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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
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Comment élever nos enfants
Subject
The topic of the resource
Pédagogie
Morale
Education
Creator
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Herbart, Johann Friedrich (1776-1841)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Schleicher
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1908
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2017-06-08
Contributor
An entity responsible for making contributions to the resource
Molitor, Jacques - Traducteur
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Domaine public
Relation
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Format
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1 vol. au format PDF (302 p.)
Language
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Français
Type
The nature or genre of the resource
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Identifier
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MAG D 37 300
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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J.=P, HERBART
¾.
mm,ent élever nos enfants
(Pédagogie générale)
TRADUIT PAR J. MOLITOR
Professeur au Lycée de Lille
Procédés de gouvernement des enfants. - But de l'éducation. - lnstruction, complément de l'ex.périence. - Degrés de l'instruction. - Matière, ' marche et résultat de l'enseignement. - La vie et l'école. - Formation du caractère. - Jnfluence des dispositions naturelles, des idées acquises et du gwre de vie. - Culture morale.
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��PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
INTRQDUCTION
Quel est le but de ceux qui font l'éducation ou la réclament ? Cela dépend de la conception qu'ils apportent à la chose. Avant d'entreprendre leur tâche, la plupart des éducateurs o~t totalement omis de se former un point de vue personnel; il ne leur vient que peu à peu, au · cours de la besogne : c'est la résultante de leur propre originalité, de l'individualit6 et de l'entourage de leur élève. S'ils ·ont l'esprit inventif, ils utilisent tout ce qu'ils rencontr~nt et tâchent d'y trouver des stimulaqts .et des occupations pour l'enfant confié à leurs soins; s'ils ont de la prévoyance, ils éliminent tout ce qui pourrait nuire à la santé, au bon caractère, aux manières de l'élève. Et ainsi se d6veloppe et grandit un enfant qui s'est essayé dans tout ce qui ne présente point de danger; il est habile à considérer et à traiter tout ce qui touche à la vie journalière ;. il a tous les sentiments que le cercle étroit dans lequel il a vécu pouvait lui inspirer. - Pour peu qu'il ait
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grandi tel, on n'aura qu'à s'en féliciter. Mais les éducateurs ne cessent de récriminer contre les circonstances qui trop souvent viennent gâter leur œuvre : ce sont les domestiques, les membres de la famille, les compagnons de jeu, l'instinct sexuel, et enfin le séjour à l'Université ! Et n'est-il pas assez naturel que dans des cas où le hasard plus que l'art ,de l'homme détermine le régime moral, une nourriture parfois bien maigre ne fasse pas toujours épanouir une santé robuste, capable au bésoin d'affronter les orages de la vie. Rousseau, du moins, voulait endurcir.son élève. Il · s'était fait une conception, et ne s'en est pas écarté: il suit la nature. Un développement libre et joyeux, voilà ce que l'éducation doit assurer à toutes les manifestations de la plante humaine, et cela depuis Je sein de la mère jusqu'à la couche nuptiale. Vivre, tel est le métier, q-0'il enseigne. Et cependant nous voyons qu'il partage l'opinion de Schiller : « La vie n'est pas le plus grand des biens))' car dans sa pensée il sacrifie totalement l'existence propre de l'éducateur, dont il fait le compagnon constant de l'enfant ! C'est acheter trop éher l'éducation. En tout cas la vie d'un tel compagnon a plus de valeur que celle de l'élève : je n'en veux pour preuve que les statistiques de mortalité qui nous disent que les probabilités de vivre sont plus grandes pour l'homme que pour l'enfant. - Mais la seule tâche de vivre est-elle donc si difficile à l'homme ? A notre iJéc la plante humaine ressemble à la rose : tout comme la reine des fleurs donne le moins de mal au jardinier, nous pensions que l'homme pouvait croître sous chaque climat, s'assimiler toute espèce de nourriture, apprendre
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mieux que quiconque à s'accommoder de tout, à tirer parti de n'importe quoi. Certes, élever un enfant de la nature au milieu d'hommes civilisés, voilà ce qui -0oit donner à l'éduc·ateur autant de peine qu'il en coûterait peut-être ensuite à l'élève pour continuer son existence d'homme de la nature au sein d'une société si différente de lui. Personne ne saura mieux s'accommod.e r à la société que l'élève de Locke. lei, c'est le convenu qui est la chose essentielle. Pour des pères de famille qui destinent leurs fils au monde, point n'est besoin ' d'écrire un traité d'éducation, après celui de Locke : ce que l'on pourrait y ajouter risquerait de dégénérer en subtilités. Procurez-vous à tout prix un homme posé, « de manières distinguées, qui connaisse lui-même les règles de la politesse et des convenances avec toutes les modifications apportées par la différence des personnes, dés temps et des lieux, et qui amène sans cesse son élève, dans la mesure où son âge le permetr à observer ces diverses choses» (1) . .Ici l'on n'a qu,à. se taire. Ce serait peine perdue que de vouloir dissuader les véritables gens du monde de cette idée fixe que leurs fils doiv~nt à leur tour devenir des gens du monde. Car, chez eux, celte idée fixe, cette volonté résultent de toute la puissante impression que fait. sur eux la réalité, cette volonté se trouve confirmée,. fortifiée par les impressions nouvelles qu'apporte chaque circonstance nouvelle; les prédicateurs, les poètes et les philosophes auront beau prodiguer, en prose ou en vers, toute leur onction, toute leur légèreté, toute leur gravité ; un seul regard jeté autour
(l) La cilalt0n se trouve chez Locke : Pensées su,· /'éducation ,
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de soi détruit en entier l'effet produit, et ce sont eux qui sembleront être ou des comédiens ou des rêveul's extravagants . D'ailleurs l'éduoation mondaine peut réussir : le monde n'est-il pas l'allié des gens du monde? Mais je sais des hommes qui connaissent le monde sans l'aimer ; qui, sans doute, ne veulent pas y soustraire leurs fils, mais veulent encore moins les y voir se perdre : ils supposent que pour un esprit avisé le sentiment de la propre dignité, la pitié pour autrui, le goût personnel seront toujours les meilleurs maîtres et qu'ils lui apprendront à se conformer, en temps utile et dans la mesure qu'il lui plaît, aux conventions de la société. Ceux-là font acquérir à leurs fils la connaiss:rnce des hommes au milieu de leurs camarades, avec lesquels, suivant le cas, ils jouent ou se baUent; ils savent que c'est dans la nature qu'on étudie le mieux la nature, à condition toutefois d'aiguiser, d'exercer et de dfriger l'altention à la maison ; et ils veulent que leurs enfants grandissent au milieu de la génération avec laquelle ils sont appelés à vivre. Mais, me direz-vous, comment cela peul-il se concilier avec la bonne éducation ? De la meilleure façon du monde, pourvu que les heures d'·enseignement, _ j'appelle ainsi, et je le dis une fois pour ~outes, les seules heui·es où le maître s'occupe de ses élèves sérieusement et d'après un plan méthodique, - amènent des travaux intellectuels capables de captiver tout _l'intérêt de l'élève et auprès desquels Lous les jeux de son âge lui semblent mesquins et 8'évanouissent à ses yeux. Mais ce travail de l'esprit, c'est en vain qu'on le chercherait dans une coursi folle entre les objets qui
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tombent sous les sens et les livres: pour le tr0uver, il faut combiner les deux éléments. Un jeune homme qui est sensible au charme des idées et qui a devant les yeux l'idée de l'éducation dans sa beauté et sa grandeur, qui enfin ne craint pas de se livrer pendant un certain temps au remous capricieux de l'esp-oir et du doute, du chagrin et de la joie, celui-là peut se risquer à élever, au sein même de la réalité, un enfant vers une existence meilleure, s'il possède la foN;e de pensée et la science nécessaires pour concevoir et représenter, d'une façon humaine, cette réalité comme un fragment du grand Tout . Alors, sans aucune autre influence, il se dira que ce n'est pas lui, mais la puissance fout entière de foui ce que les hommes ont jamais senti, appris el pensé qui se trouve être le vrai, le véritable éducateur convenant à son fils et que lui-même n'est qu'un simple auxiliaire, chargé d'interpréter les enseignements et de les rendre intelligibles, ainsi que d'accompagner comme il sied le guide réel. Tout ce que l'humanité peut faire de mieux à chaque moment de sa durée, c'est de présenter à la j eune génération le bénéfi.c e total de ses tentatives antérieures sous une forme concentrée, enseignement ou avertissement. L'éducation de convention cherche à prolonger les maux actuels; former des enfants de la nat.ure, c'est reprendre depuis le commencement et autant que faire se peut la série des maux endurés jusqu'à ce jour. Restreindre le cercle des enseignements et des avertissements à la réalité qui nous entoure, c'est la conséquence naturelle d'un esprit, borné lui-même, qui ignore le reste ou ne sait pas en tirer parti. Il est ma
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foi trop commode de s'en excuser par ces prétextes : « Les pédants ont gâté ceci ou cela, ou c'est Lrop difficHe pour les enfants ! » Mais la première assertion se laisse modifier ; quant à la deu.'<ièrne, elle est fausse. Quelle est la part de vérité et d'erreur dans tout ,ceci? Chacun l'établit d'après sa propre expérience._ Moi, je parle d'après la mienne, d'autres d'après la leur. Si seulement nous voulions méditer ce fait que personne n'acquiert d'expérience qu'en raison même .de ses propres essais ! Un magister de village, âgé de quatre-vingt-dix ans, a l'expérience de sa routine de quatre,vingt-dix ans, il a le sentiment d'avoir longtemps peiné, mais sait-il aussi faire la critique exacte <le ses efforts et de sa méthod~ ? - Nos pédagogues mo.dernes ne sont plus à compter leurs succès dans les innovations; l'expérienc·e leur a montré que la reconnaissance de l'humanité ne leur faisait point défaut, et ils peuvent s'en réjouir profondément. Mais fa questiq_n est de savoir si leur expérience les autorise .à déterminer tout ce que peut l'éducation,.tout ce qui peut réussir avec les enfants. Ceux qui voudraient ainsi fonder l'éducation sur la seule expérience devraient bien une bonne fois jeter un regard attentif sur d'autres sciences expérimentales. Ils devraient bien daigner ,s'informer de tout ce . qui est requis, en physique ou en chimie, pour établir empiriquement, autant du moins que c'est possible, an simple"principe. Ils sauraient alors par expérience qu'une expérience isolée ne nous apprend rien, -pas Elus d'ailleurs que des observations dispersées; qu'il faut au contraire répéter vingt fois, mais avec vingt gradations différentes, le même essai, avant d'arriver
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à un résultat que les théories eontraires se réservent
encore le droit. d'interpréter chacune à sa façon. Ils apprendraient par expérience qu'il serait prématuré de parler d'expérience tant que l'essai n'est pas terminé, tant qu'on n'a p11s examiné avec soin et pesé avec exactitude les résidus inévitables. Le résidu des expériences pédagogiques, ce sont les fautes commises par l'élève arrivé à l'dge d'homme. Ainsi le temps nécessaire pour une seule de ces expériences est donc pour le moins la moitié d'une existence humaine! Quand donc pourra-t-on êlre un éducateur expérimenté? Et combien faudra-t-il d'expériences, mi~igées du reste p~r de nombreuses modifications, pour constituer l'expérience d'un seul? - Infiniment pl.us grande est l'expérience acquise par le médecin empirique, pour qui, en outre, ont été consignées depuis de longs siècles les expériences des grands hommes? Et pourtant la science médicale est si faible que c'est précisément elle qui est devenue le sol mouvant où foisonnent à l'heure actuelle les plus récentes élucubrations philosophiques. Le 'même sort serait-il soùs peu réservé à la pédagogie? - Est-elle destinée à devenir à son tour le jouet des sectes, qui, elles-mèmes jouets du temps, ont depuis longtemps €ntraîné dans leur essor toutes les choses de haute valeur, ne respectant en quelque sorte que le monde de l'enfance, en apparence inférieur au reste? Déjà les choses en sont venues à ce point que les plus intelligents parmi les jeunes éducateurs qui se sont occupés de philosophie, comprenant sans doute que dans l'œuvre de l'éducation il ne faut pas renoncer à penser, ne jugent rien plus naturel que d'expérimenter sur l'éducation l'utilité
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pratique et toute la souplesse d'une sagesse réellement très flexible, pour construire a priori les enfants confiés à leurs soins, les_ améliorer sthéniquement (en les fortifiant), les instruire mystiquement, et, une fois à bout de patience, les renvoyer comme incapa:~ bles de subir la préparation à l'initiation. Il est vrai que les élèves ainsi repoussés ne seront plus les mêmes natures fraichés en passant en d'autres mains, Dieu sait lesquelles! Il vaudrait peut-être mieux pour la pédagogie se remémorer autant que possible ses idées propres et cultiver davantage la faculté de penser par elle-même: elle deviendrait ainsi le centre d'une sphère de _ recherches et ne courrait plus le risque d'être gouvernée par une puissance étrangèr~, · comme une lointaine province conquise. - Si nous voulons voir s'établit entre toutes les sciences des relations bienfaisantes, il faut que chacune essaie de s'orienter à sa façon, et même avec une énergie égale à celle de ses voisines. Il ne doit point déplaire à la philosophie que les autres sciences, en venant à elles, ne renoncent pas à leur pensée propre ; et il semble que, sinon la philosophie, du moins le public philosophique de nos jours a grandement besoin qu'on lui présente des points de vue multiples et variés d'où il puisse jeter ses regards de tous côtés. · Ce que j'ai demandé à l'éducateur, c'est la science cila force de pensée. Peu m'importe que d'autres considèrent la science comme des lunettes:; pour moi, elle est un œil et le meilleur, ma foi, dont les hommes disposent pour l'étude de leurs affaires. C'est précisément parce que toutes les sciences ne sont pas à l'abri del 'erreur dans leurs doctrines qu'elles n'arrivent
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pas à s'entendre entre elles: la part d'erreur se lrahit, ou du moins on apprend à se montrer circonspect dans les points controversés. Au contraire, celui qui se croit fort sans le secours de la · science entretient dans ses idées des inexactitudes tout aussi grandes, plus grossières peut-être, sans s'en rendre compte et parfois même sans les faire remarquer d'autrui, car les points de contact avec le monde sont émoussés. Bien plus les erreurs des sciences sont primitivement celles des hommes, mais seulement de l'élite. La première science que devrait posséder tout éducateur, bien qu'elle soit loin de constituer pour lui la science complète, ce serait une psychologie où se trouverait consignée à priori la totalité possible des mouvements de l'esprit humain. Je crois connaître la possibilité comme la difficulté d'une telle science: nous ne la posséderons pas de silôt et ce n'est que dans un avenir plus éloigné encore que nous pourrons l'exiger des éducateurs. Mais jamais elle ne pourrait nous dispenser d'observer l'élève : l'individu se trouve et ne se déduit pas. Le terme construction à priori de l'enfant est donc en soi une expression défectueuse ; pour le moment, ce n'est qu'une idée vide de sens et que la pédagogie devra bien se garder d'a.dmettre de longtemps: D'·autant plus nécessaire est donc le principe que j'ai posé dès le début: il faut savoir ce que l'on veut quand on commence l'éducation! - On voit ainsi ce que l'on cherche : le coup d'œil psychologique ~ ne manque à nul homme intelligent, pourvu qu'il lui importe de pénétrer des âmes humaines. Le but de son travail, il faut que l'éducateur le voie devanises yeux, clair comme un~ carte géographique ou même,
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si possible, comme le plan fondamental d'une ville bien construite, où les directions semblables se croisent uniformément, el où l'œil puisse, sans préparation antérieure, s'orienter de lui-même. C'est une carte de ce genre que j 'offre ici aux gens inexpérimentés qui désirent savoir quel genre d'expérience ils doivent rechercher et préparer. Quelle doit êLre l'intention de l'éducateur au moment de se mettre à la besogne ? Cette méditation pratique, mais analysée d'ailleurs en tous ses détails jusqu'aux procédés dont nous aurons à déterminer le choix d' après nos connaissa.nces acquises pour le moment, constitue p our moi la premièr6 moitié de la pédagogie. Comme pendant à cette première moitié il devrait y en avoir une seconde, où la possibilité de l'éducation serait expliquée théoriquement et représentée comme limitée par la mobilité des circonstances. Mais cette seconde moitié n'est, jusqu'à pré;;ent, qu'un vain souhait, de même que la psychologie qui devrait lui servir de fondement. En général, la première partie est considérée comme le tout, et je ne puis guère faire autrement que de me conformer à cet usage de la _langue. La pédagogie est la science dont l'éducateur a besoin pour lui-mtme. Mais il doit également posséder de la science qu'il pourra communiquer à d'autres. Et je l'avoue dès maintenant, je ne puis me faire une idée de l'éducation sans instruction ; et inversement, du moins dans le présent livre, je ne reconnais point d'instruction qui ne soit éducative. Au fond l'éducateur s'inquiète tout aussi peu de savoir quels arts et quels talents un jeune homme pourra, guidé par le seul intérêt, apprendre à l'école d'un maître quelconque,
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que de savoir quelle couleur il choisira pour ses vêtements. Le seul point qui lui importe, c'est la manière dont se détermine le cercle des idées chez son élève; les pensées, en effet, donnentnaissance auxsentiments, qui à leur tour engendrent les principes et les règles de conduite. Concevoir, avec cet enchaînement, le _ étail d et l'ensemble de ce qu'on pourrait présenter à l'élève et disposer dans son âme ; récbercher comment il faut tout coordonner, dans quel ordre il faut par suite se faire succéder les différentes choses, comment enfin chaque élément pourra servir d'appui à l'élément suivant: voilà ce qui donne, par le traitement des divers sujets particuliers, une infinité de problèmes et fournit à l'éducateur une malière inépuisable, grâce à laquelle il fera constamment porter sa réflexion. et son examen .sur toutes les connaissances et tous les écrits qui lui sonl accessibles, ainsi que sur tous les travaux et tous les exercices qu'il lui faudra faire poursuivre de façon continue. A cet égard il 'nous faudrait une foule de monographies pédagogiques, c'est-à-dire de guides pour l'emploi de Lel ou tel procédé d'éducation; mais toutes devraient être très rigoureusement composées d'après un seul et même plan. J'ai tenté de donner un exemple d'une telle monographie dans mon A B C de l'inluition, qui jusqu'à cc jour a toutefois le défaut d'être isolé, de ne se rattacher à rien et ne pouvoir servir de fondement à rien de nouveau. Les sujets importants pour de semblables écrits abondent: l'étude de la botanique, celle de Tacite, la lecture de Shake_ speare, et tant d'autres choses seraient alors à examiner en tant que forces pédagogiques. Mais je n'ose inviter pers- nne à entreprendre pareille besogne, pour celte· o se_ le raison déjà qu'il me faudrait supposer admi-s et u
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complètement compris le plan dans lequel pourrait entrer tout cela. Mais pour mieux mettre en lumière cette idée générale : l'éducation par l'instruction, arrêtons-nous sur l'idée contraire: l'éducation sans l'instruction. On en voit des exemples nombreux. Les éduc,a teurs, pris en bloc, ne sont pas précisément les gens qui ont les connaissances les plus étendues. Mais il y en a (parmi les femmes surtout) qui ne savent à peu près rien ou du moins sont incàpables d'a.ppliquer pédagogiquement le peu qu'iÎs savent; ceia ne les empêche cependant pas de mettre beaucoup d'ardeur dans l'accom- · plissement de leur tâche. - Que peuvent-ils faire? Ils s'emparent des sentiments de l'élève: ils le tiennent par ce lien et sans cesse ils ébranlent tellement celte âme juvénile qu'elle ne peut prendre conscience d'ellemême. Comment un caractère peut-il se former ··dans de telles conditions! Le caractère, c'est la fermeté intérieure ; mais comment l'homme peut-il prendre racine en lui-même, si vous ne lui permettez pas de compter sur quelqµe chose, si vou~ ne l'autorisez pas même à croire sa propre volonté capable de décision? - D'ordinaire l'enfant garde au fond de sa jeune âme un coin où vous ne pénétrez pas, et dans lequel, malgré vos assauts répétés, il vit à part, craint, espère, fait d_ s projets dont il tentera la réalisation à la pree mière occasion; et si ces projets réussissent, ils établiront un caractère juste à l'endroit que voq_s ne connaissiez pas. C'est p.récisérnent pour celâ qu'en général il y a si peu de rapport, ,en matière d'éducation, entre le but et les résultats. Sans doute ce rapport est parfois tel que p·lus tard, daris la vie, l'élève prend la place de son éducateur et fait endurer
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à ses subordonnés exactement les mêmes choses
qu'il lui a fallu supporter. Dans cette hypothèse le cercle d'idées ne diffère en rien de celui que d_ans le jeune âge fournissait l'expérience journalière, à ceci près que l'on a changé une place incommode pour une plus commode. C'est en obéissant qu'on apprend à commander ; et déjà les petits enfants traitent leurs poupéei,; tout comme on les traite eux-mêmes. L'éducation par l'instruction considère comme instruction tout ce qu'on présente à l'enfant comme objet d'examen. Elle comprend le gouvernement même auquel on le soumet; en outre elle agit par l'exemple d'une énergie qui maintient l'ordre bien plus que par la répression immédiate des fautes isolées, ce qu'on appelle d'ordinaire d'un nom beaucoup trop pompeux: la correction des défauts. La simple répression .p ourrait laisser le penchant complètement intact; bien plus, l'imagination pourrait, sans jamais défaillir, en parer l'objet, ce qui ne serait guère moins grave que la récidive constante, inévitable d'ailleurs dans les années de liberté. Mais lorsque, dans l'âme de l'éducateur qui le punit, l'enfant lit l'aversion morale, la désapprobation du goût, la répulsion à l'égard de tout désordre, il est amené à l'opinion du maître; il ne peut s'empêcher de voir de la même façon ; et cette idée devient alors une force intérieure qui lutte contre le mauvais penchant et ne demande qu'à être développée pour être victorieuse. Et il est facile de se rendre compte que la même idée peut être provoquée de bien d'autres manières et que la faute de l'enfant n'est nullement l'occasion indispensable de cette instruction. Pour l'éducation par l'instruction j'ai demandé la
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science et la force de pensée; j'entends une science et une force de pensée capables de concevoir et de représenter la réalité proche comme un fra.gment du grand Tout. - « Mais pourquoi du grand Tout? Pourquoi d'ùne chose éloignée? La réali&é proche n'est-elle pas asséz importante, assez claire? Ne fourmille-t-elle pas de circonstances qui, si elles n'ont pas été reconnues et appréciées avec justesse dans les éléments peu importants et très sim1:1les, ne séront pa•s davantage et probablement bien moins encore saisies avec justesse par le savoir le plus étendu? Et il est à prévoir qu'une telle prétention surchargera l'éducation d'une masse d'érudition et d'études philologiques, au détriment de l'éducation physique, de la dextérité dans les beaux-arts, de la bonne humeur dans les relations sociales. n Mais il ne faudrait pa~ que la juste crainte de semblables inconvénients_ nous fît bannir ces études ! Elles exigent · une organisation ·différente, de telle façon que, sans trop s'étendre et empiéter sur le reste, elles ne soient pourtant pas de simples moyens et ne distraient jamais l'élève du but principal, mais que dès le début elles portent des fruits durables et abondants. Si pareille organisation n'était pas possible, si la lourde et destructive ly rannie des habituelles études latines était inhérente à la chose, il faudrait alors travailler sans cesse à reléguer l'érudition scolaire dans certains coins, tout comme on enferme dans les boîtes des pharmaciens les poisons dontJa médecine ne fait que rarement usage. Supposé même qu'on puisse, sans des préparations exagérées et par trop compliquées, faire fonctionner une instruction qui, sans tours ni détours, traverserait en ligné' directe et sans perte de temps le champ de l'érudilion:
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s'en tiendrait-on toujours à l'objection ci-dessus et dirait-on que, par de pareils procédés, les enfants sont, sans profit aucun, distraits des réalités immédiates et conduits, sans utilité et prématurément, à des excursions en pays étranger? - Laissons de côté les objets matériels; tou.t en étant très près de i1os sens, ils ne sont pourtant pas, par eux-mêmes, accessibles et perceptibles à notre œil et à notre intelligence, mais je veux éviter de répéter ce que j'ai dit ailleurs sur le triangle et les mathématiques. C'est des hommes que je me propose de parler ici, ainsi que de ce qui les concerne directement! Que veut donc dire proche, à ce point de vue? Ne voit-on pas la distance infinie _ entre l'enfant et l'adulte? Elle n'a d'égale que le temps dont la longue suite nous a portés au présent degré de civilisation el de cor,'uption ! - Mais celte distance, on la voit; c'est pourquoi l'on écrit, à l'usage des enfants, des livres spéciaux, où l'on évite toute chose incompréhensible, tous les exemples de corruption; c'est pourquoi l'on recommande tant aux éducateurs de faire leur possible pour s'abaisser au niveau des enfants et pénétrer à n'importe quel prix dans leur sphère étroite. - Dans ce cas on néglige de voir toutes les nouvelles situations fdcheuses que l'on provoque de ce fait même! On ne voit pas qu'on demande ce qui ne doit pas être, ce que la nature punit inévitablement: n 'exige-t-on pas, en effet, que l'éduca.t eur adulle se penche vers l'enfant pour lui construire un monde enfantin! On ne voit pas à quel point se trouvent or<linairement déformés, en fin de compte, ceux qui font longtemps un tel métier et combien il répugne , à des esprits intelligents 1e s'y adonner. Mais ce n'est pas tout. Celle tentative ne réussit pas, parce que
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c'est impossible! Les hommes ne peu'Vent imiter Je style des femmes, à plus forte ra· des enfants! La seule intention de faire œuv tive gâte la littérature enfantine ; on y oubli Je monde, l'enfant comme les autres, ne p ses lectures que ce qui lui convient et juge à sa façon l'auteur et l'ouvrage. mal aux enfants, montrez-le clairement, ma
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vous de le donner comme objet de l'appétfi;:;;:f:;,~gm, trouveront q.ue c'est réellement mal. Arl" dans un récit pour faire quelque raisonneme~~;!f:l~i:::c~~b! ils trouveront votre façon de conter ennU!!rr;t,;:~~~::q:~~a! , leur représentez que le bien ; ils sentiront monotone et le senl attrait du changemen bien accueillir le mal. Rappelez-vous vo~~r:;;;;g;;J::J;:j:!:i;:tj~,:1 impressions, quand vous· assistez à un
spec~:2tf!,'f5:-~:d::ei=J:!=I,! ment moral! - Donnez-leur au contrairJ;J;/f;;;~;;JfJfi intéressant, riche en faits, en situations, en -.
plein d'une rigoureuse vérité psychologiq~E'.$j~:Clx:ict;t:tt=tl dépasse pas le cadre des sentiments et de hension d'un enfant, sans tendance appar pe.i.ndre ce qu'îl y a de meilleur ou de avez pris soin, en même temps, avec un discret et à peine év":,illé, de détourner 1 mal pour la faire pencher vers le bien, l'équitable, vous verrez avec quelle foi'ce tt~~~~1:1:::t:f:t:::i::~· ' ~ des enfants se fixera sur un tel récit, c découvrir la vérité jusqu'au tréfonds et à fai r:;J:,~t;:~:tt::d!~~ toutes les faces de la question; vous du sujet susciter la variété du jugement, changement se . fixer définitivement en la du mieux; vous verrez avec quel plaisir inl fond l'enfant qui, pour ce qui est du jugen
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tr;;f::t:t:±:t,se sent déjà de quelques légers degrés supérieur au tlël::i::lt:!cDhéros ou à l'auteur, s'arc-boutera sur son point d'appui pour y résister à une grossièreté, au-dessus de laquelle f.f:l~bccil se sent déji. Il faut à ce récit une autre qualité encore, pour que son action puisse être durable et ,!-1::ê:~~efficace; il devra porter, dans toute sa force et toute ~~::::È::lsa pureté, l'empreinte de la grandeur virile. L'enfant , ~et:;t:;t:~distingue en effet, tout aussi bien que nous, la vulga;l:tlt::i:EIJ rité de ln· noblesse, la platitude..de la dignité; je dirai dtt::C:Cmême que celte distinction lui tient plus à cœur qu'à nous-mêmes; car ce lui est un crève-cœur de se sentir r:t::t::et:,:z::1peLit, il voudrait être homme. L'enfant bien organisé t-lè~i:cz:lne regarde qu'au-dessus de lui, et à huit ans, son U:i:::i:j~a horizon dépasse toutes les histoires enfantines. Ce sont tctx:c:::::cdonc des hommes tels qu'il voudrait en être un qu'il ltt~:c:ic faut présenter à l'enfant. Ces hommes, vous ne les tt::l~t:z:c trouverez pas dans la réalité présente, car rien de ce l:t::l::.tJ:D qui a grandi sous l'influence de notre culture actuelle ~i:ë:cc ne répond à l'idéal viril que s'est forgé l'enfant. Vous ne trouverez pas davantage cet idéal dans votre imagi.ifj:J:lcc nation encombrée de .souhaits pédagogiques, remplie N!jci:f:t:J:J par vos propres expériences, vos connaissances, vos ~tl=1l::::::l:::l affaires personnelles. - Mais quand bien même vous seriez des poètes tels qu'il n'en fut jamais (car dans ~t:::et:r.i chaque poète se reflète son époque), il vous faudrait. l:t~:b:l à l'heure actuelle, pour recevoir la récompense de vos efforts, les multiplier au centuple. En effet, de ce que ft~:t:l:l nous venons de dire il ressort clairement qu·e le tout n'a ni valeur ni influence tant qu'il reste isolé: il faut qu'il se trouve soit au milieu, soit en lêle d'une longue att~:b::i série d'autres moyens de culture, de telle façon que cette connexion générale reflète et conserve le profit ~t:f:z::::ci apporté par chaque élément particulier. Or, comm_ ~ ~ ~ ~ ~
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toute la littérature future pourrait-elle nous donner quelque chose qui convînt à l'enfant, celui-ci n'étant pas encore arrivé au point où nous en sommes, nous? Quant à moi, je ne connais qu'une seule époque où se puisse trouver le récit que j'ai esquissé plus haut: c'est la période de l'enfance classique des Grecs. Et là je rencontre tout d'abord l'Odyssée. L'Odyssée! je lui dois une des expériences les plus agréables de _ vie, et en majeure partie rhon amour ma de l'éducation (1). Cette expérience ne m'a pas appris les motifs de ma conduite; non! dès avantjé les voyais assez nettement pour pouvoir débuter dans ma carrière pédagogique par faire abandonner à deux enfants, - l'un de neuf, l'autre de moins de huit ans .- leur Eutrope; en échange je les mis au grec, et sans recourir au préalable à tout le fatras des chrestomaties, je leur fis, dès le premier jour, prendre Homère. Mon torl fut de m'en tenir beaucoup trop encore à la routine scolaire, d'exiger une analyse grammaticale rigoureuse, alors qu'il devrait suffire, pour ce comm<rncement, d'apprendre aux élèves les caractéristiques les plus sûres de la flexion, et de les leur montrer par une incessante répétition, plutôt que de les leur faire dire à force de questions. Ce qui m'a manqué, c'est tout travail antP-rieur au point de vue historique et mythologique, travail si nécessaire ici pour faciliter l'explication et qui ne serait qu'un jeu pour un savant doué d'un véritable tact pédagogique! Je fus g~né par maint vent contraire qui soufflait de loin; mais par contre je trouvai dans mon entourage immédiat des ·encouragements pour lesquels je ne puis que dire ma gratitude,
(1) Cette expérience, Herbart l'a faite en Suisse comme précepteur dès fils de M. de Steiger, gouverneur d'lnlerlaken (1797-1800).
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sans insister. Et cependant j'espère, - et rien ne me défend un pareil espoir, - que le bon naturel d'enfants sains n'est pas à regarder comme une exception, mais que tout au contraire il facilitera, comme ce fut mon cas, la tâche de la plupârt des éducateurs. Et comme j'imagine aisément que d'autres pourront mettre dans l'exécution d'une entreprise de ce genre beaucoupplus d'habileté que moi,je ne puis me vanterd'en avoir déployé dans mon premier essai, je crois avoir appris par mon expérience (la lecture de l'Odyssée nous demanda un an et demi) que dans l'éducation privée il est tout aussi faisable que profila.ble de commencer par où j'ai débuté; j'irai plus loin: en règle générale, un tel procédé -ne saurait manquer de réussir, pourvu que les maîtres abo_!:dent leur tâche non pas seulement avec un esprit philologique, mais encore avec un esprit pédagogique, et se donnent la peine, afin de venir en aide à leurs élèves et de les prémunir contre certains dangers, de fixer quelques points avec plus de précision que ne me le permettent, pour le môment, le temps et le lieu. Je ne me prononce pas sur ce qui pourrait se faire dans les écoles; mais si j'avais à y faire mes p~euves, je m'y essaierais de bon cœur et avec la ferme conviction que même en cas d'insuccès le mal ne serait jamais plus grand qu'il ne l'est actuellement avec la méthode employée d'ordinaire pour l'étude de la grammaire latine et des auteurs latins : parmi ceux-ci il n'en est pas un seul qui durant toute la période de l'enfance puisse même à peu près convenir pour initier les élèves à l'antiquité. Rien ne s'oppose à ce qu'on les étudie plus tard, après s'être au préalable occupé d'Homère et de quelques . autres écrivains grecs. Mais, à voir l'usage qu'on en a fait
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jusqu'à ce jour, il faut à coup sûr une extraordinaire prévention de savant pour tolérer que l'on gaspille ainsi, en vue d'un enseignement nullement éducatif, tant d'années, tant de peines, et que l'on sacrifie la gaieté naturelle de l'enfant et toutes les manifestations promptes de son esprit. Je m'en rapporte à plusieurs des pédagogues de la Révision Générale, oubliés peut- _ être, mais pas encore réfulés, et qui eurent au moins le mérite de signaler un grand mal, s'ils ne surent pas y remédier. Ces quelques observations permettent de faire superficiellement connaissance avec cette proposition, mais elles ne suffisent pas à la faire comprendre avec l'infinie variété de ses rapports. Et quand bien même quelqu'un serait disposé à résumer tout ce traité en une seule idée et à méditer cette idée pendant des années, il ne ferait encore qu'ébaucher le travail. Moi du moins je n'ai pas mis trop de hâle à publier le résultat de mon expérience; voilà plus de huit ans que j'entrepris mon essai e-t depuis cette date j'ai eu le temps d'y réfléchir. Élevons-n0us aux considérations générales ! Représentom;-nous l'Odyssée comme le trait <;!'union qui établit une communauté d'idées entre le maître et. l'élève, communauté qui, tout en élevant l'un dans sa propre sphère, ne rabaisse plus l'autre; qui, faisant pénétrer l'un de plus en plus avant dans le rr.ionde classique, permelte au second d'admirer, dans les progrès incessants de l'élève dus à l'imitation, l'image sensible la plus intéressante de la grande montée de l'humanité vers l'idéal; qui enfin prépare des réminiscences fortement liées aux œuvres éternelles du génie et qu'éveillera- chaque fois le retour vers -ces
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œuvres. De m.ê me une constellation familière rappelle sans dout.e aux amis les heures où ils la contemplaient ensemble. Est-ce donc peu de chose que l'enthousiasme du maître soit soutenu par le choix de la matière enseignée ? On exige que la pression qu'il subit <le l'extérieur soit allégée ; mais on n'aura pas même réalisé la moitié de ce desideratum, tant qu'on n'aura pas écarté les éléments mesquins qui rebutent les esprits éveillés et s'attachent aux esprits paresseux. L'es prit de petitesse qui se glisse si facilement dans l'éducation lui est funeste au plus haut point. Il affecte deux formes. L'espèce la plus commune s'attache aux choses insignifiantes; elle crie aux nouvelles méthodes alors qu'elle a inventé de nouvelles amusettes. L'autre est plus délicate et plus séduisante.: elle voit les choses importantes, mais ne sait distinguer ce qui est passager de ce qui est durable; tant qu'elle reste isolée, une mauvaise habitude est à son point de vue une faute ; et quelques émotions salutaires résument pour elle l'art de corriger. Comme notre conception sera différente si nous considérons combien sont fugaces les commotions les plus violentes ressenties au tréfonds de l'âme, {rnxquelles pourtant l'éducateur, qui doit pouvoir en disposer à son gré, est souvent forcé de recourir chez les natures robustes ! - Celui qui considère uniquement la qualité des impressions et non leur quanlilé prodiguera en pure perte ses méditations les plus attentives et ses procédés les plus ingénieux. Sans doute rien ne se perd dans l'âme humaine, mais dans la conscience il n' y a que fort peu de choses présentes à la fois ; les idées très fortes ou très complexes sont lf~s seules qui se présentent aisément et
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fréquemment à l'âme ; seules les idées éminentes entre toutes la poussent à l'action. Quant aux causes dont chacune, prise séparément, affecte fortement l'âme, elles sont si multiples et si variées, dans les longues années de 1a jeunesse, que même les plus fort_ s se e trouvent frappées d'impuissance, si elles ne sont'pas répétées par le temps el renouvelées à mainte reprise sous d'autres aspects. - Parmi les fait.s isolés il n'est de dangereux que ceux qui refroidissent le cœur intime de l'élève à l'égard de son éducateur, précisément parce que les personnalités se multiplient par chaque mot, par chaque regard. Cependant on peut en temps voulu détruire même ce germe funeste, mais à force de soins et de délicate sollicitude. Les autres imp'res_sions,1si artifiçiellement , qu'elles soient provoquées, font sortir fort inutilement l'âme de son état habituel; elle y revient bien vite, et elle éprouve quelque chose d'analogue à ce que nous ressentons en riant d'une vaine fra-yeur. Ceci nous ramène justement à ce que nous disions; plus haut: on n'est réellement maître de l'éducation qu'à la condition de savoir infuser à l'âme junévile un grand cercle d'idées, très intimewent lié dans ses différentes parties et capable de l'emporter sur les éléments défavorables du milieu, d'en absorber et de s'assimiler tous les éléments favorables. Il est évident que seule une éducation privée, faite dans des circonstances heureuses, peut en assurer l'occasion à l'art du maître; mais il serait à désirer que l'on profitât des occasions qui s'oflrent déjà ! Les moqèles ainsi constitués permettraient ensuite de poursuivre les étud.es à ce sujet. D'ailleurs, on aura beau regimber : le monde dépend d'un petit nombre d'indi-
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vidus, et il suffit de quelques rares savants, mais cultivés suivant la bonne règle, pour le diriger dans la bonne voie. Dans les cas où serait impossible l'applicati_on de cet art de l'enseignement, une seule chose importe : il faut rechercher quelles sont les sources existanles des impressions principales, puis il s'agit, si possible, de les diriger. Qu'y aura-t-il à faire? Ceux qui savent reconnaître comment le général se reflète dans l'individuel, pourront le déduire du plan général : ils ramèneront l'homme à l'humanité, le fragment au tout, et puis, suivant des rapports légitimes, ils iront du plus grand au plus petit, pàr une gradation logique. L'humanité elle-même fait continuellement son éducation par la somme d'idées qu'elle produit. Si, dans ce cercle d-idées, il n'y a qu'un lien lâche entre ' les éléments variés, l'action du tout est faible ; et le moindre élément qui émerge seul, quelque absurde qu'il soit d'ailleu_ provoque l'agitation et la violence. rs, Si les éléments variés sont contradictoires, il en résulte des controverses inutiles et insensiblement ce sont les appétits grossiers qui conquièrent la force, objet du litige. Pour assurer le triomphe de la raison et du mieux, il faut d'abord et surtout l'accord d.e ceux qui pensent, l'accord de l'élite.
��LIVRE PREMIER
BUT DE L'ÉDUCATION EN Crt~!ÉRAL
CHAPITRE PREMIER
Du gouvernement des enfants.
On ,pourrait discuter la question de savoir si ce_ n ·chapitre a bien sa place da_ s la pédagogie, ou s'il ne devrait pas plutôt _ être rattaché aux parties de la philosophie pratique qui traitent du gouvernement en général. Il y a, en effet, une différence essentielle entre le soin qui vise la culture de l'esprit, et le soin qui se contente de savoir l'ordre maintenu; et si le premier porte le nom d'éducation, s'il réclame des artistes spéciaux, les éducateurs ; s'il est vrai, enfin, que toute occupation artistique, pour être élevée à la perfection par la force concentrée du génie rendu plus puissant, doive être séparée de tous les travaux accessoires et hétérogènes, il serait à souhaiter, pour le
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succès de la bonne ca·u se non moins que pour la précision des idées, que le gouvernement des enfants ne restât pas plus longtemps à la èharge de ceux qui ont pour mission d'imprégner de leur regard et de leur activité le fond même des âmes. Cependant, maintenir des enfants en ordre, c'est une charge dont les parents aiment à se débarrasser ; et bien des gens qui se voient condamnés à vivre avec les enfants y trouvent pourtant la partie la plus agréQble de leur tâche, parce qu'elle leur fournit l'occasion de se dédommager en quelque sorte, par l'exercice d'une légère domination, de fa contrainte extérieure. Aussi serait-on tenté de dire à !'écrivain, qui n'en parlerait point dans une pédagogie, qu'il n'entend rien à l'éducation. Et en effet il serait obligé de se faire luimême C!e reproche, car autant il est peu profitable aux occupations différentes dont j'ai parlé plus haut d'être toutes et absolument réunies, autant il est impossible, dans la pratique, de les séparer tout à fait. Un gouvernement qui veut se satisfaire à lui-même sans faire de l'éducation étouffe l'âme; mais par contre une éducation qui se désintéresserait des désordres des enfants ne connaflrait même pas les enfants. On ne saurait du reste faire une heure de classe en négligeant de tenir d'une main ferme quoique douce les rènes du gouvernement. Enfin, pour effectuer ent.re l'éducateur proprement dit et les parents le départ exact de ce qui constitue l'éducation totale des enfants, il faut s'efforcer de régler convenablement, de part et d'autre, les rapports auxquels les amène l'aide qu'ils se prêtent mutuellement.
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I
BUT DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
A sa naissance l'enfant n'a pas encore de volonté; il est par conséquent incapable de toute relation morale. Les parents peuveut donc, soit de leur propre initiative, soit pour répondre aux exigences de la société, s'emparer de lui comme d'une chose. Ils savent fort bien, sans doute, que dans cet être qu)ls traitent à l'heure acluelle selon leur bon plaisir et sans lui en demander l'autorisation, il se révélera, avec le temps, une volon~é dont il..faudra o.voir fait la conquête, si l'on veut éviter les inconvénients d'une lutte inadmissible de pa-rt et d'autre. Mais il s'écoulera du temps jusque-là ; ce qui se développe tout d'abord chez l'enfant, ce n'est pas une volonté véritable, capable au besoin de se décider, mais simplement une fougueuse pétulance qui l'entraîne tour à tour dans tous les sens ; ce n'est qu'un principe de désordre, il blesse les institutions des adultes et n'est pas sans exposer à divers dangers la personnalité future de l'enfant lui-même. Il faut réduire cette pétulance, sinon il faudrait rejeter la faute de ce désordre sur ceux qui ont charge de faire vivre l'enfant. Mais toute soumission ne s'obtient que par la force; et il faut que cette force soit juste assez puissante et s'exerce assez de fois pour qu'elle réussisse complètement, avant que les traces d'une U'raie volonté s.e manifestent chez l'enfant: ainsi l'exigent les principes de la philosophiE> pratique.
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Mais les germes de cette pétulance aveugle, les appétits grossiers, continuent d'exister chez l'enfant, et même avec les années ne font_que se multiplier et se fortifier. Pour empêcher qu'ils ne donnent' à la volonté qui grandit au milieu d'eux une direction contraire au principe de société, il faut constamment et toujours exercer sur eux une pression très perceptible. · · L'adulte, formé , à la raison, finit to-ujours par . prendre à tâche de se gouverner lui-m~me. Mais il est pourtant des hommes qui n'y réussissent jamais; ceux-là, la société les tient perpétuellement en tutelle ; elle les désigne souvent sous le nom d'imbéciles ('faibles d'esprit) et de prodigues. Il en est d'autres, _ qui développent réellement en eux une volonté contraire aux lois de la société; le conflit est inévitable entre eux et la société, et ils finissent d'ordinaire par succomber devan't les mesures équitables qu'on leur impose. Mais cette lutte est pour la société elle-même un mal moral ; parmi les nombreuses dispositions qu'on peut prendre pour la prévenir, il faut compter le gouvernement des enfants. Comme on le voit,_ le but du gouvernement des enfants est multiple ; tantôt il s'agit de prévenir le mal, pour l'enfant et les autres, dans le présent et l'avenir; tantôt. d'éviter le conflit, en ce qu'il constitue par lui-même un état anormal ; tantôt enfin d'empêcher la collision par laquelle la société, sans y être absolument autorisée, se verrait contrainte à la lutte. Mais tout cela veut dire, en dernière analyse, qu'un tel gouvernement n'a pas de but à atteindre dans l'âœ.e de l'enfant et n'a d'autre prétenti~n que d'éta-
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blir l'ordre. Toutefois on sous peu qu'il ne saurait pourtant en aucune façon se désintéresser de la culture de l'âme enfantine. ·
remarquera
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II
PROCÉDÉS DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
Le premier procédé de tout gouvernement, c'est la menace. E,t tout gouvernement s'y p.eurte à deux écueils: d'une part il y a des natures vigoureuses qui méprisent toute menace et osent tout, pour pouvoir tout pouvoir ; d'autre part il en existe, et en bien plus grand nombre, qui sont trqp faibles pour se pénétrel' de.la menace et chez lesquelles le désir produit des lézardes jusque dans la crainte. On aura beau faire : on ne pourra jamais écarter cette double incertitude du succès. · On aurait vraiment mauvaise grâce à déplornr les cas peu fréquents où !e gouvernement des enfants se heurte au premier écueil, tant qu'il n'est pas trop tard pour faire contribuer des circonstances si favorables à l'éducation proprement dite. Mais la faiblesse, la nature oublieuse et la légèreté de l'enfant nous réduisent à compter si peu sur la seule menace, que depuis longtemps on a regardé la surveillance comme le moyen dont le gouvernement des enfants puisse se . passer moins encore que toute autre espèce de gouvernement. C'est à peine si j'ose exprimer franchement mon opinion sur la surveillance. Tout àu moins je serai
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bref et pas trop pressant, pour que parents et éducateurs n'aillent pas attribuer sérieusement à ce livre une importance suffisante pour le rendre nuisible. Peut-être ai-je eu le malheur d'apprendre, par des exemples trop nombreux, l'effet que produit finalement dans les écoles publiques une surveillance trop rigoureuse; peut-êLre encore suis-je trop féru,en ce qui concerne les moyens de proLéger la vie et la santé physique, de cette idée que, pour devenir des hommes, !es enfants et les jeunes gens doivent être exposés au danger. Qu'il me suffise donc de rappeler brièvement ce qui suit: une surveillance minutieuse et constante est fout aussi ennuyeuse pour le surveillant que pour la personne surveillée, et tous déux font d'ordinaire assé.tut de ruse pour l'éluder et s'en débarrasser à toute occasion ; au fur et à mesure qu'elle est exercée le besoin s'en fait davantage sentir, si bien q~'en fin de compte le moindre moment d'interrup- · tion fait craindre les plus grands ~angers; en outre, elle empêche les enfants de prendre conscience d'euxmêmes, de s'essayer et d'apprendre mille choses qu'il est à tout jamais impossible de faire entrer dans un système pédagogique et qui ne sauraient être trouvées que par des recherches personnelles; enfin, pour toutes ces raisons le caractère, qui doit sa formation uniquement à l'action résultant de la volonté · personnelle, ou bien demeurera faible ou bien sera faussé, suivant. que l'enfant surveillé aura trouvé plus ou moins d'échappatoires. Ceci s'applique à la surveillance longtemps continuée, mais ne s'applique guère aux premières années, ni dava.ntage à des périodes relativement courtes, où un danger particulier peut, il est vrai, faire de la surveillance le plus strict
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des devoirs. Pour de pareils cas, qui seront à 1 considérer comme des exceptions, il faut choisir les surveil/ lants les plus consciencieux et les plus infatigables, et non pas de véritables éducateurs: on ferait appel à ces derniers d'autant plus mal à propos qu'ils ne trouveraient guère,je le suppose, dans ces cas l'occasion d'exercer leur art. Mais si vous voulez faire de la surveillance une règle absolue, alors n'exigez de ceux qui ont grandi sous une pareille. contrainte ni adresse, ni force d'invention, ni audace, ni assurance, mais attendez-vous à trouver des hommes qui s'en tiendront toujours à la même température et n'aimeront rien autant que vivre dans une succession indifférente d'occupations prescrites, se dérobant à tout ce qui est élevé ou sort de l'ordinaire, pour s'adonner à tout ce qui est vulgaire et ne réclame aucun effort. Ceux qui seront ici de mon avis devront bien se garder, cependant, de croire que le simple fait de· laisser vagabonder leurs enfants sans smveillance, sans éducation ni culture, les autorise à dire qu'ils forment de grands caractèrt'!s ! - L'éducation est un grand ensemble d'efforts ininterrompus, qui demande à être, du commencement à la fin, exactement poursuivi : il ne sert à rien de prévenir quelques défauts isolés. Il se peut que je me rap'}:lroche à nouveau des autres pédagogues en passant maintenant aux auxiliaires que le gouvernement des enfants doit se ménager dans leurs propres âmes, je veux dire l'autorité et l'amour. L'autorité fait plier l'esprit; elle en contrarie le mouvement propre; et dans ce sens elle peut être excellente pour étouffer une volonté naissante, sur le point de prendre une mauvaise conformation. C'est
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chez les natures les plus vives qu'elle est surlout indispensable: celles-ci en effet s'essaient à la fois dans le bien et le mal, et poursuivent le bien à moins ·qu'elles ne se perdent dans le mal. - Mais l'autorité ne se laisse conquérir que par la supériorité de l'esprit; et celle-ci, comme on sait, ne se laisse pas ramener à des prescriptions; il faut qu'~lle existe par elle-même indépendamment de toute éducation. Une action logique et étendue doit s'exercer ouvertement, poursuivre sa propre voie sans détours, attentive aux circonstances, mais sans se soucier de l'approbation ou de la désapprobalion d'une volonté plus . faible. Si, par manque de culture, l'enfant étourdi empiète sur les sphères défendues, il faµdra lui faire sentir les dégâts qu'il pourrait occasionner; s'il était pris du mauvais désir de vouloir nuire, il faudrait sévèrement châtier l'intention qui s'est traduite en action ou aurait pu le faire ; mais on dédaignera d'attacher de l'importance à la volonté mauvaise ni à l'offense qu'elle implique. Quant à blesser par la profonde désapprobation qui lui convient la mauvaise intention, que le gouvernement des enfants comme aussi cel.ui de l'Etat est impuissant" à punir, c'est déjà l'affaire de l'éducation dont la tâche ne peut commencer ici qu'au moment où cesse le gouvernement. -=. L'exercice de l'autorité conqPise demande qu'on porte ses regards au delà du gouvernement jusq-ue sur l'éducation proprement dite; en effet, bien qu'il ne résulte, pour la formation de l'esprit, nul intérêt immédiat de la soumission passive à l'autorité, il n'en est pas moins vrai qu'il en découle une limitation très importante ou un élargissement considél'able du cercle d'idées, dans lequel l'élève pourra plus
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tard se mouvoir avec plus de liberté et s'établir en pleine indépendance. L'amour repose sur l'harmonie des sentiments et sur l'habitude. D'où il est facile de comprendre à quelles difficultés doit se heurter l'étranger qui veut le conquérir. Il ne le gagnera certainement pas, celui qui s'isole, qui le prend souvent sur un ton très haut, et affecte des manières me1Squines et trop calculées . Il ne le gagnera pas davantage celui qui verse dans la vulgarité et qui, dans les occasions où il doit se montrer complaisant sans rien perdre de sa supério rité, est à l'affût d'un plaisir personnel en partageant celui des ~fants. L'harmonie des sentiments exigée pour l'amour peut s'établir de deux façons : ou bien l'éducateur entre dans les sentiments de l'élève et s'y rallie avec une délicatesse suprême, sans jamais en parler ; ou bien il prend soin de se rendre luimême, d'une certaine manière, accessible à la sympathie de l'enfant. Ce dernier procédé est plus difficile, et il faut pourtant le combiner avec le précédent, parce que l'élève ne peut apporter de l'énergie propre à ces relations que s'il lui est possible de s'occuper d'une façon quelconque de son éducateur. Mais l'amour de l'enfant est éphémère et passager, si l'habitude ne s'y ajoute pas en proportion suffisante. Le temps, une sollicitude assidue, le tête-à-tête, ~ ·oilà ce qui donne de la force aux rapports dont nous parlons. Inutile de dire à quel point l'amour, une fois conquis, facilite le gouvernement; mais il est tellement important pour l'éducation proprement dite, car c'est lui qui communique à l'élbe la direction d'esprit de l'éducateur - qu'il faut très vivemer,it blâmer tous ceux qui, pour se donner à eux-m~mes -
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des preuves égoïstes de leur empire sur les enfants, aiment à s'en servir, même au détriment de leurs élèves. C'est le père qui dispose de l'autorité la plus natu-~elle; tout le monde lui obéit, tous s'adressent à lui, c'est lui qui règle et modifie l'organisation des affaires domestiques, ou plutôt la mère les fait en quelque sorte converger vers lui, le maître; car c'est chez lui qu'éclate le plus manifestement la supériorité de l'esprit à laquelle il est réservé de provoquer- par , quelques paroles de blâme ou d'approbation, le découragement ou la joie. Mais c'est chez la mère que l'amour est le plus naturel; c'est elle qui, au milieu de sacrifices de toute sorte, étu<lie et apprend à comprendre mieux que personne les besoins de l 1enfant; c'est elle q\li, entre elle-mêm,e et l'enfant, prépare et forme un langage, bien avant que d'autre& personnes aient trouvé le être ; c'est elle moyen de communiquer avec le petit _ qui, favorisée en cela par la délicatesse innée de son sexe, sait trouver si facilement le ton qui s'harmonise avec les sentiments de l'enfant; et la douce puissance de ce ton produira toujours son effet, tant qu'on n'en fera pas abus. Si donc l'autorité èt l'amour sont les meilleurs moyens de maintenir chez l'enfant l'effet de la toute première soumission, autant du moins que le gouvernement sera nécessaire par la suite, il s'en suivra peut-être que c_ gouvernement reslera le mieux entre e les mains de ceux à qui la nature l'a c0nfié; .tandis que l'éducation proprement dite, et notamment la culture de l'esprit et de la pensée, ne pourra vraisemblablement être faite que par des pel'sonnes que
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leurs occupations spéciales amènent à parcourir en tous sens le vaste champ des idées humaines et à en discerner, avec autant d'exactitude que possible, les hauteurs et les profc;mdeurs, les pics escarpés et les régions plates. ~lais puisque l'autorité et l'amour ont, par ricochet, une telle influence sur l'éducation, celui qui a pour mission deformerlesidées ne devra pas avoir la présomption de s'acquitter tout seul, et à l'exclusion des parents, de cette tâche à laquelle il se trouve appelé, avec certaines restrictions d'ailleurs, par la confiance d'aukui ; il enrayerait ainsi dans leur action des forces qu'il ne lui serait pas facile de remplacer. Mais si le gouvernement des enfants doit être confié à d'autres personnes qu'aux parents,· il importe de l'orgirniser de façon à le rendre aussi facile que possible. Or ceci dépend du rapport qui existe entre le besoin de mouvement des enfanls et les limites dans lesquelles il peut s'exercer. Dans les villes les enfanls peuvent causer une foule d'ennuis à bien des gens : on est obligé de les renfermer dans des barrières très étroites, et cela d'autant plus que leur mobilité est vivement excitée et augmentée par l'exemple même que tant d'enfants se donnent réciproquement. C'est pourquoi le gouvernement n'est nulle part plus difficile que dans les établissements des villes; on les /appelle bien des maisons d'éducation, mais l'expression ne paraît guère être juste; en effet, que peut-il advenir de l'éducation là où le gouvernement seul est déjà si difficile ? A la campagne, au contraire, les établissements pourraient mettre à profit l'espace plus grand dont ils disposent, si là encore.la responsabilité qu'entraîne la réunion de tant d'élèves ne conseillait trop ~ou vent des mesures trop minutieuses qui, pour parer
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à des inconvénients incertains, causent le mal le plus certain et le plus général. - Mais c'est avec infiniment de raison que les éducateurs ont songé depuis fort longtemps à offrir-aux enfants une foule d'occupations agréables et inoffensives, dans le but de fournir un dérivatif à ce besoin de mouvement qu'il est difficile d'endiguer. On a tant dit à ce sujet que je puis bien m'abstenir d'en parler. Quand l'entourage est tel que la mobilité de l'enfant trouve d'elle-même la voie où elle puissé s'exercer utilement et à satiété, on a trouvé le milieu où le gouvernement est le plus facile.
III
LE GOUVERNEMENT, RELEVÉ PAR L'ÉDUCATION
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La menace, au besoin sanctionnée par la contrainte, la surveillance qui sait en général ce qui pourrait arriver aux enfants, l'autorité unie à l'amour : - ces moyens pourront assez aisément, et jusqu'à un certain point, nous rendre maîtres des enfants; mais plus la corde est tendue, et plus il faut de force, relativement, pour l'amener tout à fait au ton voulu. L'obéissance ponctuelle, immédiate et de plein gré, r,ette obéissance que les éducateurs cônsidèrent non sans quelque raison comme leur triomphe, qui donc voudrait l'arracher aux enfants par les seules mesures coercitives ou même par la sévérité militaire? On ne peut raisonnablement la rattacher qu'à leur propre volonté; mais celle-ci ne _§aurait être le résultat que d'une éducation véritable, assez avancée déjà.
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Si l'on admet que l'élève a déjà le vif sentiment du profit que lui vaut la direction morale et du dommage que lui 9ccasionneratt la disparition et même toute diminution de cette direction, on peut alors lui représenter qu'on a besoin, pour la lui continuer, d'établir entre lui et l'éducateur un rapport très solide, sur lequel on puisse toujours compter, et grâce auquel on puisse hardiment escompter une docilité instantanée au moment même où l'on aurait quelques raisons de l'exiger. Il n'est nullement question ici d'une véritable obéissance aveugle, qui n'est compatible avec aucune relation sociale. Mais il existe p~tout des cas où un seul peut décider, et où tous les autres doivent lui obéir sans la moindre protestation, à la condition ' toutefois qu'à la première accalmi.e on leur explique le pourquoi de la décision prise et qu'ainsi l'orch:e donné aille au-d_ vant de la critique future des subore donnés; c'est donc parce que la subordination leur paraît, en ces cas, une nécessité évidente que ces derniers concèdent à leur chef momentané un droit qu'il ne s'arrogerait pas de sa propre autorité. Il en va de même dans l'éducation. Et plus que tout autre l'éducateur étr"anger se compromet absolument, quand il semble s'arroger une domination qui ne serait pas une émauatiQ.R du pouvoir paternel ou q1:1.'il ne tiendrait pas du libre consentement de son élève.
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PÉDAGOGIE GÉNÉHALE
IV
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES SUR L'ÉDUCATION PROPREMENT DITE DANS SES RAPPORTS AVEC LE GOUVERNEMENT.
L'éducation proprement dite, ·elle aussi, connaît quelque chose qui peut s'appeler contrainte; tout en n'.étant jamais dure, elle est parfois très sévère. Son moyen extrême est le simple mot : je veux, qui trouve bientôt son équivalent dans la simple expression : je désire, sans autre addition; il fa.i.t donc montrer beaucoup de discrétion dans l'emploi de ces deux formules. Elles demandent en effet à l'élève quelque chose qui ne peut être que l'exception : qu'il renonce à avoir communication des motifs et à les peser d'accord avec son éducateur. Elles indiquent donc chez l'éducateur une étrange et fâcheuse disposition d'esprit, dont il faut rechercher les causes extraordinaires afin de les faire disparaître. L'éducation se fait tout aussi oppressive, bien que d'une façon moins subite, quand on s'acharne à demander à l'enfant ce qu'il fait absolument à contrecœur, et à ne jamais tenir le moindre compte de ses désirs. Dans ce cas, comme .du reste dans le précédent, elle invoque tacitement et s'il le faut ouvertement le pacte conclu : nos relations n'existent et ne subsistent qu'à telle ou telle condition. Il est clair que cela n'a pas de sens, si l'éducateur n'a pas su se créer une certaine situation libre vis-à-vis de l'élève. C'est à ce même ordre d'idées ·que se rattache le
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retrait des signes habituels de satisfaction et d'approbation. _ t ceci suppose à son tour qu'en règlJ généE rale l'élève, en tant qu'homme, est traité avec toute l'humanité voulue, et même, s' il est aimable, avec toute l'affection et tout l'attachement qu'il mérite. Mais cela suppose encore chez l'éducateur une qualité d'un ordre supérieur : le sentiment de tout ce que l'humanité et la jeunesse peuvent avoir de beau et d'attrayant. L'homme mélancolique chez qui ce sentiment s'est émoussé fera mieux d'éviter la jeunesse; elle ne saurait même pas le regarder avec toute l'indulgence qu'il mérite. Seul_ celui qui est capable de beaucoup recevQ.ir et par suite de beaucoup rendre, peut beaucoup retirer et par cette pression dir.i ger à sa guise l'humeur et l'attention de la jeunesse. Mais il ne la dirigera pas sans lui sacrifier en majeure partie la liberté de sa propre humeur. Comment voudrait-il, tout en gardant toujours une froide impassibilité, produire chez l'enfant, qui marche seul au grand jour de l'insouciance et de l'épanouissement constant de ses forces physiques, les nuances délicates des émotions morales, sans lesquelles il ne saurait y avôir ni vive sympathie, ni goot épuré, ni même véritable pénétration, ni esprit d'observation? Elles sont bien rares les natures capables de s'arracher d'elles-mêmes à cette-platitude qui n'est autre chose que ce que nous appelons vulgarité; bien rares encore celles qui peuvent acquérir, sans qu'illeur soit communiqué par autrui, l'esprit de discernement dont le rôle est de former à l'intérieur comme à l'extérieur. Il faut donc que l'éducateur secoue et éveille l'enfant> en cfiscernant ce qu'il y a en lui ; il faut qu'il lùi renvoie son image, douée de la force d'extension et ·de résistance
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qui pousse et aiguillonne l'homme adonné à sa propre culture. Celte force, où la trouverait-il, sinon dans sa propre âme agitée? -Ressentir à son tour ce qu'éprouve l'éducateur, quand ces sentiments et d'autres encore se manifestent chez l'enfant: voilà lepremier pas pour ;ortir de la grossièreté, le bienfait le plus immédiat de l'éducation. Mais pour le pressentir, il faut une modification douloureuse des propres sentiments ; cette modification ne convient plus à l'homme mûr, elle ne sied nalurèllement qu'à celui qui se trouve , encore lui-même dans la période de la Lulle pour la culture. C'est pourquoi l'éducation est l'aüaire des hommes jeunes, qui sont à l'âge où l'on est le plus sensible à la propr~ critique. Et alors, c'est en effet pour l'éducateur un adjuvant excellent, lorsqu'il jette les yeux sur un âge qu'il a eu, lui aussi, d'avoir devant lui cette plénitude intégrale de capacité humaine, en même temps que lui est impartie la mission complète de faire du possible une réalité et de faire, à la fois, l'éducation de l'enfant et la sienne propre. Cette sensibilité ne peut que disparaître avec le temps, soit qu'el_le ait trouvé satisfaction, soit que l'espoir vienne à sombrer et qu'on soit pressé par les affaires. Avec elle disparaissent la faculté et le goût de l'éducation. Ce sont les circonst,ances qui décident s'il faut parler beaucoup ou peu pour exprimer les mouvements de sa propre âme. Une âme fermée qui ne s'épanche.: rait jamais en paroles, un organe sans souplesse, ignorant les tons élevés ou bas, un langage dépourvu de variété dans'les tournures et incapable d'exprimer le mécontentement avec dignité et l'approbation avec une joyeuse cordialité : voilà ce qui arrêterait la meilleure volonté et mettrait dans l'embarras le sentiment
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le plus délicat. Il y a beaucoup à parler dans l'éducation, bien des fois il faut improviser; ces improvisations peuvent bien se passer d'ornements et d'art, mais elles ne sauraiept être complètement dénuées de forme. Combien de fois il faut <le l'énergie sans que cependant il y ait dureté! Où la trouver sinon dans quelque tournure inattendue ; dans une gravité qui augmente graduellement et inspire de l'inquiétude, parce qu'on ne sait jusqu'où elle ira; dans des mesures qui créent ou détruisent et laisseront le souvenir de l'espoir déçu ou de l'espoir réalisé? La personnalité rent:re en elle-même: elle s'arrache en quelque sorte à une situation fâcheuse, qui semblait la narguer. Ou bien elle ressort, elle s'élève au-dessus de la mesquinerie où elle se sentait trop à l'étroit. L'élève voit épars les liens rompus: par ~a pensée il se reporte au passé, va vers l'avenir; il entrevoit le vrai motif ou le vrai moyen; .et dès qu'il est prêt à comprendre et à rétablir ce qui se trouve détruit, l'éducateur accourt au devant de lui, dissipe l'obscurité, aide à renouer les liens brisés, à aplanir les difficultés, à fixer les irrésolutions. - Mais ces expressions sont trop générales, trop figurées : cherchez vous-mêmes des exemples pour les éclaircir. Surtout pas de longues bouderies, pas de gravité étu1iée, pas de taciturnité mystique! Et par-dessus tout, pas de feinte amabilité ! La droiture doit rester à Lous les mouvements de l'âme, quelle que soit la variété de leurs directions. Nombreuses seront les expériences que l'enfant devra faire a:~c son éducateur.' avant ?'envoi~· rés~!- _.. ., ..-.~-ll'=;·; j ter cette docilité souple et délicate qm ne doit pom~·~ ~ 4 ~ .~\ \
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avoir d'autre source que la connaissance et le ménagement de sa sensibilité. Mais à la première manifestation de cette docilité la conduite de l'éducateur devra se faire plus égale, plus uniforme, il faut qu'il · évite cette double suspicion : qu'on ne peut nouer avec·lui des ra.p ports solides, qu'on ne peut en toute sécurité se rêposer sur son cœur.
�CHAPITRE II
De l'éducation proprement dite.
L'art de troubler la paix d'une âme enfantine, de s'attacher cette âme par la confiance et l'amour, pour l'opprimer et l'exciter à volonté et la ballotter avant le temps dans l'inquiétude des années à venir, serait le plus haïssable de tous les arts mauvais, s'il n'avait à atteindre un but qui. pourrait servir d'excuse à de tels moyens aux yeux justement de celui dont on aurait à craindre semblable reproche. « Tu m'en sauras gré plus tard?» dit l'éducateur à l'enfant qui pleure; cet espoir seul peut d'ailleurs l'excuser de faire ainsi verser des larmes. Qu'il se garde, dans une sécurité trop grande, d'employer trop souvent des moyens trop énergiques I Toutes les bonnes intentions ne sont pas payées de reconnaissance, et c'est être mal placé que d'être dans la catégorie de ceux qu'un zèle malencontreux porte à voir des bienfait.s là où ùn autre ne ressent que du mal ! De là cet avertissement: Pas trop d'éducation ! Et il faut aussi s'abstenir de faire inutilement appel à ce pouvoir ' qui fail plier l'enfant dans un sens ou dans
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1:autre, opprime le caractère et trouble la gaieté. Car on trouble en même temps, pour l'avenir, le gai souvenir de, l'efifance, la joyeuse reconnaissance, la seule qui reconnaisse vraiment ! Préférerons-nous donc ne pas faire d'éducation du tout? nous bornerons-nous à gouverner et réduironsnous même ce gouverI)emen t au stri-ct nécessaire? - , Si tout le monde veut être sincère, beaucoup de voix se prononceront en ce sens. Une fois de plus on nous vantera l'Angleter.re; mais dès qu'on aura commencé ce manèg_e, on saura même excuser le manque de gouvernement, qui,dans cette ile fortunée, autorise des licences si diverses aux jeunes gens de condition. Mais évitons toute discussion I Pour nous la seule question est la suivante : Pouvons-nous discerner à l'avance, parmi les bals de l'homme futur, cellx qu'il nous saura gré an jour d'avoir de bonne heure saisis _ à sa place el poursuivis en lui-même. Alors il n'est point besoin d'autres raisons; nous aimons les enfants et c'est l'homme que nous aimons en eux; l'amour n'aime pas les hésitations., pas plus, qu'il n'attend des impératifs catégoriques.
I
LE BUT DE L ÉDUCATION EST-IL SIMPLE OU MULTIPLE?
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La recherehe de l'unité scientifique amène souvent les penseurs à vouloir artificiellement unifier ou déduire l'une de l'autre des choses qui, par leur nature, sont mulLioles et coexistantes. N'a-t-on pas été en
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trainé à cette aberration de faire de l'unité de ia science l'unité des choses, et de les postuler l'une avec l'autre? - De telles erreurs ne touchent pas la pédagogie; mais d'autant plus se fait sentir le besoin de pouvoir condenser en une seule iaée, d'où puisse sortir l'unité du plan et la force concentrée , un ensemble aussi complexe, aussi vaste, et pourtant si étroitement lié dans toutes ses parties que l'éducation. Si donc l'on envisage le ré::,u~~:ü que doivent donner les recherches pédagogiques pour être complètement utiles, on est poussé, dans l'intérêt de l'unité dont ce résultat ne saurait se passer, à réclamer et à présupposer également l'unité du principe d'où on espère le voir découler< Mais alors il y a deux (trois) choses qu'il faut envisager : 1 ° dans le cas où un tel principe existerait, connaît-on la méthode pour échafauder une science sur un principe? - 2° Ce principe, si, par hasard il existe, donne-t-il réellement toute la science? - 3° Cette construction de la science et cette conception qui la donne, sont-elles les seules bonnes ou bien en existe-t-il d'autres encore, moins appropriées peut-être, mais tout aussi naturelles, et que par conséquent on ne saurait entièrement éliminer? Dans un mémoire imprimé à la suite dela deuxième édition de mon ABC de l'intuition, j'ai traité, d'après la méthode qui me semblait requise à cet endroit, le but suprême de l'éducation: la moralité. Je demanderai très humblement à mes lecteurs d'établir une comparaison très serrée entre le travail présent et le mémoire indiqué, tout l'ancien ouvrage même ; je me vois du moins obligé -de faire une supposition de ce genre, pour pouvoir éviter des redites. - Pour l'intelligence exacte dudit mémoire, il s'agit avant tout
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de bien saisir en quels rapports la culture morale se trouve avec les autres parties de la culture, c'està-dire, comment elle les présuppose comme des conditions absolument indispensables à sa propre production certaine. Des gens non prévenus reconnaîtront sans difficulté, je l'espère, que le problème de la culture morale n'est pas un fragment qui se puisse séparer de l'ensemble de l'éducation, mais qu'il se trouve en un rapport néi:-essaire et très étendu avec les autres préoccupations de l'éducation. Mais le mémoire même peut montrer que ce rapport pourtant ne s'applique pas exactement et à un tel point à toutes les parties de l'éducation, que nous ne devions nous occuper de ces autres parties que dans la mesure où elles entrent dans ce rapport. ·Tout au contraire, il est d'autres idées, relatives à la valeur immédiate d'une éducation générale, qui se présenwnt avec force et que nous n'avons pas le droit de sacrifier. En conséquence, la conception qui accorde à la moralité le premier rang est bien, à mon avis, le point de vue essentiel de l'éducation, sans en être pourtant le seul, celui qui renferme tout en lui. Ajoutez à cela que l'enquête amorcée dans le dit mémoire, si 'l'on voulait la conduire à bonne fin, passerait forcément au beau milieu d'un système philosophique complet. Mais l'éducation n'a pas le temps d'attendre que les recherches philosophiques arrivent à des résultats absolument nets, chose fort _ outeuse d'ailleurs . Il faut plutôt souhaiter que la d pédagogie se maintienne a,utant que possible indépendante des dôutes philosophiques. Pour toutes ces raisons j'adopte ici une voie qui sera plus aisée et moins trompeuse pour les lecteurs ; au point de vue
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de la science elle touchera plus immédiatement tous les points; toutefois elle n'est pas avantageuse pour approfondir et réunir finalementl'ensemble, parce que l'éparpillement des considérations laissera toujours quelques traces et qu'il manqÛe toujours quelque chose à l'union la plus parfaite d'éléments divers: Ceci s'adresse à ceux qui se sentent' appelés à se prononcer en juges, ou plutôt à construire eux-mêmes, et par leurs propres ressources, une pédagogie. L'unité du but pédagogique ne peut nullement découler de la nature même de la chose, précisément parce que tout -doit dériver de cette unique pensée : L'éducateur représente auprès de l'enfant l'homme fular; les buts que l'enfant devenu adulte se fixera plus tard lui-même sont par ç_onséquent ceux que l'éducateur doit pour le moment fi;t;er à ses ·efforts; il doit préparer l'esprit de l'enfant à les poursuivre un jour avec facilité. Il ne doit en rien débiliter l'activité de l'homme futur; il se gardera donc de la fixer d'ores et déjà sur certains points particuliers, comme aussi de l'affaiblir en la dispersant. Il ne doit rien laisser perdre ni en force ni en étendue, qu'on puisse lui réclamer plus tard. Quelle que soit la facilité ou la difficulté de pareille tâche, un point est certain : puisque les aspirations de l'homme sont multiples, les préoccupations de l'éducation le sont forcément. Cela ne veut pas dire toutefois que les éléments multiples de l'éducation ne puissent aisément être subordonnés à un ou plusieurs principes fÔrmels (t).
(1) Au point de vue scientifique, je dois probablement faire remarquer ici que des principes et des formules auxquels on peut simplement subordonner des éléments divers sans qu'ils en découlent avec une rigoureuse nécess ité, ne sont pas pour moi des principes.
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Au coniraire, l'empire des buts fut~rs de l'élève se subdivise immédiatement en deux provinces: la première comprend les buts purement possibles qu'il voudrait peul-être atteindre un jour et poursuivre autant qu'il lui plairait; la deuxiènîe, totalemen't distincte de la précédente, renferme les buts nécessaires qu'il ne pourrait jamais se pardonner d'avoir négligés. · En un mot: le but de l'éducation se divise d'après les buts qui relèvent du libre choix (non pas de l'éducateur, ni de l'enfant, mais de l'homme futur) et les buts qui sont déterminés par la moralité. Ces deux rubriques principales se présentent immédiatement à quiconque veut bien se rappeler les plus connus des principes fondamentaux Je la morale.
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II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊ:T. FORCE DE CARACTÈRE DE LA MORALITÉ
Comment l'éducateur peut-il à l'avance faire siens les buts futurs, purement possibles, de son élève? Le côté objectif de ces buts ne dépend que du libre choix et ne présente donc· aucun intérêt pour l'éducateur. Seul le vouloir de l'homme futur luimême, et par suite la somme des exigences que dans et par ce vouloir il élèvera à son propre égard, fait l'objet de la. bienveillance de l'éducateur : et la force, le plaisir original, l'activité, avec lesquels le premier devra satisfaire à ses propos exigences, voilà ce qui fait pour le second l'objet d'un jugemei:it basé sur
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l'idée de perfection. Ce qui nous occupe ici ce n'est donc pas un certain nombre de buts particuliers (il nous est du ~este impossible de les connaitre d'avance), mais plutôt, dans son ensemble, l'activité de l'homme qui se développe, - la quantité de force vive et d'activité immédiates qu'il recèle. Plus cette quantité est grande, plus elle est pleine, étendue, intimement harmonieuse, et plus elle est parfaite et offre de sécurité à notre bienveillance~ Mais il ne faut pas que la fleur brise son calice; la richesse ne doit pas dégénérer en faiblesse par l'excès de la dispersion à trop d'objets. - Depuis fort longtemps la société humaine a cru devoir établir la division du travail, pour que chacun puisse faire bien ce qu'il fait. Mais plus le travail est limité, divisf, et plus multiple est ce que chacun reçoit de tous les autres. Or, puisque la réceptivité intellectuelle est basée sur l'affinité des esprits et celle-ci sur des exercices intellectuels similaires, il va de soi que · dans le domaine supérieur de l'humanité proprement dite il ne faut pas isoler les travaux jusqu'à provoquer une ignorance réciproque. Tous doivent être amateurs en tout, virtuoses en une spécialité. Mais la virtuosité particulière est affaire de libre choix ; la réceptivité multiple, au contraire, qui ne peut résulter que des essais multiples faits par l'effort personnel de chacun, est affaire d'éducation. Aussi nous indiquons comme la première partie du but de la pédagogie la multiplicité de l'intérél, qu'il faut distinguer -de ce qui en est l'exagéràtion, je veux dire la multiplicité de l'occupation. Et puisque, parmi les objets du vouloir, parmi les diverses directions même, il n'en est aucune qui nous intéresse plus que l'autre,
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nous ajouterons encore, pour que personne ne soit froissé de voir la faiblesse à côté de la force, un mot à notre définition et nous aurons: intérêt muitiple el_ également réparti. De cette façon nous en arrivons à la signification de l'expression courante: développement harmonique de loufes les f acullés ; mais encore faudrait-il se demander ici ce que l'on entend par pluralité des facultés de l'âme et ce- que signifie l'harmonie de facultés différentes? Comment l'éducateur doit-il faire sien le but nécessaire de l'élève? Comme la morale réside uniquement dans le vouloir personnel consécutif à une compréhension juste, il est évident, tout d'abord, que l'éducation morale n'a pas à produire une certaine forme extérieure des actions, mais à développer dans l'esprit de l'élève le discernemenl ainsi que le vouloir qui doit y correspondre. Les difficultés métaphysiques inhérentes à cette dernière tâche, je les passe sous silence. Quiconque sait éduquer les oublie; et celui qui ne peut les surmonter, il lui faut, préalablement à la pédagogie, une métaphysique; le résultat de ses spéculations lui montrera si oui ou non l'éducation peut être pour lui chose possible. -Si je jettè un coup d'œil sur la vie, je vois bien des gens pour qui la morale est une gêne, et fort peu qui y trouvent un principe de vie. La plupart ont un caractère exclusif de toute bonté, leur plan 'de vie n'est que pour leur bon plaisir; le bien, ils le font à l'occasion, et ils évitent volontiers le mal lorsque le mieux les mène au mème but. Les principes de morale leur semblent ennuyeux, parce qu'il n'en résulte pour eux
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que de temps à autre une entrave mise au flux de leurs idées; bien plus; tout ce qui heurte cette entrave, ils l'accueillent de grand cœur; le jeune étourdi a leur sympathie, si ses fautes dénotent quelque force ; et au fond d'eux-mêmes ils pardonnent tout ce qui: n'est ni ridicule ni perfide. Si l'éducation morale n'a d'autre but que de faire entrer l'élève dans la catégorie de ces gens-là, nC?tre tâche est facile; nous n'avons qu'à veiller à ce qu'il ·grandisse sans être ni taquiné, ni offensé, dans le sentiment de sa force, et reçoive certains principes d'honneur, faciles à imprimer, parce qu'ils montrent l'honneur non point comme une acquisition pénible, mais comme un bien dont la nature nous a dotés et qui ne demande à être sauvegardé et revendiqué que dans certaines occasions et d'après des formules conventionnelles. - Mais qui nous garantit que l'homme falur ne recherchera pas le bien lui-même, pour en faire l'objet de sa volonté, le but de sa vie, la règle de son auto-critique ? Qui nous meL à l'abri de la sévérité qui dans ces conditions iombera sur nous? Qu'adviendrait-il s'il nous demandait pour quelle raison nous avons osé devancer le hasard qui peul-être eüt amené de meilleures occasions d'élever l'esprit dans son essence intime, et n'aurait certainement pas donné l'illusion de l'éducation? - On a des exemples de cette sorte! Et il y a toujours un certain danger à se faire l'homme d'affaires d'autrui, quand on n'a pas envie de bien s'acquitter de sa mission. Et quand il s'agit surtout d'un homme aux principes de morale rï'goureux, personne probablement n'encourrait une condamnation aussi sévère que celui qui s'est arrogé, à son égard, une influence capable de le rendre pire.
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Voici donc quel est tout le but de l'éducation morale : faire en sorte que les idées du juste et du bien deviennent, dans toute leur rigueur et leur pureté, lés objets réels de la volonté, veiller à ce que le fond intrinsèque et effectif du caractère, l'essence intime · de la personnalité se détermine conformément à ces idées, à l'exclusion de tout autre choix arbitraire. Et bien qu'on ne me comprenne pas tout à fait, quand je me borne à nommer les idées du juste et du bien, la morale s'est pourtant, pour notre plus grand bien, déshabituée des à-peu-près auxquels, naguère, elle se laissait aller parfois sous forme de doctrine du plaisir .. Et par suite l'essentiel de ma pensée est clair.
III
L'INDIVIDUALITÉ DE L'ENFANT CONSIDÉRÉE COMME POINT D"J:NCIDENCE
L'éducateur vise au général, mais l'enfant est un individu particulier. Sans faire de l'âme un mélange de facultés diverses, ni faire du cerveau un composé d'organes capables d'apporter à l'esprit une aide positive et de le décharger peut-être d'une partie de son travail, il faut bien laisser subsister .sans contestation et dans toute leur importance les expériences, d'après lesquelles l'êLre iritellectùel, suivant qu'il réside dans telle ou telle forme corporelle, rencontre telles et _telles difficultés dans son fonctionnement, ainsi que des facilités correspondantes, relatives.
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Or, si fortement entraînés que nous soyons d'éprouver par des essais la souplesse de ces dispositions, au lieu d'excuser notre paresse par le respect que nous inspire la supériorité de leur force, nous prévoyons cependant que la représentation la plus pure et la plus réussie de Vhumanité ~outrera toujours en même temps un individu particulier; et même nous sentons que l'individualité doit ressortir forcément, pour que l'exemplaire isolé de l'espèce ne paraisse pas insignifiantà côté del 'espèce même et ne s'efface comme chose indifférente; nous savons enfin quel intérêt il y a pour les hommes de voir des individus différents se préparer et se desLiner à des affaires différentes. D'ailleurs, le caractère propre du jeune homme se révèle chaque jour davantage au milieu des efforts de l'éducateur; et ~'est une vraie chance quand l'un ne contrecarre pas directement les autres ou que même, les heurtant de biais, il ne fasse surgir un tiers élément aussi âéplaisant pour l'élève que pour l'éducateur! Cette dernière hypothèse se réalise d'ordinaire chez ceux qui ne savent pas manier les hommes et qui par conséquent ne savent pas prendre chez l'enfant l'homme qui s'y trouve déjà. De tout cela il résulte, pour le but de l'éducation, un objectif négatif, aussi important que difficile à poursuivre : c'est qu'il faut laisser l'individualité intacte autant que possible. Pour ceci il importe avant tout que l'éducateur discerne bien ses propres accidences et remarque soigneusement les cas où lui veut d'une manière tandis que l'élève agit d'une autre, sans que d'un côté ni de l'autr~ il y ait avantage essentiel. Dans ces circonstances, l'éducateur doit immédiatement faire céder son désir personnel, et même,
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si possible, en supprimer jusqu'à la manifestation. Laissons les parents déraisonnables façonner à leur goû.t leurs garçons et leu_rs filles et app1iquer toutes sortes de vernis sur un bois non raboté - vernis qui sera violemment arraché, mais non sans douleur ni· préjudice, lorsque l'élève sera parvenu à l'âge de se gouverner lui-même __.; le véritable éducateur, s'il ne peut rien empêcher, du moins ne se fera pas complice, tout occupé de son propre édifice_pour lequel il trouvera toujours dans les âmes enfantines assez de terrain libre. Il se gardera de se charger d'une besogne qui ne saurait lui valoir de reconnaissance ; il aime laisser s'épanouir tout à l'aise la seule gloire à laquelle l'individualité puisse prétendre, celle d'être fortement accusée, reconnaissable jusqu'à l'excentricité ; pour lui, il met son honneur à ce que dans l'homme qui fut soumis à son bon plaisir l'on retrouve ineffacée la pure empreinte de la personne, de la famille, de la naissance, et de la nation.
IV
DE LA NÉCESSITÉ DE RÉUNIR LES BUTS PRÉCÉDEMMENT DISTINGUÉS
Nous n'avons pu, partant d'un point unique, développer notre plan pédagogique, sans fermer les yeux sur les exigences multiples inhérentes à notre sujet: il nous faut au moins ramener à un point unique ce qui doit être le but d'un plan unique. Autrement, où commencerait notre travail? où finirait-il ? où trouver
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un refuge contre les exigences sans cesse renaissantes des considérations si diverses? Peut-o; avoir apporté de la réflexion dans l'œuvre de l'éducation, sans avoir été frappé chaque jour de l'un·ité de but absolument indispensable? Peut-on songer..à s'occuper d'éducation, sans être effrayé de la multitude des soucis et des devoirs-multiples qui nous atten-dent' ? L'individualité est-elle compatible avec la culture mu-ltiple ? Peut-on ménager celle-là en _développant celle-ci? L 'individu est plein d'aspérités; la culture multiple est unie, lisse, arrondie, car d'après nos exigences elle devrait être formée avec répartition égale. L'individualité est déterminée et limitée ; l'intérêt multiple essaie de se développer dans toutes les directions et doit se donner là où l'autre resterait insensible ou même se montrerait hostile ; il doit se porter sur des objets différents, tandis que celle-là reste tranquille, recueillie en elle-même, pour une autre fois sè manifester avec force. Dans quel rapport l'individualité se trouve-t-elle avec le caractère ? Elle semble se confondre avec lui ou l'exclure absolument. C'est au caractère, en effet, que l'on connaît l'homme, mais c'est au caractère moral qu'on d_ evrait le reconnaître. Or l'individu peu moral ne se reconnaît pas à la moralité, mais au contraire à beaucoup d'autres traits individuels ; et il semble bien que précisément ces traits constituent son caractère. Bien plus ! la difficulté de beaucoup la plus grave gît entre les deux parties principales du but pédagogique même. En effet, comment la culture multiple condescendra-t-elle à se blottir, dans les limites étroites de la moralité ; et d'autre part, comment la
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modestie morale supportera-t-elle, dans son austère simplicit.é, d'être revêtue des couleurs variées d'un rntérêtmultiple? Si jama·is la pédagogie s'avisait de se plaindre que somme toute elle est étudiée et pratiquée avec assez de médiocrité, il lui faudrait s'en prendre à ceux qui, par leurs développements sur la destination de l'homme, nous ont apporté si peu d'aide pour nous évader de la situation ennuyeuse entre deux conceptions appelées, semble-t-il , à s'accorder entre elles. En effet, à force de lever les regards vers la nature ilevée de notre destinéé, nous oublions d'ordinaire °l'individualité et l'intérêt multiple des choses terrestres, jusqu'à ce que ce dernier nous fasse bientôt oublier la première; - et tandis qu'on berè@ la morale pour en faire la croyance à des forces transcendantes, les forces et les ressources réelles restent à la disposition des incrédules qui gouvernent le monde. Quant à rattraper d'un seul coup tout ce qui manque en fait de travaux préliminaires, ce serait une Lâche à laquelle nous ne pouvons songer ici! Nous serions heureux si nous réussissions à mieux faire envisager les points en question. - Notre tâche principale est naturellement d'analyser avec tout le soin voulu les diverses idées principales, c'est-à-dire la culture multiple, l'intérêt, le caractère, la moralité, puisque c'est sur elles que doivent porter tous les efforts que nous nous proposons. Il se peut qu'au cours même de cette analyse les rapports qui les relient se dégagent et s'établissent d'eux-mêmes. Quant à l'individualité, elle est à coup sûr un phénomène psychologique; l'étude en devrait donc être réservée à la seconde partie de la pédagogie mentionnée plus haut, qui aurait à cons-
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truire sur des idées théoriques tout comme la partie présente édifie sur des idées pratiques. Mais nous ne pouvons cependant ici laisser entièrement de côté l'individualité ; il nous en resterait en effet une réminiscence qui nous gênerait sans cesse; et nous serions empêchés de nous consacrer en toute confiance à la méditation des parties essentielles du but pédagogique. Il nous faut donc dès maintenant tenter quelques pas pour concilier l'individualité avec le caractère et la culture multiple; une fois établies ces règles el ces relations, il nous sera loisible â.e les emporter, par la pensée, pour l'étude des livres suivants ; et nous pourrons même nous exercer à considérer les objets de l'éducation sous toutes leurs faces, sans perdre de vue l'une des idées en nous appliquant à l'autre. Mais les seuls prééeptes ne pourront jamais tenir lieu de pratique personnelle.
V
L'INDIVIDUALITÉ ET LE CARACTÈRE
C'est par l'individualité que toute chose se différencie des autres de même nature. Ces signes distinctifs sont appelés souvent caractères individuels ; et c'est ainsi que l'usage de la langue confond les deux termes que nous voudrions déterminer dans leurs rapports. Mais on sent immédiatement que le mot caractère est employé dans une acception tout autre, dès qu'il s'agit de caractères au théâtre, ou encore de l'absence -de caractère chez les enfants. Des indivis
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
dualités seules constituent un mauvais drame ; et les enfants ont des individualités très accusées, sans pourtant avoir de caractère. Ce qui manque aux enfants, ce que les personnages dramatiques doi;,,.ent montrer, ce qui, en résumé, est susceplible de caractère chez l'homme considéré comme être raisonnable, c'est la volonté, mais la volonté au sens rigoureux du mot, qui n'a rien du tout de commun avec les accès du caprice et du désir, car ceux-ci ne sont pas résolus, alors que la volonté l'est. Et ce qui constitue le caractère, c'est la nature de la résolution. Vouloir, - prendre une résolution; - ce sont deux opérations qui se passent dans la conscience. Mais l'individualité est inconsciente. C'est la source obscure d'où notre pressentiment psychologique croit voir jaillir ce qui, suivant les circonstances, se manifeste chez l'homme sous telle ou telle forme. Le psychologue finit par lui attribuer le caractère même, tandis que le professeur transcen<lental de la liberté (Fichte), qui n'a d'yeux que pour les manifestations du caractère déjà formé, creuse un abîme infini entre l'intelligible et l'être naturel. C'est en effet par la lutte que presque inévitablement le caractère se manifeste à l'égard de l'individualité. Car il est simple et constant, tandis qu'elle fait monter de son sein des idées et des concupiscences toujours nouvelles; et même quand son activité est vaincue, elle affaiblit encore par sa passivité et son excitabilité multiples l'accomplissement des résolutions prises. , · Non seulement les caractèr~s moraux, fous les caractères connaissent la lutte, car chacun cherche à sa façon à être conséquent avec lui-même. C'est par
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la victoire remportée sur les manifestations les meilleures de l'{ndividualité que se parachève l'ambitieux, l'égoïste; c'est par la victoire sur lui-même que se parachève le héros du vice comme aussi le héros de la vertu. Nous obtenons un contraste comique en leur comparant les êtres faibles qui, pour avoir une théorie et être logiques, bâtissent leur théorie sur le principe suivant: ne pas combattre, mais se laisser aller. Certes, c'est une lutte pénible, étrange, que celle qui faiL passer de la clarté aux ténèbres, de la conscience à l'inconscience; au moins vaut-il mieux la soutenir avec réflexion qu'avec entêtement.
VI
L'INDIVIDUALITÉ ET L'UNIVERSALITÉ
S'il nous a fallu précédemment distinguer ce qui semblait se confondre, nous avons à l'heure actuelle à -concilier ce qui tend à se détruire. L'homme universel n'a ni sexe, ni classe, ni époque l Grâce à son esprit flottant, grâce à sa sensibilité partout présente, il peut être indifféremment homme ou jeune fille, enfant ou femme; il sera , à votre choix, courtisan ou citoyen ; sa patrie, c'est Athènes ou Londres aussi bien que Paris ou Sparte. Aristophane et Platon sont ses amis, mais ni l'un ni l'autre ne.le possède. L'intolérance seule est un crime à ses yeux. Son attention s'attache aux choses les plus variées; il conçoit les pensées les plus élevées, aime ce qu'il y a de plus beau, raille tout ce qui est grotesque
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PÉDAGOGIE GéNÉRALE
et s'essaie à · tout. Pour lui, rien de nouveau, tout garde pour lui sa fraîcheur. Ressuscifoz Alcibiade, promenez-le à travers l'Europe, et vous,aurez l'homme universel. Lui seul, autant que nous le sachions, avait une individualité universelle. Ce n'est pas dans ce sens que l'homme de caractère est universel, parce qu'il ne le veut pas. Il ne veut pas être le canal pour tous les sentiments qu'envoie le ~ornent présent, n~ l'ami de tous ceux qui s'attachent à lui, ni l'arbre sur lequel poussent les fruits de tous les caprices. Il dédaigne d'être le centre des contradictions; l'indifférence et la lutte lui sont également odieuses; ce qu'il lui faut, c'est l'intimité jointe à la gravité. L'universalité <l'Alcibiade peut donc une ou plusieurs fois se concilier avec l'individualité; c'est tout à fait indifférent à l'éducaleur, qui ne peut se soustraire à la tâche de former le caractère. Nous verrons d'aillears plus loin quel'idéed'universalilé prise comme qualité de fa pusonne se , décompose en plusieurs idées qui pourraient bien ne pas très bien cadrer avec ce tableau. Mais l'individualité qui parfois se donne de grands airs ët a des prétentions uniquement par.ce qu'elle est individualité, nous lui opposons le tableau de l'uni.: versalité, avec les prétentions· de laquelle elle pourra comparer les siennes propres. Nous admettons donc que l'individualité peut être en conflit avec l'universalité ; nous nous rappelons fort bien lui avoir même déclaré la guerre.au nom de cette dernière, si elle ne voulait autoriser l'intértU multiple également réparti. Mais .par le fait même que nous avons immédiatement renoncé à la multiplicité des(
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occupations, l'individualité conserve un champ assez vaste pour manifester son activité, - se choisir sa vocation, - et s'adonner en outre à mille petites habitudes et commodités qui, tant qu'elles ne voudront pas aller au delà de l'importance qu'elles ont réelÏement, ne seronl guère préjudiciables à la réceptivité et à la mobilité de l'âme. Ce que nous avons d'abord établi, c'est qqe l'éducateur ne doit pas ~lever de prétentions dont ne s'inquiètent pas les buts de l'éducation. Il y a beaucoup d'individm1.lités, l'idée ,d'universalité est une-i toutes celles-là y sont contenues,comme les parties dans le tout. Or, la partie peut être mesurée sur le tout, - elle peut même être amplifi6e jusqu'à être le tout : c'est ce qui forme ici la tâche de l'éducation. Mais n'allez pas croire que ce.ile amplification se fait en ajoutant successivement à la partie existànte d'autres parties. Non, l'éducateur envisage tôujours l'universalité tout entière, mais réduite ou agrandie. Sa tâche consiste à augm~nter la quantité sans rien changer aux contours, à la proportion, à la forme. Mais ce travail entrepris sur l'individu en modifie toujours les contours; tel un corps irTégulièrement anguleux ·dans lequel, autour .d'un certain centre, se développerait petit à petit une sphère qui pourtant ne serait jamais à même d'envelopper entièrement les aspérités les plus saillantes. Les aspérités, - les éléments forts de l'individualité - peuvent rester, si elles ne gâtent pas le caractère; qu'elles donnent au contour général telle ou telle forme ; ce sera chose facile, une fois le goüt formé, d'allier à chacune d'elles une certaine convenance spéciale. Mais ce qui détermine la pNvision de vie morale immédiate, c'est le
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PÉDAGOGIE GJtNÉRALE
fond solide et réel de l'intérêt uniformément élargi dans toutes les directions ; et comme cette vie morale ne tient pas à un fil unique, une seule épreuve ne saurait en amener la chute et les circonstances l peuvent simp_ement lui donner une autre face . Et_ cbmme d'ailleurs les circonstances ne sont pas sans influer sur le plan même de la yie morale, la culture multiple nous permet de passer, avec une facilité et un plaisir inappréciables, à tout nouveau genre d'occupation et d'existence, qui pourrait être chaque fois le meilleur de tous. Plus la fusion sera intime entre l'individualité et la culture multiple, plus il sera facile au caractère d'affirmer sa domination dans l'individu . Nous avons ainsi concilié ce qui, pour le moment, se laisse concilier dans les éléments du but pédagog ique.
VII
APERÇU DES MESURES DE L ÉDUCATION PROPREMÉNT DITE
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L'intérêt a comme point de départ des occupations et des choses intéressan.tes. C'est de la richesse de celles-ci que naît l'intérêt multiple. Produire cette richesse et la présenter convenablement, voilà la tâche de l'rNSTRUCTION qui continue et complète le travail préliminaire provenant de l'expérience et de la fréquentation. Pour que le caractère prenne la direction morale, il faut que l'individualité soit maintenue dans un élément fluide qui, suivant les circonstances, lui résiste ou la
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favorise, mais qui d'ordinaire soit à peine sensible. Cet élément, c'est la culture morale qui seconde efficacement le bon plaisir surtout, mais en partie même le juste discernement. A l'occasion du gouvernement nous avons déjà parlé de la culture morale, comme de l'instruction dans l'introduction. S'il n'en résultait pas encore avec assez de clarté pour quelles raisons, dans l'étude ordonnée des mesures d'éducation, la première place revient à l'instruction, la seconde à la culture morale, nous ne pourrions faire autre chose que de renouveler notre prière, que l'on veuille bien, en continuant à lire ce traité, ne pas p~rdre de vue le·s rapports · entre l'intérêt multiple et Je caractère moral. Si la moralité n'a pas de racine dans la culture multiple, alors on peut en fin de compte considérer la ~ulture morale comme indépendante de l'instruction ; alors l'éducateur doit immédiatement saisir l'ü1dividu, l'exciter et le pousser de telle façon que le bien ressorte avec force, et que le mal plie et cède. Que les éducateurs se demandent si jusqu'ici l'on a regardé comme possible une telle culture morale, si artificielle et si énergique?. Dans le cas contraire ils ont tout lieu de s,upposer qu'il faudra d'abord modifier l'individualité en élargissant l'intérêt el l'approcher d'une forme générale, avant qu'on puisse songer à la trouver apte à se plier à des lois morales universelles; qu'en outre, quand il s'agira de déterminer exactement, pour des sujets négligés jusque-là, ce qu'ils pourront s'assimiler, il faudra se laisser guider non seulement par la considération dé l'individualité existante, mais encore et surtout par les circonstances et l'aptitude de ces suiets à recevoir des idées nouvelles eL meil-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
leures; si bien que, dans les cas où cette ~valuation donnera un résultat défavorable, il faudra moins une éducation proprement dite qu'un gouvernement vigilant et constant: et ce gouvernement reviendra forcément uri jour ou l'autre soit à l'État, soit à d'autres pouvoirs extérieurs réellement efficaces.
�LIVRE II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊT
CHAPITRE PREMIER
Que faut-il entendre par multiplicité?
L'usage, peut-être, n'a pas encore donné au terme
multiplicité une physionomie suffisamment nette. Par
suite on serait facilement t.enté de supposer qu'il y a là-dessous une signification imprécise qu'il suffirait de déterminer avec rigueur pour lui trouver un autre vocable., nécessaire à son expression. Un auteur s'est imaginé corriger l'expression en proposant Je terme d'universalité. En effet, combien de cr5lés a la multiplicité? Est-elle un tout, - et c'est dans ce sens que nous l'avons comprise plus haut, comme universalité, par opposition avec l'individualité, - ioules les parties rent'reront dans le tout; et il ne faudra plus parler d'un simple nombre de
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PÉ DAGOGJE GÉNÉRALE
parties, comme si l'on restait émerveillé devant le grand nombre des parties ! Nous réussirons peut-être par la suite à pouvoir complètement énumérer tous les côtés principaux de la multiplicité. Mais si les membres de division n'apparaissent pas comme remplissant parfaitement une_Jdée principale et pour la remplir; si nous comptons les trouver non pas tout réunis, mais isolés et dispersés dans l'âme sous forme de combinaisons ·variées; puisqu'enfin, dès le début, nous n'avons admis le vouloir multiple dans le but pédagogique qu'en tant que richesse de la vie intérieure, mais sans nombre déterminé (liv. I, chap. 2, II), il s'ensuit que le terme multiplicité est justement de beaucoup le meilleur, parce qu'il nous met en garde contre l'erreur de faire rentrer dans l'agr~gat intégral une seule partie choisie entre plusieurs, comme si la pensée ne pouvait concevoir cette partie sans y ajouter forcément les autres. Mais bien que les diverses directions de l'intérêt doivent présenter la même variét éque les objets mêmes auxquels elles s'appliquent, il faut pourtant qu'elles partent toutes d'un même point initial. En d'autres termes ces nombreux côtés, semblables aux diverses faces d'un seul et même corps, doivent représenter les côtés de la même personne. Et dans cette personne il faut que tous les intérêts appartiennent à la même conscience; c'est cette unité qu'il ne faudra jamais perdre de vue .. Il est facile de voir que dans la multiplicité nous séparons ici l'élément subjectif de rélément objectif. Du moment que nous nous proposons de développer tout d'abqrd la seule idée formelle, sans prêter nulle
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attention aux matières mêmes de la culture multiple, il est clair que pour le moment nous n'avons pas à introduire de divisions dans l'élément objectif. L'élément subjectif, par contre, nous donne à réfléchir. Allons-nous, pour échapper ·au reproche d'exclusivisme, tomber dans l'inconstance? -A chaque instant l'inconstant est autre, ou du moins il a une teinte différente, car en lui-même il n'est rien du tout, à vrai dire. Lui qui s'est galvaudé aux impressions et aux fantaisies, il n'a jamais été maître ni de lui-même, ni de ses objets; les divers côtés n'existent pas, car la personne manque, dontîls pourraient être les côtés. Et maiutenan t notre développement est · préparé.
I
CONCENTRATION ( 1) ET RÉFLEXION
Quiconque s'est jamais adonné avec q.mour à un objet quelconque de l'ingéniosité humaine doit bien savoir ce que nous appelons concentration. Quelle esL en effet l'entreprise ou l'espèce de savoir qui soit assez mesquine, quel est le bénéfice qui, dans la voie de la culture, se laisse réaliser sans arrêt d'aucune sorte, de façon qu'on n'ait pas besoin de distr.aire momentanément ses pensées de tout le reste pour les fixer là ! - De même que chaque tableau demande un éclairage particulier, de même que les critiques exigent
(1) Par pénétration, concentration, Herbart entend l'opération qui consiste à concentrer l'attention s.ur une seule chose. Nous employons indistinctement l'un et l'autre terme.
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· PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
chez l'observateur un état d'âme spécial pour toute œuvre d'art, de même tout ce qui est digne de notre observation, de notre pensée, de notre sentiment, exige une sollicitude propre, qui nous le fasse comprendre avec exactitude et dans sa totalité, qui, en un mot, soit capable de nous y absorber. L'individu saisit avec justesse ce qui lui est conforme; mais plus il s'est formé en vue de cette appréciation, et plus sa disposition habituelle faussera certainement toute autre impression. Voilà ce que l'homme à l'intérêt multiple doit éviter, On lp.i demande de se concentrer successivement sur bien des objets. Chacun de ces objets, il faut qu'il le prenne d'une maia pure et s'y adonne sans restriction. Ce qu'on d~m:rnde, ce n'est pas qu~ des traces variées et confuses lui soient ~Tavées à fleur de peau, non, il faut que son âme s'ouvre et se sépaj'e distinctement dans beaucoup de directions. La question est de savoir commenL on pourra dans ces opérations sauver la per-sonnalité. La personnalité repose sur l'unité de la conscience, sur le recueillement, la réflexion. Les« concentrations» s'excluent réciproquement, et par ce fait même elles excluent également la réflexion, où elles se trouveraient forcément réunies. Comme les opérations que nous demandons ne sauraient être simultanées, il s'en suit qu'elles sont consécutives. Il y a d'abord une concentration, puis une seconde, ensuite leur rencontre dans la réflexion! Combien de, transitions de ce. genre _l'esprit n'aura-t-il pas à faire avant que la personne puisse se dire multiple, en possession d'une réflexion abondante et douée d'une facilité extrême à revenir à chaque pénétration.
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�Une autre question se pose: quel sera fourni par .les concentrations quand elles s i:_e contreront? Si elles réunissent des éléments · co t ,,....,·._-~ toires, il ne saurait en résulter une réflexion · ------ni par suite une véritable multiplicité. Dans celte hypothèse : ou bien elles n'arrivent jamais à se réuni~t restent étendues côte à côte, et l'homme est distrait; ou bien elles s'entredétruisent, tourmentent l'esprit par des doutes et des désirs irréalisables. et c'est à la bonne nature à voir si elle pourra surmonter cetle maladie. Et quand bien même elles ne -renfermeraient pas d'éléments contradictoires (la culture · à la mode_ amène pourtant assez soavent de pareils antagonismes), il y a encore une grande différence résultant du mode et de l'exactitude de leur compénétration. Plus leur unité est parfaite, et plus la personne y gagne. Si la corn pénétration est insuffisante, l'homme aux aspirations multiples devient ce qu'on appelle parfois, avec une certaine nuance de raillerie mauvaise, un pédant; si au contraire on se borne à une seule concentration, suivie d'une réflexion mal ordonnée, on arrive à produire le virtuose capricieux. Il ne nous est pas permis de développer ici, ·en nous réclamant de la multiplicité, plus que la nécessité de la réflexion en général. Savoir à l'avance comment elle se composerait, dans çhaque cas particulier, de telles ou telles concentrations, ce ser;;\it l'affaire de la psychologie; le pressentir, c'est l'essence même du tact pédagogique, ce joyau le plus précieux de l'art pédagogique. Nous pouvons cependant faire une simple remarque: c'est entre les deux extrêmes de la pénétration con/
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
centrée et de la réflexion universelle que se trouvent les états ordinaires de la conscience que nous pouvons, à notre choix, considérer comme des pénétrations partielles ou des réflexions partielles. Comme il est impossible d'atteindre à la multiplicité parfaite, comme d'autre part, au lieu de la réflexion embrassant absolument tout, il faudra bien se contenter d'une réflexion partielle quoique tr'ès riche, on pourrait se_ demander quels contours il conviendrait de lui donner, quelle partie il faudrait surtout faire ressortir dans le tout. Heureusement la réponse est toute prête: c'est l'individualité, c'est, délimité par l'occasion, l'horizon de l'individu qui crée les premières pénétrations, établissant ainsi, sinon des centres, du moins des points de départ pour la culture progressive ; il est vrai qu'on n'a pas besoin de les respecter trop méticuleusement, mais o·n devra bien se garder aussi · de les r négliger de façon à rend_e très difficile la fusion intime des dons de l'éducation et des apports des circonstances. L'instruction pourra bien se rattacher à ce qui lui est le pluS" proche, mais qu'on n'aille pas s'épouvanter si ·ce qu'~lle rattache ainsi à la proche réalité se trouve séparé de nous par des espaces ou des siècles. Les pensées vont vite; pour la réflexion il n'y a d.' éloignées que les choses qui sont séparées d'elle par des idées intermédiaires ou de nombreuses modifications de la manière de penser.
�QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR MULTIPLICITÉ
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II
LA CLARTÉ. L'ASSOCIATION. LA SYSTÉMATISATION.
LA MÉTHODE
L'âme est toujours en mouve~ent. Parfois ce · mouvement est précipité, d'autres fois il est à peine perceptible. Dans des groupes entiers d'idées présentes à la fois, il n'y a, pendant un temps peut-être, que peu de modifications; et quant à la partie qui reste intacte, on peut dire qu'à son égard l'âme est en repos. LÏ1 manière même du progrès .est enveloppée de mystère. - Néanmoins ces considérations parti-· culières nous donneront un motif de divjsion, dont nous avons souvent besoin pour ramener dans la sphère de l'application possible les idées trop générales . . Il est de toute nécessité que les pénétrations se · modifient, qu'elles passent les unes dans les autres et aussi dans la réflexion; celle-ci, de son côté, doit se, résoudre en une nouvelle réflexion. Mais chacune prise à part est en repos. La pénétration en repos,_pourvu qu'elle soit pure et sans mélange, voit chaque détail av.ec clarté. Car elle n'est pure que si tout ce qui dans la représentation donne un mélange trouble est mis à l'écart ou si, démêlé par les soins de l'éducateur, chaque élément est présenté à part en une seule ou en plusieurs pénétrations. Le passage d'une pénétration à l'autre associe les idées. L'imagination plane au milieu de la foule des
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
assoc_iations ; elle goûte à chaque mélange et ne dédaigne que ce qui est fade. Mais toute la masse devient fade, dès que toutes les · parties peuvent se mélanger, ce qui est possible, si les contrastes nettement marqués des divers éléments ne s'y opposent pas. La réflexion calme voit le rapport de plusieurs choses; elle voit chaque chose à la place convenable, comme membre dé ce rapport. La bonne ordonnance d'une réflexion riche s'appelle système. Mais il n'y a ni sy~tème,' ni ordre, ni rapport sans clarté du détail. Le rapport, en effet, ne se trouve pas dans le mélange; il n'existe qu'entre des membres séparés et réunis à nouveau. Le progrès de la réflexion s'appelle méthode. Elle parcourt le système, elle y produit de nouveaux membres et veille à ce que leur utilisation soit conséquente. - Nombreux sont ceux qui emploient le mot sans rien connaître de la chose. Somme toute, on déchargerait bien volontiers l'éducateur du travail difficile d'inculquer la méthode à autrui; et si le présent opuscule ne fait pas toucher du doigt la nécescité de dominer avec méthode sa propre pensée pédagogique, eh bien, il ne sera de nul profit au lecteur. L'expérience ne cesse pas un instant d'amasser des masses sombres dans l'âme de l'enfant. Il est vrai qu'-elle en désagrège ensuite une bonne partie par les allées et venues des objets, et à la place i'l ne reste plus alors qu'une bienfaisante facilité d'association. Mais la tâche qui attend l'éducateur est bien complexe ; il aura surtout beaucoup de travail avec les individus qui furent pendant d,e longues années privés de toute aide intellectuelle. Chez ceux-ci l'esprit est
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très paresseux en face de tout ce qui devrait l'inciter au changement. Dans le nouveau l'h.o.mme ne voit jamais que l'ancien, si, par réminiscence, toute ressemblance fait à nouveau surgir la même masse. Une association défectueuse se rencontre d'ordinaire dans les connaissances apprises à l'école. De deux choses l'une : ou bien la force contenue dans les .connaissances emmagasinées n'était pas assez grande pour se frayer un chemin jusqu'à l'imagination; ou bien l'étude allait jusqu'à arrêter la circulation des imaginations journalières et l'esprit s'est figé dans toutes ses parties. Personne n'exigera de l'expérience qu'elle soit systématique; ce serait même justice de ne pas lè demander davantage aux sciences qui, jusqu'à nos jours, ont plutôt suivi un plan qu'un système. Mais quand même l'exposé d'une science serait juste au point de vue système, l'auditeur ne s'appropriera cependantiout d'abord qu'une série; et il lui faudra se tourmenter longtemps quant à l'association, avant que la réflexion, servant de trait d'union, lui rende sensible que telle ou telle série mérite le choix et la préfére~ce. Que sera-ce donc lorsqu'il s'agira d'appliquer comme il faut le système exposé! Ne sera-ce pas pire encore! Pour la plupart des gens la méthode n'est qu'un terme savant : leur pensée flotte incertaine entre l'abstraction et la détermination, elle suit le charme du moment et non pas les rapports; ils associent des similitudes et font rimer les objets et les idées, semblables en ceci aux mauvais versificateurs.
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�CHAPITRE II
L'idée d'i,ntérêt,
Au lieu de permettre à la vie personnell e mûltiple de se disperser à un trop grand nombre d'occupations, nous l'avons limitée à l'intérêt multiple, afin que les pénétrations ne s'écartent jamais trop loin de la réflexion qui a pour mission de les unir. En effèt, la pénétration humaine n.'a pas une force suffisante pour pouvoir à tout instant se concentrer sur un autre sujet, changer d'endroit et pourtant agir a:vec perfection (et nous comptons ici avec la totalité de l'activité humaine,' à côté de laquelle les hommes les plus actifs cessent d'exister) ; aussi c'est une obligation pour nous que d'empêcher l'individu de s'attarder à tort et , à travers ; voulant ainsi produire quelque chose par-ci par-là, il ne rendrait aucun service à la société; tout au contraire, le succès incomplet finirait par le dégoûter de son propre effort, et la dispersion jetterait une ombre sur la personnalité. Pour constituer la notion d'intérêt, nous avons en quelque sorte décapité légèrement les · pousses de l'activité humaine, en refusant à la vitalité intérieure
�L'IDÉE D INTÉRÊT
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non pas ses manifestatiqns variées à l'extérieur, mais la possibilité de les poursuivre jusqu'au bout. Mais qu'est-ce que nous avons en somme enlevé ou défendu? C'est l'aciion ; c'est ce qui pousse immédiatement à l'action, le désù·. C'est ainsi que le désir et l'intérêt réunis doivent représenter la totalité d'une émotion humaine qui se manifeste au dehors. On ne peut du reste nous prêter le dessein d'inte.r;dire à tous les mouvements intérieurs de se changer en activité extérieure; tout au contraire, une fois que nous aurons distingué les divers mouvements suivant leurs objets, nous verrons bien quels sont ceux à qui nous pourrons permettre de préférence de se continuer, d'une certaine façon, jusqu'à leur dernière manifestation extérieure.
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L'INTÉRET ET LE DÉSIR
L'intérêt, comme aussi le désir, le vouloir, le jugement critique, s'oppose à l'indifférence; mais il se distingue des trois autres ~n ce qu'il ne _ dispose pas de son objet, mais y est attaché. Dans notre for intérieur nous sommes, il est vrai, actifs par le fait seul de nous intéresser-à quelque chose, mais à l'extérieur nous restons oisifR jusqu'à ce que l'intérêt se chal'lge en désir ou volonté. L'intérêt océupe donc le juste mi'1ieu entre la s1 mple vue et l'acte qui voudrait prendre. Cette considération nous permet de. bien établir une diITérence qu'on ne saurait négliger : l'objet de l'intérêt ne peut jamais être identique avec celui du
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
désir. Le désir, en effet, du moment qu'il voudrait prendre telle· ou telle chose, recherche le futur qu'il ne possède pas encore ; l'intérêt, par coritre, se développe par la seule vue et s'attache donc à l'objet vu encore présent. L'intérêt s'élève au-dessus de la simple aperception en ce que, chez lui, l'objet aperçu pénètre surtout l'esprit et se fait valoir entre toutes les autres représentations par une certaine causalité.
II
APERCEVOIR . ATTENDRE. EXIGER. AGIR
La première causalité qu'une représentation (une idée) qui domine les autres exerce sur elles, c'est de les refouler et de les obscurcir involontairement. Et quand elle fait valoir sa force pour préparer ce que nous avons appelé plus haut la pénétration, nous pouvons désigner l'état de l'esprit ainsi occupé par le terme de : apercevoir. Le progrès le plus facüe et le plus habituel de la même causalité qui, par là même, n'en arrive que - rarement à une pénétration calme, consiste en ce que la chose aperçue provoque une autre représentation. Tant que l'esprit n'est occupé qu'à l'intérieur et que par suite cette provocation ne rencontre pas d'obstacles insurmontables, il en résulte tout au plus une nouvelle aperception. Mais il arrive trop souvent que la nouvelle représentation ainsi provoquée ne puisse se manifester sur le champ; c'est ce qui arrive toujours (sans parler des efforts obscurs de la recherche
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et du pressentiment) quand l'intérêt passe de l'aperceptj.on à une réalité extérieure et qu'à ceci se rattache une nouvelle représentation, comme si le réel progressait et se modifiait de telle ou telle façon. Tandis que le réel hésite à présenter aux sens ce progrès, l'intérêt reste dans l'attente. L'objet de l'attente, cela va · de soi, ne saurait être identique avec la cause de l'attente. Le premier; devant se réaliser peut-être, est futur; la seconde, au contraire, sur laquelle se produira ou de laquelle proviendra l'élément nouveau, est bien Je présent qui, dans l'intérêt, ne fixe nullement l'attention. Mais si la disposition d'esprit se modifiait suffisamment pour que l'esprit s'attachât davantage au futur qu'au présent, si d'autre part la patience qui réside dans l'attente venait à disparailre, l'intérêt se changerait en désir; et celui-ci s'annoncerait en .Iéclamant, en exigeant son objet. Et lorsque les organes se mettent au service de cette exigence, elle se manifeste comme action. Il n'est guère honorable de s'absorber d~ns des désirs, et surtout dans des d~sirs multiples; et quand bien même on voudrait corriger cette multiplicité de désirs en résolvant les pénétrations en réflexion, on aboutirait tout au plus à un système du désir, à un plan de l'égoïsme, mais à rien qui se puisse concilier avec la modération et la moralité. Par contre, l'intérêt patient ne saurait jamais devenir trop rièhe, et c'est précisément l'intérêt le plus riche qui se pliera le premier à la patience. En lui le caractère dispose, pour l'accomplissement de ses résolutions, d'une facilité qui l'accompagnera toujours et partout, sans jamais, par ses exigences, entraver les plans conçus.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Mais bien que l'action soit en réalité la prérogative du caractère, il existe cependant urie espèce d'activité qui convient parfaitement aux enfants qui, cela va de soi, n'ont pas encore de caractère; je veux parler des essais. L'essai découle de l'attente plutôt que du désir; quel que soit le résultat, il reste important, parce qu'il fait toujours progresser l'imagination; en même temps qu'il enrichit l'intérêt.
�CHAPITRE III
Objets de l'intérêt multiple.
Les idées formelles traitées jusqu'ici seraient dépourvues de tout sens si l'élément qu'ellés supposent n'existait pas. C'est l'intéressant que les pénétrations doivent poursuivre et ·que le~ réflexions doiv_ nt e recueillir. Les choses aperçues comme les choses _ attendues demandent la clarté, l'enchaînement, le système et la méthode. Nous avons donc maintenant à parcourir la sphère de l'intéressant. Mais entreprendrons-nous d'énumérer la somme des choses intéressantes? Descendronsnous au détail des objets pour n'oublier aucun objet digne d'être connu dans ce catalogue des leçons utiles ? - Mais alors nous tomberions dans cette atmosphère étoufl'ante, où le zèle embarrassé des maîtres et des élèves se trouve fort mal à l'aise, dès qu'ils se figurent ne pouvoir atteindre la culture rn.ultiple s'ils n'entassent pas formules sur formules et ne se chargent d'autant de besognes qu'il y a d'heures dans un jour. - Quel manque de modération ! A chaque espèce d'intérêt le ·ciel a départi mille occa-
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sions; ils poursuivent toutes les occasions et n'aboutissent qu'à la fatigue. • · Il nous faut mettre en garde contre un léger travers. Qu'on n'aille pas, à force de s'occuper de l'intéressant, perdre de vue l'intérêt; ce qu'il s'agit de classer, ce ne sont pas des objets, mais des états d'âme.
I
CONNAISSANCE ET SYMPATHIE
La connaissance imite dans l'image ce qu'elle trouve à sa portée: la sympathie se met dans le sentiment d'autrui. Dans la connaissance il y a opposition entre la chose et l'image, la sympathie multiplie au contraire le même sentiment. Les objets de la connaissance sont d'ordinaire en repos et l'esprit va de l'un à l'autre. Les · sentiménts sont généraletnent en mouvement, et l'esprit sympathique ac.c ompagne leur marche. Le cercle des objets soumis à la connaissance. em.:. brasse la nature et l'humanité. Seules quelques manifestations de l'humanité appartiennent à la sympathie. Le savoir peut-il arriver à une fin? - Il est toujours au commencement. Et dans ce cas la même réceptivité convient à l'homme et à l'enfant. La ·sympathie peut-elle jamais deveniE trop vive? L'égoïsme est toujours assez proche. Sa force ne se heurtera jamais à des contrepoids trop sérieux ; mais sans la raison, sans la culture théorique, une
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OBJETS . DE L'INTÉRÊT MULTIPLE
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sympathie, même faible, peut courir de folies en folies.
II
MEMBRES DE LA CONNAISSANCE ET DE LA SYMPATHIE
Nous commençons à voir séparés les éléments multiples qui font partie de la multiplicité. Mais comme nous ne voulons traiter que de la multiplicité, nous ne chercherons pas à trouver des motifs de division; nous nous bornerons à établir la pure opposition des membres. Libre à d'autres d'essayer d'en découvrir un plus grand nombre : Connaissance du multiple, de sa conformité avec la loi, de ses rapports esthétiques. Sympathie pour l'humanité, la société, leurs rap'ports avec l'être suprême. a) Différenee spécifique entre les membres de la connaissance. Quelle que soit d'ailleurs la richesse et la.grandeur de la nature, tant que l'esprit la prend telle qu'elle se donne, il. ne fait que s'emplir de phis en plus de réel; et la multiplicité constatée chez lui n'est que celle des phénomènes, de même que l' unité en l_ui n'est que celle de leur similitude et de leur coordination. Son intérêt dépend de leur force, de leur variété, de leur . nouveauté, de leur succession toujours changeante. Mais dans la conformité aux lois on reconnaît ou du moins l'on présuppose de la nécessité; l'impossibilité du contraire est donc trouvée ou admise ; la chose donnée est décomposée en matière et forme, et
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la forme à son tour est transformée pour les essais; de cette façon seule la connexion pouvait apparaître comme donnée et plus tard comme nécessaire. L'intérêt s'attache à des idées, à leurs contrastes et leurs entrelacements, à leur manière d'embrasser les aperceptions sans se mélanger avec elles. Ce n'est pas une opposition, c'est une addition que le goût apporte à l'aperception. Son jugement suit partout, avec légèreté ou avec force, dès qu'une représentation est terminée, à moins que celle-ci ne disparaisse immédiatement dans le changement. Ce jugement ne repose pas dans la simple apl;lrception : l'approbation et la désapprobation se prononcent sut· un objet, mais ne s'y absorbent pas. L'intérêt adhère à l'image, non pas à l'être, aux rapports et non pas à la masse ni à la quantité. . b) Différence spécifique entre !es membres de la sympathie. Tant que la sympathie se contente d'accueillir les mouvements qu'elle rencontre dans les âmes humaines, si elle en suit le cours en se mêlant à leurs divergences, à leurs collisions et leurs contradictions, elle est simplement sympathique. Telle serait la sympathie du poète s'il n'était pas, en sa qualité d'artiste, le créateur et le mattre de sa matière. Mais elle peut aussi abstraire des individus les nombreux mouvements des hommes; elle peut essayer de concilier leurs contradictions et s'intéresser au bienêtre en général que par la pensée elle répartira ensuite est entre les individus. C~ la sympathie pour la société. Elle dispose du particulier pour s'attacher au général : elle exige des échanges et des sacrifices, elle lutte contre les mouvements réels et toujours en pensée
�OBJETS DE L'lNTÉRtT lltULTIPLE
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les remplace par d'autres meilleurs. C'est ce que fait l'homme politique. Enfin la simple sympathie peut se changer en crainte ou espérance au sujet de ces mouvements, en considérant la situation de l'homme vis-à-vi's des circonstances. Cette sollicitude, à côté de laquelle toute prudfmce el toute activité paraît faible en fin de compte, conduit au ' besoin religieux, besoin moral - auLant qu'eudémonistique. La foi jaillit de ce besoin. Si l'on veut éviter l'exagéraLion et le développement par trop minutieux, on nous autorisera à faire ici un parallèle explicatif. Toutes deux, la connaissance comme la sympathie, prennent à l'origine leurs objets tels qu'elles les trouvent; l'une · paraît purement empirique, l'autre exclusivement sympathique. Mais toutes deux s'élèvent, ' poussées par la nature des choses. De l'empirisme les énigmes du monde font sortir la spéculation, et de la sympathie les exigences . contraires des hommes font · éclore l'esprit d'ordre social. Ce dèrnier donne les lois, que la spéculation reconnaît. Entre temps, l'esprit s'est libéré de l'oppression des masses et, au lieu de s'absorber dans le détail, il se sent attiré par les rapports: la méditation calme est attirée par les rapports esthétiques, la sympathie l'est par le rapport qui existe entre les désirs et lP,s forces des hommes d'une part, leur soumission à la marche des choses d'autre part. Et c'est ainsi que la première devient le goût, la seconde la religion.
�CHAPITRE IV
L'instruction .
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Abandonner l'homme à la nature ou même vouloir l'y amener grâce à l'éducation, ce serait de la folie. En effet, qu'est-ce que la nature de l'homme ? Aux stoïciens comme aux épicuriens, elle servit également pour l'établissement de leur système. La nature humaine, qui semble calculée en vue des états les plus divers, flotte dans une telle généralité que la détermination plus précise comme aussi le développement final appartiennent absolument à l'espèce. Le navire qu'un art suprême a construit de manière à ce qu'il puisse céder aux vagues et aux vents par toutes les oscillations, attend maintenant le -pilote qui lui assignera son but et le dirigera suivant les circon~ stances. Nous connaissons notre but. La nature fait mainLe chose capable de nous venir en aide, et s-ur le chemin qu'elle a déjà pai'couru la nature a fait bien des provisions : à nous de combiner l'un avec l'autre.
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L'INSTRUCTION CONSIDÉFÉE COMME COMPLÉMENT DE L'EXPÉRIENCE ET DU COMM!ffiCE DES HOMMES
De par sa nature l'homme va à la science par l'expérience, à la sympathie par le commerce avec les hommes. L'expérience, bien qu'elle soit notre guide à ti avers toute la vie, né · nous fournit cependant qu'un fragment bien minime d'un grand tout ; des temps et des espaces infinis nous cachent une expérience . possible infiniment plus grande . Le commercé avec les hommes est relativement moins pauvre, car les sentiments des hommes que nous connaissons ressemblent en général aux senliments de tous les hommes; mais pour la sympathie les moindres nuances ont de l'importance, et la sympathie exclusive est bien pire que la science exclusive. Par suite, les imperfections que laissent subsister le commerce des hommes dans la petite sphère des sentiments et l'expérience dans le cercle plus étendu du savoir se valent à peu près à notre regard, et dans un cas comme dans l'autre nous accepterons avec grand plaisir l'instruction qui viendra tout compléter. · Mais ce n'est pas une petite affaire que de combler des lacunes de cette importance et avant d'en charger l'instruction nous ferons bien de voir ce qu'elle peut ou ne peut pas faire ! - L'instruction file un fil long, mi-nce et flexible qui se déchire et puis se renoue à toute heure; à tout instant ce fil entrave
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les libres mouvements de l'esprit - hez l'élève, et, se c déroulant d'après le temps qui lui est mesuré, embrouille la mesure de- ces mouvements, ne les suit pas dans lems bonds et ne leur permet pas de se reposer. Quelle dilîérence avec l'enseign.ement intuitif ! Celuici étale d'un seul coup une surface large, étendue ; le regard, revenu de sa propre surprise, divise, associe, va et vient en tous sens, s'arrête, se repose, s'élève de nouveau; puis s'y ajoute le toucher, ensuite les autres sens, les idées se rassemblent, les essais commencent ; il s'ensuit de nouvelles formes qui suscitent de nouvelles idées; partout c'est la vie libre et pleine, partout c'est le plaisir de jouir de la richesse offerte ! Mais cette richesse, cette façon de la présenter sans prétention ni contrainte,~comment l'enseignement didactique y parviendrait-il ? - Comment surtout pourra-t-il lutter avec le commerce des hommes qui invite sans cesse à la manifestation de la force individuelle et qui, élément absolument mobile et souple, montre autant de réceptivité qu'il déploie d'activité et de force quand il s'agit de pénétrer jusqu'au plus intime de l'âme, pour y mettre en mouvement et mélanger les sentiments les plus divers; qui enfin n'enrichit pas seulement la sympathie par les sentiments d'autrui, mais encore multiplie notre propre sentiment dans d'autres cœurs, pour nous le rendre fortifié et purifié. Si ce dernier avantage est particulier à la présence personnelle et s'affaiblit déjà lorsque le commerce se fait par lettres, il est évident qu'il disparaUra totalement, dès qu'il y au.ra simple représentation de sentiments étrangers de personnages inconnus appartenant à des contrées ou à des époques lointaines ; et pour l'enseignement
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didactique ce ser1;1.it pourtant le seul moyen d'élargir le cercle des relations avec les hommes. En effet, qui donc voudrait, dans l'ceuvre de l'éducation, se passer de l'expérience et du commerce des hommes? C'est comme si l'on voulait renoncer à la clarté du jour pour n'utiliser que la lumière des hou~ gies ! ~ Ac:quérir l'abondance, la force, la précision individuelle dirns toutes nos idées ; s'exercer dans l'application du général, s'ç1.ttacher au réel, au pays, à. l'époque, avoir de la patience à l'égard des hommes tels qu'ils sont: tout cela doit être puisé à ces sources premières de la vie morale. Malheureusement l'expérience et le commerce des hommes ne sont pas au pouvoir de l'éducation ! Que l'on -compare les lieux mis à notre disposition dans les propriétés d'un industrieux propriétaire campagnard ou dans le palais d'une dame du monde qui vit à la ville ? Dans le premier cas il nous sera loisible de conduire l'élève partout, dans l'autre il faudra tout au contraire le retenir partout. - Quel q~e soit notre élève, dans les années de sa première jeunesse ce sont les paysans, les pàtres, les chasseu~s, les travailleurs de toutes sortes qui seront avec leurs enfants pour lui la, meilleure des fréquentations; partout où ils -l'emmèneront, ils lui feront apprendre et gagner quelque chose. Mai~ placez-le au milieu des jeunes citadins, enfants de familles notables, au milieu de la domesticité, et voyez quels ne seraient pas les sujets d'inquiétude! Tout cela comporte une réglementation plus précise et admet des exceptions. Mais enfin, quand nous .,. nous rappelons de nouveau notre but, c'est-à-dire la multiplicité de l'intérêt, il est facile de remarquer
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combien sont limitée~les circonstances qui dép'e ndent du lieu, et combien l'esprit réellement cultivé les dépasse. Et même le lieu le plus avantageux a des limites si étroites que personne ne pourrait jamais assumer la responsabilité d'y renfermer la culture d'un jeune homme, à moins que la nécessité ne nous y force. S'il a des loisirs et un maitre, rien ne dispense celui-ci de s'étendre dans l'espace au moyen de descriptions, de demander au temps la lumière du passé et d'ouvrir aux idées le domaine du suprasensible. Et pourquoi nous le dissimuler que bien souvent par les descriptions et les dessins l'espace illuminé 1 nous semble plus séduisant que l'espace présent, el que le commerce avec le monde passé nous donne plus de satisfaction et nous élève davantage que le commerce de nos voisins! Combien l'idée ne l'emporte-t-elle pas en clarté sur ce que nous voyons ! et jusqu'à quel point le contraste e_ tre 1~ réalité et ce n qui devrait être n'est-il pas indispensable pour nos · actes! Sans doute le commerce et l'expérience des hommes nous causent souvent de l'ennui, et parfois nous sommes forcés de le supporter. Mais il n~ fautjamais que l'élève ait à supporter pareille chose de la part du maître ! L'enseignement ne connaît pas de pire défaut que l'ennui. Son privilège est justement de passer comme à vol d'oiseau par-dessus les steppes et les marécages; s'il ne lui est pas toujours possible de se promener dans d'agréables vallées, en revanche il nous exerce aux ascensions de montagnes et- nous récompense par les belles et larges vues qui nous attendent en haut. L'expérience semble compter que l'instruction va
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la suivre pour décomposer les masses qu'elle a jetées entassées, pour en assembler et coordonner les fragments épars et informes. Quel est en effet le tableau que présente la tête d'un homme sans instruction? Il n:y a ni haut ni bas déterminé, il n'y a même pas d'ordre, tout y flotte pêle-mêle. Les pensées n'ont pas appris à attendre. Une fois l'occasion donnée, elles affluent toutes, autant que le fil de l'association en a mises en mouvement, autant que la conscience peut en contenir à la fois . Celles qui par une impression fréquemment répétée ont acquis de la force se mettent en valeur; elles attirent ce qui leur convient et repoussent ce qui les gêne. Le nouveau, on le regarde avec surprise, mai.son n'y fait point attention, ou une réminiscence suffit pour le juger. On ne prend pas soin d'éliminer ce qui n'y est pas à sa place! On ne fait · point ressortir le point principal; - ou bien, si par hasard une nature bien douée jette les regards du bon côté, les moyens manquent pour suivre la piste trouvée. - C'est ce que l'on observera quand on commencera-l'instruction d'un garçon inculte de 10 à 15 ans. Au début il sera totalement impossible de donner à son attention un cours toujours égal. Comme il n'y a nulle idée principate pour maiïllenir l'ordre, que d'ailleurs les idées ne sont pas subordonnées les unes aux autres, l'âme toujours inquiète se jette de côté et d'autre; à la curiosité succède· la distraction, puis un enfantillage sans suite aucune. Mettez en regard l'adolescent cultivé qui saisit et s'assimile à la fois, sans difficulté et sans confusion, plusieurs séries de cours scientifiques. On n'aura pas davantage lieu de se déclarer satisfait des résultats donnés par le seul commerce des
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hommes. 11 s'en faut de ~rop que la sympathie soit toujours l'esprit directeur de cc commerce. Les hommes se regardent, s'observent, s'essaient mutuellement. Les enfants eux-mêmes, dans leurs jeux, se servent les uns des autres ou se gênent réci1 )roquement. Et même la bienveillance et l'amour montrés d'un côté i;ie sont jamais certains de susciter chez autrui dés sentiments analogues. En rendant un service on ne peut en même temps transmettre l'amour; des complaisances que vous sèmerez un peu au hasard feront plaisir, et ce plaisir produira le désir d'autres complaisances, mais pe.s du toul la reconnaissance . .Ceci s'applique aux relations}es enfants' entre eux ou avec les adultes. L'éducateur qui essaiera de s'attirer l'affection en fera !ui-même l'expérience. Il faut qu'à ces complaisances s'ajout~ un élément gui en détermine l'aspect; il faut que le sentiment se présente de façon à exciter Je· propre sentiment de l'enfant par un accord parfait. Cette exposition est du domaine de l'enseignement; et même les heures de leçons déterminées, dans lesquelles personne ne songera sans doute à faire entrer régulièrement et de force l'éxposihon de son sentiment personnel, sont pourtant d'une utilité incroyable en tant que travail préliminaire, en vue de prédisposer l'esprit, et doivent s'occuper de la .sympathie non moins que de la science. La vie entière et toute l'observation des hommes confirment ce fait que tout un chacun fait de son expérience et de ses relations quelque chose de conforme à sa nature, développant ainsi les idées et les sentiments qu'il y a apportés. Il y a des vieillards frivoles, il y a des gens du monde dépourvus de sagesse ; d'autre part il est des jeunes gens et des enfants pré-
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voyants. J'ai vu des exemples des deux cas. Et il est probable que tous mes contemporains ont remarqué combien minime est, sur des idées préconçues, l'influence des plus grands événements du monde. Les faits d'expérience les plus extraordinaires s'étalent à nos yeux à tous, toutes les nàtions ont des relations ensemble; et cependant la différence des opinions et le désaccord des sentiments ne furent peut-être jamais plus grands que de.nos jours. Ainsi donc la partie vraiment essentielle de notre existence intellectuelle ne peut être développée, avec un succès certain, par l'expérience ni le commerce des hommes. Il est évident que l'instruction pénètre plus avant dans le laboratoire de nos sentiments et de nos opinions. Rappelez-vous simplement la puissance de tout enseignement religieux! Rappelez-vous l'empire qu'une leçon de philosophie obtient si facilement et presque à l'improviste sur un auditeur attentif. Ajoutez à cela la puissance teuible de la lecture des romans, - car tout cela rentre dans l'instruction, bonne ou mauvaise. Sans doute l'instruction actuelle est intimement liée à l'état prèsent et même passé des sciences, des arts et de la littérature. Il s'agit donc ici de tirer autant que possible parti de ce qui ex,iste, et dans cet ordre d'idées les progrès à réaliser ne se laissent même pas compter, tant ils sont nombreux. Et cependant, au - cours de l'éducation, on se heurte à mille desiderata qui dépassent le but de la pédagogie ou qui, pour mieux dire, font nettement sentir que l'intérêt pédag;:>gique n'est pas une chose isolée et q!)e, moins que partout ailleurs, il ne saurait se développer dans l'esprit de ceux qui s'accommodent de la tàche de l'éduca-
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tion ainsi que de la sociét'3 des enfants, uniquement parce que tout le reste leur semble trop sérieux ou ·.,rop au-dessus de leurs forces, .et avec le désir de briller quelque part au premier rang. L'intérêt pédagogique n'est qu'une manifestation de l'intérêt géné-ral que nous avons pour le monde et les hommes; et l'instruction concentre tous les objets de cet intérêt à l'endroit même où nos espérances chassées de partout finissent i:>ar se réfugier, c'està-dire dans le sein de la jeunesse qui n'est autre que le sein de l'avenir. Sans cela l'instruction est vide à coup sûr et sans nulle importance. Que personne ne vienne me dire qu'il met toute son âme dans l'œuvre de l'éducation: c'est une phrase creuse. Ou bien il n'a rien à créer par l'éducation, - ou bien la majeure parLi~ de ses méditations doit s'appliquer aux choses qu'il communique à l'enfant et qu'il lui rend accoosibles, doit s'appliquer à l'attente de ce qu'une humanité cultivée avec plus de soin pourra réaliser unjour par-delà tous les phénomènes actu~llement connus de notre espèce. -Mais alors il jaillira de l'âme saturée une abondance d'instruction que l'on · peut comparer · à l'abondance de l'expérience ; l'âme mise en mouvement permettra à l'auditeur lui aussi de se mouv-oir librement; et dans ce vête~ent ample, aux nombreux replis, l'enseignement trouvera suffisamment de place pour mille idées accessoires, sans' que l'idée essentielle perde une parcelle de la pureté de sa forme. L'éducateur lui-même devient pour l'élève un objet d'expérience aussi riche qu'immédial; bien plus, au cours même des leçons, il s'établit entre eux un commerce dans lequel il y a pour le moins le pressentiment du commerce avec les grands hommes
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du passé, ou avec- les personnages dont le poète a retracé les caractères avec une pureté parfaite. Les personnages absents, histo1·iques ou poétiques, deman dent à être vivifiés par la vie du professeur. Qu'il commence seulement, et le jeune homme, et même l'enfant, ne tardera pas à fournir l' apport de son imagination, et bien des fois ils 1-e trouveront tous deux dans une société distinguée et choisie, sans avoir pour cela besoin de la présence d'un tiers. Enfin l'instruction peut seule prétendre à produire une culture multiple étendue également répartie. Qu'on se figure un plan d'instruclion, divisé tout d'abord suivant les divisions de la connaissance des choses et de la sympathie, sans a:ucun égard pour la classitication des matières de nos sciences; celles-ci, en effet, comme elles ne distinguent pas diverses faces dans la personnalité, n'entrent nullement en ligne de compte quand il est question de culture multiple également répartie. Par comparaison avec un tel plan on verra facilement oelles de ses parties qui, avec un sujet donné et dans des circonstances précises, profiteront surtout des apports de l'expérience et du commerce des hommes, ainsi que celles, sans doute beaucoup plus important.es, qui n'en tireront aucun profit. On remarquera, par exemple, que par son entourage l'élève est amené à l'intérêt social, patrio· tique peut-ètre, plutôt qu'à la sympathie pour les individus, ou bien qu'il est plutôt porté vers les choses du goût qu'aux choses de la spé.culation, ot.: réciproquement, ce qui est du reste un travers non moins grave. Cela nous donne une double indication. Il faut d'abord, du côté qui l'emporte, analyser lei, masses d'idées acquises, les compléter, les coordonner.
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En second lieu nous devrons, soit en nous appuyant sur ce premier travail, soit en procédant directement, rétablir l'équilibre au moyen de l'instruction. Mais à un âge où l'flme se laisse modeler si facilement, il faudra surtout se garder de voir en telle ou telle prédominance une indication à faire contribuer l'éducation au développement de ce point particulier. Une pareille règle qui protège la diITormité fut inventée par l'amour de l'arbitraire et recommandée par le mauvais goût. Celui quî aime les assemblages bizarres et les caricatures trouverait peut-être un plaisir extrême à voir, au lieu d'hommes b ien bâtis et de taille égale, aptes à se mouvoir en raugs et en files, uµ tas de bossus et d'estropiés de toute sorte s'ébattre dans un pèle-mêle désordonné; c'est ce qui arrive dans une société composée d'hommes aux sentiments disparates. où chacun se targue de sa pro·pre individualiLé, mais où personne ne comprend son voisin.
II
DEGRÉS DE L'INSTRUCTION
Quelles sont les choses qui doivent, se faire successivement, et l'une au moyen de l'autre? - quelles sont au contraire celles qui doive1tt se faire simultanément, chacune par sa force propre et originale? Ce:!> questions s'appliquent à toutes les entreprises, à tous les projets qui comportent une grande diversité de mesures empiétant les unes sur les autres. Tou-
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jours en effet il faudra bien commencer de plusieurs côtés à la fois, et préparer également l:iien des choses par ce qui précède. Telles sont en quelque sorte les deux dimensions d'après lesquelles il convient de s'orienter. Nos notions préliminaires nous apprennent que l'inskuction doit développer simultanément la con-· naissance des choses et la sympathie, comme des états d'âme · distincts et primitivement originaux. Jetons les yeux sur les éléments subordonnt'.:s: nous y trouverons bien une certaine suite, une certaine dépendance, mais pas une succession rigoureuse. La ~péculation et le goû.t supposent, il est vrai, la conception des faits empiriques, mais, pendant que cette conception ne cesse pas de s'effectuer, ils ne vont pas attendre qu'elle soit terminée; tout au contraire, ils se manifcslent de très bonne heure déjà et se développent dès lors au fur et à mesure que s'élargit la simple connaissance des choses multiples, en la suivant pas à pas tf\_nt qu'il n'y a pas d'obstacles pour l'arrêter. Ce mouvement spéculatif est surtout frappant durant la période où les enfants nous assaille.nt de leurs continuels: pourquoi? Le goùt se cache peut-être davantage sous d'autres mouvements de l'attention et de la sympathie; néanmoins il apporte toujours sa contribution aux préférences et aux dédains, par lesquels les enfants manifestent .qu'ils distinguent les choses. Et de combien son développement ne serait-il pas plus rapide, si nous commencions par lui présenter les rapports les plus simples, au lieu de le précipiter dès le <lébut dans des complications qui dépassent ses forces? - Le gout étant, comme la réf1ex.ion, quelque
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chose d'original qui ne peut s'apprendre, on peut, même indépendamment de l'expérience, escompter que dans la sphère des objets qui leur seront suffisamment connu·s tous deux entreront tout de suite en mouvement, si l'âme n'est pas par ailleurs distraite ou opprimée. Mais il est bien entendu que les éducateurs, s'ils veulent remarquer les mouvements qui se font dans les jeunes âmes, devront eux-mêmes posséder cette culture, dont ils ont à observer ici les - traces les plus délicates. - Voilà justemen~ le malheur de l'éducation que mainte faible lumière qui brille légèrement à l'âge de la tendre jeunesse est complètement et depuis longtemps éteinte chez les adultes, qui, par ce fait même; ne sont pas capables de la raviver et de la convertîr en flamme . Ce qui prfcède s'applique également aux divers éléments de la sympathie. Dans le moindre groupe d'enfants, pour peu qu'il existe encore un peu de sympathie et qu'on prenne soin de l'entretenir, il se développe spontanément un certain besoin d'ordre social en vue du bien général. Et de même que . les natious les plus incultes ont leurs divinités, de même aussi les enfants ont le pressentiment d'une quissance surnaturelle qui p0Ùrrait s'immiscer d'une façon ou d'une autre dans la sphère de leurs désirs. Quelle serait aut_rement la source de la facilité avec laquelle les idées superstitieuses aussi bien que les idées purement religieuses se glissent dans l'âme des petits et y font sentir leur influence_. Cependant pour un enfant qui se trouve dépendre étroitement de ses parents et de ses maîtres, ces personnes visibles occupent, il.est vrai, la place qu'en temps ordinaire le sentiment de la dépendance assigne aux puissances surnaturelles;
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c'est même pour celte raison que la première instruction religieuse n'est en somme qu'une extension très simple des rapports existant entre les parents et les enfants. C'est ainsi d'ailleurs que les premières idées sociales sont empruntées à la famille. La diversité de l'intérêt que l'instruction doit établir ne nous offre donc que des qifférences entre des choses simultanées, mais non pas une gradation nettement accusée. Par contre, les principes formels que nous avons développés au début, de ce traité reposent sur les oppositions des choses qui doivent se succéder. Il s'agit de faire de ceci une application juste. En général, la concentration doit précéder la réflexion. Mais de combien? C'est ce qui reste d'ordinaire indéterr(liné. 11 est certain qu'il faudra mettre entre ces deux opérations le moins d'espace possible, car nous ne pouvons désirer de concentration faite au détriment de l'unité personnelle qui est maintenue par la réflexion; répétées trop souvent et d'une façon ininterrompue, ces concentrations produiraient une tension qui ne permettrait plus l'existence d'un esprit sain dans un corps sain. Pour maintenir dans l'âme une cohésion constante, nous établirens donc pour l'enseignement cette première règle : si minime que soit le groupe des objets, il faut tenir la balance égale entre la concentration et la réflexion; il faudra donc essayer d'établir, avec une succession régulière, la clarté de chaque objet pris à part, l'association des objets divers, la coordination des objets associés, et enfin une certaine habitude à progresser dans cet ordre. C'est la base mêmè de la netteté qui doit régner dans toutes les parties de notre enseignement. Le plus
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difficile pour le maitre sera peut-être ici de trouver l'élément parfaitement isolé, et de décomposer pour lui-ru-ême ses pensées en leurs parlies constitutives. Les ouvrages didactiques pourraient en partie préparer ce travail. Quand clone l'enseignement traite de cette manière chaque petit groupe d'objets, il en résulte dans l'âme un gr:mù nombre de groupes, et chacun d'eux se trouve retenu dans une concentration relative jusqu'à ce que finalement ils soient tous réunis dans une réflexion supérieure. Mais la réunion de ces groupes suppose l'unité parfaite de chacun d'eux. Par suite, tant que le moindre élément constitutif d'un groupe est encore susceptible de s'en séparer, il ne saurait être question d"une réfiexion supérieure. Mais au-dessus de cette dernière il en est d'autres plus élevées encore, et ainsi de suite indéfiniment jusqu'à la réflexion suprême, universelle, que nous poursuivons par le système des systèmes sans jamais l'atteindre. La prime jeunesse doit renoncer à tout cela. Elle est. toujours dans un état intermédiaire entre la concentration et la distraction. Il faut que le premi~r enseignement se résigne à ne pouvoir donner ce qu'on appelle système dans le sens le plus élevé du mot; qu'il s'applique par contre à donner à chaque groupe d'autant plus de clarté; qu'il associe les groupes avec d'autant plus de soin et de vari6Lé, et veille à ce que la marche vers la réllexion universelle s'effectue de toutes parts avec régularité. C'est là-dessus que repose la structure de l'enseignement. Les parlie.,s plus grandes se composent de parties plus petites, et ainsi de suite. Mais dans la moindre partie il faut disLing~er quatre degrés de
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l'enseignement, car celui-ci doit assurer la clarté, l'as~ociation, la coordination et le moyen de ·parcouTir tout cet ordre. Or ce qui se succède ici avec rapidité se suocède avec plus de lenteur dès que les parties moindres servenl à constituer des part.ies immédiatement plus grandes, et ainsi cle suite avec des intervalles de temps toujours plus grands, suivant qu'il s'agit de gravir des degrés de réflexion de plus en plus élevés. Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur l'analyse du concept de l'intérêt, nous trouvons là encore certains degrés distincts : l'aLtenlion, l'attente, la recherche, l'action. Le fait de faire aUenlion repose sur la force d'une idée vis-à-vis des autres qui doivent lui céder; il repose donc partie sur la force absolue de cette idée, ' _ parlie sur la facilité avec laquelle les autres s' efTacen t devant elle. Cette dernière constatation nous amène à l'idée d'imposer une discipline aux pensées, et c'est de cela qu'il dut surloul être question dans l'A B C de l'intuition. Une idée peul acquérir de la force ou bien par l'acuité de l'impression sensible (c'est ce qui arrive quand on fait parler les enfants en chœur, quand on représente le même objet de façons diverses, dessins, instruments, modèles, etc.) ; ou bien par la viva~ité des descriptions ou encore et surtout par l'existence, au fond de l'âme, d'idées du même genre qui s'unisse(lt alors avec l'idée nouvelle. Faire en sorte que ce dernier cas devienne la règle générale exîge un grand art et beaucoup de méditations qui doivent toujours viser à faire précéder loute connaissance nouvelle d'une connaissance acquise qui lui prépare le terrain; ainsi, par exemple, la mathématique sera
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précédée de l'A B C de l'intuition, la grammaire de jeux aux mille combinaisons, et avant d'aborder l'étude d'un auteur classique on fera quelques récits empruntés à l'antiquité. Dans l'attention, chaque objet pris à part est inondé de clarté ; mais il faut que l'attention s'étende aussi à l'association, à l'ordonnance systématique, à la progression suivant cet ordre. De même les attentes ont leur clarté et leur association ; il y a même une attente systématique et méthodique. Mais ce ne sont pas ces combinaisons qui doivent ici retenir principalement notre attention. - Nous savons que la manifestation de l'objet attendu donne uniquement naissance à une nouveUe attention. C'est d'ordinaire ce qui se produit dans le domaine du savoir. Dès qu'il existe une certaine provision de connaissances, il est rare qu'on fasse attention à quelque chose sans y attàcher une attente; mais cette attente s'éteint ou bien une nouvelle connaissance vient lui donner satisfaction. Si par impossible des désirs désordonnés devaient· en résulter, ils seraient forcément dominés par la règle de la modération, c'està-dire la discipline. - Mais il est une attention qu'il n'est point si facile de satisfaire ni d'oublier, il est une exigence qui est destinée à se transformer en action : c'est celle qui a pour but la recherche de la sympathie. Cependant, en dépit de tous les droits que la modération exerce ici, il faut bien admettre l'échec complet de l'éducation qu1 ne déposerait pas dans l'esprit la résolution de travailler au bien de l'humanité et de la société, en même temps qu'une certaine énergie du postulat religieux. Dans la formation de la
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sympathie il faut donc envisager à tout instant les degrés supérieurs auxquels peut accéder l'intérêt. Et il est facile de comprendre que ces degrés coïncident avec les divers âges de l'homme. L'attention sympathique convient à l'enfant, l'attente au tout jeune homme, qui, dans un âge un peu plus avancé, doit rechercher la sympathie, afin que l'homme fait puisse exercer son action dans ce sens. Mais la structure de l'enseignement permet une fois de plus de provoquer dans les divisions les moins importantes, celles qui s'adres&ent aux premières années, une certaine exigence qui voudrait bien se transformer en action. Et sous l'action simultanée de la formation du caractère, ces invites produisent, dans les années ultérieures, une exigence vigoureuse qui donne naissance aux actes. Qu'il nous soit permis ici de fixer par des termes concis et faciles à interpréter les résultats de ces développements. D'une façon générale l'enseignement doit:
1° Montrer 2° Associer 3° Enseigner 4° Philosopher d'où les quatre degrés suivants ·
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1° )2° clarté. association. 3° système. 4° méthode.
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Au point de vue de la sympathie, il doit :
1° Être intuitif ·1 2° E:tre continu d'où les quat1~ 3° Être stimulant degrés suivants 4° Entrer dans -la réalité
\ 1° attention.
2° attente. 3° recherche. 4° action.
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III
MATIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT
La matière de l'enseignement réside dans les sciences. On n'attendra pas de la pédagogie générale qu'elle fasse l'exposé des sciences. Que chacun se demande ce qui, dans son savoir, revient à la simple connaissance des choses et ce qui revient à la sympathie; qu'il cherche aussi à déterminer comment chaque partie rentre dans l'une ou l'autre des divisions ci-dessus indiquées. D'ordinaire un examen de conscience de ce genre fera constater une grande inégalité dans la culture personnelle et révélera même jusqu'à quel point les parties les plus saillantes sont restées fragmentaires. Chez les uns, c'est le goût qui est insuffisamment cultivé; peut-être se sont-ils adonnés à un genre inférieur des bP.auxarts, tel que la peinture des fleurs, un peu de musique; peut-être ont-ils commis quelques distiques, rimé quelques sonnets, composé des romans. Chez d'autres, c'est une ignorance crasse quant à la mathématique ou la philosophie. Les plus érudits chercher-ont peutêtre longtemps avant de deviner la place où il faut mettre, dans le vaste domaine de leur savoir, toute cétte moitié que nous avons désignée sous le nom de sympathie. . Il est inévitable que l'éducation souffre-de toutes ces lacunes. Jusqu'à quel point? Cela varie beaucoup. et dépend de l'éducateur, de l'élève, des circonstances qui se présenteront accessoirement ou non.
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• Plus l'éducateur sera sincère envers lui-même, plus il montrera d'habileté dans l'utilisation de ce qui existera déjà, et mieux oela ira. Il est rare de trouver un individu complètement fermé à l'un ou l'autre des points de vue que nous avons distingués. Avec de la bonne volonté l'on peut apprendre encore bien des choses même en enseignant; on supplée parfois à l'imperfection de l'exposition par la nouveauté de l'intérêt personnel; et il n'est guère difficile à un adulte de s'assurer uné légère avance sur l'enfant plus jeune. Au moins vaut-il mieux procéder de la sorle que -de négliger totalement des parties essentielles de la culture, et de ne vouloir communiquer que ses propres talents et ses connaissances scolaires, pleinement développés il est vrai, mais pourtant fort limit6s. Il suffit parfois de donner à l'élève, en certaines choses, la }Jremière impulsion et de lui fournir constamment l'occasion et le sujet, pour qu'il marche tout seul ; peul-être même ne tardera-t-il pas à échapper aux yeux du maître. Il y a d'autres cas, il esl vrai, où il coûte bien de la peine pour découvrir dans un esprit obtus la moindre place où nous ayons prise, une nuance quelconque d'intérêt qui nous sollicite. C'est justement alors qu'il faut des connaissances multiples alin de pouvoir faire de nombreux essais, et une habileté pratique extraordinaire pour trouver la forme la meilleure. Si les lacunes de l'éducateur et de l'élève coïncident, il n'y a rien à faire. Souvent il se trouve tout près de nous un homme capable d'ense.igner avec assez de bonheur des choses que nous ne comprenons pas et dont nous jugeons cependant l'enseignement nécessaire. Il ne faut pas alors que la vanité dt: l'éducateur l'empêche de faire
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appel à cet homme. Il n'y a rien d'humiliant en effet à convenir qu'on ne sait pas tout ce qui pourrait contribuer au succès de l'éducation, car il y a trop de choses de ce genre. Tout ce qu'il y aurait à dire ici sur les objets divers de l'enseignement, en se rapportant aux idées essentielles précédemment développées, on le trouvera brièvement résumé dans le chapitre suivant. Pour le moment il nous faut noms arrêter un instant à une distinction, suivant que ces objets affectent plus ou moins directement notre intétêt. L'enseignement concèrne en effet des choses, des formes et des signes. Les signes, par exemple les langues, n 'intéressent évidemment què comme moyen de représenter ce qu'ils expriment. Les formes, c'est-àdire le gé_néral, ce que l'abstraction sépare des choses: les figures mathématiques, les concepts métaphysiques, c!e :;impies relations normales dans les beauxarts, nous intéressent non pas seulement de façon immédiate, mais encore à cause de l~ur application sur laquelle nous comptons. Mais si quelqu'un s'avisait de soutenir que les choses mêmes, les œuvres de la nature et de l'art, les hommes, les familles et les États ne nous intéressent qu'en tant qu'ils nous servent à la .réalisation de ·nos vues, nous le prierions de ne pas faire· entendre des discours aussi déplacés dans la sphère où s'exerce notre activité multiple ; car il poturait bien arriver en fin de compte qu'il ne demeurât plus comme unique intérêt immédiat que l'exécrable égoïsme. Les signes sont à coup sûr une charge pour l'enseignement; et si l'intérêt pour la chose représentée n'est pas assez fort pour annihiler cette charge, édu-
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cnteur et élève seront bientôt jetés hors de la voie de la culture progressive. Et pourtant l'étude des langues absorb~ une partie si considérable de l'enseignement I Si à cet égard le maître écoute les exigences ordinaires du . préjugé et de la coutume, il tombera infailliblement du rang d'éducateur à celui de magister. Mais dès que les heures d'enseignement ne feront plus œuvre éducative, tous les éléments vulgaires de son entourage ne tarderont pas à entraîner. l'enfant plus bas, Je tact intime disparaît, la surveillance devient nécessaire, et le maître n0 prend plus goùt à sa besogne. On devra donc s'opposer, aussi longtemps que possible, à tout enseignement des langues qui ne se trouve pas directement sur le grand chemin de la culture de l'intérêt. Qu'il s'agisse des langues anciennes ou modernes, peu importe! Seul a le droit d'être lu le livre qui peut intéresser dans le moment même et préparer pour l'avenir un nouvel intérêt. Aucun autre - et surtout, bien entendu, nulle chrestomathie, qui n'est jamais qu'une rhapsodie sans butne devra nous fa.ire perdre ne fût-ce qu'une semaine; car pour un enfant une semaine représente un grand laps de temps; on s'en aperçoit d'ailleurs dès que l'influence de l'éducalion s'exerce plus faiblement durant un jour I Mais si difficile que soit, au point de vue de la langue, le livre qu'il s'agit chaque fois d'étudier il n'est point de di.fficultés qu'on ne puisse surmonter avec de l'art, de la patience et des efforts ! Mais l'art de communiquer la connaissance des signes est le même _ que l'art d'instruire dans le :>-,·~ domaine des choses. Les signes sont tout d'abord des ,f ,~ ·_. ....., cho~es, on les aperçoit, _ on les ~onsidè~e, on !,~~~- !!}. . ~ ; copie comme les choses. Plus l'1mpress10n q~f~~/ ··· :î>'"'
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font sur les sens est forte et multiple, et mieux cela vaut. La clarté, l'association, l'ordre systématique et la marche régulière dans cet ordre doivent se succéder ponctuellement. Qu'on n'en vienne pas trop vite à l'explication du sens des signes ; que pendant quelque temps on ne s'en occupe même pas du tout, c'est toujours du temps de gagné (1). Il ri'y a d'ailleurs nulle utilité à enseigner à fond, dès le début, la théorie des signes; on n'a qu'à enseigner ce qui e~t strictement nécessaire pour la prochaine utilisation intéressante; alors s'éveillera bientôt le besoin d'une connaissancé plus précise; et dès que le sentiment de · ce besoin intervient, toute besogne devient plus facile. A l'égard des formes, c'est-à-dire de l'ahstraît, il faut d'abord rappeler ce principe général sur leq uel on insiste tant de fois dans des cas particuliers: l'abstrait ne doit jamais avoir l'apparence de vouloir devenir la chose même; il faut, au contraire, en assurer toujours le sens par une application réelle aux choses. L'abstraction doit partir d'exemples, de choses qui · tombent sous les sens, de données ; et bien qu'il fa·ille une concentration personnelle dans les pures formes, la réflexion ne devra jamais trop s'éloigner des choses réelles. L'enfant se trouve placé au milieu, entre les idées platoniciennes et les choses en soi. L'abstrait, pour lui, ne devra jamais devenir réel; mais il n'a pas non plus à chercher les substan.ces inaccessibles derrière leH choses qui tombent sous les sens, ni derrière sa
(1) Dans l'enseignement de la lecture on ferait peut-être bien d'habituer longtemps à l'avan,c e les enfants à la figure des lettres, par toutes sortes è.e représentations, avant d'y attacher un son quelcoi:i,que perceptible.
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conscience, son propre moi, ou m~me derrière la chose complexe la chose une qui ne soit pas complexe et qui pourtant renferme tç,ut. Si nous voulons qu'un jour il puisse aborder avec quelque chance ces conceptions, nous devons souhaiter fortement qu'on le laisse d'abord suivre son propre chemin, guidé par ses sens ouverts, jusqu'à ce qu'il arrive à l'endroit élastique qui sert de tremplin au métaphysicien. Pour l'enfant, les choses sont donc simplement des combinaisons données précisément des caractères distinctifs que nous détachons par l'abstraction pour les considérer séparément .. Aussi il y a un chemin qui conduit des caractères isolés (formes) aux choses dans lesquelles ils se trouvent réunis ; mais on peut aussi faire le chemin inverse et aller des choses aux caractères en lesquels elles " euvent se décomposer par p l'analyse. C'est ce qui fait la différence entre l'enseignement synthétique et l'enseignement analytique, dont nous parlerons au chapitre suivant. Malheureusement personne n'est ent.raîné à comprendre les choses comme des combinaisons de caractères isolés. Pour nous tous chaque chose est une masse trouble de caractères, dont sans aucun examen nous supposons l'unité; nous pensons à peine qu'elle pourrait peut-être être subordonnée, à plus d' un titre, à chacun de ces caractères; et il m'est avis que pas un de nos philosophes n '~ complèlement pris conscience de l'une ou l'autre hypothèse! Et voilà l'origine de la gêne et de la maladresse de certains esprits qui ne savent saisir le réel au milieu du possible ! Mais il m'est impossible de tout expliquer ici ; bien des points demandent à être élucidés par des recherches à venir.
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IV
DE LA MANIÈRE DANS L'ENSEIGNEMENT
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Nulle part la manière n'est la bienvenue, et pourtant - elle se trouve partout! Et comment en serait-il autrement.! Tout homme l'apporte avec son individualité; et dans une collahoration comme celle du m.attre et de l'élève, elle intervient des deux côtés. Cependant les hommes s'habitu.ent les uns aux autres, du moins jusqu'à un certain degré, au delà duquel commence l'insupportable que la répétition ne fait que rendre plus déplaisant. C'est à ce genre qu'appartient l'affectation, ainsi que ce qui, d'unè façon directe, nous frappe désagréablement. On ne pardonne pas l'aflcclation, parce que c'est un défaut volontaire; quant au ,désagréable, dont la répétition augm~nte sans cesse la sensation, il nous fait perdre patience. Il serait à souhaiter que nulle manière affectée ne se glissât jamais dans l'enseignement! Que l'on interroge ou que l'on enseigne, que l'on se mon~re plaisantou pathétique, que votre langue soit polie ou votre accent tranchant, tout rebute du moment qu'il a l'air d'être une addition volontaire; au lieu de découler de la chose même ou de la situation présente. Mais la multiplicité des choses et des situations donne lieu à des manières et à des tournures v_ariées dans l'exposition; aussi la quantité de ce que les pédagogues ont, avec une telle abondance, inventé et recommandé sous le nQm pompeux de méthodes ne manquera pas de s'ac-
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croître beaucoup ; et mJme telle ou telle partie pourra s'appliquer ici où là, sans que l'une présente sur l'autre des avantages absolus. L'éducateur doit disposer de beaucoup de tournures; il faut qu'il puisse les varier avec facilité, s'adapter aux circonstances et, tout en jouant avec l'élève, faire d'autant mieux ressortir l'es senti el. Toute manière est désagréable et oppressive en elle-même, dès qu'elle .réduit l'auditeur à un rôle purement passif et lui demande de renoncer absolument à sa propre mobilité d'esprit. C'est pourquoi l'exposition suivie doit émouvoir l'âme grâce à une attente constamment tendue; dans l'impos!:ibilité d'y réussir, comme d'ordinaire chez les enfants où pareille chose est difficile, on ne doit pas s'obstiner à {àire un exposé suivi, il faut au contraire tolérer et même provoquer les interruptions. La meilleure manière est celle qui accorde le plus de liberté dans les limites que le travail du moment . oblige à respecter. Le maître n'a d'ailleurs qu'à prendre ses aises et ne pas imposer de contrainte à ses élèves! Chacun a sa manière dont il ne saurait pas trop s'écarter sans perdre la facilité. Aussi, tant qu'il n'y a pas risque de dommage essentiel, - veniam damus petimasque vicissim.
�CHAPITRE V
Marche de l'enseignement.
Introduire dans la pratique tout ce que nous avons développé jusqu'ici, inais après en avoir fait des combinaisons convenables et l'avoir .appliqué aux divers objets de notre monde : telle est la grande tâ~he, la tâche vraiment immense de quiconque veut faire l'éducation par l'instruction. Un petit nombre de principes généraux ont suffi pour indiquer ce dont l'élaboration intégrale exigerait ·l'effort persévérant d'un grand nombre d'hommes et d'une longue suite d'années. Ce que je compte donner ici n'est qu'une esquisse, et ne doit servir qu'à deux choses: permettre d'une part de relier plus aisément les principes développés jusqu'ici, et d'autre part ouvrir à l' œil une vue sur l'ensemble des travaux à accomplir. La pédagogie générale ne doit pas entrer dans les détails spéciaux au point de détourner l'attention de l'ensemble sur une partie quelconque . Afin de ne pas tomber dans ce travers, j'essaierai même d'atteindre les yeux de l'esprit en m'adressant à ceux du corps, et de soumettre
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en une sellle fois cc qui doit être étudié en mtme temps ou être fait simultanément.
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ENSEIGNEMENT PUREMENT DESCRIPTIF, SYNTHÉTIQUE ANALYTIQUE,
Toutes les fois qu'il faut établir pour un individu quelconque un plan d'études, il se trouve toujours, quant à l'e~périence et le commerce des hommes, un certain cercle où se place cet individu. Peut-être serat-il possible d'élargir convenablement ce cercle sui~·ant l'idée de la culture multiple également répartie, ou de l'explorer plus à fond: et cela doit être la première de nos préoccupations. Mais cette abondance vivace, cette clarté pénétrante résultant de l'expérience .et du commerce des hommes, on pourra même leur faire dépasser le cercle en question ; ou, pour mieux dire, bien des parties de l'enseignement pourront, avec avantage, être placées dans la lumière qui découle de ces deux qualités. L'horizon, dans lequel l'œil est enfermé, peut nous fournir les mesures qui nems permettront de l'élargir par la de~cription de la contrée voisine. En se servant de la vie des personnes plus âgées qui l'entourent, on pourra reporter l'enfant aux temps antérieurs à sa naissance; - on peut en général rendre accessible aux sens, par une simple description, tout ce qui présente assez de ressemblance et de liaison avec ce que !'_ enfant a observé jusqu'à présent. _ sl ainsi C~
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que l'on peint les villes, les pays, les mœurs, les opinions inconnus avec les couleurs de ce qui nous est connu; il est des descriptions historiques qui nous donnent en quelque sorte l'illusion du présent _ parce qu'elles en empruntent les traits. Dans tous ces cas l'enseignement a liberté entière de faire appel à n'importe quelles reproductions ; et elles lui seront d'autant plus utiles qu'on aura moins permis d'en abuser au préalable pour les feuilleter simplement ou en faire un passe-temps inintelligent. Il est certain que la s·imple description perdra forcément en clarté et. en pénétration, à mesure qu'elle voudra s'éloigner davantage de l'horizon de l'enfant. Par contre, ses ::noyens augmenteront avec l'élargissement même de cet horizon. C'est aussi pour cette raison qu'on ne peut savoir au juste en quoi et jusqu'à quel point on peut compter sur elle, de même qu'il serait difficile de lui donner ~es.règles précises. D'après sa nature en effet, ce genre d'enseignement ne reconnaît qu'une loi : décrire de façon que l'élève croie
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S'appuyant davantage sur sa propre force) l'enseignement analytique s'élève aussi davantage au général. - Pour indique! sur le ch.a mp, du moins approximativement, de qùoi je veux parler, je citerai le Livre des mères, de P estalozzi, et les E x ercices d'intelligence, de Niemeyer. Tout éducateur qui pense se trouve conduit, par son tact naturel et sain, à l'analyse des masses qui s'amoncellent dans les têtes des enfants et que l'enseignement purement descriptif ne fait qu'augmenter; il sait aussi qu'il faut successivement concentrer l'attention sur les éléments de plus en, plus petits, afin de mettre de la clarté dans toutes les
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idées et de les épurer. Il s'agit simplement de réaliser ce programme. L'ensemble des choses qui nous entourent simultanément, on peut le décomposer en objets séparés, puis ceux-ci en leurs ptirties constitutives et ces dernières enfin en leurs propriétés distinctives. Les qualités, Jes éléments, les choses et l'ensemble de ce qui nous entoure peuvent être soumis à l'abstraction, pour en séparer divers concepts formels. Mais les choses ne présentent pas seulement des propriétés simultanées, elles en ont aussi de successives, et la variabilité des choses nous donne occasion de décomposer les faits en séries qui s'y coudoient ou s'y croisent. Dans toutes ces analyses on rencontre .tantôt ce qui ne peut pas être séparé et qui relève de la spéculation, tantôt ce qui doit ou ne doit pas être séparé et qui relève du goût. On peut également analyser le commeree des hommes et concentrer l'âme dans les divers sentiments de sympathie qu'il prépare. Il faut même le faire, pour que les sentiments s'épurent et_ gagnent en intensité. En effet, la totalité du sent-iment que nous éprouvons à l 'égard d'une personne et surtout à l'égard d'un cercle de personnes se compose invariablement de beaucoup de sentiments distincts ; et il ne faut pas confondre les sentiments que nous avons à leur égard avec ceux qui nous sont communs avec eux, afin que l'égoïsme, du moins, ne vienne à notre insu étouffer la sympathie. - Les femmes douées de la délicatesse de sentiment s'entendent mieux que quiconque à analyser le commerce des hommes, à inculquer aûx enfants plus d'attention sympathique, à multiplier par cela même des points
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de contact, à accroître l'intensité de ces rapports. Il est facile de voir si quelqu'un s'est trouvé, dans sa prime jeunesse, soumis à une telle influence féminine. Par cette analyse du particulier qui se présente à lui, l'enseignement analytique s'élève jusqu'à la sphère du général. Le particulier se compose en effet du général. Qu'on se rappelle en tout cas les définitions par le genre prochain el la différence spécifique; qu'on veuille bien réfléchir à ce que la différence spécifique, prise en elle seule, est également un genre dans lequel, tout comme dans le premier, peuvent se trouver compris d'autres genres plus élevés, avec les différences correspondantes, à chacune desquelles s'applique le même raisonnement. Alors on remarquera sans doute combien la logique et la théorie des combinaisons se touchent, et pourquoi l'analyse de ce qu'un horizon individuel renferme à l'état de combinaisons conduit d,ans la sphère du logiqu~ et du général, rendant ainsi l'âme plus accessible à d'autres conceptions où les éléments déjà. connus pourraient 'êti;e combinés de façon différente avec d'autres éléments. Tout cela s'opère, il est vrai, spontanément en nous tous, - et le maître n'a pas à s'arrêter ni à retarder les enfants à propos de choses qui vont toutes seules; mais ce processus n'est ni assez complet ni assez rapide pour que le maître (qui d'ailleurs doit observer ses sujets) ne trouve encore beaucoup à faire. En s'élevant au général, l'enseignement analytique facilite et favorise le jugement sous toutes les formes. L'objet sur lequel nous avons à nous prononcer est dépouillé maintenant de toutes détermin-ations accessoires qui apportent de la .confusion ; il est plus
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facile de pénétrer le simple que le compliqué. Les idées élémentaires ont gagné en force et la dispersion créée p!lr la multiplicité et la variété des objets a disparu. En outre, les jugements généraux sont tout prêts pour les occasions nouvelles, soit que nous voulions en faire usage, soit qu'il s'agisse de les soumettre à un examen. L'association des prémisses d'où dépend absolument _la grande facilité de l'induction logique, l'imagination scientifique elle aussi gagne par l'analyse fréquente des choses que nous trouvons devant nous. L'expérience n'étant pas un système, c'est précisément pour cela qu'elle amène le mélange varié et la fusion de nos pensées mieux que toute autre opération, à condition que notre réflexion l'accompagne sans cesse. Mais tous les avantages de l'enseignement analytique sont bornés et limités par le fait même que les résultats de l'expérience, du commerce des hommes ainsi que des descriptions qu'on y a rattachées sont loin d'être complets. L'analyse doit accepter la matière telle qu'elle se présente. De plus, la répétition d'impressions sensibles qui assurent d'un côté une prédominance est souvent plus puissante que les concentrations et les arrêts artificiels par lesquels le maître essaie · de rétablir l'équilibre. En outre, le général, que l'abstraction ne peut déduire que de certains cas, a de la peine à s'assurer dans l'âme une situation indépendante qui nous le fasse voir comme général, mais aussi comme également apte à toutes r.elations plus spéciales. Pour la spéculation et le jugement esthétique l'analyse ne peut en somme que faire ressortir les points qui importent. Tout le
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monde sait que l'expérience ne saurait donner ce qui est né~essaire au point de vue théorique ou esthétique; et l'analyse de la matière donnée ne suffira pas pour le faire découvrir. L'examen analytique des conceptions spéculatives ou esthétiques admise~ peut bien nous en rendre sensibles les éléments défectueux, mais n'arrive que rarement à la force de l'impression nécessaire pour effacer l'impression précédente, et ne parvient jamais à satisfaire sufisamment l'âme mi$e en mouvement. La contradiction et la critique seules n'ont pas grand effet; ce qu'il faut, -c'est d'établir le vrai. L'enseignement synthétique qui bâtit de ses propres matériaux est le soul qui puisse se charger d'élever dans son entier l'édifice de pensées qu'exige l'éducation. Certes, il ne peut être plus riche que nos sciences et notre littérature; mais il n'en est pas moins incomparablement plus riche que l'entourage individuel d'un enfant. Sans doute il ne pourra pas l'être plus que ne le permettent les ressources dont dispose le maître, mais l'idée même produira peu à peu des maîtres plus habiles. - Toutes les mathématiques, avec ce qui les. précède et les suit, - toute lo. série des progrès accomplis depuis l'antiquité jusqu'à nos jours par l'humanité travaillant à sa culture, - tout cela fait partie de l'enseignement synthétique. Mais il renferme également la table de multiplication, le vocabulaire, la grammaire, et il nous est facile de comprendre quel mal peut faire ici une méthode défectueuse.. S 'il fallait de toute né(:.essité graver les éléments dans notre esprit en les apprenant uniquement par cœur, les élèves auraient bien raison de protester contre toute extension de l'enseignement synlhétique.
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Faire d'abord prononcer par le maître, puis répéter par les élèves, avoir recours à la révision, aux exemplc-s, aux symboles de toute s0rte : voilà des moyens qui, de l'aveu de tous, facilitent la besogne. J'avais autrefois .proposé, pour les modèles de triangles, de les mettre d'une façon continue sous les yeux de l'enfant au berceau, en les traçant sur un tableau par des clous brillants. Une fois de plus je m'expose à la raillerie : à côté de ce tableau je place er:. effet des bâtons et des boules aux teintes différentes; je les change de place,.je les combine, je les varie constamment; plus tard je les remplacerai par des plantes et par les divers jouets de l'enfant. Dàns la chambre des enfants j'installe un petit orgue et durant des minutes j'en tire des sons simples coupés d'intervalles, j'y ajoute un pendule, autant pour l'œil de l'enfant que pour la main d'une joueuse inexpérimentée, afin de permettre l'observation des rapports de cadence. Le thermomètre me servira pour exercer le toucher de l'enfant à distinguer le froid et le chaud; avec les poids je lui apprendrai à évaluer la pesanteur; enfin je l'enverrai chez le drapier pour qu'il s'entraîne à distinguer au toucher, avec autant de sûreté que le drapier lui-même, la laine fine de la laine grossière. Et qui sait même si je n'illustrerai pas les murs ùe la chambre des enfants de grands dessins bariolés figurant les lettres? Tout cela est basé sur cette idée bien simple que cette ~açon de graver péniblement et tout à co\;.p des notions dans notre esprit par ce qu'on appelle apprendre par cœur, ou bien sera superflue ou bien très facile, du . moment que les éléments de la synthèse sont introduits de bonne heure, comme parties constitntives, dans l'expérience quotidienne de l'enfant, afin de pou-
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voir, autant que possible, se glisser cl.ans l'élève avec la foule incomparablement plus grande des choses qui, à l'époque où l'on apprend à parler, sont saisies, ainsi que leurs noins, ayec une admirable facilité. Mais je ne suis pas assez fou pqur faire dépendre le salut de l'humanité de ces sortes de petits expédients capables de faciliter et d'accélérer plus ou moins la marche de l'enseignement. Maisarrivonsa-ufait! -L'enseignement synthétique a une double tâche : fournir les éléments et en préparer la synthèse. Je dis préparer et non pas achever absolument. L'achèvement en effet n'a pas de fin; qui pourrait compter toutes les combinaisons des divers genres? L'homme cultivé né cesse de travailler à l'édifice de ses pensées. Mais la culture reçue dans le jeune âge peut seule lui permettre d'y travailler dans tous les sens. Elle doit donc donner non seulement les éléments, mais encore la façon de s'en servir habilement. L'espèce la ,plus générale de synthèse est la synthèse combinalive. Elle se présente partout, elle contribue à donner à l'esprit de l'adresse en toutes choses : il faut donc l'exercer avant tout et plus que les autres, jusqu'à ce qu'elle se fasse avec une aisance parfaite. Mais elle règnê surtout dans le domaine empirique où rien ne l'empêche de manifester le (logiquement) possible, dont le réel accidentel n'est qu'une partie et dans lequel il peut être rangé par diverses classifications. De là elle trouve sa voie ·pour pénétrer dans . les sciences pratiques, où elle sert d'intermédiaire, lorsqu'il s'agit d'appliquer des séries de concepts à des séries d'une catégorie multiple donnée: nous ne tarderons d'ailleurs pas à la voir dans la pédagogie .
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Dans le domaine de la spéculation son absence peut être des plus regrettables, comme les mathématiciens le savent par expérience! Mais là comme du reste dans le domaine du goût elle est obscurcie par les espèces particulières de synthèse qui y règnent et qui ont p6ur effet soit d'éliminer les combinaisons inadmissibles, soit de soustraire l'âme à tout jeu de pensées dénué de caractère. Il existe un rapport élroit entre les notions combinatives et les notions de nombre. Tout acte de combinaison constitue une cer:taine quantité d'éléments de combinaison, dont le nombre n'est que l'expression abstraite. Le temps et l'espace offrent., comme on le sait, des forme8 spéciales de synthèse expérimentale : ce sont les formes géométriques et rythmiques. C'est ici qu'il faut class~r l'A B C de l'intuition. Il est synthétique, puisqu'il part d'éléments; et cela biei;i que sa disposition soit déterminée par la considération analytique des formes qui se rencontrent dans la nature et qui doivent s'y laisser ramener. La synthèse spéculative proprement dite, totalement différente de la synthèse combinative logique, est fondée sur les rapports. Mais personne ne connait la méthode dés rapports ; et ce n'est pas le rôle de la pédagogie de l'exposer. - En outre, il n'appartient pas aux premières années de l'enfance de se mettre sérieusement en désaccord avec la nature. Mais d'autre part il ne peut guère être admissible de laisser l'esprit absolument inexpert dans la spéculation jusqu'à l'âge où un désir impérieux de conviction se développe de lui-même el s'emparf) témérairement du premier objet venu pour se satisfaire. C'est surtout à
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notre époque qu'il ne faut pas recommander une telle négligence : aujourd'hui, en effet, la diversité des opinions regarde tout le monde, et il faut être bien léger ou s'être prématurément confiné dans une résignation morose pour ne point s'occuper de connaitre la vérité ! L'éducateur doit au contraire, faisant entièrement abstraction de son système, chercher les voies les moins dangereuses pour armer à l'avance et autant que possible la·faculté de recherche, pour év~iller en tous sens le sentiment directeur qui est excité par les problèmes particuliers, c'est-à-dire les éléments de la spéculation : de cett-e façon- le jeune penseur n'ira pas se figurer qu'il sera bientM, au bout de ses peines . Le moyen le plus sûr, c'est à coup sûr l'étude des mathématiques ; malheureusement elle a par trop dégénéré en un jeu de lignes accessoires et de formules! Il faut la ramener, autant que faire Sfl peut, à la méditation des principes mêmes. La logique n'est pas non plus à dédaigner, mais il ne faut pas attendre trop d'elle. Parmi les problèmes de spéculation philosophique on fera bien de surtout insister sur ceux qui touchent aux mathématiques, à la physique, à la chimie ; de même, sous une habile direction, l'esprit de l'enfant pourra retirer de gr-ands avantages d'une étude très variée concernant les questions relatives à la lîberté, à la morale, au bonheur, à la justice; à l'État. Mais il faut beaucoup de discrétion dans tout ce qui touche à la religion. Aussi longtemps que possible, on conservera, sans le troubler, le sentiment religieux qui, dès !.es-premières années, doit s'attacher à la simple idée de Providence! ]Hais toute religion a une tendance à s'immiscer dans la s·péculation et à s'étaler en dogmes prétentieux. Et
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dans une âme qui travaille à sa culture multiple une telle tendance ne saurait manquer de se manifester. Alors le moment est venu de dire sérieusement un mot de toutes les vaines tentatives faites par tant d'esprits mQrs de toutes les époques, pour trouver à cet égard des principes solides ; <le la nécessité où nous sommes d'attendre d'abord, pour ces sujets, la fin de tous les exercices spéculatifs préparatoires; de l'impossibilité de se refaire d'un seul coup, grâceà une conviction spéculative, le sentiment religieux qu'on a perdu ; de l'accord qui exisle entre l'ordre naturel des choses qui nous entourent et les besoins impérieux qu'éveillent en nous les spectacles de la dépendance humaine et grâce auxquels la religion pousse de solides racines dans le terrain de la sympathie. - La religion positive ne regarde pas l'éducateur comme tel, mais l'Église et les parents ; , mais sous aucun p~étexte le premier ne devra y ·mettre le moindre obstacle ; et, du moins chez les protestants, il ne peut raisonnablement souhaiter de pouvoir le faire. La théorie du goû.t n'est pas encore suffisamment élucidée pour que l'on puisse entreprendre de déterminer, pour _ différentes branches de l'esthétique, les les éléments et leur synthèse. Cependant on tombera facilement d'accord pour admettre que la valeur esthétique ne dépend pris de la masse des objets, mais de leurs rapports et que le goût n'a pas son fondement dans la chose vue, mais dans la manière de voir. C'est à l'égard du beau, plus que pour tout le reste, que notre disposition d'âme est facilement perver--tie. Et même pour les yeux clairvoyants de l'enfant le beau n'est pas clair, bien qu'à notre appréciation il
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suffise de ·le uoir, 11 est évident que l'd3il non prévenu voit la masse et qu'il saisit assurément tbül et! qui lui est présenté; mais il n 'en rapproche pas lès rapports, comme le f;üb si fàèilètnent l:it si voltmtier$, à ses meilleur~ niaments surtout; l'hotllttte cultivé. Le goôt voisine d'ortlinai1'è avec l'imaginatioh 1 bien qu'il eri soit totalement différeht. Ii n'est mêinè pas faèile de comprendre quels sec!burs telle-ci pùf.sselnl apporter. Par le continuel ret11Ue-mérià~e fies iinages lès rapports se modifient ; et parmi ce ~rand horribl'è de tapptltts se houvenb également t,eux qùi, par leur effet, captent l'atttmtit)Il, et autour tiesqtiels se gt'oùpent d'auttl:ls iuiagês. G'ast ainsi tjul:i l'èsj:lrit se ttof.Ivti hmMé à la création pÇ>étique. Lti lâche de l'éducatitltl synthétique du goüt pbuntlit donc se ramètler à éeci ! faite naî,trè le beàù dans l'imaginatitin de l'élève. Aülant que possiblc cm comrnehcera par presentl:it 1e sujet, puis, grâce à des cohversations, dn en occupeta l'imagirtl1tion, enfin 1'0111nebtra l'œuvre tl'arl sous les yeux de l'enf'anL. C'<'lsb ttitlsi que l'on racontera tout d'abord le sujet d 'une pièce classique, non pas la suite tles scènes, mais les événements; on s'efforcera de déduire de chaque foit les cil'constàrlées et les situations, on les grbùpeta de telle bu tellé façott, on les développera par-ci pllr-là, .a- et enfin lé poète achèvera ce qui sera trop difficile pour hous. Peùt-être essaidrà• t:..an d'idéaliser' certains élêrbenLs du fail en leur don.: nant. un oorps, - et il !3e troltv<'ltà un tl¼bleàU, une statue, ' qui hOùs réprésertlera le groupe e11 question. __.:. Quantl il s'agit tlé la rri.usique, la marche à plus de sùreté ; les rapports essentiels ainsi què leur synthèse la plus ;impie sont aux inâlns du p1'ofesseur de basse · fondamentaJe ; il suffira que ce ne sblt pas ur1 pédant.
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Nous en arrivor1!3 à l'enseigttcmerH qui a pour mission dfj Îàirt3 l'éducatidh eynthétique dè la sytnp11thie, d'agrandi11 f:Hü' cons~quent le cce11t et de le remplir, rhêtne qifÊttld Il ne serait p_!:ls ~econdé par d'heureuses sit1Hitioh!3 de fiunillè, par de belles amitiés de jeunesse, ni même; peut-être, paf une extràordinuire s~mpatl:rie pârticuliète entre le matlre et l'élèvé. - Où trouvottsnous i.ttt tel ensèignemènt? Tout le monde n'est-il pas forcé dë rëcoI1nâître que la ttlêthode habituelle 0es études semble viser' suttbut à faire plier l'âme sous la rhasse des comiais~llnces, à refroidir le zèle de l'élève par lé côté sél'ietx de la sèience el même de l'art tant vàhté, â noU!'l ëloigttet des hommes, des hommes indivitluels et réels ainsi que des groupes patticuljers et réels qu'iis fotmeht, sous prétexte qu'ils cottvienrtertt pcti à notre goût, sont trop au-dessous de la spéculation èt d'ordinaire trop éloignés de l'obscrv11tion, alors-que Iiotl'e plus grande gloire serait pourt:1nL de tl:'availler par symptithie pour eux, forcés que nous so!nmès d'aill·eurs, .avec peut-être un Mntiment d'humiliation, de reconnaître que nous appartenons à léur espèce? Tout l'appareil combinatoire de l'histoire - ces séries complexes de noms provenan( de contrées diverses et se déroulant d'après l'ordre chronologique on l'a mis en tableaux, afin de l'imprimer à la tnémolre. On a cherché à tirer de l'étude des langues et de l'exploratioù de l'a1üiquité tout ce qui pouvait exercer l'intelligence; et l'on a fait valoir les poètes ahtlqut!s comme les modèles de tout art. C'est parfait. On a voulu en-fin envisager l'histoire de l'humanité cotnme un g;rttt1d déveltlppemettt, mai.s avec toules sortes d'idées qu'on y a fait entrer uprès coup, puis
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on a de nouveau détourné les regards; et l'on a eu raison, car au point de vue spectacle, ce tout n'est pas un tout, il n'élève guère et n'est pas suffisant. - Tout cela devait-il, en effet, nous faire oublier que là il est partout question d'hommes qui ont droit à la sympathie, auxquels il ne faut donc amener que des spect~ teurs sympathiques, - et que cette sympathie est précisément la plus naturelle chez ceux qui ne peuvent pas encore, comme nous, envisager l'avenir, parce qu'ils ne comprennent même pas encore le .présent, et pour lesquels, en conséquence, le passé représente justement le véritable pré.s ent! Le caractère enfantin, cette qualité commune à tous les anciens écrivains grecs, n'a-t-il donc pu courber ce sentiment de prétentieuse érudition avec lequel on s'est mis à l'é'tude de ces auteurs, - ou plutôt, avons-nous eu assez peu de sentiment personnel pour ne pas nous apercevoir qu'ils nous représentent bien une jeunesse telle que nous aurions dü en vivre une, mais nullement un âge mO.r auquel nous puissions encore aujourd'hui revenir? Nous ne pouvons plus nous soustraire à l'éducation faussée qui nous est parfois si pénible. Nous sentons qu'il est resté en route qu_ elque chose que nous devrions avoir avec nous, c'est en vain que nous essaierions de le rattraper au prix d'efforts ~umiliants. Mais rien ne nous empêche de faire débuter nos plus jeunes frères par le commencemtnt, afin qu'ils puissent ensuite poursuivre leur chemin tout droit dans l'avenir, se tenant sur leurs propres jambes sans avoir à emprunter des échasses. Mais pour qu'ils puissent faire avancer l'œuvre de leurs ancêtres, il faut qu'ils l'aient abordée, - il faut
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avant tout que de bonne heure ils aient reconnu ces ancêtres comme les leurs. Alors nous ne serons pas embarrassés quant à l'objet de la sympathie. Mai1; comment procéderons-nous? D'une manière synthétique élémentaire? Tout d'abord on ne supputera pas les éléments de la sympathie, on n'essaiera pas de les juxtaposer d'une façon rigide d'après une méthode synthétique quelconque. Il faut ici que l'ame se trouve à une certaine température plus chaude, produite non pas de temps à autre par la chaleur passagère due à une petite flarnme vacillante, mais engendrée pour toujours par un élément qui développe constamment une très douce chaleur. En second lieu, la sympathie se rapporte à des sentiments humains, il y a corrélation entre le progrès de la sympathie s'opérant graduellement en parlant des éléments et un certain progrès des sentiments humains; mais les sentiments sont subordonnés à l'état des hommes et progressent avec lui. Les sentiments que nous, nous éprouvons au milieu de la société sont le résullat de la complication même de la politique et · de la civilisation en Europe. Si nousvoulons que la sympathie qui nous y intéresse résulte ~e sentiments simples, purs et clairs, dont chacun s'est ~anifesté à part dans la conscience, de telle sorte .que l'être entier se rende compte de l'objet de son désir, - si nous voulons cela, il faut que cette sympathie suive toute la série des états humains jusqu'à l'état présent, en prenant comme point de départ celui qui le premier de tous s'est exprimé avec une pureté suffisante et s'est étendu~dans une mesure convenable grâce à l'étendue des mouvements
�inulliples qui tin relèveQt.
11 e13~ 13prl~in,
~Il effet, ql\~
le passé n'a exprimé que foFt peu ~e ses étair:; ; bien
plus rarel'! e11core sont les cas où celt~ e 4 presE\ion ait toµte la Mltoté, touta la variété qµe l'éqµcatiqp devrait dempQda11 • C'~st jul:ltt:im~nt pOlJf c~l~ qu'jl faut attacher une valeur inestimable aµ)(: ÀQCl.lments dana lesquels le pii.ssé noµs parle çl'une voj~ viv~I}te et yibr[lnlc. Quant au rei;te, nou~ somrriés fqrcés d'y suppléer- par l'imagination. Enfin, nous /.10nstç1tons que ln sympnthia trouverait son développemenl le plÙs élément;üre, lfl plµs parfait et le plus exempt de soubresa11ts dans l!! cornmorc~ réciproque des enfants. Mais ce oommerne dépt=md précisément des apports de chacun ; ces apports f3e règlent suivant les oooup&tions et les projets de chacun ; oi• ces occup11tions et cos prQjets, ~ moins qu'on pa laissa gPandir les enfants duns lagrqssièret~, dépendant à leur to,u,• de la roahàrfl que l'on propose à l'aotivité dr,s âmes. Les rel:üions des jtl»nef> gen& et des enfants enb•e eux difîèrnnt toti:ilflment P.Uiv:uü ln diveotion qu'on leur donne: cela ne fiiit pqa de do1-1te. Lo11sque cette direcLion prococle p~.u· bor.ds, les pjpves ont de la poine à sµivre, ifs suivent fl contr13,çœur, ils se retil'ent dl:lnS leurs jeux et leurs amus13ments enfantins, et leurs relations r~ciproqucs ne fçrnt qµc les y afTermir. M~is il lf3ur faudra hit:in un jpur ou l'autra se FisqueJl dans la soci6LI'.\, dans le mqnd!'l, On ne sera JJUS surpris de consta~ar qtJo là encorQ ils unissent leurs forces pour r(lsisLo.r et que v~n1.rn comme au milieu d'étrange11s auxquc]fi ne leJ, i•atl;:i~he nµJle sympathie, ils pei1sisl.ont ,l'f;lul;rn~ plus inflexiblement et tqujouFs J.Jnis dans leur étroiil:lsse da yueA ; on 11e sera pas surpris non plus de voir qu'en fin de oomple
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sg~iét~ elle-même sr. compose d'une masse OottQnle de pçti~Ei groupes, dp.qt les membres aiment s'amuser f:\IÜfe euJC, fais1uit se11vir à ce but, autant que fai11e se poprr~, leii l'qp[wris qui les uniasent à l'ensemble. ConHne le 8peelacle sera différent chez une nation f}µ~ stmtiments p;ll1•iotiques: 1~ le-s petits garçons de si,. iHlfil vous fen:mt des récits tirés de la oh110njque, las enfants vous par-leront des grands enfants que funmt 11:\s héros de l'anLiquité I ils se feront leurs réAits les · UD8 aux autres et remonteront de concert dans l'histoire de leur pays. Ils s'efforceront de q~veni11 df::s hommes dans leur· palion, at ils le deviendront. ,- Les anoiens savaient leur Homère par cœm, .ils l'apprenaient non pas o. l'âge d'homme, m1:lis on leur jeunea~e. C'est lui qui fut l'éducateur général de la jeunass!:l et ses élèves ne lui font pas honte. Sans do~ te il ne put tout faire I et nom~ ne lui confierons p1ts n!:)n plus la tâche tout entière. Imaginez-vous un patriotisme européen, avec les GreGs; et los Romains cor.urne ancêtres, les dissensions n'éh1nt plui, qllfl les signes malheureux de l'esprit de parh, dont la disparition entraînera la leu11. - Qui pourra ~ettre en valeur une telle pensée? L'instr-uctjon. ltt qu·on ne vienne pas me dire que nous aut~~s Alleman.d~ nous ne sommes déjà que trop portés au cosmopoliUsme. T11op peu patriotes! hélas, oui! mais me faut-il donc ici commencer par concilier le patriotjsµie avec le cosmopolitisme ? Revenons aux anciens! · Poètes, philosophes, historiens rentrant tous dans la même catégorie, en tant qu'ils s'eflçir~ent tol.l~ d'intéresser à la nature humaine des cœurs hqmains. - L'épopée d'Homère, le dia-
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log·ue de Platon, ne sont pas d'abord d@s œuvres d'art et des livres de sagesse ; ils représentent avant tout des personnes et des sentiments, et réclament tout d'abord pour ceux-ci un accueil favorable. C'est un malheur pour nous que ces étrangers qu'on nous recommande parlent grec! C'est ce qui nous gêne un peù pour leur faire bon accueil ; nous sommes obligés de recourir au traducteur et d'apprendre nous-mêmes peu à peu cette langue. Peu à peu ! Cela ne se fait pas tout d'un coup, surtout si l'on veut faire une étude approfondie. Ce qui importe pour le moment, g_'est la pratique de la langue, d'autant plus que l'allemand des traducteurs n'est pas précisément des plus faciles à comprendre . Plus tard, aux moments de loisirs, nous essaierons de pénétrer· les finesses de la langue et par elle l'art même du poète ; en attendant, les deux choses nous indiffèrent également : la fable ne doit que nous amuser, mais les personnages doivent nous intéresser. Pour arriver à cette fin, le maître doit avoir à sa disposition une certaine habileté p,hilologique, précisément pour qu'il soit à même d'assigner à l'enseignement gramma~ical le cadi:e le plus étroit possible, et, ce cadre établi, d'y poursuivre avec la plus rigoureuse logique l'œuvre commencée. Toutefois cette habileté ne doit revendiquer d'àutre gloire que celle d'avoir rendu de bons services. Homère nous présente les formes les plus anciennes connues de la langue grecque, la construction chez lui est extrêmement simple et facile, le bénéfice qu'on retire de son étude quant à l'antiquité est décisif pour tous les progrès ultérieurs en littérature: toutes ces remarques sont exactes, mais n'ont aucune Yi.leur dans le cas présent. Quand bien même
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la difficulté serait double et le bénéfice au point de vue de l'érudition moitié moindre, les raisons précédentes n'en subsisteraient pas moins dans leur force incomparable. Mais tout dépend de l'esprit avec lequel on les conçoit. Il y a trois choses à faire pour mener à bonne fin cette partie spéciale de l'éducation. Il faut tout d'abord déterminer le choix des sujets à étudier ; on puisera surtout dans Homère, Thucydide, Xénophon, Plutarque, Sophocle, Euripide, Platon ; on puisera également chez les écrivains latins qui devront s'ajouter aux premiers, dès qu'on les aura suffisamment préparés; en second lieu, il faut exactement déterminer la méthode ; et en troisième lieu il faudra faire appel à certains livres auxiliaires pour tout ce qui peut, sous forme de récit ou de considérations, accompagner notre enseignement. Sans trop insister sur ce point, je me contenterai de rappeler que dans Homère ce n'est pas l'Iliade un peu grossière qu'on fera bien de lire, mais l'Odyssée tout entière, à l'excer.tion d'un 8eul passage assez long du huitième livre (partout l'on glissera d'ailleurs légèrement $Ur certaines expressions scabreuses;; de Sophocle, on lira d'assez bonne heure le Philoctète, de · Xénophon les écrits historiques (et non pas les Mémorables, ouvrage vraiment immoral, qui doit sa vogue à la doctrine du bonheur); - quant à Platon, il sera permis de lire, dès les dernières années 9e l'enfance, !e Traité de la République, après avoir lu toutefois quelques dialogues faciles. Le Traité de la République convient parfaitement à .l'époque où s'éveille chez l'enfant l'intérêt pour la société plus grande; mais dans les années où les jeunes gens s'adonnent sérieusement à la politique,
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Sllffit au~si peu qu'Homère suffirAit à un APQJesceµt
ii.u mo!T)ent préc,is oq il rompt avec toutes les préoccupritions de l'epfance ! Platon phiJopQphe et Homère poète sont, il est vrai, réserv~& à l'âge mar; rpais ces auteurs ne mériteraient-ils point p1:1r hasard ~ être lus ' deux fois ? Et l'éduç1:1teqr de lil j1ww1 s~f:! nç restet-il pas toujours libre qe s'arrêter à çertaip~ p11ssage1> et de glisser à çertains autr{:ls. Mais j1ai suffisamment pl:lrl~ d~ l'efüïeigµemept synthétique en général! Il f;rndra le faire comrq(lncer de bonne heur~ et l'on ne saur/:lit en troµver la fin. Mais il fcr 9 dµ , moins comprendre que pareq.ts at jeunes gens d.tlvront recqler le terwe des anµée13 de c.uHure au del~ des Jimite~ ,fixées par J'uiflge actuel ; ils peovoudPaient p1:).s, en .effet, livrer ::nJ trnsqrQ, ava~t çomplète maturité, les frµits précieu~ de lpngues pein~s . Pollr lil plupart c~ St=lf~it préc;isémept »nr. · raisqn de ne pa13 commencer; TJlf:lÏS il en t1std'a,µtres qui .recherchept la perfection parto»toq il leµr semble poµvoir lFt troQ.ver. Mais si l'on fi:lit trop tl:lrdivement /lppeJ 4 l'éducate\l,r, celui-ci, s'il ne tro.i.ive par lia.sard, ce qµi est bien rare, un c,aq\ct~re epfqqlip complètep:1~11t intqct, parce que retardé 1 fera bien cte renoncer apx Gr~ct, et de s'eJ1 remettre de préférence t. l'ep_seignement iH>,alyiiq1.1e ! Mais qµ'i} ne ~·ayir;~ pas alors Ql'l vo\llPir déiwmposer tout cl'up cpµp en lettr1> parties miniwes leSi gra~q&s masses accµmulées i il faudPa plutôt comrpencer pAr faire porter su~çessivement Jn concentrfltion sqr telle ou tell~ pf¼rtie i puis, P<lf q.e13 cqn... versations ~pµtipues (doqt l'oçpasioq p!:\Q.t fl.isément êtr~ fçiu.rni~ pç1r uertains livrt'ls n~qtrf.lnt dans le cerplp d'idéeiii déjà exjst,ant et qu'qp lit en commun), et ayec
�des tâtonnements ininterrompus à la recherche des points se11:sibks de l'àme, chaque groupe devra livrer à son tour ses moindres parties, afin que le travail consiste moins à corriger qu';:i rendre l'homme conscient de sa richesse intérieure. Une fois qu'il sera devenu poµr lui-mêrp.e un sùjet d'examc=:w 1 on yarra quelle opinion il a de lui, oà et comment il faudra lui . fournir une aide synthétique. Quant à l'enseignemen~ purement descriptif, nous pe pouvopi:,i, ain:'!i que nous l'avons dit plus haut, lui souhaiter •d'a1,1tPtJ r~gle que l'tlQjoµemeilt et J'esprit d'observation du maître. Les principes développés - au chapitre précédent devraient être appliqués, en les combinant, aux enseignerpents analytique et synthétique. On voudra bi~n Sf:l rappeler que j'ai promis upe simple esquji;se; on ne s'attendra do~c · pas à trouv13r qi:ins le cadre étroit d'un tahl~iHl l'org~Ili&atioµ hèa détaillée de l'enseignement.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
II. - ENSE'IGNEMENT
Expérience.
Au début il faut montrer les objets, les dénommer, les faire toucher, les faire· mouvoir. De l'ensemble on passera de plus en plus aux parties, puis aux parties des parties. On associe les parties en déterminant leur situation respective. On décompose les choses en leurs qualités distinctives que l'on associe ensuite par ùes comparaisons. - Une fois que le divers d'un cercle d'expériences a été suffisamment et en détail traité de
SPÉCULATION GOUT
L'examen analytique du cercle d'expérience rencontre à tout instant des indications relatives à une connexion régulièrede la nature des choses, relatives à des relations de causalité. Sans s'occuper de savoir si ces indications ont une valeur objective, s'il faut les expliquer comme transcendentales ou immaneJ:?tes, la culture de la jeunesse a intérêt à ce qu'elles soient comprises telles qu'elles se présentent; il lui importe que nous recherchions, avec le regard du physicien et de l'historien pragmatique (et non du raisonneur fataliste) la marche logique de la nature dans tout le-cours des événements. - Le premier pas consisté à montrer, à faire ressortir la relation du moyen et
C'est la considération prolongée qui donne naissance à !"esthétique : et par ce terme j'entends ici le beau, le sublime, le ridicule, avec toutes leurs nuances et leurs contraires. Tout jeunes les enfants n'en voient d'abord que la masse, comme ils voient toutes les masses. Au début ils trouvent beau ce qui est bigarré, ce qui présente des contrastes; ce qui ofTre du mouvement. Quand ils seront fatigués de ce procédé et qu'on les trouve un jour dans une disposition absolument calme," mais en même temps accessible à toute impulsion, alors le moment sera venu d'essayer de les occuper du beau. On attirera donc d'abord leur attention sur le beau, en le faisant ressortir
�MARCHE DE L'l::NSEIGNEMENT
ANALYTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'analyse du commerce avec les hommes, afin d'éveiller la sympathie pour les hommes pris à part, a pour idée principale la réduction des sentiments, bons ou mauvais, à des mouvements naturels, dont chacun puisse trouver la possibilité dans sa propre conscience, avec lesque.ls il puisse par conséquent sympathiser. Mais pour être à même de comprendre les sentiments d'autrui, il faut d'abord comprendre
SYMPATHIE POUR LA SOCIÉTÉ RELIGION
Les considérations sur les convenances du commerce des hommes et les institutions sociaÎèsde toutesortemettent en évidence la nécessité où se trouvent les hommes de s'aider et de se supporter mutQe!lement. C'est en s'appuyant sur cette nécessité que l'enseignement devra expliquer les formes de la subordination et de la coordination sociales. Afin deprocéder avec des exemples tangibles, il n'a qu'à se servir de celui qu'il a tout prêt : l'élève même ; il s'agit de placer l'enfant et toute sa situation sociale à la place qui lui revient, et de lui faire sentir toute la limitation, toute la dépendance de son existence. Grâce à la sympathie, ce sentiment interviendra, quand il s'agira de se
Le principe naturel et essentiel de toutes les religions se trouve dans la sympathie pour l'universelle dépendance des hommes.. · 11 _ conviendra d'attirer les regards sur les occasions où les hommes font connaître le sentiment qu'ils ont de leurs limites; toute présomption, il faudra l'interpréter comme une confiance erronée, voire dangereuse, en une force imaginaire. On représentera le culte comme l'aveu patent de l'humilité; l'incurie, en matière de culte, fera naturellement naître le soupçon, que tel individu est trop org17eilleux, trop affairé, se donnant ~rop de peine pour assurer un succès périssable. A force d'observer, d'une manière continue, la marche de
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PGDAGOGJE UÉNÉRAL~
cette manière, on analyse les faits qui se produisent lors du choc des choses diverses, et on- les réduit aux modifications subies par chaque objet en particulier. On parle ehst!Jte de l'usage que l'homme fait des choses. Les concepts de cause et d'effet, de moyêfl èt de flh; qi.ii ti'ont tWn à faire ici, peuvent en somme être laissés de côté; l'expérience n'a à s'occuper que de la suite des faits; aveo la succession de leurs séries. Dans les premières années ces analyses s'exercent d'une part sur le corps humain (parmi les objets extérieurs le eorps humain est même le plus important, car non seulement on voit son propre corps 1 on voit encore celui des autres de là fin, de 1a cause el de l'effet. Mais-en ce1a le rapport de lirni tatit:Jri èt dé Hët:Jebtlahte devrà se révéler, avec tll:1 1'ésultat différent süivarit les tetttatives dlffér!Jtttes ; rn1Ie une .machine que l'on fait marcher plus vite t!U J:Hus Hmteméht1 inUtt·veharit ici oti là pdur \rtJll' ttue!Ies sôht les roues qui tottctioflnètlt l'ég'Lilièremtmt, quelles autrës lie le ftmt p!is._ il falit disposer Et à sa guise du ré!rnitat, qtl! doit sollicité!' l'atteiltiori et êtte ni trop vulgaiI'è ni trbp éclatant. - Oh tlsstlciera les essais d'abord présentés isolément et oh les monti•era dans leur association; ainsi le pendulè et le thouvëthenfi de la montre, la tJhaleUr produîte mécanittliettlérit et l't!xplosion dè la poutlre datis les armes à teu; l'éxparlsJon des · vapeurs t!t la ~bnl.raétiol:J de 1a quantité dé ce qui, au point de vue esthétique, est sans importance. Puis on cbrnmenefü·a à l'analyser en pàl'tles dtJnt éhacuneailra enct:Jre urie valetii· poùr le goût. Ainsi par exemplé oh pi'end1'a Uh ar-bustl:l très biëli potissé, on ert ooùperà urte branche à l'endrt:Jlt pn\ci!I où elle sort de la tige, oh en séparera utie feuille qué l't:Jn tlécou pèhl. en sés dlvérsë!:I petitl'!s parties, ou bien ll:l fleur tlont les pétales se laissent également présenter isi:llément. SI telle dêbornpositioh est contraire aux 1'ègles, si l'on fait une incislbn au milieù de la feuille, l'élèvé le remarquera certainement et critiquera. Il faut ainsi {:lrehdre séparément et ensuite associer le l:Jeau darts son expression la plus simple, l'articulation di..l beau composé, et quand il s'àgit de réunir à ndi.rn,au
�MARCHE DE L'ENSt:IGNEAfEl'<T
les· siens pr'oj:Jrès. 11 faut tltJhc ~naiysèt la jeühè àrae à ehè même, pour qU'eÎle dëcouvre ëii ëhe le type des mouvènierlts qui agltenl l'âlne humàibe. il Ïùi l'aut ericotê appréndre à ihlerptéler hxpresslàli par làtjllëlÏe se mahitèsle toùt sentiment humain, d;al:H:ird i'éxpressioh ihvoiontail'e, puis petil à petit le t5oids ët la it1èsurè de là èlésigtialibri convehtîohnéile. EI1 rt1êtnë te1nps il faut veihèr avec soilicilüclê â vivre eri sorte que pèr'sdI1r1é he puisse se méprendre à notre sujet, à éviter les màlenhfüdus et les frol~seinehts dus au manque dê prudence. Ces Mtnmëiiceflients d'unë psychologié irilelligible ::tu Seris intime d<livëtil" se développer d\me façon éonfaire ctne idée de l'ufiivcr'sellé dé{lehdauce 11ôclptôqlle ; ië cotirs conlinu. du l:h<llivet:Iierlt sociàl, avec ttltites ses oscillations eh avlinl tsu eri arrière, sera d~ rrtleux eh rtlielix cèHripris et ètudié livèc ur1e âtlente ci'oissatlte ~ ët toul cëla Ïei·a que l 1enfanl titJtlréèier'a g-t'andert!ent l'ortli'e social, ie cônslclërerà cotnme inviolàblé, et comme digrie dl:\s sàcrifices qu'un joui· il 1üi denianderà petil-êlre. Dès qtie la force p~sique survient chez l'adolesèent, il cohvieril d'élever l'âme jusql11à l'idée de la dëfense de la pàlrie, en lui faisant voir l'armée, cè spèctaèle brillahl de l'Etat tjlii, dès le jeurie âge, attire si vivémënt les yeux tie tous et tl.evlent si facilement préjucliciahle à l'ëduéation, si l'enseignement ne vient opposer un contrepoids suffisant à toutes ces excitations de la turbulence lâ vie humâine et toutes ses viéissi ttides, on fera facilenient des èonsidéï·atiohs sur la brièVeté de la vie, i'iriéons-' tancé de toute jouissance, ia valeur équivoque dès richesses, te rapport éhlre lé lràvaH et le salaire. On y opposera la possibilité de là frugalité, la tl·anqulliité âë .celui qui a pëü de besoins, l,a contempltition de la haturè qui va au devant de nos besoins! rend possible le travail assidu et récompense en grarid, bien qu'elle interdise de s'attacher aux résultats particuliers de l'elîort fourni. be là on amènera l'esprit à uhè universelle recherche léléologique ; mais elle d{3vra rester dans la sphère de la naturè, et he pas se pei'dré dans le chaos de l'activité humaine. Somme t~u.te, l'esprit doit chômer en religion, il devra renoncer /J. toute. pensée, tout
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
hommes); et d'autre part sur la somme des choses qui nous entourent, ustensiles de ménage, plantes, animaux, etc. Mais au corps humain se rattachent les actions et les souffrances hùmaines, ainsi que les rapports les plus proches et les plus simples des hommes entre eux. - Ici intervient l'enseignement descriptif; par les premiers éléments de l'histoire et de la géographie, il élargit la connaissance de la nature et de l'homme. De là résultent peu à peu la géographie et l'histoire naturelle. En même temps l'observation empirique des hommes, résultant de l'entourage immédiat, progresse lentement. - Continuellement il faudra faire des exercices par le froid dans la machine
à vapeur, etc. On s'occupera
de savoir en même temps ce que devient chaque chose, où reste telle antre ; on n 'oubliera pas les résidus; on observera la totalité des successions, ou l'on notera le point précis où leur cours se soustrait à l'observation. - Mais les hommes comptent les uns sur les autres, se rapportent aux travaux de leurs devanciers ou se gênent réciproquement, dans leur maison, dans l'économie générale, dans les professions, dans l'État ; toutes ces manifestations de leur i).clivité sont à leur toùr associées avec le mécanisme inerte des forcés naturelles utilesounuisibles : et dès que nous en trouvons trace dans l'expérience ou dans l'enseignement descriptif, il faut le faire remarquer très soigneusement; jJ fa ut
les parties, le beau qui à son tour résulte des r.ontours naissants. De même on dépouillera le beau de l'élément purement amusant ou touchant, on séparera le principal de l'ornement accessoire, l'idée de la diction, le sujet de la forme. Mais toute celle dissociation devra toujours garder l'apparence d'être un adjuvant pour la synthèse, car c'est là l'objectif de l'esprit qui conçoit ; on examinera le détail, mais sans absolument faire oublier l'ensemble. On fera bien aussi de ne pas commencer par des objets trop grands; plus l'objet est simple et plus le jugement dugoûtestclair. Mais ce n'est pas dans les arts seulement, c'est encore dans la vie même, dans l~s relations journalières, les règles de convenance, la façon de s'exprimer que l'on fera remarquer
�MARCHE DE L'ENSEIGNEMENT
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tinue tlvec le commerce et la connaissance des hommes, et occ.uper l'âme de plus en plus. Et comme suite, tout phénomène humain doit devenir de plus en plus explicable, toute antipathie dirigée contre des êtres soi-disant étrangers sera de moins en moins possible, mais par contre on s'attachera d'autant plus intimement à tôut ce qui est humain. Mais encore faut-il que tout trait humain soit représenté, comme dans un miroir enchanteur, dans l'âme avide d'imiter, mais nullement entraînée; qu'il soit représenté d'une façon plus évidente, plus spécifiquement parfaite, moins effacée dans la vie ordinaire, sans que cependant il y ait exagération fabufougueuse et de la vanité. A tout cet éclat que l'armée et d'ailtres institutions de l'État répandent autour d'elles, l'enseignement oppose sans cesse le souvenir de la force réelle, que l'homme bonnète apporte à n'importe quelle for.ction, ainsi que la pensée des limites réelles où se doit confiner tout servite\lr de l'État. désir, tout souci, pour vivre dans le calme. Mais pour donner plus de solennité à ce chômage, il fera bien de faire appel à la communauté nombreuse, d'aller par conséquent à l'église. Mais ici encore il lui faudra garder assez de sang-froid pou'r dédaigner, comme absolument indignes de l'objet, toutes les fantasmag-0ries fantaisistes ou mystiques, et surtout les affectati,m de mysticisme.
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PiDAGOGIE GÉNÉRALE
d'analyse relatifs à la langue maternelle, afin de préparer l'étude de l'ortcographe, du style, de la g-rammaire générale, et mème pour distinguer, dès maintenant, certaines idées. Une fois les choses montrées et associées, on les coordonnera d'une façon précise par la récapitulation pour aboutir à la méthode: et quand il s'agira de savoir quelle place il faut assigner à ceci ou cela dans la méthode, - la classification peut-ètre, - le raisonnement interviendra déjà d'une certaine façon. que l'attention puisse s'y arrêter tout à son aise et l'examiner sous toutes les faces ; on aurait tort en tout cas de l'abandonner à une vue superficielle, à l'étonnement, à la frayeur ou même à un respect prématuré. Plus tard, nous pourrons y joindre d'autros opérations : séparer nettement les concepts, chercher les définitions, développer nos idées propres. - L'enseignement et l'application raisonn·ée appartiennent ici à la physique et enfin aux systèmes spéculatifs. ce qui est convenable, et on l'exigera des enfants autant qu'ils savent le produire par leur propre goüt. Et cela sera d'autant plus facile qu'on aura su écarter davantage toute affectation conventionnelle et qu'on aura su maintenir, en général, la plus grande pureté possible de l'âme. L'enseignement des analyses esthétiques suivant les règles de l'ac.t, ainsi que le raisonnement qui s'y rapporte, est d'ordinaire chose mauvaise.
�MARCHE DE L'ENSEIGNEMENT
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leuse, qui dépasserait le réel et tuerait par le fait même la sympathie. Pour comprendre ceci, on n'a qu'à se rapporter aux poètes classiques.
Remarque. - Pour entretenir l'intérêt durant le premier âge, l'enseignement descriptif dispose de récits historiques, de biographies animées de certains hommes, de descriptions de la foule. Mais qu'il laisse de côté toute politique d'actualité.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Avertissemén t
L'enseignement synthétique fournit une foule de représentations nouvelles qn'il doit mettre en valeur. Toujours il devra se 1;endre comple s'il remplit l'âme par trop ou s'il la laisse _ trop vide ; ici l'on trouvera que non seulement les capacités, mais encore la disposition diffèrent suivant les heures, et il t'aud-ra se diriger <l'après cela. Le gouvernement et la culture, mais avant tout le recueillement du maître tout à son affaire, dévront essayer d'éveiller chez l'élève l'aspiration de saisir tout, dès le premier instant, d'une façoh absolue et juste, et de tout emmagasiner avec limpidité et netteté. On se gardera surtout à.e vouloir trop tôt élever de :::l ouvelles constructions sur des fondements de fraîche date: ce qi.;i s'est éclairci aujourd'hui, demain retombera dans
Ill. - ENSEIClNEMENT
Expérience.
De très bonne heure l'on montrera, par d'innombrables exemples, les diverses opérations combinatives, surtout celle de la variation, q_ui probablement est la plus fréquente. Bien indépecdamment ùe cela, l'on fera voir de même les séries de caractères distinctifs appartenant à des choses réelles, telles qu'on les trouve dans les manuels de minéralogie; par exemple les séries des couleurs, les degrés de pesanteur, la dureté, etc. De ce même ordre relèvent les formes rela~ives
SPÉCULATION GOUT
La déGouverle des rapports, c'est-à-dire la synthèse à priori, suppose, dans tous les cas importants, des difficultés dont on se soit au préalable rendu compte; elle sur,pose qu'on s'est plongé
De même que des lectures philosophiques répétées forment des philosophes, de même on ne saurait. se former le goût, en se p1·omenant au hasard au milieu de toutes sortes d'œuvres d'art, même
�MARCHE DE L'ENSEIGNEMENT
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préliminaire
' l'obscurité, et l'élève qui a de la peine à se rappeler les éléments isolés ne saurait les combiner ni les employer. Quant aux éléments, on aura soin, si possible, de les tenir prêts longtemps à l'avance ; les bases seront généralement fort larges, pour qu'on puisse s'occuper çà et là et qu'il en résulte du changement. Quant à la combinaison, il est très important d'occuper tout spécialement, autant du moins que faire se pourra, l'esprit à en connaître les formes diverses, pour qu'il puisse prévoir les voies de l'association et les chercher luimême.
SYNTHÉTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'homm~ P.n général, l'humain dans toutes ses variétés et toutes ses modifications réelles ou possibles, a droit à_une sympathie, que la simple analyse ne suffirait pas à déduire du commerce avec des individus connus ou représentés, mais qu'on saurait encore bien moins acquérir avec le concept
SYMPATHIE FOUR LA SOCIÉTÉ RELI.!,ION
La poésie et l'histoire doiven~, par le urs peintures, faire éclater la sociaLili té des hommes ainsi que &on contraire, leur caractère revêche; elles doivent également nous montrer comment, sous l'action de la nécessité ,des forces contradictoires se laissent apaiser et tenir réunies. On montrera ce que repré-
C'està la synthèse religieuse qu'il appartient de produire et de développer l'idée de Dieu. En tant que point terminus du monde et sommet de toute subliFr.ité, cette idée doit, dans les premières années m ême de l'enfance, apparaitre timidement, dés que l'esprit ose jeter un coup d 'œil général sur son savoir
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PÉDAGOGIE GÉNÉHALE
à l'espace. D'abord le carré et le cercle que nous pouvons observer le ·plus souvent, sans analyse préalable, dans les objets qui nous entourent. Puis les angles. On se servira aussi des aiguilles de la montre, de l'ouverture des po;rtes et fenêtres, etc. On dessinera, pour commencer, des angles de 90, 45, 30, 60 degrés. Mon ABC de l'intuition, qui trouve ici son application, suppose déjà une grande habileté dans ces diverses opérations. -- Mais au lieu de donner des exemples pour expliquer la construction combinative des choses au moyen des séries de caractères, construction qui veut toujours être précédée d'une libre association de ces séries ; au lieu d'en donner relativement à l'analyse ides choses présentées, analyse qui doit toujours revenir au principe fondamental posé par la combinaison et s'appliquer dans tous les cas où ia réalité ne nous fournit pas beaucoup de combinaisons possibles; au lieu de cela je ne dirai qu'un mot sur la grammaire, et tout d'abord sur la conjugaison. Il faudra, pour débuter, faire ·une distinction entre les idées générales qui
dans des problèmes spéculatifs. Mais le fondement réel de ces problèmes, c'est l'expérience interne et externe; aussi la culture de la jeunesse devrait-elle occuper ce fondement dans toute sa largeur. L'examen analytique du cercle d'expérience amène à des séries de causalités, dont on ne saurait trouver l'origine ni dans l'espace, ni dans les profondeurs du monde et de la· conscience. Les connaissances physiques et naturelles amènent à une foule d'hypothèses, d'où l'on ne pourrait, sans inconvénient, essayer d'ordinaire de revenir à la nature au moyen de la synthèse. Il faudra montrer
réellement classiques. On n'aboutit au sens esthétique que si, par d'innombrables opérations variées, effectuées au fond de l'âme avec une attention calme et soutenue, l'esprit s'est mis d'accord avec lui-même; et encore ce n'est d'ordinaire qu'une variété de ce sens, c'est-à-dire tel ou tel goût. - Avant que l'âme de l'enfant soit soumise à de fortes impressions qui pourraient y persévérer sous forme de réminiscences, il faut qu'elle ait été effleurée parles rapports simples etles:parties esthétiques constitutives de vastes compositions. Et ceci s'applique à toutes les sphères des arts, qu'elles soient parai-
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générique universel, l'humanité. Ceux qui ont produit en euxmêmes des images innombrables et variées de l'humanité sont les seuls qui possèdent, du moins en partie, cette sympathie et puissent la communiquer d'une cerlaine manière; ce sont les plus dignes d'entre les poêles et, tout à côté d'eux, les historiens. Nous cherchons chez eux la contemplation la plus sereine de l'universelle vérjté psychologique. Mais cette vérité subit des modifications incessantes suivant la situatien différente des hommes, par rapport au temps et au lieu. Et la réceptivité à son égard se modifie continuellement avec le sentent des hommes liés suivant les règles, sous quel . aspect ils peuvent se présenter eux-mêmes, comment aucun d'eux n'est à m~me de devenir, et encore moins d'effectuer quelque chose de ·grand, s'il est abandonné à ses propres forces, comment chacun, en lui et autour de lui, ne travaille que sur les matériaux que lui fournissent le temps et les circonstances : tout cela devra intéresser les élèves et les disposer à occuper et à diriger tous les hommes conformément à cette sociabilité, de façon que tous puissent avancer vers un but meilleur, particulier à chacun. Mais il faut en ceci que l'instruction fasse appel à toute la modestie qui est l'apanage naturel de la jeunesse encore pure ; il faut qu'elle applique à l'élève même les exigences de cette sociabilité et qu'elle lui montre tout le désordre de la'manie de raisonner,'qÙÎ et sa pensée, ses craintes et ses espérances, dès qu'il essaie de jeter les regards par delà les limites de son horizon. Jamais .J.a., :c_eligion ne pourra occuper au fond du cœur la place tranquille et calme qui lui revient, si l'idée fondamentale de ce qu'elle est ne remonte pas au premier temps du souvenir; si cette idtle n'a pas été intimément liée, fondue avec tout ce que la vie changeante a déposé au centre de la personnalité. - Toujours il faut à nouveau placer cette idée au point final de la nature, comme l'ultime postulat de tout mécanisme qui voudrait par son dé veloppement devenir une finalité. Aux yeux de l'enfant, la famille sera le symbole de l'ordre du monde; en idéalisant les qua li tés des parents, on en fera les propriétés de la divinité. Il pourra converser avec la divinité comme avec son père. Il fau,t
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PéDAGOGIE GÉNÉRALE
s'y COID;binent : personne, nombre, temps, mode, voie, et les signes par lesquels chaque langue les représente. Il faut distinguer également l'explicalfon des diverses idées et des séries qui s'y rapportent et le développement du type de conjugaison qui résulte uniquement de la variation de ces séries. Mais ce type se développe tout seul, du moment qu'indépendamment de toute grammaire la forme de la variatioµ est connue en même temps que les idées. S'agit-il d'enseigner une seule langue, le grec par exemple, on fera voir, une fois terminées ces préparations générales, les cà.ractères les plus constants, ceux du futur, du parfait, du subjonctif, de l'optatif: on les fera découvrir en des mots isoà part ces hypothèses et ces
problè'n:es suivant l'occasion,; on en occupera l'imagination, lout en laissant aux diverses conceplions le temps de se clarifier, ou dµ moins de s'associer à l'infini. Et de ces problèmes, qui semblaient int.éresser directement la réalité, l'on dégagera peu à peu les idées ; l'on fera remarquer que le penseur est en-' gagé ici dans les enchevêtrements de ses propres pensées, qu'il a donc besoin, pour les étudier, de posséder la bonnè méthode. L'étude des mathémathiques (comme travail préparatoire L'ABC de l'intuition fait déjà remarquer que dans cette science certaines grandeurs dépendent des autres) devra depuis longtemps avoir atteint un degré élevé. Il faut nu m~ins que l'on a~t dep1.Pis longtemps acquis ·une habileté parfaite dans le rai-
lèles ou superposées. L'intelligence des rapports dépend de la clarté et de la maturité de l'impression : il faut que l'âme soit affectée, mais non pas entraînée, agitée légèrement, mais non pas bouleversée. - On devra donc l'entourer des matériaux de ces rapports, c'est-à-dire de ceux que chaque cet·cle spécial contiendra dans leur intégralilé parfaite. On les associera de toutes les façons possibles. Et même l'on montrera les rapports simples, du moment qu'on peut, comme en musique, les avoir sous la main. Mais on aura soin égalemenfde mettre l'esprit dans une disposition esthétique. Il ne faut pas que toute la force se partage entre l'étude · et l'activité physique : la turbulence extérieure demande à être limitée. C'est par des conversations libres el ani-
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progrès en àge. Il est du devoir de l'éducateur de veiller à ce que telles ou telLes modifications, concordant toujours sui• vanl les règles, puissent se poursuivre côte ·à côte. C'est pourquoi il faut remonter chronologiquement des anciens aux modernes! - D'elle-même cette ascension s'élargira des deux côtés et l'esprit se trouvera mis en contact avec les divergences qui peu à peu se font senlir chez les individus, au fur et à mesure qu'il s'agit de civilisation plus étendue, transplantée, imitée. Et quand dans ce~ divergences onrenconlrera des éléments irréguliers, artificiels et mauvais, on les représentera de telle façon, avec tous leurs contrastes et toutes leurs contradictions, qu'ils perdent leur caractère contagieux qui agit si facilement sur les esprits non préparés lorsque, à pe~t bien farcir · de discours équivoques des esprits inoccupés et vides, mais qui, aux moments critiques, enlève toute efficacité et toute valeur à l'activité publique. - L'intérêt social devra dédaigner tout ce qui parle de suffisance ou d'étourderie; il s'alliera par contre avec une réflexion économique d'ordre supérieur qui concilie les fins diverses, el fait la balance des difficultés et des circonstances propices. Il faudra considérer simultanément, non pas seulement ce qui se rattache au commerce des hommes, - l'excitation des besoins naturels ou artificiels qui l'anime, le pouvoir public qui le protège ou l'opprime, les différentes branches de l'administration dans l'État, - mais encore tout ce qui fait des hommes une commuqu'avec une évidence , croissante les anciens fassent comprendre à l'enfant qu'il ne peut pas partager leur destin ni croire à leurs dieux. L'art lui-même devra lui donner de bonne heure ce que par un vain arlifice la culture rétrograde YOudrait introd,uire de nouvel)u. - On atti.rera son attention particulière sur l'époque de Socrate où le Destin (réelle prédestination sans volonté ni causalité) commença à être supplanté par l'idée, nouvelle alors, de Providence. On fera devant lui la comparaison de notre religion positive avec celle où Platon voulait voir élever la jeunesse grecque. - Le jeune homme devra s'essayer à diverses opinions religieuses; mais il faut que son caractère le préserve toujours du désir de ne plus avoir de
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
lés ; puis on s'occupera des caractères moins constants, des anomalies, qu'il faut étudier su-rtout. De cette façon on occupe l'esprit de la conjugaison, on lui en associe de toute manière les éléments divers, avant de rien faire apprendre par cœur, bien qu'on ne puisse jamais se passer de ce dernier exercice. Une fois l'exercice combinatif fait suffisamment, on fait donner au type des formes différentes, en modifiant, dans la variation, la disposition des séries. - Un exemple bien plus facile serait fourni par la notation musicale, où la série des notes est variée par celle des signes rythmiques. - On emploiera les mêmes exerciGes en botanique, en chimie, en malhématiqnes et en philosophie ; seuls sonnement logique basé sur des moyens termes, et cela pour l'analyse aussi bien que pour la géométrie. Puis on y ajoutera l'étude des systèmes spéculatifs; on fera très bien de prend1·e d'abord les plus anciens et les plus simples et l'on y rattachera l'intérêt psychologique pour les opinions humaines. Quant à la lâche d'enseigner la ·synthèse à priori elle-même, on la laissera à l'éducation ; il suffira à l'instructeur de la jeunesse de l'y préparer avec impartialité. Les premières- opérations de la spéculation peuvent, il est vrai, occuper trop entièrement et trop exclusivement le jeune homme sain, et mêrue un enfant d'âge avancé; mais elles ne sauront jamais l'occuper trop vivemènt, tant qu'elles ne mettent pas d'autres intérêts en jeu, devenant ainsi oppressives et mées qu'on préparera lemieux cette disposition; et c'est dans les isolements bien calculés qu'elle arrive à son épanouissement. - Dès que le goût s'éveille, l'imagination doit chercher à observer. Une certaine intimité sera dès lors d'une grande utilité. Pour que l'élève s'y laisse amener, il faut surtout qu'il soit certain d'un bon accueil, sans réprimandes exagérées, mais aussi sans éloges outrés. Quand il crée lui-même quelque chose, il ne doit pas se laisser dominer par l'attrait exercé sur lui, il ne doit pas s'épuiser ni s'infatuer de sa personnalité. En doucem· on le rappellera à la réalité, le calmant sans l'arrêter, afin de le faire passer d'une production à la suivante. - Pom· qu'il ne se confine pas prématurément dans son propre goût, on lui fera voir des chefs-
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la recherche de culture, mais manquant d'une direction sûre, ils se laissent si aisément aveugler et même remuer dangereusement. Tout en avançant, on se tiendra sur les sommets de la culture humaine: arrivé à la littérature actuelle on passera donc sans appuyer à côté de ses bas-fonds marécageux; par là-même on donnera à l'élève une très grande assurance pour résister à toutes les séductions du monde de nos jours. Et. l'on terminera le tout p_ r l'opposition entre a l'époque en question et l'idéal rationnel de ce que l'humanité devrait être; mais on n'oubliera pas de se demander par quels moyens elle pourra le devénir et quelle contribution chacun. devra lui fouvnir. - L'homme qui, à grandes enjamnauté, la langue, la croyance, la science, la· vie de famille et les réjouissances publiques. - Un plan exact de la société, en quelque sorte une carte où toutes les places et toutes les voies soient indiquées, devra d'abord faire · connaltr.e au jeune homme chaque profession, avant que lui-même en choisisse une, et il est absolument certain qne ce choix ne se fera jamais assez tard. - Une· fois une carrière choisie, il faut que l~ cœur s'y attache tout entier et l'orne des plus belles espérances en vue d'une activité bienfaisante. religion; il faut que son goût soi.t assez pur pour lui rendre à tout jamais insupportable la désharmonie qui résulterait inévitablemen·t et sans remède possible d un monde sans ordre moral, par conséquent (pour peu qu'il reste r éaliste) d'une nature réelle sans divinité réelle.
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ils nous permettent d'exposer avec justesse l'édifice des sciences, de bien enseigner les classifications et de raisonner sur ces matières. Le coup d'œil combinatif, qui est certes d'une inestimable importance dans tous -les cas où il s'agit de réunir dans une seule et même pensée plusieurs choses, rend enc~re de signalés services dans les exercices de syntaxe, ainsi que pour l'intelligence du squelelle de l'histoire . L'étude de ce squelette est !'occupation propre de l'âge enfantin assez avancé déjà; et ilfaut nettementla séparer de la compréhension sympathique de ~écits historiques, dont un certain nombre aura été fait à ce moment. Dans cc squalette se trouvent juxtaposées plusieurs séries de noms appartenant à la chronique des divers pays, ou si l'on veut à la chronique de l'église, des diverses sciences, des arts; et il importe de pouvoir facilement non pas !iloulement poursuivre les diverses séries, mais encore les rattaeher à volonté deux par deux ou trois par trois. - Au point de vue juridique et des règles positives on pourrait à peu près faire les mêmes observations: et même il sera bon que de très bonne heure le jeune llomme acquît quelques notions à ce sujet, afin de le rendre plus attentif à la vie réetle et de lui assurer plus de facilité pour s'occuper plus tard de ses propres affaires. inquiétantes. Dès que ceci se produit, il faut réagir f6rtement en les coupant d'autres occupations. La disposition spéculative est du reste perdtie à ce moment-là. ù'œuvre de toute espèce. On l'y ramènera périodiquement afin qu'il puisse juger de ses propres progrès. Mi.is tout goût ne prend que fort tard un caractère ferme. Pour arriver à ce résultat, l'élève devra laisser sa propre conscience exercer continuellement ;:;ur lui-méme une action absolue et particulière.
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bées, a parcouru la suit.e des temps et a partout reconnu la même humanité, est .certainement moins porté qu'un autre à vouloir avec impétuosité que le, moment présent lui donne ceci ou cela: il ne sera pas non plus plongé dans une attente anxieuse. Peu touché lui-même par le changement, il voudra procurer à tous la liberté autant qu'elle est compatible avec notre nature. Tel est le summum de la sympathie.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
IV
DES PLANS D'ÉTUDES
Un simple coup d'œil fait comprepdre que les tableaux qui précèdent n'ont pas la prétention d'être un plan d'études : ils renferment en effet bien des choses qui ne permettent pas un enseignement distribué en des heures à succession régulière, mais comptent plutôt sur des occasions où elles puissent être ~êlées à un enseignement quelconque. Le plan d'études n'est pas autre chose que l'organisation de ces occasion Avant de, l'établir, il faut que l'éducateur ait mûrement pesé la masse des idées indiquées ci:dessus, qu'il y ait fait entrer la totalité de son savoir personnel et qu'il ait en outre suffisamment étudié les besoins de son élève. Afin d'être efficace, le plan d'études doit se rendre absolument indépendant de toutes les idées fortuites qui n'ont rien de commun avec l'idée générale de culture multiple. Une question très importante est celle de savoir ju" qu'à quel point et de quelle manière l'élève se s p1·êtera de lui-même aux efforts de l'éducateur. Un enseignement qui coc1mence de bonne heure et qui sera surtout synthétique peut assez se fier à la puis- . sance qu'il exerce par les choses même qu'il donne. Mais pour l'enseignement analytique, l'élève ,devrait à vrai dire lui fournir la matière, surtout dans les années avancées, où la masse de l'ex.périence commune est usée, et où mérite seul d'être analysé ce qui a déjà pénétré dans les profondeurs de l'âme. - P'après
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eela, il est facile d'expliquer ce que l'expérience nous montre: chez des jeunes gens a~ultes qui se livrent franchement, l'influence pédagogique agit très rapidement et surtout au début (aussi loin du moins que porte l'analyse) d'une façon presque merveilleuse, alors que tous les efforts sont faits en pure perte quand il s'agit de jeunes gens repliés sur eux-mêmes. Le véritable véhicule de l'enseignement analytique, c'est la conver;;ation, amorcée et entretenue par des lectures libres et même, le cas échéant, relevée par èles compositions écrites que l'élève et l'éducateur se soumettent réciproquement. La lecture doit être tirée d'une langue déjà connue; elle doit présenter maints points de contact avec l'élève, mais ne doit pas intéresser au point que les fréquentes interruptions et les digressions peut-être longues auxquelles elle doit se résigner puissent devenir intolérables. Les compositions ne devront être ni longues ni artificielles, mais exposer avec beaucoup de soin, de façon à la rendre claire et bien reconnaissable et à l'énoncer avec netteté et une précision frappante, la matière qu'elles auront puisée dans les conversations. Elles doivent apporter la preuve que l'esprit s'était concentré dans son sujet. Si l'élève ne réussit pas, libre au maitre de faire mieux. Il peut, quand c'est nécessaire, en appeler à l'émulation et à la discussion pour stimuler le relâchement, mais qu'il prenne garde de s'échauffer trop lui-même. - Quand il s'agira de faire tardivement l'instruction d'un jeune homme, il faudra surtout s'attacher à de pareils exercices, et les varier et les retourner suffisamment pour toucher peu à peu tous les points de l'intérêt. Mais pour remplir l'âme, on peut ajouter un enseignement descriptif quelconque,
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qui peigne avec viYacité; ou encore certaines études insignifiantes en soi, mais contrastant auî~nt que possible avec l'élément principal. - Telle sera la forme complète, en apparence désordonnée, du plan d'études <lans les cas où l'éducation a déjà perdu ses droits les plus beaux; cependant, même dans un enseign·e ment, qui par ailleurs procède synthétiquement, de tels exercices seront en quelque sorte. indispensables, du moins comme complément, ne fû.t-ce que pour faire connattre à la vigilance pédagogique ce qui se prépare au fond de l'âme. Si l'enseignement synthétique commence au moment voulu et avec plein espoir, il lai sera facile de trouver dans les développements ci-dessus les deux fils principaux qui réunissent les deux bouts extrêmes de l'éducation el qu'il ne faut jamais laisser échapper de sa main. Le goüt et la sympathie demandent impérieusement que l'on monte chronologiquement des anciens au~ modernes. C'est la tâche à laquelle doit satisfaire le plan d'études en faisant commencer l'étude du grec dans les premières années, le latin dans les années moyennes, et les langues modernes à l'âge de l'adolescence. La spéculation et l'expérience, en tant que celle-ci est illuminée par celle-là, exigent avant tout l'étude complète des mathématiques, avec de nombreuses applications ... Comme points culminants aux débuts de ces deux séries, j'ose indiquee l'Odyssée et l'A B C de l'intuition. On pourra placer en troisième série toute une suite d'études hétérogènes, dont les plus importantes seront l'histoire naturelle, la géographie, les récits historiques et la préparation au droit positif et à la politique. Il ne sera point nécessaire de terminer une étude ayant de commencer
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l'autre; il suffira de faire se succéder les périodes où chaque objet, se fait surtout valoir dans l'âme. Et lout objet a besoin d'une période de ce genre pour se fixer à tout jamais. Si l'on y ajoute les exercices décrits plus haut, qu'il faut de temps à autre consacrer à l'enseignement analytique, on a groupé les éléments essentiels nécessaires pour le plan complet de l'enseignement éducatif; il ne reste plus qu'à ajouter par l~ pensée les connaissances auxiliaires à ces études principales. Autour des travaux principaux viendront se grouper bien des travaux secondaires, qui pour une grande part ne rentreront pas dans les heures de classe, sans pourtant se trouver en dehors de la sphère d'action d'une éd~cation faite suivant les lois de la logique. Du reste, l'on peut espérer qu'un enfant dont l'intérêt est excité supporLera vaillamment les charges que cet intérêt entraîne. Mais il faudra prendre garde de disperser l'intérêt ! Or tout ce qui nuit à la continuité du travail amène forcément ce résultat. Le travail doit être organisé de manière à trouver en sa propre richesse la variété nécessaire, sans pourtant jamais, à force de rechercher la variété, se désagréger en une rhapsodie sans but. Dans cet ordre d'idées il semble bien que les pédagogues les plus expérimentés aient besoin d'expérience. Ils paraissent ignorer l'efficacité d'une méthode qui s'attache obstinément'à exploiter le filon uniforme d'un même · intérêt. Comment expliquer autrement la répartition morcelée du temps dans l.a plupart des plans d'études? On devrait pourtant savoir que de toutes les conditions extérieures d'une instruction qui vise à l'efficacité, la première et la plus indispensable est celleci: consacrer à la m~me élude une heure par jour.
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Mais l'on veut donner place à la masse des études. Il est des cas où l'on ne peut donner à l'enseignement synthétique tout son développement, sans pourtant vouloir y renoncer totalement. Il importe alors de l'abréger, mais sans le défigurer. Condensé d'une manière régulière, toujours le même quant. à la forme, il présentera, comme vu d;rns un verre rapetissant, des couleurs plus vives et des contrastes plus violents, mais inévitablement il perdra en abondance, en fini, en etTet. Il ne sera plus question de plusieurs langues : au lieu de lire des originaux et des œuvres entières, l'on se servira de traduétions et d'extraits. Mais on s'arrêtera d'autant plus avec insistance sur les idées essentielles qu'on pourra moins en soutenir l'action par un appareil varié. On renoncera, J?Our les sciences mathématiques, à faire l'exposé des relations infiniment variées que les-différentes parties de cette science entretiennent entre elles ; on ne donnera que les théorèmes principaux et les procé.d és de calcul les plus important.s, mais tout cela d'une façon encyclopédique, des degrés les plus infimes jusqu'aux degrés supérieurs ; ces derniers ne sont pas nécessairement. les plus compliqués. Et ce que l'on montrera, on le montrera à fond et de manière qu'il reste à tout jamais dans la mémoire. En histoire naturelle, eù géographie, en histoire on évitera de charger la mémoire d'une foule de noms; mais Ol'l. aura soin de présenter l'homme et l'humanité en un abrégé lumineux. Dans l'enseignement pédagogique des sciences il . faut compter sur de pareilles abréviations, grâce à un choix judicieux d'épisodes déterminés. Ainsi l'on , peut toujours produire la variété d'intérêt, bien que cet intérêt perde forcément en force
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intérieure et ne se manifeste plus avec la même souplesse. Mais quel que soit le plan d'études, si les occasions qu'il ménage ne sont pas.utilisées, il ne sert à rierr. J'espère que ce petit livre n'aJra jamais de ces amis inconsidérés qui se figureraient en avoir appliqué les préceptes, pow peu qu'ils aient commencé d'assez bonne heure Homère et l'A B C de l'intuition. Je ne leur aurai guère de gré, s'ils ne s'efforcent en même temps de faire ressortir les hommes peints par le poète et d'articuler les formes des choses . ~ Les plus -vains de tous les plans d 1études sont peut-être les programmes scolaires, rédigés pour des provinces ou des pays entiers ; et même ceux qui sont arrêtés par une réunion plénière de professeurs, sans que le directeur ait au préalable entendu les desiderata des uns et des autres, pesé le fort et le faible de chacun, étudié les relations privées établies entre eux et qu il ait en conséquence préparé la délibération. Vraiment, ce n'est pas chose négligeable pour un bon directeur que de connaître les hommes et d'être diplomate. Il se trouve en présence d'hommes qui, ne fût-ce que par ambition scientifique, s'érigent facilement en rivaux les uns des autres: c'est à lui qu'incombe le soin de les unir dans une collaboration très étroite, pour exercer toute leur action sur les élèves ! Il lui faudra déployer tous les efforts en tous sens, aussi bien pour diminuer les points de frottement entre rivaux que pour découvrir en ces hommes, -au moins dans ces individualités - l'esprit le meilleur, afin de leur assigner à chacun, suivant sa nature spéciale, un rayon d'action profitable (combien ne se trouve pas diminuée la valeur d'un homme riche en connais-
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sauces variées par le fait seul qu'on ne lui permet pas de se livrer au travail qu'il aime!), enfin pour leur inspirer à tous le sentiment comrpun de la réelle force éducatrice de chaque enseignement. - Comment un programme fait pour tout un pàys pourraitil tenir compte de tout cela? Élaboré sans qu'on ait tenu compte des diverses personnes qui doivent l'app_liquer dans des lieux différent~, un tel programme aura donné tont ce qu 'il péut, s'il évite de bouleverser par trop la succession des études et de heurter trop grossièrement l'esprit présent de tels ou tels habitants. 11 est certain qu'il ne pourra, de cette façon, jamais rendre de grands services. J'avoue ne pas éprouver de réelle satisfaction, quand je vois des Etats s'occuper des choses de l'éducation, comme s'ils se figuraient être à même de réaliser par eux-mêmes, par leur direction et ·1eur vigilance, ce que ne sauraient pourtant atteindre que les seuls talents, le dévouement, le zèle, le génie, la virtuosité des individus1 qui le créent par leur activité indépendante et le propagent par leur exemple, ne laissant aux gouvernements que le soin d'écarter les obstacles, d'aplanir les voies, de ménager les occasions, de distribuer les encouragements : tâche grande et honorable qui leur permettra de bien mériter de l'humanité.
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CHAPITRE VI
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Résultat de l'enneignement.
Le plus grand bonheur qui puisse arriver à un pédagogue, c'est de se trouver fréquemment en rapports avec des natures nobles; qui lui oflr:ent ouvertement, dans toute son abondance et son enlière intégrité, la réceptivité de la jeunesse. Ce contact lui maintiendra l'esprit ouvert et empêchera ses efforts de s ·étioler; et il acquiert la conviction qu'il possède dans l'idée de la culture humaine le vrai modèle de son œuvre. Il reste à l'abri de ces impressions de dédain, qui indisposent l'un contre l'autre le professeur et l'élève, quand le premier impose ce que le second ne demande pas. Il n'a pas la tentation de faire de l'enseignement un jeu, ou d'en faire de parti pris un travail pour l'élève. Il se voit mis devant une besogne sérieuse ef il s'efforce de l'accomplir d'une main légère, mais süre. Il se gardera bien plus encore de charger le plan des ;leçons en y introduisant ses connaissances encyclopédiques, où tout aurait été prévu, excepté l'intérêt des élèves ; il lui suffit de veiller à ce que l'enseignement ne soit pas moins varié
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que les aptitudes auxquelles il s'adresse. Ce n'est pas peu de chose, en effet, que de suffire d'une façon continue à l'âme encore pure d'un enfant et de la remplir sans cesse. Remplir l'âme : tel est, de manière générale, et même avant de préciser davantage, le résuUat qui doit ressortir de l'enseignement. L'humanité cultivée a toujours, dans son état artificiel, besoin de l'art; µne fois les commodiLés acquises, les trésors entassés et la · nature mise à l'abri des besoins, il faut occuper le1 force et ne point la laisser inactive. L'existence des · riches oisifs a de tout temps révolté les observateurs. « Mortifiez la chair! ou retournez dans les bois! » Jamais l'humanité ne pourra fa.ire autrement que se lancer à elle-même cette apostrophe, si elle n'apprend pas à empêcher les pousses qui jaillissent d'ordinaire de la culture avec autant de luxuriance que de laideur. - Le capricè doit s'épuiser dans les efforts intellectuels, et le mal est conjuré. Dans l'espoir que l'enseignement tel que nous l'avons décritjusqu'ici ne manquera pas dela quantité voulue, ni quant à l'étendue ni quant à la force, nous allons encore examiner la qualité de l'état d'esprit qu'il prépare.
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I.A VIE ET L'ÉCOLE
Non scholre, std vitre discendam I - Cette sage maxime gagnerait bien en clarté, si l'on savait d'abord ce qu'elle entend par les termes vie et école.
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Peut-être deviendrait-elle claire dans cette traduction : il faut apprendre pour se servir de ses connaissances, non pour en faire un vain étalage. Ainsi comprise, ce serait une règle d'économie fort sage s'appliquant à l'achat de meubles non. moins qu'à l'acquisition de connaissances. · Mais la vie ne consiste pas uniquement à faire servir divers moyens à divers buts. Une telle vie serait suspectée d'ét~)Uffer l'intérêt multiple sous quelques désirs. Mais tel ne saurait être, à coup sûr, le résultat de l'enseignement que nous av"ons en vue. Et de même que nous ne réduisons pas la vie à la simple utilisation de certains moyens, de même nous nevoulons pas que l'école ne vise qu'à l'ostentation. -Par suite la traduction que nous avons donnée de la maxime en question ne saurait notts servir. Sans vouloir longuement corriger les défectuosités de l'exégèse, nous préférons essayer de nous expliquer à nous-même les rapports entre l'école et la vie, sans d'ailleurs nous soucier d'aboutir justement à l'opposition indiquée : non , sohohe, sed vitœ. Le moyen le plus facile de comprendre la vie consiste certainement à no:.1s demander comment les divisions connues de l'in.tér-êt continueront à vivre avec nous dans le cours des anuées. L'expérience proprement dite, la simple observation, ne trouve et ne eherche d'ailleurs pas de terme final; elle aime les nouveautés et chaque jour apporte les siennes. - Mais quoi que le jour apporte, une partie appartient forcément à la sympathie, car la prospérité des hommes comme le bien de l'État sont constamment en mouvement. - Par ainsi l'observation et la_sympathie sont les mouvements de l'esprit, par
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lesquels nous nous approprions chaque moment du temps et par lesquels, en réalité, nous vivons. Dès . que ces opérations faiblissent, les hommes commencent à trouver le temps long; et ceux qui ont plus de courage ouvrent les portes du temps présent et recherchent l'éternel. La spéculation et le goùt ne sont pas faits pour le cours de la vi~, pour le changement. Les systèmes ne sont pas seuls à rougir du changement : tout individu, une' ·fois son· op·inion et son goO.t bien déterminés, n'y renonce pas de gaîté de cœur et ne le peut d'ailleurs pas. Nos principes sont par trop l'œuvre de l'effort et des années p~ur qu'une fois formés ils puissent décemment se prêter aux modific~tions. Ils sont l'ancre, qui retient la réflexion et la personnalité ; l'observation, au contraire, et à sa suite la sympathie, aiment se concentrer sur de nouveaux objets. Quiconque a beaucoup vu et ressenti ne peut manquer d'arriver avec le temps à une certaine température, où la tempête des passions ne se fait plus sentir. Le nouveau se-- trouve être trop insignifiant, comparé aux sensations éprouvées déjà. Mai~ cette température n'est encore que le calme, ce n'est pas encore la maîtrise : ce n'est qu'une tendance à se laisser émouvoir moins facilement. Chez les êtres d'élite, tant qu'ils soJÜ peu entraînés à penser, c'est presque exclusivement la religion qui dirige la vie, remplaçant à la fois la spéculation et le goo.t. Tout le monde a besoin de la religion pour le repos de l'esprit; quant aux mouvements de l'âme, ceux qui auront la culture voulue les soumettront à la double discipline du jugement théorique et pratique.
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L'observation qui accumulerait sans cesse ses données, mais qui, oubliant l'un pendant qu'elle découvre l'autre, finirait par perdre la personnalité propre ; - la sympathie qui, dans la chaleur de ses exigences, voudrait intervenir et régner partout, s'exposant par là même à des refi:oidissements mortels; c'est la spéculation qui doit les modérer et les tempérer, d'abord _ parce qu'elle ne s'attache pas aux phénomènes passagers, mais remonte à l'être, puis et surtout pour la raison que voici : planant dans le monde suprasensible elle regarde derrière elle, fixe et délimite la possibilité générale du sensible, se rattache de nouveau à l'expérience et met en garde contre la précipitation, l'exagération, les craintes et les espérances démesurées, les erreurs et la circonspection mesquine de ceux qui s'occupent du temps et de la rp.esure, mais oublient toute la grande marche générale des forces. Il s'agit d'occuper dignement la force mise en mouvement, mais qui, une fois les connaissances acquises, se confine dans les limit~s de la méditation, attendant qu'il lui vienne un guide : pour sdfire à cette tâche le goût a ses formes modèles, ses idées. La représentation de l'hounête, du beau, du moral et du juste, en un moJ de tout ce qui, achevé, plaît après la contemplation achevée; serait la sereine occupatio'i1 d'une vie sereine et réfléchie, s'il ne fallait pas d'abord faire l'effort nécessaire pour faire disparaître l'élément déplaisant dont les masses ennuyeuses s'entassent partout où des hommes ont agi sans attention, suivant leur seul bon plaisir. - Le goût est sévère et il ne se rétracte jamais. Il faut que la vie suive ses conseils ou qu'elle s'attende à ses repro.ches.
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Mais comment la spéculation et le goüt, ces deux maitres de la vie, en disposent-ils ? Afin de pouvoir donner à ce sujet tous les éclaircissements il faut rechercher le système de la philosophie, la olef de voû.te~ de l'enseignement. Il est triste de voir combien de fois nos philosophes ont méconnu jusqu'à présent la nature de la spéculation et du goût, dont chacun a la sienne propre, indépendante absolument; comment ils ont maltraité le goû.t au nom de la spéculation, ou la spéculation au nom du goüt; il est triste de voir comment ils s'en sont servis pour opprimer l'esprit d'observation et la sympathie, el blesser ainsi la vie même ; il .est triste de constater les convulsions et les contorsions au milieu desquelles se consument parfois de vigoureux jeunes gens qui, sans préparation, essaient de s'accommoder à l'univers et à leur propre moi, ~ le premier est trop étendu et tous deu~ sont trop profonds pour eux, - et qui, près de l'anéantissement final, se vantent d'avoir enfin compris l'inanité de tout! - Quoi de plus révoltant pour lo sentiment pédagogique que _ l'imprévoyance avec laquelle le résultat d'un enseignement fait avec sollicitude se trouve jeté en plein désarroi des spéculations et des tentatives hasardeuses de l'époque et sacrifié à des succès elouteux. J'aurais mauvaise grâce de me répandre ici en plaintes inutiles; mais lu pédagogie se devait d'attirer l'attention sur le point faible et dangereux. Mais la marche de l'espèce humaine demande naturellement que ceux qui en s6nt capables se risquent en avant, afin de chercher la bonne place où la réflexion pourra se fixer solidement, et qu'ils ne se reposent pas avant de l'avoir découverte.
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Nous admettons voJontiers la possibilité pour ' certains hommes, plongés dans une obscure simplicité n.it.urelle, de vivre tant bien que mal et même heureux: du moment que les flots de la vie ne sont pa$ houleux, il ne faut guère de force pour s'y maintenir. Mais nous autres, vivant au milieu de nombreux États cultivés, ayant en outre notre sympathie pour l'humanité et la société, nous sommes 'amenés par cela même à chercher une unité de pensée, où pourrait s'accumo.ler la réflexion universelle au sortir des innombrables concentrations où se disperse le grand nombre. Le reproche que Solon adressait aux Athé_niens: « Pris à part tous les individus ont de l'intelligence; réunis ils n'en ont plus>,, nous fait entrevoir un besoin très ancien de l'humanité, les sources d'une intelligence universelle. Toutes les concentrations doivent se condenser dans la réflexion, et la vie toujours nouvelle produire toujours à nouveau l'école. C'est ce, qui arrive réellement aux époques où il y a des hommes réfléchis qui savent cultiver les fruits de la vie . Et qu'on n'aille pas se plaindre que jusqu'à ce jour nous avons toujours vu naître des écoles différentes les unes des autres; qu'on réfléchisse plutôt aux courtes périodes de temps et aux forces peu nombreuses qu'on y a consacrées. Nous pouvons maintenant donnev une traduction plus fidèle! L'école - donnons à ce beau terme sa véritable signification l - l'école, ce sont les loisirs ; et les loisirs forment le patrimoine commun de la spéculation, du goüt et de la religion. La vie, c'est l'observateur sympathique qui s'adonne aux change-
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ments de l'activité et de la passivité extérieures. La rude maxime qui fait du changement le but des loisirs, du moins en apparence, et de la réflexion le moyen, des concentrations, se laissera fléchir et nous permettra de passer d'un terme à l'autre. et de voir dans la transition de l'activité ou de la souffrance aux loisirs, et vice versa, la respiration de l'esprit humain, le besoin et le symptôme de la santé. Voilà ce qu'il était nécessaire de dire sur l'état d'âme spécial que la culture multiple, autant du moins que le savoir du temps le permet, essaie de préparer. On y trouve réunies la joie de vivre et l!'l noblesse de l'âme qui sait s'abstraire de la vie.
II
COUPS D'OEIL SUR LA PÉRIODE FINALE DE L'ÉDUCATION
C'est au moment précis où la mobilité naturelle est arrivée au maximun de sa force d'expansion, à l'instant même où elle peut rendre le plus de services à l'extension de l'intérêt, que l'œil distingue plus nettement les divers points sur l~squels doit se fixer le regard de l'esprit, afin de concentrer de plus en plus sa vision. Ces points mêmes ne nous intéressent pas; ce qui nous intéresse, c'est leur action générale. Tout homme a du travail. Et l'adolescent rêve de son travail, comme aussi des voies et des moyens, des obstacles et des dangers, du moins de ceux, grands oll petits, qui se trouvent en relation avec son travail. C'est pour cela qu'il s'intéresse à ce qui peut
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lui être utile ou nuisible, mais est indifférent à tout ce qui ne rentre pas dans cet ordre d'idées . Il procède à un triage des hommes, des choses et des sciences. Le réel monte, l'éru.dition baisse. Les. langues anciennes disparaissent; les langues mortes cèdent la placè aux _ vivantes. Le goût et l'étude aspirent à se mettre au niveau du temps, par s'arranger aisément avec les contemporains. La sympathie est remplacée par l'amour, et les vœux en faveur de la société cherchent un emploi. C'est le moment où se présentent les protecteurs, les envieux, les gens aux sentiments équivoques; il faut veiller, ménager, gagner, éluder, aveugler, effrayer, tlatter, et au milieu de tant d'objets d'intérêt, il ne saurait plus être question de culture multiple. Il est naturel que l'éducateur as!'liste avec tristesse à cet appauvrissement de l'esprit. Mais ce serait humiliant pour l'ami de la pédagogie, si jamais celle-ci pouvait se résoudre sérieusement à créer une pauvreté primitive, afin d'obvier à cet appauvrissement. Mais le mal n'en arrivera jamais là ._ intérêt bien Un fondé, réellement multiple, nourri par une instruction continue et forte, s'opposera .à ce rétrécissement; il aura même voix au chapitre quand il s'agira d'arrêter le plan de vie, il choisira lui-même- ou rejettera les voies el moyens, il ouvrira des horizons nouveaux, il gagnera des amis, confondra les envieux; il se manifestera par l'action, d'abord par le simple spectacle d~une personnalité hors ligne, et encore par une belle abondance d'exercices qui peuvent au besoin se transformer bientôt en talents. Et de ce fait le caprice brutal se verra refouler dans des limites qu'il ne pourra plus franchir.
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C'esJ de la tournure que prend ce développement que dépend la personnalité de l'homme futur. C'est'là que se fait la sépara-tion entre ce que l'homme veut et ce qu'il ne veut pas. A ce moment se manifeste l'opinion qu'il a de lui-même et se fixe l'honneur intérieur. Les relations se limitent; et le fait même de s'attacher de près à des personnes dont il s'agit de conquérîr l'estime impose en quelque sorte l'obligation de la mériter. Ici tout a son importance. Tout ce que l'adolescent a pu apprendre, penser, pratiquer jusqu'à ce jour contribue maintenant à lui assigner sa place parmi les hommes et en lui-même ; c'est même pour cette raison que cela se compénètre pour ne plus former qu' un tout. Les objets de son amour, de ses désirs, de ses concessions, de ses dédains se classent, se mélangent et se superposent avec toutes les gradations, en fixant à la fois les maximes et le plan de la vie. Et plus tard les conséquences s'en déroulent d'ordinaire tout droit. Quiconque se laisse entrainer comme malgré lui à donner publiquement cours à son activité, n'appor, tera guère de goû.t personnel à ses affaires; la fantaisie se sépare du devoir, et tous deux souffrent de cette séparation. Celui à qui l'égoïsme a ouvert la voie observera désormais les hommes et les choses en raison inverse de la distance qui les sépare de lui. Mais la part qui revient à la sympathie dans le choix de la condition future, la mesure dans laquelle . est intervenu le souci d'un perfectionnement personnel, voilà deux. choses assurées à l'un et à l'autre, non pas, il est vrai, dans l'exécution, mais du moins dans la volonté, la personnalité, pourvu que le jeune homme ait appris à résister à la versatilité. Nous voyons ici le résultat <le l'enseignement con ..
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finer au résultat de l'éducation du caractère. Il est assez facile de comprendre que l'heureux développement de l'instruction réellement multiple assure déjà la justesse du caractère, mais la fermeté, la rés1:,," ·"-l'invulnérabilité du caractère ~iffèrent de la justesse. Pour nous expliquer suffisamment sur ces deux points, autant qu'il est possible de le faire sans sup~ poser formellement l'étude de la psychologie et de la philosophie pratique, il nous faudra d'abord revenir à des développements de principes fondamentaux analogues à ceux que nous avons élucidés au début du présent ouvrage.
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LIVRE III
DU CARACTÈRE
CHAPITRE PREMIER
Qu'entend-on par caractère en général ?
Plus haut nous avons déjà considéré la volonté comme le siège du caractère. Il ne s'agit pas, cela va de soi, des désirs et des caprices changeants, mais de l'élément uniforme et constant de la volonté, qui lui donne tel ou tél cachet déterminé. Nous avons appelé caractère le genre spécial de résolution, c'està-dire, ce que l'homme veut, comparé à ce qu'il ne veut pas. Par une semblable comparaison la forme de c:haque chose se détermine. Cette forme, on la fait ressortir d'une sphère indéfiniment plus grande, on la reconnaît par distinction d'avec ce qui l'entoure. Le caractère est donc la forme de la volonté. Il ne peut être
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envisagé que dans l'opposition de ce qu'il décide et de ce qu'il exclut. Pour la partie négative du caractère, il nous faut distinguer entre le manque de volonté et la volonté négative. Une volonté absente, mais qui pourrait se produire, compterait parmi les éléments indéterminés de l'homme. Seul ce qui se trouve incompatible avec la ferme volonté positive et en est exclu par ce fait même est aussi caractéristique que le non-vouloir explicite. Mais ce dernier sert encore de confirmation. On observe l'homme pour savoir ce qu'il vaut: on veut le fixer comme objet. Lui-même éprouve un besoin analogue. Pour être compris, il faut qu'il soit compréhensible. Et ceci né>us conduit à une distinction digne d'attention.
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PARTIE OBJECTIVE ET PARTIE SUBJECTIVE DU CARACTÈRE.
De tout temps on s'est plaint de ce que l'homme ait en quelque sorte deux âmes. Il s'observe, il voudrait se comprendre,· se complaire, se conduire. Mais dès avant cette observation, alors qu'il est absorbé par les choses et les faits extérieurs, il a déjà sa volonté, et parfois même un carac- tère aux traits nettement accusés. Et ces traits constituent l'élément objectif qu'approuve ou contredit le sujet qui le contemple, et cela par une volonté nouvelle produite dans une disposition d'âme absolument différente. Mais, en cas de conflit, quelle est la volont.é qui
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détermine le caractère? Il est clair que ce qH-i réuni l'eû.t affermi le détruit et le désagrège maintenant; il ,,, est clair également que certaines règles meilleures que nous nous imposons à nous-mêmes, ne peuvent tout aÙ plus, si elles ne font que nous empêcher de tomber dans le mal absolu, que maintenir un salutaire manque de caractère. Tant que l'une des parties du caractère est encore faible, l'autre, plus résolue, pet1t beaucoup influer sur elle. C'est ce qui se confirme chez bien des jeunes gens qui, après avoii: grandi à l'abandon, mais sans avoir été corrompus, ne tardent pas, sous l'influence d'un ami plus âgé ou d'une lecture salutaire, à s'approprier une fermeté considérable dans le bien. Cela se confirme moins heureusement dans d'autres cas où, par de nombreuses leçons et des exhortations morales, - si pures qu'elles soient d'ailleurs, - on s'est efforcé de prévenir tous les vices de caractère qui essayaient de se faire jour. .Malgré toute son efficacité, cette influence ne saurait empêcher que de temps à autre, dans le cours prolongé des périodes d'éducation en perspective, les instincts cachés sous les bons enseignements ne fassent éruption et ne produisent parfois des anomalies bizarres. - La morale cependant, sielleveùtagir directement sur les hommes, est réduite à s'adresser à l'élément subj ectif de la personnalité, afin que celle-ci s'essaye alors sur le fondement subjectif et voie ce quïl lui est possible de faire. Mais l'éducation ne saurait nullement s'accom- moder d'une telle marche. Il est en effet un phénomène aussi naturel qu'habitue!: c'est après coup que les hommes inventent les maximes convenant à leurs
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
penchants pour jouir ainsi de la commodité d'un droit intrinsèque consacré par l'habitude. Constatant cela, l'éducation doit consacrer son attention spéciale à la · partie objective de la volonté, qui s'élève d'ailleurs et se forme assez lentement sous ses yeux et sous son influence ! Une fois cette partie bien ordonnée, on peut espérer que l'action régulatrice d'une bonne morale donnera de bons résultats ; il est vrai que la dernière . sanction et l'affinement du caractère disposé naturellement à être moral devront être réalisés par la partie subjective, mais ce ne sera plus qu'un simple jeu.
II
MÉMOIRE DE LA VOLONTÉ. CHOIX. PRINCIPES. LUTTE
Il est une certaine disposition à la fermeté de caractère, qui parfois se remarque de bonne heure déjà, et dont jé ne puis mieux désigner la manifestation qu'en l'appelant mémoire de la volonté. J'évite ici tout développement psychologique relatif aux phénomènes que l'on a estampillés des noms de mémoire, de faculté du souvenir, comme s'ils supposaient une activité spéciale, voire même une force de l'âme. Je m'étonne pourtant qu'on n'ail pas avec plus de soin parallélisé la persistance de nos idées et celle de notre vouloir qui constitue la base essentielle de la partie objective du caractère. Une chose est certaine : un homme dont le vouloir ne se représente pas immédiatement, à l'instar des
�QU'ENTEND-ON PAR CARACTÈRE EN GÉNÉRAL?
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idées conservées dans la mémoire, comme identiquement le même dès que la même occasion se renouvelle; un homme qui doit faire appel à la réflexion pour revenir à la résolution précédente, aura beaucoup de peine à s'assurer du caractère. Et c'est justement parce que _chez les enfants la persistance naturelle de la volonté est chose rare que l'éducation a tant à faire. Nous ne parlons tout d'abord que de la condition de cette persistan6"e : c'est une vue uniforme, une pénétration suffisante de la sphère dès idées qui donnent naissance à la volonté . Qui-conque négligera, dès le débu.t et même plus tard, de concentrer les ,, considérations sur lesquelles reposent la volonté, aura forcément à souffrir de la versatilité. La situa tion extérieure joue ici un grand rôle. La partie objective du caractère a comme élément · premier ce qui est voulu - résolu ou rejeté - avec persisl:M1ce. Mais cet élément premier est divers, et toutes les choses ne sont pas voulues avec la même force et la même fermeté. C'est le choix qui détermine ces gr&fat;j,o.m nu vouloir. Mais choisir signifie · préférer et rejeter. Pour quiconque choisit sans arrièrepensée toute chose a une valeur nettement limitée et seul le sublime peut .e mplir l'âme d'aspirations infinies. Lès penchants ont une composition fixe. Ce sont justement ces propov,tions quantitatives qui distinguent les caractères, à part cela tous les hommes ont à peu près les mêmes penchants. Il est évident d'ailleurs que celle évaluation p.e peut se faire que d'après un barème individuel. Mais il faut qu'elle ait lieu pour que le caractère s'affermisse. De toute nécessilé nous devons savoir à quel -point nos désirs nous
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sont chers. Les choses mesquines doivent s'éliminer et disparaître devant les autres plus grandes et plus importantes. Dès qu'il y a mémoire de la volonté le choix se décidera de lui-même. Le poids des désirs les subordonnera involontairement les uns aux autres. Sans aucune réflexion théorique (car les motifs préparés ainsi ne peuvent avoir et conserver leur importance pratiqu(que s'il y a eu choix original), l'homme s'apercevra de ce qu'il aimerait faire ou sacrifier ou qu'il redouterait plus ou moins: c'est en lui-même qu'il en f~ra l'expérience. Mais une âme changeante ne peut en ceci parvenir à une expérience bien nette. Quand alors l'esprit intervient en tant qu'intelligence, pour se considérer lui-même et l'objet de son vouloir, il importe de savoir jusqu'à quel point l'élément subjectif de la personnalité sait rester indépendant de l'élément objectif. Un goût pur porterait l'individu à montrer, dans le jugement qu'il émet sur lui-même, autant d'impartialilé que s'il agissait d'un étranger; la partie subjective du· caractère serait du moins et resterait purement morale, malgré tout son désaccord avec la partie objective. - Mais d'ordinaire l'homme qui se considère lui-même ne cherche qu'à exprimer sa propre personnalité. Et dans le cas présent, où nous parlons du caractère en général, nous pouvons pleinement négliger de rechercher à quel point cette expression de la propre personnalité peut différer de la loi morale. L'effort qu'on fait pour se concevoir agit immédiakment comme effort pour s'affermir ; car il contribue à faire encore davantage ressortir, dans la conscience,
�QU'ENTEND-ON PAR CARACT.ÈRE EN GÉNÉRAL?
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l'élément plus ferme au détriment de l'élément moins ferme. L'homme arrive facHement, de cette façon, à une certaine sorte d'unité avec lui-même. Il en résulte un sentiment d'aise assez puissant pour dominer la censure intérieure. Et les points saillants de l'élément objectif se transforment ainsi en prineipes pour la partie subjective du caractère, et les penchants dominants se trouvent alors légalisés. Mais la contemplation de soi-même, qui donne naissance aux principes, rend d'autres services encore à l'affermissement intérieur. L'individu ne peut se concevo.ir qu'avec ce qui l'entoure; il ne peut concevoir ses penchants qu'avec leurs objets. Une fois que le raisonnement théorique est devenu d'une certaine · force, les principes ont pour complément immédiat la considération de la variabilité des circonstances qui doivent en régler l'application. L'homme apprend à se déterminer d'après des motifs ; il apprend à écouter des raisons; en d'autres termes il apprend à coordonner chaque fois aux principes majeurs qu'il a adoptés les principes mineurs fournis par le moment -présent, et à ne mettre en pratique que les syllogismes qui en résultent. Cette propriété du caractère, je l'appelle molivilé ; et celle-ci doit s'allier directement à la fermeté des principes. Mais l'élément objectif de la personnalité ne peut jamais être complètement renfermé dans les principes. Chaque individu est et reste un caméléon ; là suite en est que tout caractère se trouve parfois engagé dans une lutte intérieure. Une telle lutte fait briller la force de l'homme, peut-être même sa vertu; mais la santé morale est en péril, et finalement même la santé physique. Il y aurait donc lieu de souhaiter
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
que cette lutte n 'existà t point. Mais une fausse morale qui enseigne qu'il ne faut pas lutter ne saurait supprimer la lutte; on peut au moins espérer que les mesures préventives de l'éducation amènen.t quelque adoucissement.
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CHAPITRE II
Du concept de moralité.
Ce que nous avons dit jusqu'ici du caractère en général n'était qu'une énumération de phénomènes. Mais quiconque ne considère pas le terme de moralité comme un mot vide de sens doit bien se dire qu'il ne suffit point que chacun ait un caractère quelconque. On avoue donc que la moralité a pour point de départ certains droits à faire valoir contre le caractère qui pourrait exister. Et ces droits ne sauraient être amenés à la renonciation par les oppositions q4'ils rencontreront dans l'action, d'autant plus qu'ils ne possèdent en.. somme aucune force pour assurer leur triomphe; en outre, ils n'ont rien de commun avec le réel, le naturel ni même à aucun égard avec ce qui est; ils s'y ajoutent au contraire comme un élément absolument étranger, et ne s'y rencontrent que pour exercer leur critique ; or la critique ne saurait en venir aux mains avec ce qui fait l'objet de ses arrêts. Mais pour avoir refusé de se soumettre à une première critique, le caractère pourrait bien s'attirer une nouvelle critique. Et en fin de col!lpte la disharmonie
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
de cetle critique serait capable de ne plus plaire à l'homme : si bien que de tout cela naîtrait peut-être à la fin la résolution d'obéir à ces prétentions comme à des lois. Tout le monde sait que les hommes , sans exception aucune, se sentent poùssés dans cette direction et que d'ordinaire ils font même, dans ce sens, des pas plus ou moins nombreux. Cependant, quelqu'un serait-il capable de répéter à la file ce que dit à proprement parler la première critique ? Le droit et la morale sont loin d'être d'accord ;sur ce sujet, bien que l'un et l'autre parlent au nom de tous. Dans mon traité : De la représentation e"sthdtique du monde j'avais fondé sur cette dernière considération certains postulats, n'ayant en réalité de signification que pour ceux qui seraient disposés, ne fO.t-ce que pour un moment, à se libérer de la contradiction suivante : vouloir imposer au concept de moralité, objectivement admis et universellement en vigueur, des règles découlant de leur idée pers_onnelle. Personne n'exigera de la pédagogie qu'elle anticipe sur les éclaircissements et les confirmations que seule peut fournir la philosophie pratique. C'est précisément la raison pour laquelle je dois me borner à prier mes lecteurs de bien vouloir prendre connaissance, au point de vue historique, de certaines conceptions qui ne pourront manquer de se glisser dans l'exposé de mes principes d'éducatio~.
�DU CONCÈPT DE MORALITÉ
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I
PARTIE POSITIVE ET PARTIE NÉGATIVE DE LA MORALITÉ
En dépit de toute l'humilité qui fait le fond de la moralité, la vertu qui se montre dans l'accomplissement de ce qui est moral s'appelle toujours force, ja. mais faiblesse. Et pourtant l'accomplissement de ce qui est moral ne serait que de la faiblesse, si ce n'était qu'une concession faite à des prétentions extérieures. C'est plutôt nous-mêmes qui parlons dans ces prétentions; nous parlons contre nous-mêmes, en nous érigeant en censeurs de notre caractère et en l'invitant à l'obéissance. C'est le sujet qui se considère et qui, en nous, s'élèye cette fois au-dessus de l'acte consistant à prononcer comment nous nous trouvons nous-mêmes. La partie positive et la partie négative de la moralité se touchent ici de près. L'acte de juger est positif, mais la teneur du jugement est négative en ce qui concerne le caractère en désaccord avec les exigences du jugement, c'est-à-dire le caractère tel qu'il est fondé dans l'élément objectif de la personnalité. Et la négation se change en une sorte de suppression, de sacrifice, dès que la personne se résout à l'obéissance. Elle considère alors comme impératif catégorique ce qui n'était par lui-même qu'un simple jugement. Ce fut évidemment une erreur que de commencer scientifiquement la morale par un impératif catégorique. Il fallait d'abord parler d'un élément purement
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positif, il fallait étudier sous tous ses aspects un certain élément multiple que Kant n'a pas c.omplètement élucidé. Mais une erreur bien plus terrible fut commise par ceux qui eurent l'outrecuidance de vouloir dispenser l'humanité de l'impératif catégorique.
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II
JUGEMENT MORAL. CHALEUR. RÉSOLUTlON. CONTRAINTE EXERCÉE SUR SOI-MÊME
On parle d'un sentiment moral, on le trouve même de très bonne heure chez les enfants. On parle également de raison pratique; de tout cela il découle qu'on ne veut pas s'en remettre, pour les manifestations primordiales de la moralité, à je ne sais quel sentiment obscur et changeant, ni à uffe émotion ou une affection de l'âme, mais quel' on élève au contraire cette prétention très naturelle : des manifestations d'une telle autorité doivent être des déclarations précises et calmes, dans lesquelles se trouvent exprimés, avec une force et une clarté parfaites, ausGi bien l'objet de la dfoision que la décision elle-même. Mais quand on s'appuie sur d'aussi bonnes raisons pour charger la raison d'énoncer les premières règles fondamentales de la moralité, on ne s'aperçoit pas qu'on s'en remet au bon plaisir d'une artiste théorique : celle-ci n'aura rien de plus pressé que de recourir à la logique eL à la métaphysique, elle définira la loi morale par son uninrsalité, fera sortir le bien tle la liberté et même fera intervenir
�DU CONCEPT DE MORALITÉ
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toute la philosophie transcendentale pour exp1iquer la possibilité de la Conscience morale, plutôt que de nous éclairer définitivement, ne fût-ce que sur un seul point de notre sentiment moral : cette dernière chose serait pourtant seule capable de nous apprendre et de nous faire distinguer ce qui fait réellement l'objet de notre approbation quand nous employons ces expressio°i~ du jugement moral. Parmi mes contempora,ins il eh est certainement qui, durant qu'on faisait ainsi fausse route, ont compris qu'une décision morale n'était ni un sentiment, ni une vérité théorique ; ceux-là je n'aurai peut-être pas trop de difficulté pour les rendre favorables à l'idée de go"ût, surtout quand je leur aurai donné l'assurance que par goû.t moral je n'entends nullement ce qu'y voit le verbiage mondain de nos jours, pas plus que je ne confonds le beau et le bien, d'après le principe stoïcien : que le beau seul est bien. Mais queLque soit d'ailleurs le nom que l'on donne au jugement moral : c'est en tout cas un jugement clair et serein, ferme et précis, qui doit constituer dans l'homme le fondement de la moralité; à moins qu'on ne veuille substituer à la chaleur morale un zèle impétueux ou une nos.talgie maladive, qui tous deux voient dans le bien un objet du désir et sont tous deux également incapables de toute action opportune et judicieuse. Il faut que les occafilions du jugement moral soit nombreuses et vari6es ; l'individu en trouve d'ailleurs beaucoup en lui-même, et il s'agit de les embrasser d'un coup d'œil droit et déshabitué de toute crainte fuyante; de plus la famille, les relations, tout enfin ce qui tombe dans la sphère de l'e11seignement synthétique aussi bien que de l'enseignement analy-
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tique, en offrent une provision inépuisable. Ajoutons encore que cette abondance est capable d'une représentation ordonnée, saisissante _ même, d'une construction poétique, pour employer encore une fois cette expression hardie, et concluons que seule la puissance esthétique du coup d'œil moral qui embrasse tout peut produire <laps toute sa pureté, dépouillée de tout désir, etcompatible avec le courage et la circonspection, cette ardeur pour le bien, par laquelle la vrai~ moralité se fortifie jusqu'à devenir le caractère. Même dans l'élément objectif du caractère' les conceptions du bien et du juste doivent coexister avec les autres conceptions du goût ou de la prudence; rendues audacieuses par leur clarté même, elles doivent, dans le choix général, occuper le premier rang qui leur revient au·dessus de tous les mouvements du désir. Mais il faut également qu'elles pénètrent dans la partie subjective du caractère et s'y m;mifestent comme principes. La résolution morale qui introduit la partie négative de la moralité reste exposée à la non-exécution, par suite à l'humiliation, car une nature humaine ne s'y trouvera que fort rarement concentrée dans son intégralité. Cependant l'humiliation ne détruira pas la résolution, pourvu que l'ardeur soit durable, et pourvu que l'éducation se soit gardée de greffer des enseignements moraux sur des émotions fugitives. De même que la mineure, dans un raisonnement, se rattache à la majeure, de même la résolution appelle l'observation de soi-même. Ce qui importe surtout, c'est que chacun se fasse une- idée juste de sa propre individualité: quiconque porte sur lui-même un jugement faux court grand risque de s'annihiler. - Tout ce qui, en dernière analyse, fait partie de la motivité
�DU CONCEPT l)E lllORALITÉ
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du caractère, doit êlre soumis à la force d'impulsion du principe moral, et par un effet réflexe en déterminer l'application. Il faut que l'homme juge au point de vue moral sa position tout entière dans le monde : il faut qu'il se dise jusqu'à quel point son intérêt suprêmepeut être lésé ou favorisé par les circonstances. Il doit appeler la théorie au secours de la pratique et diriger toutes ses actions en conséquence. C'est à cela que je faisais allusion quand j 'ai parlé de la construction pratique du plan de vie moral. Nous avons, pour couronner le tout, la contrainte exercée sur soi-même, qui apprend à l'hommé ce qu'il est. Et quelle que soient les faiblesses dont on se soit rendu compte, il faut en rechercher et pour~uivre le principe jusqu'au fin fond de l'individualité.
�CHAPITRE III Manifestation du caractère moral.
· Les concepts que nous avons développés jusqu'ici sont purement formels; il s'agit maintenant de trouver l'élément réel qui s'y rattache, de déterminer à quoi le caractère moral est résolu, en quoi et pourquoi il montre sa fermeté.
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I
LE CARACTÈRE, MAITRE DU DÉSIR ET SERVITEUR DES IDÉES
De toute évidence la résolution morale se trouve placée entre son objet et son motif. Le désir, c'est-àdire tout ce qui rentre dans les appétits d'ordre inférieur, est limité, coordonné, fixé , suivant une gradation choisie ; tout ce qui, au contraire, a forcément suscité l'approbation ou la désapprobation d'un jugement flottant, mais tout dévoué, fournit ·à la volonté non seulemetit la loi, le principe de l'ordre, mais
�MANIFESTATION DU CARACTÈRE MORAL
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encore les objets de ses efforts. Et ce qui fut approuvé sans intervention de la volonté, voilà ce que j'appelle une idée pratique. Si nous voulons donc voir réaliser les concepts formels de caractère et-de caractère moral, il nous faut rechercher les éléments principaux non seulement de ce qu'il y a de déterminable dans l'appétilion d'ordre inférieur, mais encore de ce qui tombe dans le domaine des idées déterminantes, afin de connaître en quelque sorte l'être matériel et l'essence formelle du caractère moral.
. Il
L'ÉLÉMENT DÉTERMlNABLE: CE QUE L'ON VEUT SUPPORTER, AVOIR, FAIRE. LES IDÉES DÉTERMINANTÊS: L ÉQUITÉ, LA B@NTÉ, LA LIBERTÉ INTÉRIEURE
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L'appétition vulgaire repose sur les sentiments de plaisir et de déplaisir. L'homme qui a du caractère supporte une partie du déplaisir, mais repousse l'autre: il sait ce qu'il doit et ne doit pas supporter; il ne connaît plus l'inquiétude de l'impatience. Il a mis également un frein à son plaisir, aussi bien à celui qui s'attache aux choses et_ qui, pour en être certain, voudrait les posséder, qu'à celui qui réside dans l'activité et là production personnelles, dans les occupations. C'est à la philosophie pratique 'que j'emprunte les idées. Dans la série des idées qu'elle m'offre, j'en passe une qui est purement formelle, celle de per11
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
fection ; il en est deux autres qui s'y trouvent nettement séparées et que je réunis ici sous la dénomination unique d'équité. Il m'est impossible de donner pour le moment soit les raisons de mon procédé, soit les différences spécifiques des idées mêmes; il ne sera pas difficile de comprendre avec suffü;;amment de clarté ces termes faciles, autant , que nous avons besoin pour la pédagogie généTale, Mais si l'on voulait donner un développement spécial de cette partie, toutes ces licences devraient naturellement disparaître.
�CHAPITRE 1V
Marche naturelle de la formation du caracière.
Lorsque certains mouvements que nous désirons diriger sont déjà en train de s'actomplir sous nos yeux, la première règle de la prudence d it nous amener à vouloir d'abord étudier ce qui se passe devant nous, avant d'intervenir à notre façon. Avant de parler de l'instruction, il nous a fallu de toute nécessité faire allusion à l'expérience et au commerce des hommes, ces maîtres constants de l'homme. A l'heure actuelle, où il s'agit de fixer les règles d'une éducation qui forme le caractère, il importe encore bien plus de voir d'abord la marche que prennent d'ordinaire les natures abandonnées à ellesmêmes pour acquérir peu à peu un caractère. C'est un fait connu que les hommes qui ne _sont pas formés d'une pâte trop molle n'attendent pas précisément que l'éducateùr veuille bien leut· donner tel oti tel caractère. Que de fois l'on se donne ù cet égard des peines et des sou~is inutiles pour produire ce qui se fait tout seul et qu'il faut en fih de compte accepter tel qu'il est une fois terminé.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
I
L'ACTION EST LE PRINCIPE DU CARACTÈRE
Nous avons déjà fait voir plus haut en quoi consiste le caractère, et en quoi il réside une fois qu'il existe. C'est la volonté qui en est le siège: c'est la nature de la résolution de la volonté qui détermine tel ou tel caractère. Comment naît le caract.ère? Pour répondre à cette question, nous n'avons qu'à dir_ comment la volonté e en arrive à la résolution . Demandons-nous d'abord ce que serait une volonté sans résolution. Ce serait à peine une volonté ! - Une agitation sans but déterminé, une simple propension vers tel ou tel objet, sans la supposition qu'on pourra s'en rendre maître; peu importe que cela s'appelle désir ou aspiration. Celui qur dit: Je veux! celui-là s'est déjà, par la _ pensée, emparé de: ce qui n'est que futur; il se voit déjà dans l'exécution, la possession, la jouissance. Montrez-lui qu'il est impuissant: par le seul fait de vous comprendre il ne veut déjà plus. Il se peut que le désir subsiste, qu'il se livre à des manifestations violentes ou fasse appel à toutes les ressources de la ruse. Cette tentative implique un nouveau vouloir, s'appliquant non plus à l'objet même, mais aux efforts que l'oll fait, avec la conscience qu'on en est le maître, et avec l'espoir qu'en les combinaut avec adresse il sera possible d'atteindre le but. - Le général désire
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vaincre, c'est pourquoi il veut les manœuvres de ses troupes. Il ne les voudrait pas, si la force de son commandement ne lui était connue. - Je ra pp-elle ici un p;oblème posé par Jacobi: Qu'on aille vouloir danser comme peut le vouloir un Vestris. - Plus d'un aura bien le désir d'un tel vouloir; il est même certain que le talent du maitre eut pour point de départ le désir: mais il n'est pas moins certain que son vouloir ne p,it devancer d'une minute le succès progressif et que tout au plus il put le suivre immédiatement. C'est donc l'action qui du désir fait naître la volonté. Mais l'action exige l'aptitude et l'occasion. On peut dès lors embrasser d'un coup d'œil tout ce qui doit concourir à la formation de la volonté. Il est bien clair que les notions de l'homme dépendent en premier lieu du cercle où sont limités ses désirs. Mais les appétitions sont en partie d'origine animale et dérivent en partie d'intérêts moraux. En second lieu viennent s'y ajouter les aptitudes individuelles, en même temps que les occasions et les empêchements extérieurs. L'influence en est d'autant plus compliquée qu'il faut recourir à plus de moyens pour atteindre un but, et que par suite les activités intermédiaires peuvent être plus ou moins favorisées ou entravées par des agents extérieurs ou intérieurs. Mais avant toutes choses il faut ici considérer que l'activité de l'homme cultivé s'exerce en majeure partie intérieurement, et que ce sont surtout des expériences intérieures qui nous instruisent de notre pouvoir. Vers · quel but ùous avons ou n'avons pas le penchant et la facilité de tourner nos pensées : voilà
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le premier · élémenL essentiel d'où provient la direction de notre ca11actère. Il importe ensui~e de savoir quelle espèce d'activité extérieure, dan& ioute sa complexité, l'imagination réussit à élaborer avec le pluEi de clarté. Le grand homme a depuis fort longtemps agi par la pensée, - il s'est senti ::igir, il s'est vu entrer en scène, - avant que l'action extérieure, im:::ige de l'action intérieure, entrât dans le domaine des phénomènes. Il a facilement suffi de quelques ess11is fugitifs, sans aucune valeur probante, pour transformer son opinion flatteuse en la ferme assUl'ance qu'il peut _ accomplir à l'extérieur ce qu'il voit clairement en dedans de lui-même. Le courage qui en résulte remplace l'action pour établir le fondement de la volonté résolue. Ils sont malheureux ceux qui, voulant quelque chose de grand, n'ont pas la force nécessaire, La destruc-, tion suit en sens in.Yerse la même marche que la culture. Le dépit, lorsqu'il devient hobituel, est la phtisiQ du caractère.
II
INFLUENCE; D,J<;S IDÉES ACQUISES SUR LE CARACTÈRE
lgnoli nulla cupido ! La somme des idées acquises renferme la provision de cc qui peut s'élever, par les degrés de l'intérêt, jusqu'au désir, et puis par l'action j~squ'au vouloir. Elle renferme en outre la provision nécessaire à tout fonctionnement de la sagesse; c'est à elle qu'appartiennent les connaissanQes èt la prudence, sans lesquelles l'homme ne saurait avoir les
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moyens pour atteindre ses divers buts. Bien plus, c'est en elle que réside toute l'activité intérieure, la vie originelle, l'énergie première; toute activité doit s'y déployer avec pleine facilité, tout doit être à sa placeafin· qu'on puisse à n'importe quel instant le trouver et s'en servir; rien ne doit encombrer la voie, ni gêner la marche par l'excès de la lourde masse; ce qui doit y régner, c'est la clarté, l'association, le système et la méthode. S'il en est ainsi, le courage s'appuie sur l'assurance du bon fonctionnement intérieur; et non sans raison, car les obstacles extérieurs qui surprennent la prévoyance d'un esprit ordonné ne peuvent guüe effrayer celui qui sait que dans d'autres circonstances il formerait immédiatement des plans nouveaux. Lorsque cette assurance intérieure de l'esprit armé de façon suffisante quoique légère coïncide avec un intérêt purement égoïste, le caractère ne tarde pas à être définitivement et sOrement corrompu. C1est pourquoi tout ce qui se rapporte à la sympathie demande à êlre développé jusqu'à devenir désir et action. Si au contraire tous les intérêts moraux sont éveillés et tous assez vivaces pour se manifester par le désir, il arrive aisément que pour tant de buts il n'y ait pas assez de moyens, l'activité exagérée n'obtient guère de résultats, essuie peut-être des humiliations et le caractère reste petit. Toutefois ce cas n'est pas fréquent et il est facile de trouver le remède . Lorsque l'assurance intérieure fait défaut, qu'il n'y a pas d'intérêts moraux ni peut-être la moindre provision d'idées, alors le champ _ reste ouvert aux appétits animaux. Et même ceux-ci finissent par se transformer en quelque chose d'informe, en une espèce de caricature du caractère.
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Les limites du cercle d'idées sont des limites pour le caract.ère, tout en n'étant pas les limites du caractèrê. li s'en faut de beaucoup, en effet, que tout 1e cercle des idées se résolve en action. - Cependant, même ce qui repose tranquillement et livré à soi-même au fond de l'âme n'est pas sans importance pour les parties faibles du caractèrè. Les circon~tances peuvent le mettre en mouvement. Aussi l'enseignement doit-il bien se garder de négliger les choses qu'il ne peut pousser assez loin. Ces choses peuvent au moins aider à déterminer l'excitabilité; elles peuvent augmenter et améliorer les dispositions en vue d'impressions futures. Jusqu'ici nous n'avons parlé que de la partie objective du caractère. Si les opinions fausses lui sont déjà préjudiciables en tant que présomptions erronées sur lesquelles elle bâtit, tous les préjugés nuisent encore bien plus à la partie subjective, à la critique et à l'approbation de soi-même qui retient comme principe fixe ce qui paraît juste, permis, décent, utile à un bnt donné. On ne connait guère de grand· caractère qui ne soit prisonnier de ses préjugés! - -Les blesser, c'est attaquer les principes dans leur racine, provoquer la discorde entre l_es éléments objectif et subjectif, dépouiller l'homme de son unité avec lui-même, le désorienter. Sans doute ceux qui sont attachés à de vieux préjugés ont grandement raison ·de irn pas se livrer à de nouvelles imaginations; et d'autre part on ne peut faire de plus grand sacrifice à la vérité que de reconnaître les erreurs auxquelles la personnalité était attachée. Un tel sacrifice mérite une grande estime, mais est digne également de nos regrets. Ceux qui voudront poursuivre pour eux-mêmes les
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réflexions que nous venons d'ébaucher, mais dans lesquelles nous ne voulons pas nous égarer trop loin, ne pourront guère manquer d'en arriver à cette entière conviction que la culture du CP,rcle d'idées est la partie essentielle de l'éducation. Mais je les engage à comparer aussi l'ordinaire fatras scolaire et le cercle d'idées qu'il faut en attendre. A eux de se demander s'il est sage de faire encore et toujours de l'instruction une distribution de connaissances, et de laisser à l'éducation seule la tâche de faire des hommes de ceux qui ont face humaine. Il se peut que, fatigués avant l'heure par ces méditations, bien des individus s'allongent paresseusement sur le lit de la liberté, et même sur celui de la fatalité. A ceux-là je n'ai rien à dire. Et si la couche d'épines où ils se sont jetés ne les pousse pas eux-mêmes à se relever, la simple discussion ne p_ourra guère troubler leur re-pos.
III
INFLUENCE DES DISPOSITIONS NATURELLES SUR LE CARACTÈRE
Deux choses doivent concourir avec les désirs, pour qu'ils puissent se manifester par l'action: ce sont les dispositions naturelles et l'occasion. · Mais avant d'examiner de plus près ces deux choses, il nous faut faire une remarque qui se rattache directe.ment à ce qui~précède et qui a trait à l'importance pédagogique de ce qu'il nous reste à chercher. Les dispositions se développent lentement et n'arri-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
vent à leur maturité qu'à l'age d'homme; c·est égale~ ment à celte époque que survient la véritable occasion d'agir à l'extérieur, ce qui donne pr6cisément à l'acti. vité intérieure son plus haut point de tension. Or,· comme c'est l'aotion qui constitue le caraotère, il n'existe de ce dernier, dans les premières années de jeunesse, que oe qui intérieurement tend à l'action: c'est en quelque sorte un état fluide d'où le caractère ne sortira que trop vite, par la suite, pour se cristalliser. Et c'est précisément au moment où le caractère s'attache et acquiert de la consistance, c'est-à-dire au début de l'âge viril, à l'entrée dans le monde, qu'il importe de déterminer quelles sont las dispositions naturelles et les occasions qui concourent avec les désirs antérieurement amassés. Mais à cc moment l'éducation est faite, son temps est écoulé et l'aptitude à la recevoir est épuisée ; - et son œuvre: il faut hien le reconnaitre, est en partie livrée au hasard, contre lequel on ne peut se garantir, et encore dans une certaine mesure, qÙe par le développement parfaitement égal de l'élément objectif et de l'élément subjectif de la personnalité. - C'est précisément pourquoi l'influence sur la somme des idées que l'homme apporte avec lui dans la période où le monde lui est ouvert et où il dispose d'une force physique complètement épanouie, - bien qu'elle ne s'applique qu'à un seul facteur du caractère, - constitue néanmoins à peu près dans son entier la culture intentionnelle du caractère. Quant aux dispositions naturelles, la différ,ence la plus importante ne consiste ntillement, abstraction faite de aertains cas extraordinaires, dans les choses mêmes pour lesquelles l'homme montre du goüt et de
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la facilité, mais plutôt dans une particularité formelle qui diffère en degrés suivant les individus, selon que leUJ' état d'âme se modifie avec plus ou moins de facilité. Les esprits les plus difficiles à mettre en mouvement, pour peu qu'ils aient en même temps une intelligence lucide, ont les meilleures dispositions: il leur suffit d'une instruction très soignée. Les esprits plùs mobiles sont plus faciles à instruire, ils y aident même par leurs recherches personnelles; mais ils ont besoin de l'éducation morale, au delà du temps de l'éducation; pour cette raison ils sont soumis au hasard el ne parviennent presque jamais à une personnalité aussi parfaite que les premiers. De toute évil:lence la première condition du caractère, c'est-à-dire la mémoire de la volonté, se trouve étroitement liée au degré de mobilité de l'âme. Les hommes les plus dénués de caractère sont précisément ceux qui, suivant leurs caprices, voient les mêmes choses tantôt en beau, tantôt en laid, ou qui, pour marcher avec leur temps, changent d'opinions avec la mode. Cette légèreté se constate déjà chez les enfants qui posent leurs questions à tort et à travers, sans attendre la réponse, et qui tous les joms ont. des jeux et des camarades nouveaux-; elle se trouve aussi chez ies adolescents qui tous les mois se mettent à un autre instrument et co-mmencent les langues l'une après l'autre; on la trouve même chez les jeunes gens qui un jour suivent six cours, étudient seuls le lendemain et le troisième jour partent en voyage. Ces derniers ont dépassé l'âge où l'éducation est possible, mais il n'en va pas de même des autres; mais oeux qui sont le plus dignes d'éducation, ce sont eaux qui restent attachés à l'ancien, se défient du nouveau
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précisément parce qu'il est nouveau, restent de sangfroid en présence de ce qui d'ordinairè éblouit par son éclat, ceux qui restent dans leur propre milieu, s'occupent de gérer leurs alfaires personnelles et de les faire prospérer, ne se laissent que difficilement arracher à -leur voie, paraissent quelquefois entêtés ou bornés, sans l'êti:e· réellement, commencent par admettre le professeur à leur corps défendant, lui opposent de la froideur et ne font .rien pour s'insinuer dans ses bonnes grâces: - ces individus qui ont le plus besoin d'éducation, qui, livrés à eux-mêmes, ne progressent pas, condamnés par leur ténacité même à une évidente étroitesse de vues et portés peut-être à toutes les déviations morales amenées par l'orgueil de race, l'esprit de secte et de clocher, - ce sont eux chez qui il vaut la peine d'exciter loutes sortes d'intérêts: ce' sont eux qui, par .leur bonne volonté, une fois qu'elle est acquise, offrent à l'éducation un terrain solide et permettent d'espérer qu'ils conserveront fidèlement, dans toute sa pureté et sa droiture, leur esprit actuellement ordonné, alors même que les dernières et les plus importantes étapes de l'éducation du caractère sont franchies dans des circonstances nullement préparées par l'action de l'éducation, mais amenées par le flot et le tumulte du monde. On ne redoutera pas, je l'espère, de voir des natures aussi dures opposer un.e trop forte résistance à la force de l'éducation qui voudrait les dompter. Elles le feraient à coup sOr, si on ne les prenait qu'à l'âge de l'adolescence, et qu'on ne rencontrât poinl de nombreux points de contact avec eux; mais un enfant qui serait plus fort qu'une instruction solide, un gouvernement exercé avec logique et une culture
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morale intelligente, un tel enfant serait un monstre. Certes, il faut également tenir compte, pour l'éducation du caractère, des di8positions naturelles différentes d'après lesquelles se déterminent les choses que l'individu réussit plus ou moins facilement. Les choses qu'on réussit, on aime à les faire, à les répéter, et si elles ne peuvent devenir un but, elles servent au moins de moyen, agissant par suite comme une force capable de favoriser certains autres buts et d'accentuer dans ce sens la direction de l'esprit. Cependant le succès extrême de certaines activités particulières qui dénote un génie spécial n'est nullement à souhaiter pour la formatio.o du caractère. Le génie, en effet, dépend par trop des dispositions naturelles pour admettre la mémoire de la volonté : il échappe à sa propre loi. Les caprices d'artiste ne sont pas le caractère. En outre, les occupations d'un artiste se trou-~ vent toujours dans une partie par trop isolée de la vie et de l'activité humaines, pour que l'homme tout entier puisse être dominé de là. Et même dans tout le domaine des sciences il n'en est pas une qui pourrait, à elle seule, porter dans le tourbillon de b vie celui qui s'y adonne corps et âme. Seul le génie universel - si toutefois il existe - est désirable. L'éducation ne doit jamais rien avoir de commun avec certaines anomalies que la nature a permises dans le11 dispositions naturelles ; si elle le fait, l'homme se désagrège. Que de beaux talents se développent aux heures perdues, sous le titre de modestes fantaisies d'amateur, et voientjusqu'àquel point ils peuventaller, soit; mais c'est à l'individu de voir s'il osera régler sa vocation là-dessus; l'éducateur peut en même temps être un conseiller, mais l'éducation ne travaille pas en vue d'une vocation.
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La ·base de toute disposition naturelle est la santé physique. Des uatures maladives se sentent dépendantes ; les natures robustes osent vouloir. C'est pourquoi les soins de la santé sont un facteur essentiel dans la culture du caractère, bien qu'ils ne rentrent pas dans la pédagogie ; èelle-ci ne dispose même pas des principes nécessaires.
IV
INFLUENCE DU GENRE DE VIE SUR LE CARACTÈRE
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Tant d'auteurs, et des pédagogues surtout, ont si souvent démontré l'influence nuisible qu'un genre de vie dissipée exerçait sur le caractère, que je n'ai qu'à formuler le vœu qu'on veuille bien les en croire et ne plus traiter de pédanterie la précaution absolument nécessaire qui ne veut pas lai sserles enfants se mêler aux réjouissances des adultes; et l'on fera bien de remarquer à quel point des parents qui, par tout l'arrangement tle leur vie domestiq"lle, veillent à une exacte_ régularité de leur existence quotidienne, se montrent les bienfaiteurs évidents de leurs enfants. Mais je ne dois pas oublier que cette régularité revêt parfois un caractère si uniforme, si tâtillon et si gênant, que la force comprimée de la jeunesse essaie de se donner de l'air; et alors, même quand le mal est réduit à ses moindres proportions, la formation du caractère est pour le moins jetée hors de la voie vouluP- et se trouve amenée à se chercher ellemême sa route. Car il rte saurait plus être question
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de direction, dès l'instant où l'élève se dit qu'il veut aulrementque son éducateur, - C'est par un procédé tout contraire qu'il faudrait essayer de donner libre cours aux forces de la jeunesse. On ne peut, il est vrai, le faire. à bon droit que si les désirs, au moment même oü ils éclosent, sont - dirigés dans .La bonne voie, et surtout s'ils découlent de l'intérêt également réparti. - L'éduc~tion du caractère! évidemment, réussira d'autant plus sürement qu'elle sera poussée plus activement et reportée dans la période d'éducation proprement dite. Or ce qui précède nous a montré que cel:1 ne se pouvait qu'en an1enant de bonne heure l'adolescent; et même l'enfànt, à l'action. Ceux qui, enfants obéissants, ont grandi passivement, n'ont pas encore de caractère, quand on cesse de les surveiller; ils s'en forgenb un suivant leurs penchants cachés et les circonstances, maintenant que personne n'a plus de pquvoir sur eux, ou que du moins tout pouvoir qu'à la rigueur on pourrait encore exercer sur eux les atteindrait en biais, les pousserait à s'y soustraire, peut-être même les broierait complètement. Qui de nous n'a pu faire, à ce sujet, assez d'expériences attristantes. On parle beaucoup de l'utilité que présente pour la jeunesse un genre de vie qui l'endurcisse. Je ne veux point dénigrer tout ce qui' contribue à endurcir le corps; mais je suis persuadé qu'on ne trouvera pas po~r l'homme - qui n'est pas uniquement un corps - le véritable principe capable d'endurcir, tant qu'on n'apprendra pas à organiser pour la jeunesse un genre de vie, où elle puisse exercer à sa guise, mais dans un sens juste, une activité sérieuse à ses propres yeux. Une certaine publicité de la vie y contribuerait
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dans une large mesure. Mais les actes publics tels qu'on les fait jusqu'ici ne résisteraient guère à la critique. Ce qui leur manque d'ordinaire, c'est la première condition nécessaire pour qu'une action puisse former le caractère ; ils ne naissent pas de l'initiative personnelle, ils ne sont pas l'acte par lequel le désir intérieur se décide comme volonté. II suffit de se rappeler nos examens, depuis la plus basse classe de nos écoles jusqu'aux soutenances de thèses! On peut même y ajouter, si l'on veut, les ùiscours, les exercices à l'appareil théâtral qui donnent parfois aux jeunes gens l'aplomb et l'adresse. Les arts destinés à jeter de la poudre aux yeux peuvent gagner à tout cela; - mais la force de se montrer soi-même et de ne pa_ varier à tout instant, cette force qui fait la base s du caractère, l'homme futur que vous aurez soumis à ces exercices sera •p·e ut-être un jour douloureusement déçu de la chercher en lui, sans. pouvoir la· trouver. Si l'on me demande quels ex_§rcices meilleur.s on pourrait recommander pour remplacer ceux-là, j'avoue que je ne· puis répondre. A mon avis, l'état actuel de notre société ne permet pas d'établir d'importantes institutions générales, dans le but ·de provoquer la jeunesse à une action convenable ; mais il me semble que les diverses personnes devraient apporter d'autant plus de soin à -examiner tout ce que leur situation offre de commodités, pour répondre aux besoins des leurs; et je crois qu'à cet égard précisément les pères, qui in,téressent de bonne heure leurs fils aux affaires de famille, méritent bien de l'éducation de leur caractère. - D'ailleurs tout cela n.ous ramène au principe énoncé ~i-dessus: L'éducation du caractère réside
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surtout dans l'éducation des idées. Car, en premier lieu, on ne doit point laisser agir d'après leur propre idée ceux qui n'ont pas de désir juste à mettre en action: ils ne feraient que progresser dans le mal; l'art de la pédagogie èonsiste plutôt à les en empêcher. En second lieu: une fois qu'on a donné au cercle des idées une forme assez parfaite pour qu'un goût pur domine absolument l'action en imagination, il n'est presque plus besoin de s'inquiéter, au milieu de la vie, de l'édur-ation du caractère ; l'individu que nous libérerons de t1otre surveillance saura choisir les occasions pour ·les actions extérieures ou tirer parti de celles qui s'imposent à lui, de façon que le bien ne puisse que se fortifier dans son cœur.
V
INFLUENCES QUI AGISSENT SPÉCIALEMENT
SUR LES TRAITS MORAUX DU CARACTÈRE
Partout l'action fait sortir la volonté du désir. Il en va ainsi dans l'élémènt objectif du caractère; ce qui frappe surtout ici, c'est qu'un audacieux: Je veux ne se prononQe que si l'homme a, par sa propre action, acquis immédiat.ement l'assurance de son pouvoir, ou si du moins il se l'est imaginé médiatement. De même dans l'élément subjectif où l'homme qui a 9-es principes non pas en paroles seulement, mais en réalité, a recours, pour prononcer un jugement sur lui-même, à l'opinion qu'il se fait de sa propre personne, opinion qui à son tour dépend de ses expé12
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riences intérieures; c'est pourquoi les hommes au caractère ferme ont l'habitude, par un excès de généralisation, de classer dans le domaine des pieux désirs tout ce qui leur paraît trop élevé pour l'humanité et aont la réalisation leur semble impossible; mais ils généralisent trop, car ils ne devraient pas conclure d'eux seuls à tous. - Il en est enfin de même dans la partie de la morale, qui est. réellement la volonté ; mais ce n'est en réalité que la résolution morale, la contrainte exercée sur soi-même qui, soit pour le nier, soit pour le détruire, agit sur le désir grossiêr, afin que la force de caractère soit et reste acquise au jugement moral et à la chaleur nécessaire. Dans ce cas également la contrainte personnelle n'est d'abord qu'une simple tentative; il faut qu'elle réussisse, qu'elle montre sa force dans l'expérience intérieure, et c'est cet acte seulement qui produit le vouloir moral énergique grâce auquel l'homme possède la liberté intérieure. - Tout ce qui vient au secours de la contrainte personnelle aide à précipiter et à fortifier la résolution. La culture morale trouve ici une belle et grande tâche. Mais l'élément purement positif de la morale cet élément dont l'homme doit être pénétré jusqu'au fond du cœur, pour que la résolution soit à 1 'abri de toute humiliation et que le noble sentiment : La vertu est libre! puisse être plus d'une courte extase, - cet élément primordial qui, en tant que moral, est le contraire de tout arbitraire, et comme fondement de la vertu figure une puissance absolument dépourvue de volonté et ne relevant que du seul jugement, puissance devant laquelle les désirs s'inclinent avec étonnement, avant même que la résolution leur ait
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fait sentir sa force problématique : cet élément appartient en entier au cercle des idées, et dépend entièrement de ce qui forme le cercle des idées. - Il est impossible de grandir au milieu des hommes sans apercevoir, par les yeux de l'esprit, une parcelle quelconque de la valeur esthétique spéciale impliquée par les divers rapport.s de volonté qui se produisent partout; mais que de différences dans l'intensité et la somme de ces conceptions, dans la netteté des distinctions, dans l'effet produit pa1: le tout sur l'âme! Il y a bien longtemps qu'un enseignement réellement bon s;occupe de mettre une certaine clarté dans les éléments moraux, de les isoler, d'assurer même la connaissance encyclopédique de toute leur série, ainsi que des occasions qui les font naître le plus sou vent ; il y réussit grâce à une foule de petits tableaux dans lesquels se trouve représenté, avec plus ou moins de bonheur, et comme épisode marquant d'une histoire, ce qui, par le charme même du côté intéressant, doit être recommandé à l'attention de l'enfant comme objet de méditation morale. Le mérite que se sont acquis ainsi nos pédagogues est, à mes yeux, incomparablement plus grand que toutes les défectuosités qui peuvent inhérer à ces exposés élémentaires. Nous n'avons d'ailleurs qu'à choisir dans la collection abondante dont nous disposons, et la Bibliothèque enfantine de Campe fournira bien, à elle seule, de nombreuses et estimables contributions à un recueil futur mieux choisi. Mais pour la morale c'est fort peu de chose que d'avoir simplement fait connaissance avec ces éléments! Et ce peu reste toujours insuffisant, même quand on y ajoute par la pensée toute une série d'e;ercices faits
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pour aiguiser la sagacité morale, ou encore tout un catéchisme de la raison pratique. La pureté des jugements n'en fait pas le poids. Une intelligence claire aux moments du recueillement intentionnel diffère énormément du sentiment qui, en pleine tempête des passions, annonce que la personnalité est en danger! Tout le monde sait que la solidité morale et la subtilité morale se trouvent presque plus souvent séparées que réunies. , La grande énergie morale est l'effet de grandes scènes et de grandes masses d'idées prises en leur totalité. Lorsqu'un individu a la chance que les conditions principales de la vie, dans la famille et la patrie, offrent longtemps à ses yeux une seule et même vérité morale, avec des contrastes vivaces, avec des reflets multiples provoqués par les effets qui s'en dégagent et sont ensuite réfractés; quand un homme s'est plongé dans l'amitié ou la religion, sans avoir par la suite à subir des désillusion_ amenant un changes ment d'opinions; celui enfin qui, sans idées arrêtées d'avance, rencontre à l'improviste l!ln phénomène nouveau et surprenant de décomposition sociale où il voit des personnes intéressantes supporter de profondes souffi·ances : nous le voyons qui intervient avec un esprit héroïque, qui apporte un secours radical ou porte préjudice sans y prendre garde; nous le voyons qui persévère ou se lasse, suivant que l'homme tout entier ou simplement la surface se trouvent pénétrés des principes directeurs, suivant que son action est inspirée par la totalité de la réflexion ou par une simple concentration toujours soumise à changement. - C'estfolie que de vouloir substituer aux masses d'idées qui agissent ici un
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amoncellement de beaucoup de contacts moraux isolés. Il faut bien que les romans et les pièces de théâtre soient écrits dans une tendance morale, s'ils veulent plaire au lecteur d'un sentiment sain; mais ce serait une erreur de croire que des exaltation s isolées, suivies à coup sür d'un retour à la marche ordinaire, puissent avoir une efficacité particulière. Considérés comme moyens moraux de culture ils ne trouvent leur emploi dans l'éducâti0n que si, par malheur, il faut, dans un âge assez avancé déjà, faire connaître aux élèves les éléments moraux qui auraient dü être appris par les toutes premières ledures,par les premières conversations qui s'ébauchent entre la mère et l'enfant. - La même obse-rvation s'applique aux exhortations morales, aux conseils fréquents, même aux divers exercices religieux, à moins que les idées religieuses fondamentales ne se soient installées de bonne heure au plus profond de l'âme. Quiconque veut conseiller un é1ève doit s'y prendre de telle façon qu'il ne cesse pas un instant de travailler à un rapport durable et important entre l'enfant et lui-même; soutenu légèrement par le sens moral du jeune homme comme par une base sans consistance fixe, ce rapport, augmenté de toutes ses conséquences, devra préparer un sentiment ineffaçable de bien-être ou de déplaisir, supérieur à tout pressentiment. Admettons un instant qu'il se rencontre réellement dans la vie, l'entourage, la destinée d'un jeune homme une- influence puissante, pénétrante, qui ne le modifie pas en mal au po1.nt de vue moral, mais le réchauffe au contraire et l'entraîne; dès le moment où son âme s'attache à un objet isolé, détc:rminé, il esf certain qu'il sera bientôt affligé d'une -espèce particulière
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d'inclination exclusivement dirigée d'un côté, et pour lui le juste et le bien se confondront somme toute av_ une espèce spéciale de leur manifestation. C'est ec ainsi que par exemple une partialité, appuyée sur des motifs sérieux, le rendra <l'avance favorable à une série d'hommes très différents, d'intentions et de mesures absolument dissemblaWes, et l'aliénera à d'autres. Ou encore une espèce de culte religieux l'enveloppera comme d'un vêtement uniforme, si bien qu'on verra en lui plutôt l'adepte de telle ou telle secte que l'homme proprement dit. Tout attachement peut du reste lui donner une couleur spéciale. Un corrosif d'une espèce particulière aura bien gravé dans tout son être, et d'une manière ineffaçable, certaines règles d'équité et de morale, mais à cause précisément de son mordant il aura détruit en lui les pousses variées de la pure nature. Parce qu'il se souviendra toujours avec trop de rigpeur des vœux prononcés jadis, il lui sera désormais impossible de se concentrer dans une idée nouvelle qui pourrait se présenter à lui. Mais nous avons l'air d'être en contradiction avec nous-même. Nous demandons qu'il y ait dans l'homme une grande masse inerte d'idées, constituant en lui la force du moral; et si nous avions le choix entre toutes celles qui pourraient se présenLer à cet effet, nous les rejetterions les unes après les autres, sous prétexte que chacune d'elles matérialise, mais sous une forme rapetissée, ce que nous voulons sous une forme plus pure, inLégrale. Nous réclamons une force plus puissante que l'idée et cependant aussi pure que l'idée ; mais comment l'idée pourait-elle être représentée par une force réelle qui ne serait pas
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quelque chose de particulier; de limité et de limitatif. Tous les hommes cultivés de notre époque connaissent, je suppose, cette q_ifficulté. Et si j'en fais ici mention, ce n'est pas dans l'intention de la résoudre. Si cela dépendait de moi, ce serait déjà fait. Nous avons parlé plus haut de l'union qui se fait entre les concentrations multiples et la réflexion simple, ou si l'on veut entre la culture et le sentiment intime, pour en taire la réelle culture multiple ; nou~ avons esquissé toute l'ordonnance du cercle des idées, c'est-àdire, d'un cercle d'idées qui absorbe tout ce qui pourrait agir sur l'âme avec une puissance trop spéciale, mais qui y ajoute également - en le rapprochânt parfois même, si c'est nécessaire, de la sympathie tout ce qu'il faut pour en faire une immense plaine d'idées s'étendant à l'infini afin de faciliterun vaste coup d'œilgénéral qui, s'élevant de lui-même à l'universalité, combine la pureté de l'idée avec la force de l'expérience. Du moment que les parties isolées de nos con· ceptions ne sont pas autorisées à se produire et à agir partout au nom et en quelque sorte comme les représentantes officielles de la morale, il faut bien, lorsque nous nous occupons d'affaires humaines, mettre dans chaque parcelle de n~tre activité les force~ qui doivent réaliser l'idéal. Si nous voulons q(!.e le cœur ardent embrasse un vaste objet immobile, qui, sap.s être ni particulier, ni limité, doit être absolument réel, il faut faire en sorte que toute la suite des hommes passés, présents et nos voisins immédiats soie.n t rendus accessibles, en tant que série ininterrompue, à une seule et même étude également ininterrompue, qui puisse exercer le jugement moral d tenir constamment en évéil l'intérêt religieux, sans que cependant les
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autres facultés esthétiques et l'observation et la spéculation soient frustrées ou même mises à l'écart,. Dans un autre ouvrage j'ai déjà dit que la représcnt.ation esthétique du monde était la tâche principale de l'éducation; et toutes mes raisons étaient dérivées du concept de moralité. Ceux de mes contemporains qui ne sont pas tombés dans l'erreur de voir dans les idées comme telles des forces fondées dans l'absolue liberté, - et quiconque commet cette erreur fera bien de parler de tout ce qu'il voudra, mais pas d'éducation - ceux-là dis-je, seront peut-être les premiers à m'objecter : « Mais vous appelez nouvelles des choses qui pour nous sont depuis fort longtemps des choses admises. Tous les efforts que nous faisons pour propager l'Humanité sont uniquement guidés par le souci d'amener l'homme à jeter ses regards directement sur lui-même, sur son espèce, sur les relations de celle-ci avec le 1 reste du monde, afin qu'il prenne conscience du sentiment, avertissement et encouragement à la fois, dont les formules de la morale ne sont que la brève expression. Depuis fort longtemps, continueront-ils, la poésie, l'histoire et la philosophie de l'histoire ont reconnu qu'elles avaient pour mission d'unir leurs forces en vue de réaliser cette représentation à la fois esthétique et morale du monde. Seule la philosophie transcendante pouvait introduire un trouble déplorable dans la marche en avant de ces efforts bienfaisants ; coïncidant malheureusement avec les duperies politiques, elle a pu fournir de nouveaux prétextes à l'impétuosité comme à la frivolité et leur permett!·e de tenir un langage audacieux dont les éclats peü harmo1 nieux domineront partout jusqu'à ce que les oreilles
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les moins sensibles en aient compris toùte l'horreur et que de toutes parts on réclame le silence. Mais alors on .fl.'aura qu'à renouer les fils déjà préparés; et puisque toutes les innovations ne peuvent être que préjudiciables au progrès d'une œuvre commencée dans de bonnes conditions, nous devons nous borner à demander une collaboration, et non pas de nouvelles propositions pédagogiques. » Dans la société d'hommes qui tiennent ce langage il ne saurait, en effet, être question que de co,llabora)ion, si quelqu'un rappelle les points suivants: La simple élaboration de tableaux historiques , philosophiques et poétiques (si tant est que ces tableaux puissent soulenir à tous égards la critique historique, philosophique et poétique) ne peut tout au qlus qu'amener les passants à y jeter un regard fugitif; l'éducation, au contraire, envisage un mode d'occupation longue, sérieuse, se gravant profondément dans l'élève, et grâce à laquelle une masse puissante, homogène et cependant articulée (1), de connaissances, de réflexions et de sentiments occupe le centre de l'esprit avec une telle autorité, avec de tels points de contact avec tout ce que pourrait y ajouter le cours des temps, que rien ne puisse passer à côté sans y faire attention ni aucune nouvelle culture d'idées y prendre
(1) L'expression: masse articulée semble contradictoire. Mais la meilleure preuve d'une instruction complète réside précisément en ce fait que la somme des connaissances et des idées que par la clarté, l'association, le système et la méthode elle a élevées à la plus haute souplesse de la pensée se trouve capable, grâce à la compénélralion parfaite de ses divers~s parties, à pousser très énergiquement la volonté, comme masse d'intérêts . C'est parce que celle condition manque que la culture devient si souvent le tombeau du caractère.
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pied, sans que les différences qui la séparent de la première n'aient totalement disparu. Quant à ce qui concerne d'ailleurs la philosophie transcendante, elle a montré non pas tant son efficacité bienfaisante que plutôt sa domination impérieuse, et l'on est bien forcé d'avouer que la cessation de ses influe.nces néfastes ne peut se produire que de deux façons : ou pien par un relâchement général de nos études ou par un effort qu'elle fera elle-même pour se perfectionner et corriger tous ses défauts. Ce que j'aurais encore à dire pour· arriver, après avoir ainsi exposé les principes de l'éducation, à une définition plus précise de la conception de la vie, telle que je voudrais la voir préparer par l'éducation, c'est la philosophie seule qui peut nous le doû'ner; cette philosophie, il est vrai, sera tr.a nscendante plutôt que populaire, bien que dans la séI'ie des systèmes les plus nouveaux de notre époque il ne s'en trouve pas un seul auquel elle puisse se rattacher. Il me faut encore dire quelques mots d'un autre poiut pédagogique très important. Comme l'on sait, la chaleur morale, une fois obtenue, se refroidit facilement sous l'influence des malheurs et de la connaissance des hommes. Des éducateurs distingués ont donc trouvé qu'il fallait une préparation spéciale en vue de l'entrée dans le monde: ils ont supposé que l'adolescent bien élevé s'y heurterait à des phénomènes absolument inattendus, et serait obligé bien des fois à cacher, dans son for intérieur, malgré les peines et les ennuis que cela puisse lui causer, sa franchise et sa confiance naturelles, universelles, toutes prêtes à un commerc~ suivi. Cette supposition repose moins sur l'idée que la jeunesse est irréfléchie
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que sur l'idée qu'une bonne direction aura, au préalable, écarté tout ce qui aurait pu blesser le sentiment moral. On ne veut pas d'une connaissance des hommes acquise de bonne heure. C'est à mes yeux une faiblesse de la pédagogie. Sans doute il est de toute nécessité que la jeunesse ne se familiarise jamais avec le mal; cependant il ne faudrait pas pousser trop loin ce ménagement du sentiment moral ni surtout le continuer au point que les hommes, tels qu'ils sont, puissent encore étonner l'adolescent. Certes, la mauvaise ·soçiété est contagieuse ; et le danger est presque aussi grand lorsque l'imagination s'arrête avec complaisance sur certaines représentations attrayantes du mal. Mais à connaître de bonne heure l'humanité dans ses manifestations multiples, non seulement on arrive à un entraînement précoce de la vue morale, mais on se met encore, ce qui· est très précieux, à l'abri des surprises dangereuses. Et la description vivante de ceux qui ont vécu avant nous est certainement la meilleure préparation à l'observation de ceux qui existent à l'heure actuelle; mais il importe de projeter sur Je passé une lumière assez vive, pour que les hommes d'alors nous apparaissent comme des personnages semblab.les à nous, et non pas comme des êtres d'une autre espèce. - On voit à quoi je fais allusion. Mais je m'arrête, avec l'espoir qu'on excus.e ra facilement une Pédagogie si, dans un chapitre dont le titre annonçait simplement la marche naturelle de la formation du caractère, elle ne craint pas d'introduire sans plus tarder les remarques pédagogiques qui se présentent.
�CHAPITRE V
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La culture morale.
On appelle culture morale cette partie de l'éducation que j'aborde seulement au moment d'arriver à la fin de mon travail. D'ordinaire l'on oppose l'instruction à l'éducation proprement dite; quant à moi c'est le gouvernement des enfants que j'oppose à l'éducation. D'où vient cette divergence? . L'idée d'instruction présente un caractère bien particulier grâce auquel il nous sera très facile de nous orienter. Dans l'enseignement il y a toujoursun tiers élément dont s'occupent à la fois le maître et l'élève. Dans toutes les autres préoccupations de l'éducation, c'est au contraire l'élève que l'éducateur a directement en vue, l'être sur lequel il doit agir et qui doit rester passif vis-à-vis de lui. Donc, ce qui a fait la distinction entre l'instrudion et l'éducation proprement dite, ce sont les deux choses qui donnent d'abord de la peine à l'éducateur: d'un côté la science qu'il faut enseigner, de l'autre l'enfant toujours en mouvement. Le gouvernement dut en conséquence se
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glisser subrepticement dans cette éducation proprement dite: personne ne s'aviserait en effet de le faire rentrer dans l'instruction. Et c'est ainsi qu'un prin· cipe, destiné précisément à maintenir l'ordre, n'a pu manquer de devenir en pédagogie un principe de grand désordre. Quand on essaie de considérer, avec un peu plus de netteté, le but de' l'éducation, on se heurte à ce fait que toute notre conduite à l'égard des enfants n'est pas motivée, à beaucoup près, par des vues les intéressant eux-mêmes, ni surtout par des intentions visant à l'ennoblissement de leur existence morale. On leur assigne des limites, pour les empêcher de devenir insupportables, on les surveille parce qu'on les aime, et cet amour, en réalité, s'applique avan• tout à la créature vivante qui fait la joie des parents; ce n'est que plus tard que s'y ajoute la sollicitude volontaire de donner à un futur être de raison le dével01?pement convenable. Or,· comme ce dernier souci entraîne sans aucun doute une occupation spéciale et particulière, absolument différente de tout ce ijUi peut être nécessaire pour soigner et préserver l'être animal et pour l'habituer aux conditions dans lesquelles il sera bien forcé de vivre désormais au sein de la société; comme d'autre part la volonté de l'enfant doit être formée pour une chose et pliée pour l'autre jusqu'à ce que la culture l'emporte sur le reste, on n'hésitera plus, je l'espère, à renonce,r enfin au trouble funeste que le gouvernement apporte d-ans l'éducation. On s'apercevra que, toutes choses allant bien, le gouvernement, prédominant au début, doit disparaître bien plus tôt que l'éducation; on sentira qu'il doit être fort préjudiciable à l'éducation que
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l'éducateur, comme c'est bien souvent le cas, s'habitue à gouverner et ne puisse plus comprendre ensuite pourquoi le même art, qui lui a rendu tant de services chez les petits, échoue constamment chez les grands, qu'il s'imagine alors devoir gouverner avec plus d'adresse un élève devenu plus adroit, et finisse par accuser le jeune homme d'ingratitude, alors que luimêmea méconnu toute la nature spéciale desa tâche, et persiste dans son idée fausse jusqu'à ce qu'il ait créé un malentendu intolérable et irrémédiable qui dure tout l'avenir. Un inconvénient analogue, quoique moindre, se produit même lorsque l'éducation, qui à son tour doit cesser plus tôt que l'instruction , ·est prolongée au-delà du terme voulu; une telle erreur ne serait du reste pardonnable qu'en présence de natures très renfermées qui ne laissent pas se manifester les signes auxquels on pourrait reconnaître le moment de finir. Il sera facile maintenant de définir la culture morale. Elle a des éléments communs avec le gouvervement des enfants et l 'inshmction: comme le premier elle agit directement sur l'âme, comme la seconde elle a pour but de former. Mais il faudra bien se garder de la confondre avec le gouvernement dans les cas où tous deux font appel aux· mêmes mesures. Il y a dans la manière d'appliqu~r ces mesures des différences .assez délicates que je préciserai dans la suite.
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I
RAPPORTS ENTRE LA CULTURE MORALE ET L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
L'action immédiate exercée sur l'âme de l'enfant dans Je but de la former con&,titue la culture morale. Il y a d'onc, à ce qu'il semble, possibilité de _ faire la culture morale, en s'adressant uniquement aux sentiments, sans tenir compte du cercle des idées! C'est ce que pourrait croire celui qui aurait pris l'habitude d'attribuer, sans aucun examen sérieux, une réalité quelconque à des idées que l'on aurait logiquement, combinées en se servant des divers caractères distinctifs. ' Mais le tableau sera tout différent, si d'un regard scrutateur nous en appelons à l'expérience. Du moins quiconque a remarqué, dans quels abîmes de douleur et de malheur un homme peut êlre plongé, même durant de longues périodes, pour en ressortir ensuite, une Fois que le temps a effacé tout ennui, presque intact, sous les traits de la même personne douée des mêmes aspirati~ns et de sentiments semblables et aussi de la même manière de se manifester, - celuilà n'attendra guère de résultats de ces secousses incessantes appliquées aux sentiments, par lesquelles les mères en particulier croient bien souvent faire l'éducation! - Et surtout quand on aura vu quel degré de sévérité paternelle un adolescent robuste est capable de supporter sans en être modifié, quels stimulants on prodigue à des natures faibles sans qu'elles
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s'en montrenl plus fortes, combien est éphémère toute la réaction qui suit l'action: on serait tenté de conseiller à l'éducateur de ne p~s se préparer à luimême de situation anormale qui est d'habitude le seul résultat durable de l'éducation pure et simple< Pour moi toutes ces expériences ne font que me confirmer dans une conviction psychologique extrêmement simple: je crois que tous les sentiments ne sont que des modifications passagères des idées existantes, que par conséquent, la cause modifiante venant à cesser, les idées reprennent forcément et d'ellesmêmes leur ancien équilibre. Le seul résultat que j'atten.d rai de ce tiraillement perpétuel de la sensibilité, c'est que les sentiments d'une délicatesse supé1 rieure viennent à s'émou sser et soient remplacés par une excitabilité factice, en quelque sorte raffinée, qui ne peut manquer de produire avec le temps des prétentions et tout leur déplaisant cortège. Il en va tout autrement, il est vrai, quand par hasard la somme d'idées s'est accrue en même temps ou que ç.es efforts se sont convertis en action, devenant ainsi volonté. Il faut tenir compte de ces circonstances pour interpréter avec justesse les faits del' expérience. On peut juger dès lors ce que la cullure morale peut être à l'éducation e~1 général. Toutes les modifications de sentiments par lesquelles doit passer l'élève ne sont que des transitions nécessaires pour arriver à la détermination des idées acquises et du caractère. Le rapport entre la culture morale et la formation du caractère est donc double : direct ou indirect. Cette culture permet, d'une part, le placement de l'instruction qui aura de l'influence sur la formation ultérieure du caractère chez l'homme déjà indépendant; d'autre
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par elle permet les manifestations d'un commencement de caractère, pai' l'action ou l'abstention. On ne peut instruire un enfant insoumis; et les tours qu'il joue doivent être considérés, à certains égards, comme les débuls d'une personnalité future. Toutefois, comme chacun le sait, il faut apporter à cetLe appréciation de grandes restrictions. Un enfant indiscipliné agit d'ordinaire sous la poussée d'idées passagères; sans doute il apprend ainsi ce qu'il peul faire, mais pour fixer une volonté il manque ici le premier élément, c'est-à-dire un désir ferme, profondément enraciné. Or les tours d'en fa rit ne conlribuen t à déterminer un caractère que si ce désir existe comme base de l'action. Le rapport le plus important entre la culture morale el la formation du caractère est donc le premier (le rapport indirect), d'après lequel la cutture fraie la voie à l'instruction qui pénétrera dans les pensées, les intérêts et les désirs. Mais il ne faudrait pas négliger le rapp<>rt direct, surtout en présence de sujets moins mobiles et agissant avec une intention plus ferme. Mais le concept de l'éducation morale tel que nous l'avons établi au début est en lui-même absolument vide de sens. Il est impossible d'introduire la simple intention de former dans les influences qui agissent immédiatement sur l'âme, de façon qu'elle devienne une force c.apaàle de former réellement. Ceux qui, par une culture aussi vide, font du moins preuve de bonne volonté agissent à leur insu sur les natures douces par le spectacle-qu'ils donnent ; les soins tendres, inquiets, empressés auxquels ils s'astreignent donnent à l'enfant observateur l'idée qu'une chose qui tient tant à cœur à une personne d'ailleurs respectée doit avoir beaucoup d'im18
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portance. A eux de faire en sorte de ne pas gâter ce spectacle par 'd'autres moyens, de ne pas étouffer le respect par un excès de chaleur ou de mesquinerie ou même, ce qui serait bien plus déplorable, dt: prêter le flanc à la critique aussi vraie qu'acerbe de l'eBfant. A cette condition ils pourront toujours beaucoup pour des âmes accessibles à leur influence, sans pour cela être à l'abri d'~rreurs grossières quand il s'agit de na· tures moins dociles.
II
PROCÉDÉS DE LA CULTURE MORALE
La culture morale produit des s1rntiments ou les empêche. Ceux qu'elle produit sont le plaisir ou le déplaisir. Pour les autres elle les empêche soit en évitant l'objet capable de les provoquer, soit en faisant que cet objet puisse être supporté ou laissé de côté comme indifférent. Dans le cas où l'objet est évité, soit qu'on l'éloigne de la sphère· de l'enfant ou qu'on tienne l'enfant à l'écart de la sphère de l'objet, l'enfant d'ordinaire reste à ce sujet dans une ignorance absolue, ou du moins il ne ressent pas directement ce procédé. Quand on supporte un objet avec indifférence, on dit qu'on s'y est habitué ; quand on arrive à se passer avec indifférence d'un objet auquel l'on s'était habitué, c'est qu'on s'en déshabitue. Le plaisir est provoqué par l'excitation. Non pas que toute excitation produise une impression agréable; mais la culture morale n'éveille le plaisir qu'en vue
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d'u-n but à obtenir, elle veut de la soFte faire naître une activité dans l'élève et c'est pourquoi elle l'excite. Le déplaisir est produit par la pression ; et quand celle-ci se heurte à une résistance, même purement intérieure, elle peut s'appeler contrainte. Un acte déterminé de l'excitation ou de la pression, motivé par une occasion déterminée fournie par l'élève, à laquelle il veut simplement répondre, s'appelle récompense ou punition. Par rapport à la pression, la contrainte et la punition, il faut noter quelques différences assez délicates, à cause surtout des procédés de gouvernement qui semblent coïncider ici avec ceux de la culture morale. Dès que le gouvernement est obligé de faire appel à la pression, il ne veut plus être senti que sous form@ dt1 puissance. Si don,c nous supposons, d'après ce qui précède, qu'une fois établies les intentions du gouvernement, on saura également reconnaître les cas où le gouvernement s'exerce, il faudra s'en tenir à la règle sui.vante: dans ces cas la pression doitôtre employée de telle façon que l'on vise uniquement la réalisation de l'intention ; en même temps l'on se montrera froid, bref, sec, et l'on semblera ne con .. server le souvenir de rien, dès que la chose sera passée. - La comparaison de la maison et de l'État nous fournira quelques indicati0ns précises quant au degré des punitions. Les princip~s font ici défaut: mais j'essaie de rendre aussi clairs que possible les emprunts que je ferai. On distinguera tout d'abord des délits en soi et des -délits contre la police de la maison. Les délits en soi, c'est-à-dire ceux où une intention mauvaise deviendrait action (dolu.s), où le manque d'attention occasionne un dommage, alors
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que la sollicitude s'imposait naturellement (culpa, du moins en partie), peuvent être punis sans qu'il faille d'abord se demander si une prescription antérieurement donnée était connue. Il faut encore tenir compte du plus ou moins de responsabilité : en ceci le gouvernement ne considérera que ce que l'action a réalisé; plus tard la culture morale ~evra s'occuper des intentions restées sans exécution. Dans les cas où l'intention qui d~vrait exister a fait défaut - dans la négligence - la punition sera d'habitude moins sévère, et d'autant plus douce qu'on pourra moins démontrer que l'intention pouvait être exigée. La police de la maison demande à être promulguée par des règles qu'il faut à tout instant rappeler à la mémoire. Les punitions pourront être plus sévères, suivant que les choses présentent une importance plus accentuée ; mais ici, plus que partout ailleurs, l'éducateur prendra bien garde de faire intervenir des mesure~ atteignant le fond de l'âme; les procédés de la culture morale seule auront à le faire. La gradation des peines, déjà si difficile dans l'État, l'est _ encore bien plus dans la maison, où tout doit se ramener à de si minimes proportions. Ce qui importe surtout, c'est la manière plus ou moins accentuée du gouvernement; c'est par elle que l'enfant doit sentir que dans le cas présent il n'a pas agi et n'est pas traité -en élève, mais en homme faisant partie de la société; c'est par elle qu'il doit être préparé à sa future existence sociale. A ce point de vue· le gouvèrncment précis des enfants fait 'en même temps partie de l'enseignement (1).
(1) Cette idée se trouve exprimée• déjà au commencement du présent livre. Mais comme je ne pouvais pas encore m'y Rervir de
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Tout autre est la manière de la culture morale : elle n'est ni brève ni rigoureuse, mais continue, pénétrant lentement et ne se relâchant que peu à peu. Car elle veut être sentie comme élément de formation . Je ne veux pas dire par là que cette impression constitue la partie essentielle de sa force éducative: mais elle ne peut cacher son intention de former. Et quand mê,!lle elle le pourrait, il faut qu'elle la manisfeste, ne fût-ce que pour être tolérable. Quel est donc l'enfant qui ne regimberait pas, ou du moins ne se fermeràit pas, dans son for intérieur, à un traitement sous lequel la joyeuse humeur a tant de fois à1 souffrir~ qui produit un sentiment perpétuel de dépendance, à moins qu'on ne puisse y soupçonner un principe quelconque apportant de l'aide et de la noblesse? La cult-ure morale doit éviter de louche~ l'âme de biais et de produire une impression contraire à son but; il ne faut donc pas que l'élève lui oppose la moindre résistance intérieure et SJive la diagonate comme poussé par deux forces; - mais qu'est-ce qui pourrait nous assurer une réceptivité pure et toujours ouvérle, si ce n'est la foi enfantine en l'intention bienfaisante et la force de l'éducateur? Et comment cette croyance pourrait-elle être produite par des procédés froids, peu engageants, sans nulle cordialilé? - La culture morale, tout au contraire, ne peut intervenir qu'au fur et à mesure que l'élève qui lui est soumis apprend par une expérience intérieure à l'accepter de bon gré. Qu'il s'agisse de . mouvements du goût, d'approbation donnée à une critique juste, d'impressions de plaisir ou de douleur, de succès
mon vocabulaire spécial, j'ai dénommé cullure morale ce qui en réalité aurait dO. s'appeler gouvernement.
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enfin ou d'insm:!cès: la force de la culture morale sera toujours en raison directe de l'accord que lui apporte l'élève. Et la len.teur avec laquelle l'éducateur débutant conquiert cet accord et le développe graduellement, il doit l'apporter également quand il s'agira d'élargir l'action de son influence. Ce qui le sert beaucoup dans les années de la première jeunesse, c'est que la culture morale vient adoucir quelque peu le gouvernement que ·l'enfant accepte, ne pouvant faire autrement. Plus tard il en va tout autrement. Un jeune homme qui se gouverne lùi-même, sent parfai· tement dans la culture morale la prétention importune de former; et, s'il n'existe pas la confiance, l'estime, et surtout le sentiment intime d'un besoin ·personnel qui vienne faire sérieusement contre-poids, si d'autre part l'éducateur ne sait pas s'arrêter à temps, il se manifestera petit à petit certains efforts en vue de repousser cette influence, et ces efforts aboutiront facilement; en mêrtle temps l'audace de l'élève gran• dit, sa réserve disparaît, les relations entre lui et le professeur se font de plus en plus pénibles, jusqu'à ce qu'enfin, mais un peu tard, elles cessent d'ellesmêmes. Envisageons maintenant la question par son point central! La culture morale, à proprement parler, est moins un ensemble composé de procédés multiples et surtout d'actes séparés qu'une rencontre continue entre maître et élève, dans laquelle on ne fait appel que par-ci par-là, et pour produire un effet plus dura• ble, à la récompense et à la punition ou à d'autres moyens analogues. - Le gouvernant et le gouverné, le maître et l'élève sont des personnes qui vivent ensemble et ne peuvent manquer d'avoir des rapports
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agréables ou désagréables. Dès l'instant qu'on approche un homme connu, on entre forcément dans une atmosphère déterminée de sentiments. La nature de cette atmosphère ne doit pas, pour l'éducation, dépendre du hasard; il faut au contraire une sollicitude continuelle, d'abord pour affaiblir l'influence de cette atmt>sphère s'il y a du dangP,r qu'elle puisse être nuisible (1); deuxièmement, afin d'en renforcer sans cesse les influences bienfaisantes et dé les élever ù la hauteur nécessaire pour assurer la formation du èaractère, la formation immédiate aussi bien que celle effectuée par le moyen du cercle d'idées. Il est clair que l'art de la culture morale ne peut être tout d'abord qu'une forme modiûée de l'art qui règle le commerce avec les hommes, et que par suite la souplesse dans les relations sociales doit être un des principaux talents de l'éducateur. Le caràctère essentiel de cette modification consiste en ce qu'il faut affirmer sa supériorité sur les enfants, de façon qu'ils sentent une force éducatrice qui, lors même qu'elle exerce une pression, ait encore une influence vivifiante, tout en suivant sa direction naturelle, dès qu'il s'agit directement d'encourager et d'exciter. La culture morale ne pr•end sa véritable allure qu'après avoir trouvé l 'occasion de faire ressortir aux yeux de l'enfant le propre moi de l'élève, non pas tant par un éloge que par une approbation qui va
(1) Ainsi, par exemple, il faut que l'élève et le maîtré ne soient pas forcés de se trouver constamment ensemble dans la même chambre. La première condition que doive poser un précepteur à son entrée dans une famille, c'est d'avoir une chambre séparée. Les parents qui connaissent leur int,érèt l'offriront d'eux-mêmes: de cette façon on évite le sentiment de gêna réciproque.
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jusqu'au fond de l'âme. L'enfant n'est réellement accessible au bl~me que lorsque celui-ci a cessé de se présenter à lui comme une quanlrité négative isolée : le blâme ne doit avoir d'autre menace que de détruire en partie l'approbation déjà méritée. C'est ainsi que les reproches intérieurs n'agissent de façon durable que chez l'individu qui est arrivé à s'estimer lui-même et qui craint de perdre une parcelle de celte estime. Un autre se prend tel qu'il se trouve; et l'enfant qui n'est que blâmé se met en colère quand l'éducateur ne veut pas le prendre tel qu'il est. Le simple blâme n'a d'effet que si l'amour-propre a déjà préparé le terrain. L'éduG_ateur peut bien essayer de s'en rendre compte, sans pourtant s'y fier aveuglément. Il ne suffit pas non plus que cet amour-propre ne fasse pas entièrement défaut; il faut qu'il atteigne un degré suffisant pour que le blâme puisse y trouver un point d'appui. Mais on ne peut donner d'approbation que si elle est méritée! C'est vrai I Mais ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'après la question de l'éducabilité des id6es il n'en e~t pas de plus importante, pour la détermination de l'éducabilité en général, que celle de savoir s'il existe au préalable certains traits de caractère qui méritent de gagner le cœur de l'éducateur. Il faut au moj.ns que l'individualité manifeste quelques dispositions heureuses, afin que l'éducateur. ait quelque chose à mettre en relief. Et quand au début il ne peut ainsi s'emparer que de fort peu de chose, il devra bien se garder de toute précipitation; la culture ne pourra tout d'abord qu'allumer une seconde étincelle à la première et il lui faudra bien se·contenter p~ndant longtemps de réaliser peu de chose avec le peu dont elle dispose, en attendant que, si rien ne
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vient troubler ni détruire l'œuvre entreprise, le fond se soit accru petit à petit et suffise à des entreprises qui soie·nt en rapport avec les fins de l'éducation. Réjouir l'enfant par r ·a pprobâtion méritée, tel est le plus bel art de la culture morale. Il est rare que le beau puisse s'enseigner: il est plus facile à trouver pour ceux qu'une disposition intérieure porte à l'aimer. Il existe également un art pénible qui consiste à faire à l'âme des blessure1, certaines. Nous ne devons pas dédaigner cet arl. Il est souvent indispensable lorsque dé simples paroles trouvent une oreille in- sensible. Mais il faut de toute nécessité qu'un sentiment de délicatesse le domine et l'excuse tout à la fois, lui imposant des ménagements et ne s'en servant que pour éviter des rigueurs blessantes. De même qu'un chanteur s'exerce à étudier l'étend,ue et les nuances les plus délicates de sa voix, de même l'éducateur doit en quelque sorte s'exercer à parcourir par la pensée la gamme montante et descen~ dan te des différents . tons à employer dans ses rencontres avec son élève : non pas pour se complaire dans ce jeu, mais nfin d·en bannir, par une rigoureuse critique de lui-même, toute disharmonie, d'acquérir la sûreté nécessaire pour trouver chaque fois le ton juste, la souplesse nécessaire à toutes les variations et la connaissance indispensable des limites de son organe. Il a grandement lieu d'être timide dans les premiers mois, dès qu'il doit faire usage d'un ton qui dépasse le ton ordinaire des relations entre gens bien élevés; il a de grandes raisons de s'observer et d'observer son élève très rigoureusement; et même cette observation doit être le correctif permanent des habitudes qu'il prendrait peu à peu, - d'autant plus que
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l'élève se modifiera sans cesse avec le temps. - Et ·ceci est toujours vrai, en petit comme en gran<l. Quand il se trouve qt1e la même observation est nécessaire à plusieurs reprises, il ~e faut pas la répéter deux fois sur le même ton, ou bien elle manquera son effet la seconde fois parce qu'à la première fois elle l'avait déjà produit. - La culture moràle, com-ine un ouvrage ou un discours bien composé, ne doit connaitre ni la inonotonie, ni la fadeur. Et l'édU<.;ateur ne peut espérer la conquête de la force dont il a besoin, que si cette préoccù-pation s'allie à un certain esprit inventif. Il faut en effet que la culture morale ait aux yeux de l'élève une étendue sans limites et son action doit avoir pour lui un pI'ix incomparable. Comme un élément dont toutes les parties ne cessent d'avoir une cohésion parfaite elle doit embrasser toutes les manifestati.o ns de son àctivité, afin qu'il n'ait même pas la pensée de la tourner. Elle doit toujours être prête à faire sentir son action; mais il faut en outre, si réellement elle peut quelque chose, qu'elle se surveille avec une prudence perpétu'elle, afin de ne pas causer, par précipitation, des doulcUTs inutiles à l'enfant. U.n enfant aux dispositions délicates peul souffrir profondément, il peut souffrir en silence, et dans son âme peuvent s'imprimer des souffranees qui le tourmenteront en- core à l'âge mûr. Pour être à même de supporter le plein effet d'une culture morale parfaite, l'élève a besoin d'une santé parfaite. On ne peut guère faire d'éducation lorsqu'il faut ménager un état maladif; et pour cette seule raison il faut déjà qu'un genre de vie réglée par l'hygiène soit la condition première el le fon dement de toute éducation.
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Mais en admettant même _ que des deux côtés tout soit parfaitement en ordre, et que la réceptivité la plus parfaite vienne au-devant de la culture morale la plus conforme aux règles : tout s'évanouira. comme les sons d'une musique, et aucun effet ne subsistera si, aux -sons de cette musique, les pierres ne se sont pas entassées pour former des murailles et pour aménager au caractère, dans le château-fort que figure un cercle d'idées bien déterminé, une demeure sllre et commode. IllEMPLOI DE LA OULTURE MORALE EN GÉNÉRAL
1 ° Comment la culture morale doit contribuer à la formation du cercle d'idées. - Cette collaboratiorl s'applique non pas tant aux heures d'enseignement qu'à l'ensemble de l'éducation. Maintenir l'ordre et la tranquillité durant les classes, écartel' la moindre trace d'irrévérence à l'égard du maître, tout cela regarde le gouvernement (la discipline). Mais l'attention, la corn· préhension vive sont absolument différentes de l'ordre et de la tranquillité. On peut dress~r les enfants à se tenir bien tranquilles, sans que cependant ils saisissent un seul mot de ce qu'on leur dit ! - Pour réal.iser l'attention il faut réunir bien des conditions. L'enseignement doit être clair, difficile plutôt que facile, sous peine de provoquer l'ennui. Il doit entretenir continuellement le même intérêt, comme nous l'avons dit plus haut. :\1ais il faut encore que l'enfant arrive avec la disposition d'esprit vol:ilue, et cette disposit,ion
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doit lui être habituelle : c'est là que la culture morale doit intervenir. Tout le genre dP- vie doit r:tre à l'abri d'influences qui pourraient le troubler; aucun sujet d'un intérêt prédominant ne doit pour le moment remplir l'âme. Il est vrai q_ e ceci n'est pas toujours u entièrement au pouvoir de l'éducateur; -1.out au contraire, le fruit entier de son travail peut être absolument détruit par un seul événement qui entraîne les pensées de l'élève. - Ce qui est davantage en son pouvoir, c'est de graver, par l'ensemble de la- culture morale, dans l'âme de l'enfant, qu'il tient énormément à l'atlention la plus minutieuse, en sorte que l'élève se trouve inexcusable de paraître aux leçons autrement qu'avec le plus entier recueillement. L 'éducateur qui a obtenu ce résultat peut éprouver du chagrin qu'en dépit de tout un hasard plus puissant vienne détourner vers une autre direction l'intérêt qui lui aura coftté tant de peine à conquérir; - il ne pourra faire autre chose que d·e céder, de suivre et d'accompagner l'enfant avec sympathie; la plus grave faute qu'il puisse commettre c'est de rompre les relations par des défenses intempestives. - Toutes ces distractions petites ou grandes, l'homme, en fin de compte, en revient avec les traits fondamentaux de ses pensées antérieurement ordonnées - il se rappelle tancien ; état de choses et peut donc s'y rattacher ; il y introduit les élément~ nouveaux et l'on peut découvrir des moments propices pour les analyser. Seulement il faut toujours qu'on retrouve la même souplesse, la même bonne volonté, la même franchise ; ou bien qu'on les . crée de nouveau, çar toute action immédiate de la cultµre morale est fugitive. Une fois que l'élève est à même de poursuivre de
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sa propre initiative la bonne voie, il lui faut de la tranquillité l A par,tir de ce moment, la culture morale doit renoncer graduellement à toutes ses prétentions et se borner au rôle de spectateur sympathique, bienveillant et confiant; les conseils eux mêmes ne doivent plus chercher qu'à provoquer l'élève à la réflexion personnelle. Rien n'est alors plus bienfaisant, rien n'est accueilli avec plus de gratitude que la peine affectueuse que prend le maîLre pour éloigner toutes les causes inopportunes qui pourraient troubler l'élève et retarder chez lui l'harmonieux développement Îlltéri·eur. 2° Formation du caractère par la culture morale. Comment l'action volontaire doit-elle être restreinte ou encouragée? Nous supposons ici que le gouvernement a déjà pris soin d'obvier à .tout désordre qui, en outre de ses conséquences extérieures immédiates, pour!_'ait introduire dans l'âme de l'enfant des traits .grossiers de malhonnêteté. Il ne faut surtout pas oublier que l'action de l'hommt ne comprend pas seulement l'activité qui tombe sous les sens, mais encore l'accomplissement intérieur: l'union des deux est indispensable pour constituer le caractère. L'activité multiple qui chez les enfants bien portants n'est que l'expression de leur besoin de mouvement, les continuelles volte-faces des natures légères, et même les plaisirs grossiers qui sont l'indice d'une brutale virilité : tous ces symptômes apparents d'un caractère futur n'en apprendront pas autant à l'éducateur qu'une action unique, calme, réfléchie, faite de bout en bout par une âme repliée sur ellemême, ou qu'une seule résistance opi~iâtre <l'un
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enfant habituellement facile à. conduire : et même dans ce cas il faut unir à l'observation beaucoup de réflexion. La véritable fermeté n'existe jamais chez les enfants; ils sont incapables d'échapper à la modification du cercle d'idées 'qui les attend de tant de cNés, voire même, nous l'espérons, de la part de l'éducateur. Mais Ja culture morale est à peu près réduite à l'impuissance lorsqu'une actiop de l'enfant révèle une tendance déterminée, armée de réflexion: à moins qu'on ne veuille compter pour quelque chose ce résultat que, les occasions éloignées, l'enfant n'a pas le temps de s'y exercer assez pour en arriver à l'habitude: il faudra alors avoir soin de supprimer radicalement les occasions <"t reconnaître qu'on ne peut lutter contre l'imagination que par des occupa~ tions vivç1.ntes et attrayantes d'une autre nature, ce qui rentre encore dans l'action qu'il faut excercer sur le cercle à'idées . On 1mra donc à cœur de recourir à ce moyen, dès qu'il s 'agira de détruire une perversion sérieuse ; et c'est la culture morale qui doit surtout y contribuer : on négligera totalement, dans les cas indiqués, de faire appel aux châtiments rigoureux! Ils sont à leur place lorsqu'une teudance nouvelle se manifeste pour la première ou la deuxième fois et sans préméditation, sous les apparences d'une faute qui, si elle n'était point réprimée, se répéterait et finirait par laisser dans l'âme un trait vicieux. C'est alors que sans tarder 111 culture morale doit intervenir avec énergie. Airn~i le premier mensonge inté- ressé ne saurait être trop sévèrement puni, ni réprouvé avec trop de persévérance par des rappels fréquents, qui graduellement ij'envelopperont de plus de douceur, et l'on ne doit point craindre de porter les coups les
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plt,1s douloureux afin d'en graver la haine jusqu'au plus intime de l'âme. Quand il s'agit d'un menteur invétéré, ce même traitement ne servirait qu'à le rendre plus dissimulé et plus astucieux: il faut qu'avec une pression croissante· on l'enserre de plus en plus étroitement dans la situation fausse où il se place luimême; mais ce procédé ~eul n~ serait pas suffisant. Il faut ql.lè l'âme tout entière soit élevée, afin qu'elle sache sentir et estimer la possibilité de se procurer une estime qui ne peut être compatible aveo le mensonge. Mais le pourra-t-il, celui qui ne possède pas l'art de mettre en mouvement le cercle d'idées, en l'attaquant de n'importe quel côté? Oµ bien se figuret-on qu'il suffise pour cela de quelques discours isolés ou de quelq\leS exhortations? Il est une activité extérieure multiple, sans profondeur ni constance dans les tendances ni la réJlexion, et qui révèle des apt.itudes physiques plutôt que des dispositions intellectuelles; ell~ ne saurait cons~ituer un caractère: elle s'oppose au contraire à l'affermissement du caractère. Elle peut être tolérée comme manifestation de l'humeur joyeuse, favorable ::i la santé comme aussi au développement de l'adresse corporelle i bien plus, elle donne à l'éducateur le temps de tout préparer pour la détermination ultérieure du caractère, et à ce point de vue elle est profitable. D'autre part, elle n'est pas à souhaiter, parce que l'éducation ultérieure du caractère pourrait aisément s'en,trouver remise au delà de la période d'éducation. En conséquence, lorsque la formation d1~ cercle d'idées est arriérée ou qu'elle a besoin d'être:, fortement rectifiée, on ne peut rien sou.h~iLer de mieux que de voir la jeunesse manifester longtemps ~a jo_yeuse gaieté sans
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direction préci::;e; si, au contraire, le cercle d'idées existant permet déjà d'espérer une judicieuse déLermination du caractère; alors il est temps, quel que soit d'ailleurs l'âge de l'élève, d'y joindre une activité sérieuse, afin que l'homme se fixe bientôt. - Quiconque a été lancé trop lôt dans une activité ayant de l'importance n'est plus susceptible d'éducation ; ou celle-ci, tout au moins, ne peut être renouée qu'avec beaucoup de désagréments et un succès amoindri. En général, l'activité extérieure ne doit jamais être provoquée de telle sorte que la respiration intellectuelle - l'alternance de concentration et de réflexion dont nous avons parlé plus haut -- en soit troublée. Il est des natures pour lesquelles il faut, dès la prime jeunesse, s'imposer comme maxime d'éducation de soustraire à leur activité l'excès des attraits extérieurs. Sinon elles-n'auront jamaï"s ni profondeÙr, ni décence, ni dignité; elles n'auront pas assez de place dans le monde; elles feront du mal dans l'unique but d'agir: on les redoutera, et qu&nd on le pourra, on les repoussera. Pour ceux qui s'adonnent de bonne heure, avec une passion exclusive, à une occupation inintelligente, on peut présumer à coup sür qu'ils sont et resteront des esprüs vides, et qu'ils seront même plus insupP.ortables que les autres, parce que l'intérêt qui les anime encore pour le moment ne pourra même pas persister avec la même force ni les protéger contre l'ennui. Après ces considérations il nous faut encore tenir compte des distinctions que nous avons faites précédemment .dans la ·partie subjective aussi bien que dans la partie objective du caractère. La culture morale doit avant tout compléter les dis-
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positions naturelles par rapport à la mémoire de la volonté. On sait déjà qu'un genre de vie uniforme et simple, l'éloignement de tout ce qui pourrait être une cause de changement et de distraction, contribue à ce résultat. Quant à l'influence spéciale quer l'éducateur peut exercer p&r son attitude vis-à-vis de l'élève, on s'en rend le mieux compte en se représentant l'impression toute différente que l'on ressent, suivant que l'on vit avec des gens au caractère constant ou des gens au caractère versatile. Avec ces derniers nos relations subissent des modifications fréquentes: pour nous maintenir nous-mêmes à côté d'eux, il nous faut deux fois plus de force qu'avec les premiers qui nous communiquent insensiblement leur ég,alilé d'humeur et nous font avancer dans une voie unie, en nous présentant toujours le même rapport. - Mais dans l'éducation il faut se donner infiniment de peine pour montrer toujours aux enfants le même vis-age, les circonstances restant les mêmes; il est tant de choses en effet qui nous émeuvent et que les enfants ne peuvent comprendre et qu'ils ne doivent pas davantage éprouver. Et quand plusieurs enfants se trouvent réunis, le travail de l'éducation affecte lui-même de tant de façons différentes, qu'il faut une sollicitude toute particulière pour rendre à chacun la disposition d'esprit qu'il a fait naître, et ne pas confondre ni altérer par la confusion les différents tons qu'il faut prendre à l'égard des divers enfants. C'est ici que les dispositions naturelles de l'éducateur entrent en ligne de compte, non moins que l'expérience qu'il a du commerce des hommes. Lorsque celle-ci fait défaut et que celles-là n'ont qu'unè influence nuisible, l'insuccès de la culture morale peut souvent provenir uniquement
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de ce que l'éducateur ne sai~ pas assez se dominer pour paraître indifférent, si bien - 1e~_ qÙ€ élèves confiés à ses soins ne le comprennent plus et renon0ent à l'espoir de pouvoir j.amais le satisfaire. C'est précisement le contraire de ce qui fait la première exigence de la culture morale ayant en vue la formatio_ du caractère. En n effet, ce qui existait en fait de mémoire de la volonté se trouve diminué de tout ce que la culture morale aurait pu réaliser, et le caractère se voit forcé de chercher un asile dans quelque profondeur cachée. Celui qui réuss-ira le premier avec une culture morale qui tient l'en.fant (j'appelle ainsi celle qui collabore comme il convient à la mémoire de la volonté) sera donc l'éducateur qui aura naturellement le caractère égal. Mais celui qui peut se vanter d'un tel avantage doit prendre garde de ne pas satisfaire à la deuxième condition. La culture morale doit avoir également 1rne action déterminante, afin que le choix se décide. Or, pour cela, il faut une âme mobile, toujours à même d~ répondre aux mouvements de l'âme enfantine. Ce qui dans ce cas est encore plus important que les dispositions naturelles de l'éducateur, c'est la concen ration de son esprit, qui doit être gagné à l'éducation, de telle façon que l'éducateur, en grande partie déterminé par l'élève, le détermine à son tour par une réaction naturelle. Il faut qu'il soit entré dans les désirs de l'enfant pour la partie où ils sont innocents et qu'il ait fait sien ce qui, dans les vues et les opinions de l'élève, est quelque peu fondé; il doit se garder de vouloir corriger trop tôt avec rigueur ce qui pourra lui fournir des points de contact; ou est bien forcé d'être en 'contact avec celui que l'on veut déterminer? Mais ceci est un point qui demande à êlre
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développé par l'application plutôt que par la plume. Il serait plus facile de traiter par écrit le deuxième élément de la culture morale déterminante : elle doit, comme nous le savons, accumu1er autour de l'enfant et avec suffisamment d'insistance tous les sentiments qui peuvent le déterminer naturellement, et l'entourer sans cesse des conséquences engendrées par chacune de ses façons d'agir ou de penser. Ce qui se trouve être l'objet du choix ne doil pas aveugler par un éclat équivoque; les plaisirs et les ennuis passagers ne doivent ni trop attirer ni trop effrayer; il faut que d'assez bonne heure l'élève sente la véritable valeur des choses. Parmi les procédés pédagogiques qui doivent amener ce résultat, il faut remarquer surtout les réelles punitions en usage dans l'éducation; elles n'ont pas besoin d'impliquer une juste mesure du châtiment, comme cell~s demandées par le gouvernement; elles doivent êlre calculées de telle façon qu'aux yeux de l'individu elles restent toujours un avertissement bien intentionné,et ne produisent pas une antipathie durable à l'égard de l'éducateur. C'est la façon dont l'élève est sensible aux punitions qui est ici la règle décisive. Quant à la qualité de la punit.ion, la différence entre les punitions d'éducation et celles de gouvernement est évidente: les dernières visent uniquement à rendre, par n'importe quel moyen, la quantité de bien ou de mal méritée par l'élève; les premières, au con"traire, doivent chercher autant que possible tout ce qui serait positif ou arbitraire et s'en tenir uniquement, quand ·elles pourront le faire, aux suites naturelles des actions humaines. De bonne heure elles doivent en effet déterminer l'élève comme il se trouverait déterminé après une plus mûre réflexion personnelle et assagi peut-être
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par les ennuis supportés. En outre, le choix qu'elles produisent aurait une tendance à n'être que passager ou du moins de devenir plus tard hésitant. - Les récompenses pédagogiques sont à établir d'après ces mêmes principes. Mais elles n'auront guère d'efficacité si elles ne peuvent tabler sur un ensemble de rapports qu'elles pourront encore accentuer. Mais nous avons assez parlé d'un point qrn a déjà tant occupé les éducateurs. L'élément subjectif du caractère consiste, comme nous l'avons dit, à se prononcer soi-même en des principes. La culture morale y contribue par un procédé régulateur. On suppose que l'élève a déjà fait son choix; on ne doit donc pas l'inquiéter davantage; il n'est plus question de prévenir ni d'intervenir d'une façon sensible. L'élève agit lui-même; et il ne peut être jugé par l'éducateur que d'après la mesure qu'il lui fournit:. lui-même,. Le conta~t du professeur et de l'élève fait sentir à celui-ci qu'une façon d'agir inconséquente ne trouverait ni compréhension ni réponse, qu'elle suspendrait même les relations et le commerce, jusqu'à ce qu'il plai eau jeune homme de rcn:. trer dans une voie connue. - Parfois les enfants qui voudraient de bonne heure être <les hommes ont besoin qu'on leur fasse remarquer que leurs principes saisis au passage manquent de maturité et pèchent par la /. précocité. Mais il est rare que cela puisse se faire immédiatement, car à douter de la fermeté prétendue de quelqu'un on ne risque que trop de l'offenser. Quand on se trouve en face d'un jeune raisonneur il faut, à l'occasion, l'embarrasser dans ses propres rai" sonnements, ou encore l'amener à se fourvoyer dans 1es circonstances extérieures. Une fois qu'il se trouve
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surpris il est facile de cl~oisir le bon moment pour le ramener à la modestie et lui faire embrasser d'un coup d'œil les degrés de culture qu'il lui reste à parcourir. Plus on saura réduire adroitement les principes imaginés au rang de simples exercices prépnratoires en vue de produire la détermination personnelle, et plus les véritables sentiments de l'homme se manifesteront sous forme de maximes et fortifieront, par l'élément subjectif correspondant, le véritable élément objectif du caractère. Mais il y a là ,m écueil contre lequel se brise facilement même une éducation judicieuse par ailleurs. Les maximes qui jaillissent réellement des profondeurs de l'âme ne veulent pas être traitées comme celles provenant du simple raisonnement. Si l'éducateur commet la faute de se montrer, ne füt~ce qu'une fo.is, dédaigneux à l'égard de ce que l'élève juge très sérieux, il peut y perdre le résultat de longs efforts. Qu'il l'éclaire de Fia lumière et le blâme même, mais se garde de le mépriser comme du pur verbiage. C'est ce qui peut d'ailleurs se produire par une erreur bien naturelle. Les jeunes gens qui disposent de beaucoup de vocables et se trouvent à la période o@ l'on cherche l'expression, mettent souvent de l'affectation dans le langage de leurs sentiments les plus vrais et provoquent ainsi, à leur insu, une critique qui se montre à leur égatd de la plus criante injustice. La lulte, dans laquelle les principes cherchent à s'affirmer, la culture doit la soutenir, pourvu que les principes le méritent. Deux choses importent ici : il faut connaître exactement la disposition d'âme des combattants, et avoir de l'autorité. Car c'est précisément l'autorité intérieure des principes personnels qui doit être fortifiée et complétée par une autorit.é exté-
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rieurn absolument de même nature. Ce sont ces considérations qui déterminent la conduite du professeur. Il faut <l'abord user de précaution dans l'observation des combattants; puis on achèvera le tout en se montrant sérieux, calme, ferme, prudent dans les travaux d'approche. Mais la -culture morale intervient pour modifier largement tout cela. Loin d'affirmer que la mémoire de fa volonté soit toujours la bien-venue, nous disons au contraire qu'en présençe d'aspirations mauvaises, l'art de la culture consiste justement à les embarrasser, à leur faire houle, et à les faire tout doucement tomber dans l'oubli par toutes les occupations différentes et contraires qui solliGitent l'âme. Il ne faut pas que le choix soit déterminé par le résultat profondément ressenti des actions au point de jeter une ombre sur l'estime qu'il faut accorder à la bonne volonté, sans autrement s' oc-cuper du résultat. L'élément objectif du caractère doit d'abord affronter la critique morale avant que l'on puisse favoriser ses eftorts quand il veut s'ériger en principes et s'affirme~ par la .lutte. Dans les premières années, alors que l'enseignement et l'entourage invitent aux premières conceptions morales, il faut remarquer et ménager les moments où l'âme paraît en èt.re occupée. Il faut que la disposition d'esprit reste calme et claire : voilà ce que la culture morale doit réaliser en premier lieu. On a souvent dit, et à certains égards on ne saurait trop le répéter, , qu'il faut conserver aux enfants leur esprit enfantin. Mais qu'est-ce qui gâte cet esprit enfantin, ceL esprit naïf qui regarde tout droit devant lui dans le monde, ne cherchant rien, et remarquant précisément pour cela tout ce qu'il faut, voir? - Ce qui la gâte, c'est
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tout ce qui réagit contre le n9 turel oubli de soi-même. L'homme bien portant n'a pas la sensation de son corps ; de même l'enfant insouciant ne doit pas avoir la sensation de son existence, pour qu'il ne jauge pas d'après elle l'importance de toute chose extérieure à lui-même. Alors on peut espérer que parmi les remarques qu'il fera se trouveront également des conceptions claires du juste et de l'injusle au point de vue moral; et sa façon de juger les autres à cet égard, il se l'appliquera à lui-même; et de même que le particulier est soumis au général, de m~me il se trouvera soumis à,sa propre censure. Tel est le commencement naturel de la culture morale, faible et incertain en luimême et ayant besoin d'être fortifié par l'instruction . .Mais il est troublé par toute excitation vive et durable qui donne au sentiment de soi une prédominance, grâce à laquelle le propre moi devient un point de relation pour l'extérieur(1 ). Une telle excitation peut être agréable ou désagréable. Ce dernier cas se présente dans la maladie ou l'état maladif, et même chez dei:: tempéraments d'une très grande excitabilité; les éducateurs savent depuis fort longtemps combien le développement morale en souffre. C'est encore la même chose qm aurai t lieu si l'on traitait l'enfant avec dureté ouqu'6nle taquinâtlropsouvent ou qu'on négligeâtlessoinsquisont dusauxbesoins de l'enfant. En revanche, c'est à bon droit que l'on donne le conseil de favoriser la gaieté naturelle des enfants. Mais la pédagogie n'a pas moins raison quand elle déconseille tout ce qui poûrrait, par des se~timents de plaisir, faire ressor(1) On n'a pas à redouter la conception théorique du propre moi, la connaissance de soi-même; CE'lle-ci montrera l'individu tel qu'il apparaît au milieu des c.hoses qui l'entourent.
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tir le propre moi: par conséquent tout ce qui, sans aucune utilité, occupe les désirs, éveille trop tôt ceux qui sont réservés aux années ultérieures, tout, en un mot, ce· qui entretient la vanité et l'amour-propre. Par contre l'enfant aussi bien que le jeune garçon ou l'adolescent, c'est-à-dire l'élève de tout âge, doit être habitué à suppc_>rter la censure qu'il provoque, autant du moins qu'elle est juste et compréhensible. Un point capital de la censure consiste à veiller à ce que toutes les voix de l'entourage, qui représentent en quelque sorte l'opinion publique, fassent entendre les critiques dans une juste mesure, sans les rendre désagréables par des commentaires offensants. Il s'agit de faire en sorte, et ceci implique des efforts nullement superflus, màis fort peu considérables que l'enfant comprenne bien cette voix de son entomage et la fortifie même par l'aveu qu'il se fera au plus intime de lui-même (1). Si l'éducateur est obligé de représenter à lui seul l'opinion générale, ou même de la contredire, il lui sera difficile de donner du poids à sa critique. Ce qui importe alors surtout, c'est qu'il possède une autorité prépondérante, à côté de laquelle l'enfant n'estime plus aucun autre jugement. - Dans les premières années, l'instruction morale élémentaire se confondra presque avec cette censure; nous en laissons ici le soin aux mères et aux écrits enfantins bien
(1) On aurait tort d'éviter obstinément tout aveu public, quand les circonstances s'y prêtent; mais d'autre part, il ne faut pas que l'éducateur Je fasse dégénérer, par sa propre fautP., en jeu facile, en habitude, en moyen habile de s'aj,tirer des flatteries . Quiconque aime se confesser ainsi, n'a plus de honte. Et quand l'enfant avoue par ses actions , c'est-à-dire qu'il lient compte des indications données, une culture morale trop dure ne pourrait ne lui arracher que des mols.
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faits; nous demandons seulement qu'on ne la réduise pas à inculquer des maximes ; car un. tel procédé, même dans les cas les plus favorables, devance la formation subjective du caraotère et même la dérange, tout en portant préjudice à la naïveté de l'enfant. Il est utile et même en quelque sorte nécessaire qu'à cette période l'on ménage et favorise la délicatesse de l'enfant en écartant de lui tout ce qui pourrait habituer son imagination à la laideur morale. Pour cela il faut des précautions, mais on évitera toutes les mesures particulièrement gênantes, tant que le corps aura besoin de garde et de soins continus. Mais jamais la mère ne doit empêcher son enfant de s'ébattre librement dans les champs, dès qu'il sera en mesure de le faire, et les pédagogues se mettent dans leur tort quand aux préoccupations occasionnées par la nature physique ils ajoutent encore des inquiétudes à propos de la nature morale, d'autant plus qu'ils se trouvent amenés ainsi 1 au fur et à mesure que l'enfant avance en âge, à vouloir se rendre maîtres de tout l'entourage, sans remarquer que l'excès de soins, au moral aussi bien qu'au physique, est le pire des moyens pour aguerrir l'homme contre les intempéries du climat. Empêcher le froid extérieur de pénétrer ne veut pas dire augmenter la chaleur intérieure; par contre, l'augmentation de la chaleur morale provient en grande partie du travail intérieur et de l'excitation à laquelle la force existante déjà se trouve peu à peu conduite par les aiguillons du mal extérieur. - Il n'y a qu'un éducateur négligent qui puisse voir un enfant accepter comme modèle et imiter tout ce qu'il voil. Il suffit d'une moyenne sollicitude pédagogique pour que l'élève continue, pour lui seul, le chemin de sa culture et se borne à
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considérer et à juger comme des phénomènes étrangers toute la grande activité des naturP,S grossières, à part quelques comparaisons qu'il en fait avec ses propres aspirations. Et quand il se rencontre _ vec de tels a individus, ils blesseront si fréquemment son e!=prit plus délicat et lui feront sentir si bien sa propre supériorité intellectuelle que l'éducateur, pour peu qu'il ait auparavant fait son devoir, aura de la peine à rétablir les relations nécessaires entre celui dont ses soins ont fait quelqu'un de supérieur et ceux que le sort aura négligés. Mais ces réunions dues à une intention formelle, tout en servant à contrebalancer la présomption de l'élève, forceront son amour-propre à s'appuyer d'autant plus -sur le moral que l'immoral le rebutera davantage. Telle est la marche nécessaire de la culture morale par rapport à l'entourage. O:n suppose bien, il est vrai, une moralité existante antérieurement et très forte. Pour ne pas répéter combien il faut compter ici sur le cercle d'idées, je ne rappellerai que les points essentiels de lil rencontre entre élève et professeur. L'approbation méritée, accordée sans bruit, mais avec largesse et de tout cœur, est le fon,dement élastique sur lequel doit s'appuyer la puissance d'un blâme non moins abondant, éloquent, bièn mesuré et rendu énergique par les tournures les plus variées; et cela, jusqu'à ce que l'on constate que l'élève en est intérieurement saturé, et que l'un et l'autre lui servent à se guider et à se diriger. l:'ne époque vient forcément- u·n peu plus tôt ou un peu plus tard - où. l'éducateur dirait des paroles superflues, sïl voulait encore énoncer ce que l'élève se dit tout aussi bien lui-même. Et de ce moment datera une certaine familiarité, - qui jusqu'à ce jour n'eüt
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pas été à sa place; - et sous forme de méditations consacrées à des affaires communes l'on revient alors, en temps opportun, sur ce que l'homme a charge de faire en lui-même au point de vue moral. Nous sommes ici dans la sphère de la résolution morale et de la contrainte personnelle. Un langage ferme et énergique n'y est plus à sa place, c'est entendu; mais à force de rappeler les fautes commises, de répéter ses réprimandes avec une douceur de plus en plus grande, on arrive à mettre une attention constante, uniforme dans l'observation de soi-même. Ce qui importe à la moralité, ce n'est pas seulement la qualité ni la force des résolutions, mais encore la somme de leurs points de contact avec toutes les parties· du cercle d'idées. La loyauté morale a pour condition nécessaire une sorte de présence universelle de la critique morale. Une personne étrangère ne _saurait jamais mettre lrop de ménagements dans cette critique; mais d'autre part, quand on veut parler fort, critiquer et exhorter d'une certaine façon complète, on fera bien de choisir les moments qui peuvent permettre d'embrasser d'un seul coup d'œil et de revoir toute une longue série d' événements; il faut s'élever au-dessus du fait isolé, qui ne peut servir que d'exemple sans p.:>uvoir, envisagé d'un point de vue supérieur, donner de la clarté aux considérations générales. Autrement on aurait l'air mêsquin d'envelopper des choses insignifiantes dans de grands mots. P our ce qui est enfin de l'aide à donner dans la lutte morale, l'ensemble des relations qui existent entre l'élève et l'éducateur doit déterminer ici, comment ils peuvent se rapprocher l'un de l'autre et prendre con-
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tact. La confiance est, certes, chose bien souhaitable; mais il faudrait qualifier d'inintelligente une conduite qui supposerait comme réelle une confiance n'existant pas en fait. Serait-il possible à quelqu'un de parler plus exactement en des règles générales? Je préfère laisser à la nature humaine et au zèle de l'éducateur le soin de rechercher avec toutes les précautions voulues la pl~ce etla manière de saisir et d'élever avec le plus de sûreté et de succès à la fois, en des moments dangereux, les élèves confiés à sa sollicitude.
�CHAPITRE VI
Examen des éléments spéciaux de la culture morale.
Une pédagogie détaillée trouverait ici l'occasion d'exposer tout l'e trésor de ses observations et de ses tentatives, sans pourtant nous donner un tout. Tel n'est pas mon dessein; je serai, t~)Ut,au contraire, plus bref même que ne semblerait le permettre en lui-même le plan de cet ouvrage; et cela pour deux raisons. La première est celle-ci : aux endroits où il me faudrait parler des diverses manifestations du moral et de-la culture morale, je ne pourrais faire autrement que de renvoyer le lecteur à ma philosophie pratique qui n'est pas encore publiée; malgré toute la brièveté il ne sera pas possible d'éviter complètement cet inconvénient. En second lieu, je me crois en droit de supposer que tous les lecteurs de mon présent livre auront étudié au préalable l'ouvrage de Niemeyer, devenu classique, non seulement pour la langue mais encore pour son harmonieux développement. Je l'estime surtout parce qu'il renferme, éparpillées partout, toute une foule de fines remarques relatives à ce qui dislingue spécifiquement la conduite pédagogique. Les
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observations qui se trouvent accumulées aux paragraphes 113-130 du premier volume sont peut-être les plus importàntes : elles établissent les principes particuliers de l'éducation morale, par rapport à certaines vertus ou certains" défauts. A cette occasion je demande au · lecteur de bien vouloir, s'il établit une comparaison entre - les principes de Niemeyer et les miens, rechercher les points communs plutôt_que les contradictions. Il m'est avis qu'il est plus profitable d plus honorable pou·r moi d'inciter mes lecteurs à faire cette comparaison que de les voir tourner autour de la question ordinaire : qu'est-ce que cet auteur nous apporte de nouveau? Certes, il y aurait une raison irréductible de conflit entre nous si Niemeyer prenait absolument au sérieux les paroles qu'il écrit dans sa préface : en matière _ d'enseignement tout dépend. d'une expérience plus ou moins longue. Si Locke et Rousseau disaient cela,je ne serais _ en peine pour mettre ces paroles d'accord pas avec l'esprit de leurs écrits, et ce serait précisément une raison pour moi de me poser en adversaire de leurs doctrines. Que Niemeyei: me pardonne si j'en crois son ouvrage plutôt que cette affirmation ! Ce qui lui assure une supériorité décisive sur les étrangers, et nous permet d'être fier de son esprit allemand, c'est, du moins à mes yeux, la tendance nettement morale de ses principes; chez les deux autres, au contraire, c'est l'arbitraire grossier qui règne et se propose, à peine adouci par un sentiment moral très indécis, de préparer la vie terre à terre des sens. Mais je n'ai nullement besoin de démontrer à Ni~meyer que les véritables principes moraux ne s'apprennent pas du tout par l'expérience, et que même la concep-
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tion des expériences est modifiée par les sentiments que chacun y apporte. D~ cette façon j'aurai prévenu jusqu'à l'apparence d'un conflit, surLout si j'ajoute cet aveu : cet ouvrage a pour origine ma collection d'observations et d'expériences faites avec grand soin et recueillies dans les circonstan0es les plus variées - autant qHe ma philosophie personnelle.
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CULTURE MORALE OCCASIONNELLE OU CONSTANTE
La raison qui nous a permis de distinguer l'enseignement analytique de l'enseignement synthétique peut encore nous servir dans la culture morale. Car ici encore la façon dont l'élève va au-devant de l'éducateur est un facteur important; et de même que l'enseigement analyse le cercle_d'idées existant, afin de le rectifier, de même la conduite de I 'élève a besoin bien des fois d'une réplique qui la ramène dans la bonne voie, et 1es circonstances fortuites ou occasionnelles ont également besoin que quelqu'un en dirige les conséquences. Dans toute direction d'affaires il se produit quelque chose d'analogue; c'est ce qui nous fait saisir la différence entre des mesures isolées, interrompues, occasionnelles, et le procédé continu qui, toutes les circonstances étant supposées les mêmes, continue son travail d'après le même plan. C'est d'ailleurs une vérité partout et toujours reconnue que, plus ce procédé constant est approprié au but poursuivi, plus on s'y tient exactement, et plu~ les
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affaires en arrivent à une sorte de prospérité qui offre des forces pouvant servir aussi b~en à tirer parti d'i:p.cidents favorables qu'à éviter tout ce qui serait préjudiciable. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier dans la culture morale ! Elle aussi connaît une espèce de fausse économie qui, à l'occasion, voudrait d'un seul coup faire de grands bénéfices et néglige en même temps de bien administrer la provision acquise et de l'augmenter sans cesse; - mais en face d'elle il - existe une a,utre méthode d'acquisition, juste et certaine: elle dispose et maintient toutes les circonstances de façon que les mêmes sentiments, les mêmes résolutions se reproduisent toujours et se fortifient et s'affermissent par là mème. On devra donc s'occuper avant tout à faire entrer et rester la culture morale constante dans la bonne voie ; il faudra même augmenter de sollicitude quand des mesures prises occasionnellement ont dérangé quelque chose dans la situation auparavant bien ordonnée. Des façons inhabituelles tout comme des événements extraordinaires, - surtout les punitions et les récompenses, laissent facilement des impressions qui ne doivent ni durer ni surtout s'accumuler. C'est un art tout particulier que de savoir tout ramener à l'ancien état de choses en organisant sa conduite comme s'il ne s'était rien passé.
�EXAMEN DES ÉLÉMENTS 8PÉCIAÙX UE tA CULTURE MORALE 249
II
.LA
CULTURE
MORALE
AU
SERVICE
D'INTENTIONS
PARTICULIÈRES
Il nous faut rappeler d'abord ce que hous avons dit au chnp1tre III sur l'élément détetminable et déterminant du caractère. Ce qui est déterminable, ce sont les appétits grossiers et le vouloir, c'est-à-dire ce que l'on veut supporter, posséder, faire. Ce qui est détetminant, ce' sont les idées, c'est-à-dire l'équité, la bonté, la liberté intérieure. Ces deux éléments ont leur origine dans l'ensemble du cercle d'idées; ils dépendent par conséquent, dans leur développement, des mouvements divers de l'âme, des instincts animaux aussi bien que des intérêts motaux. Mais il ne s'agit plus ici de leur origine, puisqu'à plusieurs reprises j'ai dit ce que je pensais de·Ia formation du cercle d'idées. Nous considérons plutôt, à l'hèure àètuelle, les résultats du cercle d'idées existant qui se manifestent sous une forme double, partie dans le détetminable moral, partie dans le vouloir détérminant et vorit ainsi audevant de la culture moralé qui peut les restteindre ou les favoriser. Nous nous ttouvons alors én présence · d'un travail de cotnbinais<in, semblable à eelui qu'au livre II, pour indiquer la matche de l'enseignement, nous avons exposé èn forme de tableaux. Quelle doit être là fonction de la culture occasionnelle ou constante pour dévelo·p per, dans le jeune homme, l'esprit de patience, de propriété, d'activité, en même temps quê les idées d'équit6, de bonté, de liberté inté11>
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PÉDAGOGIE &ÉNiRALE
rieure? Comment doit-elle collaborer à tous égards pour tenir, déterminer, régler, soutenir? Comment doit-elle surtout contribuer pour sa part à f'ensemble de la formation et à chaque idée morale en maintenant l'esprit enfantin, par l'approbation ou le blâme, le souvenir ou l'avertissement, par la confiance qui élève la force morale personnelle? Je laisse aux lec. teurs, ou plutôt aux éducateurs en pleine période de travail le soin de se livrér à ce sujet à de longues mé- . dilations, afin de t.o ut coordonner. Les raisons citées plus haut me seront une excuse suffisante si je n'essaie pas une fois de plus de donner une esquisse embrouillée de l'enchevêtrement de ces idées et si je me contente, après avoîr rappelé la possibilité d'un tel enchevêtrement, d'y ajouter encore, mais avec une rédaction plus libre, quelques remarques ayant trait au même sujet. Ce qui importe pour la manifestation d'un caractère juste et exa_ ce n'est pas seuiement l'élément moral ct, de la volonté, mars encore ce qui transparaît en quelAue sorte sous cet élément, c'est-à-dire ce que l'homme aurait voulu et mis à exécutio·n, si la détermination morale n'était pas venue modifier la direction de l'activité. Prenons deux personnes absolument pareilles quant à la bonté de la volonté: quelle différence n'y aura-t-il pas dans les actes et l'effica_ cité de cette même bonne volonté, si l'un des individus se voit forcé de compter avec toute sorte de capr'ices faibles et changeants, tandis que l'autre n'a qu'à dominer, par les résolutions morales qui s'y ajoutent, un ensemble solide et bien ordonné d'aspirations ! Dans ce dernier cas la . résolution morale trouvera de quoi s'appuyer; à côté de ce que l'on était capable d'oser et de penser, le
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choix meilleur ressort maintenant comme choix. Et grâce à cela la résolution morale trouvera une autre fois une mesure de force et de rapidité comme aussi d'habileté à manœuvrer parmi les obstacles extérieurs, plus grande que ce qu'elle aurait pu faire à elle seule. Enfin, chezleshommesaucaractèredéjà ferme, les conséquencés, toutes les fois que ces homrri:es se sont déterminés eux-mêmes paN:levoir, se produisent de façon continue; un autre individu, par contre, s'arrêterait à tout instant., recommencerait et ne pourrait faire appel aux travaux adjuvants les plus ordinaires que si l'impulsion lui en vient directement des considérations morales; ce qui entraînerait une confusion regrettable de ce qu'il y a de plus élevé avec ce qu'il y a de plus bas et les rendrnit tous denx insupportables. Mais comment les appétitions et le choix peuventils s'être décidés et affermis par des maximes, comment un plan solide peut-il s'établir en vue de la vie extérieure, sans que ce choix, ces maximes, ce plan partent de ce que l'on s'efforce de posséder et de faire et se continuent par ce que l'on s'apprête à supporter et à entreprendre dans ce but? Tout cela se concentre en un seul choix; et quand l'activité n'est pas en rapport avec les désirs de propriété, quand la patience vient à manquer juste au moment. où il s'agit de profiter des bons instants, les inconséquences dans la vie extérieure et le manque d'harmonie à l'intérieur se-r0nt inévitables. A force d'enchevêtrer ainsi ce qui, en lui-même, n'a rien de commun ,avec la moralité, la réflexion finira par se trouver embarrassée à son tour, et c'en est fait alors de la disposition pure et sereine de l'âme, qui seule permet dè voir et surtout de faire le bien. Chez ·les peuples il en va de même : la régres-
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sion de la prospérité et de l'ordre extérieur entraîne la disparition du bien; mais la réciproque n'est pas vraie: le bien ne revient pas avec la prospérité et l'ordre extérieur. Néanmoins les dispositions d'esprit qui renfermenb l'esprit de résignation, de propriété, d'activité, sont spécifiquement distinctes. Le .premier est conciliant, le second ferme et constant, le lroisième un perpétuel recommencement. Les maximes de la patience sont négatives, celles dela propriété sont positives t cellesci dirigent avec persistance l'attention sur le même objet; les maximes de l'activité, au contraire, sont un progrès constant de l'esprit d'un objet à l'autre. Il semble donc difficile de réunir en une seule personne et avec une énergie éminente des dispositions si dissemblables. Il est plus difficile encore de concilier ce que l'on veut supporter, posséder et faire et de le faire rentrer dans un seul et même plan de vie. Et c'est d'autant plus difficile qu'en bonne logique un plan de vie ne peut pas être quelque chose d'absolumenl concret: il peut, tout au contraire, contenir uniquement les maximes générates d'après lesqueUes an pense tirer parti des occasions possibles, en vue dé faire va~oir des talents ou des avantages particuliers. Mais voyons d'abord le détail puis nous étudierons l'ensemble. De très bonne heure· il y a moyert de s'exercer à la patience. Le plus petit enfant est destiné par la nature à se soumettre à ces exercîces; et seule une méthode absolumenterronée pourrait, soit parun excès de gâterie ou un excès de sévérité 1 rendre la patience difficile à l'enfant. Grâce aux pédagogues mod·e rnes nous avons une vo_ moyenne juste et nettement déterminée et ie
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je puis considérer cette détermination comme acquise. De très bonne heure on peut également exercer l'esprit de propriété. Au point de vue pédagogique le présent sujet est bien plus déticat que le précédent. Représentez-vous d'une part un jeune enfant qui veut faire valoir ses droits de propriété, et d'autre part un garçon qui ne sait pas -ménager son argent de poche: cela suffira pour nous rappeler que l'esprit d'économie doit être créé de bonne heure, sans que cependant l'on fasse tort au bon cœur enfantin qui n'est guère compatible avec l'exclusivisme. - Sans nous préoccuper davantage de considérations morales un simple regard jeté sur la nature de l'enfant nous montre qu.e le véritable esprit de propriété ne réside nullement dans ce mouvement capricieux qui, durant un instant, -veut avoir telle ou telle chose, mais dans l'acte de la retenir continuellement, qu'il suppose donc une direc.:. tion ferme de l'esprit vers un point unique, et que, s'il S(l manifestait de très bonne heure, il indiquerait une sorte de maladie mentale on du moins un manque de vivacité: l'enfant, en effet, a tellemenl à faire pour suffire aux c0nceptions et aux expériences dans un moJlde encore nouveau pour lui, qu'il ne trouve pas le temps de fixer dans sa pensée la propriété d'une seule chose. Au lieu donc de provoquer exprès une telle maladie, il faudrait au contraire, si elle se manifestait - d'elle-même, employer le remède naturel, c'est-à-dire provoquer de plus en plus l'onfant à se donner des occupations multiples. Mais il y aura ·bientôt parmi les choses laissées à l'enfant certains objets sur l'usage desquels il compte et dont la privation lui resterait toujours sensible. Ces objets, ~n peul dire qu'ils sont siens et laisser son esprif de propriété s'y exercer.
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Mais il ne doit pas posséder en propre plus que son esprit ne peut contenir. En outre, les échanges opérés entre ce qui lui appartient et cé qui est à d'autres l'amènera de façon pressante à bien évaluer la valeur des choses. Et cela constitue une préparation en vue du temps où on lui donnera de l'argent. Afin qu'il comprenne en même temps que toute propriété demande ·de la peine, on lui fera régulièrement tout acquérir; mais on n'atteindra pas ce but quand, à la façon des grand'mères, on leur achète souvent leurs petits produits au-dessus de lew valeur marchande. - Il en va de même pour ce qui regarde la possesion de l'honneur. L'ambition, dans les premières années, serait une maladie, la pitié et la distraction en seraient les remèdes efficaces. Mais de même que le sentiment naturel de l'honneur se développe lentement et graduellement au fur et à mesure que grandissent les forces de l'esprit et du corps, de même il faut en prendre un soin jaloux et le préserver absolument de toute maladie mortelle. L'homme, en effet, a besoin, pour vivre, auss1 bien de l'honneur que de la possession matérielle des choses: celui qui gaspille l'un ou l'autre passe dans la société, et à bop droit, pour un vaurien. Et si, par la faute des artifices pédagogiques les soins à apporter au développement naturel de l'un ou de l'autre se sont trouvés entravés ou même absolument contrecarrés, il en résulte plus tard une faiblesse funeste, ou bien le sentiment, dans des éveils soudains, fera des soubresauts et n'en deviendra que plus aisé, ment la proie des préjug·és les plus vulgaires. - Ayez · donc soin de remarquer si un garçon a quelque considération au milieu de ses compagnons ou si, grâce à de petits travers, il devient l'objet de leurs taquineries.
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Dans ce dernier cas il faut le soustraire à ce commerce réellement préjudicable ; et n'allez pas vous aviser de vouloir punir les taquins qui ne sont pas dignes d'occuper votre sensibilité; mais votre coup d'œil pédagogique vous dira quelles suites pourraient en subsi~ter chez l'élève confié à vos soins. Cherchez à guérir ses faiblesses, à donner plu3 de relief à ses qualités et choisissez-lui une société dans laquelle ces qualités soient suffisamment remarquées pour faire passer sur toutes les petites imperfections qui pourraient s'y rencontrer. Enfin l'on peut de bonne heure faire des exercices d'activité. Dès que se. manifeste le moindre souci d'occupation, auquel l'enfantsetrouve manifestement invité par les objets qui l'entourent, il faut nourrir ce penchant, le guider, l'observer sans discontinuer, èssayer de l'amener, tout doucement et sans heurt, à se fixer et à s'arrêter plus longtemps au même objet et à poursuivre la même intention. Il est permis, certes, de jouer avec l'enfant, et de le conduire, en jouant, à des occupations utiles, à condition d'avoir compris au préalable tout le sérieux qui réside dans le jeu de l'enfant, ainsi que l'effort volontaire auquel il se livre dans des moments propices, à condition encore de ne pas s'abaisser jusqu'à lui, ce qui le gênerait et l'empêcherait de s'élever, parce qu'on aurait l'air de vouloir l'instruire encore dans les enfantillages auxquels, sans cela, il n'aurait pas tardé à renoncer. - Pour l'enseignement - analytique ou synthétique - qui vise à la clarté des idées élémentaires et en fait le début du travail proprement dit de l'éducation, on s'efforcera de gagner par le plus court chemin l'activité de l'enfant. - L'activité morale est salutaire, el1e aussi,
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tout comme l'activité des meQ1bres et qes organes intérieurs; il faut donc mettre le toµt en mouyement e.q même temps, afin d'~rriver au résqJt&t voulu, &aqs épuiser âucune force. Se~.1le une occupation longtemps prolongée sans être i11téressante consume l'esprit et le corps; mais cette consomption ne se fait p&s assez vite p,our que nous pµissioni;; nous dispenser de surmonter les premières difficultés de ce qui intéressera soµs pe4. Il faut habituer l'enfanL à l'activité lél plus va1-iée. Dès que l'enfimt réussira surtput tel oq tel travail, son activité en prendra une directioq particulière; il y aura ioujours un choix fait parmi les occupations, et ce choix prodµira toujours des traits particuliers dans le canictère et le plan de vie. , Mais cette directioq de l'~~tivjté qpit encore cadrer avec les désirs de propriété, et tous qeux doivent s'armer de cette patience, de celte sprte d'endurance dans l'attente et lé\ souffrance · que les circonstances exigent de préférence poµr <le tf!ls vœux et une telle activité. -Il ne s'agit pas ici d'alourdir les débuts de l'éducation par des exercices spéciaux afin çl'endur~ cir l enfa,nt en vue de telle pu telle professio:p. déterminée l La préoccupation de la cultur~gé:p.érale ne p.erm_et même pas à renfant de vou}Qir savoir, dès maintenant, ce qu'il a envie de faire plus tard et de kl\cer, suivant ce but, des limites à son intérêt.L'homme qui possède une culture multiple est prépar~ da.os beaucoup de sens; il peut choisir a,i:,sez tard, parce qµ'il lui sera toujours facile d 'acquérir les talents spéciaux nécessaires ; et par ce ohoix tqrdif il gag·nera infiniwent en sûreté de ne pas se tromper parce qu'il aura mal jugé de ses prédisposi~ions ou que les circonstances auront varié.
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Mais ce choix tardif fait par le jeune homme pourrat-il réunir dans une juste mesure les penchants qui l'inclinent à supporter, à posséder, à faire? on est en droit de l'attendre d'un esprit lucide, pleinement développé. Car ceci est l'affaire d'une réflexion énergique plutôt que de n'importe quel exercice préparatoire. On n'aura qu'à laisser cette réflexion opérer tout à son aise ; que l'on se garde de troubler l'adolescent qui commence à se déterminer lui-même, en faisant valoir toutes sortes de considérations secondaires ou même les prétentions d'une culture morale jamais terminée: sans s'en douter, on aboutirait ainsi à de véritables cruautés à l'égard d'une âme délicate et sensitive. Il faut au contraire prendre l'hapitude d'envisager l'avenir et de considérer le monde à la façon même du jeune homme. Une fois de plus nous constatons donc que la culture morale est le centre de · toute éducation. Seuls les hommes qu'on a laissés grandir dan~ des concep· tions embrouillées, voire même absolument fausses, ou ceux encore auxquels on n'a laissé nulle responsabilité à force de les Lirailler par les fils ténus de leur sensibilité junévile (les premiers comme les derniers sont du reste incapables de s'accommoderau monde), sefrottentet s'usentaux contradictions de leurs propres efforts pour succomber finalement avec d'autant plus de sû.reté sous la rude ,nécessité de s'occuper de leur existence matérielle el de s'arranger des autres convenances de la vie civile. Üe tels phénomènes peuvent alors inciter les éducateurs à accumuler une masse d'artifices méticuleux, afin d'inculquer à la jeunesse une somme d'aptitud~s en vue de l'el'.istence commune; ils peuvent même les pousser à vouloir acca-
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parer, par de tels verbiages, l'attention des hommes adultes, et remplir les librairies. - Pour peu que l'on ait pris soin d'assurer la chaleur de l'intérêt moral et la santé physique, il se trouvera bien, en fin de compte, suffisamment d'intelligence et de souplesse pour permettre à l'homme d'affronter la vie. Et les procédés adjuvants de la culture dont nous avons parlé plus haut servent uniquement à nous donner plus d'assurance, plus de fermeté et de courage pour traverser la vie et nous permettent d'exercer avec plus de sûreté, j'allais dire avec plus de convenance intérieure, la domination morale sur nous-mêmes. Mais n·oublions pas qu'il s'agissait simplement ici d'édifier le piédestal sur lequel, doit se dresser la dignité morale. La culture morale n'aurait pas une tâèhe bien relevée si ell_ n'avait qu'à développer l'esprit d'endurance, de e propriété et d'activité de façon à déterminer et à consolider, non plus ce qui devrait toujours transparaître sous les résolutions morales, mais un caractère ferme, étranger à la moralité. La véritable tâche de la culture morale consiste tout au contraire à surveiller et à rectifier, durant toute la durée de l'éducation, le rapport qui existe entre ce genre de développement et la formation morale. C'est l'élément moral qui doit manifestement l'emporter sur l'autre; mais avec. les petits poids comme avec les grands, il y en a toujours un qui se trouve être plus lourd. Quand il s'agit de jeunes gens étourdis, les deux poids restent longtemps égaux : une légère prépondérance décide finalement de toute la vie. Chez des t~mpéraments posés, dont l'attention s'attache de bonne heure à l'éclat des biens et de la richesse, _ fortes conceptions de ce genre de
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se concilient parfois avec une énergie morale et religieuse, malgré tout, profonde. - Mais comment faire pour imposer des règles à l'observation et à la rectifi_ cation d'un rapport de cette importance? J'avoue mon impuissance, et je pense que l'éducateur en fonction n'aura pas de sitôt à partager avec une théorie quelconque le mérite qu'il s'acquiert en cela. Je passe dcmc à la deuxième partie de ce rapport, qui, prise à part, me force à faire encore quelques remar·q ues, brèves d'ailleurs, puisque ma philosophie pratique nous manque encore. Comme élément original multiple, auquel se rapporte l'idée de moralité par l'exigence de l'obéissance en général, j'ai nommé l'équité, la bonté, la liberté intérieure. J'ai déjà fait remarquer que sous le terme d'équité se trouvaient réunies deux idées pratiques spécifiquement différentes, entièrement indépendantes l'une de l'autre. Ces deux idées sont le droit et la justice. Pour les caractériser, nous dirons que la devise : ~ chacun le sien, s'applique au droit, tandis que la devise : à chacun ce qu'il mérite, s'applique à la justice. Et pour se convaincre que nos droits naturels difformes ont mélangé de la façon la plus étrange et embrouillé ces deux postulats, on n'a qu'à se souvenir, pour le moment, de ce qu'on appelle la balance de la Justice, et à se demander ce que le Juge ferait de cette balance dans le cas où quelqu'un réclamerait ce qui lui appartient. - On pqurrait encore réfléchir un peu . plus sérieusement à la fameuse contradiction : summum jus, summa injuria, afin de comprendre que le terme jus renferme .absolument, comme notre terme d'équité, deux idées absolument différentes, qui ne peuvent ni se contenir ni se déterminer l'une l'autre. - Mais ce
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qui fut jusqu'ici, dans la philosophie pratique, la raison d'une confusion considérable, peut être en pédagogie le motif de réunir les deux idées différentes. Elles se produisent en effet, la plupart du temps, ensemble et dans les mêmes circonstances ; elles se mêlent aux mêmes décisions ; et l'on ne peut guère supposer qu'une âme naïve, qui jette sur l'u~e un regard moPal acéré, n'ait en même temps de l'atte.ntion pour l'autre. Les mères qui maintiennent le bon ordre parmi leur~ enfants p.écident bien des fois suivant l'une ou l'autra idée; cela ne veut pas dire qu'elles ne se trompent jamais, leur erreur provient d'ordinairn de ce qu'elles veulent elles-mêmes trop gouverner. C'est ce qui m'amène à la remarque principale qu'au point de vue pédagogique je dois faire ici. En elle- ' même la grande affaire de l'éducation, qui veut que chez la jeunesse le sens de l'équité se manifeste de bonne heure, s'accomplirait sans difficulté, si la culture morale et le gouvernement ne laissaient rien à désirer; les conceptions morales qu~ rentrent dans ce cadre seraient entre toutes les premières et les plus naturelles, si on permettait aux enfants de se grouper et de s'arranger un peu plus à leur gré, et si en fin de compte on pouvait s'en occuper moins. Dès que des hommes, petits ou grands, entrent en contact, les relations auxquelles se rapportent ceS- conceptions se proçlµisent d'elles-mêmes en grnnde quantité. Chacun possède bientôt quelque chose de particulier que tous \es autres lui reconnaissent; ils sont en relations et échangent des choses ou des actions suivant des prix établis avec plus ou moins de fixilé. Seule rinterventï'on des adultes, ou du moins le pressentiment qu'une telle intervention puisse se produire, rend incertaine
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. toute idée d'équité parmi les enfants et la soustrait à leur estime i le gouvernement paternel, malgré toute ses bonnes intentions, partage cet effet avec le gouvernement despotique. Il est évidemment impossible de gouverher des enfants comme des citoyens. Mais on peut bien établir, pour son usage personnel 1 la maxime suiva,nte : ne jamais altérer r sans de graves raisons, ce qui existe che2i les enfants, ni changer leur commerce en une complaisance forcée. S'il y a des discussions, la première question doit toujours s'informef de ce que les enfants ont convemi ou établi entre eux ; on prendra d'abord le parti de celui qui, de qùelque façon que ce soit, a perdu ce qui lui appartenait. Mais ensuite on tâchera de procurer également à chacun ce qu'il a mérité, toutes les fois que cela se peut sang froisser ni violenter le droit. Enfin, par delà toàtes les contingences, on attirera l'attention sur le bien général, en faisant remarquer qu'il faut savoir lui sacrifier volontairement ce que l'on p'ossède ou ce qu'on a mérité et qu'il doit être la mesure essentielle de toutes les conventions à établir désormais. Une fois que la culture morale a franchi les premiets éléments, elle ne doit plus du tout permeUre--à l'élève de faire habituellement de son groit le motif déterminant de ses actions; seul le droit d'autrui doit être pour lui une loi rigoureuse. Personne n'a licence d'inventer à son profit un droit primordial; personne ne doit avoir l'audace de glisser dè son propre chêf, à la pface du droit existant, un droit pius raisonnable. L'expression bonté doit rappeler la bienverllance. Il importe beaucoup de distinguer ici deux points dont il faut s'occupér au même titre, justemenf parce qu'ils sont l'origine différents et indépendants l'un de
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l'autre, que par suite ils se trouvent rarement réunis avec la même force, tout en étant tous deux indispensables pour faire de la bienveillance un trait ferme du caractère. Il faut en effet qu'il se trouve, dans l'élément objectif dn caracLère, une bonne mesure de bienveillance en t?.nt que sentiment naturel; mais il n'est pas moins nécessaire que dans l'élément subjectif l'idée de bienveillance, en tant qu'objet du goût moral, soit arrivée à maturité. Jamais les philosophes n'ont donné à cette dernière considération la place et le rang qui lui .reviennent (1 ) ; l'enseignement de la religion est seul à contenir quelques maximes auxquelles il ne manque que le calme et la sobriété de la réflexion. On dirait que l'humanité a fréquemment la malchance de ne voir la b_ienveillance se conserver que dans le sentiment et disparaître au fur et à mesure que le caractère, grâce à la réflexion, prend un air plus froid. Et, en effet, il est malaisé, comme je le montrerai en détail en un autre endroit, de maintenir l'idée de la bienveillancé dans toute sa pureté (2). - Faire en sorte que le caractère ne soit pas privé de la bienveillance en tant que t=entiment, ou de la bonté d'âme : voilà ce qu'on réalisera en excitant vivement la sym(1) Serait-ce les Anglais ou ceux qui se mettent à leur remorque? Considértiz seulement combien Schleiermacher, dans sa critique morale, en vient facilement à boul. Mais qu'un critique comme lui, en qui la douceur et la sagacité s'unissent d'une façon si rare et sî remarquable, se soit ici contenté de si peu et ait pu totalement négliger, en voyant tout le ridicule qui offusque ses yeux, de rechercher le véritable facteur de la chose au fond des âmes : voilà ce que probablement une éthique future essaiera de rendre compréhensible. (2) Ces deux idées de bienveillance et d'équité qui ont été le plus méconnues j.usqu'à nos jours ont justement besoin, plus que les autres, de l'art spéculatif pour s'établir avec justesse.
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pathie (nous ne pouvons établir ici la différence entre sympathie et bienveillance). Afin de répondre à l'ins- lruction à cet égard, la culture morale devra veiller à ce que les enfants restent beaucoup en commun et qu'ils soient compagnons de plaisir et de peine. C'est le contraire qui au..raitlieu si l'on autorisait souvent des occasions où leurs intérêts sei:aient divergents. Mais il y a une grande différence éntre s'intéresser avec sympathie et bienveillance à une douleur ou à une joie, et considérer la bienveillance elle-même. Dès qu'il est question de bienveillance, le temps est venu pour le goüt de se rendre compte de l'approbation qui est le résultat nécessaire de la contemplation calme. Les peintures de sentiments bienveillants, des récits de faits où ils se sont manifestés peuvent acquérir le plus haut degré d'évidence par les traits les plus individuels; mais il ne faut pas que par l'émotion ils essaient d'entraîner le cœur, ou bien ils détruisent la disposition d'esprit où ils pouvaient réellement plaire. Lorsque donc l'excitabilité des enfants mêle ellemême l'émotion à la contemplation, on n'a qu'à jouir en silence du plaisir que procure toujours l'éclosion. de sentiments aimables ; mai5 on doit se défendre . d'augmenter encore l'excitation; on fera bien d'arrêter tout doucement et de revenir aux choses sérieuses. Les transports se calment, ils se font plus rares d'année en année, le jeune homme devenu plus instruit les tourne même plus tard en dérision, les renvoie dans le domaine des folies de jeunesse, et les maximes de l'égoïsme réfléchi les oppriment violemment, à moins que la maturité et la fermeté du goû.t ne s'y opposent et ne fassent naître une prudence d'un autre genre. C'est une des expériences pédagogiques les plus dé-
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sagréables mais nullement inattendue, que de constater la facilité avec laquelle des caractères bienveillants commencent à se pervertir, dès qu'ils restent un certain temps sans surveillance. A cet égard il faut redouter surtout la disposition d'ordinaire excellente à une virilité précoce. Par rapport aux dispositions naturelles on dirait presque que les hottun'.es enclins à la bonté et ceux portés vers la liberté intérieure forment lès deux cont1·aires (f ). Les hotnme1'J au cœur char:itable, qui peul vent éprouver un plaisir des plus ardents à voir le bonheur d'atitrni, aiment d'ordinaire le bien-être personnel et font de larges concessions au cbangemehi fréquent de sentiments ; ies hommes forts que la mauvaise fortuné ne peut. abattre et qui ne veulent rien savoir de soumission ont l'habitude de taxèt de faiblesse et de critiquer froidement ceux qui se sont courbés. Le conttaste ici ne repose nullemept dans les jugements du goüt qui produisent les idées de ll:l bienveillance et de la liberté intérieure; car ceux-ci sont absolument ihdépendants les uns des autres, et pour cela même, ne se combattent ni ne se favorisent. Il se trouve plutôt dans l'élément objectif de~ caractères qui rend difficile ou facile l'exécution des idées. Qu'on veuille bierr se rappeler Oup.6·, et 1hn6up./o: de Platon. L'âme sensible et appétitive qui constate en elle-tnême beaucoup de plaisir ét de déplaisir possède justement en cela
(1) Je dois probablement prier certains lecteurs de ne pas songer à la liberté transcendentale quand je parle de liberté intérieure. Tous hous avorts conscience de cette derhière quand, en dépit de nos inclinations, nous nous excitons au devoir; qutmt â l'autre nulle pédagogie Joit l'ignorer, parce qu'elle ne saurait qu'en faire. Ma pédagogie à moi n'en veut rien savoir, parce que ma philo8ophie la rejette,
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le principe d'une vive sympathie, en même temps qu'une source abondante de bienveiilance naturelle; à cela s'ajoute encore d'ordinaire la déférence que l'élément S!].bjectif aime montrer à l'élément objectif du caractère, lequel joint volontiers aux penchants des maximes correspondantes. Plus la sensibilité, au contraire, est faibie, plus l'activité de toute sorte et la conscience del' énergie sont fortes; et plus grande est l'aptitude en vue d'un vouloir véritable et résolu (d'après ce que nous avons dit plus haut de l'action comme principe du caractère); et ceci prépare le terrain au vouloir consécutif de la connaissance. Mais il arrive que cette connaissance ne cadre pas toujours parfaitement avec la bienveillance considérée comme sentiment naturel; il est plutôt de la nature de la liberté intérieure de n'obéir, sans condition, à aucun sentiment naturel. Si par conséquent l'idée de bienveillance fait .défaut, l'individu qui jouit de la liberté intérieure mettra son orgueil dans sa froideur, ce dont les hommes aux sentiments chauds, pleins de bienveillance, se froisseront à juste raison. Le développement de cette idée n'en est que plus nécessaire. - Pour ce qui concerne-le développement convenable de l'idée de liberté intérieure, il relève d'abord de la philosophie, puis de la pédagogie; et je ne manquerais pas de me perdre dans l'obf3curité la plus grande, si je voulais, en pédagogue, continuer mon raisonnement. - Il faut simplement se garder de trop parler au jeu{!e homme de son unité avec lui-même: il l'organiserait, en effet, conformément à ses inclinations. On doit bien se douter que les indications plus que sommaires que j'ai données jusqu'ici par rapport aux idées pratiques permettent <le déduire bien des règles
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assez délicates concernant l'enseignement éducatif, surtout l'enseignement synthétique; qu'entre autres choses elles seules sont capables de faire paraître sous le vrai jour le. caractère pédagogique du procédé consistant à faire lire d'abord Homère, puis Sophocle et Platon, enfin °Cicéron et Epictète. On pourrait encore trouver une autre indication du même genre en comparant l'Ulgsse de Sophocle avec celui d'Homère, si par hasard l'on voulait étudier le P hiloclèle immédiatement après l'Odyssée. On pourrait encore se demander quelle serait l'influence bienfaisante du fondement historique, si importanl en éducation, de notre religion positive, si la connaissance du Socrate de Platon tel qu'il nous apparaît dans le Criton ou !'Apologie avait précédé et què la morale stoïcienne servit ensuite d'introduction aux con.ceptions de Kant et de Fichte. Il n'est pas besoin de rapp~ler à quel résultat, absolument contraire à toute pédagogie, l'on aboutirait, si au lieu de se concentrer successivement en chacune de ces opinions, on voulait les amalgamer toutes en un mélange malpropre. Mais ce n'est point l'affaire d'une pédagogie générale d'exposer par le détail des choses de ce _ genre; elle peut tout simplement i10us amener à nous demander ce qui est nécessaire et utilisable pour répondre aux postulats essentiels. Pour la même raison je ne puis développer ici l'utilité que chacune des idées pratiques retire de l'instruction calculée d'abord en vue de l'intérêt multiple. Tout le monde, du reste, remarquera probablement que dans les cas où la sympathie, l'intérêt social préparatoire et enfin la. disposition d'esprit favorable à l'éclosion du goO.t sont provoqués et entretenus, il se formera bien tout seul une somme de conceptions,
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~a~s l~s.telles? par ~uite, une excellente exposition e. a~ l osophie pratique n'aura qu'à puiser les idées prmc1pal~s pour les déterminer plus nettement aux y~ux des Jeunes gens et fixer définitivement les ,ri pi n cipes de la morale. . Mai~ à côté de l'enseignement approprié l'esp ·t inventif pédaO' · · ' . oog~que d oit être continuellement ri en éveil, occupé à provoquer et à utiliser les occasions d~ns lesquelles les s.entiments moraux pourront à leur aise se montrer éveillés et vivaces ' se dé ve lopper et A' . ' s exer~er. 1-Je besoin de nommer les plus belles de ces . occa.,:non~. les f_êtes de famille? Au 'u d' Il échapper à l'altent1011 m ~ _ _ · ,. C; ne _e es ne doit 1 cateur. On se tromp~raü grossièremèri( 1Ce~Cvtth; 1,. ron croyait que ces impressions bienfaisantes, dont l'efficacité se continue pleinement durant de longues années, auront une forée considérable même dans un âge plus avancé: si l'on espérait pouvoir, en quelque sorte, composer tout le caractère d'un homme avec de telles émotions sentimentales. Mais l'état d'âme dans lequel on sait mettre et maintenir la jeunesse agit fortement sur l'élaboration intérieure de ce que l'enseignement a fourni, sur la manière de juger les expériences et les connaissances, sur l'énergie et la fusion des premières conceptions du bien.et de l'éternel vrai. Auta:qt que possible ce ne sera point par des occasions disséminées, mais plutôt par dés occupations continues qul'l l'on tiendra en haleine le sentiment du droit, la bienveillance, ~·empire sur soi-même. Pour la bienveillance, on n'en manquera pas~ quant au sentiment de droit et de justice l'on pourra voir naître tout seuls, sinon des exercices continus, du moins
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des exercices répétés entre frères et sœurs et camarades, du moment que la propriété, l'acquisition et les institutions qu'elles entraînent ne manquent pas totalement dans ces petits cercles ou que la culture morale ne les traite par trop rigoureusement. L'empire sur soi-même, qui assure à l'homme la liberté intérieure, trouve de nombreuses occasions de s'exercer, non seulement dans le moral proprement dit, mais encore dans tout ce qui peut, d'une façon ou d'une autre, relever du goût. Point n'est besoin ici de faire la -chasse aux raffinell?-ents pédagogiques ; point n'est besoin d'imposer des privations ni des pein~s arbitraires, sans utilité déterminée, qui · n'ont rien de commun avec la liberté intérieure : celle-ci consiste en effet à suivre la connaissance claire une fois acquise. Mais on aura soin d'entraîner de bonne heure et avec une sollicitude toujours croissante l'esprit à distinguer ce qui a le goût pour ou contre soi ; et depuis les efforts en vue de la propreté et de l'ordre jusqu'aux attentions exigées par les relations sociales il se constituera ~e la sorte une infinité de petites obligations dont la mise en pratique _ tiendra l'esprit dans une continuelle tension bienfaisante. Mais c'est dans ces choses que la culture morale doit surtout se défier d'une certaine énergie, que la saine appréciation de la situation ne saurait approuver. Rien ne doit être traité avec une importance exagérée, si l'on ne ·veut pas que l'âme naïve considère les choses petites comme de réelles mesquineries; il faut au contraire essayer de toujours réussir par la douceur et la persuasion. Le gouvernement intervient en cas de besoin. Mais si l'on confond la culture morale et le gouvernement, si on laisse la force, qui, par des interventions passagères,
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rétablit ce que les enfants ont gàté, se continuer toujours et faire obstinément sentir son action jusque dans les moindres èirconstances, si l'on donne à la pression la vigueur qui n'appartient qu'au simple choc, on aurait tort de s'étonner en voyant que la force de la jeunesse se trouve avoir le dessous et qu'en fin de compte le sauvageon privé de toute éducation l'emporte sur l'homme débile et trop cultivé. Tout jeune l'enfant est incapable d'apprécier le bienfait de l'éducation. L'enfant de douze ans, si vous lui avez donné dès le jeune âge la direction voulue, l'estime au-dessus de tout, parce qu'au fond de lui-même il comprend qu'il a besoin d'être guidé. L'adolescent de seize ans commence à réclamer pour lui-même la tâche de l'éducateur; il a, du moins en partie, compris les vues dP. celui-ci, il s'y rallie, les applique pour se tracer sa voie, se traite lui-même, et compare ensuite ce traitement avec celui que l'éducateur continue à lui appliquer. Et il arrive ce qui ne peut manquer : se connaissant mieux que quiconque, ayant de lui-même la vue la plus immédiate, il lui arrive parfois d'y voir beaucoup plus clair que l'éducateur qui, malgré tout, reste toujours une autre personne. Et naturellement il se sent opprimé à tort, et sa docilité se transforme de plus en plus en ménagement à l'égard du bienfaiteur de ses premières années. Mais encore voudrait.-il souffrir le moins possible de ce ménagement. De là ces tentatives de se soustraire tout doucement à l'éducation. Et ces tentatives augmenteraient dans une progression rapide si, d'une part, l'éducateur ne s'apercevait de quelque chose et :3i, d'autre part, l'élève ne commettait encore bien des manque-
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ments qui, à ses propres yeux, l'exposent à la censure. Malgré tout, elles se multiplient. - C'est alors que l'éducateur, pris d'une espèce de malaise, sera tenté d'en finir brusquement. Mais son devoir le retiendra. Ses interventions· se feront plus rares, plus mesurées et de plus en plus il supposera chez l'adolescent une sensibilité délicate, facile à exciter; il s'efforcera de toucher l'élément subjectif plus que l'élément objectif du caractère; il n'essaiera pas de tenir les rênes, il se bornera à tenir la main qui a saisi les rênes. Ce qui importe surtout alors, c'est de fixer et de rectifier définitivement les principes qui vont désormais commander la vie. Etvoilà pourquoi l'enseignementdevra se continuer encore alors que la culture morale a presque disparu. Mais l'enseignement lui-même ne s'adresse plus à un esprit simplement réceptif. Le jeune homme veut juger par lui-même. Or tout examen commeRce par le doute. Pour ne pas rester éternellement prisonnier dans son habituel cercle d'idées, il pénètre dans les sphères d'opinions différentes, contraires. De petites différences dans les vues, constituées peu à peu mais restées jusqu'alors inaperçues, se font sentir et augmentent à la faveur d'impressions étrangères .auxquelles le charme de la nouveauté donne de la force. Les principes se plient aux circonstances et cela précisément dans les années où la nature phy. sique de l'homme et les conditions sociales élèvent des prétentions Yiolentes. Qui s'érigera dès lors en protecteur du travail si pénible dè l'éducation? Qui? Mais l'adolescenllui.:.même, avec so justesse intérieure, lei vérité de ses convictions, la clarté et l'étendue de son regard moral, le sentiment qu'il est supérieur aux hommes et aux opinions, enfin la gratitude intérieure
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qui lui rappellera sans cesse les soins assidus grâce auxquels une telle supériorité s'est trouvée possible? Et si l'éducateur a commis des fautes, il faut qu'il ait le courage d'en contempler maintenant le ré§>ultat et de s'y instruire encore. - El que maintenant le jeune homme « devenu grand, entende d'autres discours ! » Que le temps l'entraîne à ses illusions et à ses renseignements, à ses tourments ~omme à ses joies! Ou que lui-même essaie d'intervenir dans la fuite changeante des années, afin d'éprouver et de montrer son courage et sa force quïl doit à la nature, à l'éducation ou à l'expérience personnelle!
��APPENDICE I
HERBART ANNONCE LUI-MtME SA : PÉDAGOGIE GÉNÉRALE.
( Gottingische gelehrte Anzeigen, n• 76, 12 mai 1806, pp. 753-758.)
Mon livre n'a pas d'avant-propos. La présente annonce peul d'autant mieux en tenir lieu que l'auteur, ne désirant pas cacher un seul instant qu'il parle lui-même, voudrait faire sur le caractère scientifique de son travail des remarques qui auraient servi plutôt à embarrasser certains de ses lecteurs qu'à leur donner des éclaircissements. En tant que science la pédagogie relève de la philosophie théorique aussi bien que pratique, des recherches · transcendentales les plus profondes non moins que du raisonnement qui se borne à grouper à la légère toutes sortes de faits. En tant que talent pratique la pédagogie relève du besoin général, pressaut, qqotidien, multiple dont les exigences ne sont pas les mêmes dans les hautes et les basr.es classes dela société, qui provoque des tentativës différentes dans les écoles ou les maisons privées et des expériences diverses suivant le sexe des élèves. L'éducateur pratique, mais qui réfléchit en même temps, se débat <loncnon seulement dans les doutes spéculatifs, mais encore dans les difficultés provenant de 1~ nécessité d'une adapta-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALB
lion très exacte à des circonstances déterminées. La grandeur de sa lâche lui est une grande charge ou un grand réconfort. Il est vrai que bien souvent ce sont les tâches les plus hautes qui sont entreprises ou abandonnées à la légère. Aussi bien rencontrons-nous beaucoup d'éducateurs; mais il en est peu qui voient dans leur besogne une .œuvre qu'il ne suffit pas d'attaquer, mais qui veut être commencée el menée à bonne fin. C'elui qui veut enseigner la bonne manière de travailler à cette œuvre a toul d'abord, quant à son exposé, le choix entre trois méthodes. En premier lieu: il laisse l'éducation se faire en quelque sorte sous les yeux de ses I.ecteurs ; il enseigne successivement ce qu'il faut faire successivement: tel113 est la méthode de Rousseau dans !'Émile. En second lieu: il décom·pose le travail en ses éléments constitutifs, il juxtapose ce qu'il faut faire simultanément, mais d'une façon continue. En troisième lieu enfin: il envisage toute l'éducation comme une tâche qu'il déduit de principes philosophiques, il laisse cette déduction se développer, conformément à ses lois intérieures, sans se croire lié par le temps ou les rubriques des soucis de l'éducation. - La première de ces méthodes est bonne pour le rhéteur> mais très mauvaise pour la chose elle-même ; il faut, en effet, à l'exemple de Rousseau, soumettre l'esprit au corps, pour pouvoir s'imaginer que l'œuvre continue du développement incessant de l'esprit se laisse graduer ~'une façon rigoureuse, pourvu que l'on prenne comme points de repère les époques de la formation physique. Le corps peut activer ou retarder l'œuvre, mais à cond~tion que quelque chose existe au préalable. Or ce quelque chœe est l'd propriété de l'esprit qui l'acquiert, l'augmente, le cult.ive ; vouloir fixer d'avance les diverses époques de celte culture, ce serait aussi ridicule que de vouloir à l'avance déterminer chronologiquement les époques de l'histoire de l'avenir. Se rendre compte, en général, de ce qu'il faut mettre dans la jeunesse, ce qu'il faut réserver à un âge
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plus avancé, c'est le résultat plutôt que le commencement de la science pédagog~que. - La première méthode sépare arbitrairement ce qui naturellement se trouve en une union constante; la deuxième, à son tour, nous fait craindre qu'elle ne puisse guère réussir avec toutes ses divisions : dans l'éducation il n'est en effet pour ainsi dire pas un seul objet que l'on puisse imaginer abRolument séparé des autres. Trait0rd' abord de la culture intellectuelle, puis de la culture esthétique et enfin de la culture morale, y ajouter encore une didactique, divisée d'après les matières à enseigner, n'est-ce pas favoriser Je préjugé qui se figure que dans l'âme ces diYerses cultures peuYent se juxtaposer comme dans les manuels? Mais !'écrivain ne saurait établir plus mal ses rapports avecles lecteurs qu'en se laissant entraîner à choisir la troisième méthode. De quel .système philosophique pourrait-il en effet déduire l'éducation? Son système personnel, il l'exposerait inutilement à la critique la moins compétente et ne réussirait peut-être qu'à attirer sur la pédagogie la méfiance publique à laquelle doit s'attendre tout nouveau système. -La pédagogie peut s'estimer heureuse, si elle peut gagner les Yues droites et saines de ses lecteurs et leur faire oublier quelles concessions ils ont faites jusqu'alors, d'une part à la théor_ie de la liberté, d'autre part à la phrénologie. • Ma pédagogie n'a nullement la prétention de passer pour un chet-d'œuvre spéculatif. Elle serait heureuse si, après l'avoir lue du commencement à la fin, on voulait lui faire l'honneur de la relire en sens inverse; on trouverait alors qu'à maints égar<ls la connexion intime des parties, diverses et distinctibles d'après leurs concepts, qui composent le travail et l'éducation, apparaît éclairée d'un jour beaucoup plus éclatant que ne permetLrait peut-être de le supposer la division symétrique de la table des matières. Mais afin de ne pas <lifférer davantage ce que je voulais écrire sur mon liYre, il faut dire que tout y paraî-t aussi parfaitement réglé que dans un jardin_ anglais. On trouve
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
des divisions en deux, trois, quatre parties qui s'opposent d'abord deux par deux pour se couper ensuite à angle droit. Pourquoi cet étalage de pédanterie? Je laisse le soin de répondre aux jeunes éducateurs pour qui le besoin le plus sensible est de faire embrasser d'un seul coup d'œil toutes les considérations qu'ils ont à exposer. Les divisions entrelacées sont celles qui se comportent comme la forme et la matière. Et. l'art combina tif qui consiste à les agencer est peut-être de toutes les méthodes scientifiques la plus facile, mais il n'eu est pas moins indispensable. Aux yeux des pédagogues la division la plus surprenante pourrait bien être celle de gouvernement, culture morale et enseignement. Le tout est e11 effet divisé en trois livres : dams le premier se trouve brièvement exposé, en quelque sorte par anticipation, le gouvernement des enfants, afin que l'éducation proprement dite, c'est-à-dire la culture de l'esprit, puisse se manifester dans toute sa pureté. Tout ce qui doit être développé s'y trouve indiqué : intérêt multiple et force de caractère de la moralité : ce sont les titres du deuxième et du troisième livre. Le deuxième livre traite de l'enseignement, le troisième, de la culture morale. L'instruction se trouve donc plàcée enh'e le gouvernement et la culture morale. Le signe caractéristique de l'enseignement en résulte toul naturellement : dans l'enseignement le maitre et les élèves s'occupent en commun d'un· tiers élément, la culture moral.e et le gouvernement s'appliquent au contraire directement à l'élève. Mais le gouvernement qui maintient l'ordre est, lui aussi, dans son essence et dans son exercice, différent de la culture morale qui forme. Il ne faut pas tenir rigueur à l'auteur d'avoir employé ce terme de culture morale ..... Mais il est impossible de donner un compte rendu succinct de mon livre, en me plaçant à ce point de vue. Qu'on veuille encore remarquer que le titre ne promet qu'une pédagogie généràle. Pour cette raison le livre ne donne que des idées générales avec des liaisons générales. Il n'y est question
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ni d'éducation masculine ou féminine, ni de celle d'un paysan ou d'un prince; les écoles sont à peu près passées sous silence; il n'y est pas dit un mot de l'éducation diLe physique qui repose sur des idées entièrement différentes et forme une sphère à part. Naturellement l'ensemLle des préceptes exposés ici relativement à la culture de l'esprit rappelle l'éducation des hommes plutôt que celle ôes femmes. Comme, d'autre part, les idées de pédagogie générale ne veulent pas entendre parler d'établissement de nature absolument précise, tels que nos écoles; comme enfin ces idées demandent fort peu aux premières années de l'enfance, où l'on doit plutôt appliquer les seules prescriptions diététiques, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'un critique expliquât ouvertement au public que celte prétendue pédagogie générale ne trouve son application que dans le cas tout spécial où, sous les yeux du père et de la mère, un précepteur doit faire l'éducation parliculière d'un seul enfant, de la huitième à la dix-huitième année.
�APPENDICE Il
RÉPLIQUE DE HERBART A LA CRITIQUE QUE JACHMANN AVAIT FAITE DE LA PÉDAGOGIE GÉNÉRALE,
(Extraits)
Il y a 'neuf ans que ce livre fut écrit; it fut mis en vente au nouvel an 1806. La critique de Jachmann parut en oëtobre 1811. On y lit à la fin qu'elle parut afin de soulever le voile qui jusqu'alors avait recouvert mon livre qu'elle voulait présenter à tous les yeux sous sa forme véritable. Telle était du moins la prétention du critique, alors que depuis fort longtemps les autres journaux, et ceux de Leipzig même avec force détails, aYaient parlé de mon livre. - Et pour comble d'outrecuidance l'auteur n'avait pas craint de signer de son nom. Eh bien, moi j'aurai aujourd'hui l'audace de défendre mon livre contre lui, bien que, s'il était à refaire, il est plus que probable que je ne l'écrirais pas du tout de la même façon. Il y a neuf ans j'arrivais à la fin d'une assez longue carrière pédagogique où j'avais connu bien des joies. J'avais le désir de ne pas laisser perdre les résul_ats que j'avais t obtenus et d'en faire part au public; mais ce n'était guère facile, parce qu'ils se trouvaient très étroitement liés à mes idées philosophiques ; mes recherches scientifiques
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avaient au surplus suivi une voie quî, depuis fort longtemps très éloignée de toutes les conceptions pédagogiques mises publiquement en circulation, s'en éloignait chaque jour davantage. Ma pédagogie n'était rien sans mes idées de la métaphysique et de la philosophie pra.tique: or, je ne faisais encore que les eommuruquer oralement. Que faire ? Il fallait qu~ ma pédagogie fût rédigée à ce moment-là: à coté de mes autres occupations·ce n'était en effet qu'un travail secondaire; et en la retardant. je risquais d'autant plus de lui faire perdre toute la fraîcheur de son contact immédiat avec ma pratique. - Cette pédagogje était destinée surtout à mes auditeurs, et en gJnéral à ceux qui s'occuperaient de mes principes philosophiques. Mais je voulais que n'importe quel 1ecteur pût y trouver quelque chose pour son profit personnel. Le livre devait donc contenir bien des choses capables d'intéresser beaucoup de gens : quant. au plan, à l'essence même, ils devaient rester sur de nombreux points un secret public, dont la solution demeurait réservée aux études philosophiques ultérieures. Mon critique a publié ses attaques à une époque où ma philosophie pratique ainsi que les points principaux de la métaphysique étaient mis en vente dans toutes les librairies. Le critique aurait donc pu tout à son aise, pour se renseigner sur le but de 1'6ducalion donL, suivant le titre, ma pédagogie devait être dérivée, ouvrir le livre précis qui peut traiter la détermination détaillée et ]a discussion du but qui, en un mot, est la vertu .... Et le critique aurait pu arriver, quant au plan de la pédagogie, à peu près à la conclusion suivante: Le but de I'6ducalion est la verlu. La vertu consiste en l'union etltre la connaissance juste et la volonté qui lui correspond. Cette connaissance embrasse cinq idées pratiques, indépendantes les unes des autres, en même temps qu'une quantité indéterminée du savoir qui concerne l'application des idées à la vie humaine. La volonté correspondante se compose de quelques éléments
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-PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
hétérogènes: force origineHe, indéterminée, variée; bienveillance naturelle; attention aux idées et, toutes les fois qu'il est nécessaire, retenue vigoureuse des aspirations intérieures qui pourraient agir à l'encontre des idées. Lè seul mot: vertu présente donc au regard de l'éducation un but excessivement composite; d'autant plus composite qu'il n'existe- point, dans l'homme, cette force simple et fondamentale que d'aucuns veulent y voir et qui n'aurait qu'à se développer avec énergie pour produire la vertu. Pour sortir de l'embarras dans lequel les différents signes caractéristiquesd u concept de vertu plongent le pédagogue, il faut d'abord jeter les yeux sur l'élève. Encore indéterminé à tous les autres égards, celui-ci se présente à l'éducateur comme un être vigoureux, voulant se manifester dans tous les sens. C'est pourquoi l'élève qui, pour les autres idées pratiques n'a encore guère d'importance, tombe tout d'abord sous le jugement d'après l'idée de perfection qui esl triple, puisqu'elle envisage l'intensité, l'extension et la concentration de la force. L'intensité de la force, chez l'élève, est d'ordinaire un don deJa nature; la concentration sur un objet principal n'est possible e1 utile que dans un âge assez avancé; il reste donc l'extension, c'est-àdire l'élargissement de la force sur une quantité indéterminée d'objets: plus il y en a, mieux cela vaut ! Cette idée se trouve appelée à subir toute une foule de règles et de limitations précises, car l'idée de perfection n'indique pas la vertu tout entière, toutes les idées pratiques se limitent au contraire les unes les autres à Lous les moments de lem application; cette idée n'en est pas moins la première que la pédagogie doive poursuivre. Au premier coup d'œil que nous jetons sur l'idée de vertu, nous avons immédiatement la restriction que voici: l'extension de la' force en une i~finie variété d'efforts ne doit pas provoquer une tout aussi grande multiplicité de désirs et d'exigences, car l'homme vertueux ne doit jamais avoir le désir absolu de ce qui lui est extérieur. Il faut donc comprendre qu'il s'agit
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de poursuivre l'intérêt mulliple. Et puisque l'extension de la force se fait en ce qu'on présente à l'élève une foule d'objets qui l'excitent et le mettent en mouvement, il faut, si l'on veut accomplir sa tâche, placer entre l'éducateur et l'élève un tiers élément dont celui-là puisse occuper celuici. C'est ce qu'on appelle instruire: le tiers élément, c'est la matière de l'enseignement; la partie correspondante de la pédagogie s'appelle la didactique. C'est pour cette raison que la didactique précède les autres doctrines, relatives à la conduite à tenir par l'éducateur visà-vis <le l'élève. Ilestde touteimpossibililéqu'clleintervienne au début avec toute sa dignité; mais plus Lard, au moment où la tâche consistant à former toute la vertu a repris ses droits absolus, l'on i::onstate que l'enseignement, donné dans le sens indiqué, a réalisé déjà les choses essentielles et qu'il ne reste plus qu'à ajouter certaines prescriptions. Comparez à ce sujet le long chapitr--e IV du livre III de ma Pédagogie: c'est en effet le point culminant où il faut se placer pour embrasser tout le livre, où le critique, en.-tout cas, aurait dü se placer, avant d'entreprendre sa critique. L'on y peut voir que la disposition de mon livre est excessivement commode pour une pédagogie générale,bien que cela ne paraisse pas dès le début. Nous avons donc distingué deux parties dans la pé1fagogie : la didactique qui repose sur une besogne spéciale dans l'ensemble de tout le problème de l'éducation ; et la partie relative à la formation morale du caractère qui, une fois terminé ce qu'il y a de plus difficile et de plu& étendu, traite encore une fois l'ensemble du problème, afin d'ajcuter à la didactique les prescriptions nécessaires concernant la conduite de l'éducateur à l'égard·de l'élève; c'est ce que j'ai appelé culture morale, en ~ant que cette conduite est directement déterminée par la nécessité de former l' élèv~ à.la vertu. Mais dans l'exécution de Lout ce que nous avons considéré jusqu'à ce moment, i'éducateut ne peut manquer de
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se trouver encore, avec l'élève, dans un aulre rapport, différenL de celui qui découle à proprement parler du problème principal. Il s'agit de ce que l'élève doit être plus tard : un homme vertueux ou une femme vertueuse ; alors qu'il n'y a encore qu'un petit garçon ou une petite fille, il existe déjà, à cet égard, une foule de choses, dont il faudrait s'occuper quand bien même il ne serait pas question de préparer à la vertu. Avaut de songer à la véritable culture, il faut en avoir fini avec tout cela. A l'école les enfants devront se tenir tranquilles avant d'écouler le maitre; du dehors ils ne doivent pas escalader la clôture du voisin, car celui-ci veuL conserver pour lui ses fleurs et ses fruits; voilà ce qu'il faut d'abord considérer, avant de sofl.ger à développer chez l'enfant le sentiment du droit. Et tout cela je le résume sous le nom de gouvernement des enfants. Et à mon avis · il est très nécessaire que ces considérations soient séparées de celles qui ont trait à la véritable œuvre pédagogique: en effet, l'éducateur ne sait pas ce qu'il veut et s'embrouille dans son propre plan, tant qu'il ne se rend pas exactement compte de la proportion dans laquelle son acLiviLé tend à produire la culture, ni des modifications el des compléments multiples que les premières exigences du présent introduisent dans celle même activité. Mais qu'on ne rnedemande pas une définition positive, qui fixe le but du gouvernement des enfants. La culture el la non-culture, voilà l'opposition contradictoire qui existe entre l'éducation proprement dite et le gouvernement. Et cette distinction ne concerne pas les procédés de l'éducateur, mais ses idées, par lesquelles il doiL justifier à ses propres yeux son action. Les procédés se confondent bien des fois; comme du reste dans toutes les actions humaines où plusieurs motifs interviennent à la fois. Le gouvernement, l'enseignement et la culture mora,le ~ont donc les trois idées principales d'après lesquelles il convient de traiter toute la p~dagogie. Pour quiconque
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sait manier les enfants, il est assez _ facile d'être à la hauteur du premier, une fois qu'il en a suffisamm':lnt compris l'idée elle-même. Les difficulLés sont beaucoup plus grandes quand on aborde la question de l'enseignement. Celui-ci ne peul être divisé d'après les aptitudes à développer qui n'existent pas séparément; ni d'après les matières à enseigner qui ne sont que des moyens en vue fun but à aUeindre : semblables aux aliments, elles doivent être utilisées suivant les dispositions et les occasions et façonnées partot...t, telle une matière malléable, d'après les vues pédagogiques. En écrivant mon livre j'avais surtout en vue d'établir une pédagogie exempte des erreurs de l'antique psychologie, exempte également des habitudes des savants qui aiment transmettre leur savoir absolument comme ils l'ont ordonné et formé pour l'usage scienlifique. Si le traité de Glaser: De la divinité, avait été publié déjà, je pourrais dire que mon but ful également de présenter la pédagogie libre des fantaisies les plus récentes de la conception religieuse. - Ce qui, dans la théorie de l'enseignement, peut et doit créer des subdivisions, et trancher les questions litigieuses dans l'emploi pédagogique des sciences, c'est tout d'abord la distinction des états d'âme auxquels on lâche d'amener l'élève par l'enseignement varié, ou la distinction des différentes espèces d'intérêt qu'on veut éveiller chez lui ; c'est en somme la distinction en intérêt empirique, spéculatif, esthétique et sympathiqqe, telle que je l'ai développée dans ma Pédagogie. Que ceux qui veulent l'attaquer discutent à ce sujet I Ce que je demande avant tout au pédagogue, c'est qu'il s'oriente très soigneusement dans celle distinction et qu'il s'exerce à y ramener tout le travail du maître et de l'élève. Quiconque néglige cela peut bien être un praticien excellent, à mes yeux il n'est pas théoricien ; déterminer la mesure dans laquelle il faut employer chaque science, organiser l'enseignement, dans les lycées aussi bien que dans les écoles primaires, de façon que malgré la différence des
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ressources, on tende au même but, choisir judicieusement l'enseignerr,.:mt pour les natures excellentes, faibles ou négligées : voilà ce que le praticien ne saura guère faire, comme encore bien d'autres choses lui sont impossibles. Ce qui importe surtout, c'est èle chercher constamment à atteindre la méœe mesure dans les différentes espèces d'intérêt, malgré la différence des circonstances et du procédé qu'elles déterminent. Cette règle est tellement générale qu'elle embrasse la culture des garçons et des filles, bien que les objets par lesquels il faut exciter les intérêts ci-dessus indiqués soient absolument différents, comme par exemple dans l'intérêt spéculatif. Il faut en outre q.ue chez l'homme l'équilibre soit maintenu, autant que. possible, entre ces divers intérêts. Par suite la division que nous avons établie plus haut s'applique aux choses variées qu'il faut traiter simultanément à chaque âge où l'élève est susceptible d'instruction; mais il n'y a rien de fixé pour les éléments successifs, pour la progression de l'enseignement. Il faut pour cela une toute autre sorte de division; pour la trouver il faut se bien pénétrer de la façon dont l'âme humaine varie san& cesse ses étais, faisacnt sortir l'un de l'autre. Les règles générales SQnt à cet égard les mêmes pour toutes les espèces d'intérêt; une fois qu'on aura donc trouvé la èl.i vision cherchée (la différence entre la concentration et la réflexion, par exemple), l'on verra que telle ou telle division coupe l'autre, qu'elles s'enchevêtrent, parce que toutes les parties d'une division doivent être rapportées à chaque partie de l'au Lre division. On peut voir d'après cela que le plan d'une pédagogie générale doit forcément ressembler à un tableau à plusieurs têtes de chapitre, comme diraient les mathéma·ticiens, et que la forme ordinaire d'après laquelle A se décompose en a, b, c, et ceux-ci en ex, ~. y, ~ans qu'il y ail de ra,pport intime entre les termes de A et ceux de B ne serait ici d'aucune utilité. Et cela d'au tant moins qu'il fau-
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drait encore admettre une troisième espèce de division, celle d'après les méthodes proprement· dites (forme de~criptive, analytique, synthétique) et que celle-ci ne manquerait pas de croiser les autres. Le plan de la didactique serail donc inévitablement : 1.0 Développement de chaque espèce de division prise à part ; 2° liaison logique et combinative de toutes les divisions entre elles, d'après la méthode que j'ai indiquée à la fin du premier chapitre de ma logique. , Voilà ce que j'ai tenu à dire sur la natur_e du plan sur lequel j'ai bâti ma théorie de l'enseignement. Celui d'après lequel j'ai disposé la théorie de la formation du caractère lui ressemble de point en point. Quiconque s'est bien pénétré de toutes les divisions et s'est exercé à en méditer tous les enchevêtrements, celui-là croira voir, quand il jette un coup d'œil sur l'ensemble, une carle géographique ou un plan, dans lesquels toute idée pédagogique, à moins qu'elle ne réclame une psychologie supérieure,. trouvera facilement la place qui lui revient; or, nulle pédagogie ne peut de nos jours réclamer une semblable psychologie. Il esl vrai qu'avant même de songer à écrire ma Pédagogie, je caressais l'idée d'établir les _ondements de ceUe psychof logie. Mais dans ma Pédagogie je ne pouvais en parler que comme d'une science qui n'existe pas encore (je veux dire la psychologie véritable et non la vulgaire ; cette dernière, en effet, est d'ordinaire fausse; elle ne possède même pas l'expérience pure et n'en a que les apparences, alors même qu'elle prétend simplement faire des récits). Personne ne pouvait encore penser aux exemples que j'en ai donnés depuis. - Mais le plan de ma Pédagogie, conçu après une pratique préliminaire, avait été pesé durant cles années; je l'avais poli et repoli avant d'en commencer la rédaction. Celle-ci n'en avançait que plus vite. Le pla11 fut incomplètement développé : certaines parties restèrent absolument nues et énigmatiques, d'autres furenl traitées plus en détail, selon qu'il y avait plus ou moins d'espoir
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d'être compris dn public qui ne connaissait. pas encore nes principes philosophiques. Il me serait facile aujourd'hui de donner un autre revêtemènt à ce squelette. Comment l'aurais-je pu faire il y a neuf ans, alors que je ne pouvais m'appuyer sur aucun travail philosophique, alors que la philosophie de i'époque me gênait au contraire à tout instant'? Encore maintenant je ne saurais répondre à celte question. D'après ce qui précède l'on peut juger ce que pouvait bien avoir compris de tout le livre le critiq.ue qui l'annonçait comme un agrégat d'observations variées et de conseils juxtaposés sans le moindre ordre logique. Voici encore quelques-unes des remarques faites par Herbart contre Jachmann : « L'auteur, dit Jachmann, enlève aux éducateurs toute envie de faire des expériences. » - A Die~ ne plaise l Je veux seulement que l'on fasse réellement les expériences pour lesquelles la pédagogie indique les voies à suivre; ce que je n'admets pas, c'est qu'après s'être pendant quelques années occupé d'éducation sans jamais réfléchir à son travail, on aille donner sa routine pour de l'expérience, << Il est à regretter, continue le critique, que l'auteur n'ait pas établi le rapport exact entre l'éducation et l'instruction. Nulle part il n'est parlé de leur différenciation. » Je regret__te qu'aveuglé par la lumière le critique n'y ait plus vu clair. Rien n'a été démontré avec autant de soins et autant de détails, tout le livre en parle, on pourrait presque dire qu'il ne parle que de cela. La question se trouve même concentrée et exposée avec Loule la vigueur néceRsaire dans ledit chapitre IV du livre HI. Elle se trouve traitée directement dans le second paragra-phe intitulé: Influence des idées acquises sur le caractère; pour s'apercevoir que dans ce passage il était traité du rapport entre l'éducation et l'instruction, le critique n'avait qu'à se rappeler que l'instruction-veut spécialement former -le cercle d'idées et l'éducation le caractère. Le dernie-r
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n'est rien sans le premier - Yoilà le résumé de ma pédagogie. « L'éducateur ne devient jamais policier.» Celte remarque pourrait peut-être avoir son utilité dans certains cas, où Je travail de l'éducation se trouve écrasé sous une masse de formes policières qui, chez les enfants, sont d'un profit bien restreint. Le critique m'adresse cette remarque, parce qu'il ne peut pas comptendre que les motifs de l'éducation et ce_ux du gouvernement puissent se fondre en une seule et même activité pédagogique; il s'imagine au contraire qu'il y a deux moitiés dans la tâche, l'une pour l'éducation, l'autre pour le gouvernement. iCetie conception erronée provient de mon idée, nullement nouvelle d'ailleurs, mais connue de tout pédagogue : que dans les premières années c'est le gouvernement, et dans les années suivantes un traitement plus délicat, dénommé par moi culture morale, qui doit l'emporter momentanément (il est vrai que mon expression peut sembler un peu bizarre). Il serait d'ailleurs bien aisé de comprendre, me sembleL-il, que l'intérêt multiple force nécessairement l'esprit à passer d'un objet à l'autre et à modifier sans cesse sa disposi tion; mais que ce changement, pour ne pas dégénérer en éparpillement, doit revenir au recueillement de l'esprit, de même que les concentrations en des objets différents doivent en revenir à la réflexion générale et collective ; et qu'enfin l'intérêt multiple a besoin à la fois des concentrations et de la réflexion. Les termes: montrer, associer, enseigner, philosopher se rapportent aux idées de : clarté, association, système, méthode, développées au chapitre J•r. Les termes: intuitif, continu, stimulant, entrant dans la réalité, r~présentent les quatt"e idées de: attention, attente, recherche, action, développées au chapitre Il. Il est certain que telle est mon idée : on n'a qu'à se rappeler que dans la culture de la sympalhie les degrés les plus élevés auxquels puisse s'éle:-ver une émotion humaine, c'est-à-dire la recherche et
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l'action, entrent en ligne de compte, alors que pour d'autres parties de la culture on s'en tient à l'attention et à l'altente. Mais ces termes sont absolument nécessaires pour indiquer la liaison entre les idées exposées dans les tableaux où se trouve combiné tout ce qui précède, et les deux premiers chapitres, qui contiennent les règles formelles les plus générales de l'enseignement. On dit, par exemple, page 132: avant tout il faut montrer ies objets. Ce terme: montrer suppose qu'on se rappelle ici tout ce que nous avons dit au chapitre I•r sur la clarté des idées où l'élève doit se concentrer. Celui qui ne sait pas interpréter ces termes, c'est-à-dire celui qui a poussé la négligence jusqu'à ne pas se soucier du plan de mon livre, celai qui ... ne sait pas s'engager sur le pont qui en relie toutes les diverses parties, s'est condamné lui-même en s'érigeant en critique.
�TABLE .DES MATIÈRES
lNTRODYCTION
•
•
•
Pages 1
LIVRE PREMIER
But de l'éducation en général.
CHAPITRE PREMIEI\. -
Du gouvernement des enfants.
25 27
I. - But du gouvernement des enfants. . . II. - Procédés du gouvernement des enfants . III. - Le gouvernement, relevé par l'éducation IV. - Considérations préliminaires sur l'éducation proprement dite dans ses rapports avec le gouvernement
CHAPITRE
29
36
38
43
II. -
De l'éd!lcalion proprement dite
I. - Le but de l'éducation est-il simple ou multiple?
44 48
Il. - Multiplicité de l'i~térét. - Force de caractère-de la moralité . . . . . . . . . . . . . . 18
�290
III. -
TABLE DES MATIÈRES
.
Pages.
L'individualité de l'enfant considérée comme point d'incidence . . . . . . . . . . . . . . .
52 54 57 59
IV. - De la nécessité de réunir les buts précédemment distingués . . . . . . .
V. - L'individualité et le caractère.
VI. - L'individualité et l'universalité
VII. - Aperçu des mesures de l'éducation proprement
dite.
. . . . .
. . . . .
62
LIVRE II
Multiplicité de l'intérêt.
CHAPITRE PREMIER. -
Que faut-il entendre par multiplicité?
65
I. - Concentration et réflexion . . . . . . . .
67 71
74
II. - La clarté. L'association. La systématisation. La méthode . . . .
CHAPITRE
II. - L'idée d'intérêt
I. - L'mtérét et le désir
75 76
79
II. - Apercevoir. Attendre. Exiger. Agir
CHAPITRE
III. - Objets de l'i11lél'êl multiple.
I. - Connaissance et sympathie . . II. - Membres de la connaissance et de la sympathie
CHAPITRE
80 81 84 85 94 102 108
IV. - L'instruction. . . . . . . . . . . . L'instruction considérée comme complément de l'expérience et du commerce des hommes
I. -
Il. - Degrés ùe l'instruction . .
m. - Matière de l'enseignement.
IV. - De la manière dans l'enseignement.
�TABLE DES MATIÈRES
291
Pages
CHAPITRE
V. - Marche de l'enseignement . . • • . . .
110
I. - Enseignement purement descriptif, analytique, synthétique . . . . . . II. - Enseignement analytique . III. - Enseignement synthétique . IV. - Des plans d'études . . . .
CHAPITRE
111
132
140
150
VI. - Résullal de l'enseignement.
157
158
I. - La vie et l'école.
. . . . . .·
II. - Coup d'œil sur la période finale de l'éducation.
164
LIVRE III Du caractère.
CHAPITRE PREMIER. -
Qu'entend-on par caractère en général ?
169 170 172 177 179
180
1. - Partie objective et partill subjective du caractère .
II. -
Mémoire de la volonté. - Chob:. - Principes. Lutte . . . . . . . . II. Du concept de moralité
CHAPITRE
I. - Partie positive et partie négative de la moralité
H. -
Jugement moral. - Chaleur. - Résùlution. - Contrainte exercée sur soi-même . . . . III. - Manifestation du caractère morctl . Le caractère, maître du désir et serviteur des idées
CHAPITRE
184
184 185
I. -
II. - L'élément déterminable. Les idées déterminantes .
CHAPITRE- IV.
-
Marche naturelle de la formation du CMactère
187 188 190 193
I. - L'action est le principe du caractère . . . .
II. -
Influence des idées acquises sur le caractère Influence des dispositions naturelles sur le caractère. . . . . . . . . . . . . . . . .
III. -
�292
IV. V. -
TABLE DES JIIATIÈRES
Pages
Influence du genre de vie sur Je caractère . . Influences qui agissent spécialement sur les traits moraux du caractère
V. -
198 201 212 215 218 227 245 247
249
CHAPITRE
La culture morale
I. - Rapports entre la culture morale et l'Mucation du caractère . . . . . . . .
II. - Procédés de la culture morale . . . . III. - Emploi de la culture morale en général
CHAPITRE
VI. -
Examen des éléments ~péciaux de la c111/ure morale . . . . . . . . . . .
I. - Culture morale occasionnelle ou constante . . . II. - La culture morale au service d'intentions particu• Jières
APPENDICE APPENDICE
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LIBRAIRIE SCHLEICHER FRÈI?ES Paris. - 61, Rue des Saint-Pères, 61. - Pans (VI•).
Bibliothèque de Pédagogie et de Psychologie
La pédagogie nouvelle doit être fondée sur l'observation et sur l'expérience ; elle doit être, avant tout, expérimentale dans l'acception scientitique dn mot. Celte Bibliothèque démontre1·a la, 11écessité de l'expé1•imcntation pour la pédagogie, et passeru. en revue les diffé1·ei1Les questions pédagogiques, toujours en usant de la. méthode expérimentale. 1. La Fatigue intellectuelle, par A. Binet tai.l·e de la rédaction de l'Année psychol avec 90 Ogu1·es et 3 planches ho1·s texte. 8 . spéciale . . . . . . . . . . . . . . . . . . · :·'-·: II. Cours de psychologie expérimentale. Sensations et Perceptions, par .IJ":dmond C. Sanfol'd, Ph. D., Professeur assistant de psycho1ogie $1- l'Université Clark ("Vorcester, Massachusetts). Traduit de l'anglais par Albert Schinz. Revu par M. BourJon, professeur à la Faculté des lettres del'Universitdlll11111111-. de Rennes. i vol. in-8, avec :1.40 figu1·cs dans le texte et i plan· che. Broché, 7 fr. ; ca1·tonné, plaque spéciale. . , . iO fr. III. La Suggestibilité, par Alfred Binet, :l vol. in-8, avec 32 ligure. et 2 planches hors texte. Broché, 9 fr. ; cart&uné, plaqn spéciale. . . . . . . . . . . . . . . · . . . . . . . i2 fl', IV. La Perception visuelle de l'espace, par B. Bourdon, Pro-fessenr à la Faculté tles Lettt·es de l'U uiversité de Re1me,,, 1 vol. in-8, avec i(r.3 figures et 2 planches. Broché, 9 fr. cartonné, plaque spéciale . . . . . . . . . . . . . ta r · V. L'Étude expérimentale de l'intelligence, p&l' k i vol. in-8, avec figures. Broché • • . .
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(Pédagogie générale)
TRADUIT PAR J. MOLITOR
Professeur au Lycée de Lille
Procédés de gouvernement des enfants. - But de l'éducation. - lnstruction, complément de l'ex.périence. - Degrés de l'instruction. - Matière, ' marche et résultat de l'enseignement. - La vie et l'école. - Formation du caractère. - Jnfluence des dispositions naturelles, des idées acquises et du gwre de vie. - Culture morale.
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��PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
INTRQDUCTION
Quel est le but de ceux qui font l'éducation ou la réclament ? Cela dépend de la conception qu'ils apportent à la chose. Avant d'entreprendre leur tâche, la plupart des éducateurs o~t totalement omis de se former un point de vue personnel; il ne leur vient que peu à peu, au · cours de la besogne : c'est la résultante de leur propre originalité, de l'individualit6 et de l'entourage de leur élève. S'ils ·ont l'esprit inventif, ils utilisent tout ce qu'ils rencontr~nt et tâchent d'y trouver des stimulaqts .et des occupations pour l'enfant confié à leurs soins; s'ils ont de la prévoyance, ils éliminent tout ce qui pourrait nuire à la santé, au bon caractère, aux manières de l'élève. Et ainsi se d6veloppe et grandit un enfant qui s'est essayé dans tout ce qui ne présente point de danger; il est habile à considérer et à traiter tout ce qui touche à la vie journalière ;. il a tous les sentiments que le cercle étroit dans lequel il a vécu pouvait lui inspirer. - Pour peu qu'il ait
a
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
grandi tel, on n'aura qu'à s'en féliciter. Mais les éducateurs ne cessent de récriminer contre les circonstances qui trop souvent viennent gâter leur œuvre : ce sont les domestiques, les membres de la famille, les compagnons de jeu, l'instinct sexuel, et enfin le séjour à l'Université ! Et n'est-il pas assez naturel que dans des cas où le hasard plus que l'art ,de l'homme détermine le régime moral, une nourriture parfois bien maigre ne fasse pas toujours épanouir une santé robuste, capable au bésoin d'affronter les orages de la vie. Rousseau, du moins, voulait endurcir.son élève. Il · s'était fait une conception, et ne s'en est pas écarté: il suit la nature. Un développement libre et joyeux, voilà ce que l'éducation doit assurer à toutes les manifestations de la plante humaine, et cela depuis Je sein de la mère jusqu'à la couche nuptiale. Vivre, tel est le métier, q-0'il enseigne. Et cependant nous voyons qu'il partage l'opinion de Schiller : « La vie n'est pas le plus grand des biens))' car dans sa pensée il sacrifie totalement l'existence propre de l'éducateur, dont il fait le compagnon constant de l'enfant ! C'est acheter trop éher l'éducation. En tout cas la vie d'un tel compagnon a plus de valeur que celle de l'élève : je n'en veux pour preuve que les statistiques de mortalité qui nous disent que les probabilités de vivre sont plus grandes pour l'homme que pour l'enfant. - Mais la seule tâche de vivre est-elle donc si difficile à l'homme ? A notre iJéc la plante humaine ressemble à la rose : tout comme la reine des fleurs donne le moins de mal au jardinier, nous pensions que l'homme pouvait croître sous chaque climat, s'assimiler toute espèce de nourriture, apprendre
�INTRODUCTION
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mieux que quiconque à s'accommoder de tout, à tirer parti de n'importe quoi. Certes, élever un enfant de la nature au milieu d'hommes civilisés, voilà ce qui -0oit donner à l'éduc·ateur autant de peine qu'il en coûterait peut-être ensuite à l'élève pour continuer son existence d'homme de la nature au sein d'une société si différente de lui. Personne ne saura mieux s'accommod.e r à la société que l'élève de Locke. lei, c'est le convenu qui est la chose essentielle. Pour des pères de famille qui destinent leurs fils au monde, point n'est besoin ' d'écrire un traité d'éducation, après celui de Locke : ce que l'on pourrait y ajouter risquerait de dégénérer en subtilités. Procurez-vous à tout prix un homme posé, « de manières distinguées, qui connaisse lui-même les règles de la politesse et des convenances avec toutes les modifications apportées par la différence des personnes, dés temps et des lieux, et qui amène sans cesse son élève, dans la mesure où son âge le permetr à observer ces diverses choses» (1) . .Ici l'on n'a qu,à. se taire. Ce serait peine perdue que de vouloir dissuader les véritables gens du monde de cette idée fixe que leurs fils doiv~nt à leur tour devenir des gens du monde. Car, chez eux, celte idée fixe, cette volonté résultent de toute la puissante impression que fait. sur eux la réalité, cette volonté se trouve confirmée,. fortifiée par les impressions nouvelles qu'apporte chaque circonstance nouvelle; les prédicateurs, les poètes et les philosophes auront beau prodiguer, en prose ou en vers, toute leur onction, toute leur légèreté, toute leur gravité ; un seul regard jeté autour
(l) La cilalt0n se trouve chez Locke : Pensées su,· /'éducation ,
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
de soi détruit en entier l'effet produit, et ce sont eux qui sembleront être ou des comédiens ou des rêveul's extravagants . D'ailleurs l'éduoation mondaine peut réussir : le monde n'est-il pas l'allié des gens du monde? Mais je sais des hommes qui connaissent le monde sans l'aimer ; qui, sans doute, ne veulent pas y soustraire leurs fils, mais veulent encore moins les y voir se perdre : ils supposent que pour un esprit avisé le sentiment de la propre dignité, la pitié pour autrui, le goût personnel seront toujours les meilleurs maîtres et qu'ils lui apprendront à se conformer, en temps utile et dans la mesure qu'il lui plaît, aux conventions de la société. Ceux-là font acquérir à leurs fils la connaiss:rnce des hommes au milieu de leurs camarades, avec lesquels, suivant le cas, ils jouent ou se baUent; ils savent que c'est dans la nature qu'on étudie le mieux la nature, à condition toutefois d'aiguiser, d'exercer et de dfriger l'altention à la maison ; et ils veulent que leurs enfants grandissent au milieu de la génération avec laquelle ils sont appelés à vivre. Mais, me direz-vous, comment cela peul-il se concilier avec la bonne éducation ? De la meilleure façon du monde, pourvu que les heures d'·enseignement, _ j'appelle ainsi, et je le dis une fois pour ~outes, les seules heui·es où le maître s'occupe de ses élèves sérieusement et d'après un plan méthodique, - amènent des travaux intellectuels capables de captiver tout _l'intérêt de l'élève et auprès desquels Lous les jeux de son âge lui semblent mesquins et 8'évanouissent à ses yeux. Mais ce travail de l'esprit, c'est en vain qu'on le chercherait dans une coursi folle entre les objets qui
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tombent sous les sens et les livres: pour le tr0uver, il faut combiner les deux éléments. Un jeune homme qui est sensible au charme des idées et qui a devant les yeux l'idée de l'éducation dans sa beauté et sa grandeur, qui enfin ne craint pas de se livrer pendant un certain temps au remous capricieux de l'esp-oir et du doute, du chagrin et de la joie, celui-là peut se risquer à élever, au sein même de la réalité, un enfant vers une existence meilleure, s'il possède la foN;e de pensée et la science nécessaires pour concevoir et représenter, d'une façon humaine, cette réalité comme un fragment du grand Tout . Alors, sans aucune autre influence, il se dira que ce n'est pas lui, mais la puissance fout entière de foui ce que les hommes ont jamais senti, appris el pensé qui se trouve être le vrai, le véritable éducateur convenant à son fils et que lui-même n'est qu'un simple auxiliaire, chargé d'interpréter les enseignements et de les rendre intelligibles, ainsi que d'accompagner comme il sied le guide réel. Tout ce que l'humanité peut faire de mieux à chaque moment de sa durée, c'est de présenter à la j eune génération le bénéfi.c e total de ses tentatives antérieures sous une forme concentrée, enseignement ou avertissement. L'éducation de convention cherche à prolonger les maux actuels; former des enfants de la nat.ure, c'est reprendre depuis le commencement et autant que faire se peut la série des maux endurés jusqu'à ce jour. Restreindre le cercle des enseignements et des avertissements à la réalité qui nous entoure, c'est la conséquence naturelle d'un esprit, borné lui-même, qui ignore le reste ou ne sait pas en tirer parti. Il est ma
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foi trop commode de s'en excuser par ces prétextes : « Les pédants ont gâté ceci ou cela, ou c'est Lrop difficHe pour les enfants ! » Mais la première assertion se laisse modifier ; quant à la deu.'<ièrne, elle est fausse. Quelle est la part de vérité et d'erreur dans tout ,ceci? Chacun l'établit d'après sa propre expérience._ Moi, je parle d'après la mienne, d'autres d'après la leur. Si seulement nous voulions méditer ce fait que personne n'acquiert d'expérience qu'en raison même .de ses propres essais ! Un magister de village, âgé de quatre-vingt-dix ans, a l'expérience de sa routine de quatre,vingt-dix ans, il a le sentiment d'avoir longtemps peiné, mais sait-il aussi faire la critique exacte <le ses efforts et de sa méthod~ ? - Nos pédagogues mo.dernes ne sont plus à compter leurs succès dans les innovations; l'expérienc·e leur a montré que la reconnaissance de l'humanité ne leur faisait point défaut, et ils peuvent s'en réjouir profondément. Mais fa questiq_n est de savoir si leur expérience les autorise .à déterminer tout ce que peut l'éducation,.tout ce qui peut réussir avec les enfants. Ceux qui voudraient ainsi fonder l'éducation sur la seule expérience devraient bien une bonne fois jeter un regard attentif sur d'autres sciences expérimentales. Ils devraient bien daigner ,s'informer de tout ce . qui est requis, en physique ou en chimie, pour établir empiriquement, autant du moins que c'est possible, an simple"principe. Ils sauraient alors par expérience qu'une expérience isolée ne nous apprend rien, -pas Elus d'ailleurs que des observations dispersées; qu'il faut au contraire répéter vingt fois, mais avec vingt gradations différentes, le même essai, avant d'arriver
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à un résultat que les théories eontraires se réservent
encore le droit. d'interpréter chacune à sa façon. Ils apprendraient par expérience qu'il serait prématuré de parler d'expérience tant que l'essai n'est pas terminé, tant qu'on n'a p11s examiné avec soin et pesé avec exactitude les résidus inévitables. Le résidu des expériences pédagogiques, ce sont les fautes commises par l'élève arrivé à l'dge d'homme. Ainsi le temps nécessaire pour une seule de ces expériences est donc pour le moins la moitié d'une existence humaine! Quand donc pourra-t-on êlre un éducateur expérimenté? Et combien faudra-t-il d'expériences, mi~igées du reste p~r de nombreuses modifications, pour constituer l'expérience d'un seul? - Infiniment pl.us grande est l'expérience acquise par le médecin empirique, pour qui, en outre, ont été consignées depuis de longs siècles les expériences des grands hommes? Et pourtant la science médicale est si faible que c'est précisément elle qui est devenue le sol mouvant où foisonnent à l'heure actuelle les plus récentes élucubrations philosophiques. Le 'même sort serait-il soùs peu réservé à la pédagogie? - Est-elle destinée à devenir à son tour le jouet des sectes, qui, elles-mèmes jouets du temps, ont depuis longtemps €ntraîné dans leur essor toutes les choses de haute valeur, ne respectant en quelque sorte que le monde de l'enfance, en apparence inférieur au reste? Déjà les choses en sont venues à ce point que les plus intelligents parmi les jeunes éducateurs qui se sont occupés de philosophie, comprenant sans doute que dans l'œuvre de l'éducation il ne faut pas renoncer à penser, ne jugent rien plus naturel que d'expérimenter sur l'éducation l'utilité
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
pratique et toute la souplesse d'une sagesse réellement très flexible, pour construire a priori les enfants confiés à leurs soins, les_ améliorer sthéniquement (en les fortifiant), les instruire mystiquement, et, une fois à bout de patience, les renvoyer comme incapa:~ bles de subir la préparation à l'initiation. Il est vrai que les élèves ainsi repoussés ne seront plus les mêmes natures fraichés en passant en d'autres mains, Dieu sait lesquelles! Il vaudrait peut-être mieux pour la pédagogie se remémorer autant que possible ses idées propres et cultiver davantage la faculté de penser par elle-même: elle deviendrait ainsi le centre d'une sphère de _ recherches et ne courrait plus le risque d'être gouvernée par une puissance étrangèr~, · comme une lointaine province conquise. - Si nous voulons voir s'établit entre toutes les sciences des relations bienfaisantes, il faut que chacune essaie de s'orienter à sa façon, et même avec une énergie égale à celle de ses voisines. Il ne doit point déplaire à la philosophie que les autres sciences, en venant à elles, ne renoncent pas à leur pensée propre ; et il semble que, sinon la philosophie, du moins le public philosophique de nos jours a grandement besoin qu'on lui présente des points de vue multiples et variés d'où il puisse jeter ses regards de tous côtés. · Ce que j'ai demandé à l'éducateur, c'est la science cila force de pensée. Peu m'importe que d'autres considèrent la science comme des lunettes:; pour moi, elle est un œil et le meilleur, ma foi, dont les hommes disposent pour l'étude de leurs affaires. C'est précisément parce que toutes les sciences ne sont pas à l'abri del 'erreur dans leurs doctrines qu'elles n'arrivent
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pas à s'entendre entre elles: la part d'erreur se lrahit, ou du moins on apprend à se montrer circonspect dans les points controversés. Au contraire, celui qui se croit fort sans le secours de la · science entretient dans ses idées des inexactitudes tout aussi grandes, plus grossières peut-être, sans s'en rendre compte et parfois même sans les faire remarquer d'autrui, car les points de contact avec le monde sont émoussés. Bien plus les erreurs des sciences sont primitivement celles des hommes, mais seulement de l'élite. La première science que devrait posséder tout éducateur, bien qu'elle soit loin de constituer pour lui la science complète, ce serait une psychologie où se trouverait consignée à priori la totalité possible des mouvements de l'esprit humain. Je crois connaître la possibilité comme la difficulté d'une telle science: nous ne la posséderons pas de silôt et ce n'est que dans un avenir plus éloigné encore que nous pourrons l'exiger des éducateurs. Mais jamais elle ne pourrait nous dispenser d'observer l'élève : l'individu se trouve et ne se déduit pas. Le terme construction à priori de l'enfant est donc en soi une expression défectueuse ; pour le moment, ce n'est qu'une idée vide de sens et que la pédagogie devra bien se garder d'a.dmettre de longtemps: D'·autant plus nécessaire est donc le principe que j'ai posé dès le début: il faut savoir ce que l'on veut quand on commence l'éducation! - On voit ainsi ce que l'on cherche : le coup d'œil psychologique ~ ne manque à nul homme intelligent, pourvu qu'il lui importe de pénétrer des âmes humaines. Le but de son travail, il faut que l'éducateur le voie devanises yeux, clair comme un~ carte géographique ou même,
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(
si possible, comme le plan fondamental d'une ville bien construite, où les directions semblables se croisent uniformément, el où l'œil puisse, sans préparation antérieure, s'orienter de lui-même. C'est une carte de ce genre que j 'offre ici aux gens inexpérimentés qui désirent savoir quel genre d'expérience ils doivent rechercher et préparer. Quelle doit êLre l'intention de l'éducateur au moment de se mettre à la besogne ? Cette méditation pratique, mais analysée d'ailleurs en tous ses détails jusqu'aux procédés dont nous aurons à déterminer le choix d' après nos connaissa.nces acquises pour le moment, constitue p our moi la premièr6 moitié de la pédagogie. Comme pendant à cette première moitié il devrait y en avoir une seconde, où la possibilité de l'éducation serait expliquée théoriquement et représentée comme limitée par la mobilité des circonstances. Mais cette seconde moitié n'est, jusqu'à pré;;ent, qu'un vain souhait, de même que la psychologie qui devrait lui servir de fondement. En général, la première partie est considérée comme le tout, et je ne puis guère faire autrement que de me conformer à cet usage de la _langue. La pédagogie est la science dont l'éducateur a besoin pour lui-mtme. Mais il doit également posséder de la science qu'il pourra communiquer à d'autres. Et je l'avoue dès maintenant, je ne puis me faire une idée de l'éducation sans instruction ; et inversement, du moins dans le présent livre, je ne reconnais point d'instruction qui ne soit éducative. Au fond l'éducateur s'inquiète tout aussi peu de savoir quels arts et quels talents un jeune homme pourra, guidé par le seul intérêt, apprendre à l'école d'un maître quelconque,
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que de savoir quelle couleur il choisira pour ses vêtements. Le seul point qui lui importe, c'est la manière dont se détermine le cercle des idées chez son élève; les pensées, en effet, donnentnaissance auxsentiments, qui à leur tour engendrent les principes et les règles de conduite. Concevoir, avec cet enchaînement, le _ étail d et l'ensemble de ce qu'on pourrait présenter à l'élève et disposer dans son âme ; récbercher comment il faut tout coordonner, dans quel ordre il faut par suite se faire succéder les différentes choses, comment enfin chaque élément pourra servir d'appui à l'élément suivant: voilà ce qui donne, par le traitement des divers sujets particuliers, une infinité de problèmes et fournit à l'éducateur une malière inépuisable, grâce à laquelle il fera constamment porter sa réflexion. et son examen .sur toutes les connaissances et tous les écrits qui lui sonl accessibles, ainsi que sur tous les travaux et tous les exercices qu'il lui faudra faire poursuivre de façon continue. A cet égard il 'nous faudrait une foule de monographies pédagogiques, c'est-à-dire de guides pour l'emploi de Lel ou tel procédé d'éducation; mais toutes devraient être très rigoureusement composées d'après un seul et même plan. J'ai tenté de donner un exemple d'une telle monographie dans mon A B C de l'inluition, qui jusqu'à cc jour a toutefois le défaut d'être isolé, de ne se rattacher à rien et ne pouvoir servir de fondement à rien de nouveau. Les sujets importants pour de semblables écrits abondent: l'étude de la botanique, celle de Tacite, la lecture de Shake_ speare, et tant d'autres choses seraient alors à examiner en tant que forces pédagogiques. Mais je n'ose inviter pers- nne à entreprendre pareille besogne, pour celte· o se_ le raison déjà qu'il me faudrait supposer admi-s et u
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complètement compris le plan dans lequel pourrait entrer tout cela. Mais pour mieux mettre en lumière cette idée générale : l'éducation par l'instruction, arrêtons-nous sur l'idée contraire: l'éducation sans l'instruction. On en voit des exemples nombreux. Les éduc,a teurs, pris en bloc, ne sont pas précisément les gens qui ont les connaissances les plus étendues. Mais il y en a (parmi les femmes surtout) qui ne savent à peu près rien ou du moins sont incàpables d'a.ppliquer pédagogiquement le peu qu'iÎs savent; ceia ne les empêche cependant pas de mettre beaucoup d'ardeur dans l'accom- · plissement de leur tâche. - Que peuvent-ils faire? Ils s'emparent des sentiments de l'élève: ils le tiennent par ce lien et sans cesse ils ébranlent tellement celte âme juvénile qu'elle ne peut prendre conscience d'ellemême. Comment un caractère peut-il se former ··dans de telles conditions! Le caractère, c'est la fermeté intérieure ; mais comment l'homme peut-il prendre racine en lui-même, si vous ne lui permettez pas de compter sur quelqµe chose, si vou~ ne l'autorisez pas même à croire sa propre volonté capable de décision? - D'ordinaire l'enfant garde au fond de sa jeune âme un coin où vous ne pénétrez pas, et dans lequel, malgré vos assauts répétés, il vit à part, craint, espère, fait d_ s projets dont il tentera la réalisation à la pree mière occasion; et si ces projets réussissent, ils établiront un caractère juste à l'endroit que voq_s ne connaissiez pas. C'est p.récisérnent pour celâ qu'en général il y a si peu de rapport, ,en matière d'éducation, entre le but et les résultats. Sans doute ce rapport est parfois tel que p·lus tard, daris la vie, l'élève prend la place de son éducateur et fait endurer
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à ses subordonnés exactement les mêmes choses
qu'il lui a fallu supporter. Dans cette hypothèse le cercle d'idées ne diffère en rien de celui que d_ans le jeune âge fournissait l'expérience journalière, à ceci près que l'on a changé une place incommode pour une plus commode. C'est en obéissant qu'on apprend à commander ; et déjà les petits enfants traitent leurs poupéei,; tout comme on les traite eux-mêmes. L'éducation par l'instruction considère comme instruction tout ce qu'on présente à l'enfant comme objet d'examen. Elle comprend le gouvernement même auquel on le soumet; en outre elle agit par l'exemple d'une énergie qui maintient l'ordre bien plus que par la répression immédiate des fautes isolées, ce qu'on appelle d'ordinaire d'un nom beaucoup trop pompeux: la correction des défauts. La simple répression .p ourrait laisser le penchant complètement intact; bien plus, l'imagination pourrait, sans jamais défaillir, en parer l'objet, ce qui ne serait guère moins grave que la récidive constante, inévitable d'ailleurs dans les années de liberté. Mais lorsque, dans l'âme de l'éducateur qui le punit, l'enfant lit l'aversion morale, la désapprobation du goût, la répulsion à l'égard de tout désordre, il est amené à l'opinion du maître; il ne peut s'empêcher de voir de la même façon ; et cette idée devient alors une force intérieure qui lutte contre le mauvais penchant et ne demande qu'à être développée pour être victorieuse. Et il est facile de se rendre compte que la même idée peut être provoquée de bien d'autres manières et que la faute de l'enfant n'est nullement l'occasion indispensable de cette instruction. Pour l'éducation par l'instruction j'ai demandé la
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
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science et la force de pensée; j'entends une science et une force de pensée capables de concevoir et de représenter la réalité proche comme un fra.gment du grand Tout. - « Mais pourquoi du grand Tout? Pourquoi d'ùne chose éloignée? La réali&é proche n'est-elle pas asséz importante, assez claire? Ne fourmille-t-elle pas de circonstances qui, si elles n'ont pas été reconnues et appréciées avec justesse dans les éléments peu importants et très sim1:1les, ne séront pa•s davantage et probablement bien moins encore saisies avec justesse par le savoir le plus étendu? Et il est à prévoir qu'une telle prétention surchargera l'éducation d'une masse d'érudition et d'études philologiques, au détriment de l'éducation physique, de la dextérité dans les beaux-arts, de la bonne humeur dans les relations sociales. n Mais il ne faudrait pa~ que la juste crainte de semblables inconvénients_ nous fît bannir ces études ! Elles exigent · une organisation ·différente, de telle façon que, sans trop s'étendre et empiéter sur le reste, elles ne soient pourtant pas de simples moyens et ne distraient jamais l'élève du but principal, mais que dès le début elles portent des fruits durables et abondants. Si pareille organisation n'était pas possible, si la lourde et destructive ly rannie des habituelles études latines était inhérente à la chose, il faudrait alors travailler sans cesse à reléguer l'érudition scolaire dans certains coins, tout comme on enferme dans les boîtes des pharmaciens les poisons dontJa médecine ne fait que rarement usage. Supposé même qu'on puisse, sans des préparations exagérées et par trop compliquées, faire fonctionner une instruction qui, sans tours ni détours, traverserait en ligné' directe et sans perte de temps le champ de l'érudilion:
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s'en tiendrait-on toujours à l'objection ci-dessus et dirait-on que, par de pareils procédés, les enfants sont, sans profit aucun, distraits des réalités immédiates et conduits, sans utilité et prématurément, à des excursions en pays étranger? - Laissons de côté les objets matériels; tou.t en étant très près de i1os sens, ils ne sont pourtant pas, par eux-mêmes, accessibles et perceptibles à notre œil et à notre intelligence, mais je veux éviter de répéter ce que j'ai dit ailleurs sur le triangle et les mathématiques. C'est des hommes que je me propose de parler ici, ainsi que de ce qui les concerne directement! Que veut donc dire proche, à ce point de vue? Ne voit-on pas la distance infinie _ entre l'enfant et l'adulte? Elle n'a d'égale que le temps dont la longue suite nous a portés au présent degré de civilisation el de cor,'uption ! - Mais celte distance, on la voit; c'est pourquoi l'on écrit, à l'usage des enfants, des livres spéciaux, où l'on évite toute chose incompréhensible, tous les exemples de corruption; c'est pourquoi l'on recommande tant aux éducateurs de faire leur possible pour s'abaisser au niveau des enfants et pénétrer à n'importe quel prix dans leur sphère étroite. - Dans ce cas on néglige de voir toutes les nouvelles situations fdcheuses que l'on provoque de ce fait même! On ne voit pas qu'on demande ce qui ne doit pas être, ce que la nature punit inévitablement: n 'exige-t-on pas, en effet, que l'éduca.t eur adulle se penche vers l'enfant pour lui construire un monde enfantin! On ne voit pas à quel point se trouvent or<linairement déformés, en fin de compte, ceux qui font longtemps un tel métier et combien il répugne , à des esprits intelligents 1e s'y adonner. Mais ce n'est pas tout. Celle tentative ne réussit pas, parce que
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c'est impossible! Les hommes ne peu'Vent imiter Je style des femmes, à plus forte ra· des enfants! La seule intention de faire œuv tive gâte la littérature enfantine ; on y oubli Je monde, l'enfant comme les autres, ne p ses lectures que ce qui lui convient et juge à sa façon l'auteur et l'ouvrage. mal aux enfants, montrez-le clairement, ma
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vous de le donner comme objet de l'appétfi;:;;:f:;,~gm, trouveront q.ue c'est réellement mal. Arl" dans un récit pour faire quelque raisonneme~~;!f:l~i:::c~~b! ils trouveront votre façon de conter ennU!!rr;t,;:~~~::q:~~a! , leur représentez que le bien ; ils sentiront monotone et le senl attrait du changemen bien accueillir le mal. Rappelez-vous vo~~r:;;;;g;;J::J;:j:!:i;:tj~,:1 impressions, quand vous· assistez à un
spec~:2tf!,'f5:-~:d::ei=J:!=I,! ment moral! - Donnez-leur au contrairJ;J;/f;;;~;;JfJfi intéressant, riche en faits, en situations, en -.
plein d'une rigoureuse vérité psychologiq~E'.$j~:Clx:ict;t:tt=tl dépasse pas le cadre des sentiments et de hension d'un enfant, sans tendance appar pe.i.ndre ce qu'îl y a de meilleur ou de avez pris soin, en même temps, avec un discret et à peine év":,illé, de détourner 1 mal pour la faire pencher vers le bien, l'équitable, vous verrez avec quelle foi'ce tt~~~~1:1:::t:f:t:::i::~· ' ~ des enfants se fixera sur un tel récit, c découvrir la vérité jusqu'au tréfonds et à fai r:;J:,~t;:~:tt::d!~~ toutes les faces de la question; vous du sujet susciter la variété du jugement, changement se . fixer définitivement en la du mieux; vous verrez avec quel plaisir inl fond l'enfant qui, pour ce qui est du jugen
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tr;;f::t:t:±:t,se sent déjà de quelques légers degrés supérieur au tlël::i::lt:!cDhéros ou à l'auteur, s'arc-boutera sur son point d'appui pour y résister à une grossièreté, au-dessus de laquelle f.f:l~bccil se sent déji. Il faut à ce récit une autre qualité encore, pour que son action puisse être durable et ,!-1::ê:~~efficace; il devra porter, dans toute sa force et toute ~~::::È::lsa pureté, l'empreinte de la grandeur virile. L'enfant , ~et:;t:;t:~distingue en effet, tout aussi bien que nous, la vulga;l:tlt::i:EIJ rité de ln· noblesse, la platitude..de la dignité; je dirai dtt::C:Cmême que celte distinction lui tient plus à cœur qu'à nous-mêmes; car ce lui est un crève-cœur de se sentir r:t::t::et:,:z::1peLit, il voudrait être homme. L'enfant bien organisé t-lè~i:cz:lne regarde qu'au-dessus de lui, et à huit ans, son U:i:::i:j~a horizon dépasse toutes les histoires enfantines. Ce sont tctx:c:::::cdonc des hommes tels qu'il voudrait en être un qu'il ltt~:c:ic faut présenter à l'enfant. Ces hommes, vous ne les tt::l~t:z:c trouverez pas dans la réalité présente, car rien de ce l:t::l::.tJ:D qui a grandi sous l'influence de notre culture actuelle ~i:ë:cc ne répond à l'idéal viril que s'est forgé l'enfant. Vous ne trouverez pas davantage cet idéal dans votre imagi.ifj:J:lcc nation encombrée de .souhaits pédagogiques, remplie N!jci:f:t:J:J par vos propres expériences, vos connaissances, vos ~tl=1l::::::l:::l affaires personnelles. - Mais quand bien même vous seriez des poètes tels qu'il n'en fut jamais (car dans ~t:::et:r.i chaque poète se reflète son époque), il vous faudrait. l:t~:b:l à l'heure actuelle, pour recevoir la récompense de vos efforts, les multiplier au centuple. En effet, de ce que ft~:t:l:l nous venons de dire il ressort clairement qu·e le tout n'a ni valeur ni influence tant qu'il reste isolé: il faut qu'il se trouve soit au milieu, soit en lêle d'une longue att~:b::i série d'autres moyens de culture, de telle façon que cette connexion générale reflète et conserve le profit ~t:f:z::::ci apporté par chaque élément particulier. Or, comm_ ~ ~ ~ ~ ~
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toute la littérature future pourrait-elle nous donner quelque chose qui convînt à l'enfant, celui-ci n'étant pas encore arrivé au point où nous en sommes, nous? Quant à moi, je ne connais qu'une seule époque où se puisse trouver le récit que j'ai esquissé plus haut: c'est la période de l'enfance classique des Grecs. Et là je rencontre tout d'abord l'Odyssée. L'Odyssée! je lui dois une des expériences les plus agréables de _ vie, et en majeure partie rhon amour ma de l'éducation (1). Cette expérience ne m'a pas appris les motifs de ma conduite; non! dès avantjé les voyais assez nettement pour pouvoir débuter dans ma carrière pédagogique par faire abandonner à deux enfants, - l'un de neuf, l'autre de moins de huit ans .- leur Eutrope; en échange je les mis au grec, et sans recourir au préalable à tout le fatras des chrestomaties, je leur fis, dès le premier jour, prendre Homère. Mon torl fut de m'en tenir beaucoup trop encore à la routine scolaire, d'exiger une analyse grammaticale rigoureuse, alors qu'il devrait suffire, pour ce comm<rncement, d'apprendre aux élèves les caractéristiques les plus sûres de la flexion, et de les leur montrer par une incessante répétition, plutôt que de les leur faire dire à force de questions. Ce qui m'a manqué, c'est tout travail antP-rieur au point de vue historique et mythologique, travail si nécessaire ici pour faciliter l'explication et qui ne serait qu'un jeu pour un savant doué d'un véritable tact pédagogique! Je fus g~né par maint vent contraire qui soufflait de loin; mais par contre je trouvai dans mon entourage immédiat des ·encouragements pour lesquels je ne puis que dire ma gratitude,
(1) Cette expérience, Herbart l'a faite en Suisse comme précepteur dès fils de M. de Steiger, gouverneur d'lnlerlaken (1797-1800).
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sans insister. Et cependant j'espère, - et rien ne me défend un pareil espoir, - que le bon naturel d'enfants sains n'est pas à regarder comme une exception, mais que tout au contraire il facilitera, comme ce fut mon cas, la tâche de la plupârt des éducateurs. Et comme j'imagine aisément que d'autres pourront mettre dans l'exécution d'une entreprise de ce genre beaucoupplus d'habileté que moi,je ne puis me vanterd'en avoir déployé dans mon premier essai, je crois avoir appris par mon expérience (la lecture de l'Odyssée nous demanda un an et demi) que dans l'éducation privée il est tout aussi faisable que profila.ble de commencer par où j'ai débuté; j'irai plus loin: en règle générale, un tel procédé -ne saurait manquer de réussir, pourvu que les maîtres abo_!:dent leur tâche non pas seulement avec un esprit philologique, mais encore avec un esprit pédagogique, et se donnent la peine, afin de venir en aide à leurs élèves et de les prémunir contre certains dangers, de fixer quelques points avec plus de précision que ne me le permettent, pour le môment, le temps et le lieu. Je ne me prononce pas sur ce qui pourrait se faire dans les écoles; mais si j'avais à y faire mes p~euves, je m'y essaierais de bon cœur et avec la ferme conviction que même en cas d'insuccès le mal ne serait jamais plus grand qu'il ne l'est actuellement avec la méthode employée d'ordinaire pour l'étude de la grammaire latine et des auteurs latins : parmi ceux-ci il n'en est pas un seul qui durant toute la période de l'enfance puisse même à peu près convenir pour initier les élèves à l'antiquité. Rien ne s'oppose à ce qu'on les étudie plus tard, après s'être au préalable occupé d'Homère et de quelques . autres écrivains grecs. Mais, à voir l'usage qu'on en a fait
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jusqu'à ce jour, il faut à coup sûr une extraordinaire prévention de savant pour tolérer que l'on gaspille ainsi, en vue d'un enseignement nullement éducatif, tant d'années, tant de peines, et que l'on sacrifie la gaieté naturelle de l'enfant et toutes les manifestations promptes de son esprit. Je m'en rapporte à plusieurs des pédagogues de la Révision Générale, oubliés peut- _ être, mais pas encore réfulés, et qui eurent au moins le mérite de signaler un grand mal, s'ils ne surent pas y remédier. Ces quelques observations permettent de faire superficiellement connaissance avec cette proposition, mais elles ne suffisent pas à la faire comprendre avec l'infinie variété de ses rapports. Et quand bien même quelqu'un serait disposé à résumer tout ce traité en une seule idée et à méditer cette idée pendant des années, il ne ferait encore qu'ébaucher le travail. Moi du moins je n'ai pas mis trop de hâle à publier le résultat de mon expérience; voilà plus de huit ans que j'entrepris mon essai e-t depuis cette date j'ai eu le temps d'y réfléchir. Élevons-n0us aux considérations générales ! Représentom;-nous l'Odyssée comme le trait <;!'union qui établit une communauté d'idées entre le maître et. l'élève, communauté qui, tout en élevant l'un dans sa propre sphère, ne rabaisse plus l'autre; qui, faisant pénétrer l'un de plus en plus avant dans le rr.ionde classique, permelte au second d'admirer, dans les progrès incessants de l'élève dus à l'imitation, l'image sensible la plus intéressante de la grande montée de l'humanité vers l'idéal; qui enfin prépare des réminiscences fortement liées aux œuvres éternelles du génie et qu'éveillera- chaque fois le retour vers -ces
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œuvres. De m.ê me une constellation familière rappelle sans dout.e aux amis les heures où ils la contemplaient ensemble. Est-ce donc peu de chose que l'enthousiasme du maître soit soutenu par le choix de la matière enseignée ? On exige que la pression qu'il subit <le l'extérieur soit allégée ; mais on n'aura pas même réalisé la moitié de ce desideratum, tant qu'on n'aura pas écarté les éléments mesquins qui rebutent les esprits éveillés et s'attachent aux esprits paresseux. L'es prit de petitesse qui se glisse si facilement dans l'éducation lui est funeste au plus haut point. Il affecte deux formes. L'espèce la plus commune s'attache aux choses insignifiantes; elle crie aux nouvelles méthodes alors qu'elle a inventé de nouvelles amusettes. L'autre est plus délicate et plus séduisante.: elle voit les choses importantes, mais ne sait distinguer ce qui est passager de ce qui est durable; tant qu'elle reste isolée, une mauvaise habitude est à son point de vue une faute ; et quelques émotions salutaires résument pour elle l'art de corriger. Comme notre conception sera différente si nous considérons combien sont fugaces les commotions les plus violentes ressenties au tréfonds de l'âme, {rnxquelles pourtant l'éducateur, qui doit pouvoir en disposer à son gré, est souvent forcé de recourir chez les natures robustes ! - Celui qui considère uniquement la qualité des impressions et non leur quanlilé prodiguera en pure perte ses méditations les plus attentives et ses procédés les plus ingénieux. Sans doute rien ne se perd dans l'âme humaine, mais dans la conscience il n' y a que fort peu de choses présentes à la fois ; les idées très fortes ou très complexes sont lf~s seules qui se présentent aisément et
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fréquemment à l'âme ; seules les idées éminentes entre toutes la poussent à l'action. Quant aux causes dont chacune, prise séparément, affecte fortement l'âme, elles sont si multiples et si variées, dans les longues années de 1a jeunesse, que même les plus fort_ s se e trouvent frappées d'impuissance, si elles ne sont'pas répétées par le temps el renouvelées à mainte reprise sous d'autres aspects. - Parmi les fait.s isolés il n'est de dangereux que ceux qui refroidissent le cœur intime de l'élève à l'égard de son éducateur, précisément parce que les personnalités se multiplient par chaque mot, par chaque regard. Cependant on peut en temps voulu détruire même ce germe funeste, mais à force de soins et de délicate sollicitude. Les autres imp'res_sions,1si artifiçiellement , qu'elles soient provoquées, font sortir fort inutilement l'âme de son état habituel; elle y revient bien vite, et elle éprouve quelque chose d'analogue à ce que nous ressentons en riant d'une vaine fra-yeur. Ceci nous ramène justement à ce que nous disions; plus haut: on n'est réellement maître de l'éducation qu'à la condition de savoir infuser à l'âme junévile un grand cercle d'idées, très intimewent lié dans ses différentes parties et capable de l'emporter sur les éléments défavorables du milieu, d'en absorber et de s'assimiler tous les éléments favorables. Il est évident que seule une éducation privée, faite dans des circonstances heureuses, peut en assurer l'occasion à l'art du maître; mais il serait à désirer que l'on profitât des occasions qui s'oflrent déjà ! Les moqèles ainsi constitués permettraient ensuite de poursuivre les étud.es à ce sujet. D'ailleurs, on aura beau regimber : le monde dépend d'un petit nombre d'indi-
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vidus, et il suffit de quelques rares savants, mais cultivés suivant la bonne règle, pour le diriger dans la bonne voie. Dans les cas où serait impossible l'applicati_on de cet art de l'enseignement, une seule chose importe : il faut rechercher quelles sont les sources existanles des impressions principales, puis il s'agit, si possible, de les diriger. Qu'y aura-t-il à faire? Ceux qui savent reconnaître comment le général se reflète dans l'individuel, pourront le déduire du plan général : ils ramèneront l'homme à l'humanité, le fragment au tout, et puis, suivant des rapports légitimes, ils iront du plus grand au plus petit, pàr une gradation logique. L'humanité elle-même fait continuellement son éducation par la somme d'idées qu'elle produit. Si, dans ce cercle d-idées, il n'y a qu'un lien lâche entre ' les éléments variés, l'action du tout est faible ; et le moindre élément qui émerge seul, quelque absurde qu'il soit d'ailleu_ provoque l'agitation et la violence. rs, Si les éléments variés sont contradictoires, il en résulte des controverses inutiles et insensiblement ce sont les appétits grossiers qui conquièrent la force, objet du litige. Pour assurer le triomphe de la raison et du mieux, il faut d'abord et surtout l'accord d.e ceux qui pensent, l'accord de l'élite.
��LIVRE PREMIER
BUT DE L'ÉDUCATION EN Crt~!ÉRAL
CHAPITRE PREMIER
Du gouvernement des enfants.
On ,pourrait discuter la question de savoir si ce_ n ·chapitre a bien sa place da_ s la pédagogie, ou s'il ne devrait pas plutôt _ être rattaché aux parties de la philosophie pratique qui traitent du gouvernement en général. Il y a, en effet, une différence essentielle entre le soin qui vise la culture de l'esprit, et le soin qui se contente de savoir l'ordre maintenu; et si le premier porte le nom d'éducation, s'il réclame des artistes spéciaux, les éducateurs ; s'il est vrai, enfin, que toute occupation artistique, pour être élevée à la perfection par la force concentrée du génie rendu plus puissant, doive être séparée de tous les travaux accessoires et hétérogènes, il serait à souhaiter, pour le
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succès de la bonne ca·u se non moins que pour la précision des idées, que le gouvernement des enfants ne restât pas plus longtemps à la èharge de ceux qui ont pour mission d'imprégner de leur regard et de leur activité le fond même des âmes. Cependant, maintenir des enfants en ordre, c'est une charge dont les parents aiment à se débarrasser ; et bien des gens qui se voient condamnés à vivre avec les enfants y trouvent pourtant la partie la plus agréQble de leur tâche, parce qu'elle leur fournit l'occasion de se dédommager en quelque sorte, par l'exercice d'une légère domination, de fa contrainte extérieure. Aussi serait-on tenté de dire à !'écrivain, qui n'en parlerait point dans une pédagogie, qu'il n'entend rien à l'éducation. Et en effet il serait obligé de se faire luimême C!e reproche, car autant il est peu profitable aux occupations différentes dont j'ai parlé plus haut d'être toutes et absolument réunies, autant il est impossible, dans la pratique, de les séparer tout à fait. Un gouvernement qui veut se satisfaire à lui-même sans faire de l'éducation étouffe l'âme; mais par contre une éducation qui se désintéresserait des désordres des enfants ne connaflrait même pas les enfants. On ne saurait du reste faire une heure de classe en négligeant de tenir d'une main ferme quoique douce les rènes du gouvernement. Enfin, pour effectuer ent.re l'éducateur proprement dit et les parents le départ exact de ce qui constitue l'éducation totale des enfants, il faut s'efforcer de régler convenablement, de part et d'autre, les rapports auxquels les amène l'aide qu'ils se prêtent mutuellement.
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I
BUT DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
A sa naissance l'enfant n'a pas encore de volonté; il est par conséquent incapable de toute relation morale. Les parents peuveut donc, soit de leur propre initiative, soit pour répondre aux exigences de la société, s'emparer de lui comme d'une chose. Ils savent fort bien, sans doute, que dans cet être qu)ls traitent à l'heure acluelle selon leur bon plaisir et sans lui en demander l'autorisation, il se révélera, avec le temps, une volon~é dont il..faudra o.voir fait la conquête, si l'on veut éviter les inconvénients d'une lutte inadmissible de pa-rt et d'autre. Mais il s'écoulera du temps jusque-là ; ce qui se développe tout d'abord chez l'enfant, ce n'est pas une volonté véritable, capable au besoin de se décider, mais simplement une fougueuse pétulance qui l'entraîne tour à tour dans tous les sens ; ce n'est qu'un principe de désordre, il blesse les institutions des adultes et n'est pas sans exposer à divers dangers la personnalité future de l'enfant lui-même. Il faut réduire cette pétulance, sinon il faudrait rejeter la faute de ce désordre sur ceux qui ont charge de faire vivre l'enfant. Mais toute soumission ne s'obtient que par la force; et il faut que cette force soit juste assez puissante et s'exerce assez de fois pour qu'elle réussisse complètement, avant que les traces d'une U'raie volonté s.e manifestent chez l'enfant: ainsi l'exigent les principes de la philosophiE> pratique.
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Mais les germes de cette pétulance aveugle, les appétits grossiers, continuent d'exister chez l'enfant, et même avec les années ne font_que se multiplier et se fortifier. Pour empêcher qu'ils ne donnent' à la volonté qui grandit au milieu d'eux une direction contraire au principe de société, il faut constamment et toujours exercer sur eux une pression très perceptible. · · L'adulte, formé , à la raison, finit to-ujours par . prendre à tâche de se gouverner lui-m~me. Mais il est pourtant des hommes qui n'y réussissent jamais; ceux-là, la société les tient perpétuellement en tutelle ; elle les désigne souvent sous le nom d'imbéciles ('faibles d'esprit) et de prodigues. Il en est d'autres, _ qui développent réellement en eux une volonté contraire aux lois de la société; le conflit est inévitable entre eux et la société, et ils finissent d'ordinaire par succomber devan't les mesures équitables qu'on leur impose. Mais cette lutte est pour la société elle-même un mal moral ; parmi les nombreuses dispositions qu'on peut prendre pour la prévenir, il faut compter le gouvernement des enfants. Comme on le voit,_ le but du gouvernement des enfants est multiple ; tantôt il s'agit de prévenir le mal, pour l'enfant et les autres, dans le présent et l'avenir; tantôt. d'éviter le conflit, en ce qu'il constitue par lui-même un état anormal ; tantôt enfin d'empêcher la collision par laquelle la société, sans y être absolument autorisée, se verrait contrainte à la lutte. Mais tout cela veut dire, en dernière analyse, qu'un tel gouvernement n'a pas de but à atteindre dans l'âœ.e de l'enfant et n'a d'autre prétenti~n que d'éta-
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blir l'ordre. Toutefois on sous peu qu'il ne saurait pourtant en aucune façon se désintéresser de la culture de l'âme enfantine. ·
remarquera
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II
PROCÉDÉS DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
Le premier procédé de tout gouvernement, c'est la menace. E,t tout gouvernement s'y p.eurte à deux écueils: d'une part il y a des natures vigoureuses qui méprisent toute menace et osent tout, pour pouvoir tout pouvoir ; d'autre part il en existe, et en bien plus grand nombre, qui sont trqp faibles pour se pénétrel' de.la menace et chez lesquelles le désir produit des lézardes jusque dans la crainte. On aura beau faire : on ne pourra jamais écarter cette double incertitude du succès. · On aurait vraiment mauvaise grâce à déplornr les cas peu fréquents où !e gouvernement des enfants se heurte au premier écueil, tant qu'il n'est pas trop tard pour faire contribuer des circonstances si favorables à l'éducation proprement dite. Mais la faiblesse, la nature oublieuse et la légèreté de l'enfant nous réduisent à compter si peu sur la seule menace, que depuis longtemps on a regardé la surveillance comme le moyen dont le gouvernement des enfants puisse se . passer moins encore que toute autre espèce de gouvernement. C'est à peine si j'ose exprimer franchement mon opinion sur la surveillance. Tout àu moins je serai
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PÉDAGOG!E GÉNÉRALE
bref et pas trop pressant, pour que parents et éducateurs n'aillent pas attribuer sérieusement à ce livre une importance suffisante pour le rendre nuisible. Peut-être ai-je eu le malheur d'apprendre, par des exemples trop nombreux, l'effet que produit finalement dans les écoles publiques une surveillance trop rigoureuse; peut-êLre encore suis-je trop féru,en ce qui concerne les moyens de proLéger la vie et la santé physique, de cette idée que, pour devenir des hommes, !es enfants et les jeunes gens doivent être exposés au danger. Qu'il me suffise donc de rappeler brièvement ce qui suit: une surveillance minutieuse et constante est fout aussi ennuyeuse pour le surveillant que pour la personne surveillée, et tous déux font d'ordinaire assé.tut de ruse pour l'éluder et s'en débarrasser à toute occasion ; au fur et à mesure qu'elle est exercée le besoin s'en fait davantage sentir, si bien q~'en fin de compte le moindre moment d'interrup- · tion fait craindre les plus grands ~angers; en outre, elle empêche les enfants de prendre conscience d'euxmêmes, de s'essayer et d'apprendre mille choses qu'il est à tout jamais impossible de faire entrer dans un système pédagogique et qui ne sauraient être trouvées que par des recherches personnelles; enfin, pour toutes ces raisons le caractère, qui doit sa formation uniquement à l'action résultant de la volonté · personnelle, ou bien demeurera faible ou bien sera faussé, suivant. que l'enfant surveillé aura trouvé plus ou moins d'échappatoires. Ceci s'applique à la surveillance longtemps continuée, mais ne s'applique guère aux premières années, ni dava.ntage à des périodes relativement courtes, où un danger particulier peut, il est vrai, faire de la surveillance le plus strict
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des devoirs. Pour de pareils cas, qui seront à 1 considérer comme des exceptions, il faut choisir les surveil/ lants les plus consciencieux et les plus infatigables, et non pas de véritables éducateurs: on ferait appel à ces derniers d'autant plus mal à propos qu'ils ne trouveraient guère,je le suppose, dans ces cas l'occasion d'exercer leur art. Mais si vous voulez faire de la surveillance une règle absolue, alors n'exigez de ceux qui ont grandi sous une pareille. contrainte ni adresse, ni force d'invention, ni audace, ni assurance, mais attendez-vous à trouver des hommes qui s'en tiendront toujours à la même température et n'aimeront rien autant que vivre dans une succession indifférente d'occupations prescrites, se dérobant à tout ce qui est élevé ou sort de l'ordinaire, pour s'adonner à tout ce qui est vulgaire et ne réclame aucun effort. Ceux qui seront ici de mon avis devront bien se garder, cependant, de croire que le simple fait de· laisser vagabonder leurs enfants sans smveillance, sans éducation ni culture, les autorise à dire qu'ils forment de grands caractèrt'!s ! - L'éducation est un grand ensemble d'efforts ininterrompus, qui demande à être, du commencement à la fin, exactement poursuivi : il ne sert à rien de prévenir quelques défauts isolés. Il se peut que je me rap'}:lroche à nouveau des autres pédagogues en passant maintenant aux auxiliaires que le gouvernement des enfants doit se ménager dans leurs propres âmes, je veux dire l'autorité et l'amour. L'autorité fait plier l'esprit; elle en contrarie le mouvement propre; et dans ce sens elle peut être excellente pour étouffer une volonté naissante, sur le point de prendre une mauvaise conformation. C'est
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chez les natures les plus vives qu'elle est surlout indispensable: celles-ci en effet s'essaient à la fois dans le bien et le mal, et poursuivent le bien à moins ·qu'elles ne se perdent dans le mal. - Mais l'autorité ne se laisse conquérir que par la supériorité de l'esprit; et celle-ci, comme on sait, ne se laisse pas ramener à des prescriptions; il faut qu'~lle existe par elle-même indépendamment de toute éducation. Une action logique et étendue doit s'exercer ouvertement, poursuivre sa propre voie sans détours, attentive aux circonstances, mais sans se soucier de l'approbation ou de la désapprobalion d'une volonté plus . faible. Si, par manque de culture, l'enfant étourdi empiète sur les sphères défendues, il faµdra lui faire sentir les dégâts qu'il pourrait occasionner; s'il était pris du mauvais désir de vouloir nuire, il faudrait sévèrement châtier l'intention qui s'est traduite en action ou aurait pu le faire ; mais on dédaignera d'attacher de l'importance à la volonté mauvaise ni à l'offense qu'elle implique. Quant à blesser par la profonde désapprobation qui lui convient la mauvaise intention, que le gouvernement des enfants comme aussi cel.ui de l'Etat est impuissant" à punir, c'est déjà l'affaire de l'éducation dont la tâche ne peut commencer ici qu'au moment où cesse le gouvernement. -=. L'exercice de l'autorité conqPise demande qu'on porte ses regards au delà du gouvernement jusq-ue sur l'éducation proprement dite; en effet, bien qu'il ne résulte, pour la formation de l'esprit, nul intérêt immédiat de la soumission passive à l'autorité, il n'en est pas moins vrai qu'il en découle une limitation très importante ou un élargissement considél'able du cercle d'idées, dans lequel l'élève pourra plus
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tard se mouvoir avec plus de liberté et s'établir en pleine indépendance. L'amour repose sur l'harmonie des sentiments et sur l'habitude. D'où il est facile de comprendre à quelles difficultés doit se heurter l'étranger qui veut le conquérir. Il ne le gagnera certainement pas, celui qui s'isole, qui le prend souvent sur un ton très haut, et affecte des manières me1Squines et trop calculées . Il ne le gagnera pas davantage celui qui verse dans la vulgarité et qui, dans les occasions où il doit se montrer complaisant sans rien perdre de sa supério rité, est à l'affût d'un plaisir personnel en partageant celui des ~fants. L'harmonie des sentiments exigée pour l'amour peut s'établir de deux façons : ou bien l'éducateur entre dans les sentiments de l'élève et s'y rallie avec une délicatesse suprême, sans jamais en parler ; ou bien il prend soin de se rendre luimême, d'une certaine manière, accessible à la sympathie de l'enfant. Ce dernier procédé est plus difficile, et il faut pourtant le combiner avec le précédent, parce que l'élève ne peut apporter de l'énergie propre à ces relations que s'il lui est possible de s'occuper d'une façon quelconque de son éducateur. Mais l'amour de l'enfant est éphémère et passager, si l'habitude ne s'y ajoute pas en proportion suffisante. Le temps, une sollicitude assidue, le tête-à-tête, ~ ·oilà ce qui donne de la force aux rapports dont nous parlons. Inutile de dire à quel point l'amour, une fois conquis, facilite le gouvernement; mais il est tellement important pour l'éducation proprement dite, car c'est lui qui communique à l'élbe la direction d'esprit de l'éducateur - qu'il faut très vivemer,it blâmer tous ceux qui, pour se donner à eux-m~mes -
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des preuves égoïstes de leur empire sur les enfants, aiment à s'en servir, même au détriment de leurs élèves. C'est le père qui dispose de l'autorité la plus natu-~elle; tout le monde lui obéit, tous s'adressent à lui, c'est lui qui règle et modifie l'organisation des affaires domestiques, ou plutôt la mère les fait en quelque sorte converger vers lui, le maître; car c'est chez lui qu'éclate le plus manifestement la supériorité de l'esprit à laquelle il est réservé de provoquer- par , quelques paroles de blâme ou d'approbation, le découragement ou la joie. Mais c'est chez la mère que l'amour est le plus naturel; c'est elle qui, au milieu de sacrifices de toute sorte, étu<lie et apprend à comprendre mieux que personne les besoins de l 1enfant; c'est elle q\li, entre elle-mêm,e et l'enfant, prépare et forme un langage, bien avant que d'autre& personnes aient trouvé le être ; c'est elle moyen de communiquer avec le petit _ qui, favorisée en cela par la délicatesse innée de son sexe, sait trouver si facilement le ton qui s'harmonise avec les sentiments de l'enfant; et la douce puissance de ce ton produira toujours son effet, tant qu'on n'en fera pas abus. Si donc l'autorité èt l'amour sont les meilleurs moyens de maintenir chez l'enfant l'effet de la toute première soumission, autant du moins que le gouvernement sera nécessaire par la suite, il s'en suivra peut-être que c_ gouvernement reslera le mieux entre e les mains de ceux à qui la nature l'a c0nfié; .tandis que l'éducation proprement dite, et notamment la culture de l'esprit et de la pensée, ne pourra vraisemblablement être faite que par des pel'sonnes que
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leurs occupations spéciales amènent à parcourir en tous sens le vaste champ des idées humaines et à en discerner, avec autant d'exactitude que possible, les hauteurs et les profc;mdeurs, les pics escarpés et les régions plates. ~lais puisque l'autorité et l'amour ont, par ricochet, une telle influence sur l'éducation, celui qui a pour mission deformerlesidées ne devra pas avoir la présomption de s'acquitter tout seul, et à l'exclusion des parents, de cette tâche à laquelle il se trouve appelé, avec certaines restrictions d'ailleurs, par la confiance d'aukui ; il enrayerait ainsi dans leur action des forces qu'il ne lui serait pas facile de remplacer. Mais si le gouvernement des enfants doit être confié à d'autres personnes qu'aux parents,· il importe de l'orgirniser de façon à le rendre aussi facile que possible. Or ceci dépend du rapport qui existe entre le besoin de mouvement des enfanls et les limites dans lesquelles il peut s'exercer. Dans les villes les enfanls peuvent causer une foule d'ennuis à bien des gens : on est obligé de les renfermer dans des barrières très étroites, et cela d'autant plus que leur mobilité est vivement excitée et augmentée par l'exemple même que tant d'enfants se donnent réciproquement. C'est pourquoi le gouvernement n'est nulle part plus difficile que dans les établissements des villes; on les /appelle bien des maisons d'éducation, mais l'expression ne paraît guère être juste; en effet, que peut-il advenir de l'éducation là où le gouvernement seul est déjà si difficile ? A la campagne, au contraire, les établissements pourraient mettre à profit l'espace plus grand dont ils disposent, si là encore.la responsabilité qu'entraîne la réunion de tant d'élèves ne conseillait trop ~ou vent des mesures trop minutieuses qui, pour parer
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à des inconvénients incertains, causent le mal le plus certain et le plus général. - Mais c'est avec infiniment de raison que les éducateurs ont songé depuis fort longtemps à offrir-aux enfants une foule d'occupations agréables et inoffensives, dans le but de fournir un dérivatif à ce besoin de mouvement qu'il est difficile d'endiguer. On a tant dit à ce sujet que je puis bien m'abstenir d'en parler. Quand l'entourage est tel que la mobilité de l'enfant trouve d'elle-même la voie où elle puissé s'exercer utilement et à satiété, on a trouvé le milieu où le gouvernement est le plus facile.
III
LE GOUVERNEMENT, RELEVÉ PAR L'ÉDUCATION
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La menace, au besoin sanctionnée par la contrainte, la surveillance qui sait en général ce qui pourrait arriver aux enfants, l'autorité unie à l'amour : - ces moyens pourront assez aisément, et jusqu'à un certain point, nous rendre maîtres des enfants; mais plus la corde est tendue, et plus il faut de force, relativement, pour l'amener tout à fait au ton voulu. L'obéissance ponctuelle, immédiate et de plein gré, r,ette obéissance que les éducateurs cônsidèrent non sans quelque raison comme leur triomphe, qui donc voudrait l'arracher aux enfants par les seules mesures coercitives ou même par la sévérité militaire? On ne peut raisonnablement la rattacher qu'à leur propre volonté; mais celle-ci ne _§aurait être le résultat que d'une éducation véritable, assez avancée déjà.
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Si l'on admet que l'élève a déjà le vif sentiment du profit que lui vaut la direction morale et du dommage que lui 9ccasionneratt la disparition et même toute diminution de cette direction, on peut alors lui représenter qu'on a besoin, pour la lui continuer, d'établir entre lui et l'éducateur un rapport très solide, sur lequel on puisse toujours compter, et grâce auquel on puisse hardiment escompter une docilité instantanée au moment même où l'on aurait quelques raisons de l'exiger. Il n'est nullement question ici d'une véritable obéissance aveugle, qui n'est compatible avec aucune relation sociale. Mais il existe p~tout des cas où un seul peut décider, et où tous les autres doivent lui obéir sans la moindre protestation, à la condition ' toutefois qu'à la première accalmi.e on leur explique le pourquoi de la décision prise et qu'ainsi l'orch:e donné aille au-d_ vant de la critique future des subore donnés; c'est donc parce que la subordination leur paraît, en ces cas, une nécessité évidente que ces derniers concèdent à leur chef momentané un droit qu'il ne s'arrogerait pas de sa propre autorité. Il en va de même dans l'éducation. Et plus que tout autre l'éducateur étr"anger se compromet absolument, quand il semble s'arroger une domination qui ne serait pas une émauatiQ.R du pouvoir paternel ou q1:1.'il ne tiendrait pas du libre consentement de son élève.
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IV
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES SUR L'ÉDUCATION PROPREMENT DITE DANS SES RAPPORTS AVEC LE GOUVERNEMENT.
L'éducation proprement dite, ·elle aussi, connaît quelque chose qui peut s'appeler contrainte; tout en n'.étant jamais dure, elle est parfois très sévère. Son moyen extrême est le simple mot : je veux, qui trouve bientôt son équivalent dans la simple expression : je désire, sans autre addition; il fa.i.t donc montrer beaucoup de discrétion dans l'emploi de ces deux formules. Elles demandent en effet à l'élève quelque chose qui ne peut être que l'exception : qu'il renonce à avoir communication des motifs et à les peser d'accord avec son éducateur. Elles indiquent donc chez l'éducateur une étrange et fâcheuse disposition d'esprit, dont il faut rechercher les causes extraordinaires afin de les faire disparaître. L'éducation se fait tout aussi oppressive, bien que d'une façon moins subite, quand on s'acharne à demander à l'enfant ce qu'il fait absolument à contrecœur, et à ne jamais tenir le moindre compte de ses désirs. Dans ce cas, comme .du reste dans le précédent, elle invoque tacitement et s'il le faut ouvertement le pacte conclu : nos relations n'existent et ne subsistent qu'à telle ou telle condition. Il est clair que cela n'a pas de sens, si l'éducateur n'a pas su se créer une certaine situation libre vis-à-vis de l'élève. C'est à ce même ordre d'idées ·que se rattache le
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retrait des signes habituels de satisfaction et d'approbation. _ t ceci suppose à son tour qu'en règlJ généE rale l'élève, en tant qu'homme, est traité avec toute l'humanité voulue, et même, s' il est aimable, avec toute l'affection et tout l'attachement qu'il mérite. Mais cela suppose encore chez l'éducateur une qualité d'un ordre supérieur : le sentiment de tout ce que l'humanité et la jeunesse peuvent avoir de beau et d'attrayant. L'homme mélancolique chez qui ce sentiment s'est émoussé fera mieux d'éviter la jeunesse; elle ne saurait même pas le regarder avec toute l'indulgence qu'il mérite. Seul_ celui qui est capable de beaucoup recevQ.ir et par suite de beaucoup rendre, peut beaucoup retirer et par cette pression dir.i ger à sa guise l'humeur et l'attention de la jeunesse. Mais il ne la dirigera pas sans lui sacrifier en majeure partie la liberté de sa propre humeur. Comment voudrait-il, tout en gardant toujours une froide impassibilité, produire chez l'enfant, qui marche seul au grand jour de l'insouciance et de l'épanouissement constant de ses forces physiques, les nuances délicates des émotions morales, sans lesquelles il ne saurait y avôir ni vive sympathie, ni goot épuré, ni même véritable pénétration, ni esprit d'observation? Elles sont bien rares les natures capables de s'arracher d'elles-mêmes à cette-platitude qui n'est autre chose que ce que nous appelons vulgarité; bien rares encore celles qui peuvent acquérir, sans qu'illeur soit communiqué par autrui, l'esprit de discernement dont le rôle est de former à l'intérieur comme à l'extérieur. Il faut donc que l'éducateur secoue et éveille l'enfant> en cfiscernant ce qu'il y a en lui ; il faut qu'il lùi renvoie son image, douée de la force d'extension et ·de résistance
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qui pousse et aiguillonne l'homme adonné à sa propre culture. Celte force, où la trouverait-il, sinon dans sa propre âme agitée? -Ressentir à son tour ce qu'éprouve l'éducateur, quand ces sentiments et d'autres encore se manifestent chez l'enfant: voilà lepremier pas pour ;ortir de la grossièreté, le bienfait le plus immédiat de l'éducation. Mais pour le pressentir, il faut une modification douloureuse des propres sentiments ; cette modification ne convient plus à l'homme mûr, elle ne sied nalurèllement qu'à celui qui se trouve , encore lui-même dans la période de la Lulle pour la culture. C'est pourquoi l'éducation est l'aüaire des hommes jeunes, qui sont à l'âge où l'on est le plus sensible à la propr~ critique. Et alors, c'est en effet pour l'éducateur un adjuvant excellent, lorsqu'il jette les yeux sur un âge qu'il a eu, lui aussi, d'avoir devant lui cette plénitude intégrale de capacité humaine, en même temps que lui est impartie la mission complète de faire du possible une réalité et de faire, à la fois, l'éducation de l'enfant et la sienne propre. Cette sensibilité ne peut que disparaître avec le temps, soit qu'el_le ait trouvé satisfaction, soit que l'espoir vienne à sombrer et qu'on soit pressé par les affaires. Avec elle disparaissent la faculté et le goût de l'éducation. Ce sont les circonst,ances qui décident s'il faut parler beaucoup ou peu pour exprimer les mouvements de sa propre âme. Une âme fermée qui ne s'épanche.: rait jamais en paroles, un organe sans souplesse, ignorant les tons élevés ou bas, un langage dépourvu de variété dans'les tournures et incapable d'exprimer le mécontentement avec dignité et l'approbation avec une joyeuse cordialité : voilà ce qui arrêterait la meilleure volonté et mettrait dans l'embarras le sentiment
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le plus délicat. Il y a beaucoup à parler dans l'éducation, bien des fois il faut improviser; ces improvisations peuvent bien se passer d'ornements et d'art, mais elles ne sauraiept être complètement dénuées de forme. Combien de fois il faut <le l'énergie sans que cependant il y ait dureté! Où la trouver sinon dans quelque tournure inattendue ; dans une gravité qui augmente graduellement et inspire de l'inquiétude, parce qu'on ne sait jusqu'où elle ira; dans des mesures qui créent ou détruisent et laisseront le souvenir de l'espoir déçu ou de l'espoir réalisé? La personnalité rent:re en elle-même: elle s'arrache en quelque sorte à une situation fâcheuse, qui semblait la narguer. Ou bien elle ressort, elle s'élève au-dessus de la mesquinerie où elle se sentait trop à l'étroit. L'élève voit épars les liens rompus: par ~a pensée il se reporte au passé, va vers l'avenir; il entrevoit le vrai motif ou le vrai moyen; .et dès qu'il est prêt à comprendre et à rétablir ce qui se trouve détruit, l'éducateur accourt au devant de lui, dissipe l'obscurité, aide à renouer les liens brisés, à aplanir les difficultés, à fixer les irrésolutions. - Mais ces expressions sont trop générales, trop figurées : cherchez vous-mêmes des exemples pour les éclaircir. Surtout pas de longues bouderies, pas de gravité étu1iée, pas de taciturnité mystique! Et par-dessus tout, pas de feinte amabilité ! La droiture doit rester à Lous les mouvements de l'âme, quelle que soit la variété de leurs directions. Nombreuses seront les expériences que l'enfant devra faire a:~c son éducateur.' avant ?'envoi~· rés~!- _.. ., ..-.~-ll'=;·; j ter cette docilité souple et délicate qm ne doit pom~·~ ~ 4 ~ .~\ \
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avoir d'autre source que la connaissance et le ménagement de sa sensibilité. Mais à la première manifestation de cette docilité la conduite de l'éducateur devra se faire plus égale, plus uniforme, il faut qu'il · évite cette double suspicion : qu'on ne peut nouer avec·lui des ra.p ports solides, qu'on ne peut en toute sécurité se rêposer sur son cœur.
�CHAPITRE II
De l'éducation proprement dite.
L'art de troubler la paix d'une âme enfantine, de s'attacher cette âme par la confiance et l'amour, pour l'opprimer et l'exciter à volonté et la ballotter avant le temps dans l'inquiétude des années à venir, serait le plus haïssable de tous les arts mauvais, s'il n'avait à atteindre un but qui. pourrait servir d'excuse à de tels moyens aux yeux justement de celui dont on aurait à craindre semblable reproche. « Tu m'en sauras gré plus tard?» dit l'éducateur à l'enfant qui pleure; cet espoir seul peut d'ailleurs l'excuser de faire ainsi verser des larmes. Qu'il se garde, dans une sécurité trop grande, d'employer trop souvent des moyens trop énergiques I Toutes les bonnes intentions ne sont pas payées de reconnaissance, et c'est être mal placé que d'être dans la catégorie de ceux qu'un zèle malencontreux porte à voir des bienfait.s là où ùn autre ne ressent que du mal ! De là cet avertissement: Pas trop d'éducation ! Et il faut aussi s'abstenir de faire inutilement appel à ce pouvoir ' qui fail plier l'enfant dans un sens ou dans
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1:autre, opprime le caractère et trouble la gaieté. Car on trouble en même temps, pour l'avenir, le gai souvenir de, l'efifance, la joyeuse reconnaissance, la seule qui reconnaisse vraiment ! Préférerons-nous donc ne pas faire d'éducation du tout? nous bornerons-nous à gouverner et réduironsnous même ce gouverI)emen t au stri-ct nécessaire? - , Si tout le monde veut être sincère, beaucoup de voix se prononceront en ce sens. Une fois de plus on nous vantera l'Angleter.re; mais dès qu'on aura commencé ce manèg_e, on saura même excuser le manque de gouvernement, qui,dans cette ile fortunée, autorise des licences si diverses aux jeunes gens de condition. Mais évitons toute discussion I Pour nous la seule question est la suivante : Pouvons-nous discerner à l'avance, parmi les bals de l'homme futur, cellx qu'il nous saura gré an jour d'avoir de bonne heure saisis _ à sa place el poursuivis en lui-même. Alors il n'est point besoin d'autres raisons; nous aimons les enfants et c'est l'homme que nous aimons en eux; l'amour n'aime pas les hésitations., pas plus, qu'il n'attend des impératifs catégoriques.
I
LE BUT DE L ÉDUCATION EST-IL SIMPLE OU MULTIPLE?
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La recherehe de l'unité scientifique amène souvent les penseurs à vouloir artificiellement unifier ou déduire l'une de l'autre des choses qui, par leur nature, sont mulLioles et coexistantes. N'a-t-on pas été en
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trainé à cette aberration de faire de l'unité de ia science l'unité des choses, et de les postuler l'une avec l'autre? - De telles erreurs ne touchent pas la pédagogie; mais d'autant plus se fait sentir le besoin de pouvoir condenser en une seule iaée, d'où puisse sortir l'unité du plan et la force concentrée , un ensemble aussi complexe, aussi vaste, et pourtant si étroitement lié dans toutes ses parties que l'éducation. Si donc l'on envisage le ré::,u~~:ü que doivent donner les recherches pédagogiques pour être complètement utiles, on est poussé, dans l'intérêt de l'unité dont ce résultat ne saurait se passer, à réclamer et à présupposer également l'unité du principe d'où on espère le voir découler< Mais alors il y a deux (trois) choses qu'il faut envisager : 1 ° dans le cas où un tel principe existerait, connaît-on la méthode pour échafauder une science sur un principe? - 2° Ce principe, si, par hasard il existe, donne-t-il réellement toute la science? - 3° Cette construction de la science et cette conception qui la donne, sont-elles les seules bonnes ou bien en existe-t-il d'autres encore, moins appropriées peut-être, mais tout aussi naturelles, et que par conséquent on ne saurait entièrement éliminer? Dans un mémoire imprimé à la suite dela deuxième édition de mon ABC de l'intuition, j'ai traité, d'après la méthode qui me semblait requise à cet endroit, le but suprême de l'éducation: la moralité. Je demanderai très humblement à mes lecteurs d'établir une comparaison très serrée entre le travail présent et le mémoire indiqué, tout l'ancien ouvrage même ; je me vois du moins obligé -de faire une supposition de ce genre, pour pouvoir éviter des redites. - Pour l'intelligence exacte dudit mémoire, il s'agit avant tout
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de bien saisir en quels rapports la culture morale se trouve avec les autres parties de la culture, c'està-dire, comment elle les présuppose comme des conditions absolument indispensables à sa propre production certaine. Des gens non prévenus reconnaîtront sans difficulté, je l'espère, que le problème de la culture morale n'est pas un fragment qui se puisse séparer de l'ensemble de l'éducation, mais qu'il se trouve en un rapport néi:-essaire et très étendu avec les autres préoccupations de l'éducation. Mais le mémoire même peut montrer que ce rapport pourtant ne s'applique pas exactement et à un tel point à toutes les parties de l'éducation, que nous ne devions nous occuper de ces autres parties que dans la mesure où elles entrent dans ce rapport. ·Tout au contraire, il est d'autres idées, relatives à la valeur immédiate d'une éducation générale, qui se présenwnt avec force et que nous n'avons pas le droit de sacrifier. En conséquence, la conception qui accorde à la moralité le premier rang est bien, à mon avis, le point de vue essentiel de l'éducation, sans en être pourtant le seul, celui qui renferme tout en lui. Ajoutez à cela que l'enquête amorcée dans le dit mémoire, si 'l'on voulait la conduire à bonne fin, passerait forcément au beau milieu d'un système philosophique complet. Mais l'éducation n'a pas le temps d'attendre que les recherches philosophiques arrivent à des résultats absolument nets, chose fort _ outeuse d'ailleurs . Il faut plutôt souhaiter que la d pédagogie se maintienne a,utant que possible indépendante des dôutes philosophiques. Pour toutes ces raisons j'adopte ici une voie qui sera plus aisée et moins trompeuse pour les lecteurs ; au point de vue
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de la science elle touchera plus immédiatement tous les points; toutefois elle n'est pas avantageuse pour approfondir et réunir finalementl'ensemble, parce que l'éparpillement des considérations laissera toujours quelques traces et qu'il manqÛe toujours quelque chose à l'union la plus parfaite d'éléments divers: Ceci s'adresse à ceux qui se sentent' appelés à se prononcer en juges, ou plutôt à construire eux-mêmes, et par leurs propres ressources, une pédagogie. L'unité du but pédagogique ne peut nullement découler de la nature même de la chose, précisément parce que tout -doit dériver de cette unique pensée : L'éducateur représente auprès de l'enfant l'homme fular; les buts que l'enfant devenu adulte se fixera plus tard lui-même sont par ç_onséquent ceux que l'éducateur doit pour le moment fi;t;er à ses ·efforts; il doit préparer l'esprit de l'enfant à les poursuivre un jour avec facilité. Il ne doit en rien débiliter l'activité de l'homme futur; il se gardera donc de la fixer d'ores et déjà sur certains points particuliers, comme aussi de l'affaiblir en la dispersant. Il ne doit rien laisser perdre ni en force ni en étendue, qu'on puisse lui réclamer plus tard. Quelle que soit la facilité ou la difficulté de pareille tâche, un point est certain : puisque les aspirations de l'homme sont multiples, les préoccupations de l'éducation le sont forcément. Cela ne veut pas dire toutefois que les éléments multiples de l'éducation ne puissent aisément être subordonnés à un ou plusieurs principes fÔrmels (t).
(1) Au point de vue scientifique, je dois probablement faire remarquer ici que des principes et des formules auxquels on peut simplement subordonner des éléments divers sans qu'ils en découlent avec une rigoureuse nécess ité, ne sont pas pour moi des principes.
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Au coniraire, l'empire des buts fut~rs de l'élève se subdivise immédiatement en deux provinces: la première comprend les buts purement possibles qu'il voudrait peul-être atteindre un jour et poursuivre autant qu'il lui plairait; la deuxiènîe, totalemen't distincte de la précédente, renferme les buts nécessaires qu'il ne pourrait jamais se pardonner d'avoir négligés. · En un mot: le but de l'éducation se divise d'après les buts qui relèvent du libre choix (non pas de l'éducateur, ni de l'enfant, mais de l'homme futur) et les buts qui sont déterminés par la moralité. Ces deux rubriques principales se présentent immédiatement à quiconque veut bien se rappeler les plus connus des principes fondamentaux Je la morale.
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II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊ:T. FORCE DE CARACTÈRE DE LA MORALITÉ
Comment l'éducateur peut-il à l'avance faire siens les buts futurs, purement possibles, de son élève? Le côté objectif de ces buts ne dépend que du libre choix et ne présente donc· aucun intérêt pour l'éducateur. Seul le vouloir de l'homme futur luimême, et par suite la somme des exigences que dans et par ce vouloir il élèvera à son propre égard, fait l'objet de la. bienveillance de l'éducateur : et la force, le plaisir original, l'activité, avec lesquels le premier devra satisfaire à ses propos exigences, voilà ce qui fait pour le second l'objet d'un jugemei:it basé sur
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l'idée de perfection. Ce qui nous occupe ici ce n'est donc pas un certain nombre de buts particuliers (il nous est du ~este impossible de les connaitre d'avance), mais plutôt, dans son ensemble, l'activité de l'homme qui se développe, - la quantité de force vive et d'activité immédiates qu'il recèle. Plus cette quantité est grande, plus elle est pleine, étendue, intimement harmonieuse, et plus elle est parfaite et offre de sécurité à notre bienveillance~ Mais il ne faut pas que la fleur brise son calice; la richesse ne doit pas dégénérer en faiblesse par l'excès de la dispersion à trop d'objets. - Depuis fort longtemps la société humaine a cru devoir établir la division du travail, pour que chacun puisse faire bien ce qu'il fait. Mais plus le travail est limité, divisf, et plus multiple est ce que chacun reçoit de tous les autres. Or, puisque la réceptivité intellectuelle est basée sur l'affinité des esprits et celle-ci sur des exercices intellectuels similaires, il va de soi que · dans le domaine supérieur de l'humanité proprement dite il ne faut pas isoler les travaux jusqu'à provoquer une ignorance réciproque. Tous doivent être amateurs en tout, virtuoses en une spécialité. Mais la virtuosité particulière est affaire de libre choix ; la réceptivité multiple, au contraire, qui ne peut résulter que des essais multiples faits par l'effort personnel de chacun, est affaire d'éducation. Aussi nous indiquons comme la première partie du but de la pédagogie la multiplicité de l'intérél, qu'il faut distinguer -de ce qui en est l'exagéràtion, je veux dire la multiplicité de l'occupation. Et puisque, parmi les objets du vouloir, parmi les diverses directions même, il n'en est aucune qui nous intéresse plus que l'autre,
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nous ajouterons encore, pour que personne ne soit froissé de voir la faiblesse à côté de la force, un mot à notre définition et nous aurons: intérêt muitiple el_ également réparti. De cette façon nous en arrivons à la signification de l'expression courante: développement harmonique de loufes les f acullés ; mais encore faudrait-il se demander ici ce que l'on entend par pluralité des facultés de l'âme et ce- que signifie l'harmonie de facultés différentes? Comment l'éducateur doit-il faire sien le but nécessaire de l'élève? Comme la morale réside uniquement dans le vouloir personnel consécutif à une compréhension juste, il est évident, tout d'abord, que l'éducation morale n'a pas à produire une certaine forme extérieure des actions, mais à développer dans l'esprit de l'élève le discernemenl ainsi que le vouloir qui doit y correspondre. Les difficultés métaphysiques inhérentes à cette dernière tâche, je les passe sous silence. Quiconque sait éduquer les oublie; et celui qui ne peut les surmonter, il lui faut, préalablement à la pédagogie, une métaphysique; le résultat de ses spéculations lui montrera si oui ou non l'éducation peut être pour lui chose possible. -Si je jettè un coup d'œil sur la vie, je vois bien des gens pour qui la morale est une gêne, et fort peu qui y trouvent un principe de vie. La plupart ont un caractère exclusif de toute bonté, leur plan 'de vie n'est que pour leur bon plaisir; le bien, ils le font à l'occasion, et ils évitent volontiers le mal lorsque le mieux les mène au mème but. Les principes de morale leur semblent ennuyeux, parce qu'il n'en résulte pour eux
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que de temps à autre une entrave mise au flux de leurs idées; bien plus; tout ce qui heurte cette entrave, ils l'accueillent de grand cœur; le jeune étourdi a leur sympathie, si ses fautes dénotent quelque force ; et au fond d'eux-mêmes ils pardonnent tout ce qui: n'est ni ridicule ni perfide. Si l'éducation morale n'a d'autre but que de faire entrer l'élève dans la catégorie de ces gens-là, nC?tre tâche est facile; nous n'avons qu'à veiller à ce qu'il ·grandisse sans être ni taquiné, ni offensé, dans le sentiment de sa force, et reçoive certains principes d'honneur, faciles à imprimer, parce qu'ils montrent l'honneur non point comme une acquisition pénible, mais comme un bien dont la nature nous a dotés et qui ne demande à être sauvegardé et revendiqué que dans certaines occasions et d'après des formules conventionnelles. - Mais qui nous garantit que l'homme falur ne recherchera pas le bien lui-même, pour en faire l'objet de sa volonté, le but de sa vie, la règle de son auto-critique ? Qui nous meL à l'abri de la sévérité qui dans ces conditions iombera sur nous? Qu'adviendrait-il s'il nous demandait pour quelle raison nous avons osé devancer le hasard qui peul-être eüt amené de meilleures occasions d'élever l'esprit dans son essence intime, et n'aurait certainement pas donné l'illusion de l'éducation? - On a des exemples de cette sorte! Et il y a toujours un certain danger à se faire l'homme d'affaires d'autrui, quand on n'a pas envie de bien s'acquitter de sa mission. Et quand il s'agit surtout d'un homme aux principes de morale rï'goureux, personne probablement n'encourrait une condamnation aussi sévère que celui qui s'est arrogé, à son égard, une influence capable de le rendre pire.
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Voici donc quel est tout le but de l'éducation morale : faire en sorte que les idées du juste et du bien deviennent, dans toute leur rigueur et leur pureté, lés objets réels de la volonté, veiller à ce que le fond intrinsèque et effectif du caractère, l'essence intime · de la personnalité se détermine conformément à ces idées, à l'exclusion de tout autre choix arbitraire. Et bien qu'on ne me comprenne pas tout à fait, quand je me borne à nommer les idées du juste et du bien, la morale s'est pourtant, pour notre plus grand bien, déshabituée des à-peu-près auxquels, naguère, elle se laissait aller parfois sous forme de doctrine du plaisir .. Et par suite l'essentiel de ma pensée est clair.
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L'INDIVIDUALITÉ DE L'ENFANT CONSIDÉRÉE COMME POINT D"J:NCIDENCE
L'éducateur vise au général, mais l'enfant est un individu particulier. Sans faire de l'âme un mélange de facultés diverses, ni faire du cerveau un composé d'organes capables d'apporter à l'esprit une aide positive et de le décharger peut-être d'une partie de son travail, il faut bien laisser subsister .sans contestation et dans toute leur importance les expériences, d'après lesquelles l'êLre iritellectùel, suivant qu'il réside dans telle ou telle forme corporelle, rencontre telles et _telles difficultés dans son fonctionnement, ainsi que des facilités correspondantes, relatives.
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Or, si fortement entraînés que nous soyons d'éprouver par des essais la souplesse de ces dispositions, au lieu d'excuser notre paresse par le respect que nous inspire la supériorité de leur force, nous prévoyons cependant que la représentation la plus pure et la plus réussie de Vhumanité ~outrera toujours en même temps un individu particulier; et même nous sentons que l'individualité doit ressortir forcément, pour que l'exemplaire isolé de l'espèce ne paraisse pas insignifiantà côté del 'espèce même et ne s'efface comme chose indifférente; nous savons enfin quel intérêt il y a pour les hommes de voir des individus différents se préparer et se desLiner à des affaires différentes. D'ailleurs, le caractère propre du jeune homme se révèle chaque jour davantage au milieu des efforts de l'éducateur; et ~'est une vraie chance quand l'un ne contrecarre pas directement les autres ou que même, les heurtant de biais, il ne fasse surgir un tiers élément aussi âéplaisant pour l'élève que pour l'éducateur! Cette dernière hypothèse se réalise d'ordinaire chez ceux qui ne savent pas manier les hommes et qui par conséquent ne savent pas prendre chez l'enfant l'homme qui s'y trouve déjà. De tout cela il résulte, pour le but de l'éducation, un objectif négatif, aussi important que difficile à poursuivre : c'est qu'il faut laisser l'individualité intacte autant que possible. Pour ceci il importe avant tout que l'éducateur discerne bien ses propres accidences et remarque soigneusement les cas où lui veut d'une manière tandis que l'élève agit d'une autre, sans que d'un côté ni de l'autr~ il y ait avantage essentiel. Dans ces circonstances, l'éducateur doit immédiatement faire céder son désir personnel, et même,
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si possible, en supprimer jusqu'à la manifestation. Laissons les parents déraisonnables façonner à leur goû.t leurs garçons et leu_rs filles et app1iquer toutes sortes de vernis sur un bois non raboté - vernis qui sera violemment arraché, mais non sans douleur ni· préjudice, lorsque l'élève sera parvenu à l'âge de se gouverner lui-même __.; le véritable éducateur, s'il ne peut rien empêcher, du moins ne se fera pas complice, tout occupé de son propre édifice_pour lequel il trouvera toujours dans les âmes enfantines assez de terrain libre. Il se gardera de se charger d'une besogne qui ne saurait lui valoir de reconnaissance ; il aime laisser s'épanouir tout à l'aise la seule gloire à laquelle l'individualité puisse prétendre, celle d'être fortement accusée, reconnaissable jusqu'à l'excentricité ; pour lui, il met son honneur à ce que dans l'homme qui fut soumis à son bon plaisir l'on retrouve ineffacée la pure empreinte de la personne, de la famille, de la naissance, et de la nation.
IV
DE LA NÉCESSITÉ DE RÉUNIR LES BUTS PRÉCÉDEMMENT DISTINGUÉS
Nous n'avons pu, partant d'un point unique, développer notre plan pédagogique, sans fermer les yeux sur les exigences multiples inhérentes à notre sujet: il nous faut au moins ramener à un point unique ce qui doit être le but d'un plan unique. Autrement, où commencerait notre travail? où finirait-il ? où trouver
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un refuge contre les exigences sans cesse renaissantes des considérations si diverses? Peut-o; avoir apporté de la réflexion dans l'œuvre de l'éducation, sans avoir été frappé chaque jour de l'un·ité de but absolument indispensable? Peut-on songer..à s'occuper d'éducation, sans être effrayé de la multitude des soucis et des devoirs-multiples qui nous atten-dent' ? L'individualité est-elle compatible avec la culture mu-ltiple ? Peut-on ménager celle-là en _développant celle-ci? L 'individu est plein d'aspérités; la culture multiple est unie, lisse, arrondie, car d'après nos exigences elle devrait être formée avec répartition égale. L'individualité est déterminée et limitée ; l'intérêt multiple essaie de se développer dans toutes les directions et doit se donner là où l'autre resterait insensible ou même se montrerait hostile ; il doit se porter sur des objets différents, tandis que celle-là reste tranquille, recueillie en elle-même, pour une autre fois sè manifester avec force. Dans quel rapport l'individualité se trouve-t-elle avec le caractère ? Elle semble se confondre avec lui ou l'exclure absolument. C'est au caractère, en effet, que l'on connaît l'homme, mais c'est au caractère moral qu'on d_ evrait le reconnaître. Or l'individu peu moral ne se reconnaît pas à la moralité, mais au contraire à beaucoup d'autres traits individuels ; et il semble bien que précisément ces traits constituent son caractère. Bien plus ! la difficulté de beaucoup la plus grave gît entre les deux parties principales du but pédagogique même. En effet, comment la culture multiple condescendra-t-elle à se blottir, dans les limites étroites de la moralité ; et d'autre part, comment la
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modestie morale supportera-t-elle, dans son austère simplicit.é, d'être revêtue des couleurs variées d'un rntérêtmultiple? Si jama·is la pédagogie s'avisait de se plaindre que somme toute elle est étudiée et pratiquée avec assez de médiocrité, il lui faudrait s'en prendre à ceux qui, par leurs développements sur la destination de l'homme, nous ont apporté si peu d'aide pour nous évader de la situation ennuyeuse entre deux conceptions appelées, semble-t-il , à s'accorder entre elles. En effet, à force de lever les regards vers la nature ilevée de notre destinéé, nous oublions d'ordinaire °l'individualité et l'intérêt multiple des choses terrestres, jusqu'à ce que ce dernier nous fasse bientôt oublier la première; - et tandis qu'on berè@ la morale pour en faire la croyance à des forces transcendantes, les forces et les ressources réelles restent à la disposition des incrédules qui gouvernent le monde. Quant à rattraper d'un seul coup tout ce qui manque en fait de travaux préliminaires, ce serait une Lâche à laquelle nous ne pouvons songer ici! Nous serions heureux si nous réussissions à mieux faire envisager les points en question. - Notre tâche principale est naturellement d'analyser avec tout le soin voulu les diverses idées principales, c'est-à-dire la culture multiple, l'intérêt, le caractère, la moralité, puisque c'est sur elles que doivent porter tous les efforts que nous nous proposons. Il se peut qu'au cours même de cette analyse les rapports qui les relient se dégagent et s'établissent d'eux-mêmes. Quant à l'individualité, elle est à coup sûr un phénomène psychologique; l'étude en devrait donc être réservée à la seconde partie de la pédagogie mentionnée plus haut, qui aurait à cons-
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truire sur des idées théoriques tout comme la partie présente édifie sur des idées pratiques. Mais nous ne pouvons cependant ici laisser entièrement de côté l'individualité ; il nous en resterait en effet une réminiscence qui nous gênerait sans cesse; et nous serions empêchés de nous consacrer en toute confiance à la méditation des parties essentielles du but pédagogique. Il nous faut donc dès maintenant tenter quelques pas pour concilier l'individualité avec le caractère et la culture multiple; une fois établies ces règles el ces relations, il nous sera loisible â.e les emporter, par la pensée, pour l'étude des livres suivants ; et nous pourrons même nous exercer à considérer les objets de l'éducation sous toutes leurs faces, sans perdre de vue l'une des idées en nous appliquant à l'autre. Mais les seuls prééeptes ne pourront jamais tenir lieu de pratique personnelle.
V
L'INDIVIDUALITÉ ET LE CARACTÈRE
C'est par l'individualité que toute chose se différencie des autres de même nature. Ces signes distinctifs sont appelés souvent caractères individuels ; et c'est ainsi que l'usage de la langue confond les deux termes que nous voudrions déterminer dans leurs rapports. Mais on sent immédiatement que le mot caractère est employé dans une acception tout autre, dès qu'il s'agit de caractères au théâtre, ou encore de l'absence -de caractère chez les enfants. Des indivis
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
dualités seules constituent un mauvais drame ; et les enfants ont des individualités très accusées, sans pourtant avoir de caractère. Ce qui manque aux enfants, ce que les personnages dramatiques doi;,,.ent montrer, ce qui, en résumé, est susceplible de caractère chez l'homme considéré comme être raisonnable, c'est la volonté, mais la volonté au sens rigoureux du mot, qui n'a rien du tout de commun avec les accès du caprice et du désir, car ceux-ci ne sont pas résolus, alors que la volonté l'est. Et ce qui constitue le caractère, c'est la nature de la résolution. Vouloir, - prendre une résolution; - ce sont deux opérations qui se passent dans la conscience. Mais l'individualité est inconsciente. C'est la source obscure d'où notre pressentiment psychologique croit voir jaillir ce qui, suivant les circonstances, se manifeste chez l'homme sous telle ou telle forme. Le psychologue finit par lui attribuer le caractère même, tandis que le professeur transcen<lental de la liberté (Fichte), qui n'a d'yeux que pour les manifestations du caractère déjà formé, creuse un abîme infini entre l'intelligible et l'être naturel. C'est en effet par la lutte que presque inévitablement le caractère se manifeste à l'égard de l'individualité. Car il est simple et constant, tandis qu'elle fait monter de son sein des idées et des concupiscences toujours nouvelles; et même quand son activité est vaincue, elle affaiblit encore par sa passivité et son excitabilité multiples l'accomplissement des résolutions prises. , · Non seulement les caractèr~s moraux, fous les caractères connaissent la lutte, car chacun cherche à sa façon à être conséquent avec lui-même. C'est par
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la victoire remportée sur les manifestations les meilleures de l'{ndividualité que se parachève l'ambitieux, l'égoïste; c'est par la victoire sur lui-même que se parachève le héros du vice comme aussi le héros de la vertu. Nous obtenons un contraste comique en leur comparant les êtres faibles qui, pour avoir une théorie et être logiques, bâtissent leur théorie sur le principe suivant: ne pas combattre, mais se laisser aller. Certes, c'est une lutte pénible, étrange, que celle qui faiL passer de la clarté aux ténèbres, de la conscience à l'inconscience; au moins vaut-il mieux la soutenir avec réflexion qu'avec entêtement.
VI
L'INDIVIDUALITÉ ET L'UNIVERSALITÉ
S'il nous a fallu précédemment distinguer ce qui semblait se confondre, nous avons à l'heure actuelle à -concilier ce qui tend à se détruire. L'homme universel n'a ni sexe, ni classe, ni époque l Grâce à son esprit flottant, grâce à sa sensibilité partout présente, il peut être indifféremment homme ou jeune fille, enfant ou femme; il sera , à votre choix, courtisan ou citoyen ; sa patrie, c'est Athènes ou Londres aussi bien que Paris ou Sparte. Aristophane et Platon sont ses amis, mais ni l'un ni l'autre ne.le possède. L'intolérance seule est un crime à ses yeux. Son attention s'attache aux choses les plus variées; il conçoit les pensées les plus élevées, aime ce qu'il y a de plus beau, raille tout ce qui est grotesque
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et s'essaie à · tout. Pour lui, rien de nouveau, tout garde pour lui sa fraîcheur. Ressuscifoz Alcibiade, promenez-le à travers l'Europe, et vous,aurez l'homme universel. Lui seul, autant que nous le sachions, avait une individualité universelle. Ce n'est pas dans ce sens que l'homme de caractère est universel, parce qu'il ne le veut pas. Il ne veut pas être le canal pour tous les sentiments qu'envoie le ~ornent présent, n~ l'ami de tous ceux qui s'attachent à lui, ni l'arbre sur lequel poussent les fruits de tous les caprices. Il dédaigne d'être le centre des contradictions; l'indifférence et la lutte lui sont également odieuses; ce qu'il lui faut, c'est l'intimité jointe à la gravité. L'universalité <l'Alcibiade peut donc une ou plusieurs fois se concilier avec l'individualité; c'est tout à fait indifférent à l'éducaleur, qui ne peut se soustraire à la tâche de former le caractère. Nous verrons d'aillears plus loin quel'idéed'universalilé prise comme qualité de fa pusonne se , décompose en plusieurs idées qui pourraient bien ne pas très bien cadrer avec ce tableau. Mais l'individualité qui parfois se donne de grands airs ët a des prétentions uniquement par.ce qu'elle est individualité, nous lui opposons le tableau de l'uni.: versalité, avec les prétentions· de laquelle elle pourra comparer les siennes propres. Nous admettons donc que l'individualité peut être en conflit avec l'universalité ; nous nous rappelons fort bien lui avoir même déclaré la guerre.au nom de cette dernière, si elle ne voulait autoriser l'intértU multiple également réparti. Mais .par le fait même que nous avons immédiatement renoncé à la multiplicité des(
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occupations, l'individualité conserve un champ assez vaste pour manifester son activité, - se choisir sa vocation, - et s'adonner en outre à mille petites habitudes et commodités qui, tant qu'elles ne voudront pas aller au delà de l'importance qu'elles ont réelÏement, ne seronl guère préjudiciables à la réceptivité et à la mobilité de l'âme. Ce que nous avons d'abord établi, c'est qqe l'éducateur ne doit pas ~lever de prétentions dont ne s'inquiètent pas les buts de l'éducation. Il y a beaucoup d'individm1.lités, l'idée ,d'universalité est une-i toutes celles-là y sont contenues,comme les parties dans le tout. Or, la partie peut être mesurée sur le tout, - elle peut même être amplifi6e jusqu'à être le tout : c'est ce qui forme ici la tâche de l'éducation. Mais n'allez pas croire que ce.ile amplification se fait en ajoutant successivement à la partie existànte d'autres parties. Non, l'éducateur envisage tôujours l'universalité tout entière, mais réduite ou agrandie. Sa tâche consiste à augm~nter la quantité sans rien changer aux contours, à la proportion, à la forme. Mais ce travail entrepris sur l'individu en modifie toujours les contours; tel un corps irTégulièrement anguleux ·dans lequel, autour .d'un certain centre, se développerait petit à petit une sphère qui pourtant ne serait jamais à même d'envelopper entièrement les aspérités les plus saillantes. Les aspérités, - les éléments forts de l'individualité - peuvent rester, si elles ne gâtent pas le caractère; qu'elles donnent au contour général telle ou telle forme ; ce sera chose facile, une fois le goüt formé, d'allier à chacune d'elles une certaine convenance spéciale. Mais ce qui détermine la pNvision de vie morale immédiate, c'est le
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fond solide et réel de l'intérêt uniformément élargi dans toutes les directions ; et comme cette vie morale ne tient pas à un fil unique, une seule épreuve ne saurait en amener la chute et les circonstances l peuvent simp_ement lui donner une autre face . Et_ cbmme d'ailleurs les circonstances ne sont pas sans influer sur le plan même de la yie morale, la culture multiple nous permet de passer, avec une facilité et un plaisir inappréciables, à tout nouveau genre d'occupation et d'existence, qui pourrait être chaque fois le meilleur de tous. Plus la fusion sera intime entre l'individualité et la culture multiple, plus il sera facile au caractère d'affirmer sa domination dans l'individu . Nous avons ainsi concilié ce qui, pour le moment, se laisse concilier dans les éléments du but pédagog ique.
VII
APERÇU DES MESURES DE L ÉDUCATION PROPREMÉNT DITE
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L'intérêt a comme point de départ des occupations et des choses intéressan.tes. C'est de la richesse de celles-ci que naît l'intérêt multiple. Produire cette richesse et la présenter convenablement, voilà la tâche de l'rNSTRUCTION qui continue et complète le travail préliminaire provenant de l'expérience et de la fréquentation. Pour que le caractère prenne la direction morale, il faut que l'individualité soit maintenue dans un élément fluide qui, suivant les circonstances, lui résiste ou la
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favorise, mais qui d'ordinaire soit à peine sensible. Cet élément, c'est la culture morale qui seconde efficacement le bon plaisir surtout, mais en partie même le juste discernement. A l'occasion du gouvernement nous avons déjà parlé de la culture morale, comme de l'instruction dans l'introduction. S'il n'en résultait pas encore avec assez de clarté pour quelles raisons, dans l'étude ordonnée des mesures d'éducation, la première place revient à l'instruction, la seconde à la culture morale, nous ne pourrions faire autre chose que de renouveler notre prière, que l'on veuille bien, en continuant à lire ce traité, ne pas p~rdre de vue le·s rapports · entre l'intérêt multiple et Je caractère moral. Si la moralité n'a pas de racine dans la culture multiple, alors on peut en fin de compte considérer la ~ulture morale comme indépendante de l'instruction ; alors l'éducateur doit immédiatement saisir l'ü1dividu, l'exciter et le pousser de telle façon que le bien ressorte avec force, et que le mal plie et cède. Que les éducateurs se demandent si jusqu'ici l'on a regardé comme possible une telle culture morale, si artificielle et si énergique?. Dans le cas contraire ils ont tout lieu de s,upposer qu'il faudra d'abord modifier l'individualité en élargissant l'intérêt el l'approcher d'une forme générale, avant qu'on puisse songer à la trouver apte à se plier à des lois morales universelles; qu'en outre, quand il s'agira de déterminer exactement, pour des sujets négligés jusque-là, ce qu'ils pourront s'assimiler, il faudra se laisser guider non seulement par la considération dé l'individualité existante, mais encore et surtout par les circonstances et l'aptitude de ces suiets à recevoir des idées nouvelles eL meil-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
leures; si bien que, dans les cas où cette ~valuation donnera un résultat défavorable, il faudra moins une éducation proprement dite qu'un gouvernement vigilant et constant: et ce gouvernement reviendra forcément uri jour ou l'autre soit à l'État, soit à d'autres pouvoirs extérieurs réellement efficaces.
�LIVRE II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊT
CHAPITRE PREMIER
Que faut-il entendre par multiplicité?
L'usage, peut-être, n'a pas encore donné au terme
multiplicité une physionomie suffisamment nette. Par
suite on serait facilement t.enté de supposer qu'il y a là-dessous une signification imprécise qu'il suffirait de déterminer avec rigueur pour lui trouver un autre vocable., nécessaire à son expression. Un auteur s'est imaginé corriger l'expression en proposant Je terme d'universalité. En effet, combien de cr5lés a la multiplicité? Est-elle un tout, - et c'est dans ce sens que nous l'avons comprise plus haut, comme universalité, par opposition avec l'individualité, - ioules les parties rent'reront dans le tout; et il ne faudra plus parler d'un simple nombre de
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parties, comme si l'on restait émerveillé devant le grand nombre des parties ! Nous réussirons peut-être par la suite à pouvoir complètement énumérer tous les côtés principaux de la multiplicité. Mais si les membres de division n'apparaissent pas comme remplissant parfaitement une_Jdée principale et pour la remplir; si nous comptons les trouver non pas tout réunis, mais isolés et dispersés dans l'âme sous forme de combinaisons ·variées; puisqu'enfin, dès le début, nous n'avons admis le vouloir multiple dans le but pédagogique qu'en tant que richesse de la vie intérieure, mais sans nombre déterminé (liv. I, chap. 2, II), il s'ensuit que le terme multiplicité est justement de beaucoup le meilleur, parce qu'il nous met en garde contre l'erreur de faire rentrer dans l'agr~gat intégral une seule partie choisie entre plusieurs, comme si la pensée ne pouvait concevoir cette partie sans y ajouter forcément les autres. Mais bien que les diverses directions de l'intérêt doivent présenter la même variét éque les objets mêmes auxquels elles s'appliquent, il faut pourtant qu'elles partent toutes d'un même point initial. En d'autres termes ces nombreux côtés, semblables aux diverses faces d'un seul et même corps, doivent représenter les côtés de la même personne. Et dans cette personne il faut que tous les intérêts appartiennent à la même conscience; c'est cette unité qu'il ne faudra jamais perdre de vue .. Il est facile de voir que dans la multiplicité nous séparons ici l'élément subjectif de rélément objectif. Du moment que nous nous proposons de développer tout d'abqrd la seule idée formelle, sans prêter nulle
�QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR MULTIPLICITÉ
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attention aux matières mêmes de la culture multiple, il est clair que pour le moment nous n'avons pas à introduire de divisions dans l'élément objectif. L'élément subjectif, par contre, nous donne à réfléchir. Allons-nous, pour échapper ·au reproche d'exclusivisme, tomber dans l'inconstance? -A chaque instant l'inconstant est autre, ou du moins il a une teinte différente, car en lui-même il n'est rien du tout, à vrai dire. Lui qui s'est galvaudé aux impressions et aux fantaisies, il n'a jamais été maître ni de lui-même, ni de ses objets; les divers côtés n'existent pas, car la personne manque, dontîls pourraient être les côtés. Et maiutenan t notre développement est · préparé.
I
CONCENTRATION ( 1) ET RÉFLEXION
Quiconque s'est jamais adonné avec q.mour à un objet quelconque de l'ingéniosité humaine doit bien savoir ce que nous appelons concentration. Quelle esL en effet l'entreprise ou l'espèce de savoir qui soit assez mesquine, quel est le bénéfice qui, dans la voie de la culture, se laisse réaliser sans arrêt d'aucune sorte, de façon qu'on n'ait pas besoin de distr.aire momentanément ses pensées de tout le reste pour les fixer là ! - De même que chaque tableau demande un éclairage particulier, de même que les critiques exigent
(1) Par pénétration, concentration, Herbart entend l'opération qui consiste à concentrer l'attention s.ur une seule chose. Nous employons indistinctement l'un et l'autre terme.
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· PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
chez l'observateur un état d'âme spécial pour toute œuvre d'art, de même tout ce qui est digne de notre observation, de notre pensée, de notre sentiment, exige une sollicitude propre, qui nous le fasse comprendre avec exactitude et dans sa totalité, qui, en un mot, soit capable de nous y absorber. L'individu saisit avec justesse ce qui lui est conforme; mais plus il s'est formé en vue de cette appréciation, et plus sa disposition habituelle faussera certainement toute autre impression. Voilà ce que l'homme à l'intérêt multiple doit éviter, On lp.i demande de se concentrer successivement sur bien des objets. Chacun de ces objets, il faut qu'il le prenne d'une maia pure et s'y adonne sans restriction. Ce qu'on d~m:rnde, ce n'est pas qu~ des traces variées et confuses lui soient ~Tavées à fleur de peau, non, il faut que son âme s'ouvre et se sépaj'e distinctement dans beaucoup de directions. La question est de savoir commenL on pourra dans ces opérations sauver la per-sonnalité. La personnalité repose sur l'unité de la conscience, sur le recueillement, la réflexion. Les« concentrations» s'excluent réciproquement, et par ce fait même elles excluent également la réflexion, où elles se trouveraient forcément réunies. Comme les opérations que nous demandons ne sauraient être simultanées, il s'en suit qu'elles sont consécutives. Il y a d'abord une concentration, puis une seconde, ensuite leur rencontre dans la réflexion! Combien de, transitions de ce. genre _l'esprit n'aura-t-il pas à faire avant que la personne puisse se dire multiple, en possession d'une réflexion abondante et douée d'une facilité extrême à revenir à chaque pénétration.
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�Une autre question se pose: quel sera fourni par .les concentrations quand elles s i:_e contreront? Si elles réunissent des éléments · co t ,,....,·._-~ toires, il ne saurait en résulter une réflexion · ------ni par suite une véritable multiplicité. Dans celte hypothèse : ou bien elles n'arrivent jamais à se réuni~t restent étendues côte à côte, et l'homme est distrait; ou bien elles s'entredétruisent, tourmentent l'esprit par des doutes et des désirs irréalisables. et c'est à la bonne nature à voir si elle pourra surmonter cetle maladie. Et quand bien même elles ne -renfermeraient pas d'éléments contradictoires (la culture · à la mode_ amène pourtant assez soavent de pareils antagonismes), il y a encore une grande différence résultant du mode et de l'exactitude de leur compénétration. Plus leur unité est parfaite, et plus la personne y gagne. Si la corn pénétration est insuffisante, l'homme aux aspirations multiples devient ce qu'on appelle parfois, avec une certaine nuance de raillerie mauvaise, un pédant; si au contraire on se borne à une seule concentration, suivie d'une réflexion mal ordonnée, on arrive à produire le virtuose capricieux. Il ne nous est pas permis de développer ici, ·en nous réclamant de la multiplicité, plus que la nécessité de la réflexion en général. Savoir à l'avance comment elle se composerait, dans çhaque cas particulier, de telles ou telles concentrations, ce ser;;\it l'affaire de la psychologie; le pressentir, c'est l'essence même du tact pédagogique, ce joyau le plus précieux de l'art pédagogique. Nous pouvons cependant faire une simple remarque: c'est entre les deux extrêmes de la pénétration con/
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centrée et de la réflexion universelle que se trouvent les états ordinaires de la conscience que nous pouvons, à notre choix, considérer comme des pénétrations partielles ou des réflexions partielles. Comme il est impossible d'atteindre à la multiplicité parfaite, comme d'autre part, au lieu de la réflexion embrassant absolument tout, il faudra bien se contenter d'une réflexion partielle quoique tr'ès riche, on pourrait se_ demander quels contours il conviendrait de lui donner, quelle partie il faudrait surtout faire ressortir dans le tout. Heureusement la réponse est toute prête: c'est l'individualité, c'est, délimité par l'occasion, l'horizon de l'individu qui crée les premières pénétrations, établissant ainsi, sinon des centres, du moins des points de départ pour la culture progressive ; il est vrai qu'on n'a pas besoin de les respecter trop méticuleusement, mais o·n devra bien se garder aussi · de les r négliger de façon à rend_e très difficile la fusion intime des dons de l'éducation et des apports des circonstances. L'instruction pourra bien se rattacher à ce qui lui est le pluS" proche, mais qu'on n'aille pas s'épouvanter si ·ce qu'~lle rattache ainsi à la proche réalité se trouve séparé de nous par des espaces ou des siècles. Les pensées vont vite; pour la réflexion il n'y a d.' éloignées que les choses qui sont séparées d'elle par des idées intermédiaires ou de nombreuses modifications de la manière de penser.
�QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR MULTIPLICITÉ
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II
LA CLARTÉ. L'ASSOCIATION. LA SYSTÉMATISATION.
LA MÉTHODE
L'âme est toujours en mouve~ent. Parfois ce · mouvement est précipité, d'autres fois il est à peine perceptible. Dans des groupes entiers d'idées présentes à la fois, il n'y a, pendant un temps peut-être, que peu de modifications; et quant à la partie qui reste intacte, on peut dire qu'à son égard l'âme est en repos. LÏ1 manière même du progrès .est enveloppée de mystère. - Néanmoins ces considérations parti-· culières nous donneront un motif de divjsion, dont nous avons souvent besoin pour ramener dans la sphère de l'application possible les idées trop générales . . Il est de toute nécessité que les pénétrations se · modifient, qu'elles passent les unes dans les autres et aussi dans la réflexion; celle-ci, de son côté, doit se, résoudre en une nouvelle réflexion. Mais chacune prise à part est en repos. La pénétration en repos,_pourvu qu'elle soit pure et sans mélange, voit chaque détail av.ec clarté. Car elle n'est pure que si tout ce qui dans la représentation donne un mélange trouble est mis à l'écart ou si, démêlé par les soins de l'éducateur, chaque élément est présenté à part en une seule ou en plusieurs pénétrations. Le passage d'une pénétration à l'autre associe les idées. L'imagination plane au milieu de la foule des
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assoc_iations ; elle goûte à chaque mélange et ne dédaigne que ce qui est fade. Mais toute la masse devient fade, dès que toutes les · parties peuvent se mélanger, ce qui est possible, si les contrastes nettement marqués des divers éléments ne s'y opposent pas. La réflexion calme voit le rapport de plusieurs choses; elle voit chaque chose à la place convenable, comme membre dé ce rapport. La bonne ordonnance d'une réflexion riche s'appelle système. Mais il n'y a ni sy~tème,' ni ordre, ni rapport sans clarté du détail. Le rapport, en effet, ne se trouve pas dans le mélange; il n'existe qu'entre des membres séparés et réunis à nouveau. Le progrès de la réflexion s'appelle méthode. Elle parcourt le système, elle y produit de nouveaux membres et veille à ce que leur utilisation soit conséquente. - Nombreux sont ceux qui emploient le mot sans rien connaître de la chose. Somme toute, on déchargerait bien volontiers l'éducateur du travail difficile d'inculquer la méthode à autrui; et si le présent opuscule ne fait pas toucher du doigt la nécescité de dominer avec méthode sa propre pensée pédagogique, eh bien, il ne sera de nul profit au lecteur. L'expérience ne cesse pas un instant d'amasser des masses sombres dans l'âme de l'enfant. Il est vrai qu'-elle en désagrège ensuite une bonne partie par les allées et venues des objets, et à la place i'l ne reste plus alors qu'une bienfaisante facilité d'association. Mais la tâche qui attend l'éducateur est bien complexe ; il aura surtout beaucoup de travail avec les individus qui furent pendant d,e longues années privés de toute aide intellectuelle. Chez ceux-ci l'esprit est
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très paresseux en face de tout ce qui devrait l'inciter au changement. Dans le nouveau l'h.o.mme ne voit jamais que l'ancien, si, par réminiscence, toute ressemblance fait à nouveau surgir la même masse. Une association défectueuse se rencontre d'ordinaire dans les connaissances apprises à l'école. De deux choses l'une : ou bien la force contenue dans les .connaissances emmagasinées n'était pas assez grande pour se frayer un chemin jusqu'à l'imagination; ou bien l'étude allait jusqu'à arrêter la circulation des imaginations journalières et l'esprit s'est figé dans toutes ses parties. Personne n'exigera de l'expérience qu'elle soit systématique; ce serait même justice de ne pas lè demander davantage aux sciences qui, jusqu'à nos jours, ont plutôt suivi un plan qu'un système. Mais quand même l'exposé d'une science serait juste au point de vue système, l'auditeur ne s'appropriera cependantiout d'abord qu'une série; et il lui faudra se tourmenter longtemps quant à l'association, avant que la réflexion, servant de trait d'union, lui rende sensible que telle ou telle série mérite le choix et la préfére~ce. Que sera-ce donc lorsqu'il s'agira d'appliquer comme il faut le système exposé! Ne sera-ce pas pire encore! Pour la plupart des gens la méthode n'est qu'un terme savant : leur pensée flotte incertaine entre l'abstraction et la détermination, elle suit le charme du moment et non pas les rapports; ils associent des similitudes et font rimer les objets et les idées, semblables en ceci aux mauvais versificateurs.
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�CHAPITRE II
L'idée d'i,ntérêt,
Au lieu de permettre à la vie personnell e mûltiple de se disperser à un trop grand nombre d'occupations, nous l'avons limitée à l'intérêt multiple, afin que les pénétrations ne s'écartent jamais trop loin de la réflexion qui a pour mission de les unir. En effèt, la pénétration humaine n.'a pas une force suffisante pour pouvoir à tout instant se concentrer sur un autre sujet, changer d'endroit et pourtant agir a:vec perfection (et nous comptons ici avec la totalité de l'activité humaine,' à côté de laquelle les hommes les plus actifs cessent d'exister) ; aussi c'est une obligation pour nous que d'empêcher l'individu de s'attarder à tort et , à travers ; voulant ainsi produire quelque chose par-ci par-là, il ne rendrait aucun service à la société; tout au contraire, le succès incomplet finirait par le dégoûter de son propre effort, et la dispersion jetterait une ombre sur la personnalité. Pour constituer la notion d'intérêt, nous avons en quelque sorte décapité légèrement les · pousses de l'activité humaine, en refusant à la vitalité intérieure
�L'IDÉE D INTÉRÊT
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non pas ses manifestatiqns variées à l'extérieur, mais la possibilité de les poursuivre jusqu'au bout. Mais qu'est-ce que nous avons en somme enlevé ou défendu? C'est l'aciion ; c'est ce qui pousse immédiatement à l'action, le désù·. C'est ainsi que le désir et l'intérêt réunis doivent représenter la totalité d'une émotion humaine qui se manifeste au dehors. On ne peut du reste nous prêter le dessein d'inte.r;dire à tous les mouvements intérieurs de se changer en activité extérieure; tout au contraire, une fois que nous aurons distingué les divers mouvements suivant leurs objets, nous verrons bien quels sont ceux à qui nous pourrons permettre de préférence de se continuer, d'une certaine façon, jusqu'à leur dernière manifestation extérieure.
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L'INTÉRET ET LE DÉSIR
L'intérêt, comme aussi le désir, le vouloir, le jugement critique, s'oppose à l'indifférence; mais il se distingue des trois autres ~n ce qu'il ne _ dispose pas de son objet, mais y est attaché. Dans notre for intérieur nous sommes, il est vrai, actifs par le fait seul de nous intéresser-à quelque chose, mais à l'extérieur nous restons oisifR jusqu'à ce que l'intérêt se chal'lge en désir ou volonté. L'intérêt océupe donc le juste mi'1ieu entre la s1 mple vue et l'acte qui voudrait prendre. Cette considération nous permet de. bien établir une diITérence qu'on ne saurait négliger : l'objet de l'intérêt ne peut jamais être identique avec celui du
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désir. Le désir, en effet, du moment qu'il voudrait prendre telle· ou telle chose, recherche le futur qu'il ne possède pas encore ; l'intérêt, par coritre, se développe par la seule vue et s'attache donc à l'objet vu encore présent. L'intérêt s'élève au-dessus de la simple aperception en ce que, chez lui, l'objet aperçu pénètre surtout l'esprit et se fait valoir entre toutes les autres représentations par une certaine causalité.
II
APERCEVOIR . ATTENDRE. EXIGER. AGIR
La première causalité qu'une représentation (une idée) qui domine les autres exerce sur elles, c'est de les refouler et de les obscurcir involontairement. Et quand elle fait valoir sa force pour préparer ce que nous avons appelé plus haut la pénétration, nous pouvons désigner l'état de l'esprit ainsi occupé par le terme de : apercevoir. Le progrès le plus facüe et le plus habituel de la même causalité qui, par là même, n'en arrive que - rarement à une pénétration calme, consiste en ce que la chose aperçue provoque une autre représentation. Tant que l'esprit n'est occupé qu'à l'intérieur et que par suite cette provocation ne rencontre pas d'obstacles insurmontables, il en résulte tout au plus une nouvelle aperception. Mais il arrive trop souvent que la nouvelle représentation ainsi provoquée ne puisse se manifester sur le champ; c'est ce qui arrive toujours (sans parler des efforts obscurs de la recherche
�L'IDÉE o'JNTÉFŒT
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et du pressentiment) quand l'intérêt passe de l'aperceptj.on à une réalité extérieure et qu'à ceci se rattache une nouvelle représentation, comme si le réel progressait et se modifiait de telle ou telle façon. Tandis que le réel hésite à présenter aux sens ce progrès, l'intérêt reste dans l'attente. L'objet de l'attente, cela va · de soi, ne saurait être identique avec la cause de l'attente. Le premier; devant se réaliser peut-être, est futur; la seconde, au contraire, sur laquelle se produira ou de laquelle proviendra l'élément nouveau, est bien Je présent qui, dans l'intérêt, ne fixe nullement l'attention. Mais si la disposition d'esprit se modifiait suffisamment pour que l'esprit s'attachât davantage au futur qu'au présent, si d'autre part la patience qui réside dans l'attente venait à disparailre, l'intérêt se changerait en désir; et celui-ci s'annoncerait en .Iéclamant, en exigeant son objet. Et lorsque les organes se mettent au service de cette exigence, elle se manifeste comme action. Il n'est guère honorable de s'absorber d~ns des désirs, et surtout dans des d~sirs multiples; et quand bien même on voudrait corriger cette multiplicité de désirs en résolvant les pénétrations en réflexion, on aboutirait tout au plus à un système du désir, à un plan de l'égoïsme, mais à rien qui se puisse concilier avec la modération et la moralité. Par contre, l'intérêt patient ne saurait jamais devenir trop rièhe, et c'est précisément l'intérêt le plus riche qui se pliera le premier à la patience. En lui le caractère dispose, pour l'accomplissement de ses résolutions, d'une facilité qui l'accompagnera toujours et partout, sans jamais, par ses exigences, entraver les plans conçus.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Mais bien que l'action soit en réalité la prérogative du caractère, il existe cependant urie espèce d'activité qui convient parfaitement aux enfants qui, cela va de soi, n'ont pas encore de caractère; je veux parler des essais. L'essai découle de l'attente plutôt que du désir; quel que soit le résultat, il reste important, parce qu'il fait toujours progresser l'imagination; en même temps qu'il enrichit l'intérêt.
�CHAPITRE III
Objets de l'intérêt multiple.
Les idées formelles traitées jusqu'ici seraient dépourvues de tout sens si l'élément qu'ellés supposent n'existait pas. C'est l'intéressant que les pénétrations doivent poursuivre et ·que le~ réflexions doiv_ nt e recueillir. Les choses aperçues comme les choses _ attendues demandent la clarté, l'enchaînement, le système et la méthode. Nous avons donc maintenant à parcourir la sphère de l'intéressant. Mais entreprendrons-nous d'énumérer la somme des choses intéressantes? Descendronsnous au détail des objets pour n'oublier aucun objet digne d'être connu dans ce catalogue des leçons utiles ? - Mais alors nous tomberions dans cette atmosphère étoufl'ante, où le zèle embarrassé des maîtres et des élèves se trouve fort mal à l'aise, dès qu'ils se figurent ne pouvoir atteindre la culture rn.ultiple s'ils n'entassent pas formules sur formules et ne se chargent d'autant de besognes qu'il y a d'heures dans un jour. - Quel manque de modération ! A chaque espèce d'intérêt le ·ciel a départi mille occa-
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PÉDAG-OGIE GÉNÉRALE
sions; ils poursuivent toutes les occasions et n'aboutissent qu'à la fatigue. • · Il nous faut mettre en garde contre un léger travers. Qu'on n'aille pas, à force de s'occuper de l'intéressant, perdre de vue l'intérêt; ce qu'il s'agit de classer, ce ne sont pas des objets, mais des états d'âme.
I
CONNAISSANCE ET SYMPATHIE
La connaissance imite dans l'image ce qu'elle trouve à sa portée: la sympathie se met dans le sentiment d'autrui. Dans la connaissance il y a opposition entre la chose et l'image, la sympathie multiplie au contraire le même sentiment. Les objets de la connaissance sont d'ordinaire en repos et l'esprit va de l'un à l'autre. Les · sentiménts sont généraletnent en mouvement, et l'esprit sympathique ac.c ompagne leur marche. Le cercle des objets soumis à la connaissance. em.:. brasse la nature et l'humanité. Seules quelques manifestations de l'humanité appartiennent à la sympathie. Le savoir peut-il arriver à une fin? - Il est toujours au commencement. Et dans ce cas la même réceptivité convient à l'homme et à l'enfant. La ·sympathie peut-elle jamais deveniE trop vive? L'égoïsme est toujours assez proche. Sa force ne se heurtera jamais à des contrepoids trop sérieux ; mais sans la raison, sans la culture théorique, une
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OBJETS . DE L'INTÉRÊT MULTIPLE
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sympathie, même faible, peut courir de folies en folies.
II
MEMBRES DE LA CONNAISSANCE ET DE LA SYMPATHIE
Nous commençons à voir séparés les éléments multiples qui font partie de la multiplicité. Mais comme nous ne voulons traiter que de la multiplicité, nous ne chercherons pas à trouver des motifs de division; nous nous bornerons à établir la pure opposition des membres. Libre à d'autres d'essayer d'en découvrir un plus grand nombre : Connaissance du multiple, de sa conformité avec la loi, de ses rapports esthétiques. Sympathie pour l'humanité, la société, leurs rap'ports avec l'être suprême. a) Différenee spécifique entre les membres de la connaissance. Quelle que soit d'ailleurs la richesse et la.grandeur de la nature, tant que l'esprit la prend telle qu'elle se donne, il. ne fait que s'emplir de phis en plus de réel; et la multiplicité constatée chez lui n'est que celle des phénomènes, de même que l' unité en l_ui n'est que celle de leur similitude et de leur coordination. Son intérêt dépend de leur force, de leur variété, de leur . nouveauté, de leur succession toujours changeante. Mais dans la conformité aux lois on reconnaît ou du moins l'on présuppose de la nécessité; l'impossibilité du contraire est donc trouvée ou admise ; la chose donnée est décomposée en matière et forme, et
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la forme à son tour est transformée pour les essais; de cette façon seule la connexion pouvait apparaître comme donnée et plus tard comme nécessaire. L'intérêt s'attache à des idées, à leurs contrastes et leurs entrelacements, à leur manière d'embrasser les aperceptions sans se mélanger avec elles. Ce n'est pas une opposition, c'est une addition que le goût apporte à l'aperception. Son jugement suit partout, avec légèreté ou avec force, dès qu'une représentation est terminée, à moins que celle-ci ne disparaisse immédiatement dans le changement. Ce jugement ne repose pas dans la simple apl;lrception : l'approbation et la désapprobation se prononcent sut· un objet, mais ne s'y absorbent pas. L'intérêt adhère à l'image, non pas à l'être, aux rapports et non pas à la masse ni à la quantité. . b) Différence spécifique entre !es membres de la sympathie. Tant que la sympathie se contente d'accueillir les mouvements qu'elle rencontre dans les âmes humaines, si elle en suit le cours en se mêlant à leurs divergences, à leurs collisions et leurs contradictions, elle est simplement sympathique. Telle serait la sympathie du poète s'il n'était pas, en sa qualité d'artiste, le créateur et le mattre de sa matière. Mais elle peut aussi abstraire des individus les nombreux mouvements des hommes; elle peut essayer de concilier leurs contradictions et s'intéresser au bienêtre en général que par la pensée elle répartira ensuite est entre les individus. C~ la sympathie pour la société. Elle dispose du particulier pour s'attacher au général : elle exige des échanges et des sacrifices, elle lutte contre les mouvements réels et toujours en pensée
�OBJETS DE L'lNTÉRtT lltULTIPLE
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les remplace par d'autres meilleurs. C'est ce que fait l'homme politique. Enfin la simple sympathie peut se changer en crainte ou espérance au sujet de ces mouvements, en considérant la situation de l'homme vis-à-vi's des circonstances. Cette sollicitude, à côté de laquelle toute prudfmce el toute activité paraît faible en fin de compte, conduit au ' besoin religieux, besoin moral - auLant qu'eudémonistique. La foi jaillit de ce besoin. Si l'on veut éviter l'exagéraLion et le développement par trop minutieux, on nous autorisera à faire ici un parallèle explicatif. Toutes deux, la connaissance comme la sympathie, prennent à l'origine leurs objets tels qu'elles les trouvent; l'une · paraît purement empirique, l'autre exclusivement sympathique. Mais toutes deux s'élèvent, ' poussées par la nature des choses. De l'empirisme les énigmes du monde font sortir la spéculation, et de la sympathie les exigences . contraires des hommes font · éclore l'esprit d'ordre social. Ce dèrnier donne les lois, que la spéculation reconnaît. Entre temps, l'esprit s'est libéré de l'oppression des masses et, au lieu de s'absorber dans le détail, il se sent attiré par les rapports: la méditation calme est attirée par les rapports esthétiques, la sympathie l'est par le rapport qui existe entre les désirs et lP,s forces des hommes d'une part, leur soumission à la marche des choses d'autre part. Et c'est ainsi que la première devient le goût, la seconde la religion.
�CHAPITRE IV
L'instruction .
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Abandonner l'homme à la nature ou même vouloir l'y amener grâce à l'éducation, ce serait de la folie. En effet, qu'est-ce que la nature de l'homme ? Aux stoïciens comme aux épicuriens, elle servit également pour l'établissement de leur système. La nature humaine, qui semble calculée en vue des états les plus divers, flotte dans une telle généralité que la détermination plus précise comme aussi le développement final appartiennent absolument à l'espèce. Le navire qu'un art suprême a construit de manière à ce qu'il puisse céder aux vagues et aux vents par toutes les oscillations, attend maintenant le -pilote qui lui assignera son but et le dirigera suivant les circon~ stances. Nous connaissons notre but. La nature fait mainLe chose capable de nous venir en aide, et s-ur le chemin qu'elle a déjà pai'couru la nature a fait bien des provisions : à nous de combiner l'un avec l'autre.
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L'INSTRUCTION CONSIDÉFÉE COMME COMPLÉMENT DE L'EXPÉRIENCE ET DU COMM!ffiCE DES HOMMES
De par sa nature l'homme va à la science par l'expérience, à la sympathie par le commerce avec les hommes. L'expérience, bien qu'elle soit notre guide à ti avers toute la vie, né · nous fournit cependant qu'un fragment bien minime d'un grand tout ; des temps et des espaces infinis nous cachent une expérience . possible infiniment plus grande . Le commercé avec les hommes est relativement moins pauvre, car les sentiments des hommes que nous connaissons ressemblent en général aux senliments de tous les hommes; mais pour la sympathie les moindres nuances ont de l'importance, et la sympathie exclusive est bien pire que la science exclusive. Par suite, les imperfections que laissent subsister le commerce des hommes dans la petite sphère des sentiments et l'expérience dans le cercle plus étendu du savoir se valent à peu près à notre regard, et dans un cas comme dans l'autre nous accepterons avec grand plaisir l'instruction qui viendra tout compléter. · Mais ce n'est pas une petite affaire que de combler des lacunes de cette importance et avant d'en charger l'instruction nous ferons bien de voir ce qu'elle peut ou ne peut pas faire ! - L'instruction file un fil long, mi-nce et flexible qui se déchire et puis se renoue à toute heure; à tout instant ce fil entrave
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les libres mouvements de l'esprit - hez l'élève, et, se c déroulant d'après le temps qui lui est mesuré, embrouille la mesure de- ces mouvements, ne les suit pas dans lems bonds et ne leur permet pas de se reposer. Quelle dilîérence avec l'enseign.ement intuitif ! Celuici étale d'un seul coup une surface large, étendue ; le regard, revenu de sa propre surprise, divise, associe, va et vient en tous sens, s'arrête, se repose, s'élève de nouveau; puis s'y ajoute le toucher, ensuite les autres sens, les idées se rassemblent, les essais commencent ; il s'ensuit de nouvelles formes qui suscitent de nouvelles idées; partout c'est la vie libre et pleine, partout c'est le plaisir de jouir de la richesse offerte ! Mais cette richesse, cette façon de la présenter sans prétention ni contrainte,~comment l'enseignement didactique y parviendrait-il ? - Comment surtout pourra-t-il lutter avec le commerce des hommes qui invite sans cesse à la manifestation de la force individuelle et qui, élément absolument mobile et souple, montre autant de réceptivité qu'il déploie d'activité et de force quand il s'agit de pénétrer jusqu'au plus intime de l'âme, pour y mettre en mouvement et mélanger les sentiments les plus divers; qui enfin n'enrichit pas seulement la sympathie par les sentiments d'autrui, mais encore multiplie notre propre sentiment dans d'autres cœurs, pour nous le rendre fortifié et purifié. Si ce dernier avantage est particulier à la présence personnelle et s'affaiblit déjà lorsque le commerce se fait par lettres, il est évident qu'il disparaUra totalement, dès qu'il y au.ra simple représentation de sentiments étrangers de personnages inconnus appartenant à des contrées ou à des époques lointaines ; et pour l'enseignement
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didactique ce ser1;1.it pourtant le seul moyen d'élargir le cercle des relations avec les hommes. En effet, qui donc voudrait, dans l'ceuvre de l'éducation, se passer de l'expérience et du commerce des hommes? C'est comme si l'on voulait renoncer à la clarté du jour pour n'utiliser que la lumière des hou~ gies ! ~ Ac:quérir l'abondance, la force, la précision individuelle dirns toutes nos idées ; s'exercer dans l'application du général, s'ç1.ttacher au réel, au pays, à. l'époque, avoir de la patience à l'égard des hommes tels qu'ils sont: tout cela doit être puisé à ces sources premières de la vie morale. Malheureusement l'expérience et le commerce des hommes ne sont pas au pouvoir de l'éducation ! Que l'on -compare les lieux mis à notre disposition dans les propriétés d'un industrieux propriétaire campagnard ou dans le palais d'une dame du monde qui vit à la ville ? Dans le premier cas il nous sera loisible de conduire l'élève partout, dans l'autre il faudra tout au contraire le retenir partout. - Quel q~e soit notre élève, dans les années de sa première jeunesse ce sont les paysans, les pàtres, les chasseu~s, les travailleurs de toutes sortes qui seront avec leurs enfants pour lui la, meilleure des fréquentations; partout où ils -l'emmèneront, ils lui feront apprendre et gagner quelque chose. Mai~ placez-le au milieu des jeunes citadins, enfants de familles notables, au milieu de la domesticité, et voyez quels ne seraient pas les sujets d'inquiétude! Tout cela comporte une réglementation plus précise et admet des exceptions. Mais enfin, quand nous .,. nous rappelons de nouveau notre but, c'est-à-dire la multiplicité de l'intérêt, il est facile de remarquer
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combien sont limitée~les circonstances qui dép'e ndent du lieu, et combien l'esprit réellement cultivé les dépasse. Et même le lieu le plus avantageux a des limites si étroites que personne ne pourrait jamais assumer la responsabilité d'y renfermer la culture d'un jeune homme, à moins que la nécessité ne nous y force. S'il a des loisirs et un maitre, rien ne dispense celui-ci de s'étendre dans l'espace au moyen de descriptions, de demander au temps la lumière du passé et d'ouvrir aux idées le domaine du suprasensible. Et pourquoi nous le dissimuler que bien souvent par les descriptions et les dessins l'espace illuminé 1 nous semble plus séduisant que l'espace présent, el que le commerce avec le monde passé nous donne plus de satisfaction et nous élève davantage que le commerce de nos voisins! Combien l'idée ne l'emporte-t-elle pas en clarté sur ce que nous voyons ! et jusqu'à quel point le contraste e_ tre 1~ réalité et ce n qui devrait être n'est-il pas indispensable pour nos · actes! Sans doute le commerce et l'expérience des hommes nous causent souvent de l'ennui, et parfois nous sommes forcés de le supporter. Mais il n~ fautjamais que l'élève ait à supporter pareille chose de la part du maître ! L'enseignement ne connaît pas de pire défaut que l'ennui. Son privilège est justement de passer comme à vol d'oiseau par-dessus les steppes et les marécages; s'il ne lui est pas toujours possible de se promener dans d'agréables vallées, en revanche il nous exerce aux ascensions de montagnes et- nous récompense par les belles et larges vues qui nous attendent en haut. L'expérience semble compter que l'instruction va
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la suivre pour décomposer les masses qu'elle a jetées entassées, pour en assembler et coordonner les fragments épars et informes. Quel est en effet le tableau que présente la tête d'un homme sans instruction? Il n:y a ni haut ni bas déterminé, il n'y a même pas d'ordre, tout y flotte pêle-mêle. Les pensées n'ont pas appris à attendre. Une fois l'occasion donnée, elles affluent toutes, autant que le fil de l'association en a mises en mouvement, autant que la conscience peut en contenir à la fois . Celles qui par une impression fréquemment répétée ont acquis de la force se mettent en valeur; elles attirent ce qui leur convient et repoussent ce qui les gêne. Le nouveau, on le regarde avec surprise, mai.son n'y fait point attention, ou une réminiscence suffit pour le juger. On ne prend pas soin d'éliminer ce qui n'y est pas à sa place! On ne fait · point ressortir le point principal; - ou bien, si par hasard une nature bien douée jette les regards du bon côté, les moyens manquent pour suivre la piste trouvée. - C'est ce que l'on observera quand on commencera-l'instruction d'un garçon inculte de 10 à 15 ans. Au début il sera totalement impossible de donner à son attention un cours toujours égal. Comme il n'y a nulle idée principate pour maiïllenir l'ordre, que d'ailleurs les idées ne sont pas subordonnées les unes aux autres, l'âme toujours inquiète se jette de côté et d'autre; à la curiosité succède· la distraction, puis un enfantillage sans suite aucune. Mettez en regard l'adolescent cultivé qui saisit et s'assimile à la fois, sans difficulté et sans confusion, plusieurs séries de cours scientifiques. On n'aura pas davantage lieu de se déclarer satisfait des résultats donnés par le seul commerce des
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hommes. 11 s'en faut de ~rop que la sympathie soit toujours l'esprit directeur de cc commerce. Les hommes se regardent, s'observent, s'essaient mutuellement. Les enfants eux-mêmes, dans leurs jeux, se servent les uns des autres ou se gênent réci1 )roquement. Et même la bienveillance et l'amour montrés d'un côté i;ie sont jamais certains de susciter chez autrui dés sentiments analogues. En rendant un service on ne peut en même temps transmettre l'amour; des complaisances que vous sèmerez un peu au hasard feront plaisir, et ce plaisir produira le désir d'autres complaisances, mais pe.s du toul la reconnaissance . .Ceci s'applique aux relations}es enfants' entre eux ou avec les adultes. L'éducateur qui essaiera de s'attirer l'affection en fera !ui-même l'expérience. Il faut qu'à ces complaisances s'ajout~ un élément gui en détermine l'aspect; il faut que le sentiment se présente de façon à exciter Je· propre sentiment de l'enfant par un accord parfait. Cette exposition est du domaine de l'enseignement; et même les heures de leçons déterminées, dans lesquelles personne ne songera sans doute à faire entrer régulièrement et de force l'éxposihon de son sentiment personnel, sont pourtant d'une utilité incroyable en tant que travail préliminaire, en vue de prédisposer l'esprit, et doivent s'occuper de la .sympathie non moins que de la science. La vie entière et toute l'observation des hommes confirment ce fait que tout un chacun fait de son expérience et de ses relations quelque chose de conforme à sa nature, développant ainsi les idées et les sentiments qu'il y a apportés. Il y a des vieillards frivoles, il y a des gens du monde dépourvus de sagesse ; d'autre part il est des jeunes gens et des enfants pré-
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voyants. J'ai vu des exemples des deux cas. Et il est probable que tous mes contemporains ont remarqué combien minime est, sur des idées préconçues, l'influence des plus grands événements du monde. Les faits d'expérience les plus extraordinaires s'étalent à nos yeux à tous, toutes les nàtions ont des relations ensemble; et cependant la différence des opinions et le désaccord des sentiments ne furent peut-être jamais plus grands que de.nos jours. Ainsi donc la partie vraiment essentielle de notre existence intellectuelle ne peut être développée, avec un succès certain, par l'expérience ni le commerce des hommes. Il est évident que l'instruction pénètre plus avant dans le laboratoire de nos sentiments et de nos opinions. Rappelez-vous simplement la puissance de tout enseignement religieux! Rappelez-vous l'empire qu'une leçon de philosophie obtient si facilement et presque à l'improviste sur un auditeur attentif. Ajoutez à cela la puissance teuible de la lecture des romans, - car tout cela rentre dans l'instruction, bonne ou mauvaise. Sans doute l'instruction actuelle est intimement liée à l'état prèsent et même passé des sciences, des arts et de la littérature. Il s'agit donc ici de tirer autant que possible parti de ce qui ex,iste, et dans cet ordre d'idées les progrès à réaliser ne se laissent même pas compter, tant ils sont nombreux. Et cependant, au - cours de l'éducation, on se heurte à mille desiderata qui dépassent le but de la pédagogie ou qui, pour mieux dire, font nettement sentir que l'intérêt pédag;:>gique n'est pas une chose isolée et q!)e, moins que partout ailleurs, il ne saurait se développer dans l'esprit de ceux qui s'accommodent de la tàche de l'éduca-
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tion ainsi que de la sociét'3 des enfants, uniquement parce que tout le reste leur semble trop sérieux ou ·.,rop au-dessus de leurs forces, .et avec le désir de briller quelque part au premier rang. L'intérêt pédagogique n'est qu'une manifestation de l'intérêt géné-ral que nous avons pour le monde et les hommes; et l'instruction concentre tous les objets de cet intérêt à l'endroit même où nos espérances chassées de partout finissent i:>ar se réfugier, c'està-dire dans le sein de la jeunesse qui n'est autre que le sein de l'avenir. Sans cela l'instruction est vide à coup sûr et sans nulle importance. Que personne ne vienne me dire qu'il met toute son âme dans l'œuvre de l'éducation: c'est une phrase creuse. Ou bien il n'a rien à créer par l'éducation, - ou bien la majeure parLi~ de ses méditations doit s'appliquer aux choses qu'il communique à l'enfant et qu'il lui rend accoosibles, doit s'appliquer à l'attente de ce qu'une humanité cultivée avec plus de soin pourra réaliser unjour par-delà tous les phénomènes actu~llement connus de notre espèce. -Mais alors il jaillira de l'âme saturée une abondance d'instruction que l'on · peut comparer · à l'abondance de l'expérience ; l'âme mise en mouvement permettra à l'auditeur lui aussi de se mouv-oir librement; et dans ce vête~ent ample, aux nombreux replis, l'enseignement trouvera suffisamment de place pour mille idées accessoires, sans' que l'idée essentielle perde une parcelle de la pureté de sa forme. L'éducateur lui-même devient pour l'élève un objet d'expérience aussi riche qu'immédial; bien plus, au cours même des leçons, il s'établit entre eux un commerce dans lequel il y a pour le moins le pressentiment du commerce avec les grands hommes
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du passé, ou avec- les personnages dont le poète a retracé les caractères avec une pureté parfaite. Les personnages absents, histo1·iques ou poétiques, deman dent à être vivifiés par la vie du professeur. Qu'il commence seulement, et le jeune homme, et même l'enfant, ne tardera pas à fournir l' apport de son imagination, et bien des fois ils 1-e trouveront tous deux dans une société distinguée et choisie, sans avoir pour cela besoin de la présence d'un tiers. Enfin l'instruction peut seule prétendre à produire une culture multiple étendue également répartie. Qu'on se figure un plan d'instruclion, divisé tout d'abord suivant les divisions de la connaissance des choses et de la sympathie, sans a:ucun égard pour la classitication des matières de nos sciences; celles-ci, en effet, comme elles ne distinguent pas diverses faces dans la personnalité, n'entrent nullement en ligne de compte quand il est question de culture multiple également répartie. Par comparaison avec un tel plan on verra facilement oelles de ses parties qui, avec un sujet donné et dans des circonstances précises, profiteront surtout des apports de l'expérience et du commerce des hommes, ainsi que celles, sans doute beaucoup plus important.es, qui n'en tireront aucun profit. On remarquera, par exemple, que par son entourage l'élève est amené à l'intérêt social, patrio· tique peut-ètre, plutôt qu'à la sympathie pour les individus, ou bien qu'il est plutôt porté vers les choses du goût qu'aux choses de la spé.culation, ot.: réciproquement, ce qui est du reste un travers non moins grave. Cela nous donne une double indication. Il faut d'abord, du côté qui l'emporte, analyser lei, masses d'idées acquises, les compléter, les coordonner.
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En second lieu nous devrons, soit en nous appuyant sur ce premier travail, soit en procédant directement, rétablir l'équilibre au moyen de l'instruction. Mais à un âge où l'flme se laisse modeler si facilement, il faudra surtout se garder de voir en telle ou telle prédominance une indication à faire contribuer l'éducation au développement de ce point particulier. Une pareille règle qui protège la diITormité fut inventée par l'amour de l'arbitraire et recommandée par le mauvais goût. Celui quî aime les assemblages bizarres et les caricatures trouverait peut-être un plaisir extrême à voir, au lieu d'hommes b ien bâtis et de taille égale, aptes à se mouvoir en raugs et en files, uµ tas de bossus et d'estropiés de toute sorte s'ébattre dans un pèle-mêle désordonné; c'est ce qui arrive dans une société composée d'hommes aux sentiments disparates. où chacun se targue de sa pro·pre individualiLé, mais où personne ne comprend son voisin.
II
DEGRÉS DE L'INSTRUCTION
Quelles sont les choses qui doivent, se faire successivement, et l'une au moyen de l'autre? - quelles sont au contraire celles qui doive1tt se faire simultanément, chacune par sa force propre et originale? Ce:!> questions s'appliquent à toutes les entreprises, à tous les projets qui comportent une grande diversité de mesures empiétant les unes sur les autres. Tou-
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jours en effet il faudra bien commencer de plusieurs côtés à la fois, et préparer également l:iien des choses par ce qui précède. Telles sont en quelque sorte les deux dimensions d'après lesquelles il convient de s'orienter. Nos notions préliminaires nous apprennent que l'inskuction doit développer simultanément la con-· naissance des choses et la sympathie, comme des états d'âme · distincts et primitivement originaux. Jetons les yeux sur les éléments subordonnt'.:s: nous y trouverons bien une certaine suite, une certaine dépendance, mais pas une succession rigoureuse. La ~péculation et le goû.t supposent, il est vrai, la conception des faits empiriques, mais, pendant que cette conception ne cesse pas de s'effectuer, ils ne vont pas attendre qu'elle soit terminée; tout au contraire, ils se manifcslent de très bonne heure déjà et se développent dès lors au fur et à mesure que s'élargit la simple connaissance des choses multiples, en la suivant pas à pas tf\_nt qu'il n'y a pas d'obstacles pour l'arrêter. Ce mouvement spéculatif est surtout frappant durant la période où les enfants nous assaille.nt de leurs continuels: pourquoi? Le goùt se cache peut-être davantage sous d'autres mouvements de l'attention et de la sympathie; néanmoins il apporte toujours sa contribution aux préférences et aux dédains, par lesquels les enfants manifestent .qu'ils distinguent les choses. Et de combien son développement ne serait-il pas plus rapide, si nous commencions par lui présenter les rapports les plus simples, au lieu de le précipiter dès le <lébut dans des complications qui dépassent ses forces? - Le gout étant, comme la réf1ex.ion, quelque
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PÉOAGOGlE GÉNÉR.\:LE
chose d'original qui ne peut s'apprendre, on peut, même indépendamment de l'expérience, escompter que dans la sphère des objets qui leur seront suffisamment connu·s tous deux entreront tout de suite en mouvement, si l'âme n'est pas par ailleurs distraite ou opprimée. Mais il est bien entendu que les éducateurs, s'ils veulent remarquer les mouvements qui se font dans les jeunes âmes, devront eux-mêmes posséder cette culture, dont ils ont à observer ici les - traces les plus délicates. - Voilà justemen~ le malheur de l'éducation que mainte faible lumière qui brille légèrement à l'âge de la tendre jeunesse est complètement et depuis longtemps éteinte chez les adultes, qui, par ce fait même; ne sont pas capables de la raviver et de la convertîr en flamme . Ce qui prfcède s'applique également aux divers éléments de la sympathie. Dans le moindre groupe d'enfants, pour peu qu'il existe encore un peu de sympathie et qu'on prenne soin de l'entretenir, il se développe spontanément un certain besoin d'ordre social en vue du bien général. Et de même que . les natious les plus incultes ont leurs divinités, de même aussi les enfants ont le pressentiment d'une quissance surnaturelle qui p0Ùrrait s'immiscer d'une façon ou d'une autre dans la sphère de leurs désirs. Quelle serait aut_rement la source de la facilité avec laquelle les idées superstitieuses aussi bien que les idées purement religieuses se glissent dans l'âme des petits et y font sentir leur influence_. Cependant pour un enfant qui se trouve dépendre étroitement de ses parents et de ses maîtres, ces personnes visibles occupent, il.est vrai, la place qu'en temps ordinaire le sentiment de la dépendance assigne aux puissances surnaturelles;
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c'est même pour celte raison que la première instruction religieuse n'est en somme qu'une extension très simple des rapports existant entre les parents et les enfants. C'est ainsi d'ailleurs que les premières idées sociales sont empruntées à la famille. La diversité de l'intérêt que l'instruction doit établir ne nous offre donc que des qifférences entre des choses simultanées, mais non pas une gradation nettement accusée. Par contre, les principes formels que nous avons développés au début, de ce traité reposent sur les oppositions des choses qui doivent se succéder. Il s'agit de faire de ceci une application juste. En général, la concentration doit précéder la réflexion. Mais de combien? C'est ce qui reste d'ordinaire indéterr(liné. 11 est certain qu'il faudra mettre entre ces deux opérations le moins d'espace possible, car nous ne pouvons désirer de concentration faite au détriment de l'unité personnelle qui est maintenue par la réflexion; répétées trop souvent et d'une façon ininterrompue, ces concentrations produiraient une tension qui ne permettrait plus l'existence d'un esprit sain dans un corps sain. Pour maintenir dans l'âme une cohésion constante, nous établirens donc pour l'enseignement cette première règle : si minime que soit le groupe des objets, il faut tenir la balance égale entre la concentration et la réflexion; il faudra donc essayer d'établir, avec une succession régulière, la clarté de chaque objet pris à part, l'association des objets divers, la coordination des objets associés, et enfin une certaine habitude à progresser dans cet ordre. C'est la base mêmè de la netteté qui doit régner dans toutes les parties de notre enseignement. Le plus
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difficile pour le maitre sera peut-être ici de trouver l'élément parfaitement isolé, et de décomposer pour lui-ru-ême ses pensées en leurs parlies constitutives. Les ouvrages didactiques pourraient en partie préparer ce travail. Quand clone l'enseignement traite de cette manière chaque petit groupe d'objets, il en résulte dans l'âme un gr:mù nombre de groupes, et chacun d'eux se trouve retenu dans une concentration relative jusqu'à ce que finalement ils soient tous réunis dans une réflexion supérieure. Mais la réunion de ces groupes suppose l'unité parfaite de chacun d'eux. Par suite, tant que le moindre élément constitutif d'un groupe est encore susceptible de s'en séparer, il ne saurait être question d"une réfiexion supérieure. Mais au-dessus de cette dernière il en est d'autres plus élevées encore, et ainsi de suite indéfiniment jusqu'à la réflexion suprême, universelle, que nous poursuivons par le système des systèmes sans jamais l'atteindre. La prime jeunesse doit renoncer à tout cela. Elle est. toujours dans un état intermédiaire entre la concentration et la distraction. Il faut que le premi~r enseignement se résigne à ne pouvoir donner ce qu'on appelle système dans le sens le plus élevé du mot; qu'il s'applique par contre à donner à chaque groupe d'autant plus de clarté; qu'il associe les groupes avec d'autant plus de soin et de vari6Lé, et veille à ce que la marche vers la réllexion universelle s'effectue de toutes parts avec régularité. C'est là-dessus que repose la structure de l'enseignement. Les parlie.,s plus grandes se composent de parties plus petites, et ainsi de suite. Mais dans la moindre partie il faut disLing~er quatre degrés de
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l'enseignement, car celui-ci doit assurer la clarté, l'as~ociation, la coordination et le moyen de ·parcouTir tout cet ordre. Or ce qui se succède ici avec rapidité se suocède avec plus de lenteur dès que les parties moindres servenl à constituer des part.ies immédiatement plus grandes, et ainsi cle suite avec des intervalles de temps toujours plus grands, suivant qu'il s'agit de gravir des degrés de réflexion de plus en plus élevés. Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur l'analyse du concept de l'intérêt, nous trouvons là encore certains degrés distincts : l'aLtenlion, l'attente, la recherche, l'action. Le fait de faire aUenlion repose sur la force d'une idée vis-à-vis des autres qui doivent lui céder; il repose donc partie sur la force absolue de cette idée, ' _ parlie sur la facilité avec laquelle les autres s' efTacen t devant elle. Cette dernière constatation nous amène à l'idée d'imposer une discipline aux pensées, et c'est de cela qu'il dut surloul être question dans l'A B C de l'intuition. Une idée peul acquérir de la force ou bien par l'acuité de l'impression sensible (c'est ce qui arrive quand on fait parler les enfants en chœur, quand on représente le même objet de façons diverses, dessins, instruments, modèles, etc.) ; ou bien par la viva~ité des descriptions ou encore et surtout par l'existence, au fond de l'âme, d'idées du même genre qui s'unisse(lt alors avec l'idée nouvelle. Faire en sorte que ce dernier cas devienne la règle générale exîge un grand art et beaucoup de méditations qui doivent toujours viser à faire précéder loute connaissance nouvelle d'une connaissance acquise qui lui prépare le terrain; ainsi, par exemple, la mathématique sera
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précédée de l'A B C de l'intuition, la grammaire de jeux aux mille combinaisons, et avant d'aborder l'étude d'un auteur classique on fera quelques récits empruntés à l'antiquité. Dans l'attention, chaque objet pris à part est inondé de clarté ; mais il faut que l'attention s'étende aussi à l'association, à l'ordonnance systématique, à la progression suivant cet ordre. De même les attentes ont leur clarté et leur association ; il y a même une attente systématique et méthodique. Mais ce ne sont pas ces combinaisons qui doivent ici retenir principalement notre attention. - Nous savons que la manifestation de l'objet attendu donne uniquement naissance à une nouveUe attention. C'est d'ordinaire ce qui se produit dans le domaine du savoir. Dès qu'il existe une certaine provision de connaissances, il est rare qu'on fasse attention à quelque chose sans y attàcher une attente; mais cette attente s'éteint ou bien une nouvelle connaissance vient lui donner satisfaction. Si par impossible des désirs désordonnés devaient· en résulter, ils seraient forcément dominés par la règle de la modération, c'està-dire la discipline. - Mais il est une attention qu'il n'est point si facile de satisfaire ni d'oublier, il est une exigence qui est destinée à se transformer en action : c'est celle qui a pour but la recherche de la sympathie. Cependant, en dépit de tous les droits que la modération exerce ici, il faut bien admettre l'échec complet de l'éducation qu1 ne déposerait pas dans l'esprit la résolution de travailler au bien de l'humanité et de la société, en même temps qu'une certaine énergie du postulat religieux. Dans la formation de la
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sympathie il faut donc envisager à tout instant les degrés supérieurs auxquels peut accéder l'intérêt. Et il est facile de comprendre que ces degrés coïncident avec les divers âges de l'homme. L'attention sympathique convient à l'enfant, l'attente au tout jeune homme, qui, dans un âge un peu plus avancé, doit rechercher la sympathie, afin que l'homme fait puisse exercer son action dans ce sens. Mais la structure de l'enseignement permet une fois de plus de provoquer dans les divisions les moins importantes, celles qui s'adres&ent aux premières années, une certaine exigence qui voudrait bien se transformer en action. Et sous l'action simultanée de la formation du caractère, ces invites produisent, dans les années ultérieures, une exigence vigoureuse qui donne naissance aux actes. Qu'il nous soit permis ici de fixer par des termes concis et faciles à interpréter les résultats de ces développements. D'une façon générale l'enseignement doit:
1° Montrer 2° Associer 3° Enseigner 4° Philosopher d'où les quatre degrés suivants ·
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1° )2° clarté. association. 3° système. 4° méthode.
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Au point de vue de la sympathie, il doit :
1° Être intuitif ·1 2° E:tre continu d'où les quat1~ 3° Être stimulant degrés suivants 4° Entrer dans -la réalité
\ 1° attention.
2° attente. 3° recherche. 4° action.
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III
MATIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT
La matière de l'enseignement réside dans les sciences. On n'attendra pas de la pédagogie générale qu'elle fasse l'exposé des sciences. Que chacun se demande ce qui, dans son savoir, revient à la simple connaissance des choses et ce qui revient à la sympathie; qu'il cherche aussi à déterminer comment chaque partie rentre dans l'une ou l'autre des divisions ci-dessus indiquées. D'ordinaire un examen de conscience de ce genre fera constater une grande inégalité dans la culture personnelle et révélera même jusqu'à quel point les parties les plus saillantes sont restées fragmentaires. Chez les uns, c'est le goût qui est insuffisamment cultivé; peut-être se sont-ils adonnés à un genre inférieur des bP.auxarts, tel que la peinture des fleurs, un peu de musique; peut-être ont-ils commis quelques distiques, rimé quelques sonnets, composé des romans. Chez d'autres, c'est une ignorance crasse quant à la mathématique ou la philosophie. Les plus érudits chercher-ont peutêtre longtemps avant de deviner la place où il faut mettre, dans le vaste domaine de leur savoir, toute cétte moitié que nous avons désignée sous le nom de sympathie. . Il est inévitable que l'éducation souffre-de toutes ces lacunes. Jusqu'à quel point? Cela varie beaucoup. et dépend de l'éducateur, de l'élève, des circonstances qui se présenteront accessoirement ou non.
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• Plus l'éducateur sera sincère envers lui-même, plus il montrera d'habileté dans l'utilisation de ce qui existera déjà, et mieux oela ira. Il est rare de trouver un individu complètement fermé à l'un ou l'autre des points de vue que nous avons distingués. Avec de la bonne volonté l'on peut apprendre encore bien des choses même en enseignant; on supplée parfois à l'imperfection de l'exposition par la nouveauté de l'intérêt personnel; et il n'est guère difficile à un adulte de s'assurer uné légère avance sur l'enfant plus jeune. Au moins vaut-il mieux procéder de la sorle que -de négliger totalement des parties essentielles de la culture, et de ne vouloir communiquer que ses propres talents et ses connaissances scolaires, pleinement développés il est vrai, mais pourtant fort limit6s. Il suffit parfois de donner à l'élève, en certaines choses, la }Jremière impulsion et de lui fournir constamment l'occasion et le sujet, pour qu'il marche tout seul ; peul-être même ne tardera-t-il pas à échapper aux yeux du maître. Il y a d'autres cas, il esl vrai, où il coûte bien de la peine pour découvrir dans un esprit obtus la moindre place où nous ayons prise, une nuance quelconque d'intérêt qui nous sollicite. C'est justement alors qu'il faut des connaissances multiples alin de pouvoir faire de nombreux essais, et une habileté pratique extraordinaire pour trouver la forme la meilleure. Si les lacunes de l'éducateur et de l'élève coïncident, il n'y a rien à faire. Souvent il se trouve tout près de nous un homme capable d'ense.igner avec assez de bonheur des choses que nous ne comprenons pas et dont nous jugeons cependant l'enseignement nécessaire. Il ne faut pas alors que la vanité dt: l'éducateur l'empêche de faire
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appel à cet homme. Il n'y a rien d'humiliant en effet à convenir qu'on ne sait pas tout ce qui pourrait contribuer au succès de l'éducation, car il y a trop de choses de ce genre. Tout ce qu'il y aurait à dire ici sur les objets divers de l'enseignement, en se rapportant aux idées essentielles précédemment développées, on le trouvera brièvement résumé dans le chapitre suivant. Pour le moment il nous faut noms arrêter un instant à une distinction, suivant que ces objets affectent plus ou moins directement notre intétêt. L'enseignement concèrne en effet des choses, des formes et des signes. Les signes, par exemple les langues, n 'intéressent évidemment què comme moyen de représenter ce qu'ils expriment. Les formes, c'est-àdire le gé_néral, ce que l'abstraction sépare des choses: les figures mathématiques, les concepts métaphysiques, c!e :;impies relations normales dans les beauxarts, nous intéressent non pas seulement de façon immédiate, mais encore à cause de l~ur application sur laquelle nous comptons. Mais si quelqu'un s'avisait de soutenir que les choses mêmes, les œuvres de la nature et de l'art, les hommes, les familles et les États ne nous intéressent qu'en tant qu'ils nous servent à la .réalisation de ·nos vues, nous le prierions de ne pas faire· entendre des discours aussi déplacés dans la sphère où s'exerce notre activité multiple ; car il poturait bien arriver en fin de compte qu'il ne demeurât plus comme unique intérêt immédiat que l'exécrable égoïsme. Les signes sont à coup sûr une charge pour l'enseignement; et si l'intérêt pour la chose représentée n'est pas assez fort pour annihiler cette charge, édu-
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cnteur et élève seront bientôt jetés hors de la voie de la culture progressive. Et pourtant l'étude des langues absorb~ une partie si considérable de l'enseignement I Si à cet égard le maître écoute les exigences ordinaires du . préjugé et de la coutume, il tombera infailliblement du rang d'éducateur à celui de magister. Mais dès que les heures d'enseignement ne feront plus œuvre éducative, tous les éléments vulgaires de son entourage ne tarderont pas à entraîner. l'enfant plus bas, Je tact intime disparaît, la surveillance devient nécessaire, et le maître n0 prend plus goùt à sa besogne. On devra donc s'opposer, aussi longtemps que possible, à tout enseignement des langues qui ne se trouve pas directement sur le grand chemin de la culture de l'intérêt. Qu'il s'agisse des langues anciennes ou modernes, peu importe! Seul a le droit d'être lu le livre qui peut intéresser dans le moment même et préparer pour l'avenir un nouvel intérêt. Aucun autre - et surtout, bien entendu, nulle chrestomathie, qui n'est jamais qu'une rhapsodie sans butne devra nous fa.ire perdre ne fût-ce qu'une semaine; car pour un enfant une semaine représente un grand laps de temps; on s'en aperçoit d'ailleurs dès que l'influence de l'éducalion s'exerce plus faiblement durant un jour I Mais si difficile que soit, au point de vue de la langue, le livre qu'il s'agit chaque fois d'étudier il n'est point de di.fficultés qu'on ne puisse surmonter avec de l'art, de la patience et des efforts ! Mais l'art de communiquer la connaissance des signes est le même _ que l'art d'instruire dans le :>-,·~ domaine des choses. Les signes sont tout d'abord des ,f ,~ ·_. ....., cho~es, on les aperçoit, _ on les ~onsidè~e, on !,~~~- !!}. . ~ ; copie comme les choses. Plus l'1mpress10n q~f~~/ ··· :î>'"'
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font sur les sens est forte et multiple, et mieux cela vaut. La clarté, l'association, l'ordre systématique et la marche régulière dans cet ordre doivent se succéder ponctuellement. Qu'on n'en vienne pas trop vite à l'explication du sens des signes ; que pendant quelque temps on ne s'en occupe même pas du tout, c'est toujours du temps de gagné (1). Il ri'y a d'ailleurs nulle utilité à enseigner à fond, dès le début, la théorie des signes; on n'a qu'à enseigner ce qui e~t strictement nécessaire pour la prochaine utilisation intéressante; alors s'éveillera bientôt le besoin d'une connaissancé plus précise; et dès que le sentiment de · ce besoin intervient, toute besogne devient plus facile. A l'égard des formes, c'est-à-dire de l'ahstraît, il faut d'abord rappeler ce principe général sur leq uel on insiste tant de fois dans des cas particuliers: l'abstrait ne doit jamais avoir l'apparence de vouloir devenir la chose même; il faut, au contraire, en assurer toujours le sens par une application réelle aux choses. L'abstraction doit partir d'exemples, de choses qui · tombent sous les sens, de données ; et bien qu'il fa·ille une concentration personnelle dans les pures formes, la réflexion ne devra jamais trop s'éloigner des choses réelles. L'enfant se trouve placé au milieu, entre les idées platoniciennes et les choses en soi. L'abstrait, pour lui, ne devra jamais devenir réel; mais il n'a pas non plus à chercher les substan.ces inaccessibles derrière leH choses qui tombent sous les sens, ni derrière sa
(1) Dans l'enseignement de la lecture on ferait peut-être bien d'habituer longtemps à l'avan,c e les enfants à la figure des lettres, par toutes sortes è.e représentations, avant d'y attacher un son quelcoi:i,que perceptible.
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conscience, son propre moi, ou m~me derrière la chose complexe la chose une qui ne soit pas complexe et qui pourtant renferme tç,ut. Si nous voulons qu'un jour il puisse aborder avec quelque chance ces conceptions, nous devons souhaiter fortement qu'on le laisse d'abord suivre son propre chemin, guidé par ses sens ouverts, jusqu'à ce qu'il arrive à l'endroit élastique qui sert de tremplin au métaphysicien. Pour l'enfant, les choses sont donc simplement des combinaisons données précisément des caractères distinctifs que nous détachons par l'abstraction pour les considérer séparément .. Aussi il y a un chemin qui conduit des caractères isolés (formes) aux choses dans lesquelles ils se trouvent réunis ; mais on peut aussi faire le chemin inverse et aller des choses aux caractères en lesquels elles " euvent se décomposer par p l'analyse. C'est ce qui fait la différence entre l'enseignement synthétique et l'enseignement analytique, dont nous parlerons au chapitre suivant. Malheureusement personne n'est ent.raîné à comprendre les choses comme des combinaisons de caractères isolés. Pour nous tous chaque chose est une masse trouble de caractères, dont sans aucun examen nous supposons l'unité; nous pensons à peine qu'elle pourrait peut-être être subordonnée, à plus d' un titre, à chacun de ces caractères; et il m'est avis que pas un de nos philosophes n '~ complèlement pris conscience de l'une ou l'autre hypothèse! Et voilà l'origine de la gêne et de la maladresse de certains esprits qui ne savent saisir le réel au milieu du possible ! Mais il m'est impossible de tout expliquer ici ; bien des points demandent à être élucidés par des recherches à venir.
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IV
DE LA MANIÈRE DANS L'ENSEIGNEMENT
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Nulle part la manière n'est la bienvenue, et pourtant - elle se trouve partout! Et comment en serait-il autrement.! Tout homme l'apporte avec son individualité; et dans une collahoration comme celle du m.attre et de l'élève, elle intervient des deux côtés. Cependant les hommes s'habitu.ent les uns aux autres, du moins jusqu'à un certain degré, au delà duquel commence l'insupportable que la répétition ne fait que rendre plus déplaisant. C'est à ce genre qu'appartient l'affectation, ainsi que ce qui, d'unè façon directe, nous frappe désagréablement. On ne pardonne pas l'aflcclation, parce que c'est un défaut volontaire; quant au ,désagréable, dont la répétition augm~nte sans cesse la sensation, il nous fait perdre patience. Il serait à souhaiter que nulle manière affectée ne se glissât jamais dans l'enseignement! Que l'on interroge ou que l'on enseigne, que l'on se mon~re plaisantou pathétique, que votre langue soit polie ou votre accent tranchant, tout rebute du moment qu'il a l'air d'être une addition volontaire; au lieu de découler de la chose même ou de la situation présente. Mais la multiplicité des choses et des situations donne lieu à des manières et à des tournures v_ariées dans l'exposition; aussi la quantité de ce que les pédagogues ont, avec une telle abondance, inventé et recommandé sous le nQm pompeux de méthodes ne manquera pas de s'ac-
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croître beaucoup ; et mJme telle ou telle partie pourra s'appliquer ici où là, sans que l'une présente sur l'autre des avantages absolus. L'éducateur doit disposer de beaucoup de tournures; il faut qu'il puisse les varier avec facilité, s'adapter aux circonstances et, tout en jouant avec l'élève, faire d'autant mieux ressortir l'es senti el. Toute manière est désagréable et oppressive en elle-même, dès qu'elle .réduit l'auditeur à un rôle purement passif et lui demande de renoncer absolument à sa propre mobilité d'esprit. C'est pourquoi l'exposition suivie doit émouvoir l'âme grâce à une attente constamment tendue; dans l'impos!:ibilité d'y réussir, comme d'ordinaire chez les enfants où pareille chose est difficile, on ne doit pas s'obstiner à {àire un exposé suivi, il faut au contraire tolérer et même provoquer les interruptions. La meilleure manière est celle qui accorde le plus de liberté dans les limites que le travail du moment . oblige à respecter. Le maître n'a d'ailleurs qu'à prendre ses aises et ne pas imposer de contrainte à ses élèves! Chacun a sa manière dont il ne saurait pas trop s'écarter sans perdre la facilité. Aussi, tant qu'il n'y a pas risque de dommage essentiel, - veniam damus petimasque vicissim.
�CHAPITRE V
Marche de l'enseignement.
Introduire dans la pratique tout ce que nous avons développé jusqu'ici, inais après en avoir fait des combinaisons convenables et l'avoir .appliqué aux divers objets de notre monde : telle est la grande tâ~he, la tâche vraiment immense de quiconque veut faire l'éducation par l'instruction. Un petit nombre de principes généraux ont suffi pour indiquer ce dont l'élaboration intégrale exigerait ·l'effort persévérant d'un grand nombre d'hommes et d'une longue suite d'années. Ce que je compte donner ici n'est qu'une esquisse, et ne doit servir qu'à deux choses: permettre d'une part de relier plus aisément les principes développés jusqu'ici, et d'autre part ouvrir à l' œil une vue sur l'ensemble des travaux à accomplir. La pédagogie générale ne doit pas entrer dans les détails spéciaux au point de détourner l'attention de l'ensemble sur une partie quelconque . Afin de ne pas tomber dans ce travers, j'essaierai même d'atteindre les yeux de l'esprit en m'adressant à ceux du corps, et de soumettre
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en une sellle fois cc qui doit être étudié en mtme temps ou être fait simultanément.
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ENSEIGNEMENT PUREMENT DESCRIPTIF, SYNTHÉTIQUE ANALYTIQUE,
Toutes les fois qu'il faut établir pour un individu quelconque un plan d'études, il se trouve toujours, quant à l'e~périence et le commerce des hommes, un certain cercle où se place cet individu. Peut-être serat-il possible d'élargir convenablement ce cercle sui~·ant l'idée de la culture multiple également répartie, ou de l'explorer plus à fond: et cela doit être la première de nos préoccupations. Mais cette abondance vivace, cette clarté pénétrante résultant de l'expérience .et du commerce des hommes, on pourra même leur faire dépasser le cercle en question ; ou, pour mieux dire, bien des parties de l'enseignement pourront, avec avantage, être placées dans la lumière qui découle de ces deux qualités. L'horizon, dans lequel l'œil est enfermé, peut nous fournir les mesures qui nems permettront de l'élargir par la de~cription de la contrée voisine. En se servant de la vie des personnes plus âgées qui l'entourent, on pourra reporter l'enfant aux temps antérieurs à sa naissance; - on peut en général rendre accessible aux sens, par une simple description, tout ce qui présente assez de ressemblance et de liaison avec ce que !'_ enfant a observé jusqu'à présent. _ sl ainsi C~
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que l'on peint les villes, les pays, les mœurs, les opinions inconnus avec les couleurs de ce qui nous est connu; il est des descriptions historiques qui nous donnent en quelque sorte l'illusion du présent _ parce qu'elles en empruntent les traits. Dans tous ces cas l'enseignement a liberté entière de faire appel à n'importe quelles reproductions ; et elles lui seront d'autant plus utiles qu'on aura moins permis d'en abuser au préalable pour les feuilleter simplement ou en faire un passe-temps inintelligent. Il est certain que la s·imple description perdra forcément en clarté et. en pénétration, à mesure qu'elle voudra s'éloigner davantage de l'horizon de l'enfant. Par contre, ses ::noyens augmenteront avec l'élargissement même de cet horizon. C'est aussi pour cette raison qu'on ne peut savoir au juste en quoi et jusqu'à quel point on peut compter sur elle, de même qu'il serait difficile de lui donner ~es.règles précises. D'après sa nature en effet, ce genre d'enseignement ne reconnaît qu'une loi : décrire de façon que l'élève croie
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S'appuyant davantage sur sa propre force) l'enseignement analytique s'élève aussi davantage au général. - Pour indique! sur le ch.a mp, du moins approximativement, de qùoi je veux parler, je citerai le Livre des mères, de P estalozzi, et les E x ercices d'intelligence, de Niemeyer. Tout éducateur qui pense se trouve conduit, par son tact naturel et sain, à l'analyse des masses qui s'amoncellent dans les têtes des enfants et que l'enseignement purement descriptif ne fait qu'augmenter; il sait aussi qu'il faut successivement concentrer l'attention sur les éléments de plus en, plus petits, afin de mettre de la clarté dans toutes les
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idées et de les épurer. Il s'agit simplement de réaliser ce programme. L'ensemble des choses qui nous entourent simultanément, on peut le décomposer en objets séparés, puis ceux-ci en leurs ptirties constitutives et ces dernières enfin en leurs propriétés distinctives. Les qualités, Jes éléments, les choses et l'ensemble de ce qui nous entoure peuvent être soumis à l'abstraction, pour en séparer divers concepts formels. Mais les choses ne présentent pas seulement des propriétés simultanées, elles en ont aussi de successives, et la variabilité des choses nous donne occasion de décomposer les faits en séries qui s'y coudoient ou s'y croisent. Dans toutes ces analyses on rencontre .tantôt ce qui ne peut pas être séparé et qui relève de la spéculation, tantôt ce qui doit ou ne doit pas être séparé et qui relève du goût. On peut également analyser le commeree des hommes et concentrer l'âme dans les divers sentiments de sympathie qu'il prépare. Il faut même le faire, pour que les sentiments s'épurent et_ gagnent en intensité. En effet, la totalité du sent-iment que nous éprouvons à l 'égard d'une personne et surtout à l'égard d'un cercle de personnes se compose invariablement de beaucoup de sentiments distincts ; et il ne faut pas confondre les sentiments que nous avons à leur égard avec ceux qui nous sont communs avec eux, afin que l'égoïsme, du moins, ne vienne à notre insu étouffer la sympathie. - Les femmes douées de la délicatesse de sentiment s'entendent mieux que quiconque à analyser le commerce des hommes, à inculquer aûx enfants plus d'attention sympathique, à multiplier par cela même des points
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de contact, à accroître l'intensité de ces rapports. Il est facile de voir si quelqu'un s'est trouvé, dans sa prime jeunesse, soumis à une telle influence féminine. Par cette analyse du particulier qui se présente à lui, l'enseignement analytique s'élève jusqu'à la sphère du général. Le particulier se compose en effet du général. Qu'on se rappelle en tout cas les définitions par le genre prochain el la différence spécifique; qu'on veuille bien réfléchir à ce que la différence spécifique, prise en elle seule, est également un genre dans lequel, tout comme dans le premier, peuvent se trouver compris d'autres genres plus élevés, avec les différences correspondantes, à chacune desquelles s'applique le même raisonnement. Alors on remarquera sans doute combien la logique et la théorie des combinaisons se touchent, et pourquoi l'analyse de ce qu'un horizon individuel renferme à l'état de combinaisons conduit d,ans la sphère du logiqu~ et du général, rendant ainsi l'âme plus accessible à d'autres conceptions où les éléments déjà. connus pourraient 'êti;e combinés de façon différente avec d'autres éléments. Tout cela s'opère, il est vrai, spontanément en nous tous, - et le maître n'a pas à s'arrêter ni à retarder les enfants à propos de choses qui vont toutes seules; mais ce processus n'est ni assez complet ni assez rapide pour que le maître (qui d'ailleurs doit observer ses sujets) ne trouve encore beaucoup à faire. En s'élevant au général, l'enseignement analytique facilite et favorise le jugement sous toutes les formes. L'objet sur lequel nous avons à nous prononcer est dépouillé maintenant de toutes détermin-ations accessoires qui apportent de la .confusion ; il est plus
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facile de pénétrer le simple que le compliqué. Les idées élémentaires ont gagné en force et la dispersion créée p!lr la multiplicité et la variété des objets a disparu. En outre, les jugements généraux sont tout prêts pour les occasions nouvelles, soit que nous voulions en faire usage, soit qu'il s'agisse de les soumettre à un examen. L'association des prémisses d'où dépend absolument _la grande facilité de l'induction logique, l'imagination scientifique elle aussi gagne par l'analyse fréquente des choses que nous trouvons devant nous. L'expérience n'étant pas un système, c'est précisément pour cela qu'elle amène le mélange varié et la fusion de nos pensées mieux que toute autre opération, à condition que notre réflexion l'accompagne sans cesse. Mais tous les avantages de l'enseignement analytique sont bornés et limités par le fait même que les résultats de l'expérience, du commerce des hommes ainsi que des descriptions qu'on y a rattachées sont loin d'être complets. L'analyse doit accepter la matière telle qu'elle se présente. De plus, la répétition d'impressions sensibles qui assurent d'un côté une prédominance est souvent plus puissante que les concentrations et les arrêts artificiels par lesquels le maître essaie · de rétablir l'équilibre. En outre, le général, que l'abstraction ne peut déduire que de certains cas, a de la peine à s'assurer dans l'âme une situation indépendante qui nous le fasse voir comme général, mais aussi comme également apte à toutes r.elations plus spéciales. Pour la spéculation et le jugement esthétique l'analyse ne peut en somme que faire ressortir les points qui importent. Tout le
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monde sait que l'expérience ne saurait donner ce qui est né~essaire au point de vue théorique ou esthétique; et l'analyse de la matière donnée ne suffira pas pour le faire découvrir. L'examen analytique des conceptions spéculatives ou esthétiques admise~ peut bien nous en rendre sensibles les éléments défectueux, mais n'arrive que rarement à la force de l'impression nécessaire pour effacer l'impression précédente, et ne parvient jamais à satisfaire sufisamment l'âme mi$e en mouvement. La contradiction et la critique seules n'ont pas grand effet; ce qu'il faut, -c'est d'établir le vrai. L'enseignement synthétique qui bâtit de ses propres matériaux est le soul qui puisse se charger d'élever dans son entier l'édifice de pensées qu'exige l'éducation. Certes, il ne peut être plus riche que nos sciences et notre littérature; mais il n'en est pas moins incomparablement plus riche que l'entourage individuel d'un enfant. Sans doute il ne pourra pas l'être plus que ne le permettent les ressources dont dispose le maître, mais l'idée même produira peu à peu des maîtres plus habiles. - Toutes les mathématiques, avec ce qui les. précède et les suit, - toute lo. série des progrès accomplis depuis l'antiquité jusqu'à nos jours par l'humanité travaillant à sa culture, - tout cela fait partie de l'enseignement synthétique. Mais il renferme également la table de multiplication, le vocabulaire, la grammaire, et il nous est facile de comprendre quel mal peut faire ici une méthode défectueuse.. S 'il fallait de toute né(:.essité graver les éléments dans notre esprit en les apprenant uniquement par cœur, les élèves auraient bien raison de protester contre toute extension de l'enseignement synlhétique.
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Faire d'abord prononcer par le maître, puis répéter par les élèves, avoir recours à la révision, aux exemplc-s, aux symboles de toute s0rte : voilà des moyens qui, de l'aveu de tous, facilitent la besogne. J'avais autrefois .proposé, pour les modèles de triangles, de les mettre d'une façon continue sous les yeux de l'enfant au berceau, en les traçant sur un tableau par des clous brillants. Une fois de plus je m'expose à la raillerie : à côté de ce tableau je place er:. effet des bâtons et des boules aux teintes différentes; je les change de place,.je les combine, je les varie constamment; plus tard je les remplacerai par des plantes et par les divers jouets de l'enfant. Dàns la chambre des enfants j'installe un petit orgue et durant des minutes j'en tire des sons simples coupés d'intervalles, j'y ajoute un pendule, autant pour l'œil de l'enfant que pour la main d'une joueuse inexpérimentée, afin de permettre l'observation des rapports de cadence. Le thermomètre me servira pour exercer le toucher de l'enfant à distinguer le froid et le chaud; avec les poids je lui apprendrai à évaluer la pesanteur; enfin je l'enverrai chez le drapier pour qu'il s'entraîne à distinguer au toucher, avec autant de sûreté que le drapier lui-même, la laine fine de la laine grossière. Et qui sait même si je n'illustrerai pas les murs ùe la chambre des enfants de grands dessins bariolés figurant les lettres? Tout cela est basé sur cette idée bien simple que cette ~açon de graver péniblement et tout à co\;.p des notions dans notre esprit par ce qu'on appelle apprendre par cœur, ou bien sera superflue ou bien très facile, du . moment que les éléments de la synthèse sont introduits de bonne heure, comme parties constitntives, dans l'expérience quotidienne de l'enfant, afin de pou-
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voir, autant que possible, se glisser cl.ans l'élève avec la foule incomparablement plus grande des choses qui, à l'époque où l'on apprend à parler, sont saisies, ainsi que leurs noins, ayec une admirable facilité. Mais je ne suis pas assez fou pqur faire dépendre le salut de l'humanité de ces sortes de petits expédients capables de faciliter et d'accélérer plus ou moins la marche de l'enseignement. Maisarrivonsa-ufait! -L'enseignement synthétique a une double tâche : fournir les éléments et en préparer la synthèse. Je dis préparer et non pas achever absolument. L'achèvement en effet n'a pas de fin; qui pourrait compter toutes les combinaisons des divers genres? L'homme cultivé né cesse de travailler à l'édifice de ses pensées. Mais la culture reçue dans le jeune âge peut seule lui permettre d'y travailler dans tous les sens. Elle doit donc donner non seulement les éléments, mais encore la façon de s'en servir habilement. L'espèce la ,plus générale de synthèse est la synthèse combinalive. Elle se présente partout, elle contribue à donner à l'esprit de l'adresse en toutes choses : il faut donc l'exercer avant tout et plus que les autres, jusqu'à ce qu'elle se fasse avec une aisance parfaite. Mais elle règnê surtout dans le domaine empirique où rien ne l'empêche de manifester le (logiquement) possible, dont le réel accidentel n'est qu'une partie et dans lequel il peut être rangé par diverses classifications. De là elle trouve sa voie ·pour pénétrer dans . les sciences pratiques, où elle sert d'intermédiaire, lorsqu'il s'agit d'appliquer des séries de concepts à des séries d'une catégorie multiple donnée: nous ne tarderons d'ailleurs pas à la voir dans la pédagogie .
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Dans le domaine de la spéculation son absence peut être des plus regrettables, comme les mathématiciens le savent par expérience! Mais là comme du reste dans le domaine du goût elle est obscurcie par les espèces particulières de synthèse qui y règnent et qui ont p6ur effet soit d'éliminer les combinaisons inadmissibles, soit de soustraire l'âme à tout jeu de pensées dénué de caractère. Il existe un rapport élroit entre les notions combinatives et les notions de nombre. Tout acte de combinaison constitue une cer:taine quantité d'éléments de combinaison, dont le nombre n'est que l'expression abstraite. Le temps et l'espace offrent., comme on le sait, des forme8 spéciales de synthèse expérimentale : ce sont les formes géométriques et rythmiques. C'est ici qu'il faut class~r l'A B C de l'intuition. Il est synthétique, puisqu'il part d'éléments; et cela biei;i que sa disposition soit déterminée par la considération analytique des formes qui se rencontrent dans la nature et qui doivent s'y laisser ramener. La synthèse spéculative proprement dite, totalement différente de la synthèse combinative logique, est fondée sur les rapports. Mais personne ne connait la méthode dés rapports ; et ce n'est pas le rôle de la pédagogie de l'exposer. - En outre, il n'appartient pas aux premières années de l'enfance de se mettre sérieusement en désaccord avec la nature. Mais d'autre part il ne peut guère être admissible de laisser l'esprit absolument inexpert dans la spéculation jusqu'à l'âge où un désir impérieux de conviction se développe de lui-même el s'emparf) témérairement du premier objet venu pour se satisfaire. C'est surtout à
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notre époque qu'il ne faut pas recommander une telle négligence : aujourd'hui, en effet, la diversité des opinions regarde tout le monde, et il faut être bien léger ou s'être prématurément confiné dans une résignation morose pour ne point s'occuper de connaitre la vérité ! L'éducateur doit au contraire, faisant entièrement abstraction de son système, chercher les voies les moins dangereuses pour armer à l'avance et autant que possible la·faculté de recherche, pour év~iller en tous sens le sentiment directeur qui est excité par les problèmes particuliers, c'est-à-dire les éléments de la spéculation : de cett-e façon- le jeune penseur n'ira pas se figurer qu'il sera bientM, au bout de ses peines . Le moyen le plus sûr, c'est à coup sûr l'étude des mathématiques ; malheureusement elle a par trop dégénéré en un jeu de lignes accessoires et de formules! Il faut la ramener, autant que faire Sfl peut, à la méditation des principes mêmes. La logique n'est pas non plus à dédaigner, mais il ne faut pas attendre trop d'elle. Parmi les problèmes de spéculation philosophique on fera bien de surtout insister sur ceux qui touchent aux mathématiques, à la physique, à la chimie ; de même, sous une habile direction, l'esprit de l'enfant pourra retirer de gr-ands avantages d'une étude très variée concernant les questions relatives à la lîberté, à la morale, au bonheur, à la justice; à l'État. Mais il faut beaucoup de discrétion dans tout ce qui touche à la religion. Aussi longtemps que possible, on conservera, sans le troubler, le sentiment religieux qui, dès !.es-premières années, doit s'attacher à la simple idée de Providence! ]Hais toute religion a une tendance à s'immiscer dans la s·péculation et à s'étaler en dogmes prétentieux. Et
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dans une âme qui travaille à sa culture multiple une telle tendance ne saurait manquer de se manifester. Alors le moment est venu de dire sérieusement un mot de toutes les vaines tentatives faites par tant d'esprits mQrs de toutes les époques, pour trouver à cet égard des principes solides ; <le la nécessité où nous sommes d'attendre d'abord, pour ces sujets, la fin de tous les exercices spéculatifs préparatoires; de l'impossibilité de se refaire d'un seul coup, grâceà une conviction spéculative, le sentiment religieux qu'on a perdu ; de l'accord qui exisle entre l'ordre naturel des choses qui nous entourent et les besoins impérieux qu'éveillent en nous les spectacles de la dépendance humaine et grâce auxquels la religion pousse de solides racines dans le terrain de la sympathie. - La religion positive ne regarde pas l'éducateur comme tel, mais l'Église et les parents ; , mais sous aucun p~étexte le premier ne devra y ·mettre le moindre obstacle ; et, du moins chez les protestants, il ne peut raisonnablement souhaiter de pouvoir le faire. La théorie du goû.t n'est pas encore suffisamment élucidée pour que l'on puisse entreprendre de déterminer, pour _ différentes branches de l'esthétique, les les éléments et leur synthèse. Cependant on tombera facilement d'accord pour admettre que la valeur esthétique ne dépend pris de la masse des objets, mais de leurs rapports et que le goût n'a pas son fondement dans la chose vue, mais dans la manière de voir. C'est à l'égard du beau, plus que pour tout le reste, que notre disposition d'âme est facilement perver--tie. Et même pour les yeux clairvoyants de l'enfant le beau n'est pas clair, bien qu'à notre appréciation il
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suffise de ·le uoir, 11 est évident que l'd3il non prévenu voit la masse et qu'il saisit assurément tbül et! qui lui est présenté; mais il n 'en rapproche pas lès rapports, comme le f;üb si fàèilètnent l:it si voltmtier$, à ses meilleur~ niaments surtout; l'hotllttte cultivé. Le goôt voisine d'ortlinai1'è avec l'imaginatioh 1 bien qu'il eri soit totalement différeht. Ii n'est mêinè pas faèile de comprendre quels sec!burs telle-ci pùf.sselnl apporter. Par le continuel ret11Ue-mérià~e fies iinages lès rapports se modifient ; et parmi ce ~rand horribl'è de tapptltts se houvenb également t,eux qùi, par leur effet, captent l'atttmtit)Il, et autour tiesqtiels se gt'oùpent d'auttl:ls iuiagês. G'ast ainsi tjul:i l'èsj:lrit se ttof.Ivti hmMé à la création pÇ>étique. Lti lâche de l'éducatitltl synthétique du goüt pbuntlit donc se ramètler à éeci ! faite naî,trè le beàù dans l'imaginatitin de l'élève. Aülant que possiblc cm comrnehcera par presentl:it 1e sujet, puis, grâce à des cohversations, dn en occupeta l'imagirtl1tion, enfin 1'0111nebtra l'œuvre tl'arl sous les yeux de l'enf'anL. C'<'lsb ttitlsi que l'on racontera tout d'abord le sujet d 'une pièce classique, non pas la suite tles scènes, mais les événements; on s'efforcera de déduire de chaque foit les cil'constàrlées et les situations, on les grbùpeta de telle bu tellé façott, on les développera par-ci pllr-là, .a- et enfin lé poète achèvera ce qui sera trop difficile pour hous. Peùt-être essaidrà• t:..an d'idéaliser' certains élêrbenLs du fail en leur don.: nant. un oorps, - et il !3e troltv<'ltà un tl¼bleàU, une statue, ' qui hOùs réprésertlera le groupe e11 question. __.:. Quantl il s'agit tlé la rri.usique, la marche à plus de sùreté ; les rapports essentiels ainsi què leur synthèse la plus ;impie sont aux inâlns du p1'ofesseur de basse · fondamentaJe ; il suffira que ce ne sblt pas ur1 pédant.
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Nous en arrivor1!3 à l'enseigttcmerH qui a pour mission dfj Îàirt3 l'éducatidh eynthétique dè la sytnp11thie, d'agrandi11 f:Hü' cons~quent le cce11t et de le remplir, rhêtne qifÊttld Il ne serait p_!:ls ~econdé par d'heureuses sit1Hitioh!3 de fiunillè, par de belles amitiés de jeunesse, ni même; peut-être, paf une extràordinuire s~mpatl:rie pârticuliète entre le matlre et l'élèvé. - Où trouvottsnous i.ttt tel ensèignemènt? Tout le monde n'est-il pas forcé dë rëcoI1nâître que la ttlêthode habituelle 0es études semble viser' suttbut à faire plier l'âme sous la rhasse des comiais~llnces, à refroidir le zèle de l'élève par lé côté sél'ietx de la sèience el même de l'art tant vàhté, â noU!'l ëloigttet des hommes, des hommes indivitluels et réels ainsi que des groupes patticuljers et réels qu'iis fotmeht, sous prétexte qu'ils cottvienrtertt pcti à notre goût, sont trop au-dessous de la spéculation èt d'ordinaire trop éloignés de l'obscrv11tion, alors-que Iiotl'e plus grande gloire serait pourt:1nL de tl:'availler par symptithie pour eux, forcés que nous so!nmès d'aill·eurs, .avec peut-être un Mntiment d'humiliation, de reconnaître que nous appartenons à léur espèce? Tout l'appareil combinatoire de l'histoire - ces séries complexes de noms provenan( de contrées diverses et se déroulant d'après l'ordre chronologique on l'a mis en tableaux, afin de l'imprimer à la tnémolre. On a cherché à tirer de l'étude des langues et de l'exploratioù de l'a1üiquité tout ce qui pouvait exercer l'intelligence; et l'on a fait valoir les poètes ahtlqut!s comme les modèles de tout art. C'est parfait. On a voulu en-fin envisager l'histoire de l'humanité cotnme un g;rttt1d déveltlppemettt, mai.s avec toules sortes d'idées qu'on y a fait entrer uprès coup, puis
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on a de nouveau détourné les regards; et l'on a eu raison, car au point de vue spectacle, ce tout n'est pas un tout, il n'élève guère et n'est pas suffisant. - Tout cela devait-il, en effet, nous faire oublier que là il est partout question d'hommes qui ont droit à la sympathie, auxquels il ne faut donc amener que des spect~ teurs sympathiques, - et que cette sympathie est précisément la plus naturelle chez ceux qui ne peuvent pas encore, comme nous, envisager l'avenir, parce qu'ils ne comprennent même pas encore le .présent, et pour lesquels, en conséquence, le passé représente justement le véritable pré.s ent! Le caractère enfantin, cette qualité commune à tous les anciens écrivains grecs, n'a-t-il donc pu courber ce sentiment de prétentieuse érudition avec lequel on s'est mis à l'é'tude de ces auteurs, - ou plutôt, avons-nous eu assez peu de sentiment personnel pour ne pas nous apercevoir qu'ils nous représentent bien une jeunesse telle que nous aurions dü en vivre une, mais nullement un âge mO.r auquel nous puissions encore aujourd'hui revenir? Nous ne pouvons plus nous soustraire à l'éducation faussée qui nous est parfois si pénible. Nous sentons qu'il est resté en route qu_ elque chose que nous devrions avoir avec nous, c'est en vain que nous essaierions de le rattraper au prix d'efforts ~umiliants. Mais rien ne nous empêche de faire débuter nos plus jeunes frères par le commencemtnt, afin qu'ils puissent ensuite poursuivre leur chemin tout droit dans l'avenir, se tenant sur leurs propres jambes sans avoir à emprunter des échasses. Mais pour qu'ils puissent faire avancer l'œuvre de leurs ancêtres, il faut qu'ils l'aient abordée, - il faut
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avant tout que de bonne heure ils aient reconnu ces ancêtres comme les leurs. Alors nous ne serons pas embarrassés quant à l'objet de la sympathie. Mai1; comment procéderons-nous? D'une manière synthétique élémentaire? Tout d'abord on ne supputera pas les éléments de la sympathie, on n'essaiera pas de les juxtaposer d'une façon rigide d'après une méthode synthétique quelconque. Il faut ici que l'ame se trouve à une certaine température plus chaude, produite non pas de temps à autre par la chaleur passagère due à une petite flarnme vacillante, mais engendrée pour toujours par un élément qui développe constamment une très douce chaleur. En second lieu, la sympathie se rapporte à des sentiments humains, il y a corrélation entre le progrès de la sympathie s'opérant graduellement en parlant des éléments et un certain progrès des sentiments humains; mais les sentiments sont subordonnés à l'état des hommes et progressent avec lui. Les sentiments que nous, nous éprouvons au milieu de la société sont le résullat de la complication même de la politique et · de la civilisation en Europe. Si nousvoulons que la sympathie qui nous y intéresse résulte ~e sentiments simples, purs et clairs, dont chacun s'est ~anifesté à part dans la conscience, de telle sorte .que l'être entier se rende compte de l'objet de son désir, - si nous voulons cela, il faut que cette sympathie suive toute la série des états humains jusqu'à l'état présent, en prenant comme point de départ celui qui le premier de tous s'est exprimé avec une pureté suffisante et s'est étendu~dans une mesure convenable grâce à l'étendue des mouvements
�inulliples qui tin relèveQt.
11 e13~ 13prl~in,
~Il effet, ql\~
le passé n'a exprimé que foFt peu ~e ses étair:; ; bien
plus rarel'! e11core sont les cas où celt~ e 4 presE\ion ait toµte la Mltoté, touta la variété qµe l'éqµcatiqp devrait dempQda11 • C'~st jul:ltt:im~nt pOlJf c~l~ qu'jl faut attacher une valeur inestimable aµ)(: ÀQCl.lments dana lesquels le pii.ssé noµs parle çl'une voj~ viv~I}te et yibr[lnlc. Quant au rei;te, nou~ somrriés fqrcés d'y suppléer- par l'imagination. Enfin, nous /.10nstç1tons que ln sympnthia trouverait son développemenl le plÙs élément;üre, lfl plµs parfait et le plus exempt de soubresa11ts dans l!! cornmorc~ réciproque des enfants. Mais ce oommerne dépt=md précisément des apports de chacun ; ces apports f3e règlent suivant les oooup&tions et les projets de chacun ; oi• ces occup11tions et cos prQjets, ~ moins qu'on pa laissa gPandir les enfants duns lagrqssièret~, dépendant à leur to,u,• de la roahàrfl que l'on propose à l'aotivité dr,s âmes. Les rel:üions des jtl»nef> gen& et des enfants enb•e eux difîèrnnt toti:ilflment P.Uiv:uü ln diveotion qu'on leur donne: cela ne fiiit pqa de do1-1te. Lo11sque cette direcLion prococle p~.u· bor.ds, les pjpves ont de la poine à sµivre, ifs suivent fl contr13,çœur, ils se retil'ent dl:lnS leurs jeux et leurs amus13ments enfantins, et leurs relations r~ciproqucs ne fçrnt qµc les y afTermir. M~is il lf3ur faudra hit:in un jpur ou l'autra se FisqueJl dans la soci6LI'.\, dans le mqnd!'l, On ne sera JJUS surpris de consta~ar qtJo là encorQ ils unissent leurs forces pour r(lsisLo.r et que v~n1.rn comme au milieu d'étrange11s auxquc]fi ne leJ, i•atl;:i~he nµJle sympathie, ils pei1sisl.ont ,l'f;lul;rn~ plus inflexiblement et tqujouFs J.Jnis dans leur étroiil:lsse da yueA ; on 11e sera pas surpris non plus de voir qu'en fin de oomple
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sg~iét~ elle-même sr. compose d'une masse OottQnle de pçti~Ei groupes, dp.qt les membres aiment s'amuser f:\IÜfe euJC, fais1uit se11vir à ce but, autant que fai11e se poprr~, leii l'qp[wris qui les uniasent à l'ensemble. ConHne le 8peelacle sera différent chez une nation f}µ~ stmtiments p;ll1•iotiques: 1~ le-s petits garçons de si,. iHlfil vous fen:mt des récits tirés de la oh110njque, las enfants vous par-leront des grands enfants que funmt 11:\s héros de l'anLiquité I ils se feront leurs réAits les · UD8 aux autres et remonteront de concert dans l'histoire de leur pays. Ils s'efforceront de q~veni11 df::s hommes dans leur· palion, at ils le deviendront. ,- Les anoiens savaient leur Homère par cœm, .ils l'apprenaient non pas o. l'âge d'homme, m1:lis on leur jeunea~e. C'est lui qui fut l'éducateur général de la jeunass!:l et ses élèves ne lui font pas honte. Sans do~ te il ne put tout faire I et nom~ ne lui confierons p1ts n!:)n plus la tâche tout entière. Imaginez-vous un patriotisme européen, avec les GreGs; et los Romains cor.urne ancêtres, les dissensions n'éh1nt plui, qllfl les signes malheureux de l'esprit de parh, dont la disparition entraînera la leu11. - Qui pourra ~ettre en valeur une telle pensée? L'instr-uctjon. ltt qu·on ne vienne pas me dire que nous aut~~s Alleman.d~ nous ne sommes déjà que trop portés au cosmopoliUsme. T11op peu patriotes! hélas, oui! mais me faut-il donc ici commencer par concilier le patriotjsµie avec le cosmopolitisme ? Revenons aux anciens! · Poètes, philosophes, historiens rentrant tous dans la même catégorie, en tant qu'ils s'eflçir~ent tol.l~ d'intéresser à la nature humaine des cœurs hqmains. - L'épopée d'Homère, le dia-
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log·ue de Platon, ne sont pas d'abord d@s œuvres d'art et des livres de sagesse ; ils représentent avant tout des personnes et des sentiments, et réclament tout d'abord pour ceux-ci un accueil favorable. C'est un malheur pour nous que ces étrangers qu'on nous recommande parlent grec! C'est ce qui nous gêne un peù pour leur faire bon accueil ; nous sommes obligés de recourir au traducteur et d'apprendre nous-mêmes peu à peu cette langue. Peu à peu ! Cela ne se fait pas tout d'un coup, surtout si l'on veut faire une étude approfondie. Ce qui importe pour le moment, g_'est la pratique de la langue, d'autant plus que l'allemand des traducteurs n'est pas précisément des plus faciles à comprendre . Plus tard, aux moments de loisirs, nous essaierons de pénétrer· les finesses de la langue et par elle l'art même du poète ; en attendant, les deux choses nous indiffèrent également : la fable ne doit que nous amuser, mais les personnages doivent nous intéresser. Pour arriver à cette fin, le maître doit avoir à sa disposition une certaine habileté p,hilologique, précisément pour qu'il soit à même d'assigner à l'enseignement gramma~ical le cadi:e le plus étroit possible, et, ce cadre établi, d'y poursuivre avec la plus rigoureuse logique l'œuvre commencée. Toutefois cette habileté ne doit revendiquer d'àutre gloire que celle d'avoir rendu de bons services. Homère nous présente les formes les plus anciennes connues de la langue grecque, la construction chez lui est extrêmement simple et facile, le bénéfice qu'on retire de son étude quant à l'antiquité est décisif pour tous les progrès ultérieurs en littérature: toutes ces remarques sont exactes, mais n'ont aucune Yi.leur dans le cas présent. Quand bien même
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la difficulté serait double et le bénéfice au point de vue de l'érudition moitié moindre, les raisons précédentes n'en subsisteraient pas moins dans leur force incomparable. Mais tout dépend de l'esprit avec lequel on les conçoit. Il y a trois choses à faire pour mener à bonne fin cette partie spéciale de l'éducation. Il faut tout d'abord déterminer le choix des sujets à étudier ; on puisera surtout dans Homère, Thucydide, Xénophon, Plutarque, Sophocle, Euripide, Platon ; on puisera également chez les écrivains latins qui devront s'ajouter aux premiers, dès qu'on les aura suffisamment préparés; en second lieu, il faut exactement déterminer la méthode ; et en troisième lieu il faudra faire appel à certains livres auxiliaires pour tout ce qui peut, sous forme de récit ou de considérations, accompagner notre enseignement. Sans trop insister sur ce point, je me contenterai de rappeler que dans Homère ce n'est pas l'Iliade un peu grossière qu'on fera bien de lire, mais l'Odyssée tout entière, à l'excer.tion d'un 8eul passage assez long du huitième livre (partout l'on glissera d'ailleurs légèrement $Ur certaines expressions scabreuses;; de Sophocle, on lira d'assez bonne heure le Philoctète, de · Xénophon les écrits historiques (et non pas les Mémorables, ouvrage vraiment immoral, qui doit sa vogue à la doctrine du bonheur); - quant à Platon, il sera permis de lire, dès les dernières années 9e l'enfance, !e Traité de la République, après avoir lu toutefois quelques dialogues faciles. Le Traité de la République convient parfaitement à .l'époque où s'éveille chez l'enfant l'intérêt pour la société plus grande; mais dans les années où les jeunes gens s'adonnent sérieusement à la politique,
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Sllffit au~si peu qu'Homère suffirAit à un APQJesceµt
ii.u mo!T)ent préc,is oq il rompt avec toutes les préoccupritions de l'epfance ! Platon phiJopQphe et Homère poète sont, il est vrai, réserv~& à l'âge mar; rpais ces auteurs ne mériteraient-ils point p1:1r hasard ~ être lus ' deux fois ? Et l'éduç1:1teqr de lil j1ww1 s~f:! nç restet-il pas toujours libre qe s'arrêter à çertaip~ p11ssage1> et de glisser à çertains autr{:ls. Mais j1ai suffisamment pl:lrl~ d~ l'efüïeigµemept synthétique en général! Il f;rndra le faire comrq(lncer de bonne heur~ et l'on ne saur/:lit en troµver la fin. Mais il fcr 9 dµ , moins comprendre que pareq.ts at jeunes gens d.tlvront recqler le terwe des anµée13 de c.uHure au del~ des Jimite~ ,fixées par J'uiflge actuel ; ils peovoudPaient p1:).s, en .effet, livrer ::nJ trnsqrQ, ava~t çomplète maturité, les frµits précieu~ de lpngues pein~s . Pollr lil plupart c~ St=lf~it préc;isémept »nr. · raisqn de ne pa13 commencer; TJlf:lÏS il en t1std'a,µtres qui .recherchept la perfection parto»toq il leµr semble poµvoir lFt troQ.ver. Mais si l'on fi:lit trop tl:lrdivement /lppeJ 4 l'éducate\l,r, celui-ci, s'il ne tro.i.ive par lia.sard, ce qµi est bien rare, un c,aq\ct~re epfqqlip complètep:1~11t intqct, parce que retardé 1 fera bien cte renoncer apx Gr~ct, et de s'eJ1 remettre de préférence t. l'ep_seignement iH>,alyiiq1.1e ! Mais qµ'i} ne ~·ayir;~ pas alors Ql'l vo\llPir déiwmposer tout cl'up cpµp en lettr1> parties miniwes leSi gra~q&s masses accµmulées i il faudPa plutôt comrpencer pAr faire porter su~çessivement Jn concentrfltion sqr telle ou tell~ pf¼rtie i puis, P<lf q.e13 cqn... versations ~pµtipues (doqt l'oçpasioq p!:\Q.t fl.isément êtr~ fçiu.rni~ pç1r uertains livrt'ls n~qtrf.lnt dans le cerplp d'idéeiii déjà exjst,ant et qu'qp lit en commun), et ayec
�des tâtonnements ininterrompus à la recherche des points se11:sibks de l'àme, chaque groupe devra livrer à son tour ses moindres parties, afin que le travail consiste moins à corriger qu';:i rendre l'homme conscient de sa richesse intérieure. Une fois qu'il sera devenu poµr lui-mêrp.e un sùjet d'examc=:w 1 on yarra quelle opinion il a de lui, oà et comment il faudra lui . fournir une aide synthétique. Quant à l'enseignemen~ purement descriptif, nous pe pouvopi:,i, ain:'!i que nous l'avons dit plus haut, lui souhaiter •d'a1,1tPtJ r~gle que l'tlQjoµemeilt et J'esprit d'observation du maître. Les principes développés - au chapitre précédent devraient être appliqués, en les combinant, aux enseignerpents analytique et synthétique. On voudra bi~n Sf:l rappeler que j'ai promis upe simple esquji;se; on ne s'attendra do~c · pas à trouv13r qi:ins le cadre étroit d'un tahl~iHl l'org~Ili&atioµ hèa détaillée de l'enseignement.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
II. - ENSE'IGNEMENT
Expérience.
Au début il faut montrer les objets, les dénommer, les faire toucher, les faire· mouvoir. De l'ensemble on passera de plus en plus aux parties, puis aux parties des parties. On associe les parties en déterminant leur situation respective. On décompose les choses en leurs qualités distinctives que l'on associe ensuite par ùes comparaisons. - Une fois que le divers d'un cercle d'expériences a été suffisamment et en détail traité de
SPÉCULATION GOUT
L'examen analytique du cercle d'expérience rencontre à tout instant des indications relatives à une connexion régulièrede la nature des choses, relatives à des relations de causalité. Sans s'occuper de savoir si ces indications ont une valeur objective, s'il faut les expliquer comme transcendentales ou immaneJ:?tes, la culture de la jeunesse a intérêt à ce qu'elles soient comprises telles qu'elles se présentent; il lui importe que nous recherchions, avec le regard du physicien et de l'historien pragmatique (et non du raisonneur fataliste) la marche logique de la nature dans tout le-cours des événements. - Le premier pas consisté à montrer, à faire ressortir la relation du moyen et
C'est la considération prolongée qui donne naissance à !"esthétique : et par ce terme j'entends ici le beau, le sublime, le ridicule, avec toutes leurs nuances et leurs contraires. Tout jeunes les enfants n'en voient d'abord que la masse, comme ils voient toutes les masses. Au début ils trouvent beau ce qui est bigarré, ce qui présente des contrastes; ce qui ofTre du mouvement. Quand ils seront fatigués de ce procédé et qu'on les trouve un jour dans une disposition absolument calme," mais en même temps accessible à toute impulsion, alors le moment sera venu d'essayer de les occuper du beau. On attirera donc d'abord leur attention sur le beau, en le faisant ressortir
�MARCHE DE L'l::NSEIGNEMENT
ANALYTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'analyse du commerce avec les hommes, afin d'éveiller la sympathie pour les hommes pris à part, a pour idée principale la réduction des sentiments, bons ou mauvais, à des mouvements naturels, dont chacun puisse trouver la possibilité dans sa propre conscience, avec lesque.ls il puisse par conséquent sympathiser. Mais pour être à même de comprendre les sentiments d'autrui, il faut d'abord comprendre
SYMPATHIE POUR LA SOCIÉTÉ RELIGION
Les considérations sur les convenances du commerce des hommes et les institutions sociaÎèsde toutesortemettent en évidence la nécessité où se trouvent les hommes de s'aider et de se supporter mutQe!lement. C'est en s'appuyant sur cette nécessité que l'enseignement devra expliquer les formes de la subordination et de la coordination sociales. Afin deprocéder avec des exemples tangibles, il n'a qu'à se servir de celui qu'il a tout prêt : l'élève même ; il s'agit de placer l'enfant et toute sa situation sociale à la place qui lui revient, et de lui faire sentir toute la limitation, toute la dépendance de son existence. Grâce à la sympathie, ce sentiment interviendra, quand il s'agira de se
Le principe naturel et essentiel de toutes les religions se trouve dans la sympathie pour l'universelle dépendance des hommes.. · 11 _ conviendra d'attirer les regards sur les occasions où les hommes font connaître le sentiment qu'ils ont de leurs limites; toute présomption, il faudra l'interpréter comme une confiance erronée, voire dangereuse, en une force imaginaire. On représentera le culte comme l'aveu patent de l'humilité; l'incurie, en matière de culte, fera naturellement naître le soupçon, que tel individu est trop org17eilleux, trop affairé, se donnant ~rop de peine pour assurer un succès périssable. A force d'observer, d'une manière continue, la marche de
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PGDAGOGJE UÉNÉRAL~
cette manière, on analyse les faits qui se produisent lors du choc des choses diverses, et on- les réduit aux modifications subies par chaque objet en particulier. On parle ehst!Jte de l'usage que l'homme fait des choses. Les concepts de cause et d'effet, de moyêfl èt de flh; qi.ii ti'ont tWn à faire ici, peuvent en somme être laissés de côté; l'expérience n'a à s'occuper que de la suite des faits; aveo la succession de leurs séries. Dans les premières années ces analyses s'exercent d'une part sur le corps humain (parmi les objets extérieurs le eorps humain est même le plus important, car non seulement on voit son propre corps 1 on voit encore celui des autres de là fin, de 1a cause el de l'effet. Mais-en ce1a le rapport de lirni tatit:Jri èt dé Hët:Jebtlahte devrà se révéler, avec tll:1 1'ésultat différent süivarit les tetttatives dlffér!Jtttes ; rn1Ie une .machine que l'on fait marcher plus vite t!U J:Hus Hmteméht1 inUtt·veharit ici oti là pdur \rtJll' ttue!Ies sôht les roues qui tottctioflnètlt l'ég'Lilièremtmt, quelles autrës lie le ftmt p!is._ il falit disposer Et à sa guise du ré!rnitat, qtl! doit sollicité!' l'atteiltiori et êtte ni trop vulgaiI'è ni trbp éclatant. - Oh tlsstlciera les essais d'abord présentés isolément et oh les monti•era dans leur association; ainsi le pendulè et le thouvëthenfi de la montre, la tJhaleUr produîte mécanittliettlérit et l't!xplosion dè la poutlre datis les armes à teu; l'éxparlsJon des · vapeurs t!t la ~bnl.raétiol:J de 1a quantité dé ce qui, au point de vue esthétique, est sans importance. Puis on cbrnmenefü·a à l'analyser en pàl'tles dtJnt éhacuneailra enct:Jre urie valetii· poùr le goût. Ainsi par exemplé oh pi'end1'a Uh ar-bustl:l très biëli potissé, on ert ooùperà urte branche à l'endrt:Jlt pn\ci!I où elle sort de la tige, oh en séparera utie feuille qué l't:Jn tlécou pèhl. en sés dlvérsë!:I petitl'!s parties, ou bien ll:l fleur tlont les pétales se laissent également présenter isi:llément. SI telle dêbornpositioh est contraire aux 1'ègles, si l'on fait une incislbn au milieù de la feuille, l'élèvé le remarquera certainement et critiquera. Il faut ainsi {:lrehdre séparément et ensuite associer le l:Jeau darts son expression la plus simple, l'articulation di..l beau composé, et quand il s'àgit de réunir à ndi.rn,au
�MARCHE DE L'ENSt:IGNEAfEl'<T
les· siens pr'oj:Jrès. 11 faut tltJhc ~naiysèt la jeühè àrae à ehè même, pour qU'eÎle dëcouvre ëii ëhe le type des mouvènierlts qui agltenl l'âlne humàibe. il Ïùi l'aut ericotê appréndre à ihlerptéler hxpresslàli par làtjllëlÏe se mahitèsle toùt sentiment humain, d;al:H:ird i'éxpressioh ihvoiontail'e, puis petil à petit le t5oids ët la it1èsurè de là èlésigtialibri convehtîohnéile. EI1 rt1êtnë te1nps il faut veihèr avec soilicilüclê â vivre eri sorte que pèr'sdI1r1é he puisse se méprendre à notre sujet, à éviter les màlenhfüdus et les frol~seinehts dus au manque dê prudence. Ces Mtnmëiiceflients d'unë psychologié irilelligible ::tu Seris intime d<livëtil" se développer d\me façon éonfaire ctne idée de l'ufiivcr'sellé dé{lehdauce 11ôclptôqlle ; ië cotirs conlinu. du l:h<llivet:Iierlt sociàl, avec ttltites ses oscillations eh avlinl tsu eri arrière, sera d~ rrtleux eh rtlielix cèHripris et ètudié livèc ur1e âtlente ci'oissatlte ~ ët toul cëla Ïei·a que l 1enfanl titJtlréèier'a g-t'andert!ent l'ortli'e social, ie cônslclërerà cotnme inviolàblé, et comme digrie dl:\s sàcrifices qu'un joui· il 1üi denianderà petil-êlre. Dès qtie la force p~sique survient chez l'adolesèent, il cohvieril d'élever l'âme jusql11à l'idée de la dëfense de la pàlrie, en lui faisant voir l'armée, cè spèctaèle brillahl de l'Etat tjlii, dès le jeurie âge, attire si vivémënt les yeux tie tous et tl.evlent si facilement préjucliciahle à l'ëduéation, si l'enseignement ne vient opposer un contrepoids suffisant à toutes ces excitations de la turbulence lâ vie humâine et toutes ses viéissi ttides, on fera facilenient des èonsidéï·atiohs sur la brièVeté de la vie, i'iriéons-' tancé de toute jouissance, ia valeur équivoque dès richesses, te rapport éhlre lé lràvaH et le salaire. On y opposera la possibilité de là frugalité, la tl·anqulliité âë .celui qui a pëü de besoins, l,a contempltition de la haturè qui va au devant de nos besoins! rend possible le travail assidu et récompense en grarid, bien qu'elle interdise de s'attacher aux résultats particuliers de l'elîort fourni. be là on amènera l'esprit à uhè universelle recherche léléologique ; mais elle d{3vra rester dans la sphère de la naturè, et he pas se pei'dré dans le chaos de l'activité humaine. Somme t~u.te, l'esprit doit chômer en religion, il devra renoncer /J. toute. pensée, tout
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hommes); et d'autre part sur la somme des choses qui nous entourent, ustensiles de ménage, plantes, animaux, etc. Mais au corps humain se rattachent les actions et les souffrances hùmaines, ainsi que les rapports les plus proches et les plus simples des hommes entre eux. - Ici intervient l'enseignement descriptif; par les premiers éléments de l'histoire et de la géographie, il élargit la connaissance de la nature et de l'homme. De là résultent peu à peu la géographie et l'histoire naturelle. En même temps l'observation empirique des hommes, résultant de l'entourage immédiat, progresse lentement. - Continuellement il faudra faire des exercices par le froid dans la machine
à vapeur, etc. On s'occupera
de savoir en même temps ce que devient chaque chose, où reste telle antre ; on n 'oubliera pas les résidus; on observera la totalité des successions, ou l'on notera le point précis où leur cours se soustrait à l'observation. - Mais les hommes comptent les uns sur les autres, se rapportent aux travaux de leurs devanciers ou se gênent réciproquement, dans leur maison, dans l'économie générale, dans les professions, dans l'État ; toutes ces manifestations de leur i).clivité sont à leur toùr associées avec le mécanisme inerte des forcés naturelles utilesounuisibles : et dès que nous en trouvons trace dans l'expérience ou dans l'enseignement descriptif, il faut le faire remarquer très soigneusement; jJ fa ut
les parties, le beau qui à son tour résulte des r.ontours naissants. De même on dépouillera le beau de l'élément purement amusant ou touchant, on séparera le principal de l'ornement accessoire, l'idée de la diction, le sujet de la forme. Mais toute celle dissociation devra toujours garder l'apparence d'être un adjuvant pour la synthèse, car c'est là l'objectif de l'esprit qui conçoit ; on examinera le détail, mais sans absolument faire oublier l'ensemble. On fera bien aussi de ne pas commencer par des objets trop grands; plus l'objet est simple et plus le jugement dugoûtestclair. Mais ce n'est pas dans les arts seulement, c'est encore dans la vie même, dans l~s relations journalières, les règles de convenance, la façon de s'exprimer que l'on fera remarquer
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tinue tlvec le commerce et la connaissance des hommes, et occ.uper l'âme de plus en plus. Et comme suite, tout phénomène humain doit devenir de plus en plus explicable, toute antipathie dirigée contre des êtres soi-disant étrangers sera de moins en moins possible, mais par contre on s'attachera d'autant plus intimement à tôut ce qui est humain. Mais encore faut-il que tout trait humain soit représenté, comme dans un miroir enchanteur, dans l'âme avide d'imiter, mais nullement entraînée; qu'il soit représenté d'une façon plus évidente, plus spécifiquement parfaite, moins effacée dans la vie ordinaire, sans que cependant il y ait exagération fabufougueuse et de la vanité. A tout cet éclat que l'armée et d'ailtres institutions de l'État répandent autour d'elles, l'enseignement oppose sans cesse le souvenir de la force réelle, que l'homme bonnète apporte à n'importe quelle for.ction, ainsi que la pensée des limites réelles où se doit confiner tout servite\lr de l'État. désir, tout souci, pour vivre dans le calme. Mais pour donner plus de solennité à ce chômage, il fera bien de faire appel à la communauté nombreuse, d'aller par conséquent à l'église. Mais ici encore il lui faudra garder assez de sang-froid pou'r dédaigner, comme absolument indignes de l'objet, toutes les fantasmag-0ries fantaisistes ou mystiques, et surtout les affectati,m de mysticisme.
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d'analyse relatifs à la langue maternelle, afin de préparer l'étude de l'ortcographe, du style, de la g-rammaire générale, et mème pour distinguer, dès maintenant, certaines idées. Une fois les choses montrées et associées, on les coordonnera d'une façon précise par la récapitulation pour aboutir à la méthode: et quand il s'agira de savoir quelle place il faut assigner à ceci ou cela dans la méthode, - la classification peut-ètre, - le raisonnement interviendra déjà d'une certaine façon. que l'attention puisse s'y arrêter tout à son aise et l'examiner sous toutes les faces ; on aurait tort en tout cas de l'abandonner à une vue superficielle, à l'étonnement, à la frayeur ou même à un respect prématuré. Plus tard, nous pourrons y joindre d'autros opérations : séparer nettement les concepts, chercher les définitions, développer nos idées propres. - L'enseignement et l'application raisonn·ée appartiennent ici à la physique et enfin aux systèmes spéculatifs. ce qui est convenable, et on l'exigera des enfants autant qu'ils savent le produire par leur propre goüt. Et cela sera d'autant plus facile qu'on aura su écarter davantage toute affectation conventionnelle et qu'on aura su maintenir, en général, la plus grande pureté possible de l'âme. L'enseignement des analyses esthétiques suivant les règles de l'ac.t, ainsi que le raisonnement qui s'y rapporte, est d'ordinaire chose mauvaise.
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leuse, qui dépasserait le réel et tuerait par le fait même la sympathie. Pour comprendre ceci, on n'a qu'à se rapporter aux poètes classiques.
Remarque. - Pour entretenir l'intérêt durant le premier âge, l'enseignement descriptif dispose de récits historiques, de biographies animées de certains hommes, de descriptions de la foule. Mais qu'il laisse de côté toute politique d'actualité.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Avertissemén t
L'enseignement synthétique fournit une foule de représentations nouvelles qn'il doit mettre en valeur. Toujours il devra se 1;endre comple s'il remplit l'âme par trop ou s'il la laisse _ trop vide ; ici l'on trouvera que non seulement les capacités, mais encore la disposition diffèrent suivant les heures, et il t'aud-ra se diriger <l'après cela. Le gouvernement et la culture, mais avant tout le recueillement du maître tout à son affaire, dévront essayer d'éveiller chez l'élève l'aspiration de saisir tout, dès le premier instant, d'une façoh absolue et juste, et de tout emmagasiner avec limpidité et netteté. On se gardera surtout à.e vouloir trop tôt élever de :::l ouvelles constructions sur des fondements de fraîche date: ce qi.;i s'est éclairci aujourd'hui, demain retombera dans
Ill. - ENSEIClNEMENT
Expérience.
De très bonne heure l'on montrera, par d'innombrables exemples, les diverses opérations combinatives, surtout celle de la variation, q_ui probablement est la plus fréquente. Bien indépecdamment ùe cela, l'on fera voir de même les séries de caractères distinctifs appartenant à des choses réelles, telles qu'on les trouve dans les manuels de minéralogie; par exemple les séries des couleurs, les degrés de pesanteur, la dureté, etc. De ce même ordre relèvent les formes rela~ives
SPÉCULATION GOUT
La déGouverle des rapports, c'est-à-dire la synthèse à priori, suppose, dans tous les cas importants, des difficultés dont on se soit au préalable rendu compte; elle sur,pose qu'on s'est plongé
De même que des lectures philosophiques répétées forment des philosophes, de même on ne saurait. se former le goût, en se p1·omenant au hasard au milieu de toutes sortes d'œuvres d'art, même
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préliminaire
' l'obscurité, et l'élève qui a de la peine à se rappeler les éléments isolés ne saurait les combiner ni les employer. Quant aux éléments, on aura soin, si possible, de les tenir prêts longtemps à l'avance ; les bases seront généralement fort larges, pour qu'on puisse s'occuper çà et là et qu'il en résulte du changement. Quant à la combinaison, il est très important d'occuper tout spécialement, autant du moins que faire se pourra, l'esprit à en connaître les formes diverses, pour qu'il puisse prévoir les voies de l'association et les chercher luimême.
SYNTHÉTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'homm~ P.n général, l'humain dans toutes ses variétés et toutes ses modifications réelles ou possibles, a droit à_une sympathie, que la simple analyse ne suffirait pas à déduire du commerce avec des individus connus ou représentés, mais qu'on saurait encore bien moins acquérir avec le concept
SYMPATHIE FOUR LA SOCIÉTÉ RELI.!,ION
La poésie et l'histoire doiven~, par le urs peintures, faire éclater la sociaLili té des hommes ainsi que &on contraire, leur caractère revêche; elles doivent également nous montrer comment, sous l'action de la nécessité ,des forces contradictoires se laissent apaiser et tenir réunies. On montrera ce que repré-
C'està la synthèse religieuse qu'il appartient de produire et de développer l'idée de Dieu. En tant que point terminus du monde et sommet de toute subliFr.ité, cette idée doit, dans les premières années m ême de l'enfance, apparaitre timidement, dés que l'esprit ose jeter un coup d 'œil général sur son savoir
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PÉDAGOGIE GÉNÉHALE
à l'espace. D'abord le carré et le cercle que nous pouvons observer le ·plus souvent, sans analyse préalable, dans les objets qui nous entourent. Puis les angles. On se servira aussi des aiguilles de la montre, de l'ouverture des po;rtes et fenêtres, etc. On dessinera, pour commencer, des angles de 90, 45, 30, 60 degrés. Mon ABC de l'intuition, qui trouve ici son application, suppose déjà une grande habileté dans ces diverses opérations. -- Mais au lieu de donner des exemples pour expliquer la construction combinative des choses au moyen des séries de caractères, construction qui veut toujours être précédée d'une libre association de ces séries ; au lieu d'en donner relativement à l'analyse ides choses présentées, analyse qui doit toujours revenir au principe fondamental posé par la combinaison et s'appliquer dans tous les cas où ia réalité ne nous fournit pas beaucoup de combinaisons possibles; au lieu de cela je ne dirai qu'un mot sur la grammaire, et tout d'abord sur la conjugaison. Il faudra, pour débuter, faire ·une distinction entre les idées générales qui
dans des problèmes spéculatifs. Mais le fondement réel de ces problèmes, c'est l'expérience interne et externe; aussi la culture de la jeunesse devrait-elle occuper ce fondement dans toute sa largeur. L'examen analytique du cercle d'expérience amène à des séries de causalités, dont on ne saurait trouver l'origine ni dans l'espace, ni dans les profondeurs du monde et de la· conscience. Les connaissances physiques et naturelles amènent à une foule d'hypothèses, d'où l'on ne pourrait, sans inconvénient, essayer d'ordinaire de revenir à la nature au moyen de la synthèse. Il faudra montrer
réellement classiques. On n'aboutit au sens esthétique que si, par d'innombrables opérations variées, effectuées au fond de l'âme avec une attention calme et soutenue, l'esprit s'est mis d'accord avec lui-même; et encore ce n'est d'ordinaire qu'une variété de ce sens, c'est-à-dire tel ou tel goût. - Avant que l'âme de l'enfant soit soumise à de fortes impressions qui pourraient y persévérer sous forme de réminiscences, il faut qu'elle ait été effleurée parles rapports simples etles:parties esthétiques constitutives de vastes compositions. Et ceci s'applique à toutes les sphères des arts, qu'elles soient parai-
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générique universel, l'humanité. Ceux qui ont produit en euxmêmes des images innombrables et variées de l'humanité sont les seuls qui possèdent, du moins en partie, cette sympathie et puissent la communiquer d'une cerlaine manière; ce sont les plus dignes d'entre les poêles et, tout à côté d'eux, les historiens. Nous cherchons chez eux la contemplation la plus sereine de l'universelle vérjté psychologique. Mais cette vérité subit des modifications incessantes suivant la situatien différente des hommes, par rapport au temps et au lieu. Et la réceptivité à son égard se modifie continuellement avec le sentent des hommes liés suivant les règles, sous quel . aspect ils peuvent se présenter eux-mêmes, comment aucun d'eux n'est à m~me de devenir, et encore moins d'effectuer quelque chose de ·grand, s'il est abandonné à ses propres forces, comment chacun, en lui et autour de lui, ne travaille que sur les matériaux que lui fournissent le temps et les circonstances : tout cela devra intéresser les élèves et les disposer à occuper et à diriger tous les hommes conformément à cette sociabilité, de façon que tous puissent avancer vers un but meilleur, particulier à chacun. Mais il faut en ceci que l'instruction fasse appel à toute la modestie qui est l'apanage naturel de la jeunesse encore pure ; il faut qu'elle applique à l'élève même les exigences de cette sociabilité et qu'elle lui montre tout le désordre de la'manie de raisonner,'qÙÎ et sa pensée, ses craintes et ses espérances, dès qu'il essaie de jeter les regards par delà les limites de son horizon. Jamais .J.a., :c_eligion ne pourra occuper au fond du cœur la place tranquille et calme qui lui revient, si l'idée fondamentale de ce qu'elle est ne remonte pas au premier temps du souvenir; si cette idtle n'a pas été intimément liée, fondue avec tout ce que la vie changeante a déposé au centre de la personnalité. - Toujours il faut à nouveau placer cette idée au point final de la nature, comme l'ultime postulat de tout mécanisme qui voudrait par son dé veloppement devenir une finalité. Aux yeux de l'enfant, la famille sera le symbole de l'ordre du monde; en idéalisant les qua li tés des parents, on en fera les propriétés de la divinité. Il pourra converser avec la divinité comme avec son père. Il fau,t
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PéDAGOGIE GÉNÉRALE
s'y COID;binent : personne, nombre, temps, mode, voie, et les signes par lesquels chaque langue les représente. Il faut distinguer également l'explicalfon des diverses idées et des séries qui s'y rapportent et le développement du type de conjugaison qui résulte uniquement de la variation de ces séries. Mais ce type se développe tout seul, du moment qu'indépendamment de toute grammaire la forme de la variatioµ est connue en même temps que les idées. S'agit-il d'enseigner une seule langue, le grec par exemple, on fera voir, une fois terminées ces préparations générales, les cà.ractères les plus constants, ceux du futur, du parfait, du subjonctif, de l'optatif: on les fera découvrir en des mots isoà part ces hypothèses et ces
problè'n:es suivant l'occasion,; on en occupera l'imagination, lout en laissant aux diverses conceplions le temps de se clarifier, ou dµ moins de s'associer à l'infini. Et de ces problèmes, qui semblaient int.éresser directement la réalité, l'on dégagera peu à peu les idées ; l'on fera remarquer que le penseur est en-' gagé ici dans les enchevêtrements de ses propres pensées, qu'il a donc besoin, pour les étudier, de posséder la bonnè méthode. L'étude des mathémathiques (comme travail préparatoire L'ABC de l'intuition fait déjà remarquer que dans cette science certaines grandeurs dépendent des autres) devra depuis longtemps avoir atteint un degré élevé. Il faut nu m~ins que l'on a~t dep1.Pis longtemps acquis ·une habileté parfaite dans le rai-
lèles ou superposées. L'intelligence des rapports dépend de la clarté et de la maturité de l'impression : il faut que l'âme soit affectée, mais non pas entraînée, agitée légèrement, mais non pas bouleversée. - On devra donc l'entourer des matériaux de ces rapports, c'est-à-dire de ceux que chaque cet·cle spécial contiendra dans leur intégralilé parfaite. On les associera de toutes les façons possibles. Et même l'on montrera les rapports simples, du moment qu'on peut, comme en musique, les avoir sous la main. Mais on aura soin égalemenfde mettre l'esprit dans une disposition esthétique. Il ne faut pas que toute la force se partage entre l'étude · et l'activité physique : la turbulence extérieure demande à être limitée. C'est par des conversations libres el ani-
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progrès en àge. Il est du devoir de l'éducateur de veiller à ce que telles ou telLes modifications, concordant toujours sui• vanl les règles, puissent se poursuivre côte ·à côte. C'est pourquoi il faut remonter chronologiquement des anciens aux modernes! - D'elle-même cette ascension s'élargira des deux côtés et l'esprit se trouvera mis en contact avec les divergences qui peu à peu se font senlir chez les individus, au fur et à mesure qu'il s'agit de civilisation plus étendue, transplantée, imitée. Et quand dans ce~ divergences onrenconlrera des éléments irréguliers, artificiels et mauvais, on les représentera de telle façon, avec tous leurs contrastes et toutes leurs contradictions, qu'ils perdent leur caractère contagieux qui agit si facilement sur les esprits non préparés lorsque, à pe~t bien farcir · de discours équivoques des esprits inoccupés et vides, mais qui, aux moments critiques, enlève toute efficacité et toute valeur à l'activité publique. - L'intérêt social devra dédaigner tout ce qui parle de suffisance ou d'étourderie; il s'alliera par contre avec une réflexion économique d'ordre supérieur qui concilie les fins diverses, el fait la balance des difficultés et des circonstances propices. Il faudra considérer simultanément, non pas seulement ce qui se rattache au commerce des hommes, - l'excitation des besoins naturels ou artificiels qui l'anime, le pouvoir public qui le protège ou l'opprime, les différentes branches de l'administration dans l'État, - mais encore tout ce qui fait des hommes une commuqu'avec une évidence , croissante les anciens fassent comprendre à l'enfant qu'il ne peut pas partager leur destin ni croire à leurs dieux. L'art lui-même devra lui donner de bonne heure ce que par un vain arlifice la culture rétrograde YOudrait introd,uire de nouvel)u. - On atti.rera son attention particulière sur l'époque de Socrate où le Destin (réelle prédestination sans volonté ni causalité) commença à être supplanté par l'idée, nouvelle alors, de Providence. On fera devant lui la comparaison de notre religion positive avec celle où Platon voulait voir élever la jeunesse grecque. - Le jeune homme devra s'essayer à diverses opinions religieuses; mais il faut que son caractère le préserve toujours du désir de ne plus avoir de
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
lés ; puis on s'occupera des caractères moins constants, des anomalies, qu'il faut étudier su-rtout. De cette façon on occupe l'esprit de la conjugaison, on lui en associe de toute manière les éléments divers, avant de rien faire apprendre par cœur, bien qu'on ne puisse jamais se passer de ce dernier exercice. Une fois l'exercice combinatif fait suffisamment, on fait donner au type des formes différentes, en modifiant, dans la variation, la disposition des séries. - Un exemple bien plus facile serait fourni par la notation musicale, où la série des notes est variée par celle des signes rythmiques. - On emploiera les mêmes exerciGes en botanique, en chimie, en malhématiqnes et en philosophie ; seuls sonnement logique basé sur des moyens termes, et cela pour l'analyse aussi bien que pour la géométrie. Puis on y ajoutera l'étude des systèmes spéculatifs; on fera très bien de prend1·e d'abord les plus anciens et les plus simples et l'on y rattachera l'intérêt psychologique pour les opinions humaines. Quant à la lâche d'enseigner la ·synthèse à priori elle-même, on la laissera à l'éducation ; il suffira à l'instructeur de la jeunesse de l'y préparer avec impartialité. Les premières- opérations de la spéculation peuvent, il est vrai, occuper trop entièrement et trop exclusivement le jeune homme sain, et mêrue un enfant d'âge avancé; mais elles ne sauront jamais l'occuper trop vivemènt, tant qu'elles ne mettent pas d'autres intérêts en jeu, devenant ainsi oppressives et mées qu'on préparera lemieux cette disposition; et c'est dans les isolements bien calculés qu'elle arrive à son épanouissement. - Dès que le goût s'éveille, l'imagination doit chercher à observer. Une certaine intimité sera dès lors d'une grande utilité. Pour que l'élève s'y laisse amener, il faut surtout qu'il soit certain d'un bon accueil, sans réprimandes exagérées, mais aussi sans éloges outrés. Quand il crée lui-même quelque chose, il ne doit pas se laisser dominer par l'attrait exercé sur lui, il ne doit pas s'épuiser ni s'infatuer de sa personnalité. En doucem· on le rappellera à la réalité, le calmant sans l'arrêter, afin de le faire passer d'une production à la suivante. - Pom· qu'il ne se confine pas prématurément dans son propre goût, on lui fera voir des chefs-
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la recherche de culture, mais manquant d'une direction sûre, ils se laissent si aisément aveugler et même remuer dangereusement. Tout en avançant, on se tiendra sur les sommets de la culture humaine: arrivé à la littérature actuelle on passera donc sans appuyer à côté de ses bas-fonds marécageux; par là-même on donnera à l'élève une très grande assurance pour résister à toutes les séductions du monde de nos jours. Et. l'on terminera le tout p_ r l'opposition entre a l'époque en question et l'idéal rationnel de ce que l'humanité devrait être; mais on n'oubliera pas de se demander par quels moyens elle pourra le devénir et quelle contribution chacun. devra lui fouvnir. - L'homme qui, à grandes enjamnauté, la langue, la croyance, la science, la· vie de famille et les réjouissances publiques. - Un plan exact de la société, en quelque sorte une carte où toutes les places et toutes les voies soient indiquées, devra d'abord faire · connaltr.e au jeune homme chaque profession, avant que lui-même en choisisse une, et il est absolument certain qne ce choix ne se fera jamais assez tard. - Une· fois une carrière choisie, il faut que l~ cœur s'y attache tout entier et l'orne des plus belles espérances en vue d'une activité bienfaisante. religion; il faut que son goût soi.t assez pur pour lui rendre à tout jamais insupportable la désharmonie qui résulterait inévitablemen·t et sans remède possible d un monde sans ordre moral, par conséquent (pour peu qu'il reste r éaliste) d'une nature réelle sans divinité réelle.
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ils nous permettent d'exposer avec justesse l'édifice des sciences, de bien enseigner les classifications et de raisonner sur ces matières. Le coup d'œil combinatif, qui est certes d'une inestimable importance dans tous -les cas où il s'agit de réunir dans une seule et même pensée plusieurs choses, rend enc~re de signalés services dans les exercices de syntaxe, ainsi que pour l'intelligence du squelelle de l'histoire . L'étude de ce squelette est !'occupation propre de l'âge enfantin assez avancé déjà; et ilfaut nettementla séparer de la compréhension sympathique de ~écits historiques, dont un certain nombre aura été fait à ce moment. Dans cc squalette se trouvent juxtaposées plusieurs séries de noms appartenant à la chronique des divers pays, ou si l'on veut à la chronique de l'église, des diverses sciences, des arts; et il importe de pouvoir facilement non pas !iloulement poursuivre les diverses séries, mais encore les rattaeher à volonté deux par deux ou trois par trois. - Au point de vue juridique et des règles positives on pourrait à peu près faire les mêmes observations: et même il sera bon que de très bonne heure le jeune llomme acquît quelques notions à ce sujet, afin de le rendre plus attentif à la vie réetle et de lui assurer plus de facilité pour s'occuper plus tard de ses propres affaires. inquiétantes. Dès que ceci se produit, il faut réagir f6rtement en les coupant d'autres occupations. La disposition spéculative est du reste perdtie à ce moment-là. ù'œuvre de toute espèce. On l'y ramènera périodiquement afin qu'il puisse juger de ses propres progrès. Mi.is tout goût ne prend que fort tard un caractère ferme. Pour arriver à ce résultat, l'élève devra laisser sa propre conscience exercer continuellement ;:;ur lui-méme une action absolue et particulière.
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bées, a parcouru la suit.e des temps et a partout reconnu la même humanité, est .certainement moins porté qu'un autre à vouloir avec impétuosité que le, moment présent lui donne ceci ou cela: il ne sera pas non plus plongé dans une attente anxieuse. Peu touché lui-même par le changement, il voudra procurer à tous la liberté autant qu'elle est compatible avec notre nature. Tel est le summum de la sympathie.
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IV
DES PLANS D'ÉTUDES
Un simple coup d'œil fait comprepdre que les tableaux qui précèdent n'ont pas la prétention d'être un plan d'études : ils renferment en effet bien des choses qui ne permettent pas un enseignement distribué en des heures à succession régulière, mais comptent plutôt sur des occasions où elles puissent être ~êlées à un enseignement quelconque. Le plan d'études n'est pas autre chose que l'organisation de ces occasion Avant de, l'établir, il faut que l'éducateur ait mûrement pesé la masse des idées indiquées ci:dessus, qu'il y ait fait entrer la totalité de son savoir personnel et qu'il ait en outre suffisamment étudié les besoins de son élève. Afin d'être efficace, le plan d'études doit se rendre absolument indépendant de toutes les idées fortuites qui n'ont rien de commun avec l'idée générale de culture multiple. Une question très importante est celle de savoir ju" qu'à quel point et de quelle manière l'élève se s p1·êtera de lui-même aux efforts de l'éducateur. Un enseignement qui coc1mence de bonne heure et qui sera surtout synthétique peut assez se fier à la puis- . sance qu'il exerce par les choses même qu'il donne. Mais pour l'enseignement analytique, l'élève ,devrait à vrai dire lui fournir la matière, surtout dans les années avancées, où la masse de l'ex.périence commune est usée, et où mérite seul d'être analysé ce qui a déjà pénétré dans les profondeurs de l'âme. - P'après
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eela, il est facile d'expliquer ce que l'expérience nous montre: chez des jeunes gens a~ultes qui se livrent franchement, l'influence pédagogique agit très rapidement et surtout au début (aussi loin du moins que porte l'analyse) d'une façon presque merveilleuse, alors que tous les efforts sont faits en pure perte quand il s'agit de jeunes gens repliés sur eux-mêmes. Le véritable véhicule de l'enseignement analytique, c'est la conver;;ation, amorcée et entretenue par des lectures libres et même, le cas échéant, relevée par èles compositions écrites que l'élève et l'éducateur se soumettent réciproquement. La lecture doit être tirée d'une langue déjà connue; elle doit présenter maints points de contact avec l'élève, mais ne doit pas intéresser au point que les fréquentes interruptions et les digressions peut-être longues auxquelles elle doit se résigner puissent devenir intolérables. Les compositions ne devront être ni longues ni artificielles, mais exposer avec beaucoup de soin, de façon à la rendre claire et bien reconnaissable et à l'énoncer avec netteté et une précision frappante, la matière qu'elles auront puisée dans les conversations. Elles doivent apporter la preuve que l'esprit s'était concentré dans son sujet. Si l'élève ne réussit pas, libre au maitre de faire mieux. Il peut, quand c'est nécessaire, en appeler à l'émulation et à la discussion pour stimuler le relâchement, mais qu'il prenne garde de s'échauffer trop lui-même. - Quand il s'agira de faire tardivement l'instruction d'un jeune homme, il faudra surtout s'attacher à de pareils exercices, et les varier et les retourner suffisamment pour toucher peu à peu tous les points de l'intérêt. Mais pour remplir l'âme, on peut ajouter un enseignement descriptif quelconque,
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qui peigne avec viYacité; ou encore certaines études insignifiantes en soi, mais contrastant auî~nt que possible avec l'élément principal. - Telle sera la forme complète, en apparence désordonnée, du plan d'études <lans les cas où l'éducation a déjà perdu ses droits les plus beaux; cependant, même dans un enseign·e ment, qui par ailleurs procède synthétiquement, de tels exercices seront en quelque sorte. indispensables, du moins comme complément, ne fû.t-ce que pour faire connattre à la vigilance pédagogique ce qui se prépare au fond de l'âme. Si l'enseignement synthétique commence au moment voulu et avec plein espoir, il lai sera facile de trouver dans les développements ci-dessus les deux fils principaux qui réunissent les deux bouts extrêmes de l'éducation el qu'il ne faut jamais laisser échapper de sa main. Le goüt et la sympathie demandent impérieusement que l'on monte chronologiquement des anciens au~ modernes. C'est la tâche à laquelle doit satisfaire le plan d'études en faisant commencer l'étude du grec dans les premières années, le latin dans les années moyennes, et les langues modernes à l'âge de l'adolescence. La spéculation et l'expérience, en tant que celle-ci est illuminée par celle-là, exigent avant tout l'étude complète des mathématiques, avec de nombreuses applications ... Comme points culminants aux débuts de ces deux séries, j'ose indiquee l'Odyssée et l'A B C de l'intuition. On pourra placer en troisième série toute une suite d'études hétérogènes, dont les plus importantes seront l'histoire naturelle, la géographie, les récits historiques et la préparation au droit positif et à la politique. Il ne sera point nécessaire de terminer une étude ayant de commencer
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l'autre; il suffira de faire se succéder les périodes où chaque objet, se fait surtout valoir dans l'âme. Et lout objet a besoin d'une période de ce genre pour se fixer à tout jamais. Si l'on y ajoute les exercices décrits plus haut, qu'il faut de temps à autre consacrer à l'enseignement analytique, on a groupé les éléments essentiels nécessaires pour le plan complet de l'enseignement éducatif; il ne reste plus qu'à ajouter par l~ pensée les connaissances auxiliaires à ces études principales. Autour des travaux principaux viendront se grouper bien des travaux secondaires, qui pour une grande part ne rentreront pas dans les heures de classe, sans pourtant se trouver en dehors de la sphère d'action d'une éd~cation faite suivant les lois de la logique. Du reste, l'on peut espérer qu'un enfant dont l'intérêt est excité supporLera vaillamment les charges que cet intérêt entraîne. Mais il faudra prendre garde de disperser l'intérêt ! Or tout ce qui nuit à la continuité du travail amène forcément ce résultat. Le travail doit être organisé de manière à trouver en sa propre richesse la variété nécessaire, sans pourtant jamais, à force de rechercher la variété, se désagréger en une rhapsodie sans but. Dans cet ordre d'idées il semble bien que les pédagogues les plus expérimentés aient besoin d'expérience. Ils paraissent ignorer l'efficacité d'une méthode qui s'attache obstinément'à exploiter le filon uniforme d'un même · intérêt. Comment expliquer autrement la répartition morcelée du temps dans l.a plupart des plans d'études? On devrait pourtant savoir que de toutes les conditions extérieures d'une instruction qui vise à l'efficacité, la première et la plus indispensable est celleci: consacrer à la m~me élude une heure par jour.
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Mais l'on veut donner place à la masse des études. Il est des cas où l'on ne peut donner à l'enseignement synthétique tout son développement, sans pourtant vouloir y renoncer totalement. Il importe alors de l'abréger, mais sans le défigurer. Condensé d'une manière régulière, toujours le même quant. à la forme, il présentera, comme vu d;rns un verre rapetissant, des couleurs plus vives et des contrastes plus violents, mais inévitablement il perdra en abondance, en fini, en etTet. Il ne sera plus question de plusieurs langues : au lieu de lire des originaux et des œuvres entières, l'on se servira de traduétions et d'extraits. Mais on s'arrêtera d'autant plus avec insistance sur les idées essentielles qu'on pourra moins en soutenir l'action par un appareil varié. On renoncera, J?Our les sciences mathématiques, à faire l'exposé des relations infiniment variées que les-différentes parties de cette science entretiennent entre elles ; on ne donnera que les théorèmes principaux et les procé.d és de calcul les plus important.s, mais tout cela d'une façon encyclopédique, des degrés les plus infimes jusqu'aux degrés supérieurs ; ces derniers ne sont pas nécessairement. les plus compliqués. Et ce que l'on montrera, on le montrera à fond et de manière qu'il reste à tout jamais dans la mémoire. En histoire naturelle, eù géographie, en histoire on évitera de charger la mémoire d'une foule de noms; mais Ol'l. aura soin de présenter l'homme et l'humanité en un abrégé lumineux. Dans l'enseignement pédagogique des sciences il . faut compter sur de pareilles abréviations, grâce à un choix judicieux d'épisodes déterminés. Ainsi l'on , peut toujours produire la variété d'intérêt, bien que cet intérêt perde forcément en force
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intérieure et ne se manifeste plus avec la même souplesse. Mais quel que soit le plan d'études, si les occasions qu'il ménage ne sont pas.utilisées, il ne sert à rierr. J'espère que ce petit livre n'aJra jamais de ces amis inconsidérés qui se figureraient en avoir appliqué les préceptes, pow peu qu'ils aient commencé d'assez bonne heure Homère et l'A B C de l'intuition. Je ne leur aurai guère de gré, s'ils ne s'efforcent en même temps de faire ressortir les hommes peints par le poète et d'articuler les formes des choses . ~ Les plus -vains de tous les plans d 1études sont peut-être les programmes scolaires, rédigés pour des provinces ou des pays entiers ; et même ceux qui sont arrêtés par une réunion plénière de professeurs, sans que le directeur ait au préalable entendu les desiderata des uns et des autres, pesé le fort et le faible de chacun, étudié les relations privées établies entre eux et qu il ait en conséquence préparé la délibération. Vraiment, ce n'est pas chose négligeable pour un bon directeur que de connaître les hommes et d'être diplomate. Il se trouve en présence d'hommes qui, ne fût-ce que par ambition scientifique, s'érigent facilement en rivaux les uns des autres: c'est à lui qu'incombe le soin de les unir dans une collaboration très étroite, pour exercer toute leur action sur les élèves ! Il lui faudra déployer tous les efforts en tous sens, aussi bien pour diminuer les points de frottement entre rivaux que pour découvrir en ces hommes, -au moins dans ces individualités - l'esprit le meilleur, afin de leur assigner à chacun, suivant sa nature spéciale, un rayon d'action profitable (combien ne se trouve pas diminuée la valeur d'un homme riche en connais-
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sauces variées par le fait seul qu'on ne lui permet pas de se livrer au travail qu'il aime!), enfin pour leur inspirer à tous le sentiment comrpun de la réelle force éducatrice de chaque enseignement. - Comment un programme fait pour tout un pàys pourraitil tenir compte de tout cela? Élaboré sans qu'on ait tenu compte des diverses personnes qui doivent l'app_liquer dans des lieux différent~, un tel programme aura donné tont ce qu 'il péut, s'il évite de bouleverser par trop la succession des études et de heurter trop grossièrement l'esprit présent de tels ou tels habitants. 11 est certain qu'il ne pourra, de cette façon, jamais rendre de grands services. J'avoue ne pas éprouver de réelle satisfaction, quand je vois des Etats s'occuper des choses de l'éducation, comme s'ils se figuraient être à même de réaliser par eux-mêmes, par leur direction et ·1eur vigilance, ce que ne sauraient pourtant atteindre que les seuls talents, le dévouement, le zèle, le génie, la virtuosité des individus1 qui le créent par leur activité indépendante et le propagent par leur exemple, ne laissant aux gouvernements que le soin d'écarter les obstacles, d'aplanir les voies, de ménager les occasions, de distribuer les encouragements : tâche grande et honorable qui leur permettra de bien mériter de l'humanité.
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CHAPITRE VI
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Résultat de l'enneignement.
Le plus grand bonheur qui puisse arriver à un pédagogue, c'est de se trouver fréquemment en rapports avec des natures nobles; qui lui oflr:ent ouvertement, dans toute son abondance et son enlière intégrité, la réceptivité de la jeunesse. Ce contact lui maintiendra l'esprit ouvert et empêchera ses efforts de s ·étioler; et il acquiert la conviction qu'il possède dans l'idée de la culture humaine le vrai modèle de son œuvre. Il reste à l'abri de ces impressions de dédain, qui indisposent l'un contre l'autre le professeur et l'élève, quand le premier impose ce que le second ne demande pas. Il n'a pas la tentation de faire de l'enseignement un jeu, ou d'en faire de parti pris un travail pour l'élève. Il se voit mis devant une besogne sérieuse ef il s'efforce de l'accomplir d'une main légère, mais süre. Il se gardera bien plus encore de charger le plan des ;leçons en y introduisant ses connaissances encyclopédiques, où tout aurait été prévu, excepté l'intérêt des élèves ; il lui suffit de veiller à ce que l'enseignement ne soit pas moins varié
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que les aptitudes auxquelles il s'adresse. Ce n'est pas peu de chose, en effet, que de suffire d'une façon continue à l'âme encore pure d'un enfant et de la remplir sans cesse. Remplir l'âme : tel est, de manière générale, et même avant de préciser davantage, le résuUat qui doit ressortir de l'enseignement. L'humanité cultivée a toujours, dans son état artificiel, besoin de l'art; µne fois les commodiLés acquises, les trésors entassés et la · nature mise à l'abri des besoins, il faut occuper le1 force et ne point la laisser inactive. L'existence des · riches oisifs a de tout temps révolté les observateurs. « Mortifiez la chair! ou retournez dans les bois! » Jamais l'humanité ne pourra fa.ire autrement que se lancer à elle-même cette apostrophe, si elle n'apprend pas à empêcher les pousses qui jaillissent d'ordinaire de la culture avec autant de luxuriance que de laideur. - Le capricè doit s'épuiser dans les efforts intellectuels, et le mal est conjuré. Dans l'espoir que l'enseignement tel que nous l'avons décritjusqu'ici ne manquera pas dela quantité voulue, ni quant à l'étendue ni quant à la force, nous allons encore examiner la qualité de l'état d'esprit qu'il prépare.
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I.A VIE ET L'ÉCOLE
Non scholre, std vitre discendam I - Cette sage maxime gagnerait bien en clarté, si l'on savait d'abord ce qu'elle entend par les termes vie et école.
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Peut-être deviendrait-elle claire dans cette traduction : il faut apprendre pour se servir de ses connaissances, non pour en faire un vain étalage. Ainsi comprise, ce serait une règle d'économie fort sage s'appliquant à l'achat de meubles non. moins qu'à l'acquisition de connaissances. · Mais la vie ne consiste pas uniquement à faire servir divers moyens à divers buts. Une telle vie serait suspectée d'ét~)Uffer l'intérêt multiple sous quelques désirs. Mais tel ne saurait être, à coup sûr, le résultat de l'enseignement que nous av"ons en vue. Et de même que nous ne réduisons pas la vie à la simple utilisation de certains moyens, de même nous nevoulons pas que l'école ne vise qu'à l'ostentation. -Par suite la traduction que nous avons donnée de la maxime en question ne saurait notts servir. Sans vouloir longuement corriger les défectuosités de l'exégèse, nous préférons essayer de nous expliquer à nous-même les rapports entre l'école et la vie, sans d'ailleurs nous soucier d'aboutir justement à l'opposition indiquée : non , sohohe, sed vitœ. Le moyen le plus facile de comprendre la vie consiste certainement à no:.1s demander comment les divisions connues de l'in.tér-êt continueront à vivre avec nous dans le cours des anuées. L'expérience proprement dite, la simple observation, ne trouve et ne eherche d'ailleurs pas de terme final; elle aime les nouveautés et chaque jour apporte les siennes. - Mais quoi que le jour apporte, une partie appartient forcément à la sympathie, car la prospérité des hommes comme le bien de l'État sont constamment en mouvement. - Par ainsi l'observation et la_sympathie sont les mouvements de l'esprit, par
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lesquels nous nous approprions chaque moment du temps et par lesquels, en réalité, nous vivons. Dès . que ces opérations faiblissent, les hommes commencent à trouver le temps long; et ceux qui ont plus de courage ouvrent les portes du temps présent et recherchent l'éternel. La spéculation et le goùt ne sont pas faits pour le cours de la vi~, pour le changement. Les systèmes ne sont pas seuls à rougir du changement : tout individu, une' ·fois son· op·inion et son goO.t bien déterminés, n'y renonce pas de gaîté de cœur et ne le peut d'ailleurs pas. Nos principes sont par trop l'œuvre de l'effort et des années p~ur qu'une fois formés ils puissent décemment se prêter aux modific~tions. Ils sont l'ancre, qui retient la réflexion et la personnalité ; l'observation, au contraire, et à sa suite la sympathie, aiment se concentrer sur de nouveaux objets. Quiconque a beaucoup vu et ressenti ne peut manquer d'arriver avec le temps à une certaine température, où la tempête des passions ne se fait plus sentir. Le nouveau se-- trouve être trop insignifiant, comparé aux sensations éprouvées déjà. Mai~ cette température n'est encore que le calme, ce n'est pas encore la maîtrise : ce n'est qu'une tendance à se laisser émouvoir moins facilement. Chez les êtres d'élite, tant qu'ils soJÜ peu entraînés à penser, c'est presque exclusivement la religion qui dirige la vie, remplaçant à la fois la spéculation et le goo.t. Tout le monde a besoin de la religion pour le repos de l'esprit; quant aux mouvements de l'âme, ceux qui auront la culture voulue les soumettront à la double discipline du jugement théorique et pratique.
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L'observation qui accumulerait sans cesse ses données, mais qui, oubliant l'un pendant qu'elle découvre l'autre, finirait par perdre la personnalité propre ; - la sympathie qui, dans la chaleur de ses exigences, voudrait intervenir et régner partout, s'exposant par là même à des refi:oidissements mortels; c'est la spéculation qui doit les modérer et les tempérer, d'abord _ parce qu'elle ne s'attache pas aux phénomènes passagers, mais remonte à l'être, puis et surtout pour la raison que voici : planant dans le monde suprasensible elle regarde derrière elle, fixe et délimite la possibilité générale du sensible, se rattache de nouveau à l'expérience et met en garde contre la précipitation, l'exagération, les craintes et les espérances démesurées, les erreurs et la circonspection mesquine de ceux qui s'occupent du temps et de la rp.esure, mais oublient toute la grande marche générale des forces. Il s'agit d'occuper dignement la force mise en mouvement, mais qui, une fois les connaissances acquises, se confine dans les limit~s de la méditation, attendant qu'il lui vienne un guide : pour sdfire à cette tâche le goût a ses formes modèles, ses idées. La représentation de l'hounête, du beau, du moral et du juste, en un moJ de tout ce qui, achevé, plaît après la contemplation achevée; serait la sereine occupatio'i1 d'une vie sereine et réfléchie, s'il ne fallait pas d'abord faire l'effort nécessaire pour faire disparaître l'élément déplaisant dont les masses ennuyeuses s'entassent partout où des hommes ont agi sans attention, suivant leur seul bon plaisir. - Le goût est sévère et il ne se rétracte jamais. Il faut que la vie suive ses conseils ou qu'elle s'attende à ses repro.ches.
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Mais comment la spéculation et le goüt, ces deux maitres de la vie, en disposent-ils ? Afin de pouvoir donner à ce sujet tous les éclaircissements il faut rechercher le système de la philosophie, la olef de voû.te~ de l'enseignement. Il est triste de voir combien de fois nos philosophes ont méconnu jusqu'à présent la nature de la spéculation et du goût, dont chacun a la sienne propre, indépendante absolument; comment ils ont maltraité le goû.t au nom de la spéculation, ou la spéculation au nom du goüt; il est triste de voir comment ils s'en sont servis pour opprimer l'esprit d'observation et la sympathie, el blesser ainsi la vie même ; il .est triste de constater les convulsions et les contorsions au milieu desquelles se consument parfois de vigoureux jeunes gens qui, sans préparation, essaient de s'accommoder à l'univers et à leur propre moi, ~ le premier est trop étendu et tous deu~ sont trop profonds pour eux, - et qui, près de l'anéantissement final, se vantent d'avoir enfin compris l'inanité de tout! - Quoi de plus révoltant pour lo sentiment pédagogique que _ l'imprévoyance avec laquelle le résultat d'un enseignement fait avec sollicitude se trouve jeté en plein désarroi des spéculations et des tentatives hasardeuses de l'époque et sacrifié à des succès elouteux. J'aurais mauvaise grâce de me répandre ici en plaintes inutiles; mais lu pédagogie se devait d'attirer l'attention sur le point faible et dangereux. Mais la marche de l'espèce humaine demande naturellement que ceux qui en s6nt capables se risquent en avant, afin de chercher la bonne place où la réflexion pourra se fixer solidement, et qu'ils ne se reposent pas avant de l'avoir découverte.
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Nous admettons voJontiers la possibilité pour ' certains hommes, plongés dans une obscure simplicité n.it.urelle, de vivre tant bien que mal et même heureux: du moment que les flots de la vie ne sont pa$ houleux, il ne faut guère de force pour s'y maintenir. Mais nous autres, vivant au milieu de nombreux États cultivés, ayant en outre notre sympathie pour l'humanité et la société, nous sommes 'amenés par cela même à chercher une unité de pensée, où pourrait s'accumo.ler la réflexion universelle au sortir des innombrables concentrations où se disperse le grand nombre. Le reproche que Solon adressait aux Athé_niens: « Pris à part tous les individus ont de l'intelligence; réunis ils n'en ont plus>,, nous fait entrevoir un besoin très ancien de l'humanité, les sources d'une intelligence universelle. Toutes les concentrations doivent se condenser dans la réflexion, et la vie toujours nouvelle produire toujours à nouveau l'école. C'est ce, qui arrive réellement aux époques où il y a des hommes réfléchis qui savent cultiver les fruits de la vie . Et qu'on n'aille pas se plaindre que jusqu'à ce jour nous avons toujours vu naître des écoles différentes les unes des autres; qu'on réfléchisse plutôt aux courtes périodes de temps et aux forces peu nombreuses qu'on y a consacrées. Nous pouvons maintenant donnev une traduction plus fidèle! L'école - donnons à ce beau terme sa véritable signification l - l'école, ce sont les loisirs ; et les loisirs forment le patrimoine commun de la spéculation, du goüt et de la religion. La vie, c'est l'observateur sympathique qui s'adonne aux change-
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ments de l'activité et de la passivité extérieures. La rude maxime qui fait du changement le but des loisirs, du moins en apparence, et de la réflexion le moyen, des concentrations, se laissera fléchir et nous permettra de passer d'un terme à l'autre. et de voir dans la transition de l'activité ou de la souffrance aux loisirs, et vice versa, la respiration de l'esprit humain, le besoin et le symptôme de la santé. Voilà ce qu'il était nécessaire de dire sur l'état d'âme spécial que la culture multiple, autant du moins que le savoir du temps le permet, essaie de préparer. On y trouve réunies la joie de vivre et l!'l noblesse de l'âme qui sait s'abstraire de la vie.
II
COUPS D'OEIL SUR LA PÉRIODE FINALE DE L'ÉDUCATION
C'est au moment précis où la mobilité naturelle est arrivée au maximun de sa force d'expansion, à l'instant même où elle peut rendre le plus de services à l'extension de l'intérêt, que l'œil distingue plus nettement les divers points sur l~squels doit se fixer le regard de l'esprit, afin de concentrer de plus en plus sa vision. Ces points mêmes ne nous intéressent pas; ce qui nous intéresse, c'est leur action générale. Tout homme a du travail. Et l'adolescent rêve de son travail, comme aussi des voies et des moyens, des obstacles et des dangers, du moins de ceux, grands oll petits, qui se trouvent en relation avec son travail. C'est pour cela qu'il s'intéresse à ce qui peut
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lui être utile ou nuisible, mais est indifférent à tout ce qui ne rentre pas dans cet ordre d'idées . Il procède à un triage des hommes, des choses et des sciences. Le réel monte, l'éru.dition baisse. Les. langues anciennes disparaissent; les langues mortes cèdent la placè aux _ vivantes. Le goût et l'étude aspirent à se mettre au niveau du temps, par s'arranger aisément avec les contemporains. La sympathie est remplacée par l'amour, et les vœux en faveur de la société cherchent un emploi. C'est le moment où se présentent les protecteurs, les envieux, les gens aux sentiments équivoques; il faut veiller, ménager, gagner, éluder, aveugler, effrayer, tlatter, et au milieu de tant d'objets d'intérêt, il ne saurait plus être question de culture multiple. Il est naturel que l'éducateur as!'liste avec tristesse à cet appauvrissement de l'esprit. Mais ce serait humiliant pour l'ami de la pédagogie, si jamais celle-ci pouvait se résoudre sérieusement à créer une pauvreté primitive, afin d'obvier à cet appauvrissement. Mais le mal n'en arrivera jamais là ._ intérêt bien Un fondé, réellement multiple, nourri par une instruction continue et forte, s'opposera .à ce rétrécissement; il aura même voix au chapitre quand il s'agira d'arrêter le plan de vie, il choisira lui-même- ou rejettera les voies el moyens, il ouvrira des horizons nouveaux, il gagnera des amis, confondra les envieux; il se manifestera par l'action, d'abord par le simple spectacle d~une personnalité hors ligne, et encore par une belle abondance d'exercices qui peuvent au besoin se transformer bientôt en talents. Et de ce fait le caprice brutal se verra refouler dans des limites qu'il ne pourra plus franchir.
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C'esJ de la tournure que prend ce développement que dépend la personnalité de l'homme futur. C'est'là que se fait la sépara-tion entre ce que l'homme veut et ce qu'il ne veut pas. A ce moment se manifeste l'opinion qu'il a de lui-même et se fixe l'honneur intérieur. Les relations se limitent; et le fait même de s'attacher de près à des personnes dont il s'agit de conquérîr l'estime impose en quelque sorte l'obligation de la mériter. Ici tout a son importance. Tout ce que l'adolescent a pu apprendre, penser, pratiquer jusqu'à ce jour contribue maintenant à lui assigner sa place parmi les hommes et en lui-même ; c'est même pour cette raison que cela se compénètre pour ne plus former qu' un tout. Les objets de son amour, de ses désirs, de ses concessions, de ses dédains se classent, se mélangent et se superposent avec toutes les gradations, en fixant à la fois les maximes et le plan de la vie. Et plus tard les conséquences s'en déroulent d'ordinaire tout droit. Quiconque se laisse entrainer comme malgré lui à donner publiquement cours à son activité, n'appor, tera guère de goû.t personnel à ses affaires; la fantaisie se sépare du devoir, et tous deux souffrent de cette séparation. Celui à qui l'égoïsme a ouvert la voie observera désormais les hommes et les choses en raison inverse de la distance qui les sépare de lui. Mais la part qui revient à la sympathie dans le choix de la condition future, la mesure dans laquelle . est intervenu le souci d'un perfectionnement personnel, voilà deux. choses assurées à l'un et à l'autre, non pas, il est vrai, dans l'exécution, mais du moins dans la volonté, la personnalité, pourvu que le jeune homme ait appris à résister à la versatilité. Nous voyons ici le résultat <le l'enseignement con ..
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finer au résultat de l'éducation du caractère. Il est assez facile de comprendre que l'heureux développement de l'instruction réellement multiple assure déjà la justesse du caractère, mais la fermeté, la rés1:,," ·"-l'invulnérabilité du caractère ~iffèrent de la justesse. Pour nous expliquer suffisamment sur ces deux points, autant qu'il est possible de le faire sans sup~ poser formellement l'étude de la psychologie et de la philosophie pratique, il nous faudra d'abord revenir à des développements de principes fondamentaux analogues à ceux que nous avons élucidés au début du présent ouvrage.
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LIVRE III
DU CARACTÈRE
CHAPITRE PREMIER
Qu'entend-on par caractère en général ?
Plus haut nous avons déjà considéré la volonté comme le siège du caractère. Il ne s'agit pas, cela va de soi, des désirs et des caprices changeants, mais de l'élément uniforme et constant de la volonté, qui lui donne tel ou tél cachet déterminé. Nous avons appelé caractère le genre spécial de résolution, c'està-dire, ce que l'homme veut, comparé à ce qu'il ne veut pas. Par une semblable comparaison la forme de c:haque chose se détermine. Cette forme, on la fait ressortir d'une sphère indéfiniment plus grande, on la reconnaît par distinction d'avec ce qui l'entoure. Le caractère est donc la forme de la volonté. Il ne peut être
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envisagé que dans l'opposition de ce qu'il décide et de ce qu'il exclut. Pour la partie négative du caractère, il nous faut distinguer entre le manque de volonté et la volonté négative. Une volonté absente, mais qui pourrait se produire, compterait parmi les éléments indéterminés de l'homme. Seul ce qui se trouve incompatible avec la ferme volonté positive et en est exclu par ce fait même est aussi caractéristique que le non-vouloir explicite. Mais ce dernier sert encore de confirmation. On observe l'homme pour savoir ce qu'il vaut: on veut le fixer comme objet. Lui-même éprouve un besoin analogue. Pour être compris, il faut qu'il soit compréhensible. Et ceci né>us conduit à une distinction digne d'attention.
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PARTIE OBJECTIVE ET PARTIE SUBJECTIVE DU CARACTÈRE.
De tout temps on s'est plaint de ce que l'homme ait en quelque sorte deux âmes. Il s'observe, il voudrait se comprendre,· se complaire, se conduire. Mais dès avant cette observation, alors qu'il est absorbé par les choses et les faits extérieurs, il a déjà sa volonté, et parfois même un carac- tère aux traits nettement accusés. Et ces traits constituent l'élément objectif qu'approuve ou contredit le sujet qui le contemple, et cela par une volonté nouvelle produite dans une disposition d'âme absolument différente. Mais, en cas de conflit, quelle est la volont.é qui
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détermine le caractère? Il est clair que ce qH-i réuni l'eû.t affermi le détruit et le désagrège maintenant; il ,,, est clair également que certaines règles meilleures que nous nous imposons à nous-mêmes, ne peuvent tout aÙ plus, si elles ne font que nous empêcher de tomber dans le mal absolu, que maintenir un salutaire manque de caractère. Tant que l'une des parties du caractère est encore faible, l'autre, plus résolue, pet1t beaucoup influer sur elle. C'est ce qui se confirme chez bien des jeunes gens qui, après avoii: grandi à l'abandon, mais sans avoir été corrompus, ne tardent pas, sous l'influence d'un ami plus âgé ou d'une lecture salutaire, à s'approprier une fermeté considérable dans le bien. Cela se confirme moins heureusement dans d'autres cas où, par de nombreuses leçons et des exhortations morales, - si pures qu'elles soient d'ailleurs, - on s'est efforcé de prévenir tous les vices de caractère qui essayaient de se faire jour. .Malgré toute son efficacité, cette influence ne saurait empêcher que de temps à autre, dans le cours prolongé des périodes d'éducation en perspective, les instincts cachés sous les bons enseignements ne fassent éruption et ne produisent parfois des anomalies bizarres. - La morale cependant, sielleveùtagir directement sur les hommes, est réduite à s'adresser à l'élément subj ectif de la personnalité, afin que celle-ci s'essaye alors sur le fondement subjectif et voie ce quïl lui est possible de faire. Mais l'éducation ne saurait nullement s'accom- moder d'une telle marche. Il est en effet un phénomène aussi naturel qu'habitue!: c'est après coup que les hommes inventent les maximes convenant à leurs
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penchants pour jouir ainsi de la commodité d'un droit intrinsèque consacré par l'habitude. Constatant cela, l'éducation doit consacrer son attention spéciale à la · partie objective de la volonté, qui s'élève d'ailleurs et se forme assez lentement sous ses yeux et sous son influence ! Une fois cette partie bien ordonnée, on peut espérer que l'action régulatrice d'une bonne morale donnera de bons résultats ; il est vrai que la dernière . sanction et l'affinement du caractère disposé naturellement à être moral devront être réalisés par la partie subjective, mais ce ne sera plus qu'un simple jeu.
II
MÉMOIRE DE LA VOLONTÉ. CHOIX. PRINCIPES. LUTTE
Il est une certaine disposition à la fermeté de caractère, qui parfois se remarque de bonne heure déjà, et dont jé ne puis mieux désigner la manifestation qu'en l'appelant mémoire de la volonté. J'évite ici tout développement psychologique relatif aux phénomènes que l'on a estampillés des noms de mémoire, de faculté du souvenir, comme s'ils supposaient une activité spéciale, voire même une force de l'âme. Je m'étonne pourtant qu'on n'ail pas avec plus de soin parallélisé la persistance de nos idées et celle de notre vouloir qui constitue la base essentielle de la partie objective du caractère. Une chose est certaine : un homme dont le vouloir ne se représente pas immédiatement, à l'instar des
�QU'ENTEND-ON PAR CARACTÈRE EN GÉNÉRAL?
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idées conservées dans la mémoire, comme identiquement le même dès que la même occasion se renouvelle; un homme qui doit faire appel à la réflexion pour revenir à la résolution précédente, aura beaucoup de peine à s'assurer du caractère. Et c'est justement parce que _chez les enfants la persistance naturelle de la volonté est chose rare que l'éducation a tant à faire. Nous ne parlons tout d'abord que de la condition de cette persistan6"e : c'est une vue uniforme, une pénétration suffisante de la sphère dès idées qui donnent naissance à la volonté . Qui-conque négligera, dès le débu.t et même plus tard, de concentrer les ,, considérations sur lesquelles reposent la volonté, aura forcément à souffrir de la versatilité. La situa tion extérieure joue ici un grand rôle. La partie objective du caractère a comme élément · premier ce qui est voulu - résolu ou rejeté - avec persisl:M1ce. Mais cet élément premier est divers, et toutes les choses ne sont pas voulues avec la même force et la même fermeté. C'est le choix qui détermine ces gr&fat;j,o.m nu vouloir. Mais choisir signifie · préférer et rejeter. Pour quiconque choisit sans arrièrepensée toute chose a une valeur nettement limitée et seul le sublime peut .e mplir l'âme d'aspirations infinies. Lès penchants ont une composition fixe. Ce sont justement ces propov,tions quantitatives qui distinguent les caractères, à part cela tous les hommes ont à peu près les mêmes penchants. Il est évident d'ailleurs que celle évaluation p.e peut se faire que d'après un barème individuel. Mais il faut qu'elle ait lieu pour que le caractère s'affermisse. De toute nécessilé nous devons savoir à quel -point nos désirs nous
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sont chers. Les choses mesquines doivent s'éliminer et disparaître devant les autres plus grandes et plus importantes. Dès qu'il y a mémoire de la volonté le choix se décidera de lui-même. Le poids des désirs les subordonnera involontairement les uns aux autres. Sans aucune réflexion théorique (car les motifs préparés ainsi ne peuvent avoir et conserver leur importance pratiqu(que s'il y a eu choix original), l'homme s'apercevra de ce qu'il aimerait faire ou sacrifier ou qu'il redouterait plus ou moins: c'est en lui-même qu'il en f~ra l'expérience. Mais une âme changeante ne peut en ceci parvenir à une expérience bien nette. Quand alors l'esprit intervient en tant qu'intelligence, pour se considérer lui-même et l'objet de son vouloir, il importe de savoir jusqu'à quel point l'élément subjectif de la personnalité sait rester indépendant de l'élément objectif. Un goût pur porterait l'individu à montrer, dans le jugement qu'il émet sur lui-même, autant d'impartialilé que s'il agissait d'un étranger; la partie subjective du· caractère serait du moins et resterait purement morale, malgré tout son désaccord avec la partie objective. - Mais d'ordinaire l'homme qui se considère lui-même ne cherche qu'à exprimer sa propre personnalité. Et dans le cas présent, où nous parlons du caractère en général, nous pouvons pleinement négliger de rechercher à quel point cette expression de la propre personnalité peut différer de la loi morale. L'effort qu'on fait pour se concevoir agit immédiakment comme effort pour s'affermir ; car il contribue à faire encore davantage ressortir, dans la conscience,
�QU'ENTEND-ON PAR CARACT.ÈRE EN GÉNÉRAL?
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l'élément plus ferme au détriment de l'élément moins ferme. L'homme arrive facHement, de cette façon, à une certaine sorte d'unité avec lui-même. Il en résulte un sentiment d'aise assez puissant pour dominer la censure intérieure. Et les points saillants de l'élément objectif se transforment ainsi en prineipes pour la partie subjective du caractère, et les penchants dominants se trouvent alors légalisés. Mais la contemplation de soi-même, qui donne naissance aux principes, rend d'autres services encore à l'affermissement intérieur. L'individu ne peut se concevo.ir qu'avec ce qui l'entoure; il ne peut concevoir ses penchants qu'avec leurs objets. Une fois que le raisonnement théorique est devenu d'une certaine · force, les principes ont pour complément immédiat la considération de la variabilité des circonstances qui doivent en régler l'application. L'homme apprend à se déterminer d'après des motifs ; il apprend à écouter des raisons; en d'autres termes il apprend à coordonner chaque fois aux principes majeurs qu'il a adoptés les principes mineurs fournis par le moment -présent, et à ne mettre en pratique que les syllogismes qui en résultent. Cette propriété du caractère, je l'appelle molivilé ; et celle-ci doit s'allier directement à la fermeté des principes. Mais l'élément objectif de la personnalité ne peut jamais être complètement renfermé dans les principes. Chaque individu est et reste un caméléon ; là suite en est que tout caractère se trouve parfois engagé dans une lutte intérieure. Une telle lutte fait briller la force de l'homme, peut-être même sa vertu; mais la santé morale est en péril, et finalement même la santé physique. Il y aurait donc lieu de souhaiter
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
que cette lutte n 'existà t point. Mais une fausse morale qui enseigne qu'il ne faut pas lutter ne saurait supprimer la lutte; on peut au moins espérer que les mesures préventives de l'éducation amènen.t quelque adoucissement.
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CHAPITRE II
Du concept de moralité.
Ce que nous avons dit jusqu'ici du caractère en général n'était qu'une énumération de phénomènes. Mais quiconque ne considère pas le terme de moralité comme un mot vide de sens doit bien se dire qu'il ne suffit point que chacun ait un caractère quelconque. On avoue donc que la moralité a pour point de départ certains droits à faire valoir contre le caractère qui pourrait exister. Et ces droits ne sauraient être amenés à la renonciation par les oppositions q4'ils rencontreront dans l'action, d'autant plus qu'ils ne possèdent en.. somme aucune force pour assurer leur triomphe; en outre, ils n'ont rien de commun avec le réel, le naturel ni même à aucun égard avec ce qui est; ils s'y ajoutent au contraire comme un élément absolument étranger, et ne s'y rencontrent que pour exercer leur critique ; or la critique ne saurait en venir aux mains avec ce qui fait l'objet de ses arrêts. Mais pour avoir refusé de se soumettre à une première critique, le caractère pourrait bien s'attirer une nouvelle critique. Et en fin de col!lpte la disharmonie
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
de cetle critique serait capable de ne plus plaire à l'homme : si bien que de tout cela naîtrait peut-être à la fin la résolution d'obéir à ces prétentions comme à des lois. Tout le monde sait que les hommes , sans exception aucune, se sentent poùssés dans cette direction et que d'ordinaire ils font même, dans ce sens, des pas plus ou moins nombreux. Cependant, quelqu'un serait-il capable de répéter à la file ce que dit à proprement parler la première critique ? Le droit et la morale sont loin d'être d'accord ;sur ce sujet, bien que l'un et l'autre parlent au nom de tous. Dans mon traité : De la représentation e"sthdtique du monde j'avais fondé sur cette dernière considération certains postulats, n'ayant en réalité de signification que pour ceux qui seraient disposés, ne fO.t-ce que pour un moment, à se libérer de la contradiction suivante : vouloir imposer au concept de moralité, objectivement admis et universellement en vigueur, des règles découlant de leur idée pers_onnelle. Personne n'exigera de la pédagogie qu'elle anticipe sur les éclaircissements et les confirmations que seule peut fournir la philosophie pratique. C'est précisément la raison pour laquelle je dois me borner à prier mes lecteurs de bien vouloir prendre connaissance, au point de vue historique, de certaines conceptions qui ne pourront manquer de se glisser dans l'exposé de mes principes d'éducatio~.
�DU CONCÈPT DE MORALITÉ
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I
PARTIE POSITIVE ET PARTIE NÉGATIVE DE LA MORALITÉ
En dépit de toute l'humilité qui fait le fond de la moralité, la vertu qui se montre dans l'accomplissement de ce qui est moral s'appelle toujours force, ja. mais faiblesse. Et pourtant l'accomplissement de ce qui est moral ne serait que de la faiblesse, si ce n'était qu'une concession faite à des prétentions extérieures. C'est plutôt nous-mêmes qui parlons dans ces prétentions; nous parlons contre nous-mêmes, en nous érigeant en censeurs de notre caractère et en l'invitant à l'obéissance. C'est le sujet qui se considère et qui, en nous, s'élèye cette fois au-dessus de l'acte consistant à prononcer comment nous nous trouvons nous-mêmes. La partie positive et la partie négative de la moralité se touchent ici de près. L'acte de juger est positif, mais la teneur du jugement est négative en ce qui concerne le caractère en désaccord avec les exigences du jugement, c'est-à-dire le caractère tel qu'il est fondé dans l'élément objectif de la personnalité. Et la négation se change en une sorte de suppression, de sacrifice, dès que la personne se résout à l'obéissance. Elle considère alors comme impératif catégorique ce qui n'était par lui-même qu'un simple jugement. Ce fut évidemment une erreur que de commencer scientifiquement la morale par un impératif catégorique. Il fallait d'abord parler d'un élément purement
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positif, il fallait étudier sous tous ses aspects un certain élément multiple que Kant n'a pas c.omplètement élucidé. Mais une erreur bien plus terrible fut commise par ceux qui eurent l'outrecuidance de vouloir dispenser l'humanité de l'impératif catégorique.
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II
JUGEMENT MORAL. CHALEUR. RÉSOLUTlON. CONTRAINTE EXERCÉE SUR SOI-MÊME
On parle d'un sentiment moral, on le trouve même de très bonne heure chez les enfants. On parle également de raison pratique; de tout cela il découle qu'on ne veut pas s'en remettre, pour les manifestations primordiales de la moralité, à je ne sais quel sentiment obscur et changeant, ni à uffe émotion ou une affection de l'âme, mais quel' on élève au contraire cette prétention très naturelle : des manifestations d'une telle autorité doivent être des déclarations précises et calmes, dans lesquelles se trouvent exprimés, avec une force et une clarté parfaites, ausGi bien l'objet de la dfoision que la décision elle-même. Mais quand on s'appuie sur d'aussi bonnes raisons pour charger la raison d'énoncer les premières règles fondamentales de la moralité, on ne s'aperçoit pas qu'on s'en remet au bon plaisir d'une artiste théorique : celle-ci n'aura rien de plus pressé que de recourir à la logique eL à la métaphysique, elle définira la loi morale par son uninrsalité, fera sortir le bien tle la liberté et même fera intervenir
�DU CONCEPT DE MORALITÉ
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toute la philosophie transcendentale pour exp1iquer la possibilité de la Conscience morale, plutôt que de nous éclairer définitivement, ne fût-ce que sur un seul point de notre sentiment moral : cette dernière chose serait pourtant seule capable de nous apprendre et de nous faire distinguer ce qui fait réellement l'objet de notre approbation quand nous employons ces expressio°i~ du jugement moral. Parmi mes contempora,ins il eh est certainement qui, durant qu'on faisait ainsi fausse route, ont compris qu'une décision morale n'était ni un sentiment, ni une vérité théorique ; ceux-là je n'aurai peut-être pas trop de difficulté pour les rendre favorables à l'idée de go"ût, surtout quand je leur aurai donné l'assurance que par goû.t moral je n'entends nullement ce qu'y voit le verbiage mondain de nos jours, pas plus que je ne confonds le beau et le bien, d'après le principe stoïcien : que le beau seul est bien. Mais queLque soit d'ailleurs le nom que l'on donne au jugement moral : c'est en tout cas un jugement clair et serein, ferme et précis, qui doit constituer dans l'homme le fondement de la moralité; à moins qu'on ne veuille substituer à la chaleur morale un zèle impétueux ou une nos.talgie maladive, qui tous deux voient dans le bien un objet du désir et sont tous deux également incapables de toute action opportune et judicieuse. Il faut que les occafilions du jugement moral soit nombreuses et vari6es ; l'individu en trouve d'ailleurs beaucoup en lui-même, et il s'agit de les embrasser d'un coup d'œil droit et déshabitué de toute crainte fuyante; de plus la famille, les relations, tout enfin ce qui tombe dans la sphère de l'e11seignement synthétique aussi bien que de l'enseignement analy-
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tique, en offrent une provision inépuisable. Ajoutons encore que cette abondance est capable d'une représentation ordonnée, saisissante _ même, d'une construction poétique, pour employer encore une fois cette expression hardie, et concluons que seule la puissance esthétique du coup d'œil moral qui embrasse tout peut produire <laps toute sa pureté, dépouillée de tout désir, etcompatible avec le courage et la circonspection, cette ardeur pour le bien, par laquelle la vrai~ moralité se fortifie jusqu'à devenir le caractère. Même dans l'élément objectif du caractère' les conceptions du bien et du juste doivent coexister avec les autres conceptions du goût ou de la prudence; rendues audacieuses par leur clarté même, elles doivent, dans le choix général, occuper le premier rang qui leur revient au·dessus de tous les mouvements du désir. Mais il faut également qu'elles pénètrent dans la partie subjective du caractère et s'y m;mifestent comme principes. La résolution morale qui introduit la partie négative de la moralité reste exposée à la non-exécution, par suite à l'humiliation, car une nature humaine ne s'y trouvera que fort rarement concentrée dans son intégralité. Cependant l'humiliation ne détruira pas la résolution, pourvu que l'ardeur soit durable, et pourvu que l'éducation se soit gardée de greffer des enseignements moraux sur des émotions fugitives. De même que la mineure, dans un raisonnement, se rattache à la majeure, de même la résolution appelle l'observation de soi-même. Ce qui importe surtout, c'est que chacun se fasse une- idée juste de sa propre individualité: quiconque porte sur lui-même un jugement faux court grand risque de s'annihiler. - Tout ce qui, en dernière analyse, fait partie de la motivité
�DU CONCEPT l)E lllORALITÉ
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du caractère, doit êlre soumis à la force d'impulsion du principe moral, et par un effet réflexe en déterminer l'application. Il faut que l'homme juge au point de vue moral sa position tout entière dans le monde : il faut qu'il se dise jusqu'à quel point son intérêt suprêmepeut être lésé ou favorisé par les circonstances. Il doit appeler la théorie au secours de la pratique et diriger toutes ses actions en conséquence. C'est à cela que je faisais allusion quand j 'ai parlé de la construction pratique du plan de vie moral. Nous avons, pour couronner le tout, la contrainte exercée sur soi-même, qui apprend à l'hommé ce qu'il est. Et quelle que soient les faiblesses dont on se soit rendu compte, il faut en rechercher et pour~uivre le principe jusqu'au fin fond de l'individualité.
�CHAPITRE III Manifestation du caractère moral.
· Les concepts que nous avons développés jusqu'ici sont purement formels; il s'agit maintenant de trouver l'élément réel qui s'y rattache, de déterminer à quoi le caractère moral est résolu, en quoi et pourquoi il montre sa fermeté.
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I
LE CARACTÈRE, MAITRE DU DÉSIR ET SERVITEUR DES IDÉES
De toute évidence la résolution morale se trouve placée entre son objet et son motif. Le désir, c'est-àdire tout ce qui rentre dans les appétits d'ordre inférieur, est limité, coordonné, fixé , suivant une gradation choisie ; tout ce qui, au contraire, a forcément suscité l'approbation ou la désapprobation d'un jugement flottant, mais tout dévoué, fournit ·à la volonté non seulemetit la loi, le principe de l'ordre, mais
�MANIFESTATION DU CARACTÈRE MORAL
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encore les objets de ses efforts. Et ce qui fut approuvé sans intervention de la volonté, voilà ce que j'appelle une idée pratique. Si nous voulons donc voir réaliser les concepts formels de caractère et-de caractère moral, il nous faut rechercher les éléments principaux non seulement de ce qu'il y a de déterminable dans l'appétilion d'ordre inférieur, mais encore de ce qui tombe dans le domaine des idées déterminantes, afin de connaître en quelque sorte l'être matériel et l'essence formelle du caractère moral.
. Il
L'ÉLÉMENT DÉTERMlNABLE: CE QUE L'ON VEUT SUPPORTER, AVOIR, FAIRE. LES IDÉES DÉTERMINANTÊS: L ÉQUITÉ, LA B@NTÉ, LA LIBERTÉ INTÉRIEURE
1
L'appétition vulgaire repose sur les sentiments de plaisir et de déplaisir. L'homme qui a du caractère supporte une partie du déplaisir, mais repousse l'autre: il sait ce qu'il doit et ne doit pas supporter; il ne connaît plus l'inquiétude de l'impatience. Il a mis également un frein à son plaisir, aussi bien à celui qui s'attache aux choses et_ qui, pour en être certain, voudrait les posséder, qu'à celui qui réside dans l'activité et là production personnelles, dans les occupations. C'est à la philosophie pratique 'que j'emprunte les idées. Dans la série des idées qu'elle m'offre, j'en passe une qui est purement formelle, celle de per11
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
fection ; il en est deux autres qui s'y trouvent nettement séparées et que je réunis ici sous la dénomination unique d'équité. Il m'est impossible de donner pour le moment soit les raisons de mon procédé, soit les différences spécifiques des idées mêmes; il ne sera pas difficile de comprendre avec suffü;;amment de clarté ces termes faciles, autant , que nous avons besoin pour la pédagogie généTale, Mais si l'on voulait donner un développement spécial de cette partie, toutes ces licences devraient naturellement disparaître.
�CHAPITRE 1V
Marche naturelle de la formation du caracière.
Lorsque certains mouvements que nous désirons diriger sont déjà en train de s'actomplir sous nos yeux, la première règle de la prudence d it nous amener à vouloir d'abord étudier ce qui se passe devant nous, avant d'intervenir à notre façon. Avant de parler de l'instruction, il nous a fallu de toute nécessité faire allusion à l'expérience et au commerce des hommes, ces maîtres constants de l'homme. A l'heure actuelle, où il s'agit de fixer les règles d'une éducation qui forme le caractère, il importe encore bien plus de voir d'abord la marche que prennent d'ordinaire les natures abandonnées à ellesmêmes pour acquérir peu à peu un caractère. C'est un fait connu que les hommes qui ne _sont pas formés d'une pâte trop molle n'attendent pas précisément que l'éducateùr veuille bien leut· donner tel oti tel caractère. Que de fois l'on se donne ù cet égard des peines et des sou~is inutiles pour produire ce qui se fait tout seul et qu'il faut en fih de compte accepter tel qu'il est une fois terminé.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
I
L'ACTION EST LE PRINCIPE DU CARACTÈRE
Nous avons déjà fait voir plus haut en quoi consiste le caractère, et en quoi il réside une fois qu'il existe. C'est la volonté qui en est le siège: c'est la nature de la résolution de la volonté qui détermine tel ou tel caractère. Comment naît le caract.ère? Pour répondre à cette question, nous n'avons qu'à dir_ comment la volonté e en arrive à la résolution . Demandons-nous d'abord ce que serait une volonté sans résolution. Ce serait à peine une volonté ! - Une agitation sans but déterminé, une simple propension vers tel ou tel objet, sans la supposition qu'on pourra s'en rendre maître; peu importe que cela s'appelle désir ou aspiration. Celui qur dit: Je veux! celui-là s'est déjà, par la _ pensée, emparé de: ce qui n'est que futur; il se voit déjà dans l'exécution, la possession, la jouissance. Montrez-lui qu'il est impuissant: par le seul fait de vous comprendre il ne veut déjà plus. Il se peut que le désir subsiste, qu'il se livre à des manifestations violentes ou fasse appel à toutes les ressources de la ruse. Cette tentative implique un nouveau vouloir, s'appliquant non plus à l'objet même, mais aux efforts que l'oll fait, avec la conscience qu'on en est le maître, et avec l'espoir qu'en les combinaut avec adresse il sera possible d'atteindre le but. - Le général désire
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vaincre, c'est pourquoi il veut les manœuvres de ses troupes. Il ne les voudrait pas, si la force de son commandement ne lui était connue. - Je ra pp-elle ici un p;oblème posé par Jacobi: Qu'on aille vouloir danser comme peut le vouloir un Vestris. - Plus d'un aura bien le désir d'un tel vouloir; il est même certain que le talent du maitre eut pour point de départ le désir: mais il n'est pas moins certain que son vouloir ne p,it devancer d'une minute le succès progressif et que tout au plus il put le suivre immédiatement. C'est donc l'action qui du désir fait naître la volonté. Mais l'action exige l'aptitude et l'occasion. On peut dès lors embrasser d'un coup d'œil tout ce qui doit concourir à la formation de la volonté. Il est bien clair que les notions de l'homme dépendent en premier lieu du cercle où sont limités ses désirs. Mais les appétitions sont en partie d'origine animale et dérivent en partie d'intérêts moraux. En second lieu viennent s'y ajouter les aptitudes individuelles, en même temps que les occasions et les empêchements extérieurs. L'influence en est d'autant plus compliquée qu'il faut recourir à plus de moyens pour atteindre un but, et que par suite les activités intermédiaires peuvent être plus ou moins favorisées ou entravées par des agents extérieurs ou intérieurs. Mais avant toutes choses il faut ici considérer que l'activité de l'homme cultivé s'exerce en majeure partie intérieurement, et que ce sont surtout des expériences intérieures qui nous instruisent de notre pouvoir. Vers · quel but ùous avons ou n'avons pas le penchant et la facilité de tourner nos pensées : voilà
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le premier · élémenL essentiel d'où provient la direction de notre ca11actère. Il importe ensui~e de savoir quelle espèce d'activité extérieure, dan& ioute sa complexité, l'imagination réussit à élaborer avec le pluEi de clarté. Le grand homme a depuis fort longtemps agi par la pensée, - il s'est senti ::igir, il s'est vu entrer en scène, - avant que l'action extérieure, im:::ige de l'action intérieure, entrât dans le domaine des phénomènes. Il a facilement suffi de quelques ess11is fugitifs, sans aucune valeur probante, pour transformer son opinion flatteuse en la ferme assUl'ance qu'il peut _ accomplir à l'extérieur ce qu'il voit clairement en dedans de lui-même. Le courage qui en résulte remplace l'action pour établir le fondement de la volonté résolue. Ils sont malheureux ceux qui, voulant quelque chose de grand, n'ont pas la force nécessaire, La destruc-, tion suit en sens in.Yerse la même marche que la culture. Le dépit, lorsqu'il devient hobituel, est la phtisiQ du caractère.
II
INFLUENCE; D,J<;S IDÉES ACQUISES SUR LE CARACTÈRE
lgnoli nulla cupido ! La somme des idées acquises renferme la provision de cc qui peut s'élever, par les degrés de l'intérêt, jusqu'au désir, et puis par l'action j~squ'au vouloir. Elle renferme en outre la provision nécessaire à tout fonctionnement de la sagesse; c'est à elle qu'appartiennent les connaissanQes èt la prudence, sans lesquelles l'homme ne saurait avoir les
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moyens pour atteindre ses divers buts. Bien plus, c'est en elle que réside toute l'activité intérieure, la vie originelle, l'énergie première; toute activité doit s'y déployer avec pleine facilité, tout doit être à sa placeafin· qu'on puisse à n'importe quel instant le trouver et s'en servir; rien ne doit encombrer la voie, ni gêner la marche par l'excès de la lourde masse; ce qui doit y régner, c'est la clarté, l'association, le système et la méthode. S'il en est ainsi, le courage s'appuie sur l'assurance du bon fonctionnement intérieur; et non sans raison, car les obstacles extérieurs qui surprennent la prévoyance d'un esprit ordonné ne peuvent guüe effrayer celui qui sait que dans d'autres circonstances il formerait immédiatement des plans nouveaux. Lorsque cette assurance intérieure de l'esprit armé de façon suffisante quoique légère coïncide avec un intérêt purement égoïste, le caractère ne tarde pas à être définitivement et sOrement corrompu. C1est pourquoi tout ce qui se rapporte à la sympathie demande à êlre développé jusqu'à devenir désir et action. Si au contraire tous les intérêts moraux sont éveillés et tous assez vivaces pour se manifester par le désir, il arrive aisément que pour tant de buts il n'y ait pas assez de moyens, l'activité exagérée n'obtient guère de résultats, essuie peut-être des humiliations et le caractère reste petit. Toutefois ce cas n'est pas fréquent et il est facile de trouver le remède . Lorsque l'assurance intérieure fait défaut, qu'il n'y a pas d'intérêts moraux ni peut-être la moindre provision d'idées, alors le champ _ reste ouvert aux appétits animaux. Et même ceux-ci finissent par se transformer en quelque chose d'informe, en une espèce de caricature du caractère.
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Les limites du cercle d'idées sont des limites pour le caract.ère, tout en n'étant pas les limites du caractèrê. li s'en faut de beaucoup, en effet, que tout 1e cercle des idées se résolve en action. - Cependant, même ce qui repose tranquillement et livré à soi-même au fond de l'âme n'est pas sans importance pour les parties faibles du caractèrè. Les circon~tances peuvent le mettre en mouvement. Aussi l'enseignement doit-il bien se garder de négliger les choses qu'il ne peut pousser assez loin. Ces choses peuvent au moins aider à déterminer l'excitabilité; elles peuvent augmenter et améliorer les dispositions en vue d'impressions futures. Jusqu'ici nous n'avons parlé que de la partie objective du caractère. Si les opinions fausses lui sont déjà préjudiciables en tant que présomptions erronées sur lesquelles elle bâtit, tous les préjugés nuisent encore bien plus à la partie subjective, à la critique et à l'approbation de soi-même qui retient comme principe fixe ce qui paraît juste, permis, décent, utile à un bnt donné. On ne connait guère de grand· caractère qui ne soit prisonnier de ses préjugés! - -Les blesser, c'est attaquer les principes dans leur racine, provoquer la discorde entre l_es éléments objectif et subjectif, dépouiller l'homme de son unité avec lui-même, le désorienter. Sans doute ceux qui sont attachés à de vieux préjugés ont grandement raison ·de irn pas se livrer à de nouvelles imaginations; et d'autre part on ne peut faire de plus grand sacrifice à la vérité que de reconnaître les erreurs auxquelles la personnalité était attachée. Un tel sacrifice mérite une grande estime, mais est digne également de nos regrets. Ceux qui voudront poursuivre pour eux-mêmes les
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réflexions que nous venons d'ébaucher, mais dans lesquelles nous ne voulons pas nous égarer trop loin, ne pourront guère manquer d'en arriver à cette entière conviction que la culture du CP,rcle d'idées est la partie essentielle de l'éducation. Mais je les engage à comparer aussi l'ordinaire fatras scolaire et le cercle d'idées qu'il faut en attendre. A eux de se demander s'il est sage de faire encore et toujours de l'instruction une distribution de connaissances, et de laisser à l'éducation seule la tâche de faire des hommes de ceux qui ont face humaine. Il se peut que, fatigués avant l'heure par ces méditations, bien des individus s'allongent paresseusement sur le lit de la liberté, et même sur celui de la fatalité. A ceux-là je n'ai rien à dire. Et si la couche d'épines où ils se sont jetés ne les pousse pas eux-mêmes à se relever, la simple discussion ne p_ourra guère troubler leur re-pos.
III
INFLUENCE DES DISPOSITIONS NATURELLES SUR LE CARACTÈRE
Deux choses doivent concourir avec les désirs, pour qu'ils puissent se manifester par l'action: ce sont les dispositions naturelles et l'occasion. · Mais avant d'examiner de plus près ces deux choses, il nous faut faire une remarque qui se rattache directe.ment à ce qui~précède et qui a trait à l'importance pédagogique de ce qu'il nous reste à chercher. Les dispositions se développent lentement et n'arri-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
vent à leur maturité qu'à l'age d'homme; c·est égale~ ment à celte époque que survient la véritable occasion d'agir à l'extérieur, ce qui donne pr6cisément à l'acti. vité intérieure son plus haut point de tension. Or,· comme c'est l'aotion qui constitue le caraotère, il n'existe de ce dernier, dans les premières années de jeunesse, que oe qui intérieurement tend à l'action: c'est en quelque sorte un état fluide d'où le caractère ne sortira que trop vite, par la suite, pour se cristalliser. Et c'est précisément au moment où le caractère s'attache et acquiert de la consistance, c'est-à-dire au début de l'âge viril, à l'entrée dans le monde, qu'il importe de déterminer quelles sont las dispositions naturelles et les occasions qui concourent avec les désirs antérieurement amassés. Mais à cc moment l'éducation est faite, son temps est écoulé et l'aptitude à la recevoir est épuisée ; - et son œuvre: il faut hien le reconnaitre, est en partie livrée au hasard, contre lequel on ne peut se garantir, et encore dans une certaine mesure, qÙe par le développement parfaitement égal de l'élément objectif et de l'élément subjectif de la personnalité. - C'est précisément pourquoi l'influence sur la somme des idées que l'homme apporte avec lui dans la période où le monde lui est ouvert et où il dispose d'une force physique complètement épanouie, - bien qu'elle ne s'applique qu'à un seul facteur du caractère, - constitue néanmoins à peu près dans son entier la culture intentionnelle du caractère. Quant aux dispositions naturelles, la différ,ence la plus importante ne consiste ntillement, abstraction faite de aertains cas extraordinaires, dans les choses mêmes pour lesquelles l'homme montre du goüt et de
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la facilité, mais plutôt dans une particularité formelle qui diffère en degrés suivant les individus, selon que leUJ' état d'âme se modifie avec plus ou moins de facilité. Les esprits les plus difficiles à mettre en mouvement, pour peu qu'ils aient en même temps une intelligence lucide, ont les meilleures dispositions: il leur suffit d'une instruction très soignée. Les esprits plùs mobiles sont plus faciles à instruire, ils y aident même par leurs recherches personnelles; mais ils ont besoin de l'éducation morale, au delà du temps de l'éducation; pour cette raison ils sont soumis au hasard el ne parviennent presque jamais à une personnalité aussi parfaite que les premiers. De toute évil:lence la première condition du caractère, c'est-à-dire la mémoire de la volonté, se trouve étroitement liée au degré de mobilité de l'âme. Les hommes les plus dénués de caractère sont précisément ceux qui, suivant leurs caprices, voient les mêmes choses tantôt en beau, tantôt en laid, ou qui, pour marcher avec leur temps, changent d'opinions avec la mode. Cette légèreté se constate déjà chez les enfants qui posent leurs questions à tort et à travers, sans attendre la réponse, et qui tous les joms ont. des jeux et des camarades nouveaux-; elle se trouve aussi chez ies adolescents qui tous les mois se mettent à un autre instrument et co-mmencent les langues l'une après l'autre; on la trouve même chez les jeunes gens qui un jour suivent six cours, étudient seuls le lendemain et le troisième jour partent en voyage. Ces derniers ont dépassé l'âge où l'éducation est possible, mais il n'en va pas de même des autres; mais oeux qui sont le plus dignes d'éducation, ce sont eaux qui restent attachés à l'ancien, se défient du nouveau
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précisément parce qu'il est nouveau, restent de sangfroid en présence de ce qui d'ordinairè éblouit par son éclat, ceux qui restent dans leur propre milieu, s'occupent de gérer leurs alfaires personnelles et de les faire prospérer, ne se laissent que difficilement arracher à -leur voie, paraissent quelquefois entêtés ou bornés, sans l'êti:e· réellement, commencent par admettre le professeur à leur corps défendant, lui opposent de la froideur et ne font .rien pour s'insinuer dans ses bonnes grâces: - ces individus qui ont le plus besoin d'éducation, qui, livrés à eux-mêmes, ne progressent pas, condamnés par leur ténacité même à une évidente étroitesse de vues et portés peut-être à toutes les déviations morales amenées par l'orgueil de race, l'esprit de secte et de clocher, - ce sont eux chez qui il vaut la peine d'exciter loutes sortes d'intérêts: ce' sont eux qui, par .leur bonne volonté, une fois qu'elle est acquise, offrent à l'éducation un terrain solide et permettent d'espérer qu'ils conserveront fidèlement, dans toute sa pureté et sa droiture, leur esprit actuellement ordonné, alors même que les dernières et les plus importantes étapes de l'éducation du caractère sont franchies dans des circonstances nullement préparées par l'action de l'éducation, mais amenées par le flot et le tumulte du monde. On ne redoutera pas, je l'espère, de voir des natures aussi dures opposer un.e trop forte résistance à la force de l'éducation qui voudrait les dompter. Elles le feraient à coup sOr, si on ne les prenait qu'à l'âge de l'adolescence, et qu'on ne rencontrât poinl de nombreux points de contact avec eux; mais un enfant qui serait plus fort qu'une instruction solide, un gouvernement exercé avec logique et une culture
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morale intelligente, un tel enfant serait un monstre. Certes, il faut également tenir compte, pour l'éducation du caractère, des di8positions naturelles différentes d'après lesquelles se déterminent les choses que l'individu réussit plus ou moins facilement. Les choses qu'on réussit, on aime à les faire, à les répéter, et si elles ne peuvent devenir un but, elles servent au moins de moyen, agissant par suite comme une force capable de favoriser certains autres buts et d'accentuer dans ce sens la direction de l'esprit. Cependant le succès extrême de certaines activités particulières qui dénote un génie spécial n'est nullement à souhaiter pour la formatio.o du caractère. Le génie, en effet, dépend par trop des dispositions naturelles pour admettre la mémoire de la volonté : il échappe à sa propre loi. Les caprices d'artiste ne sont pas le caractère. En outre, les occupations d'un artiste se trou-~ vent toujours dans une partie par trop isolée de la vie et de l'activité humaines, pour que l'homme tout entier puisse être dominé de là. Et même dans tout le domaine des sciences il n'en est pas une qui pourrait, à elle seule, porter dans le tourbillon de b vie celui qui s'y adonne corps et âme. Seul le génie universel - si toutefois il existe - est désirable. L'éducation ne doit jamais rien avoir de commun avec certaines anomalies que la nature a permises dans le11 dispositions naturelles ; si elle le fait, l'homme se désagrège. Que de beaux talents se développent aux heures perdues, sous le titre de modestes fantaisies d'amateur, et voientjusqu'àquel point ils peuventaller, soit; mais c'est à l'individu de voir s'il osera régler sa vocation là-dessus; l'éducateur peut en même temps être un conseiller, mais l'éducation ne travaille pas en vue d'une vocation.
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La ·base de toute disposition naturelle est la santé physique. Des uatures maladives se sentent dépendantes ; les natures robustes osent vouloir. C'est pourquoi les soins de la santé sont un facteur essentiel dans la culture du caractère, bien qu'ils ne rentrent pas dans la pédagogie ; èelle-ci ne dispose même pas des principes nécessaires.
IV
INFLUENCE DU GENRE DE VIE SUR LE CARACTÈRE
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Tant d'auteurs, et des pédagogues surtout, ont si souvent démontré l'influence nuisible qu'un genre de vie dissipée exerçait sur le caractère, que je n'ai qu'à formuler le vœu qu'on veuille bien les en croire et ne plus traiter de pédanterie la précaution absolument nécessaire qui ne veut pas lai sserles enfants se mêler aux réjouissances des adultes; et l'on fera bien de remarquer à quel point des parents qui, par tout l'arrangement tle leur vie domestiq"lle, veillent à une exacte_ régularité de leur existence quotidienne, se montrent les bienfaiteurs évidents de leurs enfants. Mais je ne dois pas oublier que cette régularité revêt parfois un caractère si uniforme, si tâtillon et si gênant, que la force comprimée de la jeunesse essaie de se donner de l'air; et alors, même quand le mal est réduit à ses moindres proportions, la formation du caractère est pour le moins jetée hors de la voie vouluP- et se trouve amenée à se chercher ellemême sa route. Car il rte saurait plus être question
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de direction, dès l'instant où l'élève se dit qu'il veut aulrementque son éducateur, - C'est par un procédé tout contraire qu'il faudrait essayer de donner libre cours aux forces de la jeunesse. On ne peut, il est vrai, le faire. à bon droit que si les désirs, au moment même oü ils éclosent, sont - dirigés dans .La bonne voie, et surtout s'ils découlent de l'intérêt également réparti. - L'éduc~tion du caractère! évidemment, réussira d'autant plus sürement qu'elle sera poussée plus activement et reportée dans la période d'éducation proprement dite. Or ce qui précède nous a montré que cel:1 ne se pouvait qu'en an1enant de bonne heure l'adolescent; et même l'enfànt, à l'action. Ceux qui, enfants obéissants, ont grandi passivement, n'ont pas encore de caractère, quand on cesse de les surveiller; ils s'en forgenb un suivant leurs penchants cachés et les circonstances, maintenant que personne n'a plus de pquvoir sur eux, ou que du moins tout pouvoir qu'à la rigueur on pourrait encore exercer sur eux les atteindrait en biais, les pousserait à s'y soustraire, peut-être même les broierait complètement. Qui de nous n'a pu faire, à ce sujet, assez d'expériences attristantes. On parle beaucoup de l'utilité que présente pour la jeunesse un genre de vie qui l'endurcisse. Je ne veux point dénigrer tout ce qui' contribue à endurcir le corps; mais je suis persuadé qu'on ne trouvera pas po~r l'homme - qui n'est pas uniquement un corps - le véritable principe capable d'endurcir, tant qu'on n'apprendra pas à organiser pour la jeunesse un genre de vie, où elle puisse exercer à sa guise, mais dans un sens juste, une activité sérieuse à ses propres yeux. Une certaine publicité de la vie y contribuerait
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dans une large mesure. Mais les actes publics tels qu'on les fait jusqu'ici ne résisteraient guère à la critique. Ce qui leur manque d'ordinaire, c'est la première condition nécessaire pour qu'une action puisse former le caractère ; ils ne naissent pas de l'initiative personnelle, ils ne sont pas l'acte par lequel le désir intérieur se décide comme volonté. II suffit de se rappeler nos examens, depuis la plus basse classe de nos écoles jusqu'aux soutenances de thèses! On peut même y ajouter, si l'on veut, les ùiscours, les exercices à l'appareil théâtral qui donnent parfois aux jeunes gens l'aplomb et l'adresse. Les arts destinés à jeter de la poudre aux yeux peuvent gagner à tout cela; - mais la force de se montrer soi-même et de ne pa_ varier à tout instant, cette force qui fait la base s du caractère, l'homme futur que vous aurez soumis à ces exercices sera •p·e ut-être un jour douloureusement déçu de la chercher en lui, sans. pouvoir la· trouver. Si l'on me demande quels ex_§rcices meilleur.s on pourrait recommander pour remplacer ceux-là, j'avoue que je ne· puis répondre. A mon avis, l'état actuel de notre société ne permet pas d'établir d'importantes institutions générales, dans le but ·de provoquer la jeunesse à une action convenable ; mais il me semble que les diverses personnes devraient apporter d'autant plus de soin à -examiner tout ce que leur situation offre de commodités, pour répondre aux besoins des leurs; et je crois qu'à cet égard précisément les pères, qui in,téressent de bonne heure leurs fils aux affaires de famille, méritent bien de l'éducation de leur caractère. - D'ailleurs tout cela n.ous ramène au principe énoncé ~i-dessus: L'éducation du caractère réside
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surtout dans l'éducation des idées. Car, en premier lieu, on ne doit point laisser agir d'après leur propre idée ceux qui n'ont pas de désir juste à mettre en action: ils ne feraient que progresser dans le mal; l'art de la pédagogie èonsiste plutôt à les en empêcher. En second lieu: une fois qu'on a donné au cercle des idées une forme assez parfaite pour qu'un goût pur domine absolument l'action en imagination, il n'est presque plus besoin de s'inquiéter, au milieu de la vie, de l'édur-ation du caractère ; l'individu que nous libérerons de t1otre surveillance saura choisir les occasions pour ·les actions extérieures ou tirer parti de celles qui s'imposent à lui, de façon que le bien ne puisse que se fortifier dans son cœur.
V
INFLUENCES QUI AGISSENT SPÉCIALEMENT
SUR LES TRAITS MORAUX DU CARACTÈRE
Partout l'action fait sortir la volonté du désir. Il en va ainsi dans l'élémènt objectif du caractère; ce qui frappe surtout ici, c'est qu'un audacieux: Je veux ne se prononQe que si l'homme a, par sa propre action, acquis immédiat.ement l'assurance de son pouvoir, ou si du moins il se l'est imaginé médiatement. De même dans l'élément subjectif où l'homme qui a 9-es principes non pas en paroles seulement, mais en réalité, a recours, pour prononcer un jugement sur lui-même, à l'opinion qu'il se fait de sa propre personne, opinion qui à son tour dépend de ses expé12
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riences intérieures; c'est pourquoi les hommes au caractère ferme ont l'habitude, par un excès de généralisation, de classer dans le domaine des pieux désirs tout ce qui leur paraît trop élevé pour l'humanité et aont la réalisation leur semble impossible; mais ils généralisent trop, car ils ne devraient pas conclure d'eux seuls à tous. - Il en est enfin de même dans la partie de la morale, qui est. réellement la volonté ; mais ce n'est en réalité que la résolution morale, la contrainte exercée sur soi-même qui, soit pour le nier, soit pour le détruire, agit sur le désir grossiêr, afin que la force de caractère soit et reste acquise au jugement moral et à la chaleur nécessaire. Dans ce cas également la contrainte personnelle n'est d'abord qu'une simple tentative; il faut qu'elle réussisse, qu'elle montre sa force dans l'expérience intérieure, et c'est cet acte seulement qui produit le vouloir moral énergique grâce auquel l'homme possède la liberté intérieure. - Tout ce qui vient au secours de la contrainte personnelle aide à précipiter et à fortifier la résolution. La culture morale trouve ici une belle et grande tâche. Mais l'élément purement positif de la morale cet élément dont l'homme doit être pénétré jusqu'au fond du cœur, pour que la résolution soit à 1 'abri de toute humiliation et que le noble sentiment : La vertu est libre! puisse être plus d'une courte extase, - cet élément primordial qui, en tant que moral, est le contraire de tout arbitraire, et comme fondement de la vertu figure une puissance absolument dépourvue de volonté et ne relevant que du seul jugement, puissance devant laquelle les désirs s'inclinent avec étonnement, avant même que la résolution leur ait
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fait sentir sa force problématique : cet élément appartient en entier au cercle des idées, et dépend entièrement de ce qui forme le cercle des idées. - Il est impossible de grandir au milieu des hommes sans apercevoir, par les yeux de l'esprit, une parcelle quelconque de la valeur esthétique spéciale impliquée par les divers rapport.s de volonté qui se produisent partout; mais que de différences dans l'intensité et la somme de ces conceptions, dans la netteté des distinctions, dans l'effet produit pa1: le tout sur l'âme! Il y a bien longtemps qu'un enseignement réellement bon s;occupe de mettre une certaine clarté dans les éléments moraux, de les isoler, d'assurer même la connaissance encyclopédique de toute leur série, ainsi que des occasions qui les font naître le plus sou vent ; il y réussit grâce à une foule de petits tableaux dans lesquels se trouve représenté, avec plus ou moins de bonheur, et comme épisode marquant d'une histoire, ce qui, par le charme même du côté intéressant, doit être recommandé à l'attention de l'enfant comme objet de méditation morale. Le mérite que se sont acquis ainsi nos pédagogues est, à mes yeux, incomparablement plus grand que toutes les défectuosités qui peuvent inhérer à ces exposés élémentaires. Nous n'avons d'ailleurs qu'à choisir dans la collection abondante dont nous disposons, et la Bibliothèque enfantine de Campe fournira bien, à elle seule, de nombreuses et estimables contributions à un recueil futur mieux choisi. Mais pour la morale c'est fort peu de chose que d'avoir simplement fait connaissance avec ces éléments! Et ce peu reste toujours insuffisant, même quand on y ajoute par la pensée toute une série d'e;ercices faits
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pour aiguiser la sagacité morale, ou encore tout un catéchisme de la raison pratique. La pureté des jugements n'en fait pas le poids. Une intelligence claire aux moments du recueillement intentionnel diffère énormément du sentiment qui, en pleine tempête des passions, annonce que la personnalité est en danger! Tout le monde sait que la solidité morale et la subtilité morale se trouvent presque plus souvent séparées que réunies. , La grande énergie morale est l'effet de grandes scènes et de grandes masses d'idées prises en leur totalité. Lorsqu'un individu a la chance que les conditions principales de la vie, dans la famille et la patrie, offrent longtemps à ses yeux une seule et même vérité morale, avec des contrastes vivaces, avec des reflets multiples provoqués par les effets qui s'en dégagent et sont ensuite réfractés; quand un homme s'est plongé dans l'amitié ou la religion, sans avoir par la suite à subir des désillusion_ amenant un changes ment d'opinions; celui enfin qui, sans idées arrêtées d'avance, rencontre à l'improviste l!ln phénomène nouveau et surprenant de décomposition sociale où il voit des personnes intéressantes supporter de profondes souffi·ances : nous le voyons qui intervient avec un esprit héroïque, qui apporte un secours radical ou porte préjudice sans y prendre garde; nous le voyons qui persévère ou se lasse, suivant que l'homme tout entier ou simplement la surface se trouvent pénétrés des principes directeurs, suivant que son action est inspirée par la totalité de la réflexion ou par une simple concentration toujours soumise à changement. - C'estfolie que de vouloir substituer aux masses d'idées qui agissent ici un
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amoncellement de beaucoup de contacts moraux isolés. Il faut bien que les romans et les pièces de théâtre soient écrits dans une tendance morale, s'ils veulent plaire au lecteur d'un sentiment sain; mais ce serait une erreur de croire que des exaltation s isolées, suivies à coup sür d'un retour à la marche ordinaire, puissent avoir une efficacité particulière. Considérés comme moyens moraux de culture ils ne trouvent leur emploi dans l'éducâti0n que si, par malheur, il faut, dans un âge assez avancé déjà, faire connaître aux élèves les éléments moraux qui auraient dü être appris par les toutes premières ledures,par les premières conversations qui s'ébauchent entre la mère et l'enfant. - La même obse-rvation s'applique aux exhortations morales, aux conseils fréquents, même aux divers exercices religieux, à moins que les idées religieuses fondamentales ne se soient installées de bonne heure au plus profond de l'âme. Quiconque veut conseiller un é1ève doit s'y prendre de telle façon qu'il ne cesse pas un instant de travailler à un rapport durable et important entre l'enfant et lui-même; soutenu légèrement par le sens moral du jeune homme comme par une base sans consistance fixe, ce rapport, augmenté de toutes ses conséquences, devra préparer un sentiment ineffaçable de bien-être ou de déplaisir, supérieur à tout pressentiment. Admettons un instant qu'il se rencontre réellement dans la vie, l'entourage, la destinée d'un jeune homme une- influence puissante, pénétrante, qui ne le modifie pas en mal au po1.nt de vue moral, mais le réchauffe au contraire et l'entraîne; dès le moment où son âme s'attache à un objet isolé, détc:rminé, il esf certain qu'il sera bientôt affligé d'une -espèce particulière
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d'inclination exclusivement dirigée d'un côté, et pour lui le juste et le bien se confondront somme toute av_ une espèce spéciale de leur manifestation. C'est ec ainsi que par exemple une partialité, appuyée sur des motifs sérieux, le rendra <l'avance favorable à une série d'hommes très différents, d'intentions et de mesures absolument dissemblaWes, et l'aliénera à d'autres. Ou encore une espèce de culte religieux l'enveloppera comme d'un vêtement uniforme, si bien qu'on verra en lui plutôt l'adepte de telle ou telle secte que l'homme proprement dit. Tout attachement peut du reste lui donner une couleur spéciale. Un corrosif d'une espèce particulière aura bien gravé dans tout son être, et d'une manière ineffaçable, certaines règles d'équité et de morale, mais à cause précisément de son mordant il aura détruit en lui les pousses variées de la pure nature. Parce qu'il se souviendra toujours avec trop de rigpeur des vœux prononcés jadis, il lui sera désormais impossible de se concentrer dans une idée nouvelle qui pourrait se présenter à lui. Mais nous avons l'air d'être en contradiction avec nous-même. Nous demandons qu'il y ait dans l'homme une grande masse inerte d'idées, constituant en lui la force du moral; et si nous avions le choix entre toutes celles qui pourraient se présenLer à cet effet, nous les rejetterions les unes après les autres, sous prétexte que chacune d'elles matérialise, mais sous une forme rapetissée, ce que nous voulons sous une forme plus pure, inLégrale. Nous réclamons une force plus puissante que l'idée et cependant aussi pure que l'idée ; mais comment l'idée pourait-elle être représentée par une force réelle qui ne serait pas
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quelque chose de particulier; de limité et de limitatif. Tous les hommes cultivés de notre époque connaissent, je suppose, cette q_ifficulté. Et si j'en fais ici mention, ce n'est pas dans l'intention de la résoudre. Si cela dépendait de moi, ce serait déjà fait. Nous avons parlé plus haut de l'union qui se fait entre les concentrations multiples et la réflexion simple, ou si l'on veut entre la culture et le sentiment intime, pour en taire la réelle culture multiple ; nou~ avons esquissé toute l'ordonnance du cercle des idées, c'est-àdire, d'un cercle d'idées qui absorbe tout ce qui pourrait agir sur l'âme avec une puissance trop spéciale, mais qui y ajoute également - en le rapprochânt parfois même, si c'est nécessaire, de la sympathie tout ce qu'il faut pour en faire une immense plaine d'idées s'étendant à l'infini afin de faciliterun vaste coup d'œilgénéral qui, s'élevant de lui-même à l'universalité, combine la pureté de l'idée avec la force de l'expérience. Du moment que les parties isolées de nos con· ceptions ne sont pas autorisées à se produire et à agir partout au nom et en quelque sorte comme les représentantes officielles de la morale, il faut bien, lorsque nous nous occupons d'affaires humaines, mettre dans chaque parcelle de n~tre activité les force~ qui doivent réaliser l'idéal. Si nous voulons q(!.e le cœur ardent embrasse un vaste objet immobile, qui, sap.s être ni particulier, ni limité, doit être absolument réel, il faut faire en sorte que toute la suite des hommes passés, présents et nos voisins immédiats soie.n t rendus accessibles, en tant que série ininterrompue, à une seule et même étude également ininterrompue, qui puisse exercer le jugement moral d tenir constamment en évéil l'intérêt religieux, sans que cependant les
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autres facultés esthétiques et l'observation et la spéculation soient frustrées ou même mises à l'écart,. Dans un autre ouvrage j'ai déjà dit que la représcnt.ation esthétique du monde était la tâche principale de l'éducation; et toutes mes raisons étaient dérivées du concept de moralité. Ceux de mes contemporains qui ne sont pas tombés dans l'erreur de voir dans les idées comme telles des forces fondées dans l'absolue liberté, - et quiconque commet cette erreur fera bien de parler de tout ce qu'il voudra, mais pas d'éducation - ceux-là dis-je, seront peut-être les premiers à m'objecter : « Mais vous appelez nouvelles des choses qui pour nous sont depuis fort longtemps des choses admises. Tous les efforts que nous faisons pour propager l'Humanité sont uniquement guidés par le souci d'amener l'homme à jeter ses regards directement sur lui-même, sur son espèce, sur les relations de celle-ci avec le 1 reste du monde, afin qu'il prenne conscience du sentiment, avertissement et encouragement à la fois, dont les formules de la morale ne sont que la brève expression. Depuis fort longtemps, continueront-ils, la poésie, l'histoire et la philosophie de l'histoire ont reconnu qu'elles avaient pour mission d'unir leurs forces en vue de réaliser cette représentation à la fois esthétique et morale du monde. Seule la philosophie transcendante pouvait introduire un trouble déplorable dans la marche en avant de ces efforts bienfaisants ; coïncidant malheureusement avec les duperies politiques, elle a pu fournir de nouveaux prétextes à l'impétuosité comme à la frivolité et leur permett!·e de tenir un langage audacieux dont les éclats peü harmo1 nieux domineront partout jusqu'à ce que les oreilles
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les moins sensibles en aient compris toùte l'horreur et que de toutes parts on réclame le silence. Mais alors on .fl.'aura qu'à renouer les fils déjà préparés; et puisque toutes les innovations ne peuvent être que préjudiciables au progrès d'une œuvre commencée dans de bonnes conditions, nous devons nous borner à demander une collaboration, et non pas de nouvelles propositions pédagogiques. » Dans la société d'hommes qui tiennent ce langage il ne saurait, en effet, être question que de co,llabora)ion, si quelqu'un rappelle les points suivants: La simple élaboration de tableaux historiques , philosophiques et poétiques (si tant est que ces tableaux puissent soulenir à tous égards la critique historique, philosophique et poétique) ne peut tout au qlus qu'amener les passants à y jeter un regard fugitif; l'éducation, au contraire, envisage un mode d'occupation longue, sérieuse, se gravant profondément dans l'élève, et grâce à laquelle une masse puissante, homogène et cependant articulée (1), de connaissances, de réflexions et de sentiments occupe le centre de l'esprit avec une telle autorité, avec de tels points de contact avec tout ce que pourrait y ajouter le cours des temps, que rien ne puisse passer à côté sans y faire attention ni aucune nouvelle culture d'idées y prendre
(1) L'expression: masse articulée semble contradictoire. Mais la meilleure preuve d'une instruction complète réside précisément en ce fait que la somme des connaissances et des idées que par la clarté, l'association, le système et la méthode elle a élevées à la plus haute souplesse de la pensée se trouve capable, grâce à la compénélralion parfaite de ses divers~s parties, à pousser très énergiquement la volonté, comme masse d'intérêts . C'est parce que celle condition manque que la culture devient si souvent le tombeau du caractère.
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pied, sans que les différences qui la séparent de la première n'aient totalement disparu. Quant à ce qui concerne d'ailleurs la philosophie transcendante, elle a montré non pas tant son efficacité bienfaisante que plutôt sa domination impérieuse, et l'on est bien forcé d'avouer que la cessation de ses influe.nces néfastes ne peut se produire que de deux façons : ou pien par un relâchement général de nos études ou par un effort qu'elle fera elle-même pour se perfectionner et corriger tous ses défauts. Ce que j'aurais encore à dire pour· arriver, après avoir ainsi exposé les principes de l'éducation, à une définition plus précise de la conception de la vie, telle que je voudrais la voir préparer par l'éducation, c'est la philosophie seule qui peut nous le doû'ner; cette philosophie, il est vrai, sera tr.a nscendante plutôt que populaire, bien que dans la séI'ie des systèmes les plus nouveaux de notre époque il ne s'en trouve pas un seul auquel elle puisse se rattacher. Il me faut encore dire quelques mots d'un autre poiut pédagogique très important. Comme l'on sait, la chaleur morale, une fois obtenue, se refroidit facilement sous l'influence des malheurs et de la connaissance des hommes. Des éducateurs distingués ont donc trouvé qu'il fallait une préparation spéciale en vue de l'entrée dans le monde: ils ont supposé que l'adolescent bien élevé s'y heurterait à des phénomènes absolument inattendus, et serait obligé bien des fois à cacher, dans son for intérieur, malgré les peines et les ennuis que cela puisse lui causer, sa franchise et sa confiance naturelles, universelles, toutes prêtes à un commerc~ suivi. Cette supposition repose moins sur l'idée que la jeunesse est irréfléchie
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que sur l'idée qu'une bonne direction aura, au préalable, écarté tout ce qui aurait pu blesser le sentiment moral. On ne veut pas d'une connaissance des hommes acquise de bonne heure. C'est à mes yeux une faiblesse de la pédagogie. Sans doute il est de toute nécessité que la jeunesse ne se familiarise jamais avec le mal; cependant il ne faudrait pas pousser trop loin ce ménagement du sentiment moral ni surtout le continuer au point que les hommes, tels qu'ils sont, puissent encore étonner l'adolescent. Certes, la mauvaise ·soçiété est contagieuse ; et le danger est presque aussi grand lorsque l'imagination s'arrête avec complaisance sur certaines représentations attrayantes du mal. Mais à connaître de bonne heure l'humanité dans ses manifestations multiples, non seulement on arrive à un entraînement précoce de la vue morale, mais on se met encore, ce qui· est très précieux, à l'abri des surprises dangereuses. Et la description vivante de ceux qui ont vécu avant nous est certainement la meilleure préparation à l'observation de ceux qui existent à l'heure actuelle; mais il importe de projeter sur Je passé une lumière assez vive, pour que les hommes d'alors nous apparaissent comme des personnages semblab.les à nous, et non pas comme des êtres d'une autre espèce. - On voit à quoi je fais allusion. Mais je m'arrête, avec l'espoir qu'on excus.e ra facilement une Pédagogie si, dans un chapitre dont le titre annonçait simplement la marche naturelle de la formation du caractère, elle ne craint pas d'introduire sans plus tarder les remarques pédagogiques qui se présentent.
�CHAPITRE V
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La culture morale.
On appelle culture morale cette partie de l'éducation que j'aborde seulement au moment d'arriver à la fin de mon travail. D'ordinaire l'on oppose l'instruction à l'éducation proprement dite; quant à moi c'est le gouvernement des enfants que j'oppose à l'éducation. D'où vient cette divergence? . L'idée d'instruction présente un caractère bien particulier grâce auquel il nous sera très facile de nous orienter. Dans l'enseignement il y a toujoursun tiers élément dont s'occupent à la fois le maître et l'élève. Dans toutes les autres préoccupations de l'éducation, c'est au contraire l'élève que l'éducateur a directement en vue, l'être sur lequel il doit agir et qui doit rester passif vis-à-vis de lui. Donc, ce qui a fait la distinction entre l'instrudion et l'éducation proprement dite, ce sont les deux choses qui donnent d'abord de la peine à l'éducateur: d'un côté la science qu'il faut enseigner, de l'autre l'enfant toujours en mouvement. Le gouvernement dut en conséquence se
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glisser subrepticement dans cette éducation proprement dite: personne ne s'aviserait en effet de le faire rentrer dans l'instruction. Et c'est ainsi qu'un prin· cipe, destiné précisément à maintenir l'ordre, n'a pu manquer de devenir en pédagogie un principe de grand désordre. Quand on essaie de considérer, avec un peu plus de netteté, le but de' l'éducation, on se heurte à ce fait que toute notre conduite à l'égard des enfants n'est pas motivée, à beaucoup près, par des vues les intéressant eux-mêmes, ni surtout par des intentions visant à l'ennoblissement de leur existence morale. On leur assigne des limites, pour les empêcher de devenir insupportables, on les surveille parce qu'on les aime, et cet amour, en réalité, s'applique avan• tout à la créature vivante qui fait la joie des parents; ce n'est que plus tard que s'y ajoute la sollicitude volontaire de donner à un futur être de raison le dével01?pement convenable. Or,· comme ce dernier souci entraîne sans aucun doute une occupation spéciale et particulière, absolument différente de tout ce ijUi peut être nécessaire pour soigner et préserver l'être animal et pour l'habituer aux conditions dans lesquelles il sera bien forcé de vivre désormais au sein de la société; comme d'autre part la volonté de l'enfant doit être formée pour une chose et pliée pour l'autre jusqu'à ce que la culture l'emporte sur le reste, on n'hésitera plus, je l'espère, à renonce,r enfin au trouble funeste que le gouvernement apporte d-ans l'éducation. On s'apercevra que, toutes choses allant bien, le gouvernement, prédominant au début, doit disparaître bien plus tôt que l'éducation; on sentira qu'il doit être fort préjudiciable à l'éducation que
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l'éducateur, comme c'est bien souvent le cas, s'habitue à gouverner et ne puisse plus comprendre ensuite pourquoi le même art, qui lui a rendu tant de services chez les petits, échoue constamment chez les grands, qu'il s'imagine alors devoir gouverner avec plus d'adresse un élève devenu plus adroit, et finisse par accuser le jeune homme d'ingratitude, alors que luimêmea méconnu toute la nature spéciale desa tâche, et persiste dans son idée fausse jusqu'à ce qu'il ait créé un malentendu intolérable et irrémédiable qui dure tout l'avenir. Un inconvénient analogue, quoique moindre, se produit même lorsque l'éducation, qui à son tour doit cesser plus tôt que l'instruction , ·est prolongée au-delà du terme voulu; une telle erreur ne serait du reste pardonnable qu'en présence de natures très renfermées qui ne laissent pas se manifester les signes auxquels on pourrait reconnaître le moment de finir. Il sera facile maintenant de définir la culture morale. Elle a des éléments communs avec le gouvervement des enfants et l 'inshmction: comme le premier elle agit directement sur l'âme, comme la seconde elle a pour but de former. Mais il faudra bien se garder de la confondre avec le gouvernement dans les cas où tous deux font appel aux· mêmes mesures. Il y a dans la manière d'appliqu~r ces mesures des différences .assez délicates que je préciserai dans la suite.
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I
RAPPORTS ENTRE LA CULTURE MORALE ET L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
L'action immédiate exercée sur l'âme de l'enfant dans Je but de la former con&,titue la culture morale. Il y a d'onc, à ce qu'il semble, possibilité de _ faire la culture morale, en s'adressant uniquement aux sentiments, sans tenir compte du cercle des idées! C'est ce que pourrait croire celui qui aurait pris l'habitude d'attribuer, sans aucun examen sérieux, une réalité quelconque à des idées que l'on aurait logiquement, combinées en se servant des divers caractères distinctifs. ' Mais le tableau sera tout différent, si d'un regard scrutateur nous en appelons à l'expérience. Du moins quiconque a remarqué, dans quels abîmes de douleur et de malheur un homme peut êlre plongé, même durant de longues périodes, pour en ressortir ensuite, une Fois que le temps a effacé tout ennui, presque intact, sous les traits de la même personne douée des mêmes aspirati~ns et de sentiments semblables et aussi de la même manière de se manifester, - celuilà n'attendra guère de résultats de ces secousses incessantes appliquées aux sentiments, par lesquelles les mères en particulier croient bien souvent faire l'éducation! - Et surtout quand on aura vu quel degré de sévérité paternelle un adolescent robuste est capable de supporter sans en être modifié, quels stimulants on prodigue à des natures faibles sans qu'elles
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s'en montrenl plus fortes, combien est éphémère toute la réaction qui suit l'action: on serait tenté de conseiller à l'éducateur de ne p~s se préparer à luimême de situation anormale qui est d'habitude le seul résultat durable de l'éducation pure et simple< Pour moi toutes ces expériences ne font que me confirmer dans une conviction psychologique extrêmement simple: je crois que tous les sentiments ne sont que des modifications passagères des idées existantes, que par conséquent, la cause modifiante venant à cesser, les idées reprennent forcément et d'ellesmêmes leur ancien équilibre. Le seul résultat que j'atten.d rai de ce tiraillement perpétuel de la sensibilité, c'est que les sentiments d'une délicatesse supé1 rieure viennent à s'émou sser et soient remplacés par une excitabilité factice, en quelque sorte raffinée, qui ne peut manquer de produire avec le temps des prétentions et tout leur déplaisant cortège. Il en va tout autrement, il est vrai, quand par hasard la somme d'idées s'est accrue en même temps ou que ç.es efforts se sont convertis en action, devenant ainsi volonté. Il faut tenir compte de ces circonstances pour interpréter avec justesse les faits del' expérience. On peut juger dès lors ce que la cullure morale peut être à l'éducation e~1 général. Toutes les modifications de sentiments par lesquelles doit passer l'élève ne sont que des transitions nécessaires pour arriver à la détermination des idées acquises et du caractère. Le rapport entre la culture morale et la formation du caractère est donc double : direct ou indirect. Cette culture permet, d'une part, le placement de l'instruction qui aura de l'influence sur la formation ultérieure du caractère chez l'homme déjà indépendant; d'autre
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par elle permet les manifestations d'un commencement de caractère, pai' l'action ou l'abstention. On ne peut instruire un enfant insoumis; et les tours qu'il joue doivent être considérés, à certains égards, comme les débuls d'une personnalité future. Toutefois, comme chacun le sait, il faut apporter à cetLe appréciation de grandes restrictions. Un enfant indiscipliné agit d'ordinaire sous la poussée d'idées passagères; sans doute il apprend ainsi ce qu'il peul faire, mais pour fixer une volonté il manque ici le premier élément, c'est-à-dire un désir ferme, profondément enraciné. Or les tours d'en fa rit ne conlribuen t à déterminer un caractère que si ce désir existe comme base de l'action. Le rapport le plus important entre la culture morale el la formation du caractère est donc le premier (le rapport indirect), d'après lequel la cutture fraie la voie à l'instruction qui pénétrera dans les pensées, les intérêts et les désirs. Mais il ne faudrait pas négliger le rapp<>rt direct, surtout en présence de sujets moins mobiles et agissant avec une intention plus ferme. Mais le concept de l'éducation morale tel que nous l'avons établi au début est en lui-même absolument vide de sens. Il est impossible d'introduire la simple intention de former dans les influences qui agissent immédiatement sur l'âme, de façon qu'elle devienne une force c.apaàle de former réellement. Ceux qui, par une culture aussi vide, font du moins preuve de bonne volonté agissent à leur insu sur les natures douces par le spectacle-qu'ils donnent ; les soins tendres, inquiets, empressés auxquels ils s'astreignent donnent à l'enfant observateur l'idée qu'une chose qui tient tant à cœur à une personne d'ailleurs respectée doit avoir beaucoup d'im18
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portance. A eux de faire en sorte de ne pas gâter ce spectacle par 'd'autres moyens, de ne pas étouffer le respect par un excès de chaleur ou de mesquinerie ou même, ce qui serait bien plus déplorable, dt: prêter le flanc à la critique aussi vraie qu'acerbe de l'eBfant. A cette condition ils pourront toujours beaucoup pour des âmes accessibles à leur influence, sans pour cela être à l'abri d'~rreurs grossières quand il s'agit de na· tures moins dociles.
II
PROCÉDÉS DE LA CULTURE MORALE
La culture morale produit des s1rntiments ou les empêche. Ceux qu'elle produit sont le plaisir ou le déplaisir. Pour les autres elle les empêche soit en évitant l'objet capable de les provoquer, soit en faisant que cet objet puisse être supporté ou laissé de côté comme indifférent. Dans le cas où l'objet est évité, soit qu'on l'éloigne de la sphère· de l'enfant ou qu'on tienne l'enfant à l'écart de la sphère de l'objet, l'enfant d'ordinaire reste à ce sujet dans une ignorance absolue, ou du moins il ne ressent pas directement ce procédé. Quand on supporte un objet avec indifférence, on dit qu'on s'y est habitué ; quand on arrive à se passer avec indifférence d'un objet auquel l'on s'était habitué, c'est qu'on s'en déshabitue. Le plaisir est provoqué par l'excitation. Non pas que toute excitation produise une impression agréable; mais la culture morale n'éveille le plaisir qu'en vue
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d'u-n but à obtenir, elle veut de la soFte faire naître une activité dans l'élève et c'est pourquoi elle l'excite. Le déplaisir est produit par la pression ; et quand celle-ci se heurte à une résistance, même purement intérieure, elle peut s'appeler contrainte. Un acte déterminé de l'excitation ou de la pression, motivé par une occasion déterminée fournie par l'élève, à laquelle il veut simplement répondre, s'appelle récompense ou punition. Par rapport à la pression, la contrainte et la punition, il faut noter quelques différences assez délicates, à cause surtout des procédés de gouvernement qui semblent coïncider ici avec ceux de la culture morale. Dès que le gouvernement est obligé de faire appel à la pression, il ne veut plus être senti que sous form@ dt1 puissance. Si don,c nous supposons, d'après ce qui précède, qu'une fois établies les intentions du gouvernement, on saura également reconnaître les cas où le gouvernement s'exerce, il faudra s'en tenir à la règle sui.vante: dans ces cas la pression doitôtre employée de telle façon que l'on vise uniquement la réalisation de l'intention ; en même temps l'on se montrera froid, bref, sec, et l'on semblera ne con .. server le souvenir de rien, dès que la chose sera passée. - La comparaison de la maison et de l'État nous fournira quelques indicati0ns précises quant au degré des punitions. Les princip~s font ici défaut: mais j'essaie de rendre aussi clairs que possible les emprunts que je ferai. On distinguera tout d'abord des délits en soi et des -délits contre la police de la maison. Les délits en soi, c'est-à-dire ceux où une intention mauvaise deviendrait action (dolu.s), où le manque d'attention occasionne un dommage, alors
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que la sollicitude s'imposait naturellement (culpa, du moins en partie), peuvent être punis sans qu'il faille d'abord se demander si une prescription antérieurement donnée était connue. Il faut encore tenir compte du plus ou moins de responsabilité : en ceci le gouvernement ne considérera que ce que l'action a réalisé; plus tard la culture morale ~evra s'occuper des intentions restées sans exécution. Dans les cas où l'intention qui d~vrait exister a fait défaut - dans la négligence - la punition sera d'habitude moins sévère, et d'autant plus douce qu'on pourra moins démontrer que l'intention pouvait être exigée. La police de la maison demande à être promulguée par des règles qu'il faut à tout instant rappeler à la mémoire. Les punitions pourront être plus sévères, suivant que les choses présentent une importance plus accentuée ; mais ici, plus que partout ailleurs, l'éducateur prendra bien garde de faire intervenir des mesure~ atteignant le fond de l'âme; les procédés de la culture morale seule auront à le faire. La gradation des peines, déjà si difficile dans l'État, l'est _ encore bien plus dans la maison, où tout doit se ramener à de si minimes proportions. Ce qui importe surtout, c'est la manière plus ou moins accentuée du gouvernement; c'est par elle que l'enfant doit sentir que dans le cas présent il n'a pas agi et n'est pas traité -en élève, mais en homme faisant partie de la société; c'est par elle qu'il doit être préparé à sa future existence sociale. A ce point de vue· le gouvèrncment précis des enfants fait 'en même temps partie de l'enseignement (1).
(1) Cette idée se trouve exprimée• déjà au commencement du présent livre. Mais comme je ne pouvais pas encore m'y Rervir de
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Tout autre est la manière de la culture morale : elle n'est ni brève ni rigoureuse, mais continue, pénétrant lentement et ne se relâchant que peu à peu. Car elle veut être sentie comme élément de formation . Je ne veux pas dire par là que cette impression constitue la partie essentielle de sa force éducative: mais elle ne peut cacher son intention de former. Et quand mê,!lle elle le pourrait, il faut qu'elle la manisfeste, ne fût-ce que pour être tolérable. Quel est donc l'enfant qui ne regimberait pas, ou du moins ne se fermeràit pas, dans son for intérieur, à un traitement sous lequel la joyeuse humeur a tant de fois à1 souffrir~ qui produit un sentiment perpétuel de dépendance, à moins qu'on ne puisse y soupçonner un principe quelconque apportant de l'aide et de la noblesse? La cult-ure morale doit éviter de louche~ l'âme de biais et de produire une impression contraire à son but; il ne faut donc pas que l'élève lui oppose la moindre résistance intérieure et SJive la diagonate comme poussé par deux forces; - mais qu'est-ce qui pourrait nous assurer une réceptivité pure et toujours ouvérle, si ce n'est la foi enfantine en l'intention bienfaisante et la force de l'éducateur? Et comment cette croyance pourrait-elle être produite par des procédés froids, peu engageants, sans nulle cordialilé? - La culture morale, tout au contraire, ne peut intervenir qu'au fur et à mesure que l'élève qui lui est soumis apprend par une expérience intérieure à l'accepter de bon gré. Qu'il s'agisse de . mouvements du goût, d'approbation donnée à une critique juste, d'impressions de plaisir ou de douleur, de succès
mon vocabulaire spécial, j'ai dénommé cullure morale ce qui en réalité aurait dO. s'appeler gouvernement.
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enfin ou d'insm:!cès: la force de la culture morale sera toujours en raison directe de l'accord que lui apporte l'élève. Et la len.teur avec laquelle l'éducateur débutant conquiert cet accord et le développe graduellement, il doit l'apporter également quand il s'agira d'élargir l'action de son influence. Ce qui le sert beaucoup dans les années de la première jeunesse, c'est que la culture morale vient adoucir quelque peu le gouvernement que ·l'enfant accepte, ne pouvant faire autrement. Plus tard il en va tout autrement. Un jeune homme qui se gouverne lùi-même, sent parfai· tement dans la culture morale la prétention importune de former; et, s'il n'existe pas la confiance, l'estime, et surtout le sentiment intime d'un besoin ·personnel qui vienne faire sérieusement contre-poids, si d'autre part l'éducateur ne sait pas s'arrêter à temps, il se manifestera petit à petit certains efforts en vue de repousser cette influence, et ces efforts aboutiront facilement; en mêrtle temps l'audace de l'élève gran• dit, sa réserve disparaît, les relations entre lui et le professeur se font de plus en plus pénibles, jusqu'à ce qu'enfin, mais un peu tard, elles cessent d'ellesmêmes. Envisageons maintenant la question par son point central! La culture morale, à proprement parler, est moins un ensemble composé de procédés multiples et surtout d'actes séparés qu'une rencontre continue entre maître et élève, dans laquelle on ne fait appel que par-ci par-là, et pour produire un effet plus dura• ble, à la récompense et à la punition ou à d'autres moyens analogues. - Le gouvernant et le gouverné, le maître et l'élève sont des personnes qui vivent ensemble et ne peuvent manquer d'avoir des rapports
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agréables ou désagréables. Dès l'instant qu'on approche un homme connu, on entre forcément dans une atmosphère déterminée de sentiments. La nature de cette atmosphère ne doit pas, pour l'éducation, dépendre du hasard; il faut au contraire une sollicitude continuelle, d'abord pour affaiblir l'influence de cette atmt>sphère s'il y a du dangP,r qu'elle puisse être nuisible (1); deuxièmement, afin d'en renforcer sans cesse les influences bienfaisantes et dé les élever ù la hauteur nécessaire pour assurer la formation du èaractère, la formation immédiate aussi bien que celle effectuée par le moyen du cercle d'idées. Il est clair que l'art de la culture morale ne peut être tout d'abord qu'une forme modiûée de l'art qui règle le commerce avec les hommes, et que par suite la souplesse dans les relations sociales doit être un des principaux talents de l'éducateur. Le caràctère essentiel de cette modification consiste en ce qu'il faut affirmer sa supériorité sur les enfants, de façon qu'ils sentent une force éducatrice qui, lors même qu'elle exerce une pression, ait encore une influence vivifiante, tout en suivant sa direction naturelle, dès qu'il s'agit directement d'encourager et d'exciter. La culture morale ne pr•end sa véritable allure qu'après avoir trouvé l 'occasion de faire ressortir aux yeux de l'enfant le propre moi de l'élève, non pas tant par un éloge que par une approbation qui va
(1) Ainsi, par exemple, il faut que l'élève et le maîtré ne soient pas forcés de se trouver constamment ensemble dans la même chambre. La première condition que doive poser un précepteur à son entrée dans une famille, c'est d'avoir une chambre séparée. Les parents qui connaissent leur int,érèt l'offriront d'eux-mêmes: de cette façon on évite le sentiment de gêna réciproque.
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jusqu'au fond de l'âme. L'enfant n'est réellement accessible au bl~me que lorsque celui-ci a cessé de se présenter à lui comme une quanlrité négative isolée : le blâme ne doit avoir d'autre menace que de détruire en partie l'approbation déjà méritée. C'est ainsi que les reproches intérieurs n'agissent de façon durable que chez l'individu qui est arrivé à s'estimer lui-même et qui craint de perdre une parcelle de celte estime. Un autre se prend tel qu'il se trouve; et l'enfant qui n'est que blâmé se met en colère quand l'éducateur ne veut pas le prendre tel qu'il est. Le simple blâme n'a d'effet que si l'amour-propre a déjà préparé le terrain. L'éduG_ateur peut bien essayer de s'en rendre compte, sans pourtant s'y fier aveuglément. Il ne suffit pas non plus que cet amour-propre ne fasse pas entièrement défaut; il faut qu'il atteigne un degré suffisant pour que le blâme puisse y trouver un point d'appui. Mais on ne peut donner d'approbation que si elle est méritée! C'est vrai I Mais ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'après la question de l'éducabilité des id6es il n'en e~t pas de plus importante, pour la détermination de l'éducabilité en général, que celle de savoir s'il existe au préalable certains traits de caractère qui méritent de gagner le cœur de l'éducateur. Il faut au moj.ns que l'individualité manifeste quelques dispositions heureuses, afin que l'éducateur. ait quelque chose à mettre en relief. Et quand au début il ne peut ainsi s'emparer que de fort peu de chose, il devra bien se garder de toute précipitation; la culture ne pourra tout d'abord qu'allumer une seconde étincelle à la première et il lui faudra bien se·contenter p~ndant longtemps de réaliser peu de chose avec le peu dont elle dispose, en attendant que, si rien ne
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vient troubler ni détruire l'œuvre entreprise, le fond se soit accru petit à petit et suffise à des entreprises qui soie·nt en rapport avec les fins de l'éducation. Réjouir l'enfant par r ·a pprobâtion méritée, tel est le plus bel art de la culture morale. Il est rare que le beau puisse s'enseigner: il est plus facile à trouver pour ceux qu'une disposition intérieure porte à l'aimer. Il existe également un art pénible qui consiste à faire à l'âme des blessure1, certaines. Nous ne devons pas dédaigner cet arl. Il est souvent indispensable lorsque dé simples paroles trouvent une oreille in- sensible. Mais il faut de toute nécessité qu'un sentiment de délicatesse le domine et l'excuse tout à la fois, lui imposant des ménagements et ne s'en servant que pour éviter des rigueurs blessantes. De même qu'un chanteur s'exerce à étudier l'étend,ue et les nuances les plus délicates de sa voix, de même l'éducateur doit en quelque sorte s'exercer à parcourir par la pensée la gamme montante et descen~ dan te des différents . tons à employer dans ses rencontres avec son élève : non pas pour se complaire dans ce jeu, mais nfin d·en bannir, par une rigoureuse critique de lui-même, toute disharmonie, d'acquérir la sûreté nécessaire pour trouver chaque fois le ton juste, la souplesse nécessaire à toutes les variations et la connaissance indispensable des limites de son organe. Il a grandement lieu d'être timide dans les premiers mois, dès qu'il doit faire usage d'un ton qui dépasse le ton ordinaire des relations entre gens bien élevés; il a de grandes raisons de s'observer et d'observer son élève très rigoureusement; et même cette observation doit être le correctif permanent des habitudes qu'il prendrait peu à peu, - d'autant plus que
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l'élève se modifiera sans cesse avec le temps. - Et ·ceci est toujours vrai, en petit comme en gran<l. Quand il se trouve qt1e la même observation est nécessaire à plusieurs reprises, il ~e faut pas la répéter deux fois sur le même ton, ou bien elle manquera son effet la seconde fois parce qu'à la première fois elle l'avait déjà produit. - La culture moràle, com-ine un ouvrage ou un discours bien composé, ne doit connaitre ni la inonotonie, ni la fadeur. Et l'édU<.;ateur ne peut espérer la conquête de la force dont il a besoin, que si cette préoccù-pation s'allie à un certain esprit inventif. Il faut en effet que la culture morale ait aux yeux de l'élève une étendue sans limites et son action doit avoir pour lui un pI'ix incomparable. Comme un élément dont toutes les parties ne cessent d'avoir une cohésion parfaite elle doit embrasser toutes les manifestati.o ns de son àctivité, afin qu'il n'ait même pas la pensée de la tourner. Elle doit toujours être prête à faire sentir son action; mais il faut en outre, si réellement elle peut quelque chose, qu'elle se surveille avec une prudence perpétu'elle, afin de ne pas causer, par précipitation, des doulcUTs inutiles à l'enfant. U.n enfant aux dispositions délicates peul souffrir profondément, il peut souffrir en silence, et dans son âme peuvent s'imprimer des souffranees qui le tourmenteront en- core à l'âge mûr. Pour être à même de supporter le plein effet d'une culture morale parfaite, l'élève a besoin d'une santé parfaite. On ne peut guère faire d'éducation lorsqu'il faut ménager un état maladif; et pour cette seule raison il faut déjà qu'un genre de vie réglée par l'hygiène soit la condition première el le fon dement de toute éducation.
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Mais en admettant même _ que des deux côtés tout soit parfaitement en ordre, et que la réceptivité la plus parfaite vienne au-devant de la culture morale la plus conforme aux règles : tout s'évanouira. comme les sons d'une musique, et aucun effet ne subsistera si, aux -sons de cette musique, les pierres ne se sont pas entassées pour former des murailles et pour aménager au caractère, dans le château-fort que figure un cercle d'idées bien déterminé, une demeure sllre et commode. IllEMPLOI DE LA OULTURE MORALE EN GÉNÉRAL
1 ° Comment la culture morale doit contribuer à la formation du cercle d'idées. - Cette collaboratiorl s'applique non pas tant aux heures d'enseignement qu'à l'ensemble de l'éducation. Maintenir l'ordre et la tranquillité durant les classes, écartel' la moindre trace d'irrévérence à l'égard du maître, tout cela regarde le gouvernement (la discipline). Mais l'attention, la corn· préhension vive sont absolument différentes de l'ordre et de la tranquillité. On peut dress~r les enfants à se tenir bien tranquilles, sans que cependant ils saisissent un seul mot de ce qu'on leur dit ! - Pour réal.iser l'attention il faut réunir bien des conditions. L'enseignement doit être clair, difficile plutôt que facile, sous peine de provoquer l'ennui. Il doit entretenir continuellement le même intérêt, comme nous l'avons dit plus haut. :\1ais il faut encore que l'enfant arrive avec la disposition d'esprit vol:ilue, et cette disposit,ion
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doit lui être habituelle : c'est là que la culture morale doit intervenir. Tout le genre dP- vie doit r:tre à l'abri d'influences qui pourraient le troubler; aucun sujet d'un intérêt prédominant ne doit pour le moment remplir l'âme. Il est vrai q_ e ceci n'est pas toujours u entièrement au pouvoir de l'éducateur; -1.out au contraire, le fruit entier de son travail peut être absolument détruit par un seul événement qui entraîne les pensées de l'élève. - Ce qui est davantage en son pouvoir, c'est de graver, par l'ensemble de la- culture morale, dans l'âme de l'enfant, qu'il tient énormément à l'atlention la plus minutieuse, en sorte que l'élève se trouve inexcusable de paraître aux leçons autrement qu'avec le plus entier recueillement. L 'éducateur qui a obtenu ce résultat peut éprouver du chagrin qu'en dépit de tout un hasard plus puissant vienne détourner vers une autre direction l'intérêt qui lui aura coftté tant de peine à conquérir; - il ne pourra faire autre chose que d·e céder, de suivre et d'accompagner l'enfant avec sympathie; la plus grave faute qu'il puisse commettre c'est de rompre les relations par des défenses intempestives. - Toutes ces distractions petites ou grandes, l'homme, en fin de compte, en revient avec les traits fondamentaux de ses pensées antérieurement ordonnées - il se rappelle tancien ; état de choses et peut donc s'y rattacher ; il y introduit les élément~ nouveaux et l'on peut découvrir des moments propices pour les analyser. Seulement il faut toujours qu'on retrouve la même souplesse, la même bonne volonté, la même franchise ; ou bien qu'on les . crée de nouveau, çar toute action immédiate de la cultµre morale est fugitive. Une fois que l'élève est à même de poursuivre de
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sa propre initiative la bonne voie, il lui faut de la tranquillité l A par,tir de ce moment, la culture morale doit renoncer graduellement à toutes ses prétentions et se borner au rôle de spectateur sympathique, bienveillant et confiant; les conseils eux mêmes ne doivent plus chercher qu'à provoquer l'élève à la réflexion personnelle. Rien n'est alors plus bienfaisant, rien n'est accueilli avec plus de gratitude que la peine affectueuse que prend le maîLre pour éloigner toutes les causes inopportunes qui pourraient troubler l'élève et retarder chez lui l'harmonieux développement Îlltéri·eur. 2° Formation du caractère par la culture morale. Comment l'action volontaire doit-elle être restreinte ou encouragée? Nous supposons ici que le gouvernement a déjà pris soin d'obvier à .tout désordre qui, en outre de ses conséquences extérieures immédiates, pour!_'ait introduire dans l'âme de l'enfant des traits .grossiers de malhonnêteté. Il ne faut surtout pas oublier que l'action de l'hommt ne comprend pas seulement l'activité qui tombe sous les sens, mais encore l'accomplissement intérieur: l'union des deux est indispensable pour constituer le caractère. L'activité multiple qui chez les enfants bien portants n'est que l'expression de leur besoin de mouvement, les continuelles volte-faces des natures légères, et même les plaisirs grossiers qui sont l'indice d'une brutale virilité : tous ces symptômes apparents d'un caractère futur n'en apprendront pas autant à l'éducateur qu'une action unique, calme, réfléchie, faite de bout en bout par une âme repliée sur ellemême, ou qu'une seule résistance opi~iâtre <l'un
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enfant habituellement facile à. conduire : et même dans ce cas il faut unir à l'observation beaucoup de réflexion. La véritable fermeté n'existe jamais chez les enfants; ils sont incapables d'échapper à la modification du cercle d'idées 'qui les attend de tant de cNés, voire même, nous l'espérons, de la part de l'éducateur. Mais Ja culture morale est à peu près réduite à l'impuissance lorsqu'une actiop de l'enfant révèle une tendance déterminée, armée de réflexion: à moins qu'on ne veuille compter pour quelque chose ce résultat que, les occasions éloignées, l'enfant n'a pas le temps de s'y exercer assez pour en arriver à l'habitude: il faudra alors avoir soin de supprimer radicalement les occasions <"t reconnaître qu'on ne peut lutter contre l'imagination que par des occupa~ tions vivç1.ntes et attrayantes d'une autre nature, ce qui rentre encore dans l'action qu'il faut excercer sur le cercle à'idées . On 1mra donc à cœur de recourir à ce moyen, dès qu'il s 'agira de détruire une perversion sérieuse ; et c'est la culture morale qui doit surtout y contribuer : on négligera totalement, dans les cas indiqués, de faire appel aux châtiments rigoureux! Ils sont à leur place lorsqu'une teudance nouvelle se manifeste pour la première ou la deuxième fois et sans préméditation, sous les apparences d'une faute qui, si elle n'était point réprimée, se répéterait et finirait par laisser dans l'âme un trait vicieux. C'est alors que sans tarder 111 culture morale doit intervenir avec énergie. Airn~i le premier mensonge inté- ressé ne saurait être trop sévèrement puni, ni réprouvé avec trop de persévérance par des rappels fréquents, qui graduellement ij'envelopperont de plus de douceur, et l'on ne doit point craindre de porter les coups les
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plt,1s douloureux afin d'en graver la haine jusqu'au plus intime de l'âme. Quand il s'agit d'un menteur invétéré, ce même traitement ne servirait qu'à le rendre plus dissimulé et plus astucieux: il faut qu'avec une pression croissante· on l'enserre de plus en plus étroitement dans la situation fausse où il se place luimême; mais ce procédé ~eul n~ serait pas suffisant. Il faut ql.lè l'âme tout entière soit élevée, afin qu'elle sache sentir et estimer la possibilité de se procurer une estime qui ne peut être compatible aveo le mensonge. Mais le pourra-t-il, celui qui ne possède pas l'art de mettre en mouvement le cercle d'idées, en l'attaquant de n'importe quel côté? Oµ bien se figuret-on qu'il suffise pour cela de quelques discours isolés ou de quelq\leS exhortations? Il est une activité extérieure multiple, sans profondeur ni constance dans les tendances ni la réJlexion, et qui révèle des apt.itudes physiques plutôt que des dispositions intellectuelles; ell~ ne saurait cons~ituer un caractère: elle s'oppose au contraire à l'affermissement du caractère. Elle peut être tolérée comme manifestation de l'humeur joyeuse, favorable ::i la santé comme aussi au développement de l'adresse corporelle i bien plus, elle donne à l'éducateur le temps de tout préparer pour la détermination ultérieure du caractère, et à ce point de vue elle est profitable. D'autre part, elle n'est pas à souhaiter, parce que l'éducation ultérieure du caractère pourrait aisément s'en,trouver remise au delà de la période d'éducation. En conséquence, lorsque la formation d1~ cercle d'idées est arriérée ou qu'elle a besoin d'être:, fortement rectifiée, on ne peut rien sou.h~iLer de mieux que de voir la jeunesse manifester longtemps ~a jo_yeuse gaieté sans
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direction préci::;e; si, au contraire, le cercle d'idées existant permet déjà d'espérer une judicieuse déLermination du caractère; alors il est temps, quel que soit d'ailleurs l'âge de l'élève, d'y joindre une activité sérieuse, afin que l'homme se fixe bientôt. - Quiconque a été lancé trop lôt dans une activité ayant de l'importance n'est plus susceptible d'éducation ; ou celle-ci, tout au moins, ne peut être renouée qu'avec beaucoup de désagréments et un succès amoindri. En général, l'activité extérieure ne doit jamais être provoquée de telle sorte que la respiration intellectuelle - l'alternance de concentration et de réflexion dont nous avons parlé plus haut -- en soit troublée. Il est des natures pour lesquelles il faut, dès la prime jeunesse, s'imposer comme maxime d'éducation de soustraire à leur activité l'excès des attraits extérieurs. Sinon elles-n'auront jamaï"s ni profondeÙr, ni décence, ni dignité; elles n'auront pas assez de place dans le monde; elles feront du mal dans l'unique but d'agir: on les redoutera, et qu&nd on le pourra, on les repoussera. Pour ceux qui s'adonnent de bonne heure, avec une passion exclusive, à une occupation inintelligente, on peut présumer à coup sür qu'ils sont et resteront des esprüs vides, et qu'ils seront même plus insupP.ortables que les autres, parce que l'intérêt qui les anime encore pour le moment ne pourra même pas persister avec la même force ni les protéger contre l'ennui. Après ces considérations il nous faut encore tenir compte des distinctions que nous avons faites précédemment .dans la ·partie subjective aussi bien que dans la partie objective du caractère. La culture morale doit avant tout compléter les dis-
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positions naturelles par rapport à la mémoire de la volonté. On sait déjà qu'un genre de vie uniforme et simple, l'éloignement de tout ce qui pourrait être une cause de changement et de distraction, contribue à ce résultat. Quant à l'influence spéciale quer l'éducateur peut exercer p&r son attitude vis-à-vis de l'élève, on s'en rend le mieux compte en se représentant l'impression toute différente que l'on ressent, suivant que l'on vit avec des gens au caractère constant ou des gens au caractère versatile. Avec ces derniers nos relations subissent des modifications fréquentes: pour nous maintenir nous-mêmes à côté d'eux, il nous faut deux fois plus de force qu'avec les premiers qui nous communiquent insensiblement leur ég,alilé d'humeur et nous font avancer dans une voie unie, en nous présentant toujours le même rapport. - Mais dans l'éducation il faut se donner infiniment de peine pour montrer toujours aux enfants le même vis-age, les circonstances restant les mêmes; il est tant de choses en effet qui nous émeuvent et que les enfants ne peuvent comprendre et qu'ils ne doivent pas davantage éprouver. Et quand plusieurs enfants se trouvent réunis, le travail de l'éducation affecte lui-même de tant de façons différentes, qu'il faut une sollicitude toute particulière pour rendre à chacun la disposition d'esprit qu'il a fait naître, et ne pas confondre ni altérer par la confusion les différents tons qu'il faut prendre à l'égard des divers enfants. C'est ici que les dispositions naturelles de l'éducateur entrent en ligne de compte, non moins que l'expérience qu'il a du commerce des hommes. Lorsque celle-ci fait défaut et que celles-là n'ont qu'unè influence nuisible, l'insuccès de la culture morale peut souvent provenir uniquement
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de ce que l'éducateur ne sai~ pas assez se dominer pour paraître indifférent, si bien - 1e~_ qÙ€ élèves confiés à ses soins ne le comprennent plus et renon0ent à l'espoir de pouvoir j.amais le satisfaire. C'est précisement le contraire de ce qui fait la première exigence de la culture morale ayant en vue la formatio_ du caractère. En n effet, ce qui existait en fait de mémoire de la volonté se trouve diminué de tout ce que la culture morale aurait pu réaliser, et le caractère se voit forcé de chercher un asile dans quelque profondeur cachée. Celui qui réuss-ira le premier avec une culture morale qui tient l'en.fant (j'appelle ainsi celle qui collabore comme il convient à la mémoire de la volonté) sera donc l'éducateur qui aura naturellement le caractère égal. Mais celui qui peut se vanter d'un tel avantage doit prendre garde de ne pas satisfaire à la deuxième condition. La culture morale doit avoir également 1rne action déterminante, afin que le choix se décide. Or, pour cela, il faut une âme mobile, toujours à même d~ répondre aux mouvements de l'âme enfantine. Ce qui dans ce cas est encore plus important que les dispositions naturelles de l'éducateur, c'est la concen ration de son esprit, qui doit être gagné à l'éducation, de telle façon que l'éducateur, en grande partie déterminé par l'élève, le détermine à son tour par une réaction naturelle. Il faut qu'il soit entré dans les désirs de l'enfant pour la partie où ils sont innocents et qu'il ait fait sien ce qui, dans les vues et les opinions de l'élève, est quelque peu fondé; il doit se garder de vouloir corriger trop tôt avec rigueur ce qui pourra lui fournir des points de contact; ou est bien forcé d'être en 'contact avec celui que l'on veut déterminer? Mais ceci est un point qui demande à êlre
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développé par l'application plutôt que par la plume. Il serait plus facile de traiter par écrit le deuxième élément de la culture morale déterminante : elle doit, comme nous le savons, accumu1er autour de l'enfant et avec suffisamment d'insistance tous les sentiments qui peuvent le déterminer naturellement, et l'entourer sans cesse des conséquences engendrées par chacune de ses façons d'agir ou de penser. Ce qui se trouve être l'objet du choix ne doil pas aveugler par un éclat équivoque; les plaisirs et les ennuis passagers ne doivent ni trop attirer ni trop effrayer; il faut que d'assez bonne heure l'élève sente la véritable valeur des choses. Parmi les procédés pédagogiques qui doivent amener ce résultat, il faut remarquer surtout les réelles punitions en usage dans l'éducation; elles n'ont pas besoin d'impliquer une juste mesure du châtiment, comme cell~s demandées par le gouvernement; elles doivent êlre calculées de telle façon qu'aux yeux de l'individu elles restent toujours un avertissement bien intentionné,et ne produisent pas une antipathie durable à l'égard de l'éducateur. C'est la façon dont l'élève est sensible aux punitions qui est ici la règle décisive. Quant à la qualité de la punit.ion, la différence entre les punitions d'éducation et celles de gouvernement est évidente: les dernières visent uniquement à rendre, par n'importe quel moyen, la quantité de bien ou de mal méritée par l'élève; les premières, au con"traire, doivent chercher autant que possible tout ce qui serait positif ou arbitraire et s'en tenir uniquement, quand ·elles pourront le faire, aux suites naturelles des actions humaines. De bonne heure elles doivent en effet déterminer l'élève comme il se trouverait déterminé après une plus mûre réflexion personnelle et assagi peut-être
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par les ennuis supportés. En outre, le choix qu'elles produisent aurait une tendance à n'être que passager ou du moins de devenir plus tard hésitant. - Les récompenses pédagogiques sont à établir d'après ces mêmes principes. Mais elles n'auront guère d'efficacité si elles ne peuvent tabler sur un ensemble de rapports qu'elles pourront encore accentuer. Mais nous avons assez parlé d'un point qrn a déjà tant occupé les éducateurs. L'élément subjectif du caractère consiste, comme nous l'avons dit, à se prononcer soi-même en des principes. La culture morale y contribue par un procédé régulateur. On suppose que l'élève a déjà fait son choix; on ne doit donc pas l'inquiéter davantage; il n'est plus question de prévenir ni d'intervenir d'une façon sensible. L'élève agit lui-même; et il ne peut être jugé par l'éducateur que d'après la mesure qu'il lui fournit:. lui-même,. Le conta~t du professeur et de l'élève fait sentir à celui-ci qu'une façon d'agir inconséquente ne trouverait ni compréhension ni réponse, qu'elle suspendrait même les relations et le commerce, jusqu'à ce qu'il plai eau jeune homme de rcn:. trer dans une voie connue. - Parfois les enfants qui voudraient de bonne heure être <les hommes ont besoin qu'on leur fasse remarquer que leurs principes saisis au passage manquent de maturité et pèchent par la /. précocité. Mais il est rare que cela puisse se faire immédiatement, car à douter de la fermeté prétendue de quelqu'un on ne risque que trop de l'offenser. Quand on se trouve en face d'un jeune raisonneur il faut, à l'occasion, l'embarrasser dans ses propres rai" sonnements, ou encore l'amener à se fourvoyer dans 1es circonstances extérieures. Une fois qu'il se trouve
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surpris il est facile de cl~oisir le bon moment pour le ramener à la modestie et lui faire embrasser d'un coup d'œil les degrés de culture qu'il lui reste à parcourir. Plus on saura réduire adroitement les principes imaginés au rang de simples exercices prépnratoires en vue de produire la détermination personnelle, et plus les véritables sentiments de l'homme se manifesteront sous forme de maximes et fortifieront, par l'élément subjectif correspondant, le véritable élément objectif du caractère. Mais il y a là ,m écueil contre lequel se brise facilement même une éducation judicieuse par ailleurs. Les maximes qui jaillissent réellement des profondeurs de l'âme ne veulent pas être traitées comme celles provenant du simple raisonnement. Si l'éducateur commet la faute de se montrer, ne füt~ce qu'une fo.is, dédaigneux à l'égard de ce que l'élève juge très sérieux, il peut y perdre le résultat de longs efforts. Qu'il l'éclaire de Fia lumière et le blâme même, mais se garde de le mépriser comme du pur verbiage. C'est ce qui peut d'ailleurs se produire par une erreur bien naturelle. Les jeunes gens qui disposent de beaucoup de vocables et se trouvent à la période o@ l'on cherche l'expression, mettent souvent de l'affectation dans le langage de leurs sentiments les plus vrais et provoquent ainsi, à leur insu, une critique qui se montre à leur égatd de la plus criante injustice. La lulte, dans laquelle les principes cherchent à s'affirmer, la culture doit la soutenir, pourvu que les principes le méritent. Deux choses importent ici : il faut connaître exactement la disposition d'âme des combattants, et avoir de l'autorité. Car c'est précisément l'autorité intérieure des principes personnels qui doit être fortifiée et complétée par une autorit.é exté-
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rieurn absolument de même nature. Ce sont ces considérations qui déterminent la conduite du professeur. Il faut <l'abord user de précaution dans l'observation des combattants; puis on achèvera le tout en se montrant sérieux, calme, ferme, prudent dans les travaux d'approche. Mais la -culture morale intervient pour modifier largement tout cela. Loin d'affirmer que la mémoire de fa volonté soit toujours la bien-venue, nous disons au contraire qu'en présençe d'aspirations mauvaises, l'art de la culture consiste justement à les embarrasser, à leur faire houle, et à les faire tout doucement tomber dans l'oubli par toutes les occupations différentes et contraires qui solliGitent l'âme. Il ne faut pas que le choix soit déterminé par le résultat profondément ressenti des actions au point de jeter une ombre sur l'estime qu'il faut accorder à la bonne volonté, sans autrement s' oc-cuper du résultat. L'élément objectif du caractère doit d'abord affronter la critique morale avant que l'on puisse favoriser ses eftorts quand il veut s'ériger en principes et s'affirme~ par la .lutte. Dans les premières années, alors que l'enseignement et l'entourage invitent aux premières conceptions morales, il faut remarquer et ménager les moments où l'âme paraît en èt.re occupée. Il faut que la disposition d'esprit reste calme et claire : voilà ce que la culture morale doit réaliser en premier lieu. On a souvent dit, et à certains égards on ne saurait trop le répéter, , qu'il faut conserver aux enfants leur esprit enfantin. Mais qu'est-ce qui gâte cet esprit enfantin, ceL esprit naïf qui regarde tout droit devant lui dans le monde, ne cherchant rien, et remarquant précisément pour cela tout ce qu'il faut, voir? - Ce qui la gâte, c'est
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tout ce qui réagit contre le n9 turel oubli de soi-même. L'homme bien portant n'a pas la sensation de son corps ; de même l'enfant insouciant ne doit pas avoir la sensation de son existence, pour qu'il ne jauge pas d'après elle l'importance de toute chose extérieure à lui-même. Alors on peut espérer que parmi les remarques qu'il fera se trouveront également des conceptions claires du juste et de l'injusle au point de vue moral; et sa façon de juger les autres à cet égard, il se l'appliquera à lui-même; et de même que le particulier est soumis au général, de m~me il se trouvera soumis à,sa propre censure. Tel est le commencement naturel de la culture morale, faible et incertain en luimême et ayant besoin d'être fortifié par l'instruction . .Mais il est troublé par toute excitation vive et durable qui donne au sentiment de soi une prédominance, grâce à laquelle le propre moi devient un point de relation pour l'extérieur(1 ). Une telle excitation peut être agréable ou désagréable. Ce dernier cas se présente dans la maladie ou l'état maladif, et même chez dei:: tempéraments d'une très grande excitabilité; les éducateurs savent depuis fort longtemps combien le développement morale en souffre. C'est encore la même chose qm aurai t lieu si l'on traitait l'enfant avec dureté ouqu'6nle taquinâtlropsouvent ou qu'on négligeâtlessoinsquisont dusauxbesoins de l'enfant. En revanche, c'est à bon droit que l'on donne le conseil de favoriser la gaieté naturelle des enfants. Mais la pédagogie n'a pas moins raison quand elle déconseille tout ce qui poûrrait, par des se~timents de plaisir, faire ressor(1) On n'a pas à redouter la conception théorique du propre moi, la connaissance de soi-même; CE'lle-ci montrera l'individu tel qu'il apparaît au milieu des c.hoses qui l'entourent.
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tir le propre moi: par conséquent tout ce qui, sans aucune utilité, occupe les désirs, éveille trop tôt ceux qui sont réservés aux années ultérieures, tout, en un mot, ce· qui entretient la vanité et l'amour-propre. Par contre l'enfant aussi bien que le jeune garçon ou l'adolescent, c'est-à-dire l'élève de tout âge, doit être habitué à suppc_>rter la censure qu'il provoque, autant du moins qu'elle est juste et compréhensible. Un point capital de la censure consiste à veiller à ce que toutes les voix de l'entourage, qui représentent en quelque sorte l'opinion publique, fassent entendre les critiques dans une juste mesure, sans les rendre désagréables par des commentaires offensants. Il s'agit de faire en sorte, et ceci implique des efforts nullement superflus, màis fort peu considérables que l'enfant comprenne bien cette voix de son entomage et la fortifie même par l'aveu qu'il se fera au plus intime de lui-même (1). Si l'éducateur est obligé de représenter à lui seul l'opinion générale, ou même de la contredire, il lui sera difficile de donner du poids à sa critique. Ce qui importe alors surtout, c'est qu'il possède une autorité prépondérante, à côté de laquelle l'enfant n'estime plus aucun autre jugement. - Dans les premières années, l'instruction morale élémentaire se confondra presque avec cette censure; nous en laissons ici le soin aux mères et aux écrits enfantins bien
(1) On aurait tort d'éviter obstinément tout aveu public, quand les circonstances s'y prêtent; mais d'autre part, il ne faut pas que l'éducateur Je fasse dégénérer, par sa propre fautP., en jeu facile, en habitude, en moyen habile de s'aj,tirer des flatteries . Quiconque aime se confesser ainsi, n'a plus de honte. Et quand l'enfant avoue par ses actions , c'est-à-dire qu'il lient compte des indications données, une culture morale trop dure ne pourrait ne lui arracher que des mols.
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faits; nous demandons seulement qu'on ne la réduise pas à inculquer des maximes ; car un. tel procédé, même dans les cas les plus favorables, devance la formation subjective du caraotère et même la dérange, tout en portant préjudice à la naïveté de l'enfant. Il est utile et même en quelque sorte nécessaire qu'à cette période l'on ménage et favorise la délicatesse de l'enfant en écartant de lui tout ce qui pourrait habituer son imagination à la laideur morale. Pour cela il faut des précautions, mais on évitera toutes les mesures particulièrement gênantes, tant que le corps aura besoin de garde et de soins continus. Mais jamais la mère ne doit empêcher son enfant de s'ébattre librement dans les champs, dès qu'il sera en mesure de le faire, et les pédagogues se mettent dans leur tort quand aux préoccupations occasionnées par la nature physique ils ajoutent encore des inquiétudes à propos de la nature morale, d'autant plus qu'ils se trouvent amenés ainsi 1 au fur et à mesure que l'enfant avance en âge, à vouloir se rendre maîtres de tout l'entourage, sans remarquer que l'excès de soins, au moral aussi bien qu'au physique, est le pire des moyens pour aguerrir l'homme contre les intempéries du climat. Empêcher le froid extérieur de pénétrer ne veut pas dire augmenter la chaleur intérieure; par contre, l'augmentation de la chaleur morale provient en grande partie du travail intérieur et de l'excitation à laquelle la force existante déjà se trouve peu à peu conduite par les aiguillons du mal extérieur. - Il n'y a qu'un éducateur négligent qui puisse voir un enfant accepter comme modèle et imiter tout ce qu'il voil. Il suffit d'une moyenne sollicitude pédagogique pour que l'élève continue, pour lui seul, le chemin de sa culture et se borne à
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considérer et à juger comme des phénomènes étrangers toute la grande activité des naturP,S grossières, à part quelques comparaisons qu'il en fait avec ses propres aspirations. Et quand il se rencontre _ vec de tels a individus, ils blesseront si fréquemment son e!=prit plus délicat et lui feront sentir si bien sa propre supériorité intellectuelle que l'éducateur, pour peu qu'il ait auparavant fait son devoir, aura de la peine à rétablir les relations nécessaires entre celui dont ses soins ont fait quelqu'un de supérieur et ceux que le sort aura négligés. Mais ces réunions dues à une intention formelle, tout en servant à contrebalancer la présomption de l'élève, forceront son amour-propre à s'appuyer d'autant plus -sur le moral que l'immoral le rebutera davantage. Telle est la marche nécessaire de la culture morale par rapport à l'entourage. O:n suppose bien, il est vrai, une moralité existante antérieurement et très forte. Pour ne pas répéter combien il faut compter ici sur le cercle d'idées, je ne rappellerai que les points essentiels de lil rencontre entre élève et professeur. L'approbation méritée, accordée sans bruit, mais avec largesse et de tout cœur, est le fon,dement élastique sur lequel doit s'appuyer la puissance d'un blâme non moins abondant, éloquent, bièn mesuré et rendu énergique par les tournures les plus variées; et cela, jusqu'à ce que l'on constate que l'élève en est intérieurement saturé, et que l'un et l'autre lui servent à se guider et à se diriger. l:'ne époque vient forcément- u·n peu plus tôt ou un peu plus tard - où. l'éducateur dirait des paroles superflues, sïl voulait encore énoncer ce que l'élève se dit tout aussi bien lui-même. Et de ce moment datera une certaine familiarité, - qui jusqu'à ce jour n'eüt
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pas été à sa place; - et sous forme de méditations consacrées à des affaires communes l'on revient alors, en temps opportun, sur ce que l'homme a charge de faire en lui-même au point de vue moral. Nous sommes ici dans la sphère de la résolution morale et de la contrainte personnelle. Un langage ferme et énergique n'y est plus à sa place, c'est entendu; mais à force de rappeler les fautes commises, de répéter ses réprimandes avec une douceur de plus en plus grande, on arrive à mettre une attention constante, uniforme dans l'observation de soi-même. Ce qui importe à la moralité, ce n'est pas seulement la qualité ni la force des résolutions, mais encore la somme de leurs points de contact avec toutes les parties· du cercle d'idées. La loyauté morale a pour condition nécessaire une sorte de présence universelle de la critique morale. Une personne étrangère ne _saurait jamais mettre lrop de ménagements dans cette critique; mais d'autre part, quand on veut parler fort, critiquer et exhorter d'une certaine façon complète, on fera bien de choisir les moments qui peuvent permettre d'embrasser d'un seul coup d'œil et de revoir toute une longue série d' événements; il faut s'élever au-dessus du fait isolé, qui ne peut servir que d'exemple sans p.:>uvoir, envisagé d'un point de vue supérieur, donner de la clarté aux considérations générales. Autrement on aurait l'air mêsquin d'envelopper des choses insignifiantes dans de grands mots. P our ce qui est enfin de l'aide à donner dans la lutte morale, l'ensemble des relations qui existent entre l'élève et l'éducateur doit déterminer ici, comment ils peuvent se rapprocher l'un de l'autre et prendre con-
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tact. La confiance est, certes, chose bien souhaitable; mais il faudrait qualifier d'inintelligente une conduite qui supposerait comme réelle une confiance n'existant pas en fait. Serait-il possible à quelqu'un de parler plus exactement en des règles générales? Je préfère laisser à la nature humaine et au zèle de l'éducateur le soin de rechercher avec toutes les précautions voulues la pl~ce etla manière de saisir et d'élever avec le plus de sûreté et de succès à la fois, en des moments dangereux, les élèves confiés à sa sollicitude.
�CHAPITRE VI
Examen des éléments spéciaux de la culture morale.
Une pédagogie détaillée trouverait ici l'occasion d'exposer tout l'e trésor de ses observations et de ses tentatives, sans pourtant nous donner un tout. Tel n'est pas mon dessein; je serai, t~)Ut,au contraire, plus bref même que ne semblerait le permettre en lui-même le plan de cet ouvrage; et cela pour deux raisons. La première est celle-ci : aux endroits où il me faudrait parler des diverses manifestations du moral et de-la culture morale, je ne pourrais faire autrement que de renvoyer le lecteur à ma philosophie pratique qui n'est pas encore publiée; malgré toute la brièveté il ne sera pas possible d'éviter complètement cet inconvénient. En second lieu, je me crois en droit de supposer que tous les lecteurs de mon présent livre auront étudié au préalable l'ouvrage de Niemeyer, devenu classique, non seulement pour la langue mais encore pour son harmonieux développement. Je l'estime surtout parce qu'il renferme, éparpillées partout, toute une foule de fines remarques relatives à ce qui dislingue spécifiquement la conduite pédagogique. Les
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observations qui se trouvent accumulées aux paragraphes 113-130 du premier volume sont peut-être les plus importàntes : elles établissent les principes particuliers de l'éducation morale, par rapport à certaines vertus ou certains" défauts. A cette occasion je demande au · lecteur de bien vouloir, s'il établit une comparaison entre - les principes de Niemeyer et les miens, rechercher les points communs plutôt_que les contradictions. Il m'est avis qu'il est plus profitable d plus honorable pou·r moi d'inciter mes lecteurs à faire cette comparaison que de les voir tourner autour de la question ordinaire : qu'est-ce que cet auteur nous apporte de nouveau? Certes, il y aurait une raison irréductible de conflit entre nous si Niemeyer prenait absolument au sérieux les paroles qu'il écrit dans sa préface : en matière _ d'enseignement tout dépend. d'une expérience plus ou moins longue. Si Locke et Rousseau disaient cela,je ne serais _ en peine pour mettre ces paroles d'accord pas avec l'esprit de leurs écrits, et ce serait précisément une raison pour moi de me poser en adversaire de leurs doctrines. Que Niemeyei: me pardonne si j'en crois son ouvrage plutôt que cette affirmation ! Ce qui lui assure une supériorité décisive sur les étrangers, et nous permet d'être fier de son esprit allemand, c'est, du moins à mes yeux, la tendance nettement morale de ses principes; chez les deux autres, au contraire, c'est l'arbitraire grossier qui règne et se propose, à peine adouci par un sentiment moral très indécis, de préparer la vie terre à terre des sens. Mais je n'ai nullement besoin de démontrer à Ni~meyer que les véritables principes moraux ne s'apprennent pas du tout par l'expérience, et que même la concep-
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tion des expériences est modifiée par les sentiments que chacun y apporte. D~ cette façon j'aurai prévenu jusqu'à l'apparence d'un conflit, surLout si j'ajoute cet aveu : cet ouvrage a pour origine ma collection d'observations et d'expériences faites avec grand soin et recueillies dans les circonstan0es les plus variées - autant qHe ma philosophie personnelle.
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CULTURE MORALE OCCASIONNELLE OU CONSTANTE
La raison qui nous a permis de distinguer l'enseignement analytique de l'enseignement synthétique peut encore nous servir dans la culture morale. Car ici encore la façon dont l'élève va au-devant de l'éducateur est un facteur important; et de même que l'enseigement analyse le cercle_d'idées existant, afin de le rectifier, de même la conduite de I 'élève a besoin bien des fois d'une réplique qui la ramène dans la bonne voie, et 1es circonstances fortuites ou occasionnelles ont également besoin que quelqu'un en dirige les conséquences. Dans toute direction d'affaires il se produit quelque chose d'analogue; c'est ce qui nous fait saisir la différence entre des mesures isolées, interrompues, occasionnelles, et le procédé continu qui, toutes les circonstances étant supposées les mêmes, continue son travail d'après le même plan. C'est d'ailleurs une vérité partout et toujours reconnue que, plus ce procédé constant est approprié au but poursuivi, plus on s'y tient exactement, et plu~ les
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affaires en arrivent à une sorte de prospérité qui offre des forces pouvant servir aussi b~en à tirer parti d'i:p.cidents favorables qu'à éviter tout ce qui serait préjudiciable. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier dans la culture morale ! Elle aussi connaît une espèce de fausse économie qui, à l'occasion, voudrait d'un seul coup faire de grands bénéfices et néglige en même temps de bien administrer la provision acquise et de l'augmenter sans cesse; - mais en face d'elle il - existe une a,utre méthode d'acquisition, juste et certaine: elle dispose et maintient toutes les circonstances de façon que les mêmes sentiments, les mêmes résolutions se reproduisent toujours et se fortifient et s'affermissent par là mème. On devra donc s'occuper avant tout à faire entrer et rester la culture morale constante dans la bonne voie ; il faudra même augmenter de sollicitude quand des mesures prises occasionnellement ont dérangé quelque chose dans la situation auparavant bien ordonnée. Des façons inhabituelles tout comme des événements extraordinaires, - surtout les punitions et les récompenses, laissent facilement des impressions qui ne doivent ni durer ni surtout s'accumuler. C'est un art tout particulier que de savoir tout ramener à l'ancien état de choses en organisant sa conduite comme s'il ne s'était rien passé.
�EXAMEN DES ÉLÉMENTS 8PÉCIAÙX UE tA CULTURE MORALE 249
II
.LA
CULTURE
MORALE
AU
SERVICE
D'INTENTIONS
PARTICULIÈRES
Il nous faut rappeler d'abord ce que hous avons dit au chnp1tre III sur l'élément détetminable et déterminant du caractère. Ce qui est déterminable, ce sont les appétits grossiers et le vouloir, c'est-à-dire ce que l'on veut supporter, posséder, faire. Ce qui est détetminant, ce' sont les idées, c'est-à-dire l'équité, la bonté, la liberté intérieure. Ces deux éléments ont leur origine dans l'ensemble du cercle d'idées; ils dépendent par conséquent, dans leur développement, des mouvements divers de l'âme, des instincts animaux aussi bien que des intérêts motaux. Mais il ne s'agit plus ici de leur origine, puisqu'à plusieurs reprises j'ai dit ce que je pensais de·Ia formation du cercle d'idées. Nous considérons plutôt, à l'hèure àètuelle, les résultats du cercle d'idées existant qui se manifestent sous une forme double, partie dans le détetminable moral, partie dans le vouloir détérminant et vorit ainsi audevant de la culture moralé qui peut les restteindre ou les favoriser. Nous nous ttouvons alors én présence · d'un travail de cotnbinais<in, semblable à eelui qu'au livre II, pour indiquer la matche de l'enseignement, nous avons exposé èn forme de tableaux. Quelle doit être là fonction de la culture occasionnelle ou constante pour dévelo·p per, dans le jeune homme, l'esprit de patience, de propriété, d'activité, en même temps quê les idées d'équit6, de bonté, de liberté inté11>
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rieure? Comment doit-elle collaborer à tous égards pour tenir, déterminer, régler, soutenir? Comment doit-elle surtout contribuer pour sa part à f'ensemble de la formation et à chaque idée morale en maintenant l'esprit enfantin, par l'approbation ou le blâme, le souvenir ou l'avertissement, par la confiance qui élève la force morale personnelle? Je laisse aux lec. teurs, ou plutôt aux éducateurs en pleine période de travail le soin de se livrér à ce sujet à de longues mé- . dilations, afin de t.o ut coordonner. Les raisons citées plus haut me seront une excuse suffisante si je n'essaie pas une fois de plus de donner une esquisse embrouillée de l'enchevêtrement de ces idées et si je me contente, après avoîr rappelé la possibilité d'un tel enchevêtrement, d'y ajouter encore, mais avec une rédaction plus libre, quelques remarques ayant trait au même sujet. Ce qui importe pour la manifestation d'un caractère juste et exa_ ce n'est pas seuiement l'élément moral ct, de la volonté, mars encore ce qui transparaît en quelAue sorte sous cet élément, c'est-à-dire ce que l'homme aurait voulu et mis à exécutio·n, si la détermination morale n'était pas venue modifier la direction de l'activité. Prenons deux personnes absolument pareilles quant à la bonté de la volonté: quelle différence n'y aura-t-il pas dans les actes et l'effica_ cité de cette même bonne volonté, si l'un des individus se voit forcé de compter avec toute sorte de capr'ices faibles et changeants, tandis que l'autre n'a qu'à dominer, par les résolutions morales qui s'y ajoutent, un ensemble solide et bien ordonné d'aspirations ! Dans ce dernier cas la . résolution morale trouvera de quoi s'appuyer; à côté de ce que l'on était capable d'oser et de penser, le
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choix meilleur ressort maintenant comme choix. Et grâce à cela la résolution morale trouvera une autre fois une mesure de force et de rapidité comme aussi d'habileté à manœuvrer parmi les obstacles extérieurs, plus grande que ce qu'elle aurait pu faire à elle seule. Enfin, chezleshommesaucaractèredéjà ferme, les conséquencés, toutes les fois que ces homrri:es se sont déterminés eux-mêmes paN:levoir, se produisent de façon continue; un autre individu, par contre, s'arrêterait à tout instant., recommencerait et ne pourrait faire appel aux travaux adjuvants les plus ordinaires que si l'impulsion lui en vient directement des considérations morales; ce qui entraînerait une confusion regrettable de ce qu'il y a de plus élevé avec ce qu'il y a de plus bas et les rendrnit tous denx insupportables. Mais comment les appétitions et le choix peuventils s'être décidés et affermis par des maximes, comment un plan solide peut-il s'établir en vue de la vie extérieure, sans que ce choix, ces maximes, ce plan partent de ce que l'on s'efforce de posséder et de faire et se continuent par ce que l'on s'apprête à supporter et à entreprendre dans ce but? Tout cela se concentre en un seul choix; et quand l'activité n'est pas en rapport avec les désirs de propriété, quand la patience vient à manquer juste au moment. où il s'agit de profiter des bons instants, les inconséquences dans la vie extérieure et le manque d'harmonie à l'intérieur se-r0nt inévitables. A force d'enchevêtrer ainsi ce qui, en lui-même, n'a rien de commun ,avec la moralité, la réflexion finira par se trouver embarrassée à son tour, et c'en est fait alors de la disposition pure et sereine de l'âme, qui seule permet dè voir et surtout de faire le bien. Chez ·les peuples il en va de même : la régres-
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sion de la prospérité et de l'ordre extérieur entraîne la disparition du bien; mais la réciproque n'est pas vraie: le bien ne revient pas avec la prospérité et l'ordre extérieur. Néanmoins les dispositions d'esprit qui renfermenb l'esprit de résignation, de propriété, d'activité, sont spécifiquement distinctes. Le .premier est conciliant, le second ferme et constant, le lroisième un perpétuel recommencement. Les maximes de la patience sont négatives, celles dela propriété sont positives t cellesci dirigent avec persistance l'attention sur le même objet; les maximes de l'activité, au contraire, sont un progrès constant de l'esprit d'un objet à l'autre. Il semble donc difficile de réunir en une seule personne et avec une énergie éminente des dispositions si dissemblables. Il est plus difficile encore de concilier ce que l'on veut supporter, posséder et faire et de le faire rentrer dans un seul et même plan de vie. Et c'est d'autant plus difficile qu'en bonne logique un plan de vie ne peut pas être quelque chose d'absolumenl concret: il peut, tout au contraire, contenir uniquement les maximes générates d'après lesqueUes an pense tirer parti des occasions possibles, en vue dé faire va~oir des talents ou des avantages particuliers. Mais voyons d'abord le détail puis nous étudierons l'ensemble. De très bonne heure· il y a moyert de s'exercer à la patience. Le plus petit enfant est destiné par la nature à se soumettre à ces exercîces; et seule une méthode absolumenterronée pourrait, soit parun excès de gâterie ou un excès de sévérité 1 rendre la patience difficile à l'enfant. Grâce aux pédagogues mod·e rnes nous avons une vo_ moyenne juste et nettement déterminée et ie
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je puis considérer cette détermination comme acquise. De très bonne heure on peut également exercer l'esprit de propriété. Au point de vue pédagogique le présent sujet est bien plus déticat que le précédent. Représentez-vous d'une part un jeune enfant qui veut faire valoir ses droits de propriété, et d'autre part un garçon qui ne sait pas -ménager son argent de poche: cela suffira pour nous rappeler que l'esprit d'économie doit être créé de bonne heure, sans que cependant l'on fasse tort au bon cœur enfantin qui n'est guère compatible avec l'exclusivisme. - Sans nous préoccuper davantage de considérations morales un simple regard jeté sur la nature de l'enfant nous montre qu.e le véritable esprit de propriété ne réside nullement dans ce mouvement capricieux qui, durant un instant, -veut avoir telle ou telle chose, mais dans l'acte de la retenir continuellement, qu'il suppose donc une direc.:. tion ferme de l'esprit vers un point unique, et que, s'il S(l manifestait de très bonne heure, il indiquerait une sorte de maladie mentale on du moins un manque de vivacité: l'enfant, en effet, a tellemenl à faire pour suffire aux c0nceptions et aux expériences dans un moJlde encore nouveau pour lui, qu'il ne trouve pas le temps de fixer dans sa pensée la propriété d'une seule chose. Au lieu donc de provoquer exprès une telle maladie, il faudrait au contraire, si elle se manifestait - d'elle-même, employer le remède naturel, c'est-à-dire provoquer de plus en plus l'onfant à se donner des occupations multiples. Mais il y aura ·bientôt parmi les choses laissées à l'enfant certains objets sur l'usage desquels il compte et dont la privation lui resterait toujours sensible. Ces objets, ~n peul dire qu'ils sont siens et laisser son esprif de propriété s'y exercer.
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Mais il ne doit pas posséder en propre plus que son esprit ne peut contenir. En outre, les échanges opérés entre ce qui lui appartient et cé qui est à d'autres l'amènera de façon pressante à bien évaluer la valeur des choses. Et cela constitue une préparation en vue du temps où on lui donnera de l'argent. Afin qu'il comprenne en même temps que toute propriété demande ·de la peine, on lui fera régulièrement tout acquérir; mais on n'atteindra pas ce but quand, à la façon des grand'mères, on leur achète souvent leurs petits produits au-dessus de lew valeur marchande. - Il en va de même pour ce qui regarde la possesion de l'honneur. L'ambition, dans les premières années, serait une maladie, la pitié et la distraction en seraient les remèdes efficaces. Mais de même que le sentiment naturel de l'honneur se développe lentement et graduellement au fur et à mesure que grandissent les forces de l'esprit et du corps, de même il faut en prendre un soin jaloux et le préserver absolument de toute maladie mortelle. L'homme, en effet, a besoin, pour vivre, auss1 bien de l'honneur que de la possession matérielle des choses: celui qui gaspille l'un ou l'autre passe dans la société, et à bop droit, pour un vaurien. Et si, par la faute des artifices pédagogiques les soins à apporter au développement naturel de l'un ou de l'autre se sont trouvés entravés ou même absolument contrecarrés, il en résulte plus tard une faiblesse funeste, ou bien le sentiment, dans des éveils soudains, fera des soubresauts et n'en deviendra que plus aisé, ment la proie des préjug·és les plus vulgaires. - Ayez · donc soin de remarquer si un garçon a quelque considération au milieu de ses compagnons ou si, grâce à de petits travers, il devient l'objet de leurs taquineries.
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Dans ce dernier cas il faut le soustraire à ce commerce réellement préjudicable ; et n'allez pas vous aviser de vouloir punir les taquins qui ne sont pas dignes d'occuper votre sensibilité; mais votre coup d'œil pédagogique vous dira quelles suites pourraient en subsi~ter chez l'élève confié à vos soins. Cherchez à guérir ses faiblesses, à donner plu3 de relief à ses qualités et choisissez-lui une société dans laquelle ces qualités soient suffisamment remarquées pour faire passer sur toutes les petites imperfections qui pourraient s'y rencontrer. Enfin l'on peut de bonne heure faire des exercices d'activité. Dès que se. manifeste le moindre souci d'occupation, auquel l'enfantsetrouve manifestement invité par les objets qui l'entourent, il faut nourrir ce penchant, le guider, l'observer sans discontinuer, èssayer de l'amener, tout doucement et sans heurt, à se fixer et à s'arrêter plus longtemps au même objet et à poursuivre la même intention. Il est permis, certes, de jouer avec l'enfant, et de le conduire, en jouant, à des occupations utiles, à condition d'avoir compris au préalable tout le sérieux qui réside dans le jeu de l'enfant, ainsi que l'effort volontaire auquel il se livre dans des moments propices, à condition encore de ne pas s'abaisser jusqu'à lui, ce qui le gênerait et l'empêcherait de s'élever, parce qu'on aurait l'air de vouloir l'instruire encore dans les enfantillages auxquels, sans cela, il n'aurait pas tardé à renoncer. - Pour l'enseignement - analytique ou synthétique - qui vise à la clarté des idées élémentaires et en fait le début du travail proprement dit de l'éducation, on s'efforcera de gagner par le plus court chemin l'activité de l'enfant. - L'activité morale est salutaire, el1e aussi,
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tout comme l'activité des meQ1bres et qes organes intérieurs; il faut donc mettre le toµt en mouyement e.q même temps, afin d'~rriver au résqJt&t voulu, &aqs épuiser âucune force. Se~.1le une occupation longtemps prolongée sans être i11téressante consume l'esprit et le corps; mais cette consomption ne se fait p&s assez vite p,our que nous pµissioni;; nous dispenser de surmonter les premières difficultés de ce qui intéressera soµs pe4. Il faut habituer l'enfanL à l'activité lél plus va1-iée. Dès que l'enfimt réussira surtput tel oq tel travail, son activité en prendra une directioq particulière; il y aura ioujours un choix fait parmi les occupations, et ce choix prodµira toujours des traits particuliers dans le canictère et le plan de vie. , Mais cette directioq de l'~~tivjté qpit encore cadrer avec les désirs de propriété, et tous qeux doivent s'armer de cette patience, de celte sprte d'endurance dans l'attente et lé\ souffrance · que les circonstances exigent de préférence poµr <le tf!ls vœux et une telle activité. -Il ne s'agit pas ici d'alourdir les débuts de l'éducation par des exercices spéciaux afin çl'endur~ cir l enfa,nt en vue de telle pu telle professio:p. déterminée l La préoccupation de la cultur~gé:p.érale ne p.erm_et même pas à renfant de vou}Qir savoir, dès maintenant, ce qu'il a envie de faire plus tard et de kl\cer, suivant ce but, des limites à son intérêt.L'homme qui possède une culture multiple est prépar~ da.os beaucoup de sens; il peut choisir a,i:,sez tard, parce qµ'il lui sera toujours facile d 'acquérir les talents spéciaux nécessaires ; et par ce ohoix tqrdif il gag·nera infiniwent en sûreté de ne pas se tromper parce qu'il aura mal jugé de ses prédisposi~ions ou que les circonstances auront varié.
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Mais ce choix tardif fait par le jeune homme pourrat-il réunir dans une juste mesure les penchants qui l'inclinent à supporter, à posséder, à faire? on est en droit de l'attendre d'un esprit lucide, pleinement développé. Car ceci est l'affaire d'une réflexion énergique plutôt que de n'importe quel exercice préparatoire. On n'aura qu'à laisser cette réflexion opérer tout à son aise ; que l'on se garde de troubler l'adolescent qui commence à se déterminer lui-même, en faisant valoir toutes sortes de considérations secondaires ou même les prétentions d'une culture morale jamais terminée: sans s'en douter, on aboutirait ainsi à de véritables cruautés à l'égard d'une âme délicate et sensitive. Il faut au contraire prendre l'hapitude d'envisager l'avenir et de considérer le monde à la façon même du jeune homme. Une fois de plus nous constatons donc que la culture morale est le centre de · toute éducation. Seuls les hommes qu'on a laissés grandir dan~ des concep· tions embrouillées, voire même absolument fausses, ou ceux encore auxquels on n'a laissé nulle responsabilité à force de les Lirailler par les fils ténus de leur sensibilité junévile (les premiers comme les derniers sont du reste incapables de s'accommoderau monde), sefrottentet s'usentaux contradictions de leurs propres efforts pour succomber finalement avec d'autant plus de sû.reté sous la rude ,nécessité de s'occuper de leur existence matérielle el de s'arranger des autres convenances de la vie civile. Üe tels phénomènes peuvent alors inciter les éducateurs à accumuler une masse d'artifices méticuleux, afin d'inculquer à la jeunesse une somme d'aptitud~s en vue de l'el'.istence commune; ils peuvent même les pousser à vouloir acca-
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parer, par de tels verbiages, l'attention des hommes adultes, et remplir les librairies. - Pour peu que l'on ait pris soin d'assurer la chaleur de l'intérêt moral et la santé physique, il se trouvera bien, en fin de compte, suffisamment d'intelligence et de souplesse pour permettre à l'homme d'affronter la vie. Et les procédés adjuvants de la culture dont nous avons parlé plus haut servent uniquement à nous donner plus d'assurance, plus de fermeté et de courage pour traverser la vie et nous permettent d'exercer avec plus de sûreté, j'allais dire avec plus de convenance intérieure, la domination morale sur nous-mêmes. Mais n·oublions pas qu'il s'agissait simplement ici d'édifier le piédestal sur lequel, doit se dresser la dignité morale. La culture morale n'aurait pas une tâèhe bien relevée si ell_ n'avait qu'à développer l'esprit d'endurance, de e propriété et d'activité de façon à déterminer et à consolider, non plus ce qui devrait toujours transparaître sous les résolutions morales, mais un caractère ferme, étranger à la moralité. La véritable tâche de la culture morale consiste tout au contraire à surveiller et à rectifier, durant toute la durée de l'éducation, le rapport qui existe entre ce genre de développement et la formation morale. C'est l'élément moral qui doit manifestement l'emporter sur l'autre; mais avec. les petits poids comme avec les grands, il y en a toujours un qui se trouve être plus lourd. Quand il s'agit de jeunes gens étourdis, les deux poids restent longtemps égaux : une légère prépondérance décide finalement de toute la vie. Chez des t~mpéraments posés, dont l'attention s'attache de bonne heure à l'éclat des biens et de la richesse, _ fortes conceptions de ce genre de
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se concilient parfois avec une énergie morale et religieuse, malgré tout, profonde. - Mais comment faire pour imposer des règles à l'observation et à la rectifi_ cation d'un rapport de cette importance? J'avoue mon impuissance, et je pense que l'éducateur en fonction n'aura pas de sitôt à partager avec une théorie quelconque le mérite qu'il s'acquiert en cela. Je passe dcmc à la deuxième partie de ce rapport, qui, prise à part, me force à faire encore quelques remar·q ues, brèves d'ailleurs, puisque ma philosophie pratique nous manque encore. Comme élément original multiple, auquel se rapporte l'idée de moralité par l'exigence de l'obéissance en général, j'ai nommé l'équité, la bonté, la liberté intérieure. J'ai déjà fait remarquer que sous le terme d'équité se trouvaient réunies deux idées pratiques spécifiquement différentes, entièrement indépendantes l'une de l'autre. Ces deux idées sont le droit et la justice. Pour les caractériser, nous dirons que la devise : ~ chacun le sien, s'applique au droit, tandis que la devise : à chacun ce qu'il mérite, s'applique à la justice. Et pour se convaincre que nos droits naturels difformes ont mélangé de la façon la plus étrange et embrouillé ces deux postulats, on n'a qu'à se souvenir, pour le moment, de ce qu'on appelle la balance de la Justice, et à se demander ce que le Juge ferait de cette balance dans le cas où quelqu'un réclamerait ce qui lui appartient. - On pqurrait encore réfléchir un peu . plus sérieusement à la fameuse contradiction : summum jus, summa injuria, afin de comprendre que le terme jus renferme .absolument, comme notre terme d'équité, deux idées absolument différentes, qui ne peuvent ni se contenir ni se déterminer l'une l'autre. - Mais ce
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qui fut jusqu'ici, dans la philosophie pratique, la raison d'une confusion considérable, peut être en pédagogie le motif de réunir les deux idées différentes. Elles se produisent en effet, la plupart du temps, ensemble et dans les mêmes circonstances ; elles se mêlent aux mêmes décisions ; et l'on ne peut guère supposer qu'une âme naïve, qui jette sur l'u~e un regard moPal acéré, n'ait en même temps de l'atte.ntion pour l'autre. Les mères qui maintiennent le bon ordre parmi leur~ enfants p.écident bien des fois suivant l'une ou l'autra idée; cela ne veut pas dire qu'elles ne se trompent jamais, leur erreur provient d'ordinairn de ce qu'elles veulent elles-mêmes trop gouverner. C'est ce qui m'amène à la remarque principale qu'au point de vue pédagogique je dois faire ici. En elle- ' même la grande affaire de l'éducation, qui veut que chez la jeunesse le sens de l'équité se manifeste de bonne heure, s'accomplirait sans difficulté, si la culture morale et le gouvernement ne laissaient rien à désirer; les conceptions morales qu~ rentrent dans ce cadre seraient entre toutes les premières et les plus naturelles, si on permettait aux enfants de se grouper et de s'arranger un peu plus à leur gré, et si en fin de compte on pouvait s'en occuper moins. Dès que des hommes, petits ou grands, entrent en contact, les relations auxquelles se rapportent ceS- conceptions se proçlµisent d'elles-mêmes en grnnde quantité. Chacun possède bientôt quelque chose de particulier que tous \es autres lui reconnaissent; ils sont en relations et échangent des choses ou des actions suivant des prix établis avec plus ou moins de fixilé. Seule rinterventï'on des adultes, ou du moins le pressentiment qu'une telle intervention puisse se produire, rend incertaine
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. toute idée d'équité parmi les enfants et la soustrait à leur estime i le gouvernement paternel, malgré toute ses bonnes intentions, partage cet effet avec le gouvernement despotique. Il est évidemment impossible de gouverher des enfants comme des citoyens. Mais on peut bien établir, pour son usage personnel 1 la maxime suiva,nte : ne jamais altérer r sans de graves raisons, ce qui existe che2i les enfants, ni changer leur commerce en une complaisance forcée. S'il y a des discussions, la première question doit toujours s'informef de ce que les enfants ont convemi ou établi entre eux ; on prendra d'abord le parti de celui qui, de qùelque façon que ce soit, a perdu ce qui lui appartenait. Mais ensuite on tâchera de procurer également à chacun ce qu'il a mérité, toutes les fois que cela se peut sang froisser ni violenter le droit. Enfin, par delà toàtes les contingences, on attirera l'attention sur le bien général, en faisant remarquer qu'il faut savoir lui sacrifier volontairement ce que l'on p'ossède ou ce qu'on a mérité et qu'il doit être la mesure essentielle de toutes les conventions à établir désormais. Une fois que la culture morale a franchi les premiets éléments, elle ne doit plus du tout permeUre--à l'élève de faire habituellement de son groit le motif déterminant de ses actions; seul le droit d'autrui doit être pour lui une loi rigoureuse. Personne n'a licence d'inventer à son profit un droit primordial; personne ne doit avoir l'audace de glisser dè son propre chêf, à la pface du droit existant, un droit pius raisonnable. L'expression bonté doit rappeler la bienverllance. Il importe beaucoup de distinguer ici deux points dont il faut s'occupér au même titre, justemenf parce qu'ils sont l'origine différents et indépendants l'un de
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l'autre, que par suite ils se trouvent rarement réunis avec la même force, tout en étant tous deux indispensables pour faire de la bienveillance un trait ferme du caractère. Il faut en effet qu'il se trouve, dans l'élément objectif dn caracLère, une bonne mesure de bienveillance en t?.nt que sentiment naturel; mais il n'est pas moins nécessaire que dans l'élément subjectif l'idée de bienveillance, en tant qu'objet du goût moral, soit arrivée à maturité. Jamais les philosophes n'ont donné à cette dernière considération la place et le rang qui lui .reviennent (1 ) ; l'enseignement de la religion est seul à contenir quelques maximes auxquelles il ne manque que le calme et la sobriété de la réflexion. On dirait que l'humanité a fréquemment la malchance de ne voir la b_ienveillance se conserver que dans le sentiment et disparaître au fur et à mesure que le caractère, grâce à la réflexion, prend un air plus froid. Et, en effet, il est malaisé, comme je le montrerai en détail en un autre endroit, de maintenir l'idée de la bienveillancé dans toute sa pureté (2). - Faire en sorte que le caractère ne soit pas privé de la bienveillance en tant que t=entiment, ou de la bonté d'âme : voilà ce qu'on réalisera en excitant vivement la sym(1) Serait-ce les Anglais ou ceux qui se mettent à leur remorque? Considértiz seulement combien Schleiermacher, dans sa critique morale, en vient facilement à boul. Mais qu'un critique comme lui, en qui la douceur et la sagacité s'unissent d'une façon si rare et sî remarquable, se soit ici contenté de si peu et ait pu totalement négliger, en voyant tout le ridicule qui offusque ses yeux, de rechercher le véritable facteur de la chose au fond des âmes : voilà ce que probablement une éthique future essaiera de rendre compréhensible. (2) Ces deux idées de bienveillance et d'équité qui ont été le plus méconnues j.usqu'à nos jours ont justement besoin, plus que les autres, de l'art spéculatif pour s'établir avec justesse.
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pathie (nous ne pouvons établir ici la différence entre sympathie et bienveillance). Afin de répondre à l'ins- lruction à cet égard, la culture morale devra veiller à ce que les enfants restent beaucoup en commun et qu'ils soient compagnons de plaisir et de peine. C'est le contraire qui au..raitlieu si l'on autorisait souvent des occasions où leurs intérêts sei:aient divergents. Mais il y a une grande différence éntre s'intéresser avec sympathie et bienveillance à une douleur ou à une joie, et considérer la bienveillance elle-même. Dès qu'il est question de bienveillance, le temps est venu pour le goüt de se rendre compte de l'approbation qui est le résultat nécessaire de la contemplation calme. Les peintures de sentiments bienveillants, des récits de faits où ils se sont manifestés peuvent acquérir le plus haut degré d'évidence par les traits les plus individuels; mais il ne faut pas que par l'émotion ils essaient d'entraîner le cœur, ou bien ils détruisent la disposition d'esprit où ils pouvaient réellement plaire. Lorsque donc l'excitabilité des enfants mêle ellemême l'émotion à la contemplation, on n'a qu'à jouir en silence du plaisir que procure toujours l'éclosion. de sentiments aimables ; mai5 on doit se défendre . d'augmenter encore l'excitation; on fera bien d'arrêter tout doucement et de revenir aux choses sérieuses. Les transports se calment, ils se font plus rares d'année en année, le jeune homme devenu plus instruit les tourne même plus tard en dérision, les renvoie dans le domaine des folies de jeunesse, et les maximes de l'égoïsme réfléchi les oppriment violemment, à moins que la maturité et la fermeté du goû.t ne s'y opposent et ne fassent naître une prudence d'un autre genre. C'est une des expériences pédagogiques les plus dé-
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sagréables mais nullement inattendue, que de constater la facilité avec laquelle des caractères bienveillants commencent à se pervertir, dès qu'ils restent un certain temps sans surveillance. A cet égard il faut redouter surtout la disposition d'ordinaire excellente à une virilité précoce. Par rapport aux dispositions naturelles on dirait presque que les hottun'.es enclins à la bonté et ceux portés vers la liberté intérieure forment lès deux cont1·aires (f ). Les hotnme1'J au cœur char:itable, qui peul vent éprouver un plaisir des plus ardents à voir le bonheur d'atitrni, aiment d'ordinaire le bien-être personnel et font de larges concessions au cbangemehi fréquent de sentiments ; ies hommes forts que la mauvaise fortuné ne peut. abattre et qui ne veulent rien savoir de soumission ont l'habitude de taxèt de faiblesse et de critiquer froidement ceux qui se sont courbés. Le conttaste ici ne repose nullemept dans les jugements du goüt qui produisent les idées de ll:l bienveillance et de la liberté intérieure; car ceux-ci sont absolument ihdépendants les uns des autres, et pour cela même, ne se combattent ni ne se favorisent. Il se trouve plutôt dans l'élément objectif de~ caractères qui rend difficile ou facile l'exécution des idées. Qu'on veuille bierr se rappeler Oup.6·, et 1hn6up./o: de Platon. L'âme sensible et appétitive qui constate en elle-tnême beaucoup de plaisir ét de déplaisir possède justement en cela
(1) Je dois probablement prier certains lecteurs de ne pas songer à la liberté transcendentale quand je parle de liberté intérieure. Tous hous avorts conscience de cette derhière quand, en dépit de nos inclinations, nous nous excitons au devoir; qutmt â l'autre nulle pédagogie Joit l'ignorer, parce qu'elle ne saurait qu'en faire. Ma pédagogie à moi n'en veut rien savoir, parce que ma philo8ophie la rejette,
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le principe d'une vive sympathie, en même temps qu'une source abondante de bienveiilance naturelle; à cela s'ajoute encore d'ordinaire la déférence que l'élément S!].bjectif aime montrer à l'élément objectif du caractère, lequel joint volontiers aux penchants des maximes correspondantes. Plus la sensibilité, au contraire, est faibie, plus l'activité de toute sorte et la conscience del' énergie sont fortes; et plus grande est l'aptitude en vue d'un vouloir véritable et résolu (d'après ce que nous avons dit plus haut de l'action comme principe du caractère); et ceci prépare le terrain au vouloir consécutif de la connaissance. Mais il arrive que cette connaissance ne cadre pas toujours parfaitement avec la bienveillance considérée comme sentiment naturel; il est plutôt de la nature de la liberté intérieure de n'obéir, sans condition, à aucun sentiment naturel. Si par conséquent l'idée de bienveillance fait .défaut, l'individu qui jouit de la liberté intérieure mettra son orgueil dans sa froideur, ce dont les hommes aux sentiments chauds, pleins de bienveillance, se froisseront à juste raison. Le développement de cette idée n'en est que plus nécessaire. - Pour ce qui concerne-le développement convenable de l'idée de liberté intérieure, il relève d'abord de la philosophie, puis de la pédagogie; et je ne manquerais pas de me perdre dans l'obf3curité la plus grande, si je voulais, en pédagogue, continuer mon raisonnement. - Il faut simplement se garder de trop parler au jeu{!e homme de son unité avec lui-même: il l'organiserait, en effet, conformément à ses inclinations. On doit bien se douter que les indications plus que sommaires que j'ai données jusqu'ici par rapport aux idées pratiques permettent <le déduire bien des règles
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assez délicates concernant l'enseignement éducatif, surtout l'enseignement synthétique; qu'entre autres choses elles seules sont capables de faire paraître sous le vrai jour le. caractère pédagogique du procédé consistant à faire lire d'abord Homère, puis Sophocle et Platon, enfin °Cicéron et Epictète. On pourrait encore trouver une autre indication du même genre en comparant l'Ulgsse de Sophocle avec celui d'Homère, si par hasard l'on voulait étudier le P hiloclèle immédiatement après l'Odyssée. On pourrait encore se demander quelle serait l'influence bienfaisante du fondement historique, si importanl en éducation, de notre religion positive, si la connaissance du Socrate de Platon tel qu'il nous apparaît dans le Criton ou !'Apologie avait précédé et què la morale stoïcienne servit ensuite d'introduction aux con.ceptions de Kant et de Fichte. Il n'est pas besoin de rapp~ler à quel résultat, absolument contraire à toute pédagogie, l'on aboutirait, si au lieu de se concentrer successivement en chacune de ces opinions, on voulait les amalgamer toutes en un mélange malpropre. Mais ce n'est point l'affaire d'une pédagogie générale d'exposer par le détail des choses de ce _ genre; elle peut tout simplement i10us amener à nous demander ce qui est nécessaire et utilisable pour répondre aux postulats essentiels. Pour la même raison je ne puis développer ici l'utilité que chacune des idées pratiques retire de l'instruction calculée d'abord en vue de l'intérêt multiple. Tout le monde, du reste, remarquera probablement que dans les cas où la sympathie, l'intérêt social préparatoire et enfin la. disposition d'esprit favorable à l'éclosion du goO.t sont provoqués et entretenus, il se formera bien tout seul une somme de conceptions,
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~a~s l~s.telles? par ~uite, une excellente exposition e. a~ l osophie pratique n'aura qu'à puiser les idées prmc1pal~s pour les déterminer plus nettement aux y~ux des Jeunes gens et fixer définitivement les ,ri pi n cipes de la morale. . Mai~ à côté de l'enseignement approprié l'esp ·t inventif pédaO' · · ' . oog~que d oit être continuellement ri en éveil, occupé à provoquer et à utiliser les occasions d~ns lesquelles les s.entiments moraux pourront à leur aise se montrer éveillés et vivaces ' se dé ve lopper et A' . ' s exer~er. 1-Je besoin de nommer les plus belles de ces . occa.,:non~. les f_êtes de famille? Au 'u d' Il échapper à l'altent1011 m ~ _ _ · ,. C; ne _e es ne doit 1 cateur. On se tromp~raü grossièremèri( 1Ce~Cvtth; 1,. ron croyait que ces impressions bienfaisantes, dont l'efficacité se continue pleinement durant de longues années, auront une forée considérable même dans un âge plus avancé: si l'on espérait pouvoir, en quelque sorte, composer tout le caractère d'un homme avec de telles émotions sentimentales. Mais l'état d'âme dans lequel on sait mettre et maintenir la jeunesse agit fortement sur l'élaboration intérieure de ce que l'enseignement a fourni, sur la manière de juger les expériences et les connaissances, sur l'énergie et la fusion des premières conceptions du bien.et de l'éternel vrai. Auta:qt que possible ce ne sera point par des occasions disséminées, mais plutôt par dés occupations continues qul'l l'on tiendra en haleine le sentiment du droit, la bienveillance, ~·empire sur soi-même. Pour la bienveillance, on n'en manquera pas~ quant au sentiment de droit et de justice l'on pourra voir naître tout seuls, sinon des exercices continus, du moins
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des exercices répétés entre frères et sœurs et camarades, du moment que la propriété, l'acquisition et les institutions qu'elles entraînent ne manquent pas totalement dans ces petits cercles ou que la culture morale ne les traite par trop rigoureusement. L'empire sur soi-même, qui assure à l'homme la liberté intérieure, trouve de nombreuses occasions de s'exercer, non seulement dans le moral proprement dit, mais encore dans tout ce qui peut, d'une façon ou d'une autre, relever du goût. Point n'est besoin ici de faire la -chasse aux raffinell?-ents pédagogiques ; point n'est besoin d'imposer des privations ni des pein~s arbitraires, sans utilité déterminée, qui · n'ont rien de commun avec la liberté intérieure : celle-ci consiste en effet à suivre la connaissance claire une fois acquise. Mais on aura soin d'entraîner de bonne heure et avec une sollicitude toujours croissante l'esprit à distinguer ce qui a le goût pour ou contre soi ; et depuis les efforts en vue de la propreté et de l'ordre jusqu'aux attentions exigées par les relations sociales il se constituera ~e la sorte une infinité de petites obligations dont la mise en pratique _ tiendra l'esprit dans une continuelle tension bienfaisante. Mais c'est dans ces choses que la culture morale doit surtout se défier d'une certaine énergie, que la saine appréciation de la situation ne saurait approuver. Rien ne doit être traité avec une importance exagérée, si l'on ne ·veut pas que l'âme naïve considère les choses petites comme de réelles mesquineries; il faut au contraire essayer de toujours réussir par la douceur et la persuasion. Le gouvernement intervient en cas de besoin. Mais si l'on confond la culture morale et le gouvernement, si on laisse la force, qui, par des interventions passagères,
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rétablit ce que les enfants ont gàté, se continuer toujours et faire obstinément sentir son action jusque dans les moindres èirconstances, si l'on donne à la pression la vigueur qui n'appartient qu'au simple choc, on aurait tort de s'étonner en voyant que la force de la jeunesse se trouve avoir le dessous et qu'en fin de compte le sauvageon privé de toute éducation l'emporte sur l'homme débile et trop cultivé. Tout jeune l'enfant est incapable d'apprécier le bienfait de l'éducation. L'enfant de douze ans, si vous lui avez donné dès le jeune âge la direction voulue, l'estime au-dessus de tout, parce qu'au fond de lui-même il comprend qu'il a besoin d'être guidé. L'adolescent de seize ans commence à réclamer pour lui-même la tâche de l'éducateur; il a, du moins en partie, compris les vues dP. celui-ci, il s'y rallie, les applique pour se tracer sa voie, se traite lui-même, et compare ensuite ce traitement avec celui que l'éducateur continue à lui appliquer. Et il arrive ce qui ne peut manquer : se connaissant mieux que quiconque, ayant de lui-même la vue la plus immédiate, il lui arrive parfois d'y voir beaucoup plus clair que l'éducateur qui, malgré tout, reste toujours une autre personne. Et naturellement il se sent opprimé à tort, et sa docilité se transforme de plus en plus en ménagement à l'égard du bienfaiteur de ses premières années. Mais encore voudrait.-il souffrir le moins possible de ce ménagement. De là ces tentatives de se soustraire tout doucement à l'éducation. Et ces tentatives augmenteraient dans une progression rapide si, d'une part, l'éducateur ne s'apercevait de quelque chose et :3i, d'autre part, l'élève ne commettait encore bien des manque-
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ments qui, à ses propres yeux, l'exposent à la censure. Malgré tout, elles se multiplient. - C'est alors que l'éducateur, pris d'une espèce de malaise, sera tenté d'en finir brusquement. Mais son devoir le retiendra. Ses interventions· se feront plus rares, plus mesurées et de plus en plus il supposera chez l'adolescent une sensibilité délicate, facile à exciter; il s'efforcera de toucher l'élément subjectif plus que l'élément objectif du caractère; il n'essaiera pas de tenir les rênes, il se bornera à tenir la main qui a saisi les rênes. Ce qui importe surtout alors, c'est de fixer et de rectifier définitivement les principes qui vont désormais commander la vie. Etvoilà pourquoi l'enseignementdevra se continuer encore alors que la culture morale a presque disparu. Mais l'enseignement lui-même ne s'adresse plus à un esprit simplement réceptif. Le jeune homme veut juger par lui-même. Or tout examen commeRce par le doute. Pour ne pas rester éternellement prisonnier dans son habituel cercle d'idées, il pénètre dans les sphères d'opinions différentes, contraires. De petites différences dans les vues, constituées peu à peu mais restées jusqu'alors inaperçues, se font sentir et augmentent à la faveur d'impressions étrangères .auxquelles le charme de la nouveauté donne de la force. Les principes se plient aux circonstances et cela précisément dans les années où la nature phy. sique de l'homme et les conditions sociales élèvent des prétentions Yiolentes. Qui s'érigera dès lors en protecteur du travail si pénible dè l'éducation? Qui? Mais l'adolescenllui.:.même, avec so justesse intérieure, lei vérité de ses convictions, la clarté et l'étendue de son regard moral, le sentiment qu'il est supérieur aux hommes et aux opinions, enfin la gratitude intérieure
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qui lui rappellera sans cesse les soins assidus grâce auxquels une telle supériorité s'est trouvée possible? Et si l'éducateur a commis des fautes, il faut qu'il ait le courage d'en contempler maintenant le ré§>ultat et de s'y instruire encore. - El que maintenant le jeune homme « devenu grand, entende d'autres discours ! » Que le temps l'entraîne à ses illusions et à ses renseignements, à ses tourments ~omme à ses joies! Ou que lui-même essaie d'intervenir dans la fuite changeante des années, afin d'éprouver et de montrer son courage et sa force quïl doit à la nature, à l'éducation ou à l'expérience personnelle!
��APPENDICE I
HERBART ANNONCE LUI-MtME SA : PÉDAGOGIE GÉNÉRALE.
( Gottingische gelehrte Anzeigen, n• 76, 12 mai 1806, pp. 753-758.)
Mon livre n'a pas d'avant-propos. La présente annonce peul d'autant mieux en tenir lieu que l'auteur, ne désirant pas cacher un seul instant qu'il parle lui-même, voudrait faire sur le caractère scientifique de son travail des remarques qui auraient servi plutôt à embarrasser certains de ses lecteurs qu'à leur donner des éclaircissements. En tant que science la pédagogie relève de la philosophie théorique aussi bien que pratique, des recherches · transcendentales les plus profondes non moins que du raisonnement qui se borne à grouper à la légère toutes sortes de faits. En tant que talent pratique la pédagogie relève du besoin général, pressaut, qqotidien, multiple dont les exigences ne sont pas les mêmes dans les hautes et les basr.es classes dela société, qui provoque des tentativës différentes dans les écoles ou les maisons privées et des expériences diverses suivant le sexe des élèves. L'éducateur pratique, mais qui réfléchit en même temps, se débat <loncnon seulement dans les doutes spéculatifs, mais encore dans les difficultés provenant de 1~ nécessité d'une adapta-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALB
lion très exacte à des circonstances déterminées. La grandeur de sa lâche lui est une grande charge ou un grand réconfort. Il est vrai que bien souvent ce sont les tâches les plus hautes qui sont entreprises ou abandonnées à la légère. Aussi bien rencontrons-nous beaucoup d'éducateurs; mais il en est peu qui voient dans leur besogne une .œuvre qu'il ne suffit pas d'attaquer, mais qui veut être commencée el menée à bonne fin. C'elui qui veut enseigner la bonne manière de travailler à cette œuvre a toul d'abord, quant à son exposé, le choix entre trois méthodes. En premier lieu: il laisse l'éducation se faire en quelque sorte sous les yeux de ses I.ecteurs ; il enseigne successivement ce qu'il faut faire successivement: tel113 est la méthode de Rousseau dans !'Émile. En second lieu: il décom·pose le travail en ses éléments constitutifs, il juxtapose ce qu'il faut faire simultanément, mais d'une façon continue. En troisième lieu enfin: il envisage toute l'éducation comme une tâche qu'il déduit de principes philosophiques, il laisse cette déduction se développer, conformément à ses lois intérieures, sans se croire lié par le temps ou les rubriques des soucis de l'éducation. - La première de ces méthodes est bonne pour le rhéteur> mais très mauvaise pour la chose elle-même ; il faut, en effet, à l'exemple de Rousseau, soumettre l'esprit au corps, pour pouvoir s'imaginer que l'œuvre continue du développement incessant de l'esprit se laisse graduer ~'une façon rigoureuse, pourvu que l'on prenne comme points de repère les époques de la formation physique. Le corps peut activer ou retarder l'œuvre, mais à cond~tion que quelque chose existe au préalable. Or ce quelque chœe est l'd propriété de l'esprit qui l'acquiert, l'augmente, le cult.ive ; vouloir fixer d'avance les diverses époques de celte culture, ce serait aussi ridicule que de vouloir à l'avance déterminer chronologiquement les époques de l'histoire de l'avenir. Se rendre compte, en général, de ce qu'il faut mettre dans la jeunesse, ce qu'il faut réserver à un âge
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plus avancé, c'est le résultat plutôt que le commencement de la science pédagog~que. - La première méthode sépare arbitrairement ce qui naturellement se trouve en une union constante; la deuxième, à son tour, nous fait craindre qu'elle ne puisse guère réussir avec toutes ses divisions : dans l'éducation il n'est en effet pour ainsi dire pas un seul objet que l'on puisse imaginer abRolument séparé des autres. Trait0rd' abord de la culture intellectuelle, puis de la culture esthétique et enfin de la culture morale, y ajouter encore une didactique, divisée d'après les matières à enseigner, n'est-ce pas favoriser Je préjugé qui se figure que dans l'âme ces diYerses cultures peuYent se juxtaposer comme dans les manuels? Mais !'écrivain ne saurait établir plus mal ses rapports avecles lecteurs qu'en se laissant entraîner à choisir la troisième méthode. De quel .système philosophique pourrait-il en effet déduire l'éducation? Son système personnel, il l'exposerait inutilement à la critique la moins compétente et ne réussirait peut-être qu'à attirer sur la pédagogie la méfiance publique à laquelle doit s'attendre tout nouveau système. -La pédagogie peut s'estimer heureuse, si elle peut gagner les Yues droites et saines de ses lecteurs et leur faire oublier quelles concessions ils ont faites jusqu'alors, d'une part à la théor_ie de la liberté, d'autre part à la phrénologie. • Ma pédagogie n'a nullement la prétention de passer pour un chet-d'œuvre spéculatif. Elle serait heureuse si, après l'avoir lue du commencement à la fin, on voulait lui faire l'honneur de la relire en sens inverse; on trouverait alors qu'à maints égar<ls la connexion intime des parties, diverses et distinctibles d'après leurs concepts, qui composent le travail et l'éducation, apparaît éclairée d'un jour beaucoup plus éclatant que ne permetLrait peut-être de le supposer la division symétrique de la table des matières. Mais afin de ne pas <lifférer davantage ce que je voulais écrire sur mon liYre, il faut dire que tout y paraî-t aussi parfaitement réglé que dans un jardin_ anglais. On trouve
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des divisions en deux, trois, quatre parties qui s'opposent d'abord deux par deux pour se couper ensuite à angle droit. Pourquoi cet étalage de pédanterie? Je laisse le soin de répondre aux jeunes éducateurs pour qui le besoin le plus sensible est de faire embrasser d'un seul coup d'œil toutes les considérations qu'ils ont à exposer. Les divisions entrelacées sont celles qui se comportent comme la forme et la matière. Et. l'art combina tif qui consiste à les agencer est peut-être de toutes les méthodes scientifiques la plus facile, mais il n'eu est pas moins indispensable. Aux yeux des pédagogues la division la plus surprenante pourrait bien être celle de gouvernement, culture morale et enseignement. Le tout est e11 effet divisé en trois livres : dams le premier se trouve brièvement exposé, en quelque sorte par anticipation, le gouvernement des enfants, afin que l'éducation proprement dite, c'est-à-dire la culture de l'esprit, puisse se manifester dans toute sa pureté. Tout ce qui doit être développé s'y trouve indiqué : intérêt multiple et force de caractère de la moralité : ce sont les titres du deuxième et du troisième livre. Le deuxième livre traite de l'enseignement, le troisième, de la culture morale. L'instruction se trouve donc plàcée enh'e le gouvernement et la culture morale. Le signe caractéristique de l'enseignement en résulte toul naturellement : dans l'enseignement le maitre et les élèves s'occupent en commun d'un· tiers élément, la culture moral.e et le gouvernement s'appliquent au contraire directement à l'élève. Mais le gouvernement qui maintient l'ordre est, lui aussi, dans son essence et dans son exercice, différent de la culture morale qui forme. Il ne faut pas tenir rigueur à l'auteur d'avoir employé ce terme de culture morale ..... Mais il est impossible de donner un compte rendu succinct de mon livre, en me plaçant à ce point de vue. Qu'on veuille encore remarquer que le titre ne promet qu'une pédagogie généràle. Pour cette raison le livre ne donne que des idées générales avec des liaisons générales. Il n'y est question
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ni d'éducation masculine ou féminine, ni de celle d'un paysan ou d'un prince; les écoles sont à peu près passées sous silence; il n'y est pas dit un mot de l'éducation diLe physique qui repose sur des idées entièrement différentes et forme une sphère à part. Naturellement l'ensemLle des préceptes exposés ici relativement à la culture de l'esprit rappelle l'éducation des hommes plutôt que celle ôes femmes. Comme, d'autre part, les idées de pédagogie générale ne veulent pas entendre parler d'établissement de nature absolument précise, tels que nos écoles; comme enfin ces idées demandent fort peu aux premières années de l'enfance, où l'on doit plutôt appliquer les seules prescriptions diététiques, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'un critique expliquât ouvertement au public que celte prétendue pédagogie générale ne trouve son application que dans le cas tout spécial où, sous les yeux du père et de la mère, un précepteur doit faire l'éducation parliculière d'un seul enfant, de la huitième à la dix-huitième année.
�APPENDICE Il
RÉPLIQUE DE HERBART A LA CRITIQUE QUE JACHMANN AVAIT FAITE DE LA PÉDAGOGIE GÉNÉRALE,
(Extraits)
Il y a 'neuf ans que ce livre fut écrit; it fut mis en vente au nouvel an 1806. La critique de Jachmann parut en oëtobre 1811. On y lit à la fin qu'elle parut afin de soulever le voile qui jusqu'alors avait recouvert mon livre qu'elle voulait présenter à tous les yeux sous sa forme véritable. Telle était du moins la prétention du critique, alors que depuis fort longtemps les autres journaux, et ceux de Leipzig même avec force détails, aYaient parlé de mon livre. - Et pour comble d'outrecuidance l'auteur n'avait pas craint de signer de son nom. Eh bien, moi j'aurai aujourd'hui l'audace de défendre mon livre contre lui, bien que, s'il était à refaire, il est plus que probable que je ne l'écrirais pas du tout de la même façon. Il y a neuf ans j'arrivais à la fin d'une assez longue carrière pédagogique où j'avais connu bien des joies. J'avais le désir de ne pas laisser perdre les résul_ats que j'avais t obtenus et d'en faire part au public; mais ce n'était guère facile, parce qu'ils se trouvaient très étroitement liés à mes idées philosophiques ; mes recherches scientifiques
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avaient au surplus suivi une voie quî, depuis fort longtemps très éloignée de toutes les conceptions pédagogiques mises publiquement en circulation, s'en éloignait chaque jour davantage. Ma pédagogie n'était rien sans mes idées de la métaphysique et de la philosophie pra.tique: or, je ne faisais encore que les eommuruquer oralement. Que faire ? Il fallait qu~ ma pédagogie fût rédigée à ce moment-là: à coté de mes autres occupations·ce n'était en effet qu'un travail secondaire; et en la retardant. je risquais d'autant plus de lui faire perdre toute la fraîcheur de son contact immédiat avec ma pratique. - Cette pédagogje était destinée surtout à mes auditeurs, et en gJnéral à ceux qui s'occuperaient de mes principes philosophiques. Mais je voulais que n'importe quel 1ecteur pût y trouver quelque chose pour son profit personnel. Le livre devait donc contenir bien des choses capables d'intéresser beaucoup de gens : quant. au plan, à l'essence même, ils devaient rester sur de nombreux points un secret public, dont la solution demeurait réservée aux études philosophiques ultérieures. Mon critique a publié ses attaques à une époque où ma philosophie pratique ainsi que les points principaux de la métaphysique étaient mis en vente dans toutes les librairies. Le critique aurait donc pu tout à son aise, pour se renseigner sur le but de 1'6ducalion donL, suivant le titre, ma pédagogie devait être dérivée, ouvrir le livre précis qui peut traiter la détermination détaillée et ]a discussion du but qui, en un mot, est la vertu .... Et le critique aurait pu arriver, quant au plan de la pédagogie, à peu près à la conclusion suivante: Le but de I'6ducalion est la verlu. La vertu consiste en l'union etltre la connaissance juste et la volonté qui lui correspond. Cette connaissance embrasse cinq idées pratiques, indépendantes les unes des autres, en même temps qu'une quantité indéterminée du savoir qui concerne l'application des idées à la vie humaine. La volonté correspondante se compose de quelques éléments
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hétérogènes: force origineHe, indéterminée, variée; bienveillance naturelle; attention aux idées et, toutes les fois qu'il est nécessaire, retenue vigoureuse des aspirations intérieures qui pourraient agir à l'encontre des idées. Lè seul mot: vertu présente donc au regard de l'éducation un but excessivement composite; d'autant plus composite qu'il n'existe- point, dans l'homme, cette force simple et fondamentale que d'aucuns veulent y voir et qui n'aurait qu'à se développer avec énergie pour produire la vertu. Pour sortir de l'embarras dans lequel les différents signes caractéristiquesd u concept de vertu plongent le pédagogue, il faut d'abord jeter les yeux sur l'élève. Encore indéterminé à tous les autres égards, celui-ci se présente à l'éducateur comme un être vigoureux, voulant se manifester dans tous les sens. C'est pourquoi l'élève qui, pour les autres idées pratiques n'a encore guère d'importance, tombe tout d'abord sous le jugement d'après l'idée de perfection qui esl triple, puisqu'elle envisage l'intensité, l'extension et la concentration de la force. L'intensité de la force, chez l'élève, est d'ordinaire un don deJa nature; la concentration sur un objet principal n'est possible e1 utile que dans un âge assez avancé; il reste donc l'extension, c'est-àdire l'élargissement de la force sur une quantité indéterminée d'objets: plus il y en a, mieux cela vaut ! Cette idée se trouve appelée à subir toute une foule de règles et de limitations précises, car l'idée de perfection n'indique pas la vertu tout entière, toutes les idées pratiques se limitent au contraire les unes les autres à Lous les moments de lem application; cette idée n'en est pas moins la première que la pédagogie doive poursuivre. Au premier coup d'œil que nous jetons sur l'idée de vertu, nous avons immédiatement la restriction que voici: l'extension de la' force en une i~finie variété d'efforts ne doit pas provoquer une tout aussi grande multiplicité de désirs et d'exigences, car l'homme vertueux ne doit jamais avoir le désir absolu de ce qui lui est extérieur. Il faut donc comprendre qu'il s'agit
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de poursuivre l'intérêt mulliple. Et puisque l'extension de la force se fait en ce qu'on présente à l'élève une foule d'objets qui l'excitent et le mettent en mouvement, il faut, si l'on veut accomplir sa tâche, placer entre l'éducateur et l'élève un tiers élément dont celui-là puisse occuper celuici. C'est ce qu'on appelle instruire: le tiers élément, c'est la matière de l'enseignement; la partie correspondante de la pédagogie s'appelle la didactique. C'est pour cette raison que la didactique précède les autres doctrines, relatives à la conduite à tenir par l'éducateur visà-vis <le l'élève. Ilestde touteimpossibililéqu'clleintervienne au début avec toute sa dignité; mais plus Lard, au moment où la tâche consistant à former toute la vertu a repris ses droits absolus, l'on i::onstate que l'enseignement, donné dans le sens indiqué, a réalisé déjà les choses essentielles et qu'il ne reste plus qu'à ajouter certaines prescriptions. Comparez à ce sujet le long chapitr--e IV du livre III de ma Pédagogie: c'est en effet le point culminant où il faut se placer pour embrasser tout le livre, où le critique, en.-tout cas, aurait dü se placer, avant d'entreprendre sa critique. L'on y peut voir que la disposition de mon livre est excessivement commode pour une pédagogie générale,bien que cela ne paraisse pas dès le début. Nous avons donc distingué deux parties dans la pé1fagogie : la didactique qui repose sur une besogne spéciale dans l'ensemble de tout le problème de l'éducation ; et la partie relative à la formation morale du caractère qui, une fois terminé ce qu'il y a de plus difficile et de plu& étendu, traite encore une fois l'ensemble du problème, afin d'ajcuter à la didactique les prescriptions nécessaires concernant la conduite de l'éducateur à l'égard·de l'élève; c'est ce que j'ai appelé culture morale, en ~ant que cette conduite est directement déterminée par la nécessité de former l' élèv~ à.la vertu. Mais dans l'exécution de Lout ce que nous avons considéré jusqu'à ce moment, i'éducateut ne peut manquer de
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se trouver encore, avec l'élève, dans un aulre rapport, différenL de celui qui découle à proprement parler du problème principal. Il s'agit de ce que l'élève doit être plus tard : un homme vertueux ou une femme vertueuse ; alors qu'il n'y a encore qu'un petit garçon ou une petite fille, il existe déjà, à cet égard, une foule de choses, dont il faudrait s'occuper quand bien même il ne serait pas question de préparer à la vertu. Avaut de songer à la véritable culture, il faut en avoir fini avec tout cela. A l'école les enfants devront se tenir tranquilles avant d'écouler le maitre; du dehors ils ne doivent pas escalader la clôture du voisin, car celui-ci veuL conserver pour lui ses fleurs et ses fruits; voilà ce qu'il faut d'abord considérer, avant de sofl.ger à développer chez l'enfant le sentiment du droit. Et tout cela je le résume sous le nom de gouvernement des enfants. Et à mon avis · il est très nécessaire que ces considérations soient séparées de celles qui ont trait à la véritable œuvre pédagogique: en effet, l'éducateur ne sait pas ce qu'il veut et s'embrouille dans son propre plan, tant qu'il ne se rend pas exactement compte de la proportion dans laquelle son acLiviLé tend à produire la culture, ni des modifications el des compléments multiples que les premières exigences du présent introduisent dans celle même activité. Mais qu'on ne rnedemande pas une définition positive, qui fixe le but du gouvernement des enfants. La culture el la non-culture, voilà l'opposition contradictoire qui existe entre l'éducation proprement dite et le gouvernement. Et cette distinction ne concerne pas les procédés de l'éducateur, mais ses idées, par lesquelles il doiL justifier à ses propres yeux son action. Les procédés se confondent bien des fois; comme du reste dans toutes les actions humaines où plusieurs motifs interviennent à la fois. Le gouvernement, l'enseignement et la culture mora,le ~ont donc les trois idées principales d'après lesquelles il convient de traiter toute la p~dagogie. Pour quiconque
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sait manier les enfants, il est assez _ facile d'être à la hauteur du premier, une fois qu'il en a suffisamm':lnt compris l'idée elle-même. Les difficulLés sont beaucoup plus grandes quand on aborde la question de l'enseignement. Celui-ci ne peul être divisé d'après les aptitudes à développer qui n'existent pas séparément; ni d'après les matières à enseigner qui ne sont que des moyens en vue fun but à aUeindre : semblables aux aliments, elles doivent être utilisées suivant les dispositions et les occasions et façonnées partot...t, telle une matière malléable, d'après les vues pédagogiques. En écrivant mon livre j'avais surtout en vue d'établir une pédagogie exempte des erreurs de l'antique psychologie, exempte également des habitudes des savants qui aiment transmettre leur savoir absolument comme ils l'ont ordonné et formé pour l'usage scienlifique. Si le traité de Glaser: De la divinité, avait été publié déjà, je pourrais dire que mon but ful également de présenter la pédagogie libre des fantaisies les plus récentes de la conception religieuse. - Ce qui, dans la théorie de l'enseignement, peut et doit créer des subdivisions, et trancher les questions litigieuses dans l'emploi pédagogique des sciences, c'est tout d'abord la distinction des états d'âme auxquels on lâche d'amener l'élève par l'enseignement varié, ou la distinction des différentes espèces d'intérêt qu'on veut éveiller chez lui ; c'est en somme la distinction en intérêt empirique, spéculatif, esthétique et sympathiqqe, telle que je l'ai développée dans ma Pédagogie. Que ceux qui veulent l'attaquer discutent à ce sujet I Ce que je demande avant tout au pédagogue, c'est qu'il s'oriente très soigneusement dans celle distinction et qu'il s'exerce à y ramener tout le travail du maître et de l'élève. Quiconque néglige cela peut bien être un praticien excellent, à mes yeux il n'est pas théoricien ; déterminer la mesure dans laquelle il faut employer chaque science, organiser l'enseignement, dans les lycées aussi bien que dans les écoles primaires, de façon que malgré la différence des
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ressources, on tende au même but, choisir judicieusement l'enseignerr,.:mt pour les natures excellentes, faibles ou négligées : voilà ce que le praticien ne saura guère faire, comme encore bien d'autres choses lui sont impossibles. Ce qui importe surtout, c'est èle chercher constamment à atteindre la méœe mesure dans les différentes espèces d'intérêt, malgré la différence des circonstances et du procédé qu'elles déterminent. Cette règle est tellement générale qu'elle embrasse la culture des garçons et des filles, bien que les objets par lesquels il faut exciter les intérêts ci-dessus indiqués soient absolument différents, comme par exemple dans l'intérêt spéculatif. Il faut en outre q.ue chez l'homme l'équilibre soit maintenu, autant que. possible, entre ces divers intérêts. Par suite la division que nous avons établie plus haut s'applique aux choses variées qu'il faut traiter simultanément à chaque âge où l'élève est susceptible d'instruction; mais il n'y a rien de fixé pour les éléments successifs, pour la progression de l'enseignement. Il faut pour cela une toute autre sorte de division; pour la trouver il faut se bien pénétrer de la façon dont l'âme humaine varie san& cesse ses étais, faisacnt sortir l'un de l'autre. Les règles générales SQnt à cet égard les mêmes pour toutes les espèces d'intérêt; une fois qu'on aura donc trouvé la èl.i vision cherchée (la différence entre la concentration et la réflexion, par exemple), l'on verra que telle ou telle division coupe l'autre, qu'elles s'enchevêtrent, parce que toutes les parties d'une division doivent être rapportées à chaque partie de l'au Lre division. On peut voir d'après cela que le plan d'une pédagogie générale doit forcément ressembler à un tableau à plusieurs têtes de chapitre, comme diraient les mathéma·ticiens, et que la forme ordinaire d'après laquelle A se décompose en a, b, c, et ceux-ci en ex, ~. y, ~ans qu'il y ail de ra,pport intime entre les termes de A et ceux de B ne serait ici d'aucune utilité. Et cela d'au tant moins qu'il fau-
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drait encore admettre une troisième espèce de division, celle d'après les méthodes proprement· dites (forme de~criptive, analytique, synthétique) et que celle-ci ne manquerait pas de croiser les autres. Le plan de la didactique serail donc inévitablement : 1.0 Développement de chaque espèce de division prise à part ; 2° liaison logique et combinative de toutes les divisions entre elles, d'après la méthode que j'ai indiquée à la fin du premier chapitre de ma logique. , Voilà ce que j'ai tenu à dire sur la natur_e du plan sur lequel j'ai bâti ma théorie de l'enseignement. Celui d'après lequel j'ai disposé la théorie de la formation du caractère lui ressemble de point en point. Quiconque s'est bien pénétré de toutes les divisions et s'est exercé à en méditer tous les enchevêtrements, celui-là croira voir, quand il jette un coup d'œil sur l'ensemble, une carle géographique ou un plan, dans lesquels toute idée pédagogique, à moins qu'elle ne réclame une psychologie supérieure,. trouvera facilement la place qui lui revient; or, nulle pédagogie ne peut de nos jours réclamer une semblable psychologie. Il esl vrai qu'avant même de songer à écrire ma Pédagogie, je caressais l'idée d'établir les _ondements de ceUe psychof logie. Mais dans ma Pédagogie je ne pouvais en parler que comme d'une science qui n'existe pas encore (je veux dire la psychologie véritable et non la vulgaire ; cette dernière, en effet, est d'ordinaire fausse; elle ne possède même pas l'expérience pure et n'en a que les apparences, alors même qu'elle prétend simplement faire des récits). Personne ne pouvait encore penser aux exemples que j'en ai donnés depuis. - Mais le plan de ma Pédagogie, conçu après une pratique préliminaire, avait été pesé durant cles années; je l'avais poli et repoli avant d'en commencer la rédaction. Celle-ci n'en avançait que plus vite. Le pla11 fut incomplètement développé : certaines parties restèrent absolument nues et énigmatiques, d'autres furenl traitées plus en détail, selon qu'il y avait plus ou moins d'espoir
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d'être compris dn public qui ne connaissait. pas encore nes principes philosophiques. Il me serait facile aujourd'hui de donner un autre revêtemènt à ce squelette. Comment l'aurais-je pu faire il y a neuf ans, alors que je ne pouvais m'appuyer sur aucun travail philosophique, alors que la philosophie de i'époque me gênait au contraire à tout instant'? Encore maintenant je ne saurais répondre à celte question. D'après ce qui précède l'on peut juger ce que pouvait bien avoir compris de tout le livre le critiq.ue qui l'annonçait comme un agrégat d'observations variées et de conseils juxtaposés sans le moindre ordre logique. Voici encore quelques-unes des remarques faites par Herbart contre Jachmann : « L'auteur, dit Jachmann, enlève aux éducateurs toute envie de faire des expériences. » - A Die~ ne plaise l Je veux seulement que l'on fasse réellement les expériences pour lesquelles la pédagogie indique les voies à suivre; ce que je n'admets pas, c'est qu'après s'être pendant quelques années occupé d'éducation sans jamais réfléchir à son travail, on aille donner sa routine pour de l'expérience, << Il est à regretter, continue le critique, que l'auteur n'ait pas établi le rapport exact entre l'éducation et l'instruction. Nulle part il n'est parlé de leur différenciation. » Je regret__te qu'aveuglé par la lumière le critique n'y ait plus vu clair. Rien n'a été démontré avec autant de soins et autant de détails, tout le livre en parle, on pourrait presque dire qu'il ne parle que de cela. La question se trouve même concentrée et exposée avec Loule la vigueur néceRsaire dans ledit chapitre IV du livre HI. Elle se trouve traitée directement dans le second paragra-phe intitulé: Influence des idées acquises sur le caractère; pour s'apercevoir que dans ce passage il était traité du rapport entre l'éducation et l'instruction, le critique n'avait qu'à se rappeler que l'instruction-veut spécialement former -le cercle d'idées et l'éducation le caractère. Le dernie-r
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n'est rien sans le premier - Yoilà le résumé de ma pédagogie. « L'éducateur ne devient jamais policier.» Celte remarque pourrait peut-être avoir son utilité dans certains cas, où Je travail de l'éducation se trouve écrasé sous une masse de formes policières qui, chez les enfants, sont d'un profit bien restreint. Le critique m'adresse cette remarque, parce qu'il ne peut pas comptendre que les motifs de l'éducation et ce_ux du gouvernement puissent se fondre en une seule et même activité pédagogique; il s'imagine au contraire qu'il y a deux moitiés dans la tâche, l'une pour l'éducation, l'autre pour le gouvernement. iCetie conception erronée provient de mon idée, nullement nouvelle d'ailleurs, mais connue de tout pédagogue : que dans les premières années c'est le gouvernement, et dans les années suivantes un traitement plus délicat, dénommé par moi culture morale, qui doit l'emporter momentanément (il est vrai que mon expression peut sembler un peu bizarre). Il serait d'ailleurs bien aisé de comprendre, me sembleL-il, que l'intérêt multiple force nécessairement l'esprit à passer d'un objet à l'autre et à modifier sans cesse sa disposi tion; mais que ce changement, pour ne pas dégénérer en éparpillement, doit revenir au recueillement de l'esprit, de même que les concentrations en des objets différents doivent en revenir à la réflexion générale et collective ; et qu'enfin l'intérêt multiple a besoin à la fois des concentrations et de la réflexion. Les termes: montrer, associer, enseigner, philosopher se rapportent aux idées de : clarté, association, système, méthode, développées au chapitre J•r. Les termes: intuitif, continu, stimulant, entrant dans la réalité, r~présentent les quatt"e idées de: attention, attente, recherche, action, développées au chapitre Il. Il est certain que telle est mon idée : on n'a qu'à se rappeler que dans la culture de la sympalhie les degrés les plus élevés auxquels puisse s'éle:-ver une émotion humaine, c'est-à-dire la recherche et
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l'action, entrent en ligne de compte, alors que pour d'autres parties de la culture on s'en tient à l'attention et à l'altente. Mais ces termes sont absolument nécessaires pour indiquer la liaison entre les idées exposées dans les tableaux où se trouve combiné tout ce qui précède, et les deux premiers chapitres, qui contiennent les règles formelles les plus générales de l'enseignement. On dit, par exemple, page 132: avant tout il faut montrer ies objets. Ce terme: montrer suppose qu'on se rappelle ici tout ce que nous avons dit au chapitre I•r sur la clarté des idées où l'élève doit se concentrer. Celui qui ne sait pas interpréter ces termes, c'est-à-dire celui qui a poussé la négligence jusqu'à ne pas se soucier du plan de mon livre, celai qui ... ne sait pas s'engager sur le pont qui en relie toutes les diverses parties, s'est condamné lui-même en s'érigeant en critique.
�TABLE .DES MATIÈRES
lNTRODYCTION
•
•
•
Pages 1
LIVRE PREMIER
But de l'éducation en général.
CHAPITRE PREMIEI\. -
Du gouvernement des enfants.
25 27
I. - But du gouvernement des enfants. . . II. - Procédés du gouvernement des enfants . III. - Le gouvernement, relevé par l'éducation IV. - Considérations préliminaires sur l'éducation proprement dite dans ses rapports avec le gouvernement
CHAPITRE
29
36
38
43
II. -
De l'éd!lcalion proprement dite
I. - Le but de l'éducation est-il simple ou multiple?
44 48
Il. - Multiplicité de l'i~térét. - Force de caractère-de la moralité . . . . . . . . . . . . . . 18
�290
III. -
TABLE DES MATIÈRES
.
Pages.
L'individualité de l'enfant considérée comme point d'incidence . . . . . . . . . . . . . . .
52 54 57 59
IV. - De la nécessité de réunir les buts précédemment distingués . . . . . . .
V. - L'individualité et le caractère.
VI. - L'individualité et l'universalité
VII. - Aperçu des mesures de l'éducation proprement
dite.
. . . . .
. . . . .
62
LIVRE II
Multiplicité de l'intérêt.
CHAPITRE PREMIER. -
Que faut-il entendre par multiplicité?
65
I. - Concentration et réflexion . . . . . . . .
67 71
74
II. - La clarté. L'association. La systématisation. La méthode . . . .
CHAPITRE
II. - L'idée d'intérêt
I. - L'mtérét et le désir
75 76
79
II. - Apercevoir. Attendre. Exiger. Agir
CHAPITRE
III. - Objets de l'i11lél'êl multiple.
I. - Connaissance et sympathie . . II. - Membres de la connaissance et de la sympathie
CHAPITRE
80 81 84 85 94 102 108
IV. - L'instruction. . . . . . . . . . . . L'instruction considérée comme complément de l'expérience et du commerce des hommes
I. -
Il. - Degrés ùe l'instruction . .
m. - Matière de l'enseignement.
IV. - De la manière dans l'enseignement.
�TABLE DES MATIÈRES
291
Pages
CHAPITRE
V. - Marche de l'enseignement . . • • . . .
110
I. - Enseignement purement descriptif, analytique, synthétique . . . . . . II. - Enseignement analytique . III. - Enseignement synthétique . IV. - Des plans d'études . . . .
CHAPITRE
111
132
140
150
VI. - Résullal de l'enseignement.
157
158
I. - La vie et l'école.
. . . . . .·
II. - Coup d'œil sur la période finale de l'éducation.
164
LIVRE III Du caractère.
CHAPITRE PREMIER. -
Qu'entend-on par caractère en général ?
169 170 172 177 179
180
1. - Partie objective et partill subjective du caractère .
II. -
Mémoire de la volonté. - Chob:. - Principes. Lutte . . . . . . . . II. Du concept de moralité
CHAPITRE
I. - Partie positive et partie négative de la moralité
H. -
Jugement moral. - Chaleur. - Résùlution. - Contrainte exercée sur soi-même . . . . III. - Manifestation du caractère morctl . Le caractère, maître du désir et serviteur des idées
CHAPITRE
184
184 185
I. -
II. - L'élément déterminable. Les idées déterminantes .
CHAPITRE- IV.
-
Marche naturelle de la formation du CMactère
187 188 190 193
I. - L'action est le principe du caractère . . . .
II. -
Influence des idées acquises sur le caractère Influence des dispositions naturelles sur le caractère. . . . . . . . . . . . . . . . .
III. -
�292
IV. V. -
TABLE DES JIIATIÈRES
Pages
Influence du genre de vie sur Je caractère . . Influences qui agissent spécialement sur les traits moraux du caractère
V. -
198 201 212 215 218 227 245 247
249
CHAPITRE
La culture morale
I. - Rapports entre la culture morale et l'Mucation du caractère . . . . . . . .
II. - Procédés de la culture morale . . . . III. - Emploi de la culture morale en général
CHAPITRE
VI. -
Examen des éléments ~péciaux de la c111/ure morale . . . . . . . . . . .
I. - Culture morale occasionnelle ou constante . . . II. - La culture morale au service d'intentions particu• Jières
APPENDICE APPENDICE
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273 278
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22<1-08. -Tours, imp. E.
ARRAULT
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LIBRAIRIE SCHLEICHER FRÈI?ES Paris. - 61, Rue des Saint-Pères, 61. - Pans (VI•).
Bibliothèque de Pédagogie et de Psychologie
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1|TABLE DES MATIÈRES|295
2|lNTRODUCTION|7
2|LIVRE PREMIER : But de l'éducation en général|31
3|CHAPITRE PREMIER. - Du gouvernement des enfants|31
4|I. - But du gouvernement des enfants|33
4|II. - Procédés du gouvernement des enfants|35
4|III. - Le gouvernement, relevé par l'éducation|42
4|IV. - Considérations préliminaires sur l'éducation proprement dite dans ses rapports avec le gouvernement|44
3|CHAPITRE II. - De l'éducation proprement dite|49
4|I. - Le but de l'éducation est-il simple ou multiple ?|50
4|II. - Multiplicité de l'intérêt. - Force de caractère de la moralité|54
4|III. - L'individualité de l'enfant considérée comme point d'incidence|58
4|IV. - De la nécessité de réunir les buts précédemment distingués|60
4|V. - L'individualité et le caractère|63
4|VI. - L'individualité et l'universalité|65
4|VII. - Aperçu des mesures de l'éducation proprement dite|68
2|LIVRE II : Multiplicité de l'intérêt|71
3|CHAPITRE PREMIER. - Que faut-il entendre par multiplicité ?|71
4|I. - Concentration et réflexion|73
4|II. - La clarté. L'association. La systématisation. La méthode|77
3|CHAPITRE II. - L'idée d'intérêt|80
4|I. - L'intérêt et le désir|81
4|II. - Apercevoir. Attendre. Exiger. Agir|82
3|CHAPITRE III. - Objets de l'intérêt multiple|85
4|I. - Connaissance et sympathie|86
4|II. - Membres de la connaissance et de la sympathie|87
3|CHAPITRE IV. - L'instruction|90
4|I. - L'instruction considérée comme complément de l'expérience et du commerce des hommes|91
4|II. - Degrés de l'instruction|100
4|III. - Matière de l'enseignement|108
4|IV. - De la manière dans l'enseignement|114
3|CHAPITRE V. - Marche de l'enseignement|116
4|I. - Enseignement purement descriptif, analytique, synthétique|117
4|II. - Enseignement analytique|138
4|III. - Enseignement synthétique|146
4|IV. - Des plans d'études|156
3|CHAPITRE VI. - Résultat de l'enseignement|163
4|I. - La vie et l'école|164
4|II. - Coup d'œil sur la période finale de l'éducation|170
2|LIVRE III : Du caractère|175
3|CHAPITRE PREMIER. - Qu'entend-on par caractère en général ?|175
4|I. - Partie objective et partie subjective du caractère|176
4|II. - Mémoire de la volonté. - Choix. - Principes. - Lutte|178
3|CHAPITRE II. - Du concept de moralité|183
4|I. - Partie positive et partie négative de la moralité|185
4|II. - Jugement moral. - Chaleur. - Résolution. - Contrainte exercée sur soi-même|186
3|CHAPITRE III. - Manifestation du caractère moral|190
4|I. - Le caractère, maître du désir et serviteur des idées|190
4|II. - L'élément déterminable. Les idées déterminantes|191
3|CHAPITRE IV. - Marche naturelle de la formation du caractère|193
4|I. - L'action est le principe du caractère|194
4|II. - Influence des idées acquises sur le caractère|196
4|III. - Influence des dispositions naturelles sur le caractère|199
4|IV. - Influence du genre de vie sur le caractère|204
4|V. - Influences qui agissent spécialement sur les traits moraux du caractère|207
3|CHAPITRE V. - La culture morale|218
4|I. - Rapports entre la culture morale et l'éducation du caractère|221
4|II. - Procédés de la culture morale|224
4|III. - Emploi de la culture morale en général|233
3|CHAPITRE VI. - Examen des éléments spéciaux de la culture morale|251
4|I. - Culture morale occasionnelle ou constante|253
4|II. - La culture morale au service d'intentions particulières|255
2|APPENDICE I|279
2|APPENDICE II|284