abbeville, le Senlis» sois, le Soissonnais, le Valois, toute la contrée » jusqu'à Laon, et même jusqu'au Hainaut, déserts, » en friche, dépeuplés, couverts de ronces et de
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buissons On ne trouvait plus de culture que dans les environs immédiats des villes, des bourgs fortifiés ou des châteaux, dans le rayon que pouvait embrasser du haut d'une tour ou d'un poste élevé le regard du guetteur chargé de signaler l'approche des brigands. La cloche ou le son du cor avertissaient ceux qui travaillaient fans les champs ou dans les vignes de se réfugier dans l'enceinte des fortifications. Ces alarmes étaient si universelles et si fréquentes que les bœufs et les chevaux de labour reconnaissaient le signal du guetteur et qu'une fois dételés, ils gagnaient au galop le lieu de refuge sans avoir besoin de conducteur : l'habitude avait fait leur éducation. Il eh était de même des porcs et des moutons 1.» Les vrais maîtres de la France ce ne sont ni les Anglais, ni les Français, ni les Armagnacs, ni les Bourguignons, ce sont l'es routiers, les écorcheurs, les retondeurs, les tards-venus, les brigands de tout parti et de toute origine. Les bandes de Chabannes, du bâtard d'Armagnac, du bâtard de Bourbon, de l'Espagnol Rodrigue de Villandrando, de l'Anglais Mathieu Gough, le Matago de légendes provençales, sillonnent le pays en tous sens, dévastant les campagnes, rançonnant les villes, laissant derrière elles la ruine et le désert2. Personne ne songe plus à réparer les routes infestées de marau1 THOMAS BASIN, Histoire de Charles VII et de Louis XI, liv. II, ch. i (t. I, p. 44 et suiv., éd. QUICHEHAT). 2 Cf. TUETEY, Les Écorcheurs sous Charles VII, 2 v. in-8°, 1874.
» » » » » » » » » i> » » » » »
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deurs et cependant jamais le commerce n'a payé plus cher les services qu'on a cessé de lui rendre. Le nombre des péages royaux a doublé ; mais ce n'est plus seulement le roi, ce sont les seigneurs, les capitaines des forteresses, les chefs de routiers qui prélèvent des droits pour leur propre compte2. Aussi dans une grande partie de la France, les marchands n'osent plus franchir la limite de leur province ou même l'enceinte de leur cité : les foires de Champagne ont à peu près disparu et ne seront rétablies qu'en 14453 ; celles du Lendit qui ont cessé en 1426 ne se relèveront qu'en 1444*. Celles de Lyon n'existent que de nom et se sont transpor— QUICHERAT, Rodrigue de Villandrando, 1 vol. in-8°,1879. — P. CANAT DE CHISY, Les Écorcheurs dans le Lyonnais (extrait de la Revue du Lyonnais, 1861). — VICTOR DE BEAUVILLÉ, Recueil de documents inédits concernant la Picardie, 4 vol. in-4°, 18671877. T. I, p. 120, 122, 124, 125; t. IV, p. 154 et 155, etc. 1 En Normandie, les Anglais firent pendre dans une seule année dix mille bandits (TF. BASIN, liv. II, ch. vi, t. I, p. 60). 2 Ordonnance du 2 novembre 1439, article 39 (Ordonnances, XIII, p. 311).
3 Une ordonnance de Charles VI en 1399 constate que les dix-sept villes ont cessé de fréquenter les foires et que Provins ne compte plus que 30 métiers à tisser les draps au lieu de 3,200 qu'elle possédait autrefois (Ordonnances, VIII, p. 332). En 1433, il n'y a plus à Provins que quatre drapiers (BOURQTJELOÏ, Foires de Champagne, 2° partie, p. 313). Les lettres patentes du 19 juin 1445 confirmèrent les anciens privilèges des foires et exemptèrent les marchands de tout impôt pendant les dix premiers jours de chacune d'elles (Ordonnances, XIII, p. 431) ; mais la décadence était définitive. 4 Journal d'un bourgeois de Paris sous Charles Fil (1444), dans les Mémoires pour servir à l'hist. de France (MICI-IAUD et POUJOUre LAT), l série, t. III, p. 294.
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tées à Genève *. Celles même de Montpellier et de Beaucaire sont souvent troublées par les ravages des écorcheurs2. Les ports du Boulonnais, de la Normandie sont entre les mains des Anglais, leur commerce est anéanti et, depuis 1412, les marchands de Dieppe et de Rouen ont renoncé à leurs voyages sur la côte occidentale d'Afrique 3. Les ports du Poitou et de l'Aunis, les seuls que le roi de France ait conservés sur l'Atlantique, ne reçoivent plus que quelques navires portugais ou castillans ; les Hanséates ont cessé de les fréquenter parce qu'on y saisissait leurs marchandises sous prétexte qu'ils commerçaient avec l'Angleterre *. Les Flamands ont trouvé en Angleterre, en Allemagne, en Italie, les débouchés que la guerre leur fermait depuis 1419, et qui ne se rouvriront qu'en 1435, après la paixd'Arras. Les Juifs, définitivement chassés de France en 1410, ont émigré en Allemagne, en Alsace, en Lorraine, en Savoie, en Italie, à Avignon B, en Provence où le gouvernement débonnaire de René d'Anjou leur assurera un demi-siècle de tranquillité G. Les Italiens ont également abandonné
1
Voir
GUIGTJE,
Les registres consulaires deLyonde 1H6 à 1433,
1 vol. in-4°. s Voir QUICHERAT, Rodrigue de Villandrando, p. 346, 258, 263, — et Ordonnances, XIII, p. 196. 3 Voir plus haut, p. 355. 4 Ord-onnances, XVI, p. 197. S HA-COHEN, 0. c, p. 87. 0 Voir les Extraits des comptes et mémoriaux du roi René, par 0. LEROY DE LA MARCHE (1 vol. in-8°, 1873, Paris), n°s 349, 512, 624, 689, 699, 767, 770. Los Juifs sont très nombreux en
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un pays ruiné et ont transporté leurs comptoirs à Anvers, à Gancl, à Bruxelles et à Genève1. Cependant toutes les provinces n'avaient pas également souffert : celles du centre, le Berry et le Poitou, séjour ordinaire de Charles VII, étaient mieux défendues et mieux administrées ; Poitiers et Bourges étaient de véritables capitales ; cette dernière surtout avec ses quarante églises, ses sept mille cinq cents maisons, ses grandes fabriques de draperie, ses nombreuses boutiques de pelletiers, d'orfèvres et de changeurs, avait vu sa richesse et sa population doubler depuis le commencement du siècle2. Le Languedoc maritime plus éloigné du théâtre de la guerre avait conservé, malgré les excursions des écorcheurs, quelque activité commerciale. Les relations avec le Levant n'avaient pas été interrompues : les négociants français continuaient à fréProvence au xve siècle, et sauf une émeute à Aix qui coûta la vie à neuf d'entre eux, en 1430 (HA-COHEN, 0. c, p. 90), on ne cite pas de persécution sous le règne de René. Les Juifs de Provence furent expulsés en 1495. 1 Avant 1440, les Italiens avaient définitivement abandonné la ville de Nîmes; la loge qu'ils y avaient construite était déserte, et les consuls s'adressèrent au roi en 1441 pour obtenir l'autorisation d'en disposer comme d'un bien tombé en déshérence (MÉNARD, Histoire de Nîmes, t. III, pages 201 et 202 ; Preuves, p. 264 et 265, n° xcm, et note xvi). 2 PIERRE CLÉMENT, Jacques Cœur et Charles VII (2 vol. in-8°, 1S63), t. I, p. 2 et 6, d'après LA THAUMASSIÈRE, Histoire du Berry, Paris, 1689, et LABOUVRIE, Relation de l'Ordre de la triomphante et magnifique monstre du mystère des saints Actes des Apôtres, suivie de l'inventaire de la Sainte-Chapelle de Bourges en 4S6i. Bourges, 1836.
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quenter les marchés de Damas, de Beyrouth, de Famagouste et d'Alexandrie 1 ; malgré l'ensablement de Narbonne et d'Aigues-Mortes, c'était toujours de ces ports que partaient pour l'Orient, à des intervalles plus ou moins réguliers, les deux navires désignés sous le nom de galêes de France"* et qui avaient, en vertu d'édits royaux et de bulles pontificales, le monopole du transport des marchandises françaises dans les ports musulmans d'Egypte et de Syrie. Quant à Montpellier, dont le port (Lattes) était envasé comme celui d'Aigues-Mortes, malgré les privilèges dont jouissaient ses marchands à Rhodes, à Chypre et à Constantinople. il était déjà en décadence à la fin du xiv° siècle : le nombre des feux était tombé de 4,520 en 1367 à 334 en 14123 ; les banques italiennes s'étaient transportées à Avignon, à Arles et à Marseille ; les foires languissaient et ne pouvaient plus soutenir la concurrence de celles de Beaucaire et d'Avignon4. Tel était l'état de la France lorsque parut Jacques Cœur s.
Voir plus haut, p. 328 et suiv. Ordonnances, XIV, p. 395 (article 16). 3 GERMAIN, Histoire du commerce de Montpellier, t. II, p. 51. 1 Ob causam mutationum prsedictarum, mercantie que fieri solebant in Montepessulano modo sunt in Avinione et in Provincia et in aliis regionibus circumvicinis dicte patrie lingue Occitane (Acte de 1427. Arcli. mun. de Montpellier, armoire C, case vu, n° 6. P. J. CXCIX, cité par GERMAIN, 0. c.,i. II, p. 52). a Voir pour l'histoire de Jacques Cœur, outre l'ouvrage de P. CLÉMENT cité plus haut : BONAMY, Mémoires sur les dernières années de Jacques Cœur et
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Fils d'un riche pelletier de Bourges, Pierre Coeur, il naquit dans les dernières années du xiv° siècle, au moment où le Berry était administré par le duc Jean, le plus jeune des frères de Charles V. Quand Charles VII vint s'établir à Bourges, Jacques Cœur, qui avait épousé la fille du prévôt Lambert de Léodepart, était déjà un des principaux citoyens de sa ville natale. En 1427, il s'associa avec un exilé rouennais, Ravant le Danois, pour la fabrication des monnaies à Bourges et à Saint-Pourçain *. L'opération ne réussit pas, Ravant et ses associés furent même accusés de malversations et condamnés par le tribunal du maître des monnaies à une amende de mille écus d'or. Ce qui prouve toutefois que l'affaire laissa peu de traces, c'est que nous retrouvons, quelques années après, Jacques Cœur associé avec les frères Pierre et Barthélémy Godard, pour les 2 fournitures de la cour , et qu'il obtint, en 1435, la charge de maître des monnaies à Bourges, en
les suites de son procès (Mémoires de VAcad.des Inscript, et BellesLettres, t. XX, p. 509-547, année 1745). TROUVÉ, Jacques Cœur commerçant, maître des monnaies, argentier du roi Charles VII et négociateur, 1 vol. in-8°, Paris, 1840. LOUISA STUART COSTELLO, Jacques Cœur, the french argonaut and his times, 1 vol. in-8°, Londres, 1847. VALLET DE VIRIVILLE, Histoire de Charles VII, t. III, p. 250306. Les Pièces authentiques relatives au procès de Jacques Cœur ont été en partie publiées par P. Clément, d'après les manuscrits de la Bibliothèque nationale, fonds Saint-Germain (français), 572. et fonds Dupuy, 551 à 553, dont il existe plusieurs copies à la Bibliothèque nationale et à celle de l'Arsenal. 1 P. CLÉMENT, 0. c, I, p. 11. 2 VALLET DE VIRIVILLE, Histoire de Charles VII, t. III, p. 253.
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1436, celle de maître des monnaies à Paris1, en 1437, le titre d'argentier du roi qui lui donnait la surintendance de la garde-robe et du garde-meuble royal2. Il avait déjà commencé à cette époque ces grandes entreprises qui devaient faire de lui le roi du commerce français. Le commerce qui attirait tous les regards, qui avait fait la grandeur des républiques italiennes, qui avait enrichi Marseille et Barcelone, le seul qui dans le désordre universel où se débattait la France, offrît quelque sécurité, était celui du Levant. Les ports français n'y avaient pris jusqu'alors qu'une assez modeste part :. les deux galères de France faisaient mince figure auprès des escadres génoises et vénitiennes et c'était par l'intermédiaire des Italiens, des Catalans ou des Marseillais qu'arrivaient presque toutes les marchandises de l'Orient, soieries, cotonnades, pelleteries, épices, pierres précieuses, auxquelles servaient d'entrepôts les magasins des marchands italiens établis en France. Dans la première moitié du xv° siècle, la rivalité de Gênes et de Venise, les progrès des Turcs en Orient, les guerres incessantes qui déchiraient l'Italie avaient compromis la puissance maritime des deux grandes républiques : Marseille, entraînée par les princes de la maison d'Anjou, dans une lutte mal1 2
P.
CLÉMENT,
0. c, p. 84 et 85.
On n'a conservé aucun compte de Jacques Cœur comme argentier (DOUÊT D'ARCQ, Nouveau recueil de comptes de l'argenterie, p. xlvij).
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heureuse contre les Aragonais, voyait décliner son commerce ; enfin, la plupart des marchands italiens avaient quitté la France et laissaient le champ libre aux spéculateurs assez hardis pour essayer de recueillir leur héritage. Jacques Cœur comprit cette situation et résolut • d'en tirer parti pour lui-même et pour son pays. Il avait visité l'Orient en 1432 et 1433 à bord de la galère de Narbonne1 ; il connaissait par lui-même les, marchés de Damas, de Beyrouth, peut-être d'Alexandrie. A son retour en France, il fonda à Montpellier un comptoir qui allait devenir le centre de ses opérations dans la Méditerranée. Malgré sa décadence, Montpellier était encore la plus grande place de commerce du Bas-Languedoc. Le port de Lattes n'était pas plus éloigné de la mer, ni d'accès plus difficile que ceux de Narbonne et d'AiguesMortes et communiquait avec ce dernier par des canaux intérieurs. Comment Jacques Coeur réussit à organiser en quelques années cette gigantesque entreprise qui rappelait les conceptions audacieuses des Bardi et des Médicis, nous l'ignorons ; ses livres de commerce ont péri et avec eux le secret de la fortune colossale dont les témoignages sont encore vivants 2 : mais nous pouvons juger de l'effort par le résultat.
0. c. p. 12 et 13. Jean du Village, un des principaux facteurs de Jacques Cœur, fut accusé d'avoir fait disparaître les livres tenus par
P. CLÉMENT,
2
1
24
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE .
Quinze ans après la fondation du comptoir de Montpellier, le fils du pelletier de Bourges, anobli en 1440 f, possédait trente seigneuries ou châtellenies, il avait acheté une partie des mines de cuivre et de plomb argentifère du Beaujolais, il avait acquis ou fait construire des maisons à Paris, à Lyon, à Tours, à Béziers, à Beaucaire, à Montpellier, à Marseille 2. Son hôtel de Bourges, commencé en 1443 et où il avait dépensé 135,000 écus d'or en sept ans3, témoigne des splendeurs de cette vie presque royale, et étale partout la flère devise : « A vaillans cœurs riens inpossible ». Trois cents facteurs répandus dans les principales villes de France et sur tout le littoral de la Méditerranée dirigent les comptoirs du Médicis français 4. Quelques-uns d'entre eux, Pierre Jobert, Guillaume de Varye, son premier clercs, originaire comme lui de la ville de Bourges, Jean du Village, son neveu par alliance et son représentant à Marseille, auront de brillantes destinées. Guillaume de Varye obtiendra la charge de généAntoine Noir, autre facteur du grand marchand de Bourges. Ces livres ne furent pas retrouvés (P. CLÉMENT, 0. c, Pièce justificative n° 3, I, p. 241-242). 1 Les lettres d'anoblissement sont du mois d'avril 1440. 2 P. CLÉMENT, 0. c, t. II, p. 1 et suiv. — Voir aussi le Compte des mines de Jacques Cœur (Ibicl., t. I, p. 291 et suiv.), d'aprës le registre des Archives nationales K. 329. , ' VALLET DE VIRIVILLE, 0. c, III, p. 291. 4 MATHIEU D'ESCOUCHY, ch. cxxx (t. II, p. 280 et suiv. de l'édition DU FBESNE DE BEAUCOURT, 3 vol. in-8°, 1863). 5 Inventaire des papiers de Jacques Cœur, publié par P. CLÉMENT, 0. c, t. I, p. 283 et suiv.
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rai des finances et exercera en 1463 et 1464 les fonctions d'argentier du roi, remplies autrefois par son maître Jean du Village sera seigneur de Lançon, capitaine-général de la maison de René d'Anjou, chambellan du duc de Galabre, et viguier de Marseille2. Pierre Jobert deviendra changeur du trésor sous Charles VII, receveur-général des finances de Langued'oil et trésorier de la chambre du roi sous Louis XI3. Sept navires 4 qui appartiennent à Jacques Coeur et dont les patrons sont placés sous la direction de Jean du Village, tandis qu'un autre facteur Antoine Noir centralise la surveillance des écritures de commerce s, sillonnent sans cesse la Méditerranée
1 Guillaume de Varye est qualifié dans un compte de 14631464 de conseiller et général des finances du Roy, par lui commis à faire et exercer le fait de son argenterie (DOUÊT D'ARCQ, 0. c, Préface, p. L). II.avait épousé Charlotte de Bar, dont le frère, Denis de Bar, était dans la première année du règne de Louis XI protonolaire apostolique et archidiacre de Narbonne (Bibliothèque nationale, 2811, fonds français, f0s 110 et 111). Charlotte de Bar se remaria après la mort de Guillaume de Varye (1469) à Pierre Doriole, qui devint chancelier sous Louis XI. a Jean du Village avait épousé une nièce de Jacques Cœur. 3 Bibliothèque nationale. Manuscrits français n° 20,685 (fonds Gaignières), p. 379. * La bulle par laquelle Nicolas V [autorise Jacques Cœur à trafiquer avec les Infidèles (mai 1452) ne nomme que quatre de ces galères, la Notre-Dame-de-Saint-Michel, la Sainte-Magdeleine, la Notre-Dame-de-Saint- Jacques et la Notre-Dame-deSaint-Denys (P. CLÉMENT, 0. c, t. II, p. 276). Les pièces de son procès en font connaître sept, et il n'en posséda jamais davantage, bien que PARDESSUS lui en attribue une douzaine (0. c, t. III, Introd., p. cix). s Extraits du Compte de la vente des biens de Jacques Cœur {Archives nationales, K, n° 328), publiés par P. CLÉMENT, I,
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de Marseille, d'Aigues-Mortes ou de Lattes à Bougie, à Tunis, à Alexandrie, à Beyrouth, à Rhodes et à Famagouste. Ils partaient chargés de draps, de toiles, parfois même d'argent ou de cuivre monnayés ou en lingots, malgré les prohibitions royales1, et rapportaient les draps d'or et de soie de Damas, les velours d'Alexandrie, les satins et les taffetas du Caire, les tapis d'Asie-Mineure et de Perse, les fils d'or de Chypre, les épices de l'Inde, le sucre, le baume et l'encens de l'Arabie, les fourrures de martre et d'hermine 2 et jusqu'aux porcelaines de Chine jusqu'alors inconnues en Occident3. Ces
p. 241, 243, 254 et 255. S'il faut en croire le rapport de Jean Dauvet, chargé de demander au roi de Sicile (René d'Anjou), en 1454, l'extradition de Jean du Village, ou du moins la restitution des comptes et papiers d'Antoine Noir, qu'on l'accusait de détenir, ce dernier aurait été l'ennemi personnel de Jean du Village. 1 L'arrât de condamnation de Jacques Cœur (P. CLÉMENT, t. II, p. 296) l'accuse d'avoir exporté pour une valeur de plus de vingt mille marcs d'argent monnayé ou en lingots. « Et combien que le dict argent ainsy fondu et allayé et transporté ausditts Sarrasins par le dict Jacques Cueur ou ses dicts gens et serviteurs ne fust de pareille loy que celuy qui avoit ét a cours en nostre dict royaume, mais de moindre loy beaucoup, néans moins pour le mieux vendre et à pareil prix que celui de la loy de nostre dict royaume le dict Jacques Cueur de son autorité privée l'auroit signé ou au moins permis souffert signer"... à une fleur de lys contrefaicte, dont grand déshonneur estoit advenu à nous et à nos subjects, car les Sarrasins auraient dit tous communément que François estaient trompeurs. » Les princes chrétiens d'Orient ou même d'Europe ne se faisaient aucun scrupule d'employer un procédé fort analogue à celui que les accusateurs de Jacques Cœur lui reprochaient à tort ou à raison. Ils faisaient frapper de fausses monnaies orientales destinées au commerce avec les musulmans. 2 MATHIEU D'ESGOUGHY, 1. c. 3 MA., t. I, ch. xxi, p. 124. Dans une lettre du Soudan à
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mêmes navires faisaient le cabotage sur la côte d'Egypte et de Syrie, d'Alexandrie à Chypre et à Rhodes, transportaient d'un port à l'autre les passagers chrétiens et musulmans et doublaient ainsi les bénéfices de leurs voyages. Jacques Cœur jouissait auprès du Soudan d'Égypte, Abou-Saïd, d'une influence qui dépassait peut-être celle qu'il exerçait à la cour de France. On le voit, en 1442, interposer sa médiation en faveur des Vénitiens dont les marchandises avaient été confisquées et qui avaient été expulsés d'Alexandrie *. En 1445, il ménage un accord entre le Soudan et le grand-maître des chevaliers de Rhodes2. Vers la même époque, son neveu, Jean du Village, envoyé au Caire, comme ambassadeur de Charles VII, avec des armes et autres présents offerts au Soudan, signe avec Abou-Saïd un traité de commerce qui garantit aux marchands ffançais liberté et sécurité dans toute l'étendue de l'empire des Mameluks, et stipule l'installation d'un consul de France à Alexandrie. Ces concessions étaient mentionnées dans une lettre adressée parle Soudan à Charles VII ét accompagnée de riches cadeaux, tels que des porcelaines chinoises, du baume, du gingembre, du poivre vert, etc..3.
Charles VII, citée par Mathieu d'Escouchy, il est question, parmi les présents envoyés au roi de France, d'assiettes, de plats et autres objets en porcelaine de Sinan. 1 PARDESSUS, Lois maritimes, Introduction, t. III, p. LXXVIII. 2 P. CLÉMENT, 0. c, I, p. 142 et 143. 3 Ibid., I, p. 140-141.
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Jacques Cœur ne bornait pas ses opérations aux ports du Levant et de l'Afrique : il avait obtenu des papes Eugène IV et Nicolas V, en même temps que l'autorisation de trafiquer avec les Infidèles, les franchises les plus étendues dans les terres de l'Eglise 1 ; il avait à Florence une manufacture de draps de soie dirigée par deux Florentins les Bonnacorso et par ses facteurs Guillaume de Varye et Pierre Joubert2. Il disputait aux armateurs catalans le commerce de Barcelone3. Dès que la trêve de 1444 avait été signée avec l'Angleterre, il avait renoué des relations avec ce pays si longtemps fermé au commerce français. Il songeait au moment de sa disgrâce à fonder un comptoir en Flandre. En 1449, sa fortune était arrivée à son apogée ; « Il gagnoit chacun an tout seul plus que ne faisoient ensemble tous les autres marchands du royaume4 » « La gloire de son maître faisoit-il bruire en. toute terre et les fleurons de sa couronne resplendir par les lointaines mers.... N'y avoit en la mer d'Orient mât revestu sinon des fleurs de lys. Alexandrie et le Kaire lui estoient Colchidies-Portes
1 Bulle de Nicolas V dans les Pièces justificatives (n° 10 bis) du tome II de P. CLÉMENT, 0. c. 1 VALLET DE VIRIVILLE, 0. c, t. III, p. 291. — D'après le manuscrit français NlUs acquis., n° 2497, f0519 et 64, de la Bibliothèque nationale, c'est ce même Pierre Joubert ou Jobert qui fut plus tard changeur du trésor. * THOMAS BASIN, 0. c, liv. V, ch. xxm. 4 MATHIEU D'ESCOUCHY, ch. cxxx (t. II, p. 281).
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et ne voloient ses yeux qu'en la circuition du monde pour tout seul l'estraindre ; queroit à appliquer à lui seul par vertu, ce en quoi les diverses nations du monde labeurent ensemble par divers regards i. » Les contemporains évaluaient ses biens, en France seulement, à un million d'écus d'or 2 ou 1,300,000 livres tournois, représentant comme valeur intrinsèque une somme de 10,780,000 francs de notre système monétaire3. Maître des monnaies, argentier du roi, banquier de la cour et de la famille royale 4, chargé des missions les plus délicates, ambassadeur de Charles VII à Gênes, en Savoie, à Rome, commissaire du roi auprès des États du Languedoc, Jacques Cœur n'était pas seulement le plus riche marchand du royaume. Grâce à son crédit, son frère était devenu évêque de Luçon, sa sœur était mariée à un secrétaire du roi, sa fille avait épousé Jacquelin Trousseau, vicomte de Bourges, Un de ses fils avait été élu archevêque de Bourges à vingtcinq ans, ses facteurs étaient conseillers royaux, changeurs du trésor, receveurs des finances. Le noble usage qu'il faisait de sa gigantesque fortune
1 GEORGES CHASTELLAIN, Temple de Jehan Bocace : De la ruine d'aucuns nobles malheureux (éd. Paris, 1617), cité par P. CLÉMENT, 0. c, Préface, p. xxi et xxn. - JACQUES DU CLERGQ, Mémoires (éd. BUCHON, t. XIII), liv. III, ch.xn, p. 156. 3 La valeur moyenne de Técu d'or, dans la seconde moitié du règne de Charles VII, est d'environ 26 sous tournois. — On taillait 70 écus 1/2 au marc. 4 P. CLÉMENT, 0. c. (Inventaire des papiers de Jacques Cœur, I, Pièces justificatives, n° 5, et chap. vi (t. II), p. 29 et suiv.).
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aurait dû désarmer l'envie. A Bourges, il faisait construire une sacristie et une chapelle voisines de la cathédrale et dignes de ce magnifique édifice1. A Paris, il restaurait le collège des Bons-Enfants2, à Montpellier, il achevait à ses frais la loge des bourgeois qui servait à la fois de bourse et d'hôtel de ville 3 ; pour rendre le cours supérieur de la Loire navigable dans le Vélay, il avait formé le projet de faire sauter les rochers qui l'obstruaient4; enfin, quand les hostilités recommencèrent avec l'Angleterre en 1449, ce fut lui qui, en mettant à la disposition du roi 200,000 écus d'or, lui permit de payer ses gens d'armes et de conquérir la Normandie s. Le 10 novembre 1449, il entrait à Rouen à la suite de Charles VII, à côté de Dunois, le vainqueur des Anglais6. Le marchand y trouvait son compte comme le patriote : la conquête des ports normands rendait au commerce français la navigation de la Manche. Ce fut son dernier triomphe. Ce n'était pas seulement la France, c'était le roi, la reine, les plus puissants seigneurs qui étaient ses
0. c, t. II, p, 22 et suiv. Ce collège avait été fondé en 1208 sous le nom d'Hôpital des pauvres écoliers; Jacques Cœur le releva et augmenta ses revenus insuffisants (FÉLIBIEN, Sist. de Paris, I, p. 247). 3 GERMAIN, Hist. du commerce de Montpellier, t. II, p. 79,
P. CLÉMENT,
1
s
373, 380.
4 Voir GUILLIEN et COSTE, Recherches historiques sur Roanne et le Roannais, 1 vol. in-8°, 1863. 6 MATHIEU D'ESCOUCHY, t. II, p. 281, 286 et 287 (note). 0 JACQUES LE BOUVIER (BERRY), Chronique du règne de Charles VII (GODEFROY, Histoire de Charles VII, p. 446). — Cf. MARTIAL D'AUVERGNE, Les vigiles de Charles VIL
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débiteurs ; les courtisans enviaient son luxe royal et sa fortune politique; les marchands se plaignaient « que sous le port et la faveur que le roi lui donnait tant ès pays estrangers hors du royaume comme en iceluy, ils ne pouvoient rien gagner pour ledit Jacquet1 ». Sa disgrâce fut un coup de foudre 2. Arrêté le 31 juillet 1451, traduit devant une commission extraordinaire présidée par Antoine de Ghabannes, l'ancien écorcheur, et dirigée par un Florentin, Otto Gastellani, trésorier à Toulouse, et son futur successeur dans la charge d'argentier du roi3, Jacques Coeur vit ses biens confisqués, ses facteurs dispersés, et, après avoir été traîné pendant vingt-deux mois de cachot en cachot, fut condamné à payer 400,000 écus d'or, à faire amende honorable et à être banni du royaume à perpétuité, sauf le bon plaisir du roi. Des accusations sous lesquelles il succombait, les unes étaient odieuses ou ridicules comme le prétendu empoisonnement d'Anne Sorel4, le fait d'avoir transMATHIEU D'ESCOUCHY, t. II, p. 282. Voir dans P. CLÉMENT, t. II, ch. vin, ix et x, le récit de la disgrâce et du procès de Jacques Cœur. * Otto Castellani était originaire de Florence et vint s'établir à Toulouse où il reçut, au bout d'un assez long séjour, l'office de trésorier royal [Archives nationales, JJ. 182, n°105). Il succéda comme argentier à Jacques Cœur et obtint en 1453 des lettres de naturalité. Il fut arrêté à Lyon pour crime de magie en 1457 (Sist. de Charles VII par JEAN CHARTIER dans GODEFROY, Charles VII, p. 286), et non en 1458, comme M. DOUÊT D'ARCQ l'indique dans la Préface du Nouveau recueil de comptes de l'argenterie (p. XLVIH).
1
2
4
Cette accusation portée contre Jacques Cœur par Jeanne de
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porté au Caire des armes offertes au nom du roi, et d'avoir renvoyé aux musulmans un soi-disant esclave chrétien qui s'était enfui d'Alexandrie sur une de ses galères et qui, d'après les traités, devait être restitué1 ; les autres, concussions et malversations financières, ne reposaient sur aucune preuve sérieuse ; quelques-unes enfin, transports d'or et d'argent hors du royaume, et en particulier chez les Sarrasins, pouvaient être fondées; mais elles ne sauraient excuser aux yeux de la postérité, l'ingratitude de Charles VII qui sacrifiait à des haines vulgaires et à des concurrences déloyales le banquier de la revanche nationale et le fondateur du grand commerce français. Rien ne devait manquer à ce drame tour à tour si éblouissant et si sombre, pas même un dénouement tragique et mystérieux. Enlevé de sa prison de Beaucaire par Jean du Village et ses facteurs de Marseille2, Jacques Coeur trouva un refuge à Rome, auprès du pape Nicolas V, et put y recueillir les débris de sa fortune. Désigné en 1456, par Calixtelll,
Vendôme, dame de Mortagne, et un Italien, Jacques Colonna, fut reconnue fausse et les accusateurs furent condamnés (voir P. CLÉMENT, 0. c, t. Il, p. 142 et 148, et Pièces justificatives, n°s 16 et 22). 1 Voir l'arrêt de condamnation prononcé contre Jacques Cœur le 29 mai 1453 (P. CLÉMENT, 0. c, Pièce justificative n° 12). 2 P. CLÉMENT, 0. c, Pièce justificative n° 14, et t. II, p. 192 et suiv. — Cf. NOËL VALOIS, Fragments d'un registre du grand Conseil de Charles VII (mars-juin 1455), dans le Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1882, p. 287 et suiv., et 1883, p. 222,
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pour diriger une expédition contre les Turcs qui venaient de s'emparer de Constantinople, il mourut à Chio, peut-être des suites d'une blessure1. Il fut enseveli dans cette terre lointaine au moment même où la disgrâce de son dénonciateur Otto Castelleni allait commencer sa vengeance -. Quelques années plus tard, Louis XI ordonnait la revision de son procès et la restitution à ses enfants et à Guillaume de Varye d'une partie de ses biens 3, réparation tardive et incomplète qui, en réhabilitant la mémoire de Jacques Coeur, condamnait celle de Charles VII. L'œuvre de Jacques Cœur lui survécut : il avait émancipé le commerce français ; ses anciens facteurs, Guillaume de Varye, Jean du Village, Gaillardet4, des marchands de Montpellier qui avaient été autrefois ses correspondants en Orient, Lazarin d'Andréa, Bernard de Vaux, Etienne Salelles s, continuèrent à trafiquer avec les ports d'Egypte, de
P. CLÉMENT, II, p. 199 et suiv. — Le tombeau de Jacques Cœur existait encore en 1501 dans l'église des Cordeliers de Chio (JEAN D'AUTON, Histoire de louis XII, I,p. 132; éd. GODEFROY). s Voir plus haut, p. 3T7, note 3. 3 P. CLÉMENT, 0. c, Pièces justificatives 15, 20 et 21. 4 Guillaume de Varye était encore intéressé au moment de sa mort dans des opérations de commerce avec le Levant, auxquelles participait également Jean du Village (voir Appendice, 5). 0 « Ont été certaines lettres de commission... données à maître Guillaume de Bourgézieu, régent de par vous la sénéchaussée de Beaucaire et de Nismes à rencontre des personnes et biens de Estienne Salelles et Lazarin de Andréa, marchands de notre ville de Montpellier, n'aguères patrons des galères de France, vulgairement appelées Saint-Jacques et Saint-Michel,
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Syrie et d'Afrique. La prise de Constantinople et les conquêtes des Turcs, en ruinant le commerce de Gênes, en compromettant la puissance de Venise et en rapprochant des chrétiens les Mamelucks épouvantés par les progrès de leurs redoutables voisins *, ne firent que développer l'influence française dans le Levant. Charles VII qui avait peutêtre senti, mais trop tard, le coup que portait au commerce de la France la ruine de Jacques Cœur, adressait des lettres au Soudan de Babylone (Le Caire), aux rois de Tunis, de Caramanie, de Bougie, de Fez et d'Oran pour leur recommander les marchands français 2. Vingt-quatre ans après la mort de Jacques Cœur, l'annexion de la Provence allait imprimer au commerce du Levant et de l'Afrique un essor plus puissant encore en donnant à
lesquelles lettres iceluy de Bourgézieu... s'efforce de mettre à exécution, voulant imposer ausdits marchands et patrons qu'en conduisant les dites galées par mer, ont achepté cent ou six vingt Mores et revendu en Barbarie, ont porté vivres aux mescréants et en outre couru contre les Chres tiens en faveur des dits mescréants : desquels cas iceux patrons, à l'aide de Nostre-Seigneur, se trouvent purs et innocents. Bien est vrai qu'en Tunis, en Barbarie, chargèrent à la requeste de Raphaël Vides chrestien certaines marchandises es Mores, moyennant quatre ou cinq mille ducats de nolis en outre ont bien porté huiles, amandes, avelaines, chastaignes pour eschanger et avoir des espices sans aucuns autres vivres, ainçois ont tiré du pays d'Alexandrie pain, biscuit, chair, poisson » (Doléances des États du Languedoc en 1456. — Ordonnances, XIV, p. 395.)
1 Les Mameluks offraient en 1461 leur alliance à Charles VII pour combattre les Turcs (VALLET DE VIRIVILLE, Histoire de Charles VII, t. III, p. 442).
1
VALLET DE VIRIVILLE,
Ibid., p.
440.
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la France ce qu'elle n'avait pas eu jusqu'alors, de vrais ports sur la Méditerranée. Ce spectacle d'une activité infatigable et d'un admirable sens pratique mis au service de conceptions larges et hardies, ce n'est pas seulement chez Jacques Cœur que nous le retrouvons au xve siècle, c'est dans la France entière qui n'a jamais réparé plus courageusement de plus terribles fautes et qui ne s'est jamais relevée avec plus d'énergie d'une chute en apparence mortelle. Après le grand élan patriotique qui emporte la nation sur les pas de Jeanne d'Arc, après l'ivresse de joie que soulève la trêve de 1444, et qui ressemblait, dit un contemporain, à celle d'un prisonnier passant des ténèbres d'un cachot au grand air, au soleil et à la liberté les esprits se calment ; cette population ruinée, décimée, mais endurcie par la souffrance, se remet au travail avec une âpreté silencieuse qui contraste avec les fantaisies bruyantes et désordonnées du xive siècle. Une longue et rude expérience a modéré la fougue réformatrice des légistes, les ambitions prématurées du Tiers-Etat et les premières ardeurs de la royauté s'essayant au pouvoir absolu. Tout le monde est devenu plus sage et plus modeste. C'est un siècle d'affaires succédant à un siècle de théories et de révolutions. Même après la dispersion des écorcheurs et l'organisation des Compagnies permanentes qui avait rendu aux routes et aux campagnes une sécurité
1
THOMAS BASIN, 0.
liv.
IV,
ch. i, t.
I,
p.
161.
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relative, après la conquête de la Normandie et de la Guienne qui avait terminé les hostilités, sinon la guerre, avec l'Angleterre, après les réformes judiciaires et financières qui avaient rétabli l'ordre dans l'administration *, l'oeuvre de la reconstitution nationale n'était qu'ébauchée. Les capitaines et surtout les soldats des nouvelles compagnies ne faisaient pas tous leur devoir : le loup transformé en chien de garde se souvenait parfois de son ancien métier ; la maraude était fréquente, et, malgré la sévérité des ordonnances, restait souvent impunie 2. Les communications étaient difficiles, les rivières et les routes hérissées de péages plus ou moins arbitraires3 ; les Etats provinciaux se plaignaient amèrement de la lourdeur des impôts; le numéraire avait en grande partie disparu; la plupart des monnaies françaises ou étrangères qui circulaient encore étaient de mauvais aloi ; tel était le chaos monétaire, qu'au lieu de stipuler en sols et en livres, on ne se servait plus pour tout contrat ou tout marché à longue échéance que de valeurs immuables, le marc d'or et d'argent*.
Voir pour les réformes de Charles VII : VALLET DE VIRI0. c. — P. CLÉMENT, Jacques Cœur. — DANSIN, Histoire du gouvernement de la France pendant le règne de Charles VII, 1 vol. in-8°, 1858. — Du FRESNE DE BEAUCOURT, Histoire de Charles VII (1422-1435), 2 vol. in-8°. 2 THOMAS BASIN, 0. c, liv. IV, ch. v, t. I, p. 170. 3 Ordonnances, XIII, p. 311 (ordonnance du 2 novembre 1439, article 36). 4 Ordonnances, XIV, p. 382 (ordonnance du 7 juin 1456, article 14).
VILLE,
1
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On échappait ainsi aux conséquences des variations et des altérations de monnaies. L'initiative particulière était impuissante à remédier à ces désordres. C'était l'oeuvre de l'Etat, de cette puissance souveraine que discutait encore une partie de la noblesse, mais que le peuple et la bourgeoisie paraissaient tout disposés à reconnaître sans lui chicaner l'autorité, pourvu qu'elle en usât pour les protéger. Le gouvernement de Charles VII se montra à la hauteur de sa tâche. Ses conseillers, presque tous d'origine bourgeoise, les Bureau, les Cousinot, les Chevalier1, n'avaient pas le génie audacieux de Jacques Cœur, mais c'étaient des hommes de bon sens, des esprits pratiques et des travailleurs infatigables. Le roi lui-même, caractère défiant et égoïste, longtemps timide, et qui ne s'enhardit que quand il se sentit porté par le succès et soutenu par l'opinion publique, avait de l'ordre, et c'était un connaisseur en hommes. L'emploi de ses journées était arrêté d'avance; il était régulier jusque dans le désordre : les ébattements plus 'ou moins licites qui tenaient une certaine place dans sa vie avaient leur jour et leurs heures comme le travail2. Il s'occupait surtout des finances, examinait minutieusement les registres de la Chambre des comptes dont il gardait toujours une copie auprès de lui, et signait
1 Voir, sur ces conseillers de Charles VII, p. 866-892.
GODEFROY,
0. c.,
2 GEORGES CHA.STELLA.IN. Fragments publiés dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, IV, p. 78.
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de sa main les rôles des receveurs généraux1. « Clerement percevoit, dit un de ses historiens, que en diverses gens y a diverses propriétez et plus en deux que ung et en dix que trois. Finablement, lui (ly) qui estoit renouvellant volontiers et assavourant le fruit que ne pouvoit traire, en devint si duit que de toutes qualités en quoy hommes pouvoient servir, il en tira à luy les plus excellents, et selon leur vocation, chascun en son estât, les employa à utilité telle qu'il leur séoit : l'ung à la guerre, l'aultre aux finances, l'aultre au conseil, l'aultre à l'artillerie. Dont enfin par la grant distincte connoissance qu'avoit des ungs et des autres, sur toutes choses avoit son regard, également sur les fautes aussi comme sur les vertus, et Testât entour de ly, devint à estre si dangereux, que mil, tant feust grant, povoit cognoistre à peine là où il en estoit ; et se tinst ferme chascun en son pas deu, de peur que du premier mespris que feroit, ne fust pris à pied levé2. » Dans les préoccupations du roi et de ses conseillers le commerce eut sa large part. Dès 1431, à la requête des marchands fréquentant la rivière de Loire dont l'association avait fidèlement servi la cause royale, une ordonnance datée de Saumur abolit, sur la Loire et sur ses affluents, « tous péages mis et imposés sous quelque couleur
1
P. CLÉMENT, GEORGES
0.
c,
I,
'
CHA.STELXA.IN
t.
IV,
p.
11
p. 54. [Billiothèque de l'École des Chartes,
et 78).
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.
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» ou occasion que ce soit depuis soixante ans en ça, » à peine de confiscation des terres et biens1. » L'enquête dirigée par un conseiller du roi n'aboutit qu'après un travail de dix années, et les péages de la Loire et de ses affluents navigables se trou-
LÉOENDE. —
Tu ne dois mie avoir en ta maison diverses mesures, petite livre pour vendre et grant pour acheter, ne grant muis et petit.
Poids et mesures au commencement du xv8 siècle, d'après une miniature du manuscrit français n° 166 de la Bibliothèque nationale, page XLV, recto.
vèrent réduits au nombre d'environ 130, comme à la fin du xive siècle2. C'était encore beaucoup, assez pour que le prix du sel transporté de Nantes
1 Ordonnances, XIV, p. 1. — L'ordonnance de 1431 fut confirmée en 1438 et en 1448 (Ibid.). S MANTELLIER, Histoire de la communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire, t. I, p. 100 et suiv. La communauté
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à Orléans, et en général celui des marchandises encombrantes se trouvât doublé par le fret et surtout par les péages, car le prix de transport n'entrait que pour une très faible part dans cette énorme augmentation1. En 1444, la même mesure fut appliquée aux rivières de l'Ile-de-France, de la Brie et de la Champagne : elle n'y était pas moins nécessaire2. Le transport de Honfleur à Paris comme celui de Nantes à Orléans doublait le prix de la marchandise 3, même en temps normal. Quelle devait être la proportion, quand les charges ordinaires avaient triplé et qu'à ce prix le marchand n'avait même pas la sécurité ! A mesure que la vie renaît en France, les organes de la circulation et du commerce intérieur se réveillent ; les foires du Lendit sont rétablies en 14444; celles de Champagne en 14455 ; en 1444, trois foires franches de vingt jours
des marchands de la Loire achève de s'organiser au XVe siècle. Les corporations qui en fùDt partie nomment des délégués qui siègent à Orléans et qui administrent les affaires de la compagnie. L'assemblée envoie des mandataires dans les différentes villes où résident les corporations affiliées. La gestion financière et les affaires eontentieuses sont confiées à des procureurs généraux, à des procureurs syndics, à un greffier et à un receveur général des deniers résidant à Orléans. La communauté est chargée du balisage et du curage de la rivière, et couvre ses frais au moyen d'un droit prélevé sur les marchandises qui circulent sur la Loire. Ce droit de boîte fut fixé par un règlement de 1477. 1 Ordonnances, t. I, p. 375. * Ibid,, XIII, p. 405. 3 En 1359, le muid de sel valait 14 éous à Honfleur et 35 à Paris (prix marchand). — MANTELLIER, 0. c, \, p. 375. 1 Voir plus haut, page 363. s Voir plus haut, p. 363 (note).
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chacune ont été instituées ou plutôt relevées à Lyon où commencent à revenir les marchands d'Italie et d'Allemagne1. En 1454, Charles VII confirme les deux foires annuelles concédées à Bordeaux par le roi Edouard III2. Les lettres patentes du 16 juin 1455 affranchirent de l'impôt de douze deniers pour livre les marchandises amenées et vendues aux foires du Lendit et de Saint-Laurent à Paris, aux anciennes foires de Champagne et Brie, à celles de Saint-Romain, de Guibray et « aultres foires d'ancienneté constituées et establies es villes et citez du royaume3 ». Le commerce maritime, toujours inquiété par la piraterie, et qui se rétablit difficilement dans la Manche et dans l'Atlantique, attire également l'attention du Conseil royal. Les droits qui se percevaient à Aigues-Mortes sont diminués : Narbonne, qui n'a pas renoncé à triompher des caprices de l'Aude, obtient l'octroi d'une aide sur le sel et d'un péage levé au Pont-Fermé pour la réparation des ponts et l'entretien du chenal4. Granville fondé par les Anglais en 1437, reçoit des privilèges qui en
• 1 Ordonnances, XIII, p. 399 et suiv. — Dès 1420, Charles VII, alors dauphin, avait concédé à Lyon deux foires franches de six jours chacune; « lesquelles foires ainsi octroyées, tant pour ce qu'elles ne duraient que six jours (qui estoit trop peu de temps), comme pour occasion de guerres et divisions qui, depuis le dit temps jusques à présent ont eu cours en ce royaume, n'ont pu avoir leur cours pleinement ni sortir leur effet ». 2 IMd., XV, p. 380. 3 Archives législatives de Reims, 2e partie, t. I, p. 942 et suiv. i Ordonnances, XIII, p. 329, et XIV, p. 367 et suiv.
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feront bientôt un des ports les plus actifs de la Normandie *. Bordeaux, malgré sa défection de 1452, recouvre en 1454 ses immunités traditionnelles 2. Les corporations industrielles et marchandes ruinées ou dissoutes par la guerre se reconstituaient peu à peu. Si les nouveaux statuts sanctionnés par l'autorité royale les plaçaient de plus en plus sous la main du roi, les exemptions d'impôts, le maintien ou l'extension de leurs privilèges, la protection que leur assurait le pouvoir central compensaient la perte de leur indépendance3. L'oeuvre la plus laborieuse, ce fut de rétablir l'ordre dans le système monétaire désorganisé par la déplorable politique financière des prédécesseurs de Charles VII, autant que par les malheurs du pays. On avait frappé sous Charles VI et sous Charles VII des écus d'or souvent désignés sous le nom de couronnes, dont le poids avait varié de 3 gr. 496 à 5 gr. 56, le titre de 666 millièmes de fin à 974-millièmes, et la valeur légale de 20 à 28 sous 4. Les monnaies d'argent, le gros et le blanc, avaient subi des variations non
■ «
1 2
3
Ordonnances, XIII, p. 461 et suiv. (Ordonnance de mars 1446). Ibid., XIV, p. 273 et suiv.
LEVASSETJR,
Hist. des classes ouvrières, liv. IV, ch. ni, t. I,
p. 431 et 432.
4 Voir la Préface du tome XIII des Ordonnances (BRÉQTJIGNY). — Table contenant année par année les prix du marc d'or et d'argent en œuvre et en billon, le nom des espèces, leur loi, leurs poids et taille et leur valeur.
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1
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moins capricieuses . Les ateliers monétaires des seigneurs avaient contrefait en les altérant les monnaies royales ; les étrangers avaient introduit en France des ■ pièces de toute valeur et de toute provenance, qui y circulaient concurremment avec la monnaie française2, en même temps qu'ils exportaient la monnaie de bon aloi qui avait fini par disparaître presque entièrement3. A mesure que le commerce renaissait, l'insuffisance ou l'imperfection des instruments d'échange se faisaient plus vivement sentir et se traduisaient par une hausse croissante des métaux précieux et par une dépréciation correspondante des marchandises de toute espècei. Charles VII qui, depuis 1435, est guidé par Jacques Cœur, entame courageusement la lutte. Dès 1431, il ferme tous les ateliers monétaires non autorisés par le rois. A partir de 1436, on renonce
1 Le gros d'argent valait 30 deniers en 1456. Les autres monnaies d'argent étaient les grands blancs de dix deniers tournois (Ordonnances de 1436 et 1455) et les petits blancs de cinq deniers (Ibid.). Les deniers noirs, les petits deniers parisis et tournois sont des monnaies de billon qui valent un denier.
' Ordonnances, XIII, p. 151 et 152 (mars 1430), p. 490 (janvier 1447), et XIV, p. 357 et 358 (16 juin 1455). * Ordonnances, XIII (28 mars 1431), p. 164 et suiv., et XIV, (7 juin 1456), p. 380 et suiv.
4 5
Voir plus bas, p. 403 et 404.
Ordonnances (Poitiers, 28 mars), XIII, 164. — Les ateliers autorisés sont ceux de Tours, Angers, Poitiers, Chinon, La Rochelle, Limoges, Figeac, Saint-Pourçain, Bourges, Orléans, Tournai, Troyes, Châlons, Mâcon, Lyon, Toulouse, Montpellier, Pont-Saint-Esprit, Crémieu, Romans et Montélimar.
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aux altérations de monnaies ; l'écu d'or à la couronne est frappé au poids de 3 gr. 496 qui sera porté plus tard à 4 gr. 079 et au titre de 973 millièmes 549 de fin : la valeur du petit blanc est fixée à 5 deniers, celle du grand à 10 ; elle ne variera plus jusqu'à la fin du règne l. Les anciennes monnaies et la plupart des monnaies étrangères sont retirées de la circulation. En 1438 il est interdit de se livrer à des opérations de change sans autorisation royale2 ; la défense d'exporter les métaux précieux est renouvelée sous les peines les plus sévères3, l'exploitation des mines d'or et d'argent est encouragée par des immunités et des privilèges4. En 1443, il est interdit de contracter autrement qu'en livres, sols et deniers, et les tabellions ou notaires sont rendus responsables de l'exécution de l'ordonnances. Enfin, les édits de 1453 et de 1456 règlent le cours du change et prohibent la circulation des monnaies
1 Ordonnances (24 juin 1436), XIII, p. 221 (12 juillet 1436), p. 222. — Cf. Ibid., p. 263, 490, et XIV, p. 380 et suiv. 2 Ibid. (26 avril 1438), XIII, p. 263. 3 Ibid., XIII, p. 164 et suiv., p. 349 et 350 (31 décemb. 1441), p. 386 et suiv. (19 novembre 1443), et XIV, p. 380 et suivantes. 4 Ibid., XIII, p. 236 : édit du 1er juillet 1437 confirmant une ordonnance de Charles VI du 30 mars 1413. 5 « Que nuls notaires ou tabellions ne feront ni passeront lettres de contraulx ou marchez, quels qu'ils soient, faits par quelconques personnes que ce soient, fors à sols et à livres simplement, si ce n'est pour cause de vrai et loyal prest, garde ou dépost sans fraulde, en traicté de mariage et vente ou rachapt de héritaiges » (19 novembre 1413. — Ordonnances, XIII, p. 387, article 11).
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étrangères qui doivent être portées aux hôtels royaux *. Ces mesures ne suffirent pas cependant à rétablir l'équilibre, et la rareté du numéraire resta jusqu'aux premières années du xvi° siècle une des plus graves préoccupations du commerce et du gouvernement. S'il faut en croire les contemporains, Charles VII réussit mieux, par une répression impitoyable de la maraude, du brigandage2 et de la piraterie3, à rétablir la sécurité sur les routes et sur les mers. Des alliances à la fois politiques et commerciales assurent les bons rapports de la France avec l'Ecosse, le Danemark (1456), l'Aragon, la Castille., la Répu1 Ordonnance du 16 juin 1455 {Ordonnances, XIII, p. 357). * Voir surtout l'ordonnance de novembre 1439, de l'article 6 à l'article 30 et de l'article 36 à la fin {Ordonnances, XIII). 3 Dans la Méditerranée, les Génois, les Catalans, les Provençaux continuaient à attaquer avec ou sans prétexte les navires français : le gouvernement français répondait à la piraterie par des lettres de marques, dont le montant était perçu de gré ou de force sur les compatriotes des coupables. Jacques Cœur avait été chargé de régler les marques de Catalogne, de Gênes et de Provence (voir l'arrêt de condamnation de Jacques Cœur et les lettres de Louis XI pour la revision de son procès, dans les Pièces justificatives de P. CLÉMENT, 0. c). Dans l'Atlantique, les Anglais, les Flamands, même depuis la paix d'Arras, et les Hanséates (Osterlins) couraient sus aux marchands, et les Français leur rendaient, avec usure le mal qu'on essayait de leur faire. Un pirate, Robin Girault, dont le navire s'appelait le Baleinier, de Rouen, s'était fait dans la Manche une réputation redoutable : il était la terreur du commerce d'Anvers. En 1453, toutes les marchandises appartenant aux marchands rouennais furent saisies à Anvers, pour indemniser les armateurs qu'il avait pillés (DE FRÉVILLE, Commerce de Rouen, t. II, p. 343, Pièces justificatives, n° LXXII).
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blique de Venise, la commune de Liège, les duchés de Saxe et de Bavière ; les étrangers, surtout les Castillans et les Aragonais, dont les privilèges ont été renouvelés en 1435', recommencent à fréquenter nos ports ; les merciers circulent de nouveau de foire en foire2, et Martial d'Auvergne, dans les Vigiles de Charles VII, met dans la bouche des marchands un hymne de reconnaissance qui a sa valeur, même en tenant compte des licences poétiques :
Nous tous marchans devons bien lacrimer Pour le feu Roy qui faisoit à aymer, De nous garder par paix en terre et mer En nos franchises, Trestous larrecins et pilleries bas mises. Marchans gaignoient à toutes marchandises, Draps de soye et pierreries exquises : Voire à planté L'en eust ou poing or et argent porté Par tous pays, reporté, raporté, Si seurement, sans estre inquiesté, Q'en eust voulu ; Et si hardy que nul si eust tolu Le pris ou gaing que la chose eust valu '.
Il fallait bien que le commerce payât cette proOrdonnances, XIII, p. 209 et 210, et XVIII, p. 500. En le commerce castillan est déjà rétabli en Normandie. Les marchands de Castille sont exempts des impôts royaux, mais ils doivent payer les droits de hanse de Rouen (DE FRÉVILLE, O. c, t. II, p. 310 et 311).
1450,
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Ordonnances, XIV, p.
MARTIAL DE PARIS,
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dit d'AUVERGNE, Les Vigilles de la mort du Roy Charles VII (édit. de 1724, Paris, 2 vol. in-12), 1.1, p. 17.
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tection et prît sa part des charges publiques. Une ordonnance de 1436 1 avait rétabli l'impôt de 12 deniers pour livre sur toutes les marchandises vendues dans les provinces du domaine royal ou destinées à l'exportation. Cet impôt était affermé par les soins des généraux des finances à des compagnies qui se chargeaient de tous les frais. Il se percevait dans les halles, marchés ou champs de foire pour les marchandises qui y étaient mises en vente ; à l'entrée des villes et des bourgs pour celles qui y étaient expédiées aux commerçants et fabricants domiciliés ; dans la boutique même du marchand pour celles qui y étaient vendues en détail ; enfin au point de départ pour toutes celles qui étaient envoyées à l'étranger et dans les provinces où les aides royales n'avaient pas cours. Dans ce dernier cas, l'impôt prenait le nom d'imposition ou traite foraine, mais il était perçu par les mêmes fermiers et ne différait de la taxe ordinaire que par le nom et par la destination de la marchandise : c'était un moyen d'atteindre la vente, même au delà des limites où s'arrêtait l'action des représentants de l'autorité royale. Il existait dans chaque élection un bureau pour la perception de la traite foraine ; tout marchand domicilié dans la circonscription, avant d'en faire sortir les marchandises qu'il expédiait au dehors, était tenu d'y faire sa déclaration. Si elles étaient destinées à un pays étranger ou à des provinces
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Ordonnances, XIII, p. 211 (28 février 1436).
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non sujettes aux aides, il acquittait les droits, et la quittance devait être visée aux frontières par les gardes des ports et passages ; si elles étaient expédiées dans une localité où les aides avaient cours, il devait fournir caution et prendre en conséquence des lettres de caution qui coûtaient six deniers par lettre et qu'il faisait viser par les préposés du bureau du lieu de destination K Indépendamment des retards et des entraves qu'imposait au commerce cette organisation compliquée, elle avait deux autres inconvénients : l'arbitraire dans l'évaluation des marchandises qui dépendait du caprice des fermiers2, et Y exercice perpétuel, universel, qui entraînait des conflits et des vexations sans nombre. Il est vrai qu'on laissait aux marchands la faculté de s'abonner et que, pour la vente au détail, l'abonnement n'avait pas tardé à devenir la loi commune. A la traite foraine venaient se joindre des droits généraux ou locaux, les uns déjà anciens, comme la rêve et la boîte aux Lombards, les autres créés pendant la guerre et que la royauté avait maintenus après la délivrance du territoire. Les États de Languedoc en dressaient la liste en 14563 : six deniers pour livre sur les toiles sortant par la
Voir MORBAU DE BEAUMONT, Mémoires concernant les impositions, t. III, p. 277 et suiv. Les Ordonnances ne donnent aucun tarif spécifique : c'est d'après le prix de vente courant que doit se payer l'impôt.
3
2
1
Ordonnances, XIV, p. 396, art. 17 et 18.
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sénéchaussée de Beaucaire, marques de Catalogne et de Gênes i, péages de la Carbonnière et de Montasse*, denier de Saint-André, dix sols par queue de vin circulant sur le Rhône, vingt sols par pipe de pastel à Villemur et au pont3, à Saint-Thibéry 4. C'était, suivant eux, la principale cause de la décadence du commerce et de l'appauvrissement des provinces méridionales qui avait commencé au moment même où le reste de la France se relevait des désastres de la guerre de Cent-Ans. Ces conclusions étaient exagérées : elles ne tenaient compte ni de la ruine de Jacques Cœur, ni de la renaissance du commerce de Marseille, ni de celle des foires de Lyon et de la France septentrionale qui avaient dû contribuer au ralentissement de l'activité commer1 « Les marques de Germes, d'Aragon et de Cathelogne... ont été mises par grande et meure délibération et de l'authorité et consentement des deux royaumes et des deux seigneuriés, tant pour satisfaire et récompenser les damnifiez, comme pour nourrir paix et entretenir la communication des marchands d'une seigneurie à autre, pour éviter ainsi courses, guerres et autres inconvénients » [Ibid., p. 405). 2 La tour Carbonnière était près d'Aigues-Mortes (Ibid., page 405). La situation du péage de Montosse ou Montouse (serait-ce Montoussé, dans les Hautes-Pyrénées?] n'est pas indiquée. 3 Le denier de Saint-André se percevait sur les marchandises transportées sur le Rhône de Roquemaure à Caussade. Moreau de Beaumont croit qu'il avait été établi pour construire le fort Saint-André ou pour y entretenir une garnison (0. c, III, page 554). Saint-André était une des vigueries de la sénéchaussée de Beaucaire. * Villemur, sur le Tarn, est un chef-lieu de canton de la Haute-Garonne, et Saint-ïhibéry un village de l'Hérault, sur la Tongue et sur l'Hérault, que traversait un pont romain, plusieurs fois réparé au moyen âge.
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ciale du Languedoc : elles prouvaient du moins que Martial d'Auvergne, Thomas Basin et les panégyristes de Charles VII s'étaient trop pressés de proclamer le rétablissement de la prospérité publique, et que le roi laissait quelque chose à faire à son successeur. Quand Louis XI monta sur le trône, la France, appauvrie, dépeuplée, s'était du moins reprise à travailler et à espérer : la route était encore hérissée d'obstacles, mais elle était tracée ; il ne restait plus qu'à l'aplanir. Par beaucoup de côtés, Louis XI ressemblait à son père; comme lui il aimait peu la guerre, comme lui il savait deviner et exploiter les hommes, comme lui il se dégoûtait facilement de ceux qui l'avaient servi et jetait volontiers l'écorce après avoir savouré le fruit, mais il avait ce que n'avait pas eu Charles VII, cette volonté implacable, cette vivacité de conception, cette hauteur de vues contrastant avec la bassesse et la brutalité des moyens, qui ont fait de lui un des plus grands rois et l'un des moins populaires de notre histoire. Roturier par les moeurs, par les allures, par le langage et par le costume, haï des grands et leur rendant la haine qu'ils lui portent, Louis XI, comme Charles VII, s'entoure de gens de moyen état ; il sait qu'il trouvera chez eux plus de connaissances spéciales, plus de docilité et plus de fidélité « parce qu'ils ne peuvent se passer de lui1 ». Parmi ces
1
COMINES,
Mémoires (Ed. Dupont),
1.1,
p.
84'.
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conseillers bourgeois d'un roi qui se fit bourgeois par calcul autant que par caractère, les plus connus, le cardinal la Balue, prêtre indigne et ministre infidèle, Olivier le Daim, bon serviteur, mais justement flétri pour sa rapacité effrontée, Jean Doyat, victime peu intéressante de la réaction qui suivit la mort de Louis XI, sont peut-être ceux qui méritaient le moins de passer à la postérité. D'autres plus obscurs étaient plus dignes de survivre. Par leurs origines ou par leurs débuts, presque tous appartiennent au commerce. Pierre Doriole, sire deLoiré, général des finances et maître des comptes sous Charles VII, chancelier sous Louis XI, président de la Chambre des comptes sous Charles VIII, était le fils d'un bourgeois de La Rochelle : il épousa en 1469 Charlotte de Bar, veuve de Guillaume de Varye, et était intéressé comme lui dans le commerce de l'Orient. Lucois, général des finances, était un marchand 1 de Bruges. Jean Briçonnet, l'aîné, surintendant des manufactures de soie royales, maire de Tours, receveur général des finances de Langue d'Oïl, et trésorier de la Chambre du roi2 ; son frère, Jean le Jeune, secrétaire et notaire du roi3; André Briçonnet, frère des deux précédents,
1 ANSELME, Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France, des grands officiers de la couronne, etc. (1730, 9 vol. in-P), t. VI, p. 411. 2 Jean Briçonnet l'aîné, fils de Jean Briçonnet, bourgeois de Tours, fut anobli en 1475, siégea aux Etats de 1484 comme député du bailliage de Touraine et mourut le 30 octobre 1493. 3 Jean le Jeune, frère du précédent, élu sur le fait des aides à
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCIi
trésorier de l'argenterie et de la Chambre, étaient fils d'un marchand de Tours et avaient été marchands comme leur père. Guillaume Briçonnet, fils de Jean le Jeune, qui devait jouer, sous Charles VIII, un rôle si important, avait également fait le négoce dans sa jeunesse *. Jean Berthelot, maître de la Chambre aux deniers2, Michel Gaillard, maîtred'hôtel de Louis XI et l'un de ses compères 3, Jean de Beaune, argentier du dauphin4, Mathieu Beauvarlel, général des finances en 1473, n'étaient pas d'origine plus relevée. Regnault la Pie, valet de chambre du roi, dont l'influence fut plus modestes,
Tours, de 1446 à 1453, receveur des aides de la province de Tours sous Louis XI, maire de Tours en 1469, maître de l'hôtel du roi sous Charles VIII, faisait encore le commerce en 1470. 1 Guillaume Briçonnet, fils de Jean Briçonnet l'aîné, naquit à Tours en 1445 et fut probablement marchand dans sa jeunesse (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, XX, p. 272). Charles VIII le nomma général des finances du Languedoc; il devint, avec Etienne de Vesc, sénéchal de Beauoaire, un des conseillers les plus influents de Charles VIII, entra dans les ordres après la mort de sa femme et obtint, grâce au roi de France, le chapeau de cardinal. Voir, sur la famille des Briçonnet, VHistoire généalogique de la maison des Briçonnet, par GUYBRETONNEAU (1621), et A. DE BOISLISLE, Notice biographique et historique sur Etienne de Vesc, dans le Bulletin de la Société de l'histoire de France (1879), p. 305 et suiv. 2 Jean Berthelot était, comme les Briçonnet, un bourgeois de Tours. Jean Briçonnet l'ainé épousa sa fille, Un de ses descendants, Gilles Berthelot, fit construire au xvie siècle le château d'Azay-le-Rideau. 3 Michel Gaillard était général des finances depuis 1473. 4 Jean de Beaune, père du futur surintendant des finances Semblançay, était un marchand de draps; il était le beau-père de Jean Briçonnet le jeune (Bulletin de la Société de l'hist. de France (1879), p". 306). 3 Chronique de Jean de Troyes (MICHATJD et POUJOULAT), p. 346.
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mais peut-être plus solide que celle d'Olivier le Daim, était le fils d'une marchande de poisson aux Halles. Enfin, parmi les conseillers de Louis XI, figurent : Etienne Chevalier, Cousinot, Jean Bureau, les anciens conseillers de .Charles VII, et ce qui est encore plus significatif, Geoffroy Cœur, échanson du roi, fils de Jacques Coeur, et Guillaume de Varye, argentier, général des finances et commissaire en Languedoc, après avoir été le premier facteur du grand marchand de Bourges i. Ce n'est pas seulement à ses fonctionnaires que le roi demande des renseignements et des conseils. Ce chercheur, qui veut tout voir et tout savoir par lui-même, qui s'enquiert de tout et se mêle de tout2, sait aussi provoquer et écouter les avis des intéressés. En 1470, il convoque une assemblée des principaux négociants et des délégués des grandes villes industrielles pour les consulter sur les mesures propres à développer l'industrie et le commerce national 3. En 1481, après l'annexion de la Provence, c'est
Voir plus haut, p. 371. Nul homme ne presta jamais tant l'oreille aux gens, ny ne s'enquist de tant de choses comme il faisoit (COMINES, éd. Dupont, I, p. 81) De maintes menues choses de son royaulme il se mesloit et d'assez dont il se fust bien passé : mais sa complexion étoit telle et ainsi vivoit (Ibid., II, p. 273). 3 C'est du moins ce qu'affirme Louis XI dans le préambule de l'Ordonnance qui établit les foires de Caen (Ordonnances, XVII, p. 344). — Cf. Histoire manuscrite de Louis XI, par l'abbé LEGRAND, Biblioth. nat., manuscr. français, 6977, p. 269 et 332.
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aux députés du commerce provençal et languedocien qu'il demandera les moyens de tirer parti de sa nouvelle acquisition *. Il a des agents partout, en Italie, en Flandre, en Angleterre, en Allemagne2, il s'informe des coutumes et des produits des pays étrangers3 ; il se mêle volontiers aux marchands et aux petites gens dont il sait parler le langage ; il est le roi de la bourgeoisie, comme les premiers Valois avaient été les rois de la noblesse. Ce n'était pas chez lui curiosité stérile : cette patiente et perpétuelle enquête devait aboutir à des actes. Louis XI est peut-être le premier souverain qui ait eu une politique commerciale raisonnée et nationale. La préoccupation qui explique et qui domine toute cette politique, c'est celle de ramener et de retenir en France le numéraire dont la disette avait provoqué une crise arrivée à l'état aigu dans les
1 GERMAIN, Eist. du commerce de Montpellier, II, p. 53 et 390. Ce fut Michel Gaillard qui fut chargé de présider à cette enquête. 1 En 1470, Jean de Beaune et son gendre, Jean Briçonnet le jeune, sont chargés d'une mission commerciale en Angleterre (Bibliothèque nationale, manuscrit français, 20685, p. 549 et 579). — En juillet 1470, Jean Briçonnet est envoyé à Berne (Ibid., p. 503). 3 « Vous sçavez bien le désir que j'ai de donner ordre au fait de la justice et de la police du royaume, et, pour ce faire, il est besoin d'avoir la manière et les coutumes des autres pays : je vous prie que vous envoyez quérir devers vous le petit Fleurentin pour sçavoir les coutumes de Fleurence et de Venise et le faites jurer de tenir la chose secrelte, afin qu'il vous le die mieux et qu'il le mette bien par escrit » (Lettre de Louis XI au sieur Dùbouchage. — DUGLOS, Histoire de Louis XI, III, p. 449).
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dernières années du règne de Charles VII. Cette préoccupation n'était pas nouvelle. A mesure que les relations internationales étaient devenues plus fréquentes, le commerce plus étendu, la production plus active, la masse des métaux précieux qui était presque tout entière entre les mains des Juifs, ou des banquiers italiens, avait cessé de suffire aux besoins de la circulation. L'exploitation des mines, dont la richesse était médiocre1, comblait à peine les vides produits chaque année par l'exportation des monnaies ou des lingots en Orient d'où ils ne revenaient plus. Enfin, une énorme quantité de métaux précieux s'était immobilisée dans les trésors des églises et dans les demeures seigneuriales, où la vaisselle massive, l'orfèvrerie, les lourdes chaînes d'or et d'argent étaient un des luxes les plus recherchés de l'aristocratie féodale. Les instruments de crédit, mandats nominatifs, billets de change, bons de caisse et, à partir de la fin du xiv° siècle, lettres de change transmissibles et négociables par voie d'endossement2 avaient
Les mines d'argent exploitées au xv siècle étaient celles de Massevaux et de Lièvre en Alsace, de Schneeberg en Saxe, celles du Harz, de la Bohême, du Tyrol (Brixen), de la Hongrie, de la Suède, de la Norvège et de l'Espagne. L'or était exploité en Hongrie (Kremnitz) et dans le Harz ; le lavage des sables aurifères des rivières du Languedoc rendait annuellement cinq ou six cents marcs (Ordonnances, XVII, p. 483), et les orpailleurs du Rhin devaient en recueillir au moins autant. La lettre de change est expressément mentionnée dans l'Ordonnance de 1463 sur les foires de Lyon (art. 7 et 8). Voir e des modèles de lettres de change et de protêts du xiv et du 56
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jusqu'à un certain point suppléé à l'insuffisance du numéraire. Les grandes cités commerçantes d'Allemagne, d'Italie et d'Espagne, Gênes, Venise, Barcelone, Francfort, Strasbourg1, avaient organisé des institutions publiques de crédit, banques de dépôts, de virements et de prêts, qui avaient fonctionné avec assez d'intelligence et d'activité pour que dès le commencement du xv° siècle, le taux normal de l'intérêt s'abaissât à 6 1/2 ou même 5 0/0, au moins pour les rentes constituées 2. Ces institutions nouvelles ne pouvaient avoir chance de succès que dans bien peu des innombrables états qui se partageaient alors l'Europe civilisée : mais, partout, les gouvernements petits ou grands se préoccupent de défendre et d'accroître leur richesse métallique par des mesures plus ou moins tyranniques et le plus souvent inefficaces : lois somptuaires, règlement sévère du change, défense d'exporter les métaux précieux, fixation arbitraire du taux légal des espèces monnoyées, lois de proscription contre les Juifs ou les Lombards. En France où il n'existait pas de banques publiques et où les banques privées appartenaient presque toutes à des Ultramontains,
xv° Siècle cités dans le tome III des Mélanges historiques [Documents inédits sur l'histoire de France). 1 La banque de Strasbourg ne devint municipale qu'au commencement du xvie siècle ou à la fin du xv°. Elle appartenait jusque-là à la corporation des Husgenossen, à la fois monnayeurs et changeurs (HANAOBR, Études- économiques sur l'Alsace, 1.1 (les Monnaies), p. 123 et suiv.). 2 IMd., p. 533 et suiv.
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la royauté et ce qui restait de grands feudataires se débattirent pendant tout le xiv° siècle contre ces difficultés économiques que vinrent aggraver les événements politiques. Au commencement du xv° siècle, les désastres de la guerre civile et étrangère, l'expulsion définitive des Juifs, l'émigration des Lombards, les perpétuelles variations monétaires finirent par faire disparaître la plus grande partie du numéraire qui s'exila ou qui se cacha : mais la ruine même de la nation, en arrêtant toutes les transactions, rendit la disette moins sensible; on ne s'en aperçut que quand la vie industrielle et commerciale commença à renaître avec l'ordre et la paix. L'or et l'argent vivement recherchés haussèrent de prix, la valeur des denrées et des produits industriels redevenus plus abondants baissa en proportion ; la baisse atteignit peu à peu même les salaires qui, grâce à la désorganisation des corps de métiers, et à la dépopulation de la France, s'étaient maintenus longtemps à un taux assez élevé1. Tous les intérêts souffraient de
1 Erï 138*7, l'aune de toile âne est évaluée dans les Comptes de l'argenterie de Charles VI à 10' sous parisis (DOUËT D'ARCQ, Nouveaux comptes île t argenterie, p. 150). En 1183, dans l'inventaire de Charlotte de Savoie, on ne là compte plus que 8 sols 4 deniers {Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1865, p. 348). — L'aune de toile grossière, estimée dans les comptes de l'hôtel du roi en 1380 à 35 deniers tournois, est évaluée à 30 deniers en 14G0 (DOUËT D'ARGQ, Comptes de l'hôtel des rois de France aux xiv° et xva siècleSi p. 36 et 345). — Le millier d'épingles, qui vaut 6 sous parisis en 1387 (DOUËT D'ARCQ, Nouveaux comptes de l'argenterie, pv 224), m'en coûte plus que 3 1/2 en 1466 (But*
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cette crise économique. Les impôts étaient plus onéreux et plus difficiles à recouvrer; les cens, les rentes foncières, les obligations contractées à une époque où l'argent était à meilleur marché pesaient plus lourdement sur le débiteur ; et l'expérience avait appris à se défier de tous les expédients imaginés pour lutter contre cette loi inexorable de l'offre et de la demande dont les hommes du xv° siècle connaissaient les effets aussi bien que nous, quoiqu'ils n'en eussent pas fait la théorie. Louis XI comprit que le meilleur moyen de ramener le numéraire, c'était de multiplier les relations avec l'étranger, d'encourager le commerce intérieur, de relever l'industrie, de créer en France
lettn de la Société de l'hist. de France, 1878, p. 338). — Le prix du millier de ventres de menuvair est tombé de 26 livres parisis en 1387 {Nouveaux comptes de l'argenterie, p. 163) à un peu plus de 14 livres en 1462 [Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1878, p. 219). — Le millier de crochets à tendre la tapisserie, vendu 44 sous tournois en 1387, n'en coûte plus que 40 en 1480 {Comptes de l'hôtel, p. 84 et 366). — La journée de chevaucheur, qui est de 6 sous parisis en 1380, n'est que de 5 sous parisis en 1463 {Bulletin de la Société de l'histoire de France, année 1878, p. 228) et de 5 sous tournois en 1481 {Comptes de l'hôtel, p. 41 et suiv. et 389). — 5 sous tournois ne représentaient que 4 sous parisis. — Le maître de la chambre aux deniers, qui reçoit 90 deniers tournois de gages par jour en 1380, a les mêmes appointements en 1460 {Comptes de l'hôtel, p. 23 et 345). Or le poids d'argent fin contenu dans la livre tournois de Charles VII et de Louis XI représentait à peine les deux tiers de celui que renfermait la livre de Charles VI de 1380 à 1387. La valeur de l'argent avait donc augmenté, en un siècle, de 30 à 100 0/0, au moins de 50 0/0 en moyenne. Ce qu'on aurait acheté à la fin du xiYe siècle avec un gramme et demi d'argent fin, on pouvait se le procurer dans la seconde moitié du xv" avec un gramme.
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de nouvelles sources de production. On compte sous son règne soixante-seize ordonnances relatives à l'établissement de foires ou marchés. Les plus anciennes, celles que Charles VII a essayé de restaurer, obtiennent de nouveau la confirmation ou l'extension de leurs privilèges1. Deux foires franches sont créées à Bayonne (1462)2, deux autres à Gaen; et, malgré l'état de guerre qui subsiste entre les deux pays, les laines d'Angleterre y sont admises en franchise pour dispenser les Français d'aller les chercher aux foires d'Anvers où ils ont éprouvé des vexations 3. Ce sont surtout les foires de Lyon qui attirent l'attention du roi et de ses conseilla. La situation de Lyon offrait des avantages égaux, peut-être supérieurs à ceux qu'avaient pu présenter autrefois les villes de Champagne. Communiquant par la navigation du Rhône avec la Méditerranée, voisine de l'Italie et de l'Allemagne, cette ville semblait destinée à devenir l'entrepôt du commerce de la France avec ces deux pays. La Flandre seule aurait pu se plaindre de l'éloignement ; mais depuis bien longtemps les Flamands avaient désappris le chemin même des foires de Champagne : leur commerce avec l'Italie se faisait par mer, et la concurrence que leurs draps et leurs toiles auraient faite sur le marché français à nos produits nationaux
Ordonnances, t. XV, passim, — XVII, p. 161 (1468, novembre) et 617 (1473). 2 Ibid., XV, p. 469. 3 Ibid., XVII, p. 344 (2 novembre 1470).
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était une raison pour qu'on regrettât peu leur absence. Les foires de Lyon, malgré les efforts de CharlesVII, n'avaient pas prospéré : celles de Genève qui leur avaient été opposées par les ducs de Savoie, et qui étaient devenues le rendez-vous des commerçants de Suisse, d'Italie et d'Allemagne, continuaient à être fréquentées même parles Français *. En 1463, Louis XI, sur les instances de Guillaume de Varye, général des finances de Languedoc, promulgua une nouvelle ordonnance2 qui établissait à Lyon quatre' foires annuelles de quinze jours chacune, à la Quasimodo, le 4 août, le 3 novembre et le premier lundi après les Rois. Toutes les marchandises apportées à ces foires étaient exemptes de droits d'entrée et de l'impôt de douze deniers pour livre. Les monnaies étrangères auraient cours suivant un tarif arrêté de concert par les représentants du commerce étranger, les échevins de Lyon et les officiers royaux. La sortie des métaux précieux et des espèces monnayées serait autorisée. Les marchands étrangers qui voudraient séjourner à Lyon dans l'intervalle des foires, sont libres d'y demeurer en se soumettant aux taxes ordinaires. Les biens de ceux qui y mourraient ne sont pas suOrdonnances (20 octobre 1462), XV, p. 571 et 572. - Ibid., XV, p. 644 et suiv. (8 mars 1463). — Cf. XVII, p. 33 (Ordonnance du 14 novembre 1467), et XVIII, p. 116 (27 avril 1475).
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jets au droit d'aubaine. Le droit de marques ou de représailles ne sera pas exercé à Lyon. Les foires sont placées sous la haute surveillance du bailli de Mâcon, sénéchal de Lyon, qui jugera en dernier ressort toutes les causes auxquelles elles donneront lieu et qui confirmera, sur la présentation des officiers municipaux de la ville de Lyon, les courtiers et les prud'hommes chargés de la visite des marchandises et de l'arbitrage des différends qui pourront s'élever entre les marchands1. Enfin, il est interdit aux marchands français de se rendre aux foires de Genève et d'y envoyer des marchandises, sous peine d'amende et de confiscation. Cette ordonnance excita à Lyon une joie universelle et valut à Guillaume de Varye, en témoignage de reconnaissance, un cadeau de vingt pièces de toile de Belleville du prix de 40 écus d'or neufs 2. L'effet en fut assez rapide pour entraîner en quelques années la décadence des foires de Genève, et pour rendre à Lyon la prospérité dont cette ville avait joui au xive siècle. Avant la fin du règne de Louis XI, le mouvement des échanges y avait pris une telle activité que les états de 1484 attribuaient
1 Voir l'article Conservation de Lyon dans GUYOT, Répertoire universel et raisonné de Jurisprudence, t. IV, p. 535 et suiv. —Cf. VJESEN, Juridiction commerciale à Lyon sous l'ancien régime. Conservation des foires de Lyon, 1 vol. in-8°, Lyon, 1879. La compétence de ce tribunal des foires prit une grande extension au xvie siècle. 2
Archives de Lyon, registre BB, 10.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
en partie aux foires de Lyon les exportations de numéraire qui préoccupaient si vivement les hommes d'Etat du xve siècle *. Malgré les efforts de Charles VII, les communications étaient encore difficiles : des désordres séculaires ne se réparent pas en un jour. Louis XI continue énergiquement l'œuvre de son prédécesseur. Son compère, le grand prévôt Tristan l'Ermite, organise la chasse aux brigands, aux vagabonds et aux maraudeurs. Les ordonnances sur les péages sont renouvelées2, et de nombreuses exemptions accordées aux habitants des villes qui ont le plus souffert de la guerre 3. La question, si longtemps controversée, de la liberté de la navigation sur la Seine et la vieille querelle de la hanse parisienne et de la hanse rouennaise est enfin tranchée en 1461. Le commerce et la navigation sont déclarés libres pour les Rouennais à Paris et pour les Parisiens à Rouen4 ; cependant la hanse de Paris conserva la charge d'entretenir les ports de la Grève et de l'abreuvoir Popin et le privilège de percevoir un droit sur les marVoir le Journal des États généraux de I48i, p. 669 et suiv. {Chapitre du Commun). Ordonnances (1462), XV, p. 305. En 1463, les habitants de Castel-Sarrasin, de Toulouse, d'Agen, de Montauban, de Villeneuve-d'Agen sont exemptés de tout péage royal dans la sénéchaussée de Toulouse, l'Agénois et le Quercy (Ordonnances, XVI, p. 14, 18, etc.).
3 4 Ordonnances, XV, p. 463. — Charles VII, par des lettres patentes du 1 juillet 1450, avait déjà supprimé le double privilège des deux hanses. Le Parlement avait refusé de les enregistrer. 5 1
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chands qui n'étaient pas affiliés à la Compagnie ou expressément exemptés1. On voit encore en 1477 les marchands de Tournai demander et obtenir leur incorporation à la Compagnie française pour s'affranchir des taxes qu'elle prélevait sur la vente des vins et autres denrées alimentaires 2. La marchandise de l'eau ne devait disparaître définitivement qu'en 1682 3. Une lettre de Guillaume de Varye à Louis XI (1468) prouve qu'on s'occupait également de réviser les péages de la Garonne et du Rhône 4. Enfin la création sur les chemins royaux de relais de poste échelonnés de quatre lieues en quatre lieues et placés sous la direction du grand-maître des coureurs de France, préparait une véritable révolution que Louis XI entrevit peut-être, mais qu'il n'accomplit pas5. Les postes furent réservées au transport des lettres et des courriers du roi, du pape et des princes alliés de la France. Les particuliers durent se contenter, comme autrefois, de correspondre par courriers spéciaux ou de profiter
1 Voir l'Ordonnance du 17 février 1416, dont les principales dispositions étaient encore en vigueur au xvn° siècle (Ordonnances, X, p. 257), et LECARON, Origines de la municipalité parisienne, dans les Mémoires de la Société d'histoire de Paris, 1881 (ch. ni et iv de la 2E partie).
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3
DELAMARRE,
Ordonnances, XVIII, p. 811. Traité de la police, II, p.
14. 1874),
t. II, p.
s
* URBAIN LEGEAY, 3.
Histoire de Louis XI (2 vol. in-8°, juin
1464
Ordonnance du
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{Ordonnances, XXI, p,
347).
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
des services assez irréguliers organisés par les messagers privilégiés des Universités. La navigation maritime n'avait pas moins souffert que la circulation intérieure de la guerre avec les Anglais et des conséquences mêmes qu'avait entraînées la victoire du roi de France. L'interruption des relations avec l'Angleterre avait ruiné les ports de Gascogne et de Normandie. A Bordeaux, un certain nombre de marchands avaient émigré en Angleterre, et le prix des vins qui ne trouvaient plus de débouchés avait baissé brusquement1. Les Rouennais, au lieu d'aller chercher directement à Londres les laines qu'ils y échangeaient contre les vins de Bourgogne et le pastel de Noi-mandie, étaient obligés de les acheter à Anvers et d'abandonner la plus grande part des bénéfices aux intermédiaires flamands. C'était deux Etats féodaux, la Bretagne et la Flandre qui avaient surtout profité des désastres de la France royale et de la décadence de son commerce maritime. Le duc de Bretagne, Jean V, tour à tour armagnac et bourguignon, anglais et français, mais ne prodiguant à ses alliés que des promesses et ménagé par les deux partis, avait trouvé moyen de garder une sorte de neutralité armée et d'exploiter les embarras de la France et de l'Angleterre. Après la conquête de la Normandie par les Anglais, trente
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FR. MICHEL,
Histoire du Commerce de Bordeaux, t.
I,
ch.xvi,
p. 359 et suiv.
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mille familles normandes avaient émigré en Bretagne : cette émigration avait développé l'industrie des toiles et celle des draps. Rennes avait ainsi, dès la première moitié du xve siècle, des fabriques renommées de draperies et de tapisseries ; plus tard, François II fonda à Vitré des manufactures de soieries, et à Nantes une des premières imprimeries installées en France. Des traités signés par Jean V avec la Hollande, la Zélande et la Frise, par François II avec le Portugal (1459 et 1471), avec l'Angleterre (1468), avec les villes lianséatiques (1476 et 1478), avec la Castille (1483), avaient ouvert au commerce breton de nouveaux débouchés. Quand Bordeaux fut redevenu français, ce furent les Bretons qui transportèrent en Angleterre les vins de Guienne et de Gascogne. En 1479, François II obtient pour ses sujets la liberté de trafiquer dans les ports d'Egypte et de Syriei. Les Espagnols ont une bourse à Nantes; le pavillon breton flotte sur la mer du Nord, sur la Manche et sur l'Atlantique, d'Anvers à Lisbonne, et commence à se montrer sur la Méditerranée. Depuis Jean V, les gentilshommes peuvent faire le commerce maritime sans déroger ; c'est la petite noblesse qui fournira à la Bretagne ses plus hardis navigateurs 2. La Flandre avait traversé, comme la Bretagne, depuis le début de la guerre de Cent-Ans jusqu'à la
D. LoBiNEA.tr, Sist. de Bretagne, I, p. 133. °- Voir les Positions de Thèse de M. CHAUFFIER, élève de l'École des Chartes (lSGô-e'Y), sur le Commerce extérieur de la Bretagne.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
mort de Charles V, une période de troubles et de calamités publiques ; mais, sous les princes de la maison de Bourgogne, elle recouvra la paix intérieure, et les malheurs mêmes de la France, la ruine des ports normands, le désarroi de l'industrie, l'abandon des grandes foires, ne firent qu'accroître sa prospérité : les meilleurs ouvriers français allèrent chercher un asile et du travail dans les villes flamandes, les draps et les toiles de Flandre n'eurent plus de concurrence ; les ports, et surtout Anvers, fréquentés depuis le commencement du xive siècle par les Génois et les "Vénitiens attirèrent, au xve, les Portugais et les Espagnols chassés de Normandie, malgré les efforts des Anglais pour les y retenir1, par la misère et la dépopulation de cette province. Les foires de Bruges et d'Anvers remplacent à la fois celles de Champagne, celles du Lendit et celles de Rouen, et le temps n'est pas loin où le grand port de l'Escaut pourra se vanter de faire plus d'affaires en un mois que Venise, au temps de sa splendeur, n'en faisait en une année. Louis XI n'épargna rien pour relever la marine marchande et rendre aux ports français l'activité qu'ilsavaient eue au xiv° siècle. Lesnobles, lesclercs, les officiers royaux sont autorisés à faire le commerce en gros par terre et par mer sans déroger2 ; les marchands français ne jouissent des privilèges accordés aux nationaux qu'à condition de faire venir
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Ordonnances (août 1424), XIII, p. 58. U. LEGEAY, Eist. de Louis XI, t. II, ch. xxrv, p. 376 et 377.
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et d'expédier leurs marchandises sur des navires français *. Bordeaux dont les foires franches rétablies par Charles VII en 1453 ont été confirmées en 1462, pendant le séjour du roi en Guienne 2, obtient en 1481 que toutes les marchandises provenant des contrées voisines et destinées à l'Angleterre, à l'Espagne, au Portugal, à la Navarre, à la Flandre et à la Bretagne, soient obligées, sous peine de confiscation, de passer par son port3. En 1472, La Rochelle reçoit l'autorisation de trafiquer, même en temps de guerre, avec les pays étrangers armés contre la France, et devient ainsi une sorte de port neutralisé, toujours ouvert au commerce *. En 1474, la création d'un port à la Hougue Saint-Vaast est décidée pour suppléer à l'insuffisance de Cherbourg et de Barneur ruinés par la guerre contre les Anglais5. Sur la Méditerranée, Louis XI, par l'acquisition du Roussillon et de la Provence, a porté jusqu'aux Pyrénées et jusqu'aux Alpes le littoral français. Les ports d'Agde et d'Aigues-Mortes restent privilégiés
1 Ibid., p. 377. — En 1479, un marchand de Pézenas, qui avait exporté des draps en Sicile et importé en échange du sucre et du coton par Marseille sur un navire vénitien, est contraint, pour obtenir l'autorisation de faire entrer ses marchandises en France, de les transporter de Marseille [h Aigues-Mortes et de se procurer un laisser-passer spécial. 2 Ordonnances, XV, p. 380. 3 FR. MICHEL, 0. c, t. I, p. 370 (Lettres patentes du 6 septembre 1481). 4 Ordonnances, XVII, p. 492 (26 mai 1472). 8 Ibid., XVIII, p. 35 et 39 (août 1474). La terre de la Hougue appartenait au bâtard de Bourbon, amiral de France.
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HISTOIRE
DU
COMMERCÉ
DE
LA FRANCE
pour le commerce avec l'étranger ; les épi Ces y entrent en franchise, tandis que partout ailleurs elles acquittent un droit de dix pour cent1 ; mais Gollioure obtient dans le P\.oussillon les mêmes avantages qu'Aigues-Mortes dans le Languedoc (1463)3, et Marseille, dont les puissants armateurs, lesForbin, les du Village3, marchent sur les traces de Jacques Cœur, tend de plus en plus à effacer Aigues-Mortes et Montpellier et à devenir l'entrepôt du commerce avec l'Espagne, les pays barbaresques, le Levant et l'Italie. Les conquêtes des Turcs ont fermé aux chrétiens les ports de l'Archipel et de la mer Noire, mais les relations avec l'Egypte, la Syrie, la côte septentrionale d'Afrique, sont toujours aussi actives. Louis XI est en correspondance avec les souverains de Tunis et de Lône4 , avec le Soudan d'Egyptes, auxquels il recommande nos navires et
1 Edit du 12 septembre 1463, cité par GERMAIN, 0. c, t. II, p. 385, d'après les Archives municipales de Montpellier, grand Thalamus, f° 351, verso. — Agde et Aigues-Mortes recevaient, outre le poivre, le girofle, le cinnamonie, du safran, des graines d'écarlate, du brésil, du vermillon, du vif-argent, qui se revendaient surtout à Montpellier., — Le verdet préparé à Montpellier était un des principaux articles d'exportation [mss. LEGRAND, Bibliot. nat. fonds français, n° 6969, page 118, verso). 2 Ordonnances, XV, p. 691. 3 Voir sur les Forbin une lettre de 1470, citée par M. de MASLATPJE, Mélanges historiques {Doc. inéd. sur Vhistoire de France), t. III, p. 12 et 13, note. — Ce fut un Foibin que Louis Xi chargea, après la mort de Charles d'Anjou, comte du Maine, de gouverner la Provence. — Jean du Village, après la mort de Jacques Cœur, s'était fixé à Marseille. *• Bibliothèque de VEcole des Chartes (1840-41), p, 396-397. Lettres de Louis XI aux émirs de Bone et de Tunis (.1480)'. 8 Les progrès des Turcs, maîtres de tout l'empire grec et qui
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nos marchands ; il cherche à profiter des embarras de Venise pour assurer au pavillon français le monopole de l'importation des épices et des denrées précieuses de l'Orient. En même temps qu'il prohibe l'introduction en France des étoffes orientales1 et qu'il essaie d'acclimater à Lyon et à Tours cette industrie des soieries qui a si largement contribué à la prospérité des républiques italiennes2, il interdit l'importation des épices sous pavillon étranger ou par l'intermédiaire d'un marchand non originaire dû royaume. Cette mesure qui frappait non seulement les Vénitiens, .mais leurs correspondants en France, souleva de violentes réclamations. Les marchands de Lyon s'adressèrent directement au roi pour en implorer la suppression3. Pierre Doriole, alors trésorier de France, et qui probablement avait conseillé la prohibition, écrivait de son côté à Louis XI le 22 novembre 1468 : « Tout ceci se conduyt par
menaçaient à la fois la Hongrie, l'Italie et l'Egypte, avaient amené entre les Mameluks et les puissances chrétiennes un rapprochement, que la papauté elle-même encouragea; mais Louis XI ne prit jamais au sérieux les vagues projets de Croisade de la diplomatie pontificale. 1 Cette prohibition est de 1469. 2 Voir plus bas, p. 423. 3 « Sire, il y a ung docteur de Lyon qui est venu pour trouver façon, s'il peut, de obtenir de vous et sachans de la deffence que avez faite de l'épicerie Je me merveille que ceulx de Lyon vueillent mieulx que les estrangers viennent vendre l'espicerie en leurs foyres que ceulx de vostre royaume. » Lettre do Doriole à Louis XI, dans les Pièces recueillies par l'abbé LEGRAND pour servir à l'histoire de Louis Xi. Biblioth. nationale, manuscrits français, n° 6975, p. 330.
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les Vénitiens et autres estrangers qui sont desplaisants qu'ils ne peuvent par ce moyen tirer et gaaigner chascun an 200,000 ou 300,000 escus de vous et de la substance de vostre royaume et donner trouble au fait de vostre navigation, en manière qu'il ne se puisse entretenir. Sire, tous les marchands qui à présent se sont mys à faire les marchandises pour vostre dicte navigation, qui sont maintenant plus que onques ne furent, l'ont fait soubs espérance de l'entretiennement de ladicte deffence sans laquelle ils ne porroyent tirer profit de ce qu'ils ont commencé et fauldroit que la marchandise et le naviguage se conduysist par mains estrangères à grant diminution de vous et vostre royaume *. » Doriole obtint gain de cause, et la défense fut maintenue jusqu'en 1478 2. Cependant Louis XI ne songeait pas à exclure systématiquement les commerçants étrangers, et savait se montrer libéral, quand l'intérêt national n'était pas en jeu. Dès 1462, les Brabançons, les Flamands, les marchands de Hollande et de Zélande avaient obtenu l'abolition du droit d'aubaine, du droit d'épaves, du droit de marques, et la suppression des nouvelles taxes qu'on exigeait à Bordeaux des commerçants
Man. franc., 6975, p. 330. Ordonnances, t. XVIII, p. 325. Le traité Signé en janvier 1478 avec Venise ne mentionne pas expressément la liberté du commerce des épices, mais il permet aux Vénitiens de marchander, aller et venir sûrement par terre et par mer avec toutes denrées, marchandises et biens quelconques.
LEGRAND,
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étrangers. Ils étaient autorisés à vendre leurs marchandises dans les ports français même à leurs compatriotes, à moins qu'un Français ne s'engageât à les prendre au même prix. Enfin, ils pouvaient amener sur chacun de leurs navires deux marchands et deux facteurs anglais, ce qui permettait de rétablir indirectement les relations avec l'Angleterre *. En 1464, les Hanséates reçoivent les mêmes privilèges qui sont renouvelés et étendus en 1473 et en 1483 2. Sur les instances des ports de Dieppe, de Honneur, de Harfleur, de Cherbourg et de la Rochelle 3, ils rentrent dans tous les droits qui leur avaient été accordés par les prédécesseurs de Louis XI, ils pourront même trafiquer librement avec l'Angleterre et importer en France des marchandises anglaises, à la seule condition de ne pas se servir de navires anglais. Quelques années plus tard (1475), le droit d'aubaine est supprimé sur la demande des Etats de Languedoc dans toute l'étendue de cette province4.
1 Ordonnances, XV, p. 348 et SUIT.— L'ordonnance fut rendue à Saint-Jean-d'Angély en février 1462. 2 Ibid., XVI, p. 197 et suiv. — XVII, p. 585 et suiv. et XIX, p. 135 et suivantes. Le traité de 1473 fut conclu à la suite d'actes de piraterie commis par les Hanséates et qui avaient amené des représailles de la part des Français. (Voir Biblioth. Nat., Man.Fr., 20,685, p. 549). 3 Ordonnances, XVI, p. 200. 4 Ibid., XVIII, p. 124. L'abolition du droit d'aubaine ne s'appliquait qu'aux étrangers domiciliés dans le Languedoc et à ceux de leurs héritiers qui résidaient également dans les sénéchaussées de Toulouse, Beaucaire et Carcassonne. (Juillet 1475.) 27
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Les traités de commerce avec les Castillans \ avec les Vénitiens, qui avaient cessé de trafiquer en France depuis 1468, sont renouvelés en 1478 et 1479 2. Enfla, en 1475, la trêve de Picquigny-sur-Somme, trêve marchande autant que politique, avait rétabli la paix entre l'Angleterre et la France et rouvert officiellement les relations' commerciales qui ne s'exerçaient plus que par l'intermédiaire des étrangers, ou par quelques marchands des deux pays, porteurs de sauf-conduits difficiles à obtenir et souvent peu respectés par les autorités locales3. Une convention de commercé signée le 8" janvier 1476 4 compléta les stipulations générales de la trêve de Picquigiiy. Les sauf-conduits cesseraient d'être exigés ; les marchands auraient toute liberté de circulation et de séjour : une commission anglofrançaise déterminerait le taux du change des monnaies. Dans la Gironde^ les navires anglais, après avoir déposé leurs armes et leur ârtilleriê à Blaye, pourOrdonnances, XVIII, p. 499 et suivantes (septembre 1479). Ibid., XVIII, p. 325. Le traité avec Venise est du 9 janvier 1478. 3 En 1471, lés Anglais sont autorisés à venir en France sans sauf-conduit [Biblioth. Nation., Manuscrits français, 20,685, p. 526 verso). — Cette tolérance avait pour cause le triomphe de Warwicls et du parti lancastrien soutenu par Louis XI ; mais le retour d'Edouard IV et la défaite définitive de la Rose-Rouge ne tardèrent pas à faire supprimer l'autorisation. * Ordonnances, XVIII, pages 160 et suivantes, Les lettrés de Louis XI concernant les remontrances des ambassadeurs an^ glais sur les entraves apportées au commerce sont du 8 janvier Ï476.
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raient continuer leur route pour Bordeaux sans attendre le résultat de l'enquête destinée à constater leur qualité de marchands, enquête qui durait souvent un mois *. Le droit de la branche dé cyprès, qui s'élevait à 12 francs bordelais pour 100 tonneaux, était réduit à 5 sous tournois. Le droit de 12 deniers pour livre, établi par Charles VII sur toutes les marchandises à l'entrée et à la sortie de la province de Guienne, était abaissé de moitié pour les marchands anglais. De leur côté, ceux-ci s'engageaient à n'exporter et à n'importer aucune marchandise sinon sur des navires anglais ou français — et à ne point aller dans les graves ni ailleurs acheter des vins, sans être accompagnés d'un bourgeois ou d'un courtier et sans avoir obtenu la permission du maire et des jurats 2. Malgré quelques actes de violence qui témoignaient des souvenirs de haine laissés par la guerre de Cent-Ans3, le commerce paraît s'être rétabli assez vite. Les vins de Guienne et de Gascogne avaient joué leur rôle dans cette gigantesque orgie qui précéda et qui amena la trêve de Picquigny 4 ; ils n'étaient pas moins nécessaires aux consommateurs
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FR. MICHEL,
Eistoirt du commerce de Bordeaux, I, p.
379
et
suivantes.
FR. MICHEL, 0. c, î, p. 382. Lettre de Richard III à Louis XI du 18 août 1483 (Letters and Papers illustrating tlie Reigns of Richard III and Henry VII, Ed. J. GAIRDNER, 1 vol gr. in-8°, 1861, p. 34). — Cf. FR. MICHEL, 0. c, t. I, p. 372 et suivantes. * COMINES, Mémoires, liv. IV, oh. ix et x.
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anglais que' l'étain et les laines d'Angleterre ne l'étaient en France. A la fin du siècle, Bordeaux et la Rochelle avaient déjà retrouvé leur ancienne prospérité. Ce furent .es Flamands et les Hanséates qui payèrent les frais du traité avec l'Angleterre : ils y perdirent les bénéfices que leur avait rapportés pendant vingtcinq ans leur rôle d'intermédiaires entre les deux pays. De toutes les faveurs que Louis XI prodigua au commerce la plus éclatante peut-être, parce qu'elle n'était pas dans ses habitudes, ce fut de lui accorder des dégrèvements d'impôts. Un édit du 3 août 1465 1 supprima, à Paris et dans ses faubourgs, la taxe de 12 deniers pour livre sur toutes les marchandises vendues et revendues, à l'exception du vin, du poisson, du bétail à pied fourché, du bois et des draps. L'impôt ne fut maintenu que pour les marchandises exportées à l'étranger et dans les provinces où les aides n'avaient pas cours 2. Pour la prévôté et vicomté de Paris ce droit de sortie fut abaissé de moitié et les marchands eurent le choix d'acquitter à Paris même la taxe réduite de six deniers pour livre, ou de payer aux frontières le droit de 12 deniers ; mais, en aucun cas, les receveurs ne durent plus exiger d'acquits à caution : c'était un prétexte de moins à vexations et à conflits entre les marchands et les officiers royaux.
1 2
Ordonnances, XVI, p. 341. MA., XVI, p. 395 (édit. du 1 février 1465).
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Ce n'est pas seulement en développant les communications, en multipliant les foires, en protégeant la marine marchande que Louis XI s'efforce de relever le commerce, c'est surtout en réveillant l'activité industrielle paralysée depuis un demi-siècle. De 1461 à 1483, le Recueil des ordonnances renferme plus de 80 édits royaux, confirmant, étendant ou modifiant les privilèges et statuts des corps de.métiers. Il ne se contente pas de reconstituer l'antique patrimoine industriel, draperie, toilerie, tannerie, quincaillerie, tonnellerie ; il a l'ambition de créer des industries nouvelles et de permettre à la France de se passer de l'étranger. Les mines de fer du Dauphiné, du Roussillon, du comté de Foix, du Languedoc, du Forez et du Berry, les mines de plomb argentifère du Gévaudan, du Lyonnais, de l'Auvergne et de la Bretagne, les mines de cuivre du Bas-Languedoc, l'exploitation des sables aurifères, celle des houillères du bassin de la Loire ne suffisent pas à la consommation. Il faut demander du fer, du plomb, du cuivre, de l'étain à l'Angleterre, à l'Espagne, à l'Allemagne, des métaux précieux à l'Allemagne, à la Hongrie et à la Norvège ; dès le xve siècle, les Anglais importent du charbon de terre en Normandie et dans le nord de la France Louis XI, par les ordonnances de 1461, de 1464, de 1467, de 1471, de 1483, imprime à l'exploitation des mines une activité jusqu'alors in1
BEAUREPAIRE,
Vicomte' de l'eau de Rouen, p.
309
et
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connue. — Un maître général, gouverneur et visiteur des mines, dont la juridiction s'étend surtout le royaume centralise ce nouveau service. Tous ceux qui ont connaissance de mines sur leurs héritages ou territoires sont tenus de le déclarer, dans un délai de cinq mois et dix jours, et de se mettre en mesure de les exploiter dans un délai de huit mois : sinon le maître général pourra adjuger l'exploitation, sauf indemnité au propriétaire du fonds. Le roi abandonne pour douze ans son droit du dixième qui sera partagé entre les propriétaires ou chefs d'exploitation et le maître général1. Les maîtres et ouvriers mineurs, fondeurs et affîneurs seront exempts pour vingt ans de tailles, aides, imposition du sou pour livre, guet,_ garde et autres charges et subventions quelconques, et s'ils sont étrangers, ils jouiront des mêmes droits que les naturalisés2. , Les industries de luxe, soieries, tapisseries, dentelles, cristaux, faïences ont été anéanties par les désastres du xv° siècle ou n'ont pas encore pénétré dans notre pays. Leurs produits nous viennent d'Italie, de Flandre ou d'Allemagne. Louis XI ne
1 Une ordonnance de Charles VI du 30 mai 1413 avait décidé que la redevance du dixième des produits des mines, après affinage, était un droit régalien, et avait accordé en même temps des privilèges aux chefs d'exploitation et aux ouvriers. {Ordonnances, X, 141.) 2 Ordonnances, XV, p. 264, XVI, p. 116, XVII, p. 8, 446 et XIX, p. 105. L'ordonnance de septembre 1411 est un véritable code minier.
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se contente pas d'opposer, comme on l'avait fait jusqu'alors, à l'entrée de ces produits étrangers des prohibitions illusoires ou d'inutiles lois somptuaires ; il s'occupe de les naturaliser en France. Dès 1466, une manufacture royale de draps d'or, d'argent et de soie est fondée à Lyon 1 où l'industrie des soieries avait été introduite au commencement duxva siècle par des réfugiés italiens2. En 1470, Jean Briçonnet l'aîné est chargé d'organiser la manufacture de Tours qui ne tardera pas à rivaliser avec celles de Venise et de Florence3 ; des plantations de mûriers dans le Lyonnais, en Dauphiné, en Touraine, acclimatent le ver à soie qu'on élevait déjà dans le Comtat Venaissin. Le roi appelle de Grèce des tireurs d'or4, de Flandre et d'Arras des tapissiers de haute lisse y, d'Italie des teinturiers G, d'Allemagne et de Suisse des maîtres
1 Archives de Lyon. Registre BB10. — Une taille de 2,000 livres fut levée sur les habitants pour l'établissement de cette manufacture. — Cf. VITAL DE VALOUS, Mienne Turquet et les origines de la fabrique lyonnaise, 1 vol. in-8°, 1868. 2 On avait fabriqué des soieries en France et môme à Paris longtemps avant le xve siècle (Fa. MICHEL, Recherches sur le commerce, la fabrication et l'usage des étoffes de soie, l, p. 91 et suivantes), mais cette industrie n'avait jamais été très développée et avait presque entièrement disparu dès la fin du xiv° siècle. 3 Ordonnances, XX, p. 592.
4 Jacques Cathacalo, de la nation de Grèce, était un des ouvriers de la manufacture de Tours (Ordonnances, XX, p. 592).
Voir P. LACROIX, Les arts au moyen-âge, 1 vol. in-8°, 1868. Les ouvriers italiens devaient former des apprentis français {Ordonnances, XX, p. 592 et suivantes).
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8
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canonnièrel. Dès son avènement, l'imprimerie naissante attire son attention2 et, en 1475, il accordera des lettres de naturalisation à Ulrich Gering, Michel Friburgier et Martin Grantz, les premiers imprimeurs établis à Paris3. Louis XI rêvait bien d'autres réformes : refonte des ordonnances relatives à la juridiction maritime4, unité des coutumes 5, unité des poids et mesures °, concentration dans la main du roi de toutes les forces industrielles et commerciales de la France. Il ne songe pas plus à détruire l'aristocratie bour1
DOUËT D'ARGQ,
Comptes de l'hôtel aux xive et XVe siècles,
p.
et 1463, Charles VII ou Louis XI auraient chargé Nicolas Jenson, maître de la monnaie de Tours, d'aller à Mayence étudier la nouvelle invention. Jenson paraît s'être acquitté assez mal de sa mission, au moins au point de vue de l'intérêt national. Au lieu de fonder l'imprimerie en France, il s'établit à Venise. Fust et SchoefTer vinrent plusieurs fois en France de 1463 à 1470 pour vendre leurs livres et y créèrent des dépôts à Paris et à Angers. Ce fut seulement en 1470 que s'installèrent à Paris les premiers imprimeurs (U. LEGEAY, 0. c, t. II, p. 136-137 — et BERNARD, De l'origine de l'imprimerieen Europe, 2 vol. in-8°, 1853, t. II, p. 273 et suiv.). 3 Ordonnances, XVIII, p. 98. — Cf. BERNARD, 0. c, II, p. 330 et 331. Les lettres de naturalité accordées à Ulrich Gering et à ses associés sont de février 1475. — Lyon avait déjà en 1473 une imprimerie fondée par Guillaume Le Roi. 4 Voir l'édit de Louis XI du 12 septembre 1463, qui détermine les attributions judiciaires des consuls de mer de Montpellier, et l'ordonnance du 2 octobre 1480 sur la juridiction de l'Amirauté (Ordonnances, XVIII, p. 583). 5 La rédaction des coutumes prescrites par l'ordonnance de Montils-lès-Tours en 1453 avait déjà reçu un commencement d'exécution, mais Louis XI ne voulait pas seulement la rédaction des coutumes, il en voulait la codification. 0 Aussi désiroit fort que en ce royaulme l'on usast d'une
377 et 378. 2 Entre 1459
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geoise des corps de métiers que l'aristocratie territpriale, mais il la veut dépendante et soumise. La royauté ne reconnaît plus aux seigneurs le droit de créer des métiers non plus que d'instituer des foires et des marchés. Toute corporation du territoire royal tient ses statuts et ses règlements du roi. La conséquence naturelle de ce principe c'est que celuici s'attribue sur toutes les corporations du royaume les droits que ses prédécesseurs exerçaient déjà au temps de saint Louis sur la plupart des métiers de Paris. Il prélève un impôt sur les maîtrises, il autorise et surveille les assemblées, il évoque les procès des communautés devant les juridictions royales, il enrégimente les corporations sous sa bannière, il en fait une sorte de milice dont les membres jurent « sur la damnation de leur âme, qu'ils seront bons et loyaux au* roi, qu'ils le serviront envers tous et contre tous, et qu'ils révéleront même les complots ou propos séditieux dont ils auraient connoissance1 ». Louis XI va plus loin. En vertu d'une tradition dont il n'indique pas l'origine, il revendique le droit de faire et créer à son joyeux avènement à la couronne et seigneurie du royaume, en chacune bonne ville jurée, un maître juré de chaque métier, qui sera exempt des épreuves et des frais
coustume, d'un poiz et d'une mesure et que toutes ces coustumes fussent mises en françois dans ung beau livre (COMINBS, Ed. Dupont, II, 209).
1 Ordonnance de juin 1467 {Ordonnances, -XVI, p. 671 et suivantes).
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auxquels les autres sont assujettis *. C'était ayant tout un expédient fiscal; ces maîtrises privilégiées se vendaient et souvent c'était la corporation même qui les rachetait pour ne pas laisser s'introduire dans ses rangs des intrus sans autres titres que la faveur royale; mais c'était aussi une affirmation nouvelle des droits de la royauté : il ne lui suffit plus de faire des nobles ou des bourgeois, elle fait des bouchers, des drapiers et des orfèvres, en attendant qu'elle absorbe la corporation2 comme elle a déjà absorbé la seigneurie et la commune.
1
Ordonnances, XV, p. 8 (août 1461). — Cf.
LEVASSEUR,
0. c,
t. I, p. 438-439. s Ce despotisme, qui ne ménageait guère plus les bourgeois que les nobles, semble s'accentuer avec les années. Après la révolte de l'Artois (1471), qui avait ruiné Arras et un certain nombre d'autres villes, le roi prétendit imposer à chacune des bonnes villes du royaume pour repeupler ce qu'il appelait le Pays de Franchise, une véritable conscription de marchands et d'artisans, désignés d'office par les assemblées municipales. Cette mesure étrange reçut au moins un commencement d'exécution, car l'ordonnance du 30 décembre 1480 (Ordonnances, xvni, p. 601) nous apprend que la répartition avait été mal faite ; certaines villes avaient reçu beaucoup trop de colons, d'autres n'avaient reçu personne; la plupart des nouveauvenus étaient incapables d'exercer aucun métier, dénués de ressources et abandonnés à eux-mêmes par leurs concitoyens qui auraient dû pourvoir à leur premier établissement. L'expédient n'avait abouti qu'à déverser d'un lieu dans un autre des mendiants et des bouches inutiles. Louis XI substitua alors à la levée forcée des colons un impôt destiné à l'entretien de ceux qui ne s'étaient pas enfuis et au rétablissement des manufactures, en particulier de la draperie. Paris, Lagny et Corbeil furent taxés à 2,500 livres tournois (Ordonnances, xvm, p. 601) ; les députés des villes du Languedoc votèrent un fonds de 3,500 écus d'or et désignèrent un facteur pour administrer et faire valoir cette bourse commune
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L'œuvre de Louis XI ne pouvait être jugée par les contemporains : accomplie avec cette volonté implacable qui ne voit que le but et pour qui tous les moyens sont égaux, elle avait lourdement pesé sur les générations qui en avaient été les instruments et les victimes. Il avait semé; d'autres devaient récolter. Charles VII qui ressemblait à son fils, moins l'initiative et le génie, était mort populaire. Louis XI mourut détesté de la noblesse qu'il avait domptée, du clergé dont il avait froissé les intérêts et restreint l'indépendance, du paysan dont il avait doublé les charges ; il n'emporta même pas les regrets de la bourgeoisie dont il s'était servi plus encore qu'il ne l'avait servie. Arrivé au trône clans des temps difficiles, au moment où la France, après avoir savouré les premières ivresses de la paix, se reprenait à compter ses blessures et à mesurer la pente qu'il lui fallait remonter, il l'avait entraînée en avant sans lui laisser le temps de respirer, sans tenir compte des défaillances, sans prêter l'oreille à des plaintes trop justifiées. A sa mort le pays était épuisé, et n'avait conscience que de ses souffrances, sans entrevoir dans l'avenir l'ère de prospérité dont il venait de payer les frais. La guerre, le brigandage, les impôts, la famine avaient renouvelé dans plusieurs provinces les
(MÉNARD, Eist. île Nîmes, t. III, p. 266 et 261, note xvn et Preuves, page 345, n° cxxn). Ce fonds fut supprimé en 1484, sur la demande des Etats de Tours (Ibid., t. IV, note vin, p. 34).
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scènes de désolation de la guerre de Cent-Ans : les campagnes redevenaient incultes ; en peu d'années plus de cent mille personnes étaient mortes de faim et de misère ; les paysans de Normandie émigraient en Angleterre et en Bretagne, la France se dépeuplait de nouveau. Peu sensible aux souffrances individuelles qui ne le touchaient pas assez pour le troubler dans ses calculs politiques, Louis XI se contentait de répondre quand on lui racontait ces désastres : « Si quelques laboureurs émigrent ou meurent, il y aura toujours assez d'héritiers ou de voisins pour prendre leur place et payer leur part d'impôts1. » Ce mot brutal, bien qu'il lui soit attribué par un ennemi, a dû. être pensé sinon prononcé par Louis XI. Il savait que quelques années de sécurité rendraient à la terre ses laboureurs et ses moissons. Cette sécurité de l'avenir, il l'avait préparée aux dépens du présent. L'impopularité de Louis XI a
1 « Es quo secutum est quod, cum duobus vel tribus armis ante obitum suum in quibus dictas sic importabiles indixerat collectas, agri per Gallias ubique stériles exstitissent et pree raritate annonee ubique caristia famesque validas grassarentur, ultra centum millia hominum famé atque inopia in regno deficerent Ex Normannia etiam quamplurimi, relictis propriis in quibus nati erant sedibus, tum in Angliam, tum in Britanniam et quaquaversum poterant inopia profligati transfugerunt, multœque villse antea populosas colonis agrorumque cultura pri-vatse sunt, et cum hsec piissimo régi referrentur ne unum quidem denarium propterea relaxandum duxit, dicebatque quod si quidam ex colonis vel aliorum emigrarent vel morerentur, quod vices suas et eorum absentiam qui superessent hasredes aut vicini portarent. » THOMAS BASIN, Histoire de Louis XI, liv. VII, ch. x (t. III, p. 170, éd. QUIGHERAT).
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fait la popularité de Charles VIII et de Louis XII. La mort du roi fut le signal d'une réaction heureusement tempérée par la prudence d'Anne de Beaujeu et l'hahileté de ses conseillers. Ces bourgeois, Pierre Doriole, Michel Gaillard, Guillaume Briçonnet, Denis le Breton *, qui avaient été les auxiliaires de Louis XI, furent, pendant la minorité de son fils, les véritables régents de France. Anne de Beaujeu eut le bon sens de les écouter et de continuer par eux et avec eux les traditions de la politique paternelle : ce fut là son plus grand mérite. Les Etats-Généraux de Tours se montrèrent sévères pour tous les actes du feu roi : son système commercial ne fut pas plus épargné que le reste. Leur principal grief, c'est la rareté des métaux précieux et par suite l'abaissement du prix des denrées qu'ils attribuent non pas à sa véritable cause, à la renaissance même du travail et du commerce, mais à la suppression de la Pragmatique Sanction, au rétablissement des annates qui fait passer en Italie l'argent français2, aux grandes foires, surtout
1 Michel Gaillard, Denis le Breton et Guillaume Briçonnet étaient tous trois généraux des finances, et membres du conseil étroit {Notice biographique et historique sur Mienne de Vesc, par de BOISLISLE dans le Bulletin de la Société de VHistoire de France, 1878, p. 276). Les deux influences prédominantes dans le conseil d'Anne de Beaujeu et plus tard dans celui de Charles VIII furent celles de Guillaume Briçonnet et d'Etienne de Vesc, bailli de Meaux, puis sénéchal de Beaucaire {Ibidem, 1879). S MASSELIN, Journal des Etats-Généraux de Tours, 1484 {Documents inédits sur l'Mstoire de France), Appendice, p. 669 et suivantes. — « Car en ce dit royaume y a cent et une évesché et » n'y en a pas trois qui depuis le trespas du roy Charles VII
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à celles de Lyon^ où l'exportation du numéraire est autorisée, à l'introduction des draps de soie italiens qui enrichit Milan, Venise et Florence aux. dépens de la France ; en quelques années la valeur commerciale du marc d'or est montée de 148à 130 livres, celle du marc d'argent de 8 livres et demie à onze *. « Le royaume est tellement desnué d'or et d'argent qu'il n'y en a comnie point, excepté icellui qui est ès chênes d'or et ès bourses de ceux qui prénoient les grâns pensions, confiscations et proufnts pour donner congié et licence de tirer l'or et argent du royaume, et par autres exquis moyens, et en appert assez, car en cedict royaume ne voit l'on avoir que monnnoies estranges, et le marc d'or et argent est tellement haucié que c'est pitié, et là où l'on souloit bailler argent pour avoir de la monnoie d'un escu, maintenant se fait le contraire; et par ce moyen les gens d'église et nobles ont perdu, par chascun an, le quint et plus de toutes leurs revenus et n'ont pu a grant peine estre payés du demeurant à cause de la povreté du peuple2. »
» >i » » » » » » » n'ait vacqué et plusieurs deux ou trois fôys. Et n'y a celle, l'une portant l'autre, qui n'ait vUidé plus de VIm ducatz, c'est VI cens mille ducatz. Et quant aux abbayes et prieurez conventuelz, qui sont plus de trois mille, n'y a guerres celle qui n'ait vacqué à V cens ducatz l'une portant l'autre : lesdictes sommes sont merveilleuses et innumérables Item. A cause des draps de soye et des foires de Lyon et transport du billon, n'a cessé depuis vingt ans d'escouler or et argent de ce royaume. » 1 DUCAKGE au mot marca, IV, p» 275 (éd. Didot, 1845) et Ordonnances, t. XX, p. 56, note. ! Journal des États-G-éndraucs de USi. Appendice, p. 671-672.
�431 Pour remédier à cette crise monétaire, les états réclament lé rétablissement de la Pragmatique, l'interdiction absolue de toutô exportation de numéraire, la réglementation du change et la suppression des foires de Lyon. Deux au moins devront être transportées dans une' ville de l'intérieur où la surveillance sera plus facile h Le Conseil royal éluda la question la plus délicate, celle de la Pragmatique, mais donna satisfaction aux États sur les autres points. La défense d'exporter les monnaies royales et d'importer les monnaies étrangères de valeur inférieure fut renouvelée3. Les monnaies de Bretagne, de Flandre, de Brabant, de Hainaut qui taillaient 15 à 20 livres au marc d'or et 3 à 4 livres au marc d'argent de plus que là monnaie française furent retirées de la circulation3 : toute opération de change fut interdite sans autorisation royale et un règlement officiel fixa la valeur des monnaies étrangères autorisées4. On n'en
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1 Journal des Etats dé H84, p. 662-665, 671, 698 et suivantes. « Mieulx seroit que lesdiotes foyres ne se tinsent que deux fois l'an, c'est assavoir Pasques et Toussains et en autre ville que Lyon, pour ce que elle est trop près de l'extrémité dé' 66 dit royaume à cause de laquelle extrémité plusieurs fraudes y sont commises et grans inconvénients s'en peuvent ensuivre » (page 699). s làid.j p. 713 et Ordonnances, XIX, p. 709 et XXI, p. 50, note (mandement du 31 août 1493). 3 Ordonnances, XIX, p. 594 (5 octobre 1485) et 709 (26 mars 1487). — XX, p. 1 (14 mai 1487). — Cf. Procès-verbaux du con-
seil de régence de Charles VIII (Documents inédits sur l'Histoire de France), p. 211. Séance du 7 décembre 1484. * Ordonnances, XIX, p. 282 (8 mars 1484) et 594 (5 'octobre
1485), et XX, p. 56 (29 janvier 1488).
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fut pas moins obligé, en 1488, de décréter, malgré les instances des États de 1484 qui avaient protesté contre tout nouveau pied de monnaie, une refonte générale pour ramener la valeur nominale des espèces d'argent à la valeur commerciale du métali. Enfin, une ordonnance du 17 décembre 1485 défendit L'usage des draps de soie, d'or et d'argent, sauf aux chevaliers, ou écuyers ayant plus de 2,000 livres de revenu, défense impuissante comme toutes les lois somptuaires 2. On ne tarda pas à ,s'en apercevoir et à revenir à la politique de Louis XI : encourager la production nationale au lieu d'opposer aux progrès du luxe d'inutiles barrières. Les manufactures de soieries de Tours, quelque peu négligées par Anne de Beaujeu, se relevèrent sous Charles VIII, et une ordonnance de 1497 confirma et étendit les privilèges des ouvriers 3. L'affaire des foires fut la plus difficile à résoudre. Lyon réussit à en conserver deux sur quatre que lui avait concédées Louis XL Paris et Bourges se disputèrent les deux autres. Bourges faisait valoir sa situation centrale. Les Parisiens prétendaient que les marchands étrangers trouveraient chez eux un choix beaucoup plus varié et remporteraient des marchandises au lieu de se faire rembourser en
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Ordonnances, XX, p. 56 (29 janvier 1488). Ibict., XIX, p. 615. Ibid., XX, p. 591 (mai 1497).
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numéraire Bourges l'emporta, mais l'essai réussit mal : les étrangers n'acceptèrent pas le changement qu'on prétendait leur imposer : les nouvelles
foires n'attirèrent personne 2. Les Lyonnais usèrent
, Journal des Etats-Généraux de H8i, p. 643 et 699, — et Procès-verbaux du conseil de Charles VIII, p. 21, séance du 3 août 1484.
3 Elles ne furent tenues que deux fois (LA Histoire du Berry, Paris, 1689, in-f°, p. 99).
THAUMASSIÈBE,
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du reste d'arguments puissants et qui n'étaient pas sans influence sur l'esprit d'Anne de Beaujeu et de son mari. En 1490, lors de l'entrée de Charles VIII à Lyon, le conseil de ville offrit à la duchesse un service de vermeil estimé 1,678 livres 14 sous, et au duc deux pots et six tasses d'argent de la valeur de 518 livres 18 sous 9 deniers1. Ce présent parut insuffisant à la dame de Beaujeu « à cause de ce » que pour les services qu'elle avait faitz au fait » des foires luy avoit été promis et attourné chose » qui valoit beaucoup plus que ladicte veysselle 2. » En 1493, le Conseil y ajouta une fontaine en marbre que la duchesse avait remarquée dans la maison occupée à Lyon par la banque florentine des Capponi3. Cette fois le cadeau fut probablement agréé, car une ordonnance de 1494 rétablit les quatre foires de Lyon avec tous les privilèges que leur avait reconnus Louis XI *. Curieux exemple des petits intérêts et- des petites intrigues qui se dissimulaient alors, comme dans tous les temps, sous le voile des intéArchives municipales de Lyon, CC. 511, î" 48, citées par Essai sur le gouvernement de la dame de Beaujeu (1 vol. in-8°, 1882), p. 210. 2 Ibid., BB. 20, f° 73. Séance du Consulat du 24 avril 1493. 3 PÉLIGIBR, l. c. — Les Capponi avaient été autorisés à commercer et à séjourner dans tout le royaume et garantis contre toutes marques ou représailles par une décision du Conseil, de 1484, en même temps que les frères Martelli, Jean et Pierre Bisque, Luc Cambi et Barthélémy Bendelmonti. 4 Ordonnances, XX, p. 441 (juin 1494). — Une ordonnance de 1496 défend à tous marchands de transporter des marchandises hors du royaume par la Saône ou par le Rhône, quinze jours avant ou aprè^s les foires de Lyon (Ibid., p. 561, 11 novembre 1496).
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PÉLIGIER,
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rets publics et des grands principes économiques ! D'autres doléances des Etats étaient plus justes et eurent un meilleur sort. Louis XI qui croyait plus à la puissance de l'autorité et de l'unité d'action qu'à celle de la liberté, avait accordé de vrais monopoles commerciaux. Une compagnie autorisée par des provisions royales avait obtenu, à l'exclusion des étrangers ou même des nationaux, le privilège de l'importation des épices et autres produits du Levant par les quatre galères de France, dans les ports d'Aigues-Mortes et de Narbonne*. Les Etats protestèrent en faveur de la liberté. « Touchant le » faict de marchandise qui est cause et moyen de » faire venir richesse et abondance de tous biens... » semble aux gens desditz estatz que le cours de » la marchandise doit estre entretenu franchement » et libérallement par tout le royaume et qu'il soit » loisible à tous marchans de pover marchander » tant hors le royaume, ès pays non contraires au » roy, que dedens par terre et par mer °2. » Ces plaintes furent accueillies ; une ordonnance de 1484 rétablit dans les ports du Languedoc, ouverts au commerce du Levant, la liberté du trafic3.
1 Procès-verbaux du Conseil de Charles VIII, p. 125 (séance du 7 octobre 1484).—Le roi avoue lui-même l'existence du monopole et des restrictions qui ont paralysé le commerce du Languedoc, surtout celui de Montpellier. * Liberté de marchandise a esté par cy devant close et restreinte à l'appétit d'aucuns officiers et marchans particuliers du dit païs » (Ordonnances, XIX, p. 275). 2 Journal des Mats-Qënéraux de 4iSi, p. 698. 3 Ordonnances, XIX, p. 306 et 307 (mars 1484). — Les lettres patentes de 1493 (mars) qui confirment les privilèges d'Aiguës-
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Quatre ans plus tard, le Conseil royal condamnait un autre monopole réclamé par les habitants de Pézénas et de Montagnac, qui prétendaient avoir seuls le droit de tenir des foires et voulaient faire supprimer toutes les autres dans un rayon de 30 lieues *. Les États avaient également demandé que les ponts et les routes fussent entretenus et la sécurité des marchands garantie par les propriétaires de péages -, que les officiers royaux ne pussent faire le commerce ni par eux-mêmes ni par intermédiaires3,
Mortes, accordent une entière liberté de commerce dans le port d'Aigues-Mortes et sur le Rhône aux marchands de tous les pays, Génois, Florentins, Vénitiens, Napolitains, xillemands, Tudesques, Catalans, Grecs, Maures, Turcs, Barbaresques et Juifs, et garantit leurs personnes et leurs marchandises conlro toute exécution de lettres de marques ou représailles, à moins que la saisie n'ait lieu pour un fait qui leur soit personnel (Ordonnances, XX, p. 378). Il est à remarquer que les Flamands ne sont pas mentionnés; Maximilien était encore en guerre avec Charles VIII. Le traité de Senlis ne fut signé que le 23 mai 1493. Les mêmes raisons n'existaient ni pour les Anglais (le traité d'Etaples est du 3 novembre 1492), ni pour les Castillans (celui de Barcelone est du 17 janvier 1493), ni pour les Portugais, qui sont également omis. Les négociations engagées en 1484 avec le Portugal avaient cependant abouti à un traité de commerce (Procès-verbaux du Conseil de Charles VIII, p. 78 et suivantes), bientôt transformé en un traité d'alliance entre Charles VIII et Jean II (Monte-Mayor, le 7 janvier 1485). 1 Lettres patentes de Charles VIII du 12 mars 1488 (Chinon). — Voir MÉNA.B.D, Eist. de Nîmes, liv. XI, chap. xxxix. a Journal des Mats de H8i, pages 700 et 701. 3 Ibid., 701. « Item. Semble ausditz estats que les officiers tant de recepte et autres auxquelz parles ordonnances royaulx a esté interdit et deffendu faire fait et exercice de marchandise, no puissent exercer aucun fait de marchandise pour eulx, ne autres pour eulx. »
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(allusion très claire à Guillaume de Varye, à Pierre Doriole *, à Jean de Vaulx2, trésorier du Dauphiné, et à bien d'autres.) « Depuis le trespas du roy Charles septième, les » marchans ayant été fort travaillez de grans ac» quitz qui ont été mis sur les marchandises pas» sant par eaue et par terre, tellement que iceulx » marchans à grant peine ont peu recouvrer les » deniers que leur coustoient lesdictes marchan» dises, » ils demandaient que « tous acquitz, tra » vers et péages mis sus depuis le trespas du roy » Charles septième fussent abatus et adnullez et » mesmement ung escu par tonneau de vins des» Cendant ès pays de Picardie et Boullenois3, et les » procez qui en sourdent vuidez par les juges ordi» naires le plus soudainement que faire se pourra, » sans figure de procez ; que nulle marque ou' con» tremarque ne put estre baillée sans grant advis » et congnoissance de cause *, » enfin que la rêve, les hauts passages et l'imposition foraine ne fussent perçus qu'aux frontières et non dans l'intérieur s.
Voir l'Appendice, n° 5. Jean de Vaulx faisait le commerce avec l'Afrique septentrionale. Louis XI écrit en 1480 à l'émir de Bone pour obtenir la restitution de la cargaison d'un de ses navires qui a fait naufrage (Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, lre série, t. II, p. 3962
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397).
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Journal des Etals de lA8i, p. 698-699. 4 Ibid., p. 699. —On a vu plus haut quelles étaient les garanties exigées pour la délivrance des lettres de marque. 3 Ibid., p. 700. — « La dicte imposicion foraine et reve et caucion que l'on baille pour icelle doivent estre levées, prinses
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Sauf sur ce dernier article, les Etats généraux reçurent satisfaction : les péages et droits de toutes sortes établis depuis la mort de Charles VII furent abolis *, la délivrance des lettres de marques réservée au grand conseil et au parlement2, le commerce interdit aux officiers royaux3 ; mais l'ordonnance de Poissy (18 décembre 1488), tout en réformant l'imposition foraine, maintint le principe que cette imposition serait acquittée au point de départ et non aux frontières 4 : sinon le marchand devrait donner caution de représenter dans le délai de quarante jours, deux, trois, ou quatre mois, suivant les distances, un certificat annexé à sa lettre de passage et constatant que la marchandise avait été vendue dans un pays où les aides eussent cours. Les marchandises venant de l'étranger ou des proet reçeues par les fermiers ou commis ès fins et extrémitez de ce royaume et non ailleurs. » 1 Dès le mois de mars 1-184, deux ordonnances avaient décrété l'abolition des péages signalés par les États (8 mars 1484, Ordonnances, XIX, p. 295), et même, pour la Loire, de tous les droits établis depuis soixante ans (26 mars, Ibid,, p. 296); mais la première était rédigée avec une ambiguïté peut-être calculée, et il était difficile de savoir si elle s'appliquait aux péages institués depuis la mort de Charles VII ou depuis celle de Louis XI. 2 Journal des Etats de it84, Appendice, p. 712 (Réponses du roi aux cahiers). — « Et ne sera donnée marque que par le grant conseil du roy ou par les cours de ses parlements. » 3 Journal des Etats de H84, Appendice, p. 713, et Procès-verbaux du Conseil de Charles VIII, p. 70-71, 190, etc. — Cf. Ordonnance de Jean II du 28 décembre 1355, article 17 (Ordonnances, III, 19). v Ordonnances, XX, p. 105.
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vinces où les aides n'ont pas cours et transitant par le territoire royal, entreront librement dans les pays soumis aux aides, mais à la sortie elles paieront le droit de 12 deniers1. Il est interdit aux marchands de passer par d'autres routes que celles où sont établis les bureaux, et les agents ont le droit, s'ils suspectent la loyauté des déclarations, de faire déballer les marchandises. Malgré les aventures extérieures, le règne de Charles VIII, depuis la fin des troubles qui avaient agité les premières années de la régence d'Anne de Beaujeu, fut une époque de calme et de prospérité. La guerre ne se faisait plus en France, mais, en Italie ; le paysan avait retrouvé le courage avec la sécurité ; les communautés d'arts et métiers se multipliaient 2 ; les foires de Lyon et de Beaucaire avaient remplacé celles de Champagne ; les armateurs de Rouen, de Dieppe et de Saint-Malo préludaient, par des courses hardies dans les mers d'Islande, aux grandes navigations du xvi° siècle ; les marchands de Bordeaux et de La Rochelle avaient repris les relations, si longtemps interrompues, avec f Angleterre3.
! A Paris, le droit n'était que de sis deniers (articles 1 et 3). — Les marchands de Hollande, Brabant et Hainaut pouvaient remporter en franchise les marchandises qu'ils n'avaient pas vendues (article 6). 2 Voir dans les tomes XIX et XX des Ordonnances les nombreux statuts approuvés par Charles VIII. 3 Même après la trêve de 1475, les relations avaient toujours été fort précaires. Les Français ne pouvaient importer de vins en Angleterre que sur des navires anglais, à moins d'une permis-
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Sur la Méditerranée, Narbonne, Aigues-Mortes et Montpellier continuaient de déchoir malgré les efforts de Louis XI et de Charles VIII1; mais Marseille avait recouvré toute son activité et héritait du commerce de ses voisines. Le Conseil de Charles VIII s'était efforcé, comme celui de Louis XI, de combattre la piraterie, ce fléau du commerce maritime. Le gouvernement français ne pouvait l'atteindre à l'étranger que par des lettres de représailles, mais sur ses
sion expresse : la moindre inexactitude dans les déclarations entraînait la confiscation au profit du trésor royal. L'exportation des métaux précieux et de la monnaie étant prohibée, les retours se faisaient exclusivement en marchandises anglaises; enfin, tout étranger, à moins de sauvegarde spéciale, pouvait être arrêté sur la simple requête d'un sujet anglais et emprisonné jusqu'à plus ample informé. On citait tel marchand de Bordeaux qui était resté ainsi pendant dix-huit mois prisonnier à Bristol. Les Anglais étaient beaucoup mieux traités en France depuis 1475, et Charles VIII ne leur avait jamais fermé les ports de Bordeaux et de La Rochelle, même en temps de guerre. Cependant les officiers royaux n'étaient pas toujours fidèles à leurs instructions, et il fallut plusieurs lettres royales pour empêcher les exactions dont se plaignaient les marchands anglais à Bordeaux. — Voir les lettres patentes du 16 novembre 1495, citées par FR. MICHEL, Commerce de Bordeaux, l, p. 374 et suivantes. 1 Charles VIII accorde à tous les marchands étrangers domiciliés à Montpellier l'exemption des droits d'aubaine et une garantie générale contre toutes lettres de marques ou représailles (GERMAIN, Commerce de Montpellier, II, p. 396). — En mars 1488, deux foires furent instituées à Montpellier, malgré les réclamations des habitants de Pézenas (Ibid., p. 401). — Les privilèges d'Aigues-Mortes et de Narbonne furent également renouvelés et les travaux d'un canal d'Aigues-Mortes à Lunel, commencés sous Louis XI, puis interrompus, furent repris sous la direction du maître des œuvres de la sénéchaussée de Beaucaire, Jean Marc. (MÉNARD, Histoire de Nîmes, t. IV, p. 32, et Preuves, n° xxn).
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4 il
propres sujets il exerçait une action plus directe : au lieu de réprimer le mal, il essaya de le prévenir. Tout patron de navire dut, avant de quitter le port et de prendre la mer, « bailler bonne » et suffisante caution entre les mains des plus » prochains justiciers des lieux où lesdits ports et » havres sont assis et situés, de ne courir sus, » ni porter dommage, ni faire aucun outrage à » quelconques personnes étant sur mer ni autre » part, tant des pays amis, confédéréz et alliés que » d'autres quelconques de quelques pays ou na» tions qu'elles soient, fors seulement à ceux qui » d'ancienneté et de leur chef se sont déclarés nos » anciens ennemis, et de restituer tous les dom» mages qu'ils pourraient faire à tous ceux qui ne » se sont déclarés nos anciens ennemis, comme il » vient d'être dit » Si cette mesure ne produisit pas tous les résultats qu'on en attendait, elle prouvait du moins la bonne foi des conseillers de Charles VIII et le progrès des moeurs publiques : la force cédait le pas à la loi2.
1 Procès-verbaux du Conseil de Charles VIII, p. 93 et 94 (Séance du 6 septembre 1484). — Ces dispositions reçurent une sorte de sanction internationale. Elles figurent dans le traité de commerce signé avec le Portugal en 1484 et dans la convention de Boulogne conclue en 1497 avec l'Angleterre pour la répression de la p irai crie. 2 Malgré les progrès de l'ordre et de l'autorité royale, un certain nombre de seigneurs n'avaient pas tout à fait renoncé aux vieilles habitudes de brigandage. En 1484, le sénéchal de Bourgogne est chargé d'informer conlre le seigneur de Vergy qui a dépouillé et détenu des marchands revenant des foires de Lyon. (Procès-verbaux du Conseil de Charles VIII, p. 187.)
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La renaissance des affaires avait ramené en France les étrangers, surtout des Italiens. Les Médicis, les Sassetti, les Capponi, les Buondelmonti avaient à Lyon des maisons de banque et de commission, et des agents dans tout le royaume1 ; mais ils n'exerçaient plus, comme autrefois, un monopole : ils trouvaient des rivaux à Lyon même, à Paris, à Marseille, à Bordeaux, dans toutes les grandes villes : un marchand de Rouen, Pelletier, jouissait d'un tel crédit qu'au moment de l'expédition d'Italie, les banquiers vénitiens n'hésitèrent pas à avancer, sur sa signature, les fonds qu'ils avaient refusé de prêter sur celle de Charles Vlfl2. La France prenait chaque jour une part plus active au mouvement de son propre commerce ; mais, sauf cette lente évolution, les habitudes, les routes, les objets de ce commerce avaient peu changé depuis trois siècles. Un marchand du temps de saint Louis, qui serait revenu à la vie au temps de Charles VIII, aurait été moins étranger parmi les Français du xv° siècle que ne le serait parmi nous un contemporain de la
1 Procès-verbaux du Conseil de Charles VIII, p. 122. (Séance du 6 octobre 1484.) — La banque des Médicis à Lyon était dirigée par Laurent Spinelli qui était en même temps Un de leurs agents politiques. (Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1879, p. 330.) - TH. LE FÈVRE, sr du Grand-Hamel, Discours sommaire de la navigation, etc., Rouen, 1650, in-4°, p. 264, cité par FRÉVILLE, le commerce de Rouen, t. II, p. 287 et 288.
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Révolution française. Il aurait retrouvé les communautés marchandes et les corps de métiers plus aristocratiques, moins unis et moins indépendants, mais avec les mêmes procédés de fabrication, les mêmes usages commerciaux, la même constitution, au moins extérieure. Les grandes foires, transportées des bords de la Seine et de la Marne à ceux du Rhône et de la Saône, lui auraient offert les mêmes étalages, le même personnel de vendeurs et d'acheteurs et, malgré la différence apparente des prix, presque le même rapport entre les marchandises et les métaux précieux'1. Sur les routes,
1 C'est du moins le résultat qui nous paraît ressortir de la comparaison nécessairement incomplète que nous avons pu faire entre les prix du xin0 et ceux de la fin du xv° siècle surtout d'après les comptes du règne de saint Louis publiés dans le tome XXI des Historiens de France, les Comptes de l'Hôtel des rois de France aux xive et xv° siècles, et les travaux de MM. Leber, L. Delisle, Levasseur, etc Le salaire d'un ouvrier tailleur ou maçon travaillant à la journée représente, en 1248, de 3 à 3 1/3 grammes d'argent fin (7 à 8 deniers parisis) : sous Louis XI et Charles VIII le poids d'argent est à peu près le même, mais le prix nominal est de 2 à 3 sous parisis. Une poule qui coûte en moyenne 2 deniers parisis au XIII0 siècle, en coûte 8 au xv°, mais les 2 deniers de saint Louis "(8 décigr. 425) représentent à un décigramme près le même poids de métal que les 8 deniers de Louis XI (9 'décigr. 375). — Un porc gras coûte le même prix sous Louis XI que sous saint Louis, c'est-à-dire 33 à 36 grammes d'argent fin. L'aune de toile grossière (cbanevaz) payée 8 deniers parisis en 1233 (33 décigr. 6), vaut un peu moins de 2 sous 1/3 parisis à la fin du xve siècle, c'est-à-dire 33 ou 34 décigrammes d'argent fin. — Sans avoir la prétention de tirer de ces exemples, que nous pourrions multiplier, des conclusions trop générales, nous croyons qu'on arriverait au même résultat pour la plupart des
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où les moyens de transport n'étaient pas plus commodes, ni la sécurité plus grande1, il aurait acquitté, à quelques deniers près, les mêmes péages royaux et seigneuriaux qui se percevaient déjà au 0 XIII siècle. Le commerce maritime était resté fidèle, comme le commerce de terre, aux traditions du passé. Les habitudes de la navigation ne s'étaient guère plus modifiées que la forme et la capacité des navires. Dans leurs courses les plus lointaines, nos marins de l'Atlantique dépassaient rarement Lisbonne au sud, les côtes d'Irlande et les ports méridionaux de l'Ecosse au nord. Dans la Méditerranée, c'était toujours vers la côte d'Egypte et de Syrie, vers le pays des croisades, que se portaient les principaux efforts du commerce français, comme les rêves de gloire de la jeune noblesse, toute prête à recommencer, sur les pas de Charles VIII, le roman d'aventures dont saint Louis ayait été le dernier héros. Cependant, la France de Louis XI possédait déjà tout cet outillage du progrès moderne qui manquait à la France de saint Louis. La boussole, dont Tusage remontait au temps des premières croisades, mais qui n'était alors qu'un instrument grossier et peu pratique, était devenue, par des perfectionnements successifs 2, un guide sûr, qui permettait au
marchandises, si on possédait des éléments suffisants d'appréciation. 1 Voir plus haut, page 441, note 2. 2 Voir dans le Bulletin de la, Société de Géographie de mars
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navigateur de se hasarder sans crainte au milieu des solitudes de l'océan. Les Portugais venaient d'appliquer l'astrolabe aux observations nautiques. Aux cartes informes du moyen-âge, aux portulans confus des pilotes italiens et catalans, les cosmographes du xive et surtout du xve siècle avaient substitué de véritables cartes marines, dressées d'après une méthode scientifique et dessinées avec une précision inconnue à leurs devanciers1. L'invention des sas éclusés allait transformer la navigation intérieure, comme les perfectionnements de la boussole devaient finir par transformer la navigation maritime3. La gravure et l'imprimerie multipliaient, en même temps que les chefs-d'œuvre de la science, de la littérature et de l'art, les cartes, les relations de
1858 une note de d'ÀvEzAC sur les Anciens témoignages histo-
riques relatifs à la, boussole. — La boussole, telle que la décrivent les écrivains arabes et français du xiuc siècle, est une simple lame de fer aimanté posée sur une sorte de nacelle en bois ou en liège, flottant sur un vase plein d'eau. Cependant la boussole à pivot était connue dès la fin du xn° siècle, bien qu'on en ait attribué l'invention à l'italien Flavio Gioia, qui vivait un siècle plus lard. Une découverte à laquelle il a peutêtre plus de droits c'est celle de l'appareil de suspension qui permit de soustraire la boîte de la boussole aux oscillations du navire. 1 Voir dans le Bulletin de la Société de géographie (avril, mai, juin 1863) une notice historique de d'AvKZAC sur la Projection des cartes de géographie. — Cf. JOMARD, Les monuments de la géographie. 2 Cette invention qui appartient à l'Italie remonte, suivant les uns, à la première, suivant les autres, à la seconde moitié du xv° siècle. Elle fut introduite en France par Léonard de Vinci.
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voyages, les manuels de jurisprudence, les traités de change, de négoce et de navigation, ces mille documents sans valeur littéraire, mais qui sont le bréviaire du commerçant et qui, jusqu'alors, avaient été réservés, comme tous les livres, à quelques privilégiés assez riches pour se les procurer et assez intelligents pour en comprendre l'importance. La formule de la lettre de change s'était fixée après de longs tâtonnements, et la faculté de l'endossement en avait fait le plus ingénieux et le plus simple de tous les instruments de circulation. Le contrat d'assurances maritimes, tel qu'il se pratique aujourd'hui, était déjà en usage à Barcelone et en Flandre1. Enfin, le progrès des armes à feu assurait anx Européens une supériorité décisive dans leurs luttes contre les peuples barbares. Dans la seconde moitié du xive siècle, on avait pu croire un instant que la France, après avoir créé, développé et épuisé la civilisation du moyen-âge, allait encore une fois marquer de son empreinte le monde nouveau et donner le signal de la révolution d'où devait sortir l'Europe moderne. En même temps que la féodalité succombe sous les coups des légistes et de la royauté, que la chevalerie dégénérée expire sous les railleries des fabliaux et sous les boulets des Anglais, que la foi populaire se trouble • devant les scandales du grand schisme, le tiers-état achève de se constituer ; l'idée de l'unité
1
PARDESSUS,
0. c,
II,
chap. xni, p. 369 et 370.
�QUINZIÈME SIÈCLE
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nationale commence à se faire jour; les représentants les plus illustres de l'église de France prêchent la réforme de la discipline et s'attaquent aux prétentions de la papauté ; la science laïque s'empare des chefs-d'œuvre de l'antiquité latine, le vieux monde païen sort du cloître où il n'avait pu être goûté que par quelques érudits et quelques délicats et reparaît en pleine lumière, en face de la littérature épuisée du moyen-âge, dans sa beauté profane rajeunie par des siècles d'oubli. L'art luimême se transforme; sans abandonner encore la tradition, il entrevoit un idéal plus humain et moins mystique : au xm° siècle, il n'a guère su construire et orner que des églises ; au xrv°, il élève et décore des manoirs et des palais : il travaille pour la vie présente. Enfin, nos marchands s'organisent pour la lutte contre l'étranger, nos navigateurs cherchent des routes nouvelles : les Dieppois et les Rouennais s'avancent le long des côtes d'Afrique presque jusqu'à l'équateur : quelques pas de plus, et ils découvraient le chemin des Indes avant Vasco de Gama, celui du Nouveau-Monde avant Christophe Colomb ! Mais, après le règne de Charles V, le mouvement de rénovation s'arrêta. Cette aurore de la renaissance n'avait passé sur la France que comme une lueur fugitive : les désastres de la guerre de Cent-Ans la replongèrent dans la nuit. Quand elle revint à elle-même, après cette terrible crise, d'autres mains avaient relevé le flambeau qu'elle avait laissé tomber. L'Italie était dans tout
�448
HISTOIRE DU COMMERCE DÈ LA FRANCE
l'éclat de sa renaissance artistique et littéraire ; lés Portugais avaient poursuivi et achèvé l'oeuvre interrompue des navigateurs normands : Christophe Colomb, en cherchant comme eux la route des Indes, allait préparer, sans le savoir, la révolution économique la plus profonde dont l'Europe eût encore été témoin : les premiers souffles de la réforme frémissaient en Angleterre et en Allemagne. Le moyen-âge était fini : mais la France, occupée à panser ses blessures, s'y attardait encore et s'était laissé devancer sur la route qu'elle avait ouverte. Les temps modernes ne commencent pour elle qu'avec les guerres d'Italie, et il lui faudra plus d'un siècle pour s'assimiler la civilisation nouvelle, pour retrouver son équilibre et pour diriger à son tour, au lieu de le suivre, le mouvement imprimé à l'Europe par le génie italien et castillan.
FIN DU TOME PREMIER.
�APPENDICE
��APPENDICE
I
LES NAVICULAIRES GALLO-ROMAINS.
Navicularius signifie armateur : mais ce mot prit, au ne siècle ap. J.-C, dans la langue officielle de l'empire, un sens tout particulier qui ne nous est guère connu que par les inscriptions et par les-monuments de la législation impériale. On sait que l'approvisionnement de Rome, qui avait toujours été un des plus graves soucis du gouvernement, en devint la préoccupation dominante, quand l'Italie eut cessé de produire le blé nécessaire à sa consommation, et quand il fallut nourrir gratuitement la plèbe tombée à la charge de l'Etat. Sous les premiers empereurs, quatre provinces dites frumentaires, la Sicile, la Sardaigne, l'Afrique et l'Egypte alimentaient par leur tribut payé en nature les greniers de l'Annone ; mais, en cas d'insuffisance de la récolte, la Gaule, l'Espagne, la Numidie et même l'Asie fournissaient des suppléments qu'on appelait solatia annonce {Corpus inscript. Berolin., t. II, p. 159, n° 1180). Sous la République, les transports étaient adjugés aux enchères par les censeurs : sous l'Empire, le service des
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APPENDICE
transports, comme tout ce qui regardait les approvisionnements, fut placé sous la haute surveillance du préfet de l'Annone, chef de l'administration spéciale créée par Auguste. Au besoin, on usait de réquisitions et tous les navires de mer d'une capacité de plus de dix mille modii (86 2/3 tonneaux de jauge) pouvaient être astreints à ce service (SC^VOLA, ap. Digest., lib. L, tit. v, loi 3). A Alexandrie, les armateurs et négociants indigènes étaient tenus de transporter, à leurs frais, les huit millions de modii (693,600 hectolitres) qui représentaient la part de l'Egypte dans le tribut imposé aux provinces frumentaires. Chaque année, la flotte placée sous les ordres d'un procurateur romain, parlait d'Alexandrie, vers le milieu du mois d'août, et venait débarquer son chargement d'abord à Pouzzoles, puis à Ostie, après l'agrandissement de ce port, commencé sous Claude et achevé sous Trajan. Les empereurs du premier et même du second siècle ap. J.-C. ne paraissent pas avoir songé à étendre à toutes les provinces le système de transports usité à Alexandrie et qui, plus tard, fut appliqué, avec quelques modifications, en Afrique et en Orient. D'autre part, l'adjudication et les réquisitions avaient des inconvénients qu'on essaya de restreindre en faisant appel à l'initiative privée. Déjà, sous la République, les citoyens romains ou les alliés latins qui construisaient des navires d'un certain tonnage et qui les mettaient à la disposition de l'Annone, moyennant un prix déterminé, étaient exempts de toute charge publique, même du service militaire. Ces privilèges confirmés et augmentés par Claude, furent étendus par Néron aux provinciaux (58 ap. J.-C). Trajan renonça définitivement aux réquisitions et aux enchères. Enfin, comme nous l'avons indiqué (page 35), ce fut sous Antonin et Marc-Aurèle que se constituèrent en Italie et dans les provinces des corporations de naviculaires reconnues par l'Etat, dont les membres s'engagèrent solidairement, par une sorte de contrat perpétuel, à assurer le service des transports publics, à condition de jouir des privilèges concédés par la loi et surtout de l'exemption des fonctions municipales et des charges personnelles.
�APPENDICE
453
Les inscriptions nous ont fait connaître en Gaule deux de ces corporations de naviculaires, l'une à Arles, l'autre à Narbonne : Cominio Claud. Boi(onio) | Agricolœ Mlio \ Apro praef. cohor. | tert. Bracaraugustanse | tribuno (legi | onis) adjut. procur. | Augustorum ad annonam | provincias Narbonensis | et Liguriœ praef. al. miliariee | in Mauretania Ceesariensi | navic. mar. Arel. | corp. quinq. patrono | optimo et innocentis ) simo.
(OBELLI,
Inscript, lat., n° au musée d'Arles.)
3655.
— L'inscription est
Orelli interprète ainsi les dernières lignes de l'inscription : Naviculariorum marinorum Arelatensium corporis quinquennali... (Les quinquennales étaient des magistrats municipaux nommés tous les cinq ans et qui exerçaient des fonctions analogues à celles des anciens censeurs romains : les corporations, dont l'organisation était calquée sur celle des cités, avaient également leurs quinquennales.) HERZOG {Oalliœ Narionensis provincice romance Mstoria, 1 vol. in-8°, Leipzig, 1864-, p. 67, n° 223) propose une autre interprétation : Naviculariorum marinorum Arelatensium corpora quinque... Il existait, en effet, à Ostie cinq corporations de mariniers (Godicarii et navicularii et quinque corpora navigantes. ORELLI, Inscript, lat., n° 3178. — Cf. WILMANNS, Inscript, lat., n° 1735) ; mais rien n'indique que cette organisation particulière au port d'Ostie ait également existé à Arles. Les naviculaires d'Arles sont mentionnés dans une seconde inscription trouvée à Saint-Gabriel (Ernaginum) : D. M. M. Frontoni Eupor. [ Iïïïïl Aug. Col. Julia | Aug. Aquis Sextis ) navicular(£o) | mar(mo) Arel[atensi) curat(ori) ejusd(tfm) corp(om) | patrono nautar. Druen | ticorum et utricularior. I corp. Ernaginensium | Julia Nice uxor | conjugi carissimo.
(WILMANNS,
Inscript, lat., n°
356.)
2215
et
HERZOG,
0. c,
p.
73,
n°
29.
�APPENDICE
Les naviculaires de Narbonne nous sont connus par deux autres inscriptions trouvées à Narbonne :
1° D. M. Tib. Jun. Eudoxi | Navicular. mar. | C. I. P. C. N. M.1 | Ti. Jun. Fadianus ) Iïffil Aug. | C. I. P. G. N. M. et | cond(uotor) F'err(ariarum) | Ripa? dextrœ | fratri piiss. (ORELLI,
n° 7253. 0. C, °50.)
— WILMANNS,
n°
2196.
—
HERZOG,
2° Dec(reto) Sev. | August. | P. Olitio | Apollonio | Seviro Aug. | et navic. | C. I. P. C. N. M. | ob mérita et liberali | tates ejus | qui honore decreti usus | inpendium remisit et | statuam de suo posuit. (WILMANNS,
— HERZOG,
Inscr. lat., n° n° 49.)
2195. — ORELLI,
n°
4241.
Ces inscriptions appartiennent toutes à la seconde moitié du deuxième siècle ap. J.-C. ou à la première moitié du troisième, du règne de Marc-Aurèle à celui de Sévère. Les naviculaires gaulois ne sont pas mentionnés dans le Gode Théodosien et nous n'en avons trouvé aucun vestige dans les monuments du ive siècle et de la seconde partie du m6.
1 Colonise, Juliae Paternse, Claudias Narbonensis Martiee (interprétation d'Henzen dans les inscriptions latines d'Orelli).
�APPENDICE
455
II
LES DIVERS SENS DU MOT SAXONS, DANS LES CHARTES MÉROVINGIENNES ET CAROLINGIENNES RELATIVES A LA FOIRE DE SAINT-DENIS.
La charte de 629 par laquelle Dagobert concède à l'abbaye de Saint-Denis une foire annuelle, regardée plus tard comme l'origine du Lendit, s'exprime en ces termes : « Et sciatis nostri miesi ex hoc mercato et omnes civitates in nostro regno, maxime ad Rothomo porto et Vicus porto, qui veniunt de ultra mare pro vino et melle vel garantia emendum, et isto et altero anno seu 1 ante sit ipse theloneus indultus usque ad tertium annum. Et inde in postea de una quaque quarrada de melle persolvant partibus Sancti Dionysii solidos duos, et unaquaque quarrada de garantia similiter solidos duos. Et illi Saxones, et Vicarii et Rothomenses et ceteri pagenses de alias civitates persolvant de illos navigios de unaquaque quarrada denarios duodecim. » (BKÉQUIGNY, Diplomata, II, p. 5.) « Faisons savoir à nos missi dans le lieu de la foire et dans toutes les cités de notre royaume, en particulier à Rouen et à Vie, que les marchands qui viennent d'outremer acheter du vin, du miel ou de la garance jouiront, cette année, ainsi que la suivante et jusqu'à la troisième année, de la remise du tpnlieu comme précédemment. A partir de ce moment, ils paieront à l'abbaye de Saint-Denis
1 Le texte porte seu ante ; mais cette leçon qui ne présente aucun sens doit être une erreur du copiste pour ceu ante.
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APPENDICE
pour chaque charretée de miel deux sous et, pour chaque charretée de garance, pareillement deux sous. Quant aux Saxons, aux marchands de Vie et de Rouen et des autres cités, ils paieront, comme droits de navigation, pour chaque charretée deux deniers. » "De quels Saxons s'agit-il ici ? De ceux de la Germanie, vassaux, il est vrai, des rois d'Ostrasie, mais vassaux fort inconstants et fort insoumis? Ou de ceux de la GrandeBretagne, qu'aucun lien de vassalité ne rattachait à l'empire franc? On ne voit pas clairement quelles raisons aurait eues Dagobert de concéder aux uns ou aux autres un privilège qui aurait assimilé à ses véritables sujets des étrangers, pour ne pas dire des ennemis, plus disposés à visiter nos ports en pirates qu'en marchands. D'autre part, si les Saxons de Germanie ou d'outreManche avaient joui d'une faveur spéciale, cette concession aurait dû être mentionnée dans le passage de la charte qui soumet au double tonlieu les négociants d'outre-mer et qui ne comporte aucune exception. Les Saxons, dont il est question, figurent au contraire à côté des habitants de Quantovic et de Rouen : dans la pensée du rédacteur, ce ne sont pas des étrangers, mais des nationaux; et s'il leur accorde une mention particulière, comme aux Rouennais et aux hommes de Quantovic, c'est sans doute parce que leur pays était déjà, comme ces deux cités, en relations fréquentes avec le marché de Paris. Dans ces conditions, n'est-il pas naturel de chercher les Saxons de la charte de 629 non pas sur les bords de l'Elbe, ou dans les royaumes d'outre-Manche, mais en Gaule même, dans le voisinage plus ou moins immédiat de Rouen et de Quantovic, c'est-à-dire dans le pays Bessin, peuplé en partie de colonies saxonnes, que la Notitia désigne déjà sous le nom de litlus saxonicum {Notitia, Ed. BŒCKING, t. II, p. 824 et suiv.), dont les habitants, au temps de Grégoire de Tours, s'appelaient encore Saxons (Cf. LONGNON, La Gaule au vie siècle, p. 173 et suiv.), et qui conserva jusqu'au ix° siècle, avec son dialecte particulier, un vague souvenir d'établissements germaniques antérieurs à l'invasion normande.
�APPENDICE
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Mais, un siècle après Dagobert, les Saxons du Bessin ont cessé d'ajouter au nom de Baiocasses celui de Saxones qui s'efface peu à peu et ne subsistera plus sous Louis le Débonnaire que dans un seul canton. D'un autre côté, le régime de la foire de Saint-Denis s'est modifié : la distinction entre les négociants étrangers et les nationaux a disparu, soit que le tonlieu spécial établi par Dagobert sur le miel et la garance fût devenu égal pour tous, soit que les étrangers seuls y fussent soumis, soit même qu'il eût été aboli pour les uns et pour les autres. Les rédacteurs des chartes du vin* et du ix° siècle relatives à la foire Saint-Denis, tout en recopiant en partie la charte de 629, ne la comprennent plus. Le sens tout particulier du mot Saxones et la raison qui le, faisait figurer à côté des Rothomenses et des Vicarii leur échappent : aussi n'est-il plus question dans les rédactions du vni° siècle des habitants de Vie et de Rouen, et si les Saxons y sont encore nommés, c'est à titre d'étrangers : ce nom que le texte des nouvelles chartes rapproche de celui des Frisons,, ne désigne plus les Saxons du Bessin, mais les Saxons de la Grande-Bretagne qui font un commerce considérable avec nos ports de la Manche, peut-être même ceux de la Germanie, bien qu'ils dûssent rarement paraître dans les foires de la région neustrienne. Il est facile de s'en convaincre par la seule lecture des textes suivants : « Childeberthus (III), rex Francorum... Cum in nostra vel procerum nostrorum presencia. ... venientes agentes venerabeli viro Delfini abbate de baselica peculiaris patroni nostri Sancti Dionisii.. . adversus agentes inlustri viro Grimoalde majorem-domus nostri, eu (eo) qod a longo tempore Chlodovius qondam avus noster seu et posthia avoncolus noster Childericus, vel domnus et genetur noster Theudericus, eciam et germanus noster Chlodocharius, per eorum precepeionis, illo teleneu quicquid de omnes negueiantes, aut Saxonis, vel quaseumquelibit nacionis, ad ipsa sancta fistivetate domni Dionisii ad illo mercato advenientes, ad ipsa baselica Sancti Dionisii in integretate concessissent....» (BRÉQUIGNY, II, p. 285, charte de 710).
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APPENDICE
« De omnes necuciantes tam Saxones quam Frisiones vel alias naciones promiscuas de quascUmque pagos vel provincias . » (TARDIF, Monuments historiques, n* 55, charte de 753.) « ... A mercatoribus in hune mercatum convenientibus ut Saxonibus, Frisionibus, alisque gentibus... » (Historiens de France, VI, p. 466, charte du 1er décembre 814.)
�APPENDICE
459
III
UN PÉAGE AU XI» SIÈCLE [Càrtulam de Saint^Anlin d'Angers. Chapitre xix, charte 2.)
Le tarif suivant que nous citons comme exemple des coutumes observées dans ces innombrables bureaux de péages féodaux qui couvraient la France au xi° siècle, est un des plus anciens qui nous soient parvenus de la période féodale. Il est extrait d'une charte concédée vers 1080 par Rainaud de Montreuil-Bellay, trésorier de SaintMartin de Tours et par son neveu Berlai II, seigneur de Montreuil-Bellay, à l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers, pour la réformation des mauvaises coutumes établies, au préjudice des moines de Saint-Aubin, sur leur prieuré de Mairon (Méron, dans le département de Maine-et-Loire, canton de Montreuil-Bellay.) « Si les gens de Tbouars ou de Loudun, ou ceux des cbâteaux voisins, enlèvent aux hommes de Mairon quelque chose qui leur appartienne, sans qu'ils aient commis aucune forfaiture, et que ces derniers soient forcés de racheter ce qui leur aura été enlevé, ils n'en devront pas le péage. Mais si la saisie a eu pour cause quelque forfaiture dont le coupable n'ait pu se justifier et que celui-ci achète ou rachète l'objet saisi, il sera soumis au péage. » Nul ne sera tenu au péage pour ce qu'il porte sur son cou, à l'exception de la plume, de la cire, de l'oint, des ruches ou des marchandises étrangères et d'un grand prix: pour la plume 4 denier; pour une tablette ou un pain de cire 1 obole ; pour une quantité d'oint valant plus de six deniers <l obole ; pour un porc tué, avec sa graisse, 1 denier ; pour un lit garni <l denier ; pour un trousseau de mariage 4 deniers ; pour un cheval ou une jument non
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APPENDICE
ferrés 1 denier ; ferrés 2 deniers ; pour un bœuf, un âne ou un porc 1 obole ; pour trois moutons ou autant de chèvres 4 denier ; pour un quart de laine 1 denier. » Si plusieurs personnes chargent un âne de diverses marchandises, elles ne paieront que pour un seul âne, excepté s'il s'agit de marchandises étrangères et de grand prix. Sur les autres choses, le droit sera levé suivant leur valeur, du plus plus et du moins moins. Tout ce qu'un homme de Mairon apportera du dehors, pour sa nourriture ou celle de ses animaux, provenant soit de son travail, soit d'achat, comme du pain, du vin, de la viande, du foin ou autres denrées du même genre, sera exempt de péage, à moins qu'il ne le vende : s'il le vend, il acquittera le péage le jour de la vente ». Cette charte avait été oblenue à la suite d'une enquête des moines de Saint-Aubin, pleine de renseignements curieux sur les procédés des seigneurs et de leurs agents, en matière de péages. « Cauvin (le péager de Mairon) a infligé à Adhélard » Avole une amende de 9 sols à cause d'un porc mort » qu'il apportait sur ses épaules à Méron : bien que, suig vant la coutume, un homme de Saint-Aubin ne doive » pas de péage pour ce qu'il porte ou rapporte sur ses » épaules. » « Le même Cauvin a frappé Rainaud d'une amende de » 13 sols, à cause d'une pièce de toile qu'il a chargée sur » un âne appartenant à son voisin : bien que, suivant la » coutume, il ne soit dû qu'un seul péage lorsque deux, » trois, et jusqu'à sept personnes chargent un âne dans la » maison de l'une d'elles. » « Les péagers Ebard et Cauvin ont inquiété Savaric. .'■ » à cause d'une ruche d'abeilles qu'il portait à Saumur, » pour ce seul fait qu'il l'avait posée de ses épaules à «"terre dans la limite du péage. » La querelle entre les moines de Saint-Aubin et les seigneurs de Montreuil-Bellay se ranima au xu° siècle et le château de Montreuil finit par être assiégé et détruit en 1451 par le comte d'Anjou, Geoffroy le Bel.
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461
IV
CHARTES CONCÉDANT A DES SEIGNEURS LE DROIT D'AVOIR^ DES LOMBARDS SUR LEURS TERRES.
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[Trésor des Chartes, JJ. 33 f° 81, n° 187.) Quomodo dominus libérât deinceps Gfuinonem Riffani Lombardum ab omnibus contributionibus et tailliis aliorum Lombardorum. Philippus notum facimus universis tam présenteras quam futuris quod nos dilecto et fideli nostro Andrée de Galvigniaco militi donamus ut Guino Raffani, Lombardus, in villa de Castro Radulphi suam ad presens faeiens mansionem sit ejusdem militis burgonius, ac liber et immunis deinceps existât a contributionibus et tailliis quibuslibet Lombardorum, nec non quicquid juris in bonis et rébus ipsius tam mobilibus quam immobilibus ad nos spectat ex causa quacumque, concedimus tenore presentis et donamus de gratia speciali, totum jus nobis quomodolibet competens in eurndem militem totaliter transferentes financiarum, tailliarum, subventionum et aliorum onerum quorumlibet Lombardorum Mandamus colectoribus, ut prefatum Guinonem Lombardum in persona vel bonis, presentis nostre tenore concessionis et gratie, de cetero non moleslent, sed ipsum tanquam burgonium prefati militis babeant atque tractent. Quod ut ratum et stabile perpetuo maneat per sigillum nostrum presentibus literis fecimus apponi signum. DatumBitur. Anuo domini M. IIIe decimo septimo, mense aprilis. 30
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APPENDICE
II [Trésor des Chartes. JJ. 66 f° 632, recto, n° 4439.) Philipe par la grâce de Dieu roys de France scavoir faisons à tous présens et avenir que nous avons acordé et ottroié, acordons et ottroions de grâce espécial par ces présentes lettres à nostre amé et féaul frère Edduart conte de Bar pour luy et pour ses successeur que à Bar et ès autres lieues de la nouvelle reprise et fiez et appartenance d'icele que le conte Ilenri son père fist de nostre graschiex signeur et oncle le roy Philippe le Bel, il puisse tenir et avoir Lombars marchandans et prestans, des quiex nous ne nos successeur ne penrons, lèverons ne requerrons aucune finance ou amende pour raison ou ochoisons de prest ou de marchandises que il facent ou feront esdiz lieus de ladite nouvele reprise, fiez et appartenances d'icele, ne aillieurs hors de nostre Royaume. Et encore avons-nous acordé et otroié, acordons et otroions, par la teneur que dit est, audit conte et à ses successeurs que si à' Gondrecourt qui muet de nous d'ancienement pour cause du royaume ou de la conté de Champaigne, ils tiennent Lombars exercens prests ou marchandises en nos fiez, en la contée de Bar de ladite nouvelle reprise, ou ès chastiaux et chasteleinies, fiez et appartenances de la marche de Chastillon et de Gonflans, ou en autres lieues de nostre royaume, nous ne nos successeur ne prenront point de finance ne d'amende ; mais si lesdiz Lombars prestoient ou marchandoient à gens de nostre -royaume ou autre part en nostre royaume, hors les lieus desusdiz, nous et nos successeur en prenrons les finances et amendes teles corne des autres Lombars demorans ès autres parties de nostre royaume : et avecque ce, nous avons acordé et ottroié, accordons et ottroions de grâce espécial audit conte de Bar et à ses successeurs que, non contrestant que lesdiz cbastiaus et cbatellenies de la marche de Chastillon et de Conflans aient jadis esté
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463
bailliés a nostre dit seigneur et oncle en domaine du royaume, combien que depuis pour certainne manière ou condicion soient revenus audit conte en fié du royaume, ledit conte et ses successeur puissent tenir Lombars marcbandans et prestans ès dis lieus de Gonflans, de Chastillon et de la Marche et ès fiez et appartenances d'iceuls, ainssi comme il est desus dit, com ès autres lieus de la nouvelle reprise, et pour que ce soit ferme chose et establie au temps avenir, nous avons fait mettre nostre sceel en ces présentes lettres, sauf en autres choses nostre droit et en toutes l'amour. Doné à Paris, l'an de grâce mil ecc trente et quatre ou mois de Julet. Par le roy, à la relation du Conseil. Ténor littere a domino Rege concesse domno Comiti Barrensi. Chamîellain.
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��TABLE DES MATIÈRES
PRÉPAGE INTRODUCTION
v
1
LIVRE I.
LE COMMERCE DE LA. GAULE.
CHAPITRE
I. — La Gaule indépendante. — Les Phéniciens. Marseille CHAPITRE II. — La Gaule romaine. — Narbonne. Lyon. Les voies romaines. Les collèges de nautes et de marchands CHAPITRE III. — La Gaule franque. —Les marchands syriens et Juifs. Le commerce sous les Mérovingiens et sous Charlemagne. Les monnaies franques
23
56
LIVRE II.
LE COMMERCE DE LA FRANGE AU MOYEN AGE.
CHAPITRE
I. — La France féodale jusqu'à l'époque des croisades. — Les péages et les droits de marché. Le rôle des Juifs dans le monde féodal. Formation des hanses. La marchandise de l'eau de Paris. Les conquêtes normandes. Les pèlerinages au xi° siècle
91
�468
TABLE DES MATIÈRES
IL — Les croisades. — Les voyages en Orient. Le commerce français de la Méditerranée et de l'Océan. Le droit maritime au moyen âge CHAPITRE III. — Le commerce intérieur. — La navigation fluviale. Les routes. Les halles et les foires CHAPITRE IV. — Les marchands français au moyen âge. Les Juifs du xir au xiv" siècle. Les Lombards. Les monnaies féodales. Les lettres de change. Les banques
CHAPITRE
129 167
227
LIVRE III.
PÉRIODE DE TRANSITION LES TEMPS ENTRE LE MOYEN AGE ET
MODERNES.
I. — La politique économique des rois de France au xive siècle. — Les douanes. Les rois des merciers. Le commerce français en Europe et en Orient. Les Dieppois en Afrique. Guerres civiles et étrangères. Ruine du commerce CHAPITRE II. — Jacques Cœur. Renaissance du commerce sous Charles VII et sous Louis XI. Les États de 1484. Commencement des temps modernes
CHAPITRE
280
361
APPENDICE. I. Les Naviculaires gallo-romains II. Les divers sens du mot Saxons dans les chartes mérovingiennes et carolingiennes relatives à la foire de Saint-Denis III. Un péage au xie siècle IV. Chartes concédant à des seigneurs le droit d'avoir des Lombards sur leurs terres ■. ... V. Compte de voyage d'une des galëes de France en 1470 451
455 459 461 464
VERSAILLES, IMPRIMERIE CERF ET FILS. RUE DUPLESSIS, 59.
�
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1|Préface |5
1|Introduction |10
1|Livre I: Le commerce de la Gaule |12
2|Chapitre I: La Gaule indépendante |12
2|Chapitre II: La Gaule romaine |32
2|Chapitre III: La Gaule franque |65
1|Livre II: Le commerce de la France au Moyen-Age |100
2|Chapitre I: La France féodale |100
2|Chapitre II: La France féodale |138
2|Chapitre III: Le commerce intérieur |176
2|Chapitre IV: Les marchands français ay Moyen Age |234
1|Livre III: Période de transition entre le Moyen-Age et les temps modernes |288
2|Chapitre I: Quatorzième siècle|288
2|Chapitre II: Quinzième siècle |368
1|Appendices |456
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/d7ed9fe5455b3ff74e24d72b6c5c3916.pdf
2e72adbef8d315eb323154c73fb451e4
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Histoire du commerce de la France. Deuxième partie : le seizième siècle - Henri IV - Richelieu
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Commerce
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Pigeonneau, Henri (1834-1892)
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Librairie Léopold Cerf
Date
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1889
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2013-01-18
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Université d'Artois
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DU
COMMERCE DE LA FRANCE
�VERSAILLES
CERF ET FILS, IMPRIMEURS
59,
RUE DDPLESSIS,
59
�COMMERCE DE LÀ FRANCE
PAR
H. PIGEONNEAU
PROFESSEUR ADJOINT A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS PROFESSEUR A L'ÉCOLE LIBRE DES SCIENCES POLITIQUES VICE—PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE COMMERCIALE
TOME DEUXIEME
_
LE SEIZIÈME SIÈCLE — HENRI IV — RICHELIEU
£„orit à l'inventaire sous le
PARIS
LIBRAIRIE LÉOPOLD 1889
Tous droits réservés
CERF
13, RUE DE MÉDIGIS, 13
..'J.F.WJ.
Nord - Pas de Calais
•0
Médiathèque Site de Douai 161, rue d'Esquerchin B.P. 827 58508 DOUAI ? Tél. 03 27 93 51.78
��HISTOIRE
DU

DE LA FRANCE
(DEUXIÈME PARTIE)
LIVRE I
IA DÉVOLUTION ÉCONOMIQUE DU XVI0 SIÈCLE
CHAPITRE I
LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES — LE COMMERCE ET LA NAVIGATION SOUS CHARLES VIII ET SOUS LOUIS XII
La révolution économique du xvi° siècle a été aussi profonde et presque aussi rapide que celle à laquelle nous assistons, bien qu'elle ait .été produite par d'autres causes. Le monde agrandi de moitié, toutes les routes et tous les centres du commerce déplacés, la masse du numéraire circulant en Europe plus que quadruplée en moins d'un siècle, un élément nouveau de riT. II.
1
�2
HISTOIRE DU COMMERCE DE LÀ FRANCE
chesse et de puissance, mais aussi de conflits, introduit dans la vie des peuples européens par la fondation des premières colonies, tels sont les résultats des découvertes maritimes inaugurées par les Portugais et les Espagnols. Cependant ces découvertes ne suffisent pas à expliquer le bouleversement de l'équilibre économique constitué par le moyen âge. La vie des nations n'est pas une série de phénomènes isolés qu'on puisse détacher les uns des autres comme on délite des feuilles d'ardoise. La révolution commerciale a été intimement liée à la révolution sociale, politique et intellectuelle d'où allait sortir le monde moderne : on ne les comprendrait pas si on voulait les séparer. Au moyen âge, la féodalité avait tout marqué de son empreinte, l'industrie, le commerce, les institutions de crédit aussi bien que la constitution de la famille, celle de la propriété et celle de l'État. Dans la seconde moitié du xv° siècle, l'Europe, sans y comprendre la Russie et l'empire ottoman, était encore un pays de grande propriété et de grande culture, sauf l'Italie centrale et septentrionale, la plus divisée, la plus peuplée et la mieux cultivée des contrées européennes. En France, où le servage n'était plus qu'une exception, la propriété roturière, c'est-à-dire la petite propriété et une faible partie de la moyenne 1 occupait à peine
Nous entendons par petite propriété celle qui ne dépasse pas 6 hectares, par propriété moyenne celle qui a plus de
�LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES
3
un quart du sol, les trois autres quarts appartenaient au roi, au clergé et à la noblesse. En Angleterre, où s'était formée d'assez bonne heure une classe de petits propriétaires libres, les yeomen, qui allait presque entièrement disparaître du xvi° au xvin0 siècle i, les quatre cinquièmes des cultivateurs n'étaient, comme ils le sont encore aujourd'hui, que les tenanciers ou les fermiers des grands propriétaires. En Allemagne, la servitude personnelle du paysan était la règle presque universelle et le clergé possédait les deux tiers des terres dont le reste appartenait à la féodalité laïque. En Espagne, les seules provinces où la propriété fût divisée et l'agriculture florissante étaient celles où les Maures s'étaient maintenus le plus longtemps, l'Andalousie, les provinces de Grenade, de Murcie et de Valence. La grande industrie, au contraire, n'existait pas. Dans la plupart des villes, les métiers étaient constitués en corporations, exerçant un monopole dans les limites de la commune. Les patrons qui se succédaient de père en fils, formaient une sorte d'aristocratie fermée ; car le nombre des maîtres était le plus souvent limité, et les privilèges dont jouissaient leurs fils et leurs gendres, les obstacles de toute espèce semés sur la route qui conduisait
6 hectares et moins de 50. Ce sont les chiffres adoptés par Si. GIMEL (La Division de la propriété, 1 vol. in-8°, 1883) et par M. DE FOVILLE (Le Morcellement, 1 vol. in-8°, 1885;.
1
DE FOVILLE,
0. c, p. 28.
�4
HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
à la maîtrise, en interdisaient l'accès aux simples ouvriers qui n'appartenaient pas aux familles privilégiées. Chaque maître travaillait lui-même avec un petit nombre d'apprentis et de compagnons, suivant des règles minutieusement détaillées par les statuts de la corporation. C'était l'atelier, ce n'était pas la manufacture. Les centres industriels étaient l'Italie et la Flandre qui avaient à peu près le monopole" des industries de luxe, draps fins, soieries, dentelles, tapisseries, verrerie ; les villes allemandes de la vallée du Rhin et de celle du Danube, avec leurs filatures de lin, leurs fabriques d'armes, d'horlogerie, d'orfèvrerie, leurs ouvrages en cuirs; et quelques provinces de la France, le Languedoc, la Champagne pour les draps, la Normandie, la Bretagne et la Bourgogne pour les toiles. Les deux principaux foyers du commerce étaient, clans le bassin de la Méditerranée, l'Italie avec ses puissantes républiques maritimes, Venise et Gênes ; clans le bassin de la mer du Nord et de la Baltique, le littoral allemand, depuis les bouches de l'Escaut jusqu'à celles de l'Oder, avec les villes hanséatiques, Lubeck, Hambourg, Brème, Groningue, Amsterdam, etc. Au cœur même du continent, les foires de Lyon, en France, celles de Francfort et de Cologne, en Allemagne, étaient comme une sorte de bourse intermittente où se donnaient rendez-vous les marchands de l'Italie, de l'Allemagne, de la Suisse, de la France, de l'Angleterre et des Pays-Bas, où se fixait le prix des marchandises, où se pré-
�LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES
S
paraient et se liquidaient les échanges internationaux. Le commerce de l'Italie et des Hanséates avait surtout pour objet les marchandises de luxe, soieries, cotonnades, tapis, épices, sucre, perles et pierres précieuses, que les vaisseaux de Venise et de Gênes allaient chercher à Alexandrie, à Beyrouth, à Smyrne; fourrures, cire, or de l'Oural, que les Hanséates rapportaient des foires de Novogorod. Les institutions de crédit répondaient à l'activité médiocre de la circulation et à la situation modeste de la richesse mobilière. Dans toutes les villes commerçantes, des changeurs, qui se livraient en même temps aux opérations de banque, et dont le ministère était rendu indispensable par la multiplicité des monnaies, par les perpétuelles variations du poids, du titre ou de la valeur légale. Dans quelques villes d'Allemagne, des banques municipales; à Venise, à Gênes et à Florence des banques-d'Etat, à la fois banques de prêt, de dépôt, de virement et d'escompte; l'intérêt commercial à 12 ou 14 0/0; l'intérêt du prêt sur gages à 35 ou 40 0/0; 800 à 850 millions de numéraire circulant en Europe, tel était l'état du crédit au commencement du xvi° siècle. Les relations internationales et le commerce intérieur se ressentaient du morcellement de la souveraineté territoriale; presque partout des droits d'aubaine pesant sur les marchands étrangers, partout des péages, des douanes intérieures; plus de taxes d'exportation que d'importation, car les
�6
HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
douanes n'étaient encore qu'un instrument fiscal ou une barrière opposée à la sortie du numéraire, des matières premières et des denrées alimentaires de première nécessité, et non un instrument de protection. Cet édifice économique, qui conservait au XV0 siècle son ordonnance toute féodale, était cependant fort ébranlé avant que Christophe Colomb n'abordât aux Antilles et que Vasco de Garna ne doublât le cap de Bonne-Espérance. Si la grande propriété ne se morcelait pas encore, elle tendait, du moins, à changer de maîtres. En Allemagne et en Angleterre les immenses domaines du clergé avaient excité depuis longtemps des convoitises qui s'enhardissaient à mesure que diminuait l'autorité morale de l'Église, et qui ne furent pas une des moindres causes du succès de la réforme. En France, la bourgeoisie marchait lentement à la conquête du sol : les marchands enrichis et les hommes de loi achetaient des fiefs et commençaient à faire souche de gentilshommes, mais au lieu d'apporter une force nouvelle à la vieille aristocratie, cette noblesse de parvenus ne pouvait que compromettre un prestige déjà bien affaibli. La guerre de cent ans avait eu pour l'ancienne noblesse deux conséquences également désastreuses ; elle avait démontré son incapacité militaire et relâché, sinon brisé, les liens qui l'unissaient au paysan. Tout seigneur avait été plus ou moins chef de bandes et capitaine d'écorcheurs. Le donjon féodal, au
�LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES
7
lieu d'être, comme au moyen âge, le siège de la justice, le refuge aux jours de danger et parfois le grenier d'abondance aux jours de disette, était devenu, pendant plus d'un demi-siècle, un repaire de bandits. Les campagnes ne l'oublièrent plus : c'est à cette époque que remontent ces sombres légendes de cachots et d'oubliettes, de rapts et de pillages qui résument encore, pour le paysan, toute l'histoire de la féodalité. L'œuvre de décomposition que ces tristes souvenirs avaient commencée, que la royauté poursuivit en faisant déchoir la noblesse du rôle de classe gouvernante à celui de classe privilégiée, les anoblissements l'achevèrent en ébranlant le respect, comme l'effacement du seigneur devant le roi avait fait disparaître la crainte, comme la guerre de cent ans avait détruit la confiance et l'amour. C'est ainsi que des causes morales et politiques avaient préparé dès le xv° siècle la plus grande révolution sociale et économique dont la France moderne ait été témoin, la ruine de la propriété féodale L'organisation du travail se transformait comme celle de la propriété et par des causes analogues. Le régime aristocratique des corps de métier avait créé dès la fin du moyen âge, une classe d'ouvriers destinés à ne jamais devenir des maîtres, classe peu nombreuse encore, mais qui ne pouvait que s'accroître par le progrès même de l'industrie. Ces déshérités avaient commencé par former, au sein de la corporation, une corporation distincte : ils avaient eu leurs confréries, leurs fêtes
�8
HISTOIRE DU COMMERCE DE IA FRANCE
religieuses, leurs banquets, leurs symboles; puis ils s'étaient unis aux ouvriers de la même ville, dont le genre de travail et les intérêts se rapprochaient plus ou moins des leurs; enfin, ces associations ouvrières, proscrites par le pouvoir civil et religieux, obligées de s'entourer de mystère, et à qui le mystère même donnait une sorte de prestige, avaient franchi l'enceinte de la cité ; elles s'étaient étendues de ville en ville et de province en province, jusqu'aux limites de la France. Elles avaient même dépassé la frontière et débordé sur l'étranger : la confrérie était devenue le compagnonnage, englobant dans une vaste société secrète tous les ouvriers du même métier ou de métiers analogues. Dès lors, assuré de trouver partout des amis, un asile et du pain, l'ouvrier s'était détaché de la communauté où il était condamné à rester éternellement un mercenaire, et de la cité qui n'avait pas de place pour lui dans les rangs de ses bourgeois. Il était devenu nomade, étranger au sein de la corporation et de la commune, sans foyer, sans patrie, sans autre lien social que le compagnonnage, en révolte permanente contre la société1. Le compagnon se séparait du maître, comme le paysan du seigneur. De même que la hiérarchie des corps de métier tendait à se dissoudre par le développement du principe sur lequel elle reposait, leur monopole et les règles minutieuses qu'ils imposaient au travail
1
L.EVA.SSEUB, Histoire des classes ouvrières, 1.1, p. 495 et suiv.
�LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES
9
étaient déjà compromis par les abus d'un système qui ne répondait plus aux besoins de la société du xv° siècle. Au moment où ils avaient rédigé leurs statuts, ils s'étaient naturellement inspirés des traditions du fabricant et des habitudes du consommateur, c'est-à-dire de l'habitant de la ville, de sa banlieue, tout au plus du fief, quand il s'agissait d'une possession seigneuriale. Au xn° ou au xin° siècle, la vie était simple, les modes changeaient peu; les produits fabriqués ne s'exportaient guère. Aussi le fils de l'artisan pouvait-Uimpunément s'en tenir aux procédés industriels de son père, comme le fils du paysan ou du bourgeois s'en tenait au mobilier, au costume et au train de vie de ses aïeux. Mais à mesure que les relations s'étendirent, que les barrières féodales s'abaissèrent, que la clientèle devint plus nombreuse et plus variée, que l'esprit de recherche et d'invention s'éveilla, les règlements, au lieu d'être, comme à l'origine, une simple constatation des connaissances techniques à une certaine époque et dans un certain milieu, ne furent plus que le code de la routine et le grand obstacle au progrès. Quelques corps de métier le comprirent, entre antres l'es drapiers et les tisserands, dont les produits se répandaient au loin et qui trouvaient un stimulant dans la concurrence étrangère. En France, à partir du xiv° siècle, leurs règlements varient souvent et s'efforcent de suivre les changements de la mode ou les progrès de l'industrie flamande et
�10
HISTOUiE DU COMMERCE DE LA FRANCE .
italienne; mais depuis qu'elles avaient été officiellement reconnues, les corporations n'étaient plus seules maîtresses chez elles ; leurs statuts, en recevant la sanction souveraine, étaient devenus lois d'État; elles ne pouvaient plus les modifier sans le concours de l'autorité qui les avait approuvés. Ce concours ne fut jamais imploré en vain, mais la plupart y firent rarement appel. Gomme tous les corps privilégiés, elles s'attardaient volontiers dans des traditions surannées, parce qu'elles croyaient pouvoir le faire sans danger. Pourquoi secouer ces douces habitudes d'immobilité? Pourquoi se lancer dans des expériences, quand on n'avait pas de concurrence à craindre et quand le monopole mettait le consommateur à la merci du fabricant? La royauté française, qui voyait les choses de plus haut et qui n'avait pas le môme intérêt à patronner la routine, essaya, mais sans suivre un plan bien arrêté, de remédier aux inconvénients d'une organisation industrielle qu'elle n'avait ni le pouvoir, ni l'intention.de détruire. Elle ne songea pas à proclamer la liberté de l'industrie que personne n'aurait comprise, et que personne ne réclamait.Elle s'efforça du moins d'émanciper les inventeurs. Au privilège elle opposa le privilège ; elle créa une catégorie spéciale d'artisans et d'artistes attachés à la maison royale et dispensés de la surveillance des corps de métier, ainsi que de l'observation des règlements. Ces brevets de fournisseurs du roi ne furent bien souvent qu'un -titre obtenu par l'intrigue et par l'argent,
�, LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES
11
mais parfois aussi ils furent un encouragement pour l'esprit d'initiative et une sauvegarde pour le génie. En tout cas, c'était une première atteinte au monopole des corps de métiers et à la tyrannie des règlements. Le commerce aussi bien que l'industrie avait commencô'à se transformer avant d'avoir ressenti l'influence des découvertes portugaises et espagnoles. Dès le xiv° siècle, les guerres de Flandre avaient déterminé dans l'Europe occidentale une révolution que n'avaient certes prévue ni Philippe-le-Bel,ni ses premiers successeurs. Jusque-là, les foires de Troyes, de Provins, de Lagny et de Bar, avaient été le siège le plus actif du commerce de l'Occident. L'exclusion des Flamands entraîna la défection des Italiens, qui provoqua à son tour celle des Allemands. Ce fut un coup mortel pour les foires de Champagne ; leur héritage se scinda en trois parts, dont une seule resta à la France; les deux autres se divisèrent entre la Flandre et l'Allemagne. Les Italiens rouvrirent par mer avec les Flandres les relations qui leur étaient coupées par terre. Ils préparèrent ainsi la prodigieuse prospérité d'Anvers où se réunissaient les deux plus grands courants commerciaux de l'Europe, celui qui venait du midi par les vaisseaux de Venise et celui qui venait du nord et du centre par les flottes des Hanséates et la navigation du Rhin. Les foires de Bruges et celles de Cologne devinrent le centre d'un nouveau bassin commercial qui embrassait l'Allemagne occidentale, les Flandres, la
�12
HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
France septentrionale et l'Angleterre ; celles de Francfort-sur-le-Main, de Lyon et, pendant quelque temps, de Genève, se partagèrent le trafic entre la France centrale , méridionale et orientale d'une part, l'Italie, la Suisse et le sud de l'Allemagne de l'autre. La conquête de la Guyenne, qui avait détourné vers l'intérieur le commerce des vins de Bordeaux, accaparé jusqu'alors par l'Angleterre, l'annexion de Marseille, qui avait achevé la ruine d'AiguesMortes, avaient eu pour le commerce maritime de la France des résultats presque aussi importants que les guerres de Flandre pour son commerce de terre. Dans toute l'Europe, les mœurs s'adoucissaient, les coutumes internationales prenaient un caractère plus stable; la formation des grands États, en améliorant la police et en faisant tomber une partie des barrières intérieures, favorisait les échanges. Le rôle du commerçant grandissait, il sentait s'ouvrir devant lui un horizon plus large, il était prêt pour l'exploitation de ces terres nouvelles que les découvertes maritimes allaient lui révéler. Ces découvertes mêmes ne furent ni un hasard heureux, ni une improvisation de génie; elles avaient été longuement préparées par tout le travail scientifique, par tout le mouvement intellectuel des deux derniers siècles du moyen âge. Depuis que le livre de Marco Polo, traduit et commenté dans toutes les langues, avait déchiré le voile qui couvrait l'Extrême-
�LA RENAISSANCE ET LES DÉCOUVERTES MARITIMES ,
13
Orient et que ses prédécesseurs avaient à peine soulevé, c'est vers cette terre de merveilles, vers ces pays du soleil, de l'or et des épices, que se portent tous les efforts delà science, tous les rêves de l'imagination, toutes les convoitises du commerce, toutes les ardeurs du prosélytisme chrétien vaincu dans sa lutte contre l'Orient musulman. Les derniers romans de chevalerie promènent leurs héros jusqu'aux Indes et au Cathay ; les savants et les théologiens s'évertuent à concilier et à interpréter la Bible, Aristote, saint Augustin, Ptolémée et les géographes arabes ; les cosmographes du xve siècle devancent par leurs théories les découvertes des navigateurs. Ils montrent la route des Indes ouverte tout à la fois vers l'est, en doublant la pointe méridionale de l'Afrique, qu'ils placent beaucoup trop près de Féquateur, et vers l'ouest à travers les solitudes de l'Atlantique. Ces déserts de l'Océan occidental se peuplent peu à peu. Des côtes d'Europe à celle du Cathay s'échelonnent sur les portulans de la seconde moitié du xv° siècle, comme autant de relâches successives, les îles des Morues (Tierras de Bacallaos), vague souvenir des navigations Scandinaves; les terres d'Antilia et du Brésil, filles de cette tradition mystérieuse qui, depuis les origines du moyen âge, s'obstine à faire voyager du 25° au 50° degré à l'ouest de Lisbonne, des îles inconnues, celles où saint Brandan avait abordé dans son odyssée légendaire et que nul n'avait plus revues; enfin, le Cipango de Marco Polo, rejeté beaucoup trop loin vers l'est et
�14
HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
rapproché ainsi de l'Europe \ C'était la doctrine de Paul Toscanelli,le précurseur de Christophe Colomb, dont on a pu dire qu'il avait moralement découvert l'Amérique avant que son glorieux disciple eût songé à appliquer les théories du maître. L'Europe était mûre pour les découvertes, comme elle l'était pour la renaissance. Christophe Colomb et Vasco de Gama ne sont pas plus un accident dans l'histoire du commerce que Léonard de Vinci dans celle de l'art ou Pétrarque dans celle de la littérature. Mais si les découvertes maritimes se rattachent à toute l'histoire intellectuelle des derniers siècles du moyen âge, et si elles n'ont pas été la seule cause de la révolution économique, elles n'en ont pas moins exercé sur la société du xvi° siècle une influence-qui s'est fait sentir dans toutes les classes, chez tous les peuples, et qui a contribué pour une large part au développement de la civilisation moderne. La Méditerranée cesse d'être la grande route du trafic avec les Indes; la vie commerciale se reporte vers l'occident : les ports de l'Atlantique, Séville, Lisbonne, Anvers et plus tard la Rochelle, Saint Malo, Dieppe, Bristol, Londres, Amsterdam héritent de la prépondérance maritime de Venise, de Gênes et de Lubeck. En même temps qu'il se déplace, le commerce change de caractère ; autrefois, il n'allait chercher au loin qu'un petit nombre de pro
1 Voir LELEWEL, Allas Au moyen âge et de la géographie.
JOMARD,
Monumenk
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duits de luxe presque tous manufacturés, comme les soieries, ou de denrées précieuses, comme les épices. La découverte de l'Amérique, de l'Afrique et des contrées de l'Extrême-Orient lui révéla des produits nouveaux, les bois de teinture et d'ébénisterie, l'indigo, le tabac, le café et lui permit de se procurer, à moins de frais, des marchandises jusqu'alors réservées à la consommation de luxe, le coton, les soies, le sucre, le poivre qui entrèrent dans la consommation courante. Chacun veut s'assurer une part de ces richesses ; le commerce devient partout comme il l'avait été autrefois à Gênes et à Venise, colonisateur et conquérant. Dès lors, les ressources des particuliers ne suffisent plus, c'est l'État ou les compagnies privilégiées qui vont se substituer à l'initiative privée. L'industrie voit à son tour des débouchés nouveaux s'ouvrir devant elle ; elle peut se procurer, en abondance et à bas prix, des matières premières, le coton, la soie, les bois précieux, les teintures que se réservaient jusque-là les républiques d'Italie, intermédiaires du commerce entre les Indes et l'Europe. En France, en Allemagne, dans les PaysBas, en Espagne, elle étend sa fabrication, elle essaie de s'affranchir du monopole italien; mais en même temps elle réclame l'appui des gouvernements contre la concurrence étrangère ; c'est au xvi° siècle, et en faveur des industries nouvelles, que s'est organisé le système protecteur dont les timides
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essais n'avaient* été jusqu'alors que des faits isolés et sans portée. Mais la conséquence la plus grave de la révolution commerciale, ce fut l'énorme et brusque augmentation de la masse des métaux précieux. Les découvertes des Portugais n'avaient fait que changer la route, grossir la quantité et diminuer le prix des marchandises que livraient à l'Europe les Indes et l'Extrême-Orient ; celles des Espagnols, en versant dans la circulation les produits des mines du Mexique et du Pérou, déterminèrent une crise économique d'une tout autre importance. En un siècle (1500-1600), la valeur totale du numéraire s'éleva, en Europe, de 800 millions à 3,300 millions. Chaque année, depuis 1545, les mines d'argent de Potosi (Pérou) versaient en Espagne 50 à 60 millions, celles de Guanaxato et de Zacatecas (Mexique) une somme à peu près égale. La production de l'or, qui ne représentait qu'un quarantième de celle de l'argent, formait cependant un appoint considérable, eu égard à la rareté de ce métal. Il en résulta dans toute l'économie sociale une immense perturbation. En Espagne, le prix de toutes les marchandises sextupla en moins d'un siècle ; en France, de 1560 à 1580, la valeur de la livre tournois avait baissé de plus de moitié, le prix des terres avait triplé, celui des denrées alimentaires avait quadruplé, tandis que les salaires ne s'élevaient en moyenne que de moitié. En Italie,, en Allemagne, en Angleterre, les
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mêmes phénomènes se produisirent avec plus ou moins d'intensité. Ce furent surtout les commerçants et les industriels, c'est-à-dire la bourgeoisie, et dans une mesure plus restreinte les fermiers et les tenanciers qui profitèrent de cette crise. Les ouvriers des villes et les journaliers des campagnes en souffrirent jusqu'au moment où l'équilibre fut rétabli entre les salaires et les prix des objets de première nécessité, c'est-à-dire jusqu'à la fin du xvie siècle; mais la classe,qui se trouva le plus profondément atteinte ce fut celle des propriétaires qui ne cultivaient pas eux-mêmes et qui vivaient en partie soit de rentes fixes payées en argent par leurs tenanciers, soit de fermages à bail séculaire, tels qu'il en existait en Angleterre et en France. Ces propriétaires étaient les gentilshommes grands et petits qui, au moment même où leurs revenus diminuaient par la dépréciation du numéraire, voyaient leurs dépenses s'accroître, non seulement par l'augmentation des prix, mais par le développement des habitudes de luxe et de bien-être que le progrès de la civilisation, de la richesse mobilière, des communications et de l'activité industrielle avait introduites dans toutes les classes de la société. En France, en Espagne, en Angleterre, la haute noblesse réussit à compenser ses pertes en se vendant à la royauté pour des pensions, des charges et des bénéfices ecclésiastiques ; en Allemagne, où elle était souveraine, elle s'indemnisa aux dépens de ses sujets ou des propriétés de
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l'Église ; mais la noblesse inférieure succomba ; elle dut se résigner, comme en Espagne, à aller chercher fortune aux colonies ; à vendre ses terres, comme en France, où la bourgeoisie enrichie hérita de ses domaines et de ses privilèges, sans hériter de son influence sur les populations rurales, ou à vivre, comme en Allemagne, dans la domesticité des princes et des grands seigneurs ; ou enfin, à se confondre, comme, en Angleterre, avec la bourgeoisie, en demandant au commerce les moyens de relever sa fortune aux dépens de son rang. Le rôle prépondérant que le numéraire avait pris tout à coup, l'espèce d'éblouissement que produisirent en Europe les trésors du Mexique et du Pérou, enfantèrent une théorie économique, qui, avant même d'être formulée et de s'appeler le mercantilisme, se traduisit par les faits. La richesse, auraiton dit volontiers au moyen âge, c'est la terre. La richesse, dira-t-on au xvi° siècle, c'est l'argent. L'attirer chez soi et l'y retenir, c'est pour les gouvernements tout le secret de la politique commerciale. Il faut donc, à moins qu'on ne possède les mines du Nouveau-Monde, acheter peu à l'étranger et lui vendre le plus possible : il faut se suffire à soi-même, il faut tout produire et tout fabriquer. Chacun veut avoir aux Indes sa plantation de coton et sa part du pays aux épices, en Afrique son marché aux esclaves, en Amérique son coin d'Eldorado. Il faut se créer à tout prix des colonies qui soient à la fois un débouché privilégié pour les
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marchandises de la métropole et une propriété exclusive produisant pour elle seule les métaux précieux, les ûenrées, les matières premières, les instruments de travail, qu'elle serait obligée d'aller chercher sur les marchés étrangers. Les prohibitions, les droits protecteurs, le pacte colonial, le monopole commercial de l'Etat, tout le système qu'essaieront d'appliquer le xvn° et le xvin9 siècles sont déjà en germe dans la pensée du xvi°. Telle est, dans ses traits essentiels, l'oeuvre économique du xvie siècle, en partie réfléchie, en partie inconsciente. Elle heurtait trop de traditions et trop d'intérêts pour qu'elle pût s'accomplir sans déchirements et sans souffrances : elle était de trop longue haleine pour que le siècle qui l'avait commencée la vît s'achever. Nous cherchons encore la solution de bien des problèmes qu'ont soulevés, sans le vouloir, ces audacieux naïfs, comme le magicien novice de la légende, qui évoque par hasard le diable et ne sait plus comment s'en débarrasser. C'était l'Italie par la propagande scientifique, l'Espagne et le Portugal par l'action qui avaient ouvert les voies nouvelles aux nations européennes; mais la France n'a pas été, comme on le répète volontiers, une des dernières à les suivre. Le génie des grandes entreprises commerciales paralysé au moyen âge par l'organisation même de la société française, s'éveillait déjà au xiv° siècle : après une défaillance passagère trop bien expliquée par les désastres de la guerre de Cent Ans, il
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s'était relevé avec Jacques Cœur. Désormais l'élan est donné ; les calamités publiques pourront le ralentir, elles ne l'arrêteront plus : le mouvement national inauguré par le grand marchand de Bourges se poursuivra sous Louis XI et sous Charles VIII, grandira au xvi° siècle et se développera dans toute sa puissance au xvn° et au xvme, malgré des fautes impardonnables dont nous portons encore le poids. Les deux faits qui marquent pour le commerce français le commencement de l'ère moderne sont les guerres d'Italie et les découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama. L'influence que les guerres d'Italie ont exercée sur le mouvement artistique et littéraire est un lieu commun historique ; leur influence économique dont les historiens se sont moins préoccupés, a été tout aussi active : la renaissance française n'a pas été seulement une révolution dans les idées : elle a été une révolution dans les mœurs. La France du xve siècle avait bien des misères à réparer. Elle avait vécu d'une vie positive, rude et besogneuse, dont Louis XI avec sa parcimonie calculée avait donné l'exemple, et qui contrastait avec les fantaisies romanesques et les folles prodigalités du siècle précédent. Ces soixante ans de travail et d'austérité avaient porté leurs fruits. L'ordre était rétabli : la féodalité turbulente des gentilshommes avait été définitivement brisée par la politique de Louis XI ; la féodalité bourgeoise des
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communes avait abdiqué d'elle-même entre les mains de la royauté : malgré l'augmentation des impôts, malgré la crise monétaire, malgré les souffrances partielles que révélaient, en les exagérant, les doléances des États généraux de 1484, l'industrie s'était relevée, le commerce s'émancipait de la tutelle des Italiens, le paysan qui n'avait pas cessé de porter la plus lourde part des charges publiques, trouvait du moins quelques garanties dans une police mieux organisée et une administration financière moins irrégulière. La monnaie était rare, mais elle ne subissait plus ces brusques variations qui avaient été l'un des fléaux du xive siècle. La France se sentait renaître : à mesure que les générations nouvelles grandissaient, que le souvenir de nos malheurs s'effaçait, que l'avenir apparaissait moins chargé de menaces, l'esprit national se réveillait, cette vie sombre et monotone à peine traversée par quelques éclats d'une gaieté grossière dont Villon a été le poète, commençait à lui peser : c'était comme un bouillonnement de. sève trop longtemps contenue qui rappelait le réveil de la France féodale au xn° siècle, après les bouleversements du xe et le travail de restauration du xi°. Tandis que les germes de la renaissance française, engourdis pendant un siècle, se reprenaient à éclore, le génie de l'Italie était en pleine floraison. La première génération de ses grands écrivains et de ses grands artistes avait déjà disparu avec Pétrarque, Boccace, Boïardo, Brunelleschi,
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Masaccio, Donatello ; la seconde était dans tout son éclat avec lePérugin, Léonard de Vinci, Bramante, Machiavel, et la troisième celle de Raphaël, de Michel-Ange, du Titien, de l'Arioste, de Guicciardini, se préparait à la remplacer. Ce n'étaient pas seulement l'art et la littérature, mais l'industrie, le commerce, la richesse publique et privée, les recherches du bien-être, les raffinements du luxe qui faisaient de l'Italie, à la fin du xve siècle, un objet d'admiration, d'envie et de convoitise pour les peuples du Nord. Les manufactures de velours, de draps d'or, d'argent et de soie, qui de Venise et de Gênes avaient fini par se répandre dans toute la péninsule, à Milan, à Florence, à Lucques, à Naples, à Vicence, à Padoue ; les fabriques de faïences de Bologne, de Castel-Durante et d'Urbin, l'orfèvrerie et la joaillerie de Venise, de Florence et de Rome n'avaient plus de rivales ni en Orient, ni en Europe ; les dentelles vénitiennes, bien qu'on n'eût pas encore inventé le fameux point de Venise, éclipsaient la renommée des passements de Flandre et d'Espagne. Les verriers de Murano, les Berovieri, les Ballarini, véritables dynasties d'artistes et d'inventeurs, l'emportent déjà sur ceux de l'Allemagne ; ils vont découvrir au commencement du xvr3 siècle le secret des miroirs dits de Venise et celui de la fabrication des perles fausses soufflées à la lampe d'émailleur. Venise est la métropole de l'imprimerie ; de 1472 à 1500, elle a vu se fonder cent cinquante-cinq ateliers typo-
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graphiques, et parmi ses maîtres imprimeurs, on compte les Jenson, les Manuce et les Petrucci1. Quand la jeune'noblesse de Charles VIII, à peine échappée à la férule de Louis XI, se trouva tout à coup transportée dans ce monde enchanté, quand sa promenade conquérante l'eut conduite des Alpes à la mer de Sicile à travers les splendeurs de Milan, de Florence et de Rome, ce fut après l'éblouissement des premiers jours, une véritable fureur d'imitation, une ivresse qui rappelait celle des Romains après les campagnes de Grèce et d'AsieMineure. Ce qui frappait les imaginations, c'était moins encore l'éclat des lettres et des arts que la magnificence du costume, les étrangetés de la mode, la somptuosité de la table et du mobilier. Les compagnons de Charles VIII admirent presque autant les pourpoints de velours et de satin, les gants brodés, les robes de brocart et les patins des dames vénitiennes, les parquets de mosaïque, les plafonds sculptés que les statues et les tableaux des maîtres. Quand le roi reviendra en France, il ramènera pêle-mêle avec des architectes, comme Dominique de Cortone et Fra Giocondo, des peintres ou des statuaires comme Guido Paganini2 et des savants comme Jean Lascaris. une armée de parfumeurs, de joailliers, de brodeurs, de tailleurs pour dames,
1 J. LABARTE, Histoire des arts industriels au moyen âge et à l'époque de la renaissance, 3 vol. in-4° (2° édition, 1872) et Ch. YRIARTE, Venise, 1 vol. in-f°, 1878. 1 Voir CL. DE CHERRIER, Histoire de Charles VIII (2 vol. in-8°, 1868), t. II, p. 414.
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de menuisiers, de jardiniers, de facteurs d'orgues et de tourneurs d'albâtre, qu'il installera au château d'Amboise *. Ce que l'expédition de Charles VIII avait commencé, celles de Louis XII et de François Ier l'achevèrent. Quarante ans après la mort de Louis XI, la France était transformée. Aux costumes sombres, aux vêtements de drap à peine égayés par quelques ornements de velours, aux lourdes coiffures, aux joyaux massifs, succèdent tous les raffinements de l'élégance italienne, robes et pourpoints aux couleurs éclatantes, étoffes de velours, de satin, de damas, draps d'or et d'argent, toques légères ornées de plumes et de pierreries, colliers de perles ou de rubis, bijoux artistement ciselés 2. Sous François Ier, le luxe de la cour de France éclipsait celui des cours italiennes et étonnait les ambassadeurs vénitiens. L'exemple venu de haut ne tarda pas à se propager dans toutes les classes de la nation. Ce ne sont plus seulement les princes et les grands seigneurs qui portent sur leurs épaules leurs moulins, leurs prés et leurs forêts : la noblesse de province veut imiter la noblesse de cour, le marchand ne se contente plus de la « robe de fin drap noir ou tanné à larges et lonJitats des gages des ouvriers italiens employés par Charles VIII publiés par A. DTC MONTAIGLON. — Archives do l'art, français. Documents, t. I, p. 94 et suiv. 2 Voir VHistoire du costume en France, par J. QUICHEBAT, 1874, ' gr. in-8°, et les Costumes historiques de la France, par P. LACROIX, 10 vol. in-8°, 1852.
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gues manches et à parements de damas », la simple bourgeoise dédaigne la serge et le camelot et se couvre, comme la grande dame, de soie et de velours. « Pour l'opulance des biens, et la paix qui estoit es pays de France, l'orgueil en tous estatz croissoit de plus en plus avec le desreiglement des habitz, chose qui mout desplaisoit à aucuns des vieilles gens tant des villes que des villages... Les bourgeois des villes se sont volu habiller, hommes et femmes, à la façon des gentilshommes, les gentilshommes aussi sumptueusement que les princes, les gens de village à la manière des bourgeois des villes 2. » Le luxe de l'habitation et du mobilier est en harmonie avec celui du costume. Les donjons du moyen âge, les manoirs fortifiés disparaissent pour faire place à d'élégants châteaux, à des hôtels somptueux où le génie de la France et de l'Italie prodiguent tous leurs caprices. Ces résidences royales ou seigneuriales : Amboise,Blois, Ghaumont, Chambord, Fontainebleau, le Louvre, Gaillon, Chenonceaux, Ecouen, Anet, Azay-le-Rideau, ne sont plus faites pour la guerre, mais pour le bien-être et le plaisir. Elles ne s'accommodent plus des meubles grossiers qui suffisaient encore aux châtelains du xv° siècle, bahuts gigantesques, coffres bardés de
1 CH. DE BOURGUEVILLE, Recherches et antiquité*, de la ville de Caen, réimpression de 1833, p. 124-125. 2 CLAUDE HATON, Mémoires (Collection des Documents inédits sur l'histoire de France), t. I, ch. XLIV et LXI, p. 17 et 93.
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fer, escabeaux ou chaises de chêne et de noyer, dont la structure massive rappelait l'architecture du château féodal. Les formes deviennent plus variées et plus gracieuses, les sculptures plus délicates, la matière même plus précieuse; on recherche l'ivoire, l'ébène, les bois exotiques, les travaux de marqueterie et de mosaïque que les artistes italiens exécutent avec un goût si exquis1. La verrerie de Bohême et de Venise, les faïences émaillées, les services ciselés par les maîtres français et italiens remplacent la vaisselle d'étain et la lourde orfèvrerie du moyen âge. Les châteaux et les églises se peuplent de tableaux, de statues, de bas-reliefs que les rois et les seigneurs laïques ou ecclésiastiques disputent aux souverains étrangers. Le temps n'est plus où les neuf cents manuscrits réunis par Charles V dans la librairie du vieux Louvre, passaient pour une collection sans rivale. Si François Ier dédaigne les livres imprimés et s'attache surtout à enrichir sa collection de manuscrits grecs et orientaux formée par les soins de Lascaris, de Guillaume Budé, de Pierre Gilles, de Guillaume Postel, de Guillaume Pellicier2, ses prédécesseurs. Charles VIII et Louis XII avaient été moins exclusifs ; ce n'était plus par centaines, c'était par mil1 VIOLLET LE Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français de Vépoque Carlovingienne à la renaissance. (6 vol. gr. in-8°, 1854-1875). 2 Voir J. ZELLEB, La Diplomatie française vers le milieu du. xvie siècle d'après la correspondance de Guillaume Pellicier, ambassadeur à Venise, 1880, in-8°, ch. iv.
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liers que se comptaient les volumes des Bibliothèques royales de Blois et de Fontainebleau et bien des collections privées pouvaient le leur disputer. On comprend quels bouleversements cette invasion du luxe dut produire dans les vieilles traditions d'économie domestique. Au xive siècle, le mobilier d'une reine de France, Clémence de Hongrie, était estimé 17,004 livres, 16 sols, 7 deniers parisis 1 ; au commencement du xvie, celui du cardinal Georges d'Amboise, le ministre de Louis XII, valait deux millions de livres, sans compter la vaisselle et les œuvres d'art2. En 1480 le compte des dépenses de l'hôtel du roi s'élevait à 45,000 livres tournois3. En 1515 il est de 80,000 livres et en 1556 de 114,000*. En 1487-88, la dépense ordinaire et extraordinaire de l'argenterie royale n'est que de 33,000 livres tournois; en 1540, elle dépasse 107,000 livres5 et les ambassadeurs
1 DOUËT D'ARCQ, Nouveau recueil de comptes de l'argenterie des rois de France, p. 92. Remarquons que le pouvoir de l'argent sous Louis XII était au moins aussi élevé que sous Charles VI et que de 1487 à 1540 la valeur commerciale de la livre n'avait baissé que de moitié. 5 Voir sur la fortune et l'administration du cardinal d'Amboise : DES MONTAGNES (J. SIRMOND), Vie du cardinal d'Amboise, 1 vol. in-16, 1631, — et LEGENDRE, Histoire de Georges d'Amboise, in-4°, 1725. 3 DOUËT D'ARCQ. Comptes de l'hôtel des rois de France aux xive et xv° siècles. Notice, page xxxvi. 4 Ibid., p. xxxvn. 3 DOUËT D'ARCQ, Nouveau recueil de comptes de l'argenterie, p. lij et lij (compte de Pierre Briçonnet) et liv-lv (compte de Nicolas de Troyes).
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A^énitiens estiment à plus d'un million et demi d'écus par an la dépense totale de la maison du roi, de la reine et de leurs enfants Une des premières conséquences de cette transformation des moeurs, ce fut de donner au commerce extérieur une activité inconnue aux siècles précédents. C'était l'étranger qui produisait presque tous ces objets d'art ou de luxe devenus nécessaires pour les classes riches et intelligentes. Les soieries, les broderies, les mille articles de toilette, les meubles précieux, les faïences, Ja verrerie venaient d'Italie, les toiles fines, les dentelles, les tapisseries des Flandres, l'horlogerie de Nuremberg. L'Espagne envoyait des soieries de Séville, des armes de Tolède, des cuirs de Cordoue. Dès le commencement du xvi° siècle, le centre de ce commerce de luxe était Lyon, dont les foires n'avaient pas cessé de grandir depuis que Charles VIII leur avait rendu tous les privilèges concédés autrefois par Louis XL Les marchandises italiennes y arrivaient soit par la vallée du Rhône, soit par les routes du mont Genèvre et du petit Saint-Bernard, celles de l'Allemagne, de la Flandre et de la France septentrionale par la Saône, celles d'Espagne qui pénétraient généralement en France par Saint-Jean-de-Luz, suivaient les routes de terre de Bayonne à Toulouse et de Toulouse au Puy par
1 Relations des ambassadeurs vénitiens (Collection des documents inédits sur l'histoire de France), t. I, p. 285. Relation de Marino Cavalli, 1546.
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Lyon comptait un certain nombre de grandes maisons françaises2, mais la plupart des marchands, des banquiers, et même s'il faut en croire les ambassadeurs vénitiens, la majorité des habitants étaient étrangers3. C'étaient les Italiens et parmi eux les Florentins qui tenaient le premier rang. La loge des Florentins était une sorte de bourse où les marchands se réunissaient pour fixer le cours des changes. Leur consul assisté de quatre procureurs présidait l'assemblée; ils avaient le droit
4 Relations des ambassadeurs vénitiens, Relation de Navagero (1528) « Saint-Jean de Luz est un pays situé au bord de la mer : c'était le point de passage des marchandises qu'un bon'nombre de commerçants transportaient de Lyon en Espagne et d'Espagne à Lyon >>. T. I, p. 11.
2 Voir, dans l'Inventaire des archives de la ville de Lyon (CC, Registres 8 à 14), les noms des principales maisons de commerce françaises, les du Peyrat, les Baronnat, les Regnoard.etc. Une des plus importantes était celle des Laurencin qui était en relations non seulement avec l'Italie, mais avec l'Orient. Ce fut elle qui, en 1513, procura au grand-maîlre des chevaliers de Rhodes, Fabrice Carelte, les canons qui défendirent Rhodes contre l'armée de Soliman, en 1521. (VERTOT, Histoire des chevaliers de Rhodes, 1722, t. II, p. 1412). Le magasin des Laurencin était situé près des Changes et leur principal commerce était celui des draps de soie, d'or et d'argent .{Histoire de Bayart par le Loyal serviteur, Ed. de la Société de l'histoire de France, ch. vu et vin, p. 30 et suiv.) 3 Relations des ambassadeurs vénitiens (Navagero). « La plupart des habitants sont des étrangers, surtout des Italiens à cause des foires qu'on y tient et des échanges qu'on y fait. Le plus grand nombre des marchands est de Florence et de Gênes. Il y a quatre foires par an et la quantité de paiements qu'on y fait de toutes parts est immense. Lyon est le fondement du commerce de changes italien et, en grande partie, du commerce flamand et espagnol. C'est là le principal bénéfice des marchands. » I, p. 37.
Aurillac1.
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d'opiner les premiers ; les Français, les Allemands, les Milanais, les Génois, les Vénitiens et les Lucquois ne parlaient qu'après eux. Les plus riches banquiers, les plus gros négociants, les Capponi, les Pazzi, les Sassetti, les Deodati, les Guadagni, les Bonvisi, les Buonacorsi, les Palherme, les délia Spina, étaient originaires de Florence1. Cependant les Allemands et les Génois leur faisaient concurrence. L'un des principaux négociants de Lyon, non moins célèbre par sa charité que par sa fortune, Kléberger, anobli par François Pr sous le nom de sieur du Chastelard2 et que la reconnaissance populaire avait surnommé le Bon Allemand, était de Berne ou de Nuremberg. Dès l'avènement de François Pr, le mouvement des foires de Lyon était évalué à plus de deux millions d'écus d'or. C'était le change qui donnait lieu aux transactions les plus importantes; Italiens, Flamands, Espagnols, s'y donnaient rendez-vous, et comme autrefois aux foires de Champagne, c'était à Lyon que s'opéraient les paiements et que se liquidaient par l'intermédiaire des banquiers italiens, allemands ou français, la plupart des grandes affaires. Les plus riches étalages étaient ceux des marchands italiens qui exposaient surtout des épices, des soieries, des armures de Milan. Paris envoyait de la bonneterie et de la mercerie, le Languedoc
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LUT
1
Histoire de Lyon, revue par C. BREGHOT DU et PÉRICAUD (1847, Lyon, 3 vol. in-4°), t. Il, p. 545 et suiv. IHd., p. 607.
MONFALCON,
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des draps et du pastel, la Normandie des toiles, le Roannais, le Lyonnais et le Vivarais du safran. De toutes les marchandises qui figurent à la foire de Lyon, la plus nouvelle, la seule que Troyes et Provins n'aient jamais connue aux jours de leur splendeur, ce sont les livres, non moins recherchés des acheteurs que les produits de l'Italie et de l'Orient. Depuis que Barthélémy Buyer et Guillaume Le Roi ont fondé la première imprimerie lyonnaise (1473) les ateliers se sont multipliés, d'habiles ouvriers sont venus d'Italie, d'Allemagne, de toutes les parties de la France; les papeteries du Lyonnais leur fournissent ce papier dont la marque de fabrique est la roue dentée et dont la solidité a défié les siècles; leurs éditions sont renommées pour la pureté des types. Lyon est le Leipzig du xvi° siècle. De 1473 à 1500 cinquante imprimeurs s'y sont établis, et quatre cents éditions sont sorties de ses presses ; sous Louis XII, c'est aux imprimeurs lyonnais que les Giunti de Venise s'adressent pour contrefaire les éditions ■ d'Aide l'ancien, et, sous François Ier, Lyon peut opposer à Venise Jacques Mareschal, Sébastien Gryph, Etienne Dolet, l'éditeur de Rabelais, en attendant les Roville, les de Tournes, les Gardon qui soutiendront jusqu'à la fin du xvie siècle la gloire de la typographie lyonnaise. Le sixième jour du mois qui suivait la clôture de chaque foire (6 mars, 6 juin, 6 septembre, 6 décembre), les marchands se réunissaient sur la place des Changes, pour comparer leurs livres
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où les comptes de débit et de crédit étaient inscrits en partie double. Il ne se traitait, ces jours-là et pendant dix autres jours consécutifs, « autre » sorte d'affaires, sur la place, si ce n'est seule» ment exhibition des bilans pour virer partie. Les » marchands se les présentent les uns aux autres » et en font lecture... ce qu'ils font à dessein de » remontrer que quelqu'un de leurs débiteurs soit » créancier de leur créancier, afin qu'eux trois » puissent ensemble virer partie, c'est-à-dire com» penser l'un sur l'autre et s'acquitter ensemble* ment sans mettre la main à la bourse : qui soulage » de la peine de la perte ou l'employ du temps à » quester ou compter argent pour faire payement; » auquel intrigue, il est fait de fort bonnes rencon» très 1. » On voit que les Clearing-houses ne sont pas une invention moderne et que les marchands du xvi° siècle avaient déjà trouvé le moyen d'acquitter leurs dettes et de recouvrer leurs créances sans bourse délier. Si les étrangers fournissaient à la France presque toutes ces marchandises de luxe dont la consommation entrait peu à peu dans les mœurs, c'était les marchands français qui après les avoir achetées soit aux foires de Lyon, soit en Flandre ou en Italie, les répandaient dans l'intérieur du royaume et recueillaient ainsi une bonne part des bénéfices. Claude de Seissel, l'historien de Louis XII,
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CLEIRAC, 157.
Usance du négoce (1 vol. petit in-4°, Paris,
1G59),
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affirme que « toutes gens (excepté les nobles, les» quels encores je n'excepte pas tous), se meslent » de marchandise et pour un marchant que l'on » trouvoit, du temps du dict roys Loys XI, riche » et grossier, à Paris, à Rouen, à Lyon et autres » bonnes villes du royaume..., on en trouve de ce » règne plus de cinquante..., et font à présent » moins de difficultez d'aller à Rome, à Naples, à » Londres et ailleurs delà la mer qu'ils n'en fai» soient autrefois d'aller à Lyon ou à Genesve1 ». Ce progrès n'était pas dû seulement aux nouvelles habitudes qui, sous Louis XII, n'avaient encore pénétré que dans les classes aristocratiques, il l'était aussi à un développement général de prospérité et de bien-être, conséquence naturelle de la paix intérieure et d'une administration plus fortement organisée. C'était la politique de Louis XI qui portait ses fruits. Louis XII n'avait ni les qualités, ni les défauts de son terrible prédécesseur : intelligence médiocre, caractère faible et inégal, il a mérité pourtant par un désir sincère d'alléger le fardeau des humbles, ce titre de Père du peuple que lui a décerné l'enthousiasme officiel des Etats de 1506. Servi par un conseiller moins honnête, mais plus habile que lui, le fameux cardinal Georges d'Amboise, il poursuivit, avec persévérance, une tâche vraiment populaire, la diminution des tailles, la réforme de
1
CLAUDE
DE
SEISSEL,
ziesme (in-18, Paris,
T. II.
1558),
Histoire singulière du roy Louis dou^ p. 53. 3
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
la justice et la répression de la maraude, ce fléau qui pesait si lourdement sur les campagnes, malgré tous les efforts de Charles VII et de Louis XI : « Au temps des rois Loys XI et Charles VIII, dit » Claude de Seissel, les gens d'armes et archers » d'ordonnance tenoyent les champs et traver» soyent à leur volonté tout le royaume, vivans » sur le peuple sans rien payer, et si les paysans » n'avoyent ce qui leur venoit à volonté, les con» traignoyent par menasses et bateries d'en aller » chercher ailleurs. Le roi fit assembler les ma» reschaulx et leurs prévosts, ensemble aucuns » des capitaines et autres grans personnages par » l'advis desquels il flst l'ordonnance en défendant » la piilerie aux gens d'armes. Laquelle il flst si » vigoureusement garder que par punition d'au» cuns petit nombre des plus coupables, la piilerie » fut tellement abatue que les gens d'armes n'ose» royent avoir prins un oeuf d'un paisant sans le » payer. Et par ce moyen renova et restitua la » discipline militaire, laquelle desjà estoic presque » abolie. — Et voulut que les gens d'armes se tins» sent en leurs garnisons esquelles vivans de pro» vision, despendroyent beaucoup moins que s'ils » discouroyent par les champs en payant leur » escot1 ». Des mesures non moins énergiques furent prises contre les vagabonds, tour à tour mendiants ou voleurs, qui inspiraient au paysan
1
CLAUDE DE SEISSEL,
ibid., p.
5
et
6.
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3o
1
presque autant de terreur que les gendarmes . L'effet de cette bonne police ne tarda pas à se faire 2 sentir : les impôts rentraient plus facilement , le revenu des terres augmentait, les défrichements se multipliaient ; des cultures nouvelles, celle du maïs, dans le Midi, du blé hoir, dans l'Ouest, du houblon, en Picardie, du mûrier, en Provence et en Dauphiné s'étendaient rapidement ; le paysan, mieux protégé et moins chargé de tailles, travaillait plus gaiement, récoltait plus et vivait mieux. Aux misérables cabanes construites en torchis, en bois ou en cailloux et couvertes de chaume et de roseaux, commençaient à se substituer des maisons en moellons, recouvertes de tuiles. L'usage de la toile se répandait dans .les campagnes : les sabots et les souliers de cuir remplaçaient les sandales du moyen-âge : si le paysan consommait peu de viande, son pain était moins grossier, et dans les pays vignobles il buvait du vin au lieu de se contenter de 3 la boisson faite avec le marc de la vendange .
1
2
Ordonnances, t. XXI, p. 195.
« Suis informé par ceux qui ont principale charge des 11» nances du royaume, gens de bien et d'autorité, que les tailles » se recouvrent à présent beaucoup plus aisément et à moins de » contrainte et de frais sans comparaison qu'elles ne faisoient du » temps des rois passez. » CAUDE DE SEISSEL, 0. c, p. 53 recto. 3 «Les vignerons se contentoienldu breuvaige qui est aux vendenges faiet avec de l'eau mis dodens le marc après que le vin est tiré de dessus ledit marc, mais de présent veullent boire du meilleur vin, comme les mais très, sans eaue ni mixtion aucune ». SYMPHORIEN GHAMPIER, De la noblesse et ancienneté de la ville de Lyon, ensemble de la rebeine ou rébellion du populaire de ladicle ville (-/529) dans les Archives curieuses de l'Mst. de France,i. II,p, 460.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
Les villes profitaient à leur tour de la prospérité des campagnes ; les industries de grande consommation, celle des draps, celle des toiles, n'avaient jamais été plus actives. Même dans les bourgs, on ne bâtissait « guères maison sur rue qui n'eût boutique pour marchandise ou pour art mécanique 1 >-. Les marchands, nous l'avons vu, ne redoutaient plus comme au moyen-âge les courses lointaines en France ou même à l'étranger. Cependant, si la sécurité était plus grande, les transports n'étaient ni plus rapides, ni plus commodes. Sur les routes de terre, mal entretenues et encore hérissées, en dépit des ordonnances, de péages plus ou moins arbitraires, il n'existait aucun service régulier ni pour les marchandises, ni pour les voyageurs. On voyageait à cheval et les relais de poste, qui fonctionnaient assez mal, même pour le service du roi2, n'étaient pas encore officiellement à la disposition des particuliers. La navigation était mieux organisée, mais les rivières étaient souvent obstruées par des moulins, des barrages ou des pêcheries, les riverains empiétaient sur les chemins de halage et les péages n'étaient pas moins nombreux, ni moins vexatoires que sur terre. Louis XH, qui semble avoir pris pour guide les doléances du TiersÉtat en 1484 3, fit de grands efforts pour rendre les
1 CLAUDE DE SEISSEL, 0. c, p. 53. * Ordonnances, t. XXI, p. 347 (Edit du 18 janvier
1506
pour
la réforme des postes). 8 Cf. PICOT, Histoire des États généraux, t. I, p.
515
et suiv.
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Ê7
communications plus faciles. Les péages sont soumis à une révision sévère, et ceux qui les perçoivent forcés d'entretenir les routes à leurs frais 1. La haute surveillance des chemins, ponts, chaussées, pavés, ports et passages du royaume est confiée aux quatre trésoriers de France et sous leur direction aux baillis et vicomtes qui sont responsables de l'entretien et des réparations, et tenus d'y consacrer le produit des péages royaux2. Les chemins de halage doivent être maintenus à la largeur légale de 18 pieds3 ; enfin, sur chacune des rivières, les marchands qui les fréquentent sont autorisés à faire bourse commune et à s'organiser en syndicats pour l'entretien des voies navigables et pour la défense de leurs marchandises contre les exigences des propriétaires de péages, comme l'ont déjà fait les marchands de la Loire*.
1 Ordonnances, t. XXI, p. 65. (Edit du 16 juillet 1498). — 202 (Ordonnance de Blois de 1499, article 142). — 249 (Lettrespatentes de décembre 1499). 2 Ordonnances, t. XXI, p. 375. 3 Ibid., p. 66. 4 Ibid.., p. 202. « Sur chacun fleuve ou rivière navigable, les marchands fréquentant les dites rivières pourront faire bourse commune et imposer sur leurs marchandises pour la défense desdites marchandises, le tout en la forme de la bourse établie par les marchands de Loire. » De 1492 à 1494, les frais de balisage, curage et entretien au compte des marchands fréquentant la rivière de Loire et ses affluents s'élevèrent à 824 livres 9 sols tournois (4510 fr. en poids d'argent) : il y était pourvu par le droit de boîte établi en 1477 sur toutes les marchandises qui circulaient sur la Loire. Les marchandises transportées de 1494 à 1513 (blé, vins, bois, sel, etc.) étaient évaluées, année moyenne, à une somme de près de 9 millions do notre monnaie (valeur
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
L'invitation royale fut écoutée, les marchands qui naviguaient sur la Garonne, sur la Dordogne, sur le Lot, le Tarn et l'Aveyron, constituèrent une communauté analogue à celle des marchands fréquentant la rivière de Loire. Dès le commencement du xvie siècle, elle avait un corps de syndics, dont deux résidaient à Bordeaux, un à Bergerac, un à Agen et un à Montauban, et les nombreux procès que l'association eut à soutenir contre les seigneurs riverains prouvent que la mesure n'était pas inutile *., Nous avons moins de renseignements sur le syndicat de la Saône, nous savons cependant qu'il existait encore à la fin du xvi° siècle et qu'il eut, lui aussi, à batailler plus d'une fois à propos des péages, surtout contre le chapitre et l'archevêque de Lyon 2. L'accroissement de la richesse et de la circulation avait eu pour résultat une hausse des prix qui s'était fait sentir dès les dernières années du règne de Charles VIII, et à laquelle avaient contribué les ordonnances autorisant l'introduction en France d'un certain nombre de monnaies étrangères : ducats de Venise, de Florence, de Sienne et de Hongrie, angelots, lions, saluts et nobles d'Angleterre, cruzades de la Castille et de Portugal3. Les acheteurs ne se
actuelle). MANTELLIER, Histoire de la Communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire, t. I, p. 310. 1 FR. MICHEL, Histoire du commerce de Bordeaux, I, p. 246247 et RENÉ CHOPPIN, Trois livres du domaine de la couronne de France (traduction française de 1613, in-4°), p. 85 et suiv. 2 RENÉ CHOPPIN (0. c, p. 85). 3 Edit du 11 mars 1500. Ordonnances, t. XXI, p. 164.
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résignaient pas sans peine à subir ces exigences nouvelles, dont la véritable cause leur échappait. C'était surtout dans l'entourage du roi qu'on se plaignait de la rapacité des marchands et en particulier des hôteliers qui profitaient du séjour ou du passage de la cour pour doubler le prix de leurs marchandises. Or Louis XII n'était pas généreux, et ce n'était pas sur les libéralités royales qu'il fallait compter pour payer le coûteux honneur d'appartenir à sa maison et de voyager à sa suite : « Bon roi, roi avare, disait-il, j'aime mieux être ridicule aux courtisans que lourd au peuple. » Il essaya pourtant d'apaiser les mécontents en décrétant une sorte de maximum applicable « à toutes les choses nécessaires pour la » vie et conservation humaine de quelque marchan» dise, art mécanique ou métier qu'elles fussent ». Les sénéchaux, baillis, prévôts et viguiers étaient chargés de veiller à la répression des fraudes et abus et, s'ils le jugeaient nécessaire, de dresser un tarif renouvelable chaque année à la Saint-Martin et qu'ils rédigeraient de concert avec deux ecclésiastiques, deux gentilshommes et les maires, échevins ou consuls des lieux de leur juridiction-. Les objets de luxe n'étaient pas taxés, mais si le marchand les vendait au-dessus de leur valeur, il pouvait, sur la plainte de l'acheteur et après estimation, être condamné à l'amende. Les hôteliers étaient tenus d'afficher le tarif arrêté pour la table et le logement par les autorités compétentes, et il leur était défendu d'exiger des voyageurs ce qu'ils appelaient alors la
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HISTOItiE DU COMMERCE DE LA FRANCE .
belle chière, et ce qu'on pourrait traduire aujourd'hui par le service l. De pareilles mesures, qui répugnent à nos habitudes modernes, ne choquaient nullement celles du xvi° siècle. Dans beaucoup de villes, les municipalités taxaient elles-mêmes, en dehors de toute intervention royale, les vivres et les objets de première nécessité et l'ordonnance de Louis XII paraît avoir rencontré peu d'opposition, puisqu'elle était encore observée sous Louis XIII dans les villes où le roi faisait un séjour plus ou moins prolongé 2. Seuls les hôteliers tinrent bon, et le fréquent renouvellement des dispositions qui les concernent3 prouve qu'ils ne se laissèrent pas arracher sans résistance la liberté de rançonner le voyageur. Si les guerres d'Italie ont exercé sur les habitudes de la nation, et par conséquent sur le régime du commerce, et plus tard sur le développement industriel, une incontestable influence, l'action des découvertes maritimes semble avoir été plus lente et moins universelle. La curiosité publique si vivement excitée non seulement en Portugal et en Espagne, mais en
Edit du 11 mars 1499, Blois, Ordonnances, XXI, p. 166. - Archives de la ville de Dijon, G. 251, année 1635. 3 Ces dispositions furent renouvelées en 1508, 1519, 1532, 1540, 1546, 1557, etc. MM. F. MICHEL et E. FOUHNIER, dans leur Histoire des hôtelleries, cabarets, etc. (t. II, p. 67), attribuent à Henri III l'établissement du tarif des vivres et du logement dans les auberges et hôtelleries. On voit que cette mesure était fort antérieure.
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Italie et en Allemagne, par les grands voyages de la seconde moitié du xv° siècle ne s'est éveillée en France que plus tard et pendant longtemps les ports normands ont été à peu près les seuls qui aient essayé d'exploiter les routes nouvelles. Il est facile d'expliquer cette ignorance ou cette indifférence relatives, sans en chercher les raisons dans les prétendues lacunes de notre intelligence nationale et dans notre répugnance native pour la géographie. L'Italie était depuis près de deux siècles le foyer le plus actif des études géographiques 1 ; ses théoriciens avaient préparé et précipité la découverte du Nouveau-Monde ; en outre elle était plus directement intéressée que la France dans des explorations qui avaient toutes pour but de trouver la route des Indes, c'est-à-dire de détourner vers d'autres pays l'une des sources principales de son commerce et de sa richesse. Cependant elle ne fit rien pour devancer ses rivaux : Gênes dédaigna les projets de Christophe Colomb, et Venise ne s'émut que quand elle vit les Espagnols aux Antilies et les Portugais à Surate. En Allemagne, l'imprimerie qui avait devancé déplus de trente ans l'imprimerie française, avait répandu de bonne heure les éditions de Ptolémée, le géographe classique du moyenâge ; les graveurs de Nuremberg avaient trouvé
1 L'atlas de Pierre Vesconle, de Gênes, le plus ancien document de la cartographie italienne, qui appartient à la bibliothèque de Vienne, est de l'année 1318 (CE. JOMARD, Monuments de la géographie, planche 37-38}.
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l'art de dessiner les fuseaux et de les appliquer sur une sphère 1 ; il s'était fondé à Bâle, à Tubingen, en Lorraine, à Nuremberg-, de véritables instituts géographiques, où de savants cosmographes commentaient YHyphégese de Ptolémée, inventaient des projections nouvelles et se tenaient aux aguets des découvertes pour arriver à les faire figurer les premiers sur leurs globes, leurs cartes ou leurs atlas ; mais cette curiosité était purement scientifique et sauf quelques aventuriers isolés comme Martin Behairn 2, les navigateurs allemands ne suivirent que de bien loin non seulement les Espagnols et les Portugais, mais les Français et les Anglais. Sans déployer l'esprit d'entreprise du Portugal ou de l'Espagne, le génie théorique de l'Italie ou le zèle érudit de l'Allemagne, la France n'était pas restée étrangère au mouvement qui entraînait les peuples européens vers ces contrées lointaines à peine entrevues par le moyen-âge. Les savants commentaient aussi Aristote et Ptolémée, les cartes italiennes, catalanes et portugaises ne leur étaient pas inconnues3 ; mais comme ceux de Venise et de Gênes, nos marins se souciaient médiocrement des
1
2
Cette invention a été attribuée à Albert Durer.
MARTIN BEHAIM de Nuremberg, qui avait accompagné Diego Cam dans son exploration des côtes d'Afrique en 1484, est l'auteur d'un globe célèbre dans l'histoire de la géographie.
3 Voir D'AVEZAC, Coup d'œil ' historique sur la projection des cartes de géographie, dans le Bulletin de la Société de géographie, 1868 (avril-mai), p. 303 et suiv.
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entreprises de l'infant don Henri et de ses héritiers : leur attention se portait ailleurs. Dans la Méditerranée nous n'avions plus qu'un seul port accessible aux grands navires. Narbonne noyée dans la vase était déjà, au commencement du xvi° siècle, le cloaque de la Gaule, comme l'appellera plus tard Sébastien Munster. Aigues-Mortes achevait de sJensabler ; le grau Louis était fermé, le chenal s'était déplacé et les atterrissements du Rhône défiaient les travaux destinés à les arrêter. Toute l'activité commerciale s'était concentrée à Marseille, qui, fidèle aux traditions de Jacques Cœur, continuait à tourner vers l'Orient et la côte septentrionale d'Afrique, son principal effort. Elle s'inquiétait beaucoup moins des Portugais que des Turcs, qui menaçaient alors les derniers débouchés du commerce chrétien dans le Levant : Rhodes, Chypre et l'empire des Mameluks. Louis XII aurait pu assurer au commerce français une situation prépondérante en Orient. En 1499, le sultan de Constantinople, Bajazet, lui faisait offrir son alliance, et quelques années plus tard le Soudan d'Egypte Quensou-Ghoury lui demandait son appui contre les Turcs, le chef de la dynastie des Sophis de Perse, Ghâh Ismaïl, et les Portugais, en garantissant à ses sujets le libre accès des lieux saints et la liberté de commerce, qui fut même l'objet d'une proclamation officielle aux foires de Lyon. Le roi, tout entier à sa politique italienne, repoussa les avances des Turcs et ébaucha même,
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en 1501, un projet de croisade qui n'eut d'autre résultat que le désastre de sa flotte devant Mételin. Il ne profita guère mieux de celles des Mameluks ; et le Soudan mécontent de voir ses offres dédaignées fit payer sa déception aux négociants de Marseille. Ce fut seulement en 1512, qu'une mission provoquée par l'influence de Florimond Robertet, secrétaire des finances, se rendit au Caire. L'ambassadeur André Leroy, assez froidement accueilli, obtint, il est vrai, la mise en liberté de Philippe de Péretz, consul des Français et des Catalans, arrêté avec tous les marchands français, comme complice de la piraterie dévote des chevaliers de Rhodes ; mais il ne put arracher au Soudan aucune concession commerciale1. Sur l'Atlantique, Bayonne se préoccupait plus de disputer à Cap-Breton le monopole de la pêche de la haleine et du commerce avec l'étranger2, que de suivre les progrès des navigations africaines. Les armateurs de Bordeaux3, Jean de
1 Voyage d'outre-mer de Jean Thenaud suivi de la relation de l'ambassade de Domenico Trevisan auprès du Soudan d'Egypte (i5l%) publié et annoté par CH. SCHEPER (1 vol. gr. in-8° 1884). 2 Louis XII donna raison à Bayonne. Le port du Cap-Breton fut fermé au commerce étranger et on interdit aux habitants de construire des pêcheries qui auraient obstrué le fleuve. L'Adcur qui jusqu'au xiv° ou xv° siècle s'était jeté dans la baie du CapBreton, avait changé de lit et se jetait, au temps de Louis XII, au Vieux Boucau, à 46 kilomètres au nord de Bayonne. Le lit actuel du fleuve n'a été ouvert qu'en 1579 [Ordonnances, t. XXI, p. ±12). 3 FR. MICHEL, Histoire du commercé de Bordeaux, t. II (voir la table alphabétique).
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Nahugues, Richard Pichon, Antoine Loppes de Villeneuve, Jean de Sainte - Marie, Jean d'Aste, ne songeaient qu'à renouer leurs relations avec l'Angleterre et à profiter des garanties que les traités signés par Charles VIII et Louis XII assuraient au commerce français. Les Normands, qui étaient en rapports constants avec les Portugais et les Castillans et qui devaient se souvenir de leurs courses du xive siècle, ont-ils pris une part plus active aux découvertes du xve? S'il fallait en croire une légende rapportée par le dieppois Desmarquets, dans ses Mémoires chronologiques pour servir à l'histoire de Dieppe et à celle de la navigation française1, et recueillie avec une certaine complaisance par des historiens plus récents2, les Normands ne se seraient pas contentés de suivre avec plus ou moins d'intérêt le mouvement des explorations maritimes ; ils auraient devancé Christophe Colomb en Amérique et Vasco de Gama dans l'Océan Indien. Un capitaine dieppois, Jean Cousin, élève du cosmographe français Pierre Desceliers, serait parti de Dieppe en 1488, aurait abordé au Brésil en suivant les courants équatoriaux, puis, au lieu de revenir directement, se serait lancé à travers
DESMARQUETS, Mémoires chronologiques, etc.. 2 vol. in-12, 1-785, t. II, p. 1 à 3. 2 Voir VITET, Histoire de Dieppe, 1 vol. in-12. Paris, 1844, p. 226 et suiv. — ESTANCELIN, Recherches sur les voyages et découvertes des navigateurs normands en Afrique, etc. Paris, 1832, in-8°, et GAPFAREL, Histoire du Brésil français au xvie siècle, in-8°. Paris, 1878, p. 2 à 18.
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l'Atlantique méridional, aurait découvert le cap des Aiguilles et regagné la France en longeant toute la côte occidentale de l'Afrique. Trois ans plus tard, en 1491, il aurait abordé aux Indes et accompli à lui seul cette oeuvre gigantesque qui a suffi à l'immorialité des deux plus grands explorateurs du xve siècle. Malheureusement, cette légende ne s'appuie sur aucun autre témoignage et se heurte à des objections qui ne laissent rien subsister du roman géographique de Desmarquets. Jean Cousin, comme l'affirment deux autres chroniqueurs plus anciens et plus sérieux1, fut, en effet, l'élève de Pierre Desceliers, le fondateur de cette école dieppoise d'hydrographie qui devait se perpétuer glorieusement par les Prescot, les Gérard, les Dupont, les frères Cauderon et les Denis, jusqu'au moment où Louis XIV l'érigea en chaire royale2 ; mais Pierre Desceliers, que Desmarquets fait naître vers 1440, est l'auteur de deux planisphères, signés et datés, l'un de 1550, l'autre de 1553 3, qui ont été
DAVID ASSELINE, Les Antiquités et chroniques de la ville de Dieppe publiées pour la première fois par MM. MICHEL HARDY, GUÉRILI.ON et l'abbé SAUVAGE. Paris, 1874, in-8°, t. II, p. 325, 326, et CLAUDE GUIBERT, Mémoires pour servir à l'histoire de la ville de Dieppe publiés pour la première fois par M. MICHEL HARDY, 2 vol. in-8°, 1878, t. I, p. 348 et 349. — Asseline écri-. vait au xvne siècle et Guibert au xvme. S 9 MALTE-BRUN. Un géographe français du xvr siècle retrouvé {Bulletin de la Société de géographie, 1876, t. II, p. 295 et suiv.). — GRAVIER, Examen critique de l'histoire du Brésil français au xvi° siècle par M. GAFFAREL. (Bulletin de la Société de géographie, 1878, t. II, p. 452 et suiv.)
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De ces deux planisphères, l'un, celui de 1550, avec la mon-
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conservés et qui portent les armes de Henri II, du connétable de Montmorency et de l'amiral d'Annebaut. Il aurait donc composé l'un à cent dix ans, l'autre à cent treize ! Le témoignage d'un autre dieppois, l'abbé Guibert et des documents récemment mis en lumière 2 ne permettent pas d'admettre ce prodige de longévité laborieuse. Il est probable ■que ni le maître, ni l'élève n'étaient nés en 1488, et nous devons nous résigner à laisser Christophe Colomb et Vasco de Gama en possession de leurs découvertes. Un hasard faillit donner à la France une partie au moins de la gloire que Desmarquets lui attribue trop légèrement. Quand Christophe Colomb, repoussé tour à tour par la république de Gênes et par le Sénat de Venise, exploité par le Portugal qui essaya d'exécuter sans lui le plan révélé à Jean II, dégoûté par les chicanes de Ferdinand et les hésitations d'Isabelle, tut sur le point de renoncer à ses négociations avec l'Espagne, il s'était adressé à la fois à l'Angleterre où il avait envoyé son frère Barthélemi, et à la France où il s'était fait précéder
tion : Faicte à Arques par Pierre Descelliers p. brê : Van 1550, est aujourd'hui au liritish Muséum; l'autre qui porte la suscription suivante : Faicte à Arques par Pierre Desceliers preùstre 1553, appartenait on 1875 à l'abbé Bubin, de Vienne (Autriche-Hongrie). La Société de géographie de Paris en possède des reproductions photographiques. 1 M. Ch. de Beaurepaire, archiviste de la Seine Inférieure, a découvert une pièce de 1537, qui mentionne Pierre Deschelliers, prêtre, demeurant à Arques, et son frère Audon DesckeUiers, arbalétrier, demeurant au Havre. (MALTE-BRUN, l. c.)
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par une lettre adressée à Charles VIII. Le jeune roi comprit-il la grandeur des projets de Colomb, fut-il simplement séduit par ce qu'ils avaient d'étrange et d'aventureux ? On l'ignore, mais la réponse tut favorable. Elle arriva au moment môme où Colomb, blessé dans sa fierté, venait de rompre avec les commissaires de la reine de Castille. Il était décidé à partir pour la France, il avait déjà quitté Grenade, quand Isabelle se ravisa : un officier des gardes le rattrapa à trois lieues de la ville ; il revint, et quelques mois après il donnait le Nouveau-Monde à la Castille, au lieu de le donner à la France1. Charles VIII soupçonna-t-il ce qu'il venait de perdre ? il est permis d'en douter. Le retentissement du voyage de Colomb se perdit pour le jeune conquérant de l'Italie dans le bruit de ses triomphes éphémères ; mais la France ne resta pas indifférente à une découverte dont personne cependant, pas même le grand explorateur, ■ne soupçonnait toute l'importance. La lettre de Christophe Colomb à la reine de Castille eut à Paris deux éditions en une année2. Bien que les voyages de Jean Cabot3 et deVasco de
1 WASHINGTON IRVING-, Histoire de la vie et des voyages de Christophe Colomb (trad. Defauconpret, 4 vol. in-8°, .1828, Paris), t. I, p. 131.
COLTJMBUS, JEpistola de insulis noviter repertis : impressa in Parisiis in campo Gaillardo (chez Guy marchand), sans date. — Autre édition, datée de 1493, in-4°, lettres gothiques. 3 Jean Cabot ou Caboto, originaire de Gênes et naturalisé à Venise, était venu s'établir en Angleterre en 1477 ; dès 1480, il avait peut-être fait une expédition pour chercher la terre du Brésil qui figurait sur les cartes de Paul Toscanelli. De 1491 à
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Gama n'aient pas reçu une publicité aussi immédiate, il est probable que les Normands en eurent rapidement connaissance par leurs relations avec l'Angleterre et le Portugal. En tout cas c'est la Normandie qui, au xvie comme au xiv° siècle, a donné le signal des explorations françaises : si les marins de Dieppe, de Rouen et de Honfleur n'ont pas devancé les Portugais, les Espagnols et les Anglais, ils les ont suivis de bien près. L'homme qui paraît avoir ouvert au commerce français le chemin du Nouveau-Monde est un simple marchand dont on sait peu de choses, sinon qu'il était Normand, d'assez basse extraction et qu'il s'était enrichi par le commerce maritime *. Il s'appelait Ango, comme l'architecte du palais de justice de Rouen, son contemporain et peut-être son parent. Son fils, le fameux Jean Ango, devait renouveler la prodigieuse fortune, les gigantesques entreprises et la chute de Jacques Coeur. Dès la fin du xv° siècle, l'armateur normand, établi à Dieppe, et associé avec des marchands de Rouen et de Ronfleur,
1494 des armateurs de Bristol lui confiaient chaque année plusieurs caravelles pour aller à la recherche des îles du Brésil et dos Sept-Cités; enfin, le 24 juin 1494, il retrouvait Terre-Neuve déjà découverte par les Scandinaves, mais oubliée depuis (voir d'AvEZAG, Les navigations terre-neuviennes de Jean et Sébastien Cabot, dans le Bulletin de la Société de géographie, 1869, t. II, p. 300 et suiv.)
1 VITET, Histoire de Dieppe, p. 280 et 419. — MARGRY, Les navigations françaises et la révolution maritime du xiv° au xvi° siècle (in-8°, 18G7). — GAFFAKEL, Histoire du Brésil français.
T. II.
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avait réuni autour de lui les plus habiles capitaines de mer, les plus hardis pilotes et les avait lancés dans toutes les directions, au nord-ouest vers TerreNeuve, au sud-ouest vers le . Brésil, au sud vers l'Afrique. Si le Brésil fut entrevu par les Français avant les voyages de Vincent Janez Pinzon et de Cabrai1, comme on semblait le croire au xvie siècle2, c'est sans doute à un des capitaines du premier Ango qu'en revient l'honneur. Cependant la plus ancienne relation authentique qui nous soit restée d'un voyage français au Brésil est celle de Binot Paulmier de Gonneville, capitaine de Honneur, dont l'expédition eut lieu de 1503 à 1505 et fut guidée par deux pilotes portugais 3. Denis de Hon1 Vincent Pinzon aborda au Brésil en 1499 et Alvarez Cabrai en 1500. 2 « Les François toutesfois, Normans sur tous et les Bretons maintiennent avoir premiers descouverts ces terres et d'ancienneté trafiquer avec les sauvages du Brésil contre la rivière Sainct-François au lieu qu'on a depuis appellé port Réal. Mais comme en autres choses, mal avisez en cela, ils n'ont eu l'esprit ny discrétion de laisser un seul escript public pour assurance de leurs desseins aussi hautains et généreux que les autres. » 0 E LA. POPELLINIÈRE, Les trois mondes (in-4 , Paris, 1582), III livre, p. 21. 3 La relation du vo3'age de Paulmier de Gonneville rappelée en 1662 et en 1783 par deux des membres de sa famille, a été publiée, en 1869, par M. d'Avezac. On avait cru longtemps que la terre visitée par Gonneville était Madagascar ou l'Australie. MM. d'Avezac et Margry ont établi que le capitaine de Honfleur avait débarqué à l'embouchure du San Francisco au Brésil. Attaqué en vue des côtes de France par des pirates anglais et bretons, Gonneville fut obligé de s'échouer ; il perdit les papiers de bord, la cargaison, les dessins, que rapportait un de ses compagnons et plusieurs de ses matelots, mais un jeune Brésilien qu'il ramenait en France fut sauvé, se fit chrétien et épousa
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fleur l'y aurait suivi dès 1504 en même temps que des capitaines normands et bretons reconnaissaient une partie du littoral de Terre-Neuve2. En 1506, Denis de Honfleur et le pilote Camart de Rouen, auraient visité à leur tour l'île de Terre-Neuve dont ils auraient rapporté une carte assez détaillée3. En 1508 Thomas Aubert, un des capitaines d'Ango, y aurait débarqué quelques colons et fondé les premières pêcheries françaises, et la même année, quatre navires de Rouen, la Bonne-Aventure, la Sybillé, la Marie de Bonnes-Nouvelles et le SaintMichel auraient fait voile pour les mêmes parages4.
une des parentes de Gonneville. L'abbé Paulmier de Courthoyne, qui, en 1662, mentionnait cet épisode, était un des descendants du sauvage converti. C'est par la déclaration du capitaine et de ses compagnons faite, après le naufrage, devant le tribunal de l'amirauté que le souvenir de l'expédition nous a été conservé. Voir Méritoires touchant l'établissement d'une mission chrétienne dans le troisième monde, autrement appelé la, Terre Australe.. . 1662 (Bibliothèque nationale, Réserve P2 4). — D'AVEZAC, Considérations géographiques sur l'histoire du Brésil, examen critique d'une nouvjlle histoire générale du Brésil. .., publiée par M. de Varnhagen... (Paris, 1857, in-8°, p. 84-88). — MARGRY, Les navigations françaises, p. 162-169. — D'AVEZAC, La campagne du navire l'Espoir de Honjleur, 1S05-4S03 (Annales des voyages, juin et juillet 1869). — GAFFAREL, Histoire du Brésil français. — G. GRAVIER, Examen critique de l'histoire du Brésil français, par M. F. GAFFAREL. Bulletin de la Soc. de géog., 1878, p. 457 et suiv. 1 VARNHAGEN, Histoire générale du Brésil (2 vol. in-S°, RioJaneiro, 1854), t. I, p. 404 et suiv. 2 RAMOSIO, Baccolta di navigationi et viaggi (Venise, 155059, 3 vol. in-f°, t. III, p. 354 et suiv.). 3 Ibid. 4 GOSSELIN, Documents inédits pour l'histoire de la marine normande et du commerce rouennais pendant le xvi° et le xvn° siècles. 1 vol. in-8°, 1876, p. 12 et 13. Ces navires appartenaient à Jean Blondel, D'Agincourt, Luce et Duport, négociants rouennais.
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Quelle que soit l'authenticité de ces diverses expéditions dont plusieurs reposent sur des témoignages incontestables, il est du moins certain, qu'avant la fin du règne de Louis XII, les navigateurs français avaient exploré Terre-Neuve et commencé à exploiter les pêcheries, qu'ils étaient en relations permanentes avec le Brésil où ils échangeaient contre des bois de teinture, des épices, du coton, des perroquets et des singes, les toiles et les draps, la quincaillerie, la verroterie, les peignes et les miroirs apportés de France ; enfin, que des sauvages brésiliens, amenés par les navires français débarquaient presque chaque année à Rouen, et à Dieppe et que des interprètes normands s'étaient établis à leur tour parmi les populations brésiliennes aussi bien disposées envers nos compatriotes qu'elles l'étaient mal envers leurs concurrents portugais. . Louis XII et Georges d'Amboise eurent-ils connaissance de ces premières navigations françaises ? Aucun document ne nous permet de l'affirmer. Du reste, il pouvait entrer dans leurs calculs politiques de paraître les ignorer. Les Portugais et les Espagnols réclamaient la souveraineté exclusive des terres nouvellement découvertes et le monopole de la navigation dans les mers voisines de l'Afrique, des Indes et de l'Amérique, en vertu des bulles de Nicolas V (1454) et d'Alexandre VI (1493). Bien que ces bulles ne fussent pas reconnues par les autres
Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 3° série C, t. III, p. 496.
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nations européennes, le Portugal et l'Espagne s'en autorisaient pour traiter en pirates les navigateurs étrangers qui se hasardaient sur leurs domaines, et ceux-ci, de leur côté, n'hésitaient pas, quand ils étaient les plus forts, à couler les navires portugais et espagnols et à massacrer les équipages. Soutenir ouvertement les armateurs normands, c'eût été entrer en lutte, non seulement avec l'Espagne et le Portugal, mais avec la cour de Rome. On comprend que Louis XII, tout entier à ses desseins sur l'Italie, ait préféré fermer les yeux sur ce qui se passait de l'autre côté de l'Atlantique. Mais les expéditions normandes furent nécessairement connues et peut-être encouragées par les amiraux de France, Louis de Graville1 et Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont, neveu du cardinal2. Les dispositions du traité avec l'Angleterre3 et les édits sur la juridiction de l'amirauté4 enjoignaient aux propriétaires ou capitaines de tout navire sortant des ports de France, de déclarer le but de son voyage, de
1 Louis Malet de Graville fat amiral de France de 1486 à 1508 et de 1511 à 1516. (Voir Positions des thèses des élèves de l'Ecole des Chartes (1885) : M. PERRET, louis de Graville, amiral de France (44i?-45l6). a Charles d'Amboise, gendre de Graville, lui succéda comme amiral de France en 1508 ; il mourut en 1511. 3 Lettres-patentes confirmant les conventions faites par Charles VIII avec l'Angleterre pour la répression de la piraterie (4 juillet 1598). — Ordonnances, t. XXI, p. 58. 4 Edits de juillet 1508 sur les droits et la juridiction de l'amirauté de Guyenne, et de 1512 (27 août) sur les privilèges de l'amiral de France. [Ordonnances, t. XXI, p. 370 et 484.)
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faire enregistrer devant l'amirauté les noms des passagers, matelots ou soldats, et de donner caution, d'après la valeur du navire, qu'il ne se livrerait à aucun acte de piraterie. Lors même que ces formalités auraient été mal observées, il est difficile de supposer que des voyages comme ceux de Gonneville ou de Thomas Aubert aient échappé aux officiers de l'amiral et qu'ils se soient multipliés si rapidement, si celui-ci les avait désapprouvés. Si la royauté a été ou a voulu paraître indifférente aux navigations françaises, l'amirauté leur a donc été favorable. N'est-ce pas là une des causes du rôle que joue dans le conseil de Charles VIII l'amiral de Graville, et son opposition aux guerres d'Italie ne cachait-elle pas le désir d'entraîner la France vers d'autres entreprises qui lui paraissaient plus avantageuses pour le pays et pour lui-même1 ? Comme l'évolution artistique et littéraire, l'évolution économique longuement préparée par un travail dont n'avaient pas conscience les générations qui l'accomplissaient, avait commencé à se manifester en France, dès le xve siècle. Les progrès de la paix publique et du bien-être, l'influence des modes italiennes avaient donné au commerce de luxe un essor inconnu jusqu'alors. Les découvertes maritimes avaient réveillé l'esprit d'entreprise de nos marins normands qui s'étaient lancés sur les
1 A. DE BOISLISLE, Notice biographique et historique sur Etienne de Vesc, sénéchal de Beaucaire. [Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1879, p. 332).
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traces des navigateurs portugais et espagnols en même temps que les Anglais, mais avec plus de hardiesse, de persévérance et de succès. Ce double mouvement devait se poursuivre et s'étendre au xvi° siècle et faire de la France la rivale de l'Italie, sinon, comme elle avait pu l'espérer un instant, l'émule du Portugal et de l'Espagne.
�CHAPITRE II
L'INDUSTRIE ET LE COMMERCE INTERIEUR SOUS FRANÇOIS I»' ET SOUS HENRI II — LES FOIRES DE LYON — LES CORPS MARCHANDS DE PARIS — LES BANQUES ROYALES
Charles VIII et Louis XII n'avaient pris qu'une part très indirecte à la révolution qui s'opérait sous leurs yeux. Il n'en a pas été de même de François F1'. Pendant longtemps les historiens n'ont voulu voir en lui que le roi chevalier, le père des lettres et des arts, le héros des tournois, des fêtes, des folles amours et des beaux coups d'épée, roman d'aventures qu'on dirait emprunté tour à tour à Boccace et à l'Arioste. Il a fallu exhumer les correspondances diplomatiques du xvi° siècle pour s'apercevoir que le brillant soldat, l'artiste couronné avait été au besoin un politique très avisé, médiocrement scrupuleux et presque aussi habile que son rival Charles-Quint dans l'art d'éluder ses engagements et d'exploiter ses alliés. En étudiant de près des documents d'un autre ordre, on arrive
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à se convaincre que le diplomate se doublait d'un administrateur peu économe, mais curieux, intelligent, bien renseigné et capable de penser et d'agir par lui-même. François Ior a compris la portée des changements survenus dans les habitudes et dans les routes du commerce : il a essayé d'en tirer parti pour la grandeur de la France : il a eu, en un mot, une politique commerciale. On ne saurait en dire autant de ses prédécesseurs depuis Louis XI ni de ses successeurs jusqu'à Henri IV. Malheureusement il a porté dans cette politique la même facilité à sacrifier le lendemain ce qu'il protégeait la' veille, la même insouciance de tout ce qui n'était pas la passion ou l'intérêt du moment, la même mobilité de calculs qu'on retrouve dans toute, sa conduite publique ou privée : il a traité le commerce français comme il traitait ses alliés, ses ministres et ses maîtresses. De toutes ses préoccupations économiques, la plus constante, peut-être parce qu'elle dérivait de la seule passion à laquelle il soit resté fidèle, l'amour de l'art, ce fut de doter la France de ces industries artistiques qui faisaient la prospérité et la gloire de l'Italie et que Louis XI avait déjà essayé sans grand succès d'emprunter à nos voisins. Au xv° siècle, la tentative était prématurée, au xvie elle venait à son heure. Le luxe était un accident sous Louis XI, cinquante ans plus tard c'était un besoin. Ces goûts de somptuosité et d'élégance éclos sous le soleil d'Italie et qui effarouchaient encore la géné-
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ration à laquelle appartenait Louis XII, étaient devenus une seconde nature chez celle de François rr. Pour la première fois, la France voyait se grouper autour du souverain un monde nouveau, la cour, séjour de l'intrigue et du plaisir, arbitre suprême de la mode, dispensatrice de la faveur et de la renommée, foyer éblouissant vers lequel se précipitaient tous les talents, toutes les ambitions et toutes les convoitises. Hauts seigneurs et grandes dames, prélats et capitaines, artistes français et italiens se donnent rendez-vous dans ces merveilleuses résidences de Ghambord, de Fontainebleau, du Louvre, qui laissent bien loin derrière elles les palais des Médicis et des Sforza. C'est a qui étalera les toilettes les plus somptueuses, les bijoux les plus étincelants, les équipages les plus nombreux et les plus magnifiques. Quand le roi voyage, sa suite est une armée : les ambassadeurs vénitiens affirment qu'on y compte 8,000 chevaux1. La petite noblesse, celle qui reste chez elle, non par dédain, ni par vertu, mais par pauvreté, médit de la cour, mais elle l'imite ; le plus modeste manoir veut avoir ses tableaux, ses tapisseries, ses meubles précieux, chaque château seigneurial est un Louvre en miniature. Le bourgeois, l'artisan lui-même se laissent aller au courant. Il est vrai que les impôts sont lourds, que la guerre n'est pas toujours heureuse, qu'on a vu en 1523 et en 1524 des bandes de brigands organisées
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Relations des ambassadeurs vénitiens, II, p. 529.
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renouveler en Anjou, en Poitou, en Auvergne, en Guyenne et jusque dans la Brie, les ravages des éqorcheurs1 ; mais les campagnes seules en ont souffert, l'industrie est prospère, le commerce florissant : malgré les charges, on fait des bénéfices, on veut en jouir et montrer que le bon goût et les belles manières ne sont pas le monopole des gentilshommes. Au début du xvi° siècle, l'industrie française n'était nullement préparée à cette brusque révolution. Quelques fabriques de soieries à Lyon, à Tours et à Nîmes, quelques verreries dans l'Argonne, dans l'Agénois et en Bourgogne, d'admirables émaux à Limoges, de beaux meubles sculptés à Paris, à Rouen et à Tours ; c'était là tout ce que la France pouvait opposer aux produits italiens, espagnols et flamands. Elle avait des artistes, rivaux. des maîtres italiens, sans avoir été leurs élèves, enlumineurs, peintres, verriers, sculpteurs, architectes, qui continuaient la tradition du xive siècle, en la rajeunissant et en y mêlant discrètement les inspirations de l'art antique, véritable école française de la Renaissance dont l'originalité allait malheureusement s'émousser au contact des écoles italiennes. Elle n'avait pas d'industriels comparables à ceux de Florence, de Venise, de Rome et
1 ÇHAMPOLLION-FIGBAG, Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la Bibliothègtie royale... (in-4°, 1841), t. II, p. 481 et suiv. — Cf. Journal d'un bourgeois de Paris sous François ZOR (Ed. Lalanne dans la collection de la Société de l'histoire de France, in-8°, 1854), p. 167 et suiv.
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de Milan. Il fallut donc que la cour et la noblesse demandassent tout d'abord à l'étranger ce que la France leur refusait ; mais à mesure que le luxe se répandait, les chances de succès augmentaient pour les Français qui oseraient lutter contre les industries étrangères, et les hommes d'état se préoccupaient plus vivement des exportations de numéraire qu'entraînait la consommation croissante des marchandises précieuses importées d'Italie, d'Espagne, de Portugal et de Flandre. À l'Espagne, au Portugal et à la Flandre, nous pouvions du moins renvoyer en échange de leurs produits de luxe, nos blés, nos toiles, nos draps et nos vins, mais les laines et les toiles exportées en Italie ne suffisaient pas à balancer nos achats et l'excédent devait se solder en espèces1. Aussi c'est aux industries italiennes que s'attaquera tout d'abord la concurrence nationale. Les fabriques de soieries de Tours que la faveur royale n'a jamais abandonnées depuis Louis XI prennent un essor dont s'inquiètent les ambassadeurs vénitiens : en 1546 elles comptent 8,000 métiers 2. Celles de Lyon qui languissent depuis la mort de Louis XI, se relèvent sous François Ier. Deux Italiens, Etienne Turquet, originaire de Bologne, et Barthélemi Nariz, de Gherasco, obtiennent de la ville de Lyon quelques avances qui leur permettent de monter trois métiers, un déviRelations des ambassadeurs vénitiens (Marino Cavalli 1546), I, p. 253 et suiv. • Ibid., p. 259.
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doir et un chaudron à teinture. En 1536, des lettrespatentes du roi leur accordent à eux et aux ouvriers qu'ils feront venir d'Italie, l'exemption du droit d'aubaine, le pouvoir d'acquérir des biens et la franchise d'impôt, sans exiger qu'ils se fassent naturaliser. Thomas Guadagni, le plus riche banquier de Lyon, leur avance des fonds et les soutient de son influence. Leur fabrique de draps de soie, d'or et d'argent ne tarde pas à prospérer : des concurrents s'établissent à côté d'eux et en 1554 les ouvriers en soieries, français ou étrangers, sont au nombre de plus de 12,000*. Nîmes qui travaille la soie depuis 1498 ajoute à cette fabrication celle du velours qui se développera plus tard à Montpellier 2. Dès 1530 les faïences italiennes trouvent une concurrence en Normandie où les poteries émaillées d'Abaquesne Maclou commencent la renommée de la fabrique de Rouen3. Un peu plus tard paraîtront ces petits chefs-d'oeuvre connus sous le nom de faïences de Henri II et attribués à tort ou à raison4 à François Charpentier d'Oiron et à Jean Bernart, secrétaire de la dame de Boisy, veuve d'Artus Gouffler, gouverneur de François Ier. Enfin, dans les dernières années du règne de François Ior, Bernard de Palissy,
1 MONFALCON, Histoire de Lyon revue par C. Breghot du Lut, t. II, p. 597. — VITAL DE VALOUS, Mienne Turquet et les origines de la fabrique lyonnaise, 1 vol. in-8°, 1868. 2 MÉNARD, Histoire de Nîmes, 1. XI, ch. LXXXV ; 1. XIII, ch. LXV
et
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LXIX. LABARTE (O. C),
t.
III,
p. 340 et suiv.
4
Mi., p. 358.
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l'inventeur des rustiques figulines du roy, trouvera le secret de ces admirables faïences qui n'ont plus rien à envier aux oeuvres les plus parfaites des maîtres italiens. Les dentelles du Vélay et de Senlis, les broderies dont Jean Cousin ne dédaigne pas de dessiner les modèles, luttent déjà contre les passements de Flandre et de Venise. Sous le règne de Henri II, la verrerie royale de Saint-Germainen-Laye, fondée par un ouvrier vénitien, Thesco Mutio, dérobe aux ateliers de Murano leurs secrets si sévèrement gardés1. François I ' appelle à Fontainebleau des maîtres tapissiers flamands et italiens et y crée, sous la surveillance de Philibert Babou, surintendant des bâtiments royaux et du peintre Sébastien Serlio, un des architectes de Fontainebleau, une manufacture royale de tapisserie de haute-lisse, à laquelle le Primatice et Jules Romain fourniront des dessins et qui sera dirigée, sous Henri II, par Philibert De2 lorme . Une seconde manufacture fondée à Paris, à l'hôpital de la Trinité, ne tardera pas à rivaliser avec celle de Fontainebleau. L'imprimerie française a définitivement conquis sa place à côté de l'imprimerie vénitienne. Paris compte, au xvi° siècle, près de 800 libraires, relieurs ou imprimeurs, Lyon presque autant, et aux Manuce
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ISAMEERT, PALMA
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CAYET,
LABARTE (O.
Anciennes lois françaises, t. XIII, p. 184. — Cf. Chronologie septénaire (Ed. Miohaud), p. 259. — C), t. III, p. 397.
A. LACORDAIRE, Notice historique sur les manufactures de tapisserie des Ciobelins et de tapis de la Savonnerie.
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de Venise, aux Froben de Bâle, la France peut opposer cette dynastie des Estienne qui les égale par la fécondité de sa production et la perfection de ses types et qui les surpasse par l'érudition1. En même temps, les vieilles industries, celle de la toile, celle du drap déploient une activité qui témoigne du progrès de la consommation. A Paris seulement les teinturiers teignent plus de 600,000 pièces par an ; Rouen, Darnetal, Amiens, Nîmes, Sommières commencent à fabriquer ces draps légers, tirés autrefois de Toscane, étoffe de peu de prix, et d'encore moins de durée, disaient les ambassadeurs vénitiens2, mais accommodée au goût des Français qui s'ennuieraient de porter le même habit trop longtemps. La métallurgie même, qui malgré les encouragements prodigués parla royauté n'avait jamais réussi jusqu'alors à lutter contre l'Allemagne, avait pris de tels développements qu'on commençait à se préoccuper de la cherté du bois et du dépeuplement des forêts et que sous prétexte de modérer cet essor on décrétait en 1543 un droit de 20 sous par millier de fer forgé3. Cet effort de la nation et du roi pour affranchir le pays du tribut qu'il payait aux industries étrangères eut pour conséquence un essai de révolution douanière, essai
1 Le chef de la famille des Estienne, Henri VT, était établi à Paris dès la fin du xv° siècle, rue du Clos-Bruneau (plus tard
Saint-Jean-de-Beau-vais1. "Relations des ambassadeurs-vénitiens (Marino p. 259. 3 ISA.MBERT, Anciennes lois françaises, t. XII, p.
Cavalli),
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timide et incomplet, mais qui annonçait déjà l'avènement du système protecteur. Au moyen-âge, les taxes d'importation n'avaient jamais été qu'une mesure exceptionnelle, non pas que la féodalité les jugeât illégitimes ou contraires à des théories économiques dont elle se souciait fort peu1, mais par des raisons beaucoup plus pratiques. Le seigneur n'avait aucun intérêt à prélever sur les marchandises étrangères un impôt qui aurait pu décourager les importateurs et lui enlever les bénéfices plus certains et plus considérables qu'il retirait des droits sur le transport et sur la vente de ces mêmes marchandises, une fois qu'elles avaient pénétré sur son1 territoire. Quant.à la concurrence qu'elles auraient pu faire à l'industrie de ses vassaux, en admettant que cette considération eût quelque valeur à ses yeux, il n'avait guère à s'en préoccuper. Les produits de provenance lointaine grevés de frais énormes qui en doublaient souvent le prix, n'auraient pas osé se hasarder sur un marché où ils auraient eu à-lutter contre des produits de même nature, sinon tout-à-fait de même qualité, récoltés ou fabriqués sur place. Importation libre, ou prohibition absolue, telle était la loi de la féodalité. L'extension du pouvoir et du domaine royal, les bienfaits d'une police dont les étrangers profitaient comme les nationaux, et qui diminuaient les frais des marchands, en leur garantissant plus de sécurité,
1 Voir A. CAT.LERY, Histoire générale du système des droits de douane aux xvi° et XVII" siècles. Brochure in-8°, 1882.
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la création en France d'industries nouvel fièrent peu à peu les principes et les infère quels reposait la législation féodale. Le roi1* aucun bénéfice de l'importation des marchand! qui ne se vendaient pas sur ses marchés et dans ses villes de foire, car les seigneurs, en cessant d'être souverains, n'avaient pas perdu les droits utiles attachés à la souveraineté ; ils continuaient de percevoir pour leur propre compte les anciennes taxes féodales. Cependant c'était à lui qu'appartenait désormais dans tout le royaume la responsabilité du bon ordre et le soin de protéger les personnes et les propriétés : d'autre part, c'était à la royauté que faisaient appel toutes les industries nationales, et surtout les plus récentes et les moins fortement constituées, pour les défendre contre la concurrence de l'étranger. Les taxes d'importation perçues aux frontières présentaient ce double avantage, d'être une source de revenus pour le trésor royal et une charge pour le commerce étranger, c'est-à-dire une prime accordée à l'industrie française. Ce dernier caractère va s'affirmer de plus en plus à mesure que nous avancerons dans l'histoire du xvie siècle. Sous François Ier et sous Henri II, l'intérêt fiscal est encore dominant, mais la politique de protection apparaît déjà avec plus de netteté et moins d'intermittence que pendant les deux siècles précédents. Nous avons conservé une sorte de questionnaire adressé au nom du roi aux marchands de Rouen et qui dut être envoyé également aux autres grandes T. II. 8
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villes commerçantes ou manufacturières. On peut y saisir la trace des préoccupations qui dominent alors dans le Conseil royal. Doit-on prohiber l'entrée des laines et des draps étrangers ? Faut-il chasser de France tous les négociants ou manufacturiers non naturalisés et qui .n'ont pas reçu de privilèges spéciaux ou consacrés par des traités? Est-il possible de défendre toute importation et toute exportation de numéraire et de n'autoriser que le commerce de troc? Les réponses des Rouennais ne furent pas favorables à ces mesures extrêmes ; chez eux les intérêts commerciaux l'emportaient sur les intérêts industriels1 ; mais il est probable que les provinces du centre et du midi se montrèrent mieux disposées à accepter la protection que leur offrait l'État. On ne chassa pas les étrangers, ce qui aurait entraîné d'inévitables représailles, on ne prohiba pas les laines anglaises et espagnoles dont nos fabriques de draps fins ne pouvaient se passer ; mais en 1539 une ordonnance royale interdit l'importation des lainages d'Espagne et du Roussillon, et des sayeftes de Flandre2 qui faisaient concurrence aux draps du Languedoc, de la Picardie et de l'Ile de France. Le cours des monnaies étrangères fut minutieusement réglé et la défense d'exporter des espèces renouvelée à plusieurs reprises3.
1 FRÉVILLE, Commerce maritime de Rouen, I, p. 339. Le questionnaire est de 15.18. * ISAMBERT, Anciennes lois françaises, XII, p. 553. 9 Ibid., p. 3T9. — Edit de 1534 (mars) plusieurs fois renouvelé.
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Quant aux mesures destinées à réduire ou même à empêcher l'importation des draps d'or, d'argent et des étoffes de soie, faut-il y voir un expédient financier, une arme contre la concurrence étrangère, ou une de ces réactions capricieuses et impuissantes contre les progrès du luxe, inspirées par la crainte de voir exporter le numéraire, par l'idée que se faisait la royauté de son rôle de tutrice du peuple français et de gardienne des saines traditions, et par la jalousie des grands seigneurs contre les bourgeois enrichis, qui à défaut d'autre égalité aspiraient à celle du costume? Il est diffi» cile de faire la part de ces différents mobiles et suivant toute apparence ils dominèrent tour à tour dans la pensée du roi et de ses conseillers, L'édit de février 1517 1 qui prohibait l'importation des draps d'or et d'argent et des soieries de toute provenance, édit qui ne fut jamais observé, avait surtout pour but d'arrêter l'exportation du numéraire. Les ordonnances somptuaires, celle de 15322 qui interdit aux gens de finances les draps de soie, les fourrures de martre ou de zibeline, les bijoux au-dessus d'un certain poids ou d'une certaine valeur, celle de 15433 qui réserve aux seuls fils de France le privilège de porter des draps d'or et d'argent, celle de 1549, véritable code de la toilette masculine et féminine, gravement célébré par Ron1
ISAMBERT, XII, p. 103.
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Bld., p. 361. Edit du 8 juin 1532. làid., p. 835.
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sard1 et qui règle dans les moindres détails la couleur, la nature et jusqu'à la disposition des étoffes que chacun a le droit de porter suivant son rang et son revenu, ne sont que des satisfactions platoniques données à la morale et surtout à la vanité des hauts personnages offusqués par le luxe bourgeois. La seule ordonnance qui paraisse avoir pour but de favoriser l'industrie nationale, est celle du 18 juillet 1540, qui réorganise la douane de Lyon2. Les Lyonnais qui avaient fait des sacrifices, assez modestes d'ailleurs, pour relever les fabriques fondées autrefois par Louis XI, avaient signalé au roi le tort que faisait à leurs foires l'expédition directe des soieries espagnoles et italiennes aux merciers des grandes villes ou aux foires de Troyes, de Paris et de Rouen. Us réclamèrent en même temps la prohibition des soieries génoises que Turquet et Nariz s'efforçaient d'imiter à Lyon. François Ier accueillit leurs plaintes. Il décida que les draps d'or et d'argent, les soies et soieries de provenance étrangère n'entreraient plus en France que par Bayonne et Narbonne, s'ils venaient d'Espagne, par Pont de Beauvoisin, s'ils venaient d'Italie, et par Montélimar, s'ils étaient importés d'Avignon ou du Comtat Venaissin, qu'ils seraient expédiés à Lyon, sans être déballés, quelle
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Le velours trop commun en France Sous toi reprend son vieil honneur Tellement que ta remontrance Nous a fait voir la différence Du valet et de son seigneur.
ISAMBERT,
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XII, p. 687.
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que fût leur destination, et qu'ils y acquitteraient l'ancien droit de 5 0/0 porté plus tard à 10 0/0 pour les marchandises destinées à la consommation, et un droit de 2 0/0 pour les marchandises en transit. Cette taxe perçue d'abord par les officiers royaux, et affermée sous Henri' II à la municipalité de Lyon, était un véritable droit protecteur aggravé par les frais de transport qu'imposait aux soieries étrangères l'obligation de passer par Lyon1. Les droits d'entrée sur les épices, comme la taxe sur les draps d'or, d'argent et de soie, étaient antérieurs au règne de François 1er, et les seuls bureaux ouverts à l'importation étaient ceux de Lyou, de Marseille, de Bordeaux, de la Rochelle, du Havre et de Rouen. Une première ordonnance de 15392 ne fit que confirmer ces dispositions ; mais un second édit de 15403 présente déjà un tout autre caractère. L'importation des épices n'est plus autorisée que si elles viennent directement des pays de production ou des entrepôts du Portugal, de l'Italie et de l'Orient. Cette fois ce n'était plus seulement une mesure fiscale, c'était un moyen de stimuler l'activité de nos armateurs et de protéger nos ports contre la concurrence d'Anvers qui tendait à devenir lé grand marché des épices dans l'Europe occidentale, et qui menaçait la prospérité de Rouen et du Havre.
1 Voir GUYOT, Répertoire universel de Jurisprudence, article Douane de Lyon. A ÏSA.MBERT, XII, p. 643 (Edit du 22 octobre 1539). Lbid., p. 695.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
Henri II devait compléter l'œuvre de François Ior en étendant aux drogueries (1549) les dispositions de l'édit de 1540. Vers le milieu du xvie siècle, l'effet de ces mesures protectrices et surtout de nos progrès industriels se traduisait déjà par un abaissement sensible de l'importation des produits de luxe étrangers. Les soieries espagnoles avaient presque cessé de figurer sur le marché de Lyon. Les draps toscans étaient remplacés par ceux de la Picardie, de la Normandie et du Languedoc, et l'importation vénitienne, cristaux, draps cramoisis, bijoux, soieries de Vicence, ne dépassait pas 60,000 écus1. Si les taxes d'importation avec leur double caractère fiscal et protecteur commencent à jouer un certain rôle dans le système douanier du xvi° siècle, c'est toujours le vieil impôt féodal, le droit de sortie, qui tient la première place. Considérées au moyenâge comme une sorte d'indemnité payée au souverain par les produits de son domaine qui échappaient à l'action du fisc, en passant la frontière, les taxes de sortie qui, sous le nom de haut-passage, n'avaient frappé d'abord qu'un certain nombre de marchandises, avaient fini par s'étendre sous le nom de rêve et d'imposition foraine à toutes les exportations, Sous François P1' ces trois impôts étaient perçus par des agents distincts et dans des bureaux différents. Les droits de haut-passage et de rêve se
1 Relations des ambassadeurs vénitiens (Marino Cavalli), I, p. 258.
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levaient aux frontières du royaume après visite des marchandises par les gardes des ports et passages qui étaient autorisés à les faire déballer, s'ils suspectaient la loyauté des déclarations. L'imposition foraine fixée à 12 deniers pour livre, se percevait au point de départ, non seulement sur les marchandises destinées à l'étranger, mais sur celles qui sortaient des provinces sujettes aux aides pour entrer dans les pays qui n'y étaient pas soumis, c'est-àdire en Bretagne, clans l'Angoumois, la Saintonge, le Périgord, la Marche, l'Auvergne, la Guyenne et la Gascogne, le Forez et la Bourgogne. A l'exception d'un petit nombre d'objets pour lesquels il existait des droits spécifiques, toutes les marchandises étaient taxées d'après la valeur courante, dont l'appréciation était laissée à l'arbitraire du percepteur. C'était la source d'interminables conflits entre le fisc et les marchands. A ces droits d'entrée et de sortie d'un caractère plus ou moins général et qui étaient versés dans le trésor royal, venaient se joindre les innombrables taxes locales dont une partie étaient déjà ou allaient devenir avant la fin du xviG siècle des droits domaniaux : droits de comptablie et de branche de cyprès à Bordeaux, droits de la prévôté à Nantes et à la Rochelle, de la vicomte à Rouen et à Dieppe, traite de Charente .en Saintonge, table de mer dans les porls de Provence, traite foraine d'Arsac (Landes), octrois des villes, péages
1
GHEVILLE,
Voir, pour toutes ces taxes locales, DOFRÊNE DE FRA.NHistoire générale et particulière des finances (3 vol.
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royaux ou seigneuriaux dont quelques-uns frappaient non seulement les marchandises qui passaient par un point déterminé, mais toutes celles qui franchissaient une certainè ligne d'une étendue souvent considérable. , Le péage de Péronne (deux sols par cent livres pesant) atteignait tout ce qui entrait en France ou tout ce qui en sortait, par terre ou par mer, depuis Mézières jusqu'à Calais et depuis Calais jusqu'à Saint-Valery-sur-Somme. Une caisse de mercerie ou un ballot de toile transporté de Paris à Rouen, à destination de l'Angleterre, avait à acquitter à Paris l'imposition foraine; à Sèvres, à Neuilly, à Saint-Denis, à Chatou, au Pecq, à Maisons, à Conflans, à Poissy, à Triel, à Meulan, à Mantes, à la Roche-Guyon, à Vernon, aux Andelys, à Pont-de-I'Arche, au pont de Rouen, les divers péages de la Seine1 ; à Rouen même les droits de vicomté, les droits de rêve et de haut-passage, sans compter le congé de l'amirauté pour l'embarquement, le fret de Paris à Rouen et de Rouen à Londres ou à Bristol, les droits de pilotage à l'embouchure de la Seine et les frais de chargement et de déchargement. Depuis trois siècles, la royauté avait essayé, sans beaucoup de succès, de mettre un peu d'ordre dans
in-<t°, 1*738), t. I, [Histoire du tarif de iGBi), — et MOREAU DE Mémoires concernant les impositions (in-4°, 1767-69), t. III. 1 FRÉVILLE, Commerce maritime de Rouen, ï, p. 65.
BEAUMONT,
�COMMERCE INTÉRIEUR SOUS FRANÇOIS I" ET HENRI II
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ce chaos. Depuis Philippe-le-Bel jusqu'à François Pr, il n'est pas un souverain qui n'ait décrété l'abolition des péages établis sans autorisation royale, la vérification des titres, l'obligation d'afficher les tarifs, la déchéance des propriétaires qui n'appliqueraient pas les revenus de leurs péages à l'entretien des routes et des rivières. Les lois si souvent renouvelées sont d'ordinaire celles qu'on n'observe pas. La législation douanière n'était pas moins riche que celle des péages. Le code de l'imposition foraine aurait formé à lui seul un respectable in-folio. On avait accumulé les précautions contre la contrebande, raffiné les moyens de contrôle, compliqué les formalités, multiplié les bureaux et les fonctionnaires. Les maîtres des ports et passages avaient sous leurs ordres une véritable armée, lieutenants, greffiers, commis, visiteurs, mesureurs, peseurs, nombreurs, scelleurs, receveurs, gardes et concierges ; mais en dépit des ordonnances royales et des réclamations des États généraux1, l'arbitraire d'une part et la fraude de l'autre avaient déjoué tous les efforts. François Ier, plus hardi et mieux inspiré que ses prédécesseurs, réussit du moins à déraciner un des abus qui soulevaient les protestations les plus unanimes. En 1540, il substitua à l'appréciation de la valeur des marchandises par les fermiers de l'impôt ou par les agents du fisc, un tarif d'évaluation très modéré et qui dut être appliqué dans tout le
1
PICOT,
Histoire des États généraux,
II,
p. 1, et
ISAMBERT,
t.
XIII,
p. 506.
�74
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royaume1. Ce tarif, remanié et complété en 1541, 1542.et 1543, subsista pendant quarante ans. En même temps, il avait essayé de simplifier les formalités et de réduire le nombre des agents en décidant que la rêve, le haut-passage et l'imposition foraine se percevraient dans les mêmes bureaux et par les mêmes officiers dans les villes où jusqu'alors ces trois impôts se percevaient séparément. L'ordonnance de septembre 1549 2, qui est un véritable code douanier, compléta cette réforme en supprimant dans l'intérieur des provinces soumises aux aides les bureaux de l'imposition foraine que François Ier avait laissé subsister et en les reportant aux limites des pays exempts ou aux frontières du royaume, où ils durent se confondre avec ceux de haut-passage et de rêve. Les trois impôts, qui formaient un total de 23 deniers pour livre, furent réduits à 20 deniers, et des prescriptions minutieuses fixèrent l'emplacement des bureaux, le nombre des employés, la forme des déclarations, des passeports, des acquits à caution, des plombages, des saisies, et la réparation des préjudices causés aux marchands par les retards volontaires ou la mauvaise foi des agents royaux. Malheureusement, cet étalage de règlements et de mesures réformatrices cachait un véritable tour d'escamotage dont les marchands ne furent pas dupes. L'imposition foraine (12 deniers pour livre)
1
ISAMBERT,
t.
2
Id., t.
XIII,
XII, p. 699 et 119. p. 101 et suiv.
�COMMERCE INTÉRIEUR SOUS FRANÇOIS I4" ET HENRI II
75
pesait sur toutes les marchandises, mais ne se percevait qu'àla sortie des provinces soumises aux aides. Le droit de rêve (4 deniers pour livre) frappait également toutes les exportations, mais il n'existait de bureaux qu'en Normandie et en Poitou, du côté de la mer; en Languedoc, du côté de la Méditerranée et de la frontière espagnole; en Champagne, du côté de la Franche-Comté, de la Lorraine, du Luxembourg et du Hainaut; en Picardie, du côté du Hainaut, du Cambrésis et de l'Artois; enfin le haut-passage (7 deniers pour livre), perçu également sur la frontière, s'étendait théoriquement à tout le domaine royal, c'est-à-dire à la France entière, depuis la disparition des derniers fiefs souverains ; mais en fait, la perception n'était organisée ni sur la .frontière maritime, ni dans les provinces annexées au xv° et au xvie siècles, et ce droit n'atteignait, du reste, qu'un nombre restreint de marchandises, les laines, le lin, le chanvre, les fils, les draps écrus, les toiles non apprêtées, les chardons cardères, les teintures, les semences, les grains, les moutons, les chevaux, le fer, l'acier et les armes. Confondre ces droits, c'était les appliquer à toutes les marchandises sans distinction et en préparer l'extension à .toutes les.frontières. Telle était l'intention de Henri II, car en énumérant les bureaux déjà organisés où doivent se percevoir à l'avenir l'imposition foraine et le domaine forain (droits de rêve et de haut-passage réunis), il a soin d'ajouter que des bureaux seront établis sur le même modèle dans les provinces de
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
Bretagne, Anjou, Saintonge, Guyenne et Gascogne, Provence, Dauphiné, c'est-à-dire dans celles où il n'en existait pas jusqu'alors. Cette comédie fiscale aboutit à un insuccès éclatant. Une seule province, la Bourgogne, accepta la perception unique; les autres la repoussèrent énergiquement. Il fallut céder à leurs réclamations (1556) et maintenir pour elles l'ancien régime *. La tentative d'unification ne servit qu'à compliquer encore le système déjà si embrouillé des taxes de circulation. Les conditions du commerce intérieur s'étaient modifiées moins rapidement que celles de l'industrie et du commerce maritime. Les routes n'étaient guère mieux entretenues, les transports n'étaient pas moins coûteux- au xvi6 siècle qu'au xv°. En 1553 2, Henri II avait ordonné de planter des ormes le long des grands chemins ; ces arbres, qui devaient fournir à l'artillerie royale des matériaux pour les roues et les affûts, auraient offert en même temps un abri aux piétons et aux cavaliers' sur ces routes poudreuses et ensoleillées, où les voitures destinées au transport des voyageurs étaient encore à peu près inconnues; mais l'ordonnance ne fut pas exécutée, elle ne devait l'être que cinquante ans plus tard,
La Bourgogne suivit jusqu'en 1664 le règlement de 1549. — La Champagne continua à payer séparément les trois droits de rêve, de haut-passage et d'imposition foraine, s'élevant à 23 deniers. — La Picardie et la Normandie, qui étaient exemptes du haut-passage, ne payaient que 16 deniers. Voir DUFRÊNE DE FRANCHEVILLE, Hist. du tarif de iG6i, tome I. 2 ISAMBERT, XIII, p. 301.
1
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quand elle fut reprise par Sully. Cependant, un progrès s'était accompli sous Fraiiçois Ier. Les maîtres de poste avaient été autorisés à louer des chevaux aux particuliers, mais les courriers royaux ne se chargeaient pas encore, au moins officiellement, des correspondances privées, qui continuaient d'être transportées par les messagers des Universités ou des corporations marchandes. Les fleuves et les rivières étaient restés, comme au moyen-âge, les grandes voies commerciales. De nombreux édits promulgués sous François et sous Henri II, pour la suppression des péages arbitraires, pour l'entretien des chemins de halage, pour la destruction des moulins, des barrages et des estacades 1 construits sur les cours d'eau navigables, témoignent d'une sollicitude que les syndicats de batelierslntéressés à l'exécution de ces ordonnances savaient rendre efficace. Henri II, s'il avait vécu plus longtemps, aurait sans doute attaché son nom à une révolution dans le régime de la navigation intérieure, en dotant la France du premier canal à écluses et à bief de partage. Un Provençal, originaire de Salon, Adam de Crapponne, attaché en 1547 à la maison royale,-comme ingénieur militaire,, et connu, dès 1548, par la construction du canal de dérivation de la Durance, qui a gardé son nom, ayait conçu tout un plan de canalisation qui avait pour but de rattacher le bassin de la Méditerranée à
1
Edits de 1516 (ISAMBERT, XII, p. 43), de 1520 [id., p. 176),
de 1528 (id., p. 307), de 1535 [id., p. 415), etc...
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
ceux de la Loire et de la Gai-onne. En même temps qu'il offrait à la ville d'Aix de la réunir à la mer et à la Durance par un caual navigable aboutissant à Berre, il présentait à Henri II le projet d'un canal autrement important, qui établirait, en franchissant les Gévennes, une communication entre la Saône et la Loire. Le plan fut approuvé, les travaux commencés (1558), mais la mort du roi les arrêta ; 0 ils ne devaient être repris qu'au xvin siècle. Il en fut à peu près de même du projet de canal entre la Méditerranée et la Garonne, par la vallée de l'Aude et celle de l'Ariège, qu'Adam de Crapponne devait soumettre plus tard aux États du Languedoc. Les études poursuivies de 1568 à 1571 n'aboutirent pas. Le précurseur de Biquet mourut pauvre et oublié, laissant au siècle suivant l'honneur d'exécuter son oeuvre Le règne de Henri II avait été témoin d'une innovation plus modeste, mais qui fut immédiatement appliquée. On avait déjà songé, au moins dans le bassin de la Seine, à se servir, pour le transport des bois, des cours d'eau non navigables. On y jetait les bûches coupées dans les forêts et portant la marque du marchand à qui elles appartenaient. Le courant les entraînait jusqu'au point où commençait la navigation, et on les chargeait alors sur des bateaux,
Histoire des canaux de navigation, 1788. —* Adam de Crapponne et son œuvre, in-8°, 1874. — BOUCHE, Histoire chronologique de Provence (2 vol. in-f°. Aix, 1664), t. II, p. 607-608. Cf.
DE LALANDE, FR. MARTIN,
1
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19,
qui les transportaient à Paris ou à Rouen, les deux grands centres de consommation. C'était le flottage à bûches perdues usité dès la fin du xv° siècle sur l'Epie et sur l'Andelle 1. Trois bourgeois de Paris, Jean Rouvet, Nicolas Gobelin et Tournouer, perfectionnèrent ce système en inventant le flottage en trains qui diminuait les frais et qui ne tarda pas à être adopté dans toute la France. Les premiers trains de bois flottés arrivèrent, dit-on, à Paris, en 1549 2. Les grandes villes, et surtout Lyon, Rouen et Paris, devenaient de plus en plus des foires permanentes où s'étalaient tous les produits de la France et de l'étranger. Cependant, les foires périodiques conservaient encore leur importance. Aux vieilles foires de Champagne, de plus en plus abandonnées, avaient succédé celles de Lyon qui ne firent que grandir pendant la première moitié du xvie siècle. Celles de Nîmes et de Beaucaire dans le midi, de Rouen dans le nord, n'avaient rien perdu de leur prospérité. A Paris, la foire du Lendit et celle de Saint-Laurent commençaient à s'effacer devant la popularité d'une foire nouvelle, celle de Saint-Germain, achetée autrefois à la puissante abbaye par Louis VII et Philippe-Auguste et transportée aux halles, mais que Louis XI avait rétablie en 1482. Les
Vicomté de Rouen, p. 224. Traité de la législation et de la pratique des cours d'eau, 1824, iti-8°. — MOREAU (Frédéric), Histoire du flottage en trains, Jean Rouvet et les principaux flotteurs anciens et modernes (Paris, 1843, in-8°).
' BEAUREPAIRE, * DAVIEL,
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moines s'étaient empressés d'installer dans les jardins de l'hôtel de Navarre, des bâtiments pouvant contenir 340 loges ou boutiques (1486). En 1511, Guillaume Briçonnet, l'ancien ministre de Charles VIII, devenu abbé de Saint-Germain, avait réparé et agrandi ces constructions et élevé la halle qui devait subsister jusqu'à l'incendie de 1763. C'était un vaste rectangle construit en pierre de taille, soutenu par des contreforts, et dont la toiture passait pour un chef-d'oeuvre de charpente. Chaque boutique était surmontée d'une chambre, et l'intérieur de l'édifice était partagé en compartiments réguliers par six allées parallèles dans le sens de la longueur et par cinq autres dans le sens de la largeur. Autour de la halle s'étendait un préau qui pouvait contenir jusqu'à 400 loges construites en bois. Au xvie siècle, la foire, qui se prolongea plus tard jusqu'à la semaine sainte, s'ouvrait deux fois par an, le 25 février et le 12 novembre : elle durait huit jours -, les négociants étrangers devaient retenir leur place une année d'avance : les marchands de Paris étaient convoqués dans le courant de janvier et les loges leur étaient adjugées aux enchères. Les principales marchandises étaient les draps, la mercerie, la lingerie, la chaudronnerie, l'orfèvrerie : à côté des négociants français, on voyait figurer des Anglais, des Flamands, des Hollandais et des Allemands. En dehors de l'enceinte se pressaient les baraques des saltimbanques, des escamoteurs et les cabarets en plein vent qui n'étaient pas un des
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moindres attraits pour le public parisien, ni une des moindres sources de revenu pour les propriétaires laïques ou ecclésiastiques des terrains ainsi occupés. La foire Saint-Germain était une concurrence pour celle du Lendit ; aussi l'abbaye de Saint-Denis ne se résigna-t-elle qu'après une vive opposition à admettre un privilège qu'elle regardait comme une atteinte à ses droits. La Chambre des Comptes ellemême ne reconnut qu'en 1523 la franchise de la nouvelle foire dont l'organisation définitive ne fut fixée que par l'ordonnance de 1528 '. Ainsi qu'au moyen âge, la plupart des marchands et des artisans des villes étaient organisés en corporations qui jouissaient d'un monopole limité à un quartier ou à l'enceinte d'une cité. Ces corporations conservaient leurs antiques règlements et leur vieille hiérarchie. Pour arriver à la maîtrise, il fallait avoir été tour à tour apprenti, puis ouvrier ou compagnon dans les communautés d'artisans, commis dans les corps marchands, dénominations nouvelles qui s'étaient substituées à celle de valet usitée jusqu'au commencement du xvi° siècle : mais les dépenses du chef-d'oeuvre devenu obligatoire dans presque toutes les corporations industrielles et les frais de réception de plus en plus élevés, écartaient à jamais delà maîtrise, les commis ouïes compagnons pauvres, à qui leur salaire ne permettait pas de faire d'économies ; d'autre part, les fils de maîtres
1 Histoire générale de Paris, — Topographie historique du vieux Paris, par BERTY, in-f°, 1876, p. 158 et suiv. T. II. 6
�82
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étaient exempts du chef-d'œuvre dans certaines corporations, de l'apprentissage et d'une grande partie des frais de réception dans presque toutes. La maîtrise devenait un privilège héréditaire, et le nombre toujours croissant des confréries ouvrières, les grèves parfois assez tumultueuses pour compromettre la tranquillité publique, les procès entre maîtres et compagnons attestaient la dissolution progressive de l'ancienne communauté, où se formaient une plèbe et une aristocratie profondément divisées de traditions, de sentiments et d'intérêts. Au sein même de cette aristocratie tendait à s'organiser une véritable oligarchie. Les maîtres se divisaient en jeunes, ayant moins de dix années d'exercice, modernes et anciens : ces derniers étaient ceux qui avaient déjà exercé les fonctions de gardes ou jurés. Les jeunes n'étaient pas éligibles et souvent n'étaient pas convoqués pour l'élection. Les modernes n'étaient presque jamais élus, à moins qu'ils ne fussent fils de jurés. Les jurés, dont le nombre variait suivant le corps de métier, jouissaient d'une autorité absolue, en fait, bien qu'elle fût limitée, en apparence, par des règlements qu'ils n'observaient pas. Chargés de recevoir les maîtres, investis du droit de contrôler l'observation des statuts et de vérifier les marchandises mises en vente, administrateurs des fonds de la communauté, exempts pour leur compte de visites et de saisies, ils gouvernaient à leur gré, prélevaient à leur profit de lourds impôts sur les nouveaux maîtres, vendaient leur conni-
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vence aux marchands pris en fraude, et se dédommageaient amplement par les bénéfices licites ou illicites de leur charge, des cadeaux, des banquets et des frais de toute espèce que leur coûtait leur élection I. Aristocratique et despotique chez elle, la corporation devenait de plus en plus intolérante au dehors. Il n'était pas d'année qui ne vît s'élever quelque procès, non seulement contre les marchands ou les artisans qui entendaient conserver leur liberté et essayaient de frauder le monopole, mais contre les communautés rivales qu'on accusait, à tort ou à raison, de concurrence déloyale : procès des drapiers contre les sayetteurs, des oyers-rôtisseurs contre les poulaillers, des merciers contre les marchands forains, les gantiers, les peaussiers, les chapeliers, les bonnetiers, les éventaillistes. Ces procès duraient des années, quelquefois des siècles, et n'enrichissaient que les avocats et les procureurs2. Dans ces querelles sans cesse renaissantes, la vanité avait sa place aussi bien que l'intérêt; les questions de préséance si aigrement débattues à la cour ne touchaient pas moins le bourgeois que le gentilhomme. Certaines corporations plus riches ou plus anciennes prétendaient à une sorte de prééminence, qui n'était pas une simple satisfaction d'amour-propre, car elle leur assurait dans les affaires
1
LEVASSEUR,
Histoire des classes ouvrières, t. II, liv. V, ch. iv, Histoire des classes ouvrières, liv. V, ch. iv.
p. 97 et suiv.
2
LEVASSEUR,
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municipales une influence qui n'était pas à dédaigner et que se disputaient avec ardeur les différentes classes de la bourgeoisie. C'était sons un autre nom
Le corps de ville au commencement .du xvi° siècle, d'après une gravure du temps (Ordonnances royaulx de la Juridiction de la prévostC des tnarchans et eschemnaige de la ville de Paris 1528, chez Jacques Hyverd et Pierre le Brodeur).
�COMMERCE INTÉRIEUR SOUS FRANÇOIS I01' ET HENRI II
8b
et sous une forme moins violente, la lutte des arts majeurs et des arts mineurs qui avait ensanglanté les républiques italiennes et joué dans l'histoire de nos communes du moyen âge un rôle qui mériterait peut-être d'être plus complètement étudié. A Paris, depuis que la marchandise de l'eau avait perdu son caractère primitif et s'était confondue avec la municipalité, dont le prévôt des marchands était devenu le chef, le commerce et l'industrie qui autrefois figuraient seuls dans les assemblées du parloir aux bourgeois, avaient dû laisser une large place, dans celles de l'Hôtel-de-Ville, aux hommes de robe et de finance qui se considéraient comme une aristocratie bourgeoise. En dehors des notaires, des avocats, des procureurs, des fonctionnaires royaux, des médecins ou des bourgeois vivant de leurs rentes, une dizaine de corporations revendiquaient l'honneur de représenter dans les conseils de la ville le haut commerce parisien et de maintenir les privilèges honorifiques ou les droits plus sérieux qu'elles disputaient aux financiers et aux légistes 1. Les principales étaient celles des drapiers, des épiciers, des merciers, des pelletiers, des changeurs, des orfèvres, des libraires et des marchands de vin : mais la tradition n'admettait que six corps marchands, probablement les plus anciennement affiliés à la hanse parisienne. Au commencement du xvie siècle, ces corps étaient les drapiers, les épiciers, les mer1
Voir RoBiQUKT, Histoire municipale de Paris jusqu'à Henri III
(1 vol. in-8°, 1886), ch. vu, vm et ix.
�86
HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
ARMOIRIES DES CORPS MARCHANDS DE PARIS
AVANT
1629. 2
1
1. Drapiers (d'après l'armoriai général de d'Hozier, t. XX.V, p. 481). 2. Merciers (d'après Sauvai, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, 1724, t. II, liv. ix, et t. III, p. 17 et suiv.). 3. Orfèvres (d'après Sauvai, t. II, liv. ix, et d'Hozier). 4. Pelletiers (d'après Sauvai et d'Hozier). 5. Bonnetiers (d'après Sauvai, t. II, p. 478). (Voir
APPENDICE IL]
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i"
ET HENRI II
87
ciers, les pelletiers, les changeurs et les orfèvresjoailliers1. En 1514, les changeurs, qui se plaignaient d'être trop peu nombreux pour supporter les frais qu'imposait à la corporation l'obligation dé figurer dans les cérémonies officielles, cédèrent la place aux bonnetiers qui la conservèrent jusqu'à la Révolution2. Les gardes et jurés des six corps avaient le privilège de marcher dans le cortège des princes et des souverains qui faisaient à Paris une entrée solennelle, immédiatement après le prévôt des marchands, les échevins et le corps de ville et de porter tour à tour le dais sous lequel s'avançait le héros de la fête. Les registres de l'Hôtel-de-Ville nous ont conservé le récit de ces cérémonies somptueuses où les chefs des communautés couverts de leurs robes de damas, de satin ou de velours gris, brun, bleu ou violet, suivis des maîtres avec leurs vêtements de drap écarlate aux couleurs sombres, accompagnés des sergents, des huissiers et des officiers de la ville, entourés d'une pompe presque royale, pouvaient se croire les égaux des grands seigneurs et prenaient leur part des acclamations populaires3. 11 est vrai que ces magnificences qui n'étaient pas tout à fait spontanées et dont le programme était soigneusement réglé par les officiers de la couronne, coûtaient assez cher à la ville et
1
BONNARDOT,
Registre des délibérations du bureau de la ville de
Paris (1499-1526), p. 95 et suiv. s Tbid., p. 214-216. 3 Armoiries de la ville de Paris, t.
ï,
p. 210 et suiv.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
aux corporations. Les marchands, maîtres de l'argent, étaient choyés et caressés, mais, comme le
ARMOIRIES DES CORPS MARCHANDS DE PARIS
DEPUIS LE RÈGLEMENT DE
1629
D'après les planches des Armoiries de Paris (de Coëtlogon, 2 vol. in-4») 1 2
1. Drapiers. 3. Merciers.
2. Épiciers. 4. Bonnetiers. (Voir II.)
Les orfèvres et les pelletiers conservèrent leurs anciennes armoiries.
APPENDICE
remarquent les ambassadeurs vénitiens, ils n'avaient 1 aucune prééminence en dignité . La noblesse les
Relations des ambassadeurs vénitiens (Michel Suriano, 1561), I, p. 485. — « Le Tiers-état comprend les lettrés qu'on appelle
1
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89
dédaignait et se moquait d'eux, tout en cherchant à puiser dans leur bourse, et le roi les exploitait, en les flattant. Cependant la vanité bourgeoise trouvait son compte à ces splendeurs coûteuses ; c'était à qui figurerait au premier rang, et en dépit de la devise des six corps marchands : vincit concordia fratrum, l'honneur de porterie dais daus les entrées royales fut le prétexte de disputes sans nom1 2
1. Libraires. (Voir
2. Marchands de vin (1629).
APPENDICE II.)
bre entre les communautés privilégiées, et de querelles non moins fréquentes avec les libraires et les marchands de vin, qui réclamaient le même droit et qui se prétendaient les égaux des six grandes corporations. Malgré les rivalités qui sont de tous les temps, et les abus dont on se plaignait, mais sans en discer» » » » » hommes de robe longue, les marchands, les artisans, le peuple et les paysans. Les marchands aujourd'hui étant les maîtres de l'argent, sont choyés et caressés, mais ils n'ont aucune prééminence en dignité, car toute espèce de trafic est regardé comme indigne de la noblesse. »
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nei- la cause, ni marchands, ni artisans, ni patrons, ni ouvriers ne réclamaient la liberté: ce qu'ils voulaient c'était avoir leur part de privilèges et de monopoles ; jamais les recours à l'autorité royale pour la concession de nouveaux slatuts et la formation de nouvelles jurandes n'ont été plus fréquents qu'au xvi° siècle.A mesure que l'absolutisme, qui au moyen âge n'avait été qu'une théorie, tendait à devenir un fait, le pouvoir royal se faisait sentir de plus près aux corporations industrielles et marchandes, comme à la noblesse et au clergé. Au xne et au xin° siècle, il s'était contenté de sanctionner leurs règlements et d'imposer à certains métiers une sorte de patente royale : c'était ce qu'on appelait acheter le métier du roi. Au xiv3 siècle, le roi intervient déjà plus directement dans les affaires des corporations, il remanie arbitrairement leurs statuts, il essaye de transformer en officiers royaux les agents des ports et marchés qui formaient jusqu'alors des communautés distinctes, ou qui dépendaient des grands corps marchands, tels que la hanse de Paris ou celle de Rouen. Au xvB siècle, l'autonomie du corps de métier disparaît de plus en plus ; le roi s'arroge le droit de délivrer des lettres de maîtrise qui dispensent le titulaire du chef-d'oeuvre et des frais de réception ; les brevets de fournisseurs royaux, de marchands ou d'artisans suivant la cour, créent en dehors et au-dessus du régime des communautés toute une catégorie d'industriels1 et de commerçants
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privilégiés, qui peuvent exercer leur métier et ouvrir boutique partout où séjourne le roi, qui sont affranchis des règlements et qui n'ont à répondre de leurs actes qu'au roi seul et à ses représentants. Au xviG siècle la création de lettres de maîtrise et d'offices royaux de déchargeurs, de compteurs, de crieurs, de mesureurs, de jaugeurs, de contrôleurs, de priseurs - vendeurs de meubles, etc.1, devient une des ressources courantes du trésor, une machine à battre monnaie aux dépens des marchands et du public. Les changeurs dont le rôle avait été si brillant au moyen âge, mais qui avaient beaucoup perdu de leur importance depuis la vulgarisation des lettres de change et la suppression des monnaies féodales, cessent, en 1555, de former un corps autonome et deviennent des officiers royaux, dont les charges sont vénales comme les offices des ports et marchés. C'était encore un expédient financier déguisé sous le prétexte spécieux d'arrêter le billonnage et les transports d'argent hors du royaume. Ce qui le prouve, c'est la libéralité avec laquelle Henri II multiplia les nouveaux offices, vingt-quatre à Paris, douze à Rouen et à Toulouse, six dans les principaux ports et villes de commerce, quatre dans les sièges de bailliages, de présidiaux,
1 Création do jaugeurs, mesureurs, marqueurs de vin sur la Seine et ses affluents on 1550 (ISAMBERT, XIII, p. 177), de priseurs et vendeurs de meubles, dans chaque ville et bourg du royaume en 1557 (id., p. 473), de jurés vendeurs de vin à
Paris, etc.. .
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d'évêchés, ou d'archevêchés, deux dans les villes closes et gros bourgs ; à Lyon, le nombre était illimité à cause des foires. Le roi consultait plutôt les besoins du trésor que ceux du commerce1. Il en fut à peu près de' même des banques royales, que François lor et Henri II essayèrent d'établir. Ils y virent beaucoup moins une institution destinée à fonder le crédit public ou à lutter contre la concurrence des banquiers italiens, qu'une bourse toujours ouverte où il leur serait facile de puiser, et un moyen de réaliser des bénéfices immédiats en faisant payer la concession le plus cher possible. La première fut créée à Lyon, en 1544, sur les instances du cardinal de Tournon, qui en fut le principal intéressé, une seconde fut établie à Toulouse ; en 1548, il était question d'en fonder une troisième à Paris. L'intérêt des dépôts aurait été de 8 pour 100, celui des prêts et avances de 11 pour 100 et les tuteurs auraient été forcés de déposer à la banque les fonds appartenant aux mineurs. Le projet communiqué aux chefs des communautés et au Conseil de ville, rencontra dans la bourgeoisie parisienne un accueil peu favorable. Les raisons qu'elle invoquait et qui furent longuement développées dans la réponse de l'Assemblée de ville à la communication royale, étaient peutêtre médiocres au point de vue économique, mais elles ne manquaient ni d'à-propos, ni de bon sens.
1
ISAMBERT, XIII,
p. 436 el suiv. Edit d'août 1555.
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Sans doute, quand les bourgeois de Paris rappelaient avec une gravité officielle les vieilles ordonnances contre le prêt à intérêt, quelque peu démodées au xvie siècle, quand ils s'en remettaient aux théologiens pour décider si l'usure de 8 pour 100 ne serait pas contre Dieu et contre la loi, ils ne se dissimulaient pas la faiblesse d'un argument, qui n'était peut être qu'une malice déguisée à l'adresse des conseillers ecclésiastiques de la couronne ; mais avaient-ils si grand tort de signaler le péril d'une institution qui permettrait à la noblesse de se ruiner, en lui rendant les emprunts plus faciles, au capitaliste de faire valoir ses fonds sans travail et par des mains étrangères, au lieu de consacrer son activité à des occupations qui lui promettaient avec plus de peine de moindres revenus? Avaient-ils tort, surtout, de voir dans la banque un instrument de monopole d'autant plus dangereux qu'il serait entre les mains de l'Etat et que la royauté, toujours à court d'argent, serait tentée de s'en servir pour attirer à elle toute la fortune publique et pour absorber la vie économique de la nation, comme elle absorbait déjà sa vie politique ? Bons ou mauvais, les arguments du Conseil de ville eurent assez d'influence pour arrêter l'exécution du projet royal, et Paris n'eut pas de banque privilégiée1.
1 La réponse de l'assemblée de ville à la proposition royale extraite du Registre, H. 1781, f05 80-82, a été reproduite par M. P. ROBIQUET dans son Histoire municipale de Paris, t. I; p. 414-415.
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Cependant si les préoccupations fiscales dominent dans la politique économique de François lor et de Henri II et dans leurs relations avec les communautés marchandes, ils s'inspirent parfois île considérations plus élevées. La royauté se souvient qu'elle représente l'unité française, qu'elle est la gardienne de l'ordre et de l'intérêt général, mais elle semble apporter dans ce rôle une allure incertaine et capricieuse, une sorte d'inconstance et de gaucherie qui paralysent ses efforts. Elle manque d'esprit de suite et de conviction. L'unité des poids et mesures rêvée par Louis XI et par ses prédécesseurs le fut également par François l01' et par Henri IL Une ordonnance de 1540 établit pour tout le royaume une aune uniforme qui prit le nom d'aune du roi, et dont l'étalon dut être fixé par les soins du prévôt de Paris h En 1557, deux maîtres des requêtes et des comptes, Du Mont et Belot, furent chargés de ramener à des unités invariables tous les poids et mesures usités à Paris et dans sa banlieue2 et, par un élit de 1558, l'usage des poids et mesures ainsi révisés, fut étendu à la France entière3. Cette réforme échoua comme les précédentes : le vieux système des poids et mesures devait vivre plus longtemps que la monarchie française. Les confréries de patrons ou d'ouvriers qui exis1 2 3
Edit d'avril 1540. ISAMBERT, XII, p. 673. Edit d'octobre 1557. M. XIII, p. 497. Edit du 31 août 1558. là., p. 513.
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taient dans presque toutes les corporations, après avoir contribué à l'origine à resserrer les liens de la communauté, avaient fini par devenir une source de désordres, de scandales et de querelles, où l'autorité royale avait dû intervenir plus d'une fois. Une ordonnance de 1533 * en prononça l'abolition, réclamée depuis longtemps par l'Eglise et par le Parlement. Le prévôt de Paris procéda même à la saisie des cotisations et du mobilier des chapelles, mais, deux ans après, la confrérie des drapiers était rétablie; d'autres obtinrent la même faveur, les exceptions se multiplièrent et finirent par emporter la règle. La royauté des merciers qui avait rendu des services au xive et même au xv° siècle, était devenue inutile depuis qqe la police était plus régulière et le commerce mieux protégé. Ses fonctions ne consistaient plus guère qu'à rançonner les marchands forains, à exploiter les propriétaires de foires2, à tracasser le commerce de détail dans les petites villes. François Ior la supprima en 1514, mais il ne tarda pas à la rétablir et elle dura jusqu'à la fin du siècle. Partout les traditions et les institutions du moyen âge luttaient encore contre l'invasion de l'esprit moderne ; c'était aux mœurs et non à la loi qu'il était réservé d'en triompher.
' Journal d'un bourgeois de Paris sous François Iov (édition LÀLANKE),
p. 433-434. Cf. Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la Bibliothèque royale, par CHAMPOLLION-FIGEAC, t. I,
2
1811,
p.
217.
�CHAPITRE III
LE COMMERCE MARITIME — LE HAVRE LA FRANCE EN ORIENT ET AU NOUVEAU-MONDE — LES ANGO — JACQUES CARTIER — L'AMIRAL COL1GNY — RRËS1L ET FLORIDE
Tandis que le commerce intérieur se dégageait lentement des traditions du moyen âge, une révolution autrement profonde s'était opérée dans les habitudes du commerce extérieur et surtout du commerce maritime. Jusqu'au commencement du xv° siècle, nos principales clientes étaient l'Angleterre, les Flandres et l'Italie. Elles nous demandaient surtout des produits naturels, les blés, les vins, le pastel, la garance, le safran, le sel. Les marchandises qu'elles nous renvoyaient, à l'exception des laines et des métaux d'Angletèrre et des épices que nous fournissaient les entrepôts de Venise, étaient presque toutes des objets manufacturés. Dans le courant du xve siècle, les échanges avec l'Espagne, le Portugal et l'Allemagne, peu importants jusque-là, s'étaient développés en rai-
�LA FRANCE EN ORIENT ET AU NOUVEAU-MONDE
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son même du trouble que les événements politiques avaient apporté dans notre commerce avec l'Angleterre et la Flandre. Ces nouvelles relations s'étaient maintenues après le rétablissement des communications régulières avec les Pays-Bas et la Grande-Bretagne : dès les premières années du xvie siècle, elles avaient pris un essor de plus en plus rapide, grâce aux découvertes des Portugais et des Espagnols, et aux habitudes de luxe qui commençaient à se répandre en France. Lisbonne nous vendait les épices, le sucre et autres denrées exotiques que nous tirions autrefois de Venise ; l'Espagne nous envoyait des cuirs travaillés, des armes de Tolède, des soieries et des draps de Catalogne et de Castille qui faisaient concurrence à ceux de l'Italie ; enfin, bien que les .mines de Potosi et de Guanajato ne fussent pas encore exploitées, -chaque année les Portugais tiraient d'Afrique et les Espagnols d'Amérique 14 ou 15 millions de métaux précieux dont une grande partie se déversait en France, en échange des produits de notre sol ou de nos manufactures. Les progrès de l'industrie française, les mesures adoptées par François Ier contre l'introduction des soieries et des draps de provenance étrangère ne tardèrent pas à restreindre l'importation des objets manufacturés qui avait presque entièrement cessé à l'avènement de Henri II; mais le Portugal et surtout l'Espagne n'en restèrent pas moins un des principaux débouchés de notre commerce ; et les
T. II.
7
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guerres du xvi° siècle n'interrompirent jamais des relations entretenues par une active contrebande sur laquelle les autorités locales fermaient les yeux. L'Espagne ne pouvait se passer de nos blés, de notre pastel que l'indigo n'avait pas encore remplacé, de nos salaisons, de nos toiles, de notre papier, de nos ouvrages de quincaillerie et de menuiserie qu'elle ne savait pas fabriquer chez elle 1 : les provinces du nord avaient toujours été peu industrieuses et mal cultivées : elles l'étaient plus mal encore depuis que leurs rudes populations avaient trouvé sur les champs de bataille d'Italie, des PaysBas et d'Allemagne, ou dans les colonies d'Amérique, des chances de fortune et une vie d'aventures, mieux faite pour leurs instincts belliqueux, que les travaux de l'agriculture ou de l'industrie : presque tous les artisans étaient français et c'étaient des émigrants de l'Auvergne et du Limousin qui venaient labourer les champs et faire la récolte2. Les provinces du centre et du midi commençaient à se ressentir des persécutions contre les Maures et les Juifs dont l'émigration lente avait précédé les expulsions en masse du règne de Philippe II. Les fabriques de Ségovie, de Burgos et de Séville étaient déjà en décadence. Il était donc difficile à l'Espagne de nous payer en marchandises. Les laines, les raisins secs, les oranges, les amandes,
1 JEAN BODIN, Discours sur le rehaussement et la diminution des monnayes (édit. in-16, 1578, Paris, chez Martin le jeune), p. 37. - MA., 39.
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NOUVEAU-MONDE
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les huiles d'olive, les quelques balles de coton qu'elle nous expédiait étaient loin de représenter la valeur de nos importations. La différence se soldait en or ou en argent monnayé. Aussi, pendant les trois quarts du xvi° siècle, le gouvernement français et le gouvernement espagnol préoccupés l'un d'encourager, l'autre d'empêcher cette exportation du numéraire, ont-ils recours à tous les expédients que leur suggérait la tradition financière du moyen âge, en Espagne réduction des monnaies au poids, au titre et à la valeur officielle des monnaies françaises, en France abaissement du poids et variations de la valeur nominale. Ce fut une véritable guerre monétaire aussi acharnée et à peu près aussi stérile que la guerre politique. Les négociants espagnols gagnaient trop à ce commerce pour se laisser intimider par les défenses de leur gouvernement. L'Espagne continua à exploiter pour nous les mines du Pérou et du Mexique et nous à cultiver pour elle les champs de la Guyenne et du Languedoc1. Nos relations avec l'Angleterre étaient restées stationnaires depuis la fin du xve siècle. Elle payait avec ses laines, ses fers, ses minerais de plomb et
1 Le tableau du commerce de la France pendant la première moitié du xvi° siècle est en grande partie emprunté aux Relations des ambassadeurs vénitiens et surtout à celle de Marino Cavalli (1546). — Nous avons également consulté les travaux de M. M. FRÉVILLE (Commerce maritime de Rouen) ; FR. MICHEL (Histoire du commerce de Bordeaux) ; LEBEUP (Histoire du commerce de Nantes, in-8°, 1857) ; BEAUREPAIRE (Vicomte' de l'eau de Rouen);
LEVASSEUR,
Histoire des classes ouvrières, t. II, etc.
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d'éfain, ses draps plus grossiers mais plus solides que ceux d'Italie et d'Espagne, les vins du Bordelais et de la Saintonge déjà menacés par la concurrence des vins espagnols et portugais,* les blés de la Picardie, de la Normandie et de l'Ile-de-France dont l'exportation souvent entravée par les parlements ou par les autorités municipales n'était prohibée qu'en temps de guerre ou en cas de récolte insuffisante, les toiles de Bretagne, et les prunes sèches de la Touraine et de l'Agenois dont le commerce était assez considérable pour que le droit de sortie tût affermé 10,000 écus par an. Le commerce avec les Pays-Bas, si actif au début du xvic siècle, se ralentit sous la double influence des prohibitions qui frappaient en France l'importation1 des épices d'Anvers et des sayettes de Flandre, et des guerres qui depuis 1521 avaient fermé tant de fois nos frontières aux négociants flamands ou hollandais. Cependant, nous recevions toujours, bien qu'en moindre quantité, des dentelles, des draps et des toiles fines, des tapisseries,des chevaux de guerre ou d'attelage; de leur côté lés'marchands d'Anvers et d'Amsterdam étaient les grands acheteurs des vins de la Bourgogne, des sels des marais de Guérande et de Brouage, et le commerce des fruits secs trouvait en Flandre un débouché presque aussi avantageux qu'en Angleterre et en Ecosse. Une partie de ces marchandises était réexportée dans les pays Scandinaves et on accusait les Flamands et les Hollandais de
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grossir leurs bénéfices en falsifiant nos vins et nos sels. La France qui n'entretenait avec les royaumes du Nord que des rapports insignifiants avait tout intérêt à se passer d'intermédiaires, qui non contents de s'enrichir à ses dépens, compromettaient son honneur commercial. Gustave Wasa avait proposé en 1541 à François I01' de conclure un traité de commerce qui permettrait aux Suédois de venir trafiquer dans nos ports1 aux mêmes conditions que les Flamands, les Anglais et les Hanséates. Les intérêts politiques se trouvèrent d'accord avec les intérêts commerciaux. François Ier était alors sur le point de recommencer la lutte avec Charles-Quint : il avait besoin d'auxiliaires, il signa, le 20 novembre 1541 avec Christiern III de Danemark et le 10 juillet 1542 avec Gustave Wasa, des traités d'alliance et de commerce qui furent le point de départ de relations plus directes entre la France et les pays du Nord. L'Allemagne consommait peu de produits français ; elle travaillait comme nous le lin, la laine et le cuir, elle cultivait assez de céréales pour nourrir sa population, elle possédait de vastes pâturages et de magnifiques forêts, les vins du Rhin et de la Moselle étaient depuis longtemps célèbres, et la bière était du reste la boisson nationale de l'autre côté du Rhin; enfin ses mines passaient pour les plus riches
1
GAILLAKD,
Histoire de François I°r (17G9), t.
VII,
p. 43G.
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d'Europe et ses forges, ses fabriques d'armes et de quincaillerie n'avaient pas d'égales sur le continent. La France recevait, au contraire, en partie par les routes de terre, en partie par les navires des Hanséates, des chevaux, du plomb, de l'étain, du cuivre, de l'argent, et surtout des fourrures que les marchands de Lubeck et de Hambourg rapportaient des foires de Pskoff, de Novogorod et de Smolensk. Nous payions ces marchandises avec du pastel, destiné aux teintureries de Nuremberg, d'Augsbourg, de Francfort et de Cologne, avec du sel et des vins que les Hanséates revendaient soit en Russie, soit dans les pays Scandinaves, soit dans l'Allemagne du Nord. Dans le courant du xvi° siècle, les caprices de la mode en restreignant l'usage des fourrures enlevèrent une de ses principales ressources au commerce des Hanséates déjà ébranlé par la ruine de Novogorod et par la concurrence chaque jour plus redoutable des Hollandais qui s'étaient détachés de la ligue : cependant nos relations avec l'Allemagne, tout en se modifiant, restaient assez actives. Si le pavillon de la ligue hanséatique paraissait plus rarement dans nos ports, les provinces de la rive gauche du Rhin et surtout l'Alsace et la Lorraine s'habituaient de plus en plus à tourner leurs regards vers la France, et à y chercher pour leurs marchandises des débouchés qu'elles trouvaient plus difficilement de l'autre côté du fleuve. Nos routes étaient plus sûres, nos hôtelleries meilleures, nos aubergistes, s'ils ne s'abstenaient pas
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de rançonner le voyageur, y mettaient du moins des formes et l'exploitaient poliment1. Avant môme que la conquête des Trois-Évêchés par Henri II eût fait d'une partie de la Lorraine une province française, Metz et Strasbourg faisaient plus d'affaires avec la France qu'avec l'Allemagne : elles échangeaient contre nos vins, nos blés et nos draps, les bois de construction, les cuirs, les lins, les chanvres ; une partie des produits des mines d'argent de Lièvre et de Rosemont 2 s'écoulaient en France et les marchands de Metz, de Strasbourg et de- Colmar fréquentaient plus volontiers les foires de Lyon, de Paris ou de Troyes, que celles de Francfort et de Cologne3. La Suisse enrichie par le butin que ses mercenaires y rapportaient de tous les champs de bataille de l'Europe, et intimement liée avec la France depuis le traité de Fribourg (1516), commençait également à devenir un important débouché pour nos vins et nos céréales4 et les marchands de Bâle figuraient avec honneur aux foires de Paris et de Lyon. Quant à l'Italie, c'était elle qui nous avait fourni jusqu'au commencement du xvi° siècle presque
1 CH. GÉRARD, Coup d'œil sur l'industrie et le commerce de VAlsace au xvi° siècle dans la Revue d'Alsace, année 1850. — KARL LŒPER, Zur Geschiclite des Verkehrs in Elsass-Lothringenj 1873, Strasbourg, — et LEGRELLE, Louis XIV et Strasbourg,
1
vol. in-8°,
2
1883,
HANAOER,
p. 15 et suiv. Etudes économiques sur l'Alsace
(2
vol. in-8°,
1876),
1.1, ch. iv et v.
3
LEGRELLE (O. C
4
), p. 17. Relations des ambassadeurs vénitiens,
I,
p.
253.
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H1ST01UE DU COMMERCE DK LA FRANCE
toutes les denrées de l'Orient et la plupart des marchandises de luxe, soieries, draps fins, cristaux, bijoux, objets d'art. Elle ne recevait en échange que quelques cargaisons de blé, quelques laines du Languedoc, et des toiles qu'elle réexportait dans le Levant. Ce commerce avait atteint son apogée dans e les dernières années du xv siècle et les premières du xvi°, mais il n'avait pas tardé à décliner. Le marché des épices et des autres produits orientaux s'était transporté de Venise à Lisbonne et à Anvers : le développement de nos manufactures de soieries, de nos verreries et de nos autres industries de luxe, les droits élevés qui frappaient les soieries étrangères avaient peu à peu réduit les importations italiennes : nous avons vu que celles 1 de Venise ne dépassaient pas 60,000 écus en 1546 : en 1468 elles s'élevaient, seulement pour les épices, 2 à plus de 200,000 . La France n'eut donc plus à se préoccuper de ces exportations de numéraire qui au xv° siècle avaient soulevé tant de plaintes et excité tant d'inquiétudes; mais si les Italiens cessaient d'attirer notre argent chez eux, ils s'en dédommagèrent en venant le manipuler chez nous. Le règne des Lombards qui avait succédé à celui des Juifs s'était terminé avec le xive siècle. Les malheurs du pays et la ruine du commerce avaient plus contribué à leur disparition que les sévérités
1
Relations des ambassadeurs vénitiens, p. 258.
! Voir le tome I de notre Histoire du commerce de la France,
p. 416.
; >' .
.
�LA FRANCE EN ORIENT ET AU NOUVEAU-MONDE
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intermittentes de la loi civile et religieuse. Avec la prospérité, les banquiers et les changeurs italiens avaient reparu; Lyon était devenu leur quartier général, comme l'étaient autrefois les foires de Champagne. • Toutefois ces nouveaux Lombards avaient trouvé des concurrents. S'ils n'avaient plus à craindre les Juifs qui se glissaient de nouveau en France et qu'on y tolérait, mais qui y vivaient misérablement de métiers infimes ou d'usures de bas étage, ils rencontrèrent des Français capables de leur tenir tête. Jacques Cœur, Pelletier, les Ango étaient des banquiers en même temps que des marchands. La paix de Cambrai qui livrait l'Italie à Charles-Quint, la chute de Florence, les proscriptions dont le parti français fut victime dans toute la péninsule amenèrent de puissants renforts à la colonie italienne. Bannis, mécontents, aventuriers, gentilshommes sans terres et négociants sans crédit, tout ce qui s'était compromis ou aurait pu se compromettre pour nous, se crurent autorisés à venir chercher de l'autre côté des Alpes non seulement un asile, mais la récompense d'un dévoûment plus ou moins authentique. L'émigration italienne qui jusqu'alors n'avait été qu'une infiltration lente déborde sur la France comme une inondation : la cour, l'armée, le clergé, les parlements se remplissent d'Italiens dont beaucoup ne savaient pas même le français. Notre art national est traité par ces étrangers en province conquise ; le Rosso et le Primatice installés en vainqueurs au château de
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Fontainebleau, ce nouveau favori qui a fait oublier à François I*r Blois et Chambord, relèguent dans l'ombre les maîtres français et imposent aux jeunes générations les traditions déjà altérées de la renaissance italienne. Les banques italiennes se multiplient : ce n'est plus seulement à Lyon, c'est à Paris, à Bordeaux, à Rouen, dans toutes les grandes villes qu'elles attirent à elles le commerce du numéraire. Les Italiens vont redevenir, comme au temps de Philippe le Bel, les rois de la finance, les conseillers,, les instruments et parfois les victimes de la politique fiscale des derniers Valois. Cependant, ils ne réussirent pas, comme les Lombards du xive siècle, à accaparer tout le grand commerce : nos négociants étaient plus instruits et plus hardis, ils savaient voir au delà des murailles de leur cité et des limites de leur province ; ils ne craignaient plus de franchir nos frontières ; on les trouvait partout, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre1, en Ecosse, et notre commerce maritime autrement important que le commerce de terre poursuivait la tradition de Jacques Cœur, de Guillaume de Varyes et du premier des Ango. Les découvertes des Portugais et des Espagnols avaient contribué à hâter une transformation de la marine marchande qu'on pouvait déjà pressentir au xive siècle. Les marins du moyen âge qui lon1 Inventaire analytique des Archives des affaires étrangères, Corresp. pol. Angleterre, p. 214.
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geaient les côtes, qui jetaient l'ancre à l'approche de la nuit, et qui naviguaient rarement pendant la mauvaise saison, pouvaient se contenter de navires d'un faible tonnage. Les bâtiments au-dessus de 500 tonneaux étaient une exception. Quand les Vénitiens et les Génois prolongèrent leurs courses maritimes d'un côté jusqu'à la mer Noire, de l'autre jusqu'à la mer du Nord, quand les Hanséates sillonnèrent de lignes de navigation régulière toutes les mers de l'Europe septentrionale, quand les Flamands s'aventurèrent dans la Méditerranée et les Dieppois sur les côtes d'Afrique, le tonnage moyen augmenta: des navires plus gros et plus solides pouvaient porter plus de marchandises, et affronter avec moins de danger des mers lointaines et orageuses. Lorsqu'il fallut braver non plus seulement les tempêtes de la mer du Nord et du golfe de Gascogne, mais les ouragans des Antilles et les typhons de la mer des Indes, lorsque les traversées durèrent des mois au lieu de durer des semaines, la capacité des navires s'accrut encore, en même temps que les formes et le gréement se modifiaient peu à peu. Les constructeurs de la fin du xve siècle et ceux du xvi° s'ingénient à concilier les qualités diverses que réclament de longs voyages dans des mers tantôt immobiles, tantôt furieuses et souvent infestées de pirates : la vitesse, la capacité, la solidité et les moyens de défense. De ces efforts sortent trois types de navires qui vont remplacer les nefs et les galères du moyen âge, la caraque, le galion et
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]a caravelle. La caraque, avec sa structure massive, ses flancs arrondis, sa vaste cale, ses quatre ou cinq étages de ponts, ses énormes châteaux d'arrière et
Un galion (xvr siècle) d'après le glossaire nautique de Jal.
d'avant, sa puissante voilure qui peut à peine ébranler cette lourde masse, n'est que la coque du xive siècle agrandie, aménagée pour porter une nombreuse artillerie, pour emmagasiner jusqu'à
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2,000 tonnes de marchandises, pour résister à la fois aux flots et à l'ennemi. C'est une forteresse flottante. Le galion plus étroit, plus allongé, qui n'a que deux ou trois ponts, et des châteaux moins élevés, essaie d'emprunter à la galère ses formes élancées et sa rapidité, à la nef sa stabilité et ses dimensions plus imposantes. La caravelle est une
Une caravelle (xvi» siècle) d'après le glossaire nautique de Jal.
galère à voiles, défendue par un double château comme le galion et la caraque, mais d'un assez faible tonnage, s'élevant peu au-dessus de l'eau, plus large à l'avant qu'à l'arrière, portant trois mâts à voiles triangulaires, et un quatrième, celui de l'avant, où se déploient deux voiles carrées : c'est un navire de course, facile à manier, pouvant au besoin remonter les rivières, fait pour les expéditions hardies, et pour les coups de main. Tous
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ces bâtiments, grands ou petits, sont plus ou moins des navires de guerre ; leur équipage est nombreux, bien pourvu d'armes et de poudre, et leur artillerie est souvent redoutable par le nombre des pièces, sinon par la portée et la justesse du tir1. On ne doit pas s'étonner de cet appareil belliqueux de la marine marchande. Malgré les conventions internationales, malgré les ordonnances qui dans tous les pays européens avaient peu à peu fixé la législation maritime, en s'inspirant des recueils si connus au moyen âge sous les noms de Consulat de la mer, de Rôles d'Oleron, d'ordonnances de Wisby, malgré la juridiction spéciale de l'amirauté dont les attributions avaient été étendues par les deux ordonnances de 15272 et de 1543, la piraterie n'était pas moins florissante au xvi° siècle qu'au xni6 ou au xiv°. Le plus fort avait toujours un prétexte pour attaquer et piller le plus, faible, en temps de paix le droit de représailles fort mal réglementé en dépit des précautions dont on avait entouré la délivrance des lettres de marque, en temps de guerre la prétention de visiter les navires amis pour y saisir les marchandises ou les sujets ennemis. Les marins prétendaient que les traités signés en Europe n'avaient plus de valeur au delà du tropique; mais ce n'était pas seulement dans les mers tropicales, c'était dans les mers européennes et jusque sous le canon des ports que la piraterie s'exerçait
1
2
Voir
JAL,
ISAMBERT, XII,
Glossaire nautique p. 137.
(1850,
in-4°).
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sans pudeur. Les Anglais surtout n'avaient rien à envier aux barbaresques de Tunis ou d'Alger, mais ils avaient des émules en France. Un corsaire de Dieppe, Jean Florin1, qui finit par être pendu en Espagne, avait été longtemps la terreur des flottes espagnoles et portugaises, et on aurait trouvé plus d'un Jean Florin à Saint-Malo, à Boulogne ou à la Rochelle. L'organisation de la marine militaire expliquait également le peu de différence qui existait entre le bâtiment marchand et le bâtiment de guerre. Dans le courant du xvr3 siècle, la flotte permanente qu'on commençait à diviser en flotte du Ponant (Atlantique) et flotte du Levant (Méditerranée), se composait de galères, de vaisseaux ronds et de galions. Les galères, beaucoup plus nombreuses, stationnaient d'ordinaire à Marseille sous le commandement d'un officier qui portait le titre de général des galères. Les grosses nefs et les galions percés de sabords, et dont quelques-uns pouvaient marcher à voiles et à rames, avaient leurs stations principales à la Rochelle, au Havre et à Dieppe. Sous Charles VIII et sous Louis XII, ces nefs royales étaient en général construites aux frais des bonnes villes qui conservaient le droit de s'en servir en temps de paix pour les besoins du commerce2. Sous François Ier et
1
MURPHY,
The voyage of Verazzano, 1 vol. in-8^. New-York,
1875, p. 145 et 165 et suiv. 2 BONNARDOT, Registre des délibérations du bureau de la ville de Paris, p. 144-145.
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sous Henri II, le roi paraît s'en être réservé la disposition 1 ; mais elles étaient en trop petit nombre pour suffire en temps de guerre, même à la défense des côtes. Aussi la plus grande partie de nos flottes se composait-elle de navires armés par des particuliers qui faisaient la course avec l'autorisation de l'amiral, ou de gros bâtiments.marchands nolisés par l'État et transformés momentanément en navires de guerre. Rien de tout cela n'était une nouveauté. Les armées navales du moyen âge se recrutaient dans des conditions analogues, mais ce qui était nouveau, c'était l'importance que l'artillerie avait prise sur mer aussi bien que sur terre. Plus les navires étaient gros, plus ils pouvaient porter de canons, mieux ils étaient préparés pour l'attaque ou pour la défense. Sans renoncer aux petits bâtiments de 80 à 150 tonneaux, plus rapides, plus maniables et moins coûteux, les armateurs se virent peu à peu amenés à multiplier les vaisseaux d'un tonnage plus considérable". La transformation de la marine marchande entraîna celle des ports. Au moyen âge, ce qu'on avait surtout recherché, c'était la sécurité ; on s'était efforcé de mettre le commerce maritime à l'abri des tempêtes et de l'ennemi. Nos ports les plus fréquentés, Rouen, Nantes, Bordeaux, Narbonne, étaient
Ambassadeurs vénitiens (Jean Michel, 1561), t. I, p. 400. Cependant la transformation fut très lente. Au milieu du xvi° siècle, l'Angleterre ne comptait encore que 7 ou 8 navires de 400 à 500 tonneaux et la France n'en avait guère plus {Invent, des Archives des afaires étrang., corresp. pol. Angleterre, p. 227).
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des ports de rivières. Au xvic siècle, au lieu de se cacher dans les estuaires ou dans les lagunes, les ports descendent hardiment vers la mer. Les nouveaux bâtiments exigent des eaux plus profondes, les moyens de défense sont plus puissants ; les villes franchement maritimes vont rivaliser avec les anciennes places de commerce qui ne l'étaient qu'à moitié. Dans la Méditerranée où Marseille attirait presque tout le mouvement maritime de la Provence et du Languedoc, Narbonne et Aigues-Mortes n'étaient pas encore résignées à leur décadence. Narbonne, après la rupture des digues de l'Aude et l'abandon des travaux entrepris par Charles V dans la baie de la Franqui, avait vu le lit de son fleuve se dessécher de plus en plus, les atterrissements envahir les étangs de Bages et de Gruissan et obstruer le grau de la Vieille-Nouvelle, qui avait été, depuis la période romaine, le chenal le plus fréquenté par ses vaisseaux. Louis XI avait essayé de rendre la vie à cette ville morte en canalisant ce qui restait de l'ancien cours de l'Aude et en lui traçant un passage à travers les alluvions qui envasaient l'étang de Gruissan. Au xvi° siècle, le grau de la Vieille-Nouvelle était fermé et la roubine de Louis XI n'aboutissait plus qu'à un marécage. François Ier, qui avait relevé les remparts de Narbonne et qui songeait à en faire l'avant-poste de la France contre le Roussillon redevenu espagnol, restaura l'ancien chenal désigné
T. II.
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encore aujourd'hui par les pêcheurs sous le nom de canal de Gots (canal des Goths) et qui vient, en traversant les alluvions de l'étang de Sigean, déboucher au grau de la Nouvelle, étroit et d'un accès difficile, mais le seul qui ne fût pas obstrué par les sables. Aigues-Mortes avait passé par les mêmes vicissitudes. Dès le xve siècle, les sables avaient achevé de fermer le grau Louis, le chenal s'était déplacé et, sous François Ier, les inondations du Rhône, qui avaient bouleversé les marais salants, avaient interrompu toute communication avec la mer. En 1531, les États de Languedoc résolurent de rétablir le port d'Aigues-Mortes. Après une enquête ordonnée par les trésoriers de France et conduite par Jean de Montcalm, lieutenant du sénéchal de Beaucaire, et par Tanneguy le Vallois, contrôleur des domaines de la sénéchaussée, on décida qu'on élargirait le lit de la Vistre, qui vient se perdre dans les lagunes d'Aigues-Mortes, et qu'on creuserait au petit Rhône un nouveau lit (c'est aujourd'hui le Rhône vif), venant déboucher au grau neuf. Les résultats de l'enquête furent soumis au conseil privé du roi qui les approuva ; le devis des travaux fut estimé à 36,000 livres, dont moitié versée par le roi et moitié votée par les États, et l'entreprise fut adjugée à un
Inventaire des archives communales de Narbonne, série AA, p. 106 (Narbonne, Gaillard, 1877). — Cf. CONS, de Atace (in-8°, 1881), p. 96-97, et LENTHERIC, Les villes mortes du golfe de Lyon, p. 237 et suiv. (1S76, in-12).
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greffier des États, citoyen d'Aigues-Mortes, qui s'engagea à l'avoir terminée en deux ans1. Ces mesures ne sauvèrent pas Aigues-Mortes, pas plus que le canal de François Prne sauva Narbonne. La nature les avait condamnées l'une et l'autre, et les progrès mômes de la navigation ne firent que hâter leur ruine. Sur l'Océan, Bayonne était en décadence, comme Aigues-Mortes et Narbonne sur la Méditerranée, et par une cause analogue. L'Adour, qui se jetait au xm° siècle dans la baie de Cap-Breton, avait changé de lit et débouchait dans le golfe de Gascogne, au Vieux-Boucau, à 18 kilomètres au nord de son ancienne embouchure. L'ambassadeur vénitien Navagero affirme qu'en 1528 le fleuve était encore accessible à des navires de 600 tonneaux et plus 2. Cependant, à la fin du règne de François Pr, c'est à peine si les barques de 50 tonneaux pouvaient remonter jusqu'à Bayonne, et les travaux entrepris sous Henri II. et sous Charles IX furent impuissants à rouvrir le port de cette ville à la grande navigation. Bordeaux, qui n'avait à craindre ni l'ensablement, ni même la concurrence des villes moins éloignées de la mer, car son port était accessible aux plus forts navires, restait le grand marché des vins, des pastels et des céréales et l'entrepôt du commerce des pro1 MÉNABD, Histoire de Nîmes, liv. XII, ch. xx (année 1531), et xxv (année 1532). 2 Ambassadeurs vénitiens (Navagero, 1528), t. I, p. 13. .
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vinces du sud-ouest avec l'Angleterre, la Flandre et l'Espagne. Les ambassadeurs vénitiens prétendaient que la ville pouvait armer 10,000 combattants; plus de 600 vaisseaux venaient chaque année charger dans son port1, et ses marchands ou ses armateurs, les Montaigne, les de Gourgues, les Loppes de Villeneuve, les Sainte-Marie, les Pichon, les Menou, les Mellet, dont beaucoup firent souche de gentilshommes, ne le cédaient en rien à ceux de Rouen et de Marseille 2. Brouage 3, la Rochelle et Nantes étaient, après Bordeaux, les ports les plus fréquentés de l'Océan. Brouage, dont la rade était alors la plus sûre et la mieux abritée qu'on rencontrât sur nos côtes occidentales, servait d'entrepôt aux salines de la Saintonge; c'était là que s'approvisionnaient les Anglais, les Flamands et les Hanséates. Ce trafic était également une des principales ressources de la Rochelle 4 et de Nantes, qui recevait tous les ans cinq ou six mille barques ou navires chargés du sel recueilli dans les marais de Guérande 3. Les vicissitudes que
Amb. vénitiens (Navagero), I, p. 19. Hist. du commerce de Bordeaux (voir la table). 3 Amb. vénitiens, I, p 25. « Brouage, très beau port que la nature seule a mis à l'abri de tous les vents. On y vient charger de gros navires de sel parce que sur toute cette côte de l'Océan il n'y a pas d'autres salines. » 4 La flotte des laines qui abordait à Calais venait de là charger du sel à la Rochelle : ce port expédiait également en Angleterre des vins et des sucres tirés de Lisbonne. — Inventaire analytique des archives des affaires étrangères. Correspondance pol. d'Angleterre (1537-1542), p. 90 et 293. L LEDEUK, Histoire du commerce de Nantes, p. 40.
- FR. MICHEL,
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le commerce du sel eut à subir dans le courant du xvie siècle compromirent gravement les intérêts de tous nos ports de l'ouest. La gabelle du sel, qui existait de toute antiquité en Languedoc, et que Philippe VI avait introduite dans la France royale, était, comme tous les impôts, répartie de la manière la plus inégale. Dans les pays d'élections et en Bourgogne, le sel était vendu exclusivement dans les greniers royaux, les quantités qu'étaient tenus d'acheter soit les individus, soit les paroisses, étaient rigoureusement déterminées, et le droit fixé avant 1531 à 30 livres tournois par muid de sel (18 hect. 73 litres), monta, à partir de 1531, à 45 livres; il était perçu à chaque vente par les préposés royaux. Certaines provinces, le Dauphiné, le Languedoc, la Provence, le Lyonnais, jouissaient d'une modération de droits et n'étaient pas soumises au régime de l'achat forcé : c'était celles qu'on appelait pays de petites gabelles. Sur tout le littoral de l'ouest, dans le Bordelais, en Saintonge, en Aunis, dans l'Angoumois, en Poitou, le commerce était libre, et le droit perçu à chaque vente était de 25 0/0 du prix marchand. Enfin, en Bretagne, le sel destiné à la consommation du pays était exempt, et les droits ne pesaient que sur celui qu'on exportait soit à l'étranger, soit dans le reste du royaume1. Dès 1535, le gouvernement avait conçu le projet d'effacer ces inégalités, de supprimer dans toute la
' Voir MOREAU DE BEA.UMONT, Mémoires sur les impositions (4 vol. in-4°, 1767-69), t. III.
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France le monopole et l'achat forcé et de percevoir le droit dans les salines mêmes, au moment de l'enlèvement de la marchandise. Une ordonnance de 1541 (1er juin) abolit, en effet, les greniers à sel et fixa le droit perçu à la sortie des salines à 45 livres par muid pour les provinces soumises autrefois au régime des grandes gabelles (monopole et achat forcé) et à un quart et demi du prix de vente (37 0/0) pour les provinces de l'ouest qui n'y étaient pas sujettes. L'année suivante (1542), ce droit variable fut transformé en un droit fixe de 44 livres par muid, également exigible à la sortie des marais salants. Cette augmentation et cette mobilité de l'impôt et les brusques variations de prix qui en furent la conséquence, au moment même où la guerre venait d'éclater avec l'Empire, les Pays-Bas et l'Espagne, et où on prévoyait déjà une rupture avec l'Angleterre, exaspérèrent les populations de l'ouest ; c'était la ruine pour les propriétaires de salines, pour les négociants et pour les pêcheurs qui salaient et revendaient à l'étranger une partie de leur poisson. La Rochelle, mécontente des entreprises de la royauté contre les libertés municipales, se mit à la tête du mouvement. Il fallut, un corps d'armée et la présence du roi pour apaiser l'insurrection. François Ier se montra clément, il eût été imprudent de pousser à bout nos populations maritimes à la veille d'une guerre avec les Anglais, mais le nouvel impôt fut maintenu, excepté à la Rochelle, et en 1544, un édit
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rétablit les greniers royaux et les offices supprimés en 1541, en étendant le régime des pays de grandes gabelles aux provinces du sud-ouest qui en avaient été jusque-là exemptes. Le sel destiné à l'étranger fut, il est vrai, dégrevé et ne paya plus qu'un droit de 4 deniers pour livre. Le mécontentement universel ne se révéla d'abord que par des insurrections partielles dans le Périgord et en Saintonge ; mais en 1548, le système de la ferme fut substitué à celui de la régie qui avait été adopté en 1544 ; la dureté impitoyable des fermiers, l'avidité et l'insolence de leurs agents réveillèrent les colères à demi endormies, l'ouest tout entier se souleva. Bordeaux même, bien qu'exempt comme ia Rochelle, se laissa entraîner, et la révolte, qui n'avait d'abord menacé que les gabeleurs, devint bientôt une sorte de jacquerie qui s'étendit à presque toute l'ancienne Aquitaine. Elle fut réprimée sans pitié, mais le gouvernement de Henri II dut céder sur la question même qui l'avait provoquée. Les ordonnances de 1549 et de 1550 rétablirent dans les provinces du sud-ouest l'impôt du quart et demi et supprimèrent l'achat forcé et le monopole. Trois ans plus tard, le Poitou, l'Angoumois, l'Aunis, la Saintonge, le Limousin, la Marche, l'Auvergne, le Périgord, le Quercy, la Guyenne et le Bordelais obtinrent de se racheter de l'impôt du quart et demi moyennant une somme de 1,094,000 livres une fois payée et un droit de traite très modéré perçu à la sortie des salines. Ces pro-
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l'ancienne monarchie1. Ces bouleversements n'en avaient pas moins exercé une influence funeste sur le commerce avec l'étranger, et les salines portugaises héritèrent en partie du trafic qui avait fait la richesse de nos côtes de l'ouest. Les ports de la Manche avaient eu des destinées moins agitées et avaient mieux profité des débouchés nouveaux que les découvertes maritimes ouvraient au commerce européen. Rouen qu'on regardait encore comme la seconde ville du royaume, et dont le port contenait souvent jusqu'à 200 navires à la fois2, conservait sa vieille suprématie. Ses marchands étaient en relations non seulement avec la Flandre, la Hollande, l'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande, le Portugal, l'Espagne et l'Italie, mais avec la Moscovie, la Finlande et la Norvège3, et ils avaient partagé avec ceux de Dieppe, de Honneur et de Saint-Malo l'honneur de marcher des premiers sur les traces des explorateurs espagnols et portugais, et même de les précéder sur les côtes de l'Amérique septentrionale. Rouen avait vu grandir de véritables dynasties de négociants et d'armateurs, héros inconnus de cette épopée maritime du xvie siècle dont la
Voir pour les transformations de la gabelle sous François IER et sous Henri II, FONTANON, Edicts et Ordonnances des roys de France (édition de 1585), t. II, p. 684 et suiv. —BAILLI, Histoire financière de la France, t. I, p. 243 et suiv. ; — et MOREAU DE BEAUMONT, 0. c.
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3
1
Amb. vénitiens,!, p. 45 (Giustiniano, 1535).
FRBVILLE, BEAUREPAIRE,
Commerce maritime de Rouen, et DE La vicomté de TEau (passim).
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France a eu sa part, bien qu'elle l'ait trop oublié : les Legras, les Hallé, les Gordier, les la Chesnaye, les Brétigny, les Sanguin, Normands d'origine, les Centurion de Gênes, les Quintanadoine, les Malvende, les Monchique, Espagnols ou Portugais naturalisés *. Cependant les villes maritimes, SaintMalo, Honneur, Boulogne et surtout Dieppe dont la fortune semble se confondre avec celle des Ango, les seuls marchands du xvi6 siècle, dont le nom ait survécu dans les souvenirs populaires, disputaient déjà à Bouen une royauté compromise par le peu de profondeur du chenal de la Seine, et l'insuffisance de son port inabordable pour les grands navires. Ce n'était pourtant aucune de ces anciennes rivales, c'était une ville nouvelle, une parvenue dont Rouen ne paraît pas tout d'abord avoir soupçonné l'avenir, qui devait être un jour son héritière, et attirer à elle le commerce de la Manche. A l'embouchure de la Seine, en face de Honfleur et en avant d'Harfleur envasé depuis le xv° siècle, s'étendait une plaine basse, marécageuse, qui dépendait de la seigneurie de Graville et que dominent les hauteurs d'Ingouville et les falaises de la Hève. Au sud-est de cette plaine, sur les bords de la Seine, s'élevait le village de Leure, assez important au xiv° siècle, quand il servait d'avant-port à Harfleur et d'entrepôt aux marchands
1 Ibid., et G-ossELiN, Documents inédits pour servir à l'histoire de la marine normande et du commerce rouennais fendant les xvi°
et
XVII0
siècles (Rouen, in-8°, 1876), p. 67.
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portugais à qui Philippe le Bel avait permis de s'y établir, mais ruiné depuis les désastres de la guerre de Cent ans. Louis XI avait déjà songé à faire creuser un port dans les marais de Graville. Les études, abandonnées après sa mort, furent reprises sous Louis XII1, et quelques maisons se construisirent çà et là dans la plaine jusqu'alors inhabitée : ce hameau prit le nom de Havre de Grâce que la légende rattache à la fondation d'une chapelle de Notre-Dame, premier monument de la future cité. Le sire du Chillou, Guyon-le-Boy, capitaine de Honneur et plus iard vice-amiral de France, frappé des avantages d'une situation qu'il avait pu étudier de près, se passionna pour cette entreprise, et intéressa à ses projets deux des conseillers de Louis XII et de François Ier, Jean Robineau et Florimond B_obertet, secrétaire des finances, le premier et le plus illustre de cette dynastie d'hommes d'Etat qui devait jouer un si grand rôle depuis le règne de Charles VIII jusqu'à celui de Charles IX. En 1517, l'amiral de France, Bonnivet, reçut commission pour la construction du port du Havre. Du Chillou fut chargé de l'exécution. Les travaux adjugés à Jean Gaulvin, de Harfleur, et à Michel Ferey, maître des ouvrages de Honneur, à raison de 22 livres 10 sols la toise carrée, furent commencés le 13 avril 1517 et se poursuivirent dès'lors sans interruption. Quand François Ier visita le Havre en 1520, c'était déjà une
' FRÉVILLE, 0.
c,
II,
p.
38C
et suiv.
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ville et les privilèges accordés par le roi contribuèrent à grossir la population. Le 15 janvier 1525, une marée extraordinaire interrompit un instant les travaux et submergea la moitié de la ville, mais le Havre ne tarda pas à se relever de ce désastre : de solides jetées et deux tours massives protégèrent l'entrée du port ; des fortifications entourèrent la ville : l'église Saint-François et plus tard celle de Notre-Dame s'élevèrent sous la direction de l'Italien Hieronimo; le Havre devint le grand chantier de construction de la marine royale et le premier port militaire de la Manche : c'était là que les ingénieurs de François Ier avaient construit cette nef gigantesque la Grande Françoise qui jaugeait 2000 tonneaux, mais qui s'échoua avant d'avoir pu prendre la mer et qu'il fallut dépecer : ce fut du Havre que partit en 1515 la flotte de 235 voiles armée contre l'Angleterre et. trente ans après sa fondation, le nouveau port trafiquait déjà avec Marseille, Livourne, Palerme et le Brésil1. Il est vrai qu'on estimait à plus de quatre cent mille livres dont un quart avait été gaspillé par les entrepreneurs et les agents royaux, les dépenses des travaux qu'avait dirigés du Chillou, mais François Ier n'avait pas à se repentir de son oeuvre : c'était un capital placé à gros intérêts.
1 Voir pour l'histoire de la fondation du Havre : BORÉLY, Revue historique, nov. et déc. 1880, et Histoire de la ville du Havre et de son ancien gouvernement (3 vol. .in-8°, 1883). — A. MARTIN, Origines du Havre (in-8°, Féoamp, 1885). — GOSSELIN, 0. c, et RŒSSLER, Le Havre d'autrefois (1883, in-f°).
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Henri II ou plutôt le duc de Guise avait rendu à la France, en 1558, un port qui depuis plus de deux siècles servait d'avant-poste à l'Angleterre sur le continent; mais la prise de Calais avait beaucoup plus d'importance au point de vue politique qu'au point de vue commercial. Le transit avec l'Angleterre continua de se faire, comme il se fait encore aujourd'hui, sous pavillon anglais, et le commerce des laines anglaises destinées aux manufactures des Pays-Bas se détourna en partie de cette voie pour prendre celle d'Anvers ou d'Ostende. Malgré la part que prenaient au mouvement maritime les pavillons étrangers, hollandais, hanséale, portugais, espagnol, italien, et surtout anglais, notre marine marchande avait pris un développement que n'avaient jamais connu même les périodes les plus brillantes du xiv° siècle. Le temps était loin où les deux galères de France et plus tard les sept ou huit vaisseaux de Jacques Cœur suffisaient au commerce du Levant : c'était de véritables flottes que Marseille expédiait à Constantinople, à Smyrne, à Beyrouth et dans les pays barbaresques. Rouen envoyait en une seule année 1 (1542) 60 navires à Terre-Neuve et en 1545, Franer çois I pouvait réunir contre les flottes anglaises, sans interrompre le commerce régulier, 150 grosses nefs et 60 transports qui étaient tous des bâtiments marchands nolisés dans les ports de la Manche et
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de l'Océan. La nation et la royauté avaient eu chacune leur part dans ce progrès, mais ce qui appartient en propre à François et à Henri II, ce qui fait l'originalité de leur politique, c'est la prépondérance qu'ils assurent à notre marine dans les mers du Levant et leurs tentatives pour étendre l'influence française dans les régions récemment découvertes et pour créer clans le Nouveau-Monde nos premières colonies. L'occupation du littoral de l'Asie-Mineure, la conquête de Gonstantinople et de l'ancien empire grec par les Turcs avaient ruiné le commerce de l'Archipel et de la mer Noire en fermant aux chrétiens tous les ports, à l'exception de ceux qu'avaient conservés la république de Venise et les chevaliers de Rhodes. Venise se résigna en 1503 à traiter avec Bajazet II et son pavillon reparut dans les mers soumises à la domination ottomane. La même année, la Hongrie signait avec les Turcs un traité de paix et de commerce. Elle y avait fait comprendre ses alliés parmi lesquels figuraient la France et l'Espagne. Les relations, interrompues pendant cinquante ans avec la mer Egée et la mer Noire, n'avaient jamais cessé avec les ports de Syrie et d'Egypte placés sous la domination des Mameluks1.
1 Voir sur l'état du commerce en Orient et les relations des chrétiens avec les Mameluks et les Ottomans, PIERRE MARTYR, Legatio babylonica. -— Le Voyage d'outre-mer do JEAN THENAUD, cité plus haut, —■ et HEYD, Histoire du commerce du Levant au moyen âge (édition française de Leipzig, 1885-1886), t. II, p. 500 ot suiv.
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Ceux-ci, inquiets à la fois des progrès des Ottomans en Asie et de l'apparition des Portugais dans l'Océan Indien, avaient essayé de resserrer leur alliance avec les nations chrétiennes, en particulier avec la république de Venise dont les intérêts étaient d'accord avec les leurs. Cette alliance ne put empêcher les Portugais de s'établir, clans les Indes, malgré les secours fournis aux Mameluks parles Vénitiens, ni les 'Ottomans de s'avancer à grands pas vers la Syrie. En 1516, Kansoun-el-Gauri était vaincu et tué par Selim ; son fils, le dernier des sultans mameluks, succombait près du Caire et l'Egypte était conquise par les Ottomans. Quelques années plus tard, le fameux corsaire Khaïreddin Barberousse devenu capitan-pacha des flottes de Soliman, souverain d'Alger, de Tunis et de Tripoli, avait prêté hommage au Sultan de Constantinople, et l'empire ottoman s'étendait jusqu'aux frontières du Maroc. Ces révolutions avaient cependant changé peu de chose aux relations commerciales. Selim avait confirmé les traités signés par les Mameluks avec les chrétiens et respecté les privilèges dont ils jouissaient de temps immémorial à Alexandrie, à Beyrouth, à Alep et à Damas. Les événements, dont l'Europe occidentale était alors le théâtre, eurent plus d'influence sur le commerce du Levant que ceux qui s'étaient passés en Syrie, en Egypte, et sur les côtes barbaresques. François I01', après les triomphes enivrants de sa première campagne d'Italie, avait rêvé de croisade comme beaucoup de
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ses prédécesseurs : il avait même promis au pape Léon X une armée de quatre mille hommes d'armes et de cinquante mille fantassins à condition qu'on lui fournît une flotte. La prise de Belgrade, la chute de Rhodes, qui excitèrent une si vive émotion en Europe, auraient dû précipiter l'exécution de ces projets chevaleresques ; mais les chimères s'étaient enfuies devant les réalités : la lutte était engagée avec Charles V, les désastres se succédaient en Italie : enfin la bataille de Pavie acheva de mûrir le génie politique de François Ier et les derniers rêves de croisade s'envolèrent avec les fumées de la victoire et les illusions de la jeunesse. Dès 1525, Louise de Savoie, inspirée par le chancelier Duprat, avait songé à faire appel à Soliman, l'ennemi le plus redoutable de Charles-Quint et par conséquent l'allié naturel de la France. Son ambassadeur fut dévalisé et assassiné en Bosnie, mais, la même année, un autre envoyé plus heureux, le Hongrois Frangepani arrivait à Constantinople et inaugurait avec la Porte des relations officielles qui ne tardèrent pas à devenir plus étroites après le traité de Madrid et la délivrance du roi. François Ier eut le
1 Pour les relations de la France avec la Turquie au xvie siècle, voir les Négociations de la France dans le Levant (3 vol.), publiées par CHARRIÈRE dans la Collection des documents inédits sur l'histoire de France. — DE HAMMER, Mémoire sur les premières relations de la France et de la Porte {Journal asiatique lro série, t. X). — LAVALLÉE, Relations de la France avec l'Orient (Revue indépendante, 1843). — SAINT-PRIEST, L'ambassade de France en Turquie (in-8°, 1877), et J. ZELLER, Quœ prima; fuerint legationes à Francisco I" in orientem misses (in-8", 1881). T. n. !)
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mérite de persévérer dans une politique dont Louise de Savoie n'avait peut-être pas mesuré toutes les difficultés : il sut tout à la fois dominer et ménager les scrupules religieux et les préjugés populaires qui faisaient encore regarder une alliance avec les Infidèles comme une sorte de trahison envers la chrétienté, et sans rien sacrifier à l'alliance ottomane, il l'exploita au profit des intérêts politiques et commerciaux de la France. Dès 1528, l'Espagnol Antoine Rincon, le plus intelligent et le plus infatigable de ses agents en Orient, obtenait de Soliman la confirmation des privilèges accordés aux Français par les Mamelucks d'Egypte et déjà reconnus par Selim. Nos marchands jouissaient d'une entière liberté de commerce, le droit d'aubaine était supprimé en leur faveur. Ils pouvaient avoir des églises à Alexandrie et les réparer. Le consul français jugeait toutes les contestations survenues entre ses nationaux, sauf les cas de meurtre. Un entrepôt était établi à Alexandrie et nos négociants étaient autorisés à se rendre au Caire et à commercer sur toute la côte barbaresque soumise à la souveraineté du sultan. Khaïreddin Barberousse avait d'ailleurs prévenu les concessions de Soliman. Dès 1520, les Marseillais avaient obtenu le libre accès des ports de l'Algérie et le privilège de la pêche du corail, depuis Bône jusqu'à l'île de Tabarka. La convention commerciale de 1528 fut suivie en 1536 d'un traité de commerce qui dissimulait un traité d'alliance négocié avec le grand vizir Ibrahim
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par un chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, disciple de Lascaris, helléniste distingué et qui avait enseigné la langue grecque aux fils du roi. Il se nommait Jean de la Forest et il avait été accompagné à Constantinople par un ragusain Seraphino de Gozi qui lui servait de secrétaire et d'interprète. Dans le traité de 1536, Soliman donnait pour la première fois à François Ier le titre de padishah qui ne fut jamais reconnu par la Porte qu'aux rois de France et aux czars de Russie. Les avantages commerciaux déjà concédés aux Français en Egypte étaient étendus à tout l'empire ottoman. Les sujets du roi de France jouissaient du même traitement que les nationaux : ils pouvaient vivre à leur guise et pratiquer leur culte en toute liberté. Les causes civiles et commerciales étaient jugées d'après la loi française et par les consuls français. Le roi de France exerçait un protectorat non seulement sur ses sujets, mais sur tous les catholiques orientaux. Enfin, les nations qui n'avaient pas de traité de commerce avec la Turquie, et c'était le cas de tous les Etats européens, à l'exception de Venise et de la Hongrie, ne pouvaient naviguer et commercer en Orient que sous pavillon français et en acceptant la protection et la juridiction de nos consuls. L'année suivante (1537), une flotte sous les ordres du baron de Saint-Blancard, partit de Marseille, parcourut tout le littoral barbaresque, longea les côtes de la Grèce jusqu'à Prévésa, fit le tour du Péloponèse, passa en vue d'Athènes, et vint
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mouiller à Constantinople, où elle resta jusqu'au 6 avril. Elle revint à Marseille par le littoral de Syrie, d'Egypte et de Tunisie après avoir montré le pavillon français à tout l'empire Ottoman. Tel fut le point de départ de la prépondérance française en Orient. Pendant près d'un demi-siècle, jusqu'au moment où les guerres de religion replongèrent la France dans cet état d'épuisement d'où l'avaient tirée Charles VII et Louis XI, le lion de Saint-Marc et les fleurs de lys de France se montrèrent seuls dans les mers du Levant. Sur les côtes barbaresques, l'influence pacifique de la France balançait celle de l'Espagne, qui cherchait à s'imposer par la force. A Tunis et plus tard à Alger, comme à Alexandrie et à Constantinople, ce furent les consuls français qui devinrent les protecteurs naturels de tous les chrétiens ; nos toiles et nos draps transportés directement par les vaisseaux de Marseille, au lieu de l'être par ceux de Gênes et de Venise, se répandirent dans tous les ports de l'Afrique septentrionale et dans les échelles du Levant : Marseille vit affluer dans ses magasins avec les cuirs et les laines du Maroc, avec le corail et les blés de l'Algérie, avec les huiles de la Tunisie et les plumes d'autruche apportées à Tripoli par les caravanes, ces produits de l'Orient dont Venise avait autrefois le monopole, vins de Chypre et de Grèce, éponges de l'Archipel, tapis de Smyrne, figues de l'Asie-Mineure, aromates et gommes d'Arabie, et mémo quelques épices qui arrivaient
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encore à Alexandrie ou à Alep. Mais les beaux jours de ce commerce étaient passés. Alexandrie s'était vainement débattue pour essayer de disputer à la concurrence portugaise le transit des Indes ; l'eunuque Suleyman, gouverneur de l'Egypte, avait tenté inutilement de rouvrir le canal du Nil à la mer Rouge et d'attaquer les Portugais jusque dans les mers de l'Inde ; ce courant du commerce oriental qui avait répandu autrefois la richesse dans la vallée du Nil, en était détourné pour des siècles ; Alexandrie s'éteignit lentement. En 1540, ses remparts étaient encore debout, mais ses maisons, abandonnées s'écroulaient, ses entrepôts étaient vides, son port silencieux et désert1 : la France était venue trop tard. Toutefois, si elle ne pouvait plus prétendre à attirer chez elle les richesses de l'Extrême-Orient qui avaient fait au moyen âge la fortune de Venise, sa part était encore assez belle. Protectrice des catholiques dans tout l'empire Ottoman, maîtresse des lieux saints, n'ayant à craindre dans les échelles du Levant d'autre concurrence commerciale que celle de Venise, elle était désormais la première puissance maritime de la Méditerranée. Elle le devait sans doute à l'activité de ces négociants de Marseille, les Thomas Linchès, les Charles Didier qui avaient organisé les pêcheries de corail et qui devaient fonder, en 1561, notre
1 P. BELON, Observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Egypte, etc. (in-4°, Paris,
1553), p. 22.
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premier établissement sur les côtes d'Afrique, le Bastion de France ; mais elle le devait aussi à la politique hardie et persévérante de François Ier et au dévouement de nos agents, Rincon, La Forest, le capitaine Paulin , Guillaume Pellicier, notre ambassadeur à Venise \ qui n'ont rien à envier à l'habileté, si vantée, de la diplomatie vénitienne. L'influence royale devait s'exercer d'une manière moins heureuse dans les mers lointaines dont le Portugal et l'Espagne prétendaient se partager la domination, mais que les explorateurs français avaient déjà sillonnées dès le début du xvi° siècle. L'homme qui s'efforça de diriger et de grouper ces efforts isolés, le Mécène des navigateurs, le don Henri de la France du xvie siècle, ne fut ni un roi, ni un prince ; ce fut un simple particulier, un marchand aussi riche, il est vrai, et aussi puissant que bien des souverains, Jean Ango, le fils de cet armateur qui avait attaché son nom aux premières explorations du Brésil et de Terre-Neuve2. Il avait succédé à son père vers le commencement du règne de François Ier. Sa fortune déjà considérable, la charge de vicomte de Dieppe qu'il avait achetée en 1526, la faveur dont il jouissait auprès de l'amiral Bonnivet, de Marguerite de Navarre et de Fran' J. ZELLER, La diplomatie française vers le milieu du xvi° siècle, d'après la correspondance de G. Pellicier (in-8°, 1880). 2 Voir sur Jean Ango : VITET, Histoire de Dieppe (p. 450 et suiv.). — ESTANCELIN, Voyages et découvertes des navigateurs normands. — MA.RGRY, Les navigations françaises. — GOSSELIN, 0. c, p. 21 et suiv.
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cois lui-même, à qui il offrit, en 1533, une royale hospitalité, lui assuraient une influence qui rappelait celle de Jacques Cœur et qui devait lui coûter presque aussi cher. Sa maison de Dieppe, qui a disparu, en 1694, dans un incendie allumé par les bombes anglaises, son manoir de Varengéville, dont les restes existent encore devinrent ce qu'avait été le château du cap Sagres, au temps de Henri le navigateur. Aux capitaines de son père viennent se joindre les deux frères Raoul et Jean Parmentier2, ce dernier tout à la fois poète, latiniste, mathématicien et navigateur, Pierre Mauclerc3 l'astronome, Pierre Crignon, poète comme Parmentier4, le Florentin Jean Verazzano, le futur explorateur de l'Amérique du Nord. Deux prêtres d'Arqués, Pierre Desceliers et Breton, les fonda1 Le manoir d'Ango est situé à l'entrée du village de Varcngéville, à 8 kilomètres de Dieppe. - Jean Parmentier, né à Dieppe en 1494, mourut à Sumatra en 1530. Il publia en 1528 YSystoire catilinaire de Salluste (in-4°, de 56 feuillets), traduction dédiée à Ango. Il avait composé pendant son voyage à Sumatra sous le titre de Traicté en forme d'exhortation contenant les merveilles de Dieu et la dignité de l'homme un poème qui fut publié par Crignon en 1531 (in-4° gothique) avec quelques autres de ses poésies. — Voir Le discours de la navigation de Jean et Saoul Parmentier publié par CH. SGHEFER (1 vol. grand in-8°. Leroux, 1883) dans le Recueil de voyages et de documents pour servir à l'histoire de la géographie depuis le xni° jusqu'à la fin du xvie siècle. 3 Mauclerc servait comme pilote dans l'expédition conduite aux Indes orientales par Parmentier en 1529-1530. 4 Crignon qui avait accompagné les deux frères Parmentier à Sumatra est l'auteur d'un poème publié en 1541 sous le titre de Plainctes sur le trespas de Raoul et de Jean Parmentier.
I6r
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teurs de l'hydrographie française1, servent de conseillers à cette pléiade de savants et de marins et fixent par leurs travaux géographiques les résultats de leurs découvertes. Ango qui est associé avec les principaux marchands de Dieppe et de Rouen, Jean Terrien, Mathieu Doublet, Jean de Quintanadoine2, dispose d'une flotte de 20 à 30 navires. Il les disperse sur tous les points du globe, au Brésil, à Terre-Neuve, sur les côtes de Guinée, dans la mer des Indes et jusque dans l'Océan Pacifique. Le Brésil est déjà une terre à demi française. Chaque année, plusieurs navires en rapportent à Dieppe et à Rouen des bois de teinture, des épices, du coton, des plumes, des peaux de léopard, des perroquets 3 et des singes , qu'ils ont échangés contre des pièces de toile et drap, des verroteries, des miroirs, de la quincaillerie; plus d'une fois des sauvages brésiliens ont accompagné en France les capitaines de nos navires4; un curieux bas-relief de l'église SaintJacques, de Dieppe, décrit par M. Vitet, reproduit leurs traits et 'leur costume et nous les montre en5 tourés des plantes et des animaux de leur pays . Des interprètes normands se sont fixés au milieu des tribus brésiliennes, des comptoirs permanents se fondent à l'embouchure du San Francisco, dans
1
2
3
4 S
Voir plus haut p. 46. GOSSELIN (0. C), p. 23 et suiv. Œuvres de CL. MAROT, éd. Janet, I, p. 242. GAFFAREL, Histoire du Brésil français, p. 58-59.
VITET,
Histoire de Dieppe, p.
260
et 119.
— et
GAFFAREL, 0.
c, p.
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la baie de tous les Saints (Bahia), dans celle d'Itamarca1. Les Portugais eux-mêmes qui revendiquent la souveraineté du pays n'y sont pas établis plus solidement. Dans l'Amérique du Nord, Normands et Bretons exploitent régulièrement les pêcheries de TerreNeuve. Sur les côtes d'Afrique, où ils retrouvent les traces de leurs ancêtres, les navigateurs normands disputent aux Portugais le commerce de la malaguette (poivre de Guinée), de l'ivoire, de la gomme et de la poudre d'or2. En 1520,- des Français sont déjà établis dans l'île Saint-Thomas, et plusieurs navires arment tous les ans pour le Cap Vert et la côte de Guinée. Avant les Anglais, avant les Hollandais, nos marins ont suivi au-delà du cap de Bonne-Espérance les premiers explorateurs portugais. S'il faut en croire des documents chinois, signalés par M. Pauthier, un navire français aurait paru en Chine en 1517, un an après les Portugais. Il y aurait même laissé quelques-uns de ses canons, qui servirent plus tard de modèles aux fonderies chinoises. En 1527, trois vaisseaux de Dieppe, dirigés par des pilotes portugais, abordent l'un à l'île Saint-Laurent (Madagascar), l'autre à Sumatra, le troisième à Diu, déjà occupé par les Portugais3. En 1529 et 1530, deux navires d'Ango, le Sacre et
GAFFAREL, 0. c., p. 73 et 92. Journal manuscrit d'un sire de Gouberville. 1873, in-8°, p. 491. :) BARROS, Asie (4E Décade, liv. V, ch. vi, p. 296. Edition de Madrid, 1615.)
1
5
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la Pensée, commandés par Jean Parmentier, relâchent à Madagascar, aux Maldives, s'arrêtent longtemps à Sumatra, où ils perdent leur capitaine, et reviennent à Dieppe en 1531. Leur journal de bord, rédigé par un des compagnons de Parmentier, Mauclerc ou Crignon, traduit par Ramusio dans sa Collection de Voyages et retrouvé dans sa forme originale par M. Estancelin, est la plus ancienne relation qui nous reste des navigations françaises dans les mers de l'Extrême-Orient. Quelques années plus tard, 'en 1535, s'organisait à Rouen la première association de marchands pour le commerce des Indes, devançant de plus d'un demi-siècle les Compagnies anglaises et hollandaises1. Ce ne sont donc pas, comme nos historiens l'ont répété trop souvent, de rares navigateurs, des aventuriers isolés qui ont promené notre pavillon sur les mers lointaines ; nous avions déjà dans la première moitié du xvie siècle des relations permanentes avec le Brésil et avec l'Afrique occidentale, les pêcheries de Terre-Neuve étaient fréquentées tous les ans par soixante à quatrevingts navires, et si le Portugal et l'Espagne nous ont montré le chemin c'est nous qui l'avons monî DUFRÉNB DE FRANCHEVILLE, Histoire de la Compagnie des Indes, p. 14, prétend que cette association rouennaise avait pour objet le commerce des Indes orientales, mais ne cite pour toute autorité qu'un passage assez suspect de l'Histoire du Japon, de CHARLEVOIX. Nous n'avons trouvé aucun document qui confirme cette hypothèse : la Société rouennaise était organisée pour le commerce du Brésil.
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tré à l'Angleterre et à la Hollande. Ce qui rendait plus difficile encore et plus glorieuse la tâche de nos navigateurs, c'est qu'il ne s'agissait pas de voyages pacifiques, où l'on n'eût à redouter d'autres dangers que les colères de l'Océan ou les caprices de peuples barbares. Les rois d'Espagne et de Portugal revendiquaient la souveraineté exclusive des régions nouvellement découvertes et n'admettaient pas qu'on osât empiéter sur leurs domaines. Le roi de Portugal ne se contentait pas d'interdire l'exportation des sphères ou des cartes représentant les régions situées au sud de l'Equateur, et de défendre à ses navires de prendre à bord aucun matelot ou pilote étranger ; il autorisait ses capitaines à traiter en pirates les Européens qu'ils rencontreraient dans les parages du Brésil, de l'Afrique ou des Indes. L'Espagne agissait de même dans la mer des Antilles et dans le golfe du Mexique : tout étranger était un ennemi. Les Français, qui n'avaient jamais reconnu les prétentions espagnoles et portugaises, rendirent coup pour coup ; les navires marchands s'armèrent; au pillage, on répondit par le pillage, au massacre, par le massacre ; lors même que les gouvernements étaient en paix, les nations étaient en guerre. Ango, qui, plus d'une fois, avait donné l'exemple du commerce interlope, avait cependant évité de se mêler à ces aventures belliqueuses que le roi désapprouvait. Jamais le gouvernement français n'avait consenti à accorder de lettres de représailles pour les dommages subis par ses sujets dans
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les parages où le Portugal et l'Espagne prétendaient avoir un monopole commercial; mais l'armateur du Sacre et de la Pensée, le négociant intéressé dans presque tous les voyages au Brésil et à la côte d'Afrique, ne pouvait assister avec indifférence aux violences des Portugais, qui coulaient à fond nos vaisseaux dans le golfe de Guinée, et qui, deux fois, en 1516 et en 1526, avaient ruiné nos établissements du Brésil. Le pillage d'un vaisseau dieppois, capturé par les Portugais dans les mers d'Europe, lui fournit l'occasion d'intervenir. En 1529, en vertu d'un acte passé avec le sire de Bourry, vice-amiral de France, il s'engagea à poursuivre la restitution du navire, et en 1530, il obtint, grâce à l'intervention de Marguerite de Navarre, des lettres de marque régulières et l'autorisation de prélever de gré ou de force sur les Portugais la valeur de la cargaison et du bâtiment, estimés à 250,000 ducats. Les Portugais n'ignoraient pas que le marchand de Dieppe était un ennemi qu'il fallait ménager ; deux envoyés furent chargés de traiter directement avec lui ; on composa pour 60,000 ducats, et les lettres de marque, délivrées le 26 juillet, étaient retirées dès le mois d'août de la même année1. 11 y a loin de ce dénoûment pacifique à la légende populaire, qui nous représente Ango déclarant la guerre à Jean III de Portugal, débarquant huit cents hommes
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Voir
GOSSELIN,
O. c, p.
31-26.
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près de Lisbonne, et forçant le souverain du Brésil, de l'Afrique et des Indes à traiter avec lui ; mais s'il n'a pas tiré l'épée, il n'en reste pas moins dans l'histoire comme dans la légende le défenseur des intérêts et de l'honneur national ; le marchand avait fait ce que le roi n'avait pas su ou n'avait pas voulu faire. François I9r n'était pourtant ni un ignorant comme Charles VIII, ni un indifférent comme Louis XII. S'il laissait volontiers à ses conseillers les questions purement commerciales, les voyages, les aventures, les découvertes, ce qu'on pourrait appeler le roman du commerce, séduisaient son imagination et flattaient son amour de la gloire. Sa mère, Louise de Savoie, sa soeur Marguerite, qui exercèrent sur lui une si grande influence, étaient des lettrées, curieuses de toutes les nouveautés, et s'intéressaient aux progrès de la science et aux découvertes modernes aussi bien qu'à la poésie et aux lettres anciennes. Marguerite connaissait et admirait les entreprises de Jean Ango1. Louise de Savoie fut la protectrice de Verazzano et c'était à elle que Pigafetta, l'ami et le compagnon de Magellan, avait offert, en 1525, une des premières copies de la relation de son voyage, traduite presque aussitôt en français par Antonin Fabre. Enfin, Bonnivet, le favori de François I01', le fils de son gouverneur, Gouffier, amiral de France depuis 1517, s'il n'était guère plus marin que ses prédécesseurs, les
1
Lettres de Marguerite d'Angouléme (Ed. Genin, 1841), p. 218
et 252.
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sires de Chaumont et de Graville, tenait à faire respecter le pavillon royal, et aurait volontiers attaché son nom à quelque grande entreprise maritime. François Ier et Bonnivet avaient songé, avant la trahison du connétable de Bourbon et nos désastres en Italie, à envoyer au Brésil, sous la conduite de Jean Verazzano S un des capitaines d'Ango, une expédition qui achèverait l'exploration des côtes et qui relèverait les comptoirs français détruits en 1516 par l'escadre portugaise de Christovam Jaques. Le Portugal toujours aux aguets eut connaissance de ce projet et un ambassadeur de Jean III, Silveira, arriva en France pour essayer d'en empêcher l'exécution. Il n'obtint d'abord que des refus courtois, mais au mois d'avril 1523 2 la situation devenait menaçante en Europe : Lautrec était battu dans le Milanais, Bourbon préparait sa défection, Henri VIII était l'allié de Charles-Quint, des bandes de vagabonds et de déserteurs ravageaient la Brie, le Bourbonnais, la Guyenne et l'Auvergne; François Ior craignit de se faire un ennemi de plus; l'expédition fut contremandée; au
Jean Verazzano était né vers 1485 à Val de Grève, près de Florence. Suivant DESMARQUETS, 0 c. (I, p. 100), il aurait accompagné Thomas Aubert à Terre-Neuve en 1508. Suivant d'autres témoignages (lettre du Florentin Fernando Carli, datée de Lyon le 4 août 1524, dans VArchivio storico italiano, ix, p. 53-55 (Florence, 1853), il aurait séjourné plusieurs années au Caire et voyagé dans toute la Méditerranée. 2 Dépêche de Silveira à Jean III de Portugal (25 avril 1523), citée par MURPHY, The voyage of Verazzano, p. 162-163.
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lieu de partir pour- le Brésil, Verazzano alla croiser dans les parages du cap Saint-Vincent pour arrêter les galions espagnols. Ii obtint cependant l'année suivante, grâce à la protection de Louise de Savoie, l'autorisation de se diriger vers l'Amérique, mais il n'emmena qu'un seul navire, et ne prit pas, comme il devait le faire en 1522, la route du Brésil. Le retour dés compagnons de Magellan venait d'apprendre à l'Europe qu'on pouvait tourner l'Amérique par le Sud; pourquoi ne la tournerait-on pas par le Nord et ne trouverait-on pas cette route septentrionale de la Chine et des Indes vainement cherchée depuis la fin du xve siècle par les Anglais, les Portugais et les capitaines normands et bretons ? Parti de Madère, le 17 janvier 1526, Verazzano atteignit la côte de l'Amérique du Nord vers le 34e degré de latitude septentrionale, à la fin du mois de février, longea le littoral jusqu'au 47° degré en débarquant sur plusieurs points et revint en France au commencement de juillet. Le 8 juillet, il adressait au roi une relation de son voyage qui dut se répandre assez promptement dans le public, car dès le 4 août un Florentin résidant à Lyon, en envoyait une copie à Florence1. Le but, n'était
1 La relation de Verazzano a été publiée par RAMUSIO, 0. c. (III, p. 350) sous le titre de Relacione di Giovanni da Verazzano Fiorentino délia terra per lui scoperta in nome di Sua Majesta scritta in Dieppa adi S Juglio MDXXIIII. — La copie de Carli qui diffère peu du teste de Ramusio a été publiée pour la première fois en 1841, d'après un manuscrit de l'ancienne bibliothèque Strozzi, dans le tome I de la 2E série (p. 37) de la Société
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pas atteint, Verazzano n'avait pas découvert la route du Cathay, mais il ne se décourageait pas. Dans la lettre adressée au roi il proposait tout à la fois de poursuivre la recherche du passage nordouest et de coloniser les contrées salubres et fertiles qu'il avait explorées. Malheureusement François Ier et ses conseillers avaient alors d'autres soucis que les voyages de découvertes et les entreprises de colonisation : Verazzano dut renoncer à ses projets jusqu'après le traité de Madrid. Il les reprit alors avec une nouvelle ardeur. Nous possédons encore l'original d'un contrat passé, en 1526, entre le capitaine florentin, Jean Ango, plusieurs autres armateurs rouennais, le général des finances de Normandie et Philippe Chabot, seigneur de Brion, amiral de France et de Bretagne qui avait succédé à Bonnivet, mort glorieusement à Pavie. Verazzano devait appareiller du Havre avec deux galions de l'amiral, une nef d'Ango et chercher encore une fois la route du pays aux épices *. Cette
historique de New-York. — BELLEFOREST, dans son Histoire universelle de tout le monde (t. II, 2E partie, Paris, 1575), et HAKLUYT {Divers voyages, Londres, 1582) ont donné une traduction abrégée delà version de Ramusio. 1 Le texte de ce contrat a été publié, en 1867, par M. MARGRY, Navigations françaises (p. 194-218). M. GOSSELIN (0. c„ p. 157-158) a cité d'autres pièces qui prouvent que Verazzano en 1526 se préparait à partir pour un nouveau voyage dans les Indes occidentales. L'authenticité du voyage de Verazzano, la date et les circonstances de sa mort ont été l'objet de nombreuses controverses qui ne nous paraissent pas avoir ébranlé l'autorité du récit de Ramusio. (Voir BUCKINGHAM SMITH, An inquiry into the authenticity of documents concerning a Discovery in
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expédition, si elle a eu lieu, n'a pas laissé d'autres traces, mais Ramusio nous apprend que Verazzano, dans un second voyage en Amérique, fut fait prisonnier et mangé par les sauvages : n'est-ce pas en .exécutant le contrat signé avec Ango et l'amiral de France qu'il aura trouvé la mort ? Quel qu'ait été son sort, Verazzano devait avoir des héritiers. François Ior lui-même semble avoir adopté ses idées sur le passage nord-ouest avec d'autant plus d'ardeur qu'elles ne gênaient en rien sa politique européenne et qu'elles ne risquaient pas de soulever des conflits avec les autres puissances maritimes. Peu d'années après la mort du premier explorateur des côtes orientales de l'Amérique du Nord, un Malouin, Jacques Cartier, demanda à l'amiral Chabot l'autorisation de reprendre au nom du roi l'œuvre inachevée. Parti de SaintMalo, le 20 avril 1534, avec deux navires équipés par les soins du vice-amiral de France, Charles de Mouy, seigneur de la Meilleraye, ii relâcha à TerreNeuve, explora une partie du littoral du Labrador et du Nouveau-Brunswick, en laissant çà et là des croix et dés trophées aux armes de France comme
North America claimed to have ben made by Verazzano (31 pages et 1 carte, New-York, 1864). — BREVOORÏ, Verazzano le Navigateur (in-8° de 159 p., New-York, 1874). — MURPHY, The voyage of Veraizano.— Revue critique (article de M. IIARRISSE sur l'ouvrage de MURPHY), 1876 (janvier). — DE SIMONIS, Il Viaggio di Verazzano (archivio Storico, 1877, août), et Intorno al florentine Giovanni Verazzano, Genève, 1881. — DE COSTA, Verazzano the explorator, in-4°, New-York, 1881.
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témoignage d'une sorte de prise de possession au nom du roi et de l'Église. Il revint le 5 septembre en ramenant avec lui deux indigènes. La découverte d'un golfe immense qui semblait s'enfoncer dans les terres du côté de l'ouest semblait d'un heureux augure; c'était peut-être l'entrée du passage si longtemps cherché. Cartier repartit en 1535 avec trois navires et découvrit l'embouchure de ce fleuve gigantesque qui devait prendre plus tard le nom de Saint-Laurent et qu'il remonta jusqu'au village d'Hochelaga, à l'endroit qu'occupe aujourd'hui la ville de Montréal1. Cette découverte qui devait immortaliser le nom de Jacques Cartier, était cependant une déception pour le roi et pour l'explorateur. Ce que l'un et l'autre rêvaient, comme tous les chercheurs de terres nouvelles au xvie siècle, ce n'était pas un sol vierge à défricher et à conquérir, sous un ciel peu clément, au milieu de tribus barbares et belliqueuses, c'était le chemin du pays des épices", c'étaient au moins les mines d'or et d'argent qui commençaient à faire la fortune de l'Espagne. Cependant tout espoir n'était pas perdu. Les sauvages avaient fait entendre aux compa1 ïîrief récit et succincte narration de la navigation faicte en 1353 et 1336, par le capitaine Jacques Cartier ès ysles de Canada, etc. lro édition, 1545, in-8°, réimprimée par d'AvEZAC en 1863, in12. Le premier voyage a été raconté par RAMUSIO (t. III, Venise, 1556, p. 435 et suiv.) dont la relation traduite en français en 1598 fut publiée à Rouen (petit in-8°), sous le titre de Discours du voyage fait par le capitaine J. Cartier aux Terres-Neuves de Canada, etc. Elle a élé réimprimée en 1840 dans les Archives des voyages.
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gnons de Cartier que le grand fleuve sortait d'une vaste mer d'eau douce sur les bords de laquelle abondaient les métaux précieux, et que, plus loin encore dans l'intérieur, se trouvait une région fertile où mûrissaient les amandes, les oranges et toutes sortes de fruits. François Ior se décida à autoriser une dernière tentative. Un gentilhomme picàrd, Jean-François de la Roque, sire de Roberval, le même qui sous Henri II obtint le privilège de la recherche et de l'exploitation des mines dans tout le royaume\, reçut le titre de lieutenant général ès terres neuves du Canada, Hochelaga, Saguenay et autres cirçonvoisines ; Jacques Cartier fut désigné comme capitaine général et maître pilote des navires qui seraient employés à l'expédition, et le 23 mai 1541, il quitta Saint-Malo avec cinq vaisseaux, devançant Roberval qui devait le rejoindre sur les bords du Saint-Laurent. De nouvelles explorations dans le haut fleuve n'aboutirent qu'à la découverte de rapides qui paraissaient infranchissables. Un an après le départ du premier convoi, Roberval n'était pas encore arrivé. Cartier découragé, et plus disposé peut-être à désespérer de l'entreprise depuis qu'il n'en avait plus la direction suprême, se rembarqua et, malgré les instances de Roberval qu'il avait rencontré à la sortie du golfe, refusa de revenir sur ses pas. Roberval s'obstina pendant un an à chercher de tous côtés le passage qui reculait
1 Lettres-patentes de septembre 1S48. — p. 57.
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sans cesse devant les navigateurs : le vaisseau de Jean Alfonse le Saintongeois qu'il avait envoyé au nord de Terre-Neuve fut arrêté par les glaces, luimême fut rappelé en 1543 par François Ier, et Jacques Cartier ramena en France les débris de l'expédition1. François Ier était excusable de s'être trompé avec Christophe Colomb, Verazzano, Jacques Cartier et presque tous les géographes et les navigateurs de son siècle : peut-être l'était-il aussi de n'avoir pas poursuivi sur les bords du Saint-Laurent une tentative dont le véritable but était manqué, et que l'auteur même de l'entreprise avait abandonnée ; mais ce qu'il est plus difficile de lui pardonner, c'est la déplorable politique qui paralysa les efforts de nos négociants en Afrique et au Brésil, et qui sacrifia les intérêts de notre commerce à l'alliance douteuse du Portugal. La lutte sourde engagée depuis longtemps entre les Français et les Portugais qui prétendaient interdire aux autres nations l'accès des terres et des mers placées sous leur souveraineté par les bulles pontificales, avait pris, surtout depuis 1526, les proportions d'une véritable guerre. Chaque année était signalée par des rencontres sanglantes ; nos comptoirs du Brésil brûlés par les Portugais, se relevaient aussitôt de leurs cendres ; aux Normands, aux Bre1 HA-KLOTT, The principal navigations (Londres, 1590-1600, 3 vol. iri-I0), III, p. 232 et suiv., —■ et Les voyages aventureux du capitaine JEAN ALFONSE, Xaintongeois. publies par MEI,LIN DE SAINT-GELAIS (in-4°, sans date). . .
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tons et aux Picards venaient se joindre les Rochelois et les Marseillais : au moment même où le Portugal réussissait à désarmer Jean Ango, un navire de Marseille équipé par Saint-Blancard, général des galères de la Méditerranée, venait d'élever un fort français dans la baie de Pernambuco. Il fut capturé par trahison à son retour en Europe, le fort fut détruit, la garnison égorgée ou livrée aux anthropophages brésiliens, et l'amiral portugais Alphonse de Souza ruina encore une fois tous les établissements français de la côte du Brésil. L'émotion ne fut pas moins vive en Provence qu'en Normandie. SaintBlancard demanda justice au roi ; les marchands de Rouen, de Dieppe et de Saint-Malo qui attendaient vainement le résultat des négociations engagées depuis 1527 redoublèrent leurs plaintes '. François lGr qui s'était contenté jusqu'alors de délivrer des lettres de représailles, et qui avait évité d'intervenir personnellement dans la lutte, venait de subir le traité de Cambrai ; il voyait avec terreur grandir chaque jour la puissance de son rival, il se croyait obligé de ménager le Portugal et de dégager au moins sa responsabilité. Il enjoignit en 1531 à l'amiral Chabot2 d'arrêter dans les ports normands tous les navires qui se rendraient soit* au Brésil, soit en Guinée, dans les terres dont le
1 Voir pour ces événements GAFFAREL, Histoire du Srési français, et VARNHAGEN, Histoire générale du Brésil (1858
in-8°), t. I. 2 Archives municipales de Rouen, registre des délibérations A 13, f° 153.
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roi de Portugal réclamait la souveraineté. Malgré les protestations du Conseil des vingt-quatre de Rouen, la défense fut maintenue 1 : c'était la ruine de notre commerce et de nos établissements sacrifiés à des considérations politiques fort contestables, car la guerre avec le Portugal ne pouvait avoir de pires conséquences que cet abandon des intérêts nationaux, si énergiquement soutenus par l'initiative privée. La politique ne fut pas seule en jeu dans cette déplorable affaire. Nous savons par les dépêches de l'ambassadeur vénitien Giustiniano2 et par les pièces du procès de l'amiral Chabot3, que celui-ci trahissait les intérêts qu'il avait mission de défendre. Chargé de suivre la négociation avec les Portugais, il avait reçu des ambassadeurs de Jean III, outre des sommes considérables évaluées à 40,000 écus, Une tapisserie de 10,000 écus, sans compter ce
1 Archives municipales de Rouen. La défense fut renouvelée lé 30 mai, le 23 août et le 22 décembre 1532.
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Amb. vénitiens, I, p. 87 (Giustiniano, 1535) : « On sait bien que dans les Indes qui appartiennent au roi de Portugal à veteri occupatione non seulement il veut avoir la supériorité; mais il ne veut pas que qui que ce soit puisse y aller. Les Normands, les Bretons, les Picards qui étaient allés au Brésil ont été fort maltraités, ce qui donne lieu à des plaintes amères en France contre les Portugais. Cependant les Français et d'autres, qui vont là, veulent maintenir leur droit. C'est pourquoi une négociation est dépuis longtemps entamée. Du côté des Français, l'amiral, du côté des Portugais, l'ambassadeur en sont chargés ; celui-ci par les riches présents qu'il a faits à l'amiral traîne les choses en longueur.. . »
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3 Voir les manuscrits 3873 et 3876 (pièces 52-56) de la Bibliothèque nationale (fonds français), et ISAMBERT, t. XII, p. 725 et 726.
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qu'on ignorait. Il se faisait payer en même temps par Ango et les Rouennais les lettres de marque qu'ils avaient obtenues contre les Portugais, et c'était à sa trahison qu'il fallait attribuer les lenteurs interminables de la négociation et plus tard les résultats non moins négatifs des travaux de la commission franco-portugaise, chargée d'examiner les réclamations et les demandes d'indemnités réciproques. La vénalité de l'amiral eut du moins cet avantage que les défenses royales furent peu observées. Rouennais et Dieppois continuèrent à trafiquer avec le Brésil et l'Afrique et à se venger comme ils purent des agressions portugaises. Jean Ango éluda la prohibition en déclarant que ses vaisseaux étaient destinés à des contrées où les chrétiens n'avaient jamais mis le pied ; d'autres ne se donnèrent même pas la peine de tourner respectueusement la loi, ils se contentèrent de faire de fausses déclarations et d'acheter le silence des commis qui coûtait moins cher que la connivence de l'amiral. Les Portugais firent de nouveau appel au roi : en 1537 (30 mai et 23 août), en 1538 (22 décembre) ils obtinrent coup sur coup trois nouvelles ordonnances « faisant expresses inhibitions et défenses... sur » certaines et grandes peines... aux sujets du roi » tant généralement que particulièrement... qu'ils » n'aient à voyager esdites terres de Brésil et Ma» laguette, ny aux' terres découvertes par les rois » de Portugal, sur peine de confiscation de leurs
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» navires, denrées et marchandises et de tons et un » chacun leurs biens et punition corporelle 1... » Cette étrange conduite d'un souverain qui se faisait le complice de l'étranger contre ses propres sujets et qui prétendait anéantir d'un trait de plume' •trente ans d'efforts et de sacrifices, a été sévèrement jugée par les contemporains. Tandis que le roi plaidait la cause des Portugais, les particuliers revendiquaient hautement la liberté des mers. « Sa Ma» jesté sérénissime, disait Saint-Blancard, dans une » protestation datée de 1538, n'a pas plus de droit » sur ces terres que n'en a le Roi très-chrétien : la » mer est commune à tous : ces îles qu'elles bai» gnent sont ouvertes à tous ceux qui peuvent y » aborder, et il doit être permis non seulement aux » Français, mais à toutes les nations de les fré» quenter et de trafiquer avec leurs habitants 2. » Pierre Crignon, ou l'auteur quel qu'il soit delà relation anonyme de Ramusio, s'exprime avec autant de fermeté et d'éloquence : « Bien que les Portu» gais soient le plus petit peuple du globe, il ne » lui semble pas assez grand pour satisfaire sa cu» pidité : je pense qu'ils doivent avoir bu de la » poussière du cœur d'Alexandre, pour se montrer » animés d'une pareille soif de conquêtes. Ils » croient tenir dans leur poing fermé ce qu'ils ne
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VILLE,
Archives municipales de Rouen, A 14, f° 283. — Cf. Faâ0. c, l. II, p. 437 et suiv.
? La protestation de Saint-Blancard a été reproduite par VARNHist. générale du Brésil, I. p. 441 et suiv., et GAFFABEL, Hist. du Brésil français, p. 366 et suiv.
HAGEN,
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pourraient embrasser des deux mains ; on croirait vraiment qu'ils se persuadent que Dieu a fait la mer et la terre pour eux et que les autres nations ne sont pas dignes de naviguer. S'il était en leur pouvoir de mettre des barrières à la mer et de la fermer entre le cap Finistère et la pointe de l'Irlande, il y a longtemps qu'ils auraient barré le passage. Pourtant les Portugais n'ont pas plus de raison d'empêcher les Français d'aborder à ces terres où eux-mêmes n'ont pu planter la foi chrétienne, où ils ne sont obéis ni aimés, que nous n'aurions le droit de les empêcher d'aller en Ecosse, en Danemark ou en Norvège, parce que nous y aurions abordé les premiers. Dès qu'ils ont navigué le long d'une côte, ils la réclament comme leur propriété. Mais de telles conquêtes sont trop faciles à faire et à trop peu de frais, puisqu'il n'y a eu ni attaque ni résistance. » — Si le roi, ajoutait-il, voulait tant soit peu lâcher la bride aux négociants français, en moins de quatre ou cinq ans, ils lui auraient conquis l'amitié et assuré l'obéissance des peuples de ces nouvelles terres, et cela sans autres armes que la persuasion et les bons procédés. Dans ce court espace de temps les Français auraient pénétré plus avant dans l'intérieur du pays que n'ont fait Portugais en cinquante ans et probablement les habitants en chasseraient ces derniers comme leurs 'ennemis mortels '. »
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RAMUSIO,
Navigations, etc.. (Venise, 1556), t. IV, p. 426.
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Le roi finit-il par prêter l'oreille à ce concert de plaintes ? ou un revirement soudain dans sa politique s'explique-t-il par la disgrâce de l'amiral Chabot, qui avait été l'allié secret et payé des Portugais et qui èut la maladresse de se brouiller avec le favori du jour, le connétable de Montmorency? Ce qui m'est pas douteux c'est qu'en 1539, presque au lendemain de l'arrestation de l'amiral, une députation des armateurs de Rouen1, soutenue par l'Hôtel-de-Ville et les bourgeois notables de Paris2, obtint le retrait de l'ordonnance de décembre 1538, et la liberté de trafiquer dans les terres prétendues portugaises. En dépit des efforts du Portugal, François Ior mieux inspiré par Claude d'Annebaut, successeur de Chabot, maintint jusqu'à sa mort les dispositions nouvelles qu'il avait prises en 1539. La condamnation de sa conduite précédente, ce fut précisément l'attitude du Portugal qui se borna à réclamer, à intriguer, et à piller les Français quand ils étaient les plus faibles 3, mais qui s'abstint de
Archives municipales de Rouen, A 14, f° 185. Le 6 février 1539, on voit une assemblée des prévôt des marchands, échevins, quartiniers et bourgeois notables décider que les marchands remettront un mémoire au roi pour protester contre la prohibition par lui adressée « à tous mar» chands, marins et autres personnes quelz qu'ils soient d'aller » ne envoier navires à la Guinée ne au Brésil ». — ROBIQUET, Histoire municipale de Paris, I, p. 403. 3 Ami. vénitiens (Marino Cavalli, 1546). « Avec le Portugal » il ne peut y avoir bonne intelligence, puisqu'une guerre » sourde règne toujours entre les deux pays. Les Français pré» tendent avoir le droit de naviguer en Guinée et au Brésil, » comme il leur plaît. Les Portugais le contestent et quand ils
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toute menace et de toute démonstration contre la France. Malheureusement les fautes avaient porté leurs fruits. Les armateurs français auraient peutêtre lutté contre le Portugal, même sans l'appui du roi, comme ils le faisaient depuis le commencement du siècle ; ils ne pouvaient lutter à la fois contre les Portugais et contre leur propre souverain. Le découragement avait été lent à venir, mais il était venu : sans abandonner les expéditions au Brésil et en Guinée, nos marins renoncèrent à fonder et à entretenir des comptoirs qui devaient infailliblement périr : il y eut encore de nombreux voyages, dont il nous reste des témoignages précieux, la carte de Guillaume Le Testu*, la relation de Jean Alfonse, le pilote saintongeois2; mais, par la faute de la politique royale, une première occasion était perdue de faire du Brésil et peut-être de la Guinée des terres françaises ou de les partager, du moins avec le Portugal. La nation, abandonnée à elle-même, avait commencé l'oeuvre avec une audace, une persévérance et un sens pratique que nos rivaux euxmêmes étaient forcés de reconnaître. L'intervention royale avait tout compromis. Elle ne devait être ni
» » » » en rencontrent en mer et qu'ils sont les plus forts, ils les combattent et les coulent à fond. Le roi concède alors contre lesdits Portugais des lettres de représailles et on leur reprend plus qu'ils n'avaient pris. » I, p. 293. 1 La carte de Guillaume Le Testu composée en 1555 et dé diée à Coligny est conservée au dépôt de la guerre. (Voir GAFFAREL, Hist. Au Brésil français, p. 123.)
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Voir plus haut, p. 148.
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plus, clairvoyante, ni plus efficace sous Henri II. Le premier acte du nouveau roi fut une faute. Circonvenu par les intrigues auxquelles la véritable reine, Diane de Poitiers, n'était peut-être pas étrangère, il décida que, pour éviter la fraude, les épices et les drogueries, cxest-à-dire à peu près tous les produits importés des terres nouvelles ne pourraient plus être introduits du côté de la terre que par Lyon, dans la Méditerranée par Marseille, dans l'Atlantique et la Manche, par Rouen La ville manifesta sa reconnaissance par l'accueil enthousiaste qu'elle fit au roi en 1550 et par les fêtes somptueuses où l'on vit des sauvages brésiliens donner à la cour le spectacle de leurs combats2, de leurs danses et de leurs chasses, mais le privilège concédé à Rouen coûta cher aux autres ports normands. La fortune de Dieppe et celle d'Ango déjà compromise par ses prodigalités, comme sa popularité l'avait été par ses hauteurs et ses violences, ne résista pas à ce coup. Dieppe vit son commerce passer entre les mains des Rouennais, et Ango, traqué par ses créanciers, abandonné de ses amis et disgracié par le roi, mourut en 1551, sans avoir passé, comme Jacques Cœur, par
' Edit du 10 septembre 1549. FONTANON, t. II, p. 404 et suiv. La Déduction du sumptueux ordre, plaisanta spectacles et magnifiques théâtres dressez et exhibes par les citoiens de Rouen à la sacre maiesté du Très-Christian roy de France Henri second (Rouen, 1551). — Cf. F. DENIS, Une fête brésilienne célébrée à Rouen en ibSO (Paris, Techener, 1850), et GAFFAHEL, Hist. du Brésil français, p. 130.et suiv.
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les amertumes de la prison et de l'exil, mais trahi et ruiné comme lui. L'avènement d'un nouvel amiral, Gaspard de Coligny qui avait succédé, en 1552, à d'Annebaut, disgrâcié depuis 1547, imprima une certaine activité au commerce maritime. Bien que Coligny ne fût, comme ses prédécesseurs, amiral que par le titre, il était jaloux de l'honneur de sa charge et de celui du pavillon national. Sachant qu'ils seraient protégés, les marchands reprirent courage. On vit se multiplier les courses sur les côtes de Guinée. Dans une seule année (1556), on y constate la présence de six ou sept navires français2, et les marins de Rouen, du Havre, de Dieppe et de Barfleur vont y chercher l'ivoire, lamalaguette et la poudre d'or, que les indigènes échangent contre les draps et les toiles de Normandie3. Mais c'est surtout vers le Brésil que se dirigent l'attention publique et les efforts des armateurs. Vers le milieu du xvi° siècle, la géographie du Brésil est presque populaire, des milliers de marins, de marchands, d'aventuriers, ont visité ces parages ; dans presque tous nos ports on a vu des sauvages brésiliens amenés de gré ou de force par les patrons de nos navires : les fêtes de Rouen les
1 Voir sur le rôle de Coligny comme amiral, TESSJER, L'amiral Coligny, 1 vol. in-8°, 1872. 5 Second voyage de Torvrson à la côte de Guindé 4586 (HACKLUYT, 0. c, t. II, 2e partie, p. 36 et suiv.). — Cf. WALGKENAER, Hist. des voyages, t. I, p. 469. 3 Journal manuscrit d'un sire de Gouberville, p. 493.
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ont mis à la mode : il n'est plus de mascarades où ne figurent leurs armes, leurs coiffures de plumes et leurs tatouages bizarres. Les cartes de Pierre Desceliers, en 1553, de Guillaume Le Testu, en 1555, dédiées toutes deux à l'amiral d'Annebaut, donnent de la côte une description exacte et détaillée qui permet à nos navigateurs de se passer des portulans étrangers. Coligny, gagné secrètement aux doctrines de Calvin, inquiet de la faveur croissante des Guises, voyant approcher le moment où la persécution aboutirait à la guerre civile, songeaitil déjà à user du pouvoir dont il disposait pour ménager à ses coreligionnaires, et peut-être à luimême un asile au-delà des mers, et pour créer sur le sol américain une France protestante qui le disputerait au catholicisme espagnol et portugais? On pourrait le croire, à en juger par l'empressement avec lequel il accueillit un plan de colonisation du Brésil, dont l'auteur était un chevalier de Malte, Nicolas Durand de Villegagnon, neveu du grandmaître Villiers de l'Isle-Adam et vice-amiral de Bretagne depuis 1548. Esprit remuant, caractère difficile, à la fois inconstant et fanatique dans les convictions religieuses qu'il embrassait tour à tour avec une égale ardeur, Villegagnon ne manquait pourtant ni d'habileté, ni d'éloquence. Il séduisit Coligny, qui le crut protestant, les Guises, qui le crurent catholique, Henri II, qui le prit pour un Fernand Cortez, obtint des vaisseaux, des munitions, de l'argent, recruta à la hâte des colons de toute
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origine et de toute religion, un cordelier, André Thevet, le futur auteur des Singularitez de la France antarctique et de la Cosmographie univer-. selle, des ministres protestants, des gentilshommes, des ouvriers, des vagabonds et des faux-sauniers ramassés dans les prisons de Paris. Il débarqua le 10 novembre 1555, dans la baie de Rio-Janeiro. Un fort baptisé du nom de Coligny s'éleva dans une des îles qui porte encore aujourd'hui celui de Villegagnon. Cette tentative avait fait grand bruit en France et à Genève, la citadelle du calvinisme. Villegagnon était entré en correspondance avec Calvin, qui avait consenti à lui envoyer quatorze protestants genevois, parmi lesquels Jean de Léry, l'historien de l'expédition, et le ministre Jean Crespin. Henri II, qui n'était pas dans le secret de cette correspondance, avait expédié trois nouveaux bâtiments avec des vivres, des colons et quelques femmes, les premières Françaises qui eussent paru en Amérique. De nombreux émigrants se préparaient à suivre les premiers convois, mais les querelles religieuses et les violences de Villegagnon ne tardèrent pas à désorganiser le nouvel établissement. Les Génevois se rembarquèrent avec la plupart des protestants français. Villegagnon lui-même revint en France, abandonnant ses compagnons à la merci des Brésiliens et des Portugais, qui se montrèrent plus impitoyables que les sauvages î. Le fort
1 Voir sur la tentative de Villegagnon.— Navigation du chevalier de Villegaignon es terres d'Amérique en 4SSS avec les mœurs
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Coligny fut détruit en 1560 ; mais il fallut huit ans au Portugal pour venir à bout des débris de la colonie, qui n'acheva de succomber qu'en 1568 La catastrophe du Brésil eut dans la mère-patrie un douloureux écho : le commerce avait fondé de grandes espérances sur l'entreprise de Villegagnon ; la Cour s'en était émue, les poètes l'avaient célébrée2, le désenchantement n'en fut que plus cruel.
des sauvages (Paris, 1557, in-80). — CLAUDE HATON, Mémoires (Documents inédits sur l'hist. de France, 1, p. 37, année 1556, et II, Appendice, p. 109. ■— JEAN DE LÉRY, Relation d'un voyage fait en la terre de Brésil (1578, in-8°, La Rochelle). — D'AUBIGNÉ. Hist. Universelle, liv. I, ch. xvi, et liv. II, ch. vin. — Lettres de Catherine de Médicis, t. I. — VARNHAGEN, Hist. générale du Brésil, t. I. — O-APFAREL, Histoire du Brésil français. 1 II est question dans le Roteiro gérai y descripcion de l'Estado del Brazil (ch. xxvui), cité par l'Art de vérifier les dates (3E partie, t. IV, p. 84, note), d'un Portugais, Correa, surnommé par les sauvages brésiliens Caramuru, qui, jeté par un naufrage sur les côtes du Brésil, aurait été recueilli et amené en France par un capitaine dieppois, Duplessis, avec la fille d'un chef indigène, Paraguassu, qui fut présentée à la cour et tenue sur les fonts par Henri II et Catherine de Médicis. Correa aurait reçu le commandement de deux navires marchands destinés à fonder un comptoir dans la baie de Bahia, et les aurait livrés aux Portugais. Voir GAPPAREL, Hist. du Brésil français, p. 125 et 126. 2 RONSARD, Poèmes, liv. II. Discours contre fortune : Docte Villegaignon tu fais une grand faute De vouloir rendre fine une gent si peu caute Comme ton Amérique, où le peuple inconnu Erre innocentement tout farouche et tout nu, D'habits tout aussi nu qu'il est nu de malice. . . Pour ce laisse-les là, ne romps plus, je te prie, Le tranquille repos de leur première vie. . . Ils vivent maintenant en leur âge doré Or, pour avoir rendu leur âge d'or ferré En les faisant trop fins, quand ils auront l'usage De cognoistre le mal, ils viendront au rivage Où ton camp est assis et en te maudissant Iront avec le feu ta faute punissant.
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Cette 'déception ne découragea pourtant ni Coligny ni le parti calviniste, qui se consola de son échec en l'attribuant, non sans raison, à l'indifférence du gouvernement et à la trahison du chef de l'expédition. Après la mort de Henri II et le règne éphémère de François II, qui avait été témoin des préludes de la guerre civile, au moment où la politique de Catherine de Médicis essayait encore de maintenir l'équilibre entre les Bourbons et les Guises et semblait pencher vers la tolérance, Coligny se décida à faire une seconde tentative qui, cette fois, était bien son œuvre personnelle et à laquelle la royauté ne prit aucune part. Il ne s'agissait plus du Brésil, mais de cette longue ligne de côtes désignée, au xvie siècle, sous le nom de Floride, explorée sous François Pr par Jean Verazzano et dont son frère Jérôme avait donné une carte déjà connue en 1537 et plus d'une fois reproduite par les géographes contemporains Le sol
Jérôme Verazzano, frère de l'explorateur, l'avait suivi en France et lui servait même de mandataire comme le démontre un acte extrait des archives du parlement de Rouen et reproduit en 1876, dans la Revue critique, par M. Harrisse. Il est l'auteur d'une carte conservée à Romê, au Collège de la propagande, et qui avait appartenu au cardinal Borgia. Cette carte, composée en 1529, comme le prouve une des légeudes {Verrazana sive Nova Gallia, quale discopri V anni fa Giovanni da Verrazano fiorentmo per ordine et comaudamento del crisiianissimo Re di Francia), fut très probablement présentée peu de temps après par Jérôme Verazzano au roi d'Angleterre Henri VIII (Dédicace de HAKLUYT à Pli. Sidney, Divers voyages relatifs aux découvertes en Amérique, 1582'. Elle était connue en Italie dès 1537 (CARO, Littere familiari, t. I, p. 6 et 7. Venise, 1581) et paraît avoir été suivie par un assez grand nombre de cartoT. II. '!
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était aussi fertile, le climat plus tempéré que celui du Brésil; les tribus disséminées sur la côte paraissaient peu redoutables ; enfin, tout espoir n'était pas perdu de trouver dans ces parages sinon un détroit, du moins un isthmè de peu d'étendue qui permettrait de communiquer avec la mer de l'Ouest et d'ouvrir au commerce français cette route du Japon et de la Chine vainement cherchée depuis le commencement du siècle. La carte même de Verazzano, plus ou moins copiée par Àgnese en 1536, par les éditeurs du Ptolémée de 1540, par le planisphère de Girard Mercator en 1541, par le globe d'Ulpius en 1542, par la carte de Gastaldi en 1548, semblait justifier cet espoir. Elle indiquait, vers le 40° degré de latitude, qui par suite d'une erreur de neuf degrés commise par Jérôme Verazzano dans la position du cap Sable, correspondait en réalité au 31e, un isthme vaguement dessiné et près duquel on lisait cette légende : De ce point de la mer orientale on peut voir la mer de V ouest : il y a six milles de terre entre Tune et Vautre. Cette indication, connue de Coligny, ne fut sans doute pas étrangère au choix du point de débarquement ni peut-être à la malheureuse issue de la première expédition1.
graphes du xvte siècle en Italie, en Angleterre et en France. 1 Ribaut écrivit et publia à Londres l'histoire de sa première expédition, mais on n'en connait plus aucun exemplaire, et son récit n'a été conservé que parla traduction anglaise parue à Londres en 1563 sous le titre de « The nhole and (rue discovery of terra Florida... (in-16). — Cf. HAKI.UYT, A notable historié containiny four voyages vnade by certain french captaynes into Florida (1567, Londres, in-4°).
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Conduite par un gentilhomme dieppois, de religion réformée, Jean Ribaut, elle aborda au nord de la presqu'île de Floride, précisément au point où aurait dû être situé l'isthme imaginaire de la carte de Verazzano. Ribaut ne tarda pas à se convaincre de l'erreur du géographe. Dès lors, il semble avoir perdu toute confiance. Après avoir longé quelque temps le littoral, il se décide à s'arrêter dans la baie de Port-Royal, y élève un fortin qu'il baptise du nom de Charlesfort, y laisse vingt-huit de ses compagnons et revient en Europe. Il débarquait à Dieppe le 20 juillet 1562 : la France était en pleine guerre civile, Coligny ne pensait plus à la Floride, Ribaut lui-même dut bientôt se réfugier en Angleterre, où il publia en 1563 le récit de son voyage. Les malheureux abandonnés, après avoir vainement attendu les secours promis, s'embarquèrent sur une sorte de pirogue qu'ils avaient construite avec l'aide des sauvages et se lancèrent sur l'Atlantique presque sans vivres, sans voiles, sans instruments de navigation. Quand un navire anglais les recueillit en vue des côtes d'Angleterre, ils venaient d'égorger et de dévorer un de leurs compagnons ; cette triste aventure passa inaperçue au milieu des catastrophes de nos luttes religieuses. Coligny se souvint pourtant de ses projets après la paix d'Amboise : une seconde expédition conduite par René de Laudonnière, un des compagnons de Ribaut, partit du Havre le 22 avril 1564, et alla fonder sur les bords de la rivière de May (rivière Saint-
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Jean), à peu de distance du point où on avait débarqué en 1562, le fort de la Caroline. L'année suivante, une escadre de sept navires, sous les ordres de Jean Ribaut vint ravitailler et renforcer la colonie ; mais l'Espagne avait pris l'éveil ; le cardinal de Granvelle pressait Philippe II d'arrêter une entreprise qui pouvait devenir menaçante pour les possessions espagnoles du golfe du Mexique ; un ancien capitaine général des flottes castillanes, Menendez, se chargea de l'exécution. Il reçut de Philippe II l'autorisation de foncier un établissement en Floride et d'y détruire l'idolâtrie, et partit de Cadix en juin 1565, avec onze navires et 2,600 hommes. La commission royale était muette sur le véritable but de l'expédition, c'est-à-dire la destruction de la colonie française ; mais Menendez connaissait les intentions de son maître. Le 19 septembre 1565, la garnison de la Caroline était surprise et égorgée ; Ribaut qui avait essayé de prévenir l'attaque des Espagnols était cerné dans les bois et froidement massacré avec presque tous ses compagnons1. René de Laudon1 Voir sur la seconde expédition do Floride, Histoire notable de la Floride descrite par le capitaine LAUDONIÈRE (Paris, chez Auvray, 1586, in-8°), publiée par Basanier. Celte histoire a été réimprimée en 1853 (in-12), dans la collection Jannet. — NICOLAS LE CHALLEUX, Discours de l'histoire de la Floride, Dieppe, 1566, in-8". — Brief discours d'un voyage de quelques François en Floride, par ci-devant rédigé par ceux qui s'y retirèrent et moururent, revu et augmenté par URBAIN CHAUVETON {Archives curieuses, de l'histoire de France, t. VI, lr0 série, p. 170 et suiv.J. — Coppie d'une lettre venant de la Floride (Paris, sans date,, chez Jean Brunca'u), réimprimée par TIÏBNAUX-COMPANS, dans le 103 volume de la 2E série de la Collection des voyages et docu-
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nière. le dessinateur le charpentier Le Challeux, qui devait raconter plus tard ce dramatique épisode de nos aventures coloniales, réussirent à s'échapper avec quelques soldats, et à regagner
Lemoyne1,
Le fort de la Caroline, d'après le dessin de Jacques Lemoyne de Mourgues (Collection des grands voyages des frères de Bry).
la France. La Floride française finissait comme le Brésil français.
ments relatifs à la découverte de l'Amérique. — Requeste au roy, pour les femmes vefves, enfans orphelins... de ses sujets qui ont esté cruellement massacrés par les Espagnols en la France antarctique (Archives curieuses de l'histoire de France, tome VI, lr0 série, p. 232). BARCIA, Fnsayo chronologico para la Florida, 1726. 1 Les dessins de LEMOYNE DE MOURGUES ont été reproduits dans la Collection des grands voyages des frères de BRY {Indorum Floridam inhabitantium eicones), 1590, Francfort.
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Ce guet-apens bientôt connu en France y souleva l'indignation universelle. Catherine de Médicis, elle-même, malgré l'évolution récente qui l'avait rapprochée du parti catholique et de l'Espagne, se crut obligée de demander réparation ; mais tout se borna à un échange de notes diplomatiques et à des protestations stériles1. Ce ne fut pas le roi, ce fut un simple gentilhomme, un catholique, Dominique de Gourgues, qui vengea le massacre de la Caroline. En 1565, une expédition armée à ses. frais surprenait à son tour la garnison espagnole, qui périt presque tout entière dans le combat. Les prisonniers furent pendus aux mêmes arbres où Menendez avait accroché les cadavres de Ribaut et de ses soldats, et sur la même planche où il avait fait fait graver : « Je ne fais ceci comme à Français, mais comme à luthériens », de Gourgues inscrivit: « Je ne fais ceci comme à Espagnols, mais comme à traitres, voleurs et meurtriers. » Ce sanglant épilogue des tragédies de la Floride faillit coûter cher à son auteur ; il fut un moment question de le livrer au roi d'Espagne ; l'intervention de Coligny le sauva, et de Gourgues mourut oublié en 15832.
1 Lettres et papiers d'Etat du sieur de Forquevaulx (Bibliothèque nationale, 10751, fonds français). — Cf. DU PRAT, Histoire d'Elisabeth de Valois (1859, in-8°), et les Lettres de Catherine de Médicis (II, p. 337, et suiv.), dans la Collection des documents inédits de
l'histoire de France. s Sur l'expédition de Dominique de Gourgues, consulter Reprise de la Floride, publiée par TAMIZEY DE LA. KOQUE (1 vol. in-8°, 1857), et Bulletin du Comité d'archéologie de la province
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Depuis 1568, le gouvernement se désintéresse des tentatives coloniales ; seule, Catherine de Médicis semble se souvenir parfois de cette terre du Brésil dont les splendeurs étranges, un moment entrevues dans les fêtes de Rouen, avaient frappé son imagination. Au moment où l'extinction de la maison royale de Portugal venait de faire passer la couronne sur la tête de Philippe II, Catherine qui par sa mère avait des prétentions à l'héritage de don Sébastien, signa avec un des prétendants, don Antonio de Crato, un traité qui lui cédait le Brésil, si son allié réussissait à chasser les Espagnols. Elle envoya même aux Açores une flotte de 55 navires et une armée de 5,000 hommes équipés à ses frais ; l'expédition échoua et le Brésil, comme les autres colonies portugaises, tomba aux mains de Philippe IL Henri IH était resté étranger à cette aventure ; avant de conquérir la couronne du Brésil, il fallait songer à conserver celle de France. Il semble que la cour et ce monde de lettrés et de savants qui commençait à en faire partie, aient partagé la défiance qu'avait inspirée à la royauté l'échec successif des tentatives plus ou moins officielles de colonisation au Canada, au Brésil et à la Floride1. La curiosité n'était pas éteinte ; on s'intéressait aux récits des voyageurs ; on se disputait les
ecclésiastique aVAuch (1861). — M. GAFFAREL a publié en 1875, (in-8°), une Histoire de la Floride française.
' L. DESCHAMPS. Les découvertes et l'opinion en France au xvi° siècle (Hevue de géographie, 1885, t. XVI).
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bagatelles qu'ils rapportaient des terres nouvellement explorées ; on s'amusait des exhibitions brésiliennes de Rouen, renouvelées plus tard à la cour de Charles IX, on ne s'en tenait même pas à cette curiosité vulgaire et superficielle. Les éditions de Ptolémée, enrichies de cartes, où les cosmographes s'empressaient de faire entreries résultats des découvertes récentes, les traductions des relations italiennes et espagnoles1, les ouvrages d'André Thevet2, de François de Belleforest3, de la Popelinière4, de Postels, les récits de Jacques Cartier, de
1 Les plus populaires furent celles des voyages d'Americ Vespuce. — Le 'nouveau monde et navigations faictes par Emeric de Vespuce, par MA.THUB.IN DU REDOUER (1515, petit in-4°). — Le voyage et navigation faict par les Espaignols es isles de Molluc ques (p. in-8° gothique de 76 pages). Traduction de la relation de Pigafelta, par JACQUES-ANTOINE FABRE (1525).—L'Extrait ou Recueil des isles nouvellement trouvées en la grand mer Oceane... faict premièrement en latin par Pierre Martyr de Millau et depuis translaté en languaige françois... (Paris, 1532, in-4°). — La traduction de l'Histoire générale des Indes Occidentales de LOPEZ DIS GOMARA, par MARTIN FUMÉE (1578, in-12).
- A. THEVET, l'un des compagnons de Villegagnon est l'auteur des Singularité'!, de la France antarctique (1556, in-4°) et de la Cosmographie universelle (1571, 2 vol. in-f°).
FRANÇOIS DE BELLEFOREST. 1572, in-4°.
K
5
3
Histoire universelle du monde,
1582,
LA POPEI.INIÈRE.
Histoire des trois mondes,
in-f°.
POSTEL qui accompagna en Orient Jean de Laforêt, ambassadeur de François Ier auprès de Soliman, fut nommé en 1539 professeur au Collège de France, puis quitta sa chaire en 1543 et enseigna tour à tour à Rome, à Venise, à Baie, à Dijon, à Vienne, etc.. avec plus d'érudition et de talent que de sens commun. Parmi ses nombreux ouvrages, il publia en 1553 un livre intitulé Les merveilles des Indes et du NouveauMonde.
�LA FRANGE EN ORIENT ET AU NOUVEAU-MONDE
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Villegagnon, de Jean de Léry, de Laudonnière, de Le Challeux trouvaient des lecteurs et des acheteurs, si l'on en juge par le nombre des éditions; les lettrés, même lorsqu'ils étaient quelque peu sceptiques comme Rabelais et Montaigne, se piquaient d'être au courant des progrès de la science géographique1; mais on ne croyait plus guère aux colonies, on se défiait des forces et du génie de la France : on doutait qu'elle fût capable de soutenir ces entreprises de longue haleine, où il fallait pour réussir la ténacité portugaise ou castillane ; plus d'un courtisan, si on lui eût demandé ce qu'il pensait de « cet aultre monde de la France antarctique », de la Floride ou du Canada, aurait répondu comme Montaigne : « Cette descouverte d'un pays infini » semble estre de considération. Je ne scay si je me » puis respondre que il ne s'en face à l'advenir quel» que aultre, tant de personnages plus grands que » nous ayant esté trompez en cette cy. J'ai peur » que nous ayons les yeulx plus grands que le ventre, » et plus de curiosité que nous n'avons de capacité. » Nous embrassons tout, mais nous n'estreignons » que du vent2. » Toutefois, cette résignation sceptique n'avait pas envahi toutes les classes de la société française. Nos armateurs et nos matelots, qui n'étaient pour rien dans l'issue désastreuse d'expéditions mal conçues et mal soutenues, ne perdirent jamais courage;
1
2
Voir
RABELAIS.
MONTAIGNE.
Pantagruel, liv. IV, chap. Essais (livre I, chap. xxx).
i.
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la petite noblesse de province, surtout celle qui avait embrassé le protestantisme, ne cessa pas de recruter dans ses rangs cette armée d'intrépides corsaires qui vengeait en détail sur le commerce espagnol et portugais les massacres de Fort-Goligny et de la Caroline. En 1575, une société d'armateurs rouennais, fondée sous prétexte d'établir des comptoirs à Saffy, à Agadir et à Maroc, mais dont les opérations s'étendaient à la Guinée et au Brésil \ réussit à relever des factoreries à Bahia et au cap Frio et à en faire de véritables arsenaux où les indigènes venaient se fournir d'armes et de munitions pour combattre les Portugais. En 1579, en 1580, en 1581, on voit des escadres comptant parfois jusqu'à dix-huit navires partir' de Dieppe, du Havre, de Rouen, de la Rochelle, à destination du Brésil. Les protestants français élèvent un fort à Parahyba, la compagnie rouennaise multiplie ses factoreries au Brésil, fonde un établissement à l'embouchure du Sénégal et envoie sur les côtes de Guinée des expéditions régulières. Malheureusement le gouvernement espagnol se montra, aussi opiniâtre que les négociants français. A nos escadres il opposa des flottes, à nos bandes d'aventuriers des armées, à l'audace de simples particuliers, toutes les forces du plus puissant empire du monde. Malgré des exemples terribles, malgré l'indifféG. GRAVIER. Recherches sur les navigations européennes faites au moyen âge aux côtes occidentales d'Afrique [Congrès international des sciences géographiques, 1878, t. II, p. 495).
1
�LA FRANCE EN ORIENT ET AU NOUVEAU-MONDE
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rence persistante de la royauté française, qui se contentait de délivrer des lettres de représailles et de faire entendre de timides réclamations, à la fin du xvi° siècle, l'Espagne n'avait pas encore triomphé de cette obstination patriotique, la colonie du Sénégal subsistait et le commerce interlope, à peu près ruiné sur les côtes de Guinée se maintenait sur celles du Brésil. Ce n'était donc pas la nation qu'il fallait accuser de nos insuccès. Elle avait montré, dès les premières années du xvie siècle, toutes les qualités qui font les peuples commerçants et colonisateurs, initiative, audace, persévérance ; elle avait su presque partout se faire aimer des indigènes, au lieu de les soulever, comme le faisaient les Espagnols et les Portugais par un fanatisme aveugle ou une avidité brutale. En Amérique, en Afrique, dans les mers même de l'Extrême-Orient, elle avait devancé l'Etat et lui avait montré le chemin ; l'Etat ne l'avait pas suivie. La royauté, tout entière à ses préoccupations intérieures ou à ses ambitions européennes, n'avait accordé aux découvertes, au commerce lointain, aux entreprises coloniales, qu'une attention distraite et intermittente. Elle n'avait pas même laissé faire. François Pr avait défendu contre ses propres sujets les prétentions portugaises. La France n'avait eu, il est vrai, au xvie siècle, ni un Christophe Colomb, ni un Vasco de Gama; mais qu'aurait été Vasco de Gama sans Jean II, et Christophe Colomb sans Isabelle de Castille ?
1
GRAVIER,
p.
496.
�CHAPITRE IV
RUINE DU COMMERCE SOUS LES DERNIERS VALOIS — LA HAUSSE DES PRIS AU SEIZIEME SIÈCLE — LE SYSTÈME PROTECTEUR — LES TRIRUNAUX CONSULAIRES - JEAN BOD1N — LE CHANCELIER DE L'HOPITAL — LE CHANCEL1ÈR DE B1RAGUE
Jusqu'en 1560, malgré des guerres malheureuses, de sourdes agitations qui préludaient aux déchirements de la fin du siècle, des prodigalités excessives, des augmentations d'impôts qui n'étaient pas toujours justifiées, des abus nouveaux qui se substituaient à ceux de la société féodale, le xvie siècle avait été pour la France une époque de progrès et de prospérité. Grâce à l'ordre que faisait régner le gouvernement royal, à la formation de notre unité territoriale qui reportait aux frontières les calamités de la guerre déchaînées autrefois sur tout le royaume, la population avait augmenté (les ambassadeurs vénitiens l'estimaient à plus de 16 millions d'âmes), l'agriculture s'était relevée, la richesse avait débordé des
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villes sur les campagnes. « Le pays de France, dit un contemporain, depuis la rivière de Marne, droict au soleil de midi, ne se sentoit des guerres non plus que s'il n'en eust poinct esté, qui estoit cause que le peuple des villes et villages montèrent en un grand orgueill. » Le paysan, mieux protégé contre l'arbitraire du seigneur et les exactions des gens de guerre, connaissant mieux ses droits et ses obligations, qu'avait fixés la rédaction des coutumes, supportait plus aisément le poids toujours croissant des tailles, des aides et des gabelles, il était plus libre, plus tranquille; sa nourriture était plus abondante2, ses vêtements moins grossiers, sa maison plus saine et plus gaie. Il retrouvait quelque chose de ce bienêtre qu'il n'avait connu qu'un instant à la fin du xiue siècle et au commencement du xiv6. C'était au roi qu'il en rapportait le mérite, sauf à faire retomber sur ses agents la responsabilité des mesures fiscales plus vexatoires encore pour les campagnes que pour les villes. La bourgeoisie, enrichie par les progrès du commerce et de l'industrie, avait vu disparaître, sans trop les regretter, une bonne part de ses vieilles franchises municipales. Elle avait gagné en sécurité et en influence ce qu'elle perdait en liberté. Au
Mémoires, t. I, p. 80. en était de même, pour les ouvriers des villes. « Tout » ouvrier, tout marin veut manger de la viande comme les » riches. » (Amb. Vénitiens, II, p. 579).
CLAUDE HATON. 11
2
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moyen âge, les honneurs de la corporation et de la commune, les charges de gardes, de jurés, de maires et d'échevins, suffisaient à ses ambitions enfermées, comme Tétait sa vie tout entière, dans l'enceinte de la cité. Cependant, d'assez bonne heure, dans les villes royales et seigneuriales, les bourgeois recherchèrent les emplois de finance, la ferme des impôts et du domaine, les fonctions administratives, dont plusieurs étaient vénales, comme celles de prévôts et de vicomtes, et donnaient d'assez beaux revenus. C'était tout à la fois un bon placement, un moyen de se distinguer de la foule, de se rapprocher du suzerain, peut-être de parvenir à ces dignités de maître des ports et passages, d'argentier, de maître de l'hôtel, auxquelles un bourgeois pouvait aspirer. A mesure que les libertés communales déclinèrent, que le pouvoir royal s'étendit et absorba celui des grands feudataires, que la machine administrative se compliqua, et que l'impôt pesa d'un poids plus lourd sur les classes non privilégiées, le goût des fonctions publiques s'accrut avec le nombre des fonctionnaires et les immunités dont ils jouissaient. La royauté l'encouragea parce qu'elle y trouvait son compte. Elle mit en coupe réglée les vanités bourgeoises. Elle vendait depuis longtemps aux roturiers l'autorisation d'acheter des fiefs nobles : elle ne tarda pas à leur vendre des titres de noblesse ; à partir du xvie siècle, la vénalité s'étendit à tous les offices de finance et bientôt à ceux de judicature : on les multiplia sans mesure, on les
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découpa en deux, en trois ou en quatre pour pouvoir en vendre davantage ; c'était la ressource toujours prête dans les besoins urgents, la planche aux assignats de l'ancien régime. Un courtisan disait plus tard : « Comment se fait-il que quand Sa Majesté crée un office, Dieu crée toujours en même temps un sot pour l'acheter ? » Ces fils de marchands et d'artisans qui trouvaient moyen d'acheter à beaux deniers comptants non seulement les satisfactions d'amour-propre et les privilèges plus sérieux attachés à l'exercice des fonctions publiques, mais la réalité du pouvoir dont la noblesse de naissance n'avait plus que l'ombre, étaient-ils aussi sots que les gentilshommes voulaient bien le dire ? Dès le xvi" siècle, c'étaient les bourgeois qui sous le nom de conseillers d'Etat, de secrétaires du roi, de membres des cours souveraines, de juges présidiaux, de baillis de robe longue, de trésoriers de France, d'élus, de receveurs généraux et particuliers, gouvernaient et administraient le royaume : c'était eux qu'on voyait, comme le dit Claude de Seissel, acquérir les héritages et seigneuries des barons et nobles hommes, venus à telle pauvreté qu'ils ne peuvent entretenir l'état de noblesse1. Malheureusement c'est aussi de cette époque que datent deux fléaux dont la Révolution a été impuissante à débarrasser la France : la plaie du fonctionnarisme et le dédain des carrières industrielles et
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CLAUDE DE SEISSEL,
La grande monarchie de France,
IIE
par-
tie, ch. xx.
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commerciales. « Le nombre des employés augmente toujours, écrit en 1546 l'ambassadeur de Venise, Marino Cavalli : ce sont des avocats du roi à chaque petit village, des receveurs d'octrois, de tailles et de taillons, des trésoriers, des conseillers, des présidents des comptes et des cours de justice, des maîtres des requêtes, des procureurs du lise, des élus, des prévôts, des baillis, des vicomtes, des généraux et d'autres dont la moitié serait bien suffisante 1. » On ne verra plus comme au moyen âge de ces dynasties de marchands, les Arrode, les Popin et les Piz d'Oe de Paris, les Colomb de Bordeaux, les Pigache de Rouen, qui tout en devenant les chefs de la municipalité et les conseillers des souverains, ne rougissaient pas de continuer leur négoce et de le transmettre à leurs enfants ; le commerce est interdit au fonctionnaire comme au gentilhomme; tout au plus pourra-t-il être intéressé dans le grand commerce maritime que la noblesse ellemême exerce sans déroger. Pour peu qu'on ait quelque fortune, on n'aspire qu'à sortir de cette classe des marchands et des gens de métier, sans dignité, sinon sans influence clans l'État. Y rester ce serait avouer qu'on est trop pauvre pour acheter une charge, ou trop ignorant pour la remplir. Le mépris du comptoir et de l'atelier est chez nous un mal héréditaire : c'est un des préjugés de l'ancienne société qui lui a survécu ; la révolution n'a
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Anib. Vénitiens, I, p. 301.
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fait que couper les branches mortes, elle n'a pas atteint les racines. La royauté s'était fait pardonner par le paysan l'augmentation des impôts, en lui donnant la sécurité, par le bourgeois la ruine des franchises municipales en lui ouvrant plus largement l'accès des fonctions publiques, par le clergé la perte de son indépendance en lui assurant du moins la tranquille jouissance de ses revenus estimés alors à six millions d'écus d'or1, plus d'un tiers du revenu total de la propriété française. L'orage qui grondait dans le nord de l'Europe, en Angleterre, en Allemagne où le schisme et la réforme faisaient curée des biens ecclésiastiques, inspirait à l'église de France une salutaire terreur, et lui faisait oublier ses griefs contre le Concordat qui la tenait en servage, mais qui intéressait le pouvoir royal à défendre les propriétés dont il disposait. • L'ancienne noblesse elle-même dépouillée de ses droits souverains, s'était résignée à allèr vivre à la cour, dont les plaisirs la consolaient de sa déchéance. Elle s'y endettait, mais elle trouvait une compensation dans les avantages de la haute domesticité royale, dans les émoluments des charges militaires, dans l'abondante distribution de pensions et de bénéfices ecclésiastiques qui payaient son abdication. Les seuls mécontents étaient quelques esprits indépendants, élevés dans le culte de l'anti1
Amb. Vénitiens, I, p. 503 (Michel Suriano, 1561). T. II. 12
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quité, rêvant les libertés de Rome ou d'Athènes, souffrant du despotisme royal, plus encore en théorie qu'en fait, et les gentilshommes de province, qui trop pauvres ou trop obscurs pour avoir quelque chance de réussir à la cour, étaient forcés bon gré mal gré de vivre sur leurs domaines. Les uns cherchaient à imiter de loin le luxe des courtisans et achevaient de se ruiner. Les autres, austères par nécessité, jaloux des grands seigneurs qui les dédaignaient, jaloux des bourgeois qui étaient leurs créanciers, mécontents du clergé à qui il fallait payer la dîme, du juge royal qui leur disputait leurs dernières prérogatives, attendaient en silence l'occasion de satisfaire leurs convoitises ou leurs rancunes. C'est surtout dans ces deux classes que va se recruter la réforme, opposition politique et sociale autant que religieuse. Mais à la mort de Henri II, cette opposition n'était encore qu'une faible minorité. Ce manifeste ardent, ce cri d'insurrection contre la tyrannie qui s'échappe, des lèvres de la Boëtie en 1549 {Discours de la Servitude volontaire ou Contre un), ne trouvera de l'écho que bien des années après, quand la misère et l'anarchie auront réveillé au xvi° siècle les passions démocratiques ou féodales du xiv°. Malgré des misères partielles, la France de François Ior et celle de Henri II avait donc été prospère et soumise. La nature même des plaintes que font entendre les Etats généraux de 1560 prouve que, si la nation connaissait les abus et les déplorait, elle
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n'était pas en proie à ces souffrances aiguës qui se trahissent avec tant d'étoquence dans les délibérations et les cahiers des Etats généraux de 1484 i. Qu'étaient devenus trente ans plus tard, cette agriculture que les mémoires contemporains nous représentent si florissante, cette industrie qui luttait contre l'Italie et les Flandres, ce commerce qui dominait dans les mers du Levant et qui disputait au Portugal et à l'Espagne les terres du NouveauMonde? Nous ne saurions entrer dans le détail de la sanglante histoire des trois derniers Valois. Nous ne pouvons que constater les résultats : l'oeuvre d'un siècle anéantie en quelques années et la France replacée dans une situation presque aussi désastreuse que celle d'où l'avaient tirée cent ans auparavant Charles VII et Louis XI. Comme toujours, ce furent les campagnes qui
1 Les articles des cahiers du Tiers État, qui concernent lë commerce réclament la suppression des monopoles et privilèges accordés aux étrangers au détriment des sujets du roi, la libre circulation des marchands dans l'intérieur du royaume, la liberté d'importation et d'exportation pour les négociants français moyennant le paiement des droits accoutumés d'ancienneté, qui ne seraient acquittés qu'aux frontières ; l'unité des poids et mesures, qui seraient tous ramenés au système de Paris ; la prohibition des parfuns, broderies, dentelles d'origine étrangère ; la peine de mort contre les banqueroutiers frauduleux; la répression des exactions et des violences commises par les seigneurs contre leurs paysans et la revision des droits de banalité (Recueil des pièces originales et authentiques concernant la tenue des Etats généraux (Paris, 16 vol. in-8°, Barrois l'aîné). — Des États généraux et autres assemblées nationales. Paris, Buisson, 1789, 18 vol. in-8°, et AUG. THIERRY. Hist. du Tiers État (chapitre v). Les cahiers du Tiers État ont servi de base à l'ordonnance d'Orléans (ISAMBERT, XIV, p. 64).
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portèrent surtout le poids des calamités publiques. Les mémoires du temps de la Ligue rappellent les lugubres récits de la guerre de Cent ans et telle page de Claude Haton ou de Jean Moreau1 pourrait être attribuée à Thomas Basin. Avec la guerre civile, on voit reparaître sous d'autres noms les écorcheurs, les tard-venus et les grandes compagnies. Les Espagnols, les reîtres qui sont parfois jusqu'à 2Û\000 en France, renouvellent les exploits de leurs devanciers. Les seigneurs et les capitaines se font bandits comme au temps de Charles VII et les noms de Fontenelle, en Cornouaille, du baron des Adrets dans le Dauphiné, de Rieux à Pierrefonds conserveront pendant un siècle une terrible popularité. La correspondance des ambassadeurs vénitiens, qui sous François Ier et sous Henri II témoigne à chaque page de la grandeur et de la richesse de la France, constate avec une sorte de stupeur la misère universelle. « Le clergé est ruiné, écrit Jean Correrd en 1569, » la noblesse aux abois, le peuple de la campagne » a été tellement pillé et rongé par les gens d'armes » dont la licence n'a pas de frein qu'à peine a-t-il » de quoi couvrir sa nudité. Les bourgeois seuls et » les hommes de robe longue ont de l'or à foison2. »
1 Jean Moreau,' chanoine de Quimper, a écrit une histoire des guerres de la Ligue en Bretagne publiée par Le Baslard de Mesinend sous le titre de Histoire de ce qui s'est passé en Bretagne durant les guerres de la Ligue (Brest, in-8°, 1836). 2 Arnb. Vénitiens, II, p. 145.
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Et cependant la Bretagne, la Normandie, la Champagne, la Picardie, la Bourgogne n'ont pas encore souffert de ces ravages 1 : vingt ans plus tard, ils se sont étendus à toute la France, et de la Somme aux Pyrénées, des Alpes et de la Saône à l'Océan, pas une province n'a échappé à la guerre et à ses compagnes ordinaires, la peste et la famine. L'auteur pseudonyme du Secret des Finances'2 a dressé une sorte de bilan des guerres civiles qui s'arrête en 1581. Ce document, exagéré sans doute, mais qui n'en a pas moins une certaine valeur, parce qu'il s'appuie sur les enquêtes faites dans les différentes provinces en 1579 et 1580, est d'une effrayante éloquence dans sa sécheresse affectée de procès-verbal. Nombre des occis : ecclésiastiques, 8,760 ; gentilshommes 32,950 ; soldats et habitants tués, Français 656,000, étrangers 32,600 ; massacrés 36,500 ; femmes déshonorées 12,300 ; villes brûlées et rasées -9 ; maisons brûlées 4,256, détruites 180,300. Et malgré ces désastres, les impôts augmentent toujours. La taille et ses accessoires qui n'étaient que de six millions de livres en 1559 dépassent 15 millions en 1588 : les gabelles seules montent à 5 millions de livres ; c'était à peu
1 Amb. Vénitiens, p. 487. Lippomano écrit en 1579. « La Bretagne, la Normandie, la Champagne, la Picardie, la Bourgogne
n'ont pas encore souffert de la guerre. » * Le Secret des finances publié en 1581 (in-12( sous le pseudonyme de N. FROUMENTIÏAH, a été attribué à Nicolas Barnaud, auteur du Miroir des François (1582) et du Cabinet du roi de France (1581). Cette supposition ne repose sur aucune preuve décisive.
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près la somme que représentait en 1555 le revenu total des gabelles, des aides et des traites. Comme au temps de la guerre de Cent ans, les villes souffrirent moins que les campagnes ; elles pouvaient braver derrière leurs murailles les bandes isolées qui étaient le fléau du paysan, et n'avaient à craindre que les armées. Or on n'est pas assiégé tous les jours et même les catastrophes tragiques comme celles des sièges de Paris ou de Rouen sont moins funestes que ces alarmes de tous les instants, ces inquiétudes de toutes les heures qui conduisent fatalement au désespoir ou à l'apathie. Au milieu des hasards de la guerre, le mouvement imprimé à nos industries de luxe par François Ie' continua à se développer. Sous les derniers Valois, malgré les embarras du trésor et de la royauté, la cour était plus brillante que jamais : Henri III dépensait 1,200,000 écus dans une fête1 ; la ville de Paris votait 40,000 livres pour l'entrée solennelle de Charles IX et d'Elisabeth d'Autriche en 1575 (6 mars) 2. Les arts conservaient leur prestige : Philibert Delorme élevait les Tuileries, Chabriges agrandissait le Louvre, Germain Pilon, Jean Goujon, Jean Cousin, Nicolas Labbé, les sculpteurs et les peintres
* L'ESTOILE. Mémoires (éd. Halphen, Lacroix et Read, 9 vol. in-8°, 1875), t. II. p. 33 et suivantes. C'était pour célébrer les noces de Joyeuse que le roi s'était livré à ces prodigalités dont Paris et les autres bonnes villes payèrent les frais. A ROBIQUET. Hist. municipale de Paris, I, p. 5-13. Ronsard et Dorât furent chargés d'organiser la cérémonie.
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du roi et de l'Hôtel-de-Ville de Paris, peuplaient de leurs chefs-d'œuvre les églises et les châteaux: Bernard de Palissy, logé aux Tuileries par Charles IX, avait enfin trouvé le secret de ces admirables faïences qui éclipsaient les produits italiens : les habitudes de luxe et de bien-être qui s'étaient répandues dans toutes les classes de la population persistaient en dépit des malheurs publics ; Henri H avait été le premier à porter des bas de soie ; vingtcinq ans plus tard, cinquante mille personnes avaient adopté cette mode 1 qui alimentait les fabriques de Nîmes et d'Orléans. Les soieries de Tours, de Lyon, d'Orléans et de Nîmes, les draps Ans de Rouen (draps du Sceau), d'Amiens et de Chartrès, les dentelles de Senlis, les tapisseries et les cuirs gaufrés de Fontainebleau, les meubles et l'orfèvrerie de Paris, les verreries de Saint-Germain2 trouvaient encore des débouchés en pleine guerre civile. La France brillante et prospère de la première moitié du xvi° siècle se survivait à elle-même. Cet élan qui n'était en quelque sorte que le résultat de la vitesse acquise finit par s'arrêter3 ; cette prospérité factice s'éva1 B. LAFFEMAS. Règlement pour dresser les manufactures dans le tome XIX des Meilleures dissertations sur l'histoire de France,
publiées par LEBER (1838, in-8°, p. 535). 8 Catherine de Médicis avait contribué à soutenir les industries de luxe.. Voir Lettres et exemples de la feue Royne mère {Catherine de Médicis) comme elle faisoit travailler aux manufactures et fournissait aux ouvriers de ses propres deniers, parB. LAEFEMAS {Archives curieuses de l'Hist. de France, IX, lro série, p. 121). 3 Dès 1561 le prévôt des marchands de Paris so plaint du tort
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nouit ; l'industrie s'effondra comme l'agriculture : dès la fin du règne de Charles IX, on vit recommencer, comme au xv° siècle, l'êxode des artisans qui allaient chercher en Allemagne, en Lorraine, à Genève, et jusqu'en Italie la paix et le travail qu'ils ne trouvaient plus en France. En 1588, la fabrication des draps avait diminué d'un quart ; les manufactures de soieries d'Orléans étaient ruinées ; à Amiens, 6000 ouvriers ne vivaient que d'aumônes ; à Paris, on est obligé en 1574 d'ouvrir des ateliers publics pour occuper les vagabonds et les mendiants qui encombrent les rues de la capitale *. La persécution religieuse atteint les artisans et les artistes comme les savants et les hommes d'Etat. La dynastie des Estienne est forcée d'émigrer à Genève ; son dernier représentant à Paris, Charles Estienne, l'auteur de la Maison rustique, meurt en 1564 et avec lui disparaissent ces presses qui avaient rivalisé avec celles des Manuce et des Aldovrandi. Bernard de Palissy, protestant ainsi que Robert Estienne, passe des Tuileries aux cachots de la Bastille où il mourra en 1589 ; Jean Goujon tombe enveloppé, comme le savant Ramus, dans le massacre 2 de la Saint-Barthélemi , l'art émigré ou s'éteint comme l'industrie.
que les troubles religieux out fait au commerce (Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, tome III, p. 455, 21 juin 1561). C'est du moins la tradition généralement admise, bien qu'elle ne repose sur aucun document certain.
> ROBIQUET. 1
0. c, I, p. 654.
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Le commerce avait vu reparaître dès le début de la guerre civile ces fléaux qu'il ne connaissait plus depuis près d'un siècle, taxes arbitraires, péages illégaux, brigandage à main armée. Les routes infestées de maraudeurs et que personne ne songeait plus à réparer devenaient impraticables ; les particuliers empiétaient sur les chemins de halage et obstruaient le lit des rivières par des moulins ou des barrages ; les gouverneurs de villes ou de châteaux ou même les simples chefs de postes arrêtaient les bateaux chargés de marchandises et rançonnaient les négociants et les mariniers1. Les étrangers cessaient peu à peu de fréquenter nos foires. Sous Henri III, celles de Paris, le Lendit, la foire SaintGermain et la foire Saint-Laurent étaient presque désertes et celles de Lyon décroissaient d'année en année. La mer n'était pas plus sûre que la terre : les Portugais et les Espagnols ne se contentaient plus de piller ou de couler nos navires dans les mers d'Afrique ou du Brésil ; ils les poursuivaient jusque dans le golfe de Gascogne. Un seul armateur de Rouen, Sanguin, avait perdu ainsi quatre bâtiments en un an2.
1 Lettre de Montaigne au roi de Navarre, 10 décembre 1583, pour se plaindre que les .bateaux chargés de blé, de vin ou de pastel sont arrêtés sur la Garonne (Documents historiques, t. II, p. 485, dans la' Collection des documents inédits de l'histoire de France). 2 FRÉVILLE. Commerce maritime de Rouen, I, p. 466 et suivantes.
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Dès 1584, la navigation de Guinée et celle du Brésil sont à peu près abandonnées; l'Espagne, dont les agents surveillent les armements suspects dans tous les ports français pour les signaler à notre amirauté1, prétend nous interdire même le trafic avec le Maroc, sous pi-étexte qu'il dissimule un commerce interlope avec ses colonies ou celles du Portugal où Philippe II règne depuis 1580. Les Anglais ne montrent pas plus de scrupules : après avoir essayé sans succès de s'établir au Havre que les protestants leur avaient livré en 1562, et qu'ils aidèrent à leur enlever en 1563, ils se dédommagent de la perte de cette ville aux dépens de nos armateurs, et même après la paix de 1564 qui stipule la liberté réciproque du commerce, ils continuent à interdire aux marchands français les achats directs dans les foires, à leur faire subir toute sorte de vexations et à poursuivre nos navires dans la Manche et dans la mer du Nord. Dans la Méditerranée, les corsaires barbaresques,un moment contenus par l'alliance de la France et de la Turquie, avaient repris depuis la mort de Henri II leurs courses désastreuses et paralysaient le commerce de Marseille 2. Du reste les Français rendaient coup sur coup.
Lettre de l'ambassadeur d'Espagne au cardinal de Lorraine (18 octobre 1560) pour lui signaler trois vaisseaux français armés au Kavre à destination du Pérou, c'est-à-dire de l'Amérique du Sud. (Négociations, lettres et pièces diverses relatives au règne de François II, p. 629.) - Lettre des consuls do Marseille sur la piraterie des Barbaresques (Ibid., p. "780). — Cf. MIRIÎUR. Ligue des ports de Pro1
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Les compatriotes de Dominique de Gourgues, de Menyn 1 et du capitaine Peyrot2 n'étaient pas gens à se laisser piller ou égorger sans résistance. Avec ou sans lettres de représailles, nos armateurs couraient sus aux étrangers, sans s'inquiéter des traités et des ordonnances royales. Les corsaires de la Rochelle et leur chef le fameux Jean Sore considéraient comme de bonne prise tout navire portant le pavillon d'une puissance catholique, et les ligueurs de la Bretagne et de la Normandie traitaient les Anglais comme les protestants de la Rochelle traitaient les Portugais et les Espagnols. La royauté aussi peu respectée au dehors qu'elle l'était au dedans, n'était pas moins impuissante à protéger le commerce qu'à relever l'agriculture et l'industrie. A l'intérieur les édits sur l'entretien et la réparation des routes3, les prescriptions contre les péages arbitraires*, contre la construction des
vence contre les Barbaresques (1586-87) dans le tome V des Mélanges et documents (Collection des documents inédits sur l'histoire de France). 1 Menyn était un corsaire fameux, originaire de Guyenne 2 Charles de Montluc, connu sous le nom de capitaine Peyrot fut tué par les Portugais dans un combat livré aux Açores en 1566. Son but était, s'il faut en croire Belleforest, La Popelinière et de Thou d'aller fonder des établissements en Guinée. Son père, le célèbre Montluc, affirme que son expédition était un simple voyage de commerce et d'exploration (GAFFAREL. Le capitaine Peyrot de Montluc, Revue historique, t. IX, 1879, p. 290 et suivantes). 3 Ordonnance d'Orléans (1561, article 107) ISAMBERT, XIV, p. 90; édit de janvier 1583 (articles 14, 15 et 16), Ibid., p. 533. 4 Ordonnance d'Orléans (1561), articles 107 et 138, Ibid., p. 96. — Ordonnance dite de Blois (mai 1579), article 282. Ibid., p. 443.
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moulins et des barrages1, contre l'invasion des voies de halage et des chemins publics par les particuliers2, restaient lettre morte. A l'extérieur, les réclamations de nos ambassadeurs n'étaient pas écoutées : la politique de bascule de Catherine de Médicis, oscillant sans cesse entre l'alliance espagnole et l'alliance, anglaise, avait porté ses fruits ; elle avait déconsidéré la France à Madrid aussi bien qu'à Londres. Cependant le langage de notre diplomatie ne manquait ni de dignité ni même d'énergie. Jean Nicot, l'introducteur du tabac en France, notre ambassadeur à Lisbonne, avait hautement protesté contre le massacre des derniers compagnons de Villegagnon au Brésil3. Fourquevaulx ambassadeur à Madrid, n'avait pas réclamé avec moins de force la punition du guet-apens de la Floride : il écrivait à Charles IX en 1566 : « J'ai reçu de Votre Majesté une lettre pour respondre à qui m'en parleroit que ce n'estoit votre intention, Sire, que vos subjects eussent entrepris ou entreprenneront sur les pais conquiz et possédez par Sa Majesté catholique, mais aussi ne seroit raisonable les empescher en la navigation qu'ilz ne puissent aller naviguer et s'acommoder aux aultres lieux, rnesme en celluy qui a esté
1 Voir les édits de 1559 (décembre). Ibid., p. 19, de 1570 (octobre), de 1577 (décembre), etc. .. 2 Ordonnance de Blois (1579), l. c. — Voir pour le texte complet des ordonnances : FONTANON, Édicts et ordonnances des roi/s de France (édition de 1611, 2 vol. in-f). 3 Voir la correspondance de Nicot, Bibliothèque Nationale, manuscrit 3192, fonds français.
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descouvert il a plus de cent ans et devant qu'on ait commencé à manger des molues en France : car dès lors a été le dict pays appelé la Terre des Bretons en laquelle est compris l'endroit que les Espagnols s'attribuent, lequel ilz ont baptisé du nom qu'ilz ont voulu \ » Catherine de Médicis elle-même écrivait en 1566 : « Quant au commerce, nous avons estimé qu'il est libre entre les subjects des amis et que la mer n'est fermée à personne qui va et trafique de bonne foy 2. » Mais les actes ne répondaient pas aux paroles. Sous Charles IX comme sous Henri III, les protestations en faveur du commerce français n'aboutirent jamais qu'à des notes diplomatiques, ou tout au plus à des lettres de représailles qui n'étaient qu'un nouveau prétexte de conflits, de vexations et de violences. En Orient, seulement, la politique française avait été plus heureuse, parce que les intérêts des Ottomans étaient d'accord avec les nôtres. Catherine de Médicis, qui n'était fanatique que par calcul, avait songé de bonne heure à ranimer l'amitié de la France et de la Turquie, quelque peu refroidie depuis la mort de Henri II. En 1569, le sultan Sélim II, sur la demande de l'envoyé de Charles IX, Claude du Bourg, avait renouvelé les anciennes capitulations signées
1 lettres de Catherine de Médicis (Documents inédits sur l'histoire de France), t. II, p. 353, note. Catherine répondait à Fourquevaulx (Ibid-, p. 355). <' Je voudrais que tous les huguenots lussent en ce pays là. » 2 Ibid., p. 342. Lettre à Fourquevaulx.
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avec ses prédécesseurs, exempté les Français de tout tribut, à l'exception des péages réguliers, et déclaré que les marchands français ne seraient pas responsables des dettes ou des délits de leurs compatriotes. Il confirmait en même temps le privilège de la pêche du corail accordé aux Marseillais dès 1520 et la concession d'un petit territoire situé près de la Calle, où deux négociants de Marseille, Thomas Linchès et Charles Didier, venaient d'élever en 1561, sous le nom de Bastion de France, un comptoir qui fut le premier établissement français en Algérie i. Quelques années plus tard, Catherine de Médicis avait rêvé de faire du duc d'Anjou, le futur roi de Pologne, un souverain d'Alger, tributaire de la Porte ottomane 2. Enfin, sous Henri III, les liens s'étaient encore resserrés entre la France et la Turquie; le roi de France, sur l'invitation du sultan Mourad, s'était fait représenter à la cérémonie de la circoncision de son fils aîné s, ce qui l'avait fait appeler par les ligueurs le parrain du fils du grand Turc ; il avait pensé, comme le lui proposait Duplessis Mornai daus un mémoire sur les Moyens de di1 Articles accordez par le Grand Seigneur en faveur du Roy et de ses sujets à messire Claude du Bourg pour la seureté du traficq, commerce et passage es pays et mers du Levant (Archives curieuses de l'hist. de France, série, t. VI, p. 383).
- Négociations dans le Levant, III, p. 229, 250, 290 et suiv. 3 Relations des ambassadeurs envoyés par le grand seigneur ■vers Henri III pour convier Sa Majesté d'assister à la circoncision de son fils aisné (Archives curieuses de l'histoire de France, lre série, X, p, 171).
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minuer la grandeur de à détourner vers la mer Rouge, de concert avec les Ottomans, le commerce des Indes orientales, et an moment où le duc d'Anjou avait été proclamé seigneur des PaysBas, il avait appuyé auprès de son frère les démarches de la Turquie qui voulait créer à Anvers un vaste entrepôt, où les marchandises orientales seraient transportées en traversant la France de Marseille à Bordeaux et en se rembarquant dans ce port pour arriver aux bouches de l'Escaut2. En 1585, la relation de Germigny, ambassadeur de France à Constantinople depuis 1579, nous montre encore l'influence et le commerce français prépondérants dans les mers du Levant : nos envoyés prennent le pas sur ceux de tous les princes chrétiens ; les Ragusains, les Siciliens, les Catalans, les Génois, les Anglais, les Hollandais ne peuvent trafiquer que sous notre pavillon : nos consuls à Alger, à Tripoli, à Alexandrie se font restituer les esclaves français et les prises faites par les corsaires; enfin, nos marchandises, draps de Paris et du Languedoc, écarlates d'Amiens, brocards et soieries de Lyon, toiles de Picardie et de Champagne, miroirs, éventails, horlogerie, l'emportent sur celles de toutes les autres nations 3. Cette prospérité allait dispaMémoires, I, p. 357 (162-1, in-4°). Histoire de mon temps, IV, livre I, chap. LXXVI. 3 Relation du sieur de Germigny de sa charge et légation du Levant (Archives curieuses de l'histoire de France, lr0 série, X, p. 175).
1
l'Espagne1,
DUPLESSIS MORNAI.
* DE THOU.
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raître pendant les dernières années du règne de Henri III et l'anarchie qui suivit sa mort : l'ancienne suprématie politique et commerciale de la France en Orient ne devait se relever qu'au commencement du xvii0 siècle. Aux souffrances qu'entraînaient fatalement la guerre civile et la faiblesse du pouvoir, était venue se joindre, à partir de la seconde moitié du xvie siècle, une nouvelle cause de trouble économique et social : la dépréciation de l'or et de l'argent et la hausse des prix que les contemporains constataient sans la comprendre et dont les véritables raisons échappaient au gouvernement comme au public. Vers la fin du xv° siècle et dans les premières années du xvi°, le réveil de l'agriculture et de l'industrie, en augmentant la masse des produits en circulation, avait rendu plus sensible la pénurie du numéraire, qui avait disparu en grande partie pendant la guerre de Cent ans, et amené une hausse croissante de la valeur des métaux précieux, qui s'était traduite par un abaissement correspondant de la valeur des denrées et du taux des salaires i.
1 Les moyennes que nous donnons plus loin n'ont et ne peuvent avoir qu'une exactitude relative. S'il est facile avec les divers Recueils des Ordonnances royales, les tableaux de LEBLANC, dans son Traité historique des monnoies'de France (in-4°, 1689), ceux du tome IV du Glossaire de DUCANGE (éd. Didot, 1844) au mot Moneta, le Traité des monnaies d'ABOT DE BAZINGHEN (1764, 2 vol. in-4°), de se rendre compte des variations du poids, du titre, et du cours légal de la monnaie, il est beaucoup moins aisé d'établir une moyenne des prix, même dans une seule ville ou dans une seule province, à plus forte raison dans
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L'hectolitre de froment qui, à la fin du siècle, valait sur le marché de Paris, en poids d'argent fin,
toute la France. On a Teconnu depuis longtemps que les mercuriales des marchés aux grains ou le taux des salaires, sur lesquels nous possédons pour les quatre derniers siècles des renseignements assez détaillés, sont insuffisants pour déterminer le pouvoir de l'argent. Les autres éléments de calcul et de comparaison, prix des denrées de grande consommation, des étoffes et des vêtements, des terres, des loyers, des transports, ne font pas défaut, bien qu'ils soient moins abondants, mais l'usage en est beaucoup plus délicat. Les documents qui nous renseignent sur les prix ne nous renseignent pas toujours sur la qualité des objets, et ce serait s'exposer à de singuliers mécomptes que de comparer à un ou deux siècles de distance le prix de deux pièces de drap, si l'une est du camelot et l'autre rte l'écarlate. Nous croyons cependant qu'en procédant avec rigueur et en ne comparant que les termes comparables, il est possible d'arriver à des conclusions générales qui ne s'éloignent pas sensiblement de la vérité. LEBER (Essai sur l'appréciation de la fortune privée au moyen âge, 1847, in-8°), M. LEVASSEUR [Histoire des classes ouvrières, t. II),-M. l'abbé HANAUER (Eludes économiques sur l'Alsace, t. II), M. MANTELLIER (Mémoire sur la valeur des denrées ou marchandises vendues ou consommées à Orléans du xive au xvme siècle, in-8°, 1862) nous ont fourni, en même temps que des modèles de critique économique, de nombreux renseignements, que nous avons complétés par l'étude des documents originaux. — Mercuriales des halles de Paris, Tarifs douaniers de François l01' et de ses successeurs, Tarifs des hôtelleries. — Règlements de la vicomté de l'eau, publiés par M. DE BEAUREPAIRE. — Comptes de l'argenterie des rois de France (DOUET D'ARCQ, 1851 et 1874), Comptes de l'hôtel des rois de France aux xive et xv° siècles (DOUËT D'ARCQ, 1865).—Lescomptes d'une dameparisienne sous Louis XI (BOISLISLE, dans le Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1878). — Comptes des obsèques du duc d'Orléans (Ibid., ROMAN, 1885). — Les différents comptes publiés par LEBER dans le tome XIX de la Collection des meilleures dissertations sur l'histoire de France (du xiue au xvi6 siècle). — Journal d'un bourgeois de Paris sous François 2er. — Mémoires de Claude HATON (voir surtout l'Appendice). — Recherches et antiquités de la ville de Caen, par Ch. DE BOTJRGUEVILLE. — Dissertations économiques de Jean
BODIN, II.
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de
DU HAILLAN,
etc. 13
T.
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environ 22 grammes,, n'en valait plus que 14 à 15 dans les vingt premières années du xvie siècle ; le prix de la viande et des légumes s'était abaissé dans des proportions analogues, celui du vin dans une proportion beaucoup plus forte, parce que de nombreuses vignes avaient été plantées sur des terrains récemment défrichés ; les salaires avaient également diminué, surtout pour les travailleurs agricoles. Même les marchandises de luxe, comme les draps fins et les fourrures, sont cotées en livres, sols et deniers tournois à peu près au même taux qu'elles l'étaient un siècle auparavant en livres, sols et deniers parisis. En tenant compte de la différence des deux monnaies et du poids d'argent fin que représente la livre au temps de Charles VIII ou de Louis XII et au temps de Charles VI, c'est une diminution de près de moitié. Cette perturbation dans les prix n'avait pas sensiblement modifié la situation du fabricant, de l'ouvrier, ni même celle du journalier des campagnes. S'ils vendaient leur travail ou leurs produits moins cher, ils payaient aussi moins cher les objets nécessaires à leur subsistance, ou les matières premières de leur industrie ; mais il n'en était pas de même du propriétaire, ni du tenancier censitaire, quand le cens était payable en argent. Le petit cultivateur qui vivait sur son propre fonds et qui se nourrissait des produits de sa culture, ne bénéficiait pas, comme le journalier, de l'abaissement du prix des denrées :
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il vendait son blé, son vin ou son bétail un tiers, quelquefois moitié moins : il était cependant obligé de payer à son seigneur la rente fixe qui avait été stipulée à une époque où les prix étaient plus élevés ; il souffrait donc sans compensation de la hausse du numéraire. Souvent il s'était trouvé dans l'impossibilité d'acquitter sa dette, et les impôts, qui augmentaient en même temps que la valeur de l'argent, étaient venus aggraver ses embarras. Ce fut là une des principales causes, bien qu'une des moins comprises, de la détresse des campagnes sous Louis XI et môme sous Charles VIII. De leur côté, les propriétaires, c'est-à-dire la noblesse et le clergé, avaient dû se résigner soit à expulser leurs tenanciers en laissant leurs terres incultes et eu renonçant à tout revenu, soit à abaisser d'un commun accord le prix du cens ou celui des baux en argent, dans les pays où ces baux étaient déjà en usage. Dans les deux cas, leurs revenus avaient diminué, et comme ils n'avaient pas toujours su réduire leurs dépenses, il en était résulté pour les possesseurs du sol une situation difficile, que les bourgeois, détenteurs de presque toute la richesse mobilière, avaient exploitée à leur profit. A partir du second quart du xvi° siècle, entre 1525 et 1530, les prix avaient commencé à se relever et le numéraire à devenir plus abondant. Les causes du renchérissement étaient l'extension de notre commerce extérieur, le développement de notre industrie et l'exploitation des métaux précieux
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du Nouveau-Monde qui commençaient à se répandre en Europe par l'intermédiaire des Espagnols. De 1530 à 1560, l'accroissement du prix des denrées alimentaires est en moyenne de 30 à 40 0/0, celui des produits industriels de 25 à 35 0/0, tandis que les salaires agricoles ont à peine augmenté de 15 à 20 0/0 et les salaires industriels de 20 à 30 0/0. De 1500 à 1525, la nourriture d'un journalier représentait de 35 à 40 0/0 de son salaire ; de 1526 à 1550, la proportion s'élève à 55 ou 56 0/0. De 1560 à 1590, malgré les ravages de la guerre civile, la hausse des prix s'accélère : « Ce qui se vendoit par avant un teston, dit Brantôme, se vend un escu pour le moins1 ». En 20 ans, le prix du blé a doublé, celui de presque tous les vivres a quadruplé, le taux des salaires s'est accru de 50 à 70 0/0. « Les vivres sont aujourd'hui douze ou quinze fois plus chers qu'il y a soixante ans, écrivait en 1574, avec quelque exagération, l'auteur du Discours sur les causes de l'extrême cherté qui est aujourd'hui/ au royaume de France *. .. Quant aux terres, la meilleure terre roturière n'estoit estimée que au denier vingt ou vingt-cinq, le fief au denier trente, la maison au denier cinquante. L'arpent de la meil1 La valeur moyenne intrinsèque du teston au xvie siècle varia de 1 fr. 89 à 2 fr. 05 : celle de l'écu d'or de 10 fr. 60 à 11 francs. 5 Ce discours en grande partie emprunté à Jean Bodin, Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit, a été publié en 1574, par DU HAILLAN, historiographe de Franco (Archives curieuses de l'histoire de France, lre série, VI, p. 423 et suivantes).
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leure terre labourable au plat païs ne coustoit que dix ou douze escus et la vigne que trente; aujourd'huy toutes ces choses se vendent trois et quatre fois austant, mesme en escus pesant un dixiesme moins qu'ils ne pesoient il y a trois cents ans... Une maison dans une ville qui se vendoit il y a soixante ans, pour la somme de mille escus, aujourd'huy se vend quinze et seize mille livres, encores qu'on n'y aye pas faict depuis un pied de mur ny aucune réparation. Une terre ou fief qui se vendoit lors vingt-cinq ou au plus cher trente mille escus aujourd'huy se vend cent cinquante mille escus. Bien est vray que on me pourra dire que lors ceste terre ne valoit que mille escus de ferme et maintenant elle en vaut six mille. Mais je respondray à cela qu'aujourd'huy on ne fait pas plus pour six mille escus qu'on en faisait lors pour mille, car ce qui coustoit lors un escu en couste aujourd'huy six, huict et dix et douze. » Cette dépréciation du numéraire, générale en Europe, et qui s'était fait sentir plus brusquement en Espagne et en Italie qu'en France, s'expliquait surtout par la découverte des mines du Mexique et du Pérou qui, à partir de 1545, versaient dans la circulation 300,000 ou 350,000 kilogrammes d'argent chaque année. Deux classes en avaient profité, la bourgeoisie industrielle et commerçante, et les paysans propriétaires qui cultivaient eux-mêmes leur héritage. — L'ouvrier des villes avait dû lutter pendant trente ans pour obtenir un salaire propor-
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tionné à la cherté de tous les objets de première nécessité : le journalier des campagnes, moins indépendant, plus isolé et qui n'avait même pas comme aujourd'hui la ressource d'aller chercher du travail dans les villes où les corporations se seraient fermées devant lui, avait été moins heureux : son salaire bien que doublé depuis le commencement du siècle était resté fort au-dessous de la valeur réelle qu'il atteignait pendant les deux siècles précédents. Le propriétaire lui-même qui affermait, il est vrai, ses terres à plus haut prix, et qui bénéficiait de la hausse des produits agricoles, quand il exploitait en métairie, s'était vu d'autre part contraint d'élever les salaires des gens de sa maison ; il payait quatre ou cinq fois plus cher les denrées de première nécessité qu'il ne produisait pas sur ses propriétés, ou les objets de luxe que les habitudes nouvelles lui rendaient indispensables ; les cens et autres redevances pécuniaires, soit anciennes, soit récentes, qui étaient invariables, à moins d'un consentement mutuel, avaient perdu la moitié ou les deux tiers de leur valeur; aussi la noblesse s'endette, elle engage ou vend ses terres aux bourgeois, elle traite avec ses vassaux du rachat de ses droits féodaux ; le paysan, qui vit de sa terre, qui n'achète rien, qui profite tout à la fois de la dépréciation de l'argent pour le paiement des cens et de la hausse des denrées pour la vente de ses produits, s'enrichit à mesure que le seigneur s'appauvrit : il marche pas à pas à la conquête du sol et cette conquête aurait été autrement
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rapide si l'impôt royal grandissant en proportion de la baisse du numéraire n'était venu lui enlever une partie de ses profits. Les contemporains avaient essayé de se rendre compte de ces phénomènes, dont les causes et le caractère leur échappaient en partie, mais qui touchaient à trop d'intérêts pour qu'il fût possible de les envisager avec indifférence. La plupart les attribuaient au luxe des habits, de la table, des logements, dont la cour donnait l'exemple et qui avait fini par pénétrer dans toutes les classes de la nation, aux spéculations, aux coalitions et aux accaparements des marchands et des artisans, à l'exportation des denrées de toute sorte, à l'augmentation des impôts, aux désordres de la guerre, civile, aux mauvaises récoltes qui s'étaient succédé pendant plusieurs années et surtout de 1568 à 1574 Quelques-uns prétendaient comme le sire de Malestroit, l'auteur des Paradoxes (1566)2, que rien
1 Ce sont les causes que signalent les cahiers des Etats de 1576, les remontrances des cours souveraines, les doléances des corps de villes, les innombrables pamphlets publiés sous Charles IX et sous Henri III, et la plupart des auteurs de mémoires et des historiens contemporains. 2 Les paradoxes du seigneur de Malestroit, conseiller du Boy et maistre ordinaire de ses comptes sur le faict des monnoyes,présentez à S. M. au mois de mars, MDLXVI. Paris, Vascosan, 1566, (in-8°). Réimprimé à Paris en 1568, in-4°, chez Martin-le-Jeune et en 1578 chez le même (in-16) avec le Discours de J. Bodin sur le rehaussement et diminution (des monnoyes) tant d'or que d'argent et le moyen d'y remédier (Réponse) aux paradoxes de monsieur de Malestroit. Les mots placés entre parenthèses et imprimés on romain dans le titre du Discours de J. BODIN ont été omis
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n'avait enchéri depuis trois cents ans ; que la valeur seule des monnaies avait changé, et que si un muid de vin coûtait douze livres au lieu de quatre, la quantité d'or et d'argent contenue dans les douze livres du temps de Charles IX était la même que dans les quatre livres du temps de Charles V, caries métaux précieux dont la valeur est constante « sont les vrais et justes juges du bon marché ou de la cherté des choses ». C'était en effet un paradoxe, assez facile du reste à réfuter, car le poids d'argent fin contenu dans la livre tournois avait à peine diminué de moitié de 1500 à 1586, tandis que la valeur commerciale de la livre avait baissé dans la proportion de dix à un. D'autres enfin considéraient comme la principale sinon comme la seule cause de la-cherté universelle, l'abondance des métaux précieux du Nouveau-Monde déversés en Europe, et qui affluaient en France, surtout depuis que la paix de Cateau-Cambrésis avait rétabli avec l'Espagne les relations régulières, si souvent interrompues sous François Ier et sous Henri II. Le premier qui avait soutenu cette thèse dans la Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit touchant le faict et renchérissement de toutes
dans l'édition de 1578. C'est cette édition que nous citerons. Les deux paradoxes de Malestroit étaient : « 1° Que l'on se » plaint à tort en France de renchérissement de toutes choses » attendu que rien n'y a enchéri depuis trois cens ans ; » 2° Qu'il y a beaucoup à perdre sur un escu ou autre mon» noye d'or et d'argent eucores qu'on le mette pour rcesme » pris qu'on le reçoit. »
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choses était le futur auteur de la République, l'un des créateurs de l'économie politique, Jean Bodin, génie étrange et puissant, qui a été tout à la fois, comme l'a dit un philosophe de notre temps, le Montesquieu, le Vico, le Quesnay, le Bayle et on pourrait ajouter le Joseph de Maistre du xvi° siècle, mais à qui deux choses ont manqué pour s'imposer à la postérité, l'art de la composition et le charme du
4,
style. Si on s'entendait peu sur les causes de la crise économique, on ne s'entendait guère plus sur les remèdes. Les États généraux d'Orléans (1561) et, plus tard, ceux de Blois (1576), réclament la suppression des douanes intérieures, la libre circulation des marchandises dans tout le royaume, la permission pour tout marchand français d'importer et d'exporter en acquittant aux frontières les droits accoutumés d'ancienneté, l'abolition des nouvelles taxes établies depuis quarante ans, celle des immunités ou des monopoles accordés aux étrangers, l'expulsion des banquiers d'origine étrangère, la répression du luxe, de l'usure, de la fraude en ma1 la réponse aux paradoxes île Malestroit est de 1568 (Martinle-Jeune, in-4°). Cf. Discours sur le rehaussement et la diminution des monnoyes, par J. BODIN. Paris, chez Jacques Du Puys, 1578, in-8°. « La principale et presque seule » cause du renchérissement « (que personne jusqu'icy n'a touchée) est l'abondance » d'or et d'argent qui est aujourd'huy en ce royaume » (p. 28, éd. in-16, 1578). M. BAUDRLLLART a exposé les doctrines politiques et économiques de J. Bodin dans un de ses plus remarquables ouvrages, Jean Bodin et son temps, in-8°, Paris,
1853.
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tière commerciale1; mais, d'autre part, le peuple murmure contre la traite des blés, des vins et des autres denrées alimentaires ; les artisans contre celle des laines, du lin et du chanvre ; les provinces s'opposent à l'exportation des grains récoltés sur leur territoire ; les municipalités, celle de Paris, entre autres2, arrêtent au passage les bateaux chargés de blé pour assurer leurs approvisionnements; enfin, les politiques, nous dirions, un siècle plus tard, les économistes, ne s'accordent pas plus que le vulgaire. Quelques-uns, comme Malestroit, nient le mal, ce qui les dispense de chercher le remède; d'autres sont des hommes à systèmes : ils croient à la vertu des lois somptuaires, des prohibitions ou des tarifs officiels. Les plus sages, comme Claude Haton 3, Jean Bodin et du Haillan, ont peu de confiance dans les théories absolues et dans les panacées universelles. A leurs yeux, l'économie politique est un art plutôt qu'une science; c'est en étudiant les causes du mal qui sont multiples et en essayant de les atténuer, c'est en s'inspirant tout à la fois du bon sens et de l'opinion qui ne sont pas toujours d'accord, en. réglementant l'exportation au lieu de l'inter1 Cf. PICOT, Histoire des Etats généraux, de 1355 à 1604 (4 vol. iri-8", 1872). — JEAN BODIN, Journal du Tiers Etat (Etats généraux de 1576). — Des Etats généraux (18 vol., in-8J, t. XIII et XIV, 1788-1789). 2
par
3
ROBIQUET,
Registres de l'Hôtel de Ville de Paris, n° 1787, f° Hist. municip. de Paris, I, p. 653. CLAUDE HATON, Mémoires, t. II, p. 924.
107,
cités
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en ne faisant que des lois'somptuaires exécutables, mais en les imposant à tout le monde2, en donnant l'exemple de l'économie, en prévenant les monopoles et les accaparements par une police sévère et au besoin par la création de greniers publics3, c'est surtout par une organisation sérieuse des finances, par une répression impitoyable des excès de la soldatesque, par l'allégement des impôts, en un mot par un bon gouvernement qu'on guérira la France de sa véritable maladie qui est le désordre, et qu'on fera de l'abondance des métaux précieux une source de richesses et non plus une cause de perturbations et de souffrances4.
1 Discours sur les causes de l'extrême cherté (Arch. cur. de Vhist. de France, t. VI, p. 453). « Quant aux traittes, elles nous seroient grandement profitables si on y alloit plus modestement
dire1,
qu'on ne fait. » 2 Ibid., p. 442-443. « Et bien qu'on aye faict de beaux édits » sur la réformalion des habits, si est-ce qu'ils ne servent de » rien ; car puisqu'à la cour on porte ce qui est deffendu, on en » portera partout, car la cour est le modelle et le patron de tout » le reste de la France. » Cette phrase est à peu près copiée sur Jean Bodin qui écrivait en 1568 [0. c, I, p. 50-51) : « On a fait de beaux édits, mais ils ne servent de rien, car puisqu'on porte à-la cour ce qui est deffendu on le portera partout, tellement que les sergents sont intimidez par les uns et corrompus par les autres. » Nous citons ces deux phrases comme un exemple des libertés que se permettaient avec leurs confrères les écrivains du xvi° siècle. 3 Ibid., p. 456. « Qu'aux principales villes de chaque prô» vince on dresse un grenier public... lesquels greniers seront » ouverts et le bled distribué au peuple à mesure qu'on verra » la nécessité ou que le marché ordinaire ne fournira plus, ou » que le bled y sera trop cher par le monopole du marchant. » (Cf. J. BODIN, 0. c, p. 73.) * Ibid., p. 449. « Et commencerons par l'abondance d'or 'et
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La royauté, ballottée entre ces avis contraires qu'elle essaye vainement de concilier, s'épuise en expédients stériles. Tant que domine l'influence austère de l'Hôpital et celle du secrétaire d'État Claude Laubespine 1 dont l'honnêteté, plus souple que celle du chancelier, avait plus de prise sur l'esprit ondoyant de Catherine de Médicis, c'est par l'économie, par la' diminution des impôts, par la suppression des offices inutiles, par la réforme de la justice commerciale et surtout par une série de mesures dirigées contre le luxe que le gouvernement cherche à donner satisfaction aux doléances des États généraux et à réagir contre l'augmentation des prix dont il s'explique mal les causes. Dès le mois de janvier 1561, l'ordonnance d'Orléans défend à tous manants et habitants des villes l'usage de toutes sortes de dorures sur plomb, fer ou bois, des émaux, des objets d'orfèvrerie, des parfums apportés des pays étrangers, sous peine d'amende et de confiscation des marchandises 2. Le 22 avril. 1561, règlement sur les broderies, les dentelles, la façon des robes de soie et les ornements des coiffures 3. Les 17 et 28 janvier 1563, défense de porter des
» d'argent, laquelle, combien qu'elle soit cause du grand pris » et haussement des choses, néantmoins c'est la richesse d'un » païs et doit en partie excuser la cherté. » 1 Claude Laubespine mourut en 1567 ; son frère Sébastien Laubespine le remplaça dans la confiance de Catherine de Médicis ; mais il fut disgracié sous Henri III et mourut en 1582 à Limoges, dont l'évêché lui avait été conféré eu 1558. 2 ISAMBERT, xiv, p. 63 et suiv., art. 146. 3 Ibid., p. 108.
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vertugades de plus d'une aune et demie et des bonnets ornés de chaînes d'or et de pièces d'orfèvrerie En 1567, prohibition des habits de velours 2, interdiction des soieries à toute autre catégorie de personnes qu'aux duchesses et princesses, défense aux bourgeoises de porter des perles ou des dorures sinon en patenôtres ou bracelets. Le luxe de la table est proscrit comme celui des habits. En 1564, un édit royal règle le nombre des plats et celui des pièces de gibier et de volaille qu'on peut servir sur chacun d'eux3. En 1567, une seconde ordonnance rend responsable des infractions non seulement les convives, mais les maîtres d'hôtel et les cuisiniers, et va jusqu'à tarifer les viandes et autres provisions de bouche 4. Toutes ces prescriptions, plus ridicules encore que gênantes, ne servaient qu'à amuser la jeunesse aux dépens1 de la police royale, à faire la fortune des couturiers de Milan qui trouvaient moyen de se faire payer cinq cents livres de façon pour une robe sans or ni pierreries et strictement conforme à l'ordonnance 5, ou celle des taverniers à la mode, Havart, Sanson, Le More, dont les établissements n'étaient jamais plus fréquentés qu'après une loi somptuaire. Du reste, ceux mêmes qui les approuvaient ne se faisaient aucune illusion. « On a
1
ISAMBERT,
p.
159.
2
3
Ibid., p. 178.
FONTANON, I,
4
p. 749 (Edit du 20 janvier 1564). Ibid., p. 805. (Arrêt du conseil sur la police générale du
51.
royaume, 4 février 1567). 0 JEAN BODIN, O. C, p.
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faict, mais pour néant, disait Jean Bodin, de belles ordonnances touchant les monopoles, les excès de vivres et de vestemens, si on ne les veut exécuter. Toutefois elles ne seront jamais exécutées si le Boy par sa bonté ne les fait garder aux courtisans, car le surplus du peuple se gouverne à l'exemple des courtisans, en matière de pompe et d'excez, et ne fut jamais république en laquelle la santé ou la maladie ne découlast du chef à tous les membres1. » Avec le chancelier Birague, successeur de l'Hôpital, les lois somptuaires qu'on renouvelle de temps en temps pour donner satisfaction aux remontrances des Etats généraux ou du Parlement et aux déclamations des prédicateurs (1573 2, 1576 3, 1577 4), mais qui n'ont jamais été plus effrontément violées, sont reléguées au second plan . Birague est un Italien, originaire de Milan, neveu du fameux Trivulce; c'est un protectionniste convaincu qui veut introduire en France le régime douanier appliqué depuis longtemps par les républiques italiennes ; c'est en même temps un financier habile et, jusqu'à sa mort, il conservera dans les questions de finances une autorité au moins égale à celle des surintendants Artus de Cossé-Gonnor (1564-1575), Pomponne de Bellièvre (1575-1578) et François d'O (1578-1594). C'est par la réglementation du commerce et de l'in1
JEAN BODIN,
p.
71.
* ISAMBERT, XIV,
p.
260.
3
4
Ibid., p.
305.
FONTANON,
t.
I,
p. 757.
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207
dustrie qu'il prétend tout à la fois faire baisser les prix, remplir le trésor et relever la prospérité publique. Dès 1571, les règlements sur la fabrication des draps sont révisés et complétés 1 et l'exportation des blés n'est plus autorisée qu'avec une permission royale2. En 1572 (janvier), le roi déclare qu'il veut « pourvoir à ce que ses sujets puissent profiter et s'enrichir de la commodité, fertilité et abondance dont il a plu à Dieu de douer et bénir le royaume et pays de son obéissance, sans qu'il y ait besoin de requérir ou rechercher de l'étranger que bien peu de choses nécessaires à l'usage de l'homme, mais au contraire pouvant secourir commodément le même étranger de plusieurs sortes de vivres et marchandises qui croissent et abondent dans les dits royaume et pays. » En conséquence, il défend d'exporter les laines, les chanvres, lins ou filasses sans autorisation royale dûment enregistrée par les Parlements ; il interdit l'importation des draps , toiles, passements ou canetilles d'or et d'argent, des velours, satins, taffetas, damas, des tapisseries étrangères, des éperons, harnais ou autres armes dorées ou argentées3. Les épices ne pourront entrer en France que par les ports de Marseille, Bordeaux, La Rochelle et Rouen.
FONTANON, p. 818. Ibid., p. 238. ' Ibid., p. 241 et suiv.
1
2
�208
HISTOIBE DU COMMERCE DE LA FRANCE
Deux fois par an, on dressera dans chaque province la statistique des blés, vins, sel, huiles, pastel, safran, résines, térébenthines, papier, cordages, fer, quincaillerie, toiles et celle des bœufs, moutons, pourceaux, mules et mulets, de façon à pouvoir autoriser ou défendre l'exportation. Dans les villes, et en particulier à Paris, les objets de première nécessité, vivres, huiles, bois, fourrages, étoffes, habillements, et les journées d'ouvriers seront taxés par une commission qui se réunira deux fois par semaine et qui sera composée d'un président et d'un conseiller au parlement, d'un maître des requêtes, du lieutenant civil ou criminel, ou en leur absence du prévôt des marchands, ou de l'un des échevins et de quatre notables bourgeois non marchands1. La' tarification de 1572 sera complétée en 1577 par un nouveau règlement qui soumet à la taxe non seulement le travail de l'ouvrier et les denrées de grande consommation, mais les transports dont le prix a plus que doublé depuis le commencement du siècle2. L'ordonnance de 1572 n'était que le premier pas dans une voie qui devait fatalement aboutir à ce que nous appellerions aujourd'hui le socialisme d'état, c'est-à-dire à l'anéantissement de toute liberté
1
Edit de janvier
15T2,
articles
5, 6, 7, 8
el
9
(ISAMBERT,
XIV,
p.
244-245-246).
2 MANTELLIER, Valeur des denrées à Orléans (p. 32). — Le transport d'une pièce de vin d'Orléans à Paris, qui pendant le premier quart du xvie siècle coûtait environ 9 francs (valeur actuelle), en coûtait 18 pendant le troisième quart.
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209
et de toute initiative privée. Il ne suffît pas, en effet, de fixer le taux légal de l'intérêt et de ramener au denier douze (8 1/3 p. 0/0) toutes rentes constituées1, de tarifer les denrées et les salaires, de régler le courant de l'importation et de l'exportation suivant les besoins dont l'Etat est seul juge, parce que seul il peut recueillir et centraliser les renseignements qui manquent aux particuliers et aux administrations locales : il faut défendre le consommateur contre la fraude du fabricant, les fantaisies du producteur, et la cupidité du marchand ; il faut protéger le patron contre l'ouvrier, l'ouvrier contre le patron, la population tout entière contre ses propres entraînements. Aussi les officiers royaux devront-ils veiller à ce que les deux tiers des terres soient cultivées en blé pour un tiers en vignes; la circulation des grains de province à province sera libre, et ne devra être
1 Edit de Tours (nov. 1565). « Toutes reules constituées en blé seront au denier douze ». — Code du Roy Henri III, liv. VI, titre xiv. — Edits de Fontainebleau, mars 1567, et de Vincennes, mars 1574 : « Toutes rentes constituées, rachetables à perpétuité, qui seront acquises par nos sujets sur les biens les uns des autres seront achetées par les acquéreurs et constituées par les vendeurs à raison du denier douze et non plus, sous peine de nullité. » Code du Roy Henri III, liv. VI, titre xiv, 1. —On appelait rente courante celle qui était stipulée pour le prêt d'un capital remboursable au gré de l'emprunteur : — Rente foncière, une rente perpétuelle payée pour la jouissance d'une terre ou d'un immeuble dont le prix n'était pas versé par l'usufruitier : — Rente constituée celle qu'un propriétaire d'immeubles s'engageait à payer annuellement sur les revenus de sa propriété en fruits où en deniers, en échange d'une somme d'argent dont le remboursement n'était pas exigible, mais que le débiteur avait toujours la faculté de rembourser. Voir VIOLI.ET, Précis de l'histoire
du droit français, t. II, p. 581 et suiv.
T. II.
14
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HISTOIRE DU COMMERCE DE'LA FRANCE
entravée ni par les officiers royaux, ni par les parlements, ni par les municipalités, mais la vente des blés hors du marché, les opérations à terme, l'achat des récoltes sur pied seront prohibés. Le fermier ne pourra garder les blés en greniers pendant plus de deux ans ; les villes seront tenues de s'approvisionner au moins pour trois mois et les marchands ne pourront faire d'achats de grains dans un rayon de deux lieues autour des villes qu'ils habitent et de sept ou huit autour de Paris1. Toutes confréries, assemblées ou coalitions de gens de métier et d'artisans seront interdites2; le maître ne pourra forcer l'ouvrier à accepter un salaire inférieur au tarif officiel 3, et dans les principales villes tout manouvrier sans ouvrage sera employé aux travaux de l'Etat ou de la commune, mais celui qui serait surpris errant dans les rues ou dans la banlieue sera puni comme vagabond 4.
1 Ordonnance du Roy sur le faict de la police générale de son royaume, 1578, Paris (Arcli. curieuses de l'histoire de France,
ire série, t. IX, p. 177 et suiv.).
S L'Ordonnance d'Orléans (1561) décide que le revenu do toutes les confréries, déduction laite des charges du service religieux, sera appliqué à l'entretien des écoles et à des œuvres de bienfaisance (article 10. ISAMBERT, t. XIV, p. 67). — L'Ordonnance de Moulins (1566) interdit de rechef toutes confréries de gens de métier et artisans, assemblées et banquets et renouvelle les prescriptions de celle d'Orléans (article 74) ISAMBEBT, t. XIV, p. 210. — Même règlement en 1567, en 1579 (Ordonnance de
•Blois, article 37), etc.
3
Ordonnance du 19 avril 1572
(FONTANON, I). LEVASSEUR,
* Ibid., articles 18 et 19, cités par ouvrières, II, p. 59.
Hist. des classes
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211
Une armée de courtiers de banque et de commerce1, de visiteurs, d'auneurs, de jurés-vendeurs,
1 Les courtiers de banque, de change et de marchandises avaient été soumis au moyen âge et au début des temps modernes à des règlements très variables. A Marseille, ils étaient, au xvie siècle, au nombre de 46 élus par les marchands (JULLIANY, Essai sur le commerce de Marseille, in-8°, 1834, p. 106). Dans beaucoup de villes, ils étaient choisis par la municipalité assistée des chefs des communautés marchandes. (Cf. édit de février 1567, articles 9 et 10, dans FONTANON, t. I, p. 831, édition de 1585). Dans d'autres, la profession était complètement libre. Un édit de juin 1572 érigea en titre d'office la profession de courtier de commerce, tant de change et de deniers que de draps de soie et laine, toiles, cuirs, vins, blés, chevaux, bétail, etc. (ISAMBERT, XIV, p. 252, et FONTANON, I, p. 814). C'était une mesure fiscale qui fut en général très mal accueillie. A Rouen, où le gouvernement essaya de l'appliquer en 1582, le Conseil de ville et les corps marchands protestèrent énergiquement (FRÉVILLE, Commerce maritime de Rouen, II. p. 502-503], et même à Paris, l'ëdit de 1572 ne fut observé que pendant quelques années. En 1586, les commissionnaires pour la vente en gros des marchandises appartenant aux marchands forains' ou étrangers, devinrent à leur tour des officiers publics et privilégiés (Ordonnance de mars 1586, Code du Roy Henri III, 1. X, titre xxxvn. — Cf. FAGNIEZ, le Commerce de la France sous Henri IV, Revue historique, 1881). Il était interdit aux négociants et à tous autres que les commissionnaires de vendre pour le compte des étrangers. La commission était fixée à 6 deniers pour livre. Le commissionnaire était tenu, si la vente était faite au comptant, de rembourser son commettant dans les vingtquatre heures ; si elle était à terme, de garantir la solvabilité de l'acheteur. L'Edit de 1586 ne fut pas mieux respecté que celui de 1572. En 1595, une nouvelle ordonnance règle la commission et lo courtage des marchandises ainsi que le courtage de banque et de change. Ce dernier était le seul qui fût considéré comme obligatoire. Les courtiers ou agents de change et de banque étaient au nombre de douze à Lyon, de huit à Paris, de quatre à Rouen et à Marseille, de deux à La Rochelle, à Bordeaux et à Tours; Dieppe et Calaisjn'en avaient qu'un seul. Dans ces différentes villes, les courtiers de banque et de change étaient des
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
crieurs, peseurs, mouleurs, jaugeurs et mesureurs, veille sur la loyauté des transactions et sur la bonne qualité des marchandises. La royauté y trouve un double avantage; en même temps qu'elle réprime ou qu'elle croit réprimer la fraude, elle se crée par la vente des offices une ressource précieuse. De 1560 à 1575, le trésor en a tiré 20 millions, en dépit des doléances des Etats généraux et des engagements pris en 1561 ; c'est un impôt, car ce monde d'officiers royaux dont les services ne valent pas ce qu'ils coûtent, vit aux dépens de l'acheteur et du vendeur, c'est-à-dire de tout le monde ; mais c'est un impôt latent ; il entre dans le prix des choses et on finit par le payer sans s'en apercevoir. C'est en vertu du même principe que le gouvernement besogneux des derniers Valois a volontiers recours aux augmentations ou aux créations d'impôts sur les boissons et de taxes douanières pour faire face 'à des difficultés financières qui s'aggravent avec les progrès de l'anarchie et les souffrances publiques. Dès 1564, Charles IX assujettit aux droits de la douane de Lyon toutes les marchandises venant d'Italie1 ; en 1585, Henri III étendra cet impôt aux
officiers royaux ; dans les villes de second ordre, ils étaient désignés par les municipalités et recevaient l'investiture des juges du ressort. ' Octobre 1564 [Code du Roy Henri III, livre XIV, titre V). Un édit de juillet 1566 assujettit toutes les soies ou soieries provenant d'Avignon à passer par Lyon. Les marchandises venant de Marseille à destination de Genève ou de Chambôry, les soieries fabriquées à Genève, celles qui sont importées d'Espagne sont soumises à la même obligation. Les marques et sceaux
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213
balles de soie, de poil de chèvre et autres marchandises du Levant1 ; en 1577, établissement de la traite domaniale qui frappe à l'exportation les blés, les vins, les toiles, les laines et le pastel2; en 15813 remaniement du tarif de 1540 dont les évaluations sont en général doublées, ce qui du reste correspondait à peine à la dépréciation du numéraire. La même année, publication du tarif d'entrée sur les grosses denrées et marchandises qui frappe d'un droit spécifique tous les objets manufacturés exempts jusqu'alors : les cuirs, les étoffes, la mercerie, les armes, les métaux, et même une partie des matières premières et des objets d'alimentation, chanvres, cotons, laines, suifs, peaux et pelleteries,
sont obligatoires pour toutes les étoffes de soie, les draps d'or et d'argent fabriqués en France, et devront être apposés au lieu d'origine, mais ces marchandises ne sont pas tenues à passer par la douane de Lyon. (Ibid., articles 4, ,5, 6, 8, 9, 15, 18, 19.) 1 GUYOT, Répertoire de jurisprudence, article Douane. 2 Édit de Blois, février 1577 (Code du Roy Henri III, livre XIV, titre X). Les bureaux de passage pour les marchandises sujettes à la traite domaniale sont Calais, Boulogne, SaintValery, Dieppe, le Havre, Honfleur, Saint-Malo, Saint-Brieuc — Brest, Quimper, Vannes, Nantes, Luçon, les Sables, La Rochelle, Soubise, Bordeaux, Blaye, Bayonne — Narbonne, Agde, Beaucaire, Maugueil, Arles, Marseille, Fréjus — Pont-deBeauvoisin, Lyon, Auxonne, Langres, Chaumont, Châlons, Troyes, Toul, Verdun et Metz. 3 Voir pour la réappréciation de mai 1581 FONTANON (éd. 1585), t. II, p. 386 et suiv.; sur les tarifs d'entrée des grosses denrées et marchandises établis par l'édit du 3 octobre 1581 (Ibid., p. 39l) et Du FRÊNE DE FRANCHEVILLE, Histoire générale et particulière des finances (Paris, 1738, 2 vol. in-4°), tome I, Histoire du. tarif de 466i. — Cf. CLAMAGERAN, Hist. de l'impôt, t. II, p. 230 et suivantes, et CALLERÏ, Histoire du système général des douanes aux xvi° et xvne siècles.
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bois des îles, vin, huiles et comestibles : les articles non dénommés sont taxés par les receveurs d'après l'analogie1. Cependant si les préoccupations fiscales dominent, il est difficile de méconnaître dans la plupart de ces taxes nouvelles une arrière-pensée de protection. C'est surtout sur les denrées de grande consommation que pèsent les prohibitions absolues ou les droits de sortie qui en rendent l'exportation plus difficile : les droits d'entrée sur les matières premières ou sur les denrées alimentaires ne dépassent pas 5 0/0, tandis que les droits sur les toiles s'élèvent à 33 0/0, les droits sur les tissus de laine et de soie à plus de .16 0/0, et que le tarif des objets manufacturés ne s'abaisse pas au-dessous de 10 0/0. Les contemporains n'approuvaient pas sans réserve toutes lès idées de Birague, qui savait dans la pratique faire fléchir avec.une complaisance parfois exagérée la rigueur de ses théories. « Chacun sait, disait » l'auteur du Discours sur les causes de l'extrême » cherté, que le commerce ès choses consiste en » permutations et quoyque veuillent dire plusieurs » grands personnages qui se sont efforcez de retran1 Par un édit du 20 mai 1581, Henri III avait institué un bureau de douane dans chacune des bonnes villes du royaume (FONTANON, II, p. 425) pour la perception d'un droit établi à l'entrée de ces villes sur les soieries de toute sorte, les draps fins, les toiles fines, les dentelles, la maroquinerie et la peausserie de luxe. Ce droit existait déjà à Paris depuis 1548. (Voir SAINT-JULIEN et BIENAYMÉ, Les droits d'entrée et d'octroi à Paris depuis le xn° siècle, in-8°, 'Paris, Impr. Nationale.)
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» cher du tout les traictes, croyant que nous pour» rions nous passer des estrangers, cela ne se peut » faire. Et si nous leur envoyons du bled, vin, sel, » safran, pastel, papier, draps, tdiles, graisses et » pruneaux, aussi avons-nous d'eux en contres» change, tous les métaux (hormis le fer) alun, » soulphre, vitriol, couperoze, cynabre, huilles, « cire, miel, poix, brésil, ébène, fustel, gayac, » yvoire, marroquins, toiles fines, couleur de cou» chenil (cochenille), escarlatte, cramoisi, drogues » de toutes sortes, espiceries, sucres, chevaux, » saleures de saumons, sardines, maquereaux, mo» lues, bref une infinité de bons vivres et excellens » ouvrages de main Et quand bien nous nous » pourrions passer d'eux, ce que nous ne pou» vons faire, encore devons-nous faire part à noz » voisins de ce que nous avons, tant pour le » devoir de charité qui nous commande de secourir » autruy de ce qu'il n'a point et que nous avons, que » pour entretenir une bonne amitié et intelligence » avec eux1. » Mais la charité du xvi° siècle n'allait point jusqu'au libre échange, et Jean Bodin était l'écho des sentiments et des doctrines économiques de son siècle quand il réclamait des taxes élevées sur l'importation des produits de fabrication étrangère et qu'il écrivait à propos des taxes de sortie : « Si une partie des charges ordinaires est mise sur » la traicte foraine, nous en aurions meilleur compte
1
Discours sur les causes de Vextrême cherté, Arch. cur., t. VI,
p. 453-454.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE t
» dans le royaume1. » C'était la justification de la traite domaniale et du tarif d'entrée de 1581. Ni la politique protectionniste du chancelier, ni les essais de maximum, ni la réglementation industrielle et commerciale, ni les lois somptuaires, ni les édits contre l'usure2, ni la substitution de l'écu à la livre comme monnaie de compte3, ni même les efforts peu efficaces du gouvernement pour rendre la circulation plus facile et plus sûre, pour améliorer les routes, pour en assurer l'entretien ou la réparation *, pour faire disparaître les obstacles qui gênaient la navigation3, ne réussirent à faire baisser
1 J.
8 3
BODIN,
o. c, p. 71.
ISAMBERT, XIV,
Édit de 1576 (6 octobre),
p. 307.
Édit de septembre 1577 (ISAMBERT, XIV, p. 327). « Considérant que l'usage de l'or et de l'argent a été introduit entre les hommes au lieu de l'ancienne permutation de toutes choses pour mettre juste prix et estimation à icelles et, en ce faisant, rendre plus faciles la conversation et société humaines, nous avons estimé n'y avoir rien si nécessaire que d'observer la justice en la proportion et correspondance d'entre ces deux métaux et ce que l'un achepte l'autre. » La principale cause du trouble ce sont les comptes en livres et les spéculations des agioteurs qui font varier la valeur de la livre (4, 5, 6 et jusqu'à 7 livres l'écu), pour s'acquitter avec un moins grand nombre d'espèces réelles. En conséquence, d'après l'avis d'une assemblée présidée par le cardinal de Bourbon et composée do membres des cours souveraines et autres, du prévôt des marchands, des échevins et de notables bourgeois et marchands de Paris et autres bonnes villes du royaume, il a été décidé que les comptes se feraient dorénavant en écus et non en livres. 4 Ordonnance dite de Blois (mai 1579), article 356 (ISAMBERT, XIV, p. 460), et édit sur les forêts (janvier 1583;, article 14 [Ibid., p. 533).
5
Édit de François
II
(1559) sur les péages et les moulins de
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DERNIERS VALOIS
217
les prix et à rétablir l'équilibre détruit par l'importation des métaux du NoUveau-Monde. Ce fut l'œuvre du temps et des calamités publiques qui en ruinant le commerce extérieur, en faisant passer aux mains des étrangers une partie de nos richesses métalliques, en forçant le numéraire à se cacher, relevèrent peu à peu la valeur de l'argent et firent baisser d'autant celle des marchandises. La France avait payé cher ce résultat. C'est cependant cette époque si troublée qui a complété l'œuvre administrative et législative commencée pendant la période brillante du xvi° siècle ; la main débile des derniers Valois achevait de poser les assises sur lesquelles allait s'élever l'édifice monarchique du xvii0. Toutes ces réformes, qu'elles soient provoquées par l'opinion, ou par l'initiative des conseillers royaux, ont un caractère commun. Elles sont inspirées par cet esprit d'ordre et d'unité qui, chez la nation, n'est encore qu'un instinct, qui, chez la royauté, est depuis longtemps un système et qui, malgré les défaillances royales jet les discordes civiles et religieuses, prépare lentement la centralisation moderne. La royauté et la nation ne s'entendent pas sur tous les points ; mais, le désaccord est plus apparent que réel, ce n'est qu'une question de mesure. Au xvi6 siècle, les gens du roi rêvent déjà un code unique : en 1587 le président Brisson publiera sous le nom de Code Henri une
la Loire (ISAMBERT, XIV, p. 18 et 19). — Ordonnance d'Orléans (1561), article 107 sur les péages. (Iùid.,p. 63 et suivantes.)
�218
.
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compilation quelque peu confuse qui passera cependant en partie dans les grandes ordonnances du XVII0 siècle. La nation ne va pas si loin : elle se contente de la revision des coutumes, mais les auteurs de cette revision, les réformateurs et les interprètes du vieux droit féodal, Olivier2, l'Hôpital3, Dumoulin4, René Choppina, Loisel6, Guy Coquille7, Le Caron8, et plus tard leurs élèves et ceux de Cujas font de si larges emprunts à la Coutume de Paris et
Le Code du Boy Henri III fut réédité en 1601 par CHARONavec des notes et des commentaires (in-f°). - OLIVIER, chancelier de France de 1545 à 1560, disgracié en 1551, et rappelé après la mort de Henri II en 1559, a eu une grande part dans la revision des coutumes.
DAS LE CARON L'HÔPITAL, chancelier de France de 1560 à 1573, indépendamment de ses œuvres législatives dont les deux principales sont l'Ordonnance d'Orléans (1561) et l'Ordonnance de Moulins (1566), a laissé un Traité de la réformation de la justice. 4 CHARLES DUMOULIN (1500-1566), un des jurisconsultes les e plus illustres du xvi siècle, est le principal commentateur des coutumes. Ses Commentaires sur la coutume de Paris (1539, in-f°) et sur plusieurs autres ont été regardés pendant deux siècles comme des ouvrages classiques. Ses œuvres ont été réimprimées à Paris en 1681, en 5 vol. in-8°. RENÉ CHOPPIN (1537-1606) a laissé des Commentaires sur la coutume de Paris (1596), sur la coutume d'Anjou (1581), etc... Il avait été anobli sous le règne de Henri.III. 6 ANTOINE LOISEL (1536-1617), élève de Cujas et de Ramus, est l'auteur d'un grand nombre de travaux dont le plus connu est le traité publié en 1607 sous le titre à.'Institutes coutumières. ' GUY COQUILLE (1523-1603), procureur-général fiscal à Nevers, assista comme député du Tiers-État aux États généraux d'Orléans (1560) et de Blois (1576 et 1588). Ses principaux ouvrages sont le Traité des libertés gallicanes, les Institutes coutumières et le Commentaire sur la coutume du Nivernais (Paris, 1605, in-4°), LOUIS LE CARON (Charondas Le Caron) est l'auteur du Grand coutumier de France (Paris, 1598, in-48).
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au droit romain, ils sacrifient si volontiers à l'harmonie le maintien des traditions locales que la revision des coutumes peut être considérée comme un premier essai d'unification. L'unité monétaire est un fait accompli ; les dernières monnaies féodales ont disparu avec les derniers fiefs souverains, et les édits royaux fixent la valeur officielle des monnaies étrangères dont la circulation est autorisée1. Du reste, la royauté use
Teston de François I".
de son monopole avec une modération relative qui eût sans doute étonné les contemporains de Philippe le Bel et de Jean II. L'écu d'or au soleil ou à la couronne qui sous Louis XII était à 973 millièmes de tin (23 carats 1/8) et pesait 3 gr. 496, est encore sous Henri II a 958 millièmes (23 carats) et pèse 3 gr. 362, et l'écu d'argent de 15 sols (quart de l'écu d'or) frappé pour
1 Voir le Code du Roy Henri 111, livre XV (Des monnaies), titre XXIX. Sept. 1516. Défense d'exposer ou de faire circuler les monnaies étrangères décriées. — Sept. 1577. Décri de toutes les monnaies étrangères sauf les écus, ducats et réaux d'Espagne et les ducats de Portugal. Cf. FONTANON, t. Il, livre II, titre IV.
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la première fois en 1580, se maintiendra jusqu'à Louis XIII, au titre de 917 millièmes et au poids de 9 gr., 561. Enfin la dépréciation de la valeur de la livre, qui de 40 francs environ en monnaie actuelle, au début du xvie siècle, était tombée à 4 fr. 25 en 1580, était surtout un phénomène économique où l'arbitraire royal n'avait qu'une faible part, car la quantité d'argent fin contenu dans la livre tournois
Ecu d'or au soleil de Louis
XII.
n'avait pas diminué de moitié (11 livres au marc d'argent en 1497, 19 livres en 1580), tandis que la valeur commerciale avait baissé des neuf dixièmes L'unité des poids et mesures, réclamée par les Etats généraux de 1560, avait été, sous Charles IX et sous Henri III, décrétée par deux ordonnances, aussi impuissantes contre la routine et les intérêts locaux, que les tentatives si souvent renouvelées de leurs prédécesseurs. L'édit de Fontainebleau du mois de février 1565 avait décidé que dans tout le royaume on n'userait plus que d'un seul poids et d'une seule mesure, conformes aux étalons dépo1
LEVA.SSEUR,
Eist. des classes ouvrières,
II,
p. 56.
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DERNIERS
VALOIS
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ses à l'hôtel de ville de Dix ans plus tard, Henri III avait promulgué une déclaration analogue2 : la France du xvie siècle n'était pas mûre pour cette réforme; elle eut cependant pour résultat de rendre partout facultatif sinon obligatoire l'usage des mesures de Paris, de forcer les provinces à en fixer le rapport avec leurs mesures locales, et de préparer de longue main une révolution qui ne devait s'accomplir qu'après deux siècles. L'unité de législation et de juridiction commerciale, industrielle et maritime avait été l'objet d'efforts plus heureux et qui ont laissé des traces dans la constitution économique de la France moderne. Au moyen âge, le droit commercial, plus encore que le droit civil, n'était qu'un ensemble de coutumes variables dans une même province, parfois dans une même ville, suivant les traditions de telle ou telle communauté de marchands ou d'artisans. Les procès entre négociants étaient jugés tantôt par les tribunaux ordinaires, tantôt par les corps de ville, tantôt par des juridictions spéciales comme la garde des foires de Champagne, la conservation des privilèges des foires de Lyon3, les consuls de mer de Montpellier et la justice consulaire de Marseille, qui existait déjà sous Charles VIII4.
1 Ordonnance de Fontainebleau (février .1505 ) [Code de Henri III, livre X, titre II;. 2 Édit du 14 juin 1575. ISAMBERT, XIV, p. 275. 3 Voir VJESEN , La juridiction commerciale à Lyon (14G31789). Lyon, 1879, in-8°. 4 JULLIANY, 0. c, p. 2G. Les deux juges des marchands
Paris1.
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Plus d'une fois les représentants des villes de commerce et d'industrie aux Etats généraux avaient protesté contre l'insuffisance de la législation en matière de banqueroutes, contre les privilèges accordés aux étrangers et surtout aux banquiers italiens, contre les lenteurs de la procédure et les frais qu'elle entraînait pour les marchands. François Ier et Henri II avaient donné à ces plaintes un commencement de satisfaction : l'ordonnance du 10 octobre 1536 avait puni la banqueroute frauduleuse de l'amende, du carcan et du pilori les changes avaient été érigés en titre d'offices (1556)2; des tribunaux de commerce jugeant sommairement et élus par les marchands avaient été établis en 1549 à Lyon et à Toulouse, en 1552 à Nîmes3 ; des bourses avaient été fondées à Toulouse, à Lyon et plus tard à Rouen (mars 1556), où Henri II en avait confié l'administration à des prieurs ou consuls qui ne tardèrent pas. à s'attribuer, malgré l'opposition de la vicomté de l'eau, la juridiction en matière commerciale4.
étaient élus annuellement par le corps municipal. René d'Anjou en 1474, Charles VIII en 1484 et Charles IX en 1565 ne firent que confirmer cette institution, qui remontait au moins au XIII8 siècle. Déclaration du 10 octobre 1536 sur les banqueroutiers frauduleux, article 3. ISAMBERT, t. XII, p. 527-528-529. 2 Édit d'Auet, août 1555. ISAMBERT, XIV, p. 456. 3 Registres de l'hôtel de ville de Paris H. F., 120, cités par ROBIQUET, Eist. municipale de Paris, I, p. 577. —Cf. MÉNARD, Eist. de Nîmes, livré XIII. Commerce marit. de Rouen,!,^. 345-346 et BEAUVicomte de Veau, p. 89. L'édit de mars 1556 ne fut enregistré par le parlement de Rouen qu'en 1563.
FRÉVILLE, REPAIRE,
4
1
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L'œuvre ébauchée par François Ier et Henri II se poursuivit sous leurs successeurs. En 1579, l'ordonnance de Blois enjoint à tout étranger, trafiquant dans le royaume, de faire enregistrer au greffe de la juridiction ordinaire du ressort où il est établi les procurations, pouvoirs, ou commissions dont il est pourvu, et interdit la fondation de toute banque étrangère à moins de verser une caution de 15,000 écus d'or et de faire inscrire les actes de société aux registres du bailliage *, Les peines prononcées contre la banqueroute frauduleuse sont confirmées et aggravées (1561 et 1579)3, la contrainte par corps est étendue aux obligations contractées entre commerçants (janvier 1561)3. Un édit de 1560 décide que les marchands devront porter leurs différends devant des arbitres désignés par les parties et s'en rapporter à leur sentence4. En 1563 le prévôt des marchands et les échevins de Paris réclament à leur tour une bourse de commerce et une juridiction consulaires, qui leur sont accordées par un édit de novembre 1563 enregistré au parlement le 18 jan1 Ordonnance dite de Blois (mai 1579, articles 357-358). ISAMbert, XIV, p. 460. 2 Ordonnance de janvier 1561 (ISAMBERT, XIV, p. 96). « Tous » banqueroutiers qui feront faute en fraude seront punis ex» traordinairement et capitalement. » Cf. ordonnance de Blois, 1579, article 205. 3 Ordonnance de janvier 1561 (ISAMBERT, XIV, p. 96). 4 Édit d'août 1560 {Ibïd., p. 41)... « Les marchands » seront contraints eslire et s'aecorder de trois personnages ou » plus grand nombre, ...marchands ou d'aultre qualité et se » rapporter à eux de leurs différends. » 5 RoBiguET, Hist. municipale de Paris, I, p. 577.
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vier 1564. « Les juge et consuls des marchands de Paris connaîtront de tous procès et différends qui seront mus entre marchands pour fait de marchandise seulement, leurs veuves, marchandes publiques,
Sceau de la justice consulaire de Paris.
leurs facteurs, serviteurs et commettants, tous marchands, soit que les dits différends procèdent d'obligations, cédules, récépissés, lettres de change ou crédit, réponse, assurances, transports de dettes et novation d'icelles, comptes, calculs ou erreur en
�quelles matières et différends la connaissance, jugement et décision est commise et attribuée auxdits T. II. Jl S
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juge et consuls et aux trois d'eux privativement à tous juges, appelé avec eux, si la matière y est sujette, ou en sont requis par les parties, tel nombre de personnes de conseil qu'ils aviseront. » Les parties comparaissent en personne, ou par prfccuration donnée à un ami, parent ou voisin, sans avocat, ni procureur. Les juges ne peuvent recevoir ni présents, ni épices ; une seule remise de la cause est autorisée, et au-dessous de 500 livres, le tribunal prononce sans appel. Les juge et consuls sont au nombre de cinq, élus pour un an, parmi les marchands natifs du royaume et domiciliés à Paris La première élection eut lieu à l'hôtel de ville, le 27 janvier 1564 ; les électeurs étaient au nombre de cent, délégués par les six corps marchands ; mais pour les élections suivantes, le nombre devait être réduit à soixante, qui choisiraient trente d'entre eux chargés avec les juge et consuls sortants de désigner les nouveaux élus. Les registres de l'hôtel de ville2 nous ont conservé les noms des cinq bourgeois qui eurent l'honneur d'inaugurer, à Paris, le Tribunal de commerce : Jean Aubry, marchand qui avait réuni le plus de suffrages fut instâllé comme juge ; Nicolas Bourgeois, pelletier, Henri Ladvocat, mercier, Pierre de la Court, marchand de vin et de pois1 Édit de novembre 1563 (ISAMBERT, XIV, p. 153 et suiv.). Cf. Recueil contenant fédict du Boy sur Vestablissement de la jurisdiction consulaire de la ville de Paris (1658, in-4"). —■ DENIÈRE, La juridiction consulaire à Paris (1872, in-8°), et GENEVOIS, Eistoire critique de la juridiction consulaire (1867, in-8°). ' ROBIQUET, 0. c, I, p. 579.
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son, Claude Hervy, mercier, comme consuis. Le tri bunal siégea d'abord dans l'hôtel abbatial de SaintMagloire, rue Saint-Denis, puis dans une maison située près de l'église Saint-Merry et qui renfermait également la place commune, ou bourse des marchands. Malgré l'opposition des gens de loi, qui regardaient la création des tribunaux de commerce comme un empiétement sur leurs attributions, le chancelier l'Hôpital, qui avait rédigé l'édit de 1563, sut défendre son oeuvre. La déclaration de 15651, en confirmant l'organisation de la justice consulaire à Paris, l'étendit à toutes les villes qui possédaient déjà ou qui réclameraient à l'avenir des juridictions du même ordre. Reims, Bordeaux, Poitiers, Amiens ne tardèrent pas à suivre l'exemple de Paris: l'unité de la juridiction commerciale précédait celle de la juridiction civile et criminelle. L'édit de 1581, la première tentative de la royauté pour donner à l'industrie une organisation uniforme, était moins désintéressé que celui de 1563, car il dissimulait une arrière-pensée fiscale, mais il avait une tout autre portée, et cette expérience hardie, sinon sincère, a peut-être passé trop inaperçue dans l'histoire économique du xvr3 siècle. Tout artisan tenant boutique dans les villes ou bourgs où les métiers ne sont pas officiellement constitués, devra prêter le serment de maîtrise et sera reconnu maître sans être astreint au chefd'oeuvre.
1
Déclaration de 1565 (ISAMBERT, XIV, p. 179).
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Les maîtres établis dans les faubourgs des villes jurées seront libres d'exercer leur métier dans lesdites villes. L'ouvrier reçu maître à Paris peut exercer dans tout le royaume : les maîtres des villes de Parlement auront le droit de s'établir dans tout le ressort du Parlement; ceux des chefs-lieux de bailliages ou de présidiaux dans le ressort du présidial ou du bailliage ; ceux des chefs-lieux de juridictions inférieures dans le ressort delà juridiction : par une dérogation à la règle générale, les maîtres de Lyon ont le privilège d'exercer dans tout le ressort du Parlement de Paris, sauf à Paris. Dans toutes les villes du royaume, les métiers procéderont à l'élection de gardes ou jurés ; dans les petites villes et dans les bourgs, l'élection aura lieu pour toute la châtellenie ou le ressort judiciaire. La- durée de l'apprentissage ne pourra être abrégée, même pour les fils de maîtres ; l'apprenti, une fois reçu compagnon, devra travailler pendant trois ans, ou pendant un an et demi, s'il est fils de maître, pour se présenter à la maîtrise. Nul n'est reçu maître, s'il n'est âgé d'au moins vingt ans et s'il n'a fait son chef-d'oeuvre. Le roi se réserve cependant de nommer trois maîtres par métier en les dispensant du chef-d'œuvre Henri III, qui était un prince dépensier et un poliCode du roy Henri III, livre X (de la police), titre XXVI. Cf. Histoire des classes ouvrières (tome II, page 119 et suivantes).
LEVASSEUR,
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tique subtil, mais qui ne se piquait pas d'être un économiste, avait sans doute apprécié surtout dans cette ordonnance les ressources qu'elle promettait au trésor, en étendant les droits de maîtrise à tous les artisans du royaume; mais il est permis de croire que le garde des sceaux Cheverny et les conseillers qui l'avaient inspirée avaient des vues plus profondes. L'édit de 1581 n'était pas seulement un expédient fiscal, c'était le cercle étroit où s'enfermaient les vieilles corporations brisé, mais brisé pour s'élargir ; c'était l'ordre et la symétrie substitués aux hasards et à la confusion de l'édifice féodal ; c'était le travail national embrigadé sous l'œil et sous la main du roi. La tâche était trop lourde pour un gouvernement dont la seule ambition était de vivre; les conseillers de Henri III laissèrent tomber les principes nouveaux qu'ils avaient proclamés. Henri IV et Colbert les relèveront. L'ordonnance de 1584 sur l'amirauté, moins hardie et moins neuve que l'édit de 1581, car elle avait des précédents (1517, 1514, 1549), était du moins plus facilement applicable. Elle fixait les droits et la juridiction de l'amiral de France, qui connaissait de tous les faits de guerre ou de marchandise se rapportant à la marine, tels qu'affrètements, chartes parties, polices d'assurance, ventes et bris de navires, pêcheries, etc., et en outre des causes civiles ou criminelles des étrangers, Anglais, Écossais, Hanséates, Espagnols, Portugais, soit entre eux, soit avec des sujets français. Il nommait les gardes
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des côtes, les capitaines des ports et des navires de guerre, les commissaires et contrôleurs de la marine. Il avait droit au dixième du butin pris sur l'ennemi et au tiers des épaves, à moins que le propriétaire n'en poursuivît le recouvrement clans le délai d'un an. C'était une sorte de vice-royauté qui centralisait dans ses mains la direction de la marine marchande aussi bien que celle de la marine de guerre, et dont la puissance n'était pas encore limitée par celle des secrétaires d'Etat, spécialement chargés, depuis 1547, de la correspondance . relative aux affaires maritimes, et qui n'étaient guère que des intermédiaires entre le roi et le grand amirali. Cependant, l'édit de 1584, en même temps qu'ii définissait les pouvoirs de l'amiral, renfermait un certain nombre de dispositions nouvelles, probablement dues à l'influence du secrétaire d'État de Fizes, l'un des membres de l'assemblée de Saint-Germain, où l'ordonnance avait été préparée2 ; c'était l'ébauche des codes maritimes de Richelieu et de Colbert. La construction et l'exploitation des pêcheries, l'armement des navires de commerce étaient soumis à des règles fixes ; l'escorte ou convoi devenait obligatoire
Edit sur l'amirauté, mars 1584 (ISAMBERT, XIV, p. 556). L'assemblée de Saint-Germain (novembre 1583), se composait de la reine-mère, du due d'Anjou, du cardinal de Bourbon, du duc de Nevers, du duc de Montpensier, des maréchaux de Cossé et de Montluc, de Christophe de Thou, du chevalier de Birague, du secrétaire d'État de Fizes, et fut consultée sur un grand nombre de questions de police générale.
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pour les voyages de Terre-Neuve, de Guinée et du Brésil ; enfin, nul ne pouvait être patron d'un bâtiment de mer sans avoir subi des examens et reçu le titre de maître qui lui conférait le droit de commander. À peu près à la même époque où paraissait l'ordonnance de 1584, un auteur inconnu composait en Normandie, sous le titre de Guidon de la mer, un véritable code des assurances maritimes. Ce n'était sans doute qu'un choix des arrêts de la juridiction consulaire de Rouen ; mais cette compilation, sans avoir le caractère d'une publication officielle, devait contribuer à fixer la jurisprudence et à donner aux coutumes cette unité qui a été une des grandes préoccupations du xvi° siècle1. On se figure volontiers que la monarchie absolue, avec son appareil administratif, son cortège de fonctionnaires et son luxe de règlements, est sortie tout armée du cerveau de Richelieu et de Louis XIV. On oublie trop que le xvie siècle avait ébauché presque tous les ressorts de cette gigantesque machine et que le XVII6 n'a eu qu'à les agencer et à les perfectionner. Sans compter les gouvernements militaires organisés, sinon créés par François Ier, et les intendants qui commençaient à jouer un rôle important sous les derniers Valois, comme délégués du gou' La première édition du Guidon de la mer qui a dû être composé entre 1563 et 1583 a été publiée à Rouen en 1608. Voir PARDESSUS, lois maritimes, t. II, p. 372 et suiv. ; FRÉMERY, Etudes de droit commercial; FRÉVILLE, Commerce maritime de Rouen.
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vernement central c'est la royauté du xvie siècle qui a fondé les premiers ministères en attribuant à certains secrétaires d'État des départements spéciaux2, c'est elle qui a centralisé et constitué sur leurs bases modernes la plupart des grandes administrations dont quelques-unes gardent encore la trace de ces lointaines origines : finances avec leurs généralités, leurs élections et leurs cours souveraines , sous la direction du surintendant ; douanes avec leur armée de receveurs, de contrôleurs et de gardes ; postes sous les ordres du grand-maître des coureurs de France ; eaux et forêts sous la surveillance du grand-maître et réformateur général des eaux et forêts de France; marine sous la haute juridiction du grand-amiral. Elle a inauguré le système financier qui devait être jusqu'au bout celui de l'ancien régime, en substituant aux expédients quelque peu grossiers du moyen âge des combinaisons plus savantes ou plus spécieuses : impôts dissimulés sous la forme de garanties nouvelles assurées à la propriété (droits
' Voir HANOTAUX, Origine des intendants, in-8°, 1884. 2 Les divers départements des quatre secrétaires d'État qui portaient au xvi° siècle le nom de secrétaires des finances ne furent définitivement organisés que sous le ministère de Richelieu : cependant on trouve déjà sous les derniers Valois quelques exemples de secrétaires d'Etat investis d'attributions spéciales : sous Henri III, de Fizes est chargé de la marine, Villeroi des affaires étrangères. Voir sur les origines des secrétaires d'Etat : FAUVELET DU Toc, Histoire des secrétaires d'Estat (1668) ; Aucoc, Le Conseil d'Etat avant et après 1189 (1876, in-8°); LUGAY, Les secrétaires d'Etat (1881, in-8°) et DÉCRUE, De consilio régis Francisa I (1885, in-8°).
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d'insinuation et d'enregistrement ou de protection accordée à la production nationale (droits d'importation) ; vénalité des charges et des offices ; loteries2; émission de.rentes perpétuelles (rentes sur l'hôtel de ville de Paris3) : elle a devancé le xvni0 siècle, en essayant de fonder de prétendues banques municipales qui n'étaient au fond que des banques d'État : elle a réglementé le commerce et l'industrie avec moins d'intelligence et de succès, mais avec plus d'arbitraire que Colbert. Elle avait développé les germes du pouvoir absolu et de la monarchie bureaucratique que la France du moyen âge nourrissait dans son sein sans en avoir conscience, mais qui perçaient à peine à travers la végétation vivace et touffue des traditions féodales. La moisson était encore verte, mais elle avait grandi : le XVII6 siècle allait la mûrir.
1 Edits de mai 1553 (ISAMBERT, XIII, p. 314) et de mai 1581 pour la création d'un bureau de contrôle des actes extrajudiciaires dans chaque siège royal. 2 La première loterie fut créée par François IER en 1539, en faveur d'un concessionnaire nommé Jean Laurent (Edit de mai 1539, ISAMBERT, XII, p. 560 et suiv.). La loterie était désignée sous le nom de blanque. 3 La première émission de renies sur l'hôtel de ville est de septembre 1522 : c'était le chapelier Duprat qui en avait eu l'idée. Elle fut consacrée par l'édit du 10 octobre 1522. Le corps de ville représenté par le prévôt des marchands et les échevins dut acheter au roi une certaine somme de rente annuelle et perpétuelle à prendre sur les revenus de la ferme du bétail vendu à Paris et du vin vendu à la Grève, et fut autorisé à revend! e ces rentes au public jusqu'à concurrence du capital de 200,000 livres auquel s'élevait l'emprunt royal.
��LIVRE II
HENRI IV ET RICHELIEU
CHAPITRE I
ÉTAT DE LA FRANCE A LA FIN DU XVI» SIÈCLE LA PRODUCTION AGRICOLE ET INDUSTRIELLE SOUS HENRI IV — SULLY, OLIVIER DE SERRES, LAFFEMAS — LE CONSEIL DE COMMERCE
Il y a, dans tout phénomène économique, a dit Bastiat, ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Ce qu'on voyait dans la révolution du xvi° siècle et dans l'action exercée par la royauté française sur le mouvement économique, c'étaient des terres et des mers nouvelles ouvertes aux Européens, c'était la découverte des mines du Mexique et du Pérou, c'était le renchérissement de toutes choses, l'augmentation des impôts, la gêne croissante de la noblesse, les progrès de l'industrie et du commerce, la ri-
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chesse de la bourgeoisie, l'intervention chaque jour plus immédiate de la royauté dans tous les actes de la vie nationale ; ce qu'on ne voyait pas, c'étaient les conséquences politiques et sociales de ces phénomènes dont les contemporains ne mesuraient pas la portée. Au xv° siècle, le seigneur n'était plus souverain, il n'avait plus de sujets, mais il avait encore des vassaux et des tenanciers; pour les paysans qui vivaient sur son fief, libres ou mainmortables, défait encore l'autorité directe, le juge, l'administrateur, le gardien de la paix publique, le représentant de la souveraineté. La seigneurie avait les bénéfices du pouvoir; elle percevait des cens et des redevances, elle jouissait du produit des péages, des droits de marché, des banalités, elle imposait des corvées, elle se réservait le droit de chasse et de pêche. Le paysan trouvait parfois ces charges bien lourdes, mais il les considérait comme légitimes; elles étaient le salaire des services rendus. Avec les bénéfices, le seigneur avait aussi les responsabilités : c'était à lui que s'adressaient les plaintes ; c'était à lui qu'on s'en prenait de la misère et des désordres qu'il était le plus souvent impuissant à prévenir : la royauté était trop loin et trop haut. Entre elle et les populations rurales, il n'y avait pas contact immédiat : le seigneur servait de tampon et recevait le premier choc de toutes les colères et de toutes les rancunes.
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Au xv° et au siècles, la royauté, poursuivant, sans se rendre compte de son œuvre, et par une sorte de marche fatale, la tradition de ses prédécesseurs, s'attache à réduire de plus en plus l'autorité seigneuriale; elle enlève au seigneur le droit déjuger en personne ; elle le décharge du soin d'entretenir les routes et transforme la corvée seigneuriale en corvée royale ; elle intervient dans les moindres détails de police et d'administration; elle substitue le fonctionnaire au seigneur et, sans s'en apercevoir, elle se rapproche ainsi du paysan, elle supprime l'intermédiaire, elle déplace les responsabilités. De Louis XI à Louis XVI, il faudra trois siècles pour que l'oeuvre s'accomplisse; et le jour où elle sera achevée, le jour où la responsabilité du seigneur aura passé tout entière au roi, la monarchie sera à la veille de sa chute. En minant peu à peu les derniers débris des attributs souverains qu'avait conservés le seigneur, ce que les jurisconsultes du xvs siècle appelaient la poëste, et ceux du xvi° la justice, la royauté avait entendu respecter les droits dérivant de la directe, c'est-à-dire de la nue propriété du sol qui était censée lui appartenir et dont la marque étaient les lods et ventes, les cens et autres redevances féodales. Elle avait un intérêt à ce qu'il cessât d'être souverain, elle n'en avait pas à ce qu'il cessât d'être propriétaire. Mais sans le vouloir, en ruinant la justice, elle ruina en même temps la directe. A mesure que le seigneur devenait plus étranger au paysan, qu'il
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abandonnait son château pour aller vivre à la cour ou dans les villes, qu'il cessait d'être administrateur et juge, les cens et les redevances maintenus par la loi et protégés par l'autorité royale devinrent de plus en plus inintelligibles pour les populations de la campagne; on ne comprenait pas l'impôt là où la souveraineté avait disparu, on ne comprenait pas le salaire là où le service n'existait plus. Cependant, au xvie siècle, l'ancienne noblesse conservait son prestige; le paysan craignait le seigneur plus qu'il ne l'aimait, mais il le respectait encore. Il n'en était pas de même de cette noblesse nouvelle dont la royauté avait encouragé la formation, tantôt de propos délibéré comme sous Louis XI, tantôt par la force même des choses et en se laissant aller au courant. Ces bourgeois enrichis, ces hommes de robe et de finance improvisés gentilshommes par lettres patentes, cette noblesse sans ancêtres, sans traditions, plus dure et plus arrogante dans l'exercice de ses droits que la vieille noblesse d'épée, ne furent jamais pour le paysan que des intrus qu'on tolère parce qu'on y est forcé, mais qu'on ne prend pas au sérieux. C'est pourtant eette classe qui remplace peu à peu la petite noblesse, celle qui n'a point de part aux pensions, à la distribution des bénéfices ecclésiastiques, aux faveurs de la cour. Dès la fin du xvie siècle, la noblesse des parvenus a absorbé une grande partie des domaines de la noblesse provinciale ruinée par le luxe, par les conséquences de la révolution économique qui a dimi-
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nue ses revenus en abaissant la valeur du numéraire, par les préjugés qui l'empêchent de chercher de nouvelles sources de fortune dans le commerce et dans l'industrie ; une autre partie a été accensée, c'est-à-dire qu'elle est devenue, moyennant une redevance fixe, la propriété des petits cultivateurs. Souvent même, les cens et les anciennes redevances ont été rachetés par le paysan qui se trouve ainsi élevé de la condition de tenancier à celle de propriétaire, mais qui n'y gagne rien, car, sous prétexte de la plus-value assurée à sa propriété par la diminution des charges, le fisc lui demandera en plus ce qu'il paie en moins au seigneur. Les propriétés ecclésiastiques avaient été atteintes par la politique royale non moins profondément et non moins involontairement que les propriétés nobiliaires. Elles étaient encore, à la fin du xve' siècle, les mieux administrées et les mieux cultivées de la France entière ; les possesseurs de bénéfices étaient astreints à la résidence, ils étaient plus instruits et plus pacifiques que les propriétaires laïques ; ils étaient presque toujours plus respectés et plus écoutés. C'était aux gens d'église qu'on devait l'introduction du fermage substitué déjà, dans quelques régions de la France, au métayage, seul usité au moyen âge et le peu d'améliorations apportées à l'agriculture. Le concordat de 1516, en mettant à la disposition du roi les plus grandes et les plus riches propriétés ecclésiastiques, en modifia complètement l'économie. On vit se multiplier les commendes,
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c'est-à-dire la collation de l'administration temporelle des grandes abbayes à des laïques ou à des membres du clergé séculier qui jouissaient du tiers des revenus. La plupart des bénéficiaires, gens de cour ou hauts dignitaires de l'Église, ne résidaient pas et laissaient la direction du domaine à des régisseurs ou à des fermiers qu\ exploitaient surtout pour leur compte. La partie des domaines de l'Église directement administrée par les prieurs resta florissante; celle qui appartenait aux commendataires dégénéra ; c'était le commencement de la décadence et de la dilapidation des propriétés ecclésiastiques. Les conséquences inaperçues de la politique royale ne furent pas moins graves au point de vue industriel et commercial qu'au point de vue agricole. Après avoir essayé, à la fin du xiv° siècle, de combattre l'organisation aristocratique des corps de métiers, la royauté l'avait acceptée au xvc, mais à condition que la corporation paierait ses privilèges et qu'elle les ferait céder devant la volonté royale. Le roi se réservait le droit de créer des maîtres exempts des épreuves et des frais imposés par les statuts. Ce compromis avait eu un double résultat que ses auteurs n'avaient ni prévu ni désiré. En plaçant la corporation sous la dépendance de plus en plus immédiate du roi, en élevant les statuts, c'està-dire des règlements techniques, à la hauteur d'une loi d'État, en portant dans ses relations avec l'in-
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dustrie cet esprit centralisateur et unitaire qu'il portait en toutes choses, le pouvoir royal s'impose le rôle étrange de rédacteur et d'éditeur universel de manuels à l'usage de tous les métiers. Le roi s'était contenté au moyen âge de contresigner les règlements rédigés par les métiers eux-mêmes, à mesure qu'on les soumettait à sa sanction. Au xvie siècle, il a déjà la prétention de les unifier et d'en tirer un type idéal de fabrication qu'il imposera à tout le royaume. Il faudra bientôt une ordonnance royale pour diminuer d'un pouce carré la dimension des mouchoirs de poche, pour ajouter ou retirer un fil à la trame de telle ou telle étoffe. L'autorité royale s'éparpille et se perd dans le détail; elle se mêle de tout, et comme il arrive d'ordinaire, elle ne réussit à contenter personne, ni les corporations, ni le public. Une conséquence plus fâcheuse encore de la tutelle exercée sur les corps de métiers fut la situation difficile où le gouvernement se trouva placé dans la lutte sourde entre patrons et ouvriers, entre maîtres et compagnons, qui s'engageait déjà au xve siècle. Il se vit entraîné à combattre les confréries ouvrières qui s'étaient formées sans lui, sinon contre lui, qui affectaient les allures de sociétés secrètes et qui prétendaient se soustraire au contrôle des pouvoirs publics. La royauté les proscrivit sans réussir à les détruire; mais en même temps elle essaya d'abaisser les barrières qui fermaient à l'ouvrier l'accès de la maîtrise et de lui donner des garanties
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contre l'arbitraire du patron; c'était en grande partie le but de l'ordonnance de 1581. Ce but ne fut pas atteint; les vieilles corporations municipales conservèrent leur esprit exclusif et leur constitution oligarchique ; les nouvelles corporations provinciales qu'on voulait leur opposer, ou ne s'organisèrent pas, ou devinrent à leur tour des associations fermées; la royauté n'y gagna qu'une chose : soulever contre elle les rancunes de l'aristocratie industrielle qui devaient se faire jour dans la Ligue et dans la Fronde, sans se concilier la reconnaissance des classes ouvrières dont elle enchaînait la liberté. En matière commerciale, la préoccupation constante des hommes d'État, au xve et au xvi6 siècles, avait été d'attirer et de retenir en France les métaux précieux dont on avait si cruellement ressenti ■ la pénurie sous Louis XI, sous Charles VIII et môme sous Louis XII. L'abondance du numéraire c'est, aux yeux de la nation, le signe de la richesse, c'est, aux yeux du roi, la rentrée facile et sûre de l'impôt. S'enrichir aux dépens de l'étranger en lui prenant son or et son argent et en le gardant, voilà, dans toute sa simplicité, le secret de la politique commerciale telle que la conçoit le xvie siècle. C'est sous une forme plus naïve, ce qu'on appellera plus tard, quand on en aura fait une théorie savante, le mercantilisme, ou le système de la balance du commerce. Malheureusement le système était faux, dès qu'on _ prétendait en faire une vérité générale, parce qu'il avait pour point de départ une intelligence incom-
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plète du véritable rôle de la monnaie. Avoir beaucoup d'argent, c'est la richesse pour un particulier, il est possible que ce ne soit pas la richesse pour un État. Quand l'abondance du numérah-e ne répond pas ou ne répond plus à l'activité du travail, des transactions, de la circulation nationale, quand l'argent est en excès, il subit le sort de toute marchandise surabondante, il s'avilit, et comme il est en même temps qu'un instrument de circulation, la mesure commune de la valeur des autres marchandises, le prix de celles-ci doit s'élever non seulement en proportion de la consommation, mais en proportion de l'abaissement de la valeur du numéraire. Ce fut ce qui arriva sous Charles IX et sous Henri III, et ce que ne comprirent ni la nation, ni le gouvernement, qui laissèrent à la fatalité des événements la solution du problème. Ainsi, la royauté du xv° et du xvi° siècles avait voulu détruire les restes de la souveraineté féodale, et elle y avait presque réussi; elle n'avait voulu porter atteinte ni à la propriété ni aux privilèges personnels de la noblesse, et cependant, elle avait préparé la destruction de ces privilèges et de cette propriété en continuant à annuler le seigneur, en lui enlevant peu à peu jusqu'au droit d'être utile, en rendant ainsi ce qui restait de privilèges féodaux inintelligible pour les populations rurales, et en favorisant la formation d'une nouvelle noblesse qui avait déconsidéré les droits de l'ancienne en les partageant.
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La royauté avait voulu disposer des richesses temporelles du clergé, et le concordat lui en avait donné le moyen; mais elle n'avait jamais eu l'intention de déprécier les domaines de l'Église ; cependant elle avait préparé, par l'abus des commendes, la décadence matérielle de la propriété ecclésiastique et sa déconsidération morale, car le paysan, pour qui la terre est tout, méprise ceux qui la possèdent et qui ne la cultivent pas. La royauté avait voulu émanciper le paysan parce qu'elle avait le droit de demander directement à l'homme libre l'impôt qu'elle ne pouvait réclamer au serf sans l'intermédiaire du seigneur. Elle avait essayé en même temps d'améliorer la condition du cultivateur, de le protéger contre les pillages des gens de guerre ou les exactions féodales, pour qu'il lui fût possible de payer davantage et avec moins de résistance; mais sans s'en douter, en émancipant le paysan, en supprimant l'intermédiaire du seigneur, elle l'avait rapproché d'elle, et en mesurant mal les forces de l'agriculture et le fardeau de l'impôt, elle avait écrasé d'une main le cultivateur qu'elle s'efforçait de relever de l'autre. La royauté s'était attachée à ménager, tout en les assujettissant, les corporations industrielles, mais en même temps à affranchir les arts de leur tutelle, pour les placer sous la sienne, à donner satisfaction aux intérêts des classes ouvrières exclues de la maîtrise par l'aristocratie des corps de métiers; elle avait atteint son but, du moins en partie, mais
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elle s'était imposé, sans l'avoir prévu, une tâche impossible et parfois ridicule en descendant à des détails de réglementation technique où elle n'avait ni compétence, ni certitude d'exercer un contrôle sérieux. De plus, elle avait mécontenté les communautés d'arts et métiers en les forçant à élargir leur cadre trop étroit, les ouvriers en proscrivant leurs confréries, et ce qui restait d'industrie libre en la contraignant à s'enrôler bon gré mal gré dans les corporations officielles. Enfin, en développant la marine et le commerce français, en créant nos industries de luxe, en favorisant avec un zèle, il est vrai, fort intermittent, nos premières tentatives de colonisation et, d'autre part, en ébauchant le système protecteur, la royauté avait eu surtout pour but de rappeler le numéraire en France et de l'y retenir ; mais elle n'avait su se rendre compte ni du rôle de la monnaie, ni de la portée de ses mesures économiques, et elle avait eu sa part involontaire, mais sa large part dans la crise monétaire et commerciale de la seconde partie du siècle. Tel était avec son actif et son passif, avec ses charges et ses avantages apparents ou latents, l'héritage moral que la dynastie des Valois léguait à celle des Bourbons, au moment où Henri IV, vraiment roi par sa politique et patriotique abjuration, allait clore l'ère des discordes religieuses. Quant à la situation matérielle du pays, trente-cinq années de guerres civiles et étrangères s'étendant à tout
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le territoire et à peine interrompues par de courtes trêves, avaient replongé la France dans cet état d'anarchie, de découragement, de misère publique et privée qu'elle n'avait que trop connu près de deux siècles auparavant. Pendant plus de trente ans, tout le monde en France, ceux du moins qui n'exploitaient pas à leur profit les calamités publiques, s'étaient trouvés dans la position que décrit si énergiquement Montaigne 1 : « J'escrivois ceci en» viron le temps qu'une forte charge de nos trou» bles se croupit plusieurs mois de tout son poids » droict sur moy. J'avais d'une part les ennemys à » ma porte, d'autre part les picoreurs, pires enne» mis : non armis sed vitiis certaiur, et essuyois » toute sorte d'injures militaires à la fois.
» Hostis adest dextra lœvaque a parte timendus » Vicinoque malo terret utrumque latus. »
Le brigandage avait reparu comme au xve siècle; de véritables armées de bandits tenaient la campagne sous la conduite d'aventuriers qui, pour la plupart, appartenaient, comme les capitaines des écorcheurs, à la noblesse provinciale ruinée et démoralisée par la guerre. On avait vu recommencer l'émigration des paysans dans les villes, la dépopulation et la ruine des campagnes2. Henri IV écrivait le 1er octobre 1595 aux échèvins
MONTAIGNE, Tissais, livre III, chap. xn. Voir sur la misère et la dépopulation des campagnes Mémoires de VILLEROI (éd. Miohaud et Poujoulat, p. 234).
1
3
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des bonnes villes : « La longueur et violence de ces derniers remuements de guerre a tellement ruiné et désolé toutes les provinces de notre royaume en général, que, la plupart des terres demeurées désertes et incultes, il ne s'est recueilli, la présente année, de beaucoup près ce qui est nécessaire pour la nourriture du peuple *. » L'année suivante, le roi écrivait à Martin Langlois, prévôt des marchands de Paris (25 juillet 1596) : « Dès le temps qu'il a plu à Dieu de nous appeler à la succession de ce royaume, nous y avons trouvé un tel désordre en toutes nos provinces, qui, depuis, à l'occasion des guerres civiles et étrangères y a été continué, à la foule et oppression de nos bons sujets, que la mort nous sera moins dure que n'est de vivre et souffrir plus longtemps les misères dont ce royaume est accablé : ce que nous reconnaissons procéder principalement du ténement des champs des gens de guerre qui n'y peuvent estre disciplinés, sans paye, et n'y souffrir aucun entretenement 2. « L'an 1601, le préambule d'un édit sur la louveterie s'exprime ainsi : « Depuis la dernière guerre, le nombre des loups est tellement accru et, augmenté en ce royaume qu'il apporte beaucoup de pertes et dommages à nos pauvres sujets 3. » Cette invasion des loups avait été un des traits caractéristiques des
1 Lettres missives de Henri IV, publiées par {Documents inédits sur l'histoire de France), t. 2
3
BERGER DE XIVREY II,
p. 413.
Ibid., p. 620.
ISAMBÉRT, XV,
p. 248.
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misères du xve siècle : les forêts et les bêtes sauvages reprenaient possession du sol. Comme au temps de la guerre de Cent ans, la peste avait suivi la famine et la guerre. Dès 1564, les archives de Lyon attestent (c'est une déclaration du consulat) que 60,000 personnes en sont mortes dans la ville. Depuis cette époque, elle ne cesse de se promener en France, tantôt au midi, tantôt au nord, tantôt partout. A Paris, en 1596, les processions de pauvres se voyaient par les rues en telle abondance qu'on n'y pouvait passer, lesquels criaient à la faim, pendant que les maisons des riches regorgeaient de banquets et superfluités... « Ce jour (26 avril 1596) fut faict commandement à son de trompe et cri public à tous pauvres estrangers et mendiants de sortir de Paris, et ce à cause de la contagion répandue en divers endroits, ce qui estoit plus aisé à publier qu'à exécuter, car la multitude estoit telle et la misère si grande qu'on ne savoit quelle pièce y coudre1. » Le paysan exaspéré eut un de ces accès de fureur aveugle qu'on avait déjà vus au x°, au xiv° et au xv° siècles ; il se souleva non point pour ou contre le roi ou la Ligue, mais contre les maraudeurs, les bandits et les seigneurs qui, trop souvent, faisaient cause commune avec les uns et les autres, et qui portaient à ses yeux la responsabilité des malheurs publics. Dans le Perche et la Normandie, les Gautiers
1
Journal, de
L'ESTOILE
(Micbaud et Poujoulal), p. 269 et
273.
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• (ainsi nommés de la Chapelle-Gautier dans le Perche) en 1589 ; dans le Limousin, la Marche, le Quercy, l'Agenois, les Croquants 1 en 1594, prirent les armes, s'organisèrent en bandes, coururent sus aux pillards, puis se mirent à brûler les châteaux et à égorger les gentilshommes et les gens de finance. Ces révoltes furent écrasées, comme l'avaient toujours été les soulèvements de paysans, sans chefs et sans organisation; elles n'en étaient pas moins un grave symptôme : c'était la misère poussée jusqu'au désespoir. Les villes avaient, comme toujours, moins souffert que les campagnes ; mais elles n'avaient échappe ni à la famine, ni à la peste, ni aux horreurs de la guerre : presque toutes avaient été assiégées, beaucoup prises d'assaut, pillées et brûlées. Les métiers chômaient, le commerce était interrompu ; les ponts avaient été détruits ou emportés, les routes défoncées ; les rivières cessaient d'être navigables ; les péages arbitraires s'étaient multipliés sans mesure ; quelques-uns devaient subsister, comme la douane de Valence, établie en 1595 (édit du 10 mai). Toutes lés marchandises venant de l'étranger par les ports de la Méditerranée ou provenant de la Provence, du Languedoc, du Vivarais et du Dauphiné, acquitteraient les droits à Vienne ou à Sainte-Colombe avant
1 D'AUBIGNÉ, Eist. universelle, fait dériver ce nom du village de Croc en Limousin où l'insurrection aurait commencé : de Thou et Palma Cayet prétendent au contraire que les mutins donnaient le nom de croquants à la noblesse et aux financiers, et que le sobriquet fut retourné contre eux et leur demeura.
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de se rendre à Lyon; toutes celles qu'on expédiait du nord de la France, du Lyonnais, du Beaujolais, du Forez, de la Bresse et de la Savoie, vers le midi, payeraient la taxe à "Valence sur le pied de 2 1/2 0/0 en moyenne1. Vers 1596, un bichet de blé (environ quarante litres), transporté d'Auxonne à Lyon, payait un écu, sept sols, six deniers de péage, c'est-à-dire, à peu de chose près, la valeur de la marchandise 2. « Quelle apparence, je vous prie, disait Laffemas, que les marchands soient contraints, en beaucoup d'endroits, par se détourner de 30 ou 40 lieues pour la rupture ou danger du droit chemin. Il ne faut pas s'étonner si beaucoup de villes qui estoient de grands passages et souloient trafiquer autrefois sont devenues maintenant pauvres et disetteuses; c'en est ici la principale occasion. » Le commerce extérieur avait été plus maltraité encore que le commerce intérieur. Dans l'Atlantique et dans la Manche, nous n'avions plus de marine marchande, la piraterie en avait eu raison; non seulement on avait à peu près abandonné les voyages d'Afrique, du Brésil et la pêche même de TerreNeuve, mais c'étaient les Anglais, les Flamands et les Hollandais qui faisaient le cabotage sur nos côtes. Dans la Méditerranée, Marseille avait conservé quelques relations avec le Levant et les États
1 Voir sur la douane de Valence, MATTHIEU, Histoire de France durant sept années de paix du règne de Henri IV, livre II, troisième narration, V. (Ed. sans date, Paris, chez Métayer et Guillemot, 2 vol. petit in-8°). - Archives de Lyon, série AA. 154 (année 1596).
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barbaresques, mais les corsaires de Tripoli, de Tunis, d'Alger et du Maroc pillaient impunément ses navires *. Nos rivaux, surtout les Anglais et les Hollandais., avaient profité de l'effacement de la France pour obtenir de la Porte ottomane des concessions qui annulaient nos anciens privilèges et qui avaient eu pour résultat de nous évincer peu à peu des marchés de l'Orient. Enfin, le transit entre l'Allemagne, l'Angleterre, les Pays-Bas et l'Europe méridionale avait cessé d'emprunter le territoire français, où il ne trouvait plus aucune sécurité et où il rencontrait à chaque pas soit les douanes royales, comme celles de Lyon et de Valence, soit les péages que les gouverneurs de provinces, les commandants des places fortes, et jusqu'aux moindres chefs de postes, percevaient à leur profit. Ajoutons que ce pays ruiné et désorganisé avait à supporter une charge écrasante. En 1598, les impôts royaux s'élevaient, suivant Sully2, à 46 millions de livres, dont .20 pour la taille, 14 pour la gabelle, 5 pour les aides sur les boissons, 8 pour les traites foraines, douanes, péages et octrois des villes, 4 pour les droits de sceau et autres. Avec les dîmes estimées à 12 millions, les octrois et impositions municipales (4 millions), les décimes payés au roi par le clergé (4,500,000 livres) et, sans compter
1 Mémoire sur le trafic, sans date, mais se rapportant aux dernières années du xvi° siècle. Biblioth. nationale, Fonds fran-
çais, n° 3653, f° 67. S SOLT.Y, (Economies royales (Ed. Michaud et Poujoulat), t. p.
291.
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les droits féodaux des seigneurs, cens, banalités, péages, etc..., que Sully a oubliés dans son énumération, mais qu'il fait sans doute figurer (14 millions de livres) dans le total de son addition, c'était pour les impôts prélevés sur la nation par le roi, les communes, le clergé et la cour de Rome, une somme de 66 millions 1/2 de livres qu'il aurait fallu porter à plus de 80 millions en y ajoutant les redevances féodales. Or, la livre sous Henri IV contenait 2 fr. 71 en moyenne d'argent fin ; 80 millions de livres en 1598 équivaudraient aujourd'hui à 216,800,000 fr. en poids d'argent. Les prix ayant à peu près quintuplé depuis cette époque, la valeur réelle de nos jours s'élèverait à environ 1,084,000,000; la population de la France, à la fin du xvie siècle, ne dépassait pas 15 millions, la moyenne de l'impôt sous toutes ses formes aurait donc été de 70 à 75 francs de notre monnaie par tête d'habitant, environ 30 ou 35 francs de moins qu'aujourd'hui. Mais si l'on songe que la partie la plus aisée de la nation, celle qui possédait au moins les deux tiers du sol et la moitié de la richesse mobilière, ne contribuait à l'impôt que pour une part insignifiante, on se convaincra sans peine que le fardeau du contribuable était beaucoup plus lourd en 1598 qu'il ne l'est, même dans la période critique que nous traversons. Cependant, le mal était moins profond qu'au xv°siècle, l'anarchie avait duré moins longtemps; la nation était plus fortement constituée ; la France du xvi° siècle avait, quelque imparfaite qu'elle pût
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être, une administration qui n'existait pas avant Charles VII, des institutions déjà régulières, toute une machine politique déjetée et faussée, mais non anéantie. L'œuvre de restauration était plus facile et pouvait être plus rapide, mais elle était telle encore que, pour la mener à bonne fin, ce n'était pas trop de l'alliance du bon sens, de l'honnêteté et du génie. Henri IV, dès qu'il s'était senti le maître, avant même que la France fût complètement pacifiée, n'avait pas perdu de temps pour essayer de reconstituer son royaume après l'avoir conquis. La convocation de l'assemblée des notables à Rouen (4 novembre 1596) marque le début de la période réformatrice succédant à la période guerrière. Quelques-uns des conseillers du roi avaient pensé à réunir les États généraux, mais les cendres de-la guerre civile étaient encore trop chaudes. Henri IV préféra une assemblée moins nombreuse, plus modeste, plus docile et que le conseil royal pourrait composer à son gré. Les notables se montrèrent audessous de leur tâche. Ils se préoccupèrent surtout de sauvegarder les privilèges du clergé, de la noblesse et de la magistrature. En matière de commerce et d'industrie, ils en restèrent aux expédients dont l'expérience avait montré l'inutilité : lois somptuaires, prohibition, à l'importation, des draps d'or et d'argent, taxation des denrées dans les auberges
1
DE THOU,
Sur les notables de Rouen, voir Mats généraux, t. liv. CXVII. — (Economies royales, de SUI.LY,
XVI. — LXIX
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L'impôt d'un sou pour livre sur toutes les marchandises à l'entrée des villes ou bourgs et dans les foires, qu'ils proposèrent d'établir pour parfaire les 29,400,000 livres jugées nécessaires aux besoins du Trésor, n'eut guère plus de succès que les autres mesures prises sur leur initiative. Cette taxe, désignée sous le nom de pancarte, dont le produit avait été évalué à cinq millions de livres, souleva d'interminables conflits, rapporta fort peu et dut être supprimée en 16021. Henri IV se décida à exécuter par lui-même les réformes que n'avait pas su lui suggérer l'assemblée de Rouen, résultat prévu, sans doute, et qui dut lui laisser peu de regrets. De tous les souverains qui, pendant six siècles, ont gouverné la France, Henri IV est le seul dont le nom soit resté populaire, et le vers fameux :
Seul roi de qui le pauvre ait gardé la mémoire 2,
n'est pas une flatterie posthume. Cette popularité est-elle une duperie? Henri IV n'a-t-il été, comme l'ont prétendu certains écrivains modernes, qu'un habile enjôleur sachant dissimuler, sous une fausse
LX. — Mémoires de CLAUDE GROTJLARD (coll. Michaud et Poujoulat), t. XI, p. 502 et suiv. — CHEVERNY, Mémoires (Ibid., t. X, p. 551). —L'ESTOILE (Ibid., t. XV, p. 279). —Lettres missives de Henri IV'. — Cf. POIRSON, Histoire du règne de Henri IV (4 vol. in-8°, 1865), t. I. 1 ISAMBERT, t. XV, p. 276. Déclaration du 10 nov. 1602. 2 Ce vers est tout ce que la postérité a retenu des œuvres d'un auteur très fécond et très oublié, Gudin de la Brenellerie, poète tragique, didactique, satirique, etc., bistorien et philosophe. Il se trouve dans un poëmc présenté au concours de l'Académie en 1779.
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bonhomie, son égoïsme despotique? Le vœu classique de la poule au pot n'est-il qu'une légende ou une gasconnade ? Ces recherches anatomiques nous paraissent d'un médiocre intérêt pour l'historien. Ce qu'il faut demander à un souverain ou à un homme d'Etat, ce n'est pas d'être un saint ou un philanthrope guidé par les plus hautes conceptions de la morale théorique et par l'amour désintéressé de l'humanité, c'est de faire son métier de souverain et d'homme d'Etat. Henri IV l'a-t-il fait? Voilà toute la question. Quant à la discussion des mobiles et des intentions, c'est de la casuistique, ce n'est pas de l'histoire. Le mal aigu, celui que dénonçaient d'une façon menaçante les insurrections des Gautiers et des Croquants et les jacqueries partielles de l'ouest et du centre, c'était la ruine de l'agriculture, l'abandon des campagnes, la misère du paysan pillé par les gens de guerre, écrasé par les impôts, comme l'avaient été ses aïeux au xive et au xv° siècles. Relever l'agriculture, soulager le paysan, c'était la première tâche qui s'imposait au gouvernement nouveau ; c'était aussi la plus difficile, et ce fut celle que Henri IV poursuivit avec le plus de persévérance. Jamais roi n'avait été dans des conditions meilleures pour connaître le peuple de nos campagnes et pour l'apprécier. Jusqu'à l'âge de quatorze ans, il avait vécu de la vie du petit gentilhomme campagnard, mêlé aux enfants du village de Coarasse, courant la montagne et la plaine, apprenant à parler la langue
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du paysan et à étudier les campagnes autre part que dans les livres *. Roi, il avait gardé ces habitudes de familiarité avec les petites gens ; il n'était pas embarrassé avec eux et savait les mettre à leur aise. « Quand il allait au pays, dit son historien Matthieu, » il s'arrêtait pour parler au peuple, il s'informait des » passants d'où ils venaient, où ils allaient, quelles » denrées ils portaient, quel était le prix de chaque » chose et remarquant qu'il semblait à plusieurs que » cette facilité populaire offensait la gravité royale, il » disait : « Les rois tenaient à déshonneur de savoir » combien valait un écu, je voudrais savoir ce que » vaut un liard, combien de peine ont ces pauvres » gens pour l'acquérir, afin qu'ils ne fussent char» gés que selon leur portée. » Il se nattait d'être lui-même un agriculteur pratique. « J'ai une vigne, disait-il à l'ambassadeur d'Espagne, des vaches et autres choses qui me sont propres, et je sais si bien le ménage de la campagne que, comme homme particulier, je pourrais encore vivre commodément. » Quand il fallut réprimer la révolte des Croquants, ce ne fut qu'à regret et après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, que le roi se résigna à sévir. « Si je n'étais pas ce que je suis et si j'avais un peu plus de loisir, disait-il, je me ferais volontiers croquant2. » Et ce qui est plus significatif qu'un bon
Henri IV {vie privée), 1 vol. in-8°, 1885. Mémoires-journaux (juin 1594) (Ed. Rrunet, Champollion, Halphen, etc.), t. VI, p. 215. Voir
DE LAGRÈZE,
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L'ESTOILE,
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mot, c'ést qu'il écrivait en 1594 : « J'ai donné charge aa sire de Boissize... de tascher à leur faire poser les armes par la douceur, à quoy je seray bien aise qu'il les trouve disposez d'obéir *. » Dans son oeuvre de restauration agricole, Henri IV a eu deux grands auxiliaires choisis avec cette con- * naissance des hommes qui est un des traits du génie, et protégés tous deux, le- premier surtout, contre des haines et des intrigues sans cesse renaissantes par l'amitié dé ce roi qu'on a accusé pourtant d'être peu sûr dans ses relations : Sully et Olivier de Serres 2.
1 Lettres missives de Henri IV, t. IV, p. 161-165. Lettre à M. de la Chèze, 31 mai 1594. Cf. pages 155 et 185.
' Après M. A. POIRSON (Histoire du règne de Henri IV, t. III) et M. FAGNIEZ (Le commerce de la France sous Henri IV, Revue historique, 1881, et VIndustrie en France sous Henri IV, Ibid., 1883), il est difficile de trouver du nouveau sur l'œuvre économique de Henri IV.. Ces travaux si complets et si consciencieux ont été nos principaux guides. Parmi les documents originaux nous devons signaler indépendamment des Recueils d'ordonnances (FONTANON et ISAMBERT) , et des Lettres de Henri IV, les Procès-verbaux de l'Assemblée du commerce (Documents historiques, t. IV). — Les principaux mémoires ou ouvrages contemporains qui fournissent des renseignements sur l'histoire du commerce sont les (Economies royales de SULLY, la Chronologie novenaire et septénaire de PALMA CAYET, les Mémoires de FONTENAY-MAREUIL, les Mémoires de l'abbé de MAR'OLLES (2 vol. in-f°, 1656 et 1657), l'Histoire de mon temps de DE THOU, VHistoire de France... durant sept années de paix du règne de Henri IV, par P. MATTHIEU (2 vol., petit in-8°, Paris et Rouen, 1615), LEGRAIN, Décade contenant l'Histoire de Henri-le-Grand (in-f°, 1614), Le théâtre d'agriculture et mesnage des champs d'OLiviER DE SERRES, les nombreux mémoires publiés par B. LAFPEMAS, l'Histoire du commerce (1606, in-12), d'ISAAG LAPFEMAS (voir Archives curieuses de l'histoire de France, t. XIV),
T. II.
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Maximilien de Béthune, comte de Rosny, et duc de Sully depuis 1606 *, le principal exécuteur des conceptions économiques de son maître, n'était ni un financier, ni un économiste : c'était un homme d'épée et un propriétaire. Gentilhomme, et très fier de sa noblesse, très dédaigneux des gens de robe et d'écritoire, aussi hautain et aussi sauvage que le roi était familier et avenant, il avait au plus haut degré deux qualités indispensables dans la rude tâche qu'il allait entreprendre, la ténacité et l'esprit d'ordre qui l'avaient aidé à faire sa fortune et qui lui permirent de refaire celle de l'Etat. Ajoutons qu'il était honnête à la manière de son temps. Il n'était nullement indifférent à l'argent, et quand il trouvait par hasard, à Gahors, dans une maison mise au pillage, une cassette contenant 4,000 écus d'or, il la considérait comme de bonne prise : il ne s'en cachait pas, du reste2. C'était.le droit de la guerre, et peu de gens au xvi? siècle auraient été plus délicats. Quand les Rouennais lui offrent, après la capitulation de la ville qu'il avait négociée, un
DE MONTCHRÉTIEN {Le traicté d'Œconomie politique, Rouen, 1.615, in-4°), les Voyages de ÇHAMPLAIN, l'Histoire de la Nouvelle-France de LESCARBOT, etc. 1 THEVARD, Maximiliani ■.. Sullyaci ducis vitm et rerum prœclare gestarum synopsis.... Paris, 1638, in-4° (pièce). — Hist. de M. de Sully, 1780, in-4°. — VALAT, Etude sur les réformes de Sully (in-8°, Bordeaux, 1870). — PERRENS, Eloge historique, de Sully considéré comme homme public et comme écrivain (1871, in-4°, Paris). — E. LAVISSE, Sully, 1 vol. in-12,1880. 5 Œconomies royales (Michaud et Poujoulat), I, chap. xi, p. 30. ANTOINE
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riche service de vermeil, il n'a garde de refuser, mais il fait porter cette vaisselle dans la chambre du roi et lui dit : « Sire, ceux de Rouen m'ayant fait présent de cette vaisselle d'argent, comme j'ai fait dessein de ne prendre jamais rien pour affaires que je manierais, sinon par les libéralités de mon maître, je l'ai fait apporter à Votre Majesté pour en disposer selon votre bon plaisir » Henri IV confirma le don et ne pouvait faire autrement ; mais ce scrupule ou cette habileté étaient une leçon pour les contemporains. Sully persévéra jusqu'au bout dans cette voie toute nouvelle au xviQ siècle; il n'en fut pas plus pauvre. Outre le revenu de ses charges qui montait à 97,000 livres, et celui de ses terres qui dépassait 60,000 livres, il avait, tout huguenot qu'il était, trois abbayes et un certain nombre de bénéfices qu'il résigna pour 250,000 livres et qui lui rapportaient 45,000 livres de rentes ; mais ce qu'il gagnait, il le gagnait au grand jour. Au milieu du pillage universel et non autorisé qui était la tradition des fonctionnaires grands et petits, c'était presque du désintéressement. On a dit que Henri IV était un faux ami du peuple, on a dit aussi que Sully était un esprit étroit, qu'il n'avait rien innové, rien inventé, et que ce n'était pas un grand ministre2. Il est vrai que, d'autre part, Michelet a écrit : * Sully avait quelque chose des grands révolutionnaires ; son œuvre a été une
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(Economies royales, chap. LI, p. 147. Sully par E. LAVISSE, p. 184.
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révolution financière et administrative... 1 » Ces deux opinions nous paraissent également inexactes. Sully a eu les allures brusques et parfois brutales ; il a été réformateur, mais nullement révolutionnaire. En politique, son rêve eût été une royauté non pas despotique comme celle de Louis XIV, encore moins constitutionnelle comme les royautés modernes, mais gouvernant par elle-même, avec les conseils de la noblesse et le concours des Etats généraux, seulement quand il aurait fallu établir des impôts nouveaux; une hiérarchie sévère où chaque classe de sujets aurait eu sa place et s'y serait tenue : les gentilshommes à la tête du gouvernement et des armées, le clergé dans l'église, la bourgeoisie dans les offices de justice et de finance, et surtout dans les professions industrielles et commerciales, le paysan sur sa terre, ou plutôt sur la terre de son seigneur, administrateur, juge et protecteur de ses tenanciers. En matière de finances et d'économie politique, son idéal n'est guère plus révolutionnaire. Il ne nie pas le grand principe économique de son temps : « Le moyen d'enrichir un Etat c'est d'y attirer l'or et l'argent et de l'empêcher d'en sortir » ; mais il voit dans l'agriculture la principale source delà richesse nationale, l'aimant qui attire le plus sûrement les métaux précieux. « Le pâturage et le labourage sont les deux mamelles dont la France est alimentée, ses vraies mines et trésors du Pérou 2. »
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MICHELET,
2
Hist. de France, t. XI, p. 138 (1857, in-8"). (Economies royales, t. I, ohap. LXXXII, p. 283.
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C'est par l'exportation de nos produits agricoles, vins, céréales, bétail, laines, lin, que nous pouvons faire entrer en France le numéraire étranger ; c'est en encourageant les industries de grande consommation, draperie, toiles, métallurgie, en proscrivant le luxe, en maintenant la simplicité des vieilles mœurs, que nous l'empêcherons d'en sortir. Quant aux impôts, innover le moins possible, mais alléger ceux qui pèsent sur le paysan, qui entravent le travail agricole et tarissent à sa source la richesse publique, exiger l'ordre et l'honnêteté dans tous les rangs de la hiérarchie financière, voilà toute la théorie économique de Sully. En admettant que révolutionnaire signifie violent, il l'était peut-être par les procédés, il ne l'était pas par les idées. Bien qu'il ait eu les préjugés ou les opinions de son temps et de sa caste, il faudrait avoir une bien haute idée de ce que doit être un grand ministre pour lui refuser ce titre que jusqu'ici la postérité ne lui a pas chicané. Sans doute il ne fut jamais sous Henri IV ce que Richelieu a été sous Louis XIII, la tête et le bras, la pensée et l'action; mais il a été quelque chose de plus qu'un instrument; un collaborateur, souvent un inspirateur; il n'a pas supplanté le roi, il l'a complété. Henri IV, avec sa merveilleuse rapidité de conception, son bon sens pratique, sa largeur de vues, mais aussi avec sa nature mobile et nerveuse, et ce besoin d'activité physique qui lui rendait le travail pénible, ne pouvait se passer de cet infatigable travailleur, de cet
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esprit un peu lent, mais net et méthodique, qui éclaircissait ses idées, qui les lui suggérait parfois et qui savait les exécuter. Maximilien de Béthune, sans Henri IV, n'aurait peut-être pas été Sully ; mais qui sait si, avec Henri IV, Armand Duplessis eût été Richelieu? Avant même d'arriver au pouvoir, quand il n'était encore que le confident, l'ami et le compagnon d'armes du roi, simple conseiller d'État, en 1593, il avait déjà tout un plan de gouvernement et de réformes. « Il y a, écrivait-il à Henri IV, huit points nécessaires pour rétablir la prospérité de ce royaume : 1° Réduire toutes les révoltes et rébellions de votre empire à une douce et volontaire obéissance ; 2° Eteindre et amortir les haines, envies et animosités d'entre les partis et religions diverses ; 3° Faire une perquisition très exacte de toutes les facultés et revenus de ce royaume, de quelque nature et qualité qu'ils puissent être, avec un éclaircissement bien particulier des causes, origines, establissement et perceptions d'iceux, ensemble des droits qui ont été abolis par le temps ou la négligence des officiers et des aménagements et améliorations qui se peuvent faire dans les uns et les autres ; 4° Le quatrième est de faire un estât bien particulier de toutes les debtes auxquelles la France peut être obligée; 5° Le cinquième, faire un registre certain de tous les officiers royaux avec une spécification de ceux qui sont absolument nécessaires et de ceux dont on pourrait se passer ; 6° De faire un estât de toutes les villes,
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chasteaux et forteresses royales et seign auquel soit spécifié celles qui sont absolu cessaires pour la défense du royaume qu'il faudra essayer de démolir peu à peu, les gouvernements vaqueront, ou que les qù des personnes qu'il n'est pas à propos d'offenser le permettront; 7° Le septième, faire une Visitation générale de toutes les frontières principalement es costes maritimes, afin d'en dresser des cartes bien exactes... et surtout des lieux qu'il y a où pourrait se faire des bons ports et havres pour l'entrée, résidence et conservation des plus grands vaisseaux de guerre, afin d'essayer de rendre la France aussi puissante et forte sur mer qu'elle l'est sur terre ; 8° Réunir tous les princes de l'Europe contre la maison d'Autriche l. » C'était le plan de tout le règne de Henri IV, de son œuvre économique et politique, résumé en quelques lignes ; c'était mieux encore, c'était une méthode : savoir avant d'agir, connaître la France que personne ne connaissait, pas même ceux qui la gouvernaient. L'idée d'une statistique générale de notre pays, et c'était la condition même sur laquelle reposaient la plupart des propositions de Sully, était certes une nouveauté au xvi6 siècle, nouveauté si hardie que ni le xvne ni le XVIII6 n'ont pu la réaliser. Du reste, l'homme qui a été à la fois le surintendant des finances, le grand-maître de l'artillerie, le grand1
(Economies royales, t. I, ch.
LVII
, p. 173 et suiv.
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voyer de France, le grand-maître des bâtiments et des fortifications, l'un des agents diplomatiques les plus influents sous le roi le plus diplomate qu'ait eu la France, l'homme qui n'a pas succombé sous cette tâche, qui a élé réellement tout ce qu'il était par le titre, qui a laissé dans toutes ces directions si diverses des traces durables de son passage, n'était pas seulement un bon fonctionnaire. Sully a été quelque chose de plus qu'un grand ministre, il a été à lui tout seul un grand ministère. Avec Henri IV, c'est-à-dire l'autorité, la force d'impulsion, et la conception générale, avec Sully, c'est-à-dire la méthode et la puissance de travail, il manquait encore à la restauration économique de la France, qu'ils rêvaient l'un et l'autre, la compétence technique, la science du détail, et eussent-ils été, comme Henri IV s'en vantait et comme Sully l'était en effet, des cultivateurs habiles et de bons ménagers, ils n'avaient ni le loisir ni la volonté de se faire les éducateurs de l'agriculture, de l'industrie et du commerce et de vulgariser la science. Or, l'agriculture, l'industrie, le commerce, la navigation qui, au moyen âge, avaient été surtout une pratique, quelquefois une routine, commençaient au xvie siècle à devenir des sciences. Les ouvrages des agronomes italiens avaient pénétré en France; ceux de Gaton, de Varron, de Columelle, de Palladius, tirés de l'oubli par les érudiits de la Renaissance, avaient été étudiés et commentés avec ce respect qu'inspiraient alors toutes les œu-
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vres de l'antiquité. En 1554 avait été publié à Paris le Prœdium Rusticum de l'imprimeur Charles Estienne, traduit plus tard en français (1564) par son gendre le médecin Jean Liébaut, sous le titre de Y Agriculture ou la Maison rustique. Bernard de Palissy, ce génie primesautier et universel, en même temps que, dans sa Recepte véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à multiplier et à augmenter leurs trésors (1563) et dans son Traité de la marne (1580), il indiquait quelques-uns des procédés de l'agriculture moderne, donnait dans son Discours admirable de la nature des eaux et fontaines... des métaux, des sels et salines, des pierres, etc.. (1580), la théorie de la découverte et de l'exploitation des sources, des mines, des carrières, fondée sur une science nouvelle, la géologie, dont il est le créateur; il fournissait enfin dans son Art de la terre le premier exemple d'un traité de technologie rédigé d'après une méthode scientifique. Les mathématiciens et les cosmographes du xvie siècle, Oronce Fine \ Postel, Pierre Desceliers, André Thevet, l'auteur de la Cosmographie universelle, Jacques Severt2, etc., mar. 1 Oronce Fine, né à Briançon, en 1494, mort à Paris, en 1555, fut professeur au Collège de France. Il était célèbre non seulement comme théoricien, mais comme constructeur d'instruments de mathématiques et d'astronomie (voir A. ROCHAS, Biographie du Dauphinë, Paris, 1860, t. I, p. 384-393, et D'AVEZAG, Coup d'œil historique sur la projection des caries de géographie, dans le Bulletin de la Société de Géographie, 1863, I, pages 308, 309 et 310).
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Jacques Severt, originaire de Beaujeu, docteur en théolo-
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chant sur les traces de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Espagne, avaient créé l'école française d'hydrographie et de géographie; enfla, Malestroit et Jean Bodin avaient publié de véritables traités d'économie politique avant que Montchrétien n'eût inventé ce nom destiné à une fortune si éclatante. Henri IV avait trouvé chez Sully l'homme d'action qui devait être son ministre de l'intérieur, des finances, des travaux publics, de l'agriculture et de la guerre, il trouva dans Olivier de Serres son agronome officiel et dans Barthélémy Laffemas, à la fois théoricien et administrateur, son ministre de l'industrie et du commerce. Olivier de Serres, seigneur de Pradel *, huguenot comme Sully, était un petit gentilhomme du Languedoc ; il avait passé une grande partie de sa vie (1539-1619) dans son domaine de Pradel où. il avait débuté par la pratique de l'agriculture, avant de s'élever à la théorie. « Mon inclination, dit-il, et l'état de mes affaires m'ont retenu aux champs en ma maison, et fait passer une bonne partie de mes meilleurs ans, durant les guerres civiles de ce royaume, cultivant ma terre par mes serviteurs, soit que la paix nous donnât
gie, est l'auteur d'un ouvrage intitulé De orlis catoptrici seu mapparum mundi principiis, descriptione ac usu libri très... (Paris, 1590, in-f°). Voir l'édition du Théâtre d'agriculture, publiée en 1804 vol., in-4°), par la Société d'agriculture du département de la Seine avec XEloge d'Olivier de' Serres, par FRANÇOIS DE NEUFCHA.TEA.TJ,—et VALSCHALDE, Olivier de Serres (1 vol. in-8°,
(3 1886).
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quelque relâche, soit que la guerre par diverses rechutes m'imposât la nécessité de garder ma maison. J'ai trouvé uu singulier contenlement en la lecture des livres de l'agriculture à laquellej'ai de surcroît ajouté le jugement de ma propre expérience1. » Le fruit de cette expérience et de ces lectures, ce fût une oeuvre magistrale qui parut en 1600, le Théâtre de l'agriculture et Mesnage des champs, divisé en huit livres, qui traitent : des domaines en général, du blé, du vin, du bétail, de la basse-cour, des jardins, des eaux et des bois et de diverses recettes domestiques. Ce livre, accueilli dès son apparition avec un véritable enthousiasme, devint le bréviaire des agriculteurs. Henri IV en comprit toute.la portée; chaque jour, après le dîner, pendant trois ou quatre mois, il se le faisait apporter et le lisait au moins une demi-heure. C'était le meilleur encouragement qu'il pût donner à l'auteur; la cour imita le roi, la province imita la cour et, de 1600 à 1675, le Théâtre de l'agriculture eut plus de vingt éditions. Olivier de Serres, Henri IV et Sully ont eu chacun leur part dans la restauration de l'agriculture, l'un en fixant les méthodes et en propageant les cultures nouvelles, maïs, houblon, betterave, sainfoin, mûrier, garance ; les deux autres en rendant au paysan la tranquillité par la répression de la maraude et du brigandage (édit de 1597'sur les courses et pillages
1 Théâtre de l'agriculture (Préface), p. GLXXXIV du tome I, de l'édition de la Société d'ugriculture (1804).
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des gens de guerre \ édit de 1598 sur la défense du port des armes à feu sur les chemins et grandes routes 2j et par la réglementation du droit de chasse (édit de 1601 sur la chasse, article 4 3); en allégeant le fardeau de l'impôt par l'économie, par une meilleure répartition des charges publiques, par une perception plus régulière, plus honnête et moins vexatoire (prescriptions de 1597 pour le retranchement des privilèges et exemptions de taille 4, de 1598 pour la révocation de tous affranchissements de taille et lettres de noblesse accordés depuis vingt ans5, ordonnance de 1600 sur l'assiette et la perception des tailles et la remise des arriérés jusqu'en 1596 e, suppression des impositions arbitraires établies par les gouverneurs de provinces 7, interdiction de saisir pour dettes soit la personne du laboureur, soit ses instruments de travail8); en protégeant contre le gaspillage les richesses forestières de la France (ordonnance sur les forêts de 1597 9j; en décrétant le dessèchement général des
XV, p. 128 et suiv. (Edit du 24 février, 1597). Ibid., p, 211 (Edit du 4 août 1598). 3 Ibid., p. 248 (Edit de juin 1601). 4 Ibid., p. 127 (Edit de Rouen, janvier 1597, articles 28, 29, 30, 31). 5 Ibid., p. 169 (Edit de janvier 1598). 6 Ibid., p. 226 et suiv. (Edit de janvier 1600 portant règlement général sur les tailles, les usurpations de titres de noblesse, etc.). 7 Ibid., p. 20 (Déclaration du 13 avril 1590). 8 Ibid., p. 99 (Déclaration du 16 mars 1595V 9 Ibid., p. 141 et suiv. (Ordonnance sur les eaux et forêts, mai 1597).
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ISAMBBRT,
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marais qui, à défaut des propriétaires, fut confié à une compagnie privilégiée organisée par le Brabançon Humphrey Bradleigh 1 et reconstituée en 1607 sous la direction de Joseph de Comâns, maître d'hôtel du roi 2 ; enfin, en assurant, comme nous le verrons plus loin, aux produits agricoles une facilité et une liberté de circulation inconnues jusqu'alors. Olivier de Serres avait accompli sa tâche en homme du métier, Henri IV et Sully en hommes d'État; mais l'inspiration générale leur est commune, la pensée maîtresse est la même chez tous les trois, et cette pensée, ce n'est pas seulement le développement de nos richesses agricoles par la science, par l'ordre et par la bonne administration, c'est quelque chose de plus précis, c'est le relèvement de l'agriculture non par le paysan qui ne peut être qu'un instrument et qui n'a ni les connaissances, ni l'initiative, ni l'argent, mais par le propriétaire, c'est-à-dire par le gentilhomme qui doit apprendre à tirer de la terre tout ce qu'elle peut produire. Henri IV le déclare hautement à la noblesse de cour ; il veut que les nobles s'accoutument à vivre chacun de leur bien3, et pour cet effet, il serait bien aise, puisqu'on jouit de la paix, qu'ils allassent voir leurs maisons et donner ordre à faire valoir leurs terres. Sully prêche d'exemple, car il consacre à ses
1 ISAMBERT, p. 212 et suiv. (Edit de Fontainebleau, 8 avril 1599). 2 Ibid., p. 313 (janvier 1607). 3 HARDOUIN DE PERÉFIXE, Histoire du roi Henri-le-G-rand, 3e partie, p. 221 (édition de 1816, in-8°, Paris)..
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domaines le peu de loisirs que lui laissent les affaires de l'Etat et ne cesse de veiller de loin sur leur administration. Olivier de Serres, noble luimême, s'adresse surtout à la noblesse; c'est pour elle qu'il écrit, et quand il laisse entrevoir ses préférences pour le métayage et son antipathie contre le fermage, ce n'est pas l'agronome qui parle, c'est le gentilhomme. Louis XI avait rêvé l'expropriation lente du seigneur par le bourgeois, François Ier l'absorption de la noblesse par la cour où elle n'est plus rien qu'un ornement de la royauté. Le rêve de Henri IV, c'est la noblesse vivant chez elle, restant propriétaire, tutrice de ses vassaux, administrant non plus en son propre nom, mais au nom du roi et continuant à servir d'intermédiaire entre le paysan et la royauté. C'était le rôle que jouait et que joue encore en Angleterre la grande propriété, et qui sait, si cette pensée avait pu se réaliser, combien elle aurait changé les destinées delà France? La reconstitution de l'industrie était presque aussi difficile que celle de l'agriculture. Les industries de luxe étaient ruinées, les industries de première nécessité très compromises, les corps de métiers en pleine désorganisation, les ouvriers et les patrons chaque jour plus divisés de sentiments et d'intérêts. L'agriculture ne demandait pour renaître que la paix et un certain allégement du fardeau de l'impôt qui pesait surtout sur elle; il fallait à l'industrie des encouragements plus directs et une tutelle plus active. Dans cette œuvre délicate, l'homme qui avait
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le mieux compris la pensée de Henri IV, qui en était l'exécuteur le plus dévoué et le plus laborieux, Sully, refusait de le suivre, par préjugé de soldat, de gentilhomme et peut-être aussi de calviniste qui avait gardé quelque chose des préventions de ses coreligionnaires contre le luxe, c'est-à-dire contre la noblesse et le clergé de la cour des derniers Valois. On a souvent représenté Sully comme un ennemi de l'industrie : c'est une erreur ; il ne dédaignait nullement nos vieilles industries nationales, les toiles, les draps, l'exploitation des mines; il le dit lui-même dans ses mémoires : « Le grand rapport de la France consiste en grains, légumes, pastel., vins, huiles, cidres, sels, lins, chanvres, laines, toilles et draps *. » Ce qu'il n'aimait pas, c'était les industries d'importation italienne ou flamande. « Tant s'en faut, disait-il, que l'establissement de ces rares et riches étoffes accommodent vos peuples et enrichissent votre Etat ; mais qu'elles les jetteraient dans le luxe, la volupté, fainéantise et l'excessive despense qui ont toujours été les principales causes de la ruine des royaumes et républiques, les destituant de loyaux, vaillants et laborieux soldats» desquels Votre Majesté a plus besoin que de tous les petits marjolets de cours et de villes, revestus d'or et de pourpre. » Sully se trompait sur le climat de la France qu'il croyait impropre à l'éducation des
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(Economies royales, t. I, ch. ccxiv, p. 515.
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vers à soie, sur les aptitudes de la race française et sur les conséquences mêmes de l'introduction des industries de luxe qui répondaient à un besoin social et qui devaient enrichir le pays au lieu de l'appauvrir. Henri IV le laissa dire, se contenta de lui répondre par des plaisanteries, et chercha ailleurs des auxiliaires plus dociles et moins prévenus. Le principal, avec Olivier de Serres, le propagateur de la culture du mûrier et de l'éducation du ver à soie, fut Barthélémy Laffemas, sieur de Bauthor, né en 1558 et mort en 1623 *. Fils d'Isaac Laffemas, dit Beausemblant, qui avait exercé, comme il le fit luimême, la profession de tailleur d'habits, il avait été nommé en 1582 tailleur du roi de Navarre; il devint, après l'avènement de Henri IV, l'un des fournisseurs de l'argenterie royale et reçut en 1598 le titre de valet de chambre ordinaire du roi. Il appartenait, comme Olivier de Serres, à la religion protestante. En 1596, il avait présenté à l'assemblée des notables de Bouen un certain nombre de mémoires sur le commerce et les manufactures qui furent remaniés plus tard et publiés sous les titres de : Règlement pour dresser les manufactures en ce royaume (Paris, 1597); — Les Trésors et Richesses pour mettre l'État en splendeur (1598, in-8°) ; — Les
1 Sur le rôle de Laffemas et l'Assemblée du commerce, voir dans le t. IV des Documents historiques (Collection des documents inédits sur l'histoire de France), Registre des délibérations de la commission consultative sur le faict du commerce général et de l'establissement des manufactures, publié par CHAMPOLLIONFIGEAC .
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témoignages du proffit et revenu des soyes de France, certifié par un syndic du Languedoc ; — La Façon de semer la graine de mûrier et de gouverner les vers à soye (in-12, sans date) ; —La Commission, édit el partie des mémoires de l'ordre et establissement général des manufactures en ce royaume (Paris, in-4", mai 1601) ; — Discours d'une liberté générale et vie heureuse pour le bien du peuple (Paris, 1601, in-8°, Binet) ; —enfin, Lettres et exemples de la feue reine-mère (Catherine de Médicis) comme elle faisoit travailler aux manufactures et fournissait aux ouvriers de ses propres deniers (Paris, 1602, in-8°). Les théories de Laffemas attirèrent l'attention du roi qui, par lettres patentes du 13 avril et du 10 juillet 1601, nomma pour les examiner une commission comprenant MM. de Rambouillet ; de Verdun, président au Parlement de Paris ; de Harqueville, président au Grand Conseil; de Charmeaux, président à la Chambre des comptes ; de Rebours, président de la cour des Aides ; Nicolas Prévost et Raoul le Féron, maîtres des requêtes; Cardin le Bret, sieur de Velly, conseiller aux Aides ; GallyotMandat, secrétaire des finances; Robert des Prés, avocat à la cour des Aides ; Charles du Lys, substitut du procureur général au Parlement, et le prévôt des marchands de Paris assisté d'un des échevins1. La commission devint permanente le 20 juillet
'■ Documents historiques {Conseil du commerce), p. 31-33.
T.
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1602 et constitua dès lors un véritable Conseil de commerce qui tint des séances régulières jusqu'au 22 octobre 1604. Laffemas avait reçu le 15 novembre 1602 le titre de contrôleur général du commerce de France. Il inspira jusqu'en 1604 la plupart des résolutions de l'Assemblée de commerce. Il fut le réfor'mateur de l'industrie, comme Sully et Olivier de Serres avaient été ceux de l'agriculture. Avant que Barthélémy Laffemas fût devenu son principal conseiller dans les questions industrielles, Henri IV avait fait revivre en 1597, sur les instances des notables de Rouen et peut-être à l'instigation de Sully, qui y voyait surtout une mesure fiscale, la grande ordonnance de 15811, tombée en désuétude avant d'avoir été appliquée. Quoi qu'en ait dit M. Poirson, l'historien de Henri IV2, elle ne touchait pas aux communautés d'arts et métiers déjà constituées, elle laissait subsister leurs règlements et leur organisation antérieure, mais elle enlevait à la corporation le caractère étroit et municipal qu'elle avait gardé jusqu'alors, elle ouvrait aux compagnons pauvres l'accès de la maîtrise, au moins dans les campagnes et dans les petites villes, elle plaçait sous la surveillance royale toute l'industrie et tout le commerce du royaume, et tendait à établir cette unité de règlements et de procédés qui fut l'idéal de la seconde moitié du XVII0 siècle. Mieux exécuté que celui de 1581, l'édit de 1597 ne le fut cependant que
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Edit d'avril 1597. ISAMBERT, XV, p. 135 et suiv. POIRSON, Histoire de Henri IV, t. III, p. 306 et suiv.
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d'une manière très incomplète. Laffemas, et probablement Henri IV lui-même, le considéraient comme peu pratique. Dès 1601, la commission de commerce admettait qu'on le restreignît aux sièges de présidiaux, sénéchaussées et justices ordinaires, ou autres villes désignées par des commissaires nommés à cet effet, et ce principe fut tacitement accepté par le gouvernement. Laffemas rêvait une réforme plus vaste et, suivant lui, plus efficace, qui embrassait toute l'organisation industrielle de la France. Les mesures qu'il jugeait nécessaires pour relever les arts et manufactures étaient les suivantes : 1° Au point de vue de la constitution générale de l'industrie, maintien du système des corporations et des maîtrises seulement dans les centres industriels et dans les chefslieux [de circonscriptions administratives ou judiciaires ; Etablissement dans toutes ces villes d'un bureau public pour la visite et la marque des objets fabriqués de toute espèce ; Rédaction d'un règlement composé d'après les statuts des corporations de Paris et applicable à toutes les villes où il existera un bureau de marque et des maîtrises jurées ; Obligation pour les artisans et marchands, même pour ceux qui seraient attachés à la cour, d'observer ce règlement général et interdiction à ceux qui recevraient du roi des lettres de maîtrise d'en user ou d'en disposer sans que les gardes-jurés des commu-
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nautés intéressées eussent été préalablement mis en demeure de racheter ces lettres ou de présenter des personnes capables de les racheter et d'exercer le métier; Création dans la principale ville de chaque diocèse d'un grand bureau de manufacturiers, marchands et artisans, composé de fabricants et de négociants non salariés et qui seraient chargés de la police de' l'industrie, de la juridiction en matière industrielle, de la surveillance de la fabrication et de la propagation des procédés nouveaux : institution dans chaque ville et dans chaque corps de métier d'une chambre de commerce qui exercerait les mêmes attributions en premier ressort. Ces mêmes corps seraient chargés de veiller sur les apprentis, de leur imposer l'obéissance et de fixer les salaires des ouvriers et serviteurs. Interdiction des banquets et des confréries; Suppression des maîtrises pour les métiers de racoustrage et les revendeurs; Fondation-d'ateliers de charité où on ferait travailler les mendiants et vagabonds ; Police des ports de mer d'après un règlement élaboré à Rouen et à Bordeaux, sur l'Océan, à Marseille et à Narbonne, sur la Méditerranée par les maires, consuls, échevins ou jurats, assistés de douze notables bourgeois, anciens commerçants ; Création d'une charge de contrôleur général du commerce pour la surveillance des marques de fabrique, d'une charge de surintendant du commerce
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et d'un Conseil du commerce et des manufactures composé de douze membres; Égalité des poids et mesures dans tout le royaume. 2° Au point de vue financier et douanier : Prohibition de toute importation de marchandises étrangères manufacturées sous peine de pendaison, et défense d'exporter les matières premières ; Libre circulation des objets manufacturés dans tout le royaume et suppression de tout octroi, douane ou péage intérieurs, moyennant le paiement d'un sou pour livre de la valeur estimée, quand les marchandises recevront la marque de fabrique ; Suppression des offices de banquiers, changeurs et courtiers de change et fixation de l'intérêt du prêt commercial au denier douze (8 1/3 0/0). C'était le système prohibitif dans toute sa rigueur, la réglementation de l'industrie poussée à l'extrême, mais en même temps l'arbitraire royal supprimé et remplacé par une hiérarchie d'assemblées électives, depuis les bureaux des corps de métiers jusqu'au Conseil du commerce, juge en dernier ressort de toutes les questions industrielles. Henri IV, avec son bon sens un peu sceptique et aussi avec ses instincts dominateurs et ses allures de maître, comprit tout ce que l'application de ce plan aurait de dangereux pour l'autorité royale et peut-être pour l'avenir de l'industrie; il laissa dormir, sans le révoquer, l'édit de 1597, n'adopta des mesures prohibitives que ce qui était indispensable pour relever ou créer les industries nationales,
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maintint, en dépit de Laffemas, les immunités des marchands et artisans attachés à la cour et créa même en 1608 une nouvelle catégorie de privilégiés, soustraits à l'action des communautés et autorisés à vendre ou à fabriquer librement dans tout le royaume : les artistes, artisans ou marchands qu'il établit au Louvre dans son propre palais. Il institua un Conseil de commerce, mais qui ne dura que quelques années et qui ne fut jamais qu'une simple commission consultative ; il se prêta à la réforme et à l'unification des règlements industriels, mais sans accepter cette réglementation absolue et uniforme que préconisait Laffemas. Il adopta surtout celles des théories du contrôleur général et des propositions du Conseil de commerce qui avaient une application immédiate et pratique. C'était la partie la moins brillante de l'œuvre de Laffemas, mais c'était la plus utile et celle qui a laissé les traces les plus durables dans l'histoire économique du xvns siècle. Les grandes industries françaises à la fin du. xvi" siècle, celles que Sully considérait comme seules dignes de la faveur royale, étaient l'exploitation des mines et le travail des métaux, la fabrication des toiles, celle des draps et la préparation ou la mise en œuvre des cuirs. L'exploitation des mines, fort encouragée, surtout depuis Louis XI, avait été brusquement arrêtée par les guerres de religion ; on était obligé de tirer de l'étranger un grand nombre de produits métallurgiques, et surtout l'acier fin qui venait du Piémont, la
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quincaillerie et les gros fers d'Allemagne, l'étain, le cuivre et le plomb d'Angleterre. L'édit de 1601 organisa l'administration des mines et rendit la vie à l'exploitation J. L'administration centrale se composa d'un superintendant ou maître général des mines et minières, Roger de Bellegarde, grand écuyer, d'un lieutenant-général, de Beaulieu-Rarzé, secrétaire d'État, et d'un contrôleur général, Béringen, premier valet de chambre du roi. Les concessions de mines appartenaient à l'État, sauf pour les mines de soufre, salpêtre, pétrole, charbon de terre, ardoises, plâtre, craie, ocre, les carrières de pierres à bâtir et de pierres meulières et les minières de fer dont l'exploitation était laissée aux propriétaires. Le roi se réservait un dixième du produit, mais en échange les entrepreneurs et ouvriers français et étrangers obtenaient l'exemption des tailles et des corvées et autres privilèges fort enviés. A en juger par les renseignements que fournissent les contemporains et surtout Palma Cayet et de Thou, les richesses métalliques de la France devaient être, vers latin du règne de Henri IV, l'objet d'une exploitation très active. Le fer était, comme il l'est encore, extrait dans la plupart des provinces : le plomb argentifère dans le Gévaudan, à Annonay, à l'Argentière ; l'étain en Normandie et dans les Gévennes ; le cuivre dans les Pyrénées et le Lyonnais ; l'argent
Edit de juin 1601 (ISAMBERT, XV, p. 253 et suiv.). Cf. Chronologie septénaire (Edit. Miohaud et Poujoulal), p. 200.
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dans le Languedoc et le Béarn ; l'or même dans la région pyrénéenne, en Bresse et dans le Lyonnais. La fabrication du fer était défectueuse ; les fers français étaient aigres et cassants, les aciers de qualité inférieure, le travail de martellerie et de fonderie se faisait à la main. Cette question fut une de celles qui préoccupa le plus vivement l'Assemblée du commerce ; ce fut sur son rapport que fut créée en 1604, au faubourg Saint-Victor, la première usine pour la fabrication de l'acier fin et sur la rivière d'Etampes la première fonderie mécanique et les premiers martinets de forge qui aient fonctionné en France pour le travail du fer, du cuivre, du plomb et de l'étain1. Ces procédés se répandirent rapidement ; dès le début du xvne siècle, la quincaillerie du Forez et celle du Limousin rivalisaient avec les produits de l'Allemagne. En 1603, la fabrication du blanc de plomb, qui nous venait jusqu'alors d'Angleterre et d'Allemagne, était introduite en France et ne tardait pas à exclure les produits étrangers2. La préparation des cuirs, florissante au xvie siècle, avait presque disparu au bénéfice de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la Suisse. Laffemas se plaignait qu'au lieu de passer, comme autrefois, une année à tanner et à corroyer les cuirs, les fabricants n'y mettaient plus que. trois mois, si bien qu'à présent
1 Documents historiques, t. IV [Conseil du commerce, p. 59, etc. voir la (able, p. XLV). * Ibid. {Conseil du commerce, p. 64,15~bt 153*.
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quatre ou six paires d'ouvrage ne valent pas une du temps passé Nous ignorons si les procédés s'améliorèrent, mais dès 1610, les tanneries et les chamoiseries de Poitiers et de Nérac avaient reconquis leur supériorité et faisaient concurrence à l'importation étrangère. La fabrication des toiles s'était maintenue en Normandie, en Bretagne, en Picardie, en Champagne et dans le Dauphiné; les toiles fines d'Amiens, de Saint-Quentin, de Louviers et de Rouen2 pouvaient lutter avec celles de Flandre et de Hollande. Quant à la draperie, elle était en pleine décadence : on fabriquait encore des draps fins à Nîmes, à Rouen, à Chartres et à Amiens, mais les qualités ordinaires nous venaient d'Angleterre et d'Italie. « Il est grandement nécessaire, disait Laffemas, pour le bien et utilité du public, de considérer, qu'ordinairement on fait vente de la plus grande partie des laines qui se lèvent en Languedoc, Provence, Dauphiné, qui se transportent en Italie, là où ils emploient lesdites laines et les font travailler en serges de Florence, estamets, raz de Milan et autres ; qu'après, estant mises en manufactures, on les rapporte vendre et débiter en France, qui est donner à cognoistre l'ignorance des François 3. » Il aurait
1
B.
LAFFEMAS,
Règlements pour dresser les manufactures (Coll.
LEBER, XIX, p. 540-541). 2 Wolf et Lambert avaient
fondé à Rouen une manufacture, la grande Tixeranderie, qui occupait 350 ouvriers (GOSSELIN, 0. c, p. 140). 3 LAFFEMAS, 0. c. Coll. LEBER, XIX, p. 537-538.
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voulu qu'on prohibât, d'une manière absolue, l'exportation des laines et l'importation des draps étrangers. Le remède aurait été pire [que le mal. Henri IV laissa au temps et à la paix le soin de relever notre industrie lainière ; le résyjtat lui donna raison : à la fin de son règne, les manufactures du Languedoc et de la Picardie avaient retrouvé leur activité. Une tentative d'Olivier de Serres (1604), pour fabriquer, avec l'écorce du mûrier blanc, des fils, des cordages et surtout du papier, avait échoué1, mais Olivier de Serres avait créé en même temps dans le Languedoc et dans le Dauphiné des papeteries de chiffons dont celles de Rives et d'Annonay sont les héritières. Les industries de luxe avaient plus souffert encore que les industries de première nécessité. Les archives de Lyon témoignent qu'en 15962 la manufacture de draps d'or, d'argent et de soie, fondée par Louis XI et relevée par François I°r, était ruinée ; il en était de même à Tours, à Nîmes, à Montpellier ; une partie des ouvriers avaient émigré à Gênes, à Lucques, à Naples, et malgré les efforts qu'on avait faits depuis quelques années pour relever des manufactures à Paris et à Dourdan, malgré l'acclimatation du mûrier dans le Midi et l'exemple du roi qui, en 1596, avait fait planter de mûriers le jardin des Tuileries, Laffemas estimait
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1
Documents historiques, t. IV {Conseil du commerce), p. 285. Archives de Lyon BB 119.
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que l'importation des soieries étrangères, velours, satins, taffetas, bas de soie, représentait, pour la France, une exportation annuelle de numéraire s'élevant à6 millions d'écus(18 millions délivres1). L'assemblée des notables de Rouen avait réclamé, dès 1596, la prohibition des fils, dentelles, draps d'or et d'argent et des étoffes de soie fabriquées à l'étranger et la libre entrée des soies écrues. « La difficulté était, dit Palma Cayet, qu'avant de » défendre l'entrée des marchandises manufacturées » d'or, d'argent et de soye, il fallait avoir de quoi » en faire dans le royaume2. » Aussi ne fut-ce qu'en 1599, et sur l'assurance des fabricants de Tours qu'ils étaient en mesure de suffire à la consommation française, que fut promulgué un édit défendant l'importation3. L'industrie française avait trop compté sur ses propres forces. La contrebande remplaça le commerce régulier. Le commerce de Lyon protesta, et dès l'année suivante, il fallut révoquer l'édit et réduire la prohibition aux étoffes d'or et d'argent4. Sully aurait voulu qu'au lieu de prohiber l'importation étrangère, on procédât par une loi qui interdît l'usage des étoffes de soie, et qui ramenât, bon gré, mal gré, la noblesse et surtout la bourgeoisie à l'antique simplicité. Henri IV avait trop
' B. LAFFEMAS, Recueil présenté au Roy de ce qui s'est passé en l'assemblée du commerce (1604) (Doc. hist., IV, p. 285). 2 PALMA CAYET, 0. c, p. 64. 3 Edit de janvier 1599 (ISAMBERT, XV, p. 212). 4 SULLY, Œcon. Royales, I, p. 317.
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d'esprit pour ne pas apprécier les lois somptuaires à leur juste valeur. Il en laissa publier quelquesunes (1594, 1602, 1606) qui eurent le sort ordinaire de ces sortes de prohibitions, mais il s'occupa surtout, de concert avec Olivier de Serres et Laffemas, à mettre l'industrie en état de suffire aux besoins du pays, en développant la culture du mûrier et en multipliant les manufactures concentrées jusqu'alors à Tours, à Lyon, à Nîmes et à Paris. Dès 1597, Laffemas, dans son Règlement général pour dresser les manufactures, avait donné une sorte de manuel abrégé de la culture du mûrier qui existait déjà, non seulement dans le Midi, mais à Saint-Chamond, dans le Lyonnais, à Poissy et dans les environs de Çaen. La même année, Olivier de Serres publiait, par ordre du roi, le traité intitulé : La cueillette de la soye par la nourriture des vers qui la font. Peu de temps après, paraissait le traité de Laffemas sur la Façon de semer la graine de mûrier et de gouverner les vers à soye. Enfin, en 1602, sur la proposition du Conseil du commerce, fut promulguée l'ordonnance du 20 juillet 1 qui organisait la plantation des mûriers dans les quatre généralités de Tours, d'Orléans, de Paris et de Lyon. Une crue de 120,000 livres sur la taille était affectée aux frais de l'opération qui devait se
1 Documents historiques, IV (Conseil du commerce), p. 9 et .suivantes.
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DU
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FIN DIT XV1°
SIÈCLE
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faire par entreprise. En même temps, des magnaneries, et des moulineries pour le dévidage et la filature des cocons étaient établies au château de Madrid, aux Tuileries, à Fontainebleau, sous la surveillance de l'italien Balbani1. En 1604, Sully lui-même se décida, sur la demande du roi, à introduire la culture du mûrier dans son gouvernement de Poitou2. Le 16 novembre 16053, une déclaration royale prescrivit l'établissement dans chaque diocèse d'une pépinière de 50,000 mûriers qui seraient répartis entre les monastères les mieux situés, avec une quantité proportionnelle d'œufs de vers à soie; Ces efforts ne réussirent qu'en partie. Les brusques variations de la température ou le climat humide du nord et du centre de la France se prêtaient mal à l'éducation du ver à soie ; la production finit par se concentrer dans le Midi où elle trouvait des conditions plus favorables ; mais l'impulsion était donnée et la France allait bientôt rivaliser avec l'Espagne et l'Italie. La fabrication fut encouragée avec autant de zèle que la production de la matière première. Lès 1596, les manufactures de Lyon avaient été réorganisées4; celles de Tours, de Montpellier et de Nîmes se relevèrent moins rapidement. En 1604, une manufacture de crêpes fins de Bologne est
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FAGNIEZ, III.
Industrie sous Henri IV (Revue historique, 1883,
t.
2
11
4
p. 254). Doc. historiques, t. IV (Conseil du commerce), p. 2. ISAMBERT, XV, p. 291 ei suiv. Archives de Lyon, 159G, BB 140.
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établie au château de Mantes1 ; la même année, une fabrique de satins et de damas est créée à Troyes2. En 1603, une manufacture de soieries et une filature de soie privilégiée pour la fabrication et la vente des étoffes à Paris et dans sa banlieue est concédée à une compagnie dirigée par le français Saintot3. Le roi s'était engagé à payer aux associés 60,000 écus en huit ans, et, en 1606, il installa leur manufacture dans un bâtiment construit tout exprès, sur l'emplacement de l'ancien parc des Tournelles, et qui forme une des façades de la place Royale 4. La fabrication des étoffes et des fils d'or et d'argent dont la consommation était assez importante pour que Laffemas estimât à 6,200,000 écus par an le prix des tissus importés de l'étranger, fut également favorisée, en dépit des scrupules exprimés par les notables de Rouen et partagés par Sully: Une manufacture créée à l'hôtel de la Maque (rue de la Tixeranderie) à Paris, par un ouvrier milanais, nommé Turato, et bientôt réunie à celle de la compagnie Saintot, essaya un instant de rivaliser avec celles de l'Italie. Il faut avouer, du reste, que la plupart de ces tentatives ne furent pas heureuses, et que, malgré les efforts du roi, l'industrie des soieDocum. hist., IV (Conseil du commerce), p. 276 et 286. îbid., p. 235 et suiv. et p. 292. 3 En 1603, Saintot faisait partie de la commission du commerce. Voir sur sa manufacture : FAGNIEZ, Industrie sous Henri IV (Bévue hist., 1883, t, III, p. 263). 4 (Economies Boyales, I, chap. cxxiv, p. 516.
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ries était languissante, au moment de sa mort1. Les étoffes de coton étaient encore, au xvr3 siècle, un produit de luxe ; on les employait peu en France, et tout ce que l'on en consommait venait de l'étranger, à l'exception des futaines qui se fabriquaient dans quelques villes de Champagne et de Normandie ; mais on ne savait ni les teindre, ni leur donner l'apprêt : ce secret était le monopole de l'Angleterre, où les étoffes fabriquées en France, en Allemagne et en Italie, allaient recevoir la dernière main-d'œuvre. Un ouvrier, originaire des Pays-Bas, PaulPinchon, apporta en France le secret de la préparation anglaise et en 1604, sur la proposition du Conseil du commerce, un privilège lui fut accordé pour la teinture et l'apprêt des futaines, à Paris, à Tours, à Troyes et à Rouen. En même temps un lyonnais, Jean de Nesme, obtenait un brevet pour la filature du coton par un procédé mécanique qui permettait de tripler les quantités de fils obtenues et d'employer à ce travail même des enfants, des vieillards, ou des aveugles2. Les tapisseries de haute lisse fabriquées autrefois avec succès à Paris et à Amiens, nous venaient presque toutes de Flandre, depuis les guerres de religion : une seule fabrique subsistait à Paris, à l'hôtel de la Trinité, sous la direction d'un nommé Dubout. Henri IV, en 1597, prit à son service Dubout et un de ses associés, Girard Laurent, et les
1 a
Voir FAGNIEZ (l. c), p. 271 et suiv. Docum. MsL, IV, p. 154 et 276.
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établit dans la galerie du Louvre. En même temps, il appelait en France les flamands Comans et Laplanche et les installait sur les bords de la Bièvre, dans une maison qui avait appartenu autrefois aux fameux teinturiers du xv° et du xvi° siècles, les Gobelins1. Ce fut le berceau de la manufacture qui allait devenir une des gloires artistiques de la France, comme la fabrique de tapis du Levant établie au Louvre, en 1608, fut l'origine de la Savonnerie. Les tentures de cuir doré et frappé qui avaient été jusqu'alors le monopole de la Flandre et de l'Espagne, furent imitées dans les ateliers créés aux faubourgs Saint-Jacques et Saint-Honoré. Les dentelles de Flandre avaient été importées à Senlis, en 1596, par deux ouvriers flamands, qui obtinrent le privilège de cette fabrication nouvelle. La manufacture de glaces et de cristal établie par Henri II à Saint-Germain, avait disparu sous Charles IX, et depuis c'étaient Venise et la Bohême qui nous fournissaient exclusivement la verrerie de luxe. Le duc de Nevers, qui appartenait à la famille des Gonzague, avait essayé de faire fabriquer, à Nevers, des glaces de Venise et des imitations de pierres précieuses. En 1597, par ses conseils, Henri IV établit, àMelun, une manufacture de glaces et de cristaux, sous la direction de deux gentilshommes italiens. En 1603, ces étrangers furent naturalisés, mais en revanche, il fut ordonné sur la pro1
PALMA CAYET,
0. c, p. 258.
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position du Conseil de commerce que, désormais les dits Italiens seraient tenus d'apprendre l'industrie et l'invention de leurs verres de cristal aux Français qu'ils prendraient pour apprentis, ce qu'ils avaient ci-devant refusé pour les défenses qu'ils prétendaient leur être faites par leurs princes et le serment qu'ils en devaient à leur patrie1. En 1606, un rouennais nommé Garsonnet, ressuscitait, à Rouen, une cristallerie dont les fondateurs, Vincent Busson et Thomas Bartholus (1598), avaient abandonné leur entreprise pour s'associer avec Jean Sarrode, directeur de la cristallerie de Melun. C'était la naturalisation en France de cette industrie que Venise avait cachée jusque là avec un soin si jaloux. Henri IV ne se contentait pas d'encourager de loin ces industries de luxe, qu'il aimait pour l'honneur presque autant que pour le pi-ofit : il aurait voulu les avoir sous la main, dans son propre palais et leur donner par cette faveur toute spéciale, droit de cité à la cour et parmi la noblesse. Il songeait à faire du Louvre non seulement la demeure de la royauté, mais le palais des arts, de la science, des lettres, de l'industrie artistique2, comme il voulait faire, de Paris avec ses rues élargies, ses vastes places, ses quais et ses ponts, ses monuments religieux, royaux ou municipaux, auxquels il consacrait en moyenne, au grand désespoir de Sully, douze cent à
Docum. hist., IV (Conseil du commerce), p. 195, 208 et 287. SAUVAL, Histoire et recherches des antiquités de Paris, t. II,p. 40 et 507. — Cf. POIRSON, 0. c, III, p. 295-296. .
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dix-huit cent raille livres par an, la plus saine, la plus belle et la plus policée des capitales européennes. Il avait bien d'autres rêves : la création d'un jardin botanique1, la fondation d'une sorte de musée industriel qui serait devenu une annexe des ateliers de la galerie du Louvre, la construction d'un nouveau collège Royal où auraient été professées toutes les branches de la science 2, et où on eût ménagé un vaste espace pour la bibliothèque royale dirigée depuis 1594 par l'historien de Thou. Rêves de méridional artiste et lettré, chez qui l'esprit seul était sceptique et qui avait conservé jusque dans rage mûr toute la verdeur d'imagination, tous les enthousiasmes généreux de la jeunesse, comme il en avait gardé les passions vives et capricieuses : mais, en même temps, rêves de souverain, comprenant qu'à une grande nation la richesse et la puissance matérielle ne suffisent pas, que la gloire intellectuelle est aussi un patrimoine, coûteux comme toutes les gloires, mais le seul que le temps et la fortune soient impuissants à lui enlever. Il n'avait fallu que quelques années à la France de Henri IV pour accomplir la tâche qui avait demandé un demi-siècle à la France de Charles VII et de Louis XL L'ordre était rétabli, le travail national avait repris courage ; la production agricole et
1 (Economies royales, t. I, chap. axai, p. 892; Un jardin botanique dirigé par Richer de Belleval avait été créé à Montpellier en 1598. ' LEGHAIN, Décade..., livre VIII, p. 428 — Cf. POIBSON, 0. 4 c, t. III, p. 781 et 782.
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industrielle avait retrouvé l'aGtivité qu'elle avait déployée dans la première moitié du xvi° siècle, mais avec plus de calme, plus de méthode et une direction plus sûre. A cette industrie et à cette agriculture renaissantes il fallait ouvrir des débouchés ; la restauration du commerce était le complément et la condition de la régénération du travail. Ce fut l'œuvre la mieux conduite et peut-être la plus personnelle de la politique économique de Henri IV.
�CHAPITRE II
COMMERCE INTÉRIEUR ET EXTERIEUR — LE CANAL DE BRIARE — LES TRAITES DE COMMERCE — LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES — LE CANADA, CHAMPLA1N
Dans la direction qu'il avait imprimée à l'industrie, Henri IV avait dû se séparer souvent de son conseiller et de son auxiliaire préféré : Sully. Il le retrouva avec son activité infatigable et son dévouement grondeur, mais sincère, dans la tâche non moins importante que lui imposait la situation déplorable de notre commerce intérieur et extérieur. Rétablir et améliorer les communications, relever le crédit, remanier le système douanier, restreindre l'importation des produits manufacturés et encourager l'exportation nationale, réorganiser la marine marchande, reconstituer sur le pied d'égalité nos relations avec l'étranger, enfin assurer à la France sa part dans ce mouvement d'expansion coloniale qui emportait vers les terres nouvelles tous les peuples européens, telle fut l'œuvre de Henri IV et de
�LE
COMMERCE SOUS HENRI IV
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Sully, à laquelle la nation tout entière s'associa avec autant d'énergie et avec plus de confiance qu'elle n'en avait montré au temps de Charles VII et de Louis XL En 1599, Sully avait reçu le titre de grand-voyer de France1, charge nouvelle, car les attributions des anciens voyers étaient toutes locales ; il devenait ainsi le chef d'une véritable administration des ponts et chaussées, représentée dans tout le royaume, à l'exception des pays d'Etats, par des agents particuliers placés sous ses ordres. Il commence par faire dresser la statistique des péages,'des deniers imposés sur les paroisses pour l'entretien des routes et de l'emploi qui en était fait. Ainsi renseigné, il peut forcer paroisses et seigneurs a. remplir leurs obligations. En 1609 2 en vertu d'un arrêt du Conseil, commandement exprès était fait à tous les péagers de mettre les chaussées et pavés en bon et suffisant état, à faute de quoi on devra saisir lesdits péages. Enjoint aux trésoriers de France de procéder à cette saisie pour en réparer les ponts et chaussées. Quant aux routes royales3, dès 1606, elles étaient restaurées, nivelées et plantées d'arbres que, longtemps après la mort de Sully, le peuple appelait encore des Rosny : c'étaient surtout des ormes ; le grand voyer de France n'oubliait pas qu'il était en même temps grand maître de l'artillerie. De 1599 à
1
ISA.MBERT, XV,
- DELA.MA.RE,
1
p. 222 et siiiV. (mai 1599). Traité de la police (Continuation), t. Voir POIRSON, 0. c, t. HT, p. 356 et suiv.
IV,
p.
524.
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1607 les dépenses pour l'entretien des routes, ponts, chaussées, turcies et levées furent de 4,855,000 livres *. Tous les ponts de la Loire avaient été refaits après l'inondation de 1607, ceux de la Marne, de la Seine à Rouen et à Paris, où Marchand avait achevé le Pont-Neuf commencé en 1578 par Ducerceau, celui d'Avignon sur le Rhône furent réparés2. Les étrangers furent émerveillés de voir, si peu de temps après les guerres civiles, les routes de France aussi sûres et aussi bien entretenues que celles de l'Italie du nord ou des Flandres, les plus belles de l'Europe. Il existait déjà sous Henri III des services privilégiés de Messageries qui avaient été réglementés par un édit de 15753. En 1594, aussitôt après sa rentrée à Paris, Henri IV avait créé un surintendant des coches et carrosses publics et, par arrêt du Parlement, le prix des places avait été fixé à un écu un quart ou trois livres quinze sols pour Rouen, Amiens, Orléans et proportionnellement pour les autres villes. Les coches devaient faire treize ou quatorze lieues par jour. Les marchandises étaient transportées au prix d'un sol par livre pesant, pour les mêmes trajets 4.
(Economies Royales, ch. CLXIV, t. II, p. 171. Voir POIRSON, 0. c, t. III, p. 361 et suiv. 3 Edit du 10 octobre 1575 (DELAMARE, 0. c, IV, p. 622). — Les coches de terre desservaient Orléans, Troyes, Rouen et Beauvais. 4 ISAMBERT, XV, p. 88 et 89 et DELAMABE, Traité de la police (Continuation), IV, p. 624.
SULLY,
1
2
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L'édit de mars 1597 établit sur toutes les routes et sur les chemins de halage, le long dés rivières, des relais de chevaux dont l'entreprise serait mise en adjudication. Ces chevaux, marqués de la marque du roi, devaient être loués 20 sols tournois par jour pour les chevaux de selle, 25 sols pour les chevaux de trait et de halage, plus la nourriture du cheval évaluée à 10 sols. Il était permis de les louer aux laboureurs soit pour les travaux des champs, soit pour le transport des denrées. Ils étaient insaisissables comme les bêtes de labour1. En 1602 les maîtrises de relais furent réunies aux offices des maîtres de postes pour éviter la concurrence que se faisaient les deux services2. C'était un roulage établi à côté des messageries. Par les relais, le transport de 350 livres à dos de cheval ou par charrette, pour un trajet de trente lieues en trois jours, ne coûtait que 5 livres 5 sols, tandis que par les coches de terre il aurait coûté 17 livres 10 sols pour un jour de trajet de moins. La navigation, et ce fut un des mérites de Sully de le comprendre, offrait cependant de tout autres facilités que les routes de terre. « Un chariot, disait » Laffemas, conduit par deux hommes et six chevaux » porte trois milliers, un bateau conduit par deux » hommes porte trois cents milliers. » Aussi met-on le plus grand soin à rétablir la navigation fluviale et les procès-verbaux du Conseil du commerce témoignent des efforts faits pour améliorer le cours de
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ISA.MBERT, XV, p. 131-135.
' tbii.,
p. 265.
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HISTOIRE.DU COMMERCE DE LA. FRANCE
LE COMMERCE SOUS HENRI IV
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l'Oise, celui du Thérain à Beauvais, de l'Armançon, du Clain, de la Vesle, de l'Àrroux, etc... Toutefois
l'œuvre par excellence de Sully, ce fut la canalisation de la France qu'il n'eut pas le loisir d'exécuter,
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LA FOIRE
SAINT-GERMAIN AU STII" SIÈCLE,
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temps (voir le tome III de la Topographie du vieux Paris).
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mais dont il dressa le plan à peu près complet . Nous avons vu que, sous Henri II, Adam de Grapponne avait proposé tout un système de canalisation par biefs de partage ; mais les guerres civiles en avaient arrêté l'exécution et, en 1600, la France n'avait pas un seul canal de navigation. Adam de Grapponne et son élève Pierre Reneau, maître niveleur de Salon, avaient tracé au xvie siècle le plan du canal du Midi, soit par la Garonne et l'Aude, soit par la Garonne, l'Aude et l'Ariège, comme nous l'apprend une lettre du cardinal de Joyeuse adressée en 1598 (2 octobre) à Henri IV et conservée par le journal de Pierre l'Estoile. Joyeuse évaluait à deux ans la durée du travail et la dépense à 2 1,860,000 livres . En 1604, un entrepreneur présentait au Conseil du commerce un devis par lequel il s'engageait à « joindre la navigation des deux mers » par un canal, dans un an, pour 40,000 écus seule» ment, sur lequel on fera passer et repasser un ba» teau de quatre pans de large d'une mer à l'autre » pour essay et preuve certaine de son dessein, qui » est d'y faire passer les navires peu après, pour » peu de temps et de despense davantage qu'on y » voudra employer3 ».
Sur la canalisation de la France, voir DUTENS, Histoire de la navigation intérieure de la France (2 vol. in-4°, 1829). — DEIALANDE, Des canaux de navigation (in-f°, 1778). — M. POIRSON, O. c, t. III, a traité d'une façon très complète toutes les questions relatives à la navigation intérieure sous Henri IV. ! POIRSON, O. c, p. 400 et 401. 3 PALMA CAYET, Chronologie septénaire (éd. Michaud et Poujoulat), p. 283.
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Ee temps manqua à Henri IV pour l'exécution de ces desseins, mais la route était tracée. Riquet n'eut qu'à recueillir l'héritage de ses devanciers. Ce n'était pas seulement le canal du Languedoc, c'était presque toutes les grandes voies de navigation intérieure dont Sully avait conçu le plan et arrêté les devis. Dans le chapitre des Œconomies royales intitulé : Moyens d'augmenter les revenus du Roi, il écrivait : « Le dixième expédient fut les conjonctions de la rivière de Seine avec Loyre, de Loyre avec Saône, de Saône avec Meuse, par le moyen desquelles en faisant perdre deux millions de revenus à l'Espagne et les faisant gagner à la France, l'on faisait par à travers d'iceîles la navigation des mers Océane et Méditerranée, de l'une dans l'autre1. » Il ne s'agissait pas de vagues projets, mais de plans précis, étudiés sur le terrain et immédiatement exécutables. En 1613, dans un ouvrage publié par Charles Bernard [La conjonction des mers) et inspiré par le président Jeannin, on lit; « Tous ceux qui ont eu charge du roi d'aller vers les lieux (en Bourgogne) ... font estât d'un estang qui est assez près deMont-Cenis, qu'on appelle l'estang de Longpendu, distant également des rivières de Loire ètde Saône, qui sont en cest endroict proches l'une de l'autre de dix-sept à dix-huit lieues. — Ils disent que cest
1
(Economies Royales, I, chap. cxxxvn, p. 558.
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estang est fort grand, ayant deux bondes et deux deschargeoirs qui font chascun une petite rivière dont l'une appelée la Bourbinche, qui coule entre l'occident et le midi, se rend près du port de Digoin en la rivière de Loire ; et l'autre appelée la Deune va tomber du côté du levant près de Verdun en la rivière de Saône, qui se mariant avec le Rhosne coule vers la Méditerranée. L'on fait estât que le pays est plat ; qu'il y a plusieurs grands estangs et ruisseaux dont ces deux petites rivières peuvent estre aidées ;... qu'avec des escluses et des portes, elles seront facilement navigables, ayant celle de Bourbinche, jusques en Loire, 60 pieds de pente, et celle de Deune 70 pieds... 1 » C'est exactement le tracé du canal du Centre ou du Charolais, tel qu'il fut exécuté de 1783 à 1793. Le Mercure français de 1613 raconte qu'on pro posa à Marie de Médicis d'unir par un canal à écluses l'Ouche et l'Armançon « tellement qu'en conjoignant ces deux rivières... par un canal que l'on feroit à l'endroict de Grosbois, qui est sur la rivière d'Armanson, et qui tireroit droit à Châteauneuf sur la rivière d'Ouche, où il n'y avoit que 3 lieues de distance de l'une à l'autre, on conjoindroit ces deux rivières et par elles les deux mers, ce qui apporteroit une grande utilité au traffic et à toute la France 2. » C'est le tracé du canal de Bourgogne,
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p.
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13,
La conjonction des mers, Paris, 1613, m~4°, cité par POIRSON, t. III, p. 421-422. Mercure françois, t. III, p. 208, cité par POIRSON, III, p. 429.
CH. BERNARD,
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étudié dès 1605, en vertu d'une commission spéciale du roi, par le flamand Bradleigh, le maître des digues, commencé en 1613, puis interrompu, et exécuté seulement en 1775. Le plan du canal de Saône et Meuse (aujourd'hui canal de l'Est), ne paraît pas avoir été aussi nettement arrêté ; mais celui de Seine-et-Loire, entre la Loire à Briare et le Loing à Montargis, ne fut pas seulement projeté, il fut en grande partie creusé de 1604 à 1610 sous la direction d'un ingénieur nommé Grosnier. A la mort de Henri IV, on avait déjà dépensé 4 millions de livres et le travail était presque achevé : il fut suspendu, et le canal ne fut ouvert à la navigation qu'en 1641 En ne tenant compte que des résultats et sans parler des projets qui devaient dormir pendant un siècle ou deux, avant d'être menés à bonne fin, l'institution des relais avait rendu la circulation sur les routes de terre plus facile et moins coûteuse, l'amélioration du cours des rivières et la première application en France des canaux à bief de partage avait ouvert à la navigation intérieure des débouchés tout nouveaux, enfin la réforme des péages avait fait disparaître une des plus lourdes charges du commerce pendant la période des troubles, et fourni les moyens d'entretenir les routes sans recourir à l'intervention de l'Etat. L'effet de ces mesures ne tarda pas à se faire
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PoiasoN, III, p. 435 et suivantes.
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sentir. Le commerce reprit confiance; les foires, qui pour la plupart avaient été suspendues pendant la dernière période des guerres civiles, se rouvrirent et retrouvèrent bientôt leur ancien éclat. Celles de Lyon, qui n'avaient jamais été interrompues, restaient le grand centre d'affaires avec l'Italie, la Suisse et l'Allemagne méridionale. Celles de Paris, la foire Saint-Germain1 et la foire Saint-Laurent2, sans parler du Lendit, définitivement éclipsé par ces jeunes rivales, avaient été supprimées par la force des choses depuis 1589. Elles reparurent en 1595. Les marchands, surtout les étrangers, étaient encore peu nombreux ; mais aux anciens divertissements,, montreurs d'ours et de singes, escamoteurs, baladins, charlatans, diseurs de bonne aventure, était venue se joindre une séduction nouvelle réservée à une éclatante fortune. Le théâtre de la foire avait fait ses débuts en 1595 à Saint-Germain-des-Prés 3. Les confrères de la Passion associés à la troupe des Sots et des Enfants-Sans-Souci et investis du privilège de donner des représentations théâtrales à Paris, privilège qu'ils avaient cédé à leurs locataires, les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, s'émurent
1 Sur la foire Saint-Germain, voir Topographie du vieux Paris, par BERTY et TISSERANT, t. III, p. 157 et 405 {Histoire générale de Paris) — et dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 5e série (t. IV, p. 183), indication de la thèse de M. ROULLAND, Essai sur l'histoire de la foire Saint-Germain (1862). FÉLIBIEN, Histoire de la ville de Paris (5 vol. in-£°, 1725), t. III. p. 193, etc. 3 Sur les origines du théâtre de la foire, voir CAMPARDON, Les spectacles de. la foire, 1877, 2 vol. in-8°, Paris.
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de cette concurrence ; mais les comédiens ambulants obtinrent gain de cause et furent seulement astreints, par arrêt du lieutenant-civil (5 février 1596), à payer deux écus d'indemnité chaque année aux propriétaires du monopole1. Pendant les années suivantes, des salles de danse, des académies de jeux s'installèrent à côté du théâtre forain dans le vaste préau qui entourait les halles. La foire Saint-Germain devint à la mode. Le roi ne dédaignait pas de s'y promener, d'y faire des achats et même de risquer quelques milliers d'écus d'or dans les tripots qui s'y étalaient, au mépris des arrêts du Parlement 2. Les jeunes seigneurs, les pages, les soldats et les écoliers s'y donnaient rendez-vous après boire pour bousculer les bourgeois, rosser le guet et ameuter la populace. Ces scandales restaient généralement impunis, et comme les plus grands seigneurs en donnaient l'exemple, la police fermait les yeux. Les marchands, du reste, ne s'en plaignaient pas trop : ce tapage attirait les curieux et les curieux devenaient facilement des acheteurs3. Les foires des petites villes et des villages furent débarrassées sous Henri IV d'un impôt qui n'avait
1 les spectacles de la foire, t. I, Introd., p. ix et x. Les directeurs de la première troupe ambulante de la foire Saint-Germain se nommaient Jehan Courtin et Nicolas Poteau. s En 1607, Henri IV, dans une promenade à la foire SaintGermain, perd 3,000 écus en marchandises jouées ou données. Œconom. Royales, II, p. 175. 3 Journal de Pierre l'Estoile (éd Brunet, etc.), t. VIII, p. 176. (
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plus de raison d'être, la redevance payée aux rois des merciers ou à leurs lieutenants. Cette charge était inutile depuis que l'administration royale était assez fortement organisée pour protéger les marchands. Elle fut définitivement supprimée en 1597 *. Les douanes intérieures, provinciales ou royales, étaient pour la circulation un obstacle non moins gênant et plus coûteux que les barrages sur les rivières et les ornières sur les routes. Celles de Lyon et de Valence surtout, qui rançonnaient au passage tout le commerce entre le Nord et le Midi, soulevaient des plaintes incessantes et qui devenaient plus vives depuis la renaissance des affaires2. Sully n'avait pas ménagé les propriétaires de péages qui étaient de simples particuliers ; mais il n'osa toucher ni aux douanes royales, ni aux douanes provinciales, et c'est un des reproches que lui ont faits les historiens modernes. Une réforme était-elle possible ? Sully pouvait-il renoncer de gaieté de cœur à des recettes assurées et qui n'étaient pas à dédaigner, car la seule douane de Valence rapportait en 1598 près de 14,000 écus? Pouvait-il bouleverser de fond en comble tout le système d'impôts auquel était intimement lié celui des douanes intérieures? N'auraitil pas vu se dresser devant lui les intérêts provinciaux qui n'entendaient pas facilement raison sur ces matières ? Le Languedoc, la Provence, la Bre1
ISAMBERT, MATTHIEU, II,
'
XV, p. 159 (article 4 de l'édit d'avril 159T). Histoire de France durant sept années de paix,
livre
narration 3, cliap. v.
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tagne, la Normandie, la Bourgogne avaient encore des Etats avec lesquels il fallait compter et qui soutenaient opiniâtrement les vieilles traditions provinciales. On était trop près de la Ligue pour risquer de pareilles aventures. La réforme où Colbert échoua en 1664 aurait été prématurée soixante ans plus tôt : les seuls progrès véritables sont ceux que les intéressés reconnaissent et acceptent comme tels. Cependant Sully eut le courage de heurter, sur un point particulier, des préjugés plus d'une fois attaqués, mais non détruits. Au moyen-âge et même au xvi° siècle, la libre circulation et la libre exportation des produits agricoles et surtout des grains, des bois, du bétail, parfois des vins, avait toujours été l'exception. Les provinces entendaient se réserver ce qu'elles produisaient, ou du moins rester juges de ce qu'elles pouvaient exporter sans inconvénients. Depuis que les grands fiefs n'existaient plus, les Etats provinciaux, les parlements, les gouverneurs prohibaient ou autorisaient l'exportation, chacun pour leur province, et la royauté lui fermait ou lui ouvrait tour à tour les frontières du royaume. C'était peut-être une garantie contre les spéculations ou l'imprévoyance des marchands, mais c'était ■ une des causes de la langueur de l'agriculture qui, n'étant jamais assurée de trouver des débouchés, ne cherchait pas à produire au delà des besoins de la consommation locale. Henri IV, dès son avènement, avait accordé aux provinces qui lui obéissaient plus complètement et
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qui souffraient moins des ravages de la guerre, l'Auvergne, le Limousin, le Bourbonnais, la Touraine, l'Angoumois, la Guyenne, le libre trafic à l'intérieur des grains et autres denrées; mais l'exportation à l'étranger n'avait été autorisée que rarement et avait été absolument interdite en 1595 Après la paix de Vervins et l'éclit de Nantes, on se relâcha de la rigueur nécessaire jusque là. L'exportation fut permise pour les provinces du centre et du midi et même pour la Champagne, moyennant une surtaxe indépendante de la traite foraine. En 1601, la libre circulation et la libre exportation fut étendue à tout le royaume et la surtaxe supprimée2. Cette liberté fut maintenue jusqu'en 1610, non sans opposition. En 1604 il fallut casser un arrêt du parlement de Toulouse, qui avait prohibé la sortie des blés3, et en 1607 destituer un simple juge de Saumur qui, de son autorité privée, avait pris une mesure analogue4. On finit par obéir, mais de mauvaise grâce : les libertés locales étaient les seules qui fussent entrées dans les moeurs. Il ne suffisait pas de rendre au commerce intérieur la circulation moins onéreuse et moins difficile, il fallait lui assurer l'instrument le plus indispensable à ses transactions, le numéraire et le crédit.
I,
Déclaration du 12 mars 1595, DELAMARE, Traité de la police, livre V, p. 962. 2 Lettres-patentes du 26 février 1601, Ibid., p. 932. 3 Œconom. Royales, I, chap. CXLIV, p. 598. * Ibid., Il, chap. CLXVI, p. 180 et GLXXI, p. 199.
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Par un phénomène naturel, mais assez mal compris des contemporains, l'or et l'argent qui ne trouvaient plus leur emploi en France et qui, du reste, avaient servi en partie à payer les emprunts ou les achats faits à l'étranger pendant les guerres civiles, avaient émigré : c'était le duc de Toscane, le duc de Wurtemberg, la république de Venise, le comte palatin, la ville de Strasbourg, les cantons suisses, la reine d'Angleterre, qui touchaient une bonne partie des revenus de la France, aliénés comme garantie des 367 millions de dettes contractées depuis vingt ans *. Il en était résulté un notable abaissement du prix des denrées et des objets de première nécessité, en particulier du blé, qui, malgré la ruine de l'agriculture, avait diminué d'un tiers depuis 15812, mais en même temps une gêne croissante pour le commerce, à mesure qu'il se relevait de la langueur où l'avaient plongé les désastres de la fin du siècle. Les capitaux qui étaient restés en 'France étaient entre les mains des financiers français ou italiens qui avaient exploité nos discordes. Les Gondi, le fameux Zamet, prête-nom des Médicis, tour à tour favori de Catherine de Méclicis, de Henri III, de Mayenne et de Henri IV, baron de Murât, seigneur de Beauvais, conseiller d'Etat, et
1 (Economies Royales, II, chap. eu, p. 2S-29. Il faut ajouter à ce total comprenant la dette exigible et les aliénations du domaine ou des revenus publics, les renies sur l'IIotel-de-Ville dont le capital s'élevait en 1598 à environ 41 millions. 4 Mercuriale des halles de Paris (LEVASSEUR, Histoire des
classes ouvrières, II, p. 508-509).
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ce qui valait mieux, comme il le disait lui-même !, seigneur de dix-sept cent mille écus, les partisans français ou étrangers enrichis par la ferme .des impôts et par les spéculations sur les valeurs d'État, avaient peu à peu absorbé le numéraire qu'ils prêtaient à gros intérêts au roi ou aux familles nobles, ruinées par la guerre et.incapables de se contenter de leurs revenus. C'était à brève échéance l'expropriation de la noblesse par la finance. Enfin les monnaies avaient été plus d'une fois altérées pendant les guerres de religion; des espèces étrangères, pour la plupart de mauvais aloi, circulaient en France et venaient augmenter la confusion. Les premières mesures prises par Henri IV et par Sully eurent pour objet d'empêcher l'exportation des métaux précieux. C'était le principal but des prohibitions contre les marchandises de luxe d'importation étrangère et des lois somptuaires qui défendaient les étoffes ou les dentelles d'or ou d'argent. Les changeurs qu'on rendait responsables de la disette du numéraire2, parce qu'ils vendaient, disaitSébastien Zamet était originaire de Lucques et fils d'un cordonnier. Il fut naturalisé en 1581 et anobli par Henri IV. Plusieurs financiers d'origine française, le trésorier des guerres Rognais, Feydeau, etc., ne le cédaient à Zamet ni par leur fortune ni par le luxe qu'ils déployaient. 2 Sitost que la matière est forgée en monnoye plus forte de poids ou de loy que celle des princes voisins, elle est fondue et recueillie par les affineurs ou orfèvres pour la convertir en ouvrage, ou par les eslrangers pour en forger monnoye à leur pied, en quoy les changeurs servent comme ministres et, souz umbre d'accommoder le peuple de monnoyes, trafiquent avec les orfèvres et marchans estrangers. Car il est certain et il est
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on, aux orfèvres, les lingots ou les monnaies reçus de l'étranger, ou qu'ils les réexportaient par l'intermédiaire des courtiers de change, au lieu de les porter aux monnaies royales, furent supprimés en 1601 et leurs offices réunis à ceux des maîtres des monnaies1. Il est vrai qu'on fut obligé de les rétablir en 16072, mais en limitant le nombre des offices à 12 pour Paris, Lyon, Rouen et Toulouse et à deux au moins, ou quatre au plus, pour les autres bonnes villes. En 1601 et 1602, deux édits royaux3 interdirent la circulation d'un grand nombre de monnaies étrangères (article 2 de l'édit de 1602), rétablirent la livre comme monnaie de compte (article 6), élevèrent à 21 sols 4 deniers, la valeur du franc d'argent, qui n'était que de 20 sols, et. à 64 sols celle de l'écu à la couronne de trois livres (article 1), défendirent de nouveau, sous peine de mort et de confiscation des espèces saisies et même de tous les biens du coupable, le transport hors du royaume des métaux précieux4. Une.heureuse capture, que Sully
prouvé que depuis vingt-cinq ans que les petits solds furent descriez, il en a été forgé en ce royaume pour plus de vingtcinq millions de livres, outre les pièces de trois et six blancs, qui* ne se trouvent plus parce que les affîneurs et orfèvres y ont trouvé proflct. J. BODIN, Discours sur le rehaussement... des monnayes (Ed. 1578, in-16), p. 111. 1 ISAMBERT, XV, p. 323. L'édit avait été promulgué en décembre 1601. 2 Ibid., p. 324-327. 3 Ibid., p. 270. Déclaration du 24 mai 1601 et édit de septembre 1602. ' Article 5 de l'édit de 1602. Le roi se réservait le droit ex-
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raconte dans ses mémoires, découragea, dit-il, les exportateurs1. Sully se faisait peut-être des illusions ; car à l'époque où il croyait l'exportation arrêtée, les monnaies d'Alsace regorgeaient de francs et de testons plus ou moins rognés par les juifs, qui servaient d'intermédiaires à ce trafic et les refondaient avec bénéfice2. Du reste, la hausse des monnaies d'argent rendit en effet plus difficile la sortie de l'argent français; mais l'exportation de l'or continua. Le marc d'or qui valait en Espagne, en Italie, en Angleterre et dans les Pays-Bas de 12 1/2 à 13 marcs 1/3 d'argent, n'en valait que douze en France, comme le constate un édit de 1609. L'écart était assez grand pour tenter les spéculateurs. Sully
clusif de délivrer des passeports et permissions pour l'exportation du numéraire. 1 Œcon. Roi/aies, I, chap. civ, page 371. 2 Cette interdiction était difficile à faire observer, mais elle avait sa raison d'être. Le franc de Henri III qui aurait dû être à 833 millièmes de fin d'après l'ordonnance de 1575, peser 14 grammes, 0 45 dont 11 gr. 79 de fin (2 fr. 62 de valeur intrinsèque) et dont la valeur légale était de 20 sols (portés à 21 s. 4 d. en 1602) avait effectivement, d'après des essais faits en Alsace à plusieurs reprises, une valeur moyenne intrinsèque de 2 fr. 60 (ou de 11 gr. 70) d'argent fin. Or, le cours officiel du change de cette monnaie à Strasbourg et à Colmar do 1598 à 1610 varia de2 fr. 58 à 2 fr. 65 en poids d'argent fin. A ce dernier taux, l'exportateur gagnait 5 centimes par franc de Henri 111, 0 gr. 225 d'argent fin pour.un poids de 14 grammes exportés. Le bénéfice en valait la peine. De leur côté, les monnayeurs de Strasbourg, qui fabriquaient avec un franc plus de 7 deniers strasbourgeois ayant chacun une valeur intrinsèque de 35 centimes et émis pour une valeur nominale de 43 centimes, gagnaient 35 à 36 centimes sur un franc de Henri III, c'est-à-dire 13 0/0 brut, et environ la moitié en déduisant les frais. KANATJER, O. c., t. I, p. 26 et suivantes.
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aurait voulu une réforme plus complète. En 1609, il rédigea, d'après les conseils de Coquerel, général des finances, un édit qui décriait toutes les monnaies étrangères, même les pistoles d'Espagne, et toutes les anciennes monnaies françaises ; qui décrétait l'émission de nouvelles espèces, désignées sous le nom de henriques et frappées au moulin et qui essayait de prévenir l'exportation du numéraire, en modifiant la proportion jusqu'alors établie entre l'or et l'argent et le pied de la monnaie. La Cour des comptes et le Parlement s'effrayèrent de la perturbation qu'apporterait dans le commerce cette révolution monétaire, et sur leurs remontrances, l'édit fut retiré2. L'abaissement du taux de l'intérêt des rentes constituées, qui fut ramené par l'édit àe juillet 16013 au denier seize (6 1/4 100), fut plus
1 La Iloni'ique d'or à 22 carats de fin devait valoir 10 livres 8 sols ; les doubles, les demies, les quarts et demi-quarts auraient une valeur proportionnelle : la Henrique d'argent à onze deniers de fin et à la taille de 8 pièces au marc vaudrait cinquante-deux sols : on frapperait des demies, des quarts et des demi-quarts. Mercure françois, t. I, p. 361 verso. s Mémoires-Journaux de P. L'ESTOILE, t. IX, p. 319, 320, 389 ; t. X, p. 2. — Cf. Discours de la perte que les François reçoivent en la permission d'exposer les monnoies estrangères et l'unique moyen -pour empescher que les bonnes et fortes monnoies à fabriquer aux coin et armes du Roy ne puissent jamais estre falsifiées, rognées, surhaussées de prix ny transportées hors du royaume, par M0 NICOLAS COQUEREL, 1608, in-8". —A dver tisse ment pour servir de réponse au discours naguère publié sur le faict des monnoyes, 1609, in-8°. — COQUEREL, Evaluation de l'or et de l'argent et nouveau pied de monnoie, 14 mai 1609, in-8' de 160 pages. — Nouvel advertissement, Paris, 1610, in-8°. 3 FONTANON (Edition de 1611), I, p. 781.
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efficace que les tentatives de réformes monétaires, et les réductions du même genre décrétées sous les règnes précédents. Le numéraire commençait à reparaître avec la paix, la sécurité et la confiance dans l'avenir : la réduction du taux de l'intérêt répondait donc à la véritable situation économique, au lieu d'être purement arbitraire comme sous Charles IX et Henri III. L'édit de 1601 sauva un grand nombre de débiteurs qui purent rembourser, en contractant des emprunts à un taux plus modéré, les dettes dont ils payaient l'intérêt à raison de 10 ou 12 pour 100, il déconcerta les spéculateurs et ramena à l'agriculture, à l'industrie et au commerce les capitaux que l'appât d'un placement plus 1 avantageux en avait détournés. L'édit de 1606 qui rendait la femme responsable des engagements souscrits pour le compte de son mari, en dépit des textes de droit romain invoqués en sa faveur, celui 2 de 1609 , qui punit de mort les banqueroutiers frauduleux et leurs complices, achevèrent de ranimer le crédit, de relever l'honneur du commerce, singulièrement compromis par l'impudence des faiseurs d'affaires, et d'inspirer une terreur salutaire à la noblesse elle-même, très disposée à imiter leurs
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ISA.MBERT, XV, p. 362 (Edit du mois d'août 1606). Le séna-
tus-eonsulte Velléien, confirmé par l'authentique Si qua mulier, [Authentique, 134, ch. vin) et admis dans le droit français, frappait de nullité toute obligation contractée par une femme pour le compte d'un autre, même de son mari. - Ibid., p. 349 (Edit de mai 1609).
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procédés, tout en méprisant leur personne et leur profession l. Cet ensemble de mesures et plus encore la renaissance de l'agriculture et de l'industrie, produisirent l'effet que le roi et ses conseillers en attendaient. L'argent devint moins rare et moins cher. Les capitaux, trouvant en France des placements plus sûrs, y revinrent et y restèrent. Les progrès du commerce extérieur achevèrent peu à peu de rétablir, au profit de la France, l'équilibre autrefois rompu entre les entrées et les sorties de numéraire2. Bien que le xvie siècle n'eût pas encore codifié les lois économiques dont la certitude lui paraissait établie, il existait déjà, en matière de relations internationales, deux écoles qui s'entendaient sur les principes, mais qui différaient profondément sur les moyens d'exécution. Le principe c'était que le but et l'utilité du commerce extérieur est d'enrichir non pas quelques particuliers, mais le pays tout entier. Or, le pays ne s'enrichira que si la balance du commerce lui est favorable, c'est-à-dire s'il vend à l'étranger plus qu'il ne lui achète. Dans ce cas, l'étranger sera forcé de payer en numéraire l'excédent de ses achats, et ce numéraire versé dans la circulation viendra accroître la fortune publique et lui fournir de nouveaux moyens de se développer.
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SON,
Mercure françois, t. I (année 1609), folios 341-342 (Cf. 0. c, p. 475-476). Voir
LEGRAIN,
POIR-
2
POIRSON,
Décade, liv. VIII, p. 417 (Ed. in-f°), cité par III, p. 512-513.
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Cette opinion était toute naturelle. La seconde moitié du xv° et la première partie du xvie siècle avaient souffert de la disette du numéraire, plus sensible à mesure que la production nationale était plus active. Il est vrai que plus tard la surabondance des métaux précieux avait à son tour déterminé une crise par la brusque élévation des prix : mais les causes de ce phénomène avaient été mal comprises, et les guerres civiles n'avaient mis que trop bon ordre à cet embarras des richesses. A la lin du xvi6 siècle, la France se retrouvait à peu près dans la même situation qu'au milieu du xve; la pénurie du numéraire se faisait de nouveau sentir, et pour des causes analogues. Les contemporains de Henri IV ignoraient le billet de banque, le chèque et tout cet outillage du crédit moderne, qui peut à la rigueur, suppléer à l'insuffisance de la monnaie métallique ; la lettre de change même était d'un usage assez restreint; les institutions de crédit étaient rares et fonctionnaient mal. Il fallait donc à tout prix, la France ne produisant pas elle-même de métaux précieux, ou n'en produisant qu'une quantité insignifiante, les attirer du dehors et les empêcher de sortir, une fois qu'ils seraient rentrés. Sully et Laffemas, les deux principaux conseillers de Henri IV dans les questions économiques, étaient d'accord sur le but, mais, pour y arriver, chacun d'eux avait son système. Sully, partisan de la liberté du commerce, prétendait « que autant il y a de divers climats, régions et contrées, autant sem-
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ble-t-il que Dieu les ait voulu diversement faire abonder en certaines propriétés, denrées, matières et arts et métiers spéciaux et particuliers, afin que par le trafic et commerce de ces choses soit entretenue la conversation, fréquentation et société humaine entre les nations, tant éloignées puissentelles être1 ». Encourager l'agriculture qui est la vraie richesse de la France, et quelques grandes industries qui y sont intimement liées, les laisser librement exporter leurs produits, qui attireront en France le numéraire étranger, permettre aux commerçants d'aller chercher dans les pays qui les produisent le petit nombre d'objets vraiment utiles que la nature nous a refusés, mais en même temps prohiber l'usage des objets de luxe, soieries, étoffes d'or et d'argent, dentelles précieuses, etc., dont l'introduction est une des principales causes de l'exportation du numéraire, voilà la politique commerciale de Sully. Le système de Laffemas consiste au contraire à développer l'industrie nationale, surtout l'industrie de luxe et, sans recourir à des lois somptuaires illusoires et inexécutables, à fermer l'entrée du royaume aux produits manufacturés étrangers, dès que notre industrie serait capable de suffire à la consommation. Henri IV expérimenta tour à tour les deux systèmes. Il essaya des lois somptuaires, comme le
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(Economies royales, I, p. 515.
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voulait Sully. Dès 1594, une ordonnance royale interdit l'usage des draps d'or et d'argent et réglementa celui des étoffes de soie : la mode fut plus forte que les lois ; il fallut bientôt se résigner à borner l'interdiction aux étoffes d'or et d'argent ; on la renouvela cinq fois de 1594 à 1609; on avait fini par la restreindre aux objets d'habillement, sans parvenir à la faire observer. Le système de Laffemas n'eut guère plus de succès. L'édit de janvier 1599 avait défendu l'importation des étoffes de provenance étrangère, en particulier des soieries italiennes, et l'exportation des matières premières, soies, laines, lins, chanvres, chiffons, etc.. C'était la ruine des foires de Lyon et d'une partie du commerce du Languedoc qui exportait ses laines en Italie. Des plaintes s'élevèrent de toutes parts; on dut révoquer l'édit en 1600 et permettre l'importation des soieries. Les seules prohibitions qui subsistassent en 1610 étaient celles des étoffes d'or et d'argent et de l'anil ou indigo dont la concurrence commençait à menacer le pastel et dont l'importation avait été interdite en avril 1601 Le roi, qui n'avait pas de parti-pris et qui se laissait guider par l'expérience plutôt que par les théories, profita des leçons qui n'avaient pas convaincu ses deux ministres : à la doctrine de Sully, il emISAMBERT, XV, p. 246 (15 avril 1601). Les teinturiers en soie de Lyon protestèrent contre cette interdiction. — Archives de Lyon, BB 140. Requête au roi pour obtenir une dérogation à l'édit qui défendait l'anil au profit du pastel.
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prunta la libre exportation des produits agricoles, à celle de Laffemas la création des industries de luxe qui nous permettrait peu à peu de nous passer de l'étranger ; il ne fut ni libre-échangiste, comme Sully, ni protectionniste à outrance, comme Laffemas, il se contenta d'être homme de bon sens et homme d'État ; il savait mieux que personne que la politique est, en toutes choses, l'art des compromis. Il porta la même prudence et la même souplesse d'esprit dans une œuvre qui exigeait toute son habileté diplomatique, la reconstitution de nos relations commerciales avec les puissances étrangères, qui avaient plus ou moins exploité nos quarante années d'anarchie. Les pays qui faisaient alors le plus de commerce avec la France étaient l'Angleterre, l'Espagne, les Pays-Bas, l'Allemagne, l'Italie et l'empire Ottoman. On avait affaire à des amis qu'il fallait ménager, les Anglais, les Hollandais et les Turcs, les uns nos alliés avoués contre l'Espagne, les autres nos alliés tacites et intermittents, mais qui tenaient encore dans la Méditerranée une assez grande place pour que leur amitié ne fût pas à dédaigner. On avait affaire aussi à des adversaires, les Espagnols, dont il était difficile de se passer parce qu'ils étaient les principaux et presque les seuls importateurs de métaux précieux en Europe et que la disette du numéraire était une des préoccupations constantes et légitimes du gouvernement de Henri IV. Les Anglais avaient profité de l'impuissance de
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la royauté française sous les derniers Valois pour s'assurer en France une situation privilégiée, sans aucune réciprocité. Un traité signé en 1572, avec Charles IX, leur concédait la libre importation et la libre exportation des marchandises sous pavillon anglais et l'établissement en France d'entrepôts pour les draps et de véritables chambres de commerce tandis que nos marchands et nos navires n'avaient, en Angleterre, aucune garantie contre l'arbitraire du gouvernement ou des autorités locales. Ils avaient abusé de cette bévue diplomatique pour exclure les marchands français d'Angleterre, pour défendre l'exportation ou l'importation sous pavillon français, pour prohiber nos produits manufacturés et surtout nos draps, et pour organiser contre notre commerce maritime un système de piraterie dont témoignent tous les documents de l'époque. Il était impossible de tolérer ce brigandage, et d'autre part il était indispensable de rester en bons termes avec l'Angleterre qui, dans les plans politiques de Henri IV, devait être notre principal appui contre l'Espagne2. Tant qu'Elisabeth vécut, Henri IV n'obtint que des assurances amicales, mais aucun avantage sé1 DUMONT, Corps diplomatique, t. V, 1" partie, p. 211- —> Ce traité fut signé à Blois, le 29 avril 1572, et confirmé par Henri III en 1575. 2 Sur la situation du commerce français en Angleterre, voir : Manuscrit 3881 (Biblioth. nat. fonds français), pièce 12, Charges et suicides insuportables que soufrent les subjeetz du Boy de France en leurs commerces et trafiques avec l'Angleterre.
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rieux ; il essaya d'intimider le gouvernement anglais en rétablissant la visite des draps étrangers, qui étaient saisis lorsqu'ils étaient de mauvaise qualité, et en accordant des lettres de représailles aux marchands français pillés par les corsaires britanniques; mais c'était une politique dangereuse et qui pouvait aboutir à une rupture, ce qu'il voulait éviter à tout prix. Aussi, en 1603, après la mort d'Elisabeth, chargea-t-il Sully d'une double mission politique et commerciale auprès du nouveau roi Jacques I01'. Il devait s'efforcer d'obtenir un nouveau traité de commerce, plus favorable que celui de 1572, et la confirmation de l'alliance conclue avec Elisabeth contre l'Espagne. Sully n'emporta de Londres, en ce qui touchait aux intérêts commerciaux, que des promesses vagues et le désaveu des pirateries commises par les Anglais, dans les mers autres que la Manche, désaveu tout platonique, car le roi d'Angleterre se déclarait impuissant à les réprimer et laissait à la France le soin de les punir. Henri IV profita de l'autorisation ; les armateurs provençaux et bretons se chargèrent d'en finir avec les pirates; on redoubla de sévérité pour l'admission des draps anglais ; on alla même si loin que Jacques Ior fut. sur le point de se brouiller avec la France et signa au mois d'août 1604, avec les Espagnols, un traité de paix et de commerce qui faillit devenir un traité d'alliance »,
1
SULLY,
Sur les négociations avec l'Angleterre sous Henri IV, voir Œcon. Royales, t. I, chap. OXV-GXX. — BIRCH (Th.),
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Ce ne fut qu'en 1606, après trois ans de lutte sourde et de négociations épineuses, que la conspiration des Poudres décida Jacques Ier à se rapprocher de la France et à signer, enfin, avec notre ambassadeur Beaumont, un traité de commerce qui rétablit les relations normales entre les deux pays. Il était stipulé qu'à l'avenir les draps anglais introduits par Caen, Rouen et la Rochelle seraient visités non plus par les officiers royaux, mais par quatre commerçants, deux anglais et deux français, qui prendraient le titre de conservateurs du commerce. Si la marchandise était considérée comme non admissible, elle serait rembarquée au lieu d'être confisquée. Toutes lettres de marques et représailles étaient révoquées jusqu'à nouvel ordre, les marchands français pouvaient commercer librement en Angleterre, où ils jouiraient des mêmes franchises qui seraient accordées chez nous aux sujets britanniques. Un tarif exact des droits d'entrée et de sortie devait être affiché dans les principales villes de commerce et toutes les marchandises seraient réciproquement admises en pleine liberté, sauf les articles prohibés dont la liste serait publiée. Les conservateurs du commerce et les consuls français
An historical vieiv of the negotiations, beettven the Courts of England, France, and Erussels, front the year i592 to 1611 (1749, in-4°, Londres). — Manuscrits, 3514 et 3515 (Bibliotli. nat. fonds français), Négociations de la Boderie en Angleterre, 1606-1611 (publiées en 1850, 5 vol. in-12). — DE KERMAINOA.NT, Mission de Jean de îhumery, sieur de Boissise, en Angleterre (2 vol. in-8°, 1886, Paris). — FAGNIEZ, Le commerce sous Henri IV {Revue historique, 1881).
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prononceraient dans les cas litigieux. C'était l'égalité de traitement pour les commerçants des deux nations1. Les négociations avec la Turquie furent moins laborieuses. Le sultan Mahomet III avait pris les devants ; en 1601 il avait envoyé en France son médecin, d'origine marseillaise, pour offrir au roi de renouer l'ancienne alliance et de soutenir les Hollandais contre l'Espagne. Notre ambassadeur à Constantinople, Sara ri de Brèves, profita de ces bonnes dispositions pour obtenir le châtiment du pacha de Tunis qui avait toléré les pirateries des Barbaresques, et de celui d'Alger qui avait ruiné notre établissement du Bastion de France, la mise en liberté des esclaves français, la reconstruction des comptoirs détruits, une indemnité de 6,000 sequins aux négociants de Marseille et, ce qui valait mieux encore, la conclusion d'un traité de commerce qui rendait à la France sa situation privilégiée en Orient : liberté du commerce dans tous les ports du Levant et de l'Afrique du nord, droit de pêcher le corail et le poisson dans les eaux de Tunis et de l'Algérie, suppression pour les Français des droits de bris et d'aubaine, privilège pour nos négociants de l'exportation du coton, des cuirs et de la çire ; juridiction exclusive de nos consuls sur leurs compatriotes, peine de mort contre la piraterie et responsabilité des gouverueurs des régences barbaresques; enfin annulation des
1 DTJMONT, Corps diplomatique, V, 2° partie, p. 24 février 1606, Paris). T. n.
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(Traité du
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traités signés antérieurement avec les puissances chrétiennes autres que Venise et l'Angleterre, et obligation pour les sujets de ces puissances ou de celles qui n'avaient pas de capitulation avec la Porte de se mettre sous la sauvegarde du pavillon français, pour trafiquer dans les ports de l'empire (1604). C'était sinon le monopole, du moins la prépondérance de notre pavillon dans tous les ports de l'Afrique septentrionale et de l'Orient1. Le sultan de Maroc qui depuis 1601 entretenait des relations amicales avec la France et qui avait été dans la confidence des négociations engagées avec les Morisques d'Espagne par le marquis de la Force, gouverneur du Béarn, pour les soulever contre Philippe III2, accorda au pavillon français des avantages analogues à ceux dont il jouissait dans le Levant3. Les Hanséates avaient renouvelé en 1604 leurs anciens traités4 et recommençaient à fréquenter nos ports : enfin les Hollandais avaient remplacé les Flamands comme intermédiaires entre la France et les pays Scandinaves, et hérité des privilèges que ceux-ci tenaient des prédécesseurs de Henri IV. On
1 Voir SAINT-PRIEST, L'ambassade de France en Turquie (18"77, in-8°). — DUMONT, Corps diplomatique, V, 2E partie, p. 39. — Le traité est du 20 mai 1604. 2 Mémoires de LA FORCE, t. I, p. 339 et suiv. (1843, in-8°). * Sur les relations avec le Maroc, voir L'ESTOILE, p. 420 (éd. Michaud et Poujoulat), et THOMASSY, Le Maroc et ses caravanes E (2 éd., 1845, in-8°, Paris), p. 25 et suiv. * DUMONT, l. c, p. 43 (novembre 1604).
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ne pouvait deviner encore dans ces protégés qui allaient devoir aux efforts de notre diplomatie la reconnaissance indirecte de leur indépendance (Trêve de 1609) les futurs rivaux de la France de Louis XIV et de Colbert. Avec l'Espagne, l'antagonisme politique rendait les relations commerciales difficiles, bien que les deux peuples en eussent un égal besoin. Après la paix de Vervins qui mettait fin à la guerre ouverte, une guerre sourde avait continué entre les deux marines marchandes : nos navires étaient rançonnés ou pillés, les Espagnols prétendaient que nos armateurs leur rendaient la pareille, et Henri IV, après avoir vainement recouru aux lettres de représailles, avait interdit en 1601 tout commerce avec l'Espagne. Après la défaite du duc de Savoie (traité de Lyon 1601), les Espagnols s'étaient radoucis et les relations suspendues avaient été rétablies; mais, en 1603, rassurés par l'espoir d'une paix prochaine avec l'Angleterre où Jacques Ier venait de succéder à Elisabeth, le gouvernement espagnol et celui des Pays-Bas frappèrent d'un droit de 30 pour 100 à l'importation et à l'exportation toutes les marchandises qui franchiraient leurs frontières : ils se réservaient de faire de la suppression de ce droit une prime pour leurs alliés et comptaient décider ainsi l'Angleterre encore hésitante et les États maritimes de l'Italie1.
1
PALMA CAYET,
Chron. septénaire (Michaud et Poujoulat),
p. 285 (année 1604),
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Henri IV répliqua par l'établissement d'un droit analogue sur toutes les marchandises destinées aux possessions de la couronne d'Espagne ou qui seraient reconnues de provenance espagnole1, puis par une prohibition absolue du commerce entre la France, l'Espagne et les Pays-Bas2. Cette mesure dangereuse pour les deux pays, ne pouvait réussir qu'à une condition, c'était que l'Espagne, comme en 1601, fût obligée de céder à brève échéance, mais en 1604 la situation était changée. L'Angleterre avait traité, avec l'Espagne en août 1604 : elle avait obtenu que le droit de 30 pour 0/0 fût aboli pour les marchands anglais : ce fut elle qui se chargea d'approvisionner les provinces espagnoles de produits français et de nous revendre le plus cher possible le numéraire qui ne passait plus par nos mains. Villeroi de Neufville écrivait à Sully, le 22 septembre 1604 : « Nous » nous trouvons bien empeschez à ce fait du com» merce... Les Anglais ne sont marris de ce mau» vais mesnage et pour moy j'estime que sous main » ils le nourriront plutost qu'ils ne nous ayderont à i> le composer et qu'ils espèrent s'en prévaloir. De » fait, on mande de toutes parts qu'ils enlèvent nos » toilles et nos bleds à furie pour les transporter en > Espagne et que cela ruynera toute la navigation » française 3. »
p. 285. Février 1604. — MA., p. 285 et 286. — Cf. DUMONT, Corps diplomatique, V, p. 37. 3 (Economies Royales, I, chap. CXLII, p. 603. Lettre de Villeroi à Sully.
' PALMA CAYET, 2
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La question était d'autant plus grave qu'on ne pouvait compter sérieusement sur la médiation anglaise offerte par Jacques Ior. Ce fut Sully qui se chargea de la traiter avec l'ambassadeur d'Espagne don Zuniga. Il l'intimida si bien, en lui faisant craindre une guerre immédiate, qu'il se résigna à signer le 12 octobre 1604 une convention qui révoquait le droit de 30 pour 0/0 et qui rétablissait sur l'ancien pied nos relations avec les pays espagnols1. Les efforts de la politique royale avaient été vaillamment secondés par le commerce, français. Sur la Méditerranée, Marseille n'avait plus de rivale, car Narbonne et Agde étaient à peine des ports de cabotage, Aigues-Mortes était ensablé et le projet de creuser un port à Cette, présenté par le duc de Ventadour aux États de Languedoc et un moment accueilli par Sully, n'avait pas eu de suite2. Elle avait lutté avec énergie contre les pirateries des Barbaresques, des Anglais, des Espagnols ; elle avait continué, même aux plus mauvais jours de la Ligue, de montrer le pavillon français dans les mers du Levant, et la paix à peine rétablie, elle avait essayé de relever par elle-même l'influence française en Afrique et en Orient. En 1599, le consul Honoré de Montolieu avait proposé au corps de ville de confier à quelques citoyens le soin d'étu1 (Economies Royales, p. 604 et suiv. Le texte de la convention est reproduit intégralement, p. 606 et 607. — Cf. DUMONT, Corps diplomatique, V, p. 42.
3
LENTHÉRIC,
O. c.
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dier les mesures propres à rétablir le commerce. Le conseil avait décidé la création d'une commission de quatre négociants élus par les consuls, avec l'assentiment « d'un bon nombre des plus notables et principaux marchands », et la levée annuelle d'une somme de 1,200 écus qu'on se procurerait par une taxe sur les marchandises, à raison de tant par ballot, suivant la valeur. Ce droit désigné sous le nom de Cotimo, fut perçu à Marseille et dans les échelles du Levant et appliqué au curage du port de Marseille, au paiement des avanies en Orient, et plus tard à l'entretien de l'école des jeunes de langues, destinée à recruter les drogmans des consulats orientaux. Les premiers commissaires élus furent Antoine Hermite, Antoine Gratiau, François d'Agde et François Perrin. En 1600, cette commission devint un bureau permanent, élu pour deux ans et renouvelé par moitié chaque année. Aux quatre députés du commerce, on adjoignit l'un des consuls en charge et un assesseur, et quelques années après, huit assistants choisis parmi les négociants. Telle est l'origine de la Chambre de Commerce de Marseille dont l'organisation définitive date de 1650 Le traité de 1604 acheva ce que l'initiative municipale avait commencé et rendit à Marseille la prospérité dont elle avait joui sous François Ior et sous Henri II. Les villes maritimes de l'Atlantique et de la
1 O. TEISSIER, Inventaire des anciennes archives de la chambre du commerce de Marseille (in-4°, 1878, Marseille).
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Manche avaient plus souffert encore que celles de la Méditerranée : presque toutes avaient été assiégées, à moitié dépeuplées par la peste ou par la famine : Dieppe avait été saccagé tour à tour par les protestants et par les ligueurs : Rouen et le Havre, dont le gouverneur Villars, amiral de France, eut l'honneur de se défendre très énergiquement contre Henri IV et l'habileté de lui vendre sa soumission plus cher qu'aucun autre chef de la Ligue, avaient été pendant des années bloqués tour à tour par les Anglais, par les Hollandais, par les protestants français, par les royalistes, par les Espagnols, et leurs marchands avaient été obligés pour vivre de se faire corsaires, ce qui n'avait pas réussi aussi bien à tout le monde qu'à Villars. Saint-Malo, de 1589 à 1594, n'avait voulu reconnaître ni le roi ni la Ligue et était devenu une sorte de république neutre et indépendante. Nantes était resté jusqu'en 1598 entre les mains du duc de Mercceur qui en avait fait un port espagnol. La Rochelle, capitale du calvinisme en France, avait abandonné le commerce pour la guerre. Brouage avait vu l'entrée, de son port obstruée par les navires chargés de sable et de galets que le prince de Gondé y avait fait couler en 1586. Bordeaux, fidèle à Henri III et plus tard à Henri IV, avait eu à lutter tour à tour contre les protestants, contre les Ligueurs et les Espagnols, qui avaient ruiné sa marine. Bayonne seul avait grandi, moins encore par la tranquillité relative
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dont elle avait.joui pendant la guerre, que par un heureux caprice de la nature. Nous avons vu que l'Adour qui se jetait autrefois dans le havre du Cap-Breton s'était ouvert un passage à travers les dunes et que sa nouvelle embouchure était située près du Vieux-Boucau qui était devenu en quelques années un port assez profond pour recevoir des vaisseaux de guerre. Cette révolution avait été funeste au commerce de Bayonne : les navires, obligés de faire un long détour pour y arriver, avaient fini par s'arrêter au Boucau ; le lit de l'Adour s'était ensablé : sous Henri II, les navires de mer ne pouvaient plus remonter jusqu'à la ville. Les travaux entrepris pour rouvrir le bas Adour à la navigation restèrent sans résultat, jusqu'au moment où Louis de Foix, l'architecte de l'Escurial et du Phare de Cordouan, commencé en 1584, fut chargé de rectifier le cours du fleuve en lui creusant un lit jusqu'à la mer. S'il faut en croire de Thou, Louis de Foix n'aurait peut-être pas été plus heureux que ses prédécesseurs, sans un orage qui éclata le 28 octobre 1579 et qui ouvrit le nouveau chenal, en même temps qu'il comblait en partie l'ancien. Des digues puissantes achevèrent l'oeuvre que la nature avait commencée et Bayonne redevint pour un siècle un de nos grands ports de l'Océan. La paix religieuse, le rétablissement des relations avec l'Espagne, le traité de commerce avec l'Angleterre eurent pour les ports de la Manche et de l'Atlantique les mêmes résultats que le traité
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avec la Turquie pour ceux de la Méditerranée. Ce n'est pas seulement en Europe, c'est dans les mers d'Afrique, d'Amérique et de l'Extrême-Orient, où le pavillon français ne faisait plus depuis vingt ans que de rares apparitions, qu'il essaie de reconquérir sa place. La France, rendue à elle-même, va revendiquer dans la conquête du globe par les nations européennes, la part que n'avaient pas su lui donner les derniers Valois. Nos premières tentatives de colonisation officielle avaient eu pour but beaucoup moins l'occupation de terres nouvelles et l'exploitation de leurs richesses par le travail que la découverte d'une route plus directe vers les Indes, ce rêve de tous les navigateurs du xvi° siècle. Tel avait été le principal objet des expéditions de Verazzano et de Jacques Cartier, et si ce dernier avait pris possession, au nom du roi de France, des rives du Saint-Laurent, c'était parce qu'on espérait atteindre par cette voie l'océan Pacifique, qu'on appelait alors la mer de l'Ouest. Sous Henri II et plus tard sous Charles IX, l'amiral Coligny avait songé à fonder d'abord au Brésil, puis en Floride, des colonies protestantes qui pourraient un jour servir d'asile à ses coreligionnaires persécutés, et disputer le Nouveau-Monde au catholicisme espagnol et portugais. Ces établissements, abandonnés par le gouvernement et par Coligny lui-même, qui avait en France de plus graves soucis, avaient succombé sous les coups du Portugal et de l'Espagne, et la double catastrophe du Fort-Coligny et de la Caro-
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line avait laissé dans les esprits de fâcheux souvenirs qui ne s'étaient pas encore effacés à la fin du xvi° siècle. Quand la pacification de la France permit à Henri IV de reprendre les projets à peine ébauchés par ses prédécesseurs, le but et les procédés de la colonisation avaient subi de profonds changements. Ce qu'avaient surtout cherché les colonisateurs du xvi° siècle, c'étaient les métaux précieux et les épices, c'est-à-dire la richesse facile, la récolte sans travail, le commerce immédiatement productif. Les colonies portugaises n'avaient été que des comptoirs et les colonies espagnoles que de vastes exploitations minières. Mais on avait fini par s'apercevoir qu'il y a une richesse plus solide et plus durable que celle des mines d'or et d'argent : c'est celle de la terre qui ne s'épuise pas et dont les trésors sont aussi précieux et aussi faciles à recueillir, pourvu qu'on trouve des travailleurs capables de supporter les fatigues de la culture sous le soleil des tropiques. La traite des noirs, inaugurée par les Portugais et les Espagnols, était devenue la condition de l'exploitation agricole de l'Amérique et la principale raison d'être des établissements européens en Afrique. L'Espagne avait hérité des colonies portugaises en même temps que de la couronne du Portugal. Epuisée par ses guerres en Europe, elle était impuissante à défendre un empire colonial démesuré : elle avait sacrifié les possessions portugaises pour sauver les siennes, et toutes les nations
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maritimes se disputaient cette proie magnifique, dont le Portugal, redevenu indépendant, ne devait plus retrouver que les lambeaux. L'Angleterre et la Hollande entrent en scène et inaugurent un régime nouveau mieux approprié à leur tempérament et à leurs institutions que celui du monopole colonial et commercial exercé par l'État dont le Portugal et l'Espagne avaient donné l'exemple Ce sont surtout les marchands qui recueillent les bénéfices des entreprises coloniales, car le xvn° siècle, comme le xvi6, ne voit guère dans les colonies qu'un débouché privilégié pour les produits de la métropole, un marché exclusif où elle pourra se procurer par le commerce ou par l'exploitation du sol ce que la naturè lui a refusé, les denrées exotiques, les métaux précieux et les esclaves, instrument de travail indispensable dans les pays tropicaux. Il est donc juste que ce soient les négociants et les armateurs qui fassent les frais de ces entreprises, qu'ils aient la principale part d'action et de responsabilité; mais il est naturel aussi que ceux qui courent les risques aient seuls part aux profits. Les compagnies marchandes privilégiées vont devenir la base du nouveau système colonial. L'État n'interviendra que pour en favoriser la formation, pour sanctionner leurs règlements, pour en surveiller l'exécution, pour leur déléguer, en sa qualité de puissance souveraine, une part plus ou moins large de ses droits
BEAULIEU,
" Voir sur la colonisation auxvi" et au xvne siècles, P. LEROYHistoire de la colonisation chez les peuples modernes.
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sur les territoires qu'elles occuperont et pour les protéger au besoin contre les nations rivales. Ce sont de grands feudataires, comme l'étaient en France les barons et les communes, en Allemagne la ligue hanséatique ou la ligue de Souabe, à cette différence près que cette féodalité marchande est l'œuvre du souverain, qu'elle ne peut guère se passer de lui, que ses fiefs sont au delà des mers, et qu'elle ne saurait avoir les ambitions dynastiques des vieilles familles féodales. Au début du xviie siècle, les compagnies anglaise et hollandaise des Indes sont déjà fondées; elles seront le modèle que se proposera la colonisation nouvelle, comme celle du xvi° siècle avait cherché à imiter les Espagnols et les Portugais. Henri IV et Richelieu ne feront qu'appliquer en France le système inauguré par l'Angleterre et par la Hollande, mais ils auront ce que n'avaient jamais eu les rois et les ministres du xvie siècle, un plan de colonisation suivi, raisonné, fondé sur les intérêts généraux et permanents du pays et non sur des chimères comme la recherche du passage nord-ouest, ou sur des intérêts de parti, comme les tentatives de colonisation protestante de Coligny. La France peut être et n'est pas une grande puissance maritime. Elle a une situation unique au monde, des ports nombreux, une population de pêcheurs et de matelots intrépide, mais qui se voit forcée d'aller chercher au dehors l'emploi de son activité qu'elle ne trouve pas dans sa propre patrie.
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Il lui faut une marine de guerre et pour cette marine des stations dans les mers lointaines, là surtout elle pourra menacer l'Espagne, notre grande ennemie sur mer comme sur terre. Il lui faut une marine marchande et, pour développer cette marine, des transports réguliers et lucratifs que ne puissent pas lui disputer les Anglais et les Hollandais. Les marchandises de l'Inde, les denrées coloniales nous viennent d'Anvers, d'Amsterdam et de Lisbonne. Il faut aller les recueillir nous-mêmes et sur place : nous les payerons moins cher pour la consommation intérieure et nous pourrons les revendre aux autres et nous enrichir à leurs dépens comme l'ont fait les Portugais et les Hollandais. Il est vrai que les meilleures places sont déjà prises. Les Espagnols et les Portugais occupent le littoral du golfe du Mexique, les plus belles des Antilles, presque toute l'Amérique du sud; les Anglais revendiquent depuis Elisabeth la propriété du littoral de l'Amérique du nord exploré par Verazzano et où Ribaut et Laudonnière ont planté au xvie siècle le pavillon français. En Afrique, le Portugal et après lui la Hollande et l'Angleterre nous ont devancés ou plutôt remplacés. Dans les Indes, les Anglais et les Hollandais sont accourus les premiers à la curée de l'empire portugais; mais la proie est assez belle pour qu'il nous en reste une part. La plus grande partie de l'Afrique est encore inexplorée ; en Amérique le littoral entre les bouches de l'Orénoque et celles de l'Amazone, les petites Antilles, le Canada
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découvert par les Français sont inoccupés. C'est là que doit se porter l'activité française, c'est là qu'elle doit chercher la compensation de ce qu'elle a laissé échapper au xvie siècle. Quant aux moyens d'exécution, c'est à l'Angleterre et à la Hollande qu'il faut les emprunter. L'État n'est pas assez riche, il a de trop lourdes charges et trop de soucis en Europe pour prendre sur lui les frais et la responsabilité de ces lointaines entreprises : du reste, l'exemple du Portugal et de l'Espagne, où l'État s'est fait colonisateur sans en tirer de grands bénéfices, n'est pas fait pour encourager les gouvernements qui voudraient les imiter. C'est donc à des compagnies encouragées, guidées et protégées par l'État, mais prenant à leur charge les risques financiers et les détails de l'administration qu'il faut confier le soin de donner à la France les colonies et les débouchés commerciaux qui lui manquent. Tel est le plan ébauché par Henri. IV, généralisé par Richelieu, et qui n'avait rien de contraire à nos traditions nationales. C'étaient des associations de marchands qui avaient fondé nos premiers établissements en Afrique et qui s'étaient Obstinées, avant et après l'expédition de Villegagnon, à coloniser le Brésil. Dès que leur existence et leurs statuts étaient sanctionnés par l'État, elles devenaient des personnes morales, capables d'exercer des droits qui appartenaient en France à une multitude de corporations. Les monopoles commerciaux n'étaient pas une nouveauté dans notre histoire, et la propriété des terres inoc-
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cupées pouvait être considérée et l'était en effet comme un fief dont le pouvoir souverain investissait qui lui plaisait. Ce qui fut nouveau au xvir siècle, ce furent moins encore les procédés que l'esprit et le but de la colonisation. A. la France si brillante, mais si légère du xvie siècle, avait succédé une France plus grave, plus recueillie, plus capable de convictions profondes et d'efforts persévérants. La lutte des deux religions avait fortifié les croyances, le malheur les avait épurées et élevées. Le catholicisme, réveillé de sa torpeur par le terrible avertissement qu'il venait de recevoir, avait opéré sur lui-même la réforme que réclamaient déjà les docteurs du xiv° et du xve siècles ; il avait reconquis son empire sur les âmes : le clergé séculier et régulier avait retrouvé, avec la foi et le respect de lui-même, l'esprit de prosélytisme et l'influence sur les populations. La France du dix-septième siècle n'est pas catholique par mode, par tradition, ou par politique, comme celle du xvi6; elle l'est par conviction. Les idées économiques s'étaient modifiées comme les idées philosophiques et religieuses. Les résultats inattendus de la pléthore de numéraire dont la France avait souffert comme le reste de l'Europe dans la seconde moitié du xvi° siècle, l'exemple de l'Espagne dont la décadence frappait tous les yeux, malgré les trésors qu'elle tirait du Mexique et du Pérou, avaient refroidi l'enthousiasme avec lequel les aventuriers du siècle précédent se ruaient à la
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découverte des métaux précieux. Sans méconnaître et en continuant même à s'exagérer l'importance de la richesse métallique, on commençait à entrevoir que le travail et surtout le travail agricole est bien plus que l'exploitation des mines la vraie source de la richesse, et que le meilleur moyen d'attirer chez nous le numéraire était l'exportation de nos produits et le commerce avec l'étranger. Enfin l'impression qu'avaient laissée nos désastres au Brésil et en Floride et l'avortement de nos essais de colonisation au Canada s'effaçaient peu à peu : les succès récents des Anglais et des Hollandais réveillaient l'amour-propre national : on se disait volontiers que, si on avait échoué, c'est qu'on s'y était mal pris, et que là où l'Etat n'avait pas réussi, les particuliers réussiraient peut-être, comme ils le faisaient en Hollande et en Angleterre. Telles étaient les dispositions des esprits au moment où la paix allait rendre au pays sa liberté d'action : elles expliquent le caractère que vont prendre nos nouvelles entreprises coloniales. Le xvi° siècle curieux, aventureux, avide de jouissances faciles, avait été séduit par les hasards du voyage, par les rêves d'eldorado, par l'espoir de découvrir des routes nouvelles vers le pays des épices : le xvn° plus sérieux, plus croyant et plus pratique verra surtout, dans la colonisation, des peuples à convertir, des terres à cultiver, un commerce plus modeste mais aussi lucratif que celui des perles et des épices, à créer et à exploiter.
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« Les demandes ordinaires que l'on nous fait sont, écrivait en 1609 le premier historien de la NouvelleFrance, Marc Lescarbot : Y a-t-il des thrésors, y a-t-il des mines d'or et d'argent ? Et personne ne demande : Ce peuple-là est-il disposé à entendre la doctrine chrétienne ?... La plus belle mine que je scache c'est du blé et du vin avec la nourriture du beistial : qui a de ceci, il a de l'argent, et de mines nous n'en vivons point et tel bien souvent a belle mine qui n'a pas bon jeu. « Au surplus, les mariniers qui vont de toute l'Europe chercher du poisson aux Terres-Neuves et plus outre, à huit ou neuf cens lieues de leur pays, y trouvent des belles mines, sans rompre les rochers, éventrer la terre, vivre en l'obscurité des enfers, car ainsi faut-il appeller les minières... Ils y trouvent, dis-je, des belles mines, au profond des eaux et au traffic des pelleteries et fourrures d'ellans, de castors, de loutres, de martres et autres animaux dont ils retirent de bon argent au retour de leurs voyages... Ceci soit dit en passant pour ce qui regarde la TerreNeuve... Il faut estimer que celles qui sont en plus haute élévation de soleil sont beaucoup plus à priser et estimer, d'autant qu'avec l'abondance de la mer, elles ont ce qu'on peut espérer de leur culture, sans mettre en considération les mines d'or et d'argent, desquelles notre France orientale se passe bien *. »
1
MARC
LESCARBOT,
1611,
in-12), liv. I, p.
T.
17, 18
Histoire de là Nouvelle-France (Paris, et 19. La première édition est de
22
ii.
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Au lendemain, de l'édit de Nantes, Henri IV, avec sa vive intelligence des sentiments et des besoins du pays, sut deviner et encourager ces aspirations nationales dont Sully, s'il eût été le maître, eût sans doute fait bon marché. En dépit des boutades de son ministre, qui prétendait qu'on ne tire jamais de grandes richesses des lieux situés au-dessus du quarantième degré de latitude >, ce fut sur le Canada que se dirigèrent ses premiers efforts. La France n'avait pas le choix : elle ne pouvait songer à disputer aux Espagnols leur empire presque séculaire des Antilles, du Mexique, de l'Amérique du Sud, ou même leurs conquêtes plus récentes en Floride : les Anglais avaient pris possession de Terre-Neuve dès 1583, et avaient fait en Virginie sous le règne d'Elisabeth des tentatives d'établissement qu'ils devaient renouveler sous Jacques If, Les Hollandais, qu'il fallait ménager comme les Anglais, pensaient déjà à s'établir dans les pays qui portèrent pendant plus d'un demi-siècle le nom de Nouvelle-Belgique et qui correspondent à l'état actuel de New-York. Le golfe du Saint-Laurent, bien que fréquenté parles pêcheurs anglais et hollandais, était considéré, au contraire, depuis Jacques Cartier et Roberval, comme le domaine propre de la France, et un gentilhomme breton, Troïlus de Mesgotiets, marquis de Cottenméal et de La Roche, avait obtenu de Henri III des
1609. — Voir sur Lescarbot, A. DEMARSY, Note sur Marc Lescarbot, avocat (in-8°, Vervins, 1868). 1 (Economies Royales, I, chap. cxxv, p. 516.
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lettres patentes qui l'autorisaient à occuper, au nom du roi, le pays concédé jadis à Roberval par François Ier1. Vingt ans plus tard, il n'en avait pas encore fait usage et les bords de la grande rivière n'étaient visités que de loin en loin par les pêcheurs de morue ou par quelques trafiquants qui commençaient à échanger avec les sauvages les peaux de castors contre les verroteries, les miroirs, la quincaillerie et autres objets de provenance européenne. Le 12 janvier 1598 le marquis de la Roche obtint le renouvellement de ses lettres patentes qui le déclaraient lieutenant-général du roi dans les pays du Canada, Hochelaga, Terre-Neuve, Labrador, rivière de la Grande-Baie, Norembègue et terrés adjacentes, et lui concédaient le droit exclusif de délivrer des permis de commerce aux marchands et aux armateurs dans toute l'étendue des pays désignés par sa commission. Le produit de ces passeports devait indemniser l'Etat des frais de l'entreprise. Le marquis de la Roche, trop pressé cette fois de prendre possession de son gouvernement, recruta à la hâte, comme l'avait fait Villegagnon, quelques dizaines de vagabonds et de galériens et partit avec un seul vaisseau conduit par le pirate normand Chef d'Hostel. Arrivé à quelque distance du cap Breton, il débarqua dans l'île du Sable les plus suspects de ses compagnons, au nombre de quarante,
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LESCARBOT,
O. c, liv. III, p. 422.
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et partit pour explorer le pays ; mais le navire surpris .par un ouragan fut emporté au large, le pilote perdit sa route et ne la retrouva qu'en vue des côtes de France1. La Roche aurait voulu aller à la recherche des abandonnés, mais il avait des ennemis à la cour et en Bretagne ; ils prirent si bien leurs mesures qu'il ne put voir Henri IV et qu'il mourut quelque temps après ruiné et désespéré. Ce fut seulement après sa mort que le parlement de Rouen condamna le pilote à ramener les exilés de l'île du Sable, à condition qu'ils lui abandonneraient la moitié des peaux ou autres marchandises qu'ils auraient pu recueillir. Chef d'Hostel trouva encore douze survivants ; ils s'étaient nourris de poisson ou de la chair des boeufs sauvages qui descendaient, disait-on, d'un troupeau laissé dans l'île par des naufragés espagnols ou portugais2. L'expérience était peu encourageante ; cependant en 1599 le capitaine Chauvin de Honneur et un négociant de Saint-Malo, Pontgravé, demandèrent la succession du marquis de la Roche qui leur fut accordée à condition qu'ils transporteraient au Canada 500 colons. Chauvin mourut sans avoir rempli ses engagements et laissa encore une fois le privilège vacant3. Le gouverneur de Dieppe, de Chastes, sollicita à
0. c, liv. III, p. 421, et CHAMPLAIN, Voyages vol. in-8°), t. I, p. 41. S LESCARBOT, p. 420 et CHAMPLAIN, 0. c, liv. I, chap. v, p. 42. J CHARLEVOIX, Histoire de la Nouvelle-France (1744, in-12), t. I, liv. III, p. 171.
LESCARBOT, 1830, 2
1
(éd.
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son tour l'honneur d'aller porter sur les bords du Saint-Laurent la foi catholique et la domination française ; mais à l'imitation de la compagnie hollandaise qui venait de se fonder, il organisa une société de commerce et de colonisation où entrèrent les principaux négociants de Dieppe, de Rouen et de la Rochelle et un certain nombre de gentilshommes1. La conduite de l'expédition tut confiée à Pontgravé l'ancien associé de Chauvin et à un capitaine de la marine royale, originaire de Brouage, qui en 4598 avait déjà visité le Canada avec le marquis de la Roche, et parcouru pendant deux ans les colonies espagnoles d'Amérique. C'était Samuel Champlain, le premier de ces grands colonisateurs français que nous oublions trop aisément, quand nous nous refusons à nous-mêmes le génie de la colonisation. Quand Champlain revint en France après avoir poussé une reconnaissance hardie audelà de Montréal, de Chastes était mort et son privilège avait passé entre les mains de Pierre du Gua sieur de Monts, gouverneur de Pons, près de la Rochelle, gentilhomme protestant et protégé du roi2. Malgré son crédit, de Monts rencontra d'assez vives résistances. Il avait fallu deux lettres du roi (17 et 25 janvier 1604) pour décider le parlement de Rouen à enregistrer ses lettres patentes et à lever les obstacles qui s'opposaient à son départ3. L'expédition
1 3
CHARLEVOIX, LESCARBOT,
3
Histoire de la Nouvelle-France, p. 172 et 0. c, liv. IV, p. 432 et suiv. Lettres missives de Henri IV, t. VIII, p. 897-899.
173.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
ne put mettre à la voile que le 7 mars 1604 : elle se composait de quatre vaisseaux qui emportaient, sous la conduite du chef de la colonie, une centaine de manoeuvres et d'artisans et de nombreux volontaires parmi lesquels Champlain, Pontgravé, le sieur de Poutrincourt, des ministres protestants et des prêtres catholiques. Cette fois, ce n'était plus vers le Canada, mais vers l'Acadie que se dirigeaient les colons : après quelques hésitations, de Monts et Champlain qui lui servait de lieutenant et de conseiller se décidèrent pour la baie de Port-Royal située sur la côte septentrionale de la presqu'île1. On commença des cultures, on construisit un moulin à eau, un fort et quelques maisons ; la traite des pelleteries et la capture d'un certain nombre de navires interlopes avaient donné pour l'année 1605 d'assez beaux bénéfices 2. Malheureusement les intrigues de cour et de comptoirs vinrent compromettre des résultats chèrement achetés; les trafiquants basques, rochelois, bretons et normands, dont le monopole accordé à de Monts avait ruiné le commerce, se liguèrent contre lui ; les influences catholiques se mirent de la partie. En 1606, le Conseil du roi révoqua les lettres patentes de 1603, en accordant à de Monts qui avait dépensé plus de 100,000 livres une indemnité de 2,000 écus, et en confirmant les concessions de terres qu'il avait
LESCARBOT (O. c), liv. IV, p. 501 et suiv. et CHAMPLAIN (0. c), liv. I, ch. vin et liv. II, ch. n, p. 70 et suiv. - CHAMPLAIN, liv. I, ch. vin, p. 57.
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faites en Acadie1. C'était la ruine de la colonie. Champlain, Poutrincourt, son ami Marc Lescarbot, avocat au parlement de Paris, l'historien de l'expédition, revinrent en France; Poutrincourt, qui s'obstinait à poursuivre la colonisation de l'Acadie, vit ses efforts paralysés par l'intervention de la reine et du père Cotton, confesseur du roi, qui voulaient lui imposer la collaboration envahissante des missionnaires jésuites. Champlain et de Monts obtinrent pour une année la prorogation du monopole des pelleteries, et l'autorisation de fonder à Québec, sur le Saint-Laurent, un nouvel établissement qui fut inauguré en juillet 1608 et ne tarda pas à prospérer2. En une seule année, 80 vaisseaux français avaient abordé soit en Acadie, soit sur le littoral du Canada ; l'expiration même du privilège de la compagnie ne l'avait pas découragée, elle continuait ses opérations comme association libre et Henri IV songeait à la reconstituer sur de nouvelles bases, en y admettant tout sujet français qui verserait une somme déterminée, et en lui rendant le monopole du commerce des pelleteries. La mort du roi vint tout compromettre et sans l'énergie de Champlain, le Canada aurait sans doute été abandonné, au xvne siècle, comme il l'avait été au xvi°. Peu de temps après les premières expéditions
1
CHAMPLAIN,
liv. ï, ch. vin, p. 58.
liv. III, ch. n et v. — LESCARBOT, 0. c, liv. V, p. 619 et 622-623, et PARKMAN, Les pionniers français dans l'Amé* CHAMPLAIN,
rique du Nord.
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conduites au Canada par le marquis de la Roche et le capitaine Chauvin, l'attention de Henri IV avait été attirée sur l'Amérique du Sud par le récit d'un capitaine.dieppois, Riffaut; qui, en 1594, avait essayé d'établir quelques colons dans l'île de Maragnan, à l'embouchure de la rivière du même nom. En 1604, une expédition dirigée par deux capitaines de la marine royale, la Touche et la Ravardière, avait exploré les côtes du Brésil septentrional et de la Guyane, mais ce voyage n'avait pas eu de suites immédiates : les plans proposés par les deux explorateurs n'étaient pas encore exécutés à la mort de Henri IV Les tentatives du côté de l'Orient, malgré les efforts du roi, avaient eu encore moins de succès que les expéditions en Amérique. Le commerce libre avait devancé dans les Indes le commerce privilégié2. En 1601, une compagnie bretonne s'était organisée à Blavet pour le trafic des Indes orientales et avait expédié deux navires sous le commandement de Pyrard de Laval; mais ses ressources étaient insuffisantes, ses agents mal renseignés : l'entreprise échoua. Pyrard de Laval fit naufrage
1
GAFPAHEL,
Histoire du Brésil français.
Avant 1601, un marchand hollandais nommé Vampenno, établi à Rouen, avait pris une part très active aux voyages des premières compagnies hollandaises organisées pour le commerce des Indes orientales. Propriétaire de dix-sept navires, il en avait jusqu'à huit à la fois employés à ce commerce; mais leur port d'attache était probablement Amsterdam, et ils devaient naviguer sous pavillon hollandais : en tout cas aucun d'eux ne portait un nom français (GOSSELIN, 0. c, p. 160).
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aux Maldives et ne revit la France qu'en 1611, après de longues aventures dont il publia le récit sous le titre de Voyage aux Indes orientales1. Dans l'intervalle, la grande compagnie hollandaise s'était organisée en 1602 : ses brillants débuts excitèrent l'émulation de nos armateurs et, en 1601, se constitua une seconde société qui obtint de l'État des avantages analogues à ceux de la compagnie hollandaise. Les lettres patentes du 1er juin 1604 décidèrent que la compagnie devrait admettre comme associé quiconque verserait un capital de 3,000 livres au moins, soit immédiatement, soit dans les six mois après le retour de la première expédition. Elle obtenait pour quinze ans le monopole du commerce et de la navigation dans les Indes orientales, et les gentilshommes, officiers et autres Français pouvaient y entrer sans déroger « attendu la grande commodité, bien et utilité qui reviendra à Sa Majesté et à tout son estât par le moyen d'une si digne et honorable entreprise2 ». L'association, malgré ces encouragements, ne put réunir qu'une partie des capitaux nécessaires ; son privilège resta lettre morte jusqu'à la fin du règne de Henri IV et le commerce libre qui avait oublié depuis longtemps la route des Indes ne s'en émut
1 PYRARD DE LAVAL, Voyage contenant sa navigation aux Indes orientales... depuis 4601 jusqu'à 4614. Paris, 1615 et 1616, 1 vol. in-8u. Le récit de Pyrard a été rédigé par Pierre Ber-
geron.
2
POIRSON,
O. c, t.
III,
p. 529 et 530.
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pas comme du monopole concédé aux compagnies américaines. Les armateurs dieppois et rouennais avaient repris les voyages réguliers aux Antilles, au Brésil et à la côte d'Afrique, qui n'avaient jamais été complètement interrompus, même pendant les troubles *. Dès 1595, nous voyons une association se former, entre Leseigneur sire de Réneville, Jean Bulteau de Rouen, Chauvin et Favet de Dieppe pour le commerce de Guinée, d'Angola et du Brésil2 et chaque année une dizaine de navires français trafiquaient avec les indigènes du Sénégal et du cap Vert, fidèles à leur vieille prédilection pour la France3. Ce qui avait manqué surtout aux compagnies de commerce et de colonisation organisées par Henri IV c'était l'expérience, qui est fille du temps, et le caractère national que le roi avait voulu leur donner. Elles avaient mal mesuré les difficultés de leur tâche, leur capital était trop faible, leurs vues trop étroites. Notre commerce n'avait pas encore secoué les traditions du moyen âge ; il avait gardé ses habitudes et ses préjugés municipaux ; il était rouennais, malouin, rochelois, il n'était pas français. Les compagnies de Henri IV, comme plus tard celle de Richelieu, ne furent jamais que des entreprises d'intérêt local, des associations de négociants ou de
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2 3
t. il, p.
WALCKENAER, 197.
Histoire générale des voyages
(1826,
in-8°),
GOSSELIN,
WALCKENAER,
0. c, p. 150. 0. c, t. II, p.
201.
�LE COMMERCE SOUS HENRI IV
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financiers de Paris, de Dieppe, de Rouen, de SaintMalo, de la Rochelle ; tout au plus deux ou trois villes de commerce s'unirent-elles pour opérer à frais communs. Il n'en était pas autrement en Angleterre où la première compagnie des Indes avait été l'œuvre des négociants de Londres, ni même dans les Provinces-Unies où les marchands de la Hollande et de la Zélande avaient été les fondateurs de la Compagnie des Indes orientales ; mais aucune de nos places de commerce ne pouvait se flatter d'égaler les ressources des marchands de la Cité, à plus forte raison celles des deux plus riches provinces de la confédération néerlandaise. Nos compagnies étaient donc condamnées d'avance à l'impuissance ou à la ruine, non pas parce qu'elles étaient privilégiées, mais parce qu'elles n'avaient pas les moyens de tirer parti de leur privilège. Malgré des échecs partiels, l'œuvre économique accomplie en moins de quinze ans était unique dans notre histoire. Henri IV avait trouvé l'agriculture ruinée, il la laissait presque florissante, jouissant pour la première fois de la liberté de circulation et d'exportation, dotée de cultures et de procédés nouveaux, rassurée par une police sévère, et soulagée par la diminution des impôts qui pesaient le plus lourdement sur les campagnes. Il avait trouvé l'industrie aux abois ; il laissait les industries de première nécessité prospères, et il avait créé ou relevé les industries de luxe qui devaient contribuer si largement à la richesse du pays. Il avait trouvé le
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commerce entre les mains des étrangers, la France sans routes, sans marine, sans colonies, sans numéraire; il la laissait dominante dans le Levant, remise en possession de son propre commerce et traitée sur le pied d'égalité par toutes les grandes puissances commerçantes, sillonnée de routes meilleures qu'elle n'en avait jamais eu, dotée d'un système de canaux à biefs de partage dont le plan avait été conçu avec un ensemble merveilleux et l'exécution commencée par le canal de Briare, établie au Canada et en Acadie par la fondation de Québec et de Port-Royal, enfin plus riche en métaux précieux qu'elle ne l'avait été depuis les premiers jours de la Ligue. La pensée de Henri IV et celle de Sully avaient été plus loin dans l'avenir. Ils avaient vu ce que ne pouvait voir le vulgaire, ce que n'avaient pas compris les derniers Valois, ce que ne devaient pas comprendre les Bourbons du xvn" et duxvra0 siècles. Ils avaient senti quel trouble apporterait dans l'organisation sociale et économique de la France, telle qu'ils la concevaient, la dépossession lente de l'aristocratie territoriale et la séparation chaque jour plus profonde entre le gentilhomme et le paysan : ils s'étaient rendu compte que les marchands enrichis, les fils d'officiers de justice et de finance qui achetaient les fiefs nobles, ne reconstitueraient pas une véritable aristocratie ; que la royauté se trouverait un jour en face d'une noblesse ruinée dont il faudrait faire des pensionnaires, des fonctionnaires ou des domestiques ; d'une aristocratie postiche, sans tra-
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ditions, sans prestige et sans influence sur les campagnes; d'un peuple mécontent, sans direction, sans respect pour ses maîtres et qui s'en prendrait de ses misères au gouvernement, quand il n'y aurait plus d'intermédiaires entre lui et le roi. Ils avaient voulu ramener le gentilhomme à la terre, rapprocher le seigneur du "paysan, conserver à la France cette force qui une fois détruite ne saurait plus renaître : une aristocratie fondée sur la tradition et sur la propriété. Le temps leur a manqué pour cette oeuvre que leurs successeurs immédiats n'étaient pas de taille à poursuivre, et que n'ont pas comprise ou que ne pouvaient plus entreprendre leurs vrais héritiers, Richelieu et Louis XIV. Aurait-elle réussi ? Nous sommes condamnés à l'ignorer ; mais si ce rêve de deux hommes de génie, qui étaient aussi deux grands patriotes, avait pu se réaliser, peut-être nous auraient-ils épargné l'absolutisme de Louis XIV, les hontes de Louis XV, les défaillances de Louis XVI et les bouleversements qui en ont été la conséquence et le châtiment.
�CHAPITRE III
LES THÉORIES ÉCONOMIQUES AU COMMENCEMENT DU XVIIe SIÈCLE — MONTCHRÉTIEN — LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1614 — RICHELIEU SURINTENDANT DU COMMERCE ET DE LA NAVIGATION — LES POSTES — LA RÉFORME MONÉTAIRE — MARINE ET COLONIES
Quand le couteau de Ravaillac vint trancher brusquement tant de projets et tant d'espérances, la tâche de Henri IV était loin d'être achevée. Le paysan respirait, mais il n'avait guère eu le temps d'amasser; l'industrie se relevait d'un épuisement de trente années, mais elle marchait encore d'un pas mal affermi ; le crédit et le commerce se rétablissaient à peine ; le système des routes et des canaux n'était qu'ébauché; les expériences coloniales ne faisaient que commencer ; les habitudes d'ordre, d'économie et d'honnêteté que Sully avait introduites dans l'administration financière, n'étaient pas encore devenues des traditions : il aurait fallu de longues années pour que l'édifice prît son assiette et reçût son couronnement.
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La mort du roi, bientôt après, la retraite de Sully compromirent tout ce qu'ils avaient fondé. Marie de Médicis avec ses petites passions, ses préjugés étroits, son entourage de parvenus italiens, ou de conseillers de Henri IV qui pouvaient être des instruments utiles, mais non des chefs de gouvernement, était incapable de comprendre la politique de son mari et plus incapable encore de la poursuivre. Tous les principes du dernier règne furent abandonnés au dedans comme au dehors. La noblesse relève la tête et bat monnaie avec des simulacres de révolte et des ébauches de guerre civile, dont le peuple paie les frais : les millions entassés par Sully dans les caves de la Bastille, s'en vont en fumée : les ravages des gens de guerre, que ne contient plus la ferme discipline de Henri IV, les famines, les exactions de toute sorte, font renaître dans certaines provinces, les plus mauvais jours de la Ligue : en Guyenne et en Auvergne on avait vu les paysans brouter l'herbe : c'est un député aux Etats de 1614, Savaron, qui l'affirme sur sa tête. La taille était remontée à'15 millions 1/2 de livres : la dépense en 1614 était évaluée, d'après les comptes assez obscurs, présentés par le président Jeannin, à 19,636,000 livres, sans compter les charges (environ 13 millions de livres), et le budget extraordinaire : la recette de l'épargne n'était que de 16 millions 1/2 de livres sur un revenu total de 35 millions ; enfin les pensions qui, sous Henri IV,ne dépassaient pas 2 millions, s'étaient élevées en moins de quatre
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ans à 5,650,000 livres1. Aussi, avant même que le dernier million de la Bastille eût disparu, les ateliers du Louvre étaient fermés, les manufactures créées à Paris par Henri IV étaient délaissées; les travaux du canal de Briare suspendus ; les relais organisés sur les chemins de halage n'étaient plus entretenus ; la compagnie Bradleigh, pour le dessèchement des marais, paralysée par les innombrables procès que lui suscitaient les propriétaires, avait cessé ses opérations en 1613, après un édit maladroit qui restreignait ses privilèges2. Le contraste entre la politique de Henri IV et celle de la régente éclatait en toutes choses. En 1610, le roi avait donné des ordres pour accueillir les Morisques expulsés d'Espagne par Philippe III, pour essayer de retenir ceux qui voudraient renoncer à leur religion et pour fournir aux autres les moyens de gagner l'Afrique3 : les Juifs, qui se trouvaient en grand nombre parmi les expulsés, étaient pour la plupart restés en France où leurs coreligionnaires étaient tolérés, bien que les ordonnances, qui avaient prononcé leur exil, n'eussent jamais été rapportées. Cet appoint, que l'émigration d'Espagne apportait au judaïsme fran1 H. MARTIN, Histoire de France, t. XI, p. 65-67 (édition in-8° en 17 volumes), et FORBONNAIS, Recherches sur les finances, t. I, p. 138 et 139.
Edit du 5 juillet 1613. (ISAMBERT, XVI, p. 39), et lettres patentes du 16 octobre 1613 (Ibid., p. 42).
3 Sur les Morisques en France, voir Mercure français, I, p. 9, 17. — Mémoires de Richelieu (éd. Miohaud et Poujoulat), I, p. 34. — II. MARTIN, Histoire de France, XI, p. 19 et 20.
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çais, épouvanta sans doute les banquiers et les spéculateurs italiens. Un édit de 1615 prononça encore une fois l'expulsion des Juifs1 : quelques-uns gagnèrent l'Allemagne et la Pologne , le plus grand nombre resta, en se dissimulant ou en adoptant extérieurement le catholicisme. Au milieu de ce désarroi, c'est à peine si on voit surnager, comme une épave de la politique de Henri IV, quelques mesures utiles qui, pour la plupart ne sont pas même exécutées : un édit de 16102, préparé sous Henri IV, qui règle les juridictions consulaires; une ordonnance de 46123, pour l'établissement d'ateliers de charité et de dépôts de mendicité, où les mendiants valides seront enfermés et astreints au travail ; un règlement de juin 1614, qui réduit le nombre des privilégiés en matière de tailles4 ; de nouvelles études, qui n'aboutirent pas, sur les plans de canalisation conçus autrefois par Sully5; enfin, des tentatives mal combinées et presque toutes malheureuses, pour donner suite aux entreprises coloniales du règne précédent.
Edit du 23 avril 1615 (ISAMBERT, XVI, p. 76). Edit du 2 octobre 1610 (Ibid., p. 14 et 15). 3 27 août 1612 (Ibid., p. 287). — Ces internés doivent être employés à battre du ciment, manœuvrer des moulins à bras, scier des planches, brasser de la bière commune, filer, faire des bas d'estame, boutons et autres ouvrages dont il n'y a métier juré. 4 Edit de juin 1614 (Ibid., p. 47). — Parmi les privilèges supprimés figurent ceux des ouvriers en soie, des verriers, des maîtres de forges et usines, des monnayeurs, etc. 3 Mercure françois (1613), t. III, p. 298-299. T. II. 23
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Celle à laquelle le public et' le gouvernement s'intéressèrent le plus vivement, fut Fexpédition du Maragnan de 1611 à 1615i. Les hispano-portugais n'avaient pas de stations militaires depuis l'embouchure de l'Amazone jusqu'à celle de la rivière de Parahyba. 11 avait été question, sous Henri IV, d'un établissement sur cette côte explorée par Riffaut et la Ravardière, et au moment de sa mort s'organisait une compagnie qui ne fut constituée qu'en 1611 et dont faisaient partie la Ravardière, le baron de Molle, Nicolas.de Harlay, les deux frères François et Isaac de Razilly, et un certain nombre de négociants de Saint-Malo. Au mois de mars 1612, trois navires portant 500 hommes et le matériel nécessaire, partirent de la rade de Cancale. La reine avait donné un vaisseau, et le pavillon bleu, semé de fleurs de lys d'or qui flottait sur les navires de la compagnie, portait la devise : Tanti dux femina facti. La Ravardière débarqua dans l'île de Maragnan où il construisit le fort Saint-Louis, les missionnaires capucins Claude d'Abbeville et Yves d'Evreux, attachés à l'expédition, commencèrent à évangéliser les indigènes ; mais les Portugais ne tardèrent pas à menacer la colonie : la régente
Voir sur cette tentative de colonisation, Histoire véritable de ce qui s'est passJ de nouveau entre les François et les Portugais en l'isle de Maragnan [Archives curieuses de l'hist. de France, 2° série, 1.1, p. 289). — CLAUDE D'ABBEVILLE, Histoire des missions des 0 R. P. Capucins dans l'isle de Maragnan (1614, in-8 , Paris). — Mercure françois, t. III, p. 6-8 et 164-175, et GAFFAREL, Hist. du Brésil français.
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l'abandonna. La Ravardière, laissé sans secours et sans instructions, dut subir la loi du plus fort, et se rembarqua pour la France, le 3 novembre 1615. Nos établissements de l'Amérique du Nord ne furent pas mieux protégés ; si la France réussit à conserver le Canada, elle le dut uniquement à l'énergie de Champlain, qui le sauva après l'avoir fondé. A la mort de Henri IV, de Monts était encore lieutenant-général du roi dans la Nouvelle-France et investi du droit exclusif d'y concéder des terres, mais les privilèges commerciaux de la. Compagnie qu'il avait créée venaient d'expirer en 1609 et d'enlever à l'administration de la colonie naissante sa principale, sinon son unique ressource. De Monts découragé refusait de faire de nouveaux sacrifices ; il venait d'abandonner à Mm° de Guercheville, une des dames d'honneur de Marie de Médicis, fort zélée pour la conversion des sauvages et pour le progrès des missions établies par les Jésuites, tous ses droits sur la Nouvelle-France, depuis la rive droite du Saint-Laurent jusqu'à la Floride, hormis les'terres concédées au baron de Poutrincourt et à ses associés dans la baie de Port-Royal. Le Canada aurait probablement subi le même sort, quand Champlain qui venait d'explorer le pays jusqu'aux grands lacs, et de jeter les fondements de Montréal, de Trois-Rivières et de Tadoussac, vint en France, et, avec l'autorisation de M. de Monts, décida le Comte de Soissons à accepter le titre de lieutenantgénéral et de protecteur de la colonie. La commis-
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sion était à peine signée que Soissons mourut (16:13). Champlain ne désespéra pas. Cette fois, c'est à Henri de Bourbon, prince de Condé, qu'il s'adresse, et à force d'instances, il le détermine à se charger de la succession du comte de Soissons. Champlain devenait son lieutenant, avec pleins pouvoirs pour régler les affaires coloniales et s'associer qui il lui plairait. Une nouvelle compagnie se constitua, ouverte à quiconque verserait, dans un délai déterminé, un capital de 3,000 livres. De Monts, Champlain, un certain nombre de gentilshommes, les principaux armateurs de Rouen, de Dieppe et de Saint-Malo y entrèrent, mais les marchands de la Rochelle à qui on avait réservé le tiers des actions refusèrent de souscrire. Le privilège de la Compagnie, concédé pour douze ans, se bornait du reste au trafic des peaux de castor et des fourrures. Le commerce des autres marchandises restait libre, comme l'exigèrent expressément les États généraux de 16141. Désormais la colonie du Canada était fondée moins encore par la constitution définitive de la Compagnie des fourrures que par la délégation des pouvoirs souverains confiés à l'homme qui avait voué sa vie à cette œuvre et qui pouvait seul achever ce qu'il avait commencé 2.
1 Etats généraux, t. XVII, 2° partie, p. 132 (Cahier général du Tiers Etat). « Soit permis à tous marchands de faire trafic en la nouvelle France de Canada et par toute l'étendue du pays nonobstant tous privilèges concédés à aucuns ou partis faits sur le trafic et manufacture des castors », etc... 2 Sur l'histoire du Canada de 1610 à 1625, voir les Voyages de
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L'Acadie, séparée du Canada par l'abandon que de Monts avait fait de ses droits à Mmo de Guercheville et à ses associés, avait été moins heureuse. Les établissements créés par Poutrincourt à PortRoyal et par les agents de Mme de Guercheville et les missionnaires jésuites dans l'île des MontsDéserts, à l'embouchure de la rivière de Penobscott, furent attaqués et détruits par les Anglais en 1613, sous prétexte que la côte leur appartenait jusqu'au 45e degré, en vertu d'une concession de Jacques Ior. La ruine des colons acadiens excita quelque émotion dans la mère-patrie : une brochure intitulée Plaintes de la Nouvelle-France à la France, sa germaine, qui parut en 1613, en même temps que la seconde édition du Voyage de Champlain, fut répandue à un grand nombre d'exemplaires, et pénétra jusqu'à Marie de Médicis ; mais l'opinion n'était pas unanime; aux plaintes de la Nouvelle-France répondait un pamphlet : Contrat d'association des Jésuites
CHAMPLAIN.
La première édition est de 1604 (in-S°), la dernière qui ait été publiée du vivant de l'auteur est de 1632, in-4°. — Œuvres de Champlain, publiées par l'abbé DE LAVERDIÈRE (Québec, 1870, 6 vol. in-4°). — MARC: LESCARBOT, Histoire de la Nouvelle-France (in-8°, Paris, 1866). La première édition est de 1609 (petit in-8°), l'ouvrage a été réimprimé plusieurs fois jusqu'en 1618. — SAG-ARD, Histoire du Canada et voyages des frères Récollets (Paris, 1636, in-8°). — LECLERGQ, Premier établissement de la Foy dans la Nouvelle-France, 2 vol. in-12, Paris, 1691. — CHARLEVOIX, Histoire de la Nouvelle-France. — GARNEAU, Histoire du Canada (3 vol. in-8°, 1859, Québec). — CARAYON, Première mission des Jésuites au Canada, 1864, in-4°, Paris. — PARKMAN, Les Pionniers français dans l'Amérique du Nord (Trad.), Paris, 1874, in-12, et les Jésuites dans l'Amérique du Nord « s xvii8 siècle,
1882,
in-8°, Paris.
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au trafique du Canada, qui rejetait sur les missionnaires tous les malheurs de la colonie. Le gouvernement de la régente avait trop d'embarras en Europe pour en chercher de nouveaux en Amérique ; il renonça à venger l'affront fait à l'honneur national ; l'Acadie fut abandonnée jusqu'au ministère de Richelieu. En 1611, une société d'armateurs et de négociants normands avait essayé de faire revivre le privilège concédé par Henri IV à la Compagnie des Indes orientales ; -la nouvelle association désignée sous le nom de Flotte de Montmorency ou Compagnie des Moluques, avait obtenu pour douze ans le monopole du commerce et de la navigation au-delà du cap de Bonne-Espérance, l'abolition du droit d'aubaine et de déshérence pour les étrangers qu'elle prendrait à son service et l'autorisation pour les gentilshommes d'entrer dans la Compagnie sans déroger1. En 1615, elle n'avait encore fait aucun usage de cette concession ; une troisième société se forma sous la direction de Jacques Muisson, d'Ezéchiel de Caen, marchands de Rouen, de Godefroy, trésorier à Limoges, et de Girard Le Roy, Flamand naturalisé, et fut autorisée par un édit royal, qui réunissait les deux compagnies, à condition que pendant
Edit du 2 juillet 1615 (ISAMBERT, XVI, p. 78). — Les chefs de la compagnie de 1611 étaient Godefroy, trésorier à Limoges, et Girard Le Roy : c'était l'origine étrangère de ce dernier que Jacques Muisson et ses associés invoquèrent pour demander l'annulation du privilège concédé le 2 mars 1611.
1
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trois ans elles resteraient ouvertes à quiconque verserait un capital dont le chiffre n'était pas fixé *. Les négociants ne se pressèrent pas de répondre à cet appel ; ils savaient trop bien que dans ces parages, où les Espagnols héritiers de l'empire portugais maintenaient leurs prétentions au monopole, où les Compagnies anglaise et hollandaise n'étaient pas "plus disposées que l'Espagne à tolérer de nouvelles concurrences, tout commerce régulier était impossible, s'il n'était protégé par une marine militaire, capable de réprimer la piraterie officielle ou privée. Or, la marine française était impuissante à défendre notre commerce même sur nos côtes contre les corsaires rochelois, dunkerquois, anglais, espagnols ou barbaresques. La Compagnie envoya cependant dans les îles de la Sonde deux expéditions successives en 1616, sous les ordres du capitaine Rets et en 1619, sous ceux d'Augustin de Beaulieu; la première réussit, la seconde échoua ; les Hollandais attaquèrent nos navires, en brûlèrent un et empêchèrent l'autre de compléter son chargement2.
1 ISAMBEKT, p. 82. « Article 5. — Et pour le surplus des articles accordés par nostre dit cousin (l'amiral Montmorency), cy attachés sous le contre-scel de nostre chancellerie, nous les avons agrées et ratifiés, agréons et ratifions, voulons et nous plaist que d'iceux lesdits Muisson, de Caen, Godefroy, Girard Le Roy et leurs associés jouissent pleinement et paisiblement selon leur forme et teneur, à la charge que tous ceux qui voudront entrer en ladite société y seront reçus durant le temps... de trois années à compter du jour et date de ces présentes, pour telles
sommes que bon leur semblera. » 2 THÉVENOT, Relations de divers voyages curieux qui n'ont point esté publiés, 1696 (2 vol. in-f°), t. I, 2e partie. — Augustin de
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La Compagnie se découragea et à partir de 1619 les seuls représentants du commerce français dans les mers de l'Extrême-Orient furent quelques aventuriers, plutôt pirates que marchands, qui savaient se passer de privilèges et d'autorisations, mais qui, sans doute, n'auraient pas plus respecté le pavillon de la Compagnie que ceux des étrangers, amis ou ennemis de la France. L'œuvre de Henri IV avait été ébranlée par l'incapacité de ses successeurs; mais elle n'était pas anéantie ; l'élan qu'il avait imprimé à l'industrie et au commerce s'était ralenti sans s'arrêter ; sa politique économique si sage, si mesurée et si peu comprise de. ses héritiers, commençait à faire école ; Montchrétien, un de ces aventuriers de plume et d'épée, comme le xvi° et le xvn6 siècles en ont vu plus d'un, duelliste, poète tragique et économiste à ses heures, l'avait formulée dans un ouvrage, dont le titre, du moins, est resté célèbre : Le Traité de l'Economie •politique (Rouen, 1615), dédié au jeune roi et à la reine-mère1. « L'heur des hommes pour en parler
Beaulieu, originaire de Rouen, avait déjà accompagné, en 1612, le chevalier de Briqueville, sur les côtes occidentales d'Afrique (Gambie); il mourut en 1637. Antoine de Mauchrétien ou Montchrétien, qui prit aussi le nom de Vateville, était fils d'un apothicaire de Falaise. A la suite d'un duel, il fut obligé do se réfugier en Angleterre : de retour en France, il prit part au soulèvement des huguenots en 1621 et fut tué près de Domfront. Ses tragédies, la Carthaginoise (Sophonisbe), VEcossaise (Marie Stuart), les lacènes, David, Aman, Hector furent publiées à Rouen et eurent quatre éditions de 1600 à 1607. Voir J. DUVAL, Mémoires sur Antoine de Montchrétien sieur de Vateville, auteur du premier traité d'économie po1
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» » » » » »
à nostre mode, consiste principalement en la richesse et la richesse au travail1... La moindre des (provinces) de la France fournit à vos Majestez ses bleds, ses vins, son sel, ses toiles, ses laines, son fer, son huile, son pastel, la rendant plus riche que tous les Pérous du monde. C'est
litique,Paris, 1869, in-8° — et un article de M. FUNGK-BKENTANO (La Diplomatie et VEconomie politique), dans la Revue d'histoire diplomatique, 1887, p. 236 et suivantes. — M. Funck-Brentano prépare une édition du Traité d'économie politique. L'ouvrage de Montchrétien est divisé en quatre livres qui traitent: le Premier : Des arts mëchaniques, de leur ordre et utilité. — Du règlement des manufactures. — De l'employ des hommes. — Des mestiers plus nécessaires et profitables aux communautés. — De l'entretien des bons esprits et du soing que le prince en doit prendre. — Le Deuxième : Du commerce tant en dedans qu'en dehors Je royaume. — De la trop grande liberté et immunité des Espagnols, Portugais, Anglois et Holandois parmi nous. — Du transport et règlement de la monnoye. — De l'inégalité du traictement que les Estrangers reçoivent en France à celuy que les François reçoivent en leur pays, tant pour les personnes que pour les gabelles et impositions. — De la différence de l'allié au citoyen. — Des commissionnaires. — Du commerce du Levant. — Du trafic des épiceriés. — Des Compagnies et Sociétés. — Des ventes et achapts qui se font dans les provinces et de la police que l'on y doit observer. — Le Troisième : De la navigation et ses utilités. — De plusieurs voyages et entreprises faites par les François, Espagnols, Portugais, Anglois et Holandois en plusieurs lieux. — Du besoing que cet estât a de se fortifier sur mer. — Des saillies des anciens Gaulois et de leurs peuplades. — Des colonies et des commodités qui peuvent en revenir. — Du passage en la mer du Sud, pour trafiquer au Catay, la Chine et le Jappon. — Le Quatrième : Des exemples et soings principaux du Prince touchant la piété, la charité, la censure, la milice, les finances, les récompenses tant honoraires que pécuniaires, les charges et magistratures. 1 Traité de l'œconomie politique (in-4u sans lieu ni date, Biblioth. nationale, réserve E 2f4), liv. I, p. 121.
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» cela qui les transporte tous chez elle » — Agriculture, industrie, commerce sont des formes diverses du travail qui contribuent également à la fortune publique ; mais pour que l'agriculture prospère, il faut ménager le paysan qui porte la plus lourde part des charges de l'État ; pour que l'industrie nationale se développe, il faut exciter l'émulation de nos artisans : « Par elle, les hommes peuvent » monter à la perfection de tous arts ; il n'y a point » de plus court moien pour faire bientost gagner » le haut comble à ceux qui les exercent que de les » commettre en concurrence d'industrie comme en » la poudre d'une lutte d'honneur et de prix 2. » — Il faut imiter les « Allemans et Flamans qui ne » s'employent volontiers qu'à une besongne ; ainsi » s'en acquitent-ils mieux, où nos François vou» lans tout faire sont contrains de faire mal3 ». — Il faut procurer à nos manufactures les matières premières à bon marché et, par conséquent, admettre le trafic des choses non ouvrées « pour plus grande abondance et commodité et en cela permettre l'accommodement de peuple à peuple 4 » ; mais on doit protéger par tous les moyens les industries françaises contre la concurrence souvent déloyale de l'étranger, garder nos laines pour nos manufactures de Normandie, de Picardie, du Berry
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Traité de l'Œconomie politique, p. 32. Ibid., p. 51. 3 Ibid., p. 51-52. * Ibid., liv. II, p. 2.
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et du Languedoc, au lieu de les exporter en' Italie et en Flandre, réserver à nos draps le marché français, au lieu de l'ouvrir naïvement à ceux de l'Angleterre qui ne les valent pas *, créer les industries qui nous manquent et qui seraient pour le pays une nouvelle source de richesses ; on doit enfin, pour que le commerce grandisse, lui garantir, au dehors, la sécurité et la liberté2. « Le commerce estant du » droit des gens doit estre égal entre égaux, et sous » pareilles conditions entre pareils. D'une part et » d'autre, il le faut rendre totalement exempt de » soumission et d'infamie, réciproquement libre et » sans distinction de païs. Puisque toutes les pro» vinces de la France sont ouvertes et libres à l'Es» pagne, pourquoy la plus grande et meilleure » part des provinces de l'Espagne sera-elle close et » interdicte à la France3?» Ces idées nouvelles, qui devaient être celles de Richelieu et de Colbert, n'avaient pas encore pénétré dans la masse de la nation ; le clergé et la noblesse étaient indifférents; les marchands et les artisans réclamaient des réformes de détail, mais sans s'élever à une conception générale des intérêts économiques de la France; enfin les hommes de robe et de finances, qui formaient, depuis l'établisseTraité de V(Economie politique, liv. I, p. 92. Ibid., liv. II. « Pour remettre le commerce, écrivait Colbert en 1651, il y a deux choses nécessaires, la seureté et la liberté. » P. CLÉMENT, Lettres de Colbert, II, p. 407.
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MONTGHRÉTIEN,
liv. II, p. 119.
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ment de la Paulette, une aristocratie héréditaire et se considéraient comme les véritables représentants du Tiers-Etat, songeaient, avant tout, à étendre leurs privilèges, et n'avaient guère dépassé, en matière économique, les théories du chancelier de Birague et les traditions, quelque peu surannées, des parlementaires du xvi° siècle. C'est là ce qui explique le caractère des cahiers de doléances de la bourgeoisie en 1615, document précieux sur l'état de l'opinion au commencement du xviie siècle, bien qu'on en ait un peu trop vanté l'esprit libéral et réformateur. Presque tous les députés du Tiers étaient des officiers de finances et de justice : le commerce n'était pas représenté, l'agriculture l'était à peine1 : c'est la voix de la magistrature qui s'est fait entendre dans les cahiers de 1615, voix éloquente, souvent inspirée par un amour sincère du pays, mais qui n'était que celle d'une classe privilégiée et non de la^ nation. Cependant les rédacteurs des cahiers ont fait . preuve, dans certaines questions particulières, d'un sens pratique qu'il serait injuste de méconnaître. Au lieu de rembourser en denrées, comme le faisaient les Vénitiens, les soies et les autres marchandises que nous tirions du Levant, nous les payions en numéraire : sur sept millions d'écus exportés chaque
1 Voir la liste des noms et qualités des députés aux Etats dans le Mercure françois, t. III (3° continuation), p. 8 et suiv. — Cf. FLORIMOND RAPINE, Relation des Etats généraux de 46H (1651, in-4°), reproduite dans les Etats généraux, t. XVI et XVII.
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année de Marseille, le commerce avec la Turquie en absorbait, s'il faut en croire certaines évaluations contemporaines, près de cinq millions1. D'autre part les Espagnols au lieu de payer, comme autrefois, en or et en argent les marchandises françaises, nous vendaient en échange des perles et des pierres précieuses, objets de luxe qui ne remplissaient nullement le rôle du numéraire2. Le Tiers Etat insista pour qu'on obtînt de la Porte des conditions plus avantageuses qui permissent de substituer les marchandises aux métaux précieux dans le commerce de l'Orient3, et de l'Espagne la levée des prohibitions qui interdisaient la sortie de l'or et de l'argent, et qui n'étaient pas appliquées au commerce anglais4. Il voulait également qu'on réclamât pour nos négociants et nos armateurs de la part des gouvernements étrangers le même traitement qui était ac4 Advis au Roy (1614). — Des moyens de bannir le luxe du royaume, d'establir un grand nombre de manufactures en iccluy, d'empescher le transport de l'argent et faire demeurer par chascun an dans le royaume près de cinq millions d'or, de sept millions ou environ qui en sont transportez... défaire par chascun an un fonds asseuré qui pourra estre destiné à des armemens de mer. (Archives curieuses de Vhistoire de France, 2° série, t. I, p. 431 et suiv.). — Le chiffre de l'exportation du numéraire paraît très exagéré. * Ibid. — Ce factum n'a qu'un mérite, c'est de nous apprendre un certain nombre de faits curieux sur le commerce extérieur de la France au commencement du règne de Louis XIII. Les conclusions sont du reste très vagues, peu pratiques, et favorables au parti espagnol. 3 Etats généraux, t. XVII (II0 partie), p. 134. 4
2Mtf.,p. 137.
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cordé en France à leurs nationaux1, qu'on réprimât énergiquement les pirateries des Anglais, des Barbaresques et des corsaires français, qui n'étaient pas les moins dangereux 2, qu'on imposât au duc de Savoie la suppression du droit de 2 pour 100 qu'il levait sur tous les bâtiments marchands passaut en vue de Villefranche3, et qu'on employât à protéger notre commerce les galères royales qui pourrissaient dans le port de Marseille4. Il est vrai que malgré les efforts du vice-amiral de France MontmorencyBouteville appuyé par la noblesse et le clergé, le Tiers se montra peu favorable à la création d'une marine de guerre permanente dans la Manche et dans l'Océan : c'était une dépense dont les députés ne voulaient pas assumer la responsabilité5. Mais les vues d'ensemble du Tiers Etat ne sont pas toujours aussi justes que ses requêtes de détail. En matière d'industrie, il proteste contre les ordonnances de 1581 et de 1597, il demande la suppression des maîtrises créées depuis 1576, l'interdiction d'ériger aucune maîtrise nouvelle et la liberté de l'industrie, sous réserve de la visite des marchandises par des experts et prud'hommes com1 États généraux, p. 134. « Plaise à V. M. de traiter par ses » ambassadeurs vers les princes estrangers que pareille liberté » soit donnée à ses sujets trafiquant és pays de leur obéissance » que celle que leurs sujets ont en vostre royaume. » 2 Ibid., p. 135 et 13G. 3 Ibid., p. 135. 4 Ibid., p. 137. 5 Ibid., t. XVI, p. 42.
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mis à ce fait par les juges de police 1 ; mais cette liberté qui n'aurait existé que pour les métiers organisés postérieurement à 1576.n'était au fond que le maintien du monopole des anciennes maîtrises et des anciennes communautés, avec leur caractère étroit et leur jalousie ombrageuse : c'était la destruction des corporations provinciales de Henri III et , de Henri IV au profit des corporations municipales ; la liberté n'y aurait rien gagné, et l'égalité, comme on pouvait l'entendre au xvn'3 siècle, c'est-à-dire l'égalité dans le privilège, y aurait perdu quelque chose. En matière de commerce, les cahiers de 1615 empruntent à Birague et à Laffemas leurs théories les plus absolues, celles que Sully et Henri IV luimême avaient toujours répudiées : ce n'est plus la protection, c'est la prohibition déclarée : « Défense » à toutes personnes de quelque condition ou qua» lité qu'elles soient d'amener ou faire entrer dans » le royaume menues marchandises ouvrées d'or, » d'argent, de soie, laine, fil, ni même de dentelles » et passements ou autres choses manufacturées et » soient pareillement défenses faites de transporter
1 États généraux, XVI, p. 118. « Toutes maîtrises de métiers érigée depuis les Etats tenus en la ville de Blois, en l'an 1576, soient esteintes, sans que par ci-après elles puissent estre remises ni aucunes autres de nouvel establies et soit l'exercice desdits métiers laissé libre à vos pauvres sujets, sous Visitation de leurs ouvrages et marchandises par experts et prud'hommes qui à ce seront commis par les juges de la police. » On voit qu'il ne s'agit que des maîtrises créées en vertu des ordonnances de 1581 et 1597.
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» hors du royaume aucunes matières à manufacturer » ès pays étrangers, laine, fil, chanvre, drapeaux et » autres quelconques sous peine de confiscation1.» Comme sanction à cette défense, des lois somptuaires plus étendues et plus sévères que celles de Sully. En cas de mauvaise récolte, la circulation des grains sera suspendue même à l'intérieur - ; c'était le meilleur moyen de produire et d'aggraver la disette : enfin les gentilshommes ne pourront faire le commerce ni la banque sans déroger 3, c'est-à-dire que la noblesse ne pourra aspirer à la richesse mobilière que la bourgeoisie veut se réserver ; c'était la revanche des protestations de la noblesse contre la Paulette et l'hérédité des offices. La suppression même de tout monopole industriel ou commercial réclamée par le Tiers Etat4, et qui l'avait été du reste par toutes les assemblées précédentes depuis 1484, était presque autant une garantie en faveur des vieux monopoles contre les nouveaux qu'un hommage rendu à la liberté. A l'exception d'un édit contre le luxe des vêtements promulgué en mai 16175, la royauté ne voulut ou ne put rien faire pour donner satisfaction aux vœux
Etats généraux (l. c), p. 124-125. Ibid., p. 116. 3 Etats généraux, XVII, lre partie, p. 291. 4 Ibid , 2° partie, p. 132. « Soit permis à tous marchands de faire trafic tant dedans que dehors du royaume de toutes sortes de denrées et marchandises... et à tous artisans et autres d'ouvrer ou faire ouvrer toutes sortes de manufactures nonobstant:* tous privilèges concédés à aucuns... » 5 Mercure français, t. V, p. 87.
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des Etats généraux. Cependant ce ne fut pas devant l'indifférence ou le parti-pris du pouvoir, mais devant les résistances provinciales qu'échoua la plus sage et la plus libérale des réformes proposées par le tiers-état, en 1615, celle du système des douanes intérieures et d'une partie des impôts indirects. Les droits d'entrée, qui pour la plupart ne dataient que du xvie siècle, se composaient en 1614 de trois tarifs distincts : celui des grosses denrées et marchandises établi en 1581 et comprenant à peu près tous les objets importés1 ; celui des drogueries et épiceries2 ; et celui de l'alun3 ; les deux derniers
1 Les droits d'entrée sur les grosses denrées et marchandises établis par l'édit du 3 octobre 1581 devaient frapper, à quelques exceptiôns près, toutes les marchandises de provenance étrangère, à moins qu'elles n'eussent déjà payé les droits de douane soit à Lyon, soit ailleurs; la perception qui ne fut régularisée qu'en 1582, cessa de 1589 à 1598: En 1598, elle fut réunie aux cinq grosses fermes ; en 1622, elle fut étendue à presque toutes les marchandises qui sortaient des provinces réputées étrangères pour entrer dans les provinces des cinq grosses fermes, lors même qu'elles avaient acquitté les droits de la douane de Lyon ou ceux des autres douanes royales (DUFRÈNE DE FRANCHEVILLE, Histoire du tarif de 4 66i, t. I, p. 117 et suivantes). . 8 Le droit sur les épiceries avait été fixé par l'Edit du 25 mars 1544 à 2 écus par quintal, celui des drogueries à 4 pour 100 de la valeur, d'après l'appréciation de 1542. Il fut augmenté sous Henri III et réuni aux cinq grosses fermes en 1632. Louis XIII en abandonna les revenus à Richelieu en 1633. (Ibid , p. 94 et suivantes). 3 Les droits sur l'alun avaient été établis en janvier 1555. Les ports ouverts à ce commerce étaient ceux de Rouen, de la Rochelle, de Bordeaux et de Marseille (Ibid., p. 102 et suiv.). — M. CALLERY dans son Histoire du système général des douanes aux xvie et xviie siècles (p. 12), mentionne parmi les tarifs d'entrée celui des draps ; il existait en effet, au moins, depuis le xv° siècle,
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frappant des marchandises spéciales n'étaient qu'une annexe du tarif général. Ils étaient ou auraient dû être perçus aux frontières du royaume, et si la diversité des fermes pour chacun des trois tarifs était une source d'embarras et de vexations, il n'y en avait pas moins unité de tarif royal pour chaque catégorie de marchandises. Les épices payaient le même prix à Bordeaux, à Calais, à la Bochelle, à Rouen et à Marseille : -les draps anglais étaient taxés à Caen, comme à la Rochelle ; s'il y avait des différences, elles tenaient à des taxes municipales ou provinciales dont la royauté n'était pas directement responsable et qu'elle n'avait pas le droit d'abolir sans le consentement des intéressés. Il n'en était pas de même des taxes de sortie qui différaient de celles d'entrée par leur nature, car c'étaient des droits ad valorem et non des droits spécifiques comme ces dernières 1 ; par le lieu de perception ; et par leur taux variable, suivant qu'elles s'appliquaient à telle ou telle province. Sur
Une taxe d'un sol pour livre sur la draperie, mais elle pesait sur les draps de provenance française aussi bien que sur les draps étrangers, et ce n'était pas un droit d'importation, mais une taxe sur la vente. Transformée par Henri III en un droit de marque ou de sceau sur les pièces de drap fabriquées ou importées en France (1582), elle fut supprimée en 1644, et remplacée par une surtaxe d'entrée frappant dans l'étendue des provinces des cinq grosses fermes et du convoi de Bordeaux les épices et drogueries et les étoffes importées de l'étranger ou des provinces réputées étrangères. (DUFRÈNE DE FBANGHEVILLE, Tarif de 166A, I, p. 137 et suivantes.) 1 Les droits d'entrée étaient fixés pour chaque catégorie de marchandises au poids ou au nombre.
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les quatre tarifs de sortie, un seul, celui de la traite domaniale qui pesait sur les blés, les vins, la laine, le pastel et les toiles était perçu à toutes les fron- . tières : les bureaux de recette, distincts des bureaux de passage, étaient établis à Boulogne, à Amiens, à Châlons, à Troyes, à Dijon, à Lyon, à Marseille, à Arles, à Narbonne, à Bordeaux, à Saintes, à Nantes, à Saint-Brieuc, à Saint-Malo, à Gaen et à Rouen1. Les droits de rêve et de haut-passage qui montaient, l'un à quatre, l'autre à sept deniers pour livre et qui frappaient surtout les denrées alimentaires et un certain nombre de matières premières n'existaient pas dans toutes les provinces, et dans quelques-unes ils avaient été fondus dans un seul tarif avec l'imposition foraine2. Enfin la traite ou imposition foraine était levée à raison de douze deniers pour livre (5. p. 100) sur toute denrée ou marchandise exportée des provinces soumises aux aides, ou provinces des cinq grosses fermes3, à
1 Voir plus haut, page 213. Dans les bureaux d'Anjou la traite domaniale était perçue sur les papiers, cartes, tarots et chiffons et sur les prunes sèches. 2 Le haut passage n'existait ni en Normandie, ni en Poitou, ni dans le Berry, ni en Bourbonnais, ni en Picardie. La Bourgogne avait accepté le règlement de 1551 qui avait confondu les trois droits de rSve, de haut passage et d'imposition foraine sous le nom de domaine forain. 3 Les cinq grosses fermes ou fermes des traites qui finirent par absorber à peu près tous les droits d'entrée et de sortie perçus pour le compte du roi, étaient originairement celles de la rêve, de l'imposition foraine et du haut passage perçus sur les frontières de Normandie, de Picardie, de Champagne, du Berry, du Bourbonnais et du Poitou, par une seule compagnie de fermiers, qui
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destination soit de l'étranger, soit des provinces françaises où les aides n'avaient pas cours, c'està-dire les trois Evêchés, la Bourgogne, le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, le comté de Foix, le Béarn, la Guyenne et la Gascogne, l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, la Marche, le Limousin, l'Auvergne et la Bretagne. Les bureaux de perception étaient établis non pas à la frontière, mais dans les principales villes de l'intérieur ; un marchand qui faisait sortir de Paris ou de Châlons un chargement destiné à Rouen ou à Orléans, c'est-à-dire à une ville située dans les limites des provinces sujettes aux aides, était obligé de prendre un acquit à caution, constatant la provenance et la destination de la marchandise et qui devait être représenté à l'arrivée sous peine d'amende et de confiscation. Le tiers-état, sur la proposition de Robert Miron, demanda que les bureaux intérieurs fussent supprimés, que les droits de rêve, haut-passage et imposition foraine ne fussent perçus désormais qu'à la sortie du royaume, que les lignes de douanes royales qui séparaient la France du midi et de l'est
y réunit en 1598 les fermes des droits d'entrée sur les épiceries, sur les grosses denrées et marchandises, du subside de 5 sols par muid de vin perçu en Normandie, en Picardie et dans les généralités de Soissons et de Chulons.et delà traite domaniale; en. 1626, celle de l'écu pour tonneau de mer en Normandie ; en 1632, la traite d'Anjou, le trépas de la Loire, la traite domaniale et la nouvelle imposition d'Anjou; et en 1642, les droits de Massicaut.
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de celle du nord et de l'ouest fussent abolies, et qu'on n'exigeât plus d'acquit à caution que des marchandises transportées par mer1. Un certain nombre de péages locaux et de taxes provinciales, le convoi de Bordeaux2 qui pesait sur les vins, sels, résinés, prunes sèches, miel, etc., transportés par la Garonne et la Dordogne ; Fécu par tonneau de mer de marchandises perçu à l'entrée dans les ports de Normandie3 ; les droits spéciaux sur les vins levés à Rouen, à Dieppe et au Havre devaient également disparaître : les marchandises autres que les soieries, les draps d'or ou d'argent et les dentelles provenant du Levant ou d'Italie ne seraient
.1 Des Etats généraux, t. XVII, IIe partie, p. 16 et suiv. — « Afin de remettre la liberté dudit commerce et faire cesser toutes sortes d'oppressions desdits fermiers, que les droits tant de la traite foraine, domaniale, que d'entrée soient levés aux extrémités du royaume, et qu'à cet effet les bureaux desdites traites et droits d'entrées soient établis aux villes des frontières et limites du royaume. » (0. c., page 18.) a Le convoi de Bordeaux établi en 1586 par le maréchal de Matignon, gouverneur de Guyenne, pour subvenir à l'entretien des vaisseaux de guerre destinés à protéger le commerce maritime, frappait à la sortie les vinaigres, les eaux-de-vie, les noix, les châtaignes, la cire et la résine ; à l'entrée et à la sortie, les vins, le miel, les prunes sèches et le sel. Henri IV confirma en le réduisant de moitié ce nouvel impôt: en 1613, la ville de Bordeaux obtint à titre d'octroi, dont le produit devait servir exclusivement à l'armement d'une flottille de guerre, chargée de convoyer les navires marchands, l'établissement d'un second droit égal au premier ; les deux convois furent réunis plus tard en une seule taxe perçue par la compagnie des fermiers des cinq grosses fermes (Voir GUYOT, Répertoire universel... de Jurisprudence, article Bordeaux). 3 L'écu pour tonneau de mer perçu dans les ports de Normandie avait été établi en janvier
1598.
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plus obligées de payer les droits de la douane de Lyon, ni de passer par cette ville : le droit de 2 1/2 p. 100 établi en 15521 ne pèserait également que sur les marchandises qui passeraient volontairement par Lyon. Les droits d'aides sur les vins et boissons pourraient être rachetés par les villes ou les provinces, et là où ils seraient maintenus, les visites et l'exercice seraient abolis : on établirait simplement dans chaque paroisse un bureau de la ferme où seraient faites les déclarations et où les droits seraient acquittés2. Enfin les gabelles, au lieu d'être affermées en bloc, le seraient pour chaque grenier séparément et la vente au détail serait autorisée dans les greniers 3. Le gouvernement n'entendait rien modifier à l'organisation des droits d'aides et de la gabelle ; mais il se prêta à la réforme douanière que proposait le tiers-état. Malgré sa bonne volonté, les négociations échouèrent ; une seule province, la Bourgogne, grâce aux débouchés avantageux qu'offraient à ses vins nos provinces du nord et de l'ouest, consentit à entrer dans l'union douanière de la France septentrionale et à établir sur les frontières de la Franche-Comté, de la Savoie, du Dauphiné et du Lyonnais des bureaux pour la perception de la traite foraine * : toutes les autres refusèrent et la décla1 Etats généraux, t. XVII, 2e partie, p. 21 et 22. * MA., p. 23, 24, 25. 3 MA., p. 27. 1 Déclaration Au 20 février i6%%, citée par PICOT, Histoire Aes
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ration du 20 février 1622 leur appliqua dans leurs relations avec les provinces des cinq grosses fermes les mêmes tarifs d'entrée et de sortie qu'aux pays étrangers1. Colbert lui-même ne devait pas être plus heureux. La régence de Marie de Médicis, le gouvernement du duc de Luynes, celui des Brûlart et de la Vieuville qui se disputèrent son héritage avaient été des années stériles, ou désastreuses : pour retrouver une volonté, une direction, une politique raisonnée et maîtresse d'elle-même, il faut passer par dessus ces médiocrités et cette anarchie et arriver d'un seul bond jusqu'à Bichelieu. On est tellement habitué à considérer Bichelieu dans sa lutte contre la maison d'Autriche au dehors, contre la noblesse et les protestants au dedans, à ne voir en lui que le diplomate aux conceptions hardies et profondes, l'homme d'État marchant à son but avec une énergie impitoyable, le fondateur de la monarchie absolue, qu'on songe à
Mats généraux, t. IV, p. 123-124. « Nos sujets de nos pays de Bretagne, Poitou, Saintonge, Guyenne, Languedoc, Dauphiné, Metz, Toul, Verdun et Limoges ont refusé l'établissement desdits bureaux, à quoi nos prédécesseurs et nous ne les ayant voulu contraindre, espérant que le temps les améneroit d'eux-mêmes à le désirer, ainsi qu'ont fait les habitants de notre province de Bourgogne, qui après avoir refusé ledit établissement l'ont euxmêmes demandé, nous nous serions contenté d'ordonner que nos droits d'entrée et de sortie seront payés et levés sur les denrées et marchandises qui entreraient ou sortiraient desdites provinces, villes et lieux ainsi que si c'estoient pays estrangers. 1 Le tarif d'entrée avait été remanié et augmenté en 1621 (DUFRÈNE DE FRANCHEVILLE, Histoire Au tarif Ae 1664, l, p. 119).
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peine à se demander si les intérêts économiques ont tenu quelque place dans cette vie si remplie, et dans cet esprit où s'agitaient de si vastes desseins. La plupart des historiens ont glissé rapidement sur cette partie de l'oeuvre de Richelieu : d'autres traits plus éclatants et peut-être plus faciles à saisir ont détourné leur attention : c'est une lacune dans nos histoires générales et, si Richelieu eût dédaigné ces questions, c'eût été une lacune dans son génie. Loin de les reléguer au second plan, il les a étudiées avec passion, il a eu sur le commerce, sur la marine, sur les colonies, non pas ces aperçus vagues dont se contentent les politiques de second ordre, mais des vues arrêtées et qu'il a formulées dans ses Mémoires et dans son Testament politique, son œuvre par la pensée, sinon par le style. Ce système, c'est avec plus de netteté et d'étendue sur certains points, avec moins de clairvoyance et plus de sécheresse de cœur sur quelques autres, celui qu'avaient essayé d'appliquer Henri IV et Sully1. Comme eux, s'il veut réprimer l'indiscipline de la classe aristocratique, il ne songe nullement à porter atteinte à ses propriétés et à ses droits tradi' Le travail très consciencieux et très complet, mais un peu confus de M. CAILLET, De Vadministration en France sous le ministère de Richelieu (1857, in-8J) et le remarquable ouvrage de M. G. D'AVENEL, Bichelieu et la monarchie absolue (3 vol. in-8°, 1884-1887) sont les deux meilleurs guides pour l'étude de l'œuvre économique de Richelieu.
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tionnels. « Dis qu'il faut considérer la noblesse comme un des principaux nerfs de l'Etat, capable de contribuer beaucoup à sa conservation et à son établissement1. S'il ne faut rien oublier pour maintenir la noblesse en la vraie vertu de ses pères, on ne doit aussi rien omettre pour la conserver en la possession des biens qu'ils" lui ont laissés et procurer qu'elle en puisse acquérir de nouveaux2. » Comme eux, il voit avec regret la fortune territoriale passer des mains de la noblesse d'épée aux gens de finance ou de justice et aux bourgeois enrichis ; il ne se résigne à la vénalité et à l'hérédité des offices que comme à un mal nécessaire3; mais il ne comprend pas ce qu'avait compris Henri IV, c'est que le seul moyen de sauvegarder les droits et les biens de la noblesse, c'est de lui laisser un rôle dans l'administration, sinon dans le gouvernement du pays : réduire les nobles à la condition de propriétaires privilégiés, c'était ruiner tout à la fois leurs propriétés et leurs privilèges. Comme Henri IV et Sully, il voudrait soulager le peuple, non pas par compassion pour ses misères (il ne faut chercher dans cette nature de fer ni les générosités sincères, ni les allures populaires du Béarnais), mais par calcul et par esprit politique. « Il faut les comparer, dit-il en parlant des paysans et des artisans, aux mulets qui sont accoutumés à
1
Testament politique (in-8°, 1764), lropartie, ch. ni-, p. 184. - Ibid., p. 186. 3 Ibid., chap. iv, p. 198 et suiv.
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la charge et se gâtent par un long repos plus que par le travail ; mais ainsi que ce travail doit être •modéré et qu'il faut que la charge de ces animaux soit proportionnée à leurs forces, il en est de même des subsides à l'égard des peuples ; s'ils n'étaient modérés, lors même qu'ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient pas d'être injustes'. » Cet allégement, qui profiterait surtout à d'agriculture, il songe à le chercher soit dans une réduction de l'intérêt des rentes sur l'hôtel de ville, et une diminution des gages des officiers de finances qui porteraient à 35 millions la recette de l'épargne ; soit dans la suppression de la taille qui serait remplacée par des impôts indirects s'étendant à tout le royaume et.permettant d'abolir les douanes intérieures et d'unifier le territoire au point de vue financier comme au point de vue politique2. Ce plan de réforme sociale et financière, Richelieu n'eut pas le temps de l'exécuter ; la paix et la vie lui manquèrent : loin d'alléger le fardeau qui pesait sur le peuple, il le lui fît sentir si lourdement qu'en 1635 et en 1637, on vit recommencer en Guyenne les insurrections de Croquants et qu'en 1639 les paysans du Cotentin soulevés sous le nom de Nuspieds renouvelèrent les scènes sanglantes de la Jacquerie. Les impôts qui s'élevaient à 35 millions de livres en 1614, à 40 en 1627, à 80 en 1639 atteignaient 118 millions en 1641. Ces 118 mil1 2
Testament politique, chap. iv, section v, p. 225, 236. Ibid., II0 partie, chap. ix, section vu, p. 153 et suivantes.
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lions, si on tient compte de la dépréciation du numéraire, n'en auraient représenté il est vrai que 90, au taux de 1614. L'impôt n'en avait pas moins triplé en trente ans : Richelieu avait oublié que le mulet ne doit pas être chargé au-delà de ses forces. Ses réformes industrielles, commerciales et maritimes ont été plus efficaces ; c'est la partie la plus brillante de son oeuvre économique, bien qu'elle ne soit pas sans ombres. Toute une section du Testament politique, la VI0 du chapitre ix (seconde partie), sous ce titre du Commerce comme une dépendance de la puissance de mer et de ceux qu'on peut faire commodément, est consacré à l'industrie, au commerce et à la navigation. Richelieu constate que, grâce à sa fertilité et à la variété de ses productions, la France peut se passer des autres pays, tandis qu'ils ne peuvent se passer d'elle... Son industrie, si elle était bien dirigée, et si l'importation étrangère était entravée par des règlements intelligents, pourrait suffire à ses besoins comme son agriculture K C'est presque dans les mêmes termes ce que Laffemas affirmait au Conseil de Commerce en 1603 et en 1604, ce que répétaient, en 1615, les cahiers des États généraux, et ce que développait plus longuement le mémoire présenté au cardinal en 1634, parla Gomberdière, sous le titre de Nouveau règlement général sur toutes sortes de marchandises
1 Testament politique (IIe partie), chap. ix, section vu, p. 129 et suiv.
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et manufactures qui sont utiles en ce royaume 1.
Mais ce qui fixe surtout l'attention de Richelieu, c'est l'admirable situation maritime de la France et les avantages qu'elle pourrait en tirer. Les pêcheries de l'Océan, le commerce du Canada, celui de la côte occidentale d'Afrique, celui de la Méditerranée, celui de l'Europe septentrionale nous offriraient, si nos vaisseaux marchands étaient protégés par des forces militaires imposantes, une source inépuisable de richesses en multipliant les débouchés et en nous procurant, sans exportation de numéraire, les métaux précieux et les matières premières qui abondent dans ces contrées. Le commerce du Levant surtout, mal connu et suspect comme une des causes de l'exportation de l'argent, pourrait devenir, au contraire, une des ressources les plus précieuses de notre marine marchande et de nos grandes industries 2. Il faut donc, par tous les moyens, encourager le commerce maritime, assurer aux marchands un rang et des privilèges que donnent seuls la noblesse
1 Le mémoire de la GOMBERDIÈRE (in-8°, Paris 1634), a été réimprimé dans la Bibliothèque elzévirienne (Jannet), Variétés historiques et littéraires, t. III. 2 J'avoue que j'ai été trompé longtemps au commerce que les Provençaux font au Levant. J'estimais avec beaucoup d'autres qu'il était préjudiciable à l'état, fondé sur l'opinion commune qu'il épuisait l'argent du royaume pour ne rapporter que des marchandises non nécessaires. ...Mais après avoir pris une exacte connaissance de ce trafic condamné de la voix publique, j'ai changé d'avis sur de si solides fondements que quiconque les connaîtra croira certainement que je l'ai fait avec raison. (Test, polit., seconde partie, pages 136-137).
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héréditaire et des offices sans utilité pour l'État. Il faut créer une marine militaire puissante, pour protéger notre marine marchande contre la piraterie et pour lui assurer la libre navigation de l'Océan et de la Méditerranée ; il faut enfin imiter nos voisins les Espagnols, les Anglais, les Hollandais, conquérir à la France un empire colonial, organiser des compagnies privilégiées assez riches pour subvenir aux frais de ces entreprises et assez fortes pour se défendre contre les corsaires et la jalousie de nos concurrents. Ces théories en matière de commerce et de navigation, Richelieu ne les avait ni improvisées, ni inventées. Il les avait mûries lentement ; il les avait empruntées, en partie, aux documents du règne de Henri IV, aux procès-verbaux du Conseil du commerce, aux écrits de Laffemas dont le fils, Isaac de Laffemas, devait être un de ses agents les plus dévoués1, aux cahiers des États de 1614, aux délibérations des assemblées de notables de 1617 et de 1626 ; en partie à des notes confidentielles que lui adressaient ses conseillers, ou même à des ou1 Isaac de Laffemas, sieur de Humont, maître des requêtes, conseiller d'Etat, lieutenant civil de la prévôté de Paris, connu pour sa sévérité et son dévouement fanatique à la politique de Richelieu, avait publié, en 1606, lorsqu'il n'était encore qu'avocat au Parlement, une Histoire du Commerce de France (in-12), qui a été réimprimée dans les Archives curieuses de l'Histoire de France de Cimber et Danjou (t. XIV, 1™ série, p. 411 et suiv.). C'est moins une histoire qu'une sorte de mémoire adressé à Henri IV, d'une forme assez prétentieuse et d'un intérêt médiocre; œuvre de rhétoricien et non d'historien.
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vrages plus ou moins répandus dans le public, comme le Traité d'économie politique de Montchrétien, le Règlement général de la Gomberdière, et les Mémoires publiés par le Mercure franqois i. Ce curieux annuaire, dirigé tour à tour par Jean et Etienne Richer, Olivier de Varennes et Théophraste Renaudot, préludait à l'apparition de la presse périodique française. Gomme Henri IV, Richelieu a eu, dans son oeuvre économique, des collaborateurs d'une activité infatigable et d'une haute intelligence. Quelques-uns d'entre eux : l'armateur breton François Fouquet, devenu conseiller au parlement de Rennes, puis à celui de Paris, enfin, conseiller d'État, spécialement chargé de tous les soins et affaires de la mer2 ; Sublet des Noyers, secrétaire d'État de la guerre, qui avait dans son département la marine du Levant; Claude et Isaac de Ra1 Le Mercure françois, qu'il ne faut pas confondre avec le Mercure de France, n'est pas un journal ; c'est un annuaire Listorique dont le premier volume qui embrasse le récit des événements survenus en Europe de 1605 à 1611 parut en 1611, et le dernier en 1638. La collection complète comprend 25 volumes in-12.
. 2 François Fouquet, vicomte de Vaux, fut l'un des principaux organisateurs des compagnies de commerce et de colonisation fondées sous le ministère de Richelieu. « Tant que mon père a vécu, dit le surintendant Fouquet dans ses Défenses, tout le détail des embarquements et autres choses se sont faits par ses soins et se sont résolus en des assemblées qui se tenaient chez lui. » (Voir l'article de M. G. MARCEL, intitulé : Le Surintendant Fouquet vice-roi d'Amérique dans la Revue de Géographie 18851.
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zilly1, tous deux marins et colonisateurs; Martin, celui des secrétaires du cardinal qui rédigeait d'ordinaire les ordres et les instructions relatifs au commerce ; Lauson, qui. fut plus tard gouverneur du Canada, exercèrent sur sa politique commerciale une influence moins apparente, mais peut-être aussi profonde que celle du fameux père Joseph sur sa diplomatie. Mais, comme Henri IV, il se réserve le droit de juger et de choisir. Il empruntera à un mémoire d'Isaac de Razilly, présenté en 16262, une partie des dispositions qu'il prendra plus tard sur la marine et les colonies, et quelques expressions qui se retrouvent textuellement dans ses propres mémoires; mais s'il s'agit du commerce du Levant, il aimera mieux en croire un de ses adversaires, Deshayes, fort bien renseigné par ses propres voyages et par ceux de son père sur les choses de l'Orient, que Razilly, l'un de ses fidèles, moins exactement informé et disposé à s'effrayer de l'exportation de numéraire qu'entraînaient les échanges avec la Turquie. Comme tous les hommes de génie, Richelieu savait écouter, mais la direction et l'exécution n'appartenaient qu'à lui.
Claude de Razilly, sieur de Launay, vice-amiral de France, et son frère Isaac, chevalier de Malte, chef d'escadre, moururent tous deux lieutenants-généraux en Acadie, Isaac en 1637 et Claude en 1666. — (Voir L. DESCHAMPS, Isaac de Razilly, Biographie, mémoire inédit, in-8° de 35 pages, extrait de la Bévue de Géographie 1887). * Ce mémoire a été publié par M. DESCHAMPS (0. c.) d'après un manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève coté L. f. 36.
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L'Assemblée des notables de Rouen avait inauguré l'œuvre réformatrice de Henri IV ; l'Assemblée des notables de Paris, en 1626, inaugura celle de Richelieu. Tous deux s'étaient engagés, l'un avec sa verve et sa bonhomie gasconnes, l'autre avec sa dignité ferme et froide, à tenir compte des conseils qu'ils demandaient au nom de l'intérêt public. Richelieu n'eut pas de peine à tenir sa promesse. Son plan de réformes économiques et politiques, exposé par le garde des sceaux, Michel de Marillac, devant une assemblée composée de gens très compétents, mais triés avec soin et qui, pour la plupart, avaient donné des gages de dévouement, ne rencontra que des oppositions discrètes et seulement sur des points qui touchaient aux intérêts des officiers de justice et de finances, en majorité dans l'assemblée. Quant à ses vues sur le commerce et sur la marine, elles furent unanimement approuvées1, elles étaient conformes non seulement au sentiment des notables, mais à celui du pays. Il ne restait plus qu'à leur donner la forme légale. Le garde des sceaux, Michel de Marillac, dont la rivalité avec Richelieu n'avait pas encore éclaté, et le procureur général au parlement de Paris, Mathieu Molé, furent chargés par le Conseil de la rédaction de l'édit de réformation, qui devait répondre aux vœux des notables
1 Voirie Règlement pour la mer (1625), dans les Lettres ci papiers d'Etat du cardinal de Richelieu, publiés par AVENEL, II, p. 163. — Le mémoire touchant la marine envoyé à Marillac le 18 novembre 1626 (Ibid., p. 290-291). — Harangue de Richelieu aux Notables le 2 décembre 1626 (Ibid., p. 297).
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et des États généraux de 1614. Cette ordonnance, à laquelle les parlementaires infligèrent le surnom ironique de Code Michau, était prête en 1627; mais le parlement trouva moyen, par des chicanes habilement échelonnées, d'en retarder l'enregistrement, puis la promulgation, jusqu'en 1629 A cette époque, Marillac, définitivement compromis avec le parti de Gaston d'Orléans et de la reine-mère, était brouillé avec Richelieu : celui-ci laissa taire le parlement et le Code Michau resta dépourvu de sanction. Il n'en résumait pas moins les principes qui guidèrent toute l'administration de Richelieu; après la chute de son rival, il en reprit pour son compte les principales dispositions, qu'il fit passer dans des ordonnances spéciales : l'auteur seul lui déplaisait : l'œuvre devait trouver grâce, car elle lui appartenait presque autant qu'au garde des sceaux : il se contenta de changer la signature. Sur les 461 articles de l'édit de réformation, une vingtaine concernaient l'industrie, le commerce et la navigation. Les anciens règlements pour la fabrication des étoffes de soie, de laine, de lin et de coton seraient remis en vigueur2. Les artisans étrangers établis en France, seraient tenus de prendre des apprentis français3. Les draps étrangers seraient prohibés, pour encourager la fabrica1 Mémoires de MATHIEU MOLÉ (Société de l'Histoire de France, 4 vol. in-8°), t. II, p. 3 et 4, et RICHELIEU, Mémoires (Ed. Michaud), I, p. 587. 8 ISAMBERT, XVI, p. 273-328. — Article 41S. 3 Ibid., article 417.
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tion nationale et punir les Anglais des infractions multipliées au traité de 1606 Les vins et les blés seraient exportés librement, mais seulement quand l'approvisionnement des provinces françaises serait complet2. La formation des compagnies de commerce serait encouragée3. Les gentilshommes pourraient faire le commerce maritime sans déroger4. Les privilèges de noblesse seraient conférés aux armateurs et aux négociants sous certaines conditions8. Les vaisseaux marchands du Levant et des Indes seraient convoyés par les vaisseaux de guerre dont le nombre serait porté à cinquante, jaugeant chacun au moins 400 tonneaux6. Des écoles de pilotage, d'hydrographie, d'artillerie, des ateliers de charpentiers, des compagnies de canonniers seront créés dans les villes maritimes, aux frais du trésor royal7. Défense sera faite aux Français de servir sur les vaisseaux étrangers, et chaque année un état des matelots et des ouvriers de marine sera dressé dans tous les ports 8. Les mêmes taxes qui
p. 328, article 427. Ibid., p. 328, article 419. 3 Ibid., p. 329, article 429. 4 Ibid., p. 339, article 452. 3 Ibid., article 452. 6 Ibid., p. 329 et 330, articles 430-431-432. 7 Ibid., p. 330-332, articles 433-434-435-436-437-438-439. — Razilly, dans le mémoire publié par M. Deschamps, réclame la création de fonderies de canons à Brest et au Havre, et l'établissement dans tous' les ports d'écoles de canonniers, « car à présent, en ce royaume, il ne se trouvera pas vingt bons canonniers ». — P.. 29. 8 ISAMBERT, XVI, p. 332-333, articles 440-441.
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seront perçues à l'étranger, sur les navires et les marchandises françaises, seront levées en France sur les étrangers1. Les représailles seront autorisées contre les actes de piraterie ou les mauvais traitements exercés sur nos marchands et nos matelots. La juridiction en matière maritime appartiendra exclusivement aux tribunaux d'amirauté2. Le droit de bris sera aboli dans toute la France3. Enfin aucune marchandise de provenance française, à l'exception du sel, ne pourra être exportée sous pavillon étranger, à moins qu'il n'y ait pas de bâtiments français dans le port, et le cabotage sera interdit aux navires étrangers, à moins d'autorisation spéciale *. C'était une sorte d'acte de navigation dirigé surtout contre les Anglais et les Hollandais, qui, non contents de piller nos navires dans les mers de l'Inde et de l'Amérique, et de s'associer avec les
Cette réciprocité avait déjà été décrétée par un édit du 26 août 1567 qui n'avait pas été exécuté. 2 ISAMBERT, XVI, p. 337 et suiv., articles 448-449-450-451. 3 Ibid., p. 336, article 447. — En 1627, Richelieu avait renoncé au profit du trésor à 200,000 livres qui lui revenaient, comme surintendant général de la navigation, sur les épaves d'une flotte portugaise perdue dans le golfe de Gascogne. Cf. FONSSAGRIVES, Etude historique sur le droit de bris {Revue maritime et coloniale, 1884). 4 Une ordonnance de l'amiral de France du 3 juin 1617 citée par THOMAS LEPEVRE, sieur du GRAND HAMEL, dans son Discours sommaire de la navigation et du commerce, jugements et pratique dHceuse (Rouen, in-4°, 1650), p. 51, avait déjà interdit de charger sur les quais de Rouen des marchandises sur les navires étrangers, tant qu'il y aurait des navires français disponibles.
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Barbaresques, pour faire la course dans la Méditerranée *, accaparaient, en France même, les transports maritimes et paralysaient par une concurrence difficile à soutenir, le développement de notre marine marchande. Bien que le Gode Michau n'ait jamais eu force de loi, grâce aux résistances parlementaires et à l'indifférence calculée de Richelieu, presque toutes ces réformes qui n'avaient pu être réalisées en bloc, le furent en détail. Du reste, Richelieu n'avait pas attendu la rédaction de l'édit de réformation, pour affirmer l'intérêt qu'il portait au commerce et sa volonté de présider lui-même à l'exécution des mesures qui devaient en assurer le progrès. Depuis un siècle, les amiraux de France qui avaient la haute main sur le commerce maritime, l'avaient plus souvent exploité qu'encouragé. Cette charge inamovible qui assurait à son propriétaire, avec de gros profits prélevés sur la marine marchande, le droit de ne rendre compte qu'au roi, était une de ces puissances dangereuses pour l'autorité royale et inutiles au pays que Richelieu s'était juré d'abattre. Elle était alors occupée par le duc de Montmorency, la future victime de la révolte de 1632. Le roi la lui acheta pour 1,200,000 livres. L'amirauté de Bretagne, regardée
1 Mémoires portants plusieurs advertissements présentez au Roy par le capitaine Foucques capitaine ordinaire de S. M. en la marine du Ponant. (Archives curieuses de l'histoire de France, t. XV, lre série, p. 363 et suiv.)
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comme une dépendance de la charge de gouverneur, était vacante par la disgrâce du duc de Vendôme, celle de Provence allait bientôt l'être par l'exil du duc de Guise (1631), dont le cardinal se méfiait déjà, et celle de Guyenne appartenait au vieux duc d'Epernon que le ministre ménageait, mais qui ménageait plus encore un maître déjà tout-puissant. Le cardinal décida que l'amirauté serait supprimée, et se fit donner par lettres patentes d'octobre 1626, la charge de grand-maître, chef et surintendant général de la navigation et du commerce de la France1. Ce titre ne lui donnait pas, il est vrai, comme aux anciens amiraux, le commandement des forces navales, mais lui conférait une autorité administrative, qui s'étendait à tout le royaume. 11 devenait, comme l'a dit Henri Martin, un véritable ministre de la marine, du commerce et des colonies. Quant à l'industrie, sans la négliger, il S'en occupa moins directement et en laissa la surveillance au secrétaire d'État Sublet des Noyers, ordonnateur général des bâtiments et manufactures du roi, qui releva les manufactures de tapis, créées par Henri IV, et les installa à la Savonnerie, développa les manufactures de soieries de Tours et de Lyon, et créa en 1640 l'imprimerie royale, dont le premier directeur fut Sébastien Cramoisy2.
1 ISAMBBRT, XVI, p. 194 et suiv. — Lettres patentes d'octobre 1626. ! Sur l'industrie à l'époque de Richelieu, voir CAILLET (0. c.) p. 275 et suiv. — La ville de Tours comptait sous Richelieu
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Comme surintendant du commerce et de la navigation, Richelieu avait à s'occuper surtout de la marine ; mais le commerce maritime ne pouvait se passer de la navigation intérieure ni môme des routes de terre, de plus en plus fréquentées depuis les améliorations qu'y avait apportées Sully et l'extension qu'il avait donnée aux entreprises de transports publiques ou privées. Les travaux du canal de Briare avaient été abandonnés depuis 1610 ; ils furent repris en 1639 ; mais au lieu d'être exécutés comme autrefois aux frais de l'État, ils furent concédés à une compagnie dont les chefs étaient Jacques Guyon et Guillaume Bouteroue, receveurs alternatifs et triennaux des aides et tailles, et payeurs des rentes dans les élections de Beaugency et de Montargis. Moyennant l'abandon du canal en toute propriété, ils s'engageaient à le terminer et à accepter le tarif imposé par l'État. Les droits à percevoir furent fixés à 5 sols par bateau pour l'ouverture des écluses, à 2 sols de péage par muid de grains ou par cent livres pesant de fruits ou autres marchandises, à 10 sols par cent livres pesant pour la plupart des denrées transportées jusqu'à Paris par le canal et par la Seine. L'inauguration de la nouvelle voie navigable eut lieu en
800 métiers et 700 moulins pour la soie et occupait 20,000 ouvriers. — La manufacture de la Savonnerie créée en 1627 (17 avril) obtint la continuation de son privilège pour dix-huit ans par un édit du 25 mars 1648 (ISAMBERT, t. XVI, p. 547). — Cf. LACORDAIRE, Notice historique sur les manufactures des Gobelins et de la Savonnerie.
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mai 1641 *. Sully eut la consolation de voir son œuvre achevée. Il mourut âgé de quatre-vingt-deux ans en décembre 1641. D'autres tentatives furent moins heureuses : une compagnie se ruina en essayant de canaliser l'Ourcq de Lisy à la Ferté-Milon. Le même concessionnaire, Daniel de Folligny, s'était engagé, moyennant un droit de péage prélevé à son profit, à rendre navigables la Vesle et l'Eure ; sa faillite arrêta les travaux 3. On avait aussi songé au canal des deux mers projeté depuis le xvie siècle. De nouveaux plans avaient été soumis au conseil par Pierre de Castres et Baudonet3, puis par Pierre Loysel,pourla jonction de l'Aude et de la Garonne *. Une commission dirigée par le premier président du parlement de Toulouse fut chargée en 1633 de les étudier'sur le terrain ; cette fois encore ces projets n'eurent pas de suite : la pénurie du trésor et les préoccupations politiques en empêchèrent l'exécution. Le système adopté par Richelieu avait du moins cet avantage de ne pas engager la responsabilité financière de l'État et de laisser aux compagnies qui se char1 ISAMBERT, XVI, p. 488. — Déclaration de septembre 1638, et Archives curieuses de l'histoire de France, 28 série, t. VI. Articles accordez aux sieurs Jacques Guyon et Guillaume Bouteroue entrepreneurs du canal de Loyre-en-Seyne, 1639. 2 ISAMBERT, t. XVI, p. 369. Lettres patentes du 3 avril 1632. 3 Le P. FOURNIER, Hydrographie, p. 352, cité par CAILLET
' (0. c), p. 285. 4 Cinq propositions au Roy et au cardinal de Richelieu faictes en •/ 653 par le sieur PIERRE LOYSEL, pour l'establissement de la navigation et commerce Paris 1636, in-4°.
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geaient de l'entreprise les charges en même temps que les bénéfices. Depuis 1599, les routes de terre étaient .sous la haute surveillance du grand voyer ; mais ses attributions et celles de ses agents avaient toujours été contestées par les trésoriers de France qui, jusque là, avaient dirigé la voirie et contrôlé les opérations du service technique, c'est-à-dire du corps des ingénieurs et maîtres des œuvres, dont les fonctions avaient été érigées en titres d'office. Richelieu mit fin au conflit en supprimant par un édit de février 1626 la charge de grand voyer et les offices de voyers particuliers1, qui furent réunis à ceux des présidents des trésoriers de France, constitués dans chaque généralité en bureaux des finances et investis de nouveau de la juridiction en matière de voirie. La même année, un édit promulgué au mois de décembre institua dans chaque généralité trois contrôleurs des ponts et chaussées chargés de la surveillance des travaux et de la vérification des comptes ; c'était, en. même temps qu'un expédient fiscal, une tentative pour séparer les attributions purement judiciaires des attributions administratives. Elle échoua devant la résistance des bureaux des finances ; les offices de contrôleurs ne trouvèrent pas d'acquéreurs et en 1629 il fallut renon1 ISAMBERT, XVI, p. 164. — Edit de février 1626. — Voir sur les questions qui se rapportent à l'administration de la voirie E. J. M. VIGNON, Etudes historiques sur l'administration des voies publiques en France aux XVII0 et xvnr3 siècles, 3 vol. in-8°, 1862 (tome 1er).
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cer à cette institution1. Cependant Richelieu ne se tint pas pour battu. En juin 1633, une ordonnance royale réorganisa complètement le service des ponts et chaussées : trois trésoriers généraux et trois contrôleurs généraux dont l'autorité s'étendait à tout le royaume furent placés à la tête de l'administration ; trois contrôleurs provinciaux furent institués dans chaque généralité à côté du bureau des finances, qui resta juge du contentieux, tandis que les questions de comptabilité et d'administration relevaient du contrôle 2. Cette organisation fut modifiée par l'extension des pouvoirs des intendants 3. Investi d'attributions administratives d'autant plus larges qu'elles ne furent jamais nettement définies, mais simple commissaire toujours révocable, l'intendant finit par centraliser dans sa généralité le service de la voirie, comme il devait peu à peu absorber tous les autres pouvoirs. Ce fut lui qui, dans tous les pays d'élections, dressa le budget des ponts et chaussées, qui surveilla les péages, qui ordonna les travaux, qui régla les corvées imposées par les coutumes provinciales ou les édits royaux aux taillables propriétaires, fermiers, ou tenanciers des héritages riverains, et qui devint dans chaque province un véritable grand
1 VIGNON (O. c), t. I. Pièces justificatives, titre II, chap. i, n° 19. Edit de janvier 1629. 2 Ibii., n° 22. Edit de juin 1633. 3 Voir HANOTAUX, Origine de l'institution des intendants des provinces, 1884, in-8°.
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voyer, responsable seulement devant le roi et son Conseil. Cette unité de direction ne tarda pas à porter ses fruits ; quoique les routes fussent encore loin d'être aussi bien entretenues qu'elles le furent au xviiie siècle, elles passaient déjà, dans la seconde moitié du xvir3, pour les meilleures et les plus sûres de l'Europe. Le service des transports tendait de plus en plus, comme celui des ponts et chaussées, à se monopoliser entre les mains de l'Etat. Jusqu'à Louis XI les messagers des couvents, ceux des Universités et ceux des rois des merciers jouaient tout à la fois le rôle de la poste pour le transport des lettres, des valeurs ou des paquets, et celui des messageries modernes pour le transport des personnes '. Le roi et les grands seigneurs avaient des chevaucheurs qui portaient leurs dépêches et ce service forme un chapitre particulier dans les comptes de l'hôtel2 ; mais il n'existait pas de relais réguliers, et si les messagers royaux se chargeaient parfois des commissions des particuliers, c'était sans autorisation et à l'insu de leurs chefs. Quant aux grands transports de mar1 Sur les messageries universitaires, voir LŒPBR, Précis historique sur les messageries universitaires. — Sur l'histoire des Postes en France, voir LEQUIEN DE LA NEUPVILLE, Origine des postes chez les anciens et chez les modernes (Paris, 1708, in-12). — ERNOUP, L'administration des postes en France. Son histoire, sa situation actuelle (Bévue contemporaine. 1863, avril). — A. DE ROTHSCHILD, Histoire de la poste aux lettres (1873, in-12). — A. BELLOG, Les postes françaises (in-8°, 1886). 4 e e siècles, DOUËT D'ARGQ, Compiles de l'hôtel... aux xiv et xv p. 41 et suiv., 143 et suiv., etc.
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chandises, ils se faisaient surtout par eau : les entreprises de roulage par terre paraissent avoir été une exception ; la seule qui ait offert un caractère de permanence et de régularité est celle des convoyeurs de marée qui transportaient le poisson de mer frais des ports de la Manche aux halles de Paris1. Les postes de Louis XI ne furent qu'un service royal : il fallait un passeport du roi ou du grandmaître des coureurs de France pour être autorisé à se servir des relais 2. Cependant, dès le milieu du xvi6 siècle, on voit apparaître à côté des chevaucheurs du roi qui ne circulent que sur les grandes routes où les relais sont organisés, des messagers royaux, jurés et reçus en la cour du Parlement, qui parcourent le réseau des routes secondaires et qui se chargent du port des lettres ou des menus objets appartenant aux particuliers3, sans qu'il y eût du reste ni tarif régulier, ni organisation officielle de ce service, toléré plutôt que reconnu. Les messagers du roi ne tardèrent pas à faire à ceux de l'Université une concurrence assez inquiétante pour soulever des réclamations et des procès qui ne tranchèrent pas la question 4. * En même temps que les messagers royaux trans1 Voir le t. I de notre Histoire du Commerce de la France, p. 288. 2 Edit de création des postes du 19 juin 1464, articles 3, 4, 6 et 8, cité par DELAMARE, Traité de la police, liv. VI, titre XIV, cbap. il, t. IV, p. 556. S BELLOG(0. C), p. 29. 4 DELAMARE [0. c), t. IV, p. 611-612-613.
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portaient les correspondances au détriment des anciens courriers, les maîtres chevaucheurs ou maîtres de poste placés sous l'autorité du Contrôleur des chevaucheurs du roi qui avait d'abord été subordonné au grand-maître, puis l'avait remplacé, louaient des chevaux aux particuliers, et augmentaient ainsi les bénéfices qu'ils tiraient de l'allocation (10 sols par cheval pour 4 lieues), payée par le trésor pour les courriers officiels1. Brusquet, le fou de François Ier, de Henri II et de Charles IX, qui était maître de poste à Paris, avait plus de cent chevaux dans ses écuries 2. Sous Henri III, l'édit de 1575 (10 octobre)3, qui créa les premiers services réguliers et privilégiés de coches par terre entre Paris, Rouen, Beauvais, Orléans et Troyes, et celui de 1576 qui érigea en titre d'office les fonctions de messager royal4, inaugurèrent à la fois les messageries et les postes modernes. Les messagers royaux devaient être chargés, à l'exclusion de tous autres, du transport des sacs de procédure à raison de 2 sols par sac et par lieue : ils étaient également autorisés à transporter les lettres privées, les valeurs et même les marchandises : un ou deux messagers étaient établis
Edit du 19 juin 1464, article 19 (DELAMARE, t. IV, p. 551). BRANTÔME, Œuvres [Société de l'histoire de France), t. II, p. 262. 3 DELAMARE (0. c), t. IV, p. 622 et 623 (liv. VI, titre XIV, chap. ix). 4 Edit de novembre 1516. Cité par DELAMARE (0. c), liv. VI, titre XIV, chap. ix, t. IV, p. 610-611.
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dans chaque siège de bailliage, de sénéchaussée ou d'élection : les départs et les retours devaient avoir lieu à jour fixe. Les lettres simples étaient taxées à 10 deniers par lettre, réponse comprise : les paquets de trois ou quatre lettres à 15 deniers, les paquets pesant plus d'une once à 20 deniers, dans le ressort d'un même parlement, quelle que fût la distance. L'or, l'argent et les marchandises étaient transportés à prix débattu. La création des relais installés par Henri IV sur les routes secondaires et sur les chemins de halage, et la fusion de cette administration nouvelle avec celle de la poste aux chevaux marquèrent une nouvelle étape vers l'établissement du monopole de l'Etat pour toutes les entreprises de transports par voie de terre ; mais ce monopole n'était expressément signifié ni par l'édit de 1597, ni par celui de 1602 et, quoi qu'en ait dit M. Poirson, dans son Histoire de Henri IV1, les relais ne furent pas organisés sur toutes les routes, ni le long de toutes les rivières navigables. Quinze ans après la mort de Henri IV, il n'en existait ni sur la Seine, ni sur la Marne, ni sur l'Oise, et les marchands en profitaient pour retarder l'arrivée des bateaux à Paris, sous prétexte qu'ils manquaient d'attelages, et pour spéculer sur les denrées aux dépens de la population parisienne2.
1 S
POIRSON,
ISAMBERT,
Hist. de Henri IV, t. III, p. 466 et suivantes. XVI, p. 159. Edit du 17 décembre 1625, pré-
ambule.
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Richelieu, inspiré par Pierre d'Aimeras, seigneur de Saint-Remy, général des postes et relais depuis 1615; son compatriote et un de ses conseillers les plus intimes1, ne fit que poursuivre l'œuvre de ses prédécesseurs. Avant son avènement, deux édits, l'un de 1622 (15 décembre2), l'autre de 1623 (13 décembre3), avaient déjà interdit à tout autre qu'aux maîtres des postes et relais de louer des chevaux sur les routes où il existait des relais royaux. En 1629, les gouverneurs ont ordre de ne correspondre avec le gouvernement que par la poste ; la même année, un arrêt du parlement défend aux messagers de l'Université de se charger d'aucune correspondance à l'exception de celle des régents ou étudiants avec le diocèse au service duquel ils sont spécialement affectés4. En 1634 les maîtres de poste se font confirmer le privilège de transporter les étrangers ou les personnes de la cour, tandis que les messagers se réservent le transport des voyageurs qui circulent d'une ville à l'autre dans l'intérieur du royaume3. Enfin l'édit de 16356 qui organisa définitivement les services de messageries et de roulage, en fit un monopole qui entraînait la suppression de toute, entreprise
BBLLOG (O. c), p. 60. Ibid., p. 61 et DELAMARE (0. c), t. IV, p. 559 et .560. 3 Ibid., p. 61 et DELAMARE (0. c), IV, p. 580. 4 DELAMARE (0. c), t. IV, p. 614. 5 Arrêt du Conseil du 12 août 1634, cité par DELAMARE [0. c), t. IV, p. 564. 0 ISAMBERT, XVI, p. 450 et suivantes, Édit de mai 1635.
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particulière, y compris les messageries de l'Université. Les seules marchandises dont le transport fût libre par terre ou par eau, sur les rivières ou sur les chemins desservis par les messagers et routiers royaux, ou par les entreprises de coches d'eau privilégiées, étaient les grains, les fourrages, les vins, les vivres, la vaisselle de terre ou de faïence et la verrerie ; les autres auraient dû être transportées par les messageries royales, suivant un tarif déterminé, sous peine d'amende et de confiscation. — Ce privilège exorbitant ne fut jamais appliqué et les négociants restèrent libres de choisir leurs voituriers pour toute caisse ou ballot pesant plus de 50 livres. Richelieu s'efforça de justifier le monopole par les améliorations apportées aux divers services et surtout à celui des postes. Dès 1622, des courriers avaient été établis à Paris, une fois par semaine, pour Lyon, Dijon, Bordeaux et Toulouse et des bureaux de poste ouverts dans chacune de ces villes pour la réception et l'expédition des correspondances1. En 1627, on avait interdit d'enfermer dans des paquets cachetés du numéraire ou des bijoux, mais les directeurs des bureaux avaient été autorisés à recevoir les sommes déposées à découvert jusqu'à concurrence de cent livres et à les expédier sous leur responsabilité. Quelques années plus tard, la
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DELAMARE (0.
c), t. IV, p.
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(chapitre vi du titre XIV,
livre vi).
�HISTOIRE DO COMMERCE DE LA FRANC li
même autorisation fut accordée pour les bijoux et autres objets précieux1. En mai 1630, la France avait été divisée en vingt circonscriptions postales, correspondant aux généralités, sans compter sept offices pour l'étranger (Espagne, Flandre, Angleterre, Hollande, Allemagne, Suisse et Italie). Des bureaux placés sous la direction des maîtres des courriers résidant à Paris et à Lyon et des contrôleurs provinciaux dont les charges avaient été érigées en titre d'office, avaient été établis dans les vingt chefs-lieux de circonscription : Paris, Orléans, Tours, Poitiers, Limoges, Bourges, Moulins, Riom, Dijon, Lyon, Grenoble, Aix, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rouen, Calais, Soissons et Metz. Des courriers partaient du bureau central de Paris, deux fois par semaine, et circulaient sur toutes les routes de poste à raison d'une poste (4 lieues) par heure en été et par heure et demie en hiver2. Les taxes, légèrement augmentées en 1627, étaient encore modérées (2 sols par lettre de Paris à Lyon) : l'État n'en retirait du reste aucun bénéfice, sauf la finance des offices de contrôleurs et de maîtres des courriers; car les droits perçus appartenaient aux titulaires de ces offices. L'édit de janvier 1630 avait également supprimé la charge de général des postes et relais pour la partager entre trois surintendants généraux des postes et relais de France
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DELAMARE,
p. 581.
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(ancien, alternatif et triennal ) qui devaient avoir la direction du service, et qui obtinrent en 1632 la jouissance de tous les revenus des bureaux, à condition de se charger des frais et de pourvoir aux places de commis et de contrôleurs2. On essaya peu de temps après (août 1634), d'appliquer la même organisation aux messageries et au roulage, en créant trois offices de conseillers intendants et contrôleurs, auxquels on incorpora les charges de surintendants des coches et carrosses publics établies en 15943 ; mais on ne tarda pas à s'apercevoir que l'Etat faisait un marché de dupe, en abandonnant aux titulaires des bénéfices déjà considérables et qui ne pouvaient que s'accroître. Tout en laissant la poste aux lettres d'une manière plus immédiate sous la main de l'Etat, on fît du service des messageries, des coches publics, du roulage et de la poste aux chevaux, une ferme qui fut adjugée au fermier des cinq grosses fermes; en 1662, elle ne rapportait encore au trésor que 100,000 livres 4, mais en 1692, le revenu s'élevait à 2,900,000 livres. Malgré des erreurs et des tâtonnements inévitables, de grands progrès s'étaient accomplis depuis
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DELAMARE
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(chap. m), p. 560. Ibii., p. 560. Ibii., p. 614 (chap. ix).
MALLET, Comptes rendus de Vadministration des finances du royaume sous Henri IV, Louis XIII et Louis X7T(lvol., in-4°, Londres 1789), p. 260. — Mallet avait été premier commis des finances sous le ministère de Desmarets. La préface de cet ouvrage est datée de 1720.
T.
il.
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le commencement du siècle. L'établissement définitif de la poste aux lettres permettait aux correspondances de circuler d'un bout à l'autre du royaume avec une régularité, une célérité et une sécurité inconnues aux siècles précédents. La création des relais mettait à la disposition du commerce des moyens de transport très supérieurs à ceux dont il usait encore au xvi° siècle et qui n'avaient guère changé depuis les premiers temps du moyen âge. Celle des coches d'eau et de terre, partant et arrivant à jour fixe, et dont le tarif était invariable, assurait aux voyageurs modestes, qui ne craignaient par la promiscuité, une économie de temps, d'argent et d'embarras. Nous nous accommoderions mal aujourd'hui de ces bateaux tirés par des chevaux, de ces lourdes voitures rudement cahotées dans les ornières et imparfaitement défendues contre le vent, le froid et la poussière, par d'épais rideaux de cuir ; mais les gens du xviie siècle étaient moins délicats; le coche valait encore mieux que les charrettes ou les chevaux de selle dont se contentaient leurs pères. Enfin, grâce au canal de Briare, le transport d'une pièce de vin d'Orléans à Paris qui coûtait, pendant le second quart du xvi° siècle, 11 francs de notre monnaie (valeur actuelle), et pendant le troisième, 18 francs, ne coûtait plus que 9 francs, en 1640, c'est-à-dire le même prix que sous Louis XIL avant la découverte des mines du Mexique et du Pérou '.
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MANTELLIER,
Valeur des denrées ou marchandises
à
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Si Richelieu a eu sa part dans l'amélioration des voies de communication intérieures, son oeuvre favorite, celle à laquelle il s'est attaché avec passion a été le développement de notre puissance maritime et coloniale, qu'il regardait comme une des conditions de la grandeur nationale. Malgré les efforts de Henri IV la France n'avait pas, au commencement du xvne siècle, de marine de guerre ; le roi entretenait à Marseille, 12 ou 15 galères, dont chacune lui coûtait annuellement neuf mille écus2, mais qui, faute d'équipages, d'artillerie et de munitions, ne pouvaient prendre la mer et pourrissaient dans le port. Dans l'Océan, la marine royale se composait d'une douzaine de bâtiments mal armés et mal équipés 3 dont un seul, La Vierge qui avait coûté 200,000 écus et qui portait 80 canons de fonte, était capable de lutter contre les galions espagnols et les gros navires anglais et hollandais. La plupart de nos ports n'étaient pas en état de résister à une attaque, et une dizaine à peine, Calais, Dieppe, le Havre, Saint-Malo, Brest, Blavet, Couéron, la Rochelle, Brouage, Bordeaux, MarOrléans du xive au XVIII0 siècles (in-8°, 1862), p. 32. Les prix du transport par terre étaient sensiblement plus élevés. Sous le ministère de Colbert, les rouliers demandaient 3 livres 5 sols à 3 livres 10 sols par 100 livres pesant pour le transport d'Orléans à Paris. La durée du trajet était de quatre jours par le roulage. 1 Voir POIRSON, Hisl. de Henri IV, t. III, p. 669'et suivantes. * DESGHAMPS, Isaac de Razilly, mémoire inédit, p. 20. 3 Mercure françois, t. XI, p. 108.
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seille et Toulon pouvaient recevoir des navires de 300 tonneaux *. Cette impuissance de la marine royale avait eu pour notre commerce des effets désastreux. Sans compter les navires détruits ou capturés dans les mers de l'Inde et de l'Amérique par les Espagnols et par les Hollandais, on avait vu les pirateries anglaises recommencer avec autant d'impudence que pendant les troubles de la Ligue ; en 1621 et 1622, les corsaires rochelois avaient pu occuper les îles de Ré et d'Oléron, rançonner les navires qui entraient dans la Gironde ou qui en sortaient, bloquer l'embouchure de la Loire, arrêter le commerce du sel, et faire perdre, en moins de deux ans, 1,200,000 livres au trésor et plus de 5 millions aux marchands2. Les pirates de Tunis et d'Alger, avec leurs 150 vaisseaux ronds, écumaient la Méditerranée, insultaient les côtes de Provence, et avaient, disait-on, enlevé en vingt ans, aux chrétiens, 30,000 esclaves et 60 millions de livres en
1 Les ports que cite Isaac de Razilly dans son Mémoire sur la marine (1626) sont : Marseille et Toulon, sur la Méditerranée ; Calais, Boulogne, Saint-Valery, Etaples, Dieppe, Saint-Valeryen-Caux, Fécamp, le Hâvre, Honfleur, la Hougue, Cherbourg, Granville, les îles Chausey, Saint-Malo , Bréhat, Morlaix, Roscoff, sur la Manche ; Brest, Camaret, Concarneau, Audierne, Plcemeur, la rivière de Quimperlé, Port-Louis, le Morbihan, la Roche Bernard, la Chambre d'Ouarcq, le Croisic, Saint-Nazaire, Bourgneuf, Noirmoutier, Bonin, Beauvoir, Saint-Gilles, les Sables-d'Olonne, la rivière Saint-Benoît, l'Aiguillon, Marans, les trois ports de l'île de Ré, Charente, Brouage, Seudre, Mornac, Môchers, Talmont, Mortagne, Blaye, Bordeaux, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz sur l'Atlantique. 5 DESCHAMPS, Mémoire de Razilly, p. 19.
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argent ou marchandises, perte dont la France avait subi la plus large part1. Les corsaires de Salé et de Tétouan, qui armaient au moins 60 navires et qui poussaient leurs courses jusque sur les côtes de la Guyenne et de la Saintonge, avaient pris, en huit ans, plus de 6,000 esclaves et 15 millions de livres, dont les deux tiers appartenaient à notre pays2. Les Français avaient dû abandonner la pêche du hareng dans la mer du Nord, faute de pouvoir obtenir satisfaction des vexations de toutes sortes que les Anglais et les Hollandais faisaient subir à nos pêcheurs 3 ; notre unique colonie, le Canada, (car nos établissements au Sénégal n'étaient que de simples comptoirs) était sans cesse menacée par l'Angleterre. Enfin, malgré l'abondance des matériaux de construction, c'était sur les chantiers de Hollande que presque tous nos ports de la Manche et même de l'Océan faisaient construire leurs navires, et l'argent, sorti de France, n'y revenait plus, si ce n'est pour acheter notre bois et nos chanvres que les Hollandais nous revendaient en vaisseaux et en agrès 4. Il ne manquait pas d'esprits chagrins,
DESCHAMPS, p. 18. IMd. « Ceux du royaulme de Marocque, Sallé et Toutouan, ont commancé d'armer par mer, depuis huit ans et ont pris plus de six mil chrestiens et quinze millions de livres, dont la
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France en a souffert les deux parts de la perte. » 3 RAZILLY (O. c.) attribue l'abandon de cette pêche à la négligence des Français (p. 31), mais les violences des Anglais et des Hollandais en étaient la principale cause. 4 « L'on croyra peult-ôtre que c'est faulte de charpentiers que l'on ne bastit point de navyres, veu que l'on les envoyé fayre
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jusque dans le Conseil du roi, pour déclarer que le Français n'était propre ni à la navigation ni aux entreprises coloniales, et que uotre commerce maritime ne valait pas ce qu'il aurait fallu dépenser pour le protéger1. Les efforts de notre marine marchande démentaient ces calomnies qui étaient peutêtre dirigées, moins contre la nation, que contre Richelieu dont on connaissait les ambitions et qui avait hautement accepté, en prenant le titre de Surintendant du commerce et de la navigation, la responsabilité des mesures propres à relever notre puissance maritime. Si les Anglais se réservaient, en dépit du traité de 1606, le monopole du transport des vins et des sels, et forçaient nos marchands de Bordeaux à ne vendre leurs vins en Angleterre que par l'intermédiaire de la compagnie privilégiée des cabaretiers de Londres 2, si les Hollandais envoyaient chaque année à Bordeaux et à Brouage des centaines de navires pour y charger des vins et des sels, et les revendaient à leur profit en Allemagne, en Suède, en Danemark, en Norvège, en Pologne et en Moscovie3,
aux Hollandoys lesquels empruntent l'argent de France qui n'y yient plus, sy ce n'est pour achepter de nostre boys pour nous le revendre en vaisseaux. (IMd., p. 31.) 1 IMd., p. 16. et Hist. du commerce de Bordeaux, t. II, passim, Mémoires, t. II, liv. XX, p. 90 et suivantes. « Si les sujets du roi étaient forts en vaisseaux, ils pour» raient faire tout le trafic du Nord que les Flamands et Hol» landois ont attiré à eux parce que tout le nord ayant absolu» ment besoin dé vin, de vinaigre, d'eau-de-vie, de châtaignes,
FR. MICHEL, RICHELIEU,
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le commerce avec l'Espagne, avec le Levant, avec la côte septentrionale d'Afrique se faisait surtout sous pavillon français. Marseille envoyait annuellement plus de 80 navires dans le Levant, une quinzaine sur les côtes barbaresques, 40 en Espagne, 16 à 18 en Italie, et la cargaison qu'emportait chacun d'eux, sans compter les retours, était évaluée, en moyenne, à 50,000 livres1. Les Dieppois rapportaient chaque année du Sénégal et de la Gambie pour plus de 100,000 écus de cire, de gomme, de musc, de cuirs et d'ivoire, avec un bénéfice d'au moins 30 p. 1002 ; la pêche de la morue à Terre-Neuve, celle de la baleine, le commerce des fourrures du Canada étaient presque exclusivement entre les mains des Français , Basques, Rochelois , Bretons et Normands. Saint-Malo possédait 46 navires de plus de 200 tonneaux3 ; de petits ports, comme SaintJean-de-Luz et Ciboure armaient jusqu'à 80 bâti» » » » » » » de prunes et de noix, toutes denrées dont le royaume abonde, il est aisé d'en faire un commerce d'autant meilleur qu'on peut rapporter du bois, dos cuirs, du brai et du goudron, choses non seulement utiles à notre usage, mais nécessaires à nos voisins, qui ne les scauraient tirer d'eux sans nos marchandises, s'ils ne veulent perdre le fret de leurs vaisseaux en y allant. » [Testament politique, 11° partie, chap. ix, section vi,
132.)
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Voir sur le commerce du Levant le Testament politique de Richelieu {l. c), p. 134 et suivantes (éd. 1764) — et la Correspondance de SOURDIS, publiée par E. SUE (Documents inédits sur VHist., de France), t. III, p. 226 e,t suivantes. 2 Mémoire de Razilly, p. 30. 3 Voir dans la Correspondance de Sourdis, t. III, p. 1*73 et suiv., le voyage d'inspection de d'Infreville sur les côtes de la Manche et de l'Océan (Saint-Malo, p. 206).
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ments montés par 3,000 matelots, et le cabotage, la pêche côtière employaient un très grand nombre de barques et de pinasses, presque toutes, il est vrai, d'un très faible tonnage, mais montées par des marins intrépides qui ne le cédaient en rien à ceux de la Hollande, de l'Angleterre et de l'Espagne. Ce qui manquait à notre commerce maritime, c'était la confiance : Richelieu la lui rendit. Aussitôt après la prise de la Rochelle, il charge un commissaire de la marine, Leroux d'Infreville, et le premier président de la Chambre des comptes de Provence, Henri de Séguiran, d'inspecter, l'un, les côtes de l'Océan, l'autre, celles de de la Méditerranée1; il consulte les municipalités; il se fait adresser des mémoires qui se contrôlent et se complètent les uns les autres. Comme Sully, il apprécie la statistique, il veut être renseigné, mais sa résolution une fois prise, il en poursuit énergiquement l'exécution et n'hésite pas à briser, à la première défaillance, ses agents qui ne sont, à ses yeux, que des instruments. Dix ans après son avènement , la flotte royale de l'Océan comptait 64 navires, 30 de plus que n'en demandait Richelieu lui-même en 1626, celle de la Méditerranée 13 vais1
II,
Correspondance de Sourdis, et p. 895.
BOUCHE,
Histoire de Provence,
* Richelieu avait pensé pour accroître rapidement le nombre de nos vaisseaux marchands à revendre au commerce les navires construits sur les chantiers royaux, à condition qu'ils seraient employés au trafic et ne pourraient être revendus aux étrangers. 0 (Testament politique, II partie, p. 138-139.)
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seaux ronds et 12 galères2 ; et avec des chefs, comme l'archevêque Sourdis, le comte d'Harcourt, le marquis de Brézé, le capitaine de Manty1, le chevalier Paul, les deux Razilly, nos escadres ne tardèrent pas à prouver qu'elles pouvaient tenir tête à celles de l'Angleterre et de l'Espagne et protéger notre commerce jusque dans les mers les plus lointaines où le pavillon royal n'avait pas paru depuis François Ior. Les travaux des ports, interrompus depuis la mort de Henri IV, reçoivent une énergique impulsion. Au Havre, dont Richelieu est gouverneur, il charge M. d'Argencourt, un de nos plus habiles ingénieurs, de la surveillance des travaux ; le bassin est creusé, élargi, bordé de quais en pierre et une citadelle s'élève sur les hauteurs qui dominent la ville2. A Rouen, le lit de la Seine est dragué, et un nouveau pont de bateaux, plus commode pour le passage des navires, remplace celui que Sully avait achevé en 16083. A Brest, le gouverneur, Charles du Cambout, marquis de Coislin, cousin du cardinal, fait construire des magasins, des forges, un arsenal, une corderie; en quelques années, 16 vaisseaux
1 Théodore de Manty ou de Mantin, qui commandait devant la Rochelle le galion de Guise, fut plus tard vice-amiral du Levant. 8 Richelieu avait reçu en 1626 le gouvernement du Havre. lettres, II, p. 282. — Voir sur les travaux du Havre BORÉLY, Histoire de la ville du Havre et de son ancien gouvernement, 3 vol. in-8°, 1883. Cf. Lettres de Richelieu, II, p. 347, 372, 495, 513.
3
POIRSON,
Hist. de Henri IV, III, p.
365.
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et frégates sortent de ces nouveaux chantiers1. A l'entrée de la rade, où s'élèvera plus tard Lorient, le port de Blavet, occupé par les Espagnols pendant la ligue, et qui, sous Henri IV, avait servi de port d'armement à la première Compagnie des Indes, est agrandi, transformé, entouré de fortifications et devient, sous le nom de Port-Louis, une des principales défenses des côtes de Bretagne2. Des travaux sont entrepris à Brouage et à la Tremblade, où Richelieu, comme plus tard Colbert, eut un instant la pensée de créer un port rival de la Rochelle3. Les bassins et le port de Socoa, commencés sous Henri IV, à l'entrée de la baie de Saint-Jean-deLuz, sont achevés. Enfin, sur la Méditerranée, où la ruine de Narbonne et d'Aigues-Mortes, l'ensablement des graus de Frontignan et de Palavas, anciens débouchés du commerce maritime de Montpellier, ne laissent plus au Languedoc un seul port sur le golfe du Lion, Richelieu décide, en 1632, la création d'un port à Agde, en face de l'île de Briscou, qui doit être réunie à la côte par une digue de 2,000 mètres4. On Voit par la correspondance de Richelieu avec le maréchal de Schomberg, gouverneur du Languedoc,
1 Voir l'Histoire de la ville et du port de Brest, par P. LEVOT, (5 vol. in-8°, 1864-70). 2 OGÉE, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne (Nouvelle éd. revue par Marteville et Varin, 1843, Rennes), t. I, article Le Port-Louis. 3 Lettres de Richelieu, IV, p. 176, 184, 193, 201; lettres adressées à l'archevêque de Bordeaux en 1631. 4 LENTHÉRIG, Les villes mortes du golfe du Lion (éd. in-12, 1876, p. 275-276 et 493).
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RICHELIEU
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quelle importance il attachait à ces travaux auxquels les États du Languedoc avaient promis leur concours i. En 1642, après la prise de Perpignan, Richelieu, presque mourant, voulut visiter une dernière fois Agde et l'île Briscou ; on avait déjà dépensé 500,000 livres et construit 700 mètres du môle, quand la mort du ministre arrêta l'entreprise2. Colbert et Riquet devaient la reprendre, mais en abandonnant Agde pour Cette, à laquelle Henri IV et Sully avaient pensé un instant, et qui n'était alors qu'une plage sablonneuse, habitée par quelques pêcheurs. En même temps, des fonderies .d'ancres et de canons sont organisées à Brest, à Brouage, au Havre, à Marseille ; les écoles d'hydrographie3 se multiplient ; on compte parmi leurs professeurs le père Fournier dont le Traité d'hydrographie est longtemps resté classique, des Maretz, auteur d'une carte de Provence, dressée en 1633, et Cleirac, avocat au parlement de Bordeaux, l'auteur des Us et coutumes de la mer et de YUsance du négoce. En 1642, de la Porte, intendant du commerce et de la navi1
lettres de Richelieu, VII, p. 184, lettre à Schombérg du
LENTHÉRIC,
4 mars 1638. 0. c, p. 217. Les articles 433 et 434 de l'ordonnance de janvier 1629 (Code Michau) avaient décidé que le roi ferait entretenir à ses dépens certains nombres de personnes de différents ûges, sous des pilotes expérimentés, qu'il appointerait, môme des pilotes hydrographes, pour enseigner publiquement et gratuitement
2
3
trois fois la semaine l'art de la navigation.
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FRANCE
gation, est chargé de dresser une statistique générale de la marine et de recueillir les règlements et ordonnances observés sur les bâtiments de mer, ou dans les ports ; c'était l'ébauche d'un code maritime que Richelieu préparait depuis longtemps et que la mort l'empêcha d'achever1. Ces créations et ces travaux avaient coûté cher : les dépenses de la marine qui, en 1615, ne dépassaient pas 460,000 livres, s'élevaient, en 1635, à 1,714,7652; le commerce en avait payé la plus grosse part. Indépendamment des taxes locales perçues par les villes maritimes pour l'entretien des bassins, des quais, des phares, etc., presque tous les droits royaux s'étaient sensiblement accrus. Le Convoi de Bordeaux qui, en 1614, ne rapportait que 42,000 livres, avait été augmenté, en 1637, de deux écus par tonneau de mer et en 1649 le produit était évalué à 2,300,000 livres 3. En 1626 et 1629, un grand nombre de marchandises omises dans les tarifs précédents, avaient été soumises aux droits 4. Eu 1632, l'évaluation des droits de la douane de Lyon, qui se percevaient encore d'après le tarif de 1581, avait été doublée ou peu s'en faut, bien que le prix des marchandises fût loin d'avoir haussé dans
Corresp. de Sourdis, III, p. 321 et suiv. Ibid., III, p. 359-527. Etat au vrai des recettes et dépenses de la marine en 1635.
2
3
1
FORBONNAIS,
Recherches sur les finances,
FRANCHEVILT.E,
I,
p. 259 (2 vol.
I,
in-4°, 1758).
* DUPRÈNB DE
Eist. du tarif de 1664,
p. 117 et suiv.
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413
les mêmes En 1627, chaque pipe de vin sortant de la sénéchaussée de Saumur ou la traversant avait été frappée d'un droit de quinze sols2. En 1638, une surtaxe, connue sous le nom de droits de Massicaut, parce que celui-ci en avait été le premier fermier, fut établie sur certaines marchandises, entre autres le vin, le sucre et le poisson salé exportés par les frontières maritimes de la Normandie, du Poitou et de l'Aunis3. Enfin en 1640, il avait fallu rétablir, sous le nom de subvention du vingtième, le droit d'un sol pour livre sur toutes les marchandises vendues qu'on appelait, sous Henri IV, la pancarte, et qui ne fut pas mieux accueilli que sous le règne précédent4. Toutes ces taxes étaient purement fiscales et, à l'exception de la réappréciation de 1632, qui s'étendait aux droits d'entrée, elles pesaient exclusivement sur le commerce français. Quelques autres avaient un caractère plus spécialement protecteur. En 1626, sous prétexte de prévenir la décadence de notre métallurgie, qui avait presque renoncé à la fabrication du fer doux, un édit avait décidé que les fers seraient marqués, à la sortie de l'usine, d'une lettre distinguant les fers doux et les fers aigres ; on avait interdit l'usage de ces derniers
1
proportions1.
FORBONNAIS, CALLERY,
— Cf. p. 18.
S
Recherches sur les finances, t. I, p. 216 et suiv. Rist. du système général des droits de douane,
3
4
DUFRENEDE FRANCHEVILLE (0. c), I, p. 125-126. Ibid , p. 132 et suiv . ISAMBERT, XVI, p. 527-528. — Edit de novembre 1640.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
dans certaines industries, et prohibé l'exportation des fers doux en barres ou en masses ; mais en même temps les fers étrangers avaient été frappés d'un droit de marque plus élevé de 2 sols par quintal que les fers de fabrication française : c'était un privilège accordé à l'industrie nationale1. En 1629, d'Infreville et Séguiran avaient été chargés de rétablir dans tous les ports, la perception d'un droit d'ancrage spécial sur les navires étrangers2, qui était tombé en désuétude depuis la mort de Henri IV. Enfin en 1627 l'exportation des laines et l'importation des draps étrangers avaient été prohibées3. Cette prohibition conforme aux théories de Laffemas et de la Gomberdière, mais qui, alors, était surtout dirigée contre l'Angleterre, subsista en principe jusqu'en 16394. Elle disparut à cette époque avec toutes les autres restrictions apportées au commerce avec l'étranger. Richelieu, déjà engagé depuis 1635 dans sa lutte décisive contre la maison d'Autriche, avait compris que ces interdictions difficiles à faire observer, même en temps de guerre, profitaient surtout à nos rivaux. Les draps anglais n'en pénétraient pas moins en France grâce à la contrebande, et nos vins surtaxés
p. 183. — Édit de février 1626. Corresp. de Sourdis, III, p. 171-174. Ordonnance du 23 mai 1629 et circulaire de Richelieu du 31 mai. 3 ISAMBERT, XVI, p. 204. — Edit de juin 1627. — La prohibition ne fut levée officiellement qu'en 1664 (DUFRÈNE DE FRANQHEVILLE, Eist, du Tarif de 16H, t. I, p. 154-155). " ISAMBERT, XVI, p. 514-515. — Edit du 19 nov. 1639.
ISAMBERT, XVI,
2
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415
ou interdits par représailles, risquaient de se voir remplacés sur le marché anglais par ceux d'Espagne et de Portugal. De même, la défense d'exporter dans les possessions espagnoles nos vins, nos céréales et nos toiles, qui avait suivi la déclaration de guerre, ne servait qu'à enrichir à nos dépens les Anglais, les Hollandais et les Hanséates. Richelieu eut donc raison de tolérer même avec des ennemis déclarés ou des amis douteux, un commerce qui nous était au moins aussi nécessaire qu'à eux. Cette tolérance s'expliquait du reste en 1639, par un motif tout particulier, la crise monétaire qui sévissait en France et qui devait aboutir à la réforme de 1640 et de 1641. Les deux principaux types de monnaies françaises au début du xvne siècle étaient l'écu d'or (ancien franc d'or), qu'on appelait écu au soleil ou écu à la couronne, suivant que la couronne placée au-dessus de l'écusson royal était ou non surmontée d'un soleil1, et le franc d'argent (pièce de 20 sols), qui
Voir sur l'histoire des monnaies aux xvi° et xvne siècles : Les monnaies royales de France depuis Hugues Capet jusqu'à Louis XVI, 2 vol. in-f°, 1878 (Types et catalogue). — GRAMONT DE SAINT-GERMAIN, Le denier royal, traicté curieux de l'or et de l'argent, au conte de Schomberg superintendant des finances de France, Paris, 1620, in-8°. — LEBLANC, Traité historique des monnoyes de France, in-4°, 1689. — FORBONNAIS, Recherches sur les finances de la France depuis l'année iS95 jusqu'à 11%4. — SIMONON, Traité historique et méthodique sur l'usage et la valeur des anciennes monnaies d'or et d'argent et rehausse des capitaux, 1758. Liège, in-4°. — ABOT DE BAZINGHEN, Traité des monnaies, Paris, 1764, 2 vol. in-4°. — BERRY, Mudes et recherches historiques sur les monnaies de France, 2 vol. in-8°,
— HOFFMANN,
1
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avait succédé sous Henri III aux testons de Louis XII, de François Ier et de Henri II, destinés eux-mêmes à remplacer le gros tournois des règnes précédents1. Les écus d'or de Henri IV et de Louis XIII avaient pour type une croix fleurdelisée et au revers l'écus-
Le franc de la Ligue.
son de France surmonté de la couronne, avec le millésime, le nom et les titres du souverain et la légende traditionnelle XPZ vincit, XPZ régnât, XP2 imperat. Ceux de Henri II, de Charles IX et de Henri III, qui circulaient encore en grand nombre, portaient d'un côté l'écusson, de l'autre l'effigie du roi. Les écus de Henri IV et ceux de Louis XIII étaient à 958 millièmes de fin et pesaient 3 gr. 360 : on en taillait 72 1/2 au marc d'or. L'écu d'or avait
— Mémoire sur les variations de la livre Les institutions monétaires avant
1852-53.
DE WAILLY,
tournois, et depuis
1
1857,
4789
in-4°. (in-8°,
— COSTES, 1885).
Les premiers testons, ainsi nommés parce que la tête du roi y était gravée, furent frappés sous Louis XII. La fabrication cessa sous Henri 111.
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417
comme multiples le double et le quadruple écu et comme sous-multiple le demi-écu. Le franc d'argent de Henri III et de la Ligue, qui portait l'effigie royale avec la croix fleuronnée au revers, était au titre de 840 millièmes, et pesait environ 13 gr. 85 ; on en taillait 17 3/4 au marc d'argent. — On ne frappait plus depuis 1595 que des demi-francs et des quarts de francs. — Il existait en outre, depuis Henri III, des quarts1 d'écus en argent, au titre de 917 millièmes de fin, pesant 9 gr. 561, dont la valeur était de 15 sols, lorsque l'écu d'or en valait soixante. — Bien que le laminoir et le balancier fussent connus dès le règne de Henri II2, les monnaies françaises étaient encore, pour la plupart, frappées au marteau, et la fabrication s'en ressentait ; mais le plus grave inconvénient de notre système monétaire était la multiplicité des types en circulation et l'obstination du gouvernement à maintenir, entre l'or et l'argent, une proportion constante qui n'était plus en rapport avec la valeur commerciale des deux métaux. Pendant tout le moyen âge et même à l'époque romaine, la proportion généralement admise, entre le marc d'or et le marc d'argent fin, avait été du douzième : c'était encore celle
On frappait aussi des demi-quarts d'écus. Le balancier aurait été inventé vers 1550 par Olivier qui fut directeur de la Monnaie de Paris sous Henri II, ou par un mécanicien nommé Brucher. Nicolas Briot, graveur général des monnaies sous le règne de Louis XIII, essaya de le faire adopter en France ainsi que le laminoir ; il n'y put réussir et passa en Angleterre, où il devint graveur de la monnaie en 1633. T. II. 27
a
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que l'édit de 1609 consacrait non seulement pour le métal fin, mais pour le métal monnayé; mais les mines d'Amérique avaient versé en Europe, surtout depuis le commencement du xvne siècle, beaucoup plus d'argent que d'or : d'autre part, à mesure que la richesse publique augmentait, l'or était plus recherché : il en résulta une rupture de l'ancien équilibre et une baisse de la valeur réelle de l'argent par rapport à celle de l'or. Dès le début du XVII6 siècle, la plupart des États de l'Europe avaient adopté une proportion qui variait du douzième et demi au treizième un tiers, et qui était encore supérieure aux cours ordinaires du commerce. Les conséquences de la dépréciation de l'argent s'étaient fait sentir en France en dépit des efforts du législateur. L'écu d'or valait officiellement 60 sols ; le quart d'écu en argent, dont la valeur légale était de 15 sols, n'en représentait réellement que 12 1/2 ou 13, suivant les oscillations du cours commercial de l'argent, ou ce qui revient au même, l'écu d'or de 60 sols en.valait 68 ou 70 par rapport à la monnaie d'argent, en supposant, ce qui n'était pas exact, que les deux monnaies fussent à un titre identique. A cette difficulté venaient s'en joindre bien d'autres, le faux monnayage, favorisé par l'imperfection du monnayage légal, la circulation des pièces rognées ou de poids insuffisant, comme on en avait émis plus d'une fois pendant nos troubles, celle des monnaies étrangères presque toutes altérées et qui obli-
�LE COMMERCE SOUS
RICHELIEU
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geaient le commerçant à avoir sans cesse la balance à la main. Enfin l'exportation de la monnaie d'or continuait malgré toutes les prohibitions, parce que le marc d'or qui ne valait en France que 12 marcs d'argent fin en valait 12 1/2, 13 et même plus à l'étranger. En 1614, on avait essayé d'arrêter l'exportation ' en portant à 278 livres 6 sols 6 deniers la valeur officielle du marc d'or, et, par conséquent, à plus de 72 sols celle de l'écu, qui n'était que de 64 en 1610 (240 livres 10 sols au marc d'or1). La valeur officielle du marc d'argent étant de 20 livres 5 sols 4 deniers, la proportion entre les deux métaux était abaissée de 12 à 14. De nouveaux édits n'avaient pas tardé à bouleverser cette proportion ; la valeur nominale de l'écu avait été portée tour à tour à 75 sols, à 4 livres (1630), puis à 5 livres 4 sols (1636), celle du franc à 25 sols, celle du quart d'écu à 212. En 1633, la confusion était telle que Mathieu Molé proposait de réunir à l'hôtel de ville une sorte de congrès monétaire composé des généraux des monnaies, du prévôt des marchands, des échevins et des délégués des principales villes pour délibérer sur une réforme chaque jour plus urgente3. On recula devant cette consultation solennelle, et on se contenta de décider, sur le conseil de l'intendant des finances, Gornuel, que toutes les monnaies
1 S 3
CAILLET,
FORBONNAIS, MA.T.
O. c.j p. 516 et suivantes. Recherches sur les finances, I, p. MOLE, Mémoires, t. II, p. 195-196.
229.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
étrangères, à l'exception des pistoles d'Espagne, seraient interdites, et que les monnaies autorisées seraient prises à leur valeur légale sans qu'il fût permis de les peser1 : c'était un détestable expédient pour prévenir les contestations incessantes que soulevait la circulation des monnaies rognées ou trop légères, c'est-à-dire de presque toutes celles qui avaient cours en France.
Double-louis de Louis XIII (or)
En 1639, il fallut revenir sur cette mesure : un édit du 17 novembre décréta qu'à l'avenir les monnaies ne seraient reçues que pour leur poids2. Une pareille décision, qui jeta dans le commerce un trouble dont Richelieu se rendait compte et qu'il essaya de calmer en lui rendant en même temps la liberté d'exportation, avait pour conséquence inévitable une refonte de la monnaie. En effet, en 1640, toutes les espèces trop légères d'or et d'argent durent être retirées de la circulation
1
FORBONNAIS,
2
0. c, I, p. 232-233. Mercure français, t. XXIII, p. 392.
�LE COMMERCE SOUS RICHELIEU
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pour être refondues, sous le nom de louis d'or et d'argent, et le monnayage au moulin fut définitivement substitué au monnayage au marteau1. L'année suivante (13 mars 1641), un arrêt du Conseil démonétisa l'écu d'or et ses multiples, le franc et ses divisions, les quarts et demi-quarts d'écus, et leur substitua des monnaies nouvelles,
Écu de Louis XIII (argent).
des demi-louis, des louis, des doubles et quadruples louis, des pièces de 8 et de 10 louis, en or, valant 5, 10, 20,40, 80 et 100 livres/au titre de 917 millièmes de fin, et à la taille de 72 1/2 au marc pour les demilouis et de 36 1/4 pour les louis, ce qui supposait pour les premiers un poids de 63 grains (3 gr., 346) et pour les seconds de 126 (6 gr., 692). Ces pièces gravées par Warin, avaient pour type l'effigie du roi avec la légende Lud. XIII. D. g. Fr. et Nav. rex, et au revers une croix formée de huit L. cou1
Déclaration du 31 mars 1640.
ISAMBERÏ, XVI,
p.
527.
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ronnés avec la légende Christus régnât, vincit imperat. Les pièces d'argent étaient de 5, 15, 30 et 60 sols à 11 deniers (917 millièmes) de fin, portant la même effigie que les pièces d'or, et au revers l'écu royal surmonté d'une couronne avec la légende traditionnelle de la monnaie d'argent SU Nomen Domini benedictum S Désignée d'abord sous le nom de louis d'argent, la pièce de 3 livres ne tarda pas à prendre le nom d'écu qu'elle a conservé. Le marc d'or était ainsi fixé à 362 livres 10 sols, le marc d'argent à 26 livres 10 sols, ce qui établissait la proportion à 13,92. Une médaille, portant pour légende Ludovico XIII restitutori monetœ, consacra le souvenir de cette réforme qui eut du moins le mérite de simplifier notre système monétaire et d'établir un mode de fabrication à la fois plus parfait et moins coûteux. Richelieu, il faut bien l'avouer, n'a été qu'un médiocre financier, malgré ses belles théories en matière d'impôts, qu'il n'a jamais appliquées, et sa réforme monétaire, inspirée surtout par le surintendant Bullion, un habile homme qui sut faire sa fortune beaucoup mieux que celle de la France ; mais on retrouve le grand diplomate et le grand homme d'État dans les efforts persévérants et souvent heureux que fit le cardinal pour développer notre commerce extérieur et surtout notre commerce maritime.
1
BBRRY
, o.
c, t.
II,
p. 520.
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Nos principaux clients en Europe, les Espagnols, les Anglais et les Hollandais étaient, en môme temps, les uns des adversaires déclarés, les autres des concurrents qu'il fallait ménager parce qu'ils étaient nos alliés naturels contre notre ennemie naturelle, l'Espagne. Faire la guerre à l'Espagne tout en continuant à lui vendre nos blés et nos toiles et à recevoir ses réaux et ses pistoles qui alimentaient notre circulation monétaire ; fermer nos frontières aux draps de l'Angleterre, tout en laissant passer ses cuirs bruts et ses métaux dont nous avions besoin et en obtenant un traitement plus favorable pour nos marchandises ; rester les amis des Hollandais tout en leur faisant concurrence dans les Indes, en essayant de leur disputer le transport et la vente de nos vins et de nos sels dans les pays du Nord, en gênant l'importation de leurs toiles, de leurs dentelles, de leur bimbeloterie, et en prohibant l'exportation des monnaies espagnoles et celle de nos quarts d'écu qu'ils nous renvoyaient après les avoir rognés ou contrefaits de manière à leur enlever la moitié de leur valeur1, c'était un problème difficile ; Richelieu le résolut mieux qu'on ne pouvait l'espérer. Sans renoncer à sa lutte avec l'Espagne, il laissa à nos négociants, par l'édit de 1639, toute liberté d'y exporter nos marchandises à leurs risques et périls. C'était une sorte de contrebande tacitement autorisée par les
1
Mémoire de Razilly, p. 30.
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HISTOIRE DU COMMERCE DE LA FRANCE
deux gouvernements et dont profitaient les deux pays. L'Angleterre n'avait jamais observé que très imparfaitement le traité de 1606 renouvelé en 16231 ; elle ne l'observa guère mieux sous Richelieu, elle continua à poursuivre nos bâtiments de commerce, en temps de paix comme en temps de gaerre, et à faire subir à nos marchands et à nos pêcheurs des vexations contre lesquelles nos ambassadeurs protestaient sans grand succès2. Sans se faire d'illusions sur les sentiments de la nation anglaise dont il avait eu la preuve pendant le second siège de la Rochelle, Richelieu, qui préférait à la guerre ouverte la neutralité même malveillante de l'Angleterre, patienta et attendit que la guerre civile qu'il avait prévue et qu'il contribua à exciter vînt paralyser le mauvais vouloir de nos voisins. Quant à la Hollande il avait besoin de ses vaisseaux et de son crédit contre l'Espagne et peut-être contre l'Angleterre : il ne pouvait donc songer à entreprendre une guerre de tarifs qui lui aurait aliéné tout le haut commerce hollandais : il essaya du moins de faire des Hollandais ses associés dans les entreprises qu'il rêvait en Orient et en Amérique. Les traités de 1621 et de 1627 stipulaient qu'ils protégeraient nos navires marchands et qu'ils laisseraient à leurs compatriotes toute liberté de s'associer
1 DUMONT, Corps Diplom., t. V, 2° partie, p. 430. Traité du 14 avril. 2 Lettres de Richelieu, III, p. 478.
�LE COMMERCE SOUS RICHELIEU
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avec les Français pour la navigation des DeuxIndes *. Il comptait moins du reste sur un accroissement du commerce français dans des pays voisins, dont les relations avec la France étaient réglées par des habitudes séculaires que sur des débouchés nouveaux et plus lointains qu'il travaillait à lui ouvrir. L'Europe du Nord, la Méditerranée (Levant et Afrique septentrionale], la côte de Guinée, le Canada et Terre-Neuve avec leurs fourrures et leurs pêcheries, la Perse et les Indes-Orientales, la mer des Antilles, tels sont les points qui attirent son attention; il n'a cependant qu'une médiocre confiance dans le commerce des petites Antilles, et constate qu'il y a peu à espérer de ce côté-là « si par une puissante guerre, on ne se rend maître des lieux que le roi d'Espagne occupe maintenant2 ». Il espère moins encore du commerce des Indes-Orientales, « parce que ces voyages-là sont de trop longue haleine et que l'humeur si prompte des Français veut la fin de ses désirs aussitôt qu'elle les a conçus3 ». Pour faire un bon établissement il faudrait envoyer en Orient deux ou trois vaisseaux commandés par des personnes de condition prudentes et sages, avec patentes et pouvoirs nécessaires pour traiter avec tous les princes
1 Traités du 10 juin 1624 et du 28 août 1627. DUMONT, V, 2e partie, p. 461 et 522. 2 Testament politique, 2e partie, chap. ix, section vi, p. 133134 (Ed. 1764). 3 lùid., p. 132-133.
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et faire alliance avec tous les peuples de tous côtés, ainsi qu'ont fait les Portugais, les Anglais et les Flamands. Ce dessein réussirait d'autant plus infailliblement que ceux qui ont pris pied avec cette nation en sont maintenant fort haïs, ou parce qu'ils les ont trompés, ou parce qu'ils les ont assujettis par force*. Quant aux moyens d'exécution « il faut voir comment nos voisins s'y gouvernent, faire de grandes compagnies, obliger les marchands d'y entrer, leur donner de grands privilèges, comme ils font. Faute de ces compagnies, et pour ce que chaque petit marchand trafique à part et de son bien, et partent pour la plupart en de petits vaisseaux assez mal équipés, ils sont la proie des corsaires et des princes nos alliés, parce qu'ils n'ont pas les reins assez forts, comme aurait une grande compagnie, de poursuivre leur justice jusqu'au bout. Ces compagnies seules ne seraient pas néanmoins suffisantes si le roi de son côté n'était armé d'un bon nombre de vaisseaux pour les maintenir puissamment en cas qu'on s'opposât par force ouverte à leurs desseins 2. » Ce plan si clairement exposé et conçu avec une ntelligence si nette des obstacles qui s'opposaient au développement du commerce français ne pouvait s'exécuter que lentement. Richelieu voulut faire rop grand et trop vite. Préoccupé par la nécessité
Testament politique, p. 133. Mémoires de Richelieu, 1.1, livre XVIII, p. 438. (Ed. Michàud et Poujoulat).
2 1
�LE COMMERCE SOUS RICHELIEU
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d'organiser une compagnie capable de lutter avec celles de l'Angleterre et de la Hollande, et par la crainte de diviser les efforts, il rêva tout d'abord, comme Law un siècle plus tard, une sorte de compagnie de commerce universelle dont l'action s'étendrait au monde entier. Le 31 mars 1626, avant la suppression de l'amirauté, un édit royal sanctionna l'établissement d'une compagnie de cent associés, au capital de 1,600,000 livres pour tous les voyages du Ponant et du Levant, tant par terre que par mer. Les fondateurs de la compagnie étaient des négociants et des financiers : Brué, Duval, le Maréchal et Montmort. Elle recevait à titre de concession perpétuelle la rade et les îles du Morbihan, avec l'autorisation d'y construire un port franc placé sous une juridiction spéciale qui ressortirait au conseil privé et non au parlement de Bretagne : l'association aurait l'investiture des terres de la Nouvelle-France, à charge de confirmer les concessions antérieures; et les vagabonds ou mendiants valides, astreints au travail dans les ateliers de charité, seraient mis à sa disposition pour coloniser ses possessions. La Compagnie n'avait du reste aucun monopole commercial; l'étendue même du commerce qu'elle prétendait embrasser rendait ce monopole impossible1. Cette tentative échoua contre les résistances
* Voir sur la compagnie du Morbihan, Mémoires de Richelieu, I, p. 398-399. — Mercure françois, t. XII, p. 44 et suiv. et XIV, p. 140. — Lettres de Richelieu (Ed. Avenel), t. III, p. 346 et 349
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du parlement de Bretagne, malgré l'accueil favorable qu'elle avait trouvé dans les Etats provinciaux. Le parlement atteint dans sa juridiction refusa d'enregistrer l'édit, et la Compagnie ne put s'organiser; mais Richelieu n'était pas homme à plier devant la magistrature pas plus que devant la noblesse. Au moment même où le parlement de Rennes se croyait débarrassé de la Compagnie du Morbihan, elle renaissait à Nantes sous un autre nom : La Nacelle de Saint-Pierre fleurdêlysée. Les fondateurs étaient un hollandais Nicolas de Witte, un brabançon, Billotti de Bruxelles, et un français, Jean du Meurier, sieur de Saint-Rémy, établi à Redon. Le projet de statuts soumis à Richelieu et qui fut examiné et modifié par Mathieu Molé fut signé au château de Limours en 1627. Les prétentions de la Compagnie dépassaient encore celles de la Compagnie du Morbihan. Non seulement elle s'engageait à armer immédiatement 12 vaisseaux pour le trafic de l'Océan, de la Méditerranée et des mers de l'Inde, et à établir 400 familles dans les lieux qui
VII, p. 586, VIII, p. 195. — FORBONNAIS, Recherches sur les finances, t. I, p. 572. —RANKE, Hist. de France au xvie et au xviie siècles (Trad. Porckat, 1856, in-8°), t. III, p. 265. — CAILIIET (0. c), p. 337. — LEBEUP, Histoire du commerce de Nantes, p. 67 90. — Richelieu s'était peut être inspiré dans la création de la Compagnie du Morbihan d'un projet proposé en 1621 par François du Noyer de Saint-Martin qui avait essayé de fonder une compagnie royale et générale de navigation et de commerce sans monopole. Il avait été autorisé à publier son plan et à faire appel aux particuliers, aux villes et aux communautés. L'appel ne fut pas entendu. (FORBONNAIS, Recherches sur les finances, I, p. 170).
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lui seraient concédés, mais elle se proposait d'aborder toute espèce d'entreprises commerciales et industrielles, navigation, pêche, dessèchement des marais, exploitation des mines, fabriques de draperie, de soieries, de dentelles, de tapisseries, de verrerie, d'armes, de quincaillerie, de savons, de beurre et de fromages préparés suivant les procédés hollandais, brasseries, blanchisseries de toiles et de cire, plantation du riz et de la canne à sucre, colonisation de la Nouvelle-France et de toutes autres terres qu'elle pourrait occuper ou conquérir. Le capital et le nombre des associés n'étaient pas limités. Le roi concéderait à la Compagnie, en France, deux lieux non habités sur l'Océan et sur la Méditerranée pour y construire un port et une ville, avec autorisation d'y élever des fortifications, d'y établir des foires franches, d'y organiser une juridiction particulière ; tout étranger ou Français qui verserait la première année et pour six ans au moins un capital de 20,000 livres serait anobli : le titre d'écuyer était promis à 32 associés qui seraient désignés par les directeurs; la Compagnie pourrait, comme celle du Morbihan, disposer des mendiants et vagabonds ; elle n'aurait à supporter qu'un impôt de 2 0/0 prélevé sur les marchandises qui se vendraient dans ses entrepôts; mais elle ne jouirait d'aucun monopole, sauf dans les terres qu'elle occuperait au nom du roi et dont elle resterait propriétaire *.
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Mémoires de
MATHIEU MOLE,
I, p. 423 et suivantes.
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Des articles secrets stipulaient que les protestants ne pourraient exercer leur culte dans les lieux où se feraient les nouveaux établissements, qu'ils ne seraient pas enrôlés comme colons, et que le fameux oratorien, le père de Bérulle, aurait la direction spirituelle de l'entreprise et des missions qu'elle pourrait fonder hors d'Europe1. C'était la première fois que l'intolérance religieuse figurait, en se cachant il est vrai, dans nos chartes de colonisation; elle ne tardera pas à s'y affirmer hautement; et en excluant un des éléments de la population française les plus disposés à émigrer, elle contribuera à tarir dans la source même le recrutement de nos populations coloniales. L'Angleterre en favorisant l'émigration de ses dissidents avait été mieux inspirée ; mais il faut bien reconnaître que l'attitude des calvinistes depuis l'édit de Nantes expliquait et justifiait dans une certaine mesure la défiance de Richelieu. Avec leurs rêves d'indépendance, leurs ambitions factieuses, leur diplomatie anti-nationale, qui cherchait un appui chez tous les ennemis et tous les rivaux de la France, à Madrid aussi bien qu'à Londres et à Amsterdam, les protestants auraient été de dangereux colonisateurs : l'exemple de quelques-uns d'entre eux au Canada, en 1628 et 16292, prouva qu'ils considéraient la trahison comme tout aussi léLettres de Richelieu, t. VIII, p. 195. Ce fut un protestant français Jacques Michel qui guida l'escadre anglaise jusqu'à Québec en 1629.
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gitime en Amérique qu'en Europe. Richelieu n'avait pas en matière de religion cette haute impartialité, ou si on veut cette respectueuse indifférence qui avait été un des traits du génie de Henri IV; il était catholique par situation et par conviction, il n'était tolérant que par politique : quand la politique et la conviction paraissaient se trouver d'accord, il n'est pas étonnant qu'elles l'aient déterminé à trancher une question où Henri IV lui-même avait été plus d'une fois embarrassé. Du reste la Compagnie de la Nacelle de SaintPierre eut le même sort que celle du Morbihan : ses ambitions étaient trop larges, son but trop vague, ses privilèges trop peu séduisants pour attirer le public; elle n'eut jamais d'existence que sur le papier, et désabusé par ces deux échecs, Richelieu en revint au système des compagnies de Henri IV, visant un but déterminé et investies d'un monopole plus ou moins étendu. La plus importante fut celle de la NouvelleFrance dont la charte est de 16281 et qui ne fut qu'une transformation de la Compagnie du Morbihan. Malgré l'énergie de Champlain et le zèle des missionnaires, le Canada avait fait peu de progrès depuis quinze ans : les guerres avec les Indiens, l'esprit intolérant des Jésuites et leur rivalité avec les Récollets, l'indifférence des vice-rois de la Nouvelle-France, Condé, le maréchal de Montmorency,
1 Déclaration de mai 1628, vantes.
ISAMBEHT, XVI,
p. 216 et sui-
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le duc de Ventadour qui lui avait succédé en 1623, la négligence de la Compagnie qui n'avait pas rempli ses engagements et dont le privilège avait été transmis en 1626 à deux particuliers Guillaume et Emeric de Caen, tous deux protestants, avaient paralysé la colonisation : c'était tout au plus si nos établissements comptaient 200 colons, y compris les femmes et les enfants. Champlain soumit à Richelieu le plan d'une nouvelle compagnie qui devait compter 100 associés, versant chacun au moins 3,000 livres, et qui s'engagerait à établir au Canada 4,000 colons avant l'année 1643 et 200 dès 1628. Elle devrait pourvoir à leur subsistance pendant trois ans et leur assigner une étendue de terres défrichées suffisante pour les nourrir eux et leur famille. Elle s'obligeait à ne les recruter que parmi des catholiques et des sujets français. En revanche, le roi concédait à la Compagnie, sous la réserve de foi et hommage, tout le territoire de la NouvelleFrance , avec les droits de la souveraineté, le monopole perpétuel du commerce des fourrures, et le privilège pour quinze ans de tout autre commerce par terre et par mer, à l'exception de la pêche de la morue qui restait libre. Toute concession contraire était révoquée, mais la Compagnie serait déchue de ses privilèges, si elle n'établissait pas au moins 3,000 colons en quinze ans. Le cardinal de Richelieu, le surintendant d'Efflat, Champlain qui conservait le gouvernement de la colonie et plusieurs gentilshommes furent les premiers souscripteurs, le reste
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se composait de marchands et d'armateurs de Paris et de nos principaux ports. Les débuts de la Compagnie furent difficiles; au moment même où elle s'organisait, la guerre éclatait avec l'Angleterre, et ses premiers convois étaient capturés. En 1629, une escadre anglaise s'empara de Québec vainement défendu par Champlain Bien que la paix fût déjà signée depuis deux mois au moment où l'Angleterre faisait cette facile conquête, il fallut trois ans de négociations pour la lui arracher; et Champlain ne triompha pas sans peine des détracteurs du Canada qui le représentaient comme une terre ingrate dont on ne tirerait jamais ce qu'il avait coûté. Les traités de Suze et de SaintG-ermain restituèrent enfin à la France non seulement le Canada, mais l'Acadie qui fut concédée à Isaac de Razilly, à condition de fonder un établissement à la Hève2. Champlain, redevenu gouverneur de la Nouvelle-France, mourut à Québec en 1635. Le Canada lui devait son existence; presque seul, il avait compris que l'avenir de ce pays était bien moins dans l'exploitation des pêcheries et des fourrures que dans la culture et dans la colonisation : Richelieu lui-même n'avait été gagné qu'à demi à ces idées qui étaient pourtant celles de Henri IV. Champlain mourut trop tôt pour le succès de son
Voir sur ces événements CHAMPLAIN (éd. in-4° 1632). — Eist. du Canada. — CHARLEVOIX, Hist. de la NouvelleFrance. — PARKMAN, Les Pionniers français dans l'Amérique du Nord. La Nouvelle-France,, chapitre xvi. 2 DESCHAMPS, Isaac de Razilly, p. 13 et 14.
SAGARD, T. ii. 28
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œuvre ; le Canada ne recommença à grandir que sous Golbert. La constitution de la Compagnie des Antilles avait précédé celle de la Compagnie de la NouvelleFrance. Le gouvernement et le commerce français n'avaient jamais reconnu, même au xvi° siècle, les prétentions de l'Espagne et du Portugal à la souveraineté exclusive des mers et des contrées tropicales. Au xvne siècle, la France continuait à affirmer avec énergie le principe de la liberté des mers, également défendu par la Hollande % mais toujours contesté par les Espagnols et les Portugais qui avaient trouvé un appui inattendu dans les théories des jurisconsultes anglais reconnues et appliquées par le gouvernement britannique, là du moins où elles pouvaient servir ses ambitions 2. Comme Grotius, nos économistes et nos juristes soutenaient « que le commerce étant du droit des gens doit être égal entre égaux, réciproquement libre et sans restriction de pays3 » et qu'il est « expédient de laisser la liberté à tous peuples de quelque religion qu'ils soient d'aller traiter et trafiquer aux Indes et en quelque partie du monde que ce soit4 ». De ce conflit entre les intérêts et les doctrines était sortie
Le fameux ouvrage de GROTIUS, Mare liberum, parut en 1608. SELDEN (1584-1654) publia en 1635 le Mare clausum, rofu talion du livre de Grotius, qui fut traduite en anglais par les ordres du Long parlement. 3 MONT CHRÉTIEN, Traité A'économie publique, livre II, p. 119. 4 LEPÈVRE DU GRAND HA.MEL, Discours sommaire de la navigation et du commerce, chapitre iv : De la liberté de la navigation aux Indes orientales et occidentales.
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cette singulière conséquence qu'au-delà du tropique du Cancer la piraterie avait fini par être considérée comme légitime, et que les gouvernements de France et d'Espagne s'étaient entendus pour ne pas délivrer de lettres de représailles à ceux de leurs sujets dont les navires auraient été capturés dans ces mers où la guerre était pour ainsi dire l'état normal1. C'était en vertu de ce même principe que les Portugais avaient pu détruire impunément nos comptoirs du Brésil et notre colonie de Maragnan. Aux Antilles, les Espagnols l'appliquaient avec non moins de rigueur aux navires de Dieppe, de Rouen, de Saint-Malo, de Nantes.et de la Rochelle qui faisaient le commerce interlope ; mais aucun établissement durable n'y avait été fondé par les Français jusqu'au xvn° siècle. La première tentative date de 1625. Un huguenot, Levasseur, s'était installé avec quelques colons à Saint-Christophe où les Anglais étaient déjà établis depuis 1623, et peu de temps après il avait cédé ses droits à deux capitaines de la marine du Ponant, Urbain de Roissey et Belin d'Esnambuc, tous deux Normands et originaires du pays de Caux. De retour en France, d'Esnambuc avait réussi à intéresser Richelieu à ses projets et le 31 octobre 1626, des lettres royales autorisèrent
1 « Estant sud de cesle isle (l'île de Fer), au delà du tropique du Cancer, tous les navires français s'ils sont les plus forts et bien équippez en guerre, prenans des navires espagnols ou portugais, font des bonnes prises, suivant les accords d'entre les Roys de France et d'Espagne, et ce qui a toujours esté pratiqué, estant, comme l'on dit, au delà des amitiez. » MA., p. 64
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la fondation de la Compagnie de Saint-Christophe, la Barbade et autres îles : son privilège s'étendait du 116 au 18° degré de latitude septentrionale : elle était autorisée à occuper à ses risques et périls toutes les îles situées au-delà des amitiés (c'est-àdire à l'ouest du premier méridien et au sud du tropique du Cancer) qui ne seraient pas habitées par des sujets d'un prince chrétien. La moitié des produits ou des objets manufacturés recueillis ou fabriqués dam les terres qu'elle occuperait devaient être ven lus par l'intermédiaire des agents de la Compagnie ; le reste appartiendrait aux colons qui en disposeraient librement. Le roi se réservait la dîme du produit des mines qui pourraient être découvertes. Le capital social était fixé à 45,000 livres et les bénéfices seraient répartis proportionnellement aux sommes versées. Richelieu s'inscrivait pour 3,000 livres et donnait un vaisseau : le surintendant d'Effiat venait après le Ministre sur la liste des associés 1 ; un négociant du Havre, Jean Cavelet, sieur de Heurtelay, dont la famille avait été tenancière des d'Esnambuc, se chargea de recruter des actionnaires parmi les marchands de Rouen, du Havre et de Dieppe et reçut pleins pouvoirs en France pour les affaires de la Compagnie. PortLouis en Bretagne et le Havre furent désignés pour les départs et le Havre pour les retours2.
MOREAU DE SAINT-MÉRY, Lois et constitutions des îles françaises de l'Amérique, sous le vent (6 vol. in-4°, 1784-1790). 2 P. MARGRV, Origines transatlantiques. Belin d'Esnambouc
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La Compagnie des Antilles eut à traverser comme celle du Canada de dangereuses épreuves. La colonie de Saint-Christophe menacée d'abord par les Anglais et sauvée par l'intervention d'une escadre royale, fat ruinée en 1629 par les Espagnols. D'Esnambuc se réfugia avec 200 hommes à Antigoa ; d'autres se dispersèrent à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin, ou allèrent s'établir de concert avec les fugitifs anglais qui avaient partagé leur désastre, à l'île de la Tortue, au nord de SaintDomingue, où sous le nom de boucaniers et de flibustiers ils commencèrent contre les Espagnols une lutte impitoyable qui devait durer un demi-siècle. Du reste l'invasion espagnole n'était pas une conquête ; Saint-Christophe fut évacué après la destruction des établissements anglais et français. Les Anglais d'abord, les Français ensuite reprirent possession de leur ancien territoire, relevèrent leurs forts, recommencèrent à cultiver le tabac et la canne à sucre. Quelques-uns des exilés restèrent dans l'île de la Tortue et dans l'archipel des Bahama dont la partie septentrionale était occupée par les Anglais depuis 1629. Guillaume de Caen obtint la concession des îles occupées par les Français (Inague, Guanahani.Ibaque, Marignana. les îles Turques) et en 1610 les fit ériger en baronie en sa faveur l.
(in-8°,
1
1863).
—■ Cf- Le
1'.
DUTERTRE,
Histoire générale des îles
24-25.
Saint-Christophe, etc... du
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(1654,
MOREAU DE SAINT-MÉRY
in-4°). (0. c), I, p.
Lettres patentes
janvier
1633.
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L'impôt de 30 sols par livre, dont Richelieu venait de frapper à leur entrée en France les tabacs étrangers, favorisait le principal commerce des Antilles françaises *, les émigrants affluaient, les plantations se développaient rapidement ; mais les ressources de la Compagnie étaient insuffisantes ; le commerce interlope français ou étranger lui enlevait tous ses bénéfices. Sur les instances de Jacques Berruyer, capitaine des ports de Veulette et des Petites-Dalles et l'un des principaux associés, Richelieu la réorganisa en 1635 2. Son privilège fut étendu du 10° au 30° degré de latitude ; elle avait pour vingt ans le monopole du commerce ; mais tous les capitaines de navires pouvaient aller aux Antilles, à condition de transporter gratuitement pour le compte de la Compagnie au moins trois personnes et de rapporter en France un dixième de leur chargement en marchandises lui appartenant. La Compagnie était propriétaire du sol et souveraine sous la condition de foi et hommage : le roi ne se réservait que la nomination du capitaine général et l'investiture des officiers de justice. La Compagnie s'engageait à établir en vingt ans au moins 4,000 colons français et catholiques. Elle entretiendrait un certain nombre de missionnaires
1 MOREAU DE SAINT-MÉRY, p. 23. Déclaration du 17nov. 1629. En 1625 Richelieu estimait la consommation du sucre en France à 25 millions de livres (poids), et celle du tabac à 2 millions de livres, sans compter les marchandises introduites en contrebande et qu'il était difficile d'évaluer. Lettres de Richelieu, II, p. 165. 2 ISAMBERT, XVI, p. 421. Edit du 12 février 1635.
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pour la conversion des sauvages et tout indigène baptisé aurait par cela même les droits de naturel français ; mais, en dépit des scrupules de Louis XIII, l'esclavage des noirs était autorisé, et la condition des travailleurs blancs qui, sous le nom d'engagés^ se louaient pour trois ans soit à la Compagnie, soit à des particuliers, moyennant la gratuité du passage, l'entretien et une concession de terres à l'expiration de leur temps de service, n'était guère meilleure que celle des esclaves La nouvelle compagnie stimulée par Richelieu, appuyée à la cour par de hautes influences, entre autres celle de Fouquet, conseiller du roi et président du conseil des directeurs, soutenue par de grands capitalistes comme Jean Rosée, le plus riche marchand de Rouen, prit son rôle au sérieux. En moins de deux ans, la Guadeloupe, la Martinique, la Dominique, l'île de Saba sont occupées : en 1636, au moment où mourait d'Esnambuc, Saint-Christophe comptait près de 4,000 colons et un nombre presque égal était dispersé à Antigoa, à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, à la Tortue, aux Bahama, et dans les acquisitions plus récentes de la Compagnie; en 1642, on évaluait- à 7,000 habitants d'origine française, sans compter les esclaves noirs et les indigènes, la population de nos Antilles : la Com1 MOREAU DE SAINT-MÉRY, O., I, p. 22.— Commission donnée par le Cardinal de Richelieu aux sieurs d'Esnambuc et de Roissey pour établir une colonie dans les Antilles d'Amérique,
31 octobre 1626.
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pagnie avait largement rempli ses engagements : aussi obtint-elle sans peine la prorogation de son monopole commercial jusqu'en 1662 et l'exemption des droits d'entrée pour toutes les marchandises qu'elle enverrait dans les ports de France *. Richelieu s'était trompé dans ses prévisions, on n'avait pas eu besoin de conquérir les colonies espagnoles, et les Français avaient fait preuve aux petites Antilles non seulement de ces qualités brillantes que personne ne leur refusait, mais d'une persévérance, d'une initiative et d'un esprit pratique, qu'on n'attendait pas d'eux, même en France, au début du ministère de Richelieu. Aux Antilles, la colonisation privée avait devancé la colonisation officielle, i! en fut de même en Guyane : dès 1626, un capitaine normand, de Chantail, s'établissait avec vingt-six hommes à Sinnamari : sept ans plus tard les colons étaient au nombre de 150. La Compagnie rouennaise qui avait créé nos premiers établissements et qui trafiquait également en Afrique, sollicita alors, avec la sanction royale, le monopole du commerce entre le cap Nord et la rivière d'Approuage et l'obtint en 16332. Elle
MOREAU DE SAINT-MÉRY, I, p. 51 et suiv. Bibliothèque nationale, Manuscrit 4089, fonds français, P. 29. — « Le 24 juin 1633, le sieur Rosée, Robin et leurs associés marchands de Rouen et de Dieppe eurent permission pendant dix ans de trafiquer seuls à Senéga, Cap Vert, et Gambie, y compris les Deux-Rivières, ce qui fut accru trois jours après d'un degré de la côte d'Amérique, depuis le 3e degré 45 minutes de latitude septentrionale jusqu'au 4= degré 45 minutes. »
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fut confirmée en 1636 sous le nom de Compagnie du Cap Nord et son privilège tut étendu des bouches de l'Orénoque à celles de l'Amazone. Elle venait d'élever le fort de Cayenne où ne tarda pas à se concentrer le mouvement commercial de cette nouvelle colonie Sur les côtes occidentales d'Afrique, les Rouennais avaient, depuis le xvie siècle, une factorerie à l'embouchure du Sénégal. En 1612, sous les ordres du chevalier de Briqueville et d'Augustin de Beaulieu, ils avaient essayé sans succès de fonder un autre établissement sur la Gambie2 : de nombreux navires de Saint-Malo, de Dieppe et de Rouen trafiquaient sur toute la côte depuis le Maroc jusqu'au golfe de Guinée. En 1633 deux négociants normands, Rosée et Robin, formèrent à Dieppe et à Rouen une société qui fut investie par lettres patentes en date du 24 juin du privilège du commerce et de la traite des noirs au Sénégal, au Cap-Vert et dans la Gambie. Le fort Saint-Louis s'éleva sous la protection d'une escadre commandée par Claude de Razilly et devint le principal siège des opérations de la Compagnie. De 1633 à 1635, deux autres sociétés, l'une malouine, l'autre parisienne obtinrent également le monopole du trafic sur la côte d'Afrique, la première de Sierra
Voir sur les origines de la Guyane française TERNAUXNotice historique sur la Guyane française (1843, in-8°), et V. DE NOUVION, Extraits des auteurs et voyageurs qui ont écrit sur la Guyane (1844, in-8°). 2 THÉVENOT, Relations de divers voyages, t. I, 2° partie, p. 128 des.Mémoires du voyage aux Indes orientales du général Beaulieu.
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Leone au cap Lopez, la seconde du cap Blanc à Sierra Leone, sauf sur les points réservés à la Compagnie normande du Sénégal1. L'un des derniers actes du ministère de Richelieu fut la constitution par lettres patentes du 24 juin 1642, en faveur du dieppois Rigault et de ses associés, de la Compagnie d'Orient qui obtint pour dix ans le privilège du commerce et de la colonisation à Madagascar, où les Normands avaient déjà abordé plus d'une fois au xvi° siècle et qui était devenue, depuis le commencement du xvne siècle, le but de voyages presque réguliers2. On remarquera que presque partout, à Madagascar, comme dans l'Afrique occidentale, comme en Guyane, aux Antilles et même au Canada, c'étaient les Normands qui avaient eu l'initiative et pris la direction des entreprises commerciales et coloniales. La situation de la Normandie, sa nombreuse population maritime, les traditions plus que séculaires de ses marchands et de ses matelots, depuis les inconnus qui allaient coloniser la Guinée sous Charles V jusqu'aux capitaines des deux Ango et aux fondateurs des comptoirs du Sénégal, la
1 Voir DERNIS, Histoire abrégée des Compagnies de commerce qui ont été établies en France depuis l'année 4626. (Manuscrit), Arch. des colonies, série F. 3. s Voir sur les débuts de la colonisation à Madagascar, FR. CAUCHE, Relations curieuses et véritables de l'île de Madagascar (1651, in-4°). — FLAGOURT, Histoire de la grande île de Madagascar, 1658, in-4°, — et G. MARCEL, Les droits de la France sur Madagascar (Revue scientifique, 1883),
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ténacité du caractère normand, l'humeur voyageuse et conquérante que les habitants de la Normandie avaient héritée de leurs ancêtres, les compagnons des rois de la mer, leur orthodoxie prudente et nullement fanatique lui assuraient sur les autres provinces maritimes une incontestable supériorité. Les Basques étaient pêcheurs plutôt que commerçants ; les Bordelais plutôt commerçants que marins : les Rochelois, qui étaient l'un et l'autre, se voyaient exclus par leur religion des établissements, sinon du trafic d'outre-mer : la Bretagne avait des corsaires intrépides et d'admirables matelots, mais trop attachés au sol de leur patrie pour le quitter sans retour: nulle part le commerce n'était plus riche qu'en Normandie et la petite noblesse plus pauvre. C'est le commerce normand qui a procuré à la colonisation française les capitaux que l'Etat était impuissant à lui fournir, ce sont les cadets de famille et les gentilshommes sans terres qui lui ont donné des chefs : ce sont eux qui ont conquis et défriché le Canada et fondé nos premières plantations aux Antilles : les cadets de Gascogne ont surtout exploité la France, les cadets de Normandie ont exploité l'Amérique, à leur profit sans doute, mais aussi au profit du pays. On â accusé Richelieu d'avoir sacrifié à des entreprises de colonisation lointaine notre antique commerce dans le Levant et d'avoir fait peu d'efforts pour maintenir avec l'empire ottoman les bonnes relations, qui étaient une des traditions de la politique
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française depuis François Ier. Cette accusation est injuste. Richelieu comprenait beaucoup mieux que la plupart de ses conseillers l'importance du commerce du Levant et n'était pas homme à se laisser entraîner à ces rêves de croisade qui avaient un instant séduit l'imagination du père Joseph et l'ambition du descendant des Paléologues, le duc, de Nevers \. Nos intérêts en Orient avaient été, il est vrai, gravement compromis par le déchaînement de la piraterie, parla maladresse de notre diplomatie qui avait laissé les Arméniens schismatiques s'emparer des lieux saints de Jérusalem et peut-être plus encore par la qualité inférieure des marchandises que les négociants expédiaient dans les échelles du Levant, par la mauvaise organisation des consulats érigés en charges héréditaires dont les titulaires ne résidaient pas et affermaient à des étrangers le droit de 2 pour 100 prélevé sur le commerce français, enfin par la conduite de notre ambassadeur, M. de Cézy, qui rançonnait notre commerce à Constantinople et se déconsidérait par ses querelles avec le premier drogman de l'ambassade, Olivari2. Avant
H. MARTIN, Hist. de France, XI, p. 213 note. Discours au vray de tout ce qui s'est passé tant au voyage que le sieur Sanson Napolon a fait à Constantinople qu'à Thunis et Argers pour le traité de paix de la Barbarie (Arch. cur. de F hist. E de France, 2 série, t. IV, p. 96). — M. Léon BOURGUÈS a publié dans la Bévue de Marseille et de Provence en 1886, en partie d'après les documents tirés des archives de la Chambre de commerce de Marseille, une intéressante étude sur Sanson Napolon/
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même que Richelieu arrivât au pouvoir, Louis Xïïl s'était préoccupé de relever notre influence : le baron Deshayes de Gourmesnin, envoyé à Constantinople en 1621, avait obtenu du sultan la restitution des lieux saints, et avait été lui-même en Palestine installer un consul français à Jérusalem et reprendre possession des églises du Saint-Sépulcre et de Bethléem1. En 1623, le corse Sanson Napolon, gentilhomme ordinaire de la Chambre, avait reçu la mission de réconcilier M. de Cézy et le premier interprète et de réclamer la restitution des navires ou des esclaves enlevés dans la Méditerranée par les corsaires barbaresques. Il avait réussi dans cette double mission, s'était fait rendre les Français détenus à Tunis, mais il avait été moins heureux à Alger où l'authenticité des lettres du sultan avait été contestée et il avait dû revenir à Marseille2. Au moment où Richelieu prenait possession du ministère, la guerre entre les Persans et les Turcs avait redoublé nos embarras. Le shah de Perse arrêtait les caravanes, et les marchandises orientales n'arrivaient plus à Alep et à Damas. En même temps qu'il favorisait les missions des capucins récemment établies dans le Levant, qu'il créait des consulats en Albanie et en Morée3, Richelieu songea à ouvrir par l'intermédiaire d'une compagnie fran1
DESHAYES DE COURMESNIN,
Voyage Au Levant faict en
2°
1621...
(1624,
2
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in-12. 2E éd. 1629). Archives cur. de l'hist. Ae France,
CAILLET,
série, IV, p.
99
et suiv.
0. c, p.
328.
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çaise des relations directes avec la Perse, à travers la Moscovie, dont les ambassadeurs avaient cherché en 1615, sans succès il est vrai, à négocier un traité de commerce avec la France. Les marchandises qui nous venaient de la Perse, les soies, la droguerie, l'opium, les épices, les pierreries, les tapis, et celles que nous pouvions y renvoyer, les draps, les velours, les satins, l'orfèvrerie, étaient toutes d'un prix élevé sous un petit volume et pouvaient supporter des frais de transport considérables. Les caravanes mettaient quarante-six jours pour venir de Tauris ou de Bagdad à Alep ou à Damas1 : on n'en mettrait pas davantage pour embarquer les marchandises à Asterabad sur la Caspienne, les conduire à Astrakan, leur faire remonter le Volga et les transporter par la Dvrina jusqu'à Arkhangel ou plutôt par terre jusqu'à Narva, le seul port sur la Baltique qui appartînt au czar de Moscovie. Si le czar consentait au transit et si le roi de Danemark modérait en faveur des Français le droit de 4 1/3 pour 100 perçu sur les vins au passage du Sund 2, les frais seraient inférieurs à ceux de l'ancienne route, où il fallait ajouter au prix de transport l'impôt de 8 0/0 à la sortie et à l'entrée perçu par les Turcs dans les échelles du Levant. La France avait même l'avantage de pouvoir porter directement
Le voyage de M. Deshayes baron de Courmesvin (sic) en Dannemarc par le sieur P. M. L. (probablement Brisacier), Paris chez Promé 1664, in-12, p. 101 et suiv. 2 Ibid., p. 41.
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dans les ports de la Suède qui négociait avec Gharnacé un traité d'alliance et de commerce, dans ceux du Danemark, de l'Allemagne septentrionale, de la Pologne et de la Moscovie, nos sels, nos vins, nos eaux-de-vie qu'y introduisaient les Hollandais, et d'y aller chercher les bois, le goudron, les chanvres, les lins, les métaux et les fourrures qu'ils revendaient en France Deshayes de Gourmesnin, fils de l'ancien ambassadeur en Turquie, fut chargé de la négociation. Il obtint en Danemark, pour tous les produits destinés à Narva ou qui en proviendraient, sans en excepter le vin, la réduction à 1 pour 100 à l'aller et au retour du péage prélevé à Elseneur2; il eut moins de succès en Moscovie. Le czar Michel Fedorowitz accorda aux Français, dans tous les ports de ses états, la liberté de commerce et de conscience, leur permit d'établir des consuls et n'exigea de nos marchands qu'un droit de 2 0/0; mais il refusa d'autoriser le transit des caravanes françaises, et l'établissement dans ses états d'une compagnie étrangère3. Richelieu n'abandonna pas cependant ses vues sur l'Orient où il avait à sa disposition de précieux auxiliaires. Le père Joseph, dont la fougue s'était calmée, grâce aux conseils du cardinal, avait ajourné
Mémoires de Richelieu (Ed. Michaud et Poujoulat), t. II, livre XX, p. 134, année 1629. a Voyage de M. DESHAYES en Dannemarc, p. 171 et suiv. — Lettres patentes de Christian IV.de Danemark, du 14 juillet 1629. 3 DUMONT, Corp. Diplom., V, 2E partie, p. 597. — Le traité est du 13 novembre 1629 (Moscou).
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ses rêves de croisade, mais en gardant l'espérance de propager dans le Levant le christianisme et l'influence française. Nommé en 1625 préfet des missions du Levant, des Etats Barbaresques et du Canada, il avait envoyé en Asie-Mineure, en Palestine, en Egypte, en Perse, une centaine de capucins français qui avaient fondé des couvents et des hôpitaux à Jérusalem, à Alexandrie, à Bagdad, à Ispahan; s'ils ne faisaient pas le commerce pour leur compte comme les Jésuites au Canada et les frères prêcheurs aux Antilles, ils étaient tout disposés à renseigner les commerçants, à leur donner asile, et à servir les intérêts de la France en même temps que ceux de l'Eglise *. Richelieu avait du reste d'autres agents aussi zélés et plus compétents, qu'il avait chargés d'étudier les routes et les habitudes du commerce dans l'Asie centrale et orientale. Le plus illustre, JeanBaptiste Tavernier, fils d'un marchand de cartes géographiques d'Anvers établi à Paris vers la fin du xvie siècle, et neveu du graveur Melchior Tavernier, ne fut pas seulement un voyageur hardi et intelligent, mais un marchand des plus habiles et des plus heureux, qu'on peut regarder comme le fondateur du commerce français en Perse, aux Indes et dans les îles de la Sonde. Protégé par le père Joseph qui l'avait rencontré à Ratisbonne en 1630,
1 Le véritable P. Joseph capucin nommé au cardinalat. ... Imprimé à Saint-Jean-de-Maurienne 1704.— [Arch. cur. de VHist. de France, 3° série, t. IV, p. 175 et suiv.)
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il parcourt de 1631 à 1635 la Perse et la Turquie d'Asie; en 1638, il visite les Indes, les mines de Golconde, Agrah où il trouve déjà des Anglais et des Hollandais ; il poussera plus tard jusqu'à Sumatra et à Java, et enrichi par le trafic des pierres précieuses, des étoffes et des épices, il recevra de Louis XIV des lettres de noblesse et révélera par la publication de ses voyages tout un monde à peine entrevu par quelques missionnaires ou quelques aventuriers et qu'on ne connaissait guère que par les récits de Marco Polo Malheureusement, Richelieu mal servi par nos ambassadeurs à Gonstantinople, de Cézy et Marcheville, ne tira qu'un médiocre parti du zèle de nos missionnaires et des informations de nos voyageurs. Le commerce du Levant, de plus en plus troublé par la rivalité de la Perse et de la Turquie et détourné par les Hollandais vers les ports de l'Océan Indien, continua à déchoir et nos agents ne surent même pas défendre les droits de la France sur les lieux saints qui furent de nouveau usurpés par les chrétiens grecs en 1634, et dont M. de Cézy fut impuissant à obtenir la restitution2.
Voir J. B. TAVERNIER Six voyages en Turquie, en Perse et aux Indes (3 vol. in-4° 1682) — et JORET, I. B Tavernier (in-8° 1886). — Suivant LEFÈVRE DU GRAND HAMEL (0. c), p. 49, Louis XIII aurait envoyé en Perse en 1625 le sieur do SaintMesmin pour fonder des comptoirs à Alep et à Bassora. Cet agent français avait donc précédé Tavernier. 2 CAILLET (0. c.),p. 328-329. — Cf. 0. TEISSIER Inventaire des Archives historiques de la chambre de commerce de Marseille. On fut obligé pour payer les dettes de M. de Cézy d'établir un T. H. 29
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Sa politique dans les pays barbaresques avait été plus énergique et avait abouti à des résultats moins incertains. Malgré la présence de consuls français à Fez et à Tunis1, d'agents de la Compagnie marseillaise du corail à Bône et à Alger, les traités qui garantissaient la liberté du commerce au Maroc et la sécurité de notre établissement du Bastion de France ou de Mers-el-Kharez, situé entre la Calle et le cap Rosa, étaient fort mal observés. S'il i'aut en croire Isaac de Razilly, il y avait en 1626 près de huit mille matelots français retenus comme esclaves en Tunisie et en Algérie, sans compter ceux qui avaient été pris par les Marocains2 : en dépit des capitulations, les corsaires de Tunis, d'Alger et de Salé infestaient la Méditerranée et l'Atlantique. C'était à la fois un danger et une humiliation pour l'amour-propre national. Dès 1626, Isaac de Razilly avait proposé à Richelieu de s'emparer de l'île de Mogador sur les côtes du Maroc, de la fortifier et d'en faire tout à la fois un poste stratégique qui permettrait de surveiller les corsaires et un entrepôt de commerce qui nous donnerait un pied en Afrique. Il estimait à cent mille écus par an l'importation des toiles, des draps, du fer et autres menues marchandises qu'on pourrait vendre au Maroc, et à 30 pour 100 le bénéfice sur la poudre d'or, les dattes, les
droit do 3 0/0 sur les marchandises françaises exportées des Echelles du Levant : ce droit fut perçu jusqu'en 1644 (p. 8). 1 Voir THOMASSY, Le Maroc et ses caravanes (1845, in-8°, 2° éd.), p. 115 et suiv. 1 Mémoire de Ranilly, p. 21.
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plumes d'autruche et les chevaux barbes qu'on recevrait en paiement1. D'autres faiseurs de projets étaient plus ambitieux. L'un d'eux proposait de s'établir à la Gouletfe et môme de conquérir Tunis et Alger et prétendait qu'avec 10 vaisseaux et 10,000 hommes on mènerait l'entreprise à bonne fin2. Richelieu avait en Europe d'autres desseins plus vastes et moins chimériques : il envoya cependant Razilly sur les côtes du Maroc en l'autorisant à prendre possession de Mogador, s'il le jugeait utile; celui-ci se borna, après une première expédition, à exiger des habitants de Salé la délivrance des esclaves chrétiens, moyennant rançon, la liberté de commerce et de culte, l'établissement d'un consulat et la promesse de ne plus faire les Français esclaves (3 septembre 1630)3. L'année suivante, il signa avec le sultan du Maroc (17 et 24 septembre 1631) un traité de commerce qui stipulait la restitution des esclaves, l'ouverture des ports aux Français moyennant les droits d'usage, et l'autorisation pour la France d'établir des consuls dans toutes les villes où elle le jugerait convenable. Deux nouveaux consulats furent en effet institués à Maroc et à Saffy4. Ce traité fut renouvelé en juillet 1635 par du Chalard5, et à peu près respecté jusqu'à la mort de Richelieu.
Mémoire de Razilly, p. 29 et 30. - Un dessein français sur Alger et Tunis sous Louis XIII par STEIN {Berne de géographie, t. XII, p. 23 et suiv.). 3 DUMONT, Corps Diplom., V, 2° partie, p. 613. 4 Id., t. VI, 1™ partie, p. 19 et 20. 0 Ibid., p. 113. Le traité est du 18 juillet 1635.
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Les négociations furent plus épineuses à Tunis et surtout à Alger. Sanson Napolon envoyé à Constantinople, en 1623, pour obtenir le rétablissement du Bastion de France et la délivrance des Français prisonniers dans lés régences d'Alger et de Tunis, en était revenu, comme nous l'avons vu, avec des firmans favorables ; mais le dey d'Alger ne voulait renvoyer les esclaves que contre rançon. Napolon revint à Marseille où les députés du commerce lui promirent des fonds pour le rachat des esclaves et pour l'armement des navires qui devaient les ramener. Dans l'intervalle, une tentative du gouverneur de Narbonne pour rentrer par la force en possession des établissements français d'Algérie avait échoué. Napolon signa cependant avec le dey, en octobre 1628, une convention qui nous restituait le Bastion de France, dont Napolon était nommé gouverneur inamovible, rétablissait le commerce, autorisait le rachat des esclaves, mais stipulait que les navires barbaresques pourraient visiter les navires français, afin de s'assurer qu'ils ne portaient pas de marchandises appartenant aux ennemis du grand Seigneur. Dans ce dernier cas, le navire et sa cargaison devaient être amenés à Alger, les marchandises ennemies vendues au profit du dey, et le fret payé à l'armateur sur le prix de vente 1. La mort de Napolon, tué en 1633 dans un engagement avec les Arabes, compromit de nouveau la
1 DUMONT, t. V, 2e partie, p. 559. — Cf. Lettres de Richelieu, IV, p. 205 et 282 et O. TEISSIER (0. c).
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situation du commerce français. Son successeur Sanson Lepage, premier héraut de France, ne sut pas s'entendre avec le divan et le dey1 ; les pirateries recommencèrent; une escadre commandée par de Manty parut devant Alger, mais se borna à une simple démonstration qui ne fit qu'exaspérer les indigènes. Le Bastion fut de nouveau détruit en 1637 et les Français exclus d'Algérie et de Tunisie2. Richelieu ressentit vivement cet échec. Sourdis reçut ordre de détacher une escadre à Alger et à Tunis et de négocier un nouveau traité qui interdirait aux Barbaresques la navigation du golfe du Lion et du golfe de Gascogne, supprimerait le droit de visite, et abolirait l'esclavage, au moins pour les Français. Sourdis ne put exécuter ces instructions3. De Manty, avec quelques bâtiments, fut bien envoyé à Alger, mais l'ancien gouverneur du Bastion de France, Lepage, chargé des négociations, refusa de débarquer ; ce fut seulement deux ans plus tard (1639) que J. B. Gosquiel renoua les pourparlers avec la régence. Il avait pour instructions d'exiger le rétablissement du commerce, la restitution du Bastion de France, le renvoi des esclaves français, et l'installation de consuls. Le traité fut signé sur ces bases le 17 juillet 1640 : la Compagnie Marseillaise recouvrait le Bastion, son comptoir du cap Rosa, le
' Corresp. de Sourdis, t. II, p. 381 et 382. a Lettres de Richelieu, t. V, p. 1037. (Lettre à Sourdis du 4 juillet 1639.) 3 Corresp. de Sourdis, t. II, liv. V, chap. x.
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monopole de la pêche du corail, celui de l'exportation des laines, des cuirs et de la cire dans les échelles de Bône et de Collo, moyennant un tribut de 34,000 doubles, et recevait l'autorisation de construire des magasins à la Galle et à Bône, et de rétablir son agence d'Alger. Des consuls français devaient résider à Alger et à Tunis qui entretiendraient également un consulat à Marseille, et on se restituerait de part et d'autre les esclaves1. Le traité fut en partie exécuté, mais quelques années plus tard la faillite de l'agent de la Compagnie, Piquet, qui se réfugia à Livourne, en enlevant plusieurs musulmans de la Calle qu'il y vendit comme esclaves, entraîna de nouveau l'abandon de nos comptoirs et l'interruption du commerce2. En Afrique, comme en Asie et en Amérique, l'oeuvre de Richelieu était donc incomplète : il avait échoué dans ses projets sur le Levant, il n'avait qu'à demi réussi dans l'Afrique septentrionale ; aux Antilles, où la colonisation française s'était développée dans des proportions inespérées, il fallait en savoir gré au génie entreprenant de la race normande et à l'initiative des émigrants plutôt qu'au gouvernement et aux compagnies. Celles de Richelieu, les unes trop ambitieuses, les autres trop modestes n'étaient encore que des ébauches : gênées
Lettres de Richelieu, VI, p. 631. (Instructions à J. B. Cosquiel, 1639). 2 O. TEISSIER (0. c), p. 230. La fuite de Piquet eut lieu en 1658.
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autant que soutenues par l'intervention permanente du pouvoir, elles étaient restées en tutelle et n'avaient pas appris, comme les grandes compagnies étrangères, à se passer de l'Etat. En France même, les théories de Richelieu sur la réforme de l'impôt n'avaient pas abouti : il avait abusé des expédients financiers qu'il condamnait, et écrasé le peuple qu'il aurait voulu soulager. Tout en se plaignant des fortunes scandaleuses des traitants, de l'appauvrissement des gentilshommes et des mésalliances qui, en redorant leur blason, compromettaient leur dignité et abâtardissaient leur race *, il avait contribué plus que personne à enrichir les partisans et à appauvrir la noblesse. Si d'anciens laquais comme Macé Bertrand sieur de la Bazinière, des fils de paysans, d'artisans ou de petits marchands comme Le Bagois, Feydeau, Le Camus, Puget, le trésorier de l'épargne ; Bouhier de Beaumarchais, Picard, un ancien cordonnier qui avait acheté le marquisat de Dampierre ; Moysset, un tailleur devenu banquier ; Montauron à qui Corneille dédiait Cinna, Catelan, Tabouret et cent autres2 écrasaient de leur luxe les plus grands sei' « Il est absolument nécessaire de rémédier aux dérèglements des financiers.... L'or et l'argent dont ils regorgent, leur donnent l'alliance des meilleures maisons du Royaume, qui s'abâtardissent par ce moyen et ne produisent plus que des hommes aussi éloignés de la générosité de leurs ancêtres qu'ils le sont souvent de la ressemblance de leurs visages. » , {Testament politique, lre partie, p. 422). 1 Voir Lettres et Papiers d'Etat de Richelieu, t. II, p. 210 et suiv. et t. VIII, p. 33. — G. D'AVENEL, Richelieu et la mo-
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gneurs, mariaient leurs filles aux héritiers rainés dés plus anciennes familles et se donnaient parfois des allures de Mécènes en traitant les écrivains et les artistes avec une générosité que l'Etat n'imitait pas, la source de leur fortune n'était-elle pas la mauvaise administration financière, les emprunts, les affaires extraordinaires, le discrédit des valeurs d'État, et la tolérance dont bénéficiait le vol, parce qu'on avait besoin des voleurs ? Si la noblesse venait se ruiner à la Cour ou dans les villes, et se trouvait en contact avec ces parvenus qui se vengeaient de ses mépris en lui achetant ses terres et en lui donnant leurs filles, qui donc l'avait dégoûtée de résider sur ses domaines, où elle se sentait humiliée par la ruine de son influence, par la démolition de ses donjons, par la disparition des derniers vestiges de ses privilèges souverains ? Richelieu avait été, sans le vouloir, un des agents les plus puissants de cette évolution économique et sociale qui tendait peu à peu à niveler les rangs et qui ne laissait à la noblesse d'autre supériorité que celle du privilège. Le commerçant du xvne siècle ne
narchie absolue, I, p. 98 et suiv. — et MOREAU, Choix de 31azarinades (2 vol. in-8°, 1853, Société de Vhistoire de France), t. I, p. 113 et suiv. — Macé Bertrand était riche de quatre millions. Le Ragois plus tard sieur de Bretonvillicrs avait plus de 600,000 livres de rente. Feydeau, fermier des gabelles, gagnait 400,000 livres par an. Le Camus donnait un million à chacun de ses six enfants et en gardait trois pour lui-même. Bouhier de Beaumarchais était propriétaire de six navires qui faisaient le commerce d'Amérique et des Indes. Catelan fils d'un fripier donnait à sa fille une dot de 600,000 livres.
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ressemblait plus en rien à ce mercier du moyen âge, aux manières simples et rudes, qui aunait lui-même
ses draps et ses toiles et qui passait sa vie dans sa boutique, quand il ne courait pas les foires avec ses
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ballots de marchandises portés à dos de mulet. Souvent élevé au collège à côté des fils de magistrats et de gentilshommes affectant, même quand la nature et l'éducation ne l'y avaient pas préparé, les manières de cette aristocratie de naissance ou d'intelligence qu'on appelait les honnêtes gens, ne se distinguant de la noblesse, ni par le train de sa maison, ni par son costume, ce n'était plus un marchand, c'était un chef de maison, un grand spéculateur qui avait ses bureaux comme un ministre, ses correspondants à Cadix, à Londres, à Francfort, à Hambourg, à Amsterdam et à Venise, qui traitait les affaires dans son cabinet ou à la Bourse et qui laissait la vente à ses commis. « Qu'est-ce qu'un » marchand, à présent, écrivait nn contemporain, » et se voit-il rien de plus honorable? Il n'est plus » reconu que par ses grands biens : vestu d'un » habit de soye, manteau de pluche, communiquant » sur la place de grandes affaires avec toutes sortes » d'estrangers, trafiquant en parlant et devisant, » d'un trafic secret, plein de gain, d'industrie et de » hasard, inconu à l'antiquité, et qui se rendra » commun à la postérité... Leur trafic se fait par
C'était un des soucis de Richelieu. Il se plaignait du trop grand nombre de collèges et de professeurs ; « le commerce des lettres, disait-il, bannirait absolument celui de la marchandise qui comble les Etats de richesses... Les politiques veulent en un Etat bien réglé plus de maîtres es-arts mécaniques que r8 de maîtres es-arts libéraux. » {Testament politique, I partie, chapitre x, p. 168 et 169). — Cf. AVENEL, Papiers d'Etat de Richelieu, t. II, p. 181, et Mémoire de Ranlly, p. 31.
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» commis : car pour les maistres, ils vivent hono» rablement. Le matin on les voyt sur le change » vestus à l'advantage, inconus pour marchands, » ou sur le Pont-Neuf devisant d'affaires, sur le » paillemail, communiquant avec un chacun1. » Ce commerce agrandi et presque anobli, qui embrassait le monde entier, qui spéculait non seulement sur les marchandises, mais sur les valeurs publiques, sur les changes, sur les effets des banques étrangères, ne pouvait plus se contenter des informations lentes et incomplètes et des moyens de publicité rudimentaires qui suffisaient au marchand du moyen âge. La presse périodique a été la fille du commerce au moins autant que de la politique. Les premières notices ou gazettes® qu'il ne faut pas confondre avec les annuaires historiques comme les Relationes semestrales, le Theatrum Europœum de Francfort, ou le Mercure francois, étaient des feuilles volantes, d'abord manuscrites, puis imprimées, qui renfermaient tout à la fois des annonces, des nouvelles politiques et commerciales, et qui paraissaient d'une façon assez irrégulière. Venise avait déjà ses gazettes vers le milieu du xvis siècle ; les principales villes d'Italie ne tardèrent pas à l'imi1 La Chasse au viel Gtrognart de l'antiquité (sans date) dans les Archives curieuses de l'histoire de France, 2e série, t. II, p. 363 et suivantes. * Ce mot auquel on a trouvé d'autres étymologies plus ou moins bizarres dérive du nom d'une monnaie vénitienne gazetta : c'était le prix que coûtaient les feuilles volantes du xvi° siècle.
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ter; puis parurent les Zeitungen de Francfort et d'Hildesheim, les Nouvelles hebdomadaires de Londres, les Courant ou Krant d'Amsterdam. En 1630, malgré quelques tentatives qui avaient échoué, la France n'avait pas encore de journal périodique. Le fondateur de la Gazette, Théophraste Renaudot, médecin de profession, inventeur par goût et par tempérament, avait beaucoup des qualités et quelques-uns des défauts propres à faire réussir son entreprise : une imagination d'une mobilité et d'une fertilité inouïe, des connaissances plus variées que profondes, une plume facile, le flair et la passion des affaires, et juste assez de charlatanisme pour comprendre la puissance de la réclame et pour l'imposer au public. Il avait commencé par créer à Paris, à l'enseigne du Coq d'Or, un bureau d'adresses, espèce d'agence de renseignements et de dictionnaire inédit, car il •se garda bien d'imprimer ses listes, où figuraient surtout les gens en place et les notables commerçants et que chacun pouvait consulter, moyennant finance. Il ne tarda pas à y joindre un bureau de placement, qui devint une institution officielle, car les ouvriers et les domestiques qui venaient chercher de l'ouvrage à Paris furent tenus de s'y inscrire ; enfin en sa qualité de médecin et de pharmacien, il fonda un laboratoire de chimie et un dispensaire qui devaient lui attirer d'interminables procès avec la Faculté de Paris, et, pour couronner son oeuvre philanthropique, se fit autoriser à établir, à
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l'imitation de ceux que l'ordre des Récollets avait depuis plus d'un siècle installés en Italie, un montde-piété qui prêtait sur gages au taux de 3 pour 100. Lié avec le généalogiste d'Hozier, qui avait des correspondants dans l'Europe entière, il avait pris l'habitude de résumer les lettres que recevait son ami et de les répandre dans sa clientèle, pour distraire ses malades1. Telle fut l'origine de la Gazette dont il obtint le privilège grâce à l'appui du père Joseph et dont le premier numéro parut le 16 mai 1631. On sait quel usage en fit Richelieu qui appelait, dit-on, Renaudot le plus capable de ses conseillers2 et qui parfois ne dédaignait pas d'être son collaborateur : mais le journal ne fut pas seulement un instrument pour les gouvernements, en attendant qu'il devînt un danger, il fut aussi un puissant auxiliaire pour le commerce ; il lui donnait tout à la fois les renseignements et la publicité : c'était, avec l'ouverture des canaux, la création de la poste aux lettres, des relais, des messageries et du roulage le couronnement de la révolution qui avait inauguré les temps modernes. — L'outillage commercial est complet, jusqu'au moment où la vapeur et l'électricité viendront encore une fois bouleverser tout Féquilibre de la vie économique.
1 Voir GILLES DE LA TOURETTE, Théophraste Renaudot. (Paris, in-8° 1884), et HATIN, Histoire politique et littéraire de la presse en France (1859-1861, 8 vol. in 8"), t. I. ' MATHIEU DE MOURGUES, Catholicon français, 1636, cité par L. GELEY, Fancan et la politique de Richelieu (in-8°, 1884), p. 180.
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Le commerce de détail lui-même, celui qui n'avait pas la prétention de rivaliser avec les grands seigneurs et qui s'adressait directement au public modifiait peu à peu ses habitudes : les boutiques étaient moins sombres et plus élégantes, la science de l'étalage se perfectionnait, les galeries du Palais avec leurs magasins de lingerie, de mercerie, de chapellerie, d'orfèvrerie, de librairie1, devenaient une foire en permanence, rendez vous du beau monde qui laissait au populaire les vulgaires distractions du Pont-Neuf. Mais à mesure que le commerce s'enrichissait, à mesure qu'il apportait dans ses opérations des idées plus larges et des ambitions plus hautes, il semblait qu'il se méprisât lui-même davantage et que l'influence des préjugés aristocratiques grandît au lieu de diminuer. Le petit marchand qui avait amassé quelques économies achetait pour son fils un office de greffier, de procureur ou de receveur des tailles ; le gros négociant rêvait pour le sien un siège au Parlement, une charge de conseiller d'État, un grade dans l'armée ; le gouvernement lui-même donnait l'exemple : la plus haute récompense qu'il réservât au commerçant habile et heureux, c'étaient des lettres de noblesse, c'est-à-dire l'honneur de sortir de sa condition. Au lieu de rester dans le commerce, les capitaux ne faisaient qu'y passer et allaient s'immobiliser, au bout d'une ou deux géné1
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rations, dans des charges vénales, dans des hôtels somptueux, ou dans des propriétés territoriales où ils ne profitaient même pas à l'agriculture, car le nouveau seigneur s'occupait beaucoup moins de ses terres et de ses paysans que de son château, de ses chasses, de son mobilier et de sa livrée. La possession du fief, fonction ou domaine, n'avait pas cessé d'être la condition du pouvoir et de la considération. La féodalité disparaissait des lois, elle était encore dans les moeurs.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
����APPENDICE
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LE COMMERCE FRANÇAIS EN ANGLETERRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVI" SIÈCLE. (Livre I, chapitre iv, page 186.)
Charges et subcides insuporiaHes que souffrent les subjecls du Roy de France, en leurs commerces et trafficques en Angleterre (Manuscrit 3881, fonds français, ancien 141 de la collection Baluze, Bibliothèque Nationale, pages 19 et suivantes, et Registre de l'Hôtel-de-Ville, H. 1784, pages 268 et suivantes, Archives nationales ')• Premièrement, en droiets et coustumes des marchandises qui entrent et sortent, la Royne d'Angleterre ne prend que douze deniers pour livre et touttefoys elle prend sur les Françoys quinze deniers pour livre, jaçoit que les Angloys
1 Ce mémoire adressé à Charles IX, en 1564, après la reprise des relations diplomatiques avec l'Angleterre, par notre ambassadeur à Londres, fut communiqué au corps de ville de Paris qui le fît recopier sur ses registres. Cette version est en général plus correcte que celle du manuscrit 3881. M. P. Robiquet eu a donné une analyse et quelques extraits dans le tome I01' de son Histoire municipale de Paris (p. 575, note).
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APPENDICE
ne soyent surchargez oultre et par dessus les Françoys. t, Item, encores que au jourd'huy la coustume se paye tousjours à la dite dame à ceste raison de quinze deniers pour livre, s'y est-ce qu'ayant la dite dame Royne depuis le tems des Roys Henri VIII et Edouard sixiesme accru et augmenté l'estimation et évaluation des marchandises plus quelques foys du double, d'aultresfoys du triple, et en quelques marchandises du quadruple et davantage, elle a, par mesme raison, surchargé les subjects du Roy de troys à quatre foys plus qu'ils ne soulloient payer auparavant, comme appert par le mémoyre qui s'ensuyct. Estimation des marchandises venantes de France en ce pays d'Angleterre.
Vielle estimation extraicte du livre des coustumes imprimé l'an 1543. liv. sols den. Nouvelle estimation extraicte du livre des coustumes imprimé l'an 1S62. liv. sols den.
Sur les amandes du cru de Provence, chacun cent poi» 43
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40
»
Toilles de Bretaigne, les cent aulnes, bougrans de France en roullaux, la douzaine de Esteufs à jouer, le tonneau Estâmes de Reims, la pièce Estametz en balle, ladite balle. Paternostres en boys, la grosse. Paternostres d'os, la grosse Ballances d'onces (?), la grosse. Ballances à poisier l'anys, la » 20 4 » » 2 » 40 » 2 » 2 » 10
» 8
» » » » » » »
»
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20 » 4 » » » »
» 4 » S 20 20 40
4 » » » » » » »
�APPENDICE
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Vieille estimation. liv. sols den. » » »
Canevatz de Normandye bruns, » 30 les cent aulnes Gros canevatz de Normandye » 20 pour emballer, les cent aulnes Toilles blanches de Normandye, les cent aulnes . » 40 » 4 Peignes, la grosse Rubans de sayette, la douzaine » 4 de pièces » 6 Ceintures de sayette, la grosse. Bratelles pour damoyzelles, ou» 6 vrées d'or, la douzaine Bratelles pour damoizelles, ou». 4 vrées de soye, la douzaine... » 20 Bonnetz de France, la douzaine. Doulas (Daoulas) ou Locrenan, aultrement toilles blanches » 20 de Bretaigne, les cent aulnes. » 5 Fustet à teindre de Provence.. Plumes à lit de Bourdeaulx, le » 10 cent poisant Morue des terres neufves de la » 20 grand sorte, le cent Morues de la moyenne sorte, » 10 le cent » 4 Morues de la petite sorte, le cent Tapis de la façon de Rouen, » » l'aulne » 50 Maniguete, le cent poisant Graines d'escarlatte de Provence, hors de poudre, la » 2 livre » 4 Myroirs, la grosse
»
» 4 8 » »
» » » » » » 10 »
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6 8
�APPENDICE
Vieille estimation. liv. sols den.
Nouvelle estimation. liv. sols den. » » 20 30 » »
Verre de Normandye, le pan» 12 6 » 8
Couteaulx de France, la grosse. Fil de Lyon ou de Paris (3881) — Fisselle de Normandie Meulles à moullins de Parys,
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12 » » » »
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Serviettes grosses de Norman»
Huille de balayne, le tonneau. Morfil ou dents d'éléphant, le Boys de Navarre, prêts pour
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» » 8. » 4 » 8
Huille de laurier venant de Lan»
Pol d'anys (H. 1784), de Bretaigne, la pièce. Ollonnes {toile à voiles) de Bre(3881),
Poldans
» »
Prunes de Tours,le cent pesant. Cartes à jouer, façon de Rouen, Pommes de reinette de France,
» » »
» '11 » 26
»
»
»
3
20
»
. »
Piastre de Paris, le mont Escriptoires et cornetz, la grosse Esguillettes, la grande grosse.. Fil de Parys de couleur, la douz.
»
» » » »
3
4 4 2 13
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» » » 4
»
»
8
8
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»
» 2 8
»
»
3
26
�APPENDICE
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Vieille estimation. liv. sols den.
Nouvelle estimation. liv. sois den.
» » » Huille d'ollive de Provence, le tonneau Landiers deFrance, la douzaineHuille de rabette de Normandye Poix résine de Bayonne, le cent Raquettes à jouer, la douzaine. Sel de Brouage ou Bretagne.... Terventine ( térébenthine ) de Bayonne, le cent poisant.... Senegré [Fenugrec) de France, Verdgris de Montpellier, le cent » Vellor cramoisy ou pourpely en graine venant de Lyon ou » Vellours de toutes aultres coupleurs, hors en graine, venant de Lyon ou d'Avignon, la » Gardes à laine, nouvelles, la » Gardes à layne vieilles, la douPastel de Toulouse, la pippe... » 3 4 » » » » » » »
3 » » 26 » 16 » 30 13 2 4 13 4 5 40 » » 4 » » 4 » » »
» » » 8 » » » » » » » 4
6 2 2 » 48 26 3 8 20 10 13 6
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7 6 4 6
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11
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»
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6 13
» 4
Il se paye à raison de 13 sols 4 deniers pour cent qui reviendront à ladite somme de 6 livres 13 sols 4 deniers a- pippe.
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APPENDICE
Des marchandises sortans des pays d'Angleterre.
Vieille estimation. liv. sols den.
Nouvelle estimation. liv. sols den.
Pannes de draps de laine, le » Estaing en œuvre, le cent poi» Estaing de la contrée d'Anchère (3881, Hampshire ?) ou de Devicher (H. 1784, Devonshire?), le saumont ou bloc.. Estaing de Cornouaille, le sauPlomb en saumont de 200 livres » Moguys, qui sont peaux de mouton corroyées, la pippe.. Ostades ( Worsted, sorte de lainages) de Norwich larges, la Peaulx Peaulx de connyns (lapins) » d'aigneaulx blanches, » Peaulx de veau, la douzaine... Draps d'Angleterre de toutes sortes de drapperie, la pièce.
' .»'■
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Nota que toutes ces sommes sont monoyes d'Angleterre, les six sols d'icelle revenant à un eseu sol, et la livre à troys escuz, un tiers d'escu, et le denier à huict liards tournois et six mailles Oultre ceste augmentation de
�APPENDICE
473
subcides, les subjecls du Roy endurent eneores en leurs trafncques en Angleterre, beaucoup d'incommoditez, torts et griefs, comme appert par les articles qui s'ensuyvent. Torts et griefs et aultres incommodités que les suljects du Buy souffrent en Angleterre, en leurs trafflcques. Premièrement, les Françoys sont tenus donner caution en Angleterre d'employer en achapt de marchandises audit lieu d'Angleterre les deniers provenant de la vente de leurs marchandises, dedans troys moys à prendre du jour qu'ils ont deschargé, sur peine de forfaicture d'aultant que pourroient monter les deniers non employez. Et outre cette subjection, il leur couste eneores xvi sols pour la lettre de la dite caution et fault entendre qu'aultant de navyres qui ont apporté marchandises pour les Françoys, aultant chacun Françoys est il tenu de bailler de cautions et lever autant de lettres, et ce oultre une aultre lettre qu'il leur fault lever scellée de quatre ou cinq sceaulx des officiers de la coustume, pour l'acquit ordinaire. Laquelle leur couste neuf ou dix sols pour chaque navyre où ils ont marchandises combien qu'il ne soit raisonnable qu'ils payent aultre chose que la coustume et droicts de la Royne ; non plus que font Angloys en France de qui les officiers de France n'oseroyent prendre de l'argent. Item sont tenuz de payer un tribut qu'ils appellent Scavaige qui est un profict revenant au mayor de Londres et lequel il taxe à son plaisir, comme 48 deniers sur chascune basle de pastel et ainssy au prorata des aultres marchandises, lequel subcide pour les plaintes que les marchands françoys ont aultrefois faict, fut quelque temps sans estre exigé et depuis remis environ l'an <15b7. , Item les navyres françoys n'osent approcher de Londres d'un quart de lieue où il convient qu'ils posent l'ancre et se deschargent de leurs marchandises par petites gabares qui ne sont point couvertes, ce qui ne se peult faire sans grand travail et longueur de temps, estant besoin que la marée soit hauke, danger de perdre la marchandise comme souventes foys est advenu par détérioration et diminution
�474
APPENDICE
d'icelle, mesmement en temps d'yver, par le moyen des pluyes oultrè le coust desdites gabares, où aultrefoys les navyres françoys venoyent jusqu'au quai de Londres et là les marchandises se deschargeoient de dedans les navyres avec la crâne ou grue qui estoit une forme aysée et de petit coust et de depesche; et aullant faut-il qu'ils en fassent à recharger, desquelles incommoditez s'ils veullent estre exemptés leur convient gaigner les coustumiers par argent. Item sont tenuz, sortant de la rivière de la Tamise, chargez ou vuides, prendre un pilote, lequel exige pour sa peine 3 sols par chacun tonneau du port du navyre chargé ou non chargé et d'entrée et d'yssue. Et combien que la dite exaction soit coulourée à ce que les Françoys n'ayent à sonder pour recognoistre le fond et cours de la dite rivière et pour ceste cause les Angloys veuillent qu'ils prennent un pilote, sy est-ce qu'on ne prend pilote qui ne veult, en payant ladite exaction, lequel subcide n'est exigé sur le Flamment sinon qu'il prenne pilote. Jte'm pour empescher le proffict des Françoys, il est deffendu aux Angloys de ne charger leurs marchandises sur navyres françoys (sur peine) de payer le double des coustumes et subcides de ce qu'ilz feroyent en chargeant sur navyre angloys. Item, ilz ne peuvent vendre leurs marchandises sinon aux bourgeois de Londres, sur peine de la forfaicture d'icelles, ni achepter sinon d'eulx quelque marchandise que ce soit, où en France les Angloys acheptent aux halles et en plain marché de qui ils veulent et vendent à qui bon leur semble. Item ne leur est permis rapporter en France ne ailleurs marchandises qu'ils ayent une foys descendues en Angleterre, combien que les droicts et coustumes ayent été payés au deschargement, et qu'on offre encore les payer pour les recharger. Item ils sont beaucoup grievez en leur achapt et vente des marchandises qu'ils font en Angleterre à cause des poix et mesures qui y sont doubles, les unes de la Royne d'Angleerre qui sont plus grandes et desquelles les Angloys use n
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475-
quand ilz acheptent des Françoys, et les aultres des bourgeoys particuliers qui sont beaucoup plus petites et desquelles ils usent quand ilz vendent aux Françoys. Item, il y a à Londres certains officiers lesquelz seuls prétendent charrier, porter et emballer les marchandises, avec lesquelz il fault que les Françoys composent pour charger et descharger leurs marchandises, à quoy ne sont tenus les Angloys auxquels est permis de faire charrier, porter et emballer par qui bon leur semble. Item à l'occasion de ces officiers ordonnez pour les marchands estrangers, les Françoys payent à l'emballeur ou pacqueteur tribut et subcide de beaucoup de marchandises qui ne sont subjectes à estre emballées ou empacquelées, auxquelles l'emballeur ne met aucunement la main, comme sur le plomb, oultre la coustume ordinaire et le scavage, les Françoys payent encores pour l'empacquage xn s. pour chacun fouldre; sur les cendres, semblablement, oultre la coustume et scavaige ils payent huict sols, sept deniers pour chacun laist (probablement last 2 tonneaux). Pour les vieulx soulliers, oultre la coustume et scavaige ils payent à l'emballeur ou empacqueteur pour chacun tonneau six sols et sur le charbon pour chacune mesure que les Angloys appellent chaudron (chaldron, 36 boisseaux anglais), oultre la coustume, les Françoys payent neuf deniers à l'emballeur. Et icy est à notter que les emballeurs au profict desquels vient ce tribut n'y mettent point la main : à tout cecy l'Angloys n'est aucunement tenu. Item par le moyen d'un subcide que les Angloys ont inventé de prendre sur les Françoys, ils font un grand tort aux subjects du Eoy, lequel subcide ils appellent licence. Car plusieurs marchandises comme charbon, cuir, suif, beurre, fourmaiges, bures, cendres, vieulx soulliers et aultres choses ne peuvent être transportées d'Angleterre sans payer ce droict de licence et qui ne revient point au profict de la Royne d'Angleterre mais à quelques particuliers qui l'obtiennent d'elle par importunité, avec lesquelz il fault qu'avec force d'argent ils composent, car, sur les cendres, oultre la coustume qui est six sols pour chacun laist et le scavage* il y a encores pour la licence
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s. vx d. ; sur les vieulx soulliers, oultre la coustume qui est de xxi sols ITI d. par tonneau et le scavaige, il y a pour la licence cinq escuz sol pour chacun tonneau. Item est deffendu de n'emporter hors du royaume d'Angleterre draps non prestz et non parés senon par licence; d'où il advient que quelques-ungs ayant obtenu de ladite dame ce droict de licence, le vendent à certains Angloys lesquelz, ou bien eulx si bon leur semble, transportent et mettent hors les dites pièces ou bien survendent la dite licence au double ou triple de ce qu'ils l'ont acheptée, et à aussy grand prix que bon leur semble. Item le marchand angloys, bourgeoys de Londres a ce privilège que quand il a achepté de la marchandise d'un marchand françoys ou aultre, et a intention de faire banqueroutte, quand il est saisy des biens et marchandises, il se peut retirer en sa maison dans cour haulte, ou salle se fermant par devers luy, ou en sa bouticque mesme, pourvu que l'huis ou simple barrière soit fermé avec un locquet et que de la rue le sergent ne le puisse toucher de sa masse; et ne le peut-on inquiéter ni luy demander aucun compte pour les dites marchandises ni mesme l'appréhender ni s'adresser à sa personne, nonobstant que le pauvre Françoys destruict et ruyné voye en la boutique ledit Angloys banquerouttier, sa femme, ses facteurs et serviteurs, lesquels vont vendant publicquement les dites marchandises devant le Françoys mesme qui les aura vendues, sans que icelluy marchant françoys puisse faire arrest sur les dites marchandises ny aucuns biens meubles ou immeubles. Et sy d'avanture, ledit Angloys banquerouttier est appréhendé hors de sa maison et constitué prisonnier, il y a une certaine prison particulière pour les dits bourgeoys banqueroutiers, où ils ont liberté par permission d'aller chacun pour faire leurs affaires par toute la dite ville, à leur vollunté, prenant un serviteur de la dite prison, pour le salaire duquel ils baillent au geôlier un sol tournois (3881) un gros (H. 1784) par jour, et cependant ne se peuton adresser à leurs biens, ny mesme à leurs marchandises vendues. *
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Item à tous les ports d'Angleterre, les Françoys à l'arrivée ou à la sortye sont tenuz de payer chascun gros par teste et, à Douvre, oultre ce droict de cappitullation (capttatiori) exigent trois gros pour le demy-passage qu'ils appellent, un gros pour le cercheur {searcher, visiteur) et un gros pour le petit batteau, encores que le plus souvent il n'y sert de rien : de sorte qu'un Françoys prenant terre à Douvre ou s'embarquant à Douvre, faut-il payer pour tous ces droits xvn sols, et ne peuvent les subjeels du Roy sortant d'Angleterre emporter sommes d'argent qui excèdent trois livres, qui font dix escus sol. Item. Les Anglois ne soulloyent anciennement ne encores aujourd'huy payer pour tonneau de vin que xxv sols et les Françoys en ont desja payé plusieurs années XLII sols vi deniers, oultre le droict de scavaige. Et durant le règne de la royne Marye, outre les XLII sols vi deniers fut imposé sur les Françoys huict nobles par chacun tonneau de vin, qui reviennent à neuf escuz sol et cinq solz, quatre deniers, de façon qu'elle prend sur chacun tonneau plus de dix escus au soleil qui est somme si grande qu'elle monte le plus souvent plus que l'achapt principal du vin et porte dommage aux subjects du Roy de plus de cent mille escuz par an. Et est à notter que tous aultres vins soit du Rhin, d'Allemagne, vin sec et aultre d'Espagne, malvoisye et muscadet d'itallye et de tous aultres endroictz, sont exempts de la dite charge. Item sont grevez de nouveau les subjects du Roy et empeschez en leurs libertés et trafficques en plusieurs articles des responses dernièrement faictes par la dite dame en son conseil, lesquelles ont esté envoyeez cy-devant à la Majesté du Roy. Item sont grevez de nouveau les subjects du Roy à l'entrée et yssue des ports de ce royaume par une capitation qu'ils ont introduite sur les Françoys '.
1 Nous tenons à remercier MM. OMONT de la Bibliothèque nationale, et GUÉRIN des Archives, qui ont bien voulu nous aider dans la lecture parfois difficile de certains passages des deux manuscrits.
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APPENDICE
II
LES ARMOIRIES DES SIX CORPS MARCHANDS DE LA VILLE DE PARIS. (Livre I, chapitre n, pages 85 et suivantes.)
Le rang et même le nombre des grands corps marchands de Paris ne paraissent avoir été déterminés que dans la seconde moitié du xvie siècle. Vers la fin du xv° et le commencement du xviG, on en voit figurer dans les cérémonies officielles où ils sont représentés, tantôt quatre, tantôt cinq, tantôt six. Sauf pour les drapiers, qui ont toujours la préséance, l'ordre varie sans cesse : les épiciers, les merciers, les pelletiers, les orfèvres se disputent le pas. Ce fut seulement en 1571 qu'une sentence du corps de ville fixa définitivement à six le nombre des corps marchands et régla les questions de préséance. Les drapiers gardaient la première place : la seconde fut attribuée aux épiciers et apothicaires, la troisième aux merciers grossiers et joailliers, la quatrième aux pelletiers et foureurs, la cinquième aux bonnetiers, qui avaient remplacé les changeurs trop peu nombreux pour suffire aux frais de représentation, la sixième aux orfèvres. En 1385, en vertu d'un édit de Henri III, confirmé par Louis XIII et Louis XIV, les marchands de vin constituèrent un septième corps ; niais les six communautés primitives ne consentirent jamais à les admettre dans leurs assemblées et à reconnaître leurs privilèges. Les six corps marchands avaient-ils déjà des armoiries au xvie siècle ? La question n'est pas douteuse, au moins pour la plupart d'entre eux. Les drapiers portaient d'or, à
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479
cinq pièces de drap d'azur, de gueules, d'argent, de sable et de sinople, posées en pile l'une sur l'autre, surmontées d'une aune de sable marquée d'argent, coucbée en cbef. (Armoriai général, t. XXV, p. 481, Biblioth. nat. man., et FRANKLIN , les armoiries des corporations ouvrières de Paris, in-8°, 1884.) Les bonnetiers avaient fait peindre sur les vitres de leur chapelle des chardons et des ciseaux, principalement des ciseaux ouverts avec quatre chardons au-dessus « qui sont, dit Sauvai (Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, t. II, livre IX, p. 478) leurs premières armes, qu'ils ont quittées en 1629 ». Les orfèvres portaient « de gueule à la croix danchée » d'or, écartelé au premier et au quatrième d'une couronne » d'or et au second et tiers d'un ciboire couvert d'or, au chef » d'azur semé de fleurs de lys d'or sans nombre » [Ibid., p. 479). — C'étaient des armes parlantes. Les pelletiers avaient pour armes « un agneau pascal » d'argent tenant une croix au champ d'azur ». L'écusson était surmonté d'une couronne ducale [Ibid., p. 477). • L'écusson des merciers portait l'image de saint Louis, en champ d'azur, tenant une main de justice, semée de fleurs de lys d'or. En 1629, à la requête des merciers, le prévôt des marchands, Christophe Sanguin promulgua une ordonnance dont le texte a été reproduit par SAUVAL (0. c., t. III, Preuves, p. 17), et qui leur accordait de nouvelles armoiries, destinées à figurer dans certaines occasions solennelles. « A tous ceux qui ces présentes lettres verront, Christophe Sanguin, seigneur de Livri, conseiller du Roi notre sire en ses conseils d'État et privé, président de sa cour du Parlement, en la cinquième chambre des Enquêtes d'icelle, prévôt des marchands, et les Echevins de la ville de Paris, salut. Savoir faisons que, vu la requête à nous faite et présentée par le corps des marchands merciers grossiers et joailliers de cette ville, contenant, que comme étant l'un des plus grands corps de ladite ville, aussi en icelui il y a nombre de personnes d'honneur et de considération, lesquels pour avoir fait la marchandise hono-
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APPENDICE
rablement- et avoir servi au public, ont eu l'honneur d'avoir été appelés et de passer par les charges d'Echevins, juges, consuls, gardes dudit corps et de receveurs généraux des pauvres : qui fait que quand ils sont décédés, ceux qui sont alors en charge de gardes assistent à leurs funérailles et enterrements avec les parents et amis des défunts ; même le corps fournit quelques torches de luminaires, tant auxdits enterrements qu'aux services qu'ils font dire en leur chapelle du Sepulchre. Mais afin de rendre à l'avenir lesdits enterrements et services plus honorables à la mémoire des défunts, désireraient faire mettre et apposer aux torches qui seraient ainsi données par ledit corps et communauté desdits marchands, des armoiries; ce qu'ils ne peuvent et ne veulent entreprendre sans notre permission, requérant à cette fin leur vouloir permettre et prescrire à leur dit corps telles armoiries qu'il nous plaira. Considéré le contenu en laquelle requête et ainsi qu'il est en tout notoire que plusieurs marchands de cette ville pour avoir mérité du public en leur trafic de la marchandise, ont été tirés dudit corps et appellés esdites charges d'échevins, juges, consuls, gardes et receveurs généraux des pauvres, dont ils se sont dignement acquittés, et afin de les obliger à continuer et porter les autres à les mériter à l'avenir par quelque marque et degré d'honneur : nous, sur ce ouï le procureur du Roi de la ville, avons permis et permettons à ce dit corps des marchands merciers grossiers et joailliers de cette ville d'avoir en leur dit corps et communauté pour armoiries trois nefs d'argent a bannière de France, un soleil d'or a huit rais en chef, entre deux nefs, lesdites armoiries en champ de sinople et telles qu'elles sont ci dessus empreintes, lesquelles nous avons données, arrêtées et concédées audit corps desdits marchands merciers, grossiers et joailliers pour s'en servir et leur dit corps, à toujours et perpétuité tant aux ornements de leur chapelle qu'en toutes les autres occasions qu'ils en auront besoin, même pour attacher aux torches et cierges qui sont donnés par ledit corps pour servir aux enterrements et services de ceux dudit corps qui seront décédés, et qui
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auront passé par les dites charges, ou l'une d'icelles sans qu'ils puissent pour jamais en changer ni blazonner autrement que comme elles sont ci-dessus figurées Fait et donné au bureau de ladite ville, le mardi 19me jour de juin, -1629. » La requête des merciers provoqua, de la part des autres corporations, des démarches analogues. Par trois arrêtés du prévôt des marchands, en date du 27 juin 4629, les drapiers reçurent pour armes « Un navire d'argent à la bannière de France, flottant, un œil en chef, les dites armoiries en champ d'azur » ; — les épiciers et apothicaires un écusson « coupé d'azur et d'or et, sur l'azur, à la main d'argent tenant des balances d'or, et sur l'or deux nefs de gueule flottantes aux bannières de F^dnce, accompagnées de deux étoiles à cinq pointes de gueules, avec la devise au haut : lances et pondéra servant1 » ; — enfin les bonnetiers « cinq nefs d'argent aux bannières de France, une étoile d'or à cinq pointes en chef, les dites armoiries en champ violet pourpre. » Quelques jours plus tard, le 6 juillet 1629, les marchands de vin obtinrent, à leur tour, pour armoiries « Un navire d'argent à bannière de France, flottant, avec six autres petites nefs d'argent à l'entour, une grappe de raisin en chef, les dites armoiries en champ d'azur. » (Voir SAUVAL, 0. c, t. III, Preuves, p. 47 et suivantes, — et l'Armoriai universel, Paris, chez Hubert Jailliot, 4670.) Les pelletiers et les orfèvres qui, d'après leur rang hiérarchique, auraient dû porter dans leur écusson : les premiers, quatre; les seconds, six nefs, refusèrent de modifier leurs anciennes armes, qui furent conservées. — Les merciers eux-mêmes, tout en acceptant les armoiries que leur attribuait la ville de Paris, ne renoncèrent pas à l'image de saint Louis qui ne disparut qu'avec la corporation. (SAUVAL, 0. c, t. II, livre IX, p. 476.) Au commencement du règne de Louis XIV, les drapiers qui avaient pris pour devise : Ut cetera dirigat, et pour
1 Les épiciers, qui avaient la garde de l'étalon du poids royal, étaient chargés de la vérification des poids et des balances chez tous les marchands qui vendaient au poids.
T.
».
31
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APPENDICE
patron saint Nicolas, avaient leur bureau rue des Déchar- geurs. Celui des épiciers, dont le patron était également saint Nicolas, était situé rue Sainte-Opportune : celui des merciers qui avaient pour patron saint Louis, rue Quincampoix. Leur devise : Te loto orbe sequemur, faisait allusion au soleil qui figurait dans leurs armoiries. Les pelletiers qui avaient pour patrons Notre-Dame et saint François, se réunissaient rue Bertin-Poirée ; les bonnetiers, dont le patron était saint Fiacre, dans le cloître Saint-Jacques-la-Boucberie; enfin les orfèvres qui avaient pour patron saint Eloi, et pour devise : In sacra inque coronas, dans la rue des Orfèvres. Les libraires et les imprimeurs formaient un corps aristocratique, soumis à une réglementation très sévère, mais qui jouissait, depuis 1513, des privilèges et immunités accordés aux suppôts de l'Université et qui se regardait comme supérieur aux communautés marchandes.
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III
LA GALERIE DU PALAIS. (Livre II, chapitre ni, pages 456 et 462.)
Nous reproduisons, à titre de curiosité, les vers qui accompagnent la gravure d'Abraham Bosse.
Tout ce que l'art humain a jamais inventé Pour mieux charmer les sens par la galanterie, Et tout ce qu'ont d'appas la grâce et la beauté Se découvre à nos yeux en cette galerie. Icy les cavaliers les plus advantureux En lisant les romans s'animent à combattre Et de leur passion les amans langoureux Flattent les mouvemens par des vers de théâtre. Icy faisant semblant d'acheter devant tous Des gants, des évantails, du ruban, des dentelles Les adroits courtisans se donnent rendez-vous Et pour se faire aimer galantisent les belles. Ici quelque lingère, à faute de succèz A vendre abondament, de colère se pique Contre les chicaneurs qui parlant de procèz Empeschent les chalands d'aborder sa boutique.
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��TABLE DES MATIÈRES
LIVRE I.
LA. REVOLUTION ÉCONOMIQUE DU XVI0 SIÈCLE.
CHAPITRE
ï. — La Renaissance et les découvertes maritimes. — Le commerce et la navigation sous Charles VIII et sous Louis XII
CHAPITRE
H. — L'industrie et le commerce intérieur sous François Ier et sous Henri II. — Les foires de Lyon. — Les Corps marchands de Paris. — Les banques royales III. — Le commerce maritime. — Le Havre. — La France en Orient et au Nouveau-Monde. — Les Ango. — Jacques Cartier. — L'amiral Coligny. — Brésil et Floride IV. — Ruine du commerce sous les derniers Valois. — La hausse des prix au xvi° siècle. — Le système protecteur. — Les tribunaux consulaires. — Jean Bodin. — Le chancelier de l'Hôpital. — Le chancelier de Birague LIVRE II.
HENRI IV ET RICHELIEU.
CHAPITRE
CHAPITRE
CHAPITRE
I. — État de la France à la fin du xvi° siècle. — La production agricole et industrielle sous Henri IV. — Sully. — Olivier de Serres. — Laffemas. — Le Conseil de commerce
�m
CHAPITRE
TABLE DES MATIÈRES
II. — Commerce intérieur et extérieur. — Le canal de Briare. — Les traités de commerce. — Les compagnies privilégiées. — Le Canada, Champlain... III. — Les théories économiques au commencement du XVII0 siècle. — Montchrétien. — Les États généraux de 1614. — Richelieu surintendant du commerce et de la navigation. — Les postes. — La réforme monétaire. — Marine et colonies
292
CHAPITRE
350
APPENDICE. I. Le commerce français en Angleterre, dans la seconde moitié du xvi6 siècle II. Les armoiries des six corps marchands de la ville de Paris III. La galerie du Palais
46*? 478 483
VERSAILLES, IMPRIMERIE CERF ET FILS, RUÉ DUPLESSIS,
59.
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1|Livre I: La révolution économique du XVIè siècle |5
2|Chapitre I: La Renaissance et les découvertes maritimes |5
2|Chapitre II: Commerce intérieur sous François Ier et Henri II |60
2|Chapitre III: La France en Orient et au Nouveau-Monde |100
2|Chapitr IV: Ruine du commerce sous les derniers Valois |175
1|Livre II: Henri IV et Richelieu |238
2|Chapitre I: Etat de la France à la fin du XVIè siècle |238
2|Chapitre II: Le commerce sous Henri IV |295
2|Chapitre III: Le commerce sous Richelieu |352
1|Appendices |467
2|I: Le commerce français en Angleterre dans la seconde moitié du XVIè siècle |469
2|II: Les armoiries des six corps marchands de la ville de Paris |480
2|III: La galerie du Palais |485